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Jean Rostand

aux
sources
de la
biologie

GALLIMARD
Onzième édition
Jean Rostand
Aux sources de la biologie
Comme “l’Atomisme en Biologie”, ce livre est presque
entièrement composé d’études relatives à l’histoire de la
connaissance. Certaines d’entre elles s’efforcent de suivre, au
long des âges, l’évolution d’une grande idée ou d’une grande
notion : hérédité des caractères acquis, parthénogenèse humaine,
immortalité des tissus, tandis que d’autres visent à mettre en
lumière tels aspects, plus ou moins méconnus, d’une œuvre ou
d’un homme : François Bacon, Réaumur, Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire.

L’intérêt philosophique de l’histoire des sciences n’est plus à


démontrer. En nous instruisant sur la marche progressive de
l’esprit d’investigation, en nous faisant prendre conscience de la
difficulté et de la lenteur avec quoi s’établit, sur un sol toujours
mouvant, une vérité toujours insuffisante, elle nous enseigne à la
fois la continuité fertile de l’effort humain et l’imperfection
essentielle de tout état du savoir, y compris celui où est parvenue
notre époque.

École de confiance et de doute, d’espérance légitime et de


scepticisme raisonné, de fierté collective et d’humilité
individuelle…
AVANT-PROPOS
Comme L’Atomisme en Biologie, ce livre est presque entièrement
formé d’études relatives à l’histoire de la science. Certaines d’entre
elles s’efforcent de suivre, à travers les âges, l’évolution d’une grande
idée ou d’une grande notion, tandis que d’autres visent à mettre en
lumière tels aspects, plus ou moins méconnus, d’une œuvre ou d’un
homme.
L’intérêt philosophique de l’histoire des sciences n’est plus à
démontrer. En nous instruisant sur la marche progressive de l’esprit
d’investigation, en nous faisant comprendre avec quelle difficulté,
avec quelle lenteur, avec quelles alternatives d’avance et de recul, se
conquiert, sur un sol toujours mouvant, une vérité toujours
insuffisante, elle nous enseigne à la fois la fertile continuité de l’effort
humain et l’imperfection essentielle de tout état du savoir, y compris
celui où est parvenue notre époque.
Ecole de confiance et de doute, d’espérance légitime et de
scepticisme raisonné, de fierté collective et de modestie individuelle,
elle confirme à tout moment la haute formule de Claude Bernard :
« Le douteur est le vrai savant ; il ne doute que de lui-même et de ses
interprétations, mais il croit à la science. »
I

HISTOIRE DES IDÉES


SUR L’HÉRÉDITÉ DE L’ACQUIS
La question de l’hérédité de l’acquis est, en biologie, une de
celles qui intéressent le plus vivement – on peut même dire qui
passionnent – l’opinion. Parmi les lettres que je reçois de lecteurs
inconnus, il en est bien une sur trois qui m’interroge à ce sujet,
ou me reproche de ne pas admettre la transmissibilité des
caractères acquis.
C’est que l’affaire n’est pas seulement d’importance pour le
biologiste de métier, en ce qu’elle touche au grand problème de
l’évolution des espèces ; elle concerne tout le monde, sur le plan
familial comme sur le plan social. Les parents veulent savoir si
leur descendance peut bénéficier ou pâtir de leurs propres
expériences physiques ou intellectuelles ; les sociologues veulent
savoir si les acquêts de la civilisation ont chances de s’inscrire, en
quelque mesure, dans le patrimoine de l’espèce, et, partant, si
l’on peut, à la lettre, considérer l’humanité comme « un même
homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement »
(Pascal).
La croyance à la transmission de l’acquis est implicitement
admise par la plupart des intellectuels ; elle fait partie du bagage
culturel de l’honnête homme. C’est ainsi que nous trouvons,
sous la plume de Pierre Audiat1 – d’ordinaire si bien informé de
toutes choses –, l’explication suivante de la « pudeur » que
montre, en matière d’argent, le Français, d’humeur si bavarde :
« Dans cette pudeur spécialisée, il n’entre pas, d’ailleurs, une
hypocrisie véritable ; c’est plutôt un réflexe acquis à la longue et
devenu un caractère héréditaire. »
Il est probable que Pierre Audiat a écrit machinalement cette
phrase, et sans penser qu’en l’écrivant il optait pour toute une
philosophie biologique.
Sainte-Beuve attribuait à la transmission de l’acquis l’origine
de sa vocation littéraire :
« Comment ai-je eu dès l’enfance une vocation littéraire si
prononcée, mêlée à ma disposition rêveuse ? Je me l’explique très
bien physiologiquement, quoiqu’en remontant je ne trouve rien de
littéraire dans ma famille. Mais mon père avait fait de bonnes
études, et depuis il avait toujours cultivé la chose littéraire avec
amour, avec goût. Homme sobre et de mœurs continentes, il m’a
eu à plus de cinquante ans, quand son cerveau était le mieux
meublé possible et que toute cette acquisition littéraire qu’il avait
amassée durant sa vie avait eu le temps de se fixer avec fermeté
dans son organisation. Il me l’a transmise en m’engendrant ; et dès
l’enfance, j’aimais les livres, les notices littéraires, les beaux
extraits des auteurs, en un mot ce qu’il aimait. Le point où mon
père était arrivé s’est trouvé logé dans un coin de mon cerveau à
l’état d’organe et d’instinct, et ç’a été mon point de départ2. »
Les adeptes des conceptions marxistes font de la transmission
de l’acquis un des articles de leur catéchisme idéologique ; et
c’est ainsi que le docteur Albert n’hésite pas à écrire que, dans
quelques décennies ou dans quelques siècles, les écoliers
apprendront le calcul intégral avec la même facilité qu’ils
apprennent aujourd’hui les quatre règles…
Comme dit Eugène Rignano, philosophe qui croyait
fermement à la transmissibilité de l’acquis : « La question de la
transmissibilité des caractères acquis, par sa généralité, par son
importance au point de vue de l’évolution des espèces et au
regard des doctrines sociologiques elles-mêmes, par l’étroite
connexion, enfin, qui la rattache aux questions plus ardues
encore relatives à la nature du phénomène vital…, dépasse les
bornes de la pure science biologique, et rentre ainsi dans le
domaine plus vaste de la philosophie positive, au sens comtien,
c’est-à-dire de la philosophie scientifique, qui s’occupe des
résultats les plus généraux des différentes sciences et des rapports
fondamentaux qu’elles entretiennent l’une avec l’autre3. »

La complexité de la question répond à son importance. Il n’en


est pas, je crois, qui recèle plus d’embûches, qui donne lieu à
autant de malentendus, – non seulement entre profanes mais
entre spécialistes. Cette complexité réelle, jointe à la passion
qu’on met trop souvent dans le débat et qui obnubile les
meilleurs esprits, est à l’origine d’une foule de méprises, qu’il
semble qu’on devrait pouvoir prévenir en précisant le sens des
termes utilisés et en faisant apparaître nettement sinon où est la
vérité, du moins quel est le contenu véritable de telle ou telle
opinion.
Le but de cette étude n’est point de convaincre qui que ce soit,
mais de déblayer, de nettoyer le terrain de discussion, afin que
chacun puisse se ranger d’un côté ou de l’autre en claire
connaissance de cause.
*
**
Ici, comme partout, la perspective historique va nous aider à
mieux situer le problème.
Très ancienne, la croyance à la transmission de l’acquis
remonte au moins aux anciens Grecs, puisque, déjà, on lit dans
Aristote :
« Les enfants ressemblent à leurs parents, non seulement dans
leurs caractères congénitaux, mais dans ceux acquis plus tard. Il
est arrivé que des cicatrices de parents se sont dessinées chez les
enfants et à la place correspondante. En Macédoine, on montrait
un enfant qui portait sur le bras une marque reproduisant
fidèlement, quoique d’une manière plus superficielle, une
cicatrice de brûlure en forme de lettre que le père portait au
bras ».
Hippocrate admet que « des enfants peuvent naître mutilés de
parents mutilés ».
Franchissons les siècles, pour arriver au XVIIIe.
A ce moment, les idées relatives à la génération ont pris
tournure plus précise ; l’opinion se partage alors entre le
préformationnisme, qui admet l’existence de germes organisés,
contenant en raccourci, en miniature, tout le nouvel être, et
l’épigenèse, qui fait dériver ce nouvel être d’une semence
amorphe, à partir duquel il se formerait par adjonctions
successives. Nous comprenons aujourd’hui que la biologie se
trouvait là comme coincée entre deux conceptions également
naïves et inadmissibles ; il fallait attendre, en effet,
l’établissement de la théorie cellulaire pour en venir à concevoir
qu’il existe bien, au départ de tout être, un germe organisé – œuf
ou cellule –, mais que cette cellule, en dépit de sa complexité
propre, n’est rien moins qu’une miniature de l’organisme qui en
doit provenir4.
Pour les épigénésistes du XVIIIe siècle (Maupertuis, Buffon), la
semence formatrice de l’être était produite par le corps tout
entier du progéniteur, dont elle représentait, pour ainsi dire, une
sorte d’extrait, de quintessence. Et l’on s’explique, dès lors,
qu’ils aient accueilli généralement avec complaisance l’idée de la
transmission de l’acquis : quand le corps était modifié, la
semence devait ou pouvait l’être, puisqu’elle en dérive.

Avec son habituelle netteté, Maupertuis5 posera la question :


« Ce serait assurément quelque chose qui mériterait bien
l’attention des philosophes que d’éprouver si certaines
singularités artificielles des animaux ne passeraient pas, après
plusieurs générations, aux animaux qui naîtraient de ceux-là, etc.,
si des queues ou des oreilles coupées, de génération en
génération, ne diminueraient pas, ou même ne s’anéantiraient
pas à la fin » (Vénus physique, 1745).
Fervent épigénésiste, Buffon pense que des chiens auxquels on
a coupé les oreilles et la queue transmettent ces défauts en tout
ou partie à leurs descendants ; il croit aussi à la transmission
héréditaire des effets de la domesticité et de l’acclimatation
(bosses du chameau, etc.). On peut consulter, à cet égard, le
chapitre sur la Dégénération des animaux, où Buffon expose un
transformisme limité, de style « lamarckien ».
En revanche, les préformationnistes – tels Charles Bonnet –,
qui logent l’être futur dans un germe préexistant depuis le
commencement de l’espèce, n’ont aucune raison de croire à la
transmission de l’acquis. Faisant allusion aux expériences que
suggérait Maupertuis, Bonnet écrira :
« On voit que, suivant mes idées, des queues retranchées aux
mâles de génération en génération ne diminueraient pas ou
n’anéantiraient pas à la fin les queues dont les germes auraient
été originairement pourvus. Cela arriverait infailliblement si la
queue du mâle fournissait des molécules, de la réunion desquelles
se formât celle des germes. Mais en retranchant la queue du mâle,
on ne lui retranche pas la partie des organes de la génération que
je suppose correspondre au coccyx. »
A l’appui de son opinion, Bonnet invoquait des arguments
assez puissants :
« Depuis deux siècles que les Anglais coupent la queue à leurs
chevaux, ceux-ci naissent constamment avec une queue ; depuis
plus longtemps encore que les Hottentots retranchent un
testicule à leurs enfants, tous les Hottentots continuent à naître
avec deux testicules. Un aveugle fait des enfants qui ont deux
yeux, un manchot en fait qui ont deux mains. »
Et il faisait valoir, de surcroît, une ingénieuse argumentation
due au célèbre physiologiste Albert de Haller : si l’acquis se
transmettait, la mère6 ne pourrait donner à sa fille un hymen
qu’elle-même n’a plus ; elle ne pourrait donner au fœtus le trou
ovale, ni le conduit artériel, ni le conduit veineux, ni les artères
ombilicales, ni le placenta et les vaisseaux, ni le cordon, ni
l’ouraque, ni ses enveloppes…

Avec Lamarck, la question va rebondir et changer


complètement d’aspect, car la transmission de l’acquis servira de
pièce maîtresse à son système transformiste ; jusque-là, le débat
ne concernait que les embryologistes ; désormais, il se trouvera
intimement lié à l’histoire des idées concernant l’origine des
espèces.
On peut dire que c’est à partir de Lamarck que la question de
l’hérédité de l’acquis va prendre, en biologie, sa valeur
passionnelle et comme dramatique.
En effet, dans sa Philosophie zoologique (1809), Lamarck
formule le fameux postulat, qui va, pour un long temps, faire
autorité :
« Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus
par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis
longtemps exposée, et par conséquent par l’influence
prédominante de tel organe, ou par celle du défaut constant
d’usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux
nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les
changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux
qui ont produit ces nouveaux individus. »

Etienne Geoffroy Saint-Hilaire adoptera ces vues : par


exemple, dans un Rapport qu’il fait à l’Académie des Sciences en
collaboration avec Serres, et qui concerne un mémoire de M.
Roulin (Sur quelques changements observés dans les animaux
domestiques transportés de l’ancien monde dans le nouveau
continent7), nous trouvons ces lignes significatives :
« Les chevaux sauvages provenant d’individus qui marchaient
l’amble ont transmis à leurs rejetons ce mode singulier de
progression ; ainsi, les chiens provenant de ceux que l’on avait
exercés à la chasse du pécari ont acquis, comme caractère
appartenant à la race, les moyens d’allure, d’attaque et de défense
qu’exige cette chasse. »
De même, Herbert Spencer fera, tout naturellement, de
l’hérédité de l’acquis, une des bases de sa théorie évolutive.
Pour lui, il n’est pas douteux que les êtres humains ne se
transforment, en structure et en fonction, sous l’influence des
conditions de milieu, et que les nouveaux caractères ainsi acquis
ne se montrent héréditaires. Il cite, notamment, l’exemple des
immigrants irlandais aux Etats-Unis, et aussi le cas des personnes
dont les ancêtres vivaient du travail manuel et qui ont
nativement les mains plus grandes : « Comment – dira Spencer –
le volume des mains serait-il un bon signe de l’extraction s’il
n’existait pas un rapport entre ce volume et la profession des
ancêtres ? »
Spencer invoque également, à l’appui de ses dires, la phtisie
héréditaire, la myopie congénitale, plus rare dans les populations
rurales que dans les populations où l’on se sert beaucoup de ses
yeux pour lire, et surtout la faculté musicale, qui n’a pu se
développer que graduellement sous l’influence de la civilisation.
S’agissant du mécanisme de la transmission, Spencer reconnaît
qu’il n’est nullement évident a priori que « des altérations de
structure, causées par des altérations de fonctions, doivent se
transmettre au rejeton », car il ne croit plus, comme les
épigénésistes, que le produit se forme à partir de semences
dérivées du corps parental. La théorie cellulaire a été fondée
en 1839, et l’on sait désormais que tout organisme, constitué par
des cellules, provient d’une cellule initiale, l’œuf.
Spencer propose donc l’explication suivante pour la
transmission des caractères acquis. Quand un organisme A se
transforme, sous l’influence du milieu, en organisme A’, il prend
un nouvel état d’équilibre, qui impose à chaque cellule un
changement correspondant au changement de l’ensemble. En un
mot, quand un organisme A devient A’, au bout de quelque
temps, toutes ses cellules, et en particulier les cellules
génératrices, virent au type A’8. Cette idée de l’influence de
l’ensemble sur l’élément est très importante. Elle restera à la base
de la plupart des opinions relatives à la transmission de l’acquis.
*
**
Avec Charles Darwin (1859), s’ouvre une nouvelle période.
Sa théorie de l’évolution des espèces par le moyen de la
sélection naturelle ne lui impose pas de croire à la transmission
de l’acquis, puisqu’il pourrait se contenter d’imaginer que les
espèces se créent par l’accumulation de variations germinales et
fortuites, n’ayant rien à voir avec le milieu. Mais il admettra
cependant l’existence du phénomène, et même il y attachera une
importance considérable, car il ne veut pas renoncer à
l’intervention des variations acquises, provoquées par l’usage ou
par les circonstances externes. En un mot, il incorpore à son
« darwinisme » une bonne part de « lamarckisme ». Et il ne se
trouve d’ailleurs pas spécialement gêné pour expliquer la
transmission des caractères acquis, ayant imaginé toute une
théorie de l’hérédité (théorie des gemmules) qui, à certains égards,
renoue avec les conceptions épigénésistes de Maupertuis et de
Buffon9. Ses gemmules (unités héréditaires) proviennent des
cellules corporelles du procréateur, et l’on n’aura donc, pour
rendre compte de la transmission, qu’à admettre que, lorsqu’une
partie du corps se trouve modifiée, elle produit et expédie au
germe des gemmules elles-mêmes modifiées.
« On ne peut pas – dit Darwin – ne pas concéder que des
mutilations, surtout quand elles sont suivies de maladies, ou
peut-être exclusivement dans ce cas, se transmettent
accidentellement » (Variation, tome II). Comme Buffon, Darwin
croit à la transmission des effets de la domesticité (il en voit des
exemples chez le chien, le cochon, le canard) ; dans l’Expression
des Emotions, il développe l’idée qu’une mimique d’abord
acquise peut devenir instinctive et héréditaire.
Plus ou moins imbus de lamarckisme, la plupart des
transformistes de cette époque continuent de faire valoir, en
faveur de l’hérédité de l’acquis, les arguments classiques : mains
fines des descendants d’intellectuels, modifications organiques
des races sous l’influence du milieu, instinct du chien de chasse,
etc. Une foule d’anecdotes sont rapportées : une jument atteinte
d’ophtalmie produit un poulain à œil défectueux ; une chatte à
queue écrasée procrée des chatons sans queue10 ; une chienne
ayant reçu un coup violent à la moelle épinière donne naissance à
des petits ayant l’arrière-train malformé ; un homme s’étant
fracassé la colonne vertébrale et ayant gardé de cet accident une
contraction spasmodique des membres engendre un fils
épileptique ; un autre qui s’est cassé un doigt ou s’est blessé au
genou engendre un enfant anormal ; un autre (cas cité par
Darwin) dont les paupières étaient devenues tombantes à la suite
d’attaques de convulsions a transmis cette particularité à deux de
ses trois enfants, etc.
Crinières ou queues ayant perdu leurs poils, cornes brisées,
oreilles déchirées par les boucles qu’on y attache, taies de l’iris,
pustules de varicelle, déformations des doigts consécutives à un
panaris, marques du fer brûlant, déformations causées par le
corset, etc. : tout cela, d’après les partisans de la transmission,
pourrait se montrer héréditaire…
Par la pratique de la traite, les mamelles se développent chez la
vache, de génération en génération. L’usage de couper la queue
aux chiens de traîneaux serait cause qu’au Kamtchatka les chiots
naîtraient avec une queue rudimentaire. L’aboiement du chien
domestique serait une imitation, devenue héréditaire, de la parole
humaine. Des poulains issus de parents bien dressés naîtraient
avec une aptitude déjà marquée au service du manège. D’après
Burdach, les enfants humains, du fait des progrès de la
civilisation, naîtraient de plus en plus capables de bénéficier des
avantages de l’éducation ; et, suivant Roux, un enfant européen,
élevé chez les Namaquois, aurait plus de peine que l’enfant
indigène à acquérir la langue du pays.
Au dire de Blumenbach et Reyer, les Juifs naissent quelquefois
en Allemagne dans un état qui rend inutile l’opération de la
circoncision (on les regarde alors comme des « favoris de
Jéhovah »). Quant au docteur Rilhet (cité par Darwin), il affirme
que, sous l’influence de la circoncision, le prépuce s’est réduit
chez les Mahométans des Iles Célèbes.
On invoque, enfin, des preuves indirectes de la transmission de
l’acquis : rétraction du petit orteil, chez l’homme, sous l’effet du
port de la chaussure ; callosités du chameau produites par
l’agenouillement ou bosses produites par le poids des fardeaux,
etc.
Ragots, racontages, n’ayant guère plus de valeur que les contes
de bonnes femmes sur l’imagination des mères ou les envies des
femmes enceintes : voilà, à peu de chose près, à quoi se réduit,
vers 1880, l’argumentation des partisans de l’acquis. Les
expériences de longue durée, réclamées par Maupertuis dès 1745,
n’ont même pas été tentées, car le « réflexe expérimental », en ce
temps, est encore très faiblement développé.
Quelques faits, cependant, peuvent être cités, et, en premier
lieu, – car c’est, à ma connaissance, la première expérience sérieuse
qu’on ait effectuée en ce domaine –, la tentative d’un vétérinaire
hollandais, Numan, en 1847.
La voici, telle que la rapporte Davaine, qui, à juste titre, la
considère comme « remarquable » :
« Chez des veaux de sexes différents et au nombre de six, cet
expérimentateur enleva par la trépanation une rondelle osseuse
dans la partie qui sert de support aux cornes, ou bien il enleva
seulement le périoste de cette partie. Chez aucun de ces animaux,
les cornes ne se développèrent. Lorsqu’ils eurent atteint l’âge
adulte, ces animaux furent accouplés entre eux, mais tous les
produits revêtirent des cornes semblables à celles qu’avaient eues
les grands-parents11… »
Et Davaine d’ajouter :
« Une expérience d’ablation d’un organe, faite dans plusieurs
générations consécutives, par un savant français, ne fut suivie, à
ma connaissance, d’aucun résultat. »
Sans doute s’agit-il des essais de Flourens, qui non seulement
coupe la queue à des chiens, mais, chez d’autres, pratique
l’ablation de la rate : les petits n’en auront pas moins une queue,
ou une rate ; et l’effet de la mutilation ne se transmettra pas
davantage si l’on répète la mutilation sur deux générations
successives12.

Plus tard, Cornevin13 poursuivra, pendant vingt ans, des


expériences sur l’amputation des cornes frontales chez les
Bovidés, et il ne constatera aucun effet sur l’évolution de ces
appendices dans la descendance.
En faveur de l’hérédité de l’acquis, il faut mentionner les
expériences de Brown-Séquard (1852-1882). Pratiquant des
lésions nerveuses chez des Cobayes, ce physiologiste constatait,
chez les descendants des animaux opérés, des modifications
structurales (exophtalmie, anomalies des membres) ou
fonctionnelles (épilepsie).
Ces expériences, qui parurent d’abord confirmées par
Obersteiner (1878), puis par Dupuy14, firent grand bruit dans les
sphères scientifiques ; Darwin, notamment, y attachait grand
crédit, estimant qu’elles apportaient « la preuve certaine que les
effets de certaines opérations sont héréditaires » (1879).
Mais voici qu’en 1887, la question de l’hérédité de l’acquis va
prendre un tour tout nouveau, avec Auguste Weismann, qui va,
tout à la fois, la soumettre au contrôle expérimental et à l’analyse
critique. Nous insisterons avec quelque détail sur l’œuvre
weismannienne, car il n’en est pas qui ait été plus
tendancieusement interprétée et ait donné lieu à plus de
malentendus, volontaires ou involontaires.
Considérable est son importance historique, car on peut dire
que c’est à dater de Weismann que le problème a été nettement
défini, circonscrit, et qu’on a commencé d’en apercevoir toute la
complexité.
En premier lieu, Weismann va effectuer une expérience fort
simple, et dont le résultat était pour lui écrit d’avance, mais qu’il
était nécessaire d’effectuer, ne fût-ce que pour mettre fin à tous
les récits fantaisistes concernant l’hérédité des mutilations.
Il coupe la queue à des souris, mâles et femelles, puis il les
accouple, pour les faire reproduire ; il renouvelle la mutilation sur
les produits, et continue ainsi l’expérience durant cinq
générations15. Naturellement, les jeunes conservent leur queue,
sans même présenter la moindre diminution, le moindre
raccourcissement de cet appendice.
Arrêtons-nous sur cette expérience.
On a dit, on a beaucoup dit, et on dit encore aujourd’hui,
qu’elle était « grossière », qu’elle ne prouvait rien et ne pouvait
rien prouver. Mais n’oublions pas qu’avant qu’elle ne fût tentée,
on parlait couramment de la transmission des mutilations ou des
blessures, et des mutilations ou blessures accidentelles, non même
renouvelées et ne portant que sur une seule génération.

Il est donc parfaitement abusif d’écrire, comme J. Segal16, que


Weismann « a tranché la discussion par une expérience
spectaculaire, mais de valeur scientifique fort contestable », et que
cette expérience était d’une « primitivité effarante pour
l’époque ».
L’expérience grossière et « primitive » de Weismann était
indispensable pour répondre aux affirmations bien plus grossières
et « primitives » des partisans de l’acquis, et Weismann n’a
jamais pensé qu’il tranchait le problème en tranchant les queues
de ses souris17.
Quant aux considérations théoriques qu’il développe à cette
occasion, elles sont d’une vigueur analytique et d’une pertinence
telles qu’on peut les reprendre aujourd’hui sans y rien changer.
Weismann, en effet, n’est pas homme à se contenter
d’explications verbales et spéculatives du type Spencer ; il
raisonne en homme de science, qui connaît ce dont il parle, et
tient à mettre les points sur les i. Aussi bien, sa conception du
patrimoine héréditaire n’est pas très éloignée de celle où est
parvenue la génétique moderne : le germe, selon lui, possède une
organisation très complexe, une architecture, une « structure
moléculaire spécifique », mais qui n’offre aucune ressemblance
directe, aucune correspondance avec la structure du corps (ou
soma).
Comment, dès lors, s’expliquer qu’une cicatrice cutanée – par
exemple –, ou que la dextérité digitale chez un pianiste, se puisse
transmettre au germe qui ne contient ni peau, ni doigts, ni
rudiment de ces organes, mais simplement une structure
moléculaire qui, par la suite des transformations de l’ontogenèse,
doit conduire à la formation du corps18 ?
« Comment pourrait-on imaginer que des modifications
infinitésimales du plasma germinatif peuvent être déterminées
par la production d’une cicatrice ou de toute autre mutilation
corporelle ? Je cherche en vain à comprendre. »
A l’extrême rigueur, on admettrait qu’en vertu de la solidarité
organique, une blessure ou une mutilation retentisse sur le
germe, c’est-à-dire sur sa « structure moléculaire spécifique » ou
sur les propriétés chimiques de celle-ci ; mais pourquoi cette
modification provoquée aurait-elle quelque analogie avec les
changements somatiques dont elle résulta ?
« Pourquoi la modification directe…, à supposer qu’elle pût
modifier le plasma des cellules germinatives, doit-elle provoquer
la modification correspondante de la structure moléculaire ?
Pourquoi ne provoquerait-elle pas une quelconque des milliers de
modifications possibles ?… C’est à peine si une supposition de ce
genre mérite d’être qualifiée d’hypothèse scientifique. »
Un point important à noter est le suivant. Weismann croyait à
l’indépendance du corps (soma) et du germen, autrement dit, à la
continuité de ce qu’il appelait le « plasma germinatif » ; et il est
possible – encore que son opinion ait été largement vérifiée pour
un grand nombre d’animaux et, singulièrement, pour les
Vertébrés – qu’il ait un peu trop généralisé la notion de
continuité germinale ; mais, contrairement à ce qu’on dit
souvent, cette notion n’a aucun rapport avec ce qu’il pense de la
transmission de l’acquis :
« A supposer qu’il n’y eût pas de continuité du plasma
germinatif d’une génération à l’autre, il faudrait que chaque
individu s’en formât un nouveau, et on ne comprendrait pas
davantage que ce plasma germinatif pût recevoir virtuellement en
lui, et contenir par suite en lui toute modification produite dans
l’organisme au cours de son existence sur n’importe quel point,
sous l’action d’influences extérieures. Je crois que le problème de la
possibilité de la transmission des caractères acquis reste entier, qu’on
admette ou qu’on rejette la continuité du plasma germinatif. »
Weismann croyait – et à tort, pensons-nous aujourd’hui – que
le plasma germinatif était beaucoup plus riche, beaucoup plus
complexe que le plasma des cellules somatiques19. Mais cela non
plus n’a aucun lien avec l’hérédité de l’acquis, et il est tout à fait
inexact de dire qu’il se refuse à admettre qu’une influence
« partant du soma, matière vulgaire », puisse modifier « le
germen, substance noble » (Segal).
Weismann conclut simplement – et, sur ce point, tout
biologiste est tenu de penser comme lui – qu’il est extrêmement
difficile, dans l’état présent de nos connaissances, de concevoir
« le mécanisme de sympathie secrète grâce auquel chaque
modification du corps se photographierait dans les cellules
germinales ». Il convient que l’incapacité d’expliquer le
phénomène pourrait n’être que momentanée et finalement céder
aux progrès du savoir, mais il estime – à juste titre – que l’on est
fondé à mettre en doute l’existence d’un mécanisme aussi
improbable tant qu’on ne dispose d’aucun fait qui en atteste la
réalité.
Car on ne saurait qualifier de faits les observations naïves et
douteuses qu’entassent les partisans de la transmission.
Attachera-t-on quelque crédit à cette histoire d’une brebis qui,
s’étant cassé la patte antérieure droite, a engendré un agneau
portant, à l’endroit même de la fracture, un anneau de laine
noire ?
« Quel dommage – ajoute railleusement Weismann – que la
laine noire n’ait pas pris la forme de lettres dont l’ensemble eût
formé l’inscription : à la mémoire de la fracture de ma digne
mère ! »
Parmi les faits qu’allèguent les partisans de la transmission, il
en est bien quelques-uns qui sont valables, mais c’est alors qu’ils
ne concernent pas des variations réellement acquises, au sens où
l’on doit prendre ce terme.
Et, sur ce point, l’analyse de Weismann sera vraiment
magistrale, qui établira clairement la distinction, aujourd’hui
classique, entre les variations acquises et les variations innées ou
germinales. Ces deux ordres de variations sont séparées, comme il
dit, par un « abîme », encore qu’elles soient confondues trop
souvent par les naturalistes et les médecins.
Si l’on veut appeler « acquises » des modifications du soma qui
doivent dépendre, comme les anomalies spontanées, d’une
modification antérieure du plasma germinatif, il est facile de
démontrer que des qualités acquises se transmettent, mais on ne
fait pas ainsi progresser la science, on ne fait que créer la
confusion.
« Il ne s’agit pas ici d’une dispute de mots, mais de la solution
d’une question scientifique des plus profondes… Si l’on veut
qualifier « d’acquise » chaque qualité nouvelle, le mot perd
simplement sa valeur scientifique, qui réside précisément dans la
limitation de son usage ; il ne signifie alors rien de plus que le
mot « nouveau ». »
Et encore :
« La science s’est de tout temps attribué le droit d’emprunter
au trésor de la langue des expressions individuelles, et de les
employer dans un sens tout à fait spécifique, et je ne vois
pourquoi elle devrait renoncer à ce droit pour le terme « acquis ».
« Il s’agit d’avoir une expression qui sépare rigoureusement les
deux catégories principales de modifications, c’est-à-dire les
modifications primaires du corps et les modifications secondaires,
qui sont la suite d’une variation germinale, quelle qu’en soit
l’origine. Il n’y a que les premières que nous avons appelées
« acquises » ; on pourrait les appeler aussi « somatogènes »,
puisqu’elles dépendent de la réaction du soma à l’égard des
influences extérieures, et l’on pourrait leur opposer toutes les
autres modifications du corps comme « blastogènes », c’est-à-dire
résultant d’une modification germinale. On exclurait ainsi toute
méprise. »
Weismann, par la suite, sera conduit à admettre le rôle de
certaines influences du milieu extérieur qui s’exercent en même
temps sur le corps et sur les germes : mais ce phénomène, auquel il
donnera le nom d’induction parallèle, n’est nullement à
confondre avec la transmission de l’acquis.
Ayant ainsi bien défini ce qu’il entend par variation acquise,
ayant fait comprendre que, pour expliquer la transmission d’une
telle variation, l’on doit recourir à des hypothèses pour le moins
invraisemblables, ayant montré expérimentalement que les
mutilations ne sont pas transmissibles, même quand elles sont
renouvelées sur plusieurs générations, Weismann était en droit de
conclure que la preuve de la transmission de l’acquis incombait à
ceux qui affirment le phénomène.
Cette preuve, qu’ils ne peuvent fournir directement par
l’expérience, ils prétendent, au demeurant, la donner
indirectement, en affirmant que l’on ne peut se passer de
l’hérédité de l’acquis pour expliquer l’évolution des espèces. Et
ce sera la seconde partie de l’argumentation de Weismann que de
tâcher à montrer qu’aucun fait d’évolution n’exige qu’on postule
ce mode d’hérédité.
Certes, conviendra-t-il, l’abandon du principe de Lamarck
« n’est pas un allégement pour les transformistes, mais nous ne
cherchons pas une explication de pure forme, et aussi commode
que possible. Nous voulons une explication réelle, nous
cherchons la vérité, et si nous reconnaissons que jusque-là nous
avons fait fausse route, c’est un devoir pour nous de rebrousser
chemin et de chercher une autre voie, quelles qu’en soient les
difficultés. »
Or, ces difficultés, selon Weismann, elles ne sont pas
insurmontables. On peut rendre compte des phénomènes de
progrès organique sans faire appel à l’idée lamarckienne ; et c’est
précisément à partir des publications de Weismann que naîtra ce
darwinisme pur, complètement débarrassé de lamarckisme,
qu’on devait appeler le néo-darwinisme.
Soulignons encore ici une fréquente mésinterprétation de la
logique weismannienne.
On a dit et redit (Rignano, en particulier) que Weismann
repousse l’hérédité de l’acquis parce qu’il estime qu’on peut s’en
passer pour expliquer les données de l’évolution, et notamment
les faits d’adaptation organique. Ce n’est pas du tout cela. Ayant
montré, d’abord, l’embarras où l’on se trouve pour accepter
l’hérédité de l’acquis, il se demande – alors, et alors seulement –
si les données de l’évolution imposent réellement la croyance en
ce mode d’hérédité.
En somme, s’il s’applique à établir que l’hypothèse de la
transmission de l’acquis est superflue pour rendre compte de
l’évolution organique, ce n’est nullement pour en tirer argument
en faveur de la non-transmission, mais pour ôter aux partisans de
la transmission l’argument qu’ils voulaient eux-mêmes tirer de la
prétendue nécessité de cette hypothèse.
Ce qui n’est pas du tout la même chose !
Si nous avons tellement insisté sur l’argumentation de
Weismann, c’est qu’elle a été trop souvent déformée et
caricaturée, surtout en France, notamment par A. Giard20 et par
F. Le Dantec.
L’analyse weismannienne forme un tout cohérent,
parfaitement logique, et, dans une certaine mesure, inattaquable.
Résumons-la :
1o Les faits allégués par les partisans de la transmission sont
dénués de toute valeur, si l’on ne considère, en fait de variations
acquises, que celles auxquelles s’applique la définition
weismannienne, seule capable de bien distinguer les variations
germinales et les variations somatiques ;
2o L’expérimentation n’aboutit qu’à des résultats négatifs,
bien qu’il n’y ait aucune raison, a priori, pour que le phénomène
échappe au contrôle expérimental ;
3o Le phénomène de la transmission est extrêmement difficile
à concevoir, en théorie ;
4o Les données de l’évolution n’imposent aucunement de
croire à ce mode d’hérédité, qui, en fin de compte, apparaît tout
à la fois, comme non prouvé, extrêmement improbable, et non
nécessaire.
*
**
Après Weismann, nous allons entrer dans l’époque
expérimentale de l’étude de l’hérédité acquise.
Une foule d’expériences seront présentées, de part et d’autre,
et dont les auteurs, selon leurs opinions, tireront des conclusions
adverses21.
Comme nous le verrons tout à l’heure, les causes d’erreur
pullulent en ce genre d’essais, et qui ne commenceront
d’apparaître bien clairement qu’à la clarté de la génétique
mendélienne (1900).
Pour ce qui est de l’interprétation de l’hérédité acquise,
certains se borneront à reprendre les explications vagues du type
spencérien. Ainsi Le Dantec22, pour qui les discordantes des
résultats expérimentaux viennent de ce que la substance
héréditaire peut ou non ajuster sa composition chimique à la
modification du corps : il n’y a pas transmission des mutilations
ou des déformations parce que « la substance d’un manchot ne
devient pas de la substance de manchot, le pied bot volontaire des
Chinoises ne transforme pas la substance des Chinoises en
substance de Chinoise pied bot » ; au contraire, dans les expériences
de Brown-Séquard, l’épilepsie transforme la substance de cobaye
en substance de cobaye épileptique.
La différence est due à ce que, dans ce dernier cas, il existe un
état chimique correspondant au nouvel équilibre organique, alors
que, dans les autres cas, l’état chimique correspondant n’existe
pas.
Pour Le Dantec, ne doit être considéré comme acquis que le
caractère qui modifie tout l’état chimique du corps ; et, dès lors,
le problème de l’hérédité de l’acquis ne se pose plus, puisque, par
définition, un tel caractère est forcément héréditaire, dans la
mesure où il affecte toutes les cellules de l’être.
Le seul malheur est qu’on ne connaissait pas, du temps de Le
Dantec – et que l’on ne connaît pas davantage maintenant – de
ces fameux caractères qui atteignent le patrimoine chimique de
toutes les cellules.
A côté de ces conceptions purement verbales, il en apparaîtra
une autre, plus concrète, plus positive, qui tâche de faire
intervenir, dans la transmission des variations acquises, des sortes
de « messagers chimiques », émanant des parties somatiques
modifiées et allant au germe où elles impriment des
modifications spécifiques. C’est ce type d’explication qui, de
plus en plus, prévaudra, – les messagers chimiques, sortes de
« gemmules » liquides, pouvant être des lysines, des hormones,
des ferments, etc.
Pour le pathologiste Bouchard, la transmission de l’acquis –
surtout dans le domaine de l’hérédité morbide – s’expliquerait
par la sécrétion de produits solubles, à partir des cellules lésées :
« Supposez que les produits solubles d’un organe aient plus
grande affinité pour celle des granulations qui, dans la cellule
génératrice, est destinée à régler la formation de l’organe similaire
chez le produit, et vous comprendrez que l’exagération de
fonction ou que la maladie ou que la suppression d’un organe
puisse avoir pour conséquence des anomalies physiques ou
fonctionnelles dans l’organisme similaire de l’individu
engendré… J’ai repris, si l’on veut, la théorie de Démocrite, mais
avec cette différence qu’un peu de matière venue de chaque
partie, au lieu de former la partie correspondante du nouvel être,
imprime une activité spéciale à la granulation ancestrale qui a
dans sa destinée de présider éternellement à la formation de cette
partie » (Bouchard, cité par P. Le Gendre : L’Hérédité et la
pathologie générale, Nouveau Traité de Pathologie générale, tome I,
1912, Masson).
A l’appui de cette hypothèse, on invoquait les expériences de
Charrin, de Charrin et Gley, de Delamare23, etc.
Après que la théorie chromosomique de l’hérédité aura
clairement révélé, dans le patrimoine héréditaire, une collection
de gènes fonctionnellement spécialisés, les partisans de la
transmission de l’acquis tâcheront d’ajuster leur croyance à ce
« micromérisme » positif, et ils supposeront l’existence d’un
réseau de liaisons humorales entre le corps et les gènes.
A cette conception se rattachent les fameuses expériences de
Guyer et Smith (1918) sur la cataracte héréditaire que
provoquerait le sérum anticristallin, expériences qui s’inscrivaient
dans la ligne directe de celles de Charrin et Delamare.
Sans qu’on puisse rappeler ici, même sommairement, tous les
essais qui furent réalisés entre 1900 et 1950, on peut dire, en
bref, qu’aucun fait d’hérédité acquise n’a jusqu’ici tenu devant
une critique serrée. Mentionnons rapidement les expériences de
Kellogg et Bell sur les Vers à soie (1903), de Pictet sur Ocneria
dispar (1905), de Woltereck sur les Daphnies, de Sumner sur les
Souris, de divers botanistes sur l’adaptation des plantes aux
altitudes, aux climats, etc.
L’expérience de Guyer et Smith ne put être confirmée par
Huxley et Saunders (1924), ni par Finlay (1924). Celles de
Brown-Séquard furent réduites à néant par Sommer, Taft,
Wrazek et Maciesza, Graham Brown, etc.
En revanche, de très nombreux faits négatifs furent recueillis :
expériences de Cuénot, Lienhart et Mutel sur l’intransmissibilité
de la cataracte naphtalinique chez le lapin, de Payne sur
l’intransmissibilité des effets de l’obscurité chez la drosophile,
etc.
*
**
En regard de ces résultats unanimement contraires à la
transmissibilité de l’acquis, il convient de noter la position
résolument aberrante qu’a prise la science soviétique, dite
mitchourinienne.
Peut-être doit-on rattacher l’affaire aux travaux du naturaliste
viennois, Paul Kammerer, qui, spécialisé dans la biologie des
Amphibiens et des Reptiles, prétendait, vers 1909, avoir
démontré l’hérédité de certains caractères acquis chez l’Alyte ou
Crapaud accoucheur, chez les Salamandres et les Lézards.
Rappelons l’une de ses plus notables expériences : le mâle de
l’Alyte qui s’accouple à terre, ne possède pas de callosités
digitales, mais, si on le force à s’accoupler dans l’eau, il en
apparaît une, et qui se montre héréditaire…
Ce résultat fut contesté vivement par Bateson, quand
Kammerer vint en Angleterre pour exposer ses vues devent la
Société Linnéenne de Londres (1923).
En 1925, Kammerer fut invité par Lounatcharsky, alors
Commissaire soviétique à l’Instruction publique24, à prendre la
direction d’un laboratoire de Moscou. Mais le 7 août 1926, un
grand spécialiste anglais des Amphibiens, Noble, publiait, dans la
revue Nature, un violent article où il accusait Kammerer (ou l’un
de ses collaborateurs) d’avoir truqué l’expérience en injectant de
l’encre de Chine dans la callosité de l’Alyte !
Quelques semaines plus tard, Kammerer, après avoir légué ses
collections à l’Académie des sciences de l’U.R.S.S., se suicidait
sur le Hochschnesberg, près de Vienne. Suicide qui fut
généralement compris comme un aveu de fraude…
De tout cela, Lounatcharsky tira un film, La Salamandre, où il
jouait lui-même en compagnie de sa femme. C’était l’histoire de
l’existence héroïque et de la tragique persécution d’un biologiste
en qui l’on ne pouvait pas ne pas reconnaître Kammerer… Le
film fut diffusé dans toute l’U.R.S.S., en 1929. Et c’est de là, en
somme, qu’on peut dater l’adoption officielle du lamarckisme
par le gouvernement soviétique.
« Chaque découverte – écrira Segal – a ses martyrs. Kammerer
a été la victime de la transmission des caractères acquis. »
Le célèbre physiologiste Pavlov, en 1923, avait cru, lui aussi,
constater la transmission d’un réflexe acquis, finalement
transformé en réflexe absolu : des souris étaient dressées à venir
manger au son d’une cloche ; les descendants se laissaient dresser
plus facilement, au bout de 100 épreuves ; à la deuxième
génération, il n’en fallait plus que 30 ; à la troisième, plus
que 10 ; à la quatrième, plus que quatre…
D’après Koltzoff (Revue Scientifique, 1929), Pavlov aurait, par
la suite, reconnu loyalement son erreur, l’apparence de réussite
étant due à une sélection involontaire de lignées
génotypiquement différentes. Mais, encore aujourd’hui, les
biologistes marxistes continuent de faire état de l’expérience de
Pavlov.
Dans l’Introduction à l’œuvre de Pavlov (Questions scientifiques,
1933, tome 4, Editions de la Nouvelle Revue critique), et plus
précisément dans le chapitre intitulé : L’Œuvre scientifique de
Pavlov, M. Emile Baulieu fait honneur à Pavlov d’avoir « formulé
l’idée que les réflexes conditionnés peuvent se transformer au
cours de l’évolution, dans le processus de phylogenèse, en réflexes
conditionnés absolus. »
« Pour conditionner un lapin, par exemple, Pavlov a montré
que le nombre d’essais nécessaires diminue à chaque génération.
Il en est de même pour des rats dressés à parcourir un labyrinthe
(114 essais la première fois, 25 à la vingt-troisième génération).
« Nesmeianov confirmait récemment la vérification et la
généralisation de ces expériences, qui indiquent la voie de
transformation des réflexes acquis en réflexes absolus pour créer
l’instinct basé sur l’expérience historique d’une espèce. »
Dans le même ouvrage, nous lisons (Victor Lafitte, Pavlov et le
Matérialisme dialectique) :

« Contrairement aux conceptions fixistes25 de Weismann et de


Morgan, Pavlov développe la théorie de la transmission
héréditaire de l’influence vitale individuelle et la transformation
des liaisons temporaires en liaisons constantes… Pavlov déclare :
On peut admettre que certains des réflexes nouvellement formés
se transforment ultérieurement, par l’hérédité, en réflexes
inconditionnés… »
On nous apprend encore que, dans les laboratoires de
Koltouchi, les élèves de Pavlov ont fourni plusieurs exemples de
transmission héréditaire des réflexes conditionnés, notamment
sous la forme d’une diminution sensible du nombre de
répétitions pour fixer un réflexe alimentaire, d’une génération à
la suivante.
Or, il n’y a jamais eu la moindre confirmation sérieuse de ce
genre d’expériences, qui font partie de la mythologie
mitchourinienne ; et, bien au contraire, les expériences de
Sadovnikova Kolsova (1926) ont abouti à des résultats
strictement négatifs26.
Outre les expériences sur la transmission des réflexes
conditionnés, bien d’autres faits sont allégués par les
mitchouriniens en faveur de la transmission de l’acquis.
Bielenki prétend avoir vérifié les expériences de Brown-
Séquard sur l’hérédité de l’épilepsie expérimentale.
Sakharoff pratique, chez la Souris, l’ablation de la rate, et
constate des modifications de la formule leucocytaire qui se
transmettent à la descendance. D’autres auteurs prétendent avoir
modifié les caractères somatiques (taille, couleur) des volailles en
introduisant dans l’œuf de l’albumine d’une autre race ; ces
modifications seraient héréditaires. Chez les plantes, on
provoquerait, par la greffe27, surtout par la greffe embryonnaire
(greffe d’embryons sur endospermes étrangers), des variations
transmissibles par la graine.
D’après Segal, « une des raisons pour lesquelles les élèves de
Mitchourine et de Lyssenko réussissent à produire à volonté des
cas de transmission de caractères acquis, c’est leur connaissance
du mécanisme mis en jeu. Ils savent que seules des interventions
profondes dans les fonctions vitales de l’organisme peuvent
provoquer un ébranlement du mécanisme héréditaire. Ils
connaissent les moments où l’intervention d’un facteur extérieur
donné a le plus de chances de produire une variation durable.
Leurs confrères occidentaux, travaillant à l’aveuglette, ne
pouvaient pas compter sur une telle série de réussites. »
Que penser du mitchourinisme et du lyssenkisme ?

J’ai déjà traité, à plusieurs reprises, de cette question28, et me


bornerai à redire ici, d’une part, que les expériences des
biologistes soviétiques n’ont jamais pu être refaites en d’autres
laboratoires où de soigneuses précautions étaient prises pour
éliminer les causes d’erreur, d’autre part, que la façon agressive,
partiale, provocante, – politique – dont sont présentés les
résultats suffirait à leur ôter quasiment tout crédit.
Il semble d’ailleurs que, même en U.R.S.S., l’opinion
scientifique ait sérieusement évolué depuis les fracassantes
déclarations du début, encore qu’on ne puisse démêler, dans ce
changement apparent d’orientation, ce qui relève de la critique
scientifique ou de la tactique partisane.
J’ajoute que, même si certaines expériences du type
mitchourinien se montraient plus ou moins recevables, elles
enseigneraient peut-être qu’une profonde modification de la
nutrition cellulaire peut entraîner quelquefois des variations
héréditaires différentes des mutations classiques, mais elles ne
démontreraient pas pour autant l’hérédité des caractères acquis,
au sens weismannien du mot, c’est-à-dire au sens – qui est seul
bien défini – de caractères purement somatiques au départ. Il ne
faut jamais oublier que c’est sur la transmission de tels caractères
que se fondent les systèmes d’inspiration lamarckienne.
*
**
Pour donner une idée de la façon dont se pose actuellement le
problème de la transmission de l’acquis, nous indiquerons ici les
principales d’entre les multiples exigences auxquelles doit
satisfaire, en cette matière, une expérience correcte :
a) Il faut partir d’un matériel génétiquement homogène, c’est-
à-dire d’une lignée pure ou à peu près pure, de façon à prévenir
les effets d’une sélection involontaire ; on constituera deux lots,
dont l’un servira de témoin par rapport au lot qu’on soumettra
aux changements de conditions ;
b) Il faut exclure toute influence directe des parents, influence
qui peut s’exercer parfois de façon cachée. Ainsi, s’agissant d’une
acquisition psychique, l’éducation ou l’imitation peut fausser
complètement l’expérience. S’il s’agit d’un effet physique, cet
effet peut être dû à un agent bactérien, qui passera des parents à la
descendance. C’est ce qui s’est produit dans certaines expériences
de Pictet où des papillons (Ocneria) se trouvaient modifiés par un
changement de régime imposé aux chenilles : la modification
était en rapport avec une variation de la flore intestinale,
variation qui se transmettait de génération en génération, par
contamination directe.
Il est possible que, dans certaines expériences du type Brown-
Séquard (transmission de l’épilepsie artificielle), un agent
bactérien se soit transmis des parents aux descendants.
c) Ne peuvent être considérés comme sûrement héréditaires
que les effets transmissibles par la cellule paternelle
(spermatozoïde), laquelle, réduite quasiment à son noyau, ne
contient pas assez de cytoplasme pour que s’y introduisent des
substances étrangères ou des virus29.
En ce qui concerne la transmission des caractères par la mère,
il faut se souvenir que des effets – dits maternels – peuvent
s’exercer soit par l’intermédiaire du sang de la mère –
transmission de l’immunité par des anticorps, transmission de
cytolysines dans les expériences du type Charrin, transmission de
la disposition à l’anxiété par des substances psychogènes, etc. –,
soit par le cytoplasme de l’ovule, qui, très abondant, peut
accumuler diverses substances dont l’effet donnera lieu à des
phénomènes de pseudo-hérédité. Par exemple, chez la Teigne des
farines (Ephestia kühniella), une certaine hormone de
pigmentation (hormone A) peut passer dans le cytoplasme de
l’œuf et modifier la pigmentation des larves-filles ; chez un autre
Lépidoptère, on a fait voir que certains colorants
s’emmagasinaient dans les œufs et coloraient les individus de la
génération suivante ; chez la Mouche du vinaigre, un agent
particulaire, plus ou moins analogue à un virus (génoïde), peut
passer dans les œufs et conditionner la sensibilité au gaz
carbonique, etc.
Si jamais une substance d’origine somatique, et passant dans
les ovules, acquérait la faculté d’auto-reproduction (comme un
virus), elle serait, en somme, comparable à un plasmagène (gène
du cytoplasme), et l’on serait peut-être fondé, en ce cas, à dire
qu’il y a transmission d’un caractère acquis, limitée au sexe
féminin. Mais on ne connaît, pour l’instant, aucun exemple d’un
tel phénomène.
d) Une transmission par voie végétative (bouturage) n’est pas
une vraie transmission de l’acquis, puisque tout le problème est
de savoir si un caractère acquis peut s’inscrire dans une cellule
germinale.
e) Les faits observés chez les bactéries (modifications des
enzymes) et, plus généralement, chez les êtres unicellulaires, ne
rentrent pas dans le cadre de l’hérédité acquise, puisque, chez
eux, le corps (soma) se confond avec le germe, et que tout le
problème est précisément dans le passage du soma à la cellule
germinale.
f) N’appartiennent pas davantage à l’hérédité acquise les faits
d’induction parallèle, c’est-à-dire les faits concernant une action
simultanément exercée sur le corps et sur la cellule germinale.
Récemment, on a beaucoup parlé des expériences réalisées par J.
Benoit, P. Leroy, R. et C. Vendrely, sur les Canards, et où, par
l’action d’une substance chimique extraite des gènes (D.N.A.),
l’on aurait réussi à modifier certains caractères raciaux de
l’individu. La modification serait transmissible à la descendance,
au moins en partie. Mais, contrairement à l’avis de nombreux
commentateurs30, il n’y aurait nullement, en ce cas, transmission
de l’acquis, mais simplement induction parallèle, un même
composé chimique (le D.N.A.) ayant provoqué, d’une part, une
somation dirigée chez les Canards parents, et, d’autre part, une
mutation dirigée dans leurs cellules reproductrices.
Nous ferons encore une remarque. On a dit que, pour qu’un
caractère acquis se transmît, il fallait qu’il eût été acquis très
précocement et qu’il eût été acquis par une « réaction vitale » de
l’organisme. Or, chez la Grenouille verte, j’ai décrit et étudié une
certaine anomalie (anomalie P) qui se traduit par la présence de
doigts, d’orteils et de membres surnuméraires, ainsi que de
protubérances diverses. Ces malformations sont d’acquisition très
précoce, l’origine s’en trouvant dans le bourgeon du membre, et
elles expriment une forte réaction des tissus en présence d’un
agent chimique ou d’un virus ; pourtant, elles n’en sont pas
moins rigoureusement intransmissibles31.
Un autre argument dont usent les partisans de la transmission
de l’acquis est que nos expériences de laboratoire sont trop courtes
pour être démonstratives. Ou encore que la matière vivante a
changé depuis l’origine et que le phénomène ne se produit plus
aujourd’hui… Quand l’adversaire se réfugie sur ce terrain, il y est
évidemment impoursuivable, mais aussi il a quitté le plan de la
discussion positive…
Enfin, il faut rappeler que, tout comme du temps de
Weismann, les « transmissionnistes » font état de ce qu’ils
considèrent comme des « expériences naturelles » : atrophie des
yeux chez les animaux souterrains ou cavernicoles, atrophie des
ailes chez les oiseaux des îles, parallélisme entre l’accommodat
individuel et le trait spécifique.
Ils insistent aussi sur l’existence de maints caractères
structuraux qui ne paraissent pouvoir s’expliquer par le hasard
des mutations, et qui trouveraient une explication commode
dans l’hérédité des effets de l’usage ou du manque d’usage, de la
compression, etc. : callosités du Chameau, de l’Autruche et du
Phacochère, courbure de l’abdomen du Pagure (qu’on dirait
moulée d’avance sur celle de la coquille dextre qui logera
l’animal), échancrure de la lèvre supérieure du Sanglier mâle,
échancrure de la lèvre inférieure du Chat (qu’on dirait produite
par la pression des dents), échancrure de la valve droite du Pecten
(qu’on dirait faite pour laisser passer le byssus), etc.
Pour toutes ces raisons, d’éminents zoologistes se refusent à
trancher le débat. Ils estiment qu’on n’est pas « en droit de nier
d’une façon absolue l’hérédité des caractères acquis, bien qu’elle
reste incompréhensible dans l’état actuel de nos
connaissances32 ».
De même Piaget, qui envisage non sans complaisance
l’existence d’un mécanisme anticipateur, permettant à
l’organisme de doubler, à un moment donné, la variation
phénotypique d’une variation génotypique33, et aussi Teilhard de
Chardin, qui tient qu’en dépit de « l’assurance de nos néo-
darwiniens modernes quand il s’agit de nier tout ce qui
ressemble à du lamarckisme, on ne voit pas très bien comment,
chez les animaux (Insectes, notamment), nombre d’instincts,
sûrement héréditaires aujourd’hui, ont pu s’établir sans fixation
chromosomique de certaines habitudes acquises (méthodes de
nidification, de chasse, etc.), devenues graduellement germinales
à force d’éducation se répétant (avec ou sans pression sociale) sur
un nombre assez grand de générations. Anatomiquement, c’est
vrai, l’homme ne paraît pas avoir appréciablement changé depuis
quelque trente mille ans34. Mais psychiquement, est-il certain
que nous soyons les mêmes ? C’est-à-dire sommes-nous bien sûrs
de ne pas naître aujourd’hui avec la faculté de percevoir et
d’accepter, comme immédiatement évidentes et naturelles,
certaines dimensions, certaines relations, certaines évidences qui
échappaient à nos devanciers ? Et ceci, à soi seul, ne serait-il pas
un indice suffisant pour établir que, biologiquement parlant,
nous sommes encore en mouvement35 ? »
*
**
Il est temps de conclure.
Pour moi, j’avoue franchement que je considère la question de
la transmission de l’acquis comme pleinement éclaircie et résolue
en ce qui concerne la sorte de caractères définis par Weismann
comme méritant bien le qualificatif d’acquis : par exemple,
hypertrophie d’un muscle par l’usage, réflexes conditionnés, etc.
Je dirai même que tout ce que nous avons récemment appris
sur la constitution de la substance héréditaire ne fait que nous
rendre cette transmission de l’acquis plus inconcevable encore
qu’elle n’était au temps de Weismann.
On admet aujourd’hui que la base matérielle de l’hérédité –
l’hérédine, si l’on peut dire – se confond avec un certain
composé chimique, l’acide désoxyribonucléique ou, par
abréviation, le D.N.A.
Allons-nous sérieusement penser qu’une modification
somatique va déterminer, dans telle molécule de D.N.A., juste la
permutation d’atomes qui, à la génération suivante, se traduirait
par la même modification somatique ? Allons-nous sérieusement
penser – pour prendre un exemple cher aux partisans de la
transmission – que, parce qu’un chameau s’est souvent
agenouillé, il en résultera, dans ses humeurs, une modification
telle qu’une certaine molécule de D.N.A., dans ses cellules
sexuelles, s’en trouverait changée, et de la façon même qui
entraînerait la formation d’une callosité au genou de ses enfants ?
N’oublions jamais, quand on parle d’hérédité acquise, la
précision locale des effets qu’en attendent ses partisans !
Ajouterai-je, enfin, que cette question de la transmission de
l’acquis, si débattue, si controversée, cette question qu’on
passionne et qu’on envenime comme à plaisir, je ne parviens pas
à lui donner l’importance qu’on y attache d’ordinaire. Car,
même en accordant au lamarckisme la très invraisemblable
transmission des adaptations fonctionnelles, je pense qu’on n’en
serait pas plus avancé dans la compréhension du phénomène
évolutif.
Ni le lamarckisme sous aucune forme, ni le néo-darwinisme ne
fournissent, à mon sens, la clef de la formation du monde
vivant36.
Si demain, l’on apportait, soit d’un laboratoire soviétique, soit
d’un laboratoire occidental, un fait d’hérédité acquise bien
démontré, échappant à toutes les critiques dont j’ai donné
précédemment un aperçu, j’applaudirais, bien sûr, comme
j’applaudirais à la découverte de tout fait nouveau, mais je
n’aurais garde d’en conclure, pour cela, que le lamarckisme fût
bien fondé, et que nous fussions enfin en possession d’une
explication satisfaisante de l’évolution.
Je dirai même qu’une telle découverte m’apparaîtrait, par un
certain côté, un peu fâcheuse, car elle risquerait de redonner une
vigueur factice à une thèse qui – indépendamment de la
transmission de l’acquis – n’offre qu’une piètre valeur
explicative.
Pour ce qui est des conséquences sociales de l’hérédité de
l’acquis, je crois que ceux-là mêmes qui en admettent l’existence
ne comptent pas très sérieusement sur elle pour améliorer la
société et perfectionner l’espèce.
En revanche, l’Homme dispose, pour évoluer psychiquement
et socialement, d’un procédé qui n’est pas biologique, mais dont
la réalité est indéniable et l’efficacité très grande : nous voulons
parler de la tradition, c’est-à-dire de la transmission par
l’exemple, par l’éducation, par la parole et par le livre (ajoutons-y
le disque et le cinéma), en un mot, de ce que Baldwin a nommé
de façon juste et saisissante l’hérédité sociale.
Cette sorte d’hérédité enregistre, à coup sûr, toutes les
innovations de la technique, toutes les acquisitions de l’esprit,
tous les progrès de la conscience collective.
A cause d’elle, tout se passe, dans le déroulement de l’aventure
humaine, comme s’il y avait transmission des caractères acquis. Et,
quant aux devoirs qui sont, envers elle, les nôtres, nous sommes
tous d’accord : que nous soyons biologistes ou non biologistes,
que nous soyons lamarckiens, darwiniens, transformistes
agnostiques, ou même anti-transformistes s’il en est encore, nous
pensons qu’il nous incombe de l’enrichir et de l’améliorer dans
la mesure de nos moyens en y introduisant des mutations
favorables.

1. Le magistrat et le banquier (Le Figaro).

2. Pensées et Maximes, rassemblées pour la première fois et présentées par Maurice


Chapelan. Grasset, 1955.
3. E. RIGNANO. Sur la transmissibilité des caractères acquis. Hypothèse d’une centro-
épigenèse. Alcan, 1908.

4. Voir JEAN ROSTAND. Esquisse d’une histoire de la Biologie. Gallimard.


5. Sur la place que tient Maupertuis dans l’histoire des idées transformistes, voir J.
ROSTAND, L’Evolution des espèces, Hachette, 1932.

6. Si Haller ne parle que de la « mère », c’est qu’il croyait que le germe appartenait à
la seule femelle (thèse de l’ovisme).
7. Annales des Sciences naturelles, 1829, tome 16, p. 34.

8. Principes de Biologie, Tome 1.


9. De la Variation des animaux et des plantes. 1879.

10. Ce fait, signalé en 1887 au Congrès des naturalistes de Wiesbaden, sera cité par
EIMER dans la préface de son ouvrage : Ueber die Enstehung der Arten auf Grundlage des
Vererbens erworbener Eigenschaften.
11. NUMAN. Considérations anatomo-physiologiques sur les cornes frontales de l’espèce
bovine. Amsterdam, 1847. Voir DAVAINE, Article Monstres, monstruosité, in
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales. G. Massens, Asselin et Cie, Paris
(L’Œuvre de C.-J. Davaine. Baillière, 1889, p. 800),

12. Ontologie naturelle, p. 41. Garnier frères, 1861.


13. Mentionné par A. SANSON, Traité de zootechnie, tome II, p. 7. Librairie agricole
de la maison rustique, 1911.

14. De la transmission héréditaire des lésions acquises. Bulletin scientifique de la


France et de la Belgique, XXII (1890), p. 446.
15. Voir « La prétendue transmission héréditaire des mutilations »,
septembre 1888 (L’expérience avait été commencée le 17 octobre 1887).

16. Mitchourine, Lyssenko, et le problème de l’hérédité. Editeurs français réunis.


17. « Je suis cependant très éloigné de regarder ce problème comme définitivement
résolu par le fait qu’on peut rejeter dans le domaine de la fable l’hérédité des
mutilations. »

18. On a parfois accusé Weismann de préformationnisme déguisé. Or, c’est, au


contraire, dans la mesure où il n’est pas préformationniste qu’il aperçoit la difficulté de
concevoir la transmission de l’acquis.
19. Il est admis, à l’heure présente, qu’il n’y a pas de différence essentielle entre le
noyau des cellules somatiques et le noyau des cellules reproductrices (bien que les
récentes expériences de Briggs et King sur la différenciation nucléaire au cours de
l’ontogenèse pourraient redonner quelque crédit à l’opinion de Weismann). En outre,
un grand nombre de tissus somatiques se sont révélés doués d’immortalité potentielle :
on ne peut donc, non plus, maintenir l’opposition weismannienne entre mortalité
somatique et immortalité germinale.
20. Celui-ci estimait que la critique de Weismann était « spécieuse », et que le savant
allemand s’était « donné beaucoup de peine pour un maigre résultat » (Controverses
transformistes, 1903).
21. Le grand physiologiste Marey demandait qu’on expérimentât aux fins de savoir
si les modifications que l’on peut produire chez un animal par le travail exagéré de
certains muscles se transmettent à la descendance : « On ne pourrait l’affirmer encore,
mais il est bien probable que la théorie transformiste recevra cette confirmation
dernière. » (Cité par Giard, Ibid, p. 146.)

22. Traité de Biologie, Alcan, 1906.


23. Voir, notamment, DELAMARE : Recherches expérimentales sur l’hérédité morbide.
Rôle des cytolysines maternelles dans la transmission des caractères acquis. Thèse Paris,
1903.
24. Staline, en 1906, avait noté que « la théorie néo-lamarckienne était en train de
prendre la place de la théorie néo-darwinienne ».

25. Est-il besoin de dire que ce terme de « fixiste » n’a aucun sens scientifique,
puisque Weismann et Morgan sont tous deux partisans de l’évolution organique ?
26. Une expérience de Mac Dougall, concernant l’hérédité des réflexes conditionnés
chez le Rat, avait paru donner des résultats positifs, mais elle ne put être reproduite par
Agar, Crew, Drummond et Tiegs (1948).
27. L. Daniel, en France, avait cru jadis obtenir des résultats analogues.
28. J. ROSTAND. Les grands courants de la Biologie. – Science fausse et fausses sciences.
Gallimard.

29. Et encore, même dans le cas du spermatozoïde, la transmission de certains virus


n’est pas impossible.
30. Voir, notamment, JACQUES HOUBART (Lettres françaises, 29 mai 1957) : « La
question qu’on se pose évidemment est celle-ci : quelle allure auront les poussins qui
sous peu vont sortir de l’œuf ? Les caractères acquis par leurs géniteurs vont-ils se
transmettre, et apparaître en eux ?… Ce problème est du plus haut intérêt théorique et
pratique. » – Et aussi ALBERT DUCROCQ (Jeune Europe, Ier septembre 1957) : « Jusqu’à
ce jour, on niait obstinément la possibilité d’une telle transmission, en dépit des
affirmations de Lyssenko qui, voici déjà près de dix ans, avaient donné lieu à des
discussions sans fin. Certes, on admettait depuis de Vries l’apparition subite chez
certaines espèces de « mutations spontanées », mais on voulait leur attribuer les origines
les plus étranges, tout en refusant l’explication la plus logique, savoir que le milieu
ambiant, – dès l’instant où il agit sur l’individu – ce que personne n’a jamais
contesté –, est également capable d’agir sur les particules les plus profondes de l’être,
savoir sur les gènes à partir desquels seront fabriqués ses descendants. L’hérédité
acquise par les canards du professeur Benoit apporte, semble-t-il, un argument de poids
à la théorie biocybernétique que nous avions naguère conçue et qui veut mettre en
évidence l’analogie formelle existant entre les gènes d’un être vivant et le ruban
magnétique que l’on introduit aujourd’hui dans une machine-outil automatique. »

31. JEAN ROSTAND. Les Crapauds, les Grenouilles et quelques grands problèmes
biologiques. Gallimard. 1955.
32. CUÉNOT et TÉTRY, . L’Evolution biologique. Masson, 1951.

33. Introduction à l’Epistémologie génétique, tome III, P. U.F., 1950.


34. « Simplement peut-être, parce que l’intervalle du temps est trop court ; ou bien
parce que nous manquons encore de tout procédé pour suivre directement, au niveau
des neurones, les progrès éventuels de la cérébration… » (T. de C.)

35. P. TEILHARD DE CHARDIN. Œuvres. II L’apparition de l’Homme, pp. 333-334. –


C. f. A. GIARD : « Il me paraît impossible que le mouvement intellectuel provoqué par
les hommes de génie dans une ou plusieurs branches du savoir humain, mouvement
propagé et disséminé par les littérateurs et les artistes, n’ait pas un retentissement sur
les éléments blastogènes de la génération contemporaine, et par suite sur la génération
suivante, qui serait ainsi préparée par une transmission héréditaire à tout un ordre
nouveau de modalités psychiques. »

36. Voir J. ROSTAND. Les grands courants de la Biologie. Gallimard. – Ce que je crois.
Grasset.
II

HISTOIRE DES IDÉES RELATIVES


A LA PARTHÉNOGENÈSE HUMAINE
Au cours de l’année 1956, on a beaucoup parlé, et non
seulement dans les journaux médicaux1 mais jusque dans la
grande presse, du cas d’une petite Anglaise, Monica Jones, qui,
née en 1945, aurait été engendrée sans aucune participation
masculine, c’est-à-dire par voie de reproduction virginale ou
parthénogenèse.
Sans vouloir ajouter à la controverse qu’a soulevée
l’affirmation d’un fait aussi extraordinaire2, nous nous
proposons d’exposer ici, très sommairement, l’histoire des idées
relatives à la parthénogenèse humaine. Car si le cas de la petite
Jones est bien, dans notre espèce, le premier cas de
parthénogenèse complète dont l’authenticité ait pu être
sérieusement envisagée par des spécialistes3, en revanche, la
parthénogenèse incomplète ou rudimentaire de la femme a été,
depuis un très long temps, soupçonnée ou affirmée par de
nombreux auteurs ; et, de nos jours, la plupart des biologistes
s’accordent à en admettre la réalité.

Dès l’antiquité, en effet, on s’est demandé si les môles, ou faux


germes4 ne pouvaient se former chez la femme en dehors de tout
rapprochement sexuel.

« Entre les animaux – dit Pline – la femme est seule sujette à


l’écoulement périodique. Ce n’est aussi que dans ses flancs que se
forme ce qu’on appelle môle. C’est une chair informe, inanimée,
qui résiste au tranchant et à la pointe du fer ; elle remue dans le
ventre et arrête les règles5. Comme le fruit véritable, tantôt elle
est mortelle, tantôt elle vieillit chez la femme, d’autres fois, un
cours de ventre un peu violent l’emporte. Il se forme aussi dans
le corps de l’homme quelque chose de semblable, qu’on appelle
squirre, comme il est arrivé à Oppius Capiton, ancien préteur6…
On croit que les môles… se forment lorsque la femme, sans
communication avec l’homme, conçoit d’elle-même ; qu’elles ne
s’animent point, parce qu’elles ne résultent pas du concours des
deux sexes, et qu’elles n’ont par elles-mêmes que la vie végétative
des plantes et des arbres7. »
L’idée de la procréation virginale des môles est contestée par
Galien, qui estime que la femelle, pour produire quoi que ce soit,
a toujours besoin de la semence masculine.
Sans doute les femelles d’oiseaux sont-elles capables, sans
fréquentation du mâle, de pondre des œufs clairs, dépourvus de
germes (hyponémiens), mais on ne trouve pas l’équivalent de cela
chez les animaux qui marchent, et moins encore dans l’espèce
humaine : « Jamais on n’a vu une femme concevoir une môle
sans le concours de l’homme, comme on voit les femelles des
poules pondre des œufs sans la coopération des mâles8.
Du XVe au XVIIe siècles, de multiples observations furent
publiées concernant les môles, et, plus généralement, les tumeurs
utérines, ovariennes ou abdominales dans lesquelles se trouvent
parfois des éléments organiques, tels que dents, poils, pièces
osseuses9.
Tantôt, on rapporte la formation de ces tumeurs à une
conception solitaire : c’est l’opinion donnée par Montaigne :
« Comme nous voyons des terres oisives, si elles sont grasses et
stériles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et
inutiles, et que, pour les tenir en office, il les faut assujettir et
employer à certaines semences pour notre service ; et comme
nous voyons que les femmes produisent bien toutes seules des
amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une
génération bonne et naturelle, il les faut embesogner d’une autre
semence : ainsi est-il des esprits » (Essais, chap. VIII, De
l’oisiveté).
Tantôt, on attribue l’origine des môles à une conception
biparentale, ayant donné lieu au développement d’un fœtus qui a
succombé et n’a pas été expulsé par la mère.
Le cas des môles intra-ovariennes paraissait favorable à l’idée de
la conception solitaire, car il était assez difficile d’admettre que la
semence masculine fût parvenue jusqu’à l’ovaire, pour y
accomplir son œuvre fécondatrice.
Encore plus embarrassant était le cas des môles rencontrées
chez des fillettes impubères, telles que le « kyste dermoïde »
qu’avait décrit en 1695 l’anatomiste Jean Méry, chez une petite
fille de deux ans.
Vers 1740, Buffon reprendra, en l’énonçant avec clarté, la
thèse de l’origine parthénogénétique.
Pour ce qui est des môles trouvées dans les trompes utérines,
ou même dans les ovaires10, il ne tient pas pour strictement
impossible qu’elles résultent d’une fécondation : la semence
paternelle aurait été projetée jusque dans l’ovaire, où,
rencontrant l’autre semence (maternelle), elle aurait donné
naissance à un embryon plus ou moins monstrueux ; mais il
préfère nettement l’autre hypothèse, celle de la formation
uniparentale, qui s’accorde avec son système général de la
reproduction animale.
Pour Buffon, en effet, le fœtus est produit par le mélange des
deux semences parentales, ou liqueurs prolifiques, respectivement
élaborées dans les testicules du mâle et dans ceux de la femelle.
Chacune de ces semences, sans avoir le pouvoir de former un être
complet, a la faculté de produire, par soi-même, des masses plus
ou moins organisées, tels les animalcules spermatiques, lesquels,
selon Buffon, ne sont que des agrégats de molécules organiques.
Rien d’étonnant, par suite, à ce qu’une semence – maternelle ou
paternelle – puisse, en certains cas, produire des masses plus
volumineuses si elle se trouve en un lieu où ses particules actives
se peuvent réunir et où le produit de cette réunion trouve assez
de nourriture pour fournir à sa croissance11.
« Il n’est pas impossible, dit Buffon, que la liqueur séminale de
la femelle ne puisse toute seule produire quelquefois des masses
organisées comme des môles, des kystes remplis de cheveux, d’os,
de chair. »
Buffon tient également pour possible qu’une môle se forme à
partir de la semence masculine ; autrement dit, il envisage ce que
nous appellerions aujourd’hui une « parthénogenèse mâle ».
Comment s’expliquer autrement le fait qu’on a trouvé un
enfant dans le scrotum d’un homme ? S’il est, à la rigueur,
concevable que la semence masculine arrive jusqu’en la glande
femelle, on ne peut décemment supposer que la liqueur féminine
pénètre dans le scrotum du mâle.
« J’avoue, conclura Buffon, que je suis très porté à imaginer
que, dans de certaines conditions et dans de certains états, la
liqueur séminale d’un individu mâle ou femelle peut seule
produire quelque chose. Je serais, par exemple, fort tenté de
croire que les filles peuvent faire des môles sans avoir eu de
communication avec le mâle, comme les poules font des œufs
sans avoir vu le coq. »
Et Buffon, à ce propos, évoque le mémoire écrit par M. de la
Saône, membre de l’Académie des Sciences, et où ce médecin
anatomiste affirme que des religieuses bien cloîtrées avaient fait
des môles :
« Pourquoi cela serait-il impossible, puisque les poules font des
œufs sans communication avec le coq, et que, dans la cicatricule
de ces œufs, on voit, au lieu d’un poulet, une môle avec ses
appendices ? L’analogie me paraît avoir assez de force pour qu’on
puisse au moins douter et suspendre son jugement. »
Cette comparaison entre la parthénogenèse de la femme et la
ponte de la poule vierge, – nous la trouvons déjà indiquée dans
les Pensées de Pascal (1650) :
« Pourquoi une vierge ne peut-elle enfanter ? Une poule ne
fait-elle pas des œufs sans coq ? Quoi les distingue par dehors
d’avec les autres ? et qui nous dit que la poule ne peut former ce
germe aussi bien que le coq12. »

La question de l’origine des môles fera l’objet d’une


dissertation de Diderot. Dans ses Pensées sur l’interprétation de la
nature, le grand écrivain, qui s’intéressait volontiers aux
singularités de la physiologie, soutiendra une opinion assez
voisine de celle de Buffon :
« Il est un corps que l’on appelle môle. Ce corps singulier
s’engendre dans la femme, et, selon quelques-uns, sans le
concours de l’homme. De quelque manière que le mystère de la
génération s’accomplisse, il est certain que les deux sexes y
coopèrent. La môle ne serait-elle point un assemblage, ou de tous
les éléments qui émanent de la femme dans la production de
l’homme, ou de tous les éléments qui émanent de l’homme dans
ses différentes approches de la femme ? Ces éléments, qui sont
tranquilles dans l’homme, répandus et retenus dans certaines
femmes d’un tempérament ardent, d’une imagination forte, ne
pourraient-ils pas s’échauffer, s’y exalter, et y prendre de
l’activité ? Ces éléments, qui sont tranquilles dans la femme, ne
pourraient-ils pas y être mis en action, soit par une présence
sèche et stérile, et des mouvements inféconds et purement
voluptueux de l’homme, soit, par la violence et la contrainte des
désirs provoqués de la femme, sortir de leurs réservoirs, se porter
dans la matrice, sans s’y arrêter, et s’y combiner d’eux-mêmes ?
La môle ne serait-elle point le résultat de cette combinaison
solitaire ou des éléments émanés de la femme, ou des éléments
fournis par l’homme ? Mais si la môle est le résultat d’une
combinaison telle que je la suppose, cette combinaison aura ses
lois aussi invariables que celles de la génération. La môle aura
donc une organisation constante. Prenons le scalpel, ouvrons des
môles, et voyons ; peut-être découvrirons-nous des môles
distinguées par quelques vestiges relatifs à la différence des
sexes. »
En somme, Diderot imagine l’existence de môles d’origine
purement maternelle et de môles d’origine purement paternelle,
toutes deux se développant dans le corps de la femme.
Examinant aussi le cas où l’on viendrait à découvrir que la
môle ne s’engendre jamais dans la femme sans le concours de
l’homme, « en ce cas – dit-il –, on pourrait imaginer, pour
expliquer la formation de ce « corps extraordinaire », que le
placenta se détache peu à peu par ses bords, dès le
commencement de la grossesse, et qu’ils s’approchent en
affectant la forme sphérique, formant une sorte d’œuf au centre
duquel on trouverait un fœtus bizarre dans son organisation,
parce qu’oblitéré, contraint, étouffé… Si ces conjectures se
vérifiaient dans une môle, et qu’il fût cependant démontré que
cette môle s’est engendrée dans la femme sans aucune approche
de l’homme, il s’ensuivrait évidemment que le fœtus est tout
formé dans la femme, et que l’action de l’homme ne concourt
qu’au développement13. »
*
**

Tandis que Virey14 repousse l’hypothèse de l’origine virginale


des môles, cette hypothèse est reprise par Coley, puis, dans le
premier tiers du XIXe siècle, par le grand anatomiste et
tératologiste Jean-Frédéric Meckel15, à qui l’on doit un très
important travail sur les tumeurs ovariennes et sur les éléments
dentaires qu’on y rencontre parfois.
D’après Meckel, ces tumeurs – ainsi, d’ailleurs, que celles
qu’on trouve dans l’utérus ou dans l’abdomen – sont produites
par la même tendance génératrice qui aboutit normalement à la
genèse du fœtus : en d’autres termes, elles sont l’œuvre d’une
génération incomplète, et celle-ci peut résulter soit de l’union
sexuelle, soit d’une simple excitation de l’appareil générateur.
Pour illustrer cette deuxième éventualité, Meckel fait état
d’une observation recueillie par Nysten16, concernant une jeune
fille de treize ans, adonnée à la masturbation, et chez laquelle fut
découverte une tumeur ovarienne renfermant quelques dents et
plusieurs parties osseuses.
L’opinion de Meckel sera vivement critiquée par Isidore
Geoffroy Saint-Hilaire dans son monumental traité de
tératologie17.
Pour appuyer, dit-il, une supposition aussi bizarre – et qui
n’est, à tout prendre, qu’une extension des idées antiques sur les
môles –, Meckel n’avait autre élément de démonstration qu’un
exemple douteux et imparfaitement connu : « Voir seulement
dans la formation de quelques parties organiques par l’appareil
générateur d’un embryon et un enfant, le développement et
l’éveil très précoces de cet appareil, prétendre qu’entre cette
génération qui serait faite sans le concours des sexes, et l’éruption
prématurée des règles ou la sécrétion précoce du sperme, il n’y a
qu’une différence dans le degré et non dans la nature du
phénomène ; soutenir que cette différence est explicable en
général par l’activité extrême de la nutrition chez le fœtus et
l’enfant, et, dans quelques cas, par une excitation isolée des
organes sexuels, c’est véritablement substituer à l’interprétation
et à l’explication raisonnée des faits, des opinions purement
conjecturales qui, douteuses même pour quelques exemples
particuliers, les plus favorables de tous, sont en contradiction
directe et évidente avec les circonstances de l’anomalie dans la
grande majorité des cas. »
Ailleurs, à propos de certains « cas vagues et équivoques de
môles de l’utérus », Isidore Geoffroy Saint-Hilaire écarte
résolument l’hypothèse de la parthénogenèse :
« Il serait sans doute fort curieux de voir une anomalie réaliser
chez la femme ce mode si curieux de reproduction que Bonnet a
démontré chez les pucerons par d’ingénieuses et célèbres
expériences ; mais toutes les preuves que l’on a prétendu trouver
dans les annales de la science se réduisent, au moins pour l’espèce
humaine, à une indication vague et équivoque de Bartholin, et à
un récit évidemment fabuleux de deux auteurs du dix-septième
siècle, Otto et Clauder18. »
Pour ce qui est des tumeurs ovariennes, il est exact que l’on en
a trouvé, et qui contenaient des os, des dents, des poils, chez des
femmes vierges, voire encore impubères, et ces faits ont
gravement embarrassé les auteurs, mais l’explication doit en être
recherchée dans la « monstruosité par inclusion » : autrement dit,
l’embryon anormal, en ce cas, n’est pas le produit de l’individu
qui l’inclut, mais son frère jumeau.
Quant aux autres tumeurs – soit ovariennes, utérines, tubaires
ou même abdominales – qu’on trouve chez les femmes adultes et
non vierges, elles sont issues d’une fécondation, leur production
équivalant à une véritable grossesse extra-utérine. Elles ne sont
pas, d’ailleurs, comme on l’a soutenu, des restes, des débris
d’embryons normaux, car elles contiennent parfois des parties
déjà parvenues à un stade avancé du développement, et même
des parties étrangères à toutes les époques de la vie intra-utérine,
tels que des pièces squelettiques bien ossifiées, des dents de
seconde dentition. Elles sont les produits d’un développement
anormal, – de véritables monstres offrant le dernier degré de la
monstruosité par défaut, et qui sont réduits, par un arrêt presque
général de formation, à quelques parties seulement. Ces
« monstres parasites », jusqu’ici méconnus des tératologistes,
peuvent être placés dans le troisième ordre des « monstres
unitaires », où ils formeront la famille des Zoomyliens (de Zoon,
animal, et mole, môle), famille où le genre Zoomyle sera
caractérisé par la présence de pièces osseuses et dentaires tout
ensemble19.
*
**
A peu près dans le même temps où Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire rejette systématiquement l’hypothèse de la procréation
virginale des môles, nous retrouvons cette opinion chez le
physiologiste allemand C.F. Burdach20, qui considère comme
ressortissant à la « génération incomplète » les rudiments de
membrane caduque qui se forment parfois dans l’utérus des
vierges, et aussi les « môles oviformes » que rendent certaines
femmes n’ayant pas eu de relations sexuelles avec des hommes.
Ces « œufs incomplets » – écrit Burdach – peuvent consister
en des poches situées dans l’ovaire ou la matrice, et contenant de
la graisse, des poils, des os, des dents, des membranes fibreuses,
mais non des muscles, des nerfs ou des viscères. De telles
« poches » ont été rencontrées chez des filles âgées de douze à
quatorze ans ; les poils atteignent quelquefois une longueur de
plusieurs pouces ; les os affectent des formes variées et
irrégulières ; fréquemment, ils ressemblent plus ou moins à des
mâchoires.

Par exemple (observation de Baillie21), chez une petite fille de


douze ans, dont l’hymen était intact, et la matrice petite, sans
rien d’anormal, on a rencontré dans l’ovaire droit un kyste
graisseux, de la face interne duquel s’élevaient, renfermés dans
des capsules propres, non seulement des poils, mais encore une
canine et deux incisives égalant en volume les dents d’un enfant
âgé de quelques mois.

Burdach attribue la formation de ces « œufs incomplets » aux


effets de la force productive des organes génitaux femelles, qui,
« à défaut de la satisfaction du besoin de la fécondation, viendrait
à s’être exaltée par des stimulations contre nature ». Au premier
rang de ces dernières, il place les excitations mécaniques qui
agissent directement ou indirectement sur les organes génitaux.
On reconnaît là l’hypothèse de Meckel.
A l’appui de sa manière de voir, Burdach cite une observation
rapportée par Hufeland et Harles22. Il s’agit d’une jeune fille de
treize ans, morte de consomption et adonnée à la masturbation
depuis sa plus tendre enfance ; à l’autopsie, on lui a trouvé
l’ovaire gauche converti en un kyste volumineux (huit pouces de
long, sur cinq de large) et contenant, dans un liquide purulent,
des poils, de la graisse, des cartilages, des os cylindriques et plats,
plusieurs couronnes dentaires libres et un morceau de mâchoire
inférieure, avec des couronnes de dents canines et molaires.
Burdach rapproche ce cas de celui des Oiseaux, qui, selon
Blumenbach, pondent des œufs clairs lorsqu’on leur chatouille le
cloaque, de celui d’un Casoar23, qui, arrivé en France depuis
plusieurs années et tenu enfermé dans une cage particulière,
« pondit un œuf clair peu de temps après avoir vu deux autruches
s’accoupler auprès de lui24 », de celui des cailles femelles dont on
se sert pour attirer les mâles et qui pondent fréquemment des
œufs clairs.
*
**
La théorie de l’origine parthénogénétique des môles ne devait
guère progresser jusqu’à la fin du siècle dernier. C’est un élève de
l’anatomiste Mathias Duval, le docteur Répin, qui lui donna une
forme moderne en l’appuyant de solides arguments histologiques
et embryologiques (voir sa thèse sur L’Origine parthénogénétique
des kystes dermoïdes de l’ovaire, Paris, 1891).
Dans ce remarquable travail, Répin décrit soigneusement l’un
de ces kystes, en qui il a pu identifier l’ébauche non
méconnaissable d’un embryon presque entier, quoique
rudimentaire et monstrueux en toutes ses parties.
Pourvu de quatre membres inégaux, l’embryon présentait, en
guise de tête, un massif cubique osseux surmonté de trois dents.
Dans chacun des membres, bizarrement contournés, les
extrémités terminales sont mieux conformées que la partie
moyenne et surtout que la racine. Ainsi, dans les membres
inférieurs, les phalanges ont une conformation quasi normale, les
métatarsiens sont formés chacun d’une diaphyse et de deux
épiphyses ; le tarse laisse voir le calcanéum et l’astragale à côté
d’autres osselets rudimentaires ; en revanche, la jambe se
compose de deux os à peu près informes et le fémur n’est
représenté que par une bande osseuse, qui s’articule avec un os
dont la configuration rappelle assez bien celle d’un os iliaque. A
l’examen microscopique, la peau qui revêt ces formations montre
un grand développement du corps papillaire et des glandes
sébacées, ainsi qu’on le voit généralement dans les kystes
dermoïdes. Il n’y a pas de tube digestif, mais, à côté de
l’embryon, et complètement indépendant de lui, on voit un
cordon cylindrique, contourné, à extrémités flottantes, dont la
section donne lieu à l’écoulement d’une sorte de méconium et
qui, à l’examen histologique, révèle la structure typique d’un
intestin. Quelques cordons nerveux sont présents, notamment le
nerf sciatique droit.
D’après Répin, un embryon aussi nettement individualisé ne
peut provenir que d’un ovule qui se serait développé par voie de
parthénogenèse ; et, dès lors que tous les cas connus de kystes
dermoïdes forment une série continue depuis ceux où se
manifeste nettement l’individualité fœtale jusqu’à ceux où ne se
trouvent que des éléments organiques, on est tout naturellement
conduit à voir dans tout kyste dermoïde de l’ovaire l’ébauche
d’un être d’origine virginale.
La caractéristique de ces monstres d’origine parthénogénétique
serait l’absence (ou l’arrêt de développement) d’un ou deux
feuillets du blastoderme. Si, chez eux, le feuillet externe occupe
une place prépondérante, c’est parce qu’il est le premier à se
former, et que, peu après sa formation, le développement
embryonnaire s’arrête.
L’hypothèse de Répin se rattachait, dans une certaine mesure,
aux observations de Waldeyer, qui, en 1870, avait donné pour
origine aux kystes dermoïdes le développement des cellules de
l’épithélium germinatif, cellules qui, au lieu de se transformer en
ovules, seraient restées inactives dans les ovisacs25.
Peu après la publication du travail de Répin, d’autres
observateurs viendront appuyer ses conclusions. J.-L. Reverdin et
F. Buscarlet26 décrivent un kyste dermoïde de l’ovaire qui
renferme des poils, des dents implantées sur de l’os, des
appendices digitiformes, dont l’un présente à son extrémité une
petite production cornée et dont l’autre renferme un squelette
ostéo-cartilagineux. Les auteurs estiment que l’hypothèse d’une
parthénogenèse intra-ovarienne de l’ovule est seule capable de
rendre compte d’une pareille formation.
Aussi bien, en cette fin du XIXe siècle, la notion de
parthénogenèse animale est en train de s’étendre ; elle prend, en
biologie, une importance croissante, soit qu’il s’agisse de
parthénogenèse complète, – comme on en trouve, chez les Insectes,
des exemples de plus en plus nombreux27, – soit qu’il s’agisse de
parthénogenèse incomplète ou rudimentaire.
Œllacher, en 1872, a montré que l’œuf de poule non fécondé
montre un début de segmentation. Même chez les Mammifères,
on note, à cet égard, des faits troublants ; et, en 1884, Mathias
Duval, qui a confirmé les observations d’Œllacher, donne une
revue des cas de « segmentation sans fécondation », où il
mentionne une observation de Morel, jusqu’alors négligée, et qui
est relative à l’espèce humaine28 :
« En examinant – dit Morel – des vésicules de de Graaf
hypertrophiées, chez des femmes mortes de péritonite puerpérale,
huit à dix jours après l’accouchement, nous avons rencontré
plusieurs ovules, dans lesquels la segmentation était aussi
nettement dessinée que dans les œufs fécondés ; seulement les
cellules du pseudo-blastoderme subissaient déjà la métamorphose
graisseuse. Dans d’autres ovules, le contenu était complètement
transformé en une masse graisseuse. Tous ces ovules étaient
entourés d’une zone cellulaire provenant du disque proligère de
la vésicule de de Graaf, et dont les éléments sphériques ne
pouvaient être confondus avec des cellules polyédriques résultant
de la segmentation du vitellus. La segmentation du jaune est
donc possible sans fécondation préalable. Du reste le phénomène
de la segmentation de l’œuf fécondé n’a rien d’anormal en soi,
car l’ovule n’est qu’une cellule, et chaque jour on observe que les
cellules de l’organisme, sous l’influence d’une cause irritante,
offrent aussi une segmentation ou prolifération nucléaire, à la
suite de laquelle naissent des produits pathologiques les plus
variés29. »
De son côté, Henneguy a parlé de parthénogenèse à propos de
l’atrésie des follicules ovariens30, et Janosik (1896) croit avoir
observé chez le lapin des débuts de segmentation
parthénogénétique dans des œufs n’ayant pas quitté le follicule.

D’autre part, la parthénogenèse artificielle s’est révélée possible :


Tichomiroff, en 1886, a fait développer des œufs vierges de
Bombyx du mûrier en les frottant entre deux morceaux de drap ;
en 1890, Oscar Hertwig a obtenu, chez l’Etoile de mer, des
commencements de développement par le secouage des œufs
vierges.
A partir de 1900, date où la « fécondation chimique » sera
réalisée chez l’Oursin par Jacques Loeb, les techniques de
parthénogenèse artificielle seront appliquées avec plus ou moins
de succès à nombre d’Invertébrés, et même, bientôt, aux
Vertébrés inférieurs, comme les Batraciens (expériences de
Bataillon).
Si bien que Mathias Duval et Mulon, en 1912, pourront
présenter l’hypothèse de l’origine virginale des kystes dermoïdes
comme « une possibilité scientifiquement établie31. »
Ces auteurs iront jusqu’à admettre l’origine
parthénogénétique des tératomes testiculaires. Pour les kystes de
la glande mâle, « la parthénogenèse peut être invoquée aussi bien
que pour les kystes de la glande femelle, puisque nous savons
aujourd’hui que la glande génitale est primitivement
hermaphrodite, c’est-à-dire qu’on trouve dans le testicule
embryonnaire des ovules primordiaux aussi bien que dans
l’ovaire en voie de développement ».
Il est curieux de noter que, dès 1912, Mathias Duval et Mulon
suggéraient la possibilité d’une stimulation médicamenteuse de
l’ovule :
« Nous savons, en effet, maintenant que des acides gras, des
sérums, des substances médicamenteuses comme la strychnine,
l’iodure ou le bromure de potassium, agissant temporairement
sur un ovule, peuvent en provoquer la division. Or, chez la
femme, il n’est pas difficile de concevoir que la strychnine,
l’iodure, le bromure de potassium, puissent arriver
temporairement au niveau d’un ovule. »
*
**
Comment se pose, de nos jours, la question de l’origine
parthénogénétique des tumeurs ovariennes ?
L’existence de la parthénogenèse intra-ovarienne des ovules
ayant été démontrée chez divers Mammifères par les travaux de
Léo Loeb32, de R. Courrier, de R. Courrier et Charles
Oberling33, de Lelièvre, Peyron et Corsy34, de Wildi35, etc.,
l’analogie devait apparaître de plus en plus clairement entre ces
formations parthénogénétiques et certaines tumeurs de la glande
génitale dans l’espèce humaine36.
« Il se pourrait, écrit l’éminent biologiste Vandel, que certains
kystes dermoïdes de l’ovaire représentent des évolutions
parthénogénétiques de cellules ovulaires à l’intérieur du
follicule37. »
Lelièvre, Peyron et Corsy sont encore plus affirmatifs :
« On observe dans l’ovaire humain, après la puberté, des
embryomes de type surtout dermoïde et souvent multiples
(jusqu’à quinze ou vingt), et de siège cortical… Ils paraissent
issus d’une division parthénogénétique des ovules et révèlent
parfois une prédisposition individuelle d’ordre local ou général à
ce processus. Certaines observations chez la femme en établissent
déjà le caractère familial et héréditaire. »
Quant à Witschi, Mosinger, ils ne doutent pas de l’origine
parthénogénétique des kystes dermoïdes.
La tendance héréditaire à produire ces kystes a été signalée par
Sippel38, Koltonski, Luxenberger ; d’autre part, Weheritz39, en
soulignant la fréquence des kystes dermoïdes chez les Japonaises
et les négresses, a fait apparaître le rôle d’une prédisposition
raciale.
Notons que, dès 1695, Jean Méry avait observé deux cas
familiaux de kystes dermoïdes, portant sur une mère et une fille
âgée de deux ans40.
Une même tendance héréditaire a été retrouvée chez le
Cobaye, où K. Ponse et ses collaborateurs montrent que, dans
certaines lignées, les femelles sont plus prédisposées à présenter
des trophoblastomes ovariens41.
Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que, ainsi que l’avaient
suggéré Mathias Duval et Mulon, des facteurs extérieurs
interviennent pour provoquer ou tout au moins favoriser le
développement des kystes dermoïdes. Toujours il y a que, chez le
Cobaye, d’après Mosinger, l’injection de certaines hormones
femelles (œstradiol, diethyl-stilbœstrol) peuvent provoquer une
parthénogenèse rudimentaire des ovules intra-folliculaires42.
On ne saurait ici ne pas faire allusion, pour contestées qu’elles
soient, aux vues d’Albert Peyron sur l’origine et la structure des
embryomes testiculaires43.
Cet auteur croit avoir identifié, en ces embryomes, des
formations chorio-placentaires qui ne laisseraient aucun doute
sur la signification embryologique de la tumeur, laquelle aurait
pris naissance aux dépens des cellules génitales primordiales ou
gonoblastes. Il s’agirait donc d’une véritable « parthénogenèse
masculine » compliquée de polyembryonie, car chacun des
embryons ou blastocystes primaires se multiplie activement, au
point qu’en fin de compte, des centaines de milliers d’embryons-
fils se produisent dans un même embryome. L’évolution de la
tumeur se fait sur le mode néoplasique, avec métastases, d’où la
haute gravité de l’affection.
On aurait là, d’après Peyron, un matériel éminemment
précieux pour l’étude des stades précoces, et jusqu’alors
inconnus, de l’embryogenèse humaine, qui révélerait une
frappante similitude avec celle du Tarsier44.
Aux embryons parthénogénétiques – qui peuvent être
testiculaires ou ovariens – Peyron oppose les embryomes
gémellaires ou parasitaires, ayant une tout autre origine, puisqu’ils
résultent d’une « inclusion fœtale ». Dans ces derniers, on ne
trouve jamais de formations répondant à une génération nouvelle
(œufs, feuillets primordiaux, annexes embryonnaires) ; en
revanche, dans les embryomes parthénogénétiques, on peut
rencontrer des formations neuroembryonnaires de type
dermoïde, des ébauches dentaires isolées, des microkystes dérivés
de l’intestin moyen, etc., mais jamais des maxillaires avec
formule dentaire normale, des ébauches oculaires achevées, une
glande hypophysaire, etc45.
Si les assertions d’A. Peyron touchant la polyembryonie des
embryomes testiculaires sont encore discutées par certains
anatomo-pathologistes, l’idée de l’origine parthénogénétique de
certaines tumeurs de la glande mâle n’en est pas moins envisagée
avec faveur par nombre de spécialistes46.
Sur ce point, comme sur celui de l’origine parthénogénétique
des tumeurs ovariennes, le savoir positif des modernes tend à
renouer avec les intuitions de la science passée.

1. Voir, notamment, The Lancet, juin 1956 : Parthenogenesis in human beings, par le
docteur S. BALFOUR-LYNN.
2. Voir JEAN ROSTAND. Existe-t-il sur terre aujourd’hui une fillette née de
parthénogenèse ? Le Figaro Littéraire, 28 juillet 1956.
3. Faut-il rappeler l’arrêt rendu, le 13 février 1637, par la Cour du Parlement de
Grenoble, « au profit d’une Demoiselle sur la naissance d’un sien fils arrivé quatre ans
après l’absence de son mari, et sans avoir eu connaissance d’aucun homme » (Lucina
sine concubitu, 1750, p. 26) ?
4. Du latin mola, , du grec mole, par assimilation à une meule de moulin. Ce terme
s’appliquait primitivement aux masses organiques amorphes dont accouchent parfois
les femmes ; plus tard, il a été étendu à toutes les tumeurs des ovaires ou de l’utérus qui
contiennent des débris embryonnaires. On qualifiait de « fausses môles » les
concrétions sanguines et les masses charnues ou fibreuses qu’on trouve quelquefois
dans l’utérus.

5. Les anciens attribuaient aux môles des facultés merveilleuses : elles marchaient,
elles volaient, elles se cachaient sous les vêtements des femmes, rentraient à volonté
dans l’abdomen maternel, etc.
6. PLINE, Histoire naturelle, trad. Ajasson de Grandsagne. Panckoucke, Paris, 1839,
vol. 6, pp. 48 et 49.

7. Ibid., vol. 7, p. 343.


8. Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales. Trad. CHARLES DAREMBERG,
Paris, 1856, tome II, p. 106.

9. Voir ISIDORE GEOFFROY SAINT-HILAIRE, Histoire générale et particulière des


anomalies de l’organisation chez l’homme et les animaux. Baillière, Paris, 1832-1836,
partie III, chap. XII.
10. Buffon n’emploie pas le mot « ovaire », mais celui de « testicule » pour désigner
la glande femelle, car celle-ci, selon lui, ne forme pas des œufs, mais, tout comme la
glande mâle, sécrète une liqueur séminale ou prolifique, contenant des « molécules
organiques » dont l’association formera le fœtus. Buffon se réfère aux cas publiés par
Théroude et par Méry, et aussi par l’Abbé de La Roque. (Observation du docteur de
SAINT-MAURICE, Journal de Médecine, janvier 1693.)

11. Dans la critique qu’Erasme Darwin adressera à la théorie buffonienne de la


génération, il notera précisément que, si cette théorie était fondée, la logique voudrait
que la femelle toute seule pût produire un embryon : « Dès lors que ces fluides remplis
de particules organiques provenant des organes mâles et femelles sont supposés être
semblables, il n’y a pas de raison qui empêchât la mère de produire un embryon
femelle, sans l’aide du mâle, et de réaliser le lucina sine concubitu. » (Zoonomie, ou Lois
de la vie organique, trad. J.-F. KLUYSKENS, 1810, tome II, p. 264.)
12. Pensées, p. 1182. Ed. Pléiade.
13. DIDEROT, Œuvres complètes, publiées par J. Assézat, Garnier, 1875, tome II,
pp. 25-27 : Pensées sur l’interprétation de la nature (1754).
14. Article Môle ou faux germe, dans le Dictionnaire d’histoire naturelle, Paris, 1818,
tome XXI.
15. Ueber regelwidrige Haar-und-Zahn bildungen, Deutsch, Archiv für Physiol., tome
I, p. 519, et Journal complémentaire des sciences médicales, tome IV, pp. 122 et sq.
16. Journal de médecine, chirurgie, pharmacie. Brumaire an XI, p. 144.
17. Op. cit., partie III, p. 557-560.

18. Op. cit., partie III, p. 310.


19. Op. cit., partie III, p. 562.
20. Traité de Physiologie considérée comme science d’observation, trad. A.-J.-L. Jourdan,
avec des additions de Baer, Meyen, Meyer, J. Muller, Rathke, Valentin, Wagner.
Baillière, 1837, tome I.
21. Philosophical Transactions, 1789, p. 71.
22. Journal der ansloendischen med. chir. Littératur, tome II, cah. 2, p. 184.
23. Voir HARVEY, Exercitationes de generatione animalium, 1651.

24. Nous savons aujourd’hui que des stimulations visuelles (vue d’un congénère,
vue de sa propre image dans un miroir, etc), peuvent, par l’intermédiaire de
l’hypophyse, déterminer la maturité gonadique et la ponte chez un oiseau (expériences
sur les pigeons). Il semble que, chez la dinde, le chant du mâle ait une action
favorisante sur le développement parthénogénétique des œufs. (Voir M. W. OLSEN et
S.-J. MARSDEN, Dévelopment in infertilized turkey eggs, Journal of experimental
Zoology, juillet 1954, pp. 337-347.)
25. Archiv für Gynäk. 1870.

26. Revue médicale de la Suisse romande, mars 1894.


27. Travaux de Dzierzon sur les abeilles, de Siebold sur les papillons, de Leuckart, de
R. Owen, etc.
28. Comptes rendus de la Société de Biologie, 25 octobre 1884, p. 585.
29. Traité d’Histologie. Strasbourg, 1864.

30. Recherches sur l’atrésie des follicules de de Graaf chez les Mammifères et
quelques autres Vertébrés. Journal de l’anatomie et de la physiologie, 1894. – Sur la
fragmentation parthénogénétique des ovules de Mammifères pendant l’atrésie des
follicules de de Graaf. Comptes rendus Académie des Sciences, 15 mai 1893.
31. Pathogénie générale de l’embryon et tératogénie, dans le Nouveau Traité de
Pathologie générale de BOUCHARD et ROGER, tome I. Masson, 1912.
32. Voir : The parthenogenetic development of ova in the mammalian ovary and the
origin of ovarian teratoma and chorio-epithelioma. Journal American Medic. Assoc.,
1911, vol. XVI.
33. Vésicule blastodermique parthénogénétique dans un ovaire de cobaye impubère.
Archives d’Anat., d’Hist. et d’Embryologie, 1923, tome II, p. 455. – R. COURRIER et
CH. OBERLING, Parthénogenèse spontanée dans l’ovaire du cobaye. Bulletin de la Soc.
Anatomique, 1923, p. 724.
34. La parthénogenèse dans l’ovaire des mammifères et le problème de l’origine des
embryomes. Bull, de l’Ass. française pour l’étude du cancer. Novembre 1927, tome XVI,
No 8.

35. Revue canadienne de Biologie, 1949, 8, 462.


36. De surcroît, Hoche et Morlot ont directement observé chez la femme la
segmentation abortive d’un ovule vierge (Comptes rendus de la Société de Biologie, tome
XXXIII).

37. La Parthénogenèse, p. 278, Doin, 1931.


38. Drei Schwestern mit Dermoïd der Ovars. Zentralblatt f. Gynäk, 1924, p. 85.

39. Voir A. TOURAINE. L’hérédité en médecine, p. 802. Masson, 1955.


40. Œuvres complètes de Jean Méry, publiées par le docteur L.-H. PETIT, Alcan, 1888,
p. 418. – « Ces deux cas, écrit le docteur Petit, sont très curieux comme exemples
d’une prédisposition héréditaire à une affection assez rare d’ailleurs. »

41. K. PONSE, D. WEIHS, O. LIBERT et R. DOVAZ. Trophoblastomes ovariens et leur


activité endocrine chez les Cobayes. Acta endocrinologica, 1954, 17, pp. 355-365. –
Chez les Insectes (Diptères, Orthoptères, etc), il existe, à l’intérieur d’une même
espèce, des lignées qui diffèrent les unes des autres par le taux de la parthénogenèse.
42. Kystes ovariens et parovariens et embryomes chez le cobaye oestrogéné. Comptes
rendus de l’Académie des Sciences, 24 janvier 1949. – D’après Stefanelli, l’acide
nicotinique favoriserait chez le rat la parthénogenèse abortive.

43. Voir PEYRON, LIMOUSIN et LAFAY. Bulletin de l’Association française pour l’étude
du cancer, décembre 1936, tome 25, no 6, et surtout A. PEYRON, Gestation
tératologique et parthénogenèse polyembryonique dans le testicule de l’homme et des
Mammifères. Archives hospitalières, 1942, Nos 19 – 20, pp. 408 – 412.
44. R. WINSTON EVANS (Developmental stages of embryo-like bodies in teratoma
testis. Journal Clin. Path., 1947) a récemment publié des observations qui semblent
corroborer pleinement celles de Peyron, dont j’ai été extrêmement surpris de ne pas
trouver le nom dans les références données par l’auteur anglais.

45. C’est, vraisemblablement, à l’inclusion fœtale qu’on doit rapporter le cas de


« parthénogenèse mâle » signalé à l’Académie de Médecine (1953) et concernant un
garçon de vingt mois qui portait un fœtus de quatre mois (P. LOMBARD, J. FERRAND et
M. LEGENISSEL. Bulletin de l’Académie de Médecine, 117e année, 3e série, tome 137,
Nos 34-35.)
46. Voir J. ROSTAND. Science fausse et fausses sciences, chap. III : Les singularités de
l’Homme.
III

FRANÇOIS BACON BIOLOGISTE

(1561-1626)

« Je préfère à tout l’histoire naturelle comme


fondement de la philosophie. »

BACON.
François Bacon est surtout connu comme philosophe,
méthodologiste, moraliste et écrivain ; mais il intéresse, à bien
des égards, l’historien de la biologie. Si, en ce domaine, il n’a pas
fait de véritables découvertes, s’il n’a tenté, semble-t-il, que des
expériences assez grossières, même pour son époque, du moins il
a médité profondément sur les grands problèmes de la vie et de la
mort ; il a entrevu d’importantes vérités, et tracé pour ses
successeurs un vaste programme de recherches qui, lorsque nous
le considérons aujourd’hui, ne laisse pas de nous surprendre par
une hardiesse d’invention qui rejoint certaines espérances de la
science contemporaine.
Son Histoire de la Vie et de la Mort fait de lui, indéniablement,
l’un des créateurs de la gérontologie ou science de la vieillesse.
On trouve là, en effet, le premier effort sérieux pour pénétrer
les causes du vieillissement, et découvrir les moyens de prolonger
la durée de l’existence.
Bacon s’étonne que, jusqu’alors, la médecine se soit assigné
pour seul but la conservation de la santé et la guérison des
maladies. Elle se doit, pense-t-il, d’être beaucoup plus ambitieuse
et de s’appliquer à « éloigner cette mort qui vient à pas lents et
qui a pour cause la simple dissolution et l’atrophie de la
vieillesse ».
Qu’on ne se laisse pas détourner, surtout, de cette voie par le
fallacieux scrupule de ceux qui soutiennent qu’il est impie de
soumettre à l’office et à la juridiction de l’art « ce qui est commis
au destin et à la divine providence ». Car la providence dispose
également de toute espèce de mort, aussi bien de la mort violente
et de celle qui vient de maladie que de celle qui résulte des
progrès de l’âge, et cela n’empêche pas qu’on n’use, pour éviter
ou retarder les premières, de préservatifs et de remèdes. Pourquoi
l’homme serait-il tenu de rester inactif devant les effets
déprédateurs du temps, alors que, de toutes ses forces, il combat
les autres causes de destruction et d’amoindrissement ?
Mais comment lutter efficacement contre la dissolution,
l’atrophie qu’amène la vétusté dans le corps de l’homme ?
Cette dissolution, cette atrophie, elle provient essentiellement,
selon Bacon, de ce que le corps subit une consomption, tandis que
la réparation s’y fait de façon incomplète.
L’aptitude à la réparation est fort inégale suivant les parties du
corps. Alors que le sang, la chair, la graisse, réparent facilement
leurs pertes, il n’en va pas de même pour les membranes, les
nerfs, les artères, les veines, les os, les cartilages. C’est donc par
eux que débutera la vieillesse, et pour gagner ensuite,
inéluctablement, les autres parties, qui, encore que plus aptes à se
réparer, vont pâtir de leur union, de leur « entrelacement » avec
les parties le moins réparables.
Pour empêcher ou retarder le vieillissement du corps, on
disposera, théoriquement, de deux procédés principaux : ou
ralentir la consomption des parties, ou renforcer leur pouvoir
réparateur.
En somme, l’idée de Bacon – si nous la traduisons en termes
d’aujourd’hui – est que la vieillesse comporte un processus
destructeur, dégradateur, que ne parviennent pas à compenser, du
moins en tous les tissus, les ressources de la régénération. Pour
retarder la vieillesse, il faut ou réduire la dégradation, ou accroître
le pouvoir régénérateur ; et n’est-ce pas, tout compte fait, ce que
tentent nos gérontologistes de 1958 quand ils s’efforcent de
combattre les scléroses tissulaires et quand ils administrent aux
sujets vieillissants des extraits embryonnaires (poïétines,
tréphones, etc.) ?
Bacon attribue, en grande partie, la consomption sénile à
l’influence de l’air extérieur. Aussi estime-t-il que l’on réussirait à
prolonger la vie en réduisant cette influence, soit par vivre en des
lieux où l’air est raréfié (à l’intérieur des cavernes, sur les
montagnes), soit par protéger la peau avec de l’huile, de la
graisse, du beurre, toutes substances qui, en bouchant les pores
cutanés, diminuent la transpiration et le desséchement qui en
résulte.
Le sommeil aidera, lui aussi, à ralentir la consomption, comme
l’indique l’exemple des animaux hibernants (loir, chauve-souris).
En outre, on usera de purgations pour évacuer les vieux sucs
viciés, on humectera les organes par de judicieux régimes et par
des médicaments appropriés, mais sans se faire trop d’illusions
sur l’action de tel ou tel d’entre eux, car retarder la marche du
temps ne saurait être l’œuvre d’une drogue ou d’un élixir de
jouvence.
Des diètes réitérées (une fois tous les deux ans), et très
amaigrissantes, provoqueront des sortes de « maladies
artificielles », dont l’effet pourrait être favorable : l’individu
bénéficiera ainsi d’une « convalescence » ; il quittera sa dépouille,
pour ainsi dire, comme font les serpents.
Pour ce qui est d’augmenter les facultés de réparation, Bacon
pense qu’on n’y parviendra qu’à la condition de mieux connaître
le mécanisme et les circonstances de l’alimentation et de
l’assimilation. Il serait important, à cet égard, de trouver un
moyen d’alimenter le corps par l’extérieur.
Bacon met en doute l’efficacité du moyen que recommande
Marcile Ficin, et qui consiste à sucer du sang de jeune homme.
Un des chapitres les plus considérables de la gérontologie
baconienne touche à l’étude de la longévité naturelle dans le
règne animal et dans le règne végétal. On trouve là, déjà, une
imposante leçon de biologie comparée.
Bacon confronte les durabilités des plantes herbacées,
annuelles ou vivaces ; il les oppose à celles des arbres qui parfois
vivent jusqu’à huit cents ans, et en conclut que, toutes choses
égales d’ailleurs, la durée d’un végétal est en proportion de son
volume total.
Il note aussi que « les arbres qui portent des glands ou des noix
vivent ordinairement plus longtemps que ceux qui portent des
fruits ou des baies ».
Chez les animaux, la durée de la vie, extrêmement variable,
doit être mise en relation avec le volume du corps, le temps de
gestation, le temps de l’accroissement, le nombre des petits de
chaque portée ou de chaque couvée. Et Bacon, avant Buffon,
avant Flourens, établira un rapport direct entre la longévité et la
longueur de la croissance : « Les corps qui ont besoin d’un temps
plus long pour acquérir toute la perfection dont ils sont
susceptibles sont par là même plus vivaces et de plus longue
durée. Cette lenteur avec laquelle ils marchent vers leur
perfection annonçant la longue durée de leurs périodes
naturelles, d’où résulte nécessairement celle de la période totale
dans laquelle leur vie est circonscrite. »
D’entre tous les animaux, l’Homme est celui qui vit le plus
longtemps, mais la longévité humaine elle-même est sujette à de
sensibles variations. Et Bacon marque, ici, très pertinemment, le
rôle de la race et de l’hérédité :
« L’expérience prouve qu’il y a des races qui, pendant un
certain temps, sont très vivaces ; avantage qui, en elles, semble
être héréditaire comme certaines maladies. »
Certains traits individuels paraissent prédisposer à la
longévité : par exemple, le teint brun ou roux, ou semé de taches
de rousseur, la peau ferme et dure, compacte et unie, les cheveux
rudes, crépus, les poils aux cuisses et aux jambes, la taille haute,
les parties inférieures plus larges que les supérieures, les fesses
petites, les veines un peu saillantes, les narines bien ouvertes, la
bouche grande et bien fendue, les oreilles plutôt cartilagineuses
que charnues, les dents grosses, fortes et serrées, la poitrine large,
le pied court, les yeux verts ou gris, le pouls lent durant la
jeunesse et qui devient plus fréquent dans l’âge mûr…
La calvitie et le blanchiment précoce ne donnent aucune
indication sur la durée de la vie.
Quant aux causes extérieures, elles jouent également leur rôle.
Les habitants des régions froides vivent ordinairement plus
longtemps que ceux des pays chauds ; les habitants des îles, plus
longtemps que les habitants des lieux continentaux. L’altitude, la
pureté, l’égalité de l’air augmentent la longévité, que favorise
aussi le changement d’air.
La façon de vivre n’est pas sans influer sur la longévité ; et
Bacon, sur ce point, a mené son enquête personnelle :
« Je n’ai jamais rencontré d’individu fort avancé en âge sans le
questionner sur sa manière de vivre, et j’ai toujours trouvé
quelque chose de particulier, d’original dans son régime. »
Varier le régime et l’exercice, faire alterner le jeûne et d’amples
repas, s’adonner librement aux travaux sereins de l’esprit : tels
sont les conseils d’hygiène et de sagesse que tirera Bacon de son
observation et de son expérience. Et le moraliste se joindra au
biologiste pour rappeler que rien ne vaut, dans la thérapeutique
de l’âme, cette « joie en feuilles » qu’est l’espérance. Favorisés
ceux-là « qui, dès le commencement s’étant fixé un but noble et
fixe, qui est pour eux le terme du voyage, et la borne placée au
bout de la barrière, se sentent avancer de jour en jour, et
insensiblement vers ce but ».
*
**
D’une très grande portée historique sont les idées de Bacon
sur la transformation des espèces1. Non point que Bacon soit
transformiste au sens où nous l’entendons de nos jours, c’est-à-
dire partisan d’une évolution générale des êtres s’étant déroulée
dans le temps et allant du simple au complexe ; mais l’une de ses
préoccupations majeures est que la science, un jour, parvienne à
modifier artificiellement, et à volonté, les êtres vivants.
Il envisage, tout d’abord, la création d’espèces nouvelles par le
moyen des croisements, moyen qui n’a été, jusqu’ici, que très
peu utilisé du moins chez les plantes, et qui est certainement
beaucoup plus puissant que celui de la greffe, tout juste capable
d’améliorer la qualité des fruits et de faire produire des fleurs
doubles.
« Jusqu’ici on a rarement tenté de combiner et de croiser ainsi
des plantes d’espèce différente ; et nous n’avons que très peu
d’observations sur ce sujet. Cependant, si des combinaisons de ce
genre étaient possibles, elles seraient plus en notre disposition
que celles des différentes espèces d’animaux qui ne peuvent être
excités à la génération que par le prurit de la volupté… Cette
combinaison des plantes de différentes espèces serait un objet
d’autant plus digne de fixer notre attention qu’on aurait lieu
d’espérer de pouvoir, par ce moyen, produire de nouvelles
espèces de fruits ou de fleurs, si nouvelles qu’il faudrait inventer
de nouveaux noms pour les désigner. »
Dans le même dessein de provoquer des changements
d’espèces, Bacon envisage, en outre, de semer des graines d’une
espèce parmi des plantations d’une autre espèce, encore qu’il ne
faille pas se flatter de pouvoir, par cette « contamination »,
bouleverser l’agriculture en produisant des espèces vraiment
nouvelles.
Tout de même, il serait chimérique de croire qu’on va changer
les qualités naturelles d’une plante – couleur, odeur, saveur – en
injectant dans la tige des substances colorées, aromatiques ou
médicinales. Ce sont des aliments qu’il faudrait y introduire, et
qui puissent s’y incorporer.
Aussi bien, tout grand progrès dans la voie de la
transformation des espèces doit venir de l’étude des
transformations naturelles. Car il s’en produit quelquefois,
indéniablement : les plantes se détériorent, elles dégénèrent dans
certaines conditions, et jusqu’au point « de se convertir en
plantes d’une autre espèce ».
La Menthe aquatique se convertit en Menthe de plaine, le
Chou en Rave. Selon certains auteurs, un Basilic trop longtemps
exposé au soleil ardent devient Serpolet, une branche de Chêne
enfouie profondément se mue en Vigne sauvage, une souche de
Hêtre peut produire un Bouleau, l’Orge devient folle Avoine, le
Froment ou l’Orge deviennent plantes herbacées d’un autre type.
Or, « cette opération par laquelle les plantes se transforment
d’une espèce en une autre peut être regardée comme un des plus
profonds mystères de la nature, la philosophie vulgaire en
déclarant impossible toute espèce de transmutation, ayant assez
clairement témoigné qu’elle désespérait de celle-ci comme de
toutes les autres. Il n’est pas douteux que les difficultés d’une
telle opération ne répondent à la grandeur de l’entreprise et que,
pour se mettre en état de l’exécuter, il ne faille observer la nature
de fort près, la forcer, pour ainsi dire, dans ses derniers
retranchements, et la prendre sur le fait. Cependant, nous voyons
assez d’exemples flagrants de ces transformations pour être
fondés à rejeter l’opinion qui les déclare impossibles et à chercher
les moyens de les imiter nous-mêmes ».

Selon Bacon, ces transformations naturelles d’espèces ne sont


réalisables que chez les êtres vivants qui ne proviennent pas de
semence, car c’est la semence, qui, par sa nature propre,
spécifique et déterminée, lie et emprisonne, pour ainsi dire, l’être
organisé, en lui interdisant de s’éloigner de son moule primitif.
Dès lors que la terre peut produire des plantes spontanément
et sans semence, il est vraisemblable que ces plantes peuvent
changer spontanément d’espèce, comme peuvent le faire
également ceux d’entre les animaux qui ne naissent pas d’une
semence, et, par exemple, les insectes (qui sont le produit de la
putréfaction), les vers de terre, les anguilles, les serpents, etc.
Le transformisme, très grossier, de Bacon est donc lié, comme
on voit, à son spontanisme, ce qui n’est pas pour nous surprendre,
car toute l’histoire de la biologie nous montre une étroite liaison
entre ces deux idées, – l’une erronée et stérile, l’autre juste et
féconde.
Si la semence est le grand obstacle au changement artificiel
d’espèce, « la première règle que doit se prescrire tout homme
qui veut tenter de convertir des plantes d’une espèce en plantes
d’une autre espèce, c’est de tâcher de faire prévaloir la nourriture
sur la semence ».
Dans cette vue, on administrera à la plante des sucs nourriciers
d’une nature tout opposée à celle de son espèce, on la soumettra
aux conditions les plus insolites, et apparemment les plus
contraires : ainsi, l’on privera des rayons du soleil les plantes qui
en ont le plus besoin ; on mettra des plantes aquatiques sur des
collines ou dans des plaines, on fera pousser la Mauve ou l’Iris
dans des lieux très élevés, le Concombre, la Laitue dans un sol
sec, sablonneux ; la Bruyère, la Fougère dans une terre
marécageuse, etc.
On pourra aussi mêler une petite quantité de la semence à
transformer avec une grande quantité de semence étrangère, par
exemple de la graine de Persil avec de la graine d’Oignon, de la
graine de Laitue avec de la graine de Persil ; on modifiera la terre
en y incorporant des débris de végétaux écrasés et hachés menu
(des feuilles de Choux hachés seront mêlés à la terre avant d’y
semer des graines de Carotte ou de Navet) ; on mettra des plantes
d’une certaine espèce dans de la terre où poussent spontanément
d’autres espèces (des graines de Pariétaire ou de Giroflée dans de
la terre où poussent des Orties).
L’action du sol – du « suc de la terre » –, est
vraisemblablement le plus puissant des facteurs de changement,
et c’est sur elle que doivent porter les recherches futures.

Si naïf que soit le « transformisme expérimental » de Bacon, on


ne peut pas ne pas y voir une préfiguration de toutes les
tentatives d’inspiration lamarckienne (Houssay, Bonnier, etc.)
qui marqueront la biologie du XIXe siècle.
Il est même curieux de voir à quel point le « mitchourinisme »
soviétique – qui se fait fort de créer de nouvelles espèces en
« ébranlant l’hérédité » par des influences externes – se
rapproche, tant par ses espérances que par certaines de ses
techniques, du transformisme baconien2.
*
**
Tout au long de son œuvre, Bacon propose aux chercheurs
futurs une foule d’expériences très variées de biologie végétale ou
animale, et dont la seule conception était d’un grand mérite.
Il envisage de rendre des plantes plus vivaces, de rendre le blé
plus qu’annuel, de retarder ou d’accélérer la germination des
graines, d’obtenir des fruits sans noyau, de faire produire du gui
à un arbre, d’empêcher de pousser une branche d’arbre, de
comprimer des animaux tout jeunes pour en faire des nains ou
leur imposer des formes extraordinaires, de changer, par des
variations d’humidité, la couleur du pelage des animaux
terrestres et celle du plumage des oiseaux, de retarder le
blanchiment de la barbe ou des cheveux, d’augmenter la
production du lait chez les mammifères, etc.
Il suggère qu’on étudie la chaleur comparée des différentes
espèces d’animaux, et même la chaleur comparée dans un même
animal considéré en ses différentes parties : « Quel est le degré de
chaleur dans le cerveau, dans l’estomac, dans le cœur ?… »
Bacon saisit la haute signification des recherches
embryologiques, qui nous montrent la nature au travail, dans ses
mouvements graduels et continus :
« Si l’on voulait se faire une juste idée de l’intelligence ou de
l’adresse d’un artisan ou d’un artiste, en un mot, saisir le fin de
son métier, on ne se contenterait pas de jeter un coup d’œil sur
les matières brutes qu’il emploie et sur les ouvrages tout faits ; on
voudrait être là quand il travaille, afin de suivre ses procédés et
ses manipulations dans tous leurs détails. C’est à peu près ainsi
qu’il faut se conduire dans l’étude de la nature. Par exemple,
veut-on faire une recherche sur la végétation des plantes, il faut
les suivre depuis le moment où la graine vient d’être semée, les
observer sans interruption (ce qu’on peut faire aisément en tirant
de la terre les graines qui y auront demeuré deux, trois, quatre
jours, et ainsi de suite), et les considérer attentivement, afin de
voir quand et comment cette graine commence à se gonfler, à
regorger pour ainsi dire d’esprit, comment elle rompt sa
corticule, jette des fibres… Il faut, en suivant la même méthode,
observer les œufs depuis le moment où commence l’incubation
jusqu’à celui où ils sont éclos. A l’aide de cette marche, on verra
l’action progressive et continue par laquelle l’embryon se vivifie
et s’organise ; on saura ce qui provient du jaune, et quelles
parties en sont formées ; il en sera de même du blanc…
« Quant aux animaux parfaits et terrestres, on ne pourrait
observer leur formation qu’en disséquant les mères et tirant les
fœtus de la matrice, ce qui répugnerait davantage à l’humanité ;
et il ne reste d’autre parti, après avoir renoncé à cette odieuse
ressource, que celui de profiter des avortements, des hasards
qu’offre la chasse et d’autres semblables occasions. Quoi qu’il en
soit, il faut faire autour de la nature une sorte de veillée, attendu
qu’elle se laisse plutôt voir de nuit que de jour ; car les recherches
et les études de ce genre peuvent être qualifiées de nocturnes, la
lumière qui les éclaire étant perpétuelle, il est vrai, mais bien
faible3. »
Prévoyant l’importance que prendra la tératologie, ou science
des formations monstrueuses, Bacon comprend en quoi l’étude
méthodique de ces « praetergénérations » pourra éclairer celle des
générations régulières, et il souhaite que, pour chaque espèce
vivante, l’histoire de ses anomalies soit jointe à son histoire
normale.
Touchant la physiologie des dents, l’art et la prothèse
dentaires, il a de lucides anticipations :
« Les recherches à faire relativement aux dents ont
principalement pour objet la découverte des différents moyens
qu’on pourrait employer : 1o) pour les conserver ; 2o) pour les
nettoyer et entretenir leur blancheur ; 3o) pour les tirer de leurs
alvéoles en faisant souffrir le moins qu’il est possible ; 4o) pour
faire cesser ou diminuer la douleur qu’on y éprouve quelquefois ;
5o) pour loger et fixer des dents artificielles à la place de celles
qu’on a perdues ; 6o) enfin pour les faire repousser à mesure que
l’âge les fait tomber. »
Bacon prévoit que, dans l’avenir, on composera un gargarisme,
une eau, en un mot « une substance de telle nature que les
enfants auxquels on l’administrerait, eussent les dents plus belles
et plus fortes ». Et n’est-ce pas ce que tâchent d’obtenir les
dentistes d’aujourd’hui avec leurs dentifrices à base de fluor ?
Mais, surtout, Bacon engage les gens de science à scruter le
phénomène de la pousse des dents et ceux qui, dans la nature
animale, s’en rapprochent, tels que la pousse des cornes et leur
renouvellement.
« Jusqu’ici, du moins à notre connaissance, on n’a pas encore
fait assez de recherches sur le mode et les causes de ce
renouvellement, pour se mettre en état de le provoquer à
volonté. »
N’y aurait-il pas lieu de tenter quelques expériences pour
tâcher de faire pousser des cornes à des animaux qui n’en ont
point ? ou, à des animaux qui en ont, de les rendre plus grandes
ou plus branchues ?
On pourrait également, sur de tout jeunes oiseaux, essayer de
rendre leur bec plus long ou plus gros qu’il ne l’est
ordinairement, ou d’augmenter la longueur de leurs serres, de
leurs ergots, de leurs éperons.
*
**
Toutes ces intuitions, ces espérances de Bacon, nous en
retrouvons l’écho dans sa Nouvelle Atlantide, où il décrit en détail
la « Maison de Salomon », qui est un véritable Institut-modèle
des Sciences pures et appliquées. Dans cette Maison – dont le but
est « la découverte des causes, la connaissance de la nature intime,
des forces primordiales et des principes des choses, en vue
d’étendre les limites de l’empire de l’homme sur la nature
entière, et d’exécuter tout ce qui lui est possible » –, on réalise les
opérations les plus extraordinaires : on crée de nouvelles espèces
d’animaux et de plantes, on fait revenir à la vie des êtres qui
paraissaient morts, on maintient la vitalité chez des êtres en qui
l’on a détruit ou amputé telle partie qu’on tenait pour essentielle
à la vie, on fabrique à volonté et avec certitude des espèces
animales définies en combinant ensemble telles sortes de matières
et en usant de tel procédé, on fait des individus nains ou des
géants, on réalise les hybridations les plus inattendues, et dont les
produits ne sont pas inféconds, on fait naître par génération
spontanée une foule d’organismes inférieurs, on imite le vol des
oiseaux (ce qui permet, jusqu’à un certain point, de voyager dans
les airs), on contrefait les mouvements des animaux à l’aide
d’automates…

Ce grandiose laboratoire, ce Centre de recherches scientifiques,


ce « Palais de la Découverte » est supérieurement organisé et
contrôlé. Il comprend, parmi ses membres, des voyageurs ou
« commerçants de lumières », des « collecteurs », des « pionniers »
ou « mineurs », des « interprètes de la nature », des bienfaiteurs
ou « évergètes »… Car il ne s’agit pas seulement de mettre au
jour les secrets naturels, il faut encore les faire servir à l’utilité des
autres hommes, soit pour améliorer leur condition, soit pour leur
donner de nouvelles lumières. Les membres de l’Institut
s’obligent, sous serment, à garder le secret sur toutes les
connaissances dont la publication leur paraîtrait dangereuse pour
la société : il est des vérités si graves qu’on ne les communique
même pas au prince ni au Sénat.
Enfin, les plus louables précautions sont prises pour que le
savoir ne devienne jamais un instrument d’imposture aux mains
des habiles. Dans une demeure spéciale, affectée aux « illusions
des sens », on exécute une infinité de tours et de jeux, « comme
apparition de fantômes et voix qui se font entendre sans qu’on
voie quoi que ce soit »… Tous ces effets, il serait aisé de les faire
passer pour miraculeux pour peu qu’on en dérobât les moyens,
mais les membres de l’Institut ont un tel respect de la vérité
qu’ils s’engagent à ne jamais commettre pareille faute. De fortes
amendes, et jusqu’à la peine d’infamie, sont prévues, pour ceux
d’entre eux qui contreviendraient à cette règle et s’efforceraient
« de donner un air de prodige à des effets purement naturels ».
*
**
L’un des principaux mérites philosophiques de Bacon est qu’à
la différence de Descartes, il cherche non pas à deviner d’emblée
la nature en la déduisant d’un système préconçu, mais à la
découvrir peu à peu par les chemins, plus laborieux mais plus
sûrs, de l’expérience et de l’induction.
Partant, lui aussi, du doute méthodique (on trouve, dans son
œuvre, l’idée et le terme même de la « table rase »), il
recommande qu’on supporte ce doute avec patience pendant un
long temps, car là est le seul moyen de finir par la certitude, après
que l’expérience aura parlé avec assez de force.
Bacon conçoit l’extrême complexité des problèmes naturels ;
cette sorte de « magie » positive qu’il rêve de fonder « sur la
découverte des formes », il sait qu’on n’y parviendra que par de
lentes et difficiles recherches, par l’accumulation de tentatives
variées et renouvelées, par la comparaison et la discussion critique
des résultats obtenus.
En revanche, il ne voit guère de limites à la science humaine,
qui, pour lui, n’est pas une sorte d’« appendice de la nature », et
tout juste capable d’achever celle-ci, de l’amender ou de la
désentraver, mais peut et doit la changer tout à fait, la
transformer, l’ébranler jusqu’en ses fondements.
Ne comptant que sur l’analyse patiente et minutieuse de la
réalité, donnant la primauté au fait sur le raisonnement, visant la
puissance opérationnelle sur la nature plus que la compréhension
théorique des phénomènes, choisissant l’histoire naturelle plutôt
que la mathématique comme fondement de la philosophie,
Bacon me paraît être plus proche que Descartes de l’idéal
scientifique moderne.

1. Voir, notamment, le Sylva sylvarum.

2. Voir J. ROSTAND. Les grands courants de la Biologie. – L’atomisme en Biologie.


Gallimard.
3. Voir Novum organum. vol. 6, p. 45 et sq. Traduction Lasalle, Dijon, an VIII.
IV

LES SOURCES
DE LA BIOLOGIE EXPÉRIMENTALE
Nous sommes aujourd’hui accoutumés aux « miracles » de la
biologie. Nous en attendons sans cesse de nouveaux et il n’est
plus rien qui, venant d’elle, nous puisse encore surprendre.
Morcèlement du germe, génération sans père, transformation du
sexe, mutation artificielle ; déjà elle nous a apporté tout cela, qui
n’est que prélude à tant d’autres innovations promises : mutation
dirigée, changement des caractères héréditaires avant ou après la
naissance, prolongation de la vie, développement embryonnaire
en dehors du corps maternel…
Cette entreprise de l’homme sur la nature a de quoi nous
émouvoir à double titre : d’abord, parce que l’homme fait partie
de cette nature et que, tôt ou tard, il se sent démangé d’appliquer
à soi-même ce qu’il réalise chez l’animal ; ensuite, parce que,
indépendamment de toute extension à notre espèce, le fait de
maîtriser à ce point les phénomènes vitaux, surtout ceux qui
touchent à la formation de l’être, pose des problèmes d’ordre
philosophique.
On croit assez généralement que la Biologie expérimentale, ou,
du moins, cette forme de Biologie active, opératoire,
interventionniste, – exécutive et conquérante, comme eût dit
Claude Bernard – est apparue avec notre siècle. On la daterait
volontiers de l’époque (aux alentours de 1900) où fut inventée la
parthénogenèse artificielle de l’Oursin et où l’on commença de
soupçonner la puissance des drogues naturelles, ou hormones,
qui jouent un rôle si important dans les mécanismes
fonctionnels, y compris ceux de la sexualité.
En réalité, cette biologie est beaucoup plus ancienne ; ses
racines plongent dans un passé relativement lointain, et, encore
qu’il soit assez malaisé d’en fixer précisément l’origine, on ne se
tromperait guère, je crois, en la faisant naître vers le milieu du
XVIIIe siècle.

Certains même, peut-être, estimeraient devoir remonter encore


plus haut ; et il est bien vrai que François Bacon, dans son
étonnante Histoire de la Vie et de la Mort, dans le Sylva sylvarum,
dans la Nouvelle Atlantide, a jeté les linéaments d’une ambitieuse
« magie naturelle » qui, à bien des égards, anticipe sur nos
réalisations présentes et même sur quelques-unes de nos
espérances, puisqu’elle ne se propose rien de moins que d’agir
sur la croissance des êtres vivants, sur leur faculté régénératrice,
sur la durée de leur existence, sur leur aptitude à l’hybridation et
à la fécondité, sur leurs principaux caractères organiques, tels que
la forme, la taille et la couleur. Mais tout cela restait purement
spéculatif. Pas une expérience sérieuse n’est présentée par Bacon
à l’appui de ses prévisions hardies. Il faudra attendre l’œuvre de
Trembley (1743) pour voir enfin un véritable chercheur
intervenir réellement dans le cours des phénomènes vitaux.
*
**
L’Hydre, petit animal presque invisible à l’œil nu, vit dans les
mares, appendu à la surface inférieure des feuilles flottantes.
Appartenant à l’embranchement des Cœlentérés qui tient un
rang peu élevé dans l’échelle des êtres, elle présente une
organisation très simple, n’étant qu’une sorte de sac pourvu de
fins tentacules.
Quand Abraham Trembley recueillit d’abord de ces « Polypes
d’eau douce » dans l’eau d’un fossé hollandais, il ignorait s’il
avait affaire à une bête ou à une plante. Pour tâcher de s’en
éclaircir, il partage des Hydres en plusieurs morceaux : si chaque
fragment – pense-t-il – refait un Polype entier, c’est que l’être
énigmatique se laisse bouturer, et, par suite, qu’il se rattache au
règne végétal. Or, l’expérience révèle que le Polype, en effet, se
laisse bouturer, et néanmoins il n’est pas une plante, mais un
animal, comme Trembley va s’en assurer en l’observant avec
diligence.
Trembley montrera qu’on peut couper le Polype en plusieurs
morceaux, et ainsi, par cette simple méthode, tirer d’un seul être
autant d’êtres nouveaux qu’on en avait fait de portions. Il
montre aussi qu’on peut, sans tuer l’animal, le retourner comme
un doigt de gant, et encore que l’on peut, par la greffe, associer
deux Polypes, pour n’en plus faire qu’un seul.
Toutes ces expériences, d’une remarquable dextérité et aux
suites si imprévues, il les rassemble en un Mémoire qui restera
comme un des classiques de la Biologie expérimentale (Mémoire
pour servir à l’histoire du Polype d’eau douce, 3 vol., 1743.)
Les contemporains de Trembley se passionnèrent pour
l’histoire du Polype, – qui devint un animal célèbre ; on en
parlait, on en discutait jusque dans les salons, et les philosophes,
pour la première fois, allaient se poser de graves questions à
propos d’une expérience de laboratoire…
Dans l’intérêt suscité par les révélations de Trembley, il entrait
certes de la curiosité en face d’un phénomène nouveau et aussi de
l’admiration pour l’habileté et l’ingéniosité du naturaliste, mais
surtout – et sans peut-être qu’on en eût clairement conscience –
une émotion de qualité nouvelle devant l’efficacité biologique
qui venait, très modestement, de faire son entrée sur la scène de
la science.
Trembley, en effet, avait fait bien autre chose que de révéler un
fait inattendu, que de découvrir une singularité de l’histoire
naturelle ; il était intervenu dans le déroulement des actes vitaux.
Il avait fait naître, par un coup de scalpel, des Polypes qui ne
fussent pas nés sans lui. Il avait fait concurrence au Créateur, joué
le rôle de Dieu – ou de magicien ; il s’était conduit en
« contremaître de la création ».
*
**
Aussi, voilà que de subtiles discussions vont s’engager, à
propos du Polype et des opérations qu’on lui a fait subir,
discussions qui soulèvent les grands problèmes de l’individualité,
du « moi » organique, de l’âme, de la mort…
« La métaphysique – écrit Réaumur à Trembley – gagne peut-
être autant que l’histoire naturelle dans les découvertes que vous
avez faites. »
Charles Bonnet, si enclin à la spéculation philosophique, ne
manquera pas d’entrer dans ces débats :
« Descartes aurait triomphé – dit-il – à la vue du Polype : un
animal qu’on multiplie en le coupant en morceaux fournirait un
bel argument en faveur du système ingénieux de ce
philosophe… »
Bonnet reconnaît que Trembley et ses Polypes donnent
quelque difficulté aux métaphysiciens, qui d’ailleurs s’en sont
tenus à admirer et à déclamer sur l’incertitude de nos
connaissances ; mais la difficulté ne lui paraît pas insurmontable.
Où réside le « moi » dans l’animal qu’on vient de partager en
deux ?
La réponse n’est pas douteuse si la section est transversale : il
réside dans la portion où se trouve la tête, et qui est la seule qui
conserve la personnalité de l’animal. Plus de « moi » dans l’autre
moitié, et donc le Polype qui en naîtra sera une nouvelle personne.
En effet, « il n’a pu conserver aucun souvenir des sensations qui
auraient affecté le Polype dont il faisait auparavant partie. Ce
souvenir est demeuré attaché au cerveau de l’ancien Polype ; un
nouveau Polype s’est développé dans le Polype que nous
considérons, et les premières impressions qui affectent le Polype
naissant, sont le fondement d’une nouvelle personnalité… »
En bref, conclura Bonnet, on ne divise pas le « moi », on ne
divise pas l’âme, quand on sectionne transversalement l’animal.
Plus embarrassante était la section longitudinale, car elle
divisait la tête, siège du moi…
Ce phénomène fait de la peine (écrira à Bonnet le célèbre
physiologiste de Berne, Albert de Haller) : fendre des volontés, en
faire deux d’une seule avec des ciseaux !
A quoi Bonnet répliquera :
« On ne fend pas des volontés ; mais d’une seule tête l’on en
fait deux, et dans le germe de chaque tête résidait originairement
une âme. »
Pour tracasser les philosophes, il y avait aussi la soudure par la
greffe : lorsqu’on réunit ainsi deux Polypes, et qu’il s’en fait un
seul, quoi des deux âmes, quoi des deux « moi » confondus ?
Bonnet essaiera d’y voir clair, et examinera soigneusement les
divers cas possibles :
Ou bien les deux cerveaux subsistent sans altération, et alors il
y aura deux personnalités distinctes ; ou bien l’un des deux
cerveaux s’oblitère, et il n’y aura plus qu’une seule personnalité ;
ou bien les deux cerveaux sont détruits, et il se formera une
nouvelle personnalité par le développement d’un autre cerveau ;
ou bien, enfin, les deux cerveaux se confondront l’un dans
l’autre sans périr, et alors il y aura deux « moi » dans un même
cerveau. Ce dernier cas serait évidemment le plus gênant, mais
Bonnet ne pense pas qu’il puisse se présenter, car « il n’y a pas
d’apparence que les deux « moi » puissent avoir la même
sensation au même instant indivisible, parce qu’il n’y a pas
d’apparence que la confusion pût être assez parfaite pour que
toutes les fibres des deux cerveaux allassent se réunir dans un
point commun et ne formassent ainsi qu’un seul sensorium ».
Ces discussions, d’une subtilité théologienne, peuvent sembler
enfantines, ou en tout cas byzantines. Elles ne l’étaient peut-être
pas tant qu’elles le paraissent de prime abord. Ne sont-elles pas la
préfiguration, l’ébauche des questions troublantes que se pose
aujourd’hui le biologiste, le psychologue, en présence des
applications de la méthode des greffes ? Quand un individu
humain contient en lui un organe – une glande, par exemple –
provenant d’un autre individu, est-ce que sa personnalité n’en est
pas altérée ? Est-il encore pleinement lui-même, nonobstant
l’incorporation d’un organe venant d’autrui1 ? Et ces questions
ne prendraient-elles pas encore bien plus d’acuité si jamais on
parvenait à greffer des fragments de tissu cérébral ?
Ce jour-là – qui verrait une personnalité humaine, un « moi »
humain émerger d’un cerveau d’origine mixte –, ne penserions-
nous pas, tout comme Albert de Haller : « Ce phénomène fait de
la peine » ?
Ainsi, dès les premiers exploits de la biologie expérimentale,
émergeaient, en raccourci, toutes les inquiétudes qui devaient
résulter, pour l’homme, de la manipulation de l’homme par
l’homme.
*
**
La découverte de Trembley allait stimuler tous les naturalistes.
On se mit à trancher un peu au hasard dans les animaux, pour
voir ce qui repousse. Bonnet découvre que certains Vers d’eau
douce peuvent être, comme le Polype, multipliés par le
sectionnement ; et surtout Spallanzani montre que la tête de
l’Escargot se régénère après avoir été tranchée.
De nouveau, les esprits sont en émoi… On met en doute la
découverte ; deux partis se forment, et Voltaire est dans le camp
de ceux qui affirment la renaissance de la tête, « prodige inouï »,
mais prodige qu’on ne peut contester.
« On croit la tête dans tous les êtres vivants le principe, la
cause de tous les mouvements, de toutes les sensations, de toutes
les perceptions ; ici, c’est tout le contraire… Où sera donc
désormais le principe de l’animal ? Sera-t-on forcé de revenir à
l’harmonie des Grecs ? et dix mille volumes de métaphysique
deviendront-ils absolument inutiles ? »
*
**
Une autre grande date dans l’histoire de la Biologie
« interventionniste » sera celle de la première insémination
artificielle, que réalisera, vers 1780, l’Abbé Spallanzani.
L’expérience avait été tentée par Malpighi, puis par Bibiena
sur le Ver à soie, mais sans résultat. Spallanzani, chez les
Amphibiens (Crapauds et Grenouilles), obtiendra la réussite
complète ; il en tirera joie et fierté.
« J’étais donc parvenu à donner artificiellement la vie à cette
espèce d’animaux, en imitant la nature dans les moyens qu’elle
emploie pour multiplier les amphibies. On se peindra aisément le
plaisir que j’éprouvai en considérant un succès si peu attendu. »
Le plaisir de Spallanzani s’exaltera encore lorsqu’il aura donné
la vie à de jeunes chiens, au moyen d’une seringuée de semence :
« Le succès de cette expérience – écrit-il, en cette occasion –
me fit un plaisir que je n’ai jamais éprouvé dans aucune de mes
recherches philosophiques… Ma dernière découverte me porte à
croire qu’on peut faire naître de grands animaux sans le concours
des deux sexes, en se servant du moyen mécanique que j’ai
indiqué, en profitant des circonstances favorables et en
employant les précautions qui semblent nécessaires au succès de
l’expérience. »
De vrai, il n’y avait, dans cette réussite nul prodige
expérimental, puisque le rôle du biologiste s’était borné à mettre
en contact les deux éléments générateurs ; mais, au moment où
fut réalisée la première insémination artificielle, on ignorait tout
du mécanisme de la génération animale, on méconnaissait
jusqu’à l’existence du spermatozoïde. Par l’expérience de
Spallanzani, on eut l’impression que la science commençait à
prendre possession du mystère de la naissance, et qu’une manière
de miracle venait d’être accompli. Spallanzani se sentait
« magicien » de la nature, et, aux yeux de ses contemporains, il
l’était effectivement.
Il essaiera d’utiliser la nouvelle technique pour réaliser des
hybridations (chien et chat) qui sont impossibles par les moyens
naturels ; et son ami Charles Bonnet, tout de suite, envisagera de
prochaines applications à l’espèce humaine.

Enivrés par cette réussite, Spallanzani et Bonnet iront jusqu’à


se demander si la semence ne peut être remplacée par autre
chose : choc électrique, humeur animale ou suc végétal. « Si vous
réussissiez dans une expérience aussi nouvelle – écrit Bonnet à
l’Italien –, cette fécondation serait plus artificielle que celles que
vous avez si heureusement exécutées. »
Et c’est ainsi que, dès la fin du XVIIIe siècle, fut tentée, sur
l’œuf de grenouille, la parthénogenèse artificielle. Sans doute
l’idée de trouver un succédané à la semence était-elle pour
Spallanzani et Bonnet un peu moins méritoire, peut-être, qu’elle
ne nous paraît à distance, car tous deux ils croyaient que l’œuf
contient le fœtus, et que la semence n’a d’autre effet que
d’exciter le développement de ce dernier. Comme il arrive
parfois, l’ignorance servait la hardiesse expérimentale.
N’empêche que Spallanzani tentera, à maintes reprises, de
remplacer l’acte naturel de fécondation par des artifices de
laboratoire : jamais encore on n’était allé si loin dans la voie de la
« magie » positive.
*
**
La greffe animale est connue depuis un très long temps ; dès
l’antiquité elle était empiriquement utilisée chez l’homme pour
la réparation des nez coupés ; mais elle n’entre dans le domaine
de la science qu’au XIXe siècle, avec les greffes périostiques
d’Ollier et les expériences de John Hunter, qui, précurseur des
« changements de sexe », cherche à voir ce que devient une poule
quand on lui introduit des testicules de coq dans la cavité
abdominale.
Un peu plus tard, vers 1860, Paul Bert entreprendra une étude
systématique des faits de greffe animale. Il réalisera la greffe des
pattes et de la queue chez les rats, et aussi la greffe siamoise ou
parabiose.
Le mérite de Paul Bert dépasse d’ailleurs la portée de ses
expériences personnelles : il est d’avoir compris la valeur de la
technique des greffes, en tant que méthode générale pour l’étude
analytique d’une foule de phénomènes biologiques : croissance,
sénilité, variation, etc.
Il imagine, et parfois met en route les expériences les plus
hardies.
Qu’adviendrait-il si la queue d’un très jeune animal, étant
introduite sous la peau d’un très vieux, se trouvait arrosée par ce
sang de vieillard ? Se développerait-elle sans dommage ? Ou,
réciproquement, la queue d’un très vieil animal ne reprendrait-
elle pas quelque énergie vitale si elle puisait nourriture dans le
sang d’un jeune sujet ?
Qu’adviendrait-il d’un morceau de peau qui fût transplanté
sur un animal d’une autre espèce ? Changerait-il de nature ? Et
que se passerait-il si l’on greffait un œuf dans le péritoine d’une
femelle ? Obtiendrait-on, ainsi, une grossesse extra-utérine ? Ne
pourrait-on obtenir une telle grossesse aussi bien chez un mâle
que chez une femelle ? Et si l’on greffait un œuf de surmulot
dans le péritoine d’un rat, le ferait-on changer d’espèce ?
De questions analogues, on trouve la trace dans les Notes de
Claude Bernard, soit qu’il ait parlé de ce sujet avec son disciple
Paul Bert, soit qu’il y ait réfléchi pour son compte : qu’arriverait-
il – écrit Bernard – si l’on greffait des œufs de Mammifère dans
une plèvre ? des œufs de Grenouille sous la peau ? si l’on greffait
de la peau de nègre sur un blanc ? si l’on faisait pousser un œuf
sur un animal de variété ou d’espèce différente ?
Comme on voit, nous ne sommes pas très loin, en ce milieu
du XIXe siècle, des préoccupations de la biologie moderne.
*
**
D’après Camille Dareste, ce fut à Jan Swammerdam, le grand
entomologiste hollandais (1637-1680), qu’on doit la première
tentative expérimentale pour modifier un être vivant.
« Ce grand physiologiste, cherchant dans ses études sur les
métamorphoses des insectes, à se rendre compte de toutes les
transformations des chrysalides en papillons, avait remarqué que
les ailes et les pattes de ces animaux présentent fréquemment des
anomalies et, persuadé que ces anomalies tenaient à une
métamorphose vicieuse, il avait eu l’idée de les reproduire en
soumettant les chrysalides à certaines expériences.
Malheureusement, le récit de ces expériences n’a pas été retrouvé
dans la collection de ses mémoires que Boerhaave publia
en 17372. »
Au XVIIIe siècle, Prévost et Dumas, Prévost et Lebert, Valentin,
Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1820) essaieront de produire des
poussins monstrueux en modifiant les conditions de
l’incubation, expérience que développera magistralement
Camille Dareste, dont le programme tératogénique est d’une
belle ambition3.
J’ai démontré – dit-il – « la possibilité de modifier
l’organisation d’un être vivant pendant sa formation. C’est le
premier essai tenté pour l’établissement d’une branche
entièrement nouvelle de la biologie zoologique, l’étude de
l’action du monde extérieur ou de ce que l’on appelle le milieu
sur la formation des organismes animaux ».
Et encore : « Mes expériences donnent donc aux biologistes
des méthodes à l’aide desquelles ils pourront aborder
scientifiquement la question de la formation des races », qui est
non seulement l’une des parties les plus importantes de la
zootechnie, mais « le seul procédé scientifique que nous
possédions pour aborder le plus grand problème de la biologie,
celui de l’origine des types spécifiques ».
Dans son programme de tératogénie, qui est aussi, comme on
voit, un programme de « transformisme expérimental », Dareste
fait place, non seulement aux influences qui peuvent s’exercer sur
l’embryon en voie de développement, mais encore à celles qui
peuvent altérer les éléments reproducteurs eux-mêmes. Il n’est
donc pas exagéré de dire que tous les travaux modernes sur la
mutation artificielle rentrent dans le cadre délimité, vers 1860,
par Camille Dareste.
*
**
A la tératogénie se rattache l’embryologie expérimentale. Les
deux chapitres sont si étroitement liés que Laurent Chabry, qui
est l’un des créateurs de cette dernière, intitule sa thèse :
Contribution à l’embryologie normale et tératologique des Ascidies
(1887).
Ayant construit un petit appareil qui allait devenir l’ancêtre
des micro-manipulateurs modernes, Chabry pratique sur l’œuf
d’Ascidie des opérations d’une extrême délicatesse.
Il détruit, au moyen d’un aiguillon de verre, telle ou telle des
premières cellules de segmentation, et suit le développement de
l’œuf ainsi amputé, qui produira des larves imparfaites.
Chabry en conclura que l’œuf d’Ascidie se comporte comme
s’il contenait en puissance un seul adulte déterminé, et que
chaque partie de l’œuf contînt une partie de cet adulte, mais il se
garde d’affirmer que tous les germes doivent se comporter de
même à la suite du traumatisme cellulaire ; la production de
larves imparfaites exprime simplement que le pouvoir réparateur
de l’embryon considéré est nul ou limité.
A peu près dans le même temps, Wilhelm Roux, en
Allemagne, fonde la « mécanique du développement » sur une
série d’expériences magistrales, effectuées sur l’œuf de
Grenouille. Par certaines de ses conclusions, il rejoint Chabry,
puisque, après avoir détruit avec une aiguille chaude l’un des
deux premiers blastomères, il voit se former un demi-embryon
typique, qui ressemble à ce qu’on obtiendrait en sectionnant un
embryon normal avec un rasoir.
Trois ans plus tard, c’est Hans Driesch qui, opérant, cette fois,
sur l’œuf d’Oursin, obtient un résultat tout différent et dont
vont s’émouvoir tous les biologistes : séparant, par secouage de
l’œuf, les deux premiers blastomères, il constate que chacun
d’eux se développe exactement comme un œuf entier pour
produire une larve complète. Sépare-t-il les quatre premières
cellules, c’est encore une larve complète que de chacune d’elles il
obtient. L’œuf se comporte donc, ici, comme s’il contenait en
puissance plusieurs adultes !
De nombreuses recherches seront nécessaires pour concilier les
résultats de Roux et de Chabry avec ceux de Driesch ; mais, notre
intention n’étant pas de retracer l’histoire de l’embryologie, nous
nous bornerons à marquer les progrès que fait, en cette fin du
XIXe siècle, la chirurgie de l’œuf, et, plus généralement, la
manipulation des germes animaux.
Ceux-ci seront désormais soumis aux épreuves les plus variées,
l’expérimentateur s’ingérant à tout moment dans la formation de
l’être.
Morgan (1889) fusionne deux œufs d’Oursin, pour n’en tirer
qu’une seule larve ; Boveri (1889) fait développer des fragments
d’œuf d’Oursin qui ne contiennent que le noyau spermatique.
Rauber (1886) essaie d’échanger un noyau d’œuf de Grenouille
avec un noyau d’œuf de Crapaud…
En modifiant la composition chimique du milieu où se
développe l’œuf d’Oursin, Herbst (1892) provoque la séparation
des premières cellules, et, partant, la polyembryonie artificielle ;
Chabry (1889), travaillant sur le même animal, obtient des larves
sans spicules et profondément déformées en les élevant dans de
l’eau de mer privée de chaux…
La biologie « interventionniste » est maintenant bien fondée.
Nous rejoignons ici l’œuvre expérimentale des modernes, devant
laquelle les biologistes philosophes du XVIIIe siècle seraient bien
fondés à multiplier leurs interrogations. Comment le « moi »
d’un Oursin peut-il se former à partir de deux œufs distincts ?
Comment un seul œuf peut-il produire plusieurs « moi » ?
Qu’est-ce que le « moi » d’un animal qui ne tient son hérédité
que du parent paternel ? Etc.
Jusqu’au XXe siècle, d’ailleurs, il semble qu’on hésite à
extrapoler à notre espèce les singuliers résultats obtenus sur
l’animal. On n’identifie pas encore l’Homme à l’Oursin ou à la
Grenouille.
Ce n’est qu’à partir des travaux sur la parthénogenèse
artificielle (1899) que l’on va envisager, et de plus en plus
volontiers, de plus en plus hardiment, l’application à l’être
humain.
Dorénavant, aucune découverte ne se fèra aux laboratoires de
biologie sans que l’on évoque aussitôt sa répercussion possible sur
notre espèce.

1. Voir A. DAVID. Structure de la personne humaine. P.U.F., 1954.


2. Voir BARTHÉLÉMY, Annales des sciences naturelles (Zoologie), 1864, p. 225.

3. Production artificielle des montruosités. Reinwald, 1878.


V

RÉAUMUR
EMBRYOLOGISTE ET GÉNÉTICIEN
Les premiers noms éclatants de la biologie française
n’apparaissent qu’au XVIIIe siècle. Non pas que la France, jusque-
là, fût demeurée à l’écart du grand mouvement de recherches et
d’idées qui devait aboutir à constituer la science de la vie, mais
aucun naturaliste de chez nous n’avait encore produit une de ces
œuvres maîtresses qui marquent l’histoire de l’esprit humain par
leur envergure, leur achèvement, leur caractère d’universalité.
Le XVIIIe siècle verra s’épanouir, et presque ensemble, deux
personnalités du premier ordre : Buffon et Réaumur. Tous deux
sont des gentilshommes amoureux de la nature ; tous deux sont
de formation mathématicienne. L’un choisit pour objets
d’études les grands animaux, il ne daigne pas abaisser son regard
au-dessous des oiseaux ; l’autre se penche sur les insectes. L’un
raisonne, imagine, philosophe ; l’autre observe et expérimente.
Tandis que l’un s’élève à d’orgueilleuses synthèses où se plaît son
génie, l’autre applique le sien, qui n’est pas moindre, à la
patiente analyse des faits.
Réaumur étendit ses curiosités à tous les domaines de la
science et de la technique, depuis la physique jusqu’à la
psychologie.
Inventeur, il propose de nouveaux procédés pour la
préparation des fontes, de l’acier, du fer-blanc, pour la forge des
ancres et la fabrication de la porcelaine. Physicien, il construit un
thermomètre qui introduit une meilleure précision dans le
repérage des températures. Physiologiste, il expérimente avec
sagacité sur les phénomènes de la digestion. Biologiste, il observe
la régénération des pattes chez l’Ecrevisse, opère des croisements
entre différentes races de volailles, et, ayant découvert qu’on peut
prolonger la vie des chenilles et des chrysalides en les
refroidissant, il se demande si l’on ne peut espérer, par ce même
moyen, prolonger la vie des « machines animales qui nous
intéressent le plus », c’est-à-dire des machines humaines.
Entomologiste, il compose cette extraordinaire et monumentale
Histoire des Insectes, où, pour la première fois, sera raconté
l’Insecte vivant et actif, dans ses mœurs, dans son génie, dans son
industrie.
Son Histoire des Guêpes, celle des « Bourdons velus dont les
nids sont de mousse », celle des Abeilles maçonnes, des Fourmis,
des Libellules, sont des chefs-d’œuvres d’observation diligente et
sagace. Réaumur observe les insectes dans la nature, mais aussi à
domicile, dans des cages et des volières, ce qui lui permet de
suivre son « petit peuple » à toute heure du jour et de la nuit.
Initiateur de l’étude des mœurs animales, il enregistre le moindre
geste de ses pensionnaires. Sa vigilance, sa minutie, son scrupule,
lui font voir ce que nul n’avait vu avant lui, et n’aurait même
songé à regarder.
Ses descriptions sont incomparables de précision, de finesse et
de vérité. Qui a lu Réaumur a vu par soi-même. On lui a
quelquefois reproché un peu de prolixité et de lourdeur. Mais
peut-il en être différemment chez celui qui veut épouser tous les
contours, toutes les inflexions du réel ?
Plus insistant et méticuleux que J.-H. Fabre, il reproduit la
chose observée dans son grain le plus ténu. Il est le Marcel Proust
des Insectes.
Nous ne nous occuperons ici que de Réaumur embryologiste
et généticien. Si, en ce domaine, il n’a pas fait de véritables
découvertes, il a du moins entrepris, ébauché ou provoqué des
recherches fécondes, semé des idées originales, commenté avec
beaucoup de subtilité critique les résultats obtenus par autrui.
Le problème de la génération des Batraciens l’a préoccupé
durant plusieurs années, aux environs de 17401.
A cette époque, on ignorait à peu près tout de la manière dont
s’opère la fécondation chez les Grenouilles et les Crapauds,
encore que Swammerdam eût affirmé avoir vu le mâle arroser les
œufs avec sa semence, et qu’il eût même figuré dans un dessin
une espèce de gerbe liquide sortant du derrière de l’animal.
Dans l’espoir d’assister à cette irroration, Réaumur place sur
son bureau des poudriers contenant des Grenouilles accouplées ;
c’est en vain qu’il les observera durant des heures. Sa
collaboratrice, mademoiselle du Moutier, aura, un jour, le
privilège d’apercevoir comme un jet de fumée échappant de
l’anus d’un mâle, mais le grand savant ne pourra jamais
confirmer par lui-même cette observation.
Il essaie, avec l’Abbé Nollet, de mettre des « culottes » de vessie
ou de taffetas ciré aux mâles accouplés, expérience dont il attend
« des faits bien curieux » ; mais les animaux s’en débarrassent
promptement. Il réussit, en fin de compte, à préparer des culottes
qui ne se défont pas, en les ajustant mieux au corps de l’animal,
et surtout en y adaptant des « bretelles » qu’il fait passer « sur les
bras de la Grenouille mâle, sous la tête, entre son corps et celui
de la femelle ». Cette expérience, d’une conception très
ingénieuse, ne lui fournit cependant aucun résultat positif ; aussi
l’Abbé Nollet, beaucoup plus tard, dira-t-il à l’Abbé Spallanzani,
qui étudie, à son tour, la génération des Amphibiens :
« Il y a trente ans que M. de Réaumur et moi nous avons fait
plusieurs recherches à ce sujet. Nous avons suivi les
accouplements des Grenouilles pendant des semaines entières ; je
me rappelle d’avoir mis à des mâles de petits caleçons de taffetas
ciré, de les avoir longtemps observés, et de n’avoir jamais rien pu
voir qui annonçât l’acte de fécondation. »
C’est précisément en refaisant, dans de meilleures conditions,
l’expérience de Réaumur et Nollet que Spallanzani pourra
recueillir quelques gouttes de liqueur séminale dans le caleçon, et
réaliser ainsi la première insémination artificielle2.
Réaumur était allé jusqu’à se demander si la fécondation des
Grenouilles ne s’opérait point par l’intermédiaire des pouces du
mâle, lesquels, pendant l’étreinte, se logent dans les chairs de la
femelle en appuyant fortement sur la peau de celle-ci. Ces pouces
présentent une région « chagrinée », qui paraît être un assemblage
de petites glandes ; la pression doit obliger quelque liqueur à en
sortir, et pourquoi « ne soupçonnerait-on pas que cette liqueur,
filtrant à travers la peau de la femelle, soit celle qui est nécessaire
à la fécondation des œufs ? »
Réaumur songe donc à mettre au mâle des gants de taffetas, ou
encore à placer, entre les deux Grenouilles accouplées, une pièce
de taffetas ciré, de telle manière que le mâle ne puisse presser la
femelle qu’au travers de l’étoffe.
Comme on voit, Réaumur, accoutumé aux singularités de la
nature et à la variété de ses moyens, ne refusait pas d’examiner
même les hypothèses les plus invraisemblables.
Au cours de ses recherches sur la génération des Batraciens,
Réaumur fut amené à étudier de très près le développement de
l’œuf et la structure du têtard à ses différents stades d’évolution.
Dans un dossier inédit, on a retrouvé de remarquables
documents (croquis et dessins, la plupart à la sanguine) relatifs à
l’embryogenèse de la Grenouille. « La segmentation de l’œuf, les
aspects extérieurs des diverses phases de la gastrulation et de la
fermeture du blastopore, l’anatomie interne du têtard, avec des
figures minutieusement exactes de l’appareil digestif, de
l’appareil circulatoire et branchial, de l’appareil hyoïdien, de la
conformation de la bouche et des dents, sont représentés là
comme ils pourraient l’être dans un traité d’embryologie
actuel3. »
*
**
Alors que les travaux de Réaumur sur la génération des
Amphibiens sont tous restés inédits, nous avons, de lui, un
ouvrage fameux sur l’incubation artificielle des Oiseaux4, où il
montre, non seulement les avantages pratiques de la méthode des
« fours », mais tout l’intérêt qu’elle peut présenter pour les
« amusements philosophiques », et, notamment, pour l’étude
systématique du développement embryonnaire du poulet :
« Il n’est point d’observations plus propres à nous instruire sur
la manière admirable dont la nature opère le développement des
germes des animaux, dont elle conduit ces germes à être des
embryons, et à faire croître ces derniers jusqu’à ce qu’ils soient
des animaux assez forts pour paraître au jour, que les observations
de ce qui se passe chaque jour dans les œufs des oiseaux depuis le
commencement jusqu’à la fin de l’incubation. Chaque œuf
qu’on casse pendant ce temps offre un spectacle qu’on ne saurait
assez admirer, et qu’on admire sans s’en lasser. Harvée [Harvey],
Malpighi, et plus récemment Antoine Maître-Jan5, ont décrit, et
les deux derniers ont fait représenter les progrès journaliers dont
ils n’ont pu voir la suite complète qu’au bout de trois semaines ;
ils ont eu besoin qu’un dessin fait le jour précédent les mît en
état de reconnaître ce qu’un œuf couvé vingt-quatre heures ou
quelquefois douze heures de plus montrait de visible qui ne
l’était pas dans un œuf couvé vingt-quatre heures ou douze
heures de moins. Au moyen de nos fours, la suite des
développements et des accroissements qui se font en moins de
vingt et un jours dans les œufs de poules, peut être mise sous nos
yeux dans la même heure et dans un temps plus court ; un même
four pourra nous donner des œufs à tout terme, et celui de
chacun sera connu, si on a eu soin d’écrire sur chaque œuf,
comme on doit toujours le faire, le jour où il aura commencé à
être couvé, et même d’y écrire l’heure, si on l’a destiné à des
observations plus précises. On sera donc maître de casser dans le
même moment des œufs où se trouvera la suite complète des
progrès de l’incubation ; on pourra comparer sur-le-champ tous
ces progrès entre eux ; pour s’assurer des différences, on cassera
plusieurs œufs pris à chaque terme, la comparaison qu’on fera de
la sorte sera tout autrement exacte que celle qu’on n’a pu faire
sur des dessins, en examinant ce que ceux d’un jour ont de plus
que ceux du jour qui les a précédés. »
La méthode d’incubation artificielle devait, en effet, se
montrer d’un précieux secours aussi bien en embryologie
descriptive qu’en embryologie expérimentale. Elle est
aujourd’hui d’application journalière dans les laboratoires.
Dans son Art de faire éclore, Réaumur se préoccupe, en outre,
des conditions physiologiques de la ponte (il voit celle-ci retardée
chez les poules qu’il ne fait vivre que d’épinards) ; il montre
qu’on peut prolonger la vitalité des œufs par le vernissage de la
coquille6, et cherche à déterminer le temps de survie de la
semence dans les voies génitales de la femelle.
Par des expériences précises, il constate que des poules privées
de coq peuvent, pendant près de cinq semaines, pondre des œufs
féconds. Quelquefois, les œufs cessent d’être féconds après vingt-
cinq à vingt-six jours d’isolement7.
« Cette expérience, dit-il, demanderait à être répétée encore
bien des fois, et dans différentes saisons de France, pour s’assurer
des limites au delà desquelles la fécondation des œufs de poule ne
saurait s’étendre. »
*
**
On attribue généralement à Charles Bonnet l’entière paternité
de la découverte de la parthénogenèse chez les Pucerons (1740),
découverte qui fit époque dans l’histoire de la biologie, car elle
révélait la première infraction connue à la grande loi de la
reproduction par sexes.
Or, sans diminuer le mérite de Bonnet, il sied de reconnaître la
part considérable que prit Réaumur dans cette découverte.
Avant lui, Leeuwenhoek et Cestoni, n’ayant jamais rencontré
de Pucerons accouplés, avaient avancé que chaque Puceron se
suffit à lui-même, et peut, sans s’être joint à un autre Puceron,
mettre au jour des petits qui lui deviennent semblables ; mais,
pense Réaumur, une preuve négative est trop légère pour établir
une exception à une règle de si vaste généralité.
L’accouplement des Abeilles n’a jamais été vu, et celui des
Fourmis ne l’a été que depuis peu. On pourrait imaginer que
l’accouplement des Pucerons ne se produit qu’en un certain
temps, à certaines heures, peut-être de la nuit, ou que l’acte
sexuel est si promptement expédié qu’il ne laisse pas à
l’observateur le temps de le surprendre ; enfin, les Pucerons se
tiennent appliqués les uns contre les autres, il s’entre-touchent
par des parties différentes, marchent de concert, passent les uns
sur les autres ; ne peut-on soupçonner que les occasions ne leur
manquent point de se rendre mutuellement féconds ?
Toutefois, Réaumur a constaté ce fait, très significatif, que les
Pucerons contiennent des petits bien formés un assez long temps
avant que d’être eux-mêmes insectes parfaits, en tout cas, avant
d’avoir subi leur dernière mue (changement de peau).
Il fait alors l’expérience suivante : il met en solitude un
Puceron qui doit devenir « ailé », mais dont les ailes sont encore
cachées et pliées sous la peau qu’il lui reste à dépouiller. Ce
Puceron se transforme, acquiert des ailes, et donne ensuite
naissance à des petits vivants. L’expérience est plusieurs fois
renouvelée sur des Pucerons d’espèces variées (peuplier, vessie de
peuplier), et toujours avec le même succès. Elle prouve
incontestablement qu’un Puceron peut devenir fécond sans s’être
accouplé, dans son état définitif, avec un de ses pareils. S’il est
fécondé à quelque moment de son existence, c’est dans un âge
précoce, et qui n’est pas l’âge habituel de fécondation chez les
insectes. De toute manière, il constitue à cet égard une exception,
une « singularité de l’histoire naturelle ».
Comme on voit, Réaumur apporte, par ce fait, une
démonstration partielle du phénomène de parthénogenèse.
Mais il ne s’en tient pas là. Il entreprend d’élever un Puceron
depuis l’instant de la naissance, et de façon qu’il ne puisse avoir
commerce avec aucun autre congénère : si, dans ces conditions,
l’insecte se montre fécond, ce sera sans accouplement d’aucune
sorte, à moins qu’il ne se soit « accouplé dans le ventre même de
sa mère ».
Réaumur plante donc un jeune Chou dans la terre d’un grand
poudrier, et, avant de recouvrir celui-ci d’une gaze fine, il dépose
sur une feuille de la plante un Puceron qui vient d’être accouché.
Mais, encore qu’à plusieurs reprises il tente l’expérience, il ne la
pourra mener à bien : chaque fois, il arrive à l’insecte prisonnier
quelque chose qui le fait périr avant l’âge de la reproduction…
L’expérience la plus heureuse ne dura pas plus de neuf jours.
Mais Réaumur ne doute pas qu’en persévérant suffisamment
l’on ne parvienne à élever des Pucerons en solitude jusqu’à l’âge
où ils multiplient. Et quand un tout jeune homme de Genève,
Charles Bonnet, lui écrira pour lui demander dans quelles
recherches « il aimerait le mieux qu’on l’aidât », Réaumur
indiquera à son disciple l’expérience du Puceron en solitude.
Charles Bonnet choisit un Puceron du fusain, né
le 20 mai 1740, à cinq heures du soir. Or, dès le 1er juin, vers les
sept heures du soir, sous l’œil enivré du jeune naturaliste,
l’insecte commencera de procréer ; du Ier au 21, il donnera le
jour à quatre-vingt-quinze petits vivants, certainement nés en
dehors de toute conjonction des sexes.
Annoncée à Réaumur par Bonnet, la découverte de la
parthénogenèse fut immédiatement communiquée à l’Académie
des sciences de Paris. Elle fit grande sensation dans le monde
scientifique, où elle apparut comme la « plus grande singularité
que l’histoire naturelle nous ait fait voir jusqu’ici, une singularité
intéressante pour les physiciens, et même pour les
métaphysiciens, et très propre à justifier l’emploi du temps passé
à observer les plus petits insectes », – ainsi que tenait à le faire
remarquer Réaumur, à qui l’on reprochait volontiers de faire trop
de cas des êtres infimes8.
La belle expérience de Bonnet fut bientôt confirmée par
Trembley (sur le Puceron du Sureau), par Lyonet (sur les
Pucerons du Rosier et du Saule), par Bazin (sur le Puceron du
Pavot), et par Réaumur lui-même, qui d’abord échoua dans son
élevage parce qu’il recouvrait d’un poudrier de verre la plante
nourricière – d’où un excès d’humidité préjudiciable à
l’insecte –, et finit par obtenir le résultat cherché en protégeant la
plante avec une gaze à mailles très fines.
Comme M. Bazin, il avait choisi, cette fois, pour élève un
Puceron du pavot, espèce qui ne met que sept jours pour atteindre
à l’âge reproducteur, alors que les autres en mettent au moins
dix. Et ce n’est pas sans regret que Réaumur, en exposant la
réussite de son expérience, ajoute que si, dès ses premiers essais, il
avait fait choix de cette espèce, un peu plus rapide dans son
évolution, il aurait pu alors apporter lui-même la démonstration
complète de la parthénogenèse, puisque, dans l’une de ses
expériences, le Puceron solitaire avait vécu neuf jours.

Comment expliquer le phénomène de parthénogenèse ?


Faut-il, avec Trembley, croire qu’un seul accouplement peut
servir pour plusieurs générations ? Faut-il penser que le Puceron
possède des organes mâles et des organes femelles, qu’il est – en
un mot – un androgyne d’une espèce particulière ?
De cette dernière hypothèse, on aurait peine à fournir la
preuve, eu égard à la petitesse de l’animal ; mais Réaumur se
demande si, tout compte fait, il est bien nécessaire de recourir à
de pareilles suppositions.
Peut-être, assurément, chaque Puceron unit-il en soi-même le
masculin et le féminin ; mais « on ne voit pourtant pas la
nécessité absolue de cette opération intérieure ; cette nécessité ne
pourrait être appuyée que par l’analogie ; or, il s’agit
actuellement d’animaux par rapport auxquels l’analogie la plus
constante se trouve en défaut. Nous sommes obligés de
reconnaître que la conception, que l’instant où la génération
commence, est celui où un animal, un embryon d’une petitesse
infinie, commence à se développer et est mis en état de continuer
à croître… Cet embryon était-il originairement dans la
femelle…, ou la liqueur séminale que le mâle fait pénétrer dans
les organes de la femelle y porte-t-elle des embryons à milliers…
Les savants sont partagés entre ces deux systèmes9, mais ils
doivent se réunir pour reconnaître que les animaux qui sont
féconds par eux-mêmes, ont dans leur intérieur des germes, des
embryons qui doivent leur devenir semblables un jour. Or, quelle
difficulté peut-on trouver à concevoir que ces embryons, que
ceux qui sont contenus dans le corps d’un Puceron, commencent
à se développer dès que le Puceron commence à croître ? Que
paraît-il leur falloir pour cela, de plus que ce qu’il faut aux
parties mêmes du Puceron ? Si, lorsque le suc nourricier est porté
aux parties du Puceron, il est aussi porté aux embryons, ceux-ci
doivent croître en même temps que ces parties. Si des faits sans
nombre ne nous avaient pas appris qu’il faut quelque chose de
plus pour faire commencer le développement des embryons dans
les autres animaux, si nous n’avions pas vu des mâles et des
femelles, nous eussions jugé que l’œuvre de la fécondation
s’accomplissait dans tous de la façon simple dont nous voulons
faire penser qu’elle peut s’accomplir chez les Pucerons.
« Tant qu’un insecte qui doit devenir papillon reste chenille,
les parties qui ne lui seront propres que lorsqu’il sera papillon, les
ailes par exemple, la trompe, etc., sont pour lui des parties aussi
étrangères que le peuvent être pour le Puceron les petits qu’il
mettra au jour après sa dernière transformation. Comme ces ailes
et cette trompe du papillon croissent dans la chenille dès qu’elle
commence elle-même à croître, il est très naturel de penser que
de même les embryons se développent dans le corps du Puceron,
dès qu’il commence à croître ; et c’est ce que paraissent prouver
les fœtus bien formés qu’on trouve dans des Pucerons encore
éloignés du terme où ils ont fini leur croît et où ils se
transforment. Loin, il me semble, qu’on doive avoir quelque
peine à accorder que la génération des Pucerons se puisse faire
d’une manière si simple, on ne doit être embarrassé que de ce
que, pour opérer la génération des autres animaux, une voie plus
composée a été prise par celui qui ne saurait manquer de choisir
les moyens les plus parfaits et les plus convenables10. »

Cette opinion est, somme toute, fort logique : s’il y a des


germes préexistants, on ne voit pas pourquoi une stimulation
extérieure serait obligatoire pour mettre en train leur croissance ;
et – comme le remarque Réaumur –, dans cette hypothèse, le
problème n’est pas tant de comprendre pourquoi le germe se
développe tout seul chez les êtres capables de génération solitaire
que de comprendre pourquoi il ne peut se développer qu’après
fécondation chez les êtres à génération bisexuée.
Certains biologistes modernes n’ont-ils pas dit qu’il fallait
s’étonner, non pas de ce que certains œufs soient aptes au
développement virginal, mais de ce que la plupart des œufs aient
besoin d’être fécondés ?
*
**
La pensée biologique, tout au long du XVIIIe siècle, fut
dominée par le grand débat qui opposait les partisans des germes
préexistants aux partisans de l’épigenèse11.
Ainsi qu’on vient de le voir par le passage précité, Réaumur
donnait la préférence à la première de ces deux conceptions. Il se
refusait à admettre, avec Buffon et Maupertuis, qu’un embryon
pût se former par l’assemblage de particules élémentaires,
contenues dans les semences parentales. Même en faisant la partie
belle aux « épigénésistes », même en admettant que les semences
soient composées de parties correspondant à celles dont sont
formés tous les organes et que chaque partie du corps a fourni de
quoi faire quelque chose qui lui ressemble, « quel est l’agent qui
va débrouiller ce chaos, assortir les parties qui doivent être
ensemble, en former des organes, réunir les différents organes à
ceux à qui ils doivent tenir, finir enfin ce germe qui, pour être si
petit que les meilleurs microscopes ne sauraient le rendre assez
sensible à nos yeux, n’en est pas moins admirable » ?
Ce n’est certes pas la chaleur, ni l’attraction, ni les forces
plastiques, ni rien de ce qu’on a imaginé à cet effet. L’attitude la
plus raisonnable, pour un naturaliste, est de partir du germe tout
formé. Tout homme qui aura assez médité sur ce que c’est qu’un
germe et ce que c’est qu’un animal comprendra qu’on ne doit
pas prétendre à expliquer la formation première d’un être. Ou
bien les germes ont été depuis toujours créés par l’Etre suprême,
ou bien il s’en produit journellement, mais par des moyens qui
lui appartiennent en propre et que nous devons désespérer de
connaître. « Le grand Descartes a moins préjugé des forces de son
génie quand il a entrepris d’expliquer la formation de l’univers
que quand il a tenté d’expliquer celle de l’homme. »

Lorsque Réaumur a étudié, en 1712, la régénération des


« jambes » de l’Ecrevisse, il s’est déjà heurté au redoutable
problème des germes, car les phénomènes de régénération
animale soulèvent les mêmes difficultés que ceux de la génération
proprement dite. Ces difficultés, Réaumur les aperçoit nettement
et les met en pleine lumière :
« Tout ce que nous pourrions avancer et de plus commode et
peut-être de plus raisonnable, ce serait de supposer que ces petites
jambes que nous voyons naître, étaient chacune renfermées dans
de petits œufs, et qu’ayant coupé une partie de la jambe les
mêmes sucs qui servaient à nourrir et à faire croître cette partie,
sont employés à faire développer et naître l’espèce de petit germe
de jambe renfermé dans cet œuf. Quelque commode après tout
que soit cette supposition, peu de gens se résoudront à
l’admettre. Elle engagerait à supposer qu’il n’est point d’endroit
de la jambe d’une écrevisse où il n’y ait un œuf qui renferme une
autre jambe, ou, ce qui est plus merveilleux, une partie de jambe
semblable à celle qui est depuis l’endroit où cet œuf est placé
jusqu’au bout de la jambe : de sorte que, quelque endroit de la
jambe que l’on assignât, il s’y trouverait un de ces œufs, qui
contiendrait une autre partie de jambe que l’œuf qui est un peu
au-dessus, ou que celui qui est un peu au-dessous… Peut-être
aimerait-on mieux croire que chacun de ces œufs contient une
jambe entière ; mais ne serait-on pas encore plus embarrassé
lorsqu’il faudrait rendre raison pourquoi, de chacune de ces
petites jambes, il n’en renaîtrait qu’une partie semblable à celle
que l’on a retranchée à l’Ecrevisse ? Ce ne serait pas même assez
de supposer qu’il y a un œuf à chaque endroit de la jambe d’une
Ecrevisse, il faudrait y en imaginer plusieurs, et nous ne saurions
déterminer combien. Si l’on coupe la nouvelle jambe, il en renaît
une autre dans la même place. Enfin, il faudrait encore admettre
que chaque nouvelle jambe est, comme l’ancienne, remplie
d’une infinité d’œufs, qui chacun peuvent servir à renouveler la
partie de la jambe qui pourrait lui être enlevée. »
Tout enclin que soit Réaumur à adopter la thèse des germes, il
est loin d’en accepter – comme Charles Bonnet, par exemple –
toutes les conséquences et jusqu’aux plus fantastiques. Réaumur
n’a jamais théorisé sur l’emboîtement des germes ; il a, concernant
la grande énigme de la formation de l’être, posé des questions
plutôt qu’il n’a donné des réponses dogmatiques.
Chez lui, point de système préconçu et rigide, qui empêche
l’esprit de recevoir la leçon des faits et, l’emplissant d’une
certitude illusoire, le détourne des saines et fécondes curiosités.
Même en partant de l’hypothèse des germes, et sans
s’inquiéter de leur origine première, que de choses à apprendre
sur la génération, et que seule l’expérience aura qualité pour nous
enseigner !
Les germes sont-ils dans la mère ? ou dans le père ? ou dans les
deux ?
Sur ce point fondamental, l’étude des hybrides (ou mulets),
l’attention méthodiquement portée à ce qui, en eux, vient de
l’espèce paternelle ou de l’espèce maternelle, aura plus de
conséquences, peut-être, que les observations microscopiques des
Leeuwenhoek et des Hartsoeker.

Réaumur a d’ailleurs trouvé dans sa basse-cour12 des sujets qui


se prêtent à des croisements tout spécialement instructifs, étant
plus « dans l’ordre de la nature » que les mélanges d’espèces. Il
s’agit de races de volailles qui offrent des caractères exceptionnels
par rapport au type normal : volailles à doigt surnuméraire,
volailles sans croupion.
Les volailles à doigt surnuméraire (trois doigts antérieurs et
deux postérieurs) proviennent du Poitou, où l’on prétend que la
race en fut importée par un officier de vaisseau, qui arrivait sans
doute des Indes orientales.
Cette race, si précieuse pour le naturaliste, nous la perdrons,
dit Réaumur, « si l’on ne songe pas plus à la conserver qu’on ne
l’a fait jusqu’ici : il m’a fallu avoir recours à deux maisons
éloignées l’une de l’autre de plusieurs lieues pour parvenir à avoir
un mâle et une femelle, et l’on m’assura qu’on n’en trouvait plus
dans des châteaux où il y en avait eu un assez bon nombre ».
Moins rares sont les volailles sans croupion, dont la race est
même assez répandue en divers cantons poitevins et normands : il
semble, chez ces animaux, que toute la queue ait été arrachée ; on
les appelle, en quelques endroits, des « poules sans queue », et,
ailleurs, des « culs nus13 ».
Si l’on croise des volailles ayant une partie de plus, ou des
volailles ayant une partie de moins, avec des volailles normales,
on doit en tirer quelque enseignement sur l’appartenance des
germes :
« Faisons habiter des poules communes avec un coq à cinq
doigts, et des poules à cinq doigts avec des coqs communs ;
faisons habiter des poules communes avec un coq sans croupion,
et des poules sans croupion avec un coq commun : si des poulets
naissent des accouplements faits entre des poules et des coqs ainsi
combinés, et il en naît, et même de propres à perpétuer leur
espèce, il semble que nous en devons attendre des faits qui
décideront la question dont il s’agit ; car, en supposant, comme
nous l’avons supposé, le germe existant avant l’accouplement, et
que nous n’étions embarrassés que de savoir s’il existait dans le
mâle ou dans la femelle, les poulets dont nous parlons doivent
nous montrer, par des parties qu’ils auront, ou par le manque de
certaines parties, si c’est à la femelle ou si c’est au mâle que le
germe a appartenu originairement. Si les germes sont dans la
poule, celle qui a cinq doigts a des germes à cinq doigts, et,
quoiqu’elle ait été fécondée par un coq commun, elle donnera
des poulets à cinq doigts. Ceux qu’elle donnera n’en auront que
quatre comme le coq avec qui elle a habité, si les germes sont
dans le coq. De même la poule commune qui doit la fécondation
de ses œufs à un coq à cinq doigts produira des poulets à quatre
doigts si les germes des poulets étaient en elle, et elle produira des
poulets à cinq doigts si les germes lui ont été apportés par le coq.
De la poule commune fécondée par un coq sans croupion,
naîtront des poulets qui auront un croupion si la poule avait des
germes indépendants de l’accouplement du coq, et de cette poule
ne naîtront que des poules sans croupion si les germes qui se
développent sont dus au coq sans croupion14. »
Ce programme était excellent, et Réaumur s’y montrait un
précurseur authentique des généticiens modernes.
Pendant plusieurs années, il s’appliqua à le réaliser, variant au
possible les assortiments de poules et de coqs, prenant toutes les
précautions nécessaires pour interdire aux poules tout contact
avec d’autres mâles que ceux qu’il leur destinait15, mais il ne
nous a pas donné les résultats de ses expériences, sous prétexte
qu’il manquait de place pour les exposer et les commenter.
Dans la deuxième édition de son Art de faire éclore, parue
en 175116, il ne nous renseignera pas davantage, et même il
exprimera sa satisfaction de n’avoir pas livré prématurément le
fruit de ses expériences :
« Une question enveloppée d’aussi épaisses ténèbres que l’est
celle de l’origine des germes ne saurait être éclaircie de manière à
ne laisser aucun doute raisonnable, que par le concours
d’observations dues à des expériences très multipliées, très
variées, et très répétées ; aussi me suis-je su gré de ne m’être pas
pressé de publier les résultats des premières que j’ai tentées ; les
conséquences qu’il était naturel d’en tirer n’ont pas été aussi
invariablement appuyées par de nouvelles expériences qu’on s’y
serait attendu17. Le sentiment qu’auront conduit à prendre les
poulets nés d’œufs pondus par des poules assorties à des coqs qui
en diffèrent par l’excès ou par le défaut, ou par la conformation
de quelque partie organique, acquerrait d’ailleurs un plus grand
degré de certitude, toute celle qu’on peut désirer, s’il était
confirmé par les observations que les quadrupèdes nous peuvent
valoir… »
Les mulets ordinaires (nés de l’accouplement de l’âne et de la
jument) n’ont peut-être pas des caractères assez frappants pour
nous permettre de décider si c’est au père ou à la mère qu’ils
doivent « le fond de leur organisation » ; mais n’y a-t-il pas, chez
les mammifères, d’autres mulets, résultant de l’accouplement
d’animaux plus éloignés que ne le sont l’âne et le cheval ?
N’affirme-t-on pas que des « jumarts », issus de l’accouplement
du taureau avec la jument ou avec l’ânesse, existent dans les
montagnes du Dauphiné, et aussi dans les montagnes
d’Auvergne ? Or, chez un « jumart », obtenu celui-là en Afrique,
et issu de l’âne et de la vache, la forme du pied était, paraît-il, la
même que celle du pied de l’âne, ce qui donnerait à penser que le
germe appartient au père… Si l’on pouvait étudier à fond la
structure des hybrides de ce genre, – et Réaumur ne désespère pas
d’en obtenir un, du Dauphiné –, il serait du plus haut intérêt de
savoir s’ils ruminent comme la vache, s’ils ont, comme elle,
plusieurs estomacs, s’ils ont des dents de ruminant, etc.
On doit ici se souvenir qu’à l’époque de Réaumur, les idées ne
laissaient pas d’être très vagues sur les possibilités d’hybridation
et sur les barrières interspécifiques. Il n’était pas seul, parmi les
spécialistes de l’histoire naturelle, à croire en l’existence des
« jumarts ». Si Buffon conteste la réalité de ces « mulets », en
revanche, un vétérinaire de haute réputation, Bourgelat, affirmait
en avoir fait disséquer un, sous ses yeux, à l’Ecole vétérinaire de
Lyon.
Mais Réaumur, dans sa nouvelle édition de l’Art de faire éclore,
ne se borne pas à suggérer une étude des « jumarts ». Il fait état,
pour la commenter longuement, et très pertinemment, d’une
observation qui lui a été communiquée par le chevalier Godeheu
de Riville et qui concerne l’espèce humaine : dans une famille
maltaise, la présence d’un doigt surnuméraire (polydactylie) s’est
transmise héréditairement sur trois générations, à partir d’un
ancêtre mâle, Gratio Kalleia.
Ainsi une race à doigts surnuméraires existe chez l’homme
tout comme chez la poule : et, d’ores et déjà, l’on peut, en
méditant sur cette généalogie singulière, tâcher d’en tirer
quelques éclaircissements touchant le problème de la génération.
L’anomalie, en effet, paraît se transmettre par les deux sexes ;
sûrement par les pères, et vraisemblablement par les mères,
puisque la fille de Gratio, Marie, a un fils ayant comme elle18 six
doigts. Réaumur se montre tout particulièrement désireux de
savoir ce que sera la descendance d’une des petites-filles de
Gratio, âgée de quatorze ans et elle-même pourvue de six doigts :
« Je suis curieux de savoir si elle fera des enfants à six doigts,
quoiqu’elle épouse un mari qui n’en a que cinq. Si cela arrive,
voilà des exemples contraires, et alors il sera vrai de dire que le
principe de la génération réside dans l’un et l’autre sexe. »
Réaumur était donc tout prêt à abandonner l’idée de
l’unilatéralité du germe, et l’on peut voir là encore un
témoignage de sa bonne foi et de sa souplesse d’esprit.
Peu de temps après l’observation de Godeheu de Riville,
Maupertuis avait, de son côté, publié le pédigree d’une autre
famille polydactyle, celle du chirurgien berlinois Jacob Ruhe ; et,
à ce propos, il avait très justement remarqué que l’expérience
tentée par Réaumur chez les poules (et dont le résultat était resté
inconnu) venait d’être réalisée par la nature dans l’espèce
humaine19 :
« M. de Réaumur propose d’apparier une poule à cinq doigts à
un coq à quatre doigts ; une poule à quatre doigts à un coq à
cinq ; la même expérience à faire sur les coqs et les poules sans
croupion ; et regarde ces expériences comme pouvant décider si
le fœtus est le produit du père seul, de la mère seule, ou de l’un
et de l’autre ensemble.
« Je suis surpris que cet habile naturaliste qui a sans doute fait
ces expériences ne nous en apprenne pas le résultat.
« Mais une expérience plus sûre et plus décisive se trouve toute
faite. Cette singularité des doigts surnuméraires se trouve dans
l’espèce humaine, s’étend à des races entières ; et l’on voit qu’elle
y est également transmise par les pères et par les mères. »
Quant à Charles Bonnet, théoricien opiniâtre de l’ovisme, il
ne cachera pas son mécontentement en voyant Réaumur incliner,
sinon vers l’épigenèse, du moins vers une théorie qui attribuerait
le principe de génération à l’un et à l’autre sexes.
Bonnet estime, d’une part, que toute expérience, à ce sujet, est
maintenant superflue, puisqu’il est « démontré que les germes
sont dans la poule, et notre illustre académicien l’ignorait20 » ; et,
d’autre part, il repousse le raisonnement de Réaumur :
« De ce que les germes sont dans la poule, il ne s’ensuit point
du tout qu’une poule à quatre doigts fécondée par un mâle à
cinq doigts produira des poulets à quatre doigts, ni qu’une poule
à cinq doigts fécondée par un coq à quatre doigts, fera des
poulets à cinq doigts. »
Car Charles Bonnet a une théorie toute prête pour expliquer
l’influence du mâle, sans admettre pour cela sa participation à la
formation du germe : la liqueur séminale contient des
« molécules nourricières » qui influent spécifiquement sur telle
ou telle partie du germe maternel.
Aussi, parlant des expériences projetées par Réaumur, et sans
qu’il prétende à en deviner les résultats : « Je dirai seulement, dit-
il, que, si mes principes sur cette matière sont vrais, la semence
du coq a cinq doigts fera développer dans le germe à quatre
doigts quelque chose qui aura l’air d’un doigt surnuméraire.
Peut-être encore qu’elle changera un peu la conformation ou les
proportions des doigts naturels. La semence du coq à quatre
doigts, portée dans le germe à cinq doigts, devra, au contraire,
laisser le cinquième doigt imparfait, ou le rendre mal conformé,
et altérer des proportions. Ce vice de conformation ou de
proportions pourra s’étendre aux autres doigts. »

Réaumur s’intéressa aussi à d’autres croisements, et beaucoup


plus aberrants que ceux des races de volailles. Ayant eu, dans sa
basse-cour, une cane qui volontiers recevait les caresses d’un coq,
il eût souhaité de faire couver les œufs qu’elle avait pondus, mais
un accident malencontreux le priva « du plaisir de voir les oiseaux
qui en seraient éclos ».
Il estime, d’ailleurs, que l’expérience mérite d’être faite sur
une autre cane, ce qui ne sera pas autrement difficile, car on lui a
assuré qu’il n’était pas rare de voir des canes « aussi déréglées »
qu’avait été la sienne21.
Enfin, l’on ne saurait passer sous silence l’histoire célèbre –
trop célèbre ! – des amours de la poule et du lapin…
Ayant entendu dire que l’Abbé de Fontenu, membre de
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, avait chez lui un
lapin qui « en usait avec une poule comme il eût fait avec une
lapine », Réaumur demanda à voir les deux animaux. Ils lui
furent apportés dès le lendemain ; il les logea dans une garde-
robe, où il pouvait les observer facilement ; et bientôt il n’eut
plus de doute sur la réalité des gestes amoureux qui, de temps à
autre, unissaient le mammifère à l’oiseau.
Pendant plus de deux mois, il tint un journal complet de ces
relations singulières, auxquelles tout Paris s’intéressait, et dont on
attendait impatiemment les fruits.
Que seraient les produits d’une union aussi baroque ? Des
poulets vêtus de poil, ou des lapins couverts de plumes ?
La poule pondit six œufs, dont cinq, à l’incubation, se
révélèrent clairs, tandis que le sixième se corrompit, ce qui donna
à croire à Réaumur qu’il avait été effectivement fécondé.
L’expérience finit là, et les animaux furent renvoyés à M. de
Fontenu ; mais Réaumur regretta de n’avoir pu la pousser plus
avant, et de n’avoir pu mettre à couver un plus grand nombre
d’œufs22.
On a copieusement raillé l’observateur de ces étranges amours.
Buffon, Diderot, se sont malicieusement étonnés que Réaumur
ait pu en attendre quelque produit23.
Mais, en ce temps, les idées étaient loin d’être affermies quant
à l’hybridation des espèces.
Ayant vu découvrir des choses aussi surprenantes que la
parthénogenèse du puceron et le bouturage du Polype, Réaumur
n’avait-il pas sujet de penser qu’il n’est pas, en histoire naturelle,
de fait si invraisemblable qu’on ne le doive examiner de près ? Et
quant à Buffon, qui, sur ce point, faisait la leçon à Réaumur,
souvenons-nous que lui-même il croyait à la génération
spontanée des cloportes, des limaces et des vers de terre…

BIBLIOGRAPHIE

BONNET (Charles) : Œuvres.

BUFFON : Œuvres.
CAULLERY (M.) : Introduction à l’Histoire des Scarabées.
Lechevalier, 1955.

MAUPERTUIS : Lettres.
RÉAUMUR ; Art de faire éclore, 2 vol. in 12, 1749 et 1757.
– Mémoires pour servir à l’histoire des insectes.
ROSTAND (Jean) : Esquisse d’une histoire de la biologie. Gallimard,
1945.
– Les origines de la biologie expérimentale et l’Abbé Spallanzani.
Fasquelle, 1951.
SPALLANZANI : Expériences sur la génération, 1789.
TORLAIS (J.) : Réaumur, un esprit encyclopédique en dehors de
l’Encyclopédie. Desclée de Brouwer, 1936.
– Morceaux choisis de Réaumur, Gallimard, 1939.

1. Voir Morceaux choisis de Réaumur, par J., TORLAIS. Inédits.


2. « Je n’examinerai point par quelle fatalité ces deux grands philosophes, malgré
leur sagacité et leur attention, n’ont pas été plus heureux dans leurs recherches. Je dirai
seulement qu’ayant répété l’expérience avec les petits caleçons, les mâles ainsi habillés
s’accouplèrent, mais les suites de l’accouplement furent tels qu’on devait les attendre,
aucun des œufs ne put éclore, parce qu’aucun d’eux ne put être humecté par la liqueur
spermatique, dont j’observai des petites gouttes très visibles dans les caleçons ; ces
petites gouttes étaient la vraie liqueur séminale de la grenouille, puisque je produisis
avec elle une vraie fécondation artificielle » (SPALLANZANI, Expériences sur la
génération).
3. M. CAULLERY. Introduction à l’Histoire des Scarabées par Réaumur, Tome 7 des
Mémoires pour servir à l’histoire des Insectes. Lechevalier, Paris, 1955.
4. Art de faire éclore et d’élever en toute saison des Oiseaux domestiques de toutes espèces.
Imprimerie, Paris, 1749.
5. « Chirurgien à Méri-sur-Seine, à qui, outre un gros volume de très bonnes
observations sur les maladies des yeux, nous en devons un petit dans lequel sont des
observations bien suivies et curieuses sur la formation du poulet » (Réaumur).
6. « Si on nous envoyait enduits de graisse ou d’huile des œufs des plus grands
oiseaux de l’Asie, de l’Amérique et de l’Afrique, du Casoar, de l’Autruche, du Condor,
etc., nous pourrions nous promettre de voir en Europe de ces oiseaux. »

7. Harvey avait vu que la poule peut pondre des œufs féconds vingt jours après avoir
été séparée du coq.
8. Le grand Buffon n’avait-il pas dit qu’une mouche ne doit pas tenir plus de place
dans l’esprit du naturaliste qu’elle n’en tient dans la nature ?

9. Le système des œufs et le système des animalcules.


10. Mémoires, tome 6, p. 548.

11. Voir JEAN ROSTAND. Esquisse d’une histoire de la Biologie. Gallimard, 1942.
12. Voir Art de faire éclore, 1re édition, 1749.

13. Dénuées de tout vestige de croupion, ces poules manquent des glandes qui
sécrètent la liqueur grasse à laquelle certains auteurs ont attribué la propriété de
protéger les plumes contre l’eau. Mais Réaumur, s’étant assuré que les poules sans
croupion résistent aussi bien à la pluie que les poules normales, critique cette opinion
« finaliste » : « Tant qu’on ignorera pourquoi il se fait dans nos oreilles une sécrétion,
mais en petite quantité, d’une matière particulière, on ne se croira pas obligé de rendre
raison pourquoi il se fait aussi une sécrétion en très petite quantité d’une matière
particulière sur le derrière des poules. »
14. Dans la deuxième édition de L’Art de faire éclore, Réaumur indique une troisième
race, avec laquelle des expériences de croisement pourraient être poursuivies : c’est une
race privée d’ailes (ou plutôt à ailes rudimentaires, comme le Casoar), qui lui a été
signalée par M. Tesdorpf, négociant de Lubeck, et qui provient, paraît-il, de Legeberg,
en Holstein.
15. Il avait aménagé, à cet effet, un grand nombre de « loges » spéciales pour « faire
des expériences sur des poules d’une espèce, assorties avec des mâles d’une autre
espèce ».

16. En deux tomes (comme la première), mais ayant, respectivement, 364 p.


et 428 p. au lieu de 342 et 339, 16 planches au lieu de 15. Les passages ajoutés sont
encadrés de crochets.
17. Il n’est pas étonnant que Réaumur, qui ignorait tout des phénomènes
mendéliens, se soit trouvé embarrassé pour interpréter les résultats de ses croisements
de volailles.

18. Marie n’avait pas exactement six doigts, mais elle avait le pouce très épais,
comme double.
19. Voir Lettres de Maupertuis, 1752, Lettre XIII.
20. On pouvait croire, à ce moment, que Haller avait apporté cette démonstration
par ses observations sur le développement du poulet.
21. Plus tard, il dut à l’obligeance de M. Vallon, contrôleur de la Maison du Roi, un
canard et une poule qui « avaient du goût l’un pour l’autre » ; mais cette poule ne lui
donna aucun œuf (voir Art de faire éclore, 2e édition).

22. Le fidèle M. Vallon lui adressa, ultérieurement, une poule et un lapin qui étaient
« encore mieux ensemble » que ceux dont on vient de parler. Mais la poule, avant de
mourir, ne pondit qu’un seul œuf, et qui était clair. On lui donna une remplaçante,
qui pondit quelques œufs clairs : « Peut-on espérer qu’elle en donnera quelqu’un qui
aura été fécondé ! » (Art de faire éclore, 2e édition.)
23. C. f. DIDEROT (Suite de l’Entretien avec d’Alembert, p. 189, Œuvres, II) : « Un
fait singulier, qu’une infinité de gens instruits vous attesteront comme vrai, et qui est
faux, c’est qu’ils ont vu dans la basse-cour de l’archiduc un infâme lapin qui servait de
coq à une vingtaine de poules infâmes qui s’en accommodaient ; ils ajouteront qu’on
leur a montré des poulets couverts de poils et provenus de cette bestialité. Croyez
qu’on s’est moqué d’eux. »
VI

ISIDORE GEOFFROY SAINT-HILAIRE


ET LA GÉNÉTIQUE
La réputation d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861),
fils d’Etienne, est principalement fondée sur son œuvre de
tératologiste. Dans sa monumentale Histoire générale et
particulière des anomalies de l’organisation chez l’homme et les
animaux1, il a rassemblé, décrit, nommé, classé toutes les
anomalies connues de son temps, et surtout, en montrant
l’importance des problèmes soulevés par la genèse des êtres
« anomaux », il a contribué à faire de la tératologie une science
distincte, autonome, capable d’éclairer, par ses enseignements
propres, l’embryologie, la zoologie, la médecine.
Mais ce qu’on sait moins, c’est qu’il est un des précurseurs de
la Génétique moderne, à la fois par ses recherches sur l’hérédité
des anomalies, et par les idées qu’il a développées sur la
variabilité héréditaire des races et des espèces.

a) Hérédité des Anomalies

A propos de chaque anomalie qu’il considère, Isidore Geoffroy


Saint-Hilaire pose la question de savoir si elle peut ou non se
transmettre à la descendance ; il examine, avec un esprit critique
très sûr, les données déjà recueillies par ses devanciers et leur
ajoute souvent des observations, voire des expériences
personnelles.
Si, pour certaines anomalies, comme le bec de lièvre, il rejette
l’hypothèse de la transmission héréditaire (« la fissure labiale est
en effet l’une des anomalies qui se transmettent le moins
fréquemment par voie de génération »), en revanche, il ne met
pas en doute cette transmission pour d’autres anomalies,
notamment pour l’albinisme et pour les variations numériques
des doigts.
Dans l’espèce humaine, l’hérédité de l’ectrodactylie lui paraît
nettement démontrée par les observations de Béchet (Essai sur les
monstruosités humaines, 1829) ; celle de la polydactylie, par les
observations de Godeheu (Histoire de l’Académie des Sciences,
1771), qu’a commentées Réaumur (Art de faire éclore les poulets,
2e édition, tome II, page 377), de Maupertuis (Œuvres, II,
page 275), de Renou (Journal de physique, 1774).
Il rappelle que l’hérédité de la fissure sternale a été signalée par
Sénac (Sur la structure du cœur, son action et ses maladies) et par
d’autres auteurs.
Quant à la polydactylie chez les chiens, il l’a observée lui-
même à maintes reprises et en a constaté directement la
transmission :
« L’existence de six doigts chez le chien… ne doit pas être elle-
même considérée comme rare, et j’ai constaté, par des
observations faites sur trois générations, qu’elle est aussi
transmise héréditairement. J’en ai vu un assez grand nombre de
cas, principalement chez les dogues de race pure ou métis, et,
chose remarquable, c’est dans tous aux pattes de derrière,
tétradactyles dans l’état normal, que j’ai vu le nombre des doigts
s’élever à six. Tantôt, il existe aux pattes postérieures des deux
côtés, entre les quatre doigts normaux, deux pouces entièrement
séparés ; tantôt on trouve deux pouces à droite ou à gauche
seulement, et de l’autre côté un pouce résultant manifestement
de la réunion de deux doigts, et terminé même par deux ongles. »
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a retrouvé, chez la pintade, la
duplicité du pouce, qui est certainement héréditaire chez les
poules, comme on le savait déjà du temps de Columelle2.
Il a observé un cas typique d’ectromélie héréditaire chez le
chien : une chienne ectromèle a donné naissance à une petite
femelle qui présentait exactement la même anomalie. Chez les
deux animaux, « les deux membres postérieurs étaient normaux,
les antérieurs manquaient au contraire presque complètement ;
ils n’étaient représentés à l’extérieur que par deux moignons
extrêmement courts et de forme conique, dans lesquels on
sentait, à travers la peau, l’extrémité inférieure de l’omoplate et
un petit os de forme allongée, articulé supérieurement avec elle ».
Cette même chienne avait eu, d’ailleurs, d’autres portées,
parmi lesquelles se trouvaient des sujets eux aussi affectés
d’ectromélie bithoracique.
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire signale, en outre, un cas dans
lequel plusieurs chiens ectromèles sont nés d’une mère normale.
Celle-ci, « très vieille, et ayant déjà mis bas un grand nombre de
fois, fit successivement deux portées, l’une en 1830, composée de
quatre individus normaux et d’un cinquième monstrueux,
l’autre, en 1831, de trois individus tous monstrueux et
semblables à celui de la précédente portée ».
Il rappelle, à ce sujet, l’observation de Geoffroy concernant
deux ectromèles dans une même portée (ancien Journal de
Médecine, tome III, page 271), et celle d’Aucante (Ibid, XXXII,
page 13), qui vit une chienne faire successivement, en quatre
années, quatre portées composées chacune de sujets normaux et
de sujets privés de membres antérieurs et affectés de bec de lièvre.
Toutefois, l’ectromélie, remarque Isidore Geoffroy, n’est pas
toujours transmissible : d’après Péret (Journal de Physique, tome
XXXVII, page 115), des chiennes ectromèles auraient procréé des
petits bien conformés, et, dans la ménagerie du Muséum, un
bouc à ectromélie unilatérale (animal à trois pattes) a donné
naissance à des produits normaux.
Isidore Geoffroy a étendu son enquête à la polymélie,
monstruosité caractérisée par la présence d’un ou plusieurs
membres accessoires, soit sur le dos (notomélie), soit sur le bassin
(pygomélie), soit sur l’abdomen (gastromélie), etc.
Ces monstres, – qui sont en réalité des monstres composés – sont
parfaitement aptes à se reproduire ; et « leurs produits – écrit
Isidore Geoffroy – ont été normaux dans tous les cas connus.
Ainsi la brebis gastromèle, que j’ai décrite plus haut, a été
fécondée plusieurs fois, et ses agneaux ont tous été bien
conformés. Deux oies et deux poules pygomèles, que j’ai
observées il y a quelques années, ont pondu un grand nombre
d’œufs, et il n’en est pas sorti un seul individu monstrueux.
Enfin, d’après des renseignements que je crois pouvoir donner
comme authentiques, l’accouplement même d’une vache et d’un
taureau, tous deux affectés de notomélie, a donné un produit
parfaitement normal.
« Ainsi les monstruosités polyméliques paraissent n’être pas ou
n’être que rarement héréditaires : fait physiologique très
remarquable, qui, au reste, … doit sans doute être étendu à tous
les monstres doubles parasitaires. Il me paraît en effet résulter,
comme une conséquence nécessaire, de l’individualité essentielle
des individus composants, dont un seulement, l’individu autosite
et bien conformé, prend part à l’acte reproducteur. »
Isidore Geoffroy tenait pour décisif, ou presque, le résultat
qu’avait fourni l’accouplement de la vache et du taureau
notomèles. De toute manière, sa conclusion était bien fondée, car
nous savons aujourd’hui que les monstruosités composées ne se
transmettent pas à la descendance.

b) La Variation héréditaire

Une des idées fondamentales d’Isidore Geoffroy, et sur laquelle


il est revenu à maintes reprises, est que les anomalies individuelles
peuvent être, et sont en fait, le point de départ de races ou
variétés nouvelles. Ainsi en est-il pour les races de poules
pentadactyles ou à hernie céphalique, pour les races d’Oiseaux ou
de Mammifères à membres plus longs ou plus courts que la
normale, etc.
Mais ce mode de genèse, pense Geoffroy, n’est pas seulement
valable pour les races ou variétés ; il doit l’être aussi pour les
espèces, ou du moins pour un certain nombre d’entre elles :
« La tératologie n’éclaire pas seulement l’origine des variétés
de localité et des races domestiques, qui après tout ne sont que de
véritables déviations du type spécifique, transmises plus
régulièrement que les autres par voie de génération, et devenues
ainsi communes à un plus grand nombre d’individus.
L’explication elle-même des différences vraiment normales des
êtres, mais surtout de leurs différences spécifiques, ne reste pas
entièrement en dehors des enseignements féconds de l’étude des
anomalies. »
C’est, comme on voit, tout le problème de l’origine des
espèces que posait là Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Au moment
où il écrivait ces lignes, les deux conceptions fixiste et
transformiste s’étaient déjà violemment affrontées, et, malgré les
tentatives de Lamarck, puis d’Etienne Geoffroy, le fixisme régnait
encore sur l’opinion commune.
Or, d’après Isidore Geoffroy, la tératologie tend à ruiner la
thèse de l’immutabilité des espèces. Non pas, reconnaît-il très
pertinemment, que l’existence de la variabilité tératologique, par
elle-même, suffise à établir la conception adverse :
« La fixité de l’espèce dans l’ordre normal et la variabilité de
l’individu dans l’ordre anormal sont deux faits qui, à la rigueur,
pourraient ne pas s’exclure l’un l’autre. Il n’y aurait rien à
conclure du second contre le premier, si les diversités qui se
produisent par anomalie entre deux individus de même espèce,
étaient d’une autre nature que les diversités normales des espèces,
ou bien si les premières, quelle que pût être leur nature, n’étaient
point transmissibles par voie de génération. Or il y a à la fois
similitude et transmission héréditaire. Et même la similitude est
si complète que, dans une multitude de cas, les anomalies d’une
espèce sont identiquement les conditions normales d’une ou de
plusieurs autres ; la transmission héréditaire, si facile qu’on peut
créer à volonté des races anormales, et trop souvent même le
croisement d’un sujet normal avec un individu anormal laisse
reparaître la conformation vicieuse de celui-ci dans les
générations suivantes. Il peut donc naître d’une espèce un type
différent de celle-ci exactement par des modifications de même
nature et de même valeur que celles qui distinguent d’elle
d’autres espèces soit congénères, soit d’un autre genre ; et ce
type, après avoir appartenu en propre à un individu, après avoir
été une simple déviation accidentelle, peut devenir commun à
toute une race, et se changer en une variété constante, à laquelle
il ne manque, pour être appelée espèce par tous, que d’avoir été
produite à une époque et par une cause inconnue. »
Ce passage, remarquable en tous points, apparaît comme l’une
des premières expressions scientifiques de l’origine des espèces
par le moyen de brusques variations individuelles et fortuites, ce
qui est, en somme, le fond de la théorie moderne du
mutationnisme3. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire reste d’ailleurs
très prudent jusqu’en son affirmation transformiste : les faits
tératologiques – dit-il – « ne prouvent pas que ce que nous
appelons espèces soient dans un plus ou moins grand nombre de
cas de simples variétés dont l’origine se perd dans la nuit des
temps ; mais ils démontrent la possibilité physiologique, ils
indiquent la vraisemblance de cette thèse hardie de Bacon, de
Lamarck4, de mon père, et réduisent désormais le problème à ces
termes simples : les espèces étant susceptibles de variations,
déterminer si elles en ont éprouvé ? »
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire s’efforcera de montrer que, dans
un bon nombre de cas, les anomalies individuelles, qui
surviennent à l’intérieur d’une espèce, reproduisent la condition
normale d’une autre espèce, voisine ou éloignée :
« Lorsque nous voyons les caractères qui distinguent entre elles
les différentes espèces d’un même genre se reproduire avec une
exactitude frappante dans diverses anomalies d’une seule espèce,
ne sommes-nous pas conduits à reconnaître dans ces conditions
organiques, les unes constantes, héréditaires, spécifiques, les
autres, individuelles, accidentelles, insolites, des effets cependant
analogues de causes toutes semblables ? »
Et c’était, là encore, une idée qui fut souvent exploitée par le
mutationnisme.

Guyénot, par exemple, dans son beau livre sur l’Evolution5,


parle de la syndactylie des Edentés, de l’ectrodactylie de
l’Autruche, de l’anodontie des Oiseaux, etc.
« Les Cétacés, – écrit-il – nous apparaissent comme des
organismes affectés d’une foule de mutations monstrueuses
(phocomélie, hyperphalangie, ectromélie biabdominale,
atrichosis, malformations crâniennes, disparition de vaisseaux tels
que les carotides, présence de diverticules laryngiens, absence
d’oreille externe, anodontie ou multiplication des bourgeons
dentaires, etc)…6. »
Ne croirait-on pas lire un « mutationniste » de l’école moderne
quand on lit ce passage où Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, après
avoir décrit des exemplaires de Carpes anormales, à museau
raccourci et carré, les unes à mâchoires inégales (carpes à bec), les
autres à mâchoires presque égales, marque l’extrême intérêt que
présentent ces poissons anormaux pour l’interprétation des
différences spécifiques :
« Ils se trouvent offrir précisément l’ensemble des caractères
qui, dans l’état normal, rendent si remarquable un autre poisson
malacoptérygien abdominal, le Bané (Mormyrus cyprinoides), à
deux différences près, la saillie de la mâchoire inférieure et la
position de l’orifice buccal. Or ces deux caractères qui manquent
au Bané, appartiennent cependant encore au genre Mormyre : on
les retrouve exactement dans l’espèce que mon père a nommée
pour cette raison même Mormyrus labiatus. Ces ressemblances de
forme sont même tellement frappantes que si les Carpes à bec
n’étaient connues que par une figure, on aurait de la peine à se
défendre du soupçon d’une supercherie, et l’on serait porté à ne
voir dans l’image de ces poissons qu’une image d’un Mormyrus
cyprinoides auquel on aurait ajouté la mâchoire inférieure d’un
Mormyrus labiatus. Enfin, dans la Carpe à mâchoires presque
égales que j’ai décrite en dernier lieu, ce sont les conditions d’un
Mormyrus dorsalis que nous retrouvons encore, en sorte que, dans
toutes ces déformations du crâne des Carpes, l’anomalie nous
reproduit toujours des caractères appartenant normalement à un
autre genre de Malacoptérygiens abdominaux, genre dans lequel
il existe aussi une espèce, le Mormyre d’Hasselquist, dont la tête
ressemble beaucoup par sa forme générale à celle de la Carpe. »
Isidore Geoffroy cite encore le cas d’un Cerf adulte à bois
atrophiés, qui « réalisait à la fois les conditions normales des
jeunes individus de son espèce, celles d’un genre voisin, la Girafe
(à cette seule différence que la membrane qui enveloppe
primitivement son bois avait complètement disparu), et surtout,
avec une exactitude parfaite, celles de la femelle d’une espèce de
même genre, le Renne. »
Bien d’autres exemples – plus ou moins heureusement
choisis – d’un tel parallélisme entre les anomalies individuelles et les
caractères spécifiques sont donnés par Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire.
La division médiane du nez et de la lèvre supérieure –
anomalie très rare chez l’homme – existe chez toute une race de
Chiens et aussi chez certains types de Rongeurs ; la coalescence
des dents réalise, exceptionnellement, chez l’Homme, l’état
normal des Mammifères à dents dites composées ; le
cloisonnement du vagin rappelle la structure normale de cet
organe chez plusieurs Mammifères Marsupiaux ; la division des
reins, leur structure normale chez les Cétacés ; la phocomélie, la
structure normale des membres chez les Phoques et chez la
Taupe ; l’ectromélie biabdominale, la structure normale des
Cétacés, etc.
Imprégné des idées paternelles, et aussi de celles de Haeckel et
de Serres, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire attribue tous les
changements tératologiques, soit à un « arrêt » soit à un « excès »
de formation et de développement :
« Un organe peut s’arrêter au-dessous de son degré ordinaire
de développement, ou même avorter complètement. Il peut aussi
dépasser le terme ordinaire de son évolution, et de là deux
groupes d’anomalies, inverses dans leurs conditions d’existence
et nécessairement aussi dans leurs causes. »
Dès lors que « la série des espèces offre un parallélisme
manifeste avec la série des formations et des développements dans
le même être, ou, en un mot, avec la série des âges », autrement
dit, que « les êtres inférieurs sont comme des embryons
permanents des êtres supérieurs » (loi de Serres), on conçoit que
tout arrêt de développement réalisera dans un animal les
conditions appartenant normalement à un type inférieur, alors
que tout excès de développement réalisera les conditions
appartenant à un type supérieur.
Les cas les plus nombreux sont les « arrêts », qui peuvent
réaliser chez l’Homme des conditions existant chez les
Mammifères, chez les Oiseaux, les Reptiles, les Poissons, et même
chez les Invertébrés…
Les modifications par excès peuvent se produire même chez les
êtres les plus élevés de tous – comme l’Homme –, car l’Homme,
bien que supérieur à tous les animaux par le degré de
développement de la plupart de ses organes, peut être néanmoins
inférieur à tel ou tel animal par le degré d’évolution de tel ou tel
organe.
Si l’on rapproche les idées d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire sur
la nature des variations tératologiques de celles qu’il a exprimées
sur la valeur évolutive de ces mêmes variations tératologiques, on
peut en déduire une hypothèse transformiste assez analogue à
celle que développera Robert Chambers en 1844 et suivant
laquelle les espèces évoluent par des « excès de développement7. »
Grand admirateur de Lamarck, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire
rattachait les variations organiques à des changements du milieu
externe, mais, par l’étude approfondie qu’il a faite des anomalies
de l’organisation – anomalies qui, souvent, sont l’œuvre de la
mutation –, il a préparé le terrain à l’étude positive de la
variabilité germinale.
Il sied de rappeler que son nom, encore que peu cité
aujourd’hui par les historiens du transformisme, apparaît
fréquemment dans les livres de Charles Darwin (Origine des
espèces, et surtout Variation des animaux et des plantes) ainsi que
dans le grand ouvrage de William Bateson : Matériaux pour servir
à l’étude de la Variation.

1. Ou Traité de Tératologie, 3 tomes, Baillière, Paris, 1832-1836.

2. Pline parle de pies ayant cinq doigts aux pieds (quibus quini sunt digiti in
pedibus), et qui, d’après lui, apprendraient à parler plus facilement que les pies
normales (Histoire naturelle, livre X).
3. Parmi les précurseurs du mutationnisme, il faut citer le géomètre philosophe
Maupertuis (voir J. ROSTAND, L’Evolution des espèces), et Baker, qui, en présence de
« l’homme porc-épic » (Edward Lambert), se demandait si l’on n’assistait pas là à la
genèse d’une nouvelle race humaine et si toutes les variétés humaines connues
n’avaient pas, elles aussi, pris naissance de cette façon accidentelle.
4. « Les travaux de Lamarck sur l’influence modificatrice exercée par les
circonstances extérieures sur l’organisation seront peut-être aux yeux de la postérité le
plus beau titre de gloire de leur auteur. Il est triste d’avoir à ajouter que leur apparition
dans la science n’a été saluée que par la critique acerbe de quelques erreurs de détail et
de quelques écarts d’imagination, taches déplorables mais inévitables peut-être dans
une œuvre aussi hardie. »
5. Les Variations et l’Evolution, tome II, L’Evolution. Doin, Paris, 1930.
6. Etienne Rabaud, lui aussi, a insisté sur le rôle possible des variations
tératologiques dans l’évolution (L’Evolution tératologique, Rivista di Scienza, Scientia,
vol. III). – Lucien Cuénot, en revanche, doute que les mutations tératologiques aient
pu jouer un rôle évolutif : « On a parfois cherché dans les variations fortes de la
tératogenèse l’origine des grandes déviations organiques : la suppression de 1, 2,
3 ou 4 doigts chez les Ongulés Imparidigités ou Paradigités serait un cas
d’ectrodactylie ; la disparition d’une paire de membres chez les Siréniens, les Cétacés,
le Batracien Siren, une ectromélie ; l’absence complète de membres chez les Serpents,
l’Orvet, les Céciliés, une amélie… Mais ce sont là des rapprochements tout
superficiels » (Cuénot et Tétry. L’Evolution biologique, Masson, 1953).
7. Voir J. ROSTAND, L’Atomisme en Biologie, chap. XII.
VII

COLLADON
A-T-IL INFLUÉ SUR MENDEL ?
La science expérimentale de l’hérédité, ou génétique, naquit
dans les premiers mois de l’année 1900.
C’est alors, en effet, qu’éclate la révolution mendélienne, avec
les publications de trois botanistes – de Vries, Correns et
Tschermak – qui, ayant œuvré indépendamment les uns des
autres, font connaître, à quelques semaines de distance, les
résultats de leurs recherches sur l’hybridation des races végétales.
Ces résultats leur ont paru assez significatifs pour qu’ils les
formulent en véritables lois. Or voilà que, bientôt, ils connaîtront
la surprise d’apprendre que des lois identiques avaient déjà été
énoncées en 1865 par un moine tchèque, Johann Mendel, dont
le nom jusqu’alors était resté entièrement inconnu, ainsi que son
admirable travail sur les croisements de petits pois.
Les lois de l’hybridation – justement appelées lois de
Mendel – sont encore aujourd’hui la base inébranlable de la
génétique ; ce sont elles qui ont logiquement conduit à la théorie
du gène et à la théorie chromosomique de l’hérédité.
Mendel, sans rien savoir de la structure fine des cellules, sans
connaître l’existence des chromosomes, avait, par une
prodigieuse intuition, saisi en ses traits fondamentaux le
mécanisme intime qui préside à la distribution de l’héritage vital.
Il avait trente-cinq ans d’avance sur ses contemporains. C’est ce
qui explique son insuccès et ce qui mesure son génie.
*
**
Quelle que soit l’originalité créatrice de Mendel, on peut,
comme à tout grand homme de science, lui trouver quelques
précurseurs.
Au XVIIIe siècle, Réaumur avait entrepris des croisements de
volailles, entre races normales et races anormales (poules à doigt
surnuméraire, poules sans croupion) ; au XIXe, Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire avait démontré, par des expériences faites sur les
Mammifères, la transmission de certains caractères monstrueux et
l’intransmissibilité de certains autres ; Dzierzon – l’apiculteur
silésien qui découvrit la parthénogenèse de l’abeille domestique –
avait croisé des races d’abeilles, et, ayant fait reproduire des
reines hybrides, en avait obtenu une descendance mêlée qui eût
pu, s’il avait su en interpréter la genèse, le mettre sur la voie de la
découverte mendélienne. De nombreuses observations avaient été
rassemblées par les médecins en ce qui concerne l’hérédité des
maladies, des tares, des prédispositions. On avait reconnu la
transmission de l’hémophilie (défaut de coagulabilité sanguine),
de l’héméralopie (cécité nocturne), de certaines anomalies du
squelette (polydactylie, ou doigts surnuméraires ; ectrodactylie,
ou absence de doigts ; syndactylie, ou soudure des doigts), etc.
Dans le domaine de la botanique, les croisements de varitétés ou
d’espèces avaient été l’objet d’études approfondies (Köhlreuter,
Gartner, Sageret, Naudin), et sur le matériel même que devait
utiliser Mendel avec tant de bonheur, à savoir les petits pois à
graines vertes et à graines jaunes, Goss et Seton (1824) avaient
fait des constatations d’une telle précision que, lorsque nous les
envisageons à la lumière de notre savoir présent, nous nous
étonnons qu’ils n’en aient pas tiré un plus large parti.
Mais on ne se propose pas de retracer ici l’histoire de la
génétique prémendélienne ; on voudrait simplement attirer
l’attention sur un homme dont le travail n’a été que récemment
exhumé et qui, lui aussi, paraît avoir droit à un estimable rang de
précurseur : le pharmacien suisse Colladon.
*
**

J’ai signalé naguère1 que ce Colladon avait effectué,


avant 1829, des croisements de Souris – grises et blanches –, et
qu’il en avait tiré quelques conclusions, fort remarquables pour
l’époque, touchant la transmission et la permanence des
caractères raciaux.
L’existence de ces tentatives expérimentales, bien antérieures
aux fameuses recherches de Mendel, m’avait été révélée par la
lecture d’un opuscule du physiologiste W.-F. Edwards2 qui fait
une assez large place aux résultats de Colladon.
J’ai, depuis lors, trouvé de nouvelles et précieuses indications
dans un mémoire de Prévost et Dumas (Annales des Sciences
naturelles, 1824) :
« Nous avons pu, grâce à la complaisante amitié de M.
Colladon, membre distingué de la Société de Physique de
Genève, soumettre à diverses reprises les liqueurs spermatiques de
la Souris blanche et de la Souris grise à un examen comparatif…
A l’époque où nous étions occupés de cette recherche
intéressante, M. Colladon fit connaître à la Société de Physique
le résultat des observations qu’il faisait avec zèle et sagacité sur les
deux races de la Souris depuis quelques années. Les variétés
blanche et grise s’accouplent sans difficulté ; mais les petits
qu’elles produisent, n’offrent aucun mélange de nuance dans le
pelage. Quelle que soit la combinaison de mâle et de femelle
qu’on emploie, la génération qui en provient renferme des
individus blancs et des individus gris en nombre variable ; il ne se
présente jamais de métis. Il en est de même si l’on forme de
nouvelles associations entre les Souris blanches et les Souris grises
de cette première génération ; cette singularité se conserve encore
à la troisième, et probablement elle persisterait malgré tous les
mélanges successifs, puisque le nombre considérable des portées
dont on a été témoin dans ces recherches n’a pu faire apercevoir
d’altération dans la pureté des types gris et blancs originels.
« Ces circonstances se conçoivent aisément lorsqu’on admet
avec tous les naturalistes l’identité de l’espèce et qu’on envisage
simplement l’état particulier du pelage comme une maladie
semblable à celui qui produit les albinos chez l’Homme. Mais
elles n’en sont pas moins remarquables et nous devons souhaiter
qu’elles soient bientôt publiées avec tout le détail nécessaire,
puisqu’elles ont pour objet de jeter quelque jour sur l’histoire des
métis, l’un des points de la génération des êtres organisés qui
nous promet le plus de lumière relativement à l’influence
particulière au mâle et à celle que nos observations subséquentes
tendent à placer dans la femelle3. »
Ce morceau nous fait voir : 1o que les recherches de Colladon
ont été poursuivies durant plusieurs années : il ne s’agit pas d’un
délassement d’amateur, mais du travail méthodique d’un
véritable chercheur, qui s’efforçait d’éclairer le problème, alors si
obscur, de l’hérédité ; 2o que les résultats fondamentaux étaient
déjà obtenus en 1824, mais non publiés à cette date ; 3o que
Colladon avait parfaitement vu quelques-uns des faits essentiels
de l’hybridation raciale, et notamment la dominance d’un
caractère (indépendamment du sexe du parent), ainsi que la
stabilité de ce caractère, lequel peut se maintenir comme pur à
travers plusieurs générations, en dépit des croisements réitérés.
On notera que, dans le volume d’Edwards, le nom de
l’expérimentateur est orthographié avec un seul l ; dans le
mémoire de Prévost et Dumas, il en porte deux. Cette dernière
orthographe est certainement la bonne.
C’est, très vraisemblablement, par le mémoire de Prévost et
Dumas qu’Edwards eut connaissance des travaux de Colladon,
car lui-même il collaborait aux Annales des sciences naturelles.
*
**
Qui est donc ce Colladon ?
Dès là commencent les incertitudes.
D’après l’éminent généticien anglais, le professeur H.
Grüneberg (qui s’est vivement intéressé à notre petite découverte
historique et a cru devoir consacrer à Colladon plusieurs pages de
sa Leçon inaugurale à l’University College de Londres), il s’agirait
de Louis-Théodore-Frédéric Colladon, qui naquit en 1792 et
dont le nom courant était Frédéric.
Cet homme, qui était pharmacien, a publié une Histoire
naturelle et médicale des casses, et particulièrement de la casse et des
sénés employés en médecine (1816), ainsi qu’une Relation d’une
descente en mer dans la cloche des plongeurs (1821). Nous sommes
loin des souris…
Il avait fait ses premières études à Genève, puis il avait passé
quelques années à la Faculté de médecine de Montpellier, où il
avait été remarqué par le célèbre botaniste Augustin-Pyrame de
Candolle, qu’il accompagna en plusieurs expéditions. Promu au
grade de docteur en médecine vers la fin de l’Empire, il rejoignit
Genève, et fut nommé en 1821 membre de la Société de
Physique et d’Histoire naturelle de Genève. Peu après, il quitte
encore Genève pour s’installer à Paris, définitivement ; il y
exerçait la médecine lors de l’épidémie de choléra de 1822. Il
mourut à Genève en 1862.
Toutefois, M. Roger Hahn, dans un travail encore inédit (et
auquel nous devons plusieurs des précisions données ci-dessus),
conteste cette identification, et tient que « l’homme des souris »
serait plutôt le pharmacien Jean-Antoine, père de Frédéric. A
l’appui de son hypothèse, il produit quelques arguments de détail
et, notamment, fait observer que, dans le mémoire de Prévost et
Dumas (1824), l’expérimentateur est mentionné comme un
« membre distingué de la Société de Physique », alors que Louis-
Frédéric n’appartenait à cette société que depuis trois ans.
Quant à Jean-Antoine, qui était-il ?
Fils de Louis Colladon (1723-1801), lui-même fils de Jacques
(1689-1715), il naquit à Genève le 12 janvier 1755, fit ses études
en Allemagne et en France. Il fut l’un des fondateurs de la
Société de Physique, et il en fut aussi le trésorier, mais il n’eut
jamais grand crédit dans cette compagnie scientifique, car il
s’entêtait à soutenir les vieilles théories chimiques de Stahl alors
que les expériences de Lavoisier en avaient fait justice. Là serait
peut-être la raison pour quoi son travail sur les Souris n’a jamais
été publié par les annales de la société. L’initiateur en biologie
aurait payé pour le chimiste attardé…
Jean-Antoine Colladon mourut à Genève le 8 janvier 1830.
*
**
Alors même que n’eût jamais vu le jour le travail de ce
mystérieux Colladon à qui nous n’osons pas encore assigner un
prénom, il est bien permis de se demander s’il n’existe pas, sous
forme de manuscrit, dans des archives familiales. Toujours est-il
qu’on n’a pu, jusqu’ici, en découvrir la moindre trace.
Un dernier point – et peut-être le plus important pour
l’histoire des sciences – est de savoir si Colladon a pu influer sur
Mendel, qui, avant d’expérimenter sur les Pois, avait fait
quelques essais sur les Souris.
Le professeur Grüneberg n’écarte nullement la possibilité
d’une inspiration « colladonienne ».
« Pourquoi Mendel a-t-il élevé des Souris blanches et grises ?
La réponse la plus simple et la plus évidente est que ce fut pure
coïncidence. Toutefois, je veux proposer cette autre explication
que Mendel éleva des Souris grises et blanches pour répéter et
confirmer les expériences de Colladon »4.
En faveur de cette supposition, je rappellerai qu’on peut
relever, en divers ouvrages du XIXe siècle, des indications
témoignant que le travail de Colladon n’était rien moins
qu’ignoré par les naturalistes de l’époque, soit qu’ils l’eussent
connu directement, soit qu’ils ne l’eussent connu – comme
nous-mêmes – que par l’intermédiaire d’Edwards ou de Prévost
et Dumas. A vrai dire, les expériences de Colladon furent
beaucoup plus remarquées par ses contemporains que celles de
Mendel par les siens.
C’est ainsi que l’on peut lire, dans le Traité de Physiologie
comparée de l’Homme et des animaux, par Antoine Dugès5, les
lignes suivantes :
« Ce que nous venons de dire des espèces peut se dire des
races, types permanents qui, malgré les mélanges, tendent aussi à
se reproduire purs au bout d’un nombre plus ou moins
considérable de générations. Ainsi s’expliquerait, selon W.
Edwards, la persistance de certaines coupes de visage, de certains
traits qui ont appartenu à des populations depuis longtemps
disséminées. L’accouplement d’une Souris blanche et d’une grise
a donné des individus blancs et des gris, aucun panaché
(Colladon). »

De même dans Girou de Buzareingues6 :


« MM. Prévost et Dumas rapportent, d’après M. Colladon,
que les produits des Souris blanches et des Souris grises sont ou
tous blancs, ou tous gris7. »
Le grand Darwin lui-même avait eu connaissance des résultats
de Colladon :
« En règle générale, lorsqu’on croise deux races, les caractères
propres à chacune d’elles tendent à se confondre d’une manière
intime ; il est toutefois certains caractères qui semblent refuser de
se combiner, et qui sont transmis par un des deux parents, ou par
tous deux, sans aucune modification du produit de croisement.
Lorsqu’on accouple des Souris grises avec des Souris blanches, les
jeunes Souris obtenues n’affectent pas une nuance intermédiaire,
elles sont tachetées ou toutes blanches, ou toutes grises… » [Voir
Annales des Sciences naturelles, tome I, 180 pour les Souris.] (De la
Variation des animaux et des plantes à l’état domestique, trad.
Barbier, Reinwald, Paris, 1880, tome II, page 74.)
ans l’édition anglaise de la Variation, Darwin ajoute : « J’ai
entendu parler de cas analogues » ; et, dans ce même ouvrage, il
cite Edwards (tome II de l’édition française, page 68).
Je pense qu’en dépouillant soigneusement la littérature
biologique du XIXe siècle, on relèverait encore d’autres allusions
au travail de Colladon, que, d’ores et déjà, nous trouvons cité
non seulement par W.-F. Edwards, mais par Prosper Lucas8,
Girou de Buzareingues, Antoine Dugès et Charles Darwin.
On notera que Mendel possédait, dans sa bibliothèque, tous
les livres de Darwin, et notamment De la Variation des animaux
et des plantes9. Ces ouvrages portent même de nombreuses
annotations manuscrites de Mendel, et, sur les pages blanches qui
terminent le volume, des références aux pages qui avaient
spécialement retenu son attention.
Il serait intéressant de savoir si, parmi ces dernières, se trouve
celle qui fait allusion aux expériences de Colladon.
Donner sa juste place à un chercheur méconnu vaut-il qu’on
prenne tant de peine ?
Assurément, répondra l’historien des sciences.
D’abord, il est toujours intéressant d’ajouter un segment à une
ligne de recherches. Ensuite, il y a une satisfaction intime, et de
l’ordre humain plus encore que de l’ordre scientifique, à rendre
justice à un homme qui n’obtint pas, de son temps, l’audience à
laquelle il prétendait, et qui, peut-être, lui-même ne se doutait
point des prolongements que l’avenir donnerait à son entreprise.
Solidarité interséculaire des amis de la vérité ! Nous avons plaisir
à penser que, par nos soins et grâce à notre vigilance, une obscure
mémoire va recevoir, du « soleil des morts », le mince rayon qui
lui était dû.

1. Voir JEAN ROSTAND, L’Atomisme en Biologie, 1956, chap. IX. – J’avais déjà
mentionné, très brièvement, le travail de Colladon dans mon livre sur La Formation de
l’Etre, 1930, note de la page 190.
2. Des caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports
avec l’Histoire. Lettre à Amédée Thierry, auteur de l’Histoire des Gaulois, Compère
jeune, Paris, 1829, pp. 26-27.
3. Observations relatives à l’appareil générateur des animaux mâles, examen des
liquides renfermés dans les diverses glandes qui peuvent s’y rencontrer ; histoire et
description des animalcules spermatiques (suite). I (1824), pp. 179 et sq.

4. Genes in mammalian development. Londres, 1956.


5. Tome III, p. 339. Montpellier, 1839.
6. Observations sur les rapports de la mère et du père avec les produits, relativement
au sexe et à la ressemblance. Annales des sciences naturelles, tome 5, 1825, p. 45.
7. Sans doute faut-il lire : tout blancs, ou tout gris. C’est d’ailleurs cette orthographe
qu’on trouve dans l’ouvrage : De la génération (Paris, 1828), où Girou de Buzareingues
a reproduit textuellement ce passage (p. 126).
8. « Chambon et Girou rapportent des espèces ovine et chevaline des cas identiques ;
Marsch, de celle du cochon ; Maupertuis, des chiens ; Colladon, des souris : les
produits des souris blanches et des souris grises sont assez fréquemment ou tout blancs
ou tout gris. » (Traité philosophique et physiologique de l’Hérédité naturelle, Baillière,
1847, tome I, p. 212). Pour ce qui est de Colladon, Lucas renvoie aux Mémoires de
Prévost et Dumas (Ann. des Sciences naturelles).
9. Voir ILTIS, Vie de Mendel, chapitre 8.
VIII

DE PAUL BERT A ÉTIENNE WOLFF


Le physiologiste français Paul Bert fut l’un des grands
initiateurs en matière de greffe animale. Non seulement, il est le
premier à avoir vu l’importance, théorique et pratique, du
problème des greffes, le premier à en avoir pris la mesure et dressé
un programme précis des travaux à entreprendre pour
l’approfondir, mais encore il a apporté des faits nouveaux de
haute portée : il a étudié systématiquement la transplantation des
pattes et des queues chez le Rat ; il a réalisé la parabiose, c’est-à-
dire la greffe siamoise, ou greffe de deux sujets l’un sur l’autre.
Si la méthode des greffes présente pour l’esprit de Paul Bert un
si grand attrait, c’est qu’il y voit un des moyens les plus sûrs et
les plus rigoureux pour démontrer l’indépendance vitale des
tissus, des éléments anatomiques (cellules), et d’étudier, sur tel
ou tel tissu pris isolément, l’action de milieux ou de facteurs
variés1.
« Si nous ne nous faisons illusion – écrit-il – , nos expériences
sur la transplantation des queues de rat détachées du corps depuis
plusieurs jours ou soumises à l’action de modificateurs souvent
très énergiques, sont la meilleure preuve expérimentale directe en
faveur de l’autonomie de ces éléments. »
Et encore, parlant de la méthode des greffes :
« Elle permet, en effet, d’isoler complètement du corps de
l’animal la partie sur laquelle on se propose d’expérimenter, de
faire agir sur elle, d’une manière certaine, le modificateur que
l’on veut étudier, et de la réintégrer ensuite dans des conditions
analogues, sinon identiques à celles au milieu desquelles elle
vivait d’abord.
… « Il est ainsi démontré que tous les éléments qui constituent
le corps peuvent continuer à vivre après avoir été séparés de ce
corps, si on les replace dans des conditions où les matériaux
nutritifs puissent être apportés avec une suffisante abondance.
Mais nous avons dit que ce n’était pas là le résultat le plus
intéressant fourni par les transplantations à la physiologie. Nous
avons dit que cet isolement des éléments, des tissus ou des
organes, peut permettre quelquefois d’analyser plus aisément leur
rôle dans la production de quelque phénomène des corps vivants,
ou d’étudier les modifications qui surviennent en eux quand on
les soustrait à certaines influences, comme celle du système
nerveux ou de s’éclairer par conséquent sur la valeur de ces
influences. »
Ce que Paul Bert poursuit par ces recherches, c’est donc bien
la décomposition de la vie d’ensemble, l’analyse de la vie globale,
afin d’atteindre aux vies élémentaires ou parcellaires ; et son
entreprise, on le voit, annonce déjà celle d’Alexis Carrel.
Aussi bien, partant de l’idée de l’indépendance des éléments
cellulaires, Bert prévoit nettement qu’il sera un jour possible de
faire vivre ces éléments en dehors du corps, c’est-à-dire, en
somme, de réaliser cette « culture des tissus » qui ne sera réalisée
qu’en 1910.
« La conséquence immédiate de cette autonomie des éléments,
conséquence tellement directe que c’est elle qui a fait en grande
partie découvrir le principe, c’est que ces organites, détachés du
corps, ne perdent pas aussitôt leurs propriétés caractéristiques.
Celles-ci disparaissent, il est vrai, plus ou moins rapidement,
mais il est évident que cette perte est en rapport avec les
nouvelles conditions dans lesquelles se trouve l’élément séparé ;
en sorte que si l’on pouvait, par la pensée, rendre à cet élément
les conditions que lui présentait le milieu vivant en dehors de ce
milieu même, il continuerait de vivre dans son isolement comme
il vivait au sein de l’association organique dont il faisait partie
(1866). »

Certes, on ne saurait méconnaître la part qui, dans


l’élaboration de ces idées, pouvait revenir au maître de Paul Bert,
au grand Claude Bernard, car celui-ci a souligné à maintes
reprises, l’importance de la vie élémentaire, et, dans un passage
bien connu, il a clairement annoncé, lui aussi, et presque dans les
mêmes termes, la culture des tissus :
« C’est par l’intermédiaire des liquides interstitiels, formant ce
que j’ai appelé le milieu intérieur, que s’établit la solidarité des
parties élémentaires et que chacune reçoit le contrecoup des
phénomènes qui s’accomplissent dans les autres. Les éléments
voisins créent à celui que l’on considère une certaine atmosphère
ambiante dont celui-ci ressent les modifications qui règlent sa
vie. Si l’on pouvait réaliser à chaque instant un milieu identique
à celui que l’action des parties voisines crée continuellement à un
organisme élémentaire donné, celui-ci vivrait en liberté
exactement comme en société2. »
Paul Bert s’est plu à reconnaître quelle était, en ce domaine, la
priorité de Claude Bernard, dont toutes les découvertes, dit-il,
« se réunissent, s’appuient, se condensent autour de la
démonstration du fait fondamental et de l’étude de ses
innombrables variétés d’aspect : la vie chimique de la cellule3. »
Mais il est permis de se demander si, en retour, Claude Bernard
n’a pas reçu quelque influence de son disciple. Peut-être, sans les
travaux de Paul Bert sur la greffe animale, n’eût-il pas écrit la
belle page anticipatrice que nous venons de citer et dont on lui
fait si justement honneur.
*
**
Paul Bert a non seulement prévu la culture des tissus, mais
aussi, et encore plus précisément peut-être, la culture des organes,
que réalisèrent d’abord Carrel et Lindbergh, et que développa en
ces dernières années, avec tant de maîtrise, l’école d’Etienne
Wolff4.
Faisant allusion aux expériences de Dugès (sur la régénération
des Planaires) et surtout à celles de Vulpian – qui venait de
montrer qu’une queue de jeune têtard amputée peut continuer
de vivre et de grandir, et accomplir une partie de son évolution
embryonnaire en simple milieu aqueux5 –, il note :
« L’eau suffit aux fragments de Planaire ; les liquides
plasmatiques sont nécessaires aux éléments de queues de Rat. Je
suis persuadé que l’on pourrait répéter, et facilement, sur des
parties de jeunes Mammifères, ou même sur des embryons
encore contenus dans l’œuf, les expériences de Dugès sur les
Planaires, ou de M. Vulpian sur les têtards, en les maintenant à
une température convenable, dans du sang suffisamment aéré et
renouvelé ou peut-être même dans du sérum chargé d’hémato-
globuline. » (Recherches sur la vitalité des tissus, note 1 de la
page 91.)
Paul Bert, enfin, a prévu, avec une sagacité remarquable, la
conclusion biologique qui serait un jour à tirer de ces recherches
concernant la vitalité élémentaire.
Méditant sur le problème du vieillissement, il remarque que,
chez un animal qui meurt de vieillesse, « les éléments
anatomiques n’ont très certainement pas perdu leurs propriétés
de nutrition, si ralenties qu’elles soient, et la transplantation
permettrait de s’en assurer ».
Poursuivant ces réflexions de « gérontologiste » avant la lettre,
il en vient à se demander « si les éléments anatomiques ont une
mort nécessaire (Burdach), comme cela semble établi pour les
animaux entiers ; ou si leur mort, quand elle arrive, n’est pas
seulement la conséquence de l’action prolongée de milieux viciés
qui a modifié profondément leurs propriétés physico-chimiques.
« Les métaphysiciens répondraient aussitôt que ce qui a
commencé doit finir, et que l’évolution ascendante de l’élément
entraîne la nécessité d’une évolution descendante. Mais, pour
quiconque ne se paie pas de mots, la question doit paraître
debout et entière. Et je me serais gardé de la poser, n’aimant pas
les nugae difficiles, si l’expérience ne me semblait avoir prise sur
elle. »
Dans la vue de mettre à l’épreuve cette idée qui est, en somme,
déjà, celle de l’immortalité potentielle des tissus somatiques, Paul
Bert va imaginer l’expérience suivante :
« Il faudrait, pour étudier la durée de vie des éléments
anatomiques, pour savoir si elle est ou non nécessairement
limitée, les maintenir, au moment de leur période d’état, dans les
conditions où ils se trouvent alors, et ne pas permettre à des
milieux dont la composition va s’altérer et les altérer eux-mêmes,
de continuer à agir sur eux. Le procédé de la transplantation
serait ici fort utile, ou, pour mieux dire, indispensable.
« Voici comment je conçois l’expérience : couper la queue
d’un Rat arrivé, depuis quelque temps, à son développement
complet, et la transplanter sous la peau d’un Rat notablement
plus jeune que lui ; lorsque celui-ci commencerait à vieillir,
extraire la queue greffée et l’introduire sous la peau d’un animal
en pleine vigueur de développement, et ainsi de suite. Il serait
facile de voir si cette partie, constamment baignée par des milieux
jeunes, vivra plus longtemps que l’animal duquel elle a été détachée,
ou même si elle vivra d’une manière indéfinie. Je me contente
d’indiquer l’expérience, qui est en voie d’exécution, mais depuis
trop peu de temps, pour que j’en puisse dès aujourd’hui rien
conclure. » (Ibid., pp. 93-94.)
Cette très belle expérience, si riche d’enseignements, et qui
consiste, en somme, à cultiver un organe in vivo, à la faveur de
repiquages successifs, n’a jamais encore été réalisée, du moins
chez les Mammifères. Théoriquement, elle n’est nullement
irréalisable, à condition de disposer d’une lignée suffisamment
pure ou homogène, c’est-à-dire d’une collection d’animaux
génétiquement assez proches les uns des autres pour que la greffe
fût, entre eux, praticable avec succès.
Tel est bien, d’ailleurs, l’avis de l’éminent biologiste anglais P.-
B. Medawar6, qui estime que des expériences de ce genre auraient
une portée considérable, et que la greffe « hétérochronique »
(c’est-à-dire la greffe pratiquée entre animaux d’âges différents)
ouvrirait une voie pleine de promesses à l’étude de la sénescence.
Il serait indispensable, dit-il, de savoir comment se
comporteraient des tissus jeunes en milieu âgé, et, inversement,
des tissus vieux en milieu jeune. Alors seulement, on pourrait
aborder « des problèmes plus spéciaux, comme celui de savoir si
les facteurs de sénilité sont de nature humorale ou d’un type plus
complexe. »
A ces « greffes hétérochroniques » on rattachera celles qu’a
réalisées, sur la Lamproie de Planer (Lampetra Planeri), H.
Bytinski-Salz (1956) ; ce dernier, après avoir soigneusement
déterminé la longueur normale de l’existence dans cette espèce a
prélevé les yeux d’un individu adulte trente jours avant la date de
sa mort naturelle, puis il les a greffés sur une jeune larve, ayant
encore longtemps à vivre : dans ces conditions, les yeux ont vécu
cent quatre-vingt-seize jours, et même ils auraient pu vivre
davantage ; ils ne restent pas fonctionnels, et subissent certaines
modifications régressives par suite de la transplantation, mais la
durée de leur vie a été considérablement augmentée, du fait de
leur transfert en milieu jeune, ce qui est en accord avec
l’intuition de Paul Bert.
Dans le même ordre d’idées, nous rappellerons que c’est en
employant la technique de Paul Bert que Henri Hermann et
Jean-François Cier ont cherché à préciser les conditions
humorales de la croissance chez le Rat adulte et sénescent.
(Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 19 juillet 1954.)
Ils ont pu ainsi constater qu’un tissu jeune est capable de
poursuivre sa croissance même s’il est greffé sur un animal adulte
ou vieux ; ce n’est donc pas la disparition des facteurs de
croissance dans le milieu intérieur des sujets âgés qui entraîne
l’arrêt inéluctable de la croissance à partir de l’âge dit adulte.

1. Voir, outre De la Greffe animale (Baillière, Paris, 1863), les Recherches


expérimentales pour servir à l’histoire de la vitalité propre des tissus animaux, 1866.
2. Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, pp. 359-
360, Baillière, Paris, 1878.
3. Les travaux de Claude Bernard, par Paul Bert. Conférence à la Sorbonne,
Association scientifique de France, février 1879 (L’Œuvre de Claude Bernard, Baillière,
1881).

4. Voir : La Culture des organes embryonnaires, par Etienne Wolff. Conférence du


Palais de la Découverte.
5. Voir Comptes rendus de la Société de Biologie, , 1858-1859-1861, et Comptes rendus
de l’Académie des Sciences, 18 avril 1859. – Ces recherches, extrêmement originales, de
Vulpian mériteraient une étude détaillée. Nous y reviendrons peut-être un jour.
6. The Uniqueness of the Individual, Methuen, 1957.
IX

DAVAINE PRÉCURSEUR DE FLEMING


On ne sait pas assez, on ne dit pas assez que le médecin
français Casimir Davaine fut le véritable fondateur de la
bactériologie médicale. Quand il découvre la bactéridie
charbonneuse dans le sang des animaux atteints du charbon,
quand il en démontre le rôle pathogène par une série
d’expériences rigoureuses, ingénieuses, bien conduites,
solidement enchaînées et clairement interprétées, il est seul à
apercevoir la vérité en ce domaine. Pasteur, alors, n’a encore
touché au monde des infiniment petits que par la découverte des
ferments organisés, et quand, plus tard, il abordera, à son tour,
l’étude des maladies infectieuses, il tiendra à proclamer lui-
même, avec sa loyauté coutumière, qu’il est le continuateur des
« savantes recherches » de Davaine.
Davaine ne se contente pas d’établir la responsabilité et la
spécificité de la bactéridie charbonneuse ; il distingue le charbon
d’avec la septicémie, il reconnaît la nature charbonneuse de la
pustule maligne et de l’œdème malin des paupières dans l’espèce
humaine ; il précise l’action de certaines substances antiseptiques,
notamment des solutions iodées, sur la bactéridie, et, de là, il tire
de fécondes indications thérapeutiques.
Véritable précurseur de Fleming, il réalise dès 1880, – ainsi
que je l’ai exposé dans Hommes de Vérité1 – des expériences
précises sur les propriétés anti-bactériennes des feuilles de Noyer.
Triturant ces feuilles avec du sang charbonneux étendu d’eau,
il inocule à des Cobayes quelques gouttes du suc ainsi obtenu, et
il constate qu’aucun des animaux ainsi traités ne contracte le
charbon, d’où il croit pouvoir conclure que l’extrait de feuilles de
Noyer est doué de propriétés destructrices à l’égard du virus
charbonneux.
Quelle que soit la valeur de cette expérience, elle montre que
Davaine ne refusait a priori aucune possibilité, et admettait qu’il
pût exister, dans le jus tiré de certaines plantes, des substances
capables de s’opposer au développement des microbes, – des
substances « antibiotiques », dirions-nous aujourd’hui.
Quand Davaine présente ces recherches à l’Académie de
Médecine, Jules Guérin lui demande « s’il a pu obtenir un
résultat en injectant du suc de noyer in vivo à des animaux
infectés. – J’ai fait des expériences, répond Davaine, et je me
réserve d’en entretenir prochainement l’Académie2. »
Le traitement de l’affection charbonneuse par les feuilles de
Noyer avait été précédemment signalé par le Docteur Pomayrol
(Annales cliniques de Montpellier, 10 avril 1853), qui, appliquant
des feuilles fraîches de Noyer sur les régions atteintes, obtenait,
disait-il, un « effet rapide et radical ». En 1857, le docteur
Raphaël, de Provins, avait communiqué à l’Académie de
médecine de Paris des observations similaires.
Le bactériologiste E. Lagrange a voulu reproduire, en 1954, les
expériences de Davaine, tout à la fois in vivo et in vitro ; et il a pu
ainsi, de façon précise, démontrer que ces expériences avaient une
réelle valeur, puisque l’extrait aqueux de feuilles de Noyer détruit
les germes charbonneux, et peut même guérir l’infection.
L’extrait est plus efficace quand il est administré par voie buccale.
Son pouvoir bactéricide n’est intense que pendant une courte
période, tandis que son pouvoir curatif se manifeste en toute
saison3. Il possède, en outre, une action antagoniste très nette à
l’égard des toxines tétanique et diphtérique.
Nous avons ici l’exemple, fort intéressant pour l’histoire des
sciences, d’un résultat expérimental qui n’a été mis en lumière
que longtemps après avoir été obtenu, grâce à un progrès des
idées qui permettait d’en apprécier la portée.
*
**
La microbiologie médicale n’est d’ailleurs, pour Davaine,
qu’un chapitre de la parasitologie générale. Il s’intéresse, en
naturaliste autant qu’en médecin, aux vers intestinaux et à tous
les organismes parasitaires, aux infections des plantes, aux galles,
aux excroissances tumorales. Et, à ce propos, il formule, avec une
étonnante et prophétique netteté, l’hypothèse, plus tard énoncée
par Borrel et actuellement reprise par Oberling, de l’origine
parasitaire de certaines tumeurs. Cet agent supposé, qui aurait
pour effet d’exciter et de dévier la croissance des tissus, on le
devrait chercher, dit-il, « parmi les êtres vivants les plus inférieurs,
les plus petits et les plus faciles à confondre avec les éléments
mêmes de nos tissus… Nous ne voulons point affirmer
l’existence d’un tel parasite, nous voulons montrer seulement
que, si par le perfectionnement de nos moyens de recherche, on
venait à en constater la présence dans des tumeurs hétérologues,
toutes les questions si obscures, relatives à la genèse et à
l’évolution de ces tumeurs, seraient par cela même résolues de la
manière la plus claire. »

Faut-il rappeler enfin, en cette brève esquisse, les travaux


classiques de Davaine sur la génération des Huîtres, sur la
reviviscence des Anguillules, sur les monstruosités animales et
humaines ?
Cette œuvre considérable, si riche, si personnelle, si diverse,
d’un biologiste qui savait passer, avec la même aisance, du-micro-
organisme à l’être supérieur, de la plante à la bête, et de la bête à
l’homme, elle nous semblera encore plus digne d’estime si nous
tenons compte des difficultés matérielles qu’eut à surmonter
Davaine pour la mener à bien. Homme modeste s’il en fut,
toujours il resta à l’écart des larges voies officielles, et ses moyens
d’investigation en furent sévèrement amoindris.
Il mourut à Garches, dans la petite propriété où il aimait à
cultiver ses rosiers. Ce n’est pas loin de là que s’éteignit Pasteur ;
et jamais je ne traverse ce petit coin de banlieue, qui touche
presque à Ville-d’Avray, sans évoquer les deux grandes ombres, si
inégalement traitées par la postérité.

Sans vouloir, certes, qu’on retranche rien à l’immense gloire


de l’immense Pasteur, j’estime que Davaine, lui, n’a pas encore
reçu sa juste part d’admiration et de gratitude.

1. Hommes de Vérité, par JEAN ROSTAND, Stock, 1948, pp. 66-67.


2. Voir Casimir Davaine doublement précurseur, par E. LAGRANGE, Presse médicale,
le 16 février 1954.
3. Comptes rendus de la Société de Biologie, décembre 1954 et mars 1955.
X

LUCIEN CUÉNOT
(1866-1951)
Par l’originalité et la fécondité de ses travaux, par la rare
qualité de son érudition, par son exigence et sa finesse critiques,
par l’ampleur et la distinction de sa pensée, Lucien Cuénot
mérite le premier rang dans la biologie française contemporaine.
Il naquit à Paris, quartier des Batignolles, le 21 octobre 1866 ;
son père, modeste employé des postes, avait une vive curiosité des
choses de l’esprit, au point de suivre, après l’âge de la retraite, des
cours à la Sorbonne et au Collège de France.
Le jeune Lucien, ayant obtenu une bourse après son certificat
d’études, fut mis au lycée Chaptal, où il manifesta de
remarquables dispositions ; il avait, dès cette époque, le goût des
sciences naturelles : au cours de ses promenades, il capturait des
insectes, des grenouilles, ramassait des plantes, recherchait des
fossiles, pour en faire collection. Bachelier, puis étudiant en
Sorbonne, il s’enthousiasme pour les leçons de Lacaze-Duthiers
et s’oriente vers la zoologie. Reçu premier à la licence en 1885, il
soutient, en 1887, une brillante thèse de doctorat sur les
Astérides. Nommé aussitôt préparateur d’anatomie et de
physiologie comparées à la Faculté des Sciences de Paris, il
entreprend des études de médecine, mais il les abandonne
l’année suivante, car on l’appelle à Nancy comme maître de
conférences (1890). C’est dans cette ville qu’il fera son
apprentissage d’histologiste auprès des Professeurs Prenant et
Nicolas. Il y occupera la chaire de zoologie à partir de 1898, et y
accomplira toute sa carrière de professeur et de chercheur,
préférant le calme laborieux de la province lorraine aux
séductions de la capitale. C’est là qu’en 1890 il épousera
mademoiselle Geneviève de Maupassant, là que naîtront ses six
enfants, là qu’il s’éteindra, chargé d’honneurs, le 8 janvier 1951.
Lucien Cuénot était, depuis 1918, membre correspondant de
l’Institut de France, et, depuis 1931, membre non résidant.
Naturaliste de haute volée, excellant à interpréter les structures
organiques et à discerner les affinités des êtres, sachant éclairer la
compréhension des formes actuelles par leur confrontation avec
les formes disparues, donnant aux minuties de la nomenclature
toute l’importance nécessaire mais sans jamais perdre de vue les
vastes perspectives de la zoologie générale, il fut tout le contraire
d’un spécialiste et porta successivement son attention sur des
groupes fort distants les uns des autres, depuis les Protistes et les
Echinodermes jusqu’aux Sipunculiens et aux Tardigrades.
Cuénot contribua à faire mieux connaître les faunes de la
Lorraine et du bassin d’Arcachon, en y décrivant plusieurs
espèces nouvelles et rectifiant des dénominations erronées, en
précisant maints détails d’éthologie et d’écologie. Il révéla, par
des observations restées classiques, les phases du cycle sexuel chez
les Grégarines ; il scruta, par d’ingénieuses et élégantes méthodes,
les phénomènes d’absorption et d’excrétion chez les Invertébrés ;
il étudia la saignée réflexe de certains Insectes, la régénération des
antennes chez les phasmes, l’autotomie caudale chez les
Rongeurs, l’homochromie, etc.
Se penchant sur le problème de la détermination du sexe, il y
consacre, en 1899, un important mémoire où il expose des
expériences personnelles accompagnées de commentaires
critiques. A cette époque, le problème était entier, car on ne
savait rien des mécanismes chromosomiques, et de nombreux
auteurs soutenaient encore que, l’œuf fécondé étant sexuellement
indifférent, le sexe de l’individu dépendait des influences
extérieures qui s’exercent au cours du développement.
Cuénot soumet des larves de Lépidoptères, de Diptères, de
Batraciens, à des régimes très dissemblables, et il constate que ni
la quantité ni la qualité de la nourriture fournie aux jeunes sujets
n’ont d’effet significatif sur la proportion sexuelle ; il en conclut
à une détermination précoce, réalisée dès l’œuf fécondé, et liée à
des facteurs internes dont nous n’avons pas la moindre idée.
De l’étude du sexe, Cuénot passe naturellement à celle de
l’hérédité. Comme l’une de ses élèves, mademoiselle Barthelet,
lui demande un sujet de travail expérimental, il lui suggère de
faire des croisements entre Souris grises et Souris blanches, en vue
d’éprouver le vieux préjugé, encore tenace chez les éleveurs,
suivant lequel l’influence d’un premier mâle se peut répercuter
sur les portées subséquentes (hérédité par imprégnation, ou
télégonie). En dirigeant les tentatives de son élève, il n’est pas
long à comprendre en quoi la Souris – de par son élevage facile,
sa fécondité, la variété de ses races pigmentaires – constitue un
matériel de choix pour l’étude expérimentale de l’hérédité.
Or, c’est précisément à ce moment (1900) que vient d’éclater
la révolution mendélienne, avec les retentissantes publications de
Hugo de Vries, de Correns et de Tschermak. Les lois de Mendel
sont-elles valables pour le règne animal comme pour le règne
végétal ? Telle est la question que se pose Cuénot, et à laquelle il
ne tardera pas à donner une réponse positive (1902), à peu près
dans le même temps où William Bateson, en Angleterre,
retrouve, lui aussi, le mendélisme chez les Cobayes et chez les
Poules.
Les produits du croisement Souris grise – Souris blanche sont,
en première génération, tous gris, comme le parent gris, en vertu
de la dominance complète du facteur gris sur le facteur blanc ; en
deuxième génération, par suite de la disjonction des facteurs gris
et blanc dans les gamètes de l’hybride, apparaît un mélange de
Souris grises et de Souris blanches. La proportion mendélienne
théorique étant 3 grises pour 1 blanche, Cuénot obtient,
sur 270 produits, 198 grises et 72 blanches, soit 2, 75 pour 1, ce
qui était une approximation bien suffisante pour être
démonstrative.
D’autres naturalistes avant Cuénot – et, notamment, von
Guaita, W. Haacke, Colladon1 – avaient opéré des croisements
de Souris grises et de Souris blanches, mais, ne possédant pas le
fil conducteur du mendélisme, ils n’avaient pu en dégager
aucune loi fondamentale.
*
**
Il était extrêmement important d’avoir réussi, dès cette
époque, à étendre au règne animal ces lois de Mendel qui allaient
jouer un si grand rôle en biologie, non seulement parce qu’elles
permettaient de prévoir les résultats d’une foule de croisements,
mais encore parce qu’elles devaient mener à une conception
particulièrement féconde des phénomènes d’hérédité. Lucien
Cuénot, toutefois, ne se borna pas à redécouvrir le mendélisme
chez la Souris ; il mit en lumière, chez ce même animal, un
ensemble de faits entièrement nouveaux qui sont à l’origine de
nos connaissances actuelles touchant l’interaction des facteurs
héréditaires.
Il montre, en effet, que des Souris toutes blanches (c’est-à-dire
dénuées de tout pigment) peuvent transmettre à leurs
descendants des potentialités héréditaires différentes quant à la
pigmentation.
D’entre plusieurs Souris blanches qu’on croise, par exemple,
avec des Souris noires, l’une produira des Souris noires, tandis
qu’une autre produira des Souris panachées, une autre encore des
Souris grises, une autre enfin des Souris jaunes…
Pourquoi ces différences ?
Parce que, nonobstant l’identité de leur robe, ces Souris
dérivent d’ancêtres différents, et, par suite, portent dans leur
patrimoine héréditaire des facteurs de coloration dissemblables.
Ils ne se manifestent pas chez elles parce qu’elles manquent d’un
certain facteur complémentaire dont la présence est la condition
nécessaire de toute formation de pigment, mais ils se révéleront
dans leur progéniture quand on les aura croisées avec des Souris
pigmentées, nécessairement munies du facteur en question.
Comme disait Lucien Cuénot, l’albinisme est un masque, il
peut recouvrir de grandes différences génétiques pour ce qui est
de la coloration.
Cette belle découverte aidait les généticiens à comprendre
comment, après une longue suite de générations, telle
conjonction de facteurs héréditaires peut faire resurgir tel
caractère ancestral (phénomène de l’atavisme).
*
**
De plus grande conséquence encore devait être la découverte
des gènes létaux.
En 1905, Cuénot se heurte à ce paradoxe d’une race de
Souris – race jaune – qui se montre rebelle à tout essai de
purification génétique. Impossible, par l’application méthodique
des lois de Mendel, d’obtenir cette race à l’état pur, homozygote,
c’est-à-dire d’isoler une lignée qui produise exclusivement des
sujets de coloration jaune, alors qu’en théorie l’union de deux
Souris jaunes impures devrait produire une certaine proportion
de jaunes pures (un quart), résultant de la rencontre des gamètes
« jaune » de la mère avec les gamètes « jaune » du père.
Pour rendre compte de cette impossibilité, Cuénot supposera
que la combinaison jaune pure ne se forme pas, et cela parce
qu’un gamète femelle contenant le facteur « jaune » ne pourrait
pas être fécondé par un gamète mâle contenant ce même facteur.
Cette hypothèse d’une « fécondation sélective » était erronée, et
l’on devait plus tard s’aviser que la combinaison jaune – jaune se
forme parfaitement, mais qu’elle est incompatible avec un
développement normal, tous les embryons jaunes purs périssant
dans l’utérus maternel2. Les recherches de Cuénot sur les Souris
jaunes n’en ont pas moins apporté le premier exemple de ce
phénomène de létalité génétique qui devait, par la suite, prendre
une si grande place dans l’étude de l’hérédité végétale, animale et
humaine.
Il est curieux de noter que, partant d’une hypothèse erronée
(la fécondation sélective), Cuénot avait fait, erronément, une
juste prévision. Il s’attendait en effet à trouver, dans la
descendance des Souris jaunes impures (JA) deux jaunes pour une
non-jaune, ce qui est bien conforme à la réalité (puisque, des
quatre combinaisons : JJ, JA, AJ, AA, la combinaison JJ avorte),
mais nullement en accord avec son hypothèse, qui impliquait la
formation de trois jaunes pour une non-jaune3.

Mentionnons encore, touchant la génétique, les recherches de


Cuénot sur l’hérédité de la panachure, sur la production
expérimentale de l’atavisme en partant de sujets à formules
héréditaires connues, sur l’intransmissibilité de la cataracte
provoquée par la naphtaline (avec la collaboration de R.
Lienhart), sur l’hérédité de la prédisposition au cancer (avec la
collaboration de Mercier).
Enfin, rappelons qu’il fut l’un des premiers sinon le premier à
suggérer une comparaison entre l’activité d’un gène et l’activité
d’un enzyme.
Le mérite de Lucien Cuénot, en ce domaine, s’accroît encore
du fait que ses travaux furent d’abord mal compris ou, en tout
cas, mésestimés dans son propre pays. Durant bien des années, il
fut seul en France à lutter contre l’opinion officielle qui,
obstinément attachée aux vieilles conceptions lamarckiennes,
déniait au mendélisme toute signification générale : c’est grâce à
Cuénot que la France n’aura pas été entièrement absente du
grand mouvement qui entraînait et rénovait la Biologie.

Passé 1912, Lucien Cuénot n’a plus guère participé


directement aux progrès de la génétique, qui devait prendre un si
brillant essor avec l’œuvre de l’école américaine (Morgan,
Bridges, Sturtevant, Muller, Painter, etc.) sur la Drosophile ou
Mouche du vinaigre ; et sans doute il est permis de regretter que
ce grand savant n’ait pas persévéré dans la voie qu’il avait
concouru à frayer ; mais Cuénot a continué de servir la biologie
sur le plan théorique en méditant fructueusement sur les
problèmes de l’évolution et de l’adaptation organiques. Si cette
partie de son œuvre est moins inattaquable que la précédente, elle
n’en atteste pas moins une originalité de vues et une sagacité
critique à laquelle ses adversaires même se plaisent à rendre
hommage.
Proclamant volontiers que, s’agissant du fait de l’évolution, il
n’avait jamais ressenti « l’insidieuse morsure du doute », Cuénot
ne consentait à voir dans l’attitude antitransformiste
qu’incompétence ou mauvaise foi. Cette évolution, il s’est
attaché à la concrétiser – du moins pour ce qui est du règne
animal – dans un « arbre généalogique » qu’il ne donnait
nullement pour définitif, mais qui lui paraissait répondre à tout
le savoir actuel des zoologistes.
Sur le tronc et les branches de l’arbre de Cuénot s’insèrent une
trentaine de bourgeons ou de feuilles, correspondant aux groupes
autonomes, phylums ou clades. D’entre ceux-ci, les deux plus
récents, Vertébrés et Arthropodes, datent de cinq cent millions
d’années au moins, ce qui, selon Cuénot, indique clairement que
le processus de « cladogenèse » est irrévocablement terminé sur
notre globe. La vie, disait-il, a connu sa période de jeunesse et de
créativité, caractérisée par une intense production de groupes
cladiques ; elle est maintenant parvenue à un état de maturité et
de stérilité relative. Toutefois l’évolution – et même la macro-
évolution – n’est pas pour cela arrêtée, elle se poursuit à
l’intérieur des clades préexistants, où des types nouveaux peuvent
continuer de naître (par néoténie, par exemple), et de se
maintenir s’ils trouvent des places vides pour leur offrir un
milieu convenable.
Pour expliquer l’évolution des espèces, Cuénot ne pouvait pas
ne pas tenir compte de l’apport considérable de la génétique :
comme la plupart des naturalistes d’aujourd’hui, il accordait un
rôle majeur à la mutation, le seul mode de variation héréditaire
dont nous ayons présentement une expérience positive, et sa
profonde connaissance des mécanismes génétiques lui permettait
d’interpréter, en termes de gènes et de chromosomes, un bon
nombre de mécanismes formateurs d’espèces.
Voyant dans l’adaptation statistique (adaptation aux milieux
aquatique, aérien, souterrain) « une question capitale du
transformisme », il s’efforçait d’expliquer l’harmonie entre la
forme et le milieu externe par la notion, qui lui était personnelle,
de préadaptation. Selon lui, le milieu ne suscite pas l’apparition
des caractères adaptatifs ; simplement, il offre des conditions
favorables à la survie et à la reproduction des mutants qui,
d’avance, présentaient ces caractères.

A la différence des néo-darwiniens orthodoxes, Cuénot


contestait l’omnipotence constructive de la sélection naturelle ; il
insistait sur le fait que « la mort n’est pas différenciatrice dans la
nature ». Néanmoins, il admettait qu’une sélection s’opérât entre
les mutants, plus ou moins féconds, plus ou moins aptes à résister
à tel accident climatique, à exploiter telle ressource nutritive, à se
défendre contre tel prédateur ou tel parasite.
Pour ce qui est de la transmission des caractères acquis par le
soma, il marquait une certaine répugnance à trancher le débat.
Tout en convenant que nous ne possédons aucune preuve du
phénomène, et que toutes les tentatives expérimentales ont été
jusqu’ici impuissantes à en fournir la démonstration, il rappelait,
et non sans complaisance, parmi les « incertitudes de la
biologie », certaines données embryologiques qui semblent
accréditer la thèse lamarckienne, et notamment les faits
d’ontogenèse « préparante du futur », soit que l’embryon
présente des caractères paraissant en relation causale avec les
conditions de vie de l’adulte (épaississement de la sole plantaire
chez l’homme, callosités du dromadaire, du phacochère, de
l’autruche), soit qu’il montre une coaptation entre deux parties
qui, n’étant pas chez lui contiguës comme elles le seront chez
l’adulte, ne peuvent pas s’être moulées l’une sur l’autre
(coaptation entre la canine et la lèvre supérieure chez le Sanglier
mâle, entre la tête et les pattes antérieures chez le Phasme, etc.).
Mais, à vrai dire, et nous touchons ici au fond de sa pensée,
Lucien Cuénot ne croyait pas que le mutationnisme, fût-il
additionné d’un grain de lamarckisme, pût expliquer la totalité
de l’évolution. « Mutationniste insatisfait », comme il se
désignait lui-même, il contestait que le hasard des mutations
triées par la sélection naturelle eût pu aboutir, même à la faveur
d’immenses durées, à l’édification des organes complexes comme
l’œil, le cerveau, l’aile.
L’inanité des explications par le fortuit lui semblait
particulièrement manifeste dans le cas des petits appareils qui
abondent dans les organismes vivants et qui, par leur fini, leur
perfection mécanique, leur ajustement à une fin, font songer
invinciblement aux outils que fabrique l’homme.
Parachutes des fruits, des graines ou des animaux planeurs,
rames natatoires du Dytique, ancre des Synaptes, grappins de
l’Ophiure, pièges à ressort des Utriculaires, ventouses des
Céphalopodes et des Sangsues, canules à injections, appareils
d’éclairage, piles électriques, boîtes à musique, couteaux pliants,
boutons-pressions, etc. : en tout cela, Cuénot discerne une
intention, un « anti-hasard », et il voit, dans l’étude objective et
approfondie de ces outils naturels, le moyen de rénover, à la
lumière de l’analyse morphologique, la vieille comparaison, tant
exploitée par le finalisme théologique, entre l’industrie vitale et
l’industrie humaine.
Cette « faculté artisane », par quoi la vie se distingue
essentiellement de la matière inerte, laquelle n’est jamais que
géomètre ou coloriste, il la rattache à une sorte de mystérieux
pouvoir inventif, qui s’exercerait dans les germes eux-mêmes et
pourrait diriger ou orienter les effets mécaniques du hasard. Mais
sa pensée, sur ce point, ne laisse pas d’être souvent assez floue et
équivoque : tantôt, il paraît voir dans l’invention germinale une
simple propriété du protoplasme vivant, analogue à la sensibilité,
à l’assimilation, au pouvoir de régénération, et, tantôt, il semble
vouloir en faire un agent immatériel, transcendant, relevant d’un
monde métaphysique, peut-être « plus réel que celui que nous
touchons et déduisons ».

De toute manière, et quelque jugement qu’on porte sur ce


néo-finalisme épuré, qui rappelle un peu l’idée directrice de
Claude Bernard, on doit bien comprendre qu’il n’a aucun
rapport avec un naïf et désuet providentialisme à la Bernardin de
Saint-Pierre ou à la Paley. Dans la dernière époque de son
existence, Cuénot, dont la pensée évoluait jusqu’à l’heure
suprême, se prononçait pour un large monisme panthéiste : « Le
panthéisme est libre et n’a pas de théologie… Je tiens pour des
chinoiseries métaphysiques les différences entre le panthéisme de
Spinoza et les panthéismes matérialistes d’Holbach, de Diderot
et des modernes. Les prêtres sont les savants, les prières sont la
recherche. »
A vrai dire, aucune catégorisation précise ne convenait à cet
esprit sceptique, nuancé, indépendant, et qui, en face des
énigmes de la philosophie biologique, s’employait à marquer la
place de nos ignorances plutôt qu’à proposer des solutions
illusoires.

L’œuvre de Cuénot tient en un grand nombre de publications


spécialisées, quelques monographies et ouvrages de synthèse :
Moyens de défense dans la série animale (1892), Influence du milieu
sur les animaux (1894), La Genèse des espèces animales (1911,
1921, 1932), L’Adaptation (1925), L’Espèce (1935), Introduction
à la génétique (en collaboration avec J. Rostand, 1935), Invention
et finalité en biologie (1941), L’Evolution biologique (en
collaboration avec A. Tétry, 1951). Ce dernier ouvrage, de tous le
plus important, représente, en quelque sorte, son testament
intellectuel.
Cuénot a également collaboré à maints ouvrages collectifs
(Traité de Zoologie de Pierre P. Grassé, Traité de Paléontologie de
Piveteau, etc.).
Ses livres sont admirablement composés et ordonnés : la
documentation, toujours de première main, y est présentée de
façon nette et concise, sans vaine dialectique, avec une
scrupuleuse objectivité et le souci constant de faire le départ entre
le démontré et le supposé, entre la certitude contraignante et
l’interprétation facultative. Le style, bien frappé, d’un tour
nerveux, souvent rehaussé d’une pointe d’humour, est d’un
véritable écrivain.
Cuénot fut un professeur hors pair. Ses élèves sont unanimes à
rendre hommage à la vigueur de son enseignement, qui visait
moins à emplir les esprits qu’à les bien façonner.
Il ne dédaignait pas d’appliquer son sens pédagogique et son
rare talent d’exposition à la diffusion des sciences naturelles : par
la conférence et par l’article, il a largement contribué à éveiller
dans le grand public le goût et le respect de la biologie.
Cuénot a donné beaucoup de son temps au Musée d’Histoire
naturelle de Nancy, dont il a fait un incomparable Musée
d’enseignement, où sont présentés aux yeux, de la façon la plus
frappante, les grands problèmes qui l’ont occupé : hérédité,
évolution, adaptation.
Il s’intéressait vivement à l’histoire des religions, aux questions
d’exégèse, et, dans la Revue Scientifique, on a pu lire, sous le
pseudonyme de S. Lazare, quelques pages de lui sur Le Miracle.
Avec opiniâtreté, mordant et courage, il a bataillé contre les
fausses-sciences : métapsychie, radiesthésie, astrologie, etc. ; il
avait même songé à leur consacrer tout un volume, où il eût fait,
en bon positiviste, le procès de certaines formes vivaces et
dangereuses de la crédulité moderne. Là encore, Cuénot faisait
preuve de son bon goût intellectuel.
Grand lettré, il relisait sans cesse quelques auteurs favoris :
Anatole France, Henri de Régnier, Wells, Kipling, et se distrayait
à crayonner de savoureux dessins en marge de ces textes.
Parfois sévère à ses collègues, il était indulgent aux amateurs
sérieux et accueillant aux jeunes ; ses amis n’oublieront jamais sa
conversation vive et enjouée, ses malicieuses boutades, sa
curiosité insatiable qui, à quatre-vingts ans passés, ne demandait
« qu’à se mettre à l’école », sa désinvolture un peu frondeuse, son
espièglerie si peu doctorale.
L’histoire des sciences retiendra le nom de cet éminent
biologiste qui, sachant observer, expérimenter et réfléchir, fut
peut-être l’un des derniers à pouvoir maintenir la liaison entre la
nature et le laboratoire.

1. Voir chapitre VII.

2. Nous avons aujourd’hui des preuves directes de cette mort précoce (Kirkham ;
Ibsen et Steigleder).
3. Ce sont Wilson et Punnett qui ont fait remarquer que telle eût été la conséquence
logique de l’hypothèse de Cuénot. « Si cette hypothèse était juste – écrit Punnett
(1922) –, tous les ovules « jaune » seraient fécondés par des spermatozoïdes « non-
jaune », qui sont en excès. Donc, tous les ovules « jaune » donneraient des jaunes
hétérozygotes, tandis que, d’entre les Ovules « non-jaune », une moitié donnerait des
jaunes hétérozygotes, et l’autre moitié des non-jaunes. Et, dès lors que les ovules
« jaune » et « non-jaune » sont produits en nombre égal, le résultat d’un croisement
entre deux jaunes serait 3 jaunes pour 1 non-jaune. Or, plusieurs centaines de
croisements entre jaunes ont établi incontestablement que la proportion des produits
jaunes aux non-jaunes est 2 pour 1. »
XI

FERNAND CARIDROIT
(1895-1950)
Fernand Caridroit, dont la disparition prématurée a porté un
rude coup à la Biologie française, naquit en décembre 1895, dans
un petit village du Pas-de-Calais. D’origine modeste, il eut une
ascension difficile, et, pour aller au bout de ses études, il dut faire
preuve d’une application tenace et d’une volonté sans
défaillance. Obtenant à chaque étape l’aide qui lui permettait de
poursuivre, il est d’abord instituteur, puis surveillant à l’Ecole
Jean-Baptiste-Say, et là, malgré le poids de la tâche quotidienne,
il trouve moyen de préparer sa licence de sciences naturelles.
En 1922, il est reçu brillamment à l’agrégation, et, presque dans
le même temps, il entre au Laboratoire du Professeur Gley
(Collège de France), où très vite il se signale par son intelligence
claire et son esprit méthodique. Ayant débuté par un petit travail
sur le scorbut expérimental, il devient – suivant l’expression
même de Gley – « l’élève excellent et le collaborateur fidèle »
d’Albert Pézard, qui étudie alors, chez les volailles, le rôle
morphogène des glandes sexuelles. Tous deux, formant équipe
avec le Professeur Knud Sand, de Copenhague, ils vont, en
quelques années, fonder, sur des bases solides, l’endocrinologie
sexuelle des oiseaux. C’est de ce cycle d’investigations que sortira
la thèse de Caridroit (1925) : Etude histophysiologique de la
transplantation testiculaire et ovarienne chez les Gallinacés.
A la mort de Pézard (1927), Caridroit lui succède à la Station
Physiologique du Collège de France, et prend la direction du
Laboratoire d’Endocrinologie à l’Ecole pratique des Hautes-
Etudes. En 1944, il est promu au grade de directeur de
Recherches, et, en 1947, il reçoit, de l’Académie des Sciences, un
Grand Prix de Physiologie.
Il était docteur en médecine depuis 1945.
*
**
Ce qui frappe tout d’abord, dans l’œuvre de Fernand
Caridroit, c’est l’unité de l’idée directrice, la permanence du
matériel d’études, la rectitude de la ligne suivie.
Dès le départ, Caridroit se trouve en présence du grand
problème que pose le déterminisme hormonal des caractères
sexuels secondaires, et ce problème qui, comme tout problème de
science, ne peut que s’agrandir à proportion qu’on le scrute, il va
s’y attacher durant un quart de siècle, l’abordant par tous les
biais, l’attaquant par toutes les méthodes, et avec une maîtrise
que corroborent sans cesse les leçons de l’expérience et les fruits
de la réflexion.
Des premiers travaux de Pézard, il ressortait clairement que les
caractères sexuels secondaires sont l’œuvre de substances
chimiques, ou hormones, que livrent au milieu sanguin les
glandes génitales. Mais à quel mécanisme ressortit l’action de ces
hormones ? Quels sont les rapports entre l’hormone déversée et
l’organisme qui la produit ? Quelle part revient, dans les effets de
l’hormone, à celle-ci même et aux tissus qui en reçoivent
l’influence ? En quoi consiste la sensibilité élective de ces tissus
récepteurs, et ne pourra-t-on la réduire ou l’accroître, soit en
déplaçant le récepteur, soit en faisant varier son état
physiologique ? L’action des hormones sexuelles ne déborde-t-
elle pas le champ des caractères sexuels secondaires, au point qu’à
l’occasion de certains croisements de races elle se manifesterait en
faisant apparaître ou disparaître tels caractères n’ayant rien de
sexuel ?
Telles sont, entre bien d’autres, quelques-unes des questions
qui vont préoccuper Fernand Caridroit au cours de sa carrière, et
c’est un fait bien digne de remarque, propre à montrer la
continuité de sa pensée, que l’un de ses premiers travaux comme
l’un de ses derniers concernent le déplacement des tissus
récepteurs.
Dans la belle thèse où il étudie, chez les Gallinacés, les
conditions de la greffe des glandes génitales et l’évolution
histologique des greffons, il fournit à l’endocrinologie une ample
moisson de faits, dont la plupart déjà appartiennent au savoir
classique.
Un transplant testiculaire, greffé sur un chapon, peut survivre
plusieurs années dans un état d’intégrité structurale et
fonctionnelle : comme dans un testicule normal, la
spermatogenèse y est active, et les tissus endocrines produisent
leurs sécrétions spécifiques, capables de maintenir les caractères
sexuels de l’animal, pourvu que le greffon présente une masse
suffisante.
Autre fait d’importance : le transplant testiculaire peut
survivre et évoluer aussi bien chez une poule castrée (chaponne)
que sur un chapon. Il n’y a aucun antagonisme entre un soma
d’origine femelle et un greffon d’origine mâle, en sorte qu’on
peut, en transplantant une glande mâle sur une chaponne,
conférer à cette dernière toute l’apparence d’un coq, réalisant
ainsi une véritable inversion phénotypique du sexe.
Caridroit exploite brillamment, en outre, la notion, jeune
encore, de seuil différentiel : il fait voir que les différents caractères
mâles (développement de la crête, chant, instinct sexuel) exigent,
pour se manifester, des quantités inégales de tissu sécréteur,
autrement dit, qu’ils ont un conditionnement hormonal
différent.
Des recherches poursuivies sur les greffons ovariens amèneront
Caridroit à des conclusions rigoureusement parallèles aux
précédentes : longue survivance des greffons, tolérance du soma
d’origine mâle à l’égard du greffon femelle, et, par suite,
possibilité de réaliser l’inversion sexuelle de coq à poule,
existence de seuils différentiels pour les différents caractères
féminins (plumage femelle, absence d’ergots).
De surcroît, l’étude attentive des greffons révèle à Caridroit un
phénomène très curieux : à savoir, la transformation de certains
tissus femelles en tissus mâles. Quelquefois, en effet, on voit se
déclencher, dans le transplant ovarien, une poussée de tubes
séminifères, et cette intersexualité transitoire peut s’accompagner
d’une modification correspondante du phénotype sexuel.
Caridroit, enfin, met à profit, de façon très ingénieuse, le fait
que le plumage en voie de croissance reflète précisément et
fidèlement l’état endocrinien de l’organisme. Que chez une
poule, par exemple, on supprime l’ovaire, et l’on voit bientôt,
dans le plumage, apparaître des plumes biparties, tant pour la
forme que pour la pigmentation : toute la partie de la plume qui,
au moment de l’opération, était déjà formée a gardé
naturellement l’aspect féminin ; mais la partie inférieure,
basilaire, celle qui a poussé depuis l’opération, présente un aspect
masculin, parce qu’elle s’est formée en l’absence d’hormone
femelle. Inversement, et par le jeu du même mécanisme, si, chez
un chapon, on transplante un ovaire, on obtient aussi des plumes
biparties, mais qui, celles-là, sont mâles dans leur partie terminale
et femelles dans leur partie basilaire. Dans les deux cas, la
séparation des deux zones est nettement tranchée, elle coupe les
barbes de la plume : il n’y a pas de zone intermédiaire,
« intersexuée », et c’est là une jolie application de la loi du « tout
ou rien ».
En combinant la greffe (ou la castration) avec le déplumage
local (qui suscite une sorte de mue artificielle), Caridroit a pu
produire des oiseaux gynandromorphes, c’est-à-dire présentant
d’un côté un plumage mâle, et de l’autre un plumage femelle.
Cette expérience n’avait pas tout à fait la signification que lui
attribuait primitivement son auteur, car, contrairement à ce qu’il
pensait, elle ne nous renseigne pas, ou guère, sur la genèse des
gynandromorphes naturels, mais elle n’en est pas moins fort
démonstrative quant à l’influence qu’exercent les hormones
sexuelles sur le type du plumage.
*
**
Caridroit, dans ses premières publications, avait marqué
quelque méfiance à l’égard de la Génétique morganienne, et,
notamment, à l’égard de la théorie chromosomique de l’hérédité.
Il avait subi, dans sa jeunesse, l’influence des idées
néolamarckiennes qui régnaient alors dans les laboratoires
français, et, avec Pézard, il estimait que les résultats de
l’endocrinologie, dans la mesure où ils démontraient le
conditionnement hormonal des caractères sexuels, allaient à
l’encontre des conceptions généticiennes, qui assignaient aux
chromosomes un rôle décisif dans la détermination du sexe.
Il y avait là une façon un peu superficielle de voir les choses et
une sorte de malentendu qui ne pouvait manquer de s’éclaircir :
Caridroit, en effet, se rallia, par la suite, aux conceptions de la
Génétique classique, et l’on voit là toute la souplesse et la probité
d’un esprit, qui, sans prévention dogmatique, sans entêtement
d’école, ne cherchait qu’à y voir plus clair et savait toujours se
rendre à l’impérieuse décision des faits.
C’est d’ailleurs en s’efforçant de préciser les rapports entre
l’Endocrinologie et la Génétique que Caridroit a rencontré
quelques-unes de ses découvertes les plus significatives.
Les caractères héréditaires – nous enseigne la Génétique – ont
pour point de départ, dans le germe, une certaine constitution
qu’on exprime généralement en termes de « gènes ». Quelle que
soit l’importance de ce déterminisme germinal, qui est
responsable des différences de races ou de variétés à l’intérieur
d’une même espèce, la réalisation des caractères dans l’organisme
développé dépend, dans une certaine mesure, des conditions du
milieu, et l’on pouvait s’attendre que, parmi celles-ci, se trouvât
l’état du milieu intérieur, avec toutes ses composantes
hormonales. Une telle influence des hormones sur
l’extériorisation des caractères héréditaires fut nettement
démontrée par Caridroit et par son élève Victor Régnier, qui,
durant de longues années, collabora fructueusement avec lui.
Du croisement d’un coq rouge, de race Rhode Island, avec
une poule bleue, de race andalouse, on obtient des produits qui,
pour la coloration, diffèrent suivant le sexe : les coqs sont bleus et
rouges, les poules sont purement bleues ; autrement dit, celles-ci
sont du pur type maternel, ceux-là présentent un mélange, une
« mosaïque » des caractères maternels et paternels. On pourrait
croire, a priori, qu’on se trouve ici en présence d’un phénomène
d’hérédité « liée au sexe », comme en ont signalé maintes fois les
généticiens ; mais, au vrai, c’est de tout autre chose qu’il s’agit :
la différence de pigmentation entre mâles et femelles tient non
pas – du moins directement – à une différence de constitution
chromosomique, mais à une différence dans l’état endocrinien
ou hormonal. Et la preuve, c’est qu’il suffit de castrer une de ces
poules hybrides, purement bleues, pour faire apparaître des
plumes rouges dans son plumage ; qu’il suffit de castrer, puis de
féminiser un de ces coqs rouges et bleus pour faire disparaître,
dans le sien, les plumes rouges. L’explication n’est pas douteuse :
l’hormone femelle (la folliculine) est nécessaire à la complète
dominance du bleu dans l’organisme hybride. Voilà un cas où la
dominance raciale est réglée, contrôlée, par une hormone
sexuelle : en changeant le sexe, comme disait volontiers Caridroit,
on peut changer la race.
Il y avait là quelque chose de vraiment neuf, et, de cette
hérédité contrôlée par le sexe, Caridroit et ses collaborateurs ont
fourni de multiples exemples.
Au demeurant, les hormones ovariennes ne sont pas seules à
intervenir dans les phénomènes d’hérédité. Le croisement d’un
coq Sebright argenté avec une poule Sebright dorée donne des
produits tous argentés. Or, si l’on chaponne un de ces coqs
hybrides, on fait apparaître le doré dans son plumage, preuve que
l’hormone testiculaire assure, en ce cas, la dominance de
l’argenté sur le doré.
Caridroit, enfin, a étendu jusqu’aux hormones non sexuelles
cette propriété d’influence sur les caractères héréditaires. Du
croisement de la race Leghorn doré avec la race Leghorn blanc,
on obtient des coqs où domine le blanc. Or, si, chez eux, l’on
pratique l’ablation de la glande thyroïde, bientôt, sur leur
poitrine, poussent des plumes rouges où se trahit l’influence de
l’hérédité Leghorn doré. L’hormone thyroïdienne (la thyroxine)
assure donc, chez l’animal normal, la dominance complète du
pigment blanc.
Toutes ces expériences, fort délicates à exécuter et souvent
difficiles à interpréter, toutes ces expériences où la virtuosité
opératoire du physiologiste se conjuguait avec le jugement subtil
du généticien, offrent une réelle importance non seulement en ce
qu’elles illustrent le rôle des facteurs hormonaux dans
l’expression des caractères héréditaires et, par là, nous instruisent
sur le mode d’action des « gènes », mais encore en ce qu’elles
fournissent à l’expérimentateur un précieux secours technique :
en certains cas, la neutralisation ou l’inversion sexuelle fait
apparaître des caractères raciaux jusque-là masqués, d’où la
possibilité d’une exploration hormonale qui, complétant l’étude
génétique directe, donnera le moyen d’analyser plus
correctement les résultats de certains croisements et aussi
permettra de révéler promptement, chez un individu hybride, la
présence de gènes récessifs, qui ne se fussent manifestés que dans
les générations suivantes.
Caridroit a montré, de surcroît, que le système nerveux lui-
même ne laisse pas d’intervenir dans la pigmentation raciale, et
dans la formation du dessin caractéristique de la plume. Par la
section des nerfs de l’aile, on fait disparaître le pigment dans les
plumes. Celui-ci reparaît une fois que la régénération nerveuse
s’est effectuée. Ainsi l’on obtient des plumes biparties, rappelant
celles de la race « Mille-Fleurs », et Caridroit se demandait si ce
type racial de plumage n’était pas en rapport avec certains
blocages du mécanisme nerveux, lesquels seraient eux-mêmes
déterminés par l’action des gènes.
Comme on voit, nous sommes ici au cœur de cette Génétique
physiologique qui, chaque jour, prend plus d’importance en
biologie et ne se propose rien de moins que d’éclairer la chaîne
des réactions qui lient l’élément germinal (gène) au caractère de
l’organisme développé. En ce domaine d’avenir, Caridroit s’est
montré un initiateur de grande classe.
Et combien d’autres travaux – dont certains sont ou seront la
source d’applications pratiques – devrait-on encore mentionner
pour ne pas donner, de son œuvre, une image trop appauvrie !
On ne peut qu’énumérer ses recherches sur les différences raciales
de sensibilité aux hormones, sur l’action adjuvante qu’exerce
l’hormone thyroïdienne à l’égard de l’hormone testiculaire, sur
les modifications que la lumière ou la carence apportent à la
sensibilité réactionnelle de la crête, sur le dosage de l’hormone
mâle par la mesure de la résistance électrique de cet organe, sur
les propriétés du sérum « anticrête ». Sans compter toute l’œuvre
inédite, les travaux quasi achevés, les résultats fragmentaires ou
entr’aperçus. Seuls ses collaborateurs et ses amis savent combien
de vérités naissantes dorment dans ses cahiers de laboratoire…
Pour compléter ce portrait sommaire de Caridroit, il faudrait
encore parler de sa participation active à la section de biologie du
Palais de la Découverte, de l’enseignement lumineux qu’il
dispensait aux jeunes filles de Fontenay, de son ouvrage
remarquable sur La Psychophysiologie des glandes endocrines et du
système végétatif. Et surtout, il faudrait essayer de montrer ce qu’il
fut comme directeur de laboratoire, comme conducteur de
recherches. Il faudrait dire ce qu’il représentait pour ses élèves, –
ses élèves dont le cher souci le poursuivait jusque sur son lit de
mort ; il faudrait dire l’atmosphère de gai labeur, de ferveur
cordiale et familière, qui régnait à la Station physiologique du
Parc des Princes. Avec quelle conscience, quelle vigilance, il
suivait tous les travaux qui progressaient auprès du sien, et où il
ne s’intéressait pas moins qu’au sien ! Comme il savait éveiller
l’enthousiasme, instiguer les efforts, exhorter chacun à donner le
meilleur de soi-même !
Nulle carrière plus désintéressée que celle de Fernand
Caridroit. En ce domaine des hormones, si fertile en applications
thérapeutiques, il lui eût été trop facile de conquérir la popularité
en donnant à ses travaux un tour « spectaculaire » ou de
s’enrichir en faisant monnaie de sa compétence et de son
autorité. Mais il repoussait de tels avantages. S’il aimait parfois à
présenter aux visiteurs, même profanes, ses étonnantes volières où
la science se jouait du sexe et de la race, il ne comprenait pas
qu’on souhaitât le bruit pour le bruit ; et quel bénéfice matériel
eût pu contre-peser, à ses yeux, sa fière indépendance de
chercheur ?
Peut-être n’a-t-il pas eu tous les honneurs qu’il était en droit
d’attendre. Mais, de toute façon, il eut la part belle puisqu’il put
œuvrer librement, jusqu’au bout, dans le champ qu’il s’était
choisi. Son bon sourire, sa mine joviale déniaient tout regret,
toute amertume.
Trop nombreux, il faut en convenir, sont les hommes de
science qui se passionnent pour leurs démarches plus que pour la
marche de la science, et font passer les soins de leur vanité avant
ceux de la vérité. Avec eux, l’on n’entend parler que d’intrigues,
de manèges, de stratégies et de candidatures : ils guettent les
places, pointent les voix, lorgnent les fauteuils dix ans d’avance,
dénigrent sournoisement les concurrents… Caridroit ne
ressemblait pas à ces gens-là. Au cours des longs après-midi que
nous passions quelquefois ensemble, le dimanche, je ne l’ai
jamais vu en proie à d’aussi piètres tourments. Il parlait de ses
volailles plus que de ses collègues, et n’aimait vraiment à causer
que de son travail. Une nouvelle technique qu’il se proposait
d’essayer, une expérience qu’il venait de mettre en route, un
incident pittoresque de laboratoire, un élève qui avait présenté
une note à la Société de Biologie : voilà ses thèmes de
conversation…
Caridroit fut un grand idéaliste. Il avait foi dans les valeurs
intemporelles, et il a bien montré, lors de la dernière guerre, qu’il
était capable d’exposer sa vie pour ses croyances. Durant les
années 1942 et 1943, son laboratoire était devenu un petit
arsenal de grenades et un centre d’émissions radiotélégraphiques
et de renseignements pour Londres : afin de justifier, en cas de
surprise, la présence de fils électriques, on feignait de prendre
l’électrocardiogramme d’un lapin… Caridroit, d’ailleurs,
n’aimait guère à revenir sur ces heures dramatiques et trouvait
tout naturel de n’avoir reçu aucune récompense pour des actes
qui lui paraissaient relever du plus simple des devoirs.
Son dévouement à la science, son zèle patriotique et social
n’absorbaient pas tout son être profond. C’était le plus sûr des
amis, le plus fidèle, et, en dépit de son air bourru, de ses vives
taquineries, plein de sensibilité et de délicatesse.
La dernière fois que je le vis – est-ce possible que lui, si vivant,
si présent, il soit déjà pris par les glaces du passé ? –, il souffrait
horriblement, mais il avait encore le courage de plaisanter sur sa
douleur, d’une voix atténuée.
Fernand Caridroit a trouvé dans sa famille toutes les
satisfactions du cœur. Il laisse trois enfants, et une femme qui fut
bien digne d’être sa compagne puisque, dès la première heure,
elle l’a compris, approuvé, soutenu dans son rêve, noblement
austère, de pur savant.
XII

LE TESTAMENT SCIENTIFIQUE
D’EUGÈNE BATAILLON
Sur la genèse des découvertes en biologie et plus généralement
dans les sciences expérimentales, nous sommes assez
médiocrement informés, car peu de savants ont éprouvé le besoin
et pris la peine de nous initier à leur travail proprement créateur
en dévoilant la manière dont leur sont venues les idées directrices
de leurs recherches. Claude Bernard, Charles Nicolle furent de
ces quelques-uns, et les témoignages que renferment, à cet égard,
l’Introduction à la médecine expérimentale et la Biologie de
l’invention sont de valeur inestimable pour le psychologue et le
méthodologiste.
Auprès de ces deux ouvrages fameux, il faudra désormais placer
un mince volume d’Eugène Bataillon, où l’illustre biologiste
récemment disparu a donné son ultime témoignage de chercheur.
Il y expose avec une netteté, une simplicité, une loyauté
exemplaires comment il fut amené aux grandes découvertes qui
ont marqué son Enquête de trente-cinq ans sur la génération1 et lui
ont permis de réaliser, pour la première fois, la reproduction sans
mâle (parthénogenèse) chez les animaux vertébrés. C’est là un
document d’autant plus précieux et significatif qu’il s’agissait
d’un domaine encore entièrement neuf, où la réussite
expérimentale dépendait beaucoup moins de l’habileté technique
et des ressources matérielles que des seuls pouvoirs de l’esprit.
Bataillon fut, en biologie, un véritable créateur, d’une originalité
exceptionnelle ; comme a si bien dit Robert Courrier dans le
magnifique discours qu’il lui a consacré, « parler de ce savant,
analyser son œuvre, c’est côtoyer le génie2 ».
Dès 1900, alors que Jacques Loeb venait de produire les
premiers oursins sans père, Bataillon essaie d’appliquer à l’œuf
d’un vertébré inférieur, la Grenouille, les mêmes procédés de
stimulation chimique (solutions acides ou salines) qui, sur l’œuf
d’Echinoderme, se sont montrés capables de remplacer l’élément
séminal. Mais il n’en obtient que peu de succès. Il a beau faire
varier le taux des solutions, substituer les solutions sucrées aux
salines, combiner leur action avec celle de la température, il ne
détermine, au mieux, qu’une faible réaction du germe, qui, après
quelques divisions irrégulières, ne tarde pas à périr. Jamais, dans
ces conditions, ne se forme une larve de Grenouille, ni même un
véritable embryon.
Vers 1907, Bataillon, un peu découragé par tant d’essais quasi
infructueux, s’oriente dans une voie toute différente, à savoir
l’étude des croisements de Batraciens. Il met en présence des
œufs et des semences provenant de familles éloignées ; par
exemple, il féconde des œufs d’Anoure (Crapaud calamite) avec
de la semence d’Urodèle (Triton alpestre) ; et, sans doute, l’écart
entre les deux espèces est trop considérable pour que l’union
porte fruit, mais il arrive qu’un grand nombre d’éléments
séminaux viennent frapper la surface de l’œuf, et, tout en y
restant inertes, qu’ils excitent, par leur seul contact, un début de
développement, semblable à celui que provoquent les solutions
salines ou les changements de température.
A priori, il n’y avait pas dans cette observation de quoi faire
avancer le problème, et cependant c’est d’elle que va partir le
progrès décisif.
« Certain dimanche de mars 1910 – nous confie Bataillon –,
j’étais hypnotisé au matin sur l’oculaire du microscope, à
contempler un tableau impressionnant : une préparation d’œufs
polyspermiques de Calamite imprégnés au sperme de Triton
alpestre, œufs criblés de ces éléments mâles étrangers dont les
têtes volumineuses apparaissent sur les coupes comme un semis
d’aiguilles de chirurgiens. Brusquement, surgit dans mon esprit
l’idée qu’un traumatisme léger, la piqûre d’une fine aiguille de
verre ou de métal, pourrait se révéler aussi efficace que la chaleur
ou l’hypertonie. Je n’avais en vue, bien entendu, que la
parthénogenèse abortive. Aussitôt, je prépare une série de stylets
de verre et je répartis sur quelques verres de montre les œufs
d’une femelle mûre. Ces œufs piqués à sec sont recouverts d’eau.
Expérience devenue classique, et dont le résultat dépasse toute
espérance : quatre-vingt-dix pour cent d’incisions abortives
prévues, mais jusqu’à dix pour cent d’ébauches apparemment
normales et dont une bonne proportion arrivent à l’éclosion. »
De par la confidence du savant, nous assistons ici à la naissance
même de l’idée expérimentale, à la formation de l’idée juste et
féconde qui est, suivant l’expression de Claude Bernard, « une
sorte d’anticipation intuitive de l’esprit vers une recherche
heureuse ».
Bataillon, ce matin-là, était – nous dit-il – « hypnotisé… à
contempler un tableau impressionnant ». Peut-être s’efforçait-il
de préciser quelque point de détail concernant le phénomène
observé, mais les termes dont il use nous induiraient plutôt à
supposer qu’il regardait sa préparation d’une façon toute
désintéressée, pour le seul plaisir du spectacle qu’elle lui offrait,
pour la seule satisfaction de revoir ce qu’il avait déjà vu bien des
fois. Contempler, n’est-ce pas – suivant Littré – « considérer
attentivement, avec amour ou admiration » ? Or voilà que, peu à
peu, à la faveur de l’attention fervente, une comparaison imagée
s’impose à l’esprit du savant, entre le semis d’éléments mâles et
un « semis d’aiguilles de chirurgiens ». Image visuelle, concrète,
sensible, qui, servant de chaînon entre celle d’élément mâle et
celle de stylet de verre, va susciter l’entreprise expérimentale…
Bataillon, en effet, pique des œufs vierges de Grenouille avec
une très fine aiguille de verre, dans l’espoir de reproduire, par ce
traumatisme, l’action du spermatozoïde étranger. L’expérience
réussit, et au delà de toute espérance. Alors que le savant
n’attendait qu’un début de développement, certains d’entre les
œufs piqués se développent régulièrement, allant jusqu’au stade
de larve nageante, de têtard ; et Bataillon devra longuement
s’interroger avant de commencer à comprendre pourquoi ces
œufs présentent une parthénogenèse complète alors que les
autres, qui paraissent identiquement traités, ne montrent que la
parthénogenèse abortive.
A ce moment, le hasard de ses lectures lui donne connaissance
du travail d’un biologiste anglais, Guyer, qui prétend avoir fait
développer des œufs de Grenouille en leur inoculant un peu de
sang ; d’après ce Guyer, les globules sanguins, une fois introduits
dans l’œuf, s’y multiplient pour constituer les cellules de
l’embryon. Interprétation sûrement erronée, juge Bataillon, mais
qui peut-être contient un grain de vérité… Si, dans l’expérience
du stylet, certains œufs se développent, ne serait-ce point que le
stylet y eût fait accidentellement pénétrer un globule sanguin,
lequel, sans participer au développement embryonnaire, eût
favorisé d’une manière ou d’une autre le processus de
parthénogenèse ?
Resterait à expliquer l’origine de ce globule. Ne peut-on
admettre que, lors de l’extraction des œufs, leur gangue
muqueuse se trouve atteinte par un suintement hémorragique de
la paroi utérine ? Cette fois encore, une image visuelle viendra
éclairer Bataillon : il aura « la vision d’une nappe d’éléments
sanguins répandus sur les gangues muqueuses quand elles glissent
contre les lèvres de l’incision ».
Mais il s’agit maintenant de vérifier l’hypothèse, et la
possibilité d’une vérification rigoureuse ne sera donnée à
Bataillon qu’après qu’un nouveau hasard expérimental lui aura
fourni une technique appropriée. Soumettant les œufs de
Grenouille aux effets du cyanure de potassium en solution –
effets que Loeb a exploités chez l’Oursin dans ses expériences de
parthénogenèse – , Bataillon constate que ce produit dissout
complètement la gangue muqueuse qui entoure l’œuf.
Acquisition de conséquence, car, désormais, l’on pourra disposer
d’œufs nus, parfaitement propres, certainement soustraits à toute
souillure par le sang. Quand de tels œufs seront simplement
piqués au stylet, jamais ils n’évolueront au-delà de quelques
divisions ; quand préalablement à la piqûre ils auront été
humectés de sang, ils se développeront en grand nombre.
Enfin, poursuivant ses recherches, Bataillon sera amené à
inoculer dans les œufs nus toutes sortes de liquides organiques.
Un jour, il veut utiliser la lymphe d’Ecrevisse, et, pour cela, il
détache le cœur du Crustacé, pour le traîner « comme une
éponge à la surface des œufs ». Quelle ne sera pas sa surprise en
les voyant tous se gonfler, puis éclater en moins de deux
minutes…
Des expériences ultérieures lui feront voir, d’une part, que cet
effet destructeur, si puissant, n’appartient pas à la lymphe elle-
même, mais au suc d’une glande (hépatopancréas) qui s’y était
accidentellement mélangé ; d’autre part, que les œufs fécondés, à
la différence des œufs vierges, sont protégés contre la
destruction : d’où une nouvelle série de recherches fructueuses…
Ainsi, de cet ensemble de travaux, émerge le rôle capital que
jouent, dans l’investigation scientifique, l’imprévu, le hasard,
l’accident :
« Des circonstances fortuites sèment sur la route de
l’expérimentateur des faits lumineux dont chacun élargit la
perspective et lui permet de parvenir à une nouvelle étape. Son
seul mérite est de les saisir au passage et de savoir les exploiter.
Affaire d’attention, de persévérance et surtout d’assiduité. Il est
l’esclave de l’idée qu’il poursuit, de son matériel et des tortures
qu’il lui inflige. »

Cette émouvante modestie du chercheur, nous la retrouvons,


sur le plan philosophique, dans les belles pages qui traitent des
rapports entre l’homme de science et l’objet de ses études.
Tant que nous n’aurons pas maîtrisé l’énigme globale de la
vie, tant que l’organisation cellulaire résistera à nos efforts de
synthèse, sachons bien que le biologiste ne manie « que des
blocs », ne travaille que « sur des articulations » ; et, par là, il
ressemble au dialecticien de Platon, qui « attaque une question
comme le maître d’hôtel fait d’une volaille, par les jointures, sans
briser les os ».
Quelles que soient, au demeurant, nos réussites
expérimentales, gardons-nous d’en concevoir un orgueil
demesuré. Nous ne faisons jamais que plagier la nature, et nos
plagiats n’ont pas la perfection de l’original. Brève est notre
science au regard des pérennités naturelles. « Nos déterminismes
expérimentaux ne sont que des entailles imparfaites sur un
déterminisme général, dont les réalisations, semées sur la vie
libre, auront toujours sur les nôtres l’avantage inappréciable de la
durée… » Si, parfois, notre intervention se révèle efficace, c’est
que nos artifices ont su rejoindre le cours d’une histoire
interminable, c’est que, « sur un point imperceptible, notre
logique s’est révélée conforme à une logique qui nous déborde
prodigieusement… L’apprenti sorcier peut çà et là compliquer la
voie droite d’un détour ou d’un raccourci, mais dans les limites
où la fée souveraine saura le ramener à la route normale. Et si,
d’aventure, il s’est engagé dans une impasse, c’est elle encore qui
jettera quelque lumière au fond du cul-de-sac où il s’est
fourvoyé. »
Venant d’un des hommes qui ont le plus fortement contribué,
par l’audace de ses découvertes, à élargir notre pouvoir sur les
manifestations vitales, une pareille déclaration d’humilité est
d’un haut enseignement. Quelle leçon pour ceux qui croient
déjà, en tous les domaines, avoir touché au fond des choses et se
targuent, avec une naïve outrecuidance, d’avoir codifié les lois
essentielles de la nature !
Non moins édifiant est le chapitre final, où Bataillon, se
défendant d’avoir voulu apporter une théorie de la
parthénogenèse et de la fécondation, dénonce la vanité et la
fragilité de toute construction systématique.
Oui, c’est bien, dans ce petit livre, l’accent ferme et salubre de
Claude Bernard que nous percevons. Cet accent de sagesse et de
probité, nul plus que Bataillon n’était digne de nous le faire
réentendre.
*
**
Le manuscrit de cette Enquête sur la génération me fut confié
par Eugène Bataillon quelques années avant sa mort (1953), en
vue d’une publication posthume. Rédigé assez rapidement –
entre le 1er octobre 1946 et le 16 mars 1947 –, il n’en est pas
moins le fruit d’une longue méditation, dont le départ remonte
vraisemblablement à 1933. A cette époque, en effet, j’avais écrit
au Professeur Bataillon pour solliciter sa collaboration à la
collection « Avenir de la Science », et l’idée de composer un
ouvrage de synthèse, qui ne fût pas exclusivement destiné aux
spécialistes, l’avait tenté dès l’abord, encore qu’il désirât
« réfléchir longuement sur le plan, la forme et même le titre de ce
petit livre, dont la rédaction ne serait pas simple »… « Vous
comprendrez – ajoutait-il – non pas une hésitation, mais un
besoin de recueillement devant un genre d’effort qui ne m’est
point familier. Je désire accepter. D’ici au Ier janvier, je vais
brasser la matière, et voir le parti qu’on en peut tirer en
domptant quelque peu ce que les politiciens appellent
technicité » (Lettre du Ier octobre 1933).
L’année suivante, il m’écrivait : « J’ai entrepris la mise au
point d’un effort expérimental de trente années. Mais, à l’usage
et peu familiarisé avec le cadre obligatoire et limité d’une
collection scientifique, je ne me rends pas très bien compte de
l’ampleur que pourra prendre un tel travail. Et je désire le soigner
comme un testament (étant aujourd’hui septuagénaire). Le
mieux me paraît être de continuer sans engagement formel et
sans préoccupation de limite. Cette entreprise de synthèse n’est
pas simple. C’est quand elle sera équilibrée que j’espère pouvoir
lui donner une forme acceptable pour vous et satisfaisante pour
moi-même ; mais je n’en suis pas certain… Quoi qu’il advienne,
et si mon travail exigeait finalement une autre présentation, je
vous devrais encore de l’avoir provoquée par une de ces marques
d’estime auxquelles vous m’avez si aimablement habitué » (Lettre
du 6 juin 1934).
Des années allaient s’écouler sans que se précisât davantage le
projet, dont je m’abstenais de reparler à Bataillon, pensant qu’il
y avait renoncé ou qu’il y donnait une orientation différente.
Cependant, le 12 août 1943, c’est lui-même qui, spontanément,
y revient :
« Je prends notes sur notes, je ne sais si ce que je fais vaudra la
peine d’être publié, mais tiens à vous dire amicalement ceci : si
oui, je laisserai, à mon évasion, un manuscrit dont le destin vous
sera confié et qui sera intitulé : P.P.C., Enquête sur la Génération,
1900-1934. »
Des années passent encore, et le 2 janvier 1947 m’apporte la
confirmation que voici :
« Je poursuis la mise au point d’un Bilan (mon P.P.C.) qui doit
être remis à votre amitié quand je quitterai la scène ; vous jugerez
alors en toute liberté de son utilité… ou de sa vanité. »
Quelques mois plus tard, Bataillon me remettait le texte
définitif de son « testament ». Après en avoir pris connaissance,
j’exprimai le souhait qu’il fût publié sans tarder, du vivant même
du grand biologiste, mais je me heurtai à une irrévocable
décision : « Cela est à vous, vous en ferez ce que bon vous semble
quand je ne serai plus là. »
Que cette œuvre méritât de voir le jour, c’est ce dont il était, je
crois, impossible de douter.
En effet, elle nous donne le dernier état de la pensée
scientifique d’un des plus grands expérimentateurs de notre
époque. Elle nous montre comment l’inventeur de la
parthénogenèse des Vertébrés concevait lui-même
l’enchaînement logique, l’unité interne de ses recherches, et de
quelle manière, pour lui, se reliaient l’un à l’autre les grands
problèmes, si variés, qui l’avaient occupé toute sa vie durant,
depuis la métamorphose des Batraciens jusqu’à la diapause du
Bombyx du mûrier. En un mot, nous avons là une image
cohérente de son œuvre, et comme éclairée par le dedans.
De surcroît, comme nous l’avons indiqué, cette Enquête sur la
Génération présentait une valeur inestimable du point de vue
épistémologique. Il est peu de livres scientifiques qui illustrent
aussi heureusement ces lignes, fort remarquables, de Jean Fiolle :
« Au dessus des détails, et en attendant les synthèses
proprement dites, nous devons penser qu’il y a un esprit propre à
chaque recherche et peut-être à chaque chercheur. Dégager cet
esprit n’est pas à la portée de beaucoup ; je pense même que,
seul, celui qui a réalisé une œuvre scientifique est capable de
l’exprimer. Ce qui importe, plus encore que les résultats, c’est la
marche de l’intelligence vers l’investigation, c’est le processus,
c’est l’atmosphère de la découverte3. »
Grand admirateur de l’œuvre de Bataillon, qui m’avait
enthousiasmé dès le temps de mon adolescence, j’étais en
correspondance avec lui depuis 1927, mais je ne fis sa
connaissance qu’en 1935, à Castelnau-le-Lez, près de
Montpellier, où j’étais allé lui rendre visite à l’occasion d’un petit
séjour que je faisais à Marseille.
A partir de 1944, j’eus la joie de le rencontrer plusieurs fois à
Paris, chez son fils, le Professeur Marcel Bataillon, et je pus avoir
avec lui quelques longues conversations grâce auxquelles il me fut
donné de mieux saisir certaines nuances de sa pensée.
Comme tout vrai savant, Bataillon avait un sentiment très vif
des limites du savoir humain :
« Nous ne travaillons que sur des vétilles. C’est très amusant,
mais il ne faut pas oublier que nous n’effleurons même pas
l’essentiel… Au fond, nous n’en savons guère plus que les gens
qui passent dans la rue. »
Et il ajoutait ceci, qui est admirable :
« Nous ne savons rien, mais ceux qui n’ont pas travaillé en
savent encore moins. »
Il disait aussi : « La science nous donne le moyen de parler de
ce que nous ignorons. »
Il était fort éloigné de la naïve présomption de ceux qui déjà
croient voir la vie sortir de nos cornues :
« La planète aura volé en éclats avant que nous ayons appris à
fabriquer un microcoque. »
Ce sentiment d’humilité en face des grandes énigmes de la vie
lui était venu sur le tard, – « sa journée finie » –, car, au départ de
ses recherches, il avait une confiance illimitée dans les pouvoirs
de la physico-chimie. Si, d’ailleurs, il avait en partie renoncé au
« mécanisme » un peu simpliste qui le satisfaisait dans sa
jeunesse, ce n’était pas au profit d’une stérile et nuageuse
métaphysique :
« L’esprit scientifique ne prétend pas embrasser l’être total
dans lequel il est noyé ; il sait peu et il sait mal, mais il ne saurait
chercher la lumière dans les affirmations dogmatiques de ceux
qui ne savent pas davantage. »
Conscient de la solidité de son œuvre, Bataillon n’en était pas
moins fort modeste quant à la façon dont il l’avait édifiée. Se
considérant comme un autodidacte, il rappelait volontiers
l’insuffisance de sa préparation technique au début de ses
recherches. Il se sentait alors désarmé, démuni devant la
complexité des faits, et ce n’est qu’en 1910, après avoir réalisé la
parthénogenèse traumatique, qu’il s’était senti « un peu à l’aise
en face de l’œuf ». Quand il étudiait les effets de la pression
osmotique sur les œufs de Batraciens, il ne connaissait, touchant
ce phénomène, que ce qu’il en avait appris dans un petit fascicule
de Physique médicale, rédigé par Dastre. Au fur et à mesure de
ses découvertes, il avait appris ce qui lui était nécessaire pour les
interpréter et pouvoir continuer à aller de l’avant.
Bataillon se tenait pour un homme favorisé par le sort. Sa
tâche professionnelle lui avait permis de sauvegarder la solitude
qui lui était chère et le maximum d’indépendance qu’un être
humain pût souhaiter. Il avait accepté sans enthousiasme mais
rempli de son mieux les multiples charges que les circonstances
lui avaient imposées, et il les avait l’une après l’autre résignées, à
une heure de son choix. Sa carrière avait été facile : il n’avait
jamais rien sollicité, tout lui était venu tout seul, même les
honneurs, qui « ne valent pas les dérangements rituels qui leur
font cortège ». Aussi disait-il volontiers : « J’ai traversé la vie
comme un invité ».
Certes, il avait eu son lot d’épreuves et de chagrins, mais, en
revanche, il avait vécu tant d’instants heureux que, du passé, il ne
gardait nulle amertume. Dans son foyer, il n’avait connu que les
douceurs de l’entente et du partage. Pendant plus d’un demi-
siècle, une admirable compagne avait veillé tendrement sur lui,
respectant et protégeant son labeur, assumant les tâches
quotidiennes, résolvant avec courage et douceur tous les
problèmes domestiques et familiaux. Ses enfants lui avaient
donné tous les contentements. La science lui avait fait goûter les
plus hautes joies de l’esprit en lui permettant « de conquérir un
petit îlot de vérité pour y bâtir un grand rêve ». Le tourment
métaphysique lui avait été épargné, car ce tourment ne saurait
affecter ceux qui, comme lui, « ne conçoivent l’immortalité
potentielle que pour certaines œuvres de choix, conservées par la
tradition de l’espèce ».
Généreux, passionné de justice et de fraternité sociales,
optimiste en dépit de sa robuste clairvoyance, Bataillon cachait
sous une écorce rude une sensibilité frémissante et une fraîcheur
d’âme qui, jusque dans le grand âge, restait toute juvénile. Il
goûtait fortement la poésie de la nature, et même celle qu’on
rencontre parfois dans les livres. Jeune étudiant de sciences, il
faisait honte aux littéraires par le nombre de vers qu’il pouvait
réciter par cœur. Dans les derniers temps de sa vie, il relisait ses
poètes préférés : Lucrèce, Virgile, Musset, Rosemonde Gérard…
A tous ceux qui l’ont connu, Bataillon laissera le souvenir
d’une puissante et libre intelligence, d’une bonté lucide, d’un
détachement fier et d’une sagesse qui n’était point faite
d’insensibilité.

1. Editions Sedes, 1955.

2. Notice de l’Académie des Sciences, 1954.


3. J. FIOLLE. Scientisme et science, 1936, Mercure de France, p. 151.
INDEX
DES NOMS CITÉS

AGAR : 46.
ARISTOTE : 17.
AUCANTE : 170.
AUDIAT : 14.

BACON : 89, 91-109, 114, 115, 175.


BAILLIE : 76.
BAKER : 174.
BALDWIN : 58.
BALFOUR-LYNN : 63.
BARTHÉLÉMY : 126.
BARTHELET : 220.
BARTHOLIN : 74.
BATAILLON (E.) : 83, 251. 268.
BATAILLON (M.) : 265.
BATESON : 180.
BAULIEU : 45.
BAZIN : 145.
BÉCHET : 168.
BELL : 42.
BENOIT : 51.
BERNARD (Cl.) : 10, 114, 125, 199, 200, 230, 253, 256.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE : 230.
BERT : 124, 125, 195-205.
BIBIENA : 121.
BIELENKI : 47.
BLUMENBACH : 26, 77.
BOERHAAVE : 126.
BONNET : 19, 74, 117-120, 122, 142, 144, 145, 152, 159, 160,
164.
BONNIER : 102.
BOUCHARD : 40.
BOURGELAT : 157.
BOVERI : 129.
BRIDGES : 226.
BRIGGS : 33.
BROWN : 42.
BROWN-SÉQUARD : 28, 39, 42, 47, 50.
BUFFON : 18, 19, 24, 67-70, 95, 131, 145, 149, 157, 162, 163.
BURDACH : 26, 75-77, 202.
BYTINSKI-SALZ : 204.

CARIDROIT : 235-250.
CARREL : 199, 201.
CAULLERY : 138.
CESTONI : 142.
CHABRY : 127-129.
CHAMBERS : 180.
CHAMBON : 193.
CHARRIN : 41, 42, 50.
CIER : 205.
CLAUDER : 74.
COLEY : 72.
COLLADON : 181-194, 331.
COLUMELLE : 169.
CORNEVIN : 28.
CORRENS : 183, 220.
CORSY : 84, 85.
COURRIER : 84, 254.
CREW : 46.
CUÉNOT : 42, 176, 215-233.

DANIEL : 47.
DARESTE : 125-127.
DARWIN (Ch.) : 23-26, 28, 180, 192, 193.
DARWIN (E.) : 68.
DAVAINE : 27, 207-213.
DAVID : 120.
DELAMARE : 41, 42.
DESCARTES : 108, 109, 117, 150.
DIDEROT : 69, 71, 162, 231.
DOVAZ : 86.
DRIESCH : 128.
DRUMMOND : 46.
DUCROCQ : 52.
DUGÈS : 191, 193, 201.
DUMAS : 126, 186, 191, 192, 193.
DUPUY : 28.
DZIERZON : 81, 184.

EDWARDS : 186, 188, 191, 192, 193.


EIMER : 25.
FERRAND : 88.
FINLAY : 42.
FIOI. LE : 265.
FLEMING : 207, 210.
FLOURENS : 27, 95.
FONTENU : 161, 162.

GALIEN : 65.

GEOFFROY SAINT-HILAIRE (E.) : 21, 126, 167, 173.


GEOFFROY SAINT-HILAIRE (I.) : 66, 73-75, 165-180, 184.
GIARD : 38, 39, 55.
GIROU DE BUZAREINGUES : 192, 193.
GLEY : 41, 237.
GODEHEU DE RIVILLE : 157, 158, 168.
Goss : 185.
GRASSÉ : 231.
GRUNEBERG : 188, 191.
GUAITA : 221.
GUÉRIN : 210.
GUYÉNOT : 176.
GUYER : 42, 256.

HAACKE : 221.
HAECKEL : 179.
HAHN : 189.
HALLER : 20, 118, 120, 160.
HARLES : 77.
HARTSOEKER : 152.
HARVEY : 77, 139, 141.
HENNEGUY : 82.
HERBST : 129.
HERMANN : 205.
HERTWIG : 82.
HIPPOCRATE : 17.
HOCHE : 84.
HOLBACH : 231.
HOUBART : 52.
HOUSSAY : 102.
HUFELAND : 77.
HUNTER : 124.
HUXLEY : 42.

IBSEN : 224.
ILTIS : 193.

JANOSIK : 82.
JONES (Monica) : 63.
KAMMERER : 43, 44.
KELLOGG : 42.
KING : 33.
KIRKHAM : 224.
KOHLREUTER : 185.
KOLTONSKI : 85.
KOLTOUCHI : 46.
KOLTZOFF : 45.
KOLTZOVA : 46.

LACAZE-DUTHIERS : 218.
LAFAY : 86.
LAFITTE : 46.
LAGRANGE : 211.
LAMARCK : 20, 36, 173, 175, 180.
LEBERT : 126.
LE DANTEC : 38-40.
LEEUWENHOECK : 142, 152.
LEGENISSEL : 88.
LE GENDRE : 41.

LELIÈVRE : 84, 185.


LEROY : 51.
LEUCKART : 81.
LIBERT : 86.
LIENHART : 42. 225.
LIMOUSIN : 86.
LINDBERGH : 201.
LOEB (J.) : 83, 254, 258.
LOEB (L.) : 84.
LOMBARD : 88.
LOUNATCHARSKY : 43, 44.
LUCAS : 193.
LUXENBERGER : 85.
LYONET : 145.
LYSSENKO : 47.

MACIESZA : 42.
MAC DOUGALL : 46.
MAITRE JAN : 139.
MALPIGHI : 121.
MARCILE FICIN : 94.
MAREY : 39.
MARSDEN : 78.
MARSH : 193.
MATHIAS-DUVAL : 78, 81, 83, 86.
MAUPERTUIS : 18, 19, 24, 26, 149, 158, 159, 168, 174, 193.
MECKEL : 72, 73, 77.
MEDAWAR : 204.
MENDEL : 181, 183, 184, 191, 193, 220, 221, 223.
MERCIER : 225.
MÉRY : 67, 85.
MITCHOURINE : 47.
MONTAIGNE : 66.
MOREL : 81.
MORGAN : 46, 129, 226.
MORLOT : 84.
MOSINGER : 85.
MOUTIER (du) : 136.
MULLER : 226.
MULON : 83, 86.
MUTEL : 42.

NAUDIN : 185.
NESMEIANOV : 45.
NICOLAS : 218.
NICOLLE : 253.
NOBLE : 44.
NOLLET : 136, 137.
NUMAN : 27.
NYSTEN : 72.
OBERLING : 84, 212.
OBERSTEINER : 28.
OELLACHER : 81.
OLLIER : 124.
OLSEN : 78.
OTTO : 74.
OWEN : 81.

PAINTER : 226.
PALEY : 230.
PASCAL : 14, 69.
PASTEUR : 209, 213.
PAVLOV : 44-46.
PAYNE : 42.
PÉRET : 170.
PETIT : 85.
PEYRON : 84-88.
PÉZARD : 238, 239, 243.
PIAGET : 54.
PICTET : 42, 49.
PIVETEAU : 231.
PLINE : 64, 65, 169.
POMAYROL : 211.
PONSE : 86.
PRENANT : 218.
PRÉVOST : 126, 186, 188, 191-193.
PUNNETT : 224.

RABAUD : 176.
RAPHAËL : 211.
RAUBER : 129.
RÉAUMUR : 117, 131-163, 168, 184.
RÉGNIER (V.) : 244.
RENOU : 168.
RÉPIN : 78-80.
REVERDIN : 80.
RIGNANO : 15, 16, 37.
RILHET : 26.
ROQUE (de la) : 67.
ROSTAND : 18, 48, 53, 57, 63, 88, 102, 149, 174, 185, 210, 231.
ROULIN : 21.
ROUX : 26.
ROUX (W.) : 128.

SAGERET : 185.
SAINT-MAURICE : 67.
SAINTE-BEUVE : 14.
SAKHAROFF : 47.
SAND (K.) : 238.
SANSON : 28.
SAONE (de la) : 69.
SAUNDERS : 42.
SEGAL : 30, 33, 44, 47.
SÉNAC : 168.
SERRES : 179.
SETON : 185.
SIEBOLD : 81.
SIPPEL : 85.
SMITH : 42.
SOMMER : 42.
SPALLANZANI : 121, 122, 136, 137.
SPENCER : 21, 22.
SPINOZA : 231.
STALINE : 43.
STEFANELLI : 86.
STEIGELDER : 224.
STURTEVANT : 226.
SUMNER : 42.
SWAMMERDAM : 125, 136.

TAFT : 42.
TEILHARD DE CHARDIN : 54, 55.
TÉTRY : 176, 231.
THÉROUDE : 67.
TICHOMIROFF : 82.
TIEGS : 46.
TORLAIS : 135.
TOURAINE : 85.
TREMBLEY : 115-117, 120, 145, 146.
TSCHERMAK : 183, 220.

VANDEL : 84.
VENDRELY : 51.
VIREY : 72.
VOLTAIRE : 121.
VRIES (de) : 183, 220.
VULPIAN : 201.

WEHERITZ : 85.
WEIHS : 86.
WEISMANN : 28-38, 46, 53, 56.
WELLS : 233.
WILDI : 84.
WILSON : 224.
WINSTON EVANS : 87.
WITSCHI : 85.
WOLFF (E.) : 195, 201.
WOLTERECK : 42.
WRAZEK : 42.
GALLIMARD

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Cette édition électronique du livre Aux sources de la biologie de Jean Rostand a été
réalisée le 13 mai 2019 par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070255597 - Numéro
d’édition : 9525559).
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