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La perpétuité requise contre Verlaine et Rimbaud

Pierre Jourde
CHRONIQUE LIBRE. Ecrivain, professeur d’université et criAque liDéraire

On ne peut pas le manquer : animé par un zèle sacré, un certain Frédéric Martel se démène tous azimuts
pour panthéoniser Verlaine et Rimbaud, qui n’ont rien demandé.
Il est parmi l’herbe, Verlaine, par piAé ne le meDons pas sous des tonnes de marbre officiel et républicain !
Et Rimbaud ! Ne l’officialisons pas comme un poète de sous-préfecture qui a sa statue ! N’en faisons pas un
Hégésippe Simon !

Au moins, quand on est vivant, on a encore la liberté de refuser les prix, comme Sartre et Gracq, les hochets
ministériels comme Bernanos. Mais les morts, les pauvres morts, le premier venu est libre de les embrigader
dans son combat à lui. Ils n’en peuvent mais. Pitoyable spectacle, obscène spectacle que celui de ces
apprenAs sorciers manipulant des cadavres pour les envoyer au front, dans une guerre qui n’est pas la leur.
Alors que toute leur vie et toutes leurs paroles hurlent le contraire ! En faire des espèces de poètes officiels,
de symboles posiAfs et naAonaux, c’est se moquer de ce qu’ils étaient, des révoltés, des marginaux, des
irrécupérables. C’est les humilier, les dénaturer, les nier. Rimbaud avec Hugo, dont il dénonçait dans la leDre
dite du « voyant » les « vieilles énormités crevées » ! Rimbaud naAonalisé, lui qui moquait le
« patrouillo3sme » dans une leDre à Izambard ! Verlaine panthéonisé, lui qui voulait faire démolir l’édifice
à coups de canons ! Lui qui détestait la république et la démocraAe ! Quelle rage de récupéraAon, quelle
rage de faire endosser un uniforme à des êtres qui étaient des hommes libres ! La famille de Rimbaud s’y
oppose, la société des amis de Rimbaud s’y oppose, les deux meilleurs spécialistes des deux poètes, André
Guyaux, qui a assuré l’édiAon de Rimbaud en Pléiade, et Olivier Bivort, qui prépare celle de Verlaine, s’y
opposent. En revanche, dans la péAAon qui le demande, abondent les ministres et les poliAques. Pensez
donc ! Un ministre, ça a la Légion d’honneur et la panthéonisaAon facile. Ça se met du côté des poètes,
parce que ça fait toujours bien.

Une des raisons pour lesquelles le procureur Martel veut les condamner à la réclusion à la perpétuité, c’est
leur homosexualité. C’est toujours un embrigadement. Et c’est surtout terriblement réducteur. De plus en
plus, c’est l’idenAté sexuelle, naAonale, régionale, religieuse qu’il faut à tout prix meDre en avant quand on
parle d’un écrivain. Il faut lui coller un drapeau quelconque ; jadis, c’était la patrie. Maintenant c’est autre
chose. Ça ne change pas l’essenAel. Dans tous les cas, c’est l’enfermer. VialaDe était Auvergnat et a parlé
de l’Auvergne ? Et pan, voilà le malheureux devenu écrivain régionaliste. Gide était un grand bourgeois
protestant et homosexuel ? Oui, évidemment. Mais il était Gide, c’est-à-dire un grand écrivain, parce que
justement il n’était pas QUE ça. Parce qu’il transcendait ces bribes d’idenAté. Gide n’était pas ce qu’il était.
Ça s’appelle la liberté. Les obsédés de l’embrigadement ne comprennent pas ça.
Ou alors flanquons Bernanos au rayon « liDérature catholique » (et Verlaine aussi, Aens, pourquoi pas ? Le
catholicisme a sans doute eu une place aussi grande dans sa vie que l’homosexualité), Proust et Yourcenar
au rayon « LGBT », Maupassant au rayon « liDérature du terroir, région Normandie ». Folklorisés, rangés,
éAquetés, comme ça on est tranquilles, on sait une bonne fois pour toutes ce qu’ils ont voulu dire.
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Verlaine et Rimbaud étaient homosexuels, bien sûr. Ou plus précisément bisexuels, ce qui n’est pas
exactement pareil, me semble-t-il. Les militants LGBT se démènent justement pour qu’on ne mélange pas
toutes les orientaAons. Leur amour a été un épisode de leur vie, à la fois intense et bref. Ils ont écrit des
poèmes éroAques homosexuels. Certes. Mais ils n’ont pas brandi ce drapeau, ils n’en ont pas fait de
revendicaAon idenAtaire. Comment l’auraient-ils pu ? Ils étaient aussi hétérosexuels. Contrairement à ce
que prétend le procureur Martel, Verlaine a été condamné, non pas pour « sodomie » – ce fut le cas d’Oscar
Wilde –, mais très précisément pour « avoir volontairement porté des coups et fait des blessures ayant
entraîné une incapacité de travail personnel à Arthur Rimbaud ». L’« uranisme », comme on disait à
l’époque, a incontestablement été un élément aggravant, mais Verlaine n’a pas été condamné pour ça, faire
de lui un martyr de la cause homo relève de la manipulaAon a posteriori. D’ailleurs Rimbaud, autant qu’on
sache, n’a pas été inquiété ! Verlaine serait toujours condamné aujourd’hui. Pas Wilde. ça fait une sacrée
différence. Certes, on peut toujours essayer de faire dire aux faits autre chose que ce qu’ils disent. Le
procureur Martel s’y emploie acAvement.

Et, bien entendu, on en vient toujours à la même chose, ça devient tellement systémaAque que c’en est
prévisible et faAgant. Vous n’êtes pas d’accord avec M. Martel, vous refusez qu’on embrigade les deux
poètes ? Mais vous êtes homophobe, mon vieux ! Le procureur Martel n’a plus que ça a la bouche pour
disqualifier ceux qui ont le mauvais goût de n’être pas d’accord avec lui. Ben voyons. C’est tellement facile.
Vous trouvez que les films d’Alexandre Arcady ne sont pas bons ? Vous êtes anAsémite. Vous pensez que
Tariq Ramadan est un individu inquiétant ? Vous êtes islamophobe. Vous aDaquez Ségolène Royal sur son
rôle comme ambassadrice des pôles ? Vous êtes misogyne. Pour le procureur Martel, tous ceux qui refusent
d’embrigader Verlaine et Rimbaud dans la cause qu’il défend sont homophobes. Voici ce qu’a déclaré Olivier
Bivort, qui a édité l’œuvre de Verlaine au livre de poche et la connaît comme nul autre :
“ « Même s’ils ont eu une liaison brève – moins de deux ans – ils n’ont jamais défendu ceEe orienta3on, ce
ne sont pas des militants homosexuels. A part le fait qu’on ne voit pas pourquoi l’homosexualité devrait être
représentée en tant que telle au Panthéon, on ne voit pas pourquoi ces deux poètes y devraient être admis
en fonc3on de leur seule homosexualité. […] Ils ont chacun eu une vie ’pansexuelle’. Verlaine était marié, et
avait un fils, il a vécu la fin de sa vie en concubinage avec l’une ou l’autre pros3tuée, et Rimbaud a vécu en
Afrique avec une Abyssinienne et aurait voulu avoir des enfants. L’homosexualité (et la sexualité en général),
bien présente au demeurant dans leurs œuvres respec3ves, n’en est pas le fondement. Ils sont malgré eux
des porte-drapeaux de combats qu’ils n’ont pas menés. » ”
En gros, la même chose que ce que je défends ici. Eh bien ça, mesdames messieurs, j’ai l’honneur et
l’avantage de vous faire savoir que c’est homophobe !!!!!! (Je ne sais combien de points d’exclamaAon il
faudrait meDre ici). C’est toujours la même logique de dénonciaAon, de terrorisme intellectuel, toujours le
même désastreux comportement de gardes rouges au service de causes par ailleurs légiAmes, mais que de
tels agissements disqualifient.
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Voilà exactement ce qui menace, partout, ce qui pourrit la vie culturelle et intellectuelle française. La
moindre discussion, le moindre désaccord, et les brigades de la pensée correcte se mobilisent pour vous
vouer aux gémonies sur les réseaux sociaux, vous disqualifier (salaud d’homophobe ! de raciste ! de sexiste
!), faire interdire des pièces de théâtre, faire annuler des conférences et des rencontres. Nous avons les Lin
Piao de l’homosexualité, les Vichynski du féminisme, les Pol Pot de l’islamophobie. Le texte que je viens de
vous citer, le procureur Martel s’est démené pour le faire couper sur le site de la RTBF. Et il est content ! Et
il s’en vante ! Je le cite : « Quatre phrases d’O. Bivort ont été enlevées. Ar3cle mis à jour ici, avec les passages
supprimés suite à notre demande, mais l’ensemble reste ambigu. » L’ensemble reste ambigu ! Mais c’est
affreux, c’est terrible, c’est ambigu ! réécrivons, coupons, raturons, pour que ce soit parfaitement conforme
à ce qu’il faut penser ! Je ne veux voir qu’une seule tête ! Et le même s’interroge benoîtement sur la « cancel
culture », dont il est un parfait représentant !
Dans quelques lustres, on analysera notre époque comme celle qui a remplacé la censure d’état par celle
des réseaux sociaux et des peAts groupes de pression, les procureur Pinard par les procureurs Martel.
Non seulement Rimbaud et Verlaine doivent être soumis au lit de Procuste des représentaAons
contemporaines, mais les malheureux sont défendus par des censeurs à la peAte semaine. Ils n’ont vraiment
pas de chance. Tout le monde ne peut pas être défendu par Malraux.

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