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CAMEROUN : LE PÉRIL DE LA FRACTURE IDENTITAIRE

A PROPOS DE CETTE INFO


Publiée le 12 Mai 2020
SOURCE PHAROS CAMEROUN
Sélectionné par Joseph Lea Ngoula (Grands Lacs, Cameroun)

Le phénomène de polarisation communautaire et régionale progresse dangereusement avec une


acuité nouvelle, mettant en lumière d’anciennes compétitions ethniques pour le contrôle de l’appareil
d’État et des pouvoirs central et local.
le Cameroun abrite plus de 250 ethnies, qui font de cette jeune nation d’Afrique centrale un véritable
laboratoire du multiculturalisme et du multilinguisme.
La crise identitaire que le Cameroun a longtemps tenté de nier se fait plus visible. Dans le sillage de la
dernière élection présidentielle d’octobre 2018, resurgissent des antagonismes ethniques dans l’arène
politique et les interactions sociales, sur fond d’âpres rivalités entre deux figures politiques : le
président Paul Biya et son principal opposant Maurice Kamto.
Ces dynamiques centrifuges, qui s’accélèrent à faveur des joutes politiques et de la démocratisation
des réseaux sociaux, méritent une attention particulière ainsi qu’une forte mobilisation de l’ensemble
des acteurs pour en mitiger les effets dévastateurs
Le Cameroun n’est ni une donnée géographique qui a traversé les ères et ni une réalité culturelle
immuable. Il est le produit d’une récente entreprise coloniale qui a débuté sur les berges du fleuve
Wouri
Le leadership politique n’est pas parvenu à imposer un État-nation hégémonique. L’ethnie est restée la
première référence pour plusieurs citoyens, pointant les lacunes d’un projet inachevé de construction
d’une identité nationale.
L’enquête publiée par Afrobaromètre en mars 2019[1] confirme la tendance croissante au retour du
chauvinisme tribal : entre 2015 et 2018, le nombre de camerounais qui s’identifient plus étroitement à
leur groupe ethnique que leur nationalité a doublé chez les francophones (passant de 6 % en 2013 à
13% en 2018) et quadruplé chez les anglophones (12 à 31%). L’appartenance nationale cède
progressivement le pas à l’identité tribale en tant que véritable sens de la citoyenneté.
De nombreux camerounais ignorent des pans de leur histoire. Une histoire faite de sacrifices consentis
par des femmes et des hommes originaires des grands groupes culturels étalés sur l’ensemble du
« triangle national ». Chaque ethnie porte en elle les stigmates de la répression coloniale. Et le
mouvement indépendantiste dont la lutte a accéléré l’indépendance du Cameroun, rassemblait des
leaders recrutés dans la quasi-totalité des complexes culturels du pays.
Cependant, le travail d’entretien d’une mémoire collective des résistances à la pénétration coloniale et
des luttes pour s’en affranchir, a été autant négligé que le projet de réhabilitation des figures héroïques
de ces combats.
La concentration des opportunités et des richesses dans certains centres urbains a attiré des populations
issues de plusieurs communautés ethniques, entrainant parfois une occupation anarchique de l’espace.
Le paysage urbain s’est progressivement transformé sous l’effet d’un exode rural massif, contraignant
les populations dites autochtones à cohabiter avec des communautés étrangères.
Plusieurs incidents enregistrés ces dix dernières années ont révélé le climat d’intolérance qui s’installe
entre communautés dans les villes cosmopolites. Le 31 décembre 2011, la mort d’un jeune-homme à
l’arme blanche dans la ville de Douala a envenimé les tensions entre les communautés autochtones
Sawa et les allogènes Bamiléké, provoquant une semaine d’émeutes[2]. Les affrontements
intercommunautaires dans la ville d’Obala (centre) ont opposé, le 25 avril 2019, les autochtones Beti
aux allogènes venus des régions du nord Cameroun (communautés Peul et Haoussa), faisant un mort et
douze blessés[3]. La découverte du corps sans vie d’un jeune dans la ville de Sangmélima (Sud), a
déclenché, les 9 et 10 octobre 2019, des scènes de pillage de magasins appartenant aux communautés
allogènes Bamoun et Bamiléké[4].
Le phénomène ethnique conditionne profondément la ligne éditoriale des organes de presse,
l’appartenance religieuse et politique, les comportements électoraux ainsi que les stratégies des acteurs
politiques. Un postulat brillamment défendu par l’anthropologue camerounais Paul Abouna, qui
mobilise le concept d’ethnocratie pour traduire ce pouvoir coercitif de l’ethnie, et décrire une réalité
dans laquelle elle « fait accéder au pouvoir et aide à gouverner les hommes. »[5]
Les principaux partis recrutent l’essentiel de leurs militants dans la communauté d’origine du leader,
et ont sanctuarisé leurs fiefs électoraux dans les régions et quartiers qui concentrent ces communautés.
Les partis au pouvoir, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), peut compter
à chaque élection sur les suffrages des communautés Fang, Beti, Bulu qui partagent la même aire
culturelle avec le chef de l’État. Lequel a coopté dans son parti des notables Bamiléké, Peul et
anglophones pour conquérir l’électorat des régions occidentales et septentrionales du pays. Le
septentrion est également quadrillé minutieusement par les alliés du parti présidentiel – l’UNDP, le
FNSC et le MDR – qui y ont érigé de solides forteresses, impénétrables pour les formations politiques
venues du Cameroun méridional.
Le « pays Bassa », les quatre départements occupés par la communauté éponyme, est politiquement
contrôlé par les différentes tendances de l’UPC ainsi que le PCRN, nouveau-né de la scène politique.
Les régions anglophones du Nord-ouest et Sud-ouest ont été les terres traditionnelles du Social
Democratic Front (SDF) avant ses revers aux récentes élections sénatoriales, présidentielle,
législatives et municipales. Quant au Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), deuxième
force politique du pays malgré une absence aux dernières élections législatives de février 2020, son
emprise s’est consolidée dans les régions cosmopolites de l’ouest, du littoral et du centre.
Dans un contexte de forte polarisation communautaire, la compétition politique exacerbe les
antagonismes ethniques
L’ethnicité est d’autant plus redoutable qu’elle attise les instincts de protection et de puissance qui
animent chaque groupe social.
L’ethnie est à la fois instrument et victime collatérale de la formidable bataille que se livrent les
entrepreneurs politiques, comme l’a illustré le regain de tribalisme qui a marqué les élections
présidentielles du 7 octobre 2018[6].
Aux côtés du clientélisme, de la cooptation et de la répression, la manipulation des rivalités ethniques
latentes fait partie du répertoire habituellement mobilisé par le pouvoir central pour neutraliser les
soulèvements populaires
Certaines communautés ont été délibérément indexées dans les périodes agitées, alors que le régime
était menacé de renversement par des groupes révolutionnaires, des putschistes ou des mouvement
populaires. De 1956 à 1971, au plus fort de l’insurrection anticoloniale, le visage de l’ennemi intérieur
était incarné par les communautés Bassa et Bamiléké ; la communauté Peul a cristallisé la colère et la
stigmatisation après le coup d’État déjoué du 06 avril 1984 ; depuis la dernière élection présidentielle
d’octobre 2018 qui a consacré l’ascension de Maurice Kamto, on prête aux Bamiléké, ethnie à laquelle
il appartient, une ambition hégémonique. Laquelle se traduirait par des manœuvres pour étendre leur
emprise sur le champ politique après l’avoir consolidée dans les secteurs clés de l’économie
En jouant sur les différences identitaires, le régime a extraordinairement fragilisé les groupes
d’oppositions qui se structuraient au sein de la diaspora (rivalités au sein de la Brigade anti-sardinar,
BAS), du mouvement anglophones (tensions persistantes entre anglophones du Nord-ouest et du Sud-
ouest), et dans l’arène politique locale (guéguerres entre le MRC et le PCRN, ou le SDF et le MRC,
etc.).
La faillite de l’État-providence a créé un terreau fertile sur lequel les replis identitaires s’amplifient
La faillite de l’État dans la délivrance de la sécurité humaine a fragilisé l’allégeance citoyenne,
poussant des individus à se tourner vers des groupes primaires (la famille, le clan et l’ethnie) où
l’allégeance primordiale remplace la loyauté vis-à-vis de l’État
Des Lobby ethniques (Essingan, Laakam, etc.) se sont constitués pour influencer les nominations des
haut-fonctionnaires
Les choix gouvernementaux, concernant le ciblage géographique des plans spéciaux ou plan d’urgence
triennale, sont aiguillés par les « Mémorandums » adressés par des leaders communautaires ou
régionaux, qui dressent un chapelet de griefs et revendications communautaire
L’émergence d’un communautarisme 3.0
La forte pénétration des smartphones enregistrée ces dernières années a significativement élargie la
population d’internautes. Le taux de pénétration d’internet a atteint 30% en janvier 2020 – soit 7,8
millions d’internautes sur une population estimée 26 millions d’habitants – selon un rapport publié par
Hootsuite et We Are Social[7].
Cette digitalisation progressive de la société a déplacé la bataille politique vers le cyberespace. Les
tensions intercommunautaires qui progressent irrésistiblement dans le paysage politique ont investi les
réseaux sociaux. Sur Facebook, Twitter et WhatsApp – les trois principales plateformes numériques
prisées par les internautes camerounais – fleurissent de grossières caricatures qui ciblent certaines
communautés.
Les réseaux sociaux ont été le catalyseur d’un déchainement inédit de commentaires, publications,
réactions xénophobes, traduisant une réappropriation populaire des joutes intercommunautaires. Deux
narratifs, l’un prêtant aux bamiléké des ambitions hégémoniques et l’autre attribuant aux Beti une
appétence à la corruption (entendue dans son acception la plus large), s’affrontent sur les réseaux
sociaux avec un relief particulier. Ils reflètent le bras de fer permanent qui oppose le président en
exercice, M. Paul Biya, à l’opposant M. Kamto, qui revendique toujours sa victoire depuis la dernière
élection d’octobre 2018. Ces catégories de calomnie ne sont pas les seules, des variantes existent, dans
lesquels les jeunes Beti et Bamiléké sont respectivement traités de frivoles et sournois. Des préjugés,
très largement répandus sur les réseaux sociaux, qui installent un climat de méfiance réciproque entre
ressortissants des deux communautés.
A la différence de l’arène politique où seuls les leaders d’opinion avaient le privilège de proférer des
discours d’exclusion, les réseaux sociaux ont contribué à la libération de la parole xénophobe chez un
public plus large, issu de toutes les couches sociales.
Au début de la crise anglophone, le gouvernement a opté pour un blackout numérique qui a duré trois
mois (de janvier à mars 2017) L’enjeu de cette coupure d’internet était de neutraliser une propagande
sécessionniste qui attirait un nombre incalculable de jeunes des régions anglophones
Certains influenceurs web incarnent désormais le visage des entrepreneurs de haine qui manipulent
des symboles identitaires à des fins politiques. Se présentant comme des porte-paroles d’une
communauté ethnique, ils injectent dans l’opinion le venin de la haine qui se propage à une vitesse
accélérée, au moyen de « live » diffusés quasi-quotidiennement à des heures de grande écoute. Les
compteurs d’audience explosent et la viralité de leurs contenus partagés et « likés » par des milliers
d’internautes, témoigne du nombre croissant de « followers » qu’ils parviennent à engager.
Le repli identitaire n’épargne pas les réseaux sociaux dans lesquels essaiment des « groupes Facebook
ou WhatsApp » aux forts relents communautaires - risques de radicalisation des opinions
communautaristes
Une cohésion nationale en trompe l’œil
Le 29 novembre 2019, l’Assemblée nationale a adopté un projet de loi qui pénalise « l’outrage à la
tribu et l’incitation à la haine tribale. »[10]
L’article 246 de la nouvelle loi sur la décentralisation promulguée en décembre 2019, dans le sillage
du Grand dialogue national, stipule que tout candidat à la fonction de maire de ville doit être un
autochtone de la région à laquelle la ville est rattachée.
Le 23 janvier 2017, alors que la crise anglophone battait son plein, le président de la République a créé
une Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme (CNPBM), à qui
a été confiée la lourde mission de « maintenir la paix, de consolider l’unité́ nationale du pays et de
renforcer la volonté́ et la pratique quotidienne du vivre ensemble de ses populations. » Cette
institution qui joue un rôle consultatif peine à s’affirmer faute de leviers coercitifs, dans un
environnement pluriethnique au sein duquel les lignes de fracture se renforcent.
L’apparente cohésion qu’affiche le Cameroun masque un profond malaise identitaire qui pourrait
précipiter ce pays dans un cycle ininterrompu de violences intercommunautaires.
[1]https://afrobarometer.org/sites/default/files/publications/Dépêches/
ab_r7_dispatchno283_divisions_anglo_francophones_saggrave
[2] https://www.jeuneafrique.com/177831/politique/cameroun-apr-s-les-meutes-retour-au-calme-
douala/
[3] https://berthoalain.com/2019/04/26/affrontements-communautaires-a-obala-25-avril-2019/
[4] https://fr.sputniknews.com/afrique/201910171042276755-lassassinat-dun-jeune-dans-le-sud-du-
cameroun-se-transforme-en-crise-identitaire/
[5] Paul Abouna, Le pouvoir de l’ethnie : introduction à l’ethnocratie, Harmattan, Yaoundé, 2011
[6] https://fr.sputniknews.com/international/201902071039942327-montee-tribalisme-cameroun-
guerre-civile/
[7] https://www.investiraucameroun.com/economie/2402-14084-le-taux-de-penetration-de-l-internet-
au-cameroun-atteint-30-en-2020-grace-a-l-arrivee-de-570-000-nouveaux-internautes
[10] http://www.crtv.cm/2019/12/lassemblee-nationale-adopte-la-loi-sur-le-tribalisme/

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