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Par strates successives sans être nécessairement liés entre eux, sans vision
d’ensemble, sans cohérence, se sont déployés les régimes juridiques de l’inva-
lidité, de l’incapacité, de l’inaptitude et du handicap ; mécanismes dispa-
rates aux régimes juridiques distincts, éparpillés entre droit du travail, droit
de la Sécurité sociale, droit de l’aide sociale et droit de l’emploi. Le juriste en
mal de classifications et de catégories est rapidement dérouté par ce tableau
quasi surréaliste. Pourquoi sont-elles si difficiles à distinguer de prime abord ?
Pourquoi dès que l’on essaye d’en saisir une, de la définir, en surgit-il néces-
sairement une autre ? Quelle qu’en soit la raison, ce que Pierre-Yves Verkindt
et Mathilde Caron ont si magistralement analysé sous le vocable d’« image du
manque (4) » ne se présente assurément pas sous la forme d’un tableau harmo-
nieux, mais bien comme fractionnée.
(1) S. Ebersold, L’Invention du handicap : La Normalisation de l’infirme, (4) M. Caron, P.-Y. Verkindt, « Inaptitude, invalidité, handicap : l’image
PUF, 1992, p. 7. du “manque” en droit social », RDSS, 2011, p. 862.
(2) V. cependant l’article de Thierry Tauran dans lequel il réunit toutes (5) P. Aballea, E. Marie, « L’évaluation de l’état d’invalidité en France :
ces réalités sous le terme « invalidité », Th. Tauran, « Assurance réaffirmer les concepts, homogénéiser les pratiques et refondre le
invalidité : les régimes de Sécurité sociale, l’invalide et le juge », pilotage du risque », IGAS, RM2012-059P, mai 2012.
RDSS, 2008, p. 1128.
(6) Sur la perte d’autonomie, v. le dossier publié à la RDSS en janvier
(3) S. Weil, 1re lettre à Albertine Thévenon, février 1935 (Œuvres, 2021 : « Le risque de perte d’autonomie en question(s) », p. 3 et s.
Éditions Gallimard, 1999, coll. « Quatro », p. 141).
(7) H.-J. Stiker, « Vieillesse, pauvreté et handicap dans l’Histoire »,
Revue d’histoire de la protection sociale, no 8, 2015/1, p. 132.
Éparpillée entre différentes branches du droit, juridiques qui n’ont aucunement la même finalité.
« l’image du manque » peut être rendue particu- C’est le cas de l’« inaptitude ».
lièrement inintelligible lorsque, sous le même
Celle-ci désigne, dans le langage courant, « l’état
vocable, ce sont deux régimes juridiques différents
d’une personne qui n’a pas les aptitudes ou les disposi-
qui sont applicables. L’on peut alors évoquer l’exis-
tions pour quelque chose (10) ».
tence d’« homonymes juridiques » pour décrire ce
phénomène qui est l’exemple parfait de la complexité La notion a fait son apparition dans le Code du
d’un enchevêtrement qui n’a pas été pensé comme travail par la loi du 7 janvier 1981 pour protéger les
système (A). Différente est la difficulté rencontrée travailleurs victimes de risque professionnel (11). Elle
lorsqu’il est question d’appréhender des notions a ensuite été étendue aux travailleurs affectés d’une
voisines, c’est-à-dire des notions exprimées dans des inaptitude d’origine non professionnelle (12).
termes qui ne sont pas suffisamment éloignés pour Aux articles L. 1226-2 et suivants, elle constitue
que se dégage à leur lecture le sentiment de leur diffé- la seule dérogation à la prise en compte de l’état
rence (B). de santé du salarié (13) pour procéder à son licen-
ciement (14). Dans ce cadre, elle n’est pas définie.
A. Homonymes juridiques
Tout au plus peut-on estimer que l’inaptitude est
À la plus grande stupéfaction de celui qui se d’appréciation relative et temporaire. Relative au
penche sur « l’image du manque » en droit social, poste de travail ou aux postes de travail dans l’entre-
il lui arrivera de croiser un même terme utilisé pour prise voire du groupe de reclassement ; relative
qualifier deux notions distinctes dans deux branches également parce que suspendue à l’avis du médecin
du droit distinctes pour désigner deux qualifications du travail. Temporaire parce qu’elle a vocation à
(8) R. Canuet-Ouellet, L’Actualité terminologique, vol. 33, no 2, 2000, (12) L. no 90-602, 12 juil. 1990, relative à la protection des personnes
p. 19. contre les discriminations en raison de leur état de santé ou de
leur handicap, JORF, no 161, 13 juil. 1990 ; L. no 92-1446, 31 déc.
(9) Du point de vue de, il s’agit plus de notions que de concepts, v.
1992, relative à l’emploi, au développement du travail à temps
sur la distinction, A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique,
partiel et à l’assurance chômage, JORF, no 1, 1er janv. 1993.
PUF, 2013, coll. « Quadrige ».
(13) C. trav., art. L. 1132-1, et L. 1133-3 selon lequel : « Les différences
(10) Trésor de la langue française, atilf.atilf.fr
de traitement fondées sur l’inaptitude constatée par le médecin du
(11) L. no 81-3, du 7 janv. 1981, relative à la protection de l’emploi des travail en raison de l’état de santé ou du handicap ne constituent
salariés, JORF, 8 janv. 1981 ; P.-Y. Verkindt, « La réparation du risque pas une discrimination lorsqu’elles sont objectives, nécessaires et
professionnel par le retour dans l’emploi », Regards, EN3S, no 51, appropriées. »
2017/1, p. 99 ; D. Asquinazi-Bailleux, « Le risque professionnel et la
(14) C. trav., art. L. 1226-2 et s.
protection de l’emploi », th. Université Nice, 1995.
(24) CSS, art. L. 431-1, 2o. (30) CSS, art. L. 431-1, 4o et L. 434-1 et s.
(25) A. Sachet, Traité théorique et pratique de la législation sur les (31) CSS, art. L. 434-2.
accidents du travail et les maladies professionnelles, F. Casteil
(32) M. Borgetto, R. Lafore, Droit de la Sécurité sociale, Dalloz, 2019,
(éd), Librairie du Recueil Sirey, 1934, t. I, p. 449, 8e éd.
coll. « Précis », 19e éd.
(26) A. Sachet, Traité théorique et pratique de la législation sur les
(33) Pour une approche globale des questions liées à l’invalidité,
accidents du travail et les maladies professionnelles, Librairie du
v. P. Aballea, E. Marie, IGAS, précit.
Recueil Sirey, 1921, t. I, p. 334, 6e éd.
(34) CSS, art. L. 341-1.
(27) Y. Lambert-Faivre, S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel,
Dalloz, coll. « Précis », p. 115, 8e éd. (35) CSS, art. L. 341-2.
(28) G. Lyon-Caen, « Les victimes d’accidents du travail, victimes aussi (36) V. l’article R. 341-4 du Code de la Sécurité sociale. Le versement
d’une discrimination », Dr. soc., 1990, p. 737. de la pension d’invalidité prend fin avec la retraite du salarié. Si
elle s’arrêtait automatiquement aux 60 ans de l’assuré, elle peut
(29) M. Bonnechère, « Le corps laborieux : Réflexions sur la place
se poursuivre, depuis le 1er mars 2010, jusqu’à 65 ans.
du corps humain dans le contrat de travail », Dr. ouv., mai
1994. V. également, F. Meyer, « Accidents du travail et maladies
professionnelles : la longue quête des victimes pour obtenir une
meilleure réparation du dommage corporel », Dr. ouv., 2016, p. 603.
(37) Cour de cassation, Rapport annuel, 2018, p. 59. (43) P. H. N. Wood, « Classification of Impairments and Handicaps »,
World Health Organization (WHO/ICD 9/REV. CONF/75, 15), 1975.
(38) Cour des comptes, rapport « Sécurité sociale », 2019, chapitre IV.
(44) Sur la notion d’incapacité dans la sphère du handicap,
(39) Sur la notion de handicap et son traitement, v. la thèse de L. Joly,
v. E. Cambois, J.-M. Robine, « Concepts et mesure de l’incapacité :
L’Emploi des personnes handicapées entre discrimination et
Définitions et application d’un modèle à la population
égalité, Dalloz, 2015, coll. « Nouvelle Bibliothèque de thèses »,
française », Retraite et société, no 39, 2003/2, p. 59.
vol. 147 ; v. également N. Marquis, « Le handicap, révélateur
des tensions de l’autonomie », Revue interdisciplinaire d’études (45) N. Marquis, précit.
juridiques, vol. 74, 2015/1, p. 109.
(46) https://www.who.int/classifications/international-classification-
(40) S. Ebersold, L’Invention du handicap : La Normalisation de of-functioning-disability-and-health
l’infirme, C. de Montlibert (préf.), PUF, 1992.
(47) L. no 2005-102, 11 février 2005, pour l’égalité des droits et des
(41) Ibid. chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées, JORF, 12 févr. 2005.
(42) OMS, « Rapport mondial sur le handicap 2011 » (disponible sur le
site Internet www.who.int.).
S’il semble déjà particulièrement difficile de le régime juridique applicable à leur situation et
distinguer les notions entre elles parce que les mots bénéficier du régime le plus favorable.
n’ont pas été adaptés aux maux, force est de constater
1. Confusions
qu’existent entre elles des porosités les rendant plus
difficiles à appréhender, mais également des poches Dans le dédale des confusions qui sont induites
d’hermétisme tout aussi incompréhensibles. par les définitions intriquées des différentes notions,
l’on trouve à la fois l’usage indifférencié des différents
A. Porosités termes au mépris de toute cohérence et la possibilité
Dans son inventaire, Prévert faisait se suivre une de cumuler les prestations (51).
douzaine d’huîtres, un citron, un pain, un rayon de Ainsi, concernant l’inaptitude-retraite, il est acquis
soleil sans qu’une cohérence semble se dégager de qu’elle nécessite la reconnaissance d’un taux d’inca-
cette suite de mots. C’est un peu le sentiment que pacité de 50 % (52). Pourtant, cette condition de
peut éprouver le lecteur qui s’attache aux porosités taux est écartée pour les salariés dont l’invalidité
qui existent entre les différentes formes d’infirmités. a été reconnue avant leurs 60 ans (53), et pour les
Il en résulte une profonde confusion. personnes qui bénéficient d’une allocation adulte
Celle-ci est critiquable à deux égards. D’abord, handicapé (AAH), leur handicap étant reconnu
parce que le droit doit tendre à l’intelligibilité pour supérieur à 80 % (54). Ainsi, l’invalidité et le handicap
peuvent caractériser l’inaptitude, dans la sphère de
garantir l’effectivité des droits. Ensuite, parce qu’en
l’assurance-vieillesse.
l’occurrence, outre le fait que cet objectif ne semble
pas être poursuivi, toute intelligibilité est perdue, ce Que penser, par ailleurs, de l’ancienne carte d’inva-
alors que ces règles s’adressent et s’appliquent à ceux lidité, aujourd’hui « carte mobilité inclusion » avec
qui au sein de notre société sont, le plus souvent, les mention « invalidité », qui nécessite pour son octroi,
plus précaires. Confusion que certains pourraient être que la personne se voie reconnaître un taux de
tentés de transformer en avantage pour contourner handicap de plus de 80 % (55) ?
(48) M. Borgetto, R. Lafore, Droit de l’aide et de l’action sociales, (53) V. les articles L. 341-1 et s. du Code de la Sécurité sociale.
Éditions Lextenso, 2018, coll. « Précis Domat droit public », 19e éd.
(54) L’allocation aux adultes handicapés est versée aux personnes
(49) CASF, art. L. 244-1 ; CSS, art. L. 821-1. présentant un handicap. V. ensemble les articles L. 821-1 et
(50) L. Joly, précit. D. 821-1 du Code de la Sécurité sociale.
(51) Sur ce point, v. S. Selusi, « Pluralité des acteurs et des procédures : (55) CASF, art. L. 241-3.
cohérence ou concurrence ? », v. ce dossier.
(52) CSS, art. R.351-21.
2. Stratégies de contournement Un autre exemple peut être trouvé dans les patho-
logies psychologiques, dont la reconnaissance au
Face à la complexité de chacun des régimes, mais titre du risque professionnel fait figure de parcours
grâce aux porosités précitées, la personne affectée du combattant (61). En ce cas, certaines victimes
d’une infirmité ou d’une déficience peut être tentée d’une souffrance psychique d’origine profession-
de demander le bénéfice d’un autre régime, soit nelle ne déclarent pas leurs troubles psychologiques
parce qu’elle craint les conséquences de son régime au titre des maladies professionnelles lui préférant
d’origine, soit parce que le bénéfice de l’autre régime le régime juridique de l’invalidité, plus accessible et
est plus aisé. leur permettant d’accéder à un niveau plus élevé de
Ainsi, ce sont de véritables stratégies, fondées prestations. Plus largement, les rapports successifs
notamment sur le benchmark, entre les différents de la Cour des comptes mettent en exergue la sous-
régimes qui peuvent être marginalement observées. déclaration des dommages corporels survenus au
travail, qui est également le fait des travailleurs qui ne
Dans la hiérarchie des images du manque, il est souhaitent pas relever de ce régime.
certainement plus intéressant de demander l’inva-
Dans la comparaison entre les régimes, l’AAH serait,
lidité que de faire reconnaître l’accident du travail, et
par ailleurs, tout à la fois plus attractive et plus aisée
plus intéressant de demander le bénéfice de l’AAH que
à obtenir qu’une pension d’invalidité. L’on est ainsi
celui de l’invalidité.
passé, sans que les stratégies l’expliquent à elles
Le système de reconnaissance des accidents seules, de 122 000 bénéficiaires de l’AAH en 1976,
du travail et des maladies professionnelles peut année de son entrée en vigueur, à 471 000 en 1983 et,
ainsi receler des éléments dissuasifs (58). En ce qui en 2017, à 1 160 000.
concerne les rentes accidents du travail et maladies
Ainsi un rapport de la Cour des comptes pointait-il
professionnelles, le taux d’incapacité ne viendra
déjà, en 1993, que cette situation emporte des effets
indemniser que les séquelles fonctionnelles et non
nocifs « d’abord parce qu’elle aboutit à traiter diffé-
le préjudice économique ou la perte d’emploi en cas
remment des personnes souffrant d’une incapacité
de licenciement pour inaptitude consécutif à la surve-
identique ; ensuite parce qu’elle détourne l’AAH de
nance du dommage (59).
son but : le fait que cette dernière soit accordée très
Le rapport Diricq donne un exemple saisissant : un libéralement ayant pour résultat qu’elle cesse d’être
maçon qui aurait une épaule dont l’amplitude serait le minimum de ressources réservé aux personnes
réduite à une élévation antérieure de 60o, avec une handicapées dépourvues d’une couverture sociale,
gêne fonctionnelle douloureuse du membre supérieur pour devenir un complément voire un substitut à une
(56) Annexé au Code de la Sécurité sociale. JCP S., 2015, p. 1082, note D. Asquinazi-Bailleux ; Soc., 6 oct.
2015, no 13-26.052, Dr. soc., 2015, p. 1043, note M. Keim-Bagot.
(57) Civ. 2e, 21 juin 2018, no 17-18587 ; BJT, oct. 2018, no 110h1, note
M. Keim-Bagot. (60) J. Norowczyk, P. Dharéville, « Rapport fait au nom de la commission
d’enquête sur les maladies et pathologies professionnelles dans
(58) N. Diricq (prés.), « Rapport de la commission instituée par l’article
l’industrie (risques chimiques, psychosociaux ou physiques) et
L. 176-2 du Code de la Sécurité sociale », La Documentation
les moyens à déployer pour leur élimination ».
française, 2011.
(61) C. Willmann, « Pathologies psychiques : le tableau sombre des
(59)
Ch. mixte, 9 janv. 2015, no 13-12.310, D., 2015, p. 2283,
maladies professionnelles », Dr. soc., 2020, p. 995.
obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ;
(62) Cour des comptes, « Rapport public particulier : Politiques (68) V. Soc., 22 févr. 2005, no 03-11.467, Bull. civ., V, no 60, Dr. soc., 2005,
sociales en faveur des personnes handicapées adultes », nov. p. 592, note P.-Y. Verkindt.
1993, v. spéc., p. 146 et s.
(69) Anciennement article L. 351-1 du Code du travail.
(63) https://www.ccomptes.fr/system/files/2019-10/20191008-rapport-
(70) V. également l’article L. 5422-1 du Code du travail.
securite-sociale-2019-2.pdf
(71) V. Soc., 22 févr. 2005, op. cit.
(64) M. Borgetto, R. Lafore, Droit de la Sécurité sociale, Dalloz, 2019,
coll. « Précis », 19e éd. (72) V. également Soc., 7 déc. 2011, no 10-15.222, Bull. civ., V, no 294,
JCP S, 2012, p. 1109, note N. Dauxerre.
(65) Soc., 20 mars 2006, no 05-40.526, Bull. civ., V, no 283 ; v. M. Pierchon,
« Invalidité, inaptitude et reclassement ou l’autonomie du juge (73) Sur l’autonomie du droit de la Sécurité sociale, v. J. Barthélémy,
du travail vis-à-vis du juge du contentieux de l’incapacité », fiche « Peut-on dissocier le droit du travail et le droit de la Sécurité
pratique, JCP S, 2007, p. 1073. sociale ? Contribution à la théorie des vases communicants »,
Libres propos, Dr. soc., p. 787 et s., spéc. p. 789 ; O. Kuhnmunch,
(66) V. l’article L. 341-4 2o du Code de la Sécurité sociale.
« Essai sur les relations entre le droit du travail et le droit de la
(67) V. également Soc., 25 janv. 2011, no 09-42.776, Bull. civ., V, no 30, Sécurité sociale » in J. Barthélémy (dir.), Droit social français :
JCP S, 2011, p. 1152, note C. Leborgne Ingelaere. L’Année 1997, Éditions Litec 1998, p. 11.
(74) V. J. Barthélémy, précit., spéc. p. 789-790. à une autre juridiction par la loi, notamment par le Code de la
Sécurité sociale en matière d’accidents du travail et de maladies
(75) V. l’article L. 1411-1 du Code du travail. V. également l’article
professionnelles ».
L. 1411-4 du Code du travail qui prévoit l’incompétence du
conseil de prud’hommes « pour connaître des litiges attribués