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Introduction
Le Roman L’Etranger parut en 1942 et marqua la naissance en tant
qu’écrivain à part entière d’Albert Camus (1913-1960) qui s’était longtemps
exercé à l’écriture. L’œuvre s’avère d’autant plus importante qu’elle a
suscité depuis sa parution l’intérêt des chercheurs de divers domaines qui
l’étudient du point du vue littéraire, stylistique, philosophique,
psychanalytique, politique... La plupart des recherches réalisées sont
centrées sur le personnage qui s’écarte bon gré mal gré de la société et nous
illustre à travers sa narration une vie absurde: la quotidienneté dérisoire,
les conventions sociales absurdes et les hasards ridicules etc.. En fait, la
marginalisation du héros par rapport à la société se manifeste de deux
façons complémentaires, d’une part son ignorance ou plutô t son refus vis-à -
vis des codes sociaux, d’autre part le rapport profond qu’il entretient avec
les éléments naturels, dont la mer et le soleil en particulier. Le soleil
apparaît souvent dans le roman et il joue un rô le non négligeable dans le
déroulement de l’histoire, un rô le même crucial à certains moments. De
plus, le héros du roman s’appelle Meursault. De ce nom, pourraient se
dégager trois mots: «mort», «mer» et «soleil», puisque «meur-» fait
entendre «meurtre» ou «mort», et éventuellement aussi «mer», alors que la
prononciation de la partie «-sault» rappelle plutô t le soleil. Une preuve de
plus pour constater l’image forte du soleil dans le roman. Mais au-delà , le
soleil porte aussi une signification profonde dans ce roman qui sous-tend
des réflexions philosophiques sur l’existence de l’homme dans la société.
B) Le thème du soleil dans L’Étranger
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Le soleil occupe une place importante dans la vie et l’œuvre de Camus le
méditerranéen, associé selon les situations au malheur ou au bonheur. Ainsi
dans L’Etranger, le soleil accompagne le héros, pour le meilleur et pour le pire.
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1) Meursault, un homme en accord avec le monde

Homme du soleil, Meursault vit par moments en total accord avec l’univers qui l’entoure :
les paysages algériens, le climat méditerranéen comblent sa vie à chaque instant,
instinctivement. Cette communion avec la nature est particulièrement remarquable dans
les passages où le héros, en compagnie de Marie, dans le soleil, se baigne et jouit de
sensations particulières : « Nous avons pris un autobus et nous sommes allés à
quelques kilomètres d’Alger, sur une plage resserrée entre des rochers et bordée de
roseaux du côté de la terre. Le soleil de quatre heures n’était pas trop chaud, mais l’eau
était tiède, avec de petites vagues longues et paresseuses … Marie m’a rejoint alors et
s’est collée à moi dans l’eau. Elle a mis sa bouche contre la mienne. Sa langue
rafraîchissait mes lèvres et nous nous sommes roulés dans les vagues pendant un
moment ». Première partie, chapitre IV.
Le soleil est ici bénéfique et participe, avec l’eau, à l’épanouissement sensuel de
Meursault.
« Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d’accord dans nos
gestes et dans notre contentement. Au large, nous avons fait la planche et sur mon
visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d’eau qui me coulaient dans
la bouche ». Première partie, chapitre VI.
Homme des plaisirs de l’instant, Meursault ne se projette jamais dans l’avenir. Il vit au
présent, jouissant de bonheurs instantanés, simples, naturels, les seuls dignes d’être
vécus quand on vit avec le sentiment de sa finitude, quand on sait que la vie est
tragique, absurde.
On retrouve cette adhésion de l’homme avec le monde qui l’entoure dans un autre
recueil de Camus qui s’intitule Noces, écrit en 1936, recueil dans lequel l’auteur célèbre
le mariage heureux entre l’homme et la nature, mariage d’autant plus heureux que celui
qui en jouit a parfaitement conscience que la seule issue est la mort : « Il n’y a qu’un seul
amour dans ce monde. Etreindre un corps de femme, c’est aussi retenir contre soi cette
joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les
absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous
les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma
mort ». Noces à Tipasa.
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2) Meursault, un homme soumis au soleil

Si dans L’Étranger le bonheur est associé à la vie dans la nature algérienne, soleil et
chaleur sont aussi des vecteurs de souffrance et de mort. Ainsi le soleil accompagne les
moments clefs du roman, sa présence leur procurant une intensité dramatique sans
égale, soulignant ainsi les temps forts de l’action.
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Première partie, chapitre I. L’enterrement.
Les obsèques de madame Meursault se déroulent sous un soleil de plomb qui pèse de
tout son poids sur les hommes et le paysage : « Le ciel était déjà plein de soleil. Il
commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas
pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J’avais
chaud sous mes vêtements sombres…. Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait
tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant ».
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Première partie, chapitre III. Meursault et Sintès.
A ce moment de l’action, Meursault accepte de devenir le complice de Sintès, ce qui
l’amènera au crime et à l’exécution capitale. Si le soleil n’est pas directement présent,
les termes évoquant la chaleur sont nombreux. Ils créent ainsi une atmosphère pesante,
suffocante : « La maison était calme et des profondeurs de la cage d’escalier montait un
souffle obscur et humide. Je n’entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait à
mes oreilles ».
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Première partie, chapitre VI. Chaleur, ivresse et meurtre.
Le repas dans le bungalow est marqué par une atmosphère où l’absorption d’alcool et la
chaleur ambiante agissent sur le comportement du héros. Le malaise est perceptible, il
participe à l’enchaînement tragique d’actions qui aboutiront au meurtre : « Nous
mangions tous sans parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans arrêt. Au
café, j’avais la tête un peu lourde et j’ai fumé beaucoup. … Le soleil tombait presque
d’aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était insoutenable. Il n’y avait personne sur
la plage. Dans les cabanons qui bordaient le plateau et qui surplombaient la mer, on
entendait des bruits d’assiettes et de couverts. On respirait à peine dans la chaleur de
pierre qui montait du sol ».
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Dans la deuxième partie de l’œuvre, l’évocation de la température élevée des
salles d’audience et de la cellule de Meursault est récurrente.
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Deuxième partie. Chapitre III. Une atmosphère étouffante.
Accablés, les protagonistes du passage subissent le poids d’une chaleur qui les écrase.
Dans cette atmosphère confinée et surchauffée le héros, apathique et comme assommé,
assiste au spectacle de sa mise à mort. : « La chaleur montait et je voyais dans la salle
les assistants s’éventer avec des journaux. Cela faisait un petit bruit continu de papier
froissé. Le président a fait un signe et l’huissier a apporté trois éventails de paille tressée
que les trois juges ont utilisés immédiatement… J’ai essuyé la sueur qui couvrait mon
visage et je n’ai repris un peu conscience du lieu et de moi-même que lorsque j’ai
entendu parler du directeur de l’asile ».
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Deuxième partie. Chapitre IV.
« Moi, j’étais étourdi de chaleur et d’étonnement… J’ai dit rapidement, en mêlant un peu
les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c’était à cause du soleil. Il y a eu
des rires dans la salle. Mon avocat a haussé les épaules et tout de suite après, on lui a
donné la parole ».
Associé à la souffrance, au mal-être, à la torture, à la fatigue, le soleil est un acteur
majeur de l’œuvre. Sa force est telle que le héros s’en trouve dépossédé de lui-
même, étranger à lui–même. Meursault ne peut y échapper et semble porter en lui le
feu dévastateur du soleil qui, comme un symbole du destin, dévore l’homme :
MEURT/MORT SAULT/SOLEIL.
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C) L’étrangeté de Meursault
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L’étranger, un titre étrange pour un roman.
« People are strange when you’re a stranger ». Titre d’une chanson du groupe
américain The Doors. Album Strange days, 1967.
Selon le dictionnaire l’adjectif « étranger » recouvre les sens suivants :
_ qui est d’un autre pays
_ qui n’appartient pas, d’un point de vue social, à un groupe clairement défini
_ différent, isolé, distinct
_ qui n’a rien de commun avec quelque chose
_ étrange, bizarre
_ inconnu
Si, avant de lire l’œuvre, le lecteur peut penser à la première définition, force est de
constater qu’après la lecture, toutes les définitions peuvent s’appliquer au héros. En
effet Meursault est « ailleurs », il est en quelque sorte « hors-jeu », en décalage avec le
monde dans lequel il évolue. Son attitude, parfois déconcertante pour les gens qui le
côtoient, le rend ainsi étrange. De même sa manière d’appréhender ce qui l’entoure,
comme le système judiciaire par exemple, est particulière. Meursault ne se sent pas
impliqué, responsable face aux valeurs et aux lois qui régissent la société (voir son
attitude quand Marie évoque le mariage). Le malentendu est donc inévitable et
Meursault, personnage séparé de lui-même et des autres, incarne l’homme de l’absurde,
absurde que Camus définit comme étant « le divorce entre l’homme et sa vie« .
Meursault est un observateur de la vie, se tenant toujours à l’extérieur. Il ne juge pas les
autres. Il regarde, note, mais ne s’engage pas et n’adhère jamais.

Quand L’Étranger inspire un groupe anglais


L’histoire de la chanson
Cette chanson est l’un des premiers titres du groupe anglais The Cure et a été écrite en
1978. Robert Smith, interprète et compositeur du groupe, s’est inspiré d’un des épisodes
clefs du roman L’étranger d’Albert Camus, au moment où le personnage narrateur,
Meursault, tue un Arabe sur une plage.
Afin d’éviter tout malentendu au sujet du titre qui pourrait suggérer un appel au crime
raciste, le groupe fit envoyer le disque aux médias accompagné du livre de Camus.
Cette précaution s’avéra utile dans le sens où le parti xénophobe anglais The National
Front tenta de récupérer cette chanson pour en faire un hymne raciste.
Extraits étudiés
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Texte 1 Albert Camus, L’étranger. Incipit.

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme
de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut
rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingt kilomètres d’Alger. Je prendrai
l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi je pourrai veiller et je
rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait
pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai
même dit : « Ce n’est pas de ma faute ». Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je
n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de
me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me
verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après
l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus
officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez
Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a
dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais
un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une
cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J’ai couru pour
ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans
doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel,
que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis
réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de
loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.
Texte 2 Albert Camus, L’étranger. Le meurtre de l’Arabe.

Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté
l’ancre dans un océan de métal bouillant. A l’horizon, un petit vapeur est passé et j’en ai
deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder
l’Arabe. J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une
plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source.
L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des
ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes
joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même
soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait
mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que
je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était
stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai
fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son
couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme
une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur
amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes
d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de
sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le
glaive éclatant jaillit du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait
mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié
un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour
laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le révolver.
La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois
sec et assourdissant que tout à commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris
que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été
heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient
sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du
malheur.

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Texte 3 Albert Camus, L’étranger. Chapitre IV. Meursault au tribunal.
Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi.
Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup
parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. Etaient-elles si différentes,
d’ailleurs, ces plaidoiries ? L’avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec
excuses. Le procureur tendait les mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses.
Une chose pourtant me gênait vaguement. Malgré mes préoccupations, j’étais parfois
tenté d’intervenir et mon avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour
votre affaire. » En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi.
Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se déroulait sans qu’on prenne mon
avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais
tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à
dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs, je dois reconnaître que
l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par exemple, la
plaidoirie du procureur m’a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des gestes
ou des tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé
mon intérêt.
Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du
moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve,
messieurs, et je la ferai doublement. Sous l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite
dans l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a
résumé les faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance
où j’étais de l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma,
Fernandel et enfin la rentrée avec Marie. J’ai mis du temps à le comprendre à ce
moment, parce qu’il disait « sa maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est
venu à l’histoire de Raymond. J’ai trouvé que sa façon de voir les événements ne
manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était plausible. J’avais écrit la lettre d’accord avec
Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d’un homme « de
moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci
avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J’étais revenu seul pour m’en servir.
J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais. J’avais attendu. Et « pour être sûr que la
besogne était bien faite », j’avais tiré encore quatre balles, posément, à coup sûr, d’une
façon réfléchie en quelque sorte.
« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil d’événements
qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. »
Texte 4 Albert Camus, L’étranger. Epilogue.

Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à
crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le
collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des
bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant,
aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être
en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais
j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait
venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me
tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de
telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je
n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si
j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais
justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait
pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un
souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues
et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années
pas plus réelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère,
que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul
destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui,
se disaient mes frères. Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié.
Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi,
on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas
pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme.
La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait
épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse. Qu’importait que Raymond fût
mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie donnât
aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ? Comprenait-il donc, ce condamné, et
que du fond de mon avenir… J’étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà, on m’arrachait
l’aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et
m’a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s’est détourné et
il a disparu.
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I - Le Soleil, un actant essentiel

Le Soleil est pour ainsi dire le troisième personnage de cet extrait, il domine le
texte et est omniprésent tout a long de cet extrait. Il y a d'ailleurs répétition 5
fois du mot soleil.

1. Le soleil, une présence hostile

Tout au long de l'extrait, la chaleur intense se fait ressentir comme en


témoignent les termes :
« brûlure », « brûlante »
« un souffle épais et ardent »
« pleuvoir du feu »
-> Le Soleil est assimilé à un véritable brasier.

De plus, il y a multiplication d'hyperboles épiques. On quitte le réalisme pour


glisser vers l'univers du mythe, univers dans lequel les éléments peuvent être
dotés d'une puissance, d'une volonté maléfique, d'une pensée propre.
=> Par sa présence doublement hostile, le soleil exerce une emprise à laquelle il
est impossible d'échapper. Meursault le dit clairement :
« je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas ». Il ne peut
que ressentir ses terribles effets. Pour Meursault, qui est un personnage
extrêmement sensoriel, il ne peut que ressentir de façon extrêmement intense
cette force qui pèse sur lui.

2. Le soleil, une source de souffrance

Meursault exprime son malaise par les termes tels que « Me faisait mal », « je ne
pouvais plus supporter », « m'atteignait », « douloureux ». Ce malaise va
d’ailleurs jusqu'à l'idée d'une agression avec trois images qui assimilent l'éclat de
la lumière à une « lame », « un glaive » et à « une épée ». Ce caractère agressif
de la lumière est renforcé par des verbes qui expriment une action instantanée et
brutale : « giclé », « jaillit ».
Cette souffrance devient une véritable torture : « rongeait », « fouillait ».
De plus, il y a la souffrance que produit la sueur : elle est évoquée deux fois
directement : « la sueur amassée dans mes sourcils », « J'ai secoué la sueur » et
une fois pas le biais d'une métaphore « ce rideau de larme et de sel ».
« J'ai secoué la sueur et le soleil » => Allitération en [s] ; ou harmonie imitative
-> Bourdonnement qui traverse les oreilles de Meursault en pleine confusion.

=> Le soleil est une présence douloureuse pour Meursault, qui ne cesse
d'exprimer son mal, sa douleur. Ce soleil est la cause d'un aveuglement de
Meursault, au sens propre et figuré.

3. La thématique de l'aveuglement (sens propre et figuré)

Les effets nuisibles de la chaleur du soleil, de la lumière et de la sueur se


concentrent sur le visage de Meursault.
Les notations descriptives montrent que le visage au complet, dans toutes ses
composantes est source de souffrance : Il sent les veines de son front battre
« ensemble sous la peau ». Par deux fois encore, il est question de front. Le
narrateur évoque également les yeux, les sourcils sont évoqués, les cils, les
paupières.
Les sensations visuelles et tactiles en viennent à se doubler d'une sensation
auditive pénible : « je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front ».

=> Meursault semble submergé par la souffrance physique que provoque sur lui
le soleil, il reconnaît le malaise qu'il ressent et les effets nocifs du soleil. Sa seule
envie face à cette présence insupportable est de se débarrasser de sa souffrance
en avançant vers la source, source de fraîcheur où se trouve l'Arabe => lieu de
tous les dangers
C'est donc de ce besoin irrépressible, de ce geste instinctif que va naître la
tragédie.

II - L'engrenage tragique

1. L'harmatia

Harmatia > Terme propre à la tragédie grecque antique, utilisé par Aristote qui
en définit le terme dans son ouvrage l'Armétique. L'harmatia est l'erreur que
commet le héros et qui déclenche le mécanisme tragique. Cette erreur est
souvent un acte irréfléchi.

Ici, l'harmatia est de faire « un pas en avant ». Le soleil est la puissance


supérieure qui va pousser le héros à la faute (agent de fatalité), c'est à cause de
lui que le héros va commettre l'harmatia.
Il ne s'agit que d'un pas, mais il celui-ci est mis en valeur par la répétition du
mot « un pas, un seul pas ».
Alors même qu'il l'accomplit, Meursault sait que ce geste est inadéquat a la
situation, il va jusqu'à reconnaître son erreur : « je savais que c'était stupide ».

2. Le mécanisme tragique

Ce pas prend une importance démesurée. Ensuite se met en place un engrenage


tragique en 5 étapes :
1. L'harmatia, le pas en lui-même.
2. La conséquence immédiate de ce geste, « et cette fois » => Deuxième étape
qui correspond à la réaction de l'Arabe qui sort son couteau. Le soleil se reflète
alors dans cette lame, et soudain, la sueur inonde le visage de Meursault.
3. « c'est alors que tout a vacillé », la nature toute entière semble se liguer
contre Meursault, le corps de Meursault se tend, son doigt se crispe sur la
gâchette du révolver.
4. « Et c'est là […] que tout a commencé » -> premier coup de feu
5. « Alors, j'ai tiré encore quatre fois »

=> Une fois l'harmatia commis, le héros semble pris dans l'engrenage tel un
héros tragique manipulé par des forces supérieures. L'entrée du personnage
dans la tragédie est ici associée/conjointe/simultanée à un embrasement de
l'univers qui rappelle l'apocalypse : la mer, puis le ciel semblent se transformer
en feu. Meursault, face à cet embrasement de l'univers n'agit pas de manière
consciente et commet un geste instinctif : « tout mon être s'est tendu » =>
Crispation de la main sur le révolver.
Toute la narration semble suggérer qu'il n'est que la malheureuse victime d'une
suite de circonstances incontrôlables => Victime du destin.

3. L'irresponsabilité

Les éléments semblent agir d'eux-mêmes indépendamment de la volonté de


Meursault :
« La gâchette à cédé » le sujet de la phrase est la gâchette -> comme si le
pistolet avait tiré tout seul.
=> Meursault semble se dédouaner du premier coup de feu.

Le premier coup de feu est évoqué de manière indirecte, il y a une ellipse du


moment où il tire véritablement, comme si les choses s'étaient passées
indépendamment de lui-même.

De plus, thématique de l'aveuglement par la lumière et par la sueur => Le texte


insiste sur l'image du « voile », métaphore du voile qui empêche de voire la
vérité, qui est ici au service de la fatalité.

Cette cécité de Meursault se prolonge jusqu'au moment fatidique du meurtre de


l'Arabe, puisque c'est après avoir tiré la première fois qu'il semble retrouver la
vue « j'ai secoué la sueur et le soleil », c'est seulement à ce moment-là qu'il
comprend : « j'ai compris » => La lucidité s'impose dès lors qu'il commet le
meurtre.
Une telle coïncidence, le fait qu'il recouvre la vue est aussi symbolique puisque le
geste qu'il commet dans l'aveuglement débouche sur une prise de conscience.
Cet acte amène une cassure irrémédiable dans sa vie : pour la première fois il
semble accéder à la conscience => Pour la première fois maître de son destin ?

III - Meursault, le début d'une transformation

1. Prise de conscience

Le fait de recouvrer la vue marque le début d'une transformation psychologique


chez Meursault : « J'ai compris […] j'avais été heureux » -> Prise de conscience
du bonheur qui avait été le sien : Pour la première fois il est capable d'utiliser un
modalisateur affectif tel que « heureux » qui appartient au champ sémantique du
bonheur.
Avec le meurtre, Meursault prend conscience de ce qu'il perd. Le coup de feu est
une espèce de détonateur qui permet l'éveil d'une conscience : la naissance de
Meursault à lui-même et au monde.
Meursault prend conscience du bonheur qui avait été le sien, par le geste même
qui détruit ce bonheur.
-> Il se retrouve meurtrier à cause du soleil qui est à l’origine d'un engrenage
tragique dont il est la victime et non l'auteur (quel est le sens de tout cela s'il
n'est pas responsable de ses actes ?)
=> Destin absurde.

2. Meursault face à l'absurde

Une question s'impose : Pourquoi Meursault tire-t-il quatre coups


supplémentaires sur le « corps inerte » de l'Arabe ?

Ces quatre coups ont cette fois été tirés en toute conscience : « j'ai compris […]
alors » -> Il a pris conscience du caractère irréversible du premier coup de feu -
> Il a atteint un point de non-retour : il ne sera désormais plus heureux. Il sera
arrêté, condamné, et enfermé. Le bonheur est désormais impossible, et
Meursault en a conscience : « Et c'était comme quatre coup brefs que je frappais
a la porte du malheur ».
Meursault, plutôt que de subir le destin, décide de le prendre en charge. Plutôt
que d'être victime de l'absurde, il décide d'assumer son geste en le réitérant
ostensiblement 4 fois.

=> Ces quatre coups supplémentaires sont un acte d'affirmation de soi. « Et


c'était comme quatre coups brefs que je frappais a la porte du malheur » =>
Métaphore de la porte qui permet de passer d'un état à un autre (inconscience
=> conscience pleine / Bonheur => malheur …). Ici, c'est Meursault qui est sujet
de la phrase, donc qui fait l'action « je frappais » alors que lors du premier coup
de feu, il subissait l'action « La gâchette a cédé ».

=> En tirant 4 coups supplémentaires, il décide d'assumer le destin qui est le


sien, celui d'un meurtrier => Il accède en quelque sorte à la liberté.

3. La naissance de Meursault à l'écriture

La transformation psychologique de Meursault est assez forte pour qu'un


nouveau langage se fasse sentir chez lui. Meursault narrateur écrit l'histoire
après qu'elle se soit passée :

Incipit : Système d'énonciation propre au journal intime -> Présent de


l'énonciation.
Désormais, situation d' l'énonciation au passé, il devient pleinement narrateur, il
est par conséquent capable d'analyser l'histoire avec rétrospection : capable
d'analyser les faits.
=> Naissance d'une écriture subjective

Maintenant, phrases plus longues et à la structure plus complexe :


* Multiplication des détails descriptifs pour évoquer les multiples sensations qui
l'assaillent (tactiles, visuelles, auditives)
* Apparition d'un vocabulaire beaucoup plus poétique, à tel point que certains
passages s'apparentent a de la prose poétique.
De plus, série de périphrases descriptives pour désigner le couteau : « longue
lame étincelante » ; périphrases hyperboliques « glaive éclatant » puis « épée
brûlante » -> Gradation qui relève également de l’exagération épique.
* Synesthésie : Correspondances entre sensations différentes qui se mêlent et se
superposent.
« Je ne sentais plus que les cymbales du soleil » -> cette métaphore condense
sensations tactiles, visuelles (lumière), et auditive (cymbales). Il a l'impression
d'avoir la tête sur le point d'exploser tellement le sang qui bat dans ses tempes
est violent.
* Poétisation du discours qui tient aussi à certains jeux de sonorités.
lbert Camus, L'Etranger (I, 6), « Le meurtre de l'Arabe »
(Commentaire composé)
Introduction
 Aux expériences de la pauvreté, de la maladie, du soleil, s'est ajoutée en 1939 pour
Camus celle de la guerre. S'il n'y a pas pris une part active en tant que combattant, son
métier de journaliste, son exode l'ont mis en contact avec cette situation qui n'a pas
qu'accentuer ses prises de conscience fondamentales. Bien qu'apparenté dans une
certaine mesure à l'existentialisme, Albert Camus s'en est assez nettement séparé pour
attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de l'absurde qu'il définit
dans Le Mythe de Sisyphe, essai sur l'absurde (1942).
 Après avoir posé le problème du suicide, Camus recherche, dans la seconde partie de
son essai, l'origine du sentiment de l'absurde. Il reprendra la philosophie de l'absurde
dans L'Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula et Le Malentendu (1944). Elle
parcourt toute son œuvre et sa pensée, jusque dans La Peste (1947).
 Le texte que nous allons étudier se situe à la fin du dernier chapitre de la première
partie. Lors de la rencontre avec les deux Arabes, Sintès tenait en main le révolver et
c'est Meursault qui lui conseille de se battre d'homme à homme avec l'un d'eux et de
lui remettre le révolver ; sur ces entrefaites, les deux Arabes s'éclipsent derrière un
rocher de la plage.
 Dans cet extrait, Meursault, le personnage-narrateur, est retourné seul sur la plage où
peu avant avait éclaté cette altercation, le révolver, glissé fortuitement dans sa
poche. Il rencontre par hasard l'un des deux Arabes. Toute la scène se présente
comme un concours de circonstances où le hasard joue un rôle déterminant. Mais en
même temps, un certain nombre d'éléments insistent sur la fatalité de cette rencontre.

Lecture

Meursault, le personnage-narrateur est retourné sur la plage où peu avant avait éclaté une
altercation entre son ami Raymond Sintès et deux Arabes. Tout semble terminé lorsque
Meursault, à qui Raymond avait donné un révolver, rencontre par hasard l'un des deux
Arabes.

Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher,
tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour
moi, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.

Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement,
j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en
arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, une dizaine de mètres.
Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son
image dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus
paresseux, plus étale qu'à midi. C'était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui
se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures
qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant. A l'horizon, un petit vapeur est
passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cessé de
regarder l'Arabe.

J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante
de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé.
Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air
de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur
s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et,
comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la
peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en
avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant
d'un pas. Et cette fois, sans se soulever, L'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le
soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui
m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup
sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés
derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon
front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette
épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé.
La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son
étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le
revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la
fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris
que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été
heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans
qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur.

Albert Camus, L'Etranger (I,6) (1942)

I/ Une scène dramatique


1/ Le rôle du hasard
 Le retour du personnage-narrateur aux abords de la source est présenté comme une
banale promenade.
 Le paysage renvoie à une scène antérieure : « Pour moi, c'était une histoire finie » qui
n'a pas culminé d'un point de vue dramatique.
 Ici, le héros se trouve seul face à l'Arabe qui devient alors son adversaire.
 La surprise n'est pas de retrouver l'Arabe : « J'ai été surpris un temps » mais de le
découvrir précisément en train d'occuper cet endroit de fraîcheur convoité par
Meursault : « J'étais venu là sans y penser ».
 L'Arabe se trouve dans une position d'abandon dont rêve le narrateur lui-même : « il
reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le
corps au soleil ».

2/ La progression dramatique
 Elle est liée à la progression de Meursault : « j'étais assez loin de lui, à une dizaine de
mètres ».
 A l'évaluation immobile et plutôt précise succède alors d'abord une avancée sans
conséquences : « J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré
tout, il était encore assez loin. »
 L'évaluation, ici très approximative, justifie l'immobilité de l'Arabe ; mais une
troisième phrase, soulignée avec insistance et comme étirée dans le temps, donne aux
deux phrases précédentes leur caractère suspensif et dramatique : « A cause de cette
brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant » ; « en me
déplaçant d'un pas » ; « Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant ».

3/ Le temps suspendu
 L'instant tragique a pour particularité d'être relié à des antécédences : « Le bruit des
vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi. C'était le même soleil, la
même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici ».
 Tous ces éléments renforcent le lien avec la scène précédente, mais il s'y ajoute une
épaisseur que signalent les anaphores et les rythme binaire et ternaire.
 Du point de vue dramatique, cette scène se rapproche d'une autre journée évoquée au
début du roman et qui confère à notre passage le rôle d'une fermeture en boucle :
« C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman ».
 Outre l'aspect funèbre qui contamine cet instant, c'est le temps qui s'est immobilisé :
« Il y avait deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté
l'ancre dans un océan de métal bouillant ».
 La métaphore joue à la fois sur les rapports entre « journée » et « océan »,
superposition favorisée par un décor dominé par la lumière solaire, point de départ de
confusions et de métamorphoses, agissant concrètement sur les sensations physiques.

II/ Des sensations physiques altérées


1/ La confusion visuelle
 Dans ce décor immobile autant qu'insoutenable, c'est la vision qui est surtout soumise
aux incertitudes et à l'aveuglement : « Je devinais son regards par instants, entre ses
paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans
l'air enflammé » ; « Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un
coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux était
aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel ».
 La luminosité, ici, loin de rendre claire la perception, est source de confusion : « Peut-
être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire ».
 De même, le couteau de l'Arabe se métamorphose : « Cette épée brûlante rongeait mes
cils et fouillait mes yeux douloureux ».

2/ Les symptômes du malaise


 C'est l'ensemble des sensations qui se conjuguent pour neutraliser la dimension du
hasard.
 Ainsi en va-t-il de l'animation de la plage dans la description : « Mais toute une plage
vibrante de soleil se pressait derrière moi ».
 De même, la sensation de chaleur constante dans le passage prend plus de relief dans
les moments d'immobilité et de suspension : « J'ai attendu. La brûlure du soleil
gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils ».
 De son côté, la mer s'anime aussi dans ce paysage : elle « a charrié un souffle épais et
ardent ».
 A ces impressions visuelles et tactiles externes, s'ajoutent des sensations internes : « le
front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau ».
 Aux impressions visuelles et tactiles s'ajoute l'appel décisif de l'ouïe.

3/ La rupture de l'équilibre
 Le bruit du révolver installe un avant et un après de la faute : « J'ai compris que j'avais
détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux ».
 Le plus-que-parfait d'aspect accompli signale cette rupture, il souligne qu'il y a eu un
instant de vertige, de « vacillement ».
 Dès lors les perceptions sont renversées, illusoires : « Alors, j'ai tiré encore quatre fois
sur un corps où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût ».

III/ Une scène symbolique


1/ L'univers de l'enfant
 La confrontation avec l'Arabe ne se fait pas franchement mais de façon ludique, sans
paroles ni menaces : « Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans
sa poche ».
 De même, la transformation de la lame, par un effet d'irréalisation et de
métamorphose, se perçoit nettement : « La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme
une longue lame étincelante qui m'atteignait au front ».
 La possession d'une arme, en outre, le place dans un état de toute puissance et lui
procure des sensations parfaites : « j'ai touché le ventre poli de la crosse », ventre non
plus maternel mais engendrant la mort.
 Enfin, Meursault parle de sa mère en l'appelant « maman » lorsqu'il évoque son
enterrement, terme affectif sans doute habituel mais qui marque une absence de
maturité.

2/ Le châtiment biblique
 Tout un champ lexical indique ce rapprochement : « glaive », « lame étincelante ».
 L'insistance avec laquelle le texte souligne que c'est le « front » qui est touché montre
que l'agression se porte sur un endroit vital du corps : « Je ne sentais plus que les
cymbales du soleil sur mon front ».
 Dès lors l'image du châtiment divin devient plus nette : « Il m'a semblé que le ciel
s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu ».
 Enfin, les coups de révolver sont « quatre coups brefs que je frappais sur la porte du
malheur ».

3/ Le désaccord avec la nature


 Si la composante biblique ne doit pas être négligée, il est aussi important de noter que
l'acte de tuer s'inscrit comme une rupture de l'ordre de la nature.
 L'enchaînement des actes se déroule sur un mode passif : c'est l' « être » qui s'est
tendu, non la volonté d'une conscience libre : « la gâchette a cédé » souligne que ce
n'est pas le doigt qui a appuyé.

Conclusion
 Ce passage centré sur le thème du meurtre demeure dans une ambiguïté et le hasard
joue autant que la fatalité.
 Le système de causalité est en question.
 Or, toute la syntaxe de l'Etranger escamote les liens logiques.
 L'étrangeté viendrait alors d'une neutralisation de la volonté interne et d'un concours
de circonstances.
 Elle s'appuie sur un ensemble cohérent d'images symboliques qui fait contrepoids à
une simplicité syntaxique toujours recherchée.
3. La naissance de Meursault à l'écriture

La transformation psychologique de Meursault est assez forte pour qu'un


nouveau langage se fasse sentir chez lui. Meursault narrateur écrit l'histoire
après qu'elle se soit passée :

Incipit : Système d'énonciation propre au journal intime -> Présent de


l'énonciation.
Désormais, situation d' l'énonciation au passé, il devient pleinement narrateur, il
est par conséquent capable d'analyser l'histoire avec rétrospection : capable
d'analyser les faits.
=> Naissance d'une écriture subjective

Maintenant, phrases plus longues et à la structure plus complexe :


* Multiplication des détails descriptifs pour évoquer les multiples sensations qui
l'assaillent (tactiles, visuelles, auditives)
* Apparition d'un vocabulaire beaucoup plus poétique, à tel point que certains
passages s'apparentent a de la prose poétique.
De plus, série de périphrases descriptives pour désigner le couteau : « longue
lame étincelante » ; périphrases hyperboliques « glaive éclatant » puis « épée
brûlante » -> Gradation qui relève également de l’exagération épique.
* Synesthésie : Correspondances entre sensations différentes qui se mêlent et se
superposent.
« Je ne sentais plus que les cymbales du soleil » -> cette métaphore condense
sensations tactiles, visuelles (lumière), et auditive (cymbales). Il a l'impression
d'avoir la tête sur le point d'exploser tellement le sang qui bat dans ses tempes
est violent.
* Poétisation du discours qui tient aussi à certains jeux de sonorités.
2) Meursault, un homme soumis au soleil

Si dans L’Étranger le bonheur est associé à la vie dans la nature algérienne, soleil et
chaleur sont aussi des vecteurs de souffrance et de mort. Ainsi le soleil accompagne les
moments clefs du roman, sa présence leur procurant une intensité dramatique sans
égale, soulignant ainsi les temps forts de l’action.
l
Première partie, chapitre I. L’enterrement.
Les obsèques de madame Meursault se déroulent sous un soleil de plomb qui pèse de
tout son poids sur les hommes et le paysage : « Le ciel était déjà plein de soleil. Il
commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas
pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J’avais
chaud sous mes vêtements sombres…. Aujourd’hui, le soleil débordant qui faisait
tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant ».
l
Première partie, chapitre III. Meursault et Sintès.
A ce moment de l’action, Meursault accepte de devenir le complice de Sintès, ce qui
l’amènera au crime et à l’exécution capitale. Si le soleil n’est pas directement présent,
les termes évoquant la chaleur sont nombreux. Ils créent ainsi une atmosphère pesante,
suffocante : « La maison était calme et des profondeurs de la cage d’escalier montait un
souffle obscur et humide. Je n’entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait à
mes oreilles ».
l
Première partie, chapitre VI. Chaleur, ivresse et meurtre.
Le repas dans le bungalow est marqué par une atmosphère où l’absorption d’alcool et la
chaleur ambiante agissent sur le comportement du héros. Le malaise est perceptible, il
participe à l’enchaînement tragique d’actions qui aboutiront au meurtre : « Nous
mangions tous sans parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans arrêt. Au
café, j’avais la tête un peu lourde et j’ai fumé beaucoup. … Le soleil tombait presque
d’aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était insoutenable. Il n’y avait personne sur
la plage. Dans les cabanons qui bordaient le plateau et qui surplombaient la mer, on
entendait des bruits d’assiettes et de couverts. On respirait à peine dans la chaleur de
pierre qui montait du sol ».
l
Dans la deuxième partie de l’œuvre, l’évocation de la température élevée des
salles d’audience et de la cellule de Meursault est récurrente.
l
Deuxième partie. Chapitre III. Une atmosphère étouffante.
Accablés, les protagonistes du passage subissent le poids d’une chaleur qui les écrase.
Dans cette atmosphère confinée et surchauffée le héros, apathique et comme assommé,
assiste au spectacle de sa mise à mort. : « La chaleur montait et je voyais dans la salle
les assistants s’éventer avec des journaux. Cela faisait un petit bruit continu de papier
froissé. Le président a fait un signe et l’huissier a apporté trois éventails de paille tressée
que les trois juges ont utilisés immédiatement… J’ai essuyé la sueur qui couvrait mon
visage et je n’ai repris un peu conscience du lieu et de moi-même que lorsque j’ai
entendu parler du directeur de l’asile ».
l
Deuxième partie. Chapitre IV.
« Moi, j’étais étourdi de chaleur et d’étonnement… J’ai dit rapidement, en mêlant un peu
les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c’était à cause du soleil. Il y a eu
des rires dans la salle. Mon avocat a haussé les épaules et tout de suite après, on lui a
donné la parole ».
Associé à la souffrance, au mal-être, à la torture, à la fatigue, le soleil est un acteur
majeur de l’œuvre. Sa force est telle que le héros s’en trouve dépossédé de lui-
même, étranger à lui–même. Meursault ne peut y échapper et semble porter en lui le
feu dévastateur du soleil qui, comme un symbole du destin, dévore l’homme :
MEURT/MORT SAULT/SOLEIL.
l

C) L’étrangeté de Meursault
l
L’étranger, un titre étrange pour un roman.
« People are strange when you’re a stranger ». Titre d’une chanson du groupe
américain The Doors. Album Strange days, 1967.
Selon le dictionnaire l’adjectif « étranger » recouvre les sens suivants :
_ qui est d’un autre pays
_ qui n’appartient pas, d’un point de vue social, à un groupe clairement défini
_ différent, isolé, distinct
_ qui n’a rien de commun avec quelque chose
_ étrange, bizarre
_ inconnu
Si, avant de lire l’œuvre, le lecteur peut penser à la première définition, force est de
constater qu’après la lecture, toutes les définitions peuvent s’appliquer au héros. En
effet Meursault est « ailleurs », il est en quelque sorte « hors-jeu », en décalage avec le
monde dans lequel il évolue. Son attitude, parfois déconcertante pour les gens qui le
côtoient, le rend ainsi étrange. De même sa manière d’appréhender ce qui l’entoure,
comme le système judiciaire par exemple, est particulière. Meursault ne se sent pas
impliqué, responsable face aux valeurs et aux lois qui régissent la société (voir son
attitude quand Marie évoque le mariage). Le malentendu est donc inévitable et
Meursault, personnage séparé de lui-même et des autres, incarne l’homme de l’absurde,
absurde que Camus définit comme étant « le divorce entre l’homme et sa vie« .
Meursault est un observateur de la vie, se tenant toujours à l’extérieur. Il ne juge pas les
autres. Il regarde, note, mais ne s’engage pas et n’adhère jamais.

Quand L’Étranger inspire un groupe anglais


L’histoire de la chanson
Cette chanson est l’un des premiers titres du groupe anglais The Cure et a été écrite en
1978. Robert Smith, interprète et compositeur du groupe, s’est inspiré d’un des épisodes
clefs du roman L’étranger d’Albert Camus, au moment où le personnage narrateur,
Meursault, tue un Arabe sur une plage.
Afin d’éviter tout malentendu au sujet du titre qui pourrait suggérer un appel au crime
raciste, le groupe fit envoyer le disque aux médias accompagné du livre de Camus.
Cette précaution s’avéra utile dans le sens où le parti xénophobe anglais The National
Front tenta de récupérer cette chanson pour en faire un hymne raciste.
Extraits étudiés
l
Texte 1 Albert Camus, L’étranger. Incipit.

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme
de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut
rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingt kilomètres d’Alger. Je prendrai
l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi je pourrai veiller et je
rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait
pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai
même dit : « Ce n’est pas de ma faute ». Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je
n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de
me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me
verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après
l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus
officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez
Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a
dit : « On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais
un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une
cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois. J’ai couru pour
ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans
doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel,
que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis
réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de
loin. J’ai dit « oui » pour n’avoir plus à parler.
Texte 2 Albert Camus, L’étranger. Le meurtre de l’Arabe.

Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté
l’ancre dans un océan de métal bouillant. A l’horizon, un petit vapeur est passé et j’en ai
deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n’avais pas cessé de regarder
l’Arabe. J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une
plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source.
L’Arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des
ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes
joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même
soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait
mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que
je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était
stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai
fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son
couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme
une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur
amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes
d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de
sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le
glaive éclatant jaillit du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait
mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié
un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour
laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le révolver.
La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois
sec et assourdissant que tout à commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris
que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été
heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient
sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du
malheur.

l
Texte 3 Albert Camus, L’étranger. Chapitre IV. Meursault au tribunal.

Même sur un banc d’accusé, il est toujours intéressant d’entendre parler de soi.
Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu’on a beaucoup
parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. Etaient-elles si différentes,
d’ailleurs, ces plaidoiries ? L’avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec
excuses. Le procureur tendait les mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses.
Une chose pourtant me gênait vaguement. Malgré mes préoccupations, j’étais parfois
tenté d’intervenir et mon avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour
votre affaire. » En quelque sorte, on avait l’air de traiter cette affaire en dehors de moi.
Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se déroulait sans qu’on prenne mon
avis. De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais
tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à
dire. » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire. D’ailleurs, je dois reconnaître que
l’intérêt qu’on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par exemple, la
plaidoirie du procureur m’a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des gestes
ou des tirades entières, mais détachées de l’ensemble, qui m’ont frappé ou ont éveillé
mon intérêt.
Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du
moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve,
messieurs, et je la ferai doublement. Sous l’aveuglante clarté des faits d’abord et ensuite
dans l’éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a
résumé les faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l’ignorance
où j’étais de l’âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma,
Fernandel et enfin la rentrée avec Marie. J’ai mis du temps à le comprendre à ce
moment, parce qu’il disait « sa maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est
venu à l’histoire de Raymond. J’ai trouvé que sa façon de voir les événements ne
manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était plausible. J’avais écrit la lettre d’accord avec
Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d’un homme « de
moralité douteuse ». J’avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. Celui-ci
avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J’étais revenu seul pour m’en servir.
J’avais abattu l’Arabe comme je le projetais. J’avais attendu. Et « pour être sûr que la
besogne était bien faite », j’avais tiré encore quatre balles, posément, à coup sûr, d’une
façon réfléchie en quelque sorte.
« Et voilà, messieurs, a dit l’avocat général. J’ai retracé devant vous le fil d’événements
qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. »
Texte 4 Albert Camus, L’étranger. Epilogue.

Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à
crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le
collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des
bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant,
aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être
en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais
j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait
venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me
tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de
telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je
n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si
j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais
justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait
pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un
souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues
et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années
pas plus réelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère,
que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul
destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui,
se disaient mes frères. Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié.
Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi,
on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas
pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme.
La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait
épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse. Qu’importait que Raymond fût
mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie donnât
aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ? Comprenait-il donc, ce condamné, et
que du fond de mon avenir… J’étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà, on m’arrachait
l’aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et
m’a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s’est détourné et
il a disparu.
l
lbert Camus, L'Etranger (I, 6), « Le meurtre de l'Arabe »
(Commentaire composé)
Introduction
 Aux expériences de la pauvreté, de la maladie, du soleil, s'est ajoutée en 1939 pour
Camus celle de la guerre. S'il n'y a pas pris une part active en tant que combattant, son
métier de journaliste, son exode l'ont mis en contact avec cette situation qui n'a pas
qu'accentuer ses prises de conscience fondamentales. Bien qu'apparenté dans une
certaine mesure à l'existentialisme, Albert Camus s'en est assez nettement séparé pour
attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de l'absurde qu'il définit
dans Le Mythe de Sisyphe, essai sur l'absurde (1942).
 Après avoir posé le problème du suicide, Camus recherche, dans la seconde partie de
son essai, l'origine du sentiment de l'absurde. Il reprendra la philosophie de l'absurde
dans L'Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula et Le Malentendu (1944). Elle
parcourt toute son œuvre et sa pensée, jusque dans La Peste (1947).
 Le texte que nous allons étudier se situe à la fin du dernier chapitre de la première
partie. Lors de la rencontre avec les deux Arabes, Sintès tenait en main le révolver et
c'est Meursault qui lui conseille de se battre d'homme à homme avec l'un d'eux et de
lui remettre le révolver ; sur ces entrefaites, les deux Arabes s'éclipsent derrière un
rocher de la plage.
 Dans cet extrait, Meursault, le personnage-narrateur, est retourné seul sur la plage où
peu avant avait éclaté cette altercation, le révolver, glissé fortuitement dans sa
poche. Il rencontre par hasard l'un des deux Arabes. Toute la scène se présente
comme un concours de circonstances où le hasard joue un rôle déterminant. Mais en
même temps, un certain nombre d'éléments insistent sur la fatalité de cette rencontre.

Lecture
Meursault, le personnage-narrateur est retourné sur la plage où peu avant avait éclaté une
altercation entre son ami Raymond Sintès et deux Arabes. Tout semble terminé lorsque
Meursault, à qui Raymond avait donné un révolver, rencontre par hasard l'un des deux
Arabes.

Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher,
tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J'ai été un peu surpris. Pour
moi, c'était une histoire finie et j'étais venu là sans y penser.

Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement,
j'ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s'est laissé aller en
arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J'étais assez loin de lui, une dizaine de mètres.
Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son
image dansait devant mes yeux, dans l'air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus
paresseux, plus étale qu'à midi. C'était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui
se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures
qu'elle avait jeté l'ancre dans un océan de métal bouillant. A l'horizon, un petit vapeur est
passé et j'en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n'avais pas cessé de
regarder l'Arabe.

J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante
de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé.
Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air
de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur
s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et,
comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la
peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en
avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant
d'un pas. Et cette fois, sans se soulever, L'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le
soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui
m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup
sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés
derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon
front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette
épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé.
La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son
étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le
revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la
fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris
que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été
heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans
qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais à la porte du malheur.

Albert Camus, L'Etranger (I,6) (1942)

I/ Une scène dramatique


1/ Le rôle du hasard
 Le retour du personnage-narrateur aux abords de la source est présenté comme une
banale promenade.
 Le paysage renvoie à une scène antérieure : « Pour moi, c'était une histoire finie » qui
n'a pas culminé d'un point de vue dramatique.
 Ici, le héros se trouve seul face à l'Arabe qui devient alors son adversaire.
 La surprise n'est pas de retrouver l'Arabe : « J'ai été surpris un temps » mais de le
découvrir précisément en train d'occuper cet endroit de fraîcheur convoité par
Meursault : « J'étais venu là sans y penser ».
 L'Arabe se trouve dans une position d'abandon dont rêve le narrateur lui-même : « il
reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le
corps au soleil ».

2/ La progression dramatique
 Elle est liée à la progression de Meursault : « j'étais assez loin de lui, à une dizaine de
mètres ».
 A l'évaluation immobile et plutôt précise succède alors d'abord une avancée sans
conséquences : « J'ai fait quelques pas vers la source. L'Arabe n'a pas bougé. Malgré
tout, il était encore assez loin. »
 L'évaluation, ici très approximative, justifie l'immobilité de l'Arabe ; mais une
troisième phrase, soulignée avec insistance et comme étirée dans le temps, donne aux
deux phrases précédentes leur caractère suspensif et dramatique : « A cause de cette
brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant » ; « en me
déplaçant d'un pas » ; « Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant ».

3/ Le temps suspendu
 L'instant tragique a pour particularité d'être relié à des antécédences : « Le bruit des
vagues était encore plus paresseux, plus étale qu'à midi. C'était le même soleil, la
même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici ».
 Tous ces éléments renforcent le lien avec la scène précédente, mais il s'y ajoute une
épaisseur que signalent les anaphores et les rythme binaire et ternaire.
 Du point de vue dramatique, cette scène se rapproche d'une autre journée évoquée au
début du roman et qui confère à notre passage le rôle d'une fermeture en boucle :
« C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman ».
 Outre l'aspect funèbre qui contamine cet instant, c'est le temps qui s'est immobilisé :
« Il y avait deux heures que la journée n'avançait plus, deux heures qu'elle avait jeté
l'ancre dans un océan de métal bouillant ».
 La métaphore joue à la fois sur les rapports entre « journée » et « océan »,
superposition favorisée par un décor dominé par la lumière solaire, point de départ de
confusions et de métamorphoses, agissant concrètement sur les sensations physiques.

II/ Des sensations physiques altérées


1/ La confusion visuelle
 Dans ce décor immobile autant qu'insoutenable, c'est la vision qui est surtout soumise
aux incertitudes et à l'aveuglement : « Je devinais son regards par instants, entre ses
paupières mi-closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans
l'air enflammé » ; « Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un
coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux était
aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel ».
 La luminosité, ici, loin de rendre claire la perception, est source de confusion : « Peut-
être à cause des ombres sur son visage, il avait l'air de rire ».
 De même, le couteau de l'Arabe se métamorphose : « Cette épée brûlante rongeait mes
cils et fouillait mes yeux douloureux ».

2/ Les symptômes du malaise


 C'est l'ensemble des sensations qui se conjuguent pour neutraliser la dimension du
hasard.
 Ainsi en va-t-il de l'animation de la plage dans la description : « Mais toute une plage
vibrante de soleil se pressait derrière moi ».
 De même, la sensation de chaleur constante dans le passage prend plus de relief dans
les moments d'immobilité et de suspension : « J'ai attendu. La brûlure du soleil
gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils ».
 De son côté, la mer s'anime aussi dans ce paysage : elle « a charrié un souffle épais et
ardent ».
 A ces impressions visuelles et tactiles externes, s'ajoutent des sensations internes : « le
front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau ».
 Aux impressions visuelles et tactiles s'ajoute l'appel décisif de l'ouïe.
3/ La rupture de l'équilibre
 Le bruit du révolver installe un avant et un après de la faute : « J'ai compris que j'avais
détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux ».
 Le plus-que-parfait d'aspect accompli signale cette rupture, il souligne qu'il y a eu un
instant de vertige, de « vacillement ».
 Dès lors les perceptions sont renversées, illusoires : « Alors, j'ai tiré encore quatre fois
sur un corps où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût ».

III/ Une scène symbolique


1/ L'univers de l'enfant
 La confrontation avec l'Arabe ne se fait pas franchement mais de façon ludique, sans
paroles ni menaces : « Dès qu'il m'a vu, il s'est soulevé un peu et a mis la main dans
sa poche ».
 De même, la transformation de la lame, par un effet d'irréalisation et de
métamorphose, se perçoit nettement : « La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme
une longue lame étincelante qui m'atteignait au front ».
 La possession d'une arme, en outre, le place dans un état de toute puissance et lui
procure des sensations parfaites : « j'ai touché le ventre poli de la crosse », ventre non
plus maternel mais engendrant la mort.
 Enfin, Meursault parle de sa mère en l'appelant « maman » lorsqu'il évoque son
enterrement, terme affectif sans doute habituel mais qui marque une absence de
maturité.

2/ Le châtiment biblique
 Tout un champ lexical indique ce rapprochement : « glaive », « lame étincelante ».
 L'insistance avec laquelle le texte souligne que c'est le « front » qui est touché montre
que l'agression se porte sur un endroit vital du corps : « Je ne sentais plus que les
cymbales du soleil sur mon front ».
 Dès lors l'image du châtiment divin devient plus nette : « Il m'a semblé que le ciel
s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu ».
 Enfin, les coups de révolver sont « quatre coups brefs que je frappais sur la porte du
malheur ».

3/ Le désaccord avec la nature


 Si la composante biblique ne doit pas être négligée, il est aussi important de noter que
l'acte de tuer s'inscrit comme une rupture de l'ordre de la nature.
 L'enchaînement des actes se déroule sur un mode passif : c'est l' « être » qui s'est
tendu, non la volonté d'une conscience libre : « la gâchette a cédé » souligne que ce
n'est pas le doigt qui a appuyé.

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