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Droit et société

Les politiques de la vérité familiale : le droit entre la science et le


marché
Louis Assier-Andrieu

Résumé
Ce texte prend acte de la remise en cause des principes du droit de l'humain par la biologisation des termes de la procréation et
l'organisation de la société sur des bases marchandes, contractuelles et individualistes. Entre la science et le marché, il aborde
l'inscription du droit de la famille et de parenté sur l'agenda politique qui désormais subsume les vérités héritées de l'ancienne
césure entre nature et culture. Comment envisager la remise à plat du droit de l'humain dans un cadre démocratique ? Tel est
l'horizon de ce bilan critique de la pluralité des savoirs guidé par l'anthropologie du droit.

Abstract
Policing Family Truths : The Law between Science and Market.
The biology of human reproduction and the mercantile organisation of a contract grounded individualistic society put at stake the
major principles of human law. Between science and market, this paper focuses on how family and kinship law is incorporated
into the political agenda, hence- forth operating as a renewing process of the inherited sum of truths derived from ancient
accounts of nature/culture differentiation. An anthropological vantage point contributes to stress and criticise the various flows of
knowledge which beacon and mark the new content of mankind's perpetuation.

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Assier-Andrieu Louis. Les politiques de la vérité familiale : le droit entre la science et le marché. In: Droit et société, n°46, 2000.
Complexités à l’œuvre. pp. 615-653;

doi : https://doi.org/10.3406/dreso.2000.1523

https://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_2000_num_46_1_1523

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Droit et Société
(p. 615-653)
46-2000
Les politiques de la vérité

familiale : le droit entre

la science et le marché

Louis Assier-Andrieu

Résumé L'auteur

Chercheur au CNRS, professeur


Ce texte prend acte de la remise en cause des principes du droit de à l'Académie européenne de
l'humain par la biologisation des termes de la procréation et théorie du droit (Bruxelles) et à
l'organisation de la société sur des bases marchandes, contractuelles et l'Université de Barcelone.
individualistes. Entre la science et le marché, il aborde l'inscription du droit de Ses travaux portent sur
la famille et de parenté sur l'agenda politique qui désormais subsume les l'ethnologie des normativités dans les
sociétés complexes, sur
vérités héritées de l'ancienne césure entre nature et culture. Comment l'anthropologie historique des limites
envisager la remise à plat du droit de l'humain dans un cadre du champ juridique et sur
démocratique ? Tel est l'horizon de ce bilan critique de la pluralité des savoirs guidé l'épistémologie du droit et du
par l'anthropologie du droit. politique.
Parmi ses publications récentes :
Anthropologie juridique de la parenté - Bioéthique et politique - Critique — Le droit dans les sociétés
de la raison biologique - Droit de l'humain - Idéologies du marché et humaines, Paris, Nathan, 1996 ;
— « La genèse réaliste de
parenté. l'anthropologie du droit. Étude
sur La voie Cheyenne », in
K. Llewellyn et E.A. Hoebel, La
Summary voie Cheyenne. Conflit et
jurisprudence dans la science
primitive du droit (traduit et annoté
Policing Family Truths : The Law between Science and Market par L. Assier-Andrieu), Paris,
The biology of human reproduction and the mercantile organisation of a LGDJ, 1999 ;
contract grounded individualistic society put at stake the major principles — « Réflexions
"social" », Cités.sur
Philosophie,
le droit du
of human law. Between science and market, this paper focuses on how histoire, politique, 1, 2000 ;
family and kinship law is incorporated into the political agenda, hence- — « Remarques sur la culture
forth operating as a renewing process of the inherited sum of truths de- dans l'idéologie républicaine »,
rived from ancient accounts of nature/culture differentiation. An anthro- in J. Métrai (sous la dir.),
pological vantage point contributes to stress and criticise the various Cultures en ville ou de l'art et du
flows of knowledge which beacon and mark the new content of mankind's citadin, Paris, Ministère de la
culture, éd. de l'Aube, 2000.
perpétuation.

Bioethics and politics - Critique of biological reason - Human law - Légal * CEPEL/CNRS,
anthropology of kinship - Market idéologies and kinship. Faculté de droit,
Université Montpellier I,
39, rue de l'Université,
F-34060 Montpellier cedex 1.
<laa@univ-perp.fr>

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L. Assier-Andrieu En tâchant d'embrasser d'un même regard la famille, les
Les politiques de la vérité biomédecines et les logiques politiques qui affectent la construction
familiale : le droit entre d'un droit de l'humain, cette contribution s'expose au risque de
la science et le marché fréquenter les avenues surpeuplées du déjà vu et du déjà entendu
aussi bien que les ruelles désertes qui ne mènent nulle part. Car
sur ces thèmes les discours abondent. Des vérités concurrentes
s'entrechoquent dans l'esprit public. Les professionnels de la
pensée tout autant que l'homme de la rue forgent des jugements
définitifs sur le sain usage de la science, l'agencement souhaitable de
la famille ou la distribution équitable des droits inhérents à l'être
humain. On ne prétend pas ici mettre en ordre ces clameurs
dissonantes, tout au plus en rechercher quelques lignes maîtresses.
C'est plus l'état d'une réflexion anthropologique en cours - menée
conjointement avec un réseau de bonnes volontés convergeant en
un même souci de déspécialisation des savoirs institués en
1. Voir, dans ce sens, les travaux sciences de l'homme et de la société 1 - que l'affirmation d'une théorie
réunis par J. Commaille, nettement ciselée qu'il s'agit d'exprimer. La famille, la
L. Dumoulin et C. Robert (sous la
dir.), La juridicisation du reproduction humaine et leur saisie biologique questionnent les limites du
politique. Leçons scientifiques, Paris, droit au même titre et avec la même intensité que la normativité
LGDJ, 2000. propre des peuples éloignés des nouveautés technologiques
2. Cf. L. Assier-Andrieu, occidentales ou la dévolution d'un droit d'exister pour les pauvres, les
« L'homme sans limites. Bioé-
thique et anthropologie », précaires et les sans-abri dont la masse semble croître
inexorablement 2. La question en jeu reste la même : quels sont les lois et
n' spécial : française,
Ethnologie « Penser l'hérédité
XXIV, 1, »,
les droits de ces personnes humaines ?
1994, p. 141-150 ;ID.,
« Politique, science et droit S'il fallait schématiser la place des biomédecines, de la famille
naturel : Espagne. Genèse d'une et des droits humains dans cet enjeu, on pourrait emprunter la
révolution dans la normativité voie interrogative : comment le droit peut-il accueillir
familiale » (avec la collab. de
Y. BODOQUE PUERTA, M. JUAN JEREZ l'individualisation extrême du désir d'enfant et continuer d'incarner une
et J. Roca i Girona), in L. Assier- « civilisation » qui fasse sa place à cet enfant-là ? Ou encore : le
Andrieu et J. Commaille (sous la droit doit-il prendre en compte les conceptions juridiques des
dir.), Politique des lois en Europe.
La filiation comme modèle de femmes impétrantes ? Au bout de leur troisième, cinquième ou
comparaison, Paris, LGDJ, 1995, huitième tentative de FF/ETE3, leurs enseignements peuvent être
p. 83-1 17 ; Id., « La genèse aussi cohérents que maints énoncés philosophiques sur la
réaliste de l'anthropologie du
droit. Étude sur La voie question. Comme l'une de ces femmes me le confia : « Le père de mon
Cheyenne », in K. Llewellyn et futur bébé, c'est mon docteur. C'est lui que j'aime et que je dois
E.A. Hoebel, La voie Cheyenne. aimer pour avoir mon enfant. » Une autre me dit aussi : «
Conflit et jurisprudence dans la L'embryon ne peut pas être quelqu'un, sinon j'en aurais tué vingt-
science primitive du droit, Paris,
LGDJ, 1999, p. VII-XXIX ; Id., cinq4. » La subjectivité féminine, point de vigie le plus sûr de la
« Réflexions
"social" », Cités.
sur Politique,
le droit du dilution nouvelle de la « naissance » en une multitude de
processus, ne peut-elle être valablement tenue pour une « source » du
philosophie, histoire, 1, 2000, p. 9-38.
3. Fécondation in vitro avec droit?
transfert d'embryon ; le dossier On ne prétendra pas embrasser l'immensité des attendus
technique de la matière est éthiques, philosophiques et anthropologiques de la matière, ni
rendu accessible aux profanes même en sélectionner quelques traits ou courants majeurs. Plutôt
notamment par Jacques Testart
dans La procréation médicalisée, s'agira-t-il d'esquisser au fû du propos un statut de la
Paris, Flammarion, 1993. connaissance, dès lors que la connaissance est convoquée à l'élaboration
4. Entretiens réalisés à Paris.

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d'un programme outrepassant la mesure traditionnelle de l'homme : Droit et Société 46-2000
il faut désormais légiférer en totalité de l'humain et c'est cette
obligation de maîtriser une totalité incommensurable a priori qui
est nouvelle. Entre la biomédecine et les droits de l'homme, la
famille est située dans les débats savants à sa place la plus exacte,
car elle est à la conjonction du biologique et du social, mais c'est
aussi la plus inconfortable des places parce que précisément la
nature biologique de la reproduction humaine, qu'elle avait
longtemps suffi à incarner, et l'organisation générale de la société, dont
elle avait pu dessiner l'atome, la remettent vigoureusement en
cause et, à travers elle, remettent en cause les principes de droit
qui lui donnaient vie institutionnelle.
Si, pour Protagoras, « l'homme est la mesure de toutes
choses », le droit est la mesure de l'homme et donne à l'homme sa
mesure, comme une partition à une mélodie. C'est de l'existence
même de cette partition, commune à l'ensemble des sociétés
humaines mais rythmée différemment selon l'humeur des artistes -
les cultures -, qu'il convient de débattre. Traiter juridiquement de
biomédecine, de famille et de droits de l'homme ne saurait
simplement consister en l'accomplissement d'une tâche technicienne
éclairée d'une nuée de lueurs expertes. Parce que cet ample
dossier concerne l'institution même de la vie humaine, il concerne le
juriste au sens le plus profond de sa mission d'« artiste de la
raison » chargé de mettre le sujet humain en relation avec la loi qui
l'institue comme tel5.
La génétique pourvoit volontiers un langage, des
classifications et des critères de jugement capables de fonder un droit de
l'humain qui en réalité décline un postulat très simple à l'intention
des différentes dimensions de l'existence humaine. Voici le
postulat : « L'identité humaine est réductible à son identité
génétique. » Quant à la déclinaison, elle consiste à substituer aux façons
de penser l'humain et sa perpétuation, léguées par l'histoire, un 5. Cf. P. Legendre, Sur la
contenu différent sans bouleverser substantiellement l'habitacle question dogmatique en Occident,
de ce contenu. Par le truchement de l'héraldique et des Paris, Fayard, 1999, p. 193 et
suiv.
représentations arborescentes de la vie humaine6, la génétique substitue 6. Cf. la très pédagogique
volontiers des cellules en lieu et place des personnes et subroge présentation du Dr. Christine
les fusions de gamètes aux rapports d'alliance et de filiation. La Gosten, « Progress and Achieve-
ments of Biotechnology »,
représentation conserve l'aspect familier d'un arbre. Elle présente International Conférence, Biomedi-
la plastique rassurante d'une architecture permettant aisément de cine, Family and Human Rights,
repérer des plans, des degrés de proximité et d'éloignement, des St Anne's Collège, Oxford,
lignes descendantes et montantes, d'où se dégage un sentiment International Society of Family Law,
27-30 août 1999.
apaisant de raison, d'ordre et de déjà-là7. 7. Voir sur la représentation de
Mais, de la souche au tronc, des branches jusqu'aux ramures la parenté en degrés : Y. Thomas,
et aux ramilles, l'arbre n'offre plus l'image d'une structure de « Le traité des computs du
jurisconsulte Paul », in
parenté. Il ne s'y accroche plus l'enchevêtrement logique des liens P. Legendre, Le dossier occidental
familiaux entre des personnes : dans les médaillons habituels, de la parenté. Leçons IV (suite),
nous ne voyons plus des portraits d'ascendants et de descendants, Paris, Fayard, 1988, p. 27-119.

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L. Assier-Andrieu d'agnats et de cognats, différenciés selon le sexe, selon le rang gé-
Les politiques de la vérité nérationnel, selon la place dans la fratrie, mais nous voyons des
familiale : le droit entre porteurs de gènes voire des gènes eux-mêmes. C'est le matériel
la science et le marché constitutif de l'humain, comme des autres espèces vivantes, qui
remplit désormais les cases de l'ordre généalogique. Comme un
coucou, la génétique vient pondre ses œufs dans l'arbre du droit.
La maison de l'espèce paraît inchangée, et symboliquement, sur le
plan de ce qu'elle représente, il est probablement vrai qu'elle n'ait
pas changé. Mais, comme l'écrivit Jean Bodin, « la ville ne fait pas
la cité non plus que la maison ne fait pas la famille » 8. Pour la
raison génétique, les résidents de l'édifice ne sont qu'éventuellement
et résiduellement des personnes humaines. De fait, il n'est plus
nécessaire que ce soient des personnes humaines.
« Produire l'homme »9 relève sous ce jour d'un mode de
production biologique détaché des élaborations mythologiques
constitutives de la notion de « personne », par laquelle la tradition
gréco-latine qualifiait le sujet humain selon le masque (persona)
attaché à son rôle sur la scène du théâtre commun. Le gène est réputé
sans masque, sous la lumière crue du microscope, et son rôle est
8. J. Bodin, Les six livres de la réputé dénué d'ambiguïté, non négociable - comme le pressentait
République, Paris, 3e éd., 1578, l'adage élitaire : « Bon sang ne peut mentir. »
Uvre I, p. 52.
9. Pour reprendre l'expression
délibérément provocatrice et I. La personne sans masque : l'ombre portée
pionnière de J.-L. Baudouin et
C. Labrusse-Riou, Produire de la raison biologique
l'homme. De quel droit ?, Paris,
PUF, 1987. Quand Marcel Mauss dresse en 1938 son bilan de la «
10. M. Mauss, « Une catégorie de catégorie de personne » à l'intention du Royal Anthropological
l'esprit humain : la notion de
personne, celle de "moi" », Institute, il en abstrait des origines romaines une dimension durable :
Journal of the Royal Anthropological la « personne » représente la « vraie nature de l'individu » et c'est
Institute (Huxley Mémorial comme telle qu'elle est un « fait fondamental du droit » 10. Pour
Lecture), vol. LXVni, 1938 (repris Hume, l'« identité personnelle » est d'une nature fictionnelle qui
dans M. Mauss, Sociologie et
anthropologie, Paris, PUF, 8e éd., procède d'une opération de l'imagination analogue à celle qui
1983, p. 331-362). confère aux objets leurs qualités distinctives11. Avec Kant, la
1 1. D. Hume, A Treatise ofHu- « conscience » qui s'y attache prend forme précise, condition de la
man Nature, London, 1739 (re-
raison pratique et état du « moi » insécable : la volonté constitue
print, Penguin Books, 1969),
Livre I, p. 306-307. elle-même la loi morale, et chaque homme s'élève au rang de
12. Voir sur la liberté législateur en regard de la communauté des êtres raisonnables, à la
kantienne : I. Kant, Critique de la condition d'être libre12. Chez Fichte enfin, «le moi de la
faculté de juger (éd. F. Alquié),
Paris, Gallimard, 1985, v. 468- conscience » est « l'effet originel de la raison », et sur lui se fondent et
469 ; et Y. Belaval, « La la science et l'action13.
révolution kantienne », in Histoire de La sophistication philosophique de la personne en détache-t-
la philosophie, II, Paris,
Gallimard, 1973, p. 828-829. elle la notion de son caractère fondamentalement juridique ?
13. J.G. Fichte, La théorie de la Mauss estime que non. Et il présente l'évolution conceptuelle
science. Exposé de 1 804 (éd. qu'on vient de schématiser comme « l'écho des Déclarations des
D. Julia), Paris, Aubier, 1967, Droits qui avaient précédé Kant et Fichte » 14. Autrement dit, pour
XXVïïT conférence, p. 264-265.
14. M. Mauss, op. cit., p. 361. lui, le « masque » d'origine se décore des scintillements nouveaux

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de la liberté et de l'autonomie, sans abandonner l'espace que lui Droit et Société 46-2000
avait assigné le classement juridique romain : stable, la personne
n'est ni chose ni action. Pour un philosophe comme Lucien Sève,
une telle conception « classique » est intenable par son idéalisme.
On ne peut abstraire si haut la personne qu'on n'en puisse jamais
réévaluer la consistance empirique. Nécessairement, le droit se
nourrit de fait, et la redistribution biotechnologique des données
de base de l'entendement minimal de la notion impose de
reprendre l'analyse de ce qui permet de qualifier un « être réel » 15. En
conviant au débat bioéthique l'argument ethnologique de la
relativité des cultures, Sève objecte de la solidarité patente de la
personne abstraite, sujet des droits de l'homme, avec « une culture
particulière » - l'Occident - pour mettre en cause sa portée
universelle 16. Ces éléments sont d'importance : ils concourent à opposer
l'abstrait normatif au concret pratique et à dénoncer la prétention
planétaire d'une idée contingente. Toutefois, ils ne sont pas
nouveaux. Examinons un instant leur passé et leur actualité
« bioéthicienne ».

1.1. Reflux de la personne et droits de l'homme :


à propos de la liberté

« En donnant un fondement prétendu rationnel à la liberté,


écrivit Claude Lévi-Strauss en 1976, on la condamne à évacuer
[son] riche contenu et à saper ses propres assises. » La « liberté
réelle », ajouta-t-il, « est celle des longues habitudes, des
préférences, en un mot des usages, c'est-à-dire une forme de liberté contre
quoi toutes les idées théoriques qu'on proclame rationnelles
s'acharnent » 17. Face à la nécessité de donner un contenu réel à la
liberté et à la personne, en tant que ressortissant, en termes
kantiens, de la raison pratique et non de la raison pure, Lucien Sève
paraît aiguillonné par la nouveauté biotechnologique et part, sous
son emprise, à la recherche des « points de la vie empirique »
permettant de situer la « personne », qui ne saurait, nous dit-il, 15. L. Sève, Pour une critique de
« être une entité si abstraite qu'elle ne commence et ne s'achève la raison bioéthique, Paris, Odile
Jacob, 1994, p. 23-31.
dans le temps » 18. Plus que d'une re-qualification de la personne 16. Ibid., p. 30.
ou de l'être humain, c'est d'un véritable processus de qualification 1 7. C. Lévi-Strauss, « Réflexions
première qu'il s'agit, à savoir d'un processus de remplissage de sur la liberté », La Nouvelle
l'abstrait par un concret qui n'est plus le concret des « usages » Revue des Deux Mondes, 1976,
p. 332-339 (repris dans Le
dont parlait Lévi-Strauss mais un concret biologique. regard éloigné, Paris, Pion, 1983).
L'impact d'une telle conception est sensible sur le plan des 18. Op. cit., p. 31 et suiv.
droits de l'homme. Comme l'a noté Louis Dumont 19, c'est au prix 19. L. Dumont, « Une variante
(très lourd) d'un formidable effort d'abstraction que l'homme nationale : le peuple et la nation
chez Herder et Fichte », in Essais
promu par les Lumières et la Révolution française parvient à se sur l'individualisme. Une
dégager de la gangue de sa culture d'origine pour acquérir une perspective anthropologique sur
portée idéologiquement universelle : pour endosser la qualité d'un l'idéologie moderne, Paris,
Esprit/Seuil, 1983, p. 127-131.

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L. Assier-Andrieu être doté de droits imprescriptibles et inaliénables dont le modèle
Les politiques de la vérité soit valable et précellent en tous temps et en tous lieux, détaché
familiale : le droit entre d'un divin particulier - à la différence de l'option américaine où le
la science et le marché mythe du contrat de société se confond avec la croyance/confiance
en Dieu, comme l'enseigne la devise « In God We Trust ». Dans la
construction politique moderne des droits de l'homme,
l'abstraction des attributs de la personne est la condition même de
l'existence de ces droits au sein de cultures différenciées pour
lesquelles l'individu, l'être ou le sujet humain est redevable de
représentations et surtout de valeurs variables dans le jeu de
l'organisation sociale 20.
Dans son acception abstraite, l'idéologie des droits de l'homme
se heurte de façon récurrente à l'objection relativiste. Le parti, re-
latMste, du droit des peuples s'affronte concrètement à celui des
droits humains, par exemple à propos des mutilations rituelles. Au
nom de quoi aligner toutes les pratiques d'intégration des jeunes
dans la diversité des cultures sur des valeurs qui tiennent pour
barbares ce que lesdits « barbares » tiennent pour légitime et
nécessaire ? Les droits de l'enfant et les droits de la femme sont
abstraitement protégés. En raison de leurs spécificités, les différents
« peuples » - ou les communautés humaines en tant que
communautés différenciées - se trouvent fondés à reprocher l'origine
occidentale de ces protections et le dessein uniformisateur qu'elles
véhiculent, pour exciper de la liberté de chaque culture ou de
chaque population d'assumer son destin concret, selon ses traditions
et ses croyances concrètes. Horrible ou juste, c'est ainsi
qu'apparaît l'excision des jeunes filles, qui se pratique dans une portion
substantielle d'humanité. Plus on se rapproche de la façon de voir
des sociétés où la pratique est licite et nécessaire, plus on rentre
dans le concret de la pensée collective qui tient cette pratique
pour ordinaire, et plus la doctrine protectrice de cette jeune fille-là,
qui devra en souffrir subjectivement au nom de l'intérêt général
de la société où elle s'inscrit, apparaît comme une doctrine
abstraite et lointaine, comme l'écho théorique d'une compassion dis-
20. Voir l'éclairante épistémolo-
gie historique des droits de tanciée, voire comme un moyen de plus inventé par les anciennes
l'homme par S. Rials, « puissances coloniales pour abreuver les « peuples-tiers » de leçons
Ouverture/Le mystère des origines », condescendantes sur ce qu' « humanité » veut dire21.
Droits. Revue française de
théorie juridique, 8 : « La déclaration Quand Lucien Sève estime d'un même mouvement qu'il n'y a
de 1789 », 1988, p. 3-22. « point de personne de droit sans personne de fait » et que « le
2 1 . Sur la question de la savoir biologique n'entre pas en concurrence avec la morale ni le
mobilisation en miroir des droit pour nous éclairer sur le bien et le juste » 22, il installe la
argumentaires éthiques, philosophiques
et anthropologiques, cf. question bioéthique au cœur de la définition de l'universel humain
L. Assier-Andrieu, Le droit dans et de ses composantes, les sujets, les êtres, les personnes. Dès
les sociétés humaines, Paris, lors, le problème n'est pas de savoir si la génétique peut fournir
Nathan, 1996, p. 73 et suiv.
(« Mutilations sexuelles et droits une qualification de l'humain universellement valable mais si
de l'homme »). « nous », le peuple délibérant, devons accepter cette définition-là.
22.0p. cit., p. 31. Retenons encore cet apport de Sève : « La surprise pour le profane

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est [...] de constater que ce savoir hautement complexe de Droit et Société 46-2000
l'élémentaire nous fait souvent plus avancer dans la considération
due à l'homme réel que toute une littérature apologétique sur son
éminente dignité23. » Que nous dit, à l'inverse, la clarté lumineuse
de la ligne cellulaire primitive qualificative d'un « être » sur la
dignité de cet être ? La question est simple : peut-on refonder les
droits de l'homme, nécessairement abstraits pour parvenir à
englober la diversité humaine, sur une critériologie biologique de 23. Ibid., p. 31-32.
24. Face au caractère « si
l'être humain ? La génétique est-elle, en puissance, le lexique relatif » de l'universalité fictive
universel des droits de l'homme ? Lexique de l'homme, peut-être. postulée par la théorie occidentale
Lexique de ses droits, c'est possible à la condition que le lexique des droits de l'homme, « n'est-
juridique admette, comme l'envisage Lucien Sève, d'une part ce pas au contraire, interroge
L. Sève, la biologie qui met hors
l'abolition de la distinction du fait et du droit par réduction du de doute, à travers l'infinité des
droit aux faits qu'il représente, et d'autre part que le fait originaire différences individuelles,
de tout droit soit biologique et ne soit que biologique 24. l'identité naturelle de tous les
hommes inscrite dans les traits
communs de leurs génomes ? »,
1.2. Le culte du progrès scientifique et la ibid., p. 30.
25. Voir, en France, la
domestication du droit juxtaposition des contributions
confessionnelles, sociologiques et
On ne saurait se dispenser de prendre position, dans cette juridiques présentée dans R. Draï et
évocation de la place du droit dans la réévaluation en cours de ce M. Harichaux (sous la dir.),
qu'est l'humain et des modalités de sa perpétuation. Dans l'esprit Bioéthique et droit, Paris, PUF, 1988.
26. Ainsi que le formule le
du débat ouvert aux années 1980 25, Lucien Sève inscrit son juriste et psychanalyste Pierre
propos dans une théorie de l'équivalente pertinence des savoirs et Legendre au fil de ses Leçons
laisse apercevoir l'horizon d'une collégialité de sens capable de dès lors que surgit dans son
raviver la démocratie - « Hâtons-nous de rendre la philosophie propos la question qu'il est
convenu de nommer «
populaire ! », disait Diderot. Je souscris totalement, on y viendra plus bioéthique » (cf. P. Legendre,
bas, à la nécessité de soumettre la question posée (« quelle loi pour Leçons, voir les volumes I, II, III, IV,
l'homme ? » 26) au peuple souverain. Mais je doute que les savoirs IV (suite), VI, VII et VEI, Paris,
Fayard, 1983-1998).
sur la question fussent concevables comme autant de foyers 27. Loi 35/1988, 22 novembre,
d'expertise dont il suffirait de ménager l'interconnaissance pour sur les Techniques de
éclairer valablement le citoyen. À moins de renier sa fonction, le n'reproduct282).
ion assistée (BOE, 24 nov. 1988,
droit ne peut se réduire à une simple machinerie régulatrice à
28. Ibid., [Préambule], II, § 3.
l'écoute du seul discours biologique de la vérité humaine. Le
29. Significatif à plus d'un titre,
premier grand texte de droit qui ait délivré un message cohérent sur comme on a essayé de le
l'ampleur du dossier, du biomédical aux agencements de parenté, montrer en en décryptant le contexte
fut, semble-t-il, la loi espagnole de 1988 27. Son long préambule immédiat (le pouvoir médical) et
les référents plus lointains (la
fait litière de l'existence d'un possible « débat des savoirs », il perduration en Espagne d'un
tranche et il décide. Le travail du législateur, dispose ce texte, doit jusnaturalisme plus « pur » que
« s'ajuster à la vérité biologique de notre temps et à son dans les autres Etats européens),
le texte espagnol mérite
interprétation sociale » 28. l'attention que l'on doit à un
Sous l'égide de cet exemple 29, tout discours de « réalité » sur « monument » (au sens
la personne ne peut être qu'un discours de vérité dont la biologie étymologique de « révélateur »)
inaugural (cf. L. Assœr-Andrieu,
est la source mais n'est pas la limite : c'est une définition « Politique, science et droit
biologique de l'« être » et son « interprétation sociale » - [c'est-à-dire : ce naturel : Espagne. Genèse d'une
qu'il est socialement possible d'élaborer à partir du donné biologi- révolution dans la normativité
familiale », op. cit., p. 83-118.

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L. Assier-Andrieu que] - qui dessine le matériau factuel qu'il incombe au droit de
Les politiques de la vérité reconnaître. Le droit reconnaît ce qui lui est notifié par la science ; la
familiale : le droit entre charge d'interpréter le dit scientifique se situe en amont de lui, non
la science et le marché pas en lui. Le fait et la représentation du fait lui sont délivrés,
comme la volonté d'un testateur s'impose au notaire qui n'en est
que le scribe. Au rang des urgences intellectuelles qui traversent la
problématique ouverte par la biomédecine figure l'élucidation
méthodique du pourquoi et du comment d'un tel investissement du
droit par le savoir biologique, ou, en d'autres mots, du passage
massif, immédiat, évident, d'une lecture biomoléculaire de l'humain
dans le registre juridique du classement du réel et de
l'organisation institutionnelle de la vie.
La recherche d'un concert des savoirs dont aucun d'entre eux
ne revendiquerait de préséance sur les autres change alors de
sens. Elle ne saurait guider un agenda consensuel, elle ne saurait
nourrir l'idée généreuse d'une harmonisation des législations
nationales, d'une production communautaire du droit ou de
renonciation d'une volonté biomédicale universelle. Il est redoutable-
ment idéaliste de penser transposer la pratique collégiale des
divers comités d'éthique dans la genèse d'un droit biomédical et
familial qui fusse cohérent avec la dogmatique des droits de
l'homme. La précellence objective du biologique comme discours
de réalité et de vérité transforme tout débat qui présuppose l'égale
validité des savoirs exprimés (scientifiques, juridiques,
philosophiques, éthiques, religieux) en une légitimation de cette
précellence ; et une légitimation d'autant plus efficace que l'apparence
collégiale et égalitaire du débat masque Vimperium réel du dire
droit biologique. Pour cheminer dans la recherche de solutions, il
n'est pas plus souhaitable de magnifier le péril que d'en nier
l'existence. Il n'est pas plus raisonnable de diaboliser la biologie
que d'en révérer ou d'en admettre passivement les enseignements
et les « interprétations sociales » sans critique. Le problème est
dès lors de redonner au droit la faculté de critique inhérente à son
pouvoir d'interpréter ce qui lui est présenté comme un donné. En
avalisant la dissociation du concret biologique de la personne et
de son abstrait juridique, c'est la place du droit tout entier dans
l'organisation d'une société humaine qui se trouve remise en
cause.
Les énoncés abstraits sont, on l'a vu, fragilisés par les
arguments de tangibilité et de réalité expérimentales qui prétendent
les investir de concret. Il faut ajouter à cet élément logique un
élément chronologique. La doxa généticienne se présente non
seulement comme le moyen d'une finitude concrète mais comme
une doctrine d'ajustement permanent des catégories juridiques
aux « progrès » et aux « avancées » biologiques. La « personne » en
devient non seulement « concrète » mais évolutive, donc incertaine
pour le droit, et récurremment dépendante des définitions succes-

622
sives qu'en voudront bien fournir les biologistes consultés. Par Droit et Société 46-2000
conséquent, tout système de droit voué à reconnaître le dit
biologique, comme s'il s'agissait de son propre langage, se voit au
surplus contraint à la condition peu enviable d'un appareil structu-
rellement attentiste et chroniquement retardataire. C'est la science
qui fixe le rôle du droit : celui d'un greffe où sont notées les
« avancées » dictées ; une mécanique d'enregistrement de ce qui
s'est déjà passé, de ce qui est déjà advenu et de ce qui a déjà été
pensé hors du droit 30. Derrière la critique de l'abstractionnisme
juridique, c'est une critique de la fonction même du droit qui
s'exprime avec force. Le « retard » du droit n'est-il pas ce caractère
négatif vers lequel convergent les dénonciateurs de ses
pesanteurs, de ses régulations indues, de ses entraves passéistes à
l'émancipation des forces de la liberté ? N'est-ce pas là l'argument
libéraliste par excellence que de plaider en faveur de l'avènement
d'une société sans autre droit que celui qui cautionne la liberté des
échanges ?

1.3. Le temps scientifique du changement,


le temps juridique de la cohérence

À la complexe temporalité du droit et aux délicats montages


de ses fictions, la génétique oppose un temps linéaire et une
réalité sans images. Lorsqu'on fait l'hypothèse, comme dans les
sociétés occidentales, qu' « un pays se construit sur le droit » 31, on
accorde culturellement à cette dimension une durée non soluble
dans la nouveauté. C'est même la condition de viabilité de la
fonction juridique, comme fonction spécifiée, que d'être à même
d'assimiler le changement et de n'être jamais menacée par la
survenue d'une nouvelle donne sociale. Henry Sumner Maine avait
clairement énoncé cette propriété. « Le droit est stable ; les 30. Voir les analyses de F. Ost
sociétés dont nous parlons sont évolutives » : le problème est ainsi sur « le débordement des textes
par les mœurs » dans son essai
d'« harmoniser » ces contraires que sont stabilité et évolution. Le temps du droit, Paris, Odile
Maine voit trois « instruments » pour « combler le fossé » : le Jacob, 1999, p. 283 et suiv.
recours aux « fictions juridiques », l'équité et la législation32. 31. Cf. A. Gourevitch, Les
L'équité ajuste la jurisprudence à un ordre discret de mœurs et de faits. catégories de la culture médiévale,
trad. Paris, Gallimard, 1983,
La législation entérine et projette dans l'avenir une conception p. 155 et suiv.
plus vaste de l'ordre social. La fiction juridique est pour Maine un 32. H.S. Maine, Ancient Law. Its
instrument supérieur aux deux autres en ce que par lui Connection with the Earty Histo-
s'accomplit un ouvrage touchant au plus profond de l'essence du droit et ry of Society and its Relation to
Modem Ideas (1861), reprint
un ouvrage qui n'est efficace que s'il est indécelable, inaccessible, Gloucester, Peter Smith, 1970,
indisponible. L'ouvrage en question possède de multiples facettes p. 23-25.
que l'on peut réduire à une réalisation majeure, ainsi exprimée par 33. Ibid., p. 25 (les italiques sont
Maine : « Le fait est que [...] le droit change ; la fiction est qu'il de l'auteur) ; sur les fictions en
théorie moderne du droit, voir
demeure ce qu'il a toujours été33. » Ainsi la théorie du « décalage » L.L. Fuller, Légal Fictions,
ou du « retard chronique » du droit, portée superficiellement par Stanford, Stanford University Press,
1967.

623
L. Assier-Andrieu les productions législatives et les jugements d'équité,
Les politiques de la vérité attaque-telle sur son cœur la fiction juridique de continuité, et l'arme létale
familiale : le droit entre en est la raison biologique dont la froide lecture des mouvements
la science et le marché
de gènes en même temps que le culte du progrès rabaissent les
montages fictionnels du droit au rang d'artifices rhétoriques
négligeables et anéantissent l'espace artisanal du mythe
juridiquement nécessaire de la permanence.
La plus importante des fictions juridiques que met à bas la
biologie réside dans cette proposition simple : pour affronter la
course du temps, le droit doit partiellement la nier. Pour figurer
un ensemble cohérent de nonnes gérant l'existant, disposant pour
l'avenir et apte à trancher les frictions en discriminant le juste et
l'injuste, le possible et l'impossible, le droit puise dans son propre
passé les moyens de traiter l'impensé comme déjà pensé. Là réside
la fiction utile : dans un paradoxe temporel. Dans les cultures
juridiques de droit civil, le paradoxe est assumé par exemple à
travers la croyance dans les vertus essentielles d'une codification ou
de principes généraux qui contiennent abstraitement tous les faits
possibles 34. Dans les cultures juridiques de Common Law, il
réside dans la vertu accordée au précédent : le cas ancien auquel il
soit possible de rapporter le cas présent parce que tous deux
s'inscrivent dans la vaste cohérence du ius dicere35. Ces
34. Sur le code comme « horizon conceptions dérivent en droite ligne de l'autorité conférée au passé par la
mythique », voir J. Carbonnœr,
« Le Code civil », in P. Nora commune ascendance médiévale de ces traditions aujourd'hui
(sous la dir.), Les lieux de relativement différenciées. La société médiévale, dont Ullmann, Post
mémoire, II : La Nation, vol. 2, ou Gourevitch explorèrent les catégories, fait du droit un
Paris, Gallimard, 1988, p. 293- constituant de l'ordre du monde qui doit sa force à l'ancienneté conférée
315.
35. Dès le temps de la conquête, à ses dispositions. La nouveauté est suspecte et pour « faire
nous dit Blackstone, la passer » une loi nouvelle, il est habituel de recourir à la fiction et
« preteritorum memoria evento- d'imputer la paternité du fruit vert à un législateur plus ancien,
rum » est la première des
saint, glorieux et estimé : une loi ne peut être qu'ancienne,
qualifications requises des juges en
tant que « legibus patriae optime éprouvée par l'expérience, et c'est parce qu'elle est ancienne qu'elle est
instituti » (W. Blackstone, Corn- morale. À l'inverse, la nouveauté revendiquée est synonyme
mentaries on the Laws of En-
d'immoralité, de légèreté et d'arbitraire politique 36.
gland, Oxford, Clarendon Press,
1765, Uvre I, p. 69). La Renaissance et, décisivement, la révolution des Lumières
36. Cf. G. Post, Studies in ont renversé la perspective. Le temps social et le temps politique
Médiéval Légal Thought. Public Law sont devenus le temps du « progrès ». On a révoqué l'ancien pour
and the State (1100-1322),
adorer le nouveau. Comme l'écrivit Tocqueville, on a voulu «
Princeton, Princeton University
Press, 1964 ; W. Ullmann, Law substituer des règles simples et élémentaires puisées dans la raison et
and Politics in the Middle Ages. dans la loi naturelle aux coutumes compliquées et traditionnelles
An Introduction to the Sources of qui régissent la société » 37. L'évolution des mœurs des décennies
Médiéval Political Ideas,
Cambridge, Cambridge University postérieures au second conflit mondial a installé le droit dans ce
Press, 1973 ; A. Gourevttch, op. statut décalé, non plus par rapport à une raison abstraite, mais
cit. vis-à-vis d'un état des rapports sociaux érigé en raison pratique. Le
37. A. de TocQUEViLLE, L'ancien « retard » du droit devait désormais s'apprécier en regard de l'état
régime et la Révolution [1856],
Paris, Gallimard, 1967, p. 230- des mœurs ou, plus précisément, en regard d'une idéologie pla-
231.

624
çant les aspirations, les attentes et les désirs de l'individu au Droit et Société 46-2000
sommet de la hiérarchie des valeurs, et donc à la source de la
raison sociologique devant présider au destin de la légalité 38.

1.4. La mesure sociologique de la famille

On explique volontiers les formes nouvelles de conjugalité,


d'agrégation des êtres, de liens entre parents et enfants - et
l'entrée, bien sûr « retardataire », de ces formes sociologiques
dans le droit positif - par la montée en puissance de Y
individualisme entendu communément comme le ferment d'une remise en
cause des effets socialement structurants de l'institution familiale
au bénéfice des préoccupations égocentrées des membres qui sont
censés la composer. La sociologue Irène Théry 39 dénonce avec
raison la vision simpliste, et fort répandue, qui oppose comme des
blocs compacts une logique de l'individu, animée des idéaux de
liberté, de priorité du moi, d'émancipation et de souveraineté du 38. On commence à ressentir
désir, aux prises avec une logique de la famille, synonyme de clairement en Europe
continentale le rôle considérable joué par
tradition et d'obéissance à un système réglé de convenances en vertu le mouvement américain du
desquelles l'ordre privé construit l'ordre public. Ce même auteur réalisme juridique dans la
ne semble toutefois pas échapper à une certaine fascination scien- pénétration de cette conception dans
la doctrine (voir W. Twining, Karl
tiste pour la nouveauté. La « nouvelle approche » qu'elle préconise Llewellyn and the Realist Move-
dans un récent rapport au gouvernement français 40 innove en ment, London, Weidenfeld and
effet dans les modalités de saisie du « réel familial » - en particulier Nicolson, 1973 ; et L. Assier-
Andrieu, « Présentation », in
en ce qu'elle fait vœu d'élargir l'espace de l'analyse sociologique K.N. Llewellyn et E.A. Hoebel, La
au temps long de l'histoire, au champ symbolique, et aux voie Cheyenne. Conflit et
institutions. Le constat générique d'une caducité ou d'une inadaptation jurisprudence dans la science
primitive du droit, Paris, LGDJ,
du droit autorise en revanche d'installer la sociologie comme Bruxelles, Bruylant, trad. et ann.,
réfèrent de la pensée politique et de l'élaboration des règles 1999).
juridiques. C'est à l'aune d'une lecture sociologique que se mesure le 39. 1. Théry, Couple, filiation et
temps du changement social, à la poursuite duquel est enjoint de parenté aujourd'hui. Le droit
face aux mutations de la famille
se lancer le droit, coureur infatigable et éternel suiveur : prié de et de la vie privée, Paris, Odile
légaliser « ce qui a changé » comme « ce qui est en train de Jacob, 1998, p. 17-18.
changer » sur la foi de constats sociologiques délivrés eux aussi toutes 40. Ibid. ; la question posée à la
interprétations comprises. Dans la « nouvelle approche » de la sociologue par la garde des
Sceaux, ministre de la Justice, et
question familiale, les juristes, et le droit qu'ils servent, sont, comme par la ministre de l'Emploi et de
dans les comités d'éthique, assis à la table des consultations, la Solidarité était d'une ampleur
chargés d'exprimer une voix experte parmi d'autres voix expertes inaccoutumée dans ce type de
dont la sociologie fera la synthèse et signifiera au pouvoir consultations d'experts :
« Comment analyser [les
politique la voie à suivre. Comme la génétique, la sociologie est mutations de la famille] et prendre en
descriptive et prescriptive à la hauteur même de ce qu'elle décrit. À la compte ces évolutions, dans la
charge du politique demeure la mission de « réguler » l'existant en politique de la famille, dans les
règles juridiques qui
accompagnant le changement avéré ou postulé tout en s'efforçant l'encadrent, dans les objectifs
de respecter, c'est le sens du rapport Théry, les idéaux fondateurs qu'elle poursuit et dans les
de la légitimité politique dans une société démocratique. Entre moyens qu'elle met en œuvre ? »
(Lettre de mission à Irène Théry
pouvoir et information sociologique, c'est le temps du droit et la par Elisabeth Guigou et Martine
Aubry, 3 février 1998).

625
L. Assier-Andrieu fonction juridique de conversion du changement en « stabilité »
Les politiques de la vérité qui se trouvent exclus du théâtre de la décision.
familiale : le droit entre « [S]i l'on est attentif aux mouvements qui animent en
la science et le marché profondeur la société, écrit Irène Théry, bien des signes attestent que la
valeur attachée à la liberté individuelle et le besoin d'institution,
loin de s'opposer, grandissent ensemble aujourd'hui41. » Le
problème que soulève cet énoncé, et qui le rend significatif de la
commune perspective scientiste de la biologie et de la sociologie,
réside en ce qu'il fait prévaloir l'argument de nouveauté dans le
portrait de la famille qu'il convient au politique d'entériner.
Retournons l'argument. Le changement décrit et annoncé désigne-t-il
vraiment un mouvement d'« aujourd'hui » ? Est-il vraiment neuf
que la liberté individuelle et le « besoin d'institution » exprimé par
l'attachement au cadre familial veuillent « grandir ensemble » ? La
sensibilité sociologique, aiguisée sur la perception des affects
contemporains, a certainement raison de le penser. La théorie
politique et l'histoire des institutions invitent à penser en revanche
que le partage actuel de ces notions artificiellement rendues
antagonistes résulte d'un montage ancien et récurrent.

II. Gouverner sans famille ? Libéralisme


économique et libéralisme politique

Le libéralisme du XVIIIe siècle nous a légué, comme l'a montré


Robert Castel, « deux plans de gouvernementalité » 42 : un plan
économique et un plan politique, qui, idéalement, purent aller de
concert avant que l'épreuve de leur mise en œuvre ne les dissocie
et ne les oppose, comme s'opposent aujourd'hui logique du
marché et logique de protection sociale (nous devrons y revenir). Le
marché, tel qu'envisagé par Adam Smith, et le contrat, tel que
pensé par Jean-Jacques Rousseau, servent à fonder la société sur la
liberté de produire, de vendre et d'échanger et sur la volonté des
citoyens de s'organiser en une collectivité libre de déterminer son
propre destin. Pour ces deux « plans de gouvernementalité », qui
continuent de polariser le débat public, la liberté sert à fonder
l'histoire nouvelle qui s'écrira désormais sans être surplombée par
une volonté extérieure qui « commande d'en haut »43, une histoire
dont les acteurs seront les individus, délivrés des entraves que les
appartenances de groupe pouvaient faire peser sur la maîtrise de
leur futur.
Quelle place est censée occuper la famille dans ces deux plans
de libéralisation ? À lire Smith, elle est le foyer par lequel se sont
Al. Op. cit., p. 84.
historiquement constituées les « communautés » ou «
42. R. Castel, Les
métamorphoses de la question sociale. Une corporations » en autant d'unités dont les privilèges et les « libertés »
chronique du salariat, Paris, commencèrent par fonder la distinction avant de devenir ces
Fayard, 1995, p. 181-183. « obstacles » juridiques à la libre circulation du travail et des mar-
43. Ibid, p. 181.

626
chandises que l'auteur de La richesse des nations s'attache à Droit et Société 46-2000
dénoncer44. La famille, comme l'explicitera Maine un siècle plus tard,
est l'appartenance « la plus étroite et la plus personnelle » dont
puisse jouir tout un « chacun » qui ne saurait être pour autant
considéré comme un « soi-même » ou comme « un individu
distinct » 45. C'est le régime successoral qui dote la famille des
caractéristiques d'une corporation « en ce qu'elle ne meurt jamais » 46.
Et - Maine va plus loin dans l'évocation de la portée juridique de la
« corporation familiale » - la spécialisation publique du pouvoir,
de l'autorité judiciaire et de l'économie procède anthropologique-
ment d'un processus de détachement de différentes fonctions
initialement concentrées dans le commonwealth familial. « L'histoire
de la pensée juridique doit être suivie sur l'ensemble de son
parcours » et c'est ainsi que l'on doit, d'après Maine, considérer les
individus qui occupent une place dans la famille comme investis,
par le détour d'une fiction, des attributs inhérents à la
corporation, à savoir des capacités illimitées de se perpétuer47. Rien de
biologique dans cette propriété corporatrice de la fonction
familiale qui, par le jeu d'une fiction de continuité perpétuelle, élimine
le fait de la mort individuelle et assure la dévolution continue des
droits et devoirs des personnes et des groupes. L'individualisation
du régime successoral que l'on peut lire, en pays de Common Law,
sous la forme d'une prééminence de la liberté de tester, et en pays
de droit civil dans le principe contraire d'égalité entre héritiers ou
d'« héritage forcé », apparaît ainsi comme le resserrement autour
du testateur ou des droits de l'héritier d'une culture de la 44. A. Smith, An Inquiry into the
permanence à laquelle la suppression moderne et libérale des Nature and Causes of the Wealth
of Nations [1776], London, Pen-
corporations de métiers et des « communautés familiales » n'aurait guin Classics, 1970, p. 240 et
nullement porté atteinte. C'est désormais l'individu, là où il se trouve 498.
placé par le droit, qui assume la fonction corporative de la famille 45. H.S. Maine, Ancient Law...,
tendant à conjurer la mort factuelle par la fiction d'une continuité op. cit., x>. 177-178.
juridique, que ce fusse par transmission de biens ou par simple 46. Ibid., p. 179.
47. Ibid., p. 180-181.
transmission de nom. Dans la simple mesure où l'identité
48. P. Legendre, L'inestimable
individuelle s'acquiert par filiation et héritage de nom - on naît objet de la transmission. Étude
« enfants de la patrie » parce que l'on naît du principe politique sur le principe généalogique en
qui donne une consistance juridique à l'existence généalogique 48 - Occident. Leçons IV, Paris,
Fayard, 1985, p. 161 ; voir, du
, la famille conserve par delà l'individualisation des rapports même auteur, Les enfants du
sociaux la portée politique que Maine avait lue dans l'histoire longue texte. Étude sur la fonction
de sa vie juridique. En détruisant les entraves juridiques élevées parentale des États. Leçons VI,
Paris, Fayard, 1992.
par la corporation à la liberté du travail et des échanges, on n'a
49. Sur la « famille-corporation »
pas détruit ce qui, dans l'agencement le plus réduit possible des dans l'anthropologie de la
relations de parenté, procède de l'idée d'une corporation « qui ne parenté, voir F. Zimmermann,
meurt jamais »49. Du groupe, la fonction a transité vers l'individu, Enquête sur la parenté, Paris,
PUF, 1993.
capable d'incarner désormais à lui seul ce pouvoir social qui
50. Cf. L. Dumont, Homo Aequa-
l'englobe. Du moment même qu'il apparaît comme tel50, lis. Genèse et épanouissement de
l'individualisme économique est solidaire d'une logique institutionnelle l'idéologie économique, Paris,
Gallimard, 1977.

627
L. Assier-Andrieu qui ne peut apparaître à une sociologie récente comme « un besoin
Les politiques de la vérité d'institution » qu'à la condition de tenir pour acquis le triomphe
familiale : le droit entre de l'idéologie individualiste et de faire l'amnésie de la durée
la science et le marché juridique.
C'est avec l'évocation du libéralisme politique que se
matérialise le plus vivement l'opposition entre la tradition dite « anglo-
saxonne » et la tradition dite « continentale » - chacune de ces
appellations ne valant que pour l'autre partie : les philosophes
américains se sentant fort peu « anglais » ou « saxons », et la
« continentalité » ne constituant pas le premier critère
d'appartenance des Européens d'en deçà de la Manche ; faute de mieux,
nous reprendrons ci-dessous ces assignations d'identité non
partagées, qui mieux que de longs discours traduisent l'étrangeté des
deux conceptions l'une pour l'autre51. La conception anglo-
saxonne d'une société auto-organisée sur la base du « self love » et
du « self rule » semble, dans ses manifestations actuelles, réticente
à penser le droit en général et le droit de la famille en particulier
autrement qu'à l'intérieur de l'économie politique et de la logique
du marché. Et nous devons revenir sur son caractère aujourd'hui
idéologiquement prédominant, qui conduit à aligner la normativité
familiale aux règles de l'accès aux biens et aux services. La
conception continentale héritée de Rousseau et formalisée par la
Révolution française semble en revanche diluer la famille dans le culte
d'une raison abstraite universelle qui ne reconnaît « que l'individu
d'une part, l'espèce humaine de l'autre » 52. La lettre du texte par
51. Voir sur ces conceptions la lequel la Révolution, après avoir dès août 1789 établi la liberté
thèse très substantielle de Jean-
Pierre Dupuy qui s'attache à absolue de la vente et de la circulation des biens, libère les individus
explorer la doxa philosophique de l'emprise des corporations exprime à son degré extrême cette
libérale anglo-saxonne en la idéologie : « II n'y a plus de corporations dans l'Etat ; il n'y a plus
confrontant à ses critiques
continentaux, Louis Dumont en que l'intérêt particulier et l'intérêt général. // n'est permis à
particulier (J.-P. Dupuy, personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire53. »
Libéralisme et justice sociale. Le La critique du despotisme monarchique emporte, depuis le
sacrifice et l'envie, Paris, Hachette,
1997). milieu du XVIIIe siècle, la critique de l'« autorité transmise » et de
52. L. Dumont, « L'idéologie la « volonté des pères » 54. De ces échelles correspondantes de
politique française vue à la lumière l'absolutisme, la nation entreprend de faire litière, tout comme, en
d'un début de comparaison des s'attaquant à la corporation de métier, elle atteint son cœur
cultures nationales », in Homo
Aequalis II. L'idéologie logique, la corporation familiale, à cause de sa capacité « d'inspirer
allemande. France-Allemagne et aux citoyens un intérêt intermédiaire ». Dans cette optique, c'est
retour, Paris, Gallimard, 1991, au nom de la suprématie du pacte idéalement conclu par des
p. 251.
individus pour donner naissance au « moi commun » de la volonté
53. Loi du 14 juin 1791 (dite Le
Chapelier) ; notre soulignement. générale et de la souveraineté du peuple55 que la famille semble
54. L. de Brancas, Traité des lois chassée de l'univers politique. La société est une société
publiques, Londres, 1771, p. 83. d'individus de droits égaux, imprescriptibles et universels parce que
55. J.-J. Rousseau, Du contrat « naturels », et, comme l'a noté Claude Nicolet, c'est parce qu'il
social ou Essai sur la forme de la
République (lre version, 1760), in implique la participation à la souveraineté que le contrat social
Oeuvres, Paris, Gallimard, 1964, « implique aussi l'unité, qui n'est que l'aspect collectif de l'égalité
III, p. 290.

628
juridique » 56. C'est au même titre que les possibilités Droit et Société 46-2000
traditionnelles de faire naître des intérêts intermédiaires entre l'individu et
le « moi commun », comme les appartenances coutumières et
provinciales ou les distinctions inspirées par la diversité religieuse, ou
encore au même titre que les possibilités de fragmentation
permanente du corps politique ouvertes par la Révolution elle-même,
que la famille devient politiquement exclue des représentations et
des sources de l'ordre social. À nouveau, ce n'est guère qu'en
adhérant aux aspects les plus généraux de la mythologie
révolutionnaire française qu'il est possible de croire que cette forme de
libéralisme politique ait pu faire totalement l'impasse sur la famille.
Singulièrement, elle prend place, dans ce schéma que les Anglo-
Saxons appellent le « rationalisme constructiviste » 57, aux exacts
confins du politique : en amont, comme condition d'existence de
l'homme social, et en aval, comme recours face aux risques
affrontés par le pacte.

ll.l. La force mythologique des origines

La ligne de démarcation entre la nature et la culture traverse,


pour Rousseau, la notion de famille. Tandis que l'ordre social est
fondé sur une convention, la famille est pour lui « la plus ancienne
des sociétés et la seule naturelle ». Mais, nous dit-il, si la famille se
maintient, « ce n'est plus naturellement mais volontairement », et
donc « par convention » 58. En lisant le Contrat social, Voltaire
annote et précise ces pensées fondatrices qu'il juge « obscures » et
« confuses » 59. D'abord, la sociabilité de l'humain doit être rangée
dans l'ordre de la nature. Ensuite, si la famille se maintient par 56. C. Nicolet, L'idée
républicaine en France (1789-1924).
convention, « il faut convenir que cette convention est indiquée Essai d'histoire critique, Paris,
par la nature » 60. Toute évocation de la part naturelle de l'humain Gallimard, 1994, p. 369.
mobilise une représentation qui sert à distinguer l'intouchable et 57. J.-P. Dupuy, op. cit., p. 29.
l'inchangé able - fondé sur un ordre immanent ou sur l'action 58. J.-J. Rousseau, Du contrat
d'une transcendance - de ce qui dans l'homme est modifiable ou social. Principes du droit
politique, Amsterdam, 1762, p. 4-5.
transformable par ses propres actions. Sur ce point du Contrat 59. Le précieux volume avait été
social, resté dans la mémoire collective comme le manuel de acquis à la mort de Voltaire par
référence des fondateurs français de la démocratie moderne61, les l'impératrice Catherine II de
Russie. Il est à présent
commentaires de Voltaire témoignent de la portée politique de la
accessible : J.-J. Rousseau, Du contrat
ligne nature-culture, qui fonctionne à la manière d'un curseur que social. Édition originale
l'on peut pousser dans un sens ou dans l'autre, naturalisant un commentée par Voltaire, Fac simile de
peu plus les fondements de l'« ordre social » pour les rendre l'édition de 1762, Paris, Le
serpent à plumes, 1998.
« indiscutables » ou à l'inverse les culturalisant un peu plus pour
60. Ibid., p. 4-5.
les rendre discutables et donc transformables. Voltaire dit déjà ce 61. On en suit pas à pas
que les exégètes ultérieurs de Rousseau découvriront à leur tour et l'influence dans le travail de
que l'anthropologie moderne tendra à démontrer empiriquement, Timothy Tackett, Par la volonté
du peuple. Comment les députés
à savoir que la propension de l'homme à vivre en société doit être de 1 789 sont devenus
considérée comme son état normal et « naturel ». Or cet état révolutionnaires, Paris, Albin Michel,
« sociable » se traduit par des conventions qui sont en réalité des 1997.

629
L. Assier-Andrieu échanges. D'où l'extrême sensibilité du curseur selon que, comme
Les politiques de la vérité Voltaire, on range les conventions à l'origine de toute sociabilité et
familiale : le droit entre la sociabilité familiale tout entière dans le domaine indisponible
la science et le marché de la nature, ou que, comme Rousseau, on le positionne en plein
cœur de « la famille » désormais duelle : l'origine, donc la
structure, appartenant à la nature, et sa durée, sa propriété d'être « une
corporation qui ne meurt jamais », ressortissant de la culture. Aux
sources de la nouvelle société démocratique, qui place désormais
le droit sous l'égide de la délibération politique, c'est ainsi la
démarcation du disponible et de l'indisponible qui apparaît comme
l'effet d'une convention.
Comme l'identité du sujet humain ne se conçoit qu'en relation
aux autres, la condition humaine apparaît fondée sur des
conventions, c'est-à-dire a ^s échanges, dont l'imputation de naturalité a
pour effet d'établir le plus fermement possible le caractère
indiscutable de la faculté de structurer juridiquement l'humain. Avec ce
droit naturel-ci, il est loisible de jouer sans passer forcément par
une théodicée, comme en témoigne la subreptice confrontation
des pensées de Rousseau et de Voltaire. Le jeu porte sur
l'appréciation d'une limite. Il crée l'espace futur, aujourd'hui effervescent
d'informations, d'un débat politique sur la place de la limite, la
portée de la séparation qu'elle opère et la relation qu'elle instaure
entre les domaines qu'elle distingue. En assimilant la famille à «
la plus ancienne des sociétés et la seule naturelle », Rousseau la
range dans la série des droits fondamentaux qui, comme la liberté,
l'égalité, la sécurité, l'intégrité et la dignité, caractérisent les
propriétés universelles de l'homme. Mais ces droits doivent à la
sociabilité intrinsèque de l'humain d'être autant d'échanges parce
que cette sociabilité constitutive de la condition humaine a elle-
même l'échange pour condition. L'anthropologie de Claude Lévi-
Strauss en fournit la démonstration empirique par l'exploration
des systèmes de parenté : c'est l'obligation d'échanger - des
conjoints (entre des lignées, des clans, des villages...) - qui fonde
la culture et le lien social, et cette obligation repose sur
l'interdiction de garder pour soi ce qu'il est indispensable de libérer
pour l'échange entre humains différenciés les uns des autres :
62. C. Lévi-Strauss, Les c'est tout le sens de la prohibition de l'inceste62. Dans un commun
structures élémentaires de la parenté,
souci de penser la Limite, Rousseau fait de la famille un espace
Paris,
1967(1- La Haye,
éd. 1947).
Mouton, 2e éd.,
transitionnel où, sitôt que cesse le « besoin du père » qu'ont les
63. Op. cit., p. 5. enfants pour « se conserver », « le lien naturel se dissout »63, et
64. C. Lévi-Strauss, 1967, op. cit., Lévi-Strauss considère la prohibition de l'inceste comme « la
p. 29. Il écrit ailleurs que « si la
société relève de la culture, la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout
famille est, au sein de la vie en laquelle, s'accomplit le passage de la nature à la culture»64.
sociale, l'émanation de ces Dès lors qu'on la fixe, la limite du naturel et du culturel devient un
exigences naturelles avec lesquelles il
faut bien composer » (Le regard champ interstitiel et apparaît comme le laboratoire vivant,
éloigné, Paris, Pion, 1983, p. 91- bouillonnant de sciences et de croyances, de sa propre élaboration.
92).

630
L'individu n'est pas plus dans le système de Rousseau que Droit et Société 46-2000
dans celui de Smith délié de toute appartenance familiale. Le
statut de celle-ci occupe même chez Rousseau une position charnière
entre ce que Fichte nommera « la loi morale », qui résulte de la
raison pratique et échappe à la législation civile, et « les droits
aliénables de l'homme », qui relèvent de la législation civile en tant
que «domaine que la raison laisse libre»65. C'est l'abolition de
cette charnière qui aujourd'hui laisse la raison libre de penser la
loi naturelle comme devant ressortir de la législation civile. Et c'est
le souvenir et l'empreinte de son existence dans les institutions
qui constituent sans doute l'un des obstacles principaux à
l'exercice de cette pensée nécessaire. Que le calage de la limite laisse
plus ou moins de liberté aux délibérations humaines, selon qu'on
la situe plutôt à la manière de Rousseau ou plutôt à la manière de
Voltaire, devient un enjeu vide de sens, alors que deux siècles de
débats politiques en ont fait et continuent d'en faire, sur la lancée,
l'un des grands thèmes d'opposition entre gauche et droite, entre
progressistes et conservateurs66. Avec l'effacement de la limite,
qui peut aussi bien s'interpréter comme une extension
incommensurable de l'espace interstitiel qu'elle désignait, les conséquences
65. J.G. Fichte, Considérations
politiques et juridiques qu'il était possible de tirer de destinées à rectifier les
l'appréciation de la famille comme charnière entre nature et culture s'avèrent jugements du public sur la
privées de leur socle logique. Révolution française (1793), Paris,
Payot, éd. J. Barni (1859), 1974,
p. 111.
11.2. La famille comme recours 66. Chez les politologues, la
« famille » semble figurer pour
Si la fonction charnière de la famille pose problème quand on la droite ce que le « peuple »
l'aborde d'un point de vue ontologique, cette fonction apparaît en représente pour la gauche et
l'importance reconnue à la
revanche avec éclat quand la famille est considérée comme une cellule familiale reste l'un des
réalité historique tangible. Elle s'impose de plus en plus aujourd'hui indices les plus sûrs permettant de
comme le heu où se focalise l'appréciation des transformations reconnaître les conservateurs
(Cf. J. COMMAILLE et Cl. MARTIN,
sociales : tantôt comme témoin des poussées irrépressibles de Les enjeux politiques de la
l'individualisme - quand la volonté d'un individu singulier suffit, famille, Paris, Bayard, 1998,
par biomédecines interposées, à fonder une famille67 -, tantôt p. 126-141).
comme repoussoir solidariste de ces poussées - c'est ainsi que la 67. Cf. la loi espagnole du 22
novembre 1988 (art. 6, al. 1) :
famille naît aux politiques sociales comme un « amortisseur de « Toute femme pourra être
crise »68. Aux origines des constitutions démocratiques françaises, réceptrice ou usagère des
elle était déjà pensée, par Robespierre aussi bien que par Tocque- techniques réglementées par la
présente loi, pourvu qu'elle ait
ville, comme un recours de la liberté contre l'État et de l'esprit consenti à leur utilisation de
communautaire contre les effets socialement désintégrateurs du manière libre, consciente,
libéralisme. expresse et écrite. Elle devra être
âgée de dix-huit ans au moins et
Citons pour éclairer ce point - obscurci par la réification jouir de sa pleine capacité
ultérieure des figures, qui classe Robespierre parmi les inventeurs du juridique. »
totalitarisme et Tocqueville parmi les héros du libéralisme - un 68. Cf. L. Assœr-Andrieu,
événement survenu le 12 septembre 1848. Nous sommes à « Réflexions
"social" », Cités.
sur Histoire,
le droit du
l'Assemblée qui doit donner une nouvelle constitution à la France philosophie, politique, 1, 2000, p. 11-
et l'on s'y dispute ce jour-là sur l'opportunité d'inscrire le « droit 40.

631
L. Assier-Andrieu au travail » dans cette constitution. La droite est contre, y voyant
Les politiques de la vérité la main d'un socialisme étatique privateur de libertés. La gauche le
familiale : le droit entre souhaite, au nom de l'égalité. Le citoyen de Tocqueville prend une
la science et le marché position autre, dans la ligne de ce que « la Révolution française a
voulu », tendant à « introduire la charité dans la politique », en
concevant des devoirs de l'État envers « les citoyens qui
souffrent » une « idée plus étendue, plus générale, plus haute qu'on ne
l'avait eue avant elle », sans mettre « la prévoyance et la sagesse
de l'État à la place de la prévoyance et de la sagesse
individuel es » 69. Dans le tumulte de l'Assemblée et à la stupéfaction des
constituants de droite comme de gauche, Tocqueville cite la
source de son inspiration politique : c'est Robespierre. La filiation
qui relie Tocqueville à Robespierre reste d'une troublante
actualité, au moins pour la réflexion « continentale ». « Qu'est-ce qui a
brisé toutes ces entraves qui de tous côtés arrêtaient le libre
mouvement des personnes, des biens et des idées, interroge
Tocqueville ? Qu'est-ce qui a restitué à l'homme sa grandeur individuelle,
qui est sa vraie grandeur, qui ? La Révolution française elle-même.
C'est la Révolution française [...] qui a fondé la liberté, non
seulement en France, mais dans le monde. » Ces fondateurs de la liberté
étaient des hommes, et il n'en cite qu'un seul, de mémoire, « le
représentant même de la dictature sanglante de la Convention »,
Maximilien de Robespierre (dont est ici rétablie l'intégrité des
propos) : « Fuyez la manière ancienne [Tocqueville dit "la
manie ancienne"] des gouvernements de vouloir trop gouverner ;
laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne
nuit point à autrui ; laissez aux communes le droit de régler elles-
mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient pas
essentiellement à l'administration générale de la République ; en un
mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas
naturellement à l'autorité publique 70. » Cette citation surprenante
fait «sensation» sur les bancs de l'assemblée71. On cherchera
vainement dans l'historiographie du socialisme, qui s'est
appropriée Robespierre, ou dans celle du libéralisme, qui revendique
Tocqueville, l'évocation de ce rapprochement à mes yeux
69. A. de TocQUEviLLE, « Discours fondamental en ce qu'il témoigne pour l'un comme pour l'autre que la
prononcé à l'Assemblée liberté de l'individu ne se conçoit qu'au sein des cercles
constituante dans la discussion du
projet de constitution (12 concentriques d'appartenance qui instituent l'individu en tant que membre
septembre 1848) sur la question du de la société et qui conditionnent, comme Rousseau le disait
droit au travail », in Oeuvres, clairement du lien éducatif et alimentaire entre « pères » et enfants,
Paris, Gallimard, 1991, 1,
p. 1150-1151. sa fabrication en tant que citoyen, sujet actif de la souveraineté
70. M. de Robespierre, « Discours générale.
sur la Constitution (10 mai Face au gouvernement issu de la volonté générale et chargé de
1793) », in Oeuvres, Paris, éd. l'exécuter, Robespierre et Tocqueville dressent la société réelle
Laponneraye, 1840, III, p. 873.
71. D'après le compte rendu faite d'aspirations et de talents individuels, de solidarités
publié dans le Moniteur universel familiales et d'appartenances « communales » qui ne sont que la repré-
du 13 septembre 1848.

632
sentation territoriale de la coexistence des familles72. L'idéologie Droit et Société 46-2000
du contrat social et les idéaux des « fondateurs de la liberté » ne
sont remis en cause ni par l'un ni par l'autre. Ils sont mis en
œuvre, confrontés aux rapports sociaux concrets, au sein desquels la
famille, en soi ou agrégée en « communes », occupe un rôle
d'intermédiaire entre l'individu et l'État. Elle est le rempart élevé
contre les atteintes qu'un pouvoir public envahissant pourrait
faire subir à la liberté, elle est aussi et surtout, pour notre
réflexion actuelle, l'assise de la solidarité globale, la référence
concrète de l'« entrée de la charité en politique ». Ainsi, quand la
Convention fait en 1793 du secours aux indigents « une dette
sacrée de la nation », elle fonde sur la famille un authentique
système de politique sociale soucieux de ménager, comme le
reprendra Tocqueville, l'équilibre entre les devoirs de l'État et « la
prévoyance et la sagesse individuelles ». Le système part de cet
axiome : « Les père et mère qui n'ont pour toute ressource que le
produit de leurs travaux ont droit aux secours de la nation toutes
les fois que le produit de ce travail n'est plus en proportion avec
les besoins de leur famille 73. » Des allocations familiales aux
congés de maternité, des secours à domicile à l'institution des
caisses de prévoyance et jusqu'à l'instauration en 1988 d'un
revenu minimum d'insertion, la législation sociale française des XIXe et
XXe siècles puisera dans ce système juridiquement éphémère, mais
politiquement pérenne dans sa façon de situer la plus menue des
solidarités au principe de toutes les autres.
La légalité ultérieure aura tendance à occulter, au plus fort de
l'État-providence, que la famille soit au cœur de la genèse du droit
social, oublieuse de ce que « même une solidarité à grande échelle
comme la solidarité nationale résulte [...] de la congrégation de
petites solidarités » 74 au premier rang desquelles figure la solidarité
72. Comme le reconnaîtra le
familiale. L'urgence créée dans les sociétés post-industrielles par philosophe et théoricien de la
un système économique qui dicte si volontiers sa logique au IIP République, Jules Barni, qui
politique, qui néglige de prendre en compte « les besoins des donne de la commune la
définition d'une « réunion de familles
famil es » et qui produit en masse du chômage, de la précarité et de établies dans le même lieu, et
l'exclusion sociale, rend aux positions de Robespierre et de ayant par là-même un certain
Tocqueville toute leur pertinence. Que le droit de la famille fasse nombre d'intérêts communs,
d'où elle tire son nom »
partie intégrante d'une prise en compte juridique de la solidarité
0- Barni, Manuel républicain,
concrète entre les humains : voici un constat hier suspect du plus Paris, 1872, cité par C. Nicolet,
obtus des conservatisme s, mais que les « avancées » du malheur op. cit., p. 446).
social - pour dire la face négative du « progrès » - replacent au 73. Décret du 28 juin-8 juillet
1 793 relatif à l'organisation des
centre du débat politique. Ainsi, c'est paradoxalement au moment secours à accorder
où s'évanouit son statut ontologique que l'appel à la famille annuellement aux enfants, aux vieillards
comme facteur de solidarité devient politiquement dicible et et aux indigents (art. 1") ; voir
aussi le décret du 19-24 mars
juridiquement appréhensible. 1793 concernant la nouvelle
organisation des secours publics.
74. C. Lévi-Strauss, « Réflexions
sur la liberté », art. cité, p. 381.

633
L. Assier-Andrieu 11.3. Le renouveau social de la valeur famille
Les politiques de la vérité
familiale : le droit entre À ce point de l'analyse, il convient de souligner les différences
la science et le marché d'appréhension par le droit des modifications de la famille
présentées comme nouvelles, selon qu'on les considère d'un point de vue
75. P. Ourliac, « Le droit social ontologique ou selon qu'on envisage la famille comme un recours
au Moyen Age », in Histoire du social, comme la « table de détresse » célébrée par les coutumiers
droit social [Mélanges Jean Im-
bert], Paris, PUF, 1989, p. 451. médiévaux75. Les débats français récents sur le projet de loi
76. Attitudes de juristes envers portant création d'un Pacte civil de solidarité et visant à doter d'effets
ce texte, citées par D. Borrillo, de droit la formation de couples de même sexe ont suscité chez
« Fantasmes des juristes vs Ratio les juristes partis à la recherche de « la » structure familiale une
juris : la doxa des privatistes sur
l'union des personnes de même clameur alarmiste : faut-il donner à Sodome droit de cité, faut-il
sexe », in D. Borrillo, E. Fassin et donner aux couples homosexuels les moyens de se procurer des
M. Iacub (sous la dir.), Au-delà du enfants 76 ? L'argument commun en semble être, à suivre leur
PaCS. L'expertise familiale à
l'épreuve de l'homosexualité, analyste et commentateur Daniel Borrillo, de chercher dans ce que
Paris, PUF, 1999, p. 161 et 166. Gurvitch appelait la métaraison juridique les moyens de s'opposer
77. E. Fassin, « La voix de à ce que fussent reconnus en droit des ordres de relations sociales
l'expertise et les silences de la objectives, portées sur les bancs de l'Assemblée nationale par un
science dans le débat
démocratique », ibid., p. 93. mouvement militant doublé d'un mouvement d'opinion. C'est la
78. E. ZUCKER-ROUVILLOIS, thèse du « contre nature » qui domine, étayée par les désormais
« L'expertise familiale ou la perte indispensables recours aux expertises anthropologiques,
du doute scientifique », ibid., sociologiques ou psychanalytiques. Certains discours doctrinaux et un
p. 111-129 (dont on peut
déplorer que le bilan sérieux comporte vaste ensemble d'opinions morales exprimées par voie de presse
le portrait abusivement tendent ainsi à « soustraire le mariage et la filiation de la
caricatural d'une œuvre comme celle de délibération démocratique » 77 et à effrayer le chaland du saut vers
Pierre Legendre).
l'inconnu qu'il s'apprête à commettre ou à admettre en transgressant
79. Dans l'anthropologie, on
puise volontiers des normes ou ce qui est présenté comme un intouchable de la nature ou de la
des pratiques étranges pour structure 78. La France n'a pas le monopole du débat sur la conju-
alimenter la réflexion juridique et, galité ou la parentalité homosexuelles ; le débat français présente
du seul fait que ces normes et
pratiques existent ailleurs, pour en revanche l'intérêt d'en traverser potentiellement l'ensemble des
légitimer qu'on puisse les faire attendus en raison des fondements universalistes de ses
exister ici. Le plus souvent la institutions de référence. Qu'il soit permis de noter ici que l'effacement
norme en question est présentée
comme telle, dissociée de son biologique objectif des fondements anciens du rapport nature/
système de parenté, social, culture situe l'ensemble de la controverse au sein même du débat
culturel originel. Ainsi la croyance démocratique : les arguments ontologiques figurent
mélanésienne qu'il n'existe pas
de lien entre acte sexuel et en- objectivement, comme les expertises sociologiques sur le bien-vécu des pa-
gendrement (fiction utile à la ma- rentalités homosexuelles par les enfants élevés par ces couples ou
trilinéarité du système) fut-elle l'évocation des précédents ethnographiques79, comme autant de
souvent évoquée en témoignage
de la capacité humaine plaidoyers dont l'opposition ne se règle par d'autre transcendance
d'assumer concrètement une de « valeurs essentielles » que les valeurs qui accordent au peuple
procréation sans sexualité (par transfert souverain la liberté d'en trancher.
de gamètes, insémination
artificielle, FF/ETE). Le mariage Nuer
ou Azande, en Afrique de l'Est,
où une femme inféconde peut d'une législation autorisant les mariages de personnes de même sexe. La
épouser une femme fertile, est signification de ces possibilités, du point de vue des cultures où elles ont pris forme licite,
devenu familier des publics les importe moins que la force de précédents qu'elles acquièrent dans les
plus larges partout où l'on débat argumentaires occidentaux : soudainement, l'exotique devient proche et le cas lointain
de l'opportunité et des modalités participe d'une même et unique jurisprudence humaine.

634
Si l'on prend le problème sous un autre angle qu'ontologique, Droit et Société 46-2000
c'est un autre visage de la famille qui apparaît, et avec lui une
autre portée politique de la parenté. La modernité et son culte de la
nouveauté font rarement cas des précédents historiques. Aussi
a-ton méconnu, dans ce débat ultra-moderne, le fait séculaire qu'en
période de crise et d'accroissement des risques encourus par
chacun pour son bien-être et sa survie, on vient ou l'on revient vers
« la table de détresse » autour de laquelle en cas de besoin chaque
parent peut venir s'asseoir et trouver refuge. Le Languedoc des XVe
et XVIe siècles a connu, du fait d'une longue pénurie de
subsistances, un mouvement intensif de populations cherchant à se
solidariser au moyen des cadres qui leur étaient les plus accessibles : les
cadres familiaux80. Ce furent ainsi sous la forme de pactes de
fraternité (ou « affrèrements ») que des personnes âgées ou isolées
donnèrent à des étrangers, fictivement familialisés, leurs maigres
biens à travailler à charge pour le nouveau frère de faire vivre ou
de soigner le donateur. Ainsi, expliquait Jean Hilaire, un mari
abandonné s'empresse-t-il de contracter affrèrement avec un ami
pour s'assurer d'une aide dans l'activité journalière, en réservant
toutefois dans la communauté la place de sa femme au cas où
celle-ci reviendrait et, « facere sicut bona mulier», voudrait résider
avec les deux amis désormais « frères »81. L'histoire a retenu de
ces conventions la notion de « pactes sociaux », certes pas
explicitement fondés sur l'orientation sexuelle de ceux qui les
souscrivaient, où domine l'idée qu'une affiliation (d'esprit vertical : par
adoption tacite ou conventionnelle) pût être formée sur un plan
horizontal (pour lequel on parle alors d'affrérissement ou 80. E. LE Roy Ladurœ, Les
d'affrèrement). Cette façon de « donner forme juridique aux paysans de Languedoc, Paris,
aspirations de populations qui recherchaient le plus possible une vie Flammarion, 1969, p. 154 et
suiv. (« Une crise des
très groupée » 82 englobe, comme le Pacte civil de solidarité, une profondeurs »).
diversité de situations. Les formulaires notariaux prévoient pour le 81. J. Hilaire, Le régime des
pacte social les clauses classiques de consentement et d'indivision biens entre époux dans la région
de Montpellier du début du XUF
propres aux associations. Mais le détail des pactes conclus révèle siècle à la fin du XVT siècle,
des clauses particulières comme d'assortir le pacte de fraternité Paris, Montchrestien, 1957, p. 249-
d'une promesse de « bonne foi et bon amour », tel celui que 272.
contractent en 1532 deux jeunes hommes de Ginestas, en Narbon- 82. Ibid., p. 249.
nais83. Le but de tels pactes est de former un « ménage » (en 83. « Unum alterum non decipiet
in hujus modi associationem sui
occitan : maynatge) au sens de communauté de ressources, de travail frayramenti imo bonam fidem et
et de soins mutuels pour ne faire « qu'un seul feu, une seule bonum amorem sibi ad invicem
bourse, un seul pain et un seul vin » entre victimes de l'extrême habebunt et servabunt tanquam
boni fratres » ; cf. le recueil de
disette qui règne dans le pays et jette sur les routes des hordes de pactes établis par P. Cayla, Essai
vagabonds dont le danger fait craindre aux paysans de se rendre à sur la vie des populations rurales
leurs propres champs84. À quoi répond ce pacte entre individus à Ginestas et dans ses environs
au début du XVT siècle (1 51 9-
de même sexe qui se vouent bonne foi et amour, sinon au besoin
1536), Carcassonne, Gabelle,
de solliciter la fiction de l'appartenance familiale (souvent in per- 1938.
petuis, renouvelant l'image de la corporation) pour créer un 84. P. Cayla, op. cit., p. 157 ;
E. Le Roy Ladurœ, op. cit., p. 1 56.

635
L Assier-Andrieu « ménage » pourvoyeur de sécurité, de soins mutuels, de capacités
Les politiques de la vérité de subsistance et, pourquoi pas, d'affection85?
familiale : le droit entre Le parallèle est saisissant entre la première moitié du XVIe
la science et le marché siècle où démarre en Europe la problématique de la pauvreté de
masse 86 et cette fin du XXe siècle, où elle se reformule ardemment.
D'anciennes techniques juridiques d'indivision sont, à l'orée de la
Renaissance, requalifiées par de modestes paysans pour fabriquer
des unités familiales, hors parenté, destinées à constituer des
microcosmes de solidarité. À l'immersion d'un univers familial « qu'on
tend à représenter comme étant uniquement un univers de
sentiments et de valeurs » dans l'univers du risque social87,
85. On ne saurait pousser plus correspond aujourd'hui le besoin de réhabiliter la fonction recours de la
loin l'analogie de ce pacte
d'antan avec le « PaCS » famille en réponse à une demande de protection, ressentie par les
d'aujourd'hui. Par défaut individus et prise en compte par le politique, et la nécessité
d'enquête historique poussée, d'offrir la capacité juridique de « faire famille » par tous les
tout d'abord, mais surtout par la moyens démocratiquement accessibles. La conclusion d'un pacte
nécessité de relire
méthodiquement les textes existants sans social entre personnes de même sexe se ht, dans l'Europe de la
vouloir absolument y voir des crise du capitalisme, comme une assise de plus offerte par « la
témoignages d'une démocratisation de la vie privée » 88 à la formalisation des
homosexualité consacrée par les droits
locaux à certaines périodes de solidarités nécessaires89. D'autant plus logiquement que la remise en
l'histoire et sans nier a priori cause par la biologie de la démarcation nature-culture sur laquelle
qu'une lecture en termes reposait le statut juridique de la famille en démocratie réduit la
d'orientation sexuelle fût
possible. Le débat porte sur le sens recherche ontologique d'arguments pour ou contre à des exercices
contextuel du mot « amour », de morale prescriptive 90. Assimilée à un moyen « de plus » de
sans doute différent au début faire famille, dans l'esprit d'une résurgence de la famille comme
du XVIe siècle en Languedoc de
ce qu'il peut vouloir dire de nos recours social, la reconnaissance juridique d'un pacte homosexuel
jours. Mais lorsque deux n'est plus réductible à la seule acceptation d'un aspect longtemps
hommes tiennent à ce qu'il figure réprimé ou refoulé de l'identité individuelle.
dans leur pacte, le surajoutant
au formulaire établi, on est Dans la philosophie du recours présente chez Rousseau, légi-
fondé à poser la question. férée par Robespierre, réitérée par Tocqueville, il est possible de
86. R. Castel, op. cit., p. 90 et reconnaître un modèle social de la famille qui échappe à la
suiv. tradition conservatrice, essentiellement incarnée, sur le continent,
87. J. Commaille et C. Martin, depuis le XIXe siècle, par les théoriciens de la contre-révolution et les
« Les conditions d'une
démocratisation de la vie privée », in Au- catholiques sociaux. Frédéric Le Play, le plus prolixe et le plus
delà du PaCS, op. cit., p. 73. influent d'entre eux jusqu'à nos jours, écrivait en 1871 qu'il fallait
88. J. Commaille et C. Martin, « soustraire la famille au régime de destruction créé par la Terreur
1999, op. cit. [...] ; rendre au père l'autorité qui lui appartient chez tous les
89. Voir, sur la fonction sociale
du modèle constitutionnel de la peuples libres et prospères ; le mettre ainsi en mesure de rétablir, de
famille en Espagne et en son proche en proche, la paix, avec le respect et l'obéissance, dans la
sein la question des unions vie privée, le gouvernement local et l'État ; enfin signaler aux
homosexuelles, N. Montesinos contemporains, parmi les organisations diverses de la famille, le
Sanchez, « Familia y Derecho :
Aproximaciôn a la configuraciôn
juridica y social del modelo fa- 90. Parmi les arguments les plus construits (et les moins sensibles à l'air du temps
miliar », in J.M. Martinell et Ma médiatique), voir, contra, A. Sériaux, « Être ou ne pas être : les ambiguïtés
T. Areces Pinol (sous la dir.), juridiques de la constitution légale d'un contrat d'union civile », Droit de la famille, Ju-
Uniones de Hecho, Lleida, Edi- risclasseur, chroniques, mars 1998, p. 7, et, pro, F. Dagognet, « La famille sans la
cions de la Universitat de Lleida, nature : une politique de la morale contre le moralisme », in Au-delà du PaCS, op.
1998, p. 359-367. cit., p. 79-85.

636
meilleur modèle fourni par la tradition nationale et l'observation Droit et Société 46-2000
comparée des peuples européens »91. Le « meilleur modèle »
préconisé par ce sociologue, le seul « vrai », parce que selon lui
conforme aux préceptes de sa foi chrétienne, est celui de la « 91. F. Le Play, L'organisation de
famille-souche », où « un des enfants, marié près des parents, vit en la famille selon le vrai modèle
signalé par l'histoire de toutes les
communauté avec eux et perpétue, avec leur concours, la tradition races et de tous les temps, Paris,
des ancêtres » 92. La famille « communautaire traditionnelle » ainsi Téqui, 1871, « Avertissement »,
conçue - et quelles que soient les modulations dont on l'affecte : p. xx.
92. Ibid., p. 10 ; la sociologie de
plus ou moins de partage paternel-maternel de l'autorité, plus ou
la famille de Le Play, née du
moins d'égalité successorale entre enfants, plus ou moins Second Empire et de
d'étendue dans la solidarité inter-générationnelle, etc. - échappe à l'opposition à la IIIe République, a
la loi parce qu'elle en subsume l'existence. « Le régime de la longtemps essaimé ses « modèles »
sans que ses usagers
famille, explique Le Play, imprime aux populations leur caractère n'envisagent leur contexte et
distinctif et crée ainsi leur destinée93. » Avec ses épigones, Le Play leur portée politique (voir
objecte les « vérités essentielles » contenues dans les « modèles comme analyses critiques :
L. Assœr-Andrœu, « Le Play et la
familiaux » au rationalisme abstrait des philosophes et des critique du droit », Sociétés, 23,
légistes. La démarche appartiendrait à l'histoire de la sociologie et à 1989, p. 30-34 ; Id., « Le Play et
l'histoire des droites si les forces conjuguées de la crise la famille-souche des Pyrénées :
politique, juridisme et science
économico-sociale et du renouveau des nationalismes n'en remettaient la sociale », Annales Économies
rhétorique au goût du jour. À la suite d'Emmanuel Todd94, on Sociétés Civilisations, 3, 1984,
peut envisager de fonder sur la famille le « substrat p. 495-512).
anthropologique » en fonction duquel se différencient en profondeur les 93. Op. cit., p. 11.
94. Cf. E. Todd, L'invention de
sociétés, indépendamment des lois qui les régissent et de l'économie
l'Europe, Paris, Seuil, 1990, et du
qui les alimente. Cette différenciation renvoie à la conception même auteur, L'illusion
d'unités plus vastes dont les modèles familiaux seraient à la fois économique. Essai sur la stagnation
les indices et les matrices, des unités que, faute de mieux, les des sociétés développées, Paris,
Gallimard, 1998.
sciences sociales nomment des « nations » qui valent et qui nous
95. Je reprends ici la distinction
intéressent ici comme des cercles d'appartenance, soit que les d'E. Gellner (elle-même
humains y appartiennent sans qu'intervienne leur volonté, soit tacitement tributaire des conceptions
de Herder et de Renan), Nations
qu'ils se reconnaissent comme y appartenant95. De la famille à la et nationalisme, trad. Paris,
nation, l'individu existe hors des lois mais au sein de groupes Payot, 1989, p. 19.
concentriques dont la puissance normative, la durée historique et 96. Sur le renouveau du concept
la capacité de se projeter dans l'avenir s'expriment dans de coutume dans la recherche
contemporaine des modes de
l'invocation de la « coutume » 96. On doit retenir de cette dimension le solidarité, voir : L. Assœr-
retour dans le débat public d'une référence normative à la fois Andrœu, « Réflexions sur le
détachée de la société politique et de la légalité démocratiques, et droit du "social" », op. cit. ; Id.,
« II tempo e il diritto
capable d'opposer à ces dernières l'identité culturelle dont la
dell'identità collettiva. Il destino
famille et les groupes (ethniques, religieux, territoriaux, etc.) qui antropologico del concetto di
l'englobent revendiquent la puissance alternative. consuetudine », Sociologia del
Le terme de « politiques sociales » sert en France à désigner diritto, 3, 1999, p. 15-50 ; et Id.,
« Penser le temps culturel du
l'ensemble des interventions élaborées par les pouvoirs publics droit : le destin anthropologique
pour résoudre les « problèmes sociaux » 97. Ce terme reflète par sa du concept de coutume »,
portée généralisatrice l'emprise de plus en plus envahissante L'Homme. Revue française
d'anthropologie, 154, 2000.
d'une « question sociale » jadis cantonnée à la société salariale. 97. Selon la définition de M.-
Dans son acception extensive actuelle, le terme de « politiques T. Join-Lambert {et ai), Politiques
sociales » recouvre la gestion publique des conditions d'existence sociales, Paris, Presses de
Sciences Po/Dalloz, 1994, p. 21.

637
L. Assier-Andrieu des individus dans la mesure où ils sont exposés à un « risque
Les politiques de la vérité social », dont la mesure s'est étendue dans les dernières décennies
familiale : le droit entre des risques liés à la relation de travail à l'ensemble des risques
la science et le marché inhérents « à la seule qualité d'individu, de personne humaine » 98.
Cette montée en généralité nous invite à revoir l'origine du vocable
et à lier sa portée originelle aux tensions contradictoires du
présent. Le terme apparaît, à notre connaissance, sous la plume du
leplaysien La Tour du Pin dans la revue L'Association catholique en
janvier 1887 : la « politique sociale » a pour but de « construire les
fondements de la société sur le roc de la famille plutôt que sur le
sable du jour »". Le principe en est qu' « il ne faut pas ériger le
paupérisme en institution sociale en se faisant les défenseurs
d'une organisation sociale qui l'a pour conséquence historique et
inévitable » et le p± ijet « d'assurer une équitable participation aux
avantages et aux charges de la société » 10°. Le projet de «
politique sociale » n'est pas d'accompagner les effets paupérisateurs
98. E. Alfandari, « L'évolution du système économique ni de « bercer la misère humaine »101, il
de la notion de risque social. Les
rapports de l'économique et du est d'en tarir la source en restituant aux « organismes sociaux »
social », Revue internationale de leur liberté confisquée par le culte révolutionnaire de l'individu, de
droit économique, 1, 1997, p. 22- la loi et de l'État 102. Ces organismes, « naturellement » sociaux,
23.
sont la famille et les associations volontaires « réellement
99. Article repris dans La Tour
du Pin La Charce, Vers un ordre sociales » par le moyen desquelles « l'homme porte [...] le libre arbitre
social chrétien. Jalons de route de sa personnalité individuelle » 103. Ces quelques citations sont
(1882-1907), Paris, Beauchesne, d'une troublante actualité. Avouons qu'elles sont expurgées du
1907, p. 161-198.
100. Ibid, p. 186, 180. mobile unificateur de leur auteur - la référence constante à la foi
101. Le mot est de P. Ourliac, chrétienne - pour n'en voir que la doctrine active. Compte tenu de
op. cit., p. 455. ce que « ni la charité publique, ni l'assistance légale ne sauraient
102. « Des besoins sociaux, suffire à la tâche de recueillir tous les malheureux », c'est à la
c'est-à-dire des insuffisances famille et aux associations « de même condition et région » qu'il
résultant normalement d'un
certain état social, ne sauraient être incombe de le faire, et à la loi d'État de le laisser faire, de
satisfaits qu'en étant l'encourager, de l'organiser104. C'est de semblables inflexions
supprimés » (La Tour du Pin, op. cit., qu'est animé l'État français, c'est sur de semblables principes qu'il
p. 186).
appréhende et la diversité des situations personnelles, et la
103. Ibid, p. 184.
104. Ibid, p. 191. diversité des territoires et des groupes où se vit le malheur. Comme
105. Voir la récente analyse- ailleurs en Europe, le maître mot de son action politique est le
synthèse des politiques contrat, avec la nécessité extrême de penser ensemble l'égalité
publiques contractuelles en France et d'une république érigée en modèle universel des droits de
en Europe de J.-P. Gaudin,
Gouverner par contrat. L'action l'homme et cet appel, apparemment neuf mais objectivement
publique en question, Paris, Presses rétrograde, aux cercles primordiaux de l'appartenance sociale que
de Sciences Po, 1999 ; on notera sont la famille et la résidence, la solidarité de parenté et la
en particulier l'effet de balancier
qui fait que « l'État et ses solidarité de territoire, la parentèle et le groupe culturel 105.
agences administratives peuvent
d'autant plus se donner comme
garants de l'universel que les
élus locaux et les entrepreneurs
de médiation territoriale
revendiquent l'enracinement »
(p. 205).

638
11.4. Famille choisie, famille subie : du contrat à Droit et Société 46-2000

la table de détresse

Cette logique avance tandis que la famille devient le théâtre


contrasté où s'exprime la crise et où s'investissent les désirs
politiques de la contrecarrer. Le tableau de la réalité sociale
contemporaine montre avec une précision nouvelle qu'entre l'intérêt
individuel et l'intérêt général il existe bien un intérêt familial. Sa
valeur politique, au sens fort de repère structurant, semble avoir été
oblitérée par trois ou quatre décennies d'une passion individuali-
satrice vécue dans le droit par une inflation de dispositions
permettant l'épanouissement individuel des désirs, et analysée autant
que légitimée par une psycho-sociologie du « soi » massivement
déployée par la « pensée 68 » : l'individu s'est trouvé pulvérisé
sous « une averse de droits subjectifs » en même temps que
reculaient au second plan ou qu'étaient tenues pour obsolètes les
références aux valeurs collectives (la famille, le peuple, la
démocratie...)106.
La survenue actuelle de la famille dans l'arène du politique a
le malheur social pour toile de fond et l'acuité des détresses
singulières autorise de nouveaux discours socio-politiques balayant,
par leur rigueur, les complaisances conformistes. « Le rejet de la
référence institutionnelle, écrivent dans ce sens Jacques Corn-
maille et Claude Martin, et la recherche d'un modèle qui laisse le
champ libre aux choix individuels, à la négociation et à l'idéologie
de l'amour conjugal, ont manifestement un coût : la fragilisation
de l'équipe conjugale et le renforcement des inégalités sociales,
puisque les effets de la désunion ne sont pas également répartis
dans la société 107. » En l'absence du capital culturel, relationnel et
économique indispensable, jouer de ses droits subjectifs au sein
de la famille expose ceux qui la composent à la panoplie des
« risques sociaux » - ce nouveau nom de la misère.
Symétriquement, l'affliction d'une famille par le chômage et la précarisation
de ses conditions d'existence crée les conditions de son délite-
ment. Renoncement du chômeur à former un couple ; privation
d'un couple au chômage de son désir d'enfants ; disqualification
du père ou des parents frappés par l'inactivité vis-à-vis de leurs
enfants ; isolement relationnel des familles ainsi touchées ; 106. Voir la précieuse enquête
fréquence plus grande et spécificité des pathologies chez les sur le sens de l'évolution du
personnes privées d'emploi et répercussions des troubles affectant un droit livrée par le doyen
J. Carbonnœr dans Droit et
membre de la famille sur les autres membres (accentuant la passion du droit sous la V
fragilisation familiale) ; fort impact du chômage sur la rupture du lien République, Paris, Flammarion, 1996 ;
conjugal ; installation des familles touchées par le chômage et la et, sur cette œuvre, L. Assier-
Andrieu, « Jean Carbonnier et la
précarité dans des représentations négatives d'elles-mêmes, de passion du droit », Droit et
leur place dans la société, de l'avenir, démultipliant les risques Société, 40, 1998, p. 651-658.
vécus et amenuisant les possibilités de s'en affranchir... Ce marty- 107. J. Commaïï.i.f. et C. Martin,
op. cit., p. 40.

639
L. Assier-Andrieu rologe de la famille par temps de crise résulte des données brutes
Les politiques de la vérité livrées par la statistique française 108. Ainsi la « structure
familiale : le droit entre familiale » manifeste-t-elle son rôle politique quand elle menace, pour
la science et le marché
des pans entiers de la population, de ne plus être en mesure de le
jouer, quand il appert que la fonction socialisatrice qui en était
tacitement attendue n'a rien d'automatique mais qu'elle repose sur
des agencements non manipulables à merci par le jeu des
subjectivités, enfin quand le spectre de sa « déstructuration » révèle
crûment ce qu'elle sert à structurer 109.
108. Famille et chômage,
rapport du groupe présidé par III. Les apories du libéralisme :
J. Commaille, Haut Conseil de la
Population et de la Famille, famille et justice sociale
Paris, juillet 1999.
109. Dans son texte introductif C'est d'un même mouvement l'idéologie individualiste et le
au rapport précité, J. Commaille libéralisme économique que la « déstructuration » familiale invite
utilise le terme de «
déstructuration » pour désigner : « pour logiquement à interroger. Que nous disent ces valeurs qui
les individus inscrits dans un régissent les sociétés développées sur ce malheur familial, signe, effet
système familial et social et et facteur du malheur social qu'elles ont créé, sinon voulu, et
touchés par le chômage, non
seulement une façon de vivre qu'elle doivent gérer à défaut de le vouloir éradiquer ? Que dit
découlant des difficultés l'apologie du subjectif sur ce qui englobe le sujet et le fait
matérielles, mais aussi une façon appartenir à la condition humaine et à son histoire ?
d'être inspirée par l'incertitude
et l'angoisse qu'elle provoque et Rien. Ou presque rien. Puisque la condition humaine n'est pas
marquée par les obstacles à conçue par le libéralisme contemporain comme « englobant » le
concevoir et à mettre en œuvre sujet ou, pour reprendre Legendre, comme l'inscrivant dans un
les moyens d'une réalisation de
soi et de celles de ses proches ensemble de montages de légalité qui « instituent la vie », mais
dans son univers privé et dans qu'à l'inverse le sujet humain est à lui seul le tout de l'homme et
la société » {op. cit., « Synthèse que la force agissante de ce « tout » est son incomplétude
et recommandations », p. 11).
originelle. Sur ce point, la littérature et la philosophie politique
1 10. M. Barrés, Le culte du moi
(1893), Paris, UGE, 1986, p. 24- rivalisent de simplicité. « Le moi, écrivait Barrés en 1893, découvre une
25 ; les « Barbares » harmonie universelle à mesure qu'il prend du monde une
représentent « tout ce qui peut nuire ou conscience plus large et plus sincère [...] ; il crée conformément à lui-
résister au Moi » (p. 21).
même ; il suffit qu'il existe réellement, qu'il ne soit pas devenu un
1 1 1. M. Barrés, « Un homme
libre » (1889), in Le culte du moi, reflet des Barbares, et dans un univers qui n'est que l'ensemble de
op. cit., p. 134. ses pensées régnera la belle ordonnance selon laquelle s'adaptent
112. Voir le succès de la théorie nécessairement les unes aux autres les conceptions d'un cerveau
des jeux dans la pensée lucide110. » « Voilà huit ans, affirme le héros de son Homme libre
économique et dans la pensée
juridique, et les modulations (1889), que, pour être moi, j'ai besoin d'une société exceptionnelle,
introduites par un philosophe d'exaltation continue et de mille petites amertumes ni. »
humaniste du droit tel que F. Ost, L'individu libéral repose sur un pari intellectuel et, dans le
« Théorie de la justice et droit à
l'aide sociale », in Individu et parcours historique qui conduit à sa prétention actuelle à
justice sociale. Autour de John l'hégémonie, il institue le tapis vert de la table de jeu comme le mode
Rawls, Paris, Seuil, 1988, p. 245- normal de l'établissement des relations entre les hommes112. On
275.
connaît le pari de Smith, misant sur la « main invisible » d'un
113. M. Gauchet, « De
l'avènement de l'individu à la marché censé exister comme « principe autonome de cohésion du
découverte de la société », Annales social indépendant de la volonté des individus et fonctionnant
Économies Sociétés Civilisations, rigoureusement à leur insu de manière à les rassembler»113. Le néo-
3, 1979, p. 463.

640
libéralisme contemporain en subjectivise la portée et subordonne Droit et Société 46-2000
ce rassemblement « insu » à une logique du manque et de l'incom-
plétude individuels - dont témoignent si bien les « héros » de
Barrés - conduisant à miser gros sur le tapis vert de l'histoire : à
savoir que des comportements tendus vers le comblement de ce
manque ontologique est supposée surgir une « loi commune
limitant les moi individuels selon les règles d'une normativité
autofondée »114. En d'autres termes, ceux de John Rawls, en l'absence
d'une mise en compétition des hommes, « il n'y aurait pas
d'occasion pour la vertu de justice, tout comme, en l'absence de
menaces physiques, il n'y aurait pas d'occasion pour le courage
physique»115. Comme le souligne son continuateur Jean-Pierre
Dupuy, instruisant à décharge, « le libéralisme anglo-saxon a une
véritable passion pour la question de la justice sociale »116. Cette
« passion » est présentée par Dupuy comme un moyen de
sublimer les difficultés des penseurs de l'économie politique saisis
d'effroi, de paralysie ou, plus vraisemblablement à nos yeux,
atteints d'un mélange d'incompétence et d'indifférence, pour
assumer les conséquences de « l'univers sans bornes » créé par
l'individualisme concurrentiel117.
Comme un chevalier blanc ou plutôt comme l'un de ces
joueurs sérieux - sobres, économes de leurs mises et soucieux
d'élaborer quelque martingale qui limite la force du hasard -,
Rawls habille le libéralisme triomphant du souci interne de
maîtriser ses menaces pour l'homme. Pour ce faire, il ennoblit de
philosophie la technique sententielle de l'équité et lui permet, à titre
conceptuel comme à titre moral, de transgresser les frontières des
cultures juridiques et politiques, comme il en va des marchandises
et de l'argent dans le système qu'il sert. Le succès de ses thèses
auprès des juristes, anglo-saxons puis continentaux, réside pour
partie en ce qu'elles permettent, comme l'a relevé Ronald Dworkin,
de laisser libre cours aux glorifications exaltées du système libéral
comme seul système économique légitime et à la multiplication
des éloges de la croissance, sans perdre de vue l'idée d'égalité
indispensable à la démocratie entendue comme le mode politique le
moins nocif à l'épanouissement de l'objet de leurs ardeurs
louangeuses118. Dworkin remarque aussi, pour expliquer l'ampleur de
114. J.-P. Dupuy, op. cit., p. 30.
sa réception, l'offre faite par Rawls de concilier universalisme et
115. J. Rawls, Théorie de la
historicisme119. Si l'équité est formulable comme principe de justice, trad. Paris, Seuil, 1987,
justice, c'est parce qu'elle résulte d'une mise sur l'égalité et la liberté p. 161.
des individus. Si, en revanche, elle est plus un horizon qu'une 116. Op. cit., p. 37.
réalité universelle, c'est parce que son degré de réalisation dépend 117. IbùL, p. 35.
de l'état de chaque culture juridique et politique particulière et, 118. R. Dworkin, « L'impact de
la philosophie de Rawls sur la
libéralisme oblige, du degré de « creusement des intuitions » pratique et la philosophie du
permettant de parvenir à l'équité que chaque culture est à même de droit », in Individu et justice
laisser faire. sociale..., op. cit., p. 37-53.
119. Ibid., p. 42-43.

641
L Assier-Andheu La généralité des principes est prudemment aménagée d'un
Les politiques de la vérité cadre hiérarchique, comme Rawls l'avance dans un texte
familiale : le droit entre postérieur à sa Théorie de la justice et explicatif de celui-ci : « [U]ne
la science et le marché certaine organisation de la structure de base, certaines formes
institutionnelles sont mieux faites pour réaliser les valeurs de la liberté
et de l'égalité quand les citoyens sont considérés comme des
personnes libres et égales - c'est-à-dire comme doués d'une
personnalité morale qui leur permet de participer à une société envisagée
comme une coopération équitable en vue de l'avantage
mutuel120. » Liberté, égalité, équité, coopération et mutualité : autant
de mots à lire comme on lisait aux siècles passés la « civilisation ».
Tous y sont conviés mais tous ne peuvent y accéder par eux-
mêmes. Parfois, il devient « juste » qu'on les y aide : une
démocratie historiquement instruite, la démocratie américaine, se dessine
dans cet addendum comme l'île d'Utopie apparaissait à Thomas
More, à cette différence près que l'île institutionnelle la « mieux
faite pour réaliser les valeurs de la liberté et de l'égalité » existe
concrètement, et que concrètement elle gouverne sans régner.
On retiendra enfin de Rawls cette justification des inégalités
sociales. Les principes de justice s'entendent pour lui dans la
société issue de la concurrence des individus sur deux plans :
« Chaque personne, en premier plan, a un droit égal à un système
pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour
tous, compatible à un même système pour tous » - un plan
largement ouvert au relativisme : l'égalité et le système étant de valeur
suprême pourvu qu'ils fussent les mêmes « pour tous » - ; en
second plan : « Les inégalités sociales et économiques doivent
remplir deux conditions : en premier heu, elles doivent être attachées
à des fonctions et à des positions ouvertes à tous dans des
conditions de juste égalité des chances ; et en second heu, elles doivent
être au plus grand avantage des membres les plus défavorisés de
la société 121. » Sur la part à faire à ceux-ci, « les plus défavorisés »,
on doit rejoindre le tapis vert : « Le pari est que ces idées et ces
principes puissent être formulés assez clairement pour constituer
une conception de la justice politique s'accordant avec nos
conceptions les plus solides 122. » En postulant l'égalité des
chances au départ, on légitime l'inégalité des conditions à l'arrivée, et
pourvu que celle-ci soit légitimée, il devient logique, rationnel,
obligatoire qu'on la gère. C'est ainsi que le libéralisme invente la
question sociale, comme un souci marginal de ne pas abandonner
120. J. Rawls, « La théorie de la les perdants du tapis vert à la libre disposition de leur malheur.
justice comme équité : une Les « conceptions les plus solides » des cultures interviennent. Elle
théorie politique et non pas sont toutes riches, par structure anthropologique et par religiosité,
métaphysique », trad. in Individu et
justice sociale..., op. cit., p. 283- de formules de solidarité. Elles sont néanmoins, par ce schéma,
284. conçues comme des accessoires mobilisés dans l'après-coup de la
Ul.Ibid., p. 284. survenue du malheur réel, familial et individuel. Les « conceptions
122. Ibid., p. 285. les plus solides de la culture » ont des points communs, quelle

642
que soit la culture, que le libéralisme feint d'ignorer, pour mieux Droit et Société 46-2000
signaler le malheur comme enjeu gestionnaire - c'est le sens de
l'immense soulagement apporté par la philosophie de Rawls chez
les tenants de la globalisation de l'économie : au moins Rawls se
préoccupe-t-il des « défavorisés » de la roulette économique. À ces
points communs, facteurs de solidarité, la logique gestionnaire,
grammaire du libéralisme, fait désormais le plus logique des
appels.
Nous touchons ici au paradoxe qui fait qu'une fois parvenu à
générer de façon endémique des individus absolus, libres de
toutes attaches, le système libéral ne peut que postuler qu'ils ne
soient point totalement ce qu'ils sont, qu'ils ne soient pas
totalement privés des liens aptes à les doter d'une « volonté », c'est-à-
dire d'une conscience d'appartenir à la société et d'un désir de se
projeter dans l'avenir, sans l'existence de laquelle la démocratie ne
saurait exister. L'individu est affranchi des entraves que Smith
dénonçait à un moment de l'histoire où ces entraves ont changé de
sens : elles ne sont plus les obstacles mais, d'une certaine manière,
les conditions de la jouissance de la liberté. Le management social
qui prolifère dans les politiques publiques ou privées de ces
sociétés, en heu et place du welfare state, présuppose que l'individu
laissé pour compte du banquet économique soit « affilié » pour
pouvoir le gérer sur le mode unique que connaît le management, le
contrat, et solliciter dans ce mode le même « consentement », la
même volonté consciente et éclairée, que présupposent les
biomédecines. Pour que ce consentement soit possible, que la volonté
individuelle puisse être juridiquement et politiquement avérée, il
faut préserver, reconstituer, encourager le creuset dont, anthro-
pologiquement, elle émane : le lien familial producteur primordial
de l'identité. À défaut de cette volonté, à défaut de la capacité de
consentir, ce n'est pas le malheur individuel et social que l'on gère,
c'est la maladie que l'on soigne. Ainsi, au bout de la logique
libérale, réapparaît la famille sous la forme d'une nécessité politique,
d'une condition sine qua non de l'affleurement de la liberté de
consentir à la multiplicité des contrats que l'ère de l'individu
valorise comme seule manière d'être au monde. Dans cette logique du
recours, la question ontologique se repose de façon rudimentaire ;
la famille devenant, dans l'insu du politique, ce qui en permet
l'existence.
La théorie libérale d'aujourd'hui nous livre, en résumé, moins
qu'un individu, un homme nu et incomplet, en manque. Comme la
sollicitude sociale du libéralisme repose sur l'équité, il lui
appartient de penser la gestion des exclusions et du malheur social
qu'elle produit structurellement ou mécaniquement. Elle est coite
sur la question de la famille-recours, si ce n'est en la
réintroduisant dans une lecture managériale de la réalité, au titre des
solidarités non monétaires, comme facteur d'évitement des coûts so-

643
L. Assier-Andrieu ciaux, comme instrument qu'il faut revaloriser idéologiquement
Les politiques de la vérité pour faire baisser les charges publiques. Il faut réinjecter de la
familiale : le droit entre valeur famille et de la valeur communautaire dans un espace
la science et le marché idéologique qui a placé l'économie au sommet de toutes les
valeurs. Quel est son statut le plus clair ? Celui d'une technique de
gestion de la crise. En revalorisant une morale de la solidarité
familiale, on favorise l'autogestion par les individus
économiquement précarisés de la précarité créée par le fonctionnement
normal du système économique, transférant ainsi la responsabilité du
lien social aux victimes de sa déliaison et exonérant les coupables
au titre du respect de la sphère privée. Que peuvent les
entreprises qui « dégraissent » à l'affaissement moral et à l'aspiration
exacerbée à l'assouvissement des désirs individuels qui conduisent
aux désintégrations des ménages, aux crises aiguës des
comportements infantiles privés de rapport au père et à la loi ? Plus la
famille renaît sous la forme idéologique d'une obligation morale,
plus les miséreux apparaissent coupables de leur individualisme
puisqu'il est avéré que les liens familiaux protègent mieux des
effets du chômage endémique que l'absence de tels liens.
Sur le statut ontologique de la famille, le libéralisme n'a en
revanche rien à dire. Vraiment rien, puisque pour lui, réellement, et
non plus abstraitement comme chez les révolutionnaires français
et leur loi Le Chapelier, la société est l'effet provisoire de la
coexistence concurrentielle d'individus en manque de ce qu'est censé
remplir, par hypothèse, le résultat de leur concurrence. C'est ce
vide qu'expriment les tenants d'une contractualisation généralisée
du vivant, au même titre qu'à toute expression de la liberté, de
vendre, d'acheter, d'accéder aux moyens de satisfaire ses désirs,
une seule forme juridique suffit : le contrat, l'échange compétitif
de volontés particulières réglant leurs sorts respectifs par
convention et pour l'objet de ladite convention. Ce qui ressort de cette
disponibilité généralisée du réel à la passation de conventions in-
ter-individuelles, de cette négation au fond du principe
d'indisponibilité historiquement construit par référence à la nature, peut-il
s'appeler « droit » ? La prohibition de l'inceste peut-elle être
réduite par convention biomédicale à une interdiction précise de
combinaisons consanguines de gamètes, non pas pour instituer
« le passage de la nature à la culture » mais pour fabriquer de
l'humain selon quelques normes minimales de qualité matérielle ?
Le droit de la famille est-il devenu comme le droit féodal un
domaine caduc, prié de gérer les survivances d'un ordre ancien en
voie d'extinction pour laisser place à une subdivision du droit des
obligations concernant les conventions de création et de gestion
de la vie humaine ?

644
Droit et Société 46-2000
IV. La vocation politique du droit : repenser
la nature

Dans la mesure où, pour reprendre une formule de Pierre Le-


gendre, « l'idée du droit dépend de l'idée que nos sociétés se font
de la notion même de la vie », les énigmes que pose au juriste le
dossier biomédical relèvent nécessairement pour lui d'autres voies
que celles de la désertion conceptuelle, au bénéfice de la science,
ou de la soumission politique à l'idéologie qui accorde à la
catégorie économique une valeur supérieure à celle du droit123. Avec
l'avènement des démocraties modernes, le juriste est devenu
l'interprète de cette version nouvelle de la dignitas romaine et du
ius gentium que constitue la philosophie des droits de l'homme.
De sa capacité de mettre en cohérence cette « idée du droit et de la
vie » avec, d'une part, le caractère irréversible de l'innovation
technique et, d'autre part, la logique qui transforme la parenté en
espace de libre-échange de services et de marchandises ou en
instrument de politique sociale, semble dépendre non seulement le
destin particulier des rapports entre parents et enfants, et la place
123. Depuis la fin des années
de ceux-ci dans l'agencement des rapports humains en général, 1970, le Law and Economies Mo-
mais aussi la survie même du droit comme vecteur d'organisation vement s'attache à légitimer par
sociale. des moyens théoriques puisés
Peut-on penser la nouveauté avec les moyens d'hier ? John notamment en philosophie et en
anthropologie la « naturalité »
Locke avait en son temps soulevé que des nommes différents de la subordination causale de
donneraient des réponses différentes à la question de savoir si la juridicité humaine aux
« un fœtus de forme bizarre est à la naissance un homme ou moyens dont les sociétés tirent
leur subsistance et dont le
non » 124. Sans doute prendrait-il aujourd'hui son exemple plus en système à la fois le plus achevé et
amont dans la formation cellulaire de l'humain et rejoindrait-il le le plus conforme à la logique
débat sur la nature juridique de l'embryon. Il constaterait humaine de poursuite de
l'intérêt individuel serait le
néanmoins la saisissante variété des systèmes de pensée, des modes de libéralisme ; voir la lecture écono-
désignation et des techniques d'interprétation qui, pour une même miciste de la sexualité effectuée
réalité, alimentent le débat sur la construction d'un droit de par R. Posner, Sex and Reason,
Cambridge, Cambridge Universi-
l'humain qui puisse ne pas être attentatoire aux droits humains, si ty Press, 1994. On pensera aussi
tant est que l'on s'accorde sur les limites de l'humain. La à ce brocard du publiciste
requalification des savoirs utiles à la pensée juridique semble R. Reeves : « Americans, for bet-
ter or worse, will give up almost
indispensable pour que le foisonnement des « vérités » ne laisse, comme le
anything for freedom, including
disait Locke, l'obscurité et le désordre jeter un voile devant nos family » (New York Times, 16
yeux et abuser de notre compréhension. C'est à ce foisonnement nov. 1988).
qu'il semble falloir imputer la faiblesse d'instruments tels que la 124. Essay Concerning Human
Understanding (Uvre III, 1690).
Convention européenne sur les droits de l'homme et la
125. M.-T. Meulders-Klein, « Les
biomédecine de 1997 qui, comme l'a récemment souligné Marie-Thérèse droits de l'enfant face au droit à
Meulders-Klein, a convenu d'un espace si réduit de vérité l'enfant et les procréations
commune qu'on y omet de traiter des procréations médicalement médicalement assistées », in Id., La
personne, la famille et le droit
assistées125. Le bagage des savoirs constitués est interpellé et 1968-1998. Trois décennies de
convoqué par l'actualité événementielle bien plus volontiers que, mutations en Occident,
comme le voudrait la planification scientiste, il ne sert à en maîtri- Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1999,
p. 285-326.

645
L. Assier-Andrieu ser l'« impact » sur la société. Chaque cause possède ses experts et
Les politiques de la vérité ses contre-experts. En face, par exemple, des évaluations de
familiale : le droit entre l'intérêt de l'enfant, né ou à naître, se dressent, nolens volens, les
la science et le marché justifications du désir d'enfant, dont la technique autorise la
satisfaction la plus ample. Dans l'Espagne dotée depuis 1988 d'une
législation couronnant, comme on l'a vu, la « femme-famille » en ce
qu'elle permet à toute femme majeure et capable d'être «
réceptrice » de FF/ETE, quel que soit son statut matrimonial ou sa
sexualité, un cas célèbre a vu une demanderesse mariée et mère de
cinq garçons autorisée par un jugement de premier degré (non
confirmé au-delà) à bénéficier de sélection du sexe sur la base
d'expertises psychiatriques stipulant que la mise au monde d'une
petite fille contribuerait à soigner son état dépressif126. Serait-il
de l'intérêt de reniant de connaître le mobile médicamenteux de
son origine ? L'atomisation des expertises susceptibles d'intervenir
126. Cf. L. Assier-Andrieu et aux différents niveaux de l'échelle sociale laisse apercevoir la
J. Commaille (sous la dir.), prédominance d'une éthique de l'intérêt individuel ou des groupes
Politique des lois en Europe. La constitués (par âge, par genre, par profession, et selon les
filiation comme modèle de
comparaison, Paris, LGDJ, 1995, déclinaisons modernes de l'appartenance), servie par les argumentaires
chapitre 2 : L. Assier-Andrieu (et al.), appropriés, où science et désir, offre de services et demande
« Espagne : Politique, science et sociale, entrent en résonance sans autre horizon juridique que la
droit naturel », p. 1 1 1 ; la
mention ici faite de ce cas ne se liberté contractuelle ; forcément négligente, par essence, du souci
situe pas dans une optique de prendre en compte qui ne peut contracter. Tantôt l'intérêt trie
strictement juridique : û ne s'agit dans le répertoire des savoirs le plus apte à soutenir son projet,
pas d'une jurisprudence mais tantôt la science elle-même s'érige en intérêt et, véritable
d'une expérience-limite qui
montre que peut exister, devant grammaire du marché procréatif, dessine le paysage de l'échange selon
un tribunal, un faisceau de son lexique. Dans les deux cas, des visions partielles sont
légitimations et d'acceptations subrogées à la cohérence générale que le droit a pour mission historique
d'une conception de l'enfant en
tant que chose. d'instituer pour la société en général, jusqu'au plus ténu de ses
127. On prêtera attention à membres, fût-il dépourvu de volonté, pour le citoyen comme pour
l'émergence d'une « citoyenneté l'étranger127.
flexible » par forçage de Dans la mesure où les diverses conceptions possibles du tracé
catégories canoniques de l'état de
santé auprès de populations de la ligne de partage entre nature et culture sont à présent
immigrées : il s'agit, pour reprendre caduques en raison de la faculté offerte à l'humain de passer des
Michel Foucault, de fabriquer conventions jusqu'au cœur, réputé inaccessible, de l'ordre
des « sujets biopolitiques » ; cf.
les études menées par A. Ong en « naturel » de la parenté, il faut admettre que ce sont les
Californie : « Making the biopoli- propriétés sociales, politiques et juridiques de l'homme selon l'ancien
tical subject : Cambodian tracé qui se trouvent affectées et que ces propriétés méritent d'être
immigrants, refugee medicine and
cultural citizenship in Califor- repensées et refondées. Ce qui suppose une efflorescence
nia », Social Sciences and d'analyses et un effort de mise en cohérence au moins aussi importants
Medicine, 40 (9), 1995, p. 1243-1257 ; que l'œuvre accomplie par les philosophes des Lumières pour
« Cultural citizenship as sub-
accoucher de la modernité. Ce qui suppose aussi d'accepter que
ject-making », Current Anthro-
pology, 37 (5), 1996, p. 737-762 ; l'horizon de l'entreprise soit le dépassement de cette modernité
et son récent ouvrage générali- libérale dont les catégories - à commencer par celle d'individu -
sateur, Flexible Citizenship. The affichent crûment leur incapacité à servir de terreau pour penser
Cultural Logics of Transnationa-
lity, Durham and London, Duke juridiquement l'humain.
University Press, 1999.

646
En quoi consiste le nouveau tracé ? Quelle part de « nature » Droit et Société 46-2000
serait désormais soumise à la délibération politique et aux choix
juridiques ? On peut prendre appui sur la synthèse brossée par
l'anthropologue Françoise Héritier aux tous débuts de la réflexion
sur les liens neufs noués par la génétique, la procréation et le
droit 128. La variété des systèmes de parenté obéit, nous dit-elle, à
un petit nombre d'« invariants biologiques » : 1) « il n'y a que deux
sexes et leur rencontre (ou la fusion de leurs gamètes) est
nécessaire dans l'acte de procréation » ; 2) la procréation entraîne une
succession de générations dont l'ordre ne peut être inversé (celle
des parents précède celle des enfants) ; 3) « un ordre de
succession des naissances au sein d'une même génération classe les
individus en aînés et cadets, et des lignes parallèles de descendance
sont issues des individus ainsi classés ». On n'entrera pas ici dans
le détail des multiples façons dont les biomédecines anéantissent
ou sont susceptibles d'anéantir la portée de ces « invariants »
devenus des variables parmi d'autres du « projet procréateur ».
Retenons-en simplement quelques conséquences. Les trois éléments
signalés par Françoise Héritier fonctionnent universellement
comme des principes de différenciation de catégories d'humains
autorisant ces humains, parce que différenciés, à entrer dans la
ronde des échanges fondateurs de la condition humaine.
Parmi les peuples du monde, les Romains ne procédèrent pas
autrement qu'en respectant et en utilisant ces principes pour
léguer aux cultures occidentales - via la révision canoniste des XIIe
et XIIIe siècles - cet édifice normatif qu'est la structure
généalogique, imprégnant nos représentations du monde comme le contenu
de nos manuels de droit 129. L'effacement des « invariants »
précités invite à investir le détail des conséquences envisageables et la
série de représentations de l'humain en totalité qui pourra s'en
dégager d'une raison juridique fondée sur la délibération
démocratique. La tâche ne saurait se réduire à une réitération pure et
simple de la « structure » ou de la « tradition », non plus qu'à une 128. F. Héritier- Auge, « La cuisse
confiance illimitée dans l'inventivité contractuelle comme méthode de Jupiter. Réflexions sur les
nouveaux modes de
d'adaptation au changement. La première voie suppose procréation », L'Homme. Revue
d'as ujet ir le droit de la famille à l'imposition politique d'un modèle tenu française d'anthropologie, XXV, 95
pour seul possible parce que délivré par la culture, favorisant ainsi (2), 1985, p. 5-22.
l'éclatement des régimes juridiques de la famille en autant de 129. Cf. P. Stein, Légal Evolution.
The Story ofan Idea, Cambridge,
cultures identifiables et politiquement revendiquées, repoussant Cambridge University Press,
toute mise en forme communautaire de la famille comme son 1980 ; H.J. Berman, Law and
incorporation dans la thématique universelle des droits de l'homme Révolution. The Formation of
Western Légal Tradition, Cambridge
au bénéfice d'une juxtaposition dangereuse de nationalismes (Mass.) and London, Harvard
culturels qui prendraient la différence familiale pour bannière. University Press, 1983 ;
L'affaiblissement objectif des notions de consentement et de P. Legendre, L'inestimable objet
de la transmission. Étude sur le
volonté individuels privent la seconde voie d'une fiabilité autre que principe généalogique en
partielle, pour régler des aspects ponctuels de la problématique (la Occident. Leçons IV, Paris, Fayard,
formation du couple ou l'accès aux fécondations in vitro, par 1985.

647
L. Assier-Andrieu exemple) sans être à même de faire surgir du fouillis des
Les politiques de la vérité interactions contractuelles une conception cohérente du sort juridique de
familiale : le droit entre la reproduction humaine. Un retour sur les origines romaines des
la science et le marché cultures juridiques occidentales peut aider à appréhender la tâche
en cause, à sa juste et sereine hauteur, sans l'effroi que suscite la
perspective de voir s'effondrer une structure qui a fait ses
preuves, ni la désinvolture que le libéralisme contractuel installe dans
les esprits avec la croyance que penser la reproduction humaine
relève d'une gestion technicienne du progrès.
La nature n'est que la représentation que l'on s'en fait.
Comment les juristes des IIe et IIP siècles envisageaient-ils le rapport à
la nature dans l'élaboration d'un droit de la généalogie, c'est-à-dire
d'une norme de reproduction de l'espèce 13°? La nature est chez
eux plus un confront et un réservoir dans lequel il est loisible au
droit de puiser des repères, qu'une norme ultime dont on suivrait
les injonctions. La posture est en cela fort différente de la logique
empruntée par les tenants de la « vérité biologique » de la filiation,
en matière d'accès à l'identité des donneurs de gamètes ou des
parents génétiques en matière d'adoption, où la naturalité de la
relation prévaut sur tout autre lien (y compris l'attachement affectif)
dans l'établissement de l'identité du sujet humain. À Rome,
l'adoption imite la nature dans la mesure où l'adoptant doit être en âge
d'avoir vraisemblablement pu procréer l'adopté - le droit fixera
d'ailleurs un écart rninimal de dix-huit ans - et le système de
parenté se construit sur sept degrés car la durée de la vie interdit à
quiconque de connaître ses collatéraux au-delà du septième degré
du vivant de l'aïeul qui leur est commun. Comme il ne peut sortir
plusieurs enfants en même temps du ventre de la mère et que ce
serait un « prodige » (pro monstro) qu'un fils naisse avant son
père, un ordre social naît ainsi de la parenté, non pas comme Lévi-
Strauss le pensait en subissant les diktats de la nature, mais en
tenant singulièrement celle-ci pour une fiction parmi d'autres, utile
aux montages du droit.
L'abrogation technique des contraintes estimées naturelles de
la reproduction humaine permet un regard rétrospectif
certainement plus clair sur les fondements de la normativité généalogique,
dans la tradition romano-canonique comme dans les autres
traditions. Elle invite surtout, et c'est ici ce qui importe le plus, à
repenser les contours mêmes de l'espèce humaine : c'est-à-dire de
ses limites et de ses confronts. La prohibition de l'inceste, Limite
anthropologique par laquelle l'homme passe de la nature à la culture
(Lévi-Strauss), voit s'affaiblir sa portée dès lors qu'il n'est plus
130. Y. Thomas, « L'institution
juridique de la nature l'interdit fondateur de l'obligation d'échanger, comme dans la
(remarques sur la casuistique du droit thèse structuraliste, ni l'interdit inaugural de la Loi (au sens
naturel à Rome) », Revue freudien), mais qu'elle se trouve réduite par le jeu de la circulation des
d'histoire des facultés de droit et
de la science juridique, 6, 1988, gamètes à un simple évitement de consanguinité. Ainsi perd-elle
p. 27-48. sa fonction limitrophe, entre nature et culture, pour ressortir ex-

648
clusivement de la biologie ; si tant est qu'elle puisse y persister Droit et Société 46-2000
dans ce domaine rompu aux méthodes d'amélioration des espèces.
Ses assises anthropologiques sont-elles fragilisées pour autant ?
C'est autour de la subjectivité des acteurs divers des processus
biomédicaux, au premier rang desquels figure la femme «
réceptrice », comme l'on dit en Espagne, ou « candidate » à la FIVETE,
comme l'on dit en France, qu'il convient de centrer cette question
essentielle, avec la ressource de la psychanalyse131. Les
représentations symboliques opposent parfois aux mutations
technologiques de plus fortes résistances que les législations. Les confronts
de l'homme, ce sont les autres espèces animales. Jusqu'à présent,
la distinction humaine reposait plus sur des appréciations
culturelles - l'animal vit en société, l'homme produit de la société - que
biologiques. Les législations ou les pratiques biomédicales
apposent volontiers des critères biologiques sur ce seuil capital,
surveillé avec la plus grande vigilance par la pensée mythique, en
interdisant expressément la fabrication d'hybrides ou de « chimères »
(comme le stipule la loi espagnole de 1988), et en rejetant l'emploi
de matériaux génétiques d'origine animale à un stade quelconque
du processus de procréation humaine. Bornons-nous à noter que
la biologie a pris au sérieux les enseignements du mythe ; trop
peut-être : nous laissant entrevoir sa tentation de les négliger.

Conclusion : l'espace nécessaire de la


démocratie

Ainsi, ce qui relevait pour nos pères, savants ou plébéiens, de


l'ordre de la nature appartient désormais à celui de la culture,
mais, comme en témoigne ce qui précède, c'est majoritairement de
connaissances biologiques, c'est-à-dire naturelles, que nous
investissons l'espace laissé vacant par le déplacement historique du
curseur de notre entendement. En dépit de cette tendance, il
importe de revenir sur le caractère politique que revêt, en
démocratie, la culturalisation généralisée de la parenté. Il advient
indispensable que soient politiquement repensés aujourd'hui l'ensemble
des attendus éthiques et religieux, philosophiques et moraux,
anthropologiques et juridiques constitutifs des séries de distinctions
nous permettant de juger l'humain de l'inhumain, de distinguer le
possible de l'impossible. Sans plus pouvoir adosser nos réflexions
au butoir moelleux des lois « naturelles ». C'est, d'un même
mouvement, l'ordre de la famille, l'ordre universel de parenté et les
facteurs distinctifs de l'humain qui entrent désormais dans l'arène
politique pour y faire l'objet de délibérations conscientes.
En résumé, deux voies principales semblent s'ouvrir devant
nous pour penser cette incorporation de la perpétuation de 131. m. juan jerez, Medicaiiza-
l'espèce dans le domaine des choix politiques. Deux voies qui nous don dei nadmiento, th. Univer-
sidad de Barcelona, 1996.

649
L. Assier-Andrieu renvoient aux concepts de « statut » et de « contrat » par lesquels
Les politiques de la vérité Henry Surnner Maine nous invitait à penser l'organisation et la
familiale : le droit entre différenciation des sociétés humaines dans le temps et dans
la science et le marché l'espace132, ou, après lui, à l'opposition entre « holisme » et «
individualisme » par laquelle Louis Dumont caractérise la coupure entre
les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes 133.
La première voie, de type « holiste », procède de l'idée de
statut ou de structure. Le destin du tout social y occupe une valeur
supérieure aux aspirations de chaque individu singulier. Elle
permet d'accorder la priorité, par tous les moyens éthiques,
philosophiques, anthropologiques et historiques que nous puissions
mobiliser par effort de science, d'érudition et de conscience, à un
ordre humain dont les montages essentiels sont indisponibles à la
volonté d'hommes t de femmes particuliers - fussent-ils réunis
dans la meilleure, la plus éclairée et la plus vertueuse des
assemblées démocratiques. Ainsi, le programme généalogique élaboré
par les sociétés occidentales dans l'histoire longue et, au fond, peu
mouvante de ses institutions, ne saurait se voir fondamentalement
altéré sans exposer la société au danger que ce programme s'est
attaché à conjurer : la folie de l'indifférenciation dont l'inceste
constitue le paroxysme. C'est, sous ce jour, parce que la
généalogie procède de « l'institution de la vie » elle-même qu'elle n'est pas
manipulable à merci et que ses éléments cardinaux (l'ordre de la
descendance, l'office du père ou le caractère instituant de la
filiation) doivent être soustraits du champ délibératif 134. La fonction
médiatrice ou interprétatrice qui incombe au juriste n'est pas, sur
ce chemin, de complaire à l'air du temps et de réguler la nouvelle
« fabrique des bébés » mais de réaffirmer la nécessité de fonder le
droit de l'espèce humaine sur la raison et non sur un matérialisme
biologique que Legendre appelle volontiers une « conception
bouchère de l'humanité ». En outre, l'universalité du principe
généalogique et la restriction à un petit nombre de sociétés de la capacité
de jouir des ressources biomédicales soulèvent sur le terrain des
droits de l'homme l'épineux problème de l'émergence d'un diffé-
132. H.S. Maine, Ancient Law. Its rentialisme radical entre deux façons de penser l'humain selon
Connection with the Early Histo- que l'on accepte ou pas de démonter le principe généalogique en
ry of Society and its Relation to tout ou en partie pour lui substituer une conception biologique de
Modem Ideas, London, 1861 (re-
print Gloucester, Peter Smith, la vérité. La position legendrienne, sourcée par l'Occident mais
1970). universaliste dans son principe, permet de conjurer cette
133. L. Dumont, Essais sur renaissance possible d'un « grand partage » redoutablement inégalitaire
l'individualisme. Une perspective de l'humanité.
anthropologique sur l'idéologie
moderne, Paris, Seuil, 1983. À l'opposé, nous trouvons la voie, moderne par excellence, du
134. Voir les différents volumes contrat et de l'individualisme. La reproduction humaine s'y laisse
des Leçons de P. Legendre, Paris, voir comme le résultat d'une contractualisation généralisée entre
Fayard^ dont Les enfants du des individus souverains, munis du répertoire extensif des droits
texte. Etude sur la fonction
parentale des États. Leçons VI, subjectifs que leur reconnaissent les instances politiques et leurs
1992. relais législatifs. Depuis Locke, Mill et surtout Adam Smith, pour le

650
temps présent, l'individualisme incarne, selon la formule de Marx, Droit et Société 46-2000
la capacité pour chacun de « transporter son pouvoir social dans
sa poche ». À la différence des sociétés holistes, les sociétés
modernes valorisent en premier lieu l'être humain individuel, dissocié
de toutes appartenances englobantes : chaque homme est une
incarnation de l'humanité tout entière, et comme tel il est égal à tout
autre, et libre135. La prévalence dans les législations et
conventions européennes actuelles de la notion de consentement dans les
actes biomédicaux témoigne de la prégnance de la conception
individualiste. Contractualiser la filiation par simple accord
interindividuel sur un « projet d'enfant », doter l'embryon de la capacité
de créer subjectivement des effets de droit 136, ouvrir le champ
total de la parenté à la faculté négociatrice d'autant de sujets
souverains qu'il sera loisible d'en identifier, telle semble la logique suivie
par une évolution idéologique du concept de « droits de l'homme »
orientée vers la satisfaction des désirs de chacun. Comme le notait
Marie-Thérèse Meulders-Klein 137, la fabrication d'un humain peut-
elle sans attenter à l'essence même des droits de l'homme avoir
pour origine la satisfaction du besoin ou du désir d'un autre être
humain ? La récente jurisprudence britannique Blood semble ainsi
associer un mobile humanitaire à l'autorisation d'une fécondation
post mortem sans consentement du défunt, demandée par l'épouse
de celui-ci et justifiée par la cour en raison de la liberté des
prestations de services en Europe 138. Par l'individualisme, l'organisation
humaine est vouée à la logique des échanges de biens et de
services, et les modes de perpétuation de l'espèce et de vie en famille
disparaissent sous le flux des négociations consuméristes.
La seconde voie idéologique domine le débat public et les
choix politiques, accompagnée toutefois à chaque avancée
technologique (on pense au clonage) d'avertissements énoncés au nom
de la première, mais, semble-t-il, insuffisamment convaincants
pour empêcher que ne se banalisent rapidement lesdites
innovations. Nous travaillons néanmoins sous l'emprise d'un curieux
paradoxe temporel. Pèse sur nous la nécessité de dire consciemment 135. Cf. L. Dumont, Homo Ae-
la loi concrète et les lois particulières, jusqu'au plus ténu des cas, qualis. Genèse et
épanouissement de l'idéologie économique,
d'une espèce, l'espèce humaine, dont le dieu d'Abraham, les sco-
Paris, Gallimard, 1977 ;
lastiques, les philosophes, Darwin ou Lévi-Strauss ne nous ont fortement inspiré par K. Polanyi, The
légué que les moyens d'éprouver la transcendance. Sans doute Great Transformation, Beacon
convient-il de procéder à la manière des jurisconsultes romains et Press, 1957.
136. Comme c'est le cas de la
de ne nous sentir tenus que par les lois auxquelles nous nous législation de l'État américain de
serons liés, en prétendant avoir déjà domestiqué ce qui pour Louisiane depuis 1986.
l'instant nous échappe. Quelle loi pour l'homme ? 137. Article cité.
Qu'un nouveau contrat social démocratique incorpore les 138. D. Morgan and R.G. Lee,
conditions de perpétuation de l'espèce, tel est l'enjeu que le savant « In the Name of the Father ? Ex
Parte Blood : Dealing with No-
comme le politique peuvent se donner les moyens de soumettre velty and Anomaly », Modem
au peuple souverain. Il est, dans les démocraties européennes, LawReview, 60, 1997, p. 840-
856.

651
L Assier-Andrieu volontiers consulté, ce peuple, pour se prononcer sur l'ordre
Les politiques de la vérité économique, dans la mesure où les positionnements vis-à-vis des
familiale : le droit entre « contraintes » de l'économie dominent les agendas partisans.
la science et le marché Doit-il l'être pour décider de l'avenir de la famille et, par elle, du
genre humain lui-même, ou est-il déjà acquis que la rationalité
économique en englobe le champ, que chacun puisse consommer à
sa guise les services du marché biomédical et que chacun fabrique
à son gré autant de systèmes de parenté qu'il éprouve de désirs et
de besoins à satisfaire ? Sommes-nous condamnés à la linéarité
d'une histoire qui condamne le droit à la fonction d'exécutant des
décisions du « progrès » ou acceptons-nous de voir, hier et
ailleurs, que si « un pays se construit sur le droit », le socle de cette
construction mérite d'être interrogé ? Le plus formidable des
événements technologiques reste au regard de l'aventure humaine un
événement.
Des deux pistes selon lesquelles semble s'organiser la
réflexion, il est possible de n'en faire qu'une. Il convient de prendre
acte que la « structure » idéale d'une famille indisponible, réifiée,
fixiste, portée par tradition et porteuse de « valeurs essentielles »
présente un caractère idéologique si ingénu qu'elle ne résiste pas
plus à la critique intellectuelle qu'au jeu de la volonté
démocratique (ainsi qu'en témoignent les diverses légalisations d'une
possible parenté homosexuelle). En la matière, l'appel à la nécessité
anthropologique d'une structure familiale est desservi par l'emploi
d'arguments qui, tirés du passé, butent sur la réalité d'une
abrogation de ce passé par l'effacement biologique des repères hérités
sur la démarcation de la nature et de la culture. La volonté de
structurer la société sur la famille relève désormais objectivement
de la confrontation politique et c'est sur ce terrain qu'il importe de
la porter, en excipant bien sûr des leçons du passé mais sans en
faire le butoir indépassable de la pensée, et moins encore un
argument d'autorité (sic patres voluere). La voie libérale contractuelle
exprime elle-même ses propres limites et ses propres
contradictions dans la mesure où son épanouissement suppose, comme on
a tenté de le montrer, des individus capables de consentir, dotés
de volonté, et où la dureté des situations critiques provoquées par
l'économie signale l'intime solidarité entre cet individu idéal et la
fonction familiale d'institution des êtres comme sujets.
C'est autour de cette double critique d'une structure
indiscutable et de la dénégation de la nécessité d'une structure que
mérite de s'articuler le débat sur la famille, sur son droit et sur les
droits de l'homme. Les termes du débat sourdent des multiples
points de controverse scientifique dont on aura dans ce texte
parcouru cursivement quelques aspects. Il pèse cependant sur les
cercles savants, où ces points sont évoqués et discourus, l'obligation
démocratique de rétrécir entre eux les fossés qui les privent d'une
perspective globale sur cette question simple : quelle loi pour

652
l'homme ? À la suite de cette clarification globale des termes du Droit et Société 46-2000
débat, il appartient aux savants de laisser le politique s'en saisir et
il appartient à la réflexion juridique de restaurer sa fonction
d'interprète en traduisant clairement l'éventail des possibilités
désormais ouvertes pour penser et produire un droit de l'humain.
Enfin, c'est au siège de la démocratie, à la volonté populaire, qu'il
importe de soumettre la question, une fois éclaircie. La démocratie
peut-elle exister sans que le peuple ne s'interroge et ne se
prononce sur sa propre existence ? Puisqu'il est avéré que la survenue
des biomédecines appelle des choix et des réponses qui engagent
la perpétuation de l'espèce humaine et les conditions les plus
profondes de l'existence de chacun de ses membres, ce n'est ni aux
savants, ni aux oligarchies des comités d'éthique, non plus qu'à
des séries de mesures partielles qu'il convient de recourir. Ces
solutions d'attente auront rempli leur rôle aussitôt que la question
aura passé, dans toute son ampleur, des cénacles élitaires à l'agora
populaire. Constater la déficience et l'obsolescence des modes
actuels de circulation de l'information et de régulation est une
urgence de philosophie populaire en même temps qu'une urgence
pour la démocratie. L'une et l'autre peuvent et doivent se secourir
mutuellement. À moins de souhaiter la mercantilisation de l'humain
et la folie d'un monde sans lois, il faut que chaque citoyen dispose
des moyens de concevoir qu'il lui revient désormais de choisir la
loi de l'homme, publier avec toute la clarté requise à la formation
des opinions qu'il y a matière à choix, et permettre l'expression de
ce choix sous une forme politique à la fois simple et solennelle.
Rarement, sinon jamais, la volonté populaire aura mérité de se
forger sur une matière concrète, explicite et sensible pour toutes
les subjectivités, pour assumer à si bon escient la faculté
d'incarner l'intérêt général qu'avec nos anciens nous plaçons en
elle139.

139. Ce texte développe les


points que j'ai eu l'occasion de
résumer en ouverture du
congrès Biomedicine, the Family
and Human Rights à Oxford
(International Society of Family
Law, St Anne's Collège, 27-30
août 1999 ; cette version
succincte est en publication dans
les actes du congrès). Je
remercie Marie-Thérèse Meulders-
Klein pour ses stimulantes
remarques.

653

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