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• Tribude du monde.

Coll«rw• dirit/lt par


Olivùr Ral'Gifr/Jo

• Mal nommc1· les choses,


c'est ~ou ter au Jntl.l heur du monde. •
Albert camus

• f.dlti(IIU 1'1oca. un dêplll'tt!oeat d'f.di8, :lOIS


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r!Qn h~t4'r•lc ou p.11nidle faite P4t quclq.,.. pr.x~.U que ;;c tott, . .._ lt
CûflklllftiWll lk l'auteur ou do:e ..,. l .)'l"'nbl ca~. n t •llkite d cu•u•titue
ullll ;;oott"r~n w.IXÔ!Inntc Jill' ICllllrtl;;lc&l.. 335--: ~l tou.l~ntll du Code
de la pn>prl~u! lmclltcltu!lk.
.,il
An ncsci.s, mi jiU, qu(mtilla pnulenli4
111-#ttdslS rrgatur.
PRÉFACE

La terreur

Le communiqué était tombé quelques heures


plus tôt. Un attentat revendiqué par l'État
islamique en Irak e t au Levant. Dans une toge,
Wassim Nasr arcendait avant d'entrer sur le pla.
teau. Moi :fi Vous pensez que le communiqué est
authentique?» Lui : •Oui, je Jes ai eus hier,
c'est bien eux.•
Eux, c'est l'État islamique, la •menace absolue•,
partout et s i loin. Lui, c'e-st \Vassim, journaliste
devant mes yeux. Et il leur parle djrecœmem.
Voilà l'homme que vous allez lire. Diplômé
de l'UUS, bastion de l'analyse géopolitique fran-
çaise, il tàit aujourd'hui autorité sur la question
de l'État islamique. Pourquoi? Parce qu'il a tra-
vaillé sur ce nouvel ordre noir depuis plus long-
temps que n'importe quel autre. Parce qu' illes a
vus venir, grandir, s'organiser, et qu'il a compris
avant tout le monde une chose fondamentale :

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Étar islamique, le fait accompli Prtface

l'El n'est pas un groupe tem>ristc qui o p~ré, islamiques rendent la loi basée sur la cbario
mois une révolution en marche. comme de 'réritables tribunaux révolutionnaires.
Il o une matrice: l'Irak et ln lutre contre l'enva. On exécute en masse les uns ou canon, les aurres
hisseur américain. Une doctrine : l'islnm dans sa à l'explosif ou à la lame, de Sanson à Djihadi.)ohn.
lccturo wahhnbite. Une genèse : AI·Znrqnoui ct On lève J'impôt. on commerce. On remet en cause
1 l'insunecriou de Falloujah. E:t e nsuiro, la te rreur les frontière-s tracées por l'étranger, ou plutôt les
Il s'e1lt mise en route, sans rien inventer ou registre
du mal et de la folie politique.
étra ngers, le Britannique Sykes et le Fra nçais
Pioot. On fai t table rase du passé.
1
AI·Baghdadi comme un nouveau Robt.>spierre. Les attentats de Paris et la menace qui pèse
l..e conseil comme un nouveau Comité de salut de plus en plus sur nos démocraties ne doivent
public. Dans l'État islamique GU$$i, on décapite et pas nous faire perdre de vue que l'État islamique
on exhibe. On exécute ceux qui ne sont pas aveu. ne fait pas simplement la guerre à l'Occident;
glés. l..es têtes au bout d'une pique ou acc:rocbées il gouverne un terriroire. n est devenu un régime.
dans les rues. Les colonnes infernales qui entrent Un jour, cermins y ouvriront peut·étre une 411Ùl<lS·
dort, les villes. On massacre les Yézédis, on cbasse sade, comme autrefois dans le Kaboul des taiibans.
er on asservit les chrétiens d'Orient. •Suivo:mt C'est un fait accompli. I..'El est u n Étar. Les
les ordres que vous m'aviez donnés,j'dj écrasé les querelles sémantiques n'y feront rien. L'analyse
enfutlls sous les sahot'i des chevoux, massacré de la réalité proposée pa r Wassim Nasr s'impose
les fern mes qui, au moins pour celles· là, n'enfante- à tout esprit bien fait. L'Éillt islamique est là ;
rom plus de brigands. Je n'ai pas un prisonn ier à il faudra faire avec. Ou plu tOt contre.
mc reprocher.J'ai mut exterminé.• AI·Baghdadi?
Olivier R.Av.-r-.:r.w
Non, le général Wesœrmann rendant compte au
Comi~ de salut public. le Coran comme nouveau
salut public.
A Palmyre, on détruit les symboles du po.ssé, de
tous les passés. Comme Saint-Cumain-I'Awr.errois
à Paris en 1793, l'église de Raqqa, lo capitnle de
l'J-:1, est devenue un poste de police. Des bâtiments
réquisitionnésserveotde casernes. Les tribunaux

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INTRODUCTION

Prélude du djihad

Cet ouvrage n'est pas truffé de référence.< ni de


chiffres, il ne fait pas écho à des considérations
politiques et n'a pas davantage de prétention
scientifique. Le but est de raconter l'État isla·
mique par les pr·opos d'acteurs et de témoins
oculaires. mais aussi à travers mon observation
de la montée en puissance du phé nomène. Pour
des raisons évidentes, des pseudonymes seront
utilisés tout le long de ce récit. Une seule excep·
tion sera faite. Les propos et les idées transcrits
sont des bribes~ non exhauscives, de plusieurs
années de veille, de recherches, de prises de
contact et d'entretiens avec différents protago.
nistes de la scène djibadiste.
j'ai pu interviewer plusieurs personnages et
figures d'Al·Qaïda et de l'État islamique (El).
Certains entretiens ont été conduits à distance vitl.
les réseaux sociaux ou via des intermédiaires,
d'autres dh·ecœme nt par téléphone dès l'année

11
,,

État islAmique, le fait accompl-i

2012. j'oi fini par rencontrer certains de mes L'islam brandi comme mobilisateur des Irakiens
interlocuteurs au cours de voyages en Turquie et et quelques missiles Scud sont lancés sur lsra~l
en Europe. Ces rencontres, et le con!llct continu dans une tentative d'embmser la ugion. La reli-
avee ces acteurs du djihad en Syrie, en Irak ou gion comme dénominaœur commun. une formule
même tn Afrique, m'our permis une meilleure qui marche. C'est à cene époque que les premiers
comp~hcnsion de l'État islamique, cene nou· djihadistes occidentaux ont rejoint l'Irak pour
velle enrité sur loquelle je m'efforce de garder u n s'entraîner dans les camps de ln jeunesse baa-
regard froid et sans jugement de valeur. Cette siste, tout un symbole et toute une contrad.icrion
quête a commencé b un moment où encore peu en même temps. C'est à cette époq ue que le
de confrères, de chercheurs ou de responsables Parisien Boubaker al-Hakim. un des mentors
politiques - tous bords confondus - s'intéres· des frères Kouachi, avait rejoim l'Irak; l:a France
soie nt lt la re montée en puissance d'un phé no· de son côté avait refusé de pa rticiper b cette
mène mondial vieux de plusieurs décennies, le guerre aux côtés des États·Unis et de la Grande·
djlhnd moderne. Donné pour mort, avec l'éli mi· Brerogne pour déchoir Saddnm liussein. Tout
nat ion du notoire Oussama ben Laden e t BJ>rès le monde sc rappelle encore le discours de
plusieurs d6cennies de •l(uerre contre le terro- Dominique de Villepin oux Nations unies.
risme•, pourtant le djihad est global e t plus fon Al-Ho.kim est aujourd'hui dans les rongs de l'Éwt
que jamais. islatnique. De son roté, à la chute de Saddam
Al\iourd'hui, on a l'impression que le djihad Hussein, le régime baasiste syrien de Bacbar
peut toquer è la porte de n'imponequi à n'importe el-Assad ouvrinl sa frontière a•·ec l'Irak aux
quel momenL Tout le monde peut voir un de ses djihadistes qui veulent se battre c:onlre l'armée
proches se trUlSformer en victime ou en bour· américaine. Cene combin:~ison a sem~ les graines
reau. Le djihad est global. de l'actuel Élllt islamique.
Mais précisons qu'avant cette évolution le djihad
leva nrin éroit u ne affaire d'État syro-irakien ne.
Le régime baasiste et laïque de Saddam tlussein
avait entamé un retour vers la religion. Allait
Akbar était inscrit sur le drapeau et des fol'mll·
tions islamiques étaient dispensées aux officiers.

18
11
Il
1
• Daech• ou État islamique?

Les décideurs oe<:idenraux, à Paris, Londres et


\Vashington, se sont très vite mis d'accord sur
un point concernant l'Étar islamique : il fallait
lui nier toute prétention islamique et étatique.
Pour Obama~ Hollande et Cameron, l'.El n'a • rien
d'islamique et rien d'un État non plus•. C'est pour
aller dans ce sens que, dès septembre 2014, les
chancelleries ont adopté Je mot · Daech•. Les auto·
ri tés françaises fra11cbissent les premières ce palier
dans la guerre sémantique, en adoptant officiel·
lement ce qu'ils appellent un acronyme arabe,
• Oaech •, pour désigner l'EL L'ancien ministre
des Affaires étrangères, Laurent Fabius, appelle
les journalistes à bannir les mots «État• e t .. isla.
mique • dans leur description ou dé.;~gnation de
l'El. Un élément de langage s'impose par Je haut,
n'en déplaise à ceux qui se sont moqués du prési·
dent de la République er de son gouvernement en
critiquant cette initiative, argua.n t que « Daecb ..

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État islamique, le fa il accompli "'Daeclr • ott Étal islamique?

n'était qu'un acronyme en arabe, sans véritable etc. La dénomination sera adoptée et encouragée
sens. dans les rangs des pouvoirs opposés à la création
Mais est·ce vraiment un simple acronyme de cetce nouvelle entité dans la région, mais aussJ
arabe de l'État islamique en Irak et au Levant du côté des rebelles syriens.
(al-Dawla al-lslamiya fi al-Irak wa ash-Sham ou Pourquoi ce choix sémantique? Le mot ou l'ex·
EUL), ancêtre de l'actuel État islamique? Quelle pressjon, considérée comme «péjorative .. par Jes
est l'origine de cerre appellation? d.iihadistes, n'existe en fait pas en tant que telle
Nombre de journalistes. d'observateurs et de dans la langue arabe. Mais d'autres mots, proches
commentateurs pensenc donc que le mot ... oaech• phonétiquement, oui. À l'instar de Dacs- celui qui
est un acronyme arahe pour désigner l'EL Mais ~rase avec son pied -, ou de Dahes - , celui
c'est faux. Il faut ici rappeler que les acronymes qui sème la discorde ou la zizanie. Dalles fait
sont rarement utilisés dans la langue arabe en aussi référence à de célèbres batailles de l'histoire
général. et encore moins par les organisations ou du monde ara)Je, les batailles de Dahes wal
groupes à vocation politique. Les deux exceptions Ghabra, entre 608 et 650 apr. j .·C. Clles oppo·
les plus connue.') sont celles du Hamas palestinien,
sèrent encre elles des tribus arabes dans la
en arahe Harakat AI-Moukawlllt1a Al·(i]Slamiya, le
période préislam.ique, a ppelée Jsllilya - ce qui
Mouv~ment de résistance islamique dans sa ver-
signifie J'époque de l'ignorance en arabe -, qui
sion française, e t du Fatab, l'acronyme inversé de
finiront par s'unir .:grâce à l'islam•. Le terme
harakat ut·tahrîr il·falastîniyy• ou Mouvement
Daech renvoie donc inévitablement à une image
de libération palestinien. L'État islamique en
Irak et au Levant, ancêtre de l'El, a de son côté ct à des concepts crès négatifs pour l'El.
d'emblée rejeté l'acronyme • Daech• par le biais Le but recherché par tous les acteurs qui l'em·
de d ifférents communiqués. ploient, dans les deux camps qui se battent sur le
Cette a ppellation a été lancée peu après l'an- terrain, est justement d'occultel' la oature isla 4

nonce de la création de I'EUL le 9 avril 2013. mjque et les ambitions étatiques de cette nouvelle
D'abord sur les réseaux sociaux puis par des entité qui bouleverse l'ordre régional et menace
médias hostiles au groupe, parmi lesqueL• la tous les pou\roirs établis sans exception, n'en
chaine saoudienne Al·Ambiya ou d'autres chaînes déplaise aux conspîrationnisœs. Le but est donc
ou sites d'information iraniens, syriens, égyptiens, de minimiser l'infl uence de l'EIIL puis de l'El au

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État islamiqne, le fait accompli «Datth• ou État islamique?

sein des populations de la région et d'empêcher a rmés kurdes (Pl<K, YPG ou aut.res) et les milices
toute adhésion idéologique massive. chiites irakiennes e t iraniennes, cent ans après
L'Arabie Saoudi te, ennemi juré des djihadistes les accords Sykes·Picor, qui ont permis aux Occi -
depuis la fi n de la guerre d'Afghanisran, a été dentaux de tracer les frontières des pays du
parmi les premiers pays du monde arabe à imp<r Levant. On aura l'occasion d'y revenir.
ser J'emploi de ce terme. Le royaume des Saoud Ce choix d'une alternative au tenne «État ishl·
est, de fait, l'un des pays les plus vulnérables face miquer. vient donc à un moment ou les puissances
à l'idéologie de l'État islamique : le pays, source occidentales ont pris conscience de l'attractivité
du wahhabisme, a choisi une application rigo- de l'El au niveau régional, mais aussi du danger de
riste de la charia comme mode de gouvernance er l'adhésion d'une partie, même infime~ de leur
de législation. On pourrait dont considérer que la population aux idées de l'El. Cet islam qui se
population saoudienne est prédisposée à adopter veut davantage révolutionnaire que traditiona-
les préceptes d'un État islamique tels que ceux liste pourrait faire écho à un besoin profond de
prônés par l'El; les Saoudiens sont d'ailleurs rébellion et toucher u n public plus large que Je
parmi les plus représentés dans les rangs, notam- public traditionnel des mouva nces djihadistes qui
ment chez ses figu res religieuses et militaires. En ont précédé la création de cette entité.
termes de fondamentalisme, on peut ici préciser
que les femmes o nt le droit de conduire une voi·
ture à Raqqa, bastion de l'El en Syrie, ce qui n'est
pa.~ le cas à Riyad.
Un a n plus tard, les chancelleries occidentales
trouveront dans ce terme un intérêt sémantique,
et ce pour les mêmes raisons. À Paris, Londres et
Washington, le da nger d'une adhésion populaire
à l'Er sont l'assurance d'un bouJeversement lrré·
''ersible de l'ordre imposé puis établi sur la
dépouille de l'Empire ottoman malade. Un ordre
qui serait dérangé par l'El, mais aussi par d iffé·
rems acte urs régjonaux, tels que les groupes

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2

L'État islamique :
un •électron libre • autosuffisant

L'État islamique ne bénéficie pas de soutien


étatique direct. Pour mettre les choses au clair,
il est tout de même nécessaire de rappeler
qu'au début de la guerre en Syrie, certains États
o nt effectivement fermé les yeux su r les flux
fi n anciers dont a pu bénéficier l'embryon de
l'actuel BI. Ces fl ux transitaient via la T urquie,
le Koweit, Je Qatar, l'Arabie Saoudite, les Émirats
arabes un.is ou d'autres pays de la région. Ils prove·
naiem souvent de donateurs privés (riches busi 4

nessmen, personnalités religieuses, etc.) . Cela à


u ne époque où des campagnes de financement
ont été Oll!an.isées de manière publique ou privée
pour soutenj r diffërentes factions e n Syrie. Ces
dons passaient par des banques. des ONG, d es
institutions, ou encore directement de main en
main.
Aujourd'hui, les monarchies du Golfe, avec à

27
Étt.d islamique, lt fait.accompU L'Émt isltuniqut: tm •llectrou libre• autosuffisant

leur tête l'Arabie Saoudite, sont des cibles de en dépend. Là non plus les exemples historiques
choix pour l'El. ne manquent pas, le plus emblématique étant
celui d' A I-Qaida qu i a survécu à la mort de son
fondateur, Oussama ben Laden.
Est-ce que l'Arabie Saoudite sou tient l'ET? Quand se pose la question des soutiens éta·
tiques à l'El , souvent revient l'Arabie Saoudite.
Le but de l'El est. d'installer da ns la du rée un Ces accusations s'appuient sur uo argume ntaire
califa t islamique qui s'étend de l'océan Atla ntique désormais •classique• qui rappelle le rôle de Riyad
aux confi ns de la Chine et des Philippines, voire e n Afghanistan lors de la guerre e ntre les mou-
sur toute la planète. L'irruption de l'El sur la djah idin es et l'armée soviétique ( 1979- 1989), et
scène mondiale est la conséquence même de cette ce e n concertatioo avec Washington. Mê-me
volonté de créer un État révolutionnaire qui bou- l'embryon d'Al-Qaida, Maktab ai-Khadamât ou
leverse les o rd res établis dans le but de p rovoquer Bureau de services, créé par Abdallah Azzam e t
une transformation radicale aux niveaux poli· par Oussama ben Laden, avait bénéficié indirec·
tique e t social. Cette expérience est loin d'être tement de cette aide. Peut-on pour autant e n
unique, les exemples historiques ne manquent conclure que Riyad et Washingt<:>n é taient les
pas. La Révolution islamique en fran ou la révo· commanditaires des attentats du 11 septembre
lu tioo bolchevique sont deux exemples <lu 2001? Non.
u.... siècle.. Même si ces deux expériences sout S'il est certai n que l'Arabie Saoudite a aidé et
incomparables, dans les deux cas les sociétés soutenu des groupes et des fac tions islamistes
concernée.~ o nt été complètement bouleversées et e n Syrie, on ne peut pas e n conclure que Riyad
ont fait l'objet de c hangements radicaux. est a ujourd'hui le com manditaire de l'expansio n
Cette nouvelle en tité prend pied avec u ne territoriale de l'El des deux côtés de la frontière.
organisation terri toriale décentralisée> des émi rs À l'inverse, dès 2007, la monarchie saoudienne
(commandants), des wilayat (gouvernorats), des et ses services ont joué un -rôle déterminant dans
corps de métier. etc. : u ne a uto rité décent ralisée la création et le financement des .. fo rces d'éveilll'
aux ordres d'u n calife, mais tout à fait rempla- (Sahwat) sunnites e n Irak, qui avaient pour objec-
çab le. Dans u ne oonstruction djihadiste, les chefs tif de combattre Al-Q:üda en Mésopotamie et son
sont toujours remplaçables, la survie des groupes émanation, l'État islanûque. Depuis fin 2013,

28 29
etat islamiqllt,ltfait OCCl!mpli L'ttat islamiqut: un •il«trora libre• autosuffisant

Riyad soutient d'ailleurs directement et exclusi· nota!. Qu'ils soient dans les rangs d'AI·Qaïda
vemem les factions syriennes qui combattent l'El. ou de l'El, les cijihadistes originaires d'Arabie
Il faut rappeler que, depuis 2003, lo moru1rchie Saoudite rejenent lo qualifiœtion de •saoudiens•,
saoudienne est engagée dans une stratégie de ils se disent •de la péninst~e Arabique. (Jozraoui)
lutte et d'endiguement des mouvemen<s djiho· er renient en bloc leur na.t'ionalité Moudienne.
distes à l'intérieur er hors de ses frontières. On le Cette réalité sc reflète clairement dans les vidéos
voit à ses efforts pour chasser AI-Qaida dans la et communiqu~ officiels de l'El. Dans u Choc
péninsule Arabique (AQPA} de son territoire et tks lptes 4 (&/il al·&lwarim 4), vidéo de propa·
à la combattre au Yémen voisin. Les médias saou· gnnde, on voit des djihadistes de différentes notio-
diens sont. eux aussi, en guerre ouverte contre JIUiités déchirer et brûler leur passeport, parmi
Al-Qaïdo et contte l'El. Les autorit~ religieuses eux des Saoudiens, des Kosovors, des Tunisiens,
saoudiennes édictent quasi quotidiennement des ete. Mes multiples contaciS avec ces djihodistes
·fatwas• interdisant a leurs comp..1triotes de qui étaient à différents niveaux de responsabilité
rejoindre les groupes d.iihadistes. Quant aux pri· ou sein de l'El m'ont donné une certitude : ils
sons saoudiennes, elles sont peuplées de djiho· déteste nt les Saoud et tout cc que la famille royale
disres de retour au poys, d'aspirants djihadi.~res repr~nte. Lo multiplication des attentats et
et meme de sympathisants de lo œuse du djihad des assassinats rcvcndiqu~ por l'El en Arabie
n'ayant aucun lien avéré avec une quelconque Saoudite ne font que confirmer les dires de
orga.nisndon. Les religieux saoudiens sont en rête ces <\iihadisres qui n'ont pas varié depuis
de file dons la guerre idi!ologique contre les djiho· 2012, sachant qu'un certain nombre d'entre eux
disres, les exemples ne manquent pas. À ce titre, avaient passé des années en prison ou mème
nomhreux sont ceux qui se rrouvem sur les •m dans des cenrres dits de ·déradicalisation. dans
le royaume wahhobite.
lists de l'El.
Pour certains, ils ont laissé femmes et enfants
«On. reviendra en com1uérauts• derrière eux. que cc soit en Arabie Saoudite ou
dons une Turquie devenue inaccessible. Un de
Premiers concernés par ce soutien présumé, mes contacts, oi·Zoughbi, commandant de l'El
les cljiltadistes saoudiens ont un avÏ$ bien ttanch~ avec qui fai entretenu des contacts réguliers
sur le rôle joué par les a utorités de leur pays meme quand il était cloué sur son lit d'h6pit:~

30 31
É-rat islami.q1u:, le fltit attOmpli L'État islamique : un •e1ectron. Ubre• autosuffisant

suite à des blessures graves, me confiait à quel «L'organisation terroriste la plus riche
point sa femme lui manquait. Cetce intimité qu'il au monde .. ?
avait accepté de dévoiler était d'ailleurs devenue
un des moyens pour moi de le reconnaître chaque «L'État islamique! l'organisation terroriste la
fois que son compte Twitter était recréé après plus riche su monde•, on a entendu cette affir·
avoir été supprimé: pensant que c'était lul. je lul marion en boucle dans les médias~ notamment
demandais comment il aU ait, il me répoodait avec après la pdse de Mossoul (juin 2014) et la main-
un cœur. J'étais donc certain que c'étalt lui. mise des djihadistes sur des quantités de biens,
Sans les citer, plusieurs cljihadistes saoudiens d'argent liquide et d'or présents dans les coffres
me diront clairement et directement au fil des des banques de la '"ille irakienne. L'El, encore
années: •On reviendra en conquérants détrôner Elll pour quelques jours, s'est très certainement
ces apostats de Saoud qui prétendent défendre enrichi avec cette victoire, mais on e..c;t loin des
l'islam et les mu•'Ulmans en combattant les mou- milliards de dollars évoqués. D'ailleurs, les banques
djahidines. • Les Saoud ont effectivement de quoi de Mossoul seronc très vite remises en service et
s~inquiéter, ils ont une entité tljfhadiste et révolu·
les employés appelés à rejoindre leurs postes
tionnairc à leurs portes, qu.i recruœ dans toutes
par les <lji11adisres. L'El souhaite maintenir un
les classes sociales ec qui veut leur dérober le
système économique qui fonctlonue. Si il s'est
statut de défenseurs et représentants de la
enrichi de plusieurs millions de dollars, vu son
Oumma 1• Finalement, à regarder de près, l'Ara-
fOnctionnement avec des administrations, une
bie Saoudite, dirigée par une famille régnante,
est tout autant monarchique que théoc.ratique. armée, une infrastructure à entretenir en temps
Or~ c'est un statut de théocratie pure que reven·
de guerre, les millions peuvent s'évaporer rapide·
dique haut et fort l'El. ment; à l'inverse des organisations terroristes qui
ont pu contrôler des territoires avant lui, comme
Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA),
Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au
Nord Mali ou les Chebab en Somalie, l'El règne
sur une population de plus de huit rn ill ions d'indi·
1. Cow.olurt.~~utédea eroy3nts. vidus à adminL<strer.

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ttat islamique, le [ai< aCC<Jmpli L'État islamiqu. e :1m •c1c.ctron libre .. autosuffisant

Surgit alors la question des financements de aujourd'bu.i, donc vers Ja Turquie, mais aussi
l'El. On oublie souvent que le territoire contrôlé vers le Kurdistan irakien voire vers l'Iran . Et une
par l'El en Syrie et en Irak est un territoire riche ]>artie des bénéfices de ce trafic tombe dans les
en rt'SSources naturelles. Le pétrole en fait partie, caisses de l'El.
mais d'après les différents témoignages que j'ai Comme pour d'autres trafics illicites, les trafi-
eu l'occasion de récolter, et dont. celui d'AI-Chami quants vendent au meilleur payeur sans considéra-
qui a rejoint l'Europe en tant que réfugié1 l'El ne tion politique ou morale aucune. Les objets du
tire pas l'essentiel de ses ressources du pétrole, trafic fillÎSSent par se mélanger a'•ec les Oux légaux.
qui est d'ailleurs e n grande panie raffiné par des Les •diamants du sang• d'Afrique n•arrivent·ils
particuliers et destiné à être revendu sur place en pas dans les bijouteries européennes'?
Syrie et en Irak. L'El prend alors une taxe sur ces Les revenus les plus importants de l'El pro~
ventes. Les acheteurs sont les meilleurs payeurs, viennent tout simplement des territoires et des
tout simplement. Et ces derruers som souvem populations qu'il contrôle. Son fief ne sc résume
des factions rivales, qui peuvent aller des forces pas à de grandes étendues désertiques. Blé et
loyales à Damas aux différentes factions rebelles. coton sont cultivés dans les wnes agricoles. Dès
Les hydrocarbures sont aussi utilisés par l'El
2013, plusieurs silos de grains sont tombés entre
dans le cadre de l'effort militaire pour approvi·
les mains des djihadistes à travers la Syrie. l"'El
s ionner ses troupes, mais aussi vendus à bas prix
ou même distribués aux civils. bénéficie aussi des industries présentes dans ces
régions, parmi lesquelles l'industrie du béton. Il
En ce qtri concerne ces trafics d'hydrocarbures
ou de pétrole brut, la Turqtrie est souvent mon- pratique aussi les «taxes de passage:$ dans son
trée du doigt. Mais on oublie que les réseaux de territoire pour les convoyeurs de marchaJld.ises.
trafic d'hydrocarbures datent du début des années n a même instauré un sy~'fème de reçus pour que
1990, à l'époque où l'Irak de Saddam Hu.~sein les convoyeurs ne payent pas plus d'une fois pour
é tait sous embargo. l.'(ran était aussi sous Ja traversée, la sortie ou l'entrée.
embargo, e t le Kurdistan irakien. e nclavé entre Les différents revenus sont gérés par Bayt
deux, était devenu un lieu de transit. Ce sont al-Mal, l'<)quivalent d'un ministère islamique
ces mêmes réseaux de trafic et de trafiquants des Finances qui a ses propres fonctionnaires à
à cheval sur ces frontières qui sont à l'œuvre travers le territoire et qui gère d'une manière

34 35
État islamiqw; le fait aeet!lnpll L'État islamiqu<: un •llt:ctron libre• autOSII[fisant

d~ntralisëe les revenus collect6s ou dism'bués après des années de corruption et d'oppression,
dans choque wilaya' de l'El. en Irak comme en Syrie. L'El veut se donner
l'image d'un État juste, explique mon contact :
• 0 y a des patrouille.• de la li isba ou de la police
La redistribution islam ique qui contrôlent ln qualité des produits
nlimentail'es, on coupe lo mnin des voleurs après
t.o redistribution des richesses e.st le troisième qu'ils som passés devnot ln justice islamique.
pilier de l'islam et une des priorir6s affichées L'El représente désorrnuis u n ordre dans des
de lo phase de construction étatique de l'El. Les régions où l'ordre est ab6ent depuis des années. •
<ljibodisres onr réinstauré la :allal, l'aumône Malgré les violences commises par l'El et la
islamique à laquelle les musulmans sonr tenus scénarisation de la terreur, certains ont eo effet
choque année hégire Qunaire), d'abord en Syrie, vu, après plus de cinq ans de chaos en Syrie. et
dons la région de Deir ez.Zor. après dix ans de cafouillage politique, de pro-
Selon plusieunl témoigoages er un de mes messes non tenues er de sectarisme violent et
contacts dans la rél!ion, • ils ont commencé por assumé en lrak, un certoin retour à l'ordre opéré
prendre de l'argent aux fermienl uniquement dans par l'État islamique. Certes, cet ordre est rigoriste
te but de le redistn'buer au vu et ou su de rous•. ct imposé pnr la force, mais c'en est un. En Irak
T'héorlqucment, l'argent du ukor ne doit pas être plus qu'en Syrie, les <ljihudistcs som vus por
réinvesti ou servi r au tOnctionncment de l'État beaucoup comme des libérnteurs ou même comme
•Quand le ramadan a commencé en Syrie, ils les vengeurs d'un siècle de défaites pour les
ont récolté et redistribué des vivres, des bon· Arabes sunnites. U est indéniable que l'El jouit
bonnes de gaz er de l'eau. Ils savent que les gens d'une certaine assise populaire dans les régions
sont dans le besoin, er c'est un des paramètres qu'il contrôle en Irak, en Syrie ou même en
qu'ils utilisent pour dire aux populations sun· Libye. Que celle-ci sourient les <ljihadistes pour
nites qu'ils sont de leur côté et qu'il• les aident. • des raisons immédiates (manque d'orgeo!, besoin
Cette politique de redistribution trouve un écho d'ordre), qu'elle soit vraiment convaincue ou
relotivemenr favorable auprès de la llOIJularion, qu'elle soit forcée momen tanément de les soute·
nir faute de mieux, c'est une ré.olité.

36 37
Éta.t islamiqu.e, le fait accompli L'ÉUlr. islam.l.que : un •e1ectron libre• autosuffisant

L'effort entrepris par l'El vis·à~vis des popula· L'El projette de frapper sa monnaie
rions sur son territoire est vital pour sa survie, et
il porte ses fruits pour le moment. Les djihadistes D'abord l'information n'était qu'une rumeur.
ont compris qu'il fallait s'occuper du social Puis une infographie a été diffusée en ligne le
autant que du militaire. L'El ne peut pas asseoir 13 novembre 2014 par l'El démontrant sa
son autorité et sa légitim.ité voulues uniquement volonté de frapper une monnaie composée uni·
par le glaive, il a besoin d'une assise populaire quement de métaux précieux, avec des pièces
convaincue du bien-fondé et de la fiabilité de son en or, en argent et en cuivre. Des planches de
projet. D'autres groupes armés ont suivi la même dessin de cette monnaie, accompagnées de com-
mentaires précisant notamment le motif, le poids
logique à différents moments de l'histoire, les
et la valeur en dollars de chaque pièce. On y
plus récents étant ceux du Hamas à Gaza au
découvre le design des dinars en or, des dirhams
milieu des années 1980 et celui du .HezboUah
en argent et des fi Ils en cuivre que PEI projette de
au Liban à la même période.
frapper et de mettre en circu1arion sur ses terri~
L'ET ne se contente plus d'actions miljtaires toi res. L'El avait alors créé un s ite Internet muJti~
ou terroristes; il cherche à !(gagner les cœurs et lingue sur lequel il expliquait que son objectif
les esprits • en s'octroyant les prérogatives des était «d'éviter les effets du système financier
États qu'il cherche à remplacer, en Syrie ou en tyrannique et aveugle qui est imposé aux musul·
1ra k. À Falloujah comme à Raqqa ou à Mossoul, mans, et qui est la cause de leur enchaînement,
les administrations fonctionnent, un système appauvrissement et de lo perte du patrimoine
judiciaire et une police ishunjque ont été mis en national, et qui enrichit les juifs et les chrétiens •.
place, les impôts sont collectés. Un bureau pour Puis, quelques mois plus tard, en juin 2015, un
la protection du consornmareu r a même été ouvert de mes contacts au sein de l'El, lbu ai-Rafidayn,
à Raqqa. Des écoles anglophones aussi, au grand m'envoie des photos des prototypes d'une pièce
dam des djihadistes français qui, eux, n'ont pas de cinq dinars et d'une autre d'un djnar en or
d'écoles francophones et s'en plaignent. frappé par l'État islamique.
Quelques semaines plus tard, le 29 août 2015,
al·Hayat («La vie:.), branche médiatique mulfi·
lingue de l'El, diffuse une longue vidéo de

38 39
L •trat islamique: un •llrtrro11librt• Olti0$Ujfisant

cinquante-quatre minuœs en anglais sous L: titre som interdits dans les territoires de l'El - , et le
• The return of the golden dinar•, ou • Le retour doUar américain dans ses transactions et dans le
du dinar en or•. L'El affirme avoir commencé paiement des salaires.
à frapper sa propre monnaie pour • snuver les Pour outaot, la stratégie de PEI qui consiste à
musulmans de l'asservissement des bonques sata- s'arroger toutes ces prérogatives régaliennes
niques•. Une étape, très forte symboliquemen ~ représente une véritable menace à moyen ec long
car Il s'octroie une nouvelle prérogncive réga- terme pour Jes monarchies du Golfe comme pour
lienne. L'El fort d'un territoire, d'une ormée, de tous les régimes de la région. Ainsi, si certains
structures administratives. d'hOpitaux, d'univer· États comme la Turquie ont pu, à un moment,
sités, d'école et d'un appareil judiciaire réaffirme fermer les yeux sur lo mont6e en puissance des
qu'il est un trar. djihadistes en Syrie, aujourd'hui, l'effacement de
lA raison religieuse est la suivante : • seuls l'or Lt frontière syra-irakienne er l'expansion de l'El
et l'argent peuvent servir de monnaie d'6:bange., sur trois continents (Asie. Mrique et Europe
un précepte coranique que l'El ne manque pas de avec le Caucase) a complètement changé la
rappeler dans sa vidéo. L'autre raison réside dans donne. D'ailleurs, tous les ~tots accusés de com-
•la volonté de se libérer du système monétaire plicité avec l'El font a~ourd'bui partie de la coa-
international -, que l'El dénonce corn me • inju_ste lition internationale qui le cornbnc.
et asservissant•. Les frappes aériennes et l'effort entrepris par
Les djihadistes pourraient essayer d'imposer une coalition de plus de 70 pays contre l'El
leur nouvelle monnaie par le haut ou par le bas. depuis fi n 2014 visent essentiellement à mettre
Par le bout en imposant systématiquement d'être en échec la construction étatique du groupe, à
pay6 en or, en argent ou en cuivre. Par le bos en défaut de l'anéantir. Pour le moment, les djiha-
payant ses salaires de la sorte. Pourun~ l'El n'a distes se retirent des villes qui deviennent indé-
toujours pas pu se défaire du syst~me qu'il fendables avant de frapper les forces assaillantes
dénonce (jusqu'à l'écriture de ces lignes). La dans des zones limitrophes. Ce furie cas à &iji et
monnaie en question n'est pas mise en circula- Tikrit en Irak et à Chndndi et Palmyre en Syrie.
tion, l'El utilise toujours les monnaies locales ira- Cette tactique qui priorisc lo préservation des
kiennes et syriennes - à l'exception des nou- forces torpille les capacités d'administration de l'El
veaux billets mis en circu.lntion par Dnmns qui et pourrait mener à lo l)erte d'une partie de

41
ttat islmnÎJlrte,le fait acœtnpli L 'Éuu islamique: rm ottélt'Cirort libf't• aU-t0$1,tjfisam

l'assise populaire que l'El a construite ou fil des waJ D;had va s'implanter en Irai< avant de 1100er
dernières onn~es. allégeance à AJ.Qalda et lo<mer sa blanche 0'& -
ktenne. AJ.Qalda en Mésopotamte dés 2004.
Quelle ost la nature de la rotation oniJe AJ.Qaïda Cette même année. larqaoui e• écutera de ses
et i'~UII Islamique? propres mains un otage américain sur une
Le 3 février 2014. un communiqué otfic1e1 vidéo qui fera le tour du monde. l 'otage était an
d 'AI.Qatda a tait l'effet d 'uno bombe d911S les tenue orange, c'étail la première référence à
m6d19$ arabes et occidentaux. Ccue Otg.anisation Guantanamo laite par un groupe djihad<ste.
se désolidarise de l'État islamique en Irak et av Dtx ans plliS tard, cene tenue va se généraliser
levanL Pourtant. œ n'état! que la confirmation dans les vidéos d 'execution$ do f'EI.
et l'offi<:ialisabon d'une ruptU<O qU< 1towe ses Zarqaovi av&t deux ennomls en Irak. l'armée
sautees danS les retauons ame re not<>re Abou américaine et les ctwtes. Une divergence de
Mousub ai·Zarqaouo, prenoer représentant d'Al· taille avec AJ.Oalda qui jusqu'alors voUait se
Oalda en Irai<, et la maison mère, A~Oaïda cen- concenrrer sur rcnrtemt amérK:ail. Les pnomés
trale n étaient pas les mêmes. ma~s ce n'est pas pour
Abou Moussab al-larqaoui, nom de guerre de e.utant que Zarqaoui sera désavoué, malgré
Ahmad Fadil Nazza! ai-Khataylen. arrive en Irak fes cririques de plusNturs responsables rehgieux
dès 2003 via l'Iran. Comme beaucoup de djlha· djihadistes parmi lesquels Ayman ai-Zawahiri qui
dlstes arabes avant el après lui. le Jordamen avait une autre tecturo du statut des chiites et du
trouva reJuge dans la République Islamique commun des musulmans sunnttes. les • excusant
après lïnterventioo amér~a •ne en Alghanistan on de part leur ignorance • . Alors Clue pour zarqaoul.
2001 Il sera ensuite aeeue•IJl au Kurdtstan ira.. les entites n'étalent pas musulmans
kien par les prenôers d,nadistes d'Irak. des Zarqaoui sera tué par r armée américaine
KU<des de ~tab)8 et sa région. au cœur de l'ac· en ~ 2006; en octobre dé la même année.
tue! Kvrdistan ~al<len. AJ.Qaïela en Mésopotemfe devient une campo.
A cette époque, l'homme de trente-sept ans sante de t'alliance Moutaybtn. qui marque l'union
n'avait pes de lien organisationnel avec AI·Oalda; entre différentes factions sunnites irakiennes.
li avait dirigé son propre groupe de djihaclistes Avec ta bénédoct•on de ben laden. la branche
en Afghanistan. Son groupe. Harakal ai·Tawhid lrakieme d'AI·Oalda qut a survécu à Zarqaoui

42 43
État islamique, le fait accompli L'État islamique: un •llatrot~ librt~~> autosu.!Jisam

devlent le noyau de I'Éial islamoque en Irak (EII). Fronl al-Nosta Le groupe bouSCtJie la scène
Ayman 81-Zawahiri, bras droit d'Oussama Ben syneme. Son action dénOie sensiblement avec
Ladon à cette époque, dira dès 2!:1J7 Qu'AJ.Oalda celle des factions qu1 se trouvent sous le la~
n'a plus de représe<>tanl en Irak, au cours d'un de l'Armée syrienne IJbra (ASL)'. Ils signent les
long entretien avec ai-Sahab. bras médiatique premiers attentats qui frappent le cœur du POU·
de rorganosalion. De son cOté, le nouvelle enlilé voir à Damas d&s d6cembre 2011. puis en
Ell fera plusieurs commvnlqu6s è l'adresse des mai 2012. Le Frontai·Nosra ne 18fdera pas à agir
m~ias qui continuaient d'anribuer sos actions à au grand jour et connaiue des résultats milrteires
AI.Oalda'. sur le teualn contee l'armée syrienne, ce qui lui
Suivra une guecre intersunnite, entre EU et les vaudra un certain succès populaire
mohces antidjjhadistes des dans sunn.res aidées Début :Mi 2013. dans un ervegisuement
per l'adnWloStralion américaone. Les Sahwa~ ·les audio. Zawah" appelle au djJiad au l.evanl.
lofees de l'éveil•. verront le jOur en 2007 pour donc en Syrie. Ouelq- jOurs plus tard, le 9 avnl
combattre l'El! Qui sera évincé systématiQuement 2013, Abou Bakr oi·Baghdadi. émir de I"EII
des villes sunnites 1·une après l'au1re. avam de depuis presque tro•s ans. doffuse à son tour un
se retrouver confiné aux étendues désertiques è communiqué audio. Saghdado révèle au monde
roues! du pays. La gestion par I'EII dos villeo y que le FtOnt ai-Nosra n'ost autre que te bras de
élafl pour beaucoup, mals oe n'ost pas pour I'EII en Syrie ayenl lui-même mandaté Abou
autant que tes djîhadistes avaient perdu leur Mohammed ai ·Joulani~ à la tête du Front al·
asslso populaile av sef.n dela coi'TV'nunavté sun· N<>sra. Cela en le quailloant • d'un de ses so~
nlreltal<ienne. dais... aP<éS 1.. avo r confie la moitié de la
Deux ans piUS latd, S<J<gir lo djihad eu Sham
tréscrerie. do l'El! pour qu'i mène a bien le pro-
(Le Lovanl) avec te Jabhal ai·Nocta li Ahl ash
jet d""ornplantabon en Syrie Dens le méme audio,
Cham oo le Front pout le SOUIIOO dos 1\abitaniS
du Levant. c~l conoo sous le nom du t. Je dit label en cene .mXc n'a jamak pris tl forme d'une
11nnée cone.'titœe tt organUie aueour d'un vnl b.at-msjor.
J, I.e fai t quo 1'6nit Abou Omar aJ.·o.gbdldi d tOJt dlpu'Lt AOOIJ 2. Abou Mobatntul:d •l-JOI.•lanl ""'' l'émir du front al-Notra
1-llun.r.l f11Wiieru l()uj IIM deux aDégc:anct li A~Kla n'étlit plos depuis aa creation en Srrie. li 41\'th ft'joint Al•Q..-id:a en Méw>
d'BOtunJit ~. 1ni!:me d ltujounl1tu1 œ1 urgun\ClU ott u1ill~ par pocamit. puis êtsit re!ité do n~ let rong, de l'EU ' ''unt dëtre
AI-Q,Gl'd l PQ\Ir tK~Culler l'•cattl Bl d'•V'()ir diYI8é let 1'41tl~tijlhadistes. mondottf p:~r &gbd~di pour fol'niCt lo l>'ront oi·Nom.1.

44 45
ÉUlr islttmique, le fair acamopli L'Étnt islamique: un • t1t'C'trorr libre#) autosuffisa,r

Baglldadr dissout le Front ai-Nœra e1 an-oonce chef d 'une urr1e proche du Front ai-Nosra. rrfa
sa fusion dans une nouvelle enc.1é. rèa1 iSla- annoncé sa joie au léléphone quand I'Elfl a
mique en Irak el au Levanl (EIIL) élé déclaré par Abou Bakr ai-Baghdadi. Il m'a
<À!IIe annonce quo. de faia. ébranle ·la fron- très vite passé un djlhadJSte turusien tout auss•
tière coloniale • , fe<a reflet d'un séisme sur la euphorique que lui. Il étail chef d'unilé choz
scène syrienne. SI elle exalte certains groupes Mrat al..shsm. une faction islamiste syrienne, il
qui y voient une démonstration da puissance, ne lardera pas à rejoindre I'Efll.
elle est aussi une très mauvaise nouvelle pour Omar décnantera Ué& vite. il était dans une
beaucoup de factions rebelles el pour l'opposi- zone oû il n'avait pas accès é Internet. e~ n'avait
IIOn syrienne en général. Mais c'éta t sans comp· pas pris connaJssance de ta réponse du chef du
1er ta reponse laite pal Joulani. Jabhal ai-Nosra C'est moi QU• lui fais éeou!E!l pal
L'émir du Front ai-Nosta conf.nnera lous les têléphone raudo de JoUan• dllfusé sur YouTube
d•es de Baghdadi qu~l quaLiie de • cheil<tl jaiOI · . et QUI marque ta scoss.on de rEff. VOICi sa réaC·
ou voeux sage... mais refuse la dossoMIOn du lion .
Fronl ai-Nosra et donc la lustOn avec 1EIIL ordon- • Tout fe monde connaissait les orientaoons
ntlo par Baghdadi. Il fait allégeance é Ayman du Front ai-Nosra e1 son afflflallon avec l'État
ai·Zawahîri et AJ-Oa'ida. Des meta plus tatd, islamique d'Irak, ce n'est pas un secret. Je ne
celle allégeance sera reconnue par le c hef pense pas qua cene rév61ailon (sur la présence
d'AI·Oaïda, qui ira jusqu'é demander è Ba.ghdaàl d'AI-Oaïda et de I'EIIL dans la conflit syrien) ail
de rappeler ses hommes en Irak. ce damier un Impact négallf sur le terrain, car jusqu'à pré-
refuse. AI-Baghdadi met Al-Caïd& lace â ses sent ta communauté internationale ne nous a rien
contraèicbOnS en relusanl d 'agir en lonclion des donné ~s que ça la>l dOtJX ans que le peuple
fronlléres coloniales. Le Froot a~Nœra davien~ la syrien se !ail massacrer Dans tous les cas. un
branche synenne d'AI-Oaida el r&JCUI& a sa ban- Êlaa islarrique (8U$Sr appelé ca!Jiatl s<oscrit dans
n.ére TMZim AI-Oalda li bilad Al-51\am. ou rorga· la suite fogiqo.Je de noarc combat
nlsalion d'AI·Oa\da au Levant. ·Je viens de partic•per (le 10 avnl2013l a une
• Avoc mes hommes, on a défilé dans des réunion avec tes différents groupes combattants
convois de voitures et de 4x4, on était euphO· acbfs dans ma zone. y compris de I'ASL. tl laut
rlques. " Avec ces mols, Omar. é celle époque savoir que tous ceux qui sont venus œuvtent

46 47
État isùuniqu~, le fait accompli L 1État islamique: ur-l. •electron li.brt» au.tOsu/fisturt

aujourd'hui pour un Êtat islamique. Pourquoi eo déclarant I'Ëtat tSiamique d'Irak et de Sham,
avons-oous fait tous ces sacMices si c'est pout bloquant toutes les autres initiatives .
donner le pouvoir è des personnes nommées per ·Dans le fond. on est tous d'accord avec les
les puissances étrangères? Ou même pour ins- déclarations d 'a i·Baghdadi et on se réjouit de
taurer une démocratie? On a vu Jes expériences cette déclaration Mais on rejoint aussi le chet
démocratiques dans d'autres pays arabes apcés Joulanî q ui appelle à attendre les conclusions
les révolutions, et re résultat n'est pas du tout d'une chovra (concertation] entre les différents
encourageant. groupes actifs su r le territoire syrien pour voir les
... Beaucoup estiment que cette annonce de modalités de cette allégeance et comprendre
Baghdadi était précipitée, mais il y a deux para ~ pourquoi le groupe n'a pas été concertél. ,..
mètres à prendre en considération. Tout d'abord,
C'est les prémices d'une longue guerre fratri·
depuis peu, des groupes de combattants appa-
cide. qui est toujours en cours sur trois conti-
raissent. notamment dans la région de ai·Ghouta
nents, e t qui va se traduire dans le sang, d 'abord
ai-Charkia (près de Damas] et de Daraa. Ces
en Syrie puis en libye et en Somalie.
groupes empruntent des noms Islamistes. Mais
Chaque camp a ses justifications et son argu-
derrié<e, ce sont des combattants contrôlés par
mentaife. Joutani avance le fait que les autres
Washington. pour contrer le montée en puis·
sance elu Front ai-Nosra. factions n'ont pas été consultées. Zawahlrl sera
de cet avis. De son cOté, Bagh dadi estime quïl
• Le cfeuxième volet est politique : on sait que
cfes groupes de djihadistes. comme la brigade n'avait pas à consulter un de ses subordonnés.
AI-Fourqan, sont d irectement soutenus par le ni même Zawahiri puisqu'il n'a pas personnelle·
Qatar, d'autres sont directement soutenus par ment fait allégeance à AI-Qaïda. Plus largement.
l'Arabie Saoudite, et il semblerait que ces groupes l'El! estimait qu'en tant qu'État il n'avatt pas à
s'apprêtaient à déclarer leur propre Êtat isla- revenir aux Otdres d'une organi-sation qui fut une
mique. Or, le Front ai·Nosra aurait eu du mal é de ses composantes en 2006. Et le Front al·
refuser d'intégrer cette enttté islamiste sans que Nosra, qui contrôlait des pans du territoire syrien,
cela ne soit considéré comme une scission avec
l. Omar, par aiUcurs frère d'un • m:anyr de la b3miJle dt:
tous tes autres groupes combattants dj•hadistes. Fallouj.nb (2004),. ct djiha.distt dt la pre~n~re heure. sera l):lt '-'
Donc al-Baghdad! a préféré prendre les devants 6Uite un des tnntmisjurés de. l'EITL puis de l'El.

48 49
État islamique, le faJ t accompli L1Éta t isl(l.m.ique : un ..-&etron libre» autosulfisa!l t

ne voolail pas se soumettre aux ordres de I'EII, à l'islam d'une manière publique à Dammaj
qui é cette époque était encoce oonfiné au désert au Yémen puis rejoint une école coranique à
d'AI-Anbar dans l'extrême Ouest irakien. Damas, avant de dévoiler ce q u'il quafiliera d'une
On c onstate que AI·Oalda. qui porte la ban· ·<Infiltration .. de l'islam radical dans un tivre1
nlère du djihad intemational, a changé de straté- Théoriquement. Peter eveil très peu de chance
gie sous l'influence de Zawahiri. Lâ création de. de survie entre tes mains du groupe djihadiste.
groupes locaux avec des agendas nationaux Quelques jours plus tard, quaiante·cinq sol·
prime d ése<mais S<Jr l'idée d 'un djihad global. dats de la force de l'ONU déployée au Golan.
D'où J'émergence de groupes qui n'ont pas l'ap· entre la Syrie et lsraél. seront kidnappés par te
pellation d'AI·Oaïda mais qui en ont l'idéologie; Front ai·Nosra. La branche syrienne d 'Af.Qalda
Ansar at·Cha<ia en Ubye en est un exemple. La protestait contre sa qualification d'organisation
Syrie est un terreau fettile pour l'organisation : terroriste par l'ONU. Jusqu'à cette prise d 'otages.
c)est la première fois Qu'AJ-Qatda arrive à se te Front ai·Nosra ne faisait pas officiellement état
créer une assise populaire favorable tout en de sa présence à la frontière israélienne. Si ce
se dissociant des agissements de I'EilL. AI.Oaïda n'était qu'à travees un discours confidentiel de
commence à laire de la politique. Cette tendance Joutani adressé à ses hommes, oû il d it c taire·
va se confirmer à travers la gestion commune, ment que te Front at·Nosra était é un jet d e pierre
avec d'autres factions rebelles. des territoues d'tsraêt et aff,mait sa volonté de créer un émirat
tombés sous son contrôle, mais aussi à travers islamique en Syrie.
ses rapports avec le monde extérieur. Deux évé· J'étais en contact depuis un moment avec
nements marqueront cette nouvelle réalité. Abou Ali, qui se présentait comme le comman·
Le premier fut ta libération du journaliste amé· dam de la chambre mililaire rebelle conjointe
ricain. Peter Theo Curtis, allas Theo Padnos, en pour te GOlan. Une relation <le confianc e s'était
aoOt 20 14. quelques jours après ta décapitation installée entre noos deux. Quand je l'ai contacté,
d u journaliste James Foley par l'État islamique il m'assurait que tes otages atta1ent êlie libérés
(El), successeur de I'EIIL depuis la proclamation rapidement, il m'a même donné l'heure et la
du calilat te 29 juin de ta méme année. Padnos date de leur libération. Ses informations étaient
n'était pas un inconnu des djihadistes. Ce joue·
naUste américain avait annoncé sa conversion

50 51
État islamique, le fait accompli L'État islamiquL: un •e'lectron libre» au.losuffisant

exactes. Après sa mort dans des combats contre antioccidentaux, tout en développant un tissu de
l'armée -syrienne et sui1e à l'éloge funèbre qui lui groupes ancrés localement el obéissant, eux. à
a été fait, j'ai compris qu'Abou Ali était un des des .. agendas .. régionaux. Les communlqvés
commandants militaires les plus importants du m'ont été transmis par Mohanad Ghallab, un
FrOnt ai-Nosra au Golan. jeune communiquant d'AQPA de nationalité
Cette libération inattendue des otages. du égyptienne. C'était lui qui avait arrangé l'in-
moins si rapidement, est le deu.xième événement terview avec ai·Anssî. Une semaine plus tard.
qui traduit le souhait Qu'ont certaines factions de ai-Anssi revendiQuera en vidéo l'attaque contre
se d émarquer de l'El et de ses mises en scène Charlie Hebdo. Il sera tué à AI ·Mu~alla, au
chocs d 'exécutions et de décapitations qui corn· Yémen. par une frappe de drone américain
mençaient é être diffu-sées massivement. Mohanad movrta avec lui.
La branche yéménite d'AI-Oalda élail elle AI-Anssl était parmi ceux qui s'opposaient
aussi engagée dans la guerre idéologique et idéologiquement et religieusement à l'El, pour lui
médiatique contre I'EIIL et puls l'El. J'ai eu l'oc- comme pour beaucoup de religieux djihadistes,
casion d'interviewer avec quatre confrères le ·de califat de l'El est illégitime ... Avec lui, plu-
cheikh Nasr aJ-Anssi, un des dirigeants les plus sieurs figures emblématiques d 'AQPA seronl éli-
influents et Jes plus haut placés d'AI-Oaïda dans minées par les frappes de drones, ouvrant une
la péninsule Arabique (AOPA) et d 'AI-Oaida cen- autoroute pour l'El au Yémen. aujourd'hui actif
trale. Il a clairement d it que l'organisation .. refu· dans différentes provinces du pays.
sait les décapitations et Jes mises en scène
macabres''· Il raconte Qu'il avait été .. mandaté
personnellement par ben Laden dans le but
de dissuader le groupe d'Abou Sayyal taux
Philippines! d'avoir recours à ces méthodes • -
Quelques mois plus tard, je recevrai le
communiqué revendiquant l'attaque de Charlie
Hebdo, moins de quarante-huit heures après
que les frères Kouacni eurent été neutralisés.
AI-Oaïda poursuit dooc des obfectifs terroristes

52
3
Le califat : adhésion ou rejet
des clans sunnites?

Le 29 j uin 2014, le califat est déclaré. Le calife


est Ibrahim Awad al-Badri, dit Abou Bakr aJ.
Bagbdadi ai-Husseini al-Qurashi. Né en 1971 à
FaUoujah, au nord de Bttgdad, il est issu d 'une
tribu reliée à la tribu Quraych à laquelle Je calife
doit traditionnellement appartenir. L'actuel chef
de l'El obtiendra un diplôme en scie nce du Coran
à l'université islamique de Bagdad. U est dit qu'il
a appartenu à la confrérie des Frères musulmans.
A\"'a nt l'invasjon américaine de 2003, il était
imam dans l'ouest de Bagdad et professeur d' uni·
versité. n prendra les armes au sein de la forma-
tion .Jaysh al Moujahidin, q ui combat l'invasion
américaine. Sa vie connaîtra un t.ourna_m après
sa capture en 2004 par les Américains. 0 est
enfer mé dans Je camp Bucca, où ont été détenus
plusieurs chefs de la mouvance djihadiste ira-
kJeune. En prison, il en formera un nouveau qui
s'alliera avec AI-Qaïda en Mésopotamie. Libéré

55
État is/llmiJTur, le fait aa:tJmpli Le califat :adhésion ott rrfrt des c/o1ts sunnius?

début 2005, il reprend son rôle d'enseignant de Les instances ec l'administration naissante de
réciwtion du Coran et obtiendra un doctorat en l'El communiquent beaucoup sur le fait que •les
étude coranique. L'homme arrive à la tête de l'EU règles sont les mêmes pour tout le monde ... la
en 20 10. relation avec les clans quels qu'ils soient esc régie
Avec ln déclaration d u cali fat, l'État isla- de lo même manière et sans discrimination
mique e n Irak et au Levant devient l'État aucune•. Pourro nt, en •·6olilé, le traitement dif·
islamique. Cette annonce ne sera pns snns effe t fè re tl.t[acto par rapport b des considérations sur·
sur le ccrrnin. tout d'ordre pratique. L'El, comme n'imporre
li est nécessoire de rappeler que l'État isla- quelle entité politique, ovont d'être religieuse.
mique (El) se construit en contradiction et sur fait aussi de la realpolitik cc œuvre à gagner le
les défaillances des régimes établis dans la région, soutien des clans suivant diff6rents stratagèmes.
voire dans le monde. Les clans sunnites de Syrie Un soutien qui tst rarement désintéressé et cer-
ec d'Irak, comme de Libye et du Yémen, si on tainemem moins idéalis1e ou utopique qu'il ne
élargit le spectre à tous les territoires où l'El est parait, même si dnns certllins cas il peut l'êtTe
ocrif, sont parties prenantes de cet ordre depuis réellement.
des siècles. Donc, de fait, l'au cori té de la nouvelle Les combattants et commandants de l'El son t
entité qu'est l'El se construit aux dépens de eux-mêmes issus des clons, et de plus en plus sou-
l'autorité réelle des États mais aussi de l'outorité vent des rangs historiquement antidjihadistes.
morale des clans. Cet état des lieux n'est pas Sons o ublier que ce sont les clans qui om fourni
propre :l l'expérience de l'El avoc les claus une !J?nne partie de l'effort militaire pour évin-
cer l'Etat islamique en Irak des villes d'Allbar à
syriens cc irakiens, mais se décline égalcntenc en
partir de 2007, date de la création des forces
ce qui concerne les tnùus libyennes, voire
d'éveil .. Sahwat•. Sachant que les Sahwat som
demain eeUe du Yémen' .
aujourd'hui quasi absentes des autres provinces
1. AI·Qakla dam b péninsult Anlbique (AQPA) • llliMi nm.it ira.kiennes et tora.lement absentes de la province
l'tucoritlf d• tribus pour .s'ïmposer da.flli la, r~ioM tombtts de Ninive où se trouve ln ville de Mossoul, bas-
aou• N cuupe:: ct-lu uv•nt d~ recberc:her k ffiUtMin de cts lnênE$
nibu• •vec 1• montée en pu~ des tlouthill., Ol111nilW'tÎlîrl
tion de l'El. Les eombattuniS sunnites opposés à
lnsurrtedonne1k chi.itt. ec 1111 pene de pluûeur11 de ~~es "-'tîon.s l'El 1t Ninive, avec à leur t~cc Athil al-Noujrufi,
dnnl\ le pay1. gouverneu r d'A nbnr, om tous trouvé refuge au

56 57
ttat is/Jlmique,lefait accompli Le califat: adhhion ou l'(jcr des clJws sunnius?

Kurdisron irakien, 1à où ils essayent tant bien Mohammed ai-Adnani, a exprim~ la volonté de
que mol de c:onstituer une force - sous comman· l'El à pardonner à ceux qui l'om combattu parmi
dement kurde-, à l'instar des unités formées der- les sunniœs, • même ceu.x qui ont tué mille milles
nièrement par des chrétiens de lu pluine Ninive. ( 1000 • 1 000) de ses hommes•. Ces derniers
En ce qui concerne les provinces Oiala et de devroient se livrer d'eux-mêmes à l'El, le cas
Snlnhcddiue, lu situation est d ifférente, et le.~ 6chéam, s'ils som coptu1'6S ils seront ~raités
combnnonts sunnites se tl'ouvent em·61és sous comme des ennemis combattants, donc sujecs à
k-s d ifférentes bannières des multiples milices être exécutés. Plwdeurs pi'Oductions principales
chiices octives sur Je territoire irakien. D'ailleurs, ct locales de J'El ont mis en scène ces cérémonies
selon des sources irakiennes de la ville même de de repentances qui se déroulent en général dans
Tikrit. les combattants du clan Al·]bour dans la les mosquées après un sermon public d'un repré-
localité d'aJ.AaJam om été interdits d'afficher semant de l'El.
clairement les coweurs de leurs groupes alors Cene volonté de ·pardon.,loin d'être désinté·
qu'ils ont engagé des centaines d'hommes dans la ressée, reflète une réelle politique adoptée par le
baroille pour la reprise de T ikrit. Cela malgré groupe et par ses dirigeonts, conséquence directe
l'engagement historique d 'Al-jbour du côté de de l'apprentissage des erreurs passées en ce qui
l'administration américaine et puis des gouverne- concerne u ne gestion cotasto·ophique des villes et
me nts successifs de Bagdad. villoges ou milieu des années 2000.
L'Éwt islamique est certes impitoyable avec ses L'entrée à Folloujoh s'est orticulée en coordi-
adversnires. mais au-delà de l'image de terreur nation avec des forces vives de la ville, puis l'Et a
qu'il œuvre~ façonner et à projeter, ses comman· pris soin de donner les rênes de Falloujah à ses
dan!S et décideurs démontrent un certain prag- habitants. La même équorion a prévalu à Mossou~
matisme en ce qui concerne le traitement de leur viUe ~ laqueUe Abou Bakr al-&ghdadi a consacré
vivier populaire sunnite indispensable !l'enraci- un •pardon général• aprn l'investiture de la ville
nement puis ~ l'évolution du groupe il moyen et par ses hommes, cc qui constituera une exœp-
long terme. tion. Et ce qui explique l'occcptation du groupe
Dès leur retour dans les villes, qui s'est entamé par la popwation qui y voit un moindre mal
avec l'investiture de Falloujah et de Ramody dès après des années d'oppression par le gouvtme-
janvie r 2014, le por te-parole- d u groupe, Abou menr central de Bagdad: mnis oussi de corruption

58 59
État islamique, le fait accompli Le califa.t: adhésion ou rejet des clans sun.tâteS?

endémique et de discrimination qui ont alimenté déposé les armt-s entre 2007 et 2009 se retrouvent
le rejet de ce tnême pouvoir central ec Paccueil de nouveau dans les rangs djihadistes.
des djihadistes en tant que libérateurs par une
bonne partie de la population sunnite de la ville.
La même équation a été adoptée au nord d'Alep; Est-ce que des clans sunnites
les communiqués de l'El à l'adresse de.• combat· ont voué allégeance à I'Êtst islamique?
tants de l'ASL et de la population sunnite se sont
multipliés. Un seul mes.~age : "Repentez..vous ct D'après des témoignages croisés de plusieurs
vous serez pris en charge... les familles ne seront djihadistes •l'ant d.es responsabilités diverses
pas tenues responsables des agissements (anti-EI) dsns la province d'Anbar1 il est certain qu'aucun
de certains de leurs membres. • clan en ca nt que tel n'a complètement lié son sort
Toutes mes sources s'accordent à dire, ct ce à celui de l'État islamique. cela, même s i certains
depuis janvier 2014, que l'El a ouvert la porte à som hisroriquement bosti1es ou favorables aux
}a « repentance•. Les • repentiS• ont le choix de djihadistes.
n e pas s'engager et de rester neutres, selon ces Selon ces sources, sur place, •les exemples sont
mêmes sources. Certains ont conservé ce statut, aussi variés que les clans, on peut trouver un
d'autres ont décidé, une fois 1a vie sauve, de chef de clan qui a voué allégeance avec une partie
retourner vers le gom•crnemem de Bagdad. de ses "subo rdonnés" alors que l'autre parrie se
A titre d'exemple, dans le clan Boufahd de trOU\'C dans les rangs des milices progouverne·
Ramadi on retrouve des figur<.'S progouvernemen- mentales•. Un autre point revient souvent dans
tales comme Rafeaa Abdel Karim ou Mohammed les conversations : • Une-allégeance ne signifie pas
Khalaf al-Said, et des figures qui ont intégré l'El, forcément une obligation de prendre les armes ou
comme le notoire Abou \Vabib qui, certes, n'a de fournir des hommes aptes au combat•. tel
pas de responsabilités militaires importantes telles qu'expliqué plus l1aut.
que présentées dans les médias, mais qui est Une allégeance au combat exige de la personne
n6anmoins une figure de proue de la mouvance ou du clan qui la formule de prendre les armes et
djihadis te. D'un autre côté, d'anciens djihad.istes de participer activement à Peffort miHtaire de
appartenant à d ifférents clans et q ui avaient l'El. En retour, ce dernier a des obligations. D est

60 61
Éra.t islamique, le fai-r accompli Le califat: adhésion. ou rrjet des clans stwnites?

notamment tenu de fournir une assistânce msté- Dans tous ces css de figure, et d'après ce qui
rieUe (annes, mUJ_titions, entraînemems, etc.) . ressort de discussions antérieures, on constate
Certains clans qui ont formulé une allégeance que la décision de vouer allégeance, ainsi que le
au calife, sans que celle-ci soit •de combat•, béné· type d'allégeance, demeurent une question per-
ficient d'une aide matérielle limitée de la part de sonnelle qui se tra.ite au cas par cas. Cela s'inscrit
l'EL Elle peut être alimentaire ou en hydrocar- da ns le cadre d'un effort de l'El à surpasser le
bures à usage domestique ou fermier, gratuite- pouvoir ancestral des chefs de clan, toujours
ment ou à prix symbolique. Cette approche a été dans le but de transcender l'ancien ordre établi et
adoptée par l'El à plusieurs occasions. Les asseoir une autorité qui se veut et se dit supé-
rieure, ce à travers l'application rigoriste de la
exemples les plus parlants sont ceux de Mossoul,
charia, loi dh•ine qui est la seule loi reconnue
où les djihadistes, dès la prise de la ville, ont dis·
par l'EL
tribué les hydrocarbures saisis dans les C.."lSernes En dehors de la province d'Anbar, trois clans
et les commissariats; et celui de Peir ez-Zor en se sont distingués dans leur hostilité aux djiha·
Syrie - avant même que l'El n'évince le Front disres et à l'El en particulier, ceux desJbour et de
al-Nosra de la ville - avec l'acheminement et la j eissat dans la province de Salaheddine, et celui
distribution de bonbonnes de gaz à usage domes- de Bou-Issa à Falloujah. Cela dit, nombreux sont
tique aux habitants sous blocus depuis plusieurs les jeunes et moins jeunes de ces clans qui sont
mois. L'aide qu'assure l'El, même s•u n'est pas aujouxd'bui actifs à différents niveaux de hié-
prouvé pour l'heure qu'eUe est constante, n'est rarcb ie de l'El.
pas conditionnée par une allégeance, mais se fait En ce qui concerne la province d'A nbar et
en application des préceptes de l'islam 1 e t notam- Ramadi en particulier, les clans Bou Nimr, Bou
ment du zakat, principe de redistribution des Aalwan et Bou-Fahd représentent l'opposition
biens des plus riches aux plus démunis. À l'occa· à l'El. Pourtant, j'ai eu J'occasion de converser à
s ion du ramadan 2015, la boite de production plusieurs reprises avec des djihadistes de l'El
principale de l'El al-Furqan a produit une vidéo appartenant à ces mêmes clans. D'après mes
de plus de trente minutes pour rappeler en détail sources, à l'heuru actuelle, les déclarations ou les
le.s règles du zakat, et les huit catégories de béné- postures des chelS de clan sont plutôt des sorte.>
ficiaires. de lignes de conduite, voire des tendances, qui

62 63
ltrat islamique, k fait actXJmpli Lulllifat: adhésion. o• rcjeo de~ clans sun nirn?

peuvent changer avec les circonstances e1 qui Garde répuhlieaine ou dans les rangs des forees
n'engagent pas forcément les autres membres du spéciales. se sont retrouv~ livr~ à eu.t-mèmes.
clan. Ce qui n'était pas du tout évident en 2007 Alors que d'autres clans ont fait le choix de l'in·
à ln création des premières Sahwot. At.ùourd'hui, surrection armée,lesjbour étoient parmi les pre·
la donne • changé, les chefs de clan ne sont plus miers à faire le choix de la collaboration avec les
écoutés de la même manière pnr les nouvelles nouveaux maîtres du pnys.
générations auxquelles ils n'onr rien de concret à À la même période, un cheikh salaliste du nom
proposer. d'Abou Manar el-Aalnmi ovoit fuit une fatwo
ptnnettant la collaboradon avec • Je vainqueur•
(ai-Moutaghaleb), en l'occurrence les forces et
Le clan al:fbour. est-ce une exception l'administration américaines. En se basant sur ce
ou une r~gle en Irak? diktat religieux, les notables de ]hour ont pu
constituer la colonne venébralc des Sahwat dans
Les autorités irakiennes essayent tant bien que la région de Salaheddine, qui seront dissoutes
mol de mettre en avant, et pour lta •consomma- ou assimilées aux forces années régulières dans
rion • médiatique il destination des d~cideu rs et une période ultérieure. Ces mêmes chefs de clan
opinions publiques occidentales, le rôle des milices seront parm i les soutiens indéfectibles du pou-
sunnites l>rogouvernemenrales. !.'exemple - qui voir du Premier ministre Muleki et 8~ourd'hui
en effet est plus une exception sur ln scène ira- 11armi les soutiens du gouvernement d'Aabadi. D
kienne - est celui du clan al·Jbour et de sn place serait erroné de penser que ce soutien est idéolo-
fone ai-AaJrun, à quelques kilomètres de la ville gique ou se conçoh par sens de patriotisme, car
de Tikril, cité plus haut. dans la plupan des cas ces hommes n'ont pas
Les bommes du elan ai-Jbour étaient en bonne d'autre choix que celui d'assumer les choix pré-
partie enrôlés dans les forces arm~es iralôennes cédents, souvent au prix de leurs vies.
sous le règne de Saddam Hussein. Une fois l'ar- Cet exemple se décline largement sur toutes
mée dissoute et les forees de sécurité démobiJi. les milices sunnites qui se bottent aujourd'hui
sées pnr Je nouveau pouvoir de tutelle américain dans les rangs gouvernementaux. Un autre
/1 la chute du régime du Banlh en 2003, les exemple parlant est celui du clan Bou Nimr qui
notobles du clan, qui éraient des officiers dans la fountit un important conti ngent dons les rangs

64 65
État islamique, le fai' accompli Le califa.t: adh.iswn ou r~et des clans sunnites?

des djibadistes, alors que ses re présentants offi- l'El donnera là encore les re nnes de la région à
c iels comme ses notables sont parmi les plus des Chouaairat issus de ses rangs. Aujourd' hui,
impliqués dans la défense des politiques et entre- les membres du c1an ont eu la permission de
prises de Bagdad contre les djihadisres. re[ourner chez eux suivant des conditions défi·
nies par J'El, concernant notamment les ques-
tions d'armement.
L'exemple du clan Chouaaitat en Syrie

Le clau Chouaaitat, qui malgré l'émergence de -Bureau des relations publiques•


différentes factions rebelles dans l'Est syrien puis
du Pront ai-Nosra représentant d' Al-Q:üda en Le bureau des relations publiques travaille
Syrie, a su garder la main e t dicter sa loi. Après simultanémenr à régler les différends entre les
s'être fait une spécialité dans le trafic de cigarette cla.ns à travers une médiation de l'El, mais aussi
avant et durant les premières années de la révo- les p roblè mes internes au sein des clans entre dif-
lution syrienne, les Chouaairat ont fwi par
féren tes branches et familles. L'exemple le plus
mettre la main sur plusieurs p uits et raffineries de
par lam est celui du clan Oukaïdat de la région de
la région de Deir ez-Zor. Leur anj mosité avec
Deir ez-Zor. L'El a œ uvré à résoudre un diffé-
l'État islamique en Irak et au Levant (ETIL),
rend familial entre b ranches de ce même clan qui
• nC.:tre de l'actuel BI, a fait qu'ils ont rallié le
Prout ai-Nosra à la scission entre les deux durait plusieurs années. De cette manière, en
groupes, sacha nt que les régions de l'Est syrien et transcendant le pouvoir historique des c hefs de
de Deir ez.Zor en particulier étaient le vivier clan, l'El s'impose comme nouveau pouvoi r de
humain du bras syrien d' AI-Qaïda. Les combats [acta et comme remplaçant des États qui avaien t
contre les Chouaaitat. ouverte ment opposés à abandonné les populations de ces régions à leur
l'El, ont été particulière ment violents. Après la sort bien avant le début du soulèvement e n Syrie.
v ictoire des djihadistes de l'El, les Chouaairat ont Le clan Oukaïdat é tait parmi les plus virulents
été obligés de quitter leurs villages et beaucoup dans l'opposition à l'El; beaucoup de ses membres
de leurs hommes on t é té exécutés par les djiha- o nt rejoim les factions rebelles de l' ASL, ou le
distes. Pourtant, suivant son schéma habituel, Front al-Nosra, ou même les milices du régime

66 67
!1rar islamique, le fair accompli Le califaJ: adhisio11 ote rtj~l des clans su.n11il~?

syrien pour certains. sunout après la victoire de des combattants arabes du clan Choumar conti-
l'El dans l'Est syrien. nuem leur poussée vers Markoda plus au sud, un
Dès ses premiers pas e n Syrie ct dès son retour soulèvement opportuniste de la part des opposanlll
dans les villes en Irak, l'État islamique (El) a ii l'El pourrait voir le jour. Cela dépendra grande-
cherché à tisser des liens e t à é!'llblir une relation me nt de la gestion des zones reprises à l'El '.
ooiustirurionnclle· d'un État à ses sujets ovec les L'El , da ns les diffé re n tes zones tombées sous
clons qui sont indéniablement des piHers des son cont rôle, entrepre nd des formations de réha-
société dons les deux pays. Après des onnées de hiliulfion pour les chefs des clans et pour les
guerre en Syrie, les clans présenœ da ns les zones transfuges d'autres groupes rebelles, pour des
rurales e t frontalières avec Ù1 Turquie er l'Irak c:ombatrants sunnites qui étaient, il y a encore
onr gagné en pwssance en s'émoncipanr de la quelques mois, dans les rangs du régime syrien
turelie de Damas er de ses services de renseign"' ou dans les rangs des troupes gouvernementales
mcnts divers et variés. qui se nourrissnicnt des en Irak. voire, dans une moindre mesure, en Libye.
différent$ trafics hisroriques gérés por les clans
en question.
L'Ill a su gagner le soutien de plusieurs de ces
clons des deux côtés de la frontière, 110r le fer ou
por lo diplo matie t ribale. Faute de mie ux ou fa ure
d'olrernorives, les c hefs des clans se son r retrou-
vés ou cœur d'une équation où ils sont de fair du
côré de l'El. Certains clans ont essayé de parse-
), U ~t. DOUTque, &-uite i lA tq)rilc dt1'ikrit pu les trouptS
mer des combattants dans les différents groupes ~vunrmmuk::s 2idla s-r kt mill* c.hiha., et la e~
- <ijihodistes ou pas - actifs en Syrie, en privilé- da;:rruttions ft ~ da MbiUIÎOaf. comme cl;es ~
giant tout de même une partie ou une autre. pt.abl~ (&:etritité.. a~ C-'C.) q\ll om nm. pois suite â Ja p.-De
de ll•rudi pu- IQ cfuhadha. de f'KI. un nodlre croissan; de
Cette stratégie est commune che• les clans de la A"pn'sentlnts de dam ou de t:ritMa ont voulu \'Oi.r "'nouvdée kur
r6gion ct n'est pas propre à la Syrie ou à l'Irak. al&6fca.n« â l'El. ftl oppo6itioft .,.eo * plant lf)U\-t:memtataua
pour investir A.nbo:t a\'OC CU tnên~ millcet, D'OU b c:ffom de
Après lo prise de Chadadi, devenue bastion de
l\agdacl ~ tl)eltft eu ll.vanc kw roroc. do police et le& riunions :IV«.
l'El suite à des combats sanglants avec le Front le11 cl~ 1raditiounds des <&ltn~ db& 1~ (lrmniêres beur~ pour b
ai-N06ra, er si les factions kurdes appuyées par n:prise de Lll ville de Ramudi aliX clj l had~lt!l .

68
4

La guerre contre l'EI n'a pas commencé


avec les frappes de la coalition
en septembre 2014

Les premiers djihadistcs arrivent en Syrie

Un bref rappel historique s'impose pour corn·


prendre l'évoluci.on et les étapes de la guerre de
l'El. Dès juin 2012, les combattants libyens du
Lioua el..Ouma sont très actifs dans la région
d'Idleb. Cene brigade est fonnée de combattants
syriens et libyens, avec à leur tête Mahdi a1-Harati,
vice-président du Conseil militaire de Tripoli,
et Abdel liakim ei-Machari, en charge de la
communication de ce même Conseil. Ce groupe a
été formé en territoire syrien. Ses combattants
ont conduit plusieurs opérations réussies, dom
celle de Wadi el-Daïf à Maraat el-Nouman. Les
Libyens assurent l'entraînement et partagent
avec les Syriens leur expédence du combat. On
note aussi la présence d'une équipe médicale

11
État is112miquc,lefait accompli lA auerre contre 1'El n. 'a pas commencé...

libyenne, indispensable pour les reb<:llcs privb; Leur bur érait d'aider Je.. factions de l'Armée
de tout accè$ aux infrastructures de 58nté 1• syrienne libre qui avait r~ peu de compétence
C'est en septembre de la même année que j'ai militaire. Pui~ on o vu les attentaiS de Damas,
eu l'occasion de discuter avec jacques IJérès, et la montée en puissance du Front al-Nosra
médecin cofondateur de Médecins sons fron- a commencé dans lo région de Deir ez-Zor, à
rières (MSF). Il disait alors ·croiser de plus en 13oukmnal e t A l·Shheell •.
plus de Fronçais en Syrie•, et avait soigné notant- •Avant l'annonce de sn présence en Syrie, le
ment l'un d'entre eux qui avait rejoint le djihad Front al-Nosra a ch erché ù recruter des personnes
avec son frère. Il me confia qu'au moment même qualifiées dans toutes les couch es de la société
où il le soignoit suite à une blessure de guerre, syrienne. De cene mani~re. d3D.S les villages ou
ce jeune Français lui avait fait •!'~loge de les villes, les habit:anrs constataient qu'un des
Molulmmed Merab, le tueur de Toulouse, d'une leurs avait rejoint le groupe et ils suivaient son
voix douce. Un jeune capable d'égorger ovec le exemple.
sourire tout en vous convainquant que c'est pour •C'est comme çs que oi·Jabha a pris en puis·
votre bitn ., mc dit-il. sance. Peu impone la zone de frappe, Deir ez-Zor
AI·Chnmi, déserteur syrien de l'El e t réfugié a toujours été la base de départ. Lu prise de Raqqa
en Eur·o11e, était un de mes conblct.s dans l'Est s'est fai te en collaboration e ntre Ahrar ai-Sham
syrien. Il mc confia que «le Front oi-Nosra était elle Front, une majorité des combottants qui ont
présen1 à travers des hommt>S sur le terrajn dès
participé étaient originaires de Deir ez-Zor, rares
les premiers mois du soulèvement en Syrie étaient ceux de Raqqo, sachont que les habirants
)15 mors 2011], mais sans aucune apportenonce de Raqqa n'ont pas rejoint lo révolution, elle leur
a été imposée. La majorité des habitants de Raqqa
organisationnelle visible. Ces hommes, Syriens
n'étaient pas prorévolution, une bonne partie des
ou Irakiens. étaient rous revenu, ou venus d'Irak.
habitanrs ont quiné la ville vers les roues contrô-
1. Un cnWn nombre de 01:$ comblmnu ·~Ont rOf'l'llll, lées par le régime. Il reste à peine 20 " des habi-
p11 b Mht l't:mbryon de: ce qui va devmir runi111! cljUwJiçte tanrs originaux de la ville. j'ai même rencontré
ai·Battar (l.'~e tra"cluoœ} qui vo rejoiod n~ld rtiJIP' de t·~~
Par lll auice, le tomm1uid.ant ec pl!.1ii.eurt tntml;trœ de çe.ttc unité j oulaoi, sans savoir qui il ~tait, à al-Mayadin.
rerout•ncrunt en Libye, ec ,,ers la vill.e de Ocrn4 en tJGrric.utier. D'une manière porallèlc, l'1dde étrangère com-
1>0ut y lmplnn ter l'BI, mençait à afflue!' depu is GtLf.irunep en Turquie.

72 73
État islamique, le fait accompl.i La.ouerre contre l'El n'a pas conmumcé...

Sauf que l'opposition de l'étranger n'avait aucune


prise sur ce qui se passait sur le terrain,,
Plus au sud, dans la région de la Ghouta, aux lAt guerre •d'après Assa.d• précipitée
portes de la capitale syrienne Damas, le Front par Baghdadi
al-Nosra semait déjà ses graines grâce au notoire
saoudien Abdel Majid ai-Outaibi. On verra Après l'annonce de l'SUL par Abou Bakr al·
l'homme dans une des premières vidéos d'incita· Baghdadi, le danger était perceptible et tangible
tion au djihad produites par al-Manara al-&yda par les chancelleries occidentales. Le but était de
ou le minaret blanc (en référence au minaret tuer le projet dans l'œuf. Un projet qui, d'une
blanc de Damas où Issa, fils de Maryam - Marie -, manière indirecte, allait servir les desseins poli·
reviendra sur terre), le bras médiatique du Front tiques de l'axe Damas-Téhéran. Sauf que l'EIIL
a1-Nosra. On verra aussi Haji Bakr, commandant ne joue pas dans cette cour·là, il a d'autres plans.
de l'Ell, dans une aurre vidéo produite depuis la U est la définition même d'un électron libre, et il
région d'Alep. Tous les deux seront assassinés Je prouvera à maintes reprises.
par des factions rebelles. Al-Ouatalbi, Karin al- Baghdadi a tout simplement précipité ce qui
Klach de son nom de guerre, ou le •compagnon aurait pu être la guerre d'après Assad. La guerre
de la kalachnikov*, était un de mes premiers qui aurait cu comme but de se débarrasser <les
contacts de l'El en Syrie. <ljihadistes, une fois le président syrien déchu
Il est indispensable ici de rappeler que rares par la force'.
sont les commandants de l'El qui ont été libérés Tout observateur averti de la scène syrienne
par Damas, comme on a pu Je lire souvent. Les pouvait constater la montée en puissance de
islamistes libérés suite à un pardon présidentiel I'EIIL et des factions djihadistes, aux dépens des
en 20ll ont dans leur grande majorité rejoint des factions de l'opposirion syrienne. À cette époque,
factions qui combattent l'El aujourd'hui. D'un beaucoup refusaient d'admettre cette rénlité.
autre côté, la répression féroce entreprise par Même les victoires de I'Elll.. sur 1e terrain, tout
Damas et les balbutiements de la communauté
internationale, puis son action quatre ans plus t. I.e Froue ni ·N~rn. fon de S3 popubrité et de $3 l'u(ltll.t'e llvtc
I'F_JTJ.., $eTf 1\ l'nbrî pour un temps. Mais œu~ qui l)nt ct>mmcnoc!
tard qui joue indéniablement en faveur de Damas, p;•r l'épolrgner n'ont pn.s oubHé qu'il (l$t le brus d'A.I·Q.aYdu en
ne fera qu'accentuer les clivages entre Syriens. Syrie, et il4 ne tarderont pss à le prou~er 'lue1<1\IC:5 mois plus tard.

74 75
État islamique, le fait a®mpli lAIJi<errtcontrt I'EI•'n pas commtnd••

comme celles du Front ai-Nosra, ~ta.icnt attri- d'une entité qui allait bouleverser l'ordre régio-
buées à l'opposition. La prise de l'aéropon mili- nal bien au-delà de la Syri.c. La guerre par pro-
taire de Menagh dans la ~gion d'Alep n'est curation. afin d•éviter un engagement direct,
qu'un exemple parmi d•autres 1• semblait la seule option envisageable pour endi-
Revenons ou début de la guerre contre l'El IL. guer l'afnux de cljihadistcs des quatre coins du
On est fin 2013, d6but 2014. Elle sero conduite et globe "ers la Syrie. L'A robie Saoudite, pourtant
déclarée par des factions rebelles encouragée-< par montrée du doigt, n·~ pas tari d'etTorts pour sou-
des ncrours régionaux, comme l'Arnbie Saoudite, tenir financièrement, matériellement, politique·
et oœidentaux, comme les Étato;-Unis. Cette guerre ment et avec des fatwas rcligieu.<e.< différentes
~tait indispensable pour la suite de la révolution les factions islamistes dans le but de contrebalan-
syrienne relie qu'imaginée par l'opposition et cer la montée en puissance de I'EIIL, et du Front
par ses bailleurs. Sauf que ce sera un échec poli- al-Nosra.
tique et militaire. janvier 2014. l'•arméc: des Deux personn,.ges emblématiques de la révolu-
Moucljahidin • est créée. Son but est de combattre tion syrienne étaient contre mute initiative
l'Elll., qui a voit déjà affiché sa volonté de frapper contre I'ETII., pensam que cela détournerai! l'ef-
de •Diyala IJrak] à Beyrouth ]Libonl• por Jo voix fort de la guerre mené conrre Damas : Abdel
de son porte-parole, Abou Mohammed ol-Adnani, Kader al-Saleh, o rigi naire de lu "ille de Marea, et
un Syrien originaire du village de Binech dons la b la tête de Liwa al-Tawhid. Il sero localisé ct tué
région d'ldlib. U y a plusieurs o.nnées, Adnani dans une frappe de l'oviotion syrienne lors d ~uoe
était le wally ou gouverneur EU de ln ville de réunion à l'école de l'infanterie a proximité
Haditha en 1111l<. Une des premières manifesta- d'Alep. Quand à Mohamed Youssef al-Athamin,
tions transfrontalières de l'EU. Abou Abdel Azi~ al-Qatari, vétéran du cljihad
Cette évolution dans l'engagement occidental afghan, il a di.<paro début janvier 2014 alors qu'il
laisse entendre que certains décideurs, à l'inverse négociait une trève entre les factions rebelles.
des oommemateurs, voyaient déjA l'embryon Finalement, des combattants du Front ai-Nosra
découvriront son cadavre dans un puits de la
t. On y wrr• tb cbc:(s de rASL poeer tiV'CIC lor; 4jib.ttlistœ
)>Our t. rMw; cu mér»C$ chefs partit:ÎJ>ti'Onl nux cocnbtUll de région d'ldleb, une wne qui était sous le contrôle
Koban6conlt~ l'RI en 2014, dêbul 2015. de .)omal Maarouf, seigneur de guerre et ennemi

76 77
l!:rar islamique, le fair auompli Laguerre con cre l'El'' 'a pascommtncé...

j~ des djihadistcs de l'El comme de ceux du Deux de mes contacts, un cljihadiste européen
Front aJ.Nosra. de la première heure, qui n'était pos dans les
rangs de I'EIIL et qui avoir participé à une offen·
Début des combats entre rebelles et ElfL sh•e rebelle contre la prison centrale d'Alep non
loin de la ville, et un Syrien, d u Front ai·Nosra,
Il était logique, même prévisible, de voir les m'ont raconté les premières heures de l'offensive
affro nte ments commencer a u nord d' Alep o ù rebelle.
l'Eli L avait rrouvé u ne certaine assise populaire Selon u n de mes conwcls du Front al·Nosra,
et militaire. Paradoxalement, cette assise popu· .. l'offensive rebelle a commencé par une coupure
laire était due à la mauvaise gestion des zones des communications téléphonique entre plu-
tomb6es sous le contrôle des différentes factions sieurs villages. Des check points ont été postés
rebelles. L'EIIL représentait une certaine forme sur les routes entre le$ villages où I'EITL avait
d'ordre après le chaos, ou une forme de .gestion des positions ou des maisons d'accueil pour les
de la sauvagerie •, qui n'est autre que le titre d'un combattants. Les factions rebelles ont commence!
ouvrage cher aux formotions djihadisres. C'est des attaques simultanées contre les djihadistes de
aussi depuis ces régions d'Alep et d'ldleb que les l'EIIL dans les villages de Da no, Harem, Manbij,
premières vidéos officielles et officieuses o nt Jo rabou los, A tmoh, tall Rifoot, Hazaoo, Anadan,
commencé à inonder les réseaux socioux. On y e t dans les quartie rs rebelles d'Alep. On a essayé
découvre nota mment le • Dj ih ad 5 étoiles•, vidéo de protéger les frères ct de J>re ndre leurs familles
p ropagée avant tout par des djihadistes britan· e n charge même si on n'était pas d'accord avec
oiques. Sur les images, des djihadistes et leurs leurs agissements. 11 y a eu bcaueoup d 'injustice
familles occupent les villas confisquées aux de leur part vis·à·vis des habitants•.
notables et ou x officiers du régime syrien. De son côté, le cljibadiste européen avait un
Après plusieurs escarmouches et assassinats témoignage plus précis. Il a entendu sur sa radio
perpétrés por les deux camps. des affrontements l'appel à l'aide des djihodistes de I'EIIL : •J'ai
avec l'EI!L éclateron t dans le village d'A tareb, quasiment témoigné du tO)> déport de l'opération
dans lo région d'Alep. Plusieurs factions ont u n i rebelle. j'ai entendu I'EI ILd'Atareb deman der de
leurs effort.• pour chasser les cljihadistes de I'EIIL l'assistance sur Jes ondes, il éc:a it clair qu'ils ne
présen ts sur zone y compris dans la ville d 'Alep. s'a ttendaien t p us à une ottaque. Puis, crès vite,

78 79
Eta.t isla.miqu.e, le fa il accompli La guerre C(Jntre l'ETn'a pas commencé...

les ondes ont été saturées et les appels ne pas- naire de l'EIIL, sa politique du seul contJ·e tous,
saient plus. Dans les jours qui ont suivi, rous les y compris Al-Qaïda. l.a nouvelle génération de
djihadistes étrangers, qu'ils soient de I'EUL ou djihadistes s'affirme dans un lieu symbolique, le
pas, étaient devenus suspects aux yeux des fa.c- Sham. Première brique vers l'accomplissement
tions syriennes. n était difficile pour ceux qui de la prophétie, vers le retour du califat, vers la
tiennent ce..~) barrages de faire la différence entre préparation de la tin des temps.
les djihadistes. Beaucoup ont été liquidés. moi-
même j'ai failli laisser ma peau dans un quartier Les combats se propagc11t à l'Est syrien
d'Alep. • Puis, il m'explique : •J'ai même pleuré
quand l'émir de mon unité nous a demandé d'en- Les combats entre les rebelles modérés comme
lever les bannières noires qui Oottaieut sur nos islamistes 3\'ec I'E!TL ne tarderont pas à se propa-
véhicules. Pour beaucoup de gens, cette bannière, ger vers l'Est syrien. C'est depuis Cbarkia, déjà
Rayat Al Okab, est celle de I'Effi,, sauf que, non, bastion de l'EIIL, qu'Omar, dit • le Tchétchène•,
c'est une bannière islamique. C'était un momem ancien officie-r de l'année géorgienne, avait envoyé
de grande confusion pour les djihadistes occiden- des renforts vers la région d'Alep.
taux en Syrie.,. Dans cette même zone est, la ville de Raqqa,
Ces bouleversements d'aUiances et ces aff"ronte- capitale de la provioce du même-nom, tombe sous
ments étaient une des premières confrontations le cootrôle de l'El!L le 9 janvier 2014. • La plu·
avec la réalité pour les djihadistes occidentaux part des djihadistes du Front al·Nosra avaient
enrôlés dans différents groupes rebelles en Syrie, voué allégeance à Baghdadi, ceux qui ont refusé
allant de l'ASL aux djihadistes d.e I'EIIL ou d'Al· o nt quitté la ville pou r éviter l'effusion de sang.,
Qaïda. Une première déslllusion après une me dit un activiste de ln viUe-, qui témoignait
confrontation avec la réalité syrienne naturelle· d'une rivalité accrue entre factions rebe11es et
ment beaucoup plus complexe que ce qu'ils ima- islamistes de tous bords. Ce n'était que partie
ginaient quand ils ont pris la décision de remise. Le Front a.J-Nosra ne tardera pas à reu·
rejoindre le djihad. Les mois suivants, ces affro n- trer dans une confrontation ouverte avec I'EIIL,
tements témoig neront des premiers recours en qu'il accusera de diviser les djihadistcs et de les
France er ailleurs en Europe. Mais ce fut cette détourner de l'objectif de déchoir le président
pé-riode aussi qui marquera la nature révo lution 4
syrien Assad. Sauf que l'EIIL avait d'autres

80 81
État isln.miquc, lt fait accompli La ouerre contre l'El n'a pas commencé...

plans, la Syrie n'était qu'un théâtre et le prési- Cet épisode étair titré .. L'hospitalité d'une famille
dent syrien un adversaire parmi d'au[l·es. djihadiste ...
La vidéo débute par une marche militaire. puis
Trois exemples de dîihad familial par J'arrivée de trois véhicules qu; arborent les
Les quelques djihadistes étrangers libyens el drapeaux noirs adoptés par AI·Oaïda et par
saoudiens. qui ont rejoint la Syrie en 2012, ont I'EIIL, au portail d'une villa. Au bout de quelques
inilié uo flux sans précédent de djihad Isles étran- n'Wnutes. on peut lire en blanc sur fond noir :
gers, des quaue coins du globe, affluant a\IOC • L'institution AI-Fourqan [organe médiatique cJe
femmes et enfants pour ce nains. On est aux pré- I'EIIL] a été reçue par une famille mouhajira
mices du djihad familial qui touchera plusieurs {étrangère]. Les 150 membres de celle famille
pays, dont la France. kazakh ont parcouru des milliers de kilomètres et
dépensé des fortunes pour émigrer au Levant. •
Puis, des versets du Coran som déclamés par un
Une famille du Kazakhstan
petit garçon, avant de voir une vingtaine d'en·
(ancienne république soviétique)
fants. y compris des bébés de quelques mois,
Mi-novemb re 2013. j'ai été interpellé par l'his-
assis par terre. On voit également dans la vidéo
toire de 150 membr&S d'une même famille
de toutes jeunes filles voilées, certaines portant
kazakh qui ont rejoint le djihad en Syrie. Alors
un voile intégraL On découvre ensuite rentant
que des centaines de milliers de Syriens fuyaient
que l'on entendait réciter le COf'an, qui n'a pas
la guerre, 150 Kazak.hslsws d'une même famille, plus de six ans. Ils ont traversé près de 5 000 kilo--
enfants en bas ages, adolescents. femmes et mètres pour rejoindre la Syrie.
horrvnes, ont quiné leur pays • pour accomplir
Jeur devoir de djihad au Levant•. Les images de Une famille du Maroc
leur aménagement dans une villa réquisitionnée L'interview d'Abou Hamza ai-Maghribî en
par I'EIIL a fail le tour des réseaux sociaux et des mai 2015, après des mois Cie négociation,
forums djihadistes. C'était la première vidéo offi- était toul aussi inédite. Je J'avais conduite de
cielle de I'EIIL promouvant l'immigration en pair avec David Thomson, confrère de RFI et
famille vefs ses territoires. dans le cadre de la auteur des Français jlhadistes, aux éditions des
Série Lettres des terres des batailles épiques. Arènes (2014). Ce Marocain d 'une cinquantaine

82 83
Étm islamique, k fait a&<tJmpli Laguerret<>ntrt l'E/11 'a pas <t~mmencé...

d'liMées avait fa.t sa hljta. son lmmigtatJon. sa belle-mère ses belles~s . leurs maris et
dcpuos son Maroc nalal vers la Syrie où ses conq leurs enfants. Ils étaoent onre à rejoindre la Syne
garçons le rejoindronL Deux d 'emre eu• étaienl depuis Nice. Deux ou trOIS sont donnés pour
encore adolescents. morts. certaines des femmes sont ence,ntes.
Les motivations d'Abou Ham1a sont assez elles accoucheront en Syne. comme d'autres
représentatives de ce qui a pu motivor certaines Françaises avant elles. Ces histoires devenues
familles 11 partir en Syrie : • Mon souhall ost de courantes.
vivre sous le régne d 'un Ëtat islamique et de Pour c e pere, sa fille es1 • heureuse là·bas •
contribuer â sa construction Pout vivre notre quand il sort sa photo ete sa pOChe il me d•t :
Islam car malgré les guerres fratric•des en cours ·Je VOlS qu'elle est bien, elle ne reviendra jamais
en ce moment. je conbrue de croire au projet de mais c'est pou< mos petits-enlaf\IS que je m'in-
rEl. Alah a créé e1 invesb les hommeS de la mis· quoé!e. qu'est-ce qu'ols VON devenir?.
SIOII de défenrdre sa reigron. ma foi est grande Des QUestJons essenllllllea se posent d'ailletxs
e1 ol oSI de noue devoir de hbérer le Sham. quant à ta s!Jalégio à adopter vis·à·vis oe ces
Pounant, beaucoup de Maroca,ns qvrttent la enfants. Quelle structure pourra les recevOir une
Syrie à causa des combats fratrlc•das entre fac· fois de retour dans leur pays'? Qu'en est·îl de
tion$. Moi je sais ce qui m'auond dans les pri- c eux qui meurent ou do ceux qui naîssem sur
sons marocaines si j'y retourno. • Cet homme a place? Quels d rorts ont les familles . les grands·
décidé de tout laisser dans son peys d'Ofigine et parents ? Pour Jes djihadlstes qui meurent sur
do risquer sa vie et celle des siens à la faveur place, comment reconnaltre leur mort dans leur
d'un kléal et d'un combat mystique. Ce n'est pas pays d'oogine? Des questions d'O<dre hvmarn
la paie, no les tevx vtdéO, ni les 72 vierges pr<> et adminrs!Jatif. auxq~les an'y a pas de réponse
moses eux mat1yf$ qui l'ont attrt6 vel$ 1o dp!lad. pour le~
mais une convoction lOtte d'accomplir vn devoir Le gendre de ce père 11181Jftro et résigné à
sacré. la fois n'est awe que œlul qui a produit les
vidéos • Faites exploser ta France •, au nom da
Une famnle de France t'El. Proche. purs ennomr du notoire Omar
J 'al pu ronoontre< le père d'une Française qui Omsen, il produisait déli des vidéos d'incitation
a rejolm la Syrie avec son mari. ses deux enfants, au diihad a•ors qu'li éteil encore en France.

84 85
F:tat isl4mique, le fair aceompli Laguerrt con.rrt l'El n'a pas commencé...

au,ourdllui • le fait pour 1o compte c1e rEl contre laire une compat&S<lfl. ma.s de rappele< que lés
la France. Cene famille kençaose a été Obligée motivations huma1nes se ressembtef'lt même sa
de quittee Clladadi, oû etle avait élu domicile elles se font sous différentes bann•êres et à d•llé-
dans la province de Hassal<é au nord-est syrien, rootes époques
pour la voile de Mayadln dans la province de La diffiCulté réside aujourd'hui dans le retour
Deir oz·Zor apcés la f)(lse de Chadadi par le YPG• de certains de cos djlhodlstos dans le but de
kurdo Trente mille personnes qullleront la région frapper dans leur propre pays, comme ce fut
de Hassel<é vers l'intérieur des 1erres de l'El a le cas le 13 novembre 20t 5 avec tes artaques
cause des bombarclements et des combats. sanglantes de Paris et colles de Bruxe'les le
Sans s'attarder sur les parcours respectifs, ce 22 mars 2016.
qu, est é noter demeure la motJYal!On cocrvnune
cie ce gtoupe de Français U>e mclcvabOn pco-
tancse qu'on retrOt.Ne dans k:s deux autres
e~omples de djihad familiaL Une quôte d'un
Idéal, d'une volonté inébcen•abl<l de change-
mont. de pan-jciper â l'Histoire avec un grand H.
Co sont les motivations d'une par1te importante
de ceux qui décident de tout laisser derrière eux
et de rejoindre le djihad. ns prennent leur déc•·
sion pour des raisons religieuses et politiques â
la fo1s D'autres l'ont fair avam eux. los exemples
abOndenL N'y a4.;! pas eu imlrlgrabOn vers
l'lklion soviétique pour conslrUire un nouveau
modèle de SOCiété? Des <Xl1TV'111.1R$lC$ ne S<lflt-is
pas allés en Espagne sc ballre contre le las-
C•sme? Il n'est pas quesoon de véritablement

1. Bu fru nÇ~~Îll : • Urtité3 dt pmtecrlon du peuple•, hfftr~e:he


nrm~~ 1Je I'Uolvn clémocrarique kurde aydenne. (I)YO).

86
5
Irak : • Le retour dans les villes •

La guerre en Syrie a rendu la montée en puis-


sance de I'EIIL en Irak inévitable. 11EII a pris
une décision s1ratégique qui lui a permis de gros-
sir ses rangs, d•acquérir une quantité considé-
rable d'armes et de muni tions, et de recruter
massivement parmi les Syriens mais aussi parmi
les djihactistes élfangers qui rejoignaient l'Irak
depuis la Syrie. À l'hiver 2012, le gouvernement
irakien de Maliki a aussi contribué à cette mon-
tée en puissance en envoyant des combattants
chiites soutenir les troupes gouvernementales
syriennes. Ce choix a certes joué en faveur de
Damas militairement lors de batailles décisives à
la Ohoura, dans la région de Damas, ou à Nabak,
dans le Qalamoun. Mais il a aussi donné une
résonance aux discours sectaires des djihadistes
et a ravivé les tensions sunnites-chiites en Irak.
La guerre syrienne ne tardera pas à passer la
frontière.

89
Érar islamique, le fair a(C()mpli Trait: •Ù mo11rdansles villes ·

Apr~ des années de oonfinemenc au désen, plus sanglante en Irak depuis 2008: les djibadisœs
les <ljihadistes de l'EU, devenu F.lll, retournent sont de retour, forts de leur ex~rience syrienne et
dans les villes, dès janvier 2014, à ln foveur de la des leçons apprises en Irak avant leur éviction des
répression des manifestations sunnites contre villes. Ils se positionnent en protecteurs des tMni·
le gouvernement du_ Premier ministre irakien festnnts et de la communout~ sunnite • trahie par
Nouri ni·MoJiki, de confession chiite. I.e Premier son élite à la solde de &gdad et de l'Iran•.
ministre irakien, supposé représenter le pays L'EIIL, qui est intervenu •pour protéger le
dons sa diversité ethnique ct religieuse, allume soulèvement populaire contre Bagdad•, devien·
ainsi la mèche d'une polarisation confessionneUe draie moteur de ce soulèvement.
en Irak entre suntûtes et chii(es, À la prise de la ville de Falloujah en jan·
Puis c'est l'embrasemenr, après l'arrestation vier 2014 par I'EIII., j'ai pu m'entretenir avec un
du dtputé irakien sunnite d'opposition Abmed habitant, al-fohdaoui, du clan Boufahd. n m'ex·
al-Aalouan, accust de terrorisme. Cela fajsait des plique alors : ·Ce sont nous, les jeunes des clans
semaines que des rassemblements pacifiques sunnites, qui avons pris les :trmes contre la police
étaient organists dans plusieurs localités, dont la et l'armée dans la ville. Les chefs o'étaiem pas du
ville de Ramadi. Lors de l'arrestation du député tout d'accord et ils ont essoyé de nous en dissua·
ai·Aulouan, son frère sem noé por balle'. der. lis avaient peur du rerour des moudjahidines
Les jeunes et moins jeunes des chms sunnite.~ tout comme de la réJ>rCssion de.• troupes gouver·
som descendus dans les rues, grossissant les rangs nementales. Sauf que, nous, on voyait dans cet
des manifestants. Ce mouvement populaire s'est éventuel retour des moudjahid ines quelque chose
principalement articulé en dehors des schémas de positif face à la machine de guerre étatique
claniques traditionnels. qu'on subissait depuis des années. Seuls les
D'une manière parallèle, les anaques des djiha- moudjahirlines pouvaient nous aider à établir un
rappon de force avec les forces gou vernemen·
disres contre les forces g'ouvememenrales avaient
tales. Et c'est exactement ee qui s'est passé. Dès
repris, ollant même jusqu'à couper une d~ auto-
l'entrée en ville de I'EIIL, la mojorité des civils
routes liant I'Imk à la Syrie. L'année 2013 a été ln
qui avaient pris les armes les ont rejoinrs. n y a
l. Quclql.let lltnmines a~ruv:uu.. 1"111'\'11 tti•HJM:hami, vioe- même des policiers et des militaires qui ont
l)l'ts:ident lmklcn en fonctions, a êté égalenwtul Ul'l:l~ do tC"rrorismc. r<~joint les moudjahidines. Celo dit, la plupnrt

90 9t
État. ;slamiltiU:, le fait accompli Irak : « lje retour dauslcs villes,.

sont restés chez eux, certains H avaient JXlS rejoint


1
acceptés dans sa ville. n me dit sans détour
leurs postes depuis des mois.• Puis il ajoute : • Les décideurs de la Dawla (EJILI ont appris de
•Ce qui s'est passé n'~'t que l'épilogue d'une colère leur expérience passée à Falloujah. Os n'ont pas
qui couve depuis plusieurs mo is. Nos chefs tradi- reproduit les mêmes erreurs en ce qui concerne la
tionnels et nos rep résentants à Bagdad ont perdu gestion de la ville ct de sa population. Ce sont des
toute crédibilité . Ils n'osent même pas e xprimer personnalités des clans locaux qui ont en charge
leur mécontentement et Je nôtre, même s'ils sont tout ce qui conccme la vie quotidienne des babi·
tout à fait conscien ts des conséquences désas· tants. La Dawla a choisi des personnes qui lui sont
treuses de leur silence. Certains n'ont pas le choix, favorables ou des frères originaires de Falloujah
d 'autres sone complètement corrompus .• ou de sa région pour aœomplir cette tâche. Ce sont
Sur la situation dans la ville depuis l'entrée au~i les jeunes des clans qui assurent la sécurité
des djihadistes, al-Pahdaoui m'apprend • qu'à ce chacun dans son quartier, tout en en référant aux
stade I'EllL organise la défense de Falloujah, tour commandants. Au-delà de ça, il faut voir comment
en y injectant des quantités d'armes et de muni· les habitants de Falloujah one ouvert leurs portes
rions. Les combattants s ont postés sur les li,gnes aux mou<\jahidines de retour dans la '~Ile. Ce qui
de démarcation autour de la vil1e, e t les habi tants était le cas aussi à .Jazir.u al-Ramadi, al-Karma et
font la police à l'intérieur de la ville•. C'est à ce Khaldiyeh. Moi-mème, j'ai rejoint les frères quand
momenr que le harcèlement des forces gouverne· j'ai pu constater de mes propres yeux leur bien-
mentales a débuté sur la route entre FaliOttiah et veillance vis·à-vis des habitants en comparaison
Ramadi. Une lutte décisive se dessinait bien avec ce qu'on subissait sous le joug des forces gou-
avant la prise de Mossoul, qui n'était plus qu'une vernementales,lt
question de temps pou r les <\jihadisces. U ne question s'imposait : Comment sont trai·
J'ai repris contact avec al-l'ahdaoui en avril tés les combattams des clans historiquement
2014, soit trois mois ap rès l'investiture de la ville an tidjihadistes, comme son clan à lui.? n m'expli·
par les djihadistes. n m'annonce qu 'il a rejoint quera alors la stratégie de l'El : •Qu'après d<.-s
les rang., de l'EIIL. J'ai cherché à comprendre ce années d'oppression, de clientélisme et de corrup·
qui l'a poussé, avec d'autres membres de son tion, très peu de gens demcuraiem du côté du
clan, historiquement antidjihadiste, à rejoindre gouvernemenL Puis la Dawla a ouvert la porte
l'EllL, et pourquoi les djihadistes sont toujours de la repentance, même pour celui qui 8 tué

92 93
État islamiqM, lt fait accompli

1000 x 1000 de ses bommes. Donc ctux qui


resrom dans les rangs de Bagdad sont ceux qui y
trouvent un vrai intérêt personnel." Cene phrase
de Baghdodl, répétée par son porte-parole Adnani,
scru énoncée sans relâche par les membres: et les 6
comrnonduncs de l'El à travers l'Irak, lu Syrie et
même la Libye pour encourager les combattants La stratégie militnire
à rejoindre leurs rangs, et les familles sunnites à
rejoindre les territoires de l'El.
Mi-20 14, I'ETIL récoltait déjà ce que l'EII avait
semé en Syrie; les armes lourdes et les cljiltadistes Blit:krieg - guerre ~lair - est le mot avec
étrangers renforçaient les djihadistes en Irak, lequel on pourra définir l'avancée fulgurante
ava.m que ces derniers ne les renforcent à leur de l 'El en Lrak en 2014. C'est une des rares fois
tour 3p~s la prise de Mossoul et de plusieurs dans l'histoire militaire contemporaine qu,une
po.slCS frontaliers entre les deux pnys, que ce soit force armée non conventionnelle réussit à s'em·
avec des attaques depuis la Syrie ou depuis l'Irak. parer d'un territoire d'une telle é tendue et d'une
C'est l>endant cette période aussi qu'on a Vll le telle diversité géographiques. Si on se penche
pre mier knmika.z e européen, un Danois, se faire sul' d'autres tnouvements insunect.ionnels, on
exploiJCr nu nord de Bagdad. Les corn bars dans les constate très vite qu'ils se réorganisent comme
régions de l'Est syrien s'inscrivaient eux a ussi une armée réguli~re avant d'investir les agglomé·
dans ce cadre. Le souci de la continuité territo· rotions urbaines- les Viêt-c6ng sont un exemple
riale était primordial pour les stratèges de I'EIJL, panni d'autres.
puis de l'EL Cette volonté les pou..era vers une À l'offensive, l'El s'appuie majoritairement
confrontation simultanée avec diff~renrs aereurs sur des formations de petites unités polyva-
des deux côtés de la fromière' .
lentes et très mobiles. Cene tsctique n'est pas
nouvelle, elle a étt adoptée lors de différentes
1. l)'c~ kti affrontement~~ $11:q1&ntf f \'CC k Ptont •l-Nom~ et guerres insurrectionnelles et rêvolurionnaires
k11 ellllllil qu11'<mt sootenu, OOttllDO le& (;hQwtÎIJII, •uJaurd'buj en
(IIU'Ik I'C\'C'Il\1$ dan$ le giron de D41mM.
du xx• siècle. Pace à une armée bien équipée,

95
Ét.at islamique, 1<' fait accompli T...a, stra.tégfc militaire

l'essence même d'une guerre asymétrique réside certaine manière un bombardement intensif d'ar·
dans la motivation personnelle des combattant~. tiUerie lou rde'.
Les premiers à théoriser et mettre eo application Un appui de feu avec des mortiers, des chars
ces tactiques étaient les Allemands lors de la ou de l'artillerie lourde est utilisé dans certaines
Première Guerre mondiaJe. offensives, surtout sur les fronts syriens. Mais le
L'année allemande avait mis sur pied des uni· stock de munitions n'étant p..'l.S renouvelable et
tés de dix rombattants prêts et capables d'en· l'aviation occidentale., arabe-et russe à l'œuvre, le
gager les positions ennemies les plus exposées recours à ce cype d'armement devient de plus en
dans une logique de combat au corps à corps plus hasardeux pour les tljihadistes. Un élément
sur un espace géographique très réduit. Dans tout aussi important, utilisé par tous les belligé·
ce cadre. les officiers allemands déléguaient 1e rants sans modération : Google Earth, la plate·
pouvoir de décision au chef d'unité, ou cemman· forme de planification de toutes les batailles dès
dant de l'opération, qui était Jui·même parmi les 20ll.
assaillant<;, ou à distru1ce réduite, avec visibilité D'un autre côté, l'affrontement rapproché
sur le champ de bataiUe et son évolution. L'ET réduit sensiblement la possibilité d'un appui
applique cette tactique. Les opérations étant sou· aérien ou d'artillerie aux défenseurs, qui auront
vent suhies en direct, sur écrans, via des petits beaucoup de mal à manœuvrer efficacement tout
drones munis de caméras. Ce dispositif permet armement lourd en leur pos.•ession. Dans la plu·
à l'unlré assaillante de s'émanciper d'une chaine part des cas, les unités de l'El préparent d'une
de commandement traditionnellement lourde. manière précise leurs oazawat ou attaques en
propre aux armées régulières. Les djihadistes mode hit and mn, qu'elles aient pour objectif de
essayent de contourner les positions les plus
fortes, frappent les postes de cemmandement 1. Le~ :~ vi.atcun>,i«pona.i~ lots de ta Seconde 011E:tre mondiale:
ét<~ic:nt l e.~ J)reru)en ia •\•(lir un recours mll$$Ïf aux opérations
et les lieux de stockage de munitions, ce qui dés· kamilwz(ll. ~1.1 à un momeot où l'empire du Soleil·l.twnm était
tabilise les défenseurs. Les positions ennemies bien a.tl'aîbli wnitairement. Ceux qu.i ~ivront rom les Iraniens
~tm~ de 111 gume I,J'II}.Jran (l98Q.l988), pujs le Hezbollah blw.nai$,
sont souvent fragilisées par une succession d'at·
ou ...on embryon, wncre 1.'s.ah.al eu 1981, puis conu·c les marineîl
taques kamika7.es aux véhicules piégés avec américains et tes ponu:.hut-i.tuf'A rr:toÇ3is dCploy~ l Be)'I'OUth en
des tonnes d'explosifs. Ce qui remplace d'une 1983.

96 97
trat islamique, le fait accompli La stratfnit militaire

capturer des positions ou. c'est le cas souvent ou 9, Konkurs, Komet. Fag<M ou aurres de fabri-
aujourd'hui, des munirions'. cation russe, Milan de fabrication française (cap-
turés à l'année syrienne) ou TOW de fabrication
américaine (capturés ou achetés aux rebelles
Le mythe de • l'armement sophistiqué • syriens), ou encore Toufon de fabrication ira-
nienne (capturés aux milices chiites). Quelques
ntissiles so1-âlr sont en leur possession, d'où
Beaucoup d'eocre a coulé concernant ·d'orme-
l'usage sporadique de cette orme.
ment sophi.riqué• des djihadistes de l'El. Certes,
En 2014, la majorité des véhicules utilisés sont
des trortSports de troupes et des véhicules blindés des 4x4 détournés de leur usuge civil et équipés
de fabrication américaine et quelques canons de mitrailleuses lourde$ de différents calibres,
Howitzer de 155 mm ont été capturés en Irak, à ou des camions équipés de canon antiaérien de
la prise de MO$$Oul Mais ce n'est pas représenta- 57 mm ou de lanceurs de roquettes type Grad.
tif de l'armement de l'El puisé en gronde partie On t$t très loin d'un équipement sophistiqué, on
dons les casernes d'une armée syrienne équipée est même dans le rudimentaire. L'équipement mill-
d'armement datant de l'époque soviét ique. raire s'améliorera au fil des prises de guerre, mais
Lors des offensives, les combattants de 1'1>1 som il reslera sans commune mesure avec les équipe-
armés de fusiL•-mitrail!e<trs d'oSStlUt de différentes ments militairt:s qul appnroissent dans les raogs
provenances, do mitrailleuses légères, de fusils de des forces milit..'lires et paramilitaires syriellnes
précision, de lance-roquettes antichar RPG-7 et iraJ<iennes en 2015. Cela malgré les efforts de
l'El à innover en matière de blindage ou de modi·
1. Il~ lnttn.lnr de iOuficoer ~\lerm. prouvf u nec:apacl~ fication de ses vébicules dès 2014. Les acquisi-
ck rcMCICfttmtnti t1101n ~ L'rfl"~e.dtl de .. col«te de
TCDKÎIJWWiltl tnnuim el co:hniqpes t$1 IOI.Il t C.il pc1ttpCiblt tions d'armes et surtout de munitions achetées
daal k chou: dcJ ~ et da ~tS d"•t'*IW L'~utioa oux trafiquants et à certaines factions rebelles
npid.lcb; cljiWitD â l'ûuêritur Ms ~da fOI'tU iratierut~ts sont également une source d'approvisionnement
Mmont~ b prt1laratif.s t"ntrepria et ku:r coruu-..~
ariouricu• de~ lieux iow:lll'il. J:•n.q~;~e dola ville de Tdl Aby.S. de l'El.
Cl0ntrô16c J)llf Jo YPC kurde. et ka assaMinlll d'un ro.nrMndant Le facteur le plus important demeure le facteur
rebclk prokurdet che& toi. tout oonuno l'a~11.Min111 d'un hau1 humain : l'expérience tactique et militaire acquise
gr11dé •I•Wdk:n fi la ûonrière itakk'llnt:, éCliJt deux exemples
panni d'IIUIT'tll, après des années de guerre n'est pns négligeable.

98 99
État islamitlut, lefait accompl.i La stratégie militaire

La plupart des cljibadistes de l'El ou même d'autres baasiste pour être officier. Les anciens officiers
factio ns, parfois ennemis comme le Hezbollah, baasistes aujourd'hui dans les rangs de l'El sont
sont motivés par une foi inébranlable e n leur tous des djibadistes aguerris et dogmatiques qui
cause. Cette foi et cette quête font toute la diffé- réfutent l'idéologie du Baas. Ces anciens officiers
rence sur le te rrain e ntre un combattant qui se baasistes ont certainement fait pro5rer l'El de
bat pour une solde e t un autre qui se bat pour un leurs copacités organisationnelles, de leurs réseaux
idéal ou pour Allah. D'où l'efficacité des djiha- clandestins ou même de leurs connaissances en
distes du Hezbollah et des combattants kurdes d u termes de sécurité imérieure; mais cerrainement
YPO face à l'El. Là aussi on diverge des tactiques pas en espionnage, connaissant le lamentable état
des officiers de Saddrun qui envoyaient des vagues des services irakiens, politisés et corrompus.
de co=rits comme chair à canon en premières Mais croire que ce sont eux qui font ces succès
lignes, alors que l'El envoie ses meilleurs combat· reviendrait à mettre de côté des années d'insur-
tants, les plus engagés dogmatiquement, tous prêts rection en Irak, des années de guerre en Syrie, et
à activer leurs ceintures explosives au nom d' Al 4
les expériences djihadistes de eeux qui om fait la
lab en première ligne. On est très loin du Baas. guerre sut d•a·urres territoires et qui ont rejoint
I'Eialtiourd'hui.
Et on oublie aussi souvent les militajres de dif·
Les officiers baasistes de l'El férents pays, dont la France, qui ont rejoint les
rangs de l'El. Le plus notoire étant Omar al-Chi·
Évidemment, les tactiques et stratégies de chani •le Tchétchène~>, qui combattait dans les
guerre de l'El se distinguent des stratégies de rangs de l'armée géorgienne lors de la guerre de
guerre de tranchées des officiers baasistes. Les 2008 contre la Russie. Il a commandé un certain
officiers de Saddam Hussein produiront ses stra- temps les forces de l'El en Syrie, aujourd'hui il
tégies lors de la guerre de huit ans avec la répu- serait à la tête d'une force spéciale.
blique islamique d' Iran, puis, ils essayeront de les n est évident que les tactiques militaires de l'El
re produire lors de la première et la deux.ième n'o nt que très peu à voir avec celles de l'armée
guerre du Golfe. irakienne sous la présidence de Sadda.m Hussein.
11 est nécessaire cout de même de préciser Même s'il en garde quelques rudiments : I'EJ a eu
que, dans l'Irak de Saddam Hussein, il fallait être recours aux voitures piégées et aux attentats

100 101
État islamique, le fair accompli La stratloie mill'taire

kamikazes comme une sorre de barrage de feu Le jour de l'offensive, il me dit : • Le but est de
pour couvrir le retrait du gros de ses troupes des faire une piqûre de rappel aux traîtres qui aident
villes de Chadadi et Palmyre devenues indéfen- Je gouvernement de Moliki. On veut les terrori-
dables, tout comme une armée conventionnelle ser et on veut dissuader les autres. Tout le monde
u~iliseruit l'artiUerie en couverture. On constate doit prendre les armes. •
donc une préoccupation t·actique, telle celle d'une Vu le nombre réduit de <Uihadistes qui ont
armée classique, couplée à l'usage d'un mode investi la ville, leur déport précipité et le fait que
opératoire plutôt offensif de guérlllo urbaine à Samarra est le bastion du • Parti islamique-..
des fins défensives. l'équi,•alent des Frères musulmans irakiens,
L'El a prouvé ég;ùement sa capacité à faire alliés de Bagdad, les propos de mon contact sem-
diversion et à leurrer ses ennemis concernant ses blaient plausibles.
vrais objectifs. Ce fut Je cas à quelques jours de la Puis, il ajoute : • Les postes de police sont tom-
prise de lo ville de Mossoul avec l'incursion des bés entre nos mains très vite, ils ne s'attendaienl
cljihodistes dans la ville de Samora. symbolique pas du tout à ce qu'on vienne les chercher à
pour les cbütes. Samarra, ils se pensaient Il l'abri. On a suivi un
plan précis, duquel on n'o pa< dérogt. On voulait
tester et éparpiller les forces gouvernementales
L'offensive de Samarra et la prise de Mossoul pour baisser la pression ourour de l'aUoujah. On a
fnit des incursions à Soleïman llck et dans les fau·
Le 5 juin ZOI4, l'El fait une incursion de plu- bourgs de Mossoul. Tout est coordonné, ce n'est
sieurs heures au cœur de la ville de Samarra, ses que le début d'une opération plus importante.•
quartiers est tombent entre les mains des cljiba- On est à quelques jours de la prise de Mossoul
distes. qui se retireront quelques heures plus tard ct l'El a entamé la baroille Il plusieurs kilomètres
des rues de la ville. au sud, à Samarra. Les cljihadistes commencent à
j'trais en contact avec Ibn ai-Rafidayn, un prouver leur capacité Il disperser les forces gou-
des principaux responsables m6dias de l'El vernementales et à frapper de l'extrême nord du
durant cette période. Après son exil dans le pays jusqu'aux confins de Bogdad d'une manière
désert d, Anbar, i1 revenait à Sarnurru_, dans une coordonnée. Dans les mois qui ont précédé la
ville qu'il connaissait bien pour y ovoir vécu. prise de la ville de Mossoul, les cljihadistes om

102 103
Êtat iswmique, 1~ fait accompli La stratégie nu'Uttûre

opéré plusieurs incursions •dans le but de tester Mossoul. On y reviendra dans le chapitre qui
la combativité des troupes présentes dans la ville, traitera de l'usage de la violence et de la terreur
leur coordination et leur temps de réaction •, tOu· par l'El.
jours selon Ibn ai-Rafidayn.
L'homme ne tardera pas à franchir le pont
entre les deux rives de Mossoul, en conquérant. La prise de Ramadi
n me dévoilera quelques détails concernant la
prise éclair de la ville de plus de deux millions Tout comme pour la prise de Mossoul, les déci·
d'habitants : • Les affrontements ont débuté hier deurs politiques et l'opinion ont été surpris par la
(le LO j uin 2014) après la prière du Fajr (de prise de Ramadi par les djihadistes do l'El. Sauf
l'aube), les frères ont entamé un déploiement que, à la différence de Mossoul, qui est tombée
dans les quartiers de Jo rive droite. Les postes de entre les mains des djihodistcs en quelques jours,
police et les check points sont tombés les uns Ramadi a ré>.-isté plus d'un an. Une porticdes clans
at>rès les outres presque sons résistance. Très vite sum1ites de la ville, hL•mriquement anticljibodistes.
toute la rive droite était sous notre contrôle, ct avait décidé de se défendre.
les forces gouvernementales ne pouvaient plus La ville a été investie par les djihudistes dès
traverser pour soutenir ceux qui étaient pris au janvier 2014-} en mème temi>S que Falloujah,
piège. Pounant ils ont bombardé la zone à mais le contrôle des derniers quartiers qui leur
l'aveugle. • n m'affirmera aussi «QU?UOe force de résistaient encore s'est accéléré le 15 moi 2015,
250 véhicules de l'esbmergas ~urdes était rentrée et la dernière bataille n'a pris que quelques
dans la ville la veille pour exfilrrer un nombre de heures. Ce qui n'a rien d'étonnant dans la mesure
notables kurdes, quelques officiers et certains où. dès que l'offensive finale a été lancée contre
de leurs coUaborateurs•. Cela avant de rajouter: les derniers bastions des miliciens, ces derniers
• On a ouvert toutes les prisons, celle de &douch ont envoyé leurs familles vers ln capitole ira-
et celle de l'ontiterrorisme, mais dire que tous les kienne. Pourtant, Bagdad leur a refusé l'entrée,
prisonniers nous ont rejoints est faux. Certains ou du moins sans .garant•, ce qui fait que la
oui, mai$ pos mus. • majorité de ces familles sont restées sur les routes
Au-delli do 1~ stratégie milit.~ire. l'arme de aux portes de la ville; les rares familles qui ont
la terreur o uussi fonctionné à plein régime à été ucceptées i.mra·mur(Js one subi des pres.'5ions,

104 lOS
trar îslamique, lt fair accompli La srrtufoi~ milirairt

des exactions et ont été victimes d'assassinuts de Cette équation qui prévaut en Jmk, encore plus
la part des milices chiites opérant à Bagdad et qu'en Syrie où d'outres acteurs sunnites sont
échappant à toute autorité étatique. encore opérants du côté de la re'bellion comme du
Après ces événements qui rappellent une situa- côté du régime, laisse présager une chute similaire
tion similaire, un an nupo_ruva.nt~ quand des des derniers bastions desSahwat /1 Anbar comme
familles sunnites ont décidé de fuir vers le les villes de Hadithu et de Aamryat ai·Fallol(jah,
Kurdistan irakien, l'El a su en tirer bénéfice. une localité reprise pur les milices progouvem e-
Deux jours ovant la prise de Romadi par les dji- mentales il y a quelques mois mois qui reste acces·
badistes, Abou Bakr al-&ghdadi a fait un dis- sible aux djihadistes de l'El via des attentats
cours de crcnte-quaue minutes. Mais ce sont suicides ou à la voiture piégée. Sans le soutien
deux minutes qui ont suffi à faire la différence, aérien massif de la coalition qui frappe d'une
lorsque Raghdadi appelle les militaires et poli- manière systématique et incessant.e les positions
ciers sunnites toujours dnns les rangs gouver- de J'El, les villes lrukiennes i\ majorité sunnite
nementaux à déposer les armes tout en leur seraient probablement sous le conrrôle des djiha-
assurant son • pardon •, puis les familles de ces distes. D'aiUeurs il suffit que Je ciel se couvre ou
derniers, qui ont fui Anbar et Ramadi en pnrti- qu'une tempête de sable souffle sur la région
culier, à revenir dans les territoires de I'E'l•où ils pour que l'El reprenne l'offensive.
ne seront pns inquiétés er même protégés•. Deux
jours plus tard, Ramadi était entre les mains de
l'EL Ce qui en dit long sur l'état d'esprit des com-
battants sunnites ami-El et sur la capacité du
gouvernement irakien à mobiliser au-delà de la
communauté c hiite. qui e lle-mê me se mobilise
suivant des appels et fatwo l'eligieuse ec non en
réponse directe à un appel national. Au moment
de l'écriture de œs lignes, une grande partie de
Ramadi a été reprise atu cijihodistes; les combats
se poursuivent dlliiS certaines pArties de la ville
et dans ses fa ubourgs.

106
7
L'El est-il en guerre contre les Kurdes?

Le message de l'État islamique est clair, pas


de discdmi_nation dans ses rongs : tout • bon
musulrnSll», suivant les Cl'itèrcs rigoristes des
djihadistes, est le bienvenu. Le Z8 j uin 2014, à la
veille de la déclaration du califat, j'ai eu l'occa-
sion d'approfondir la question de la place des
Kurdes, principalement constitués e n groupes
armés opposés à l'El, dans ses rangs. Cela faisait
un moment que j'étais en contact avec un 6mir
kurde de l'El, Aassem, qui svait grandi en Arabie
Saoudite et était à la tête d'une unité combattante
dans la région de Hassaké.
Le récit d' Aassem est sans ambiguïté. et ses
affinnatioos se sont vêri.fiées nu fil du temps
et lors de différentes batailles dans lesquelles
des djihadistes kurdes é taient impliqués faœ à
d'autres Kurdes irakiens ou syriens, les pJus
con nues étant celles de Kobnné e n Syrie e t celles
de Jo région de Kirkouk e n Irak.

109
trar islamiqu~, le fair accompli L'El esl·il ~ngum-e COIItrt ks Krmln?

Si l'antagonisme entre cljihadistes et Kurdes heures de l'entrée des cljihadisres à Mossoul (voir
est la vision prédominante, ces derniers, au t~moignage p. 104).
m6rnc titre q ue les autres ethnies de la région, • À cette période, l'absence de contact direct
sont aussi présents dons les rangs de l'État isla· entre I'EUL et les Kurdes ouvrait la po ne uux
mique eu Irak et au Levant (EUL), tour comme rumeurs les plus improbobles, comme Jo volonté
des combattllnts arabes sunnites du clan Chou mor supposée de I'EIIL d'exterminer les Kurdes.
se retrouvent dans les rangs du YPG kurde. Pour Ces rumeurs fantaisistes sont tellement répan·
outanr. Aassem me confie que ·les Kurdes ducs qu'un médecin kurde, qui me soignait en
syriens sont peu nombreux dans les rangs dt Turquie. m'avait très sérieusement quesrionn~
l'EIIL et de la mouvance cljihodiste en générsl•. Il sur leur véracité. Alors vous imaginez bien leur
attribue cette faiblesse numérique au • manque impact sur une population encore rurale. En
de convictio n ou d'éveil islamique chez les même temps, il est indêninble que les Kurdes o nt
Ku rdes en générnl, mais toul particulièrement été victimes d'exacrions de la part des différentes
chez les Kurdes syriens qui ont toujours évolué raclions djibsdisr.es•. reconnait·if, avant d'ajOU·
dons une sorte de vase clos hermétique à toute ter : • Moi-même j'oi été victime des pratiques
inOuence extérieure. A cela s'.VOu rent d'une part discriminatoires de la part de cenains de mes
l'animosité ancestrale entre Kurdes er Arabes, er compagnons djihadistes, alors même que je suis
d'outre partie fait que certains chefs ou combat· émir.• Mais il m'assure que •les frères en ques·
tonts locaux de la Oowla profitent de leur pou. rion ont été sanctionnés er leur émir limogé pm
voi 1· nouvellement acquis pour régler de vieux le commandement de I'EIIL•. Puis, il ajoute :
contentieux "'· • Ce qui rend I'EJTI. unique - par rapport uux
Stlon mo n interlocufeur. ·l'Elit souhaite sor· autres raclions présentes en Syrie - ,c'est le fait
tir les Kurdes de leur isolement pour les réin· que même l'un de leurs émirs peut être sanctionné
régrcr au cœur de la communauté musulmane. suite à une plainte. Les tribunawr de l'EUL jugent
Si l'expérience menée lors de la prise de Mossoul les plaintes concernant leurs soldats et émirs en
en Irak trouve des échos favorables, cela peur priorité par roppon oux outres plaintes afin de
être un bon début d'ouverture•. L'expérience en construire une relarion de confiance avec les
question étant celle de l'évacuation de notables er populations qu'ils administrent ou souhaitent
de fo nctionnaires par les l'eshmergas à quelques adminiscrer.• Deux exemples avaient déjà marqué

110 Ill
L'El est·il C1i O"erre conl1't les Ku.rtks?

la volonté de l'El de traduire en justice ses de communiqués ou de bullerins radio par le biais
propres hommes : le limogeage d'un émir égyp- de sa radio al-J'layon.
tien suite à la diffusion d'une vidéo où il humi- Sur la foi des témoignages recueillis, le scé·
liait et se moquait d'un vieil homme kurde à l'été nario d'une confrontation entre I'EUL et les
2013; un combatrunt de l'El exécuté puis crucifié Kurdes sur des bases strictement ethniques paraît
trois jours sur un croisement de route afin de donc exclu. D'autant plus que le fait de discri-
donner l'exemple, pour avoir pratiqué le racket miner les musulmans en fonction de critères
au check point qu'iJ ter.tait. raciaux serait en totale contradiction avec les
D'un autre côté, Aassem m'assure que «les efforts d'al-Bagbdadi d'impiSJlter son califat et
rumeurs concernant l'existence d'une unité d'unir les populations musulmanes de la région
kurde au seiJl de l'EUL sont fausses et infondées, sous sa bannière noire.
les !ljihadistes kurdes au sein du groupe n'en
sont pas moins présents. Ils sont issus en majo-
Deux proj ets politiques transfrontaliers
rité des régions kurdes de Turquie, d'Irak
qui s'oppOSent
(Halabja), ou du nord-ouest de l'Iran. Les Kurdes
syriens, qui sont très minoritaires, sont origi-
Cet antagonisme entre deux projets politiques
naires des villes d'Amouda et de Kahtania., à
\'B se ooncrétiser dans la ville d'Ain al-Arab
la frontière turque•. Ces informations ont été (en arabe) ou Kobané (en kurde), qui est d'une
confirmées par un activiste syrien de la région de grande importance morale pour les djihadisres
Hassaké, pour qui • il ne semble pas y avoir d'ani- comme pour les combattants kurdes du YPO. l.a
mosité particulière, ni de campagne de recrute- '~Ile est d'une certaine manière un des symboles
ment ciblée de I'EllL vis·à-vis des Kurdes. Tout de l'animosité ancestrale que vouent les Kurdes
au plus quelques activistes s'efforcent-ils de tra· aux Arabes et aux Turcs, dominants, et inverse-
duire les vidéos et les communiqués (de l'El] en ment. Les clans et famiUes kurdes de la région
langue kurde avant de les diffuser sur les réseaux ont depuis longtemps cherché à y unir leurs
sociaux•. Depuis l'été 2014, l'El a multiplié ses forces face aux clans arabes, pl us nombreux et
efforts de propagande à l'adre.~se des Kurdes, cela plus puissants. l.a viUe a d'ailleurs fourni un
à travers des productions vidéo, des traductions nombre important de cadres et de combattants au

HZ 113
Étal islllmiqu~,lt fair acrompli

PKK - fer de lance dans 14 résistance militaire tera d'aider les factions kurdes d'un• manière
kurde à l'État turc depuis des décennies. indirecte en ouvrant su frontière aux réfugi~s,
Fin 2014, la ville est au cœur du projet ind6- ses hôpitaux aux blessés, tt surtout en ouvrant Je
pendantiste ou du moins autonomiste kurde. chemin aux l'eshmergas du Kurdistan irakien et
Ce projet commence à se concrétiser avec l'a tl· certaines factions rebelles syriennes pour renfor·
nonce de l'établissement d'lm •régime fédéral cer les rangs du YPG.
kurde dans le nord de la Syrie le 17 mars 2016. Au..lelà de cette volonté de freiner le projet
Les frontières géographiques de cene région ne autonomiste kurde, l'El s'attaque aussi à un pro·
sont pas définies. L'e><~rience militaire et admi· gr=me. nationaliste Iole• en vue d1ml'O""r son
nistrative des factions et partis kurdes de la ville projet de califat islamique. Dans un de ses dis-
et de sn région s'est construite et consolidée nu fil cours, Abou Mohammed ai·Adnani, porte·parole
des mois. Dans la région de Kobané, les Kurdes de l'Ill, a rappelé que le conflit quj l'oppose aux
du YPG avaient le sent.imtnt d'être •maîtres chez. factions kurdes n'était pas une guerre .. eth·
eux'", contrairement à d'autres régions comme nique•, mais •religieuse et idéologique•. l.'EI o
Ho.ssaké, où l'administr•tion et l'armée du rtgime d'ailleurs fait un effort de communication consi·
syrien sont toujours prtsentcs. en bonne entente déroble pour menre en scène ses djihadistes
avec les factions kurdes. D'ailleurs, une collabo- kurdes, qui se batten1 en première lig-ne pour
ration réelle entre ees deux composantes ouro l'instauration de la charia, foce aux combsnants
lieu pour repousser les djihadistes de la ville de kurdes ·laïcs •.
Ho8SU.ké.
C'est donc avec ardeur que les Kurdes ont
défendu l'une des villes sur lesquelles ils com1>tent
b4tir un modèle propre. De son côté, l'El a bien
compris qu'en s'en prenant AKobané il frappe ce
projet en plein cœur. Ce qui d'ailleurs n'est pas
en contradiction avec les intérêts d'Ankara. res~
t~e un temps spectatrice de la situation. Cela
jusqu'au moment où lu Turquit"t contrainte par
les pressions internatiormles et internes, accep·

114
8

Syrie, Irak : la soumission ou l'exode


pour les chrétiens d'Orient

C'est en 2014 que j 'ai é té confronté pour la


première fois à un document oflicitl décrivant le
traitement · légal• réservé aux chrétiens. Depuis
le 9 janvier de la mème année, I'EUL contrôlait
complètement Raqqa après avoir chassé les fac-
tions rebelles de la ville. Raqqn est la première
wilaya islamique, er I'EllL voulait y insrourer un
modèle à suivre dans les autres régions. Les chré-
tiens de la ville et de sa région vont tr~ vite
constater le chsogement tt en subir les consé-
quences.
Pourtant, le premier incident remonte à sep-
tembre 2013. Un de mes contacts au sein de
I'EUL, nl-Choumari, qui m'avoir foumi les pre-
mières photos du contrOle de la ville le 9 janvie r,
m'avait lui-même annoncé le saccage d'une église
avant de m'envoyer les photos confirmonr ses
propos. On y voyait notamment u ne gronde croix

1l7
Érar islamique, le fair accompli Syrie, Irak: la soumission ou l'exode...

métlllliquc à terre et des icônes piétinées ou blil- 40 combattants de I'EJJL ont attaqué l'église et
lées. D'outres photos circuleront par lo suite, on l'ont saccagée, avant de descendre la croix qui se
y voit des hommes en noir sur le dôme de l'église trouvait sur le dôme er de ln brùler avec d'autres
en train de retirer la croix en question. objets en public devant l'église.•
J'ai pu aussi contacter Ahmed , un activiste de Dès manifestations auront lieu dans les rues
Roqqn. Ils étaient nombreux ~ cette époque, de Raqqa con tre les agissements do I'EIIL et e n
meme Human ltiglus Wa tch (H RW) avait visité soutie n aux chrétiens. Moins de quat re mois plus
Jo ville. Il m'explique : • !.'origine d u problème tard, I'EJJL comrôlera la ville. Il ne tardera pas à
remonte à une semaine avant la mise A sac de se prononcer officiellement sur la question des
l'église. Des djihadistes de I'EHL (présents dans chrétiens de Raqqa el de sa région.
la ville sans pour autant la contrôler) sont venus Le 26 février 2014, on m'enverra le tout pre-
demander aux chrétiens d'arrêter de sonner les mier •C0111T8t• encre I'EIIL ct les cbrériens de
cloches de leur église au moment ol1 le rnuezzio Rnqqa. la •promesse de sécurité fournie par l'État
appelle ilia prière. Depuis l'arrivée des islamistes islamique a ux chrétiens de Raqqa en échange
dans ln ville, ils avaient commencé h faire sonner de leur acceptation des lois de la dhima•. On
les cloches trois fois pa r jour a u moment de remarque déjà que la notion d'État islamique
l'a ppel à la priè re musulmane, e n plus des en 1rak er au Levnm est absente du titre, on est
«~rillons habituels du d i ma nche. Les respo n- Il quatre mois de la déclnrnrion d u califat le
sables de l'église disent qu' ils faisaient sonner les 29 juin 2014.
cloches matin, midi et soir pour marquer ces Voici le contenu résum6 de cet •accord• entre
moments de la jouroée er non dans l'intention des représentllniS de lo communauté chrétienne
de provoquer les musulmans. Des combattants de de Raqqa et I'EIIL; les chrétiens de Rnqqa avaient
I'EIIL sont venus devam l'église oi-Chouhada il trois options s'ils souhaitaient rester dons les
y a une dizaine de jours. Il< ont mis en garde territoires cont:rôlés par I'EIIL : • se convertir à
les chr~tiens et leur ont ordonné d'arrêter de son- l'islam; conserver leur religion à condition de
ner les cloches e n même temps que l'appel des se plier aux lois et aux rribunaux islamiques et
muezzins dans un délai de quarante-huit heures, de payer une jizill; en ens de refus des deux pre-
sinon ils "brûleraient J'église''. Les chrétiens se mières options, cerre priRe de position sera coosi·
sont exécutés ! Pourtant, le 25 septemb1·e. p rès de dérée comm e une d éclaration de guerre à l'État

118 119
État isl".m.ique, le fa.it tu:C<Jmpli Syrie, Irak : la soumissio11 Olt l'exode...

islamique et les chrétiens rentreront dans la caté- - Ne pas montrer des signes de leurs croyances
gorie des combattant~ et l'épée tranchera entre en dehors de leurs églises.
eux et l'Eh. La quatrième option serait de quitter - Ne pas empêcher ceux qui veulent se
les territoires de l'El et donc leurs œrres e t leurs convertir à l'islam parmi eux.
biens. - Respecter les musulmans et ne pas dénigrer
Selon différentes sources à Raqqa, les chré~ leur religion (J'islam).
tiens ont demandé un délai de réflexion pour se - Payer la jizia (taxe de protection payable
concerter avec leurs représe ntants re ligieux. Une deux fois par an calculée par rapport aux revenus
réunion entre un représentant de l'El et vingt des foyers concernés : • 17 grammes d'or pour les
riches, la moitié pour les classes moyennes ct le
représentants de la communauté chrétienne sui·
vra. Certains partiront, d'autres finiront par quart pour les pauvres • ).
choisir le statut de dhim.mi, donc de conserver - Interdiction de se procurer des armes.
- Interdiction de faire du commerce de porcs
leur foi chrétienne tout en restant dans les œrri-
et d'alcool avec les musulmans, et interdiction de
toires de l'El. boire de l'alcool en public.
Voici eo quoi consiste le statut de dhimmi, sui- - Avoir leurs propres cimetières suivam la
vant les douze points qui figurent dans l'accord coutume.
en question : - Se plier aux règles imposées par l'État isla-
- In terdiction de restaurer ou de construire mique en ce qui concerne l'habillement chaste ou
des lieux de culte chrétiens. les règles du commerce.
- Interdiction d'utiliser les haut-parleur.~ lors Cet accocd imposé aux chrétiens de Raqqa fut
des prière.~ e t d'exhiber des croix ou des livres une des premières affirmations des djihadistes
chrétiens devant les musulmons. concerna_nt l'administration des territoires et des
- Interdiction de fai_re e otendre les prières populations tombés sous son contrôle. Un djiha-
chrétiennes oules carillons aux musulmans. diste syrien de Raqqa me dira : «La Oawla prou·
- Ne pas comme ttre des actes hostiles à l'État vair ainsi qu'elle ne massacre pas les c hrétiens à
islamique, par exemple aider, assister et héberger tours de brns pour leur appartenance re ligieuse.
ceux qui sont recherc.hés par l'État islamique ou On ne fo rce pas les chrétiens ou les juifs à deve-
ceux qu'il considère comme des espions. nir musulmans, mais s'ils vetùent continuer à

120 121
État islamique, le fait acœmpli SJjrie, Irak: la soumission ou l'exode...

vivre sur les territoires qu•on conrr6Je, Us doivent dans une volonté affichée d'anéantir •tous les
.se soumettre à la chari.a. • symboles qui remenen1 en question l'uoicilé
L'El a périodiquement prio en otages, puis d'AUah •, selon les cljihodistes.
libéré, des chrétiens de la région de Khabour L'unique contact entre des chrétiens coptes et
duns ln province syrienne de Hassnké. Les der- l'El se fera en Libye, et nombre d 'entre eux seront
n iers otoges chrétiens de Khahour ont été libérés exécutés. La branche libyenne de l'El considère
pnr l'El tin février 2016 d u rant les combats de les travailleurs égyptiens en Libye comme des
Chadadi eomre le YPG kurde. •combattants• car I'P-i(lise copte soutient ouverte-
Les chrétiens d'Irak. et de Mossoul et sn région ment le t>résident égyptien Abdel Fattah ai-Sis.•i.
précisérnem. subirom un autre sort, notamment Le maréchal qui a destitué le président démocra·
du fait de l'absence des chefs religieux qui riquemeotélu Mohamod Morsi est un des ennemis
avaient élu domicile à Erbil ou b Beyrouth. Les de l'État i.•lamique.
chrétiens de Mossoul n'avaient donc pas de
représentant légitime face à l 'El. qui voulait les
soumettre aux mêmes règles que celles imposi'éS
un peu plus tôt aux chrétien< de Roqqa. Mais le
clergé irokien n'a pas voulu négocier avec l'EL
Les deux raisons principales à cclo étaient : la
peur des éventuels émissaires d'être pris en
orages por les djihadistes; le clergé irakien qui
n'a pas souhaité accorder à l' Elle statut d'iorerlo-
coteur légitime pour des raisons politiques et
moroles.
l.a chrétiens de Mossoul et de la plaine de
Ninive seront dooc poussés à l'exode vers Je
Kurdistan irokieo, et dépossédés de leurs biens
et de leurs habitations par l'El. Plusieurs sites
archéologiques ou classés à travers ln Syrie et
l'lrnk, dont des sites chrétiens, seront détruits

122
9
Les femmes yézidies
réduites en esclavage

Fin j uillet- début août 2014, les djihadistes de


l'El e ntament une guerre ouverte sur tous les
fronts nord de Syrie et d'Irak. Après avoir chassé
les rebelles et l'armée de leur b..stion de Raqqa,
les djihadistes vont se retourner contre les fac-
tions kurdes en Syrie et les Peshrncrg..s en l rak.
Après une accalmie temporaire ~wec certains
groupes kur des, comme lors de l'accord tacite de
Mossoul, l'El va relancer l'offensive et investir
les villes de Zou mar et de Sinjar. Selon une source
kurde syrienne proche du YPG, • les Peshmergas
n•svajent pas d'ordre pour se battte, tout sim-
plement. ils é taient livrés à eux-mêmes •. Les
villes et leurs alentours sont des zones disputées
entre Bagdad et Erbil depuis des décennies. Les
Peshmergas ont déserté Je passage frontalier de
Rabiaa avec la Syrie en trouvant refuge du côté
syrien de la frontière avant de repasser vers le
Kurdistan irakien plus au nord. Très vite, le YPG

125
Érm islamique, lefair accompli Les femmes ufzidies rédtâtes en esclavage

o essayé de remplir le vide laissé par les britanniques, d'aurres suivront, parmi eux des
Peshmergas. Cel• prendra plusieurs mois avant Français. Puis le porte-parole de l'El ai-Adnani,
que les djihadistes ne soient chassés du poste avait menacé de prendre aussi ~ tes femmes de
frontière. Rome• comme sabaya ou esclaves. Ce qui laissait
À l'écriture de ces lignes, les combats entre entendre que PEl n'aHait pas tarder à revendi-
Peshmergas et djihadist.es n'onL jamais dépassé quer son act.e en s 'appuyant sur un argumentaire
les frontières administratives du Kurdistan ira· religieux. !.'esclavage des femmes yéûdies sera
kicn. Erbil avait même profité du chaos causé par effectivement revendiqué et justifié dans son
la fulgurante avancée de l'El pour investir la ville magazine anglophone Dabiq. C'était la première
fois qu'une information d'une telle imporrance et
disputée de l<irkouk et chasser les troupes gou-
avec un t.e1 retentissement était publiée en anglais
vernementales de Bagdad 1•
avant de l'être en arabe. Ln raison est que les pre-
Beaucoup de rumeurs à renfort de fausses
miers concernés étaient les djihadistes étrangers
images ct de fausses vidéos ont circulé concer- qui n'avaient, pour beaucoup, pas de femmes.
nant l'esclavage des femmes yé1.idies. On était Depuis, plusieurs organismes, dont HRW, ont
nombreux à être sceptiques. D'une part, l'El ne publié des rapports détaillés sur la question de
nous avait pas hobiwés à dissimuler ses exac- l'esclavage des femmes yéûdies.
tions mais plutôt à les promouvoir. D'autre part, Dans ce quatrième numéro de Dabiq, l'El
ces rumeurs combaient e n même temps que consacre plusieurs pages d'argumentation reli-
d'autres tout aussi incroyables comme l'obliga- gieuse sous le titre •L'esclavage ravivé avant
tion d'excision pour les femmes dès la puberté. l'avènement de l'heure )en référence à la der-
Une intox avérée, reprise officiellement par une nière heure avant la fin des temps)•. Selon l'El,
représentante de l'ONU en Irak. <~il
n'es[ pas normal que la minorité yézidie conti-
Mais, finalement, l'El avait bien réduit en nue de vivre dans la plaine de Ninive, en Irak
esclavage des centaines de femmes yéz.idit..-'5. Les ou au Sham en général... cela en application
premiers à s'en vanter étaient les djibadistes des enseigoements du prophète Mohamad, il y a
1400 ans en ce qui concerne le traitement des
1. C'est d:msœ conte:<n>lil. oussi que la plaine de Ninive et !SeS
chrétiens ont êt6 abmdooues à kur son. Tout comme li'$ Yé1..idis.
Moucluikin lassociateurs) qui refusent d'adopter
qui :1pp:1n:iennent à l'ethJlie kurde. l'islam ... •. L'El accuse les Yézidis d'être • des

126 127
État islamique, Lt:fa.it accompli.

adorateurs du diable• et dit s'appuyer sur les


écrits • d'experts occidentaux et d'orientalistes •
comme preuve scientifique.
L'El dit aussi avoir procédé à • la distribution •
des femmes yézidies et de leurs enfants aux JO
combat.Ulnts qui ont participé aux combats <le
Sinjar; un cinquième de ces femmes seront don- La dimension apocalyptique de l'El
nées à Bayt al-Mal (équivalent d'un ministère
des Finances islamiques). Ces femme-~ et leurs
enfants ont été considérés et distribués de la
même manière qu'une prise de guerre matérielle. L'esclavage des femmes yézidies et la recon-
Elles seront vendues et rachetées entre combat- naissance de cette pratique sont une action
tants. Les hommes ont été massacrés, et beau- réOéchie de la part de l'EL Cer tes, une dette de
coup d'enfants yézidis finiront dans les camps sang existait entre les Yézidis et les sunnites de la
d'entraînement et d'endoctrinement de l'El. On régioo 1 suite à des mariages mixtes qui se sont
verra même un enfant yézidi égorger un prison-
soldés par des assassinats de femmes yézidies
nier de l'El accusé d'êtl'e un espion de Damas•.
Le magazine précise que les étudiants en théo- converties'.
logie dans ses rang.< se sont penchés sur la Mais la motivation profonde est bel et bien
manière de traiter Jes Yézidis avant de lancer apocalyptique, elle est présente dans le titre de
l'offensive de Sinjar et qu'il a été décidé de les l'article et dans les arguments religieux qui en
traiter d'une manière différente des chrétiens et découlent L'El prépare la dernière bataille des
des juifs qui, en tant que •gens du Li\1 fC», peuvent tins des temps. Ce qui est difficile à assimiler et à
se contenter de payer lajizia. comprendre d'une manière rafionnene est pour·
tant un mode de conduite pour l'El.
1. Couunc $0\1\'è!nl dtln$ la t~gio'll, les oomptœ sont r4!~ à lu
J. On_f:L.'l eeu e- vi&:o Ll)urnée d :Hl!i la région de Deir <:JV:Wr. ra..-eur des conflits. J}t$ milice$ yé:.:.ldie.~ I'Ctoumcrom bni.ler les
plmie~.1ns c:nfant$ \'OUI e,dt.'"lltt!l' deîl prioonoiers de l'El Cparpillés vi.Uages :u'3bts perdus par )'61 en 201S, t:l un t:tppc)tt d 'Amn~ty
au sein d'une furtc::n.:il~ lntem:nion:ll doctunentem ot:tl "'~nts etl jo.wie:r 2016.

129
Êtat islllmique,le fait fl(;(X)mpli La dimension npocniJJptique de l'El

L'argumentation religieuse ptOpre ~ l'État isla· essaye d'attirer les puissances occidentales vers
mique tst inspirée d'un hadhh d'Abu Huraira, une confrontstion au sol. C'est dans ce but que
un des compagnons du prophète Moha mad. Il est l'El a enterré la tête de Peter Kassig, humani·
un des principaux rapporteurs d'hadith ou com· taire, ancien soldat oméricoin et otage de l'El,
munications orales du prophète de l'islam. Abu dans cette mème plaine de l)obiq.
liu rairo rapp•me qu'un des s ignt• de l'avène·
mene de l'Heure est • quand la mère accouche de
sa mnit resse• ou, selon PEl, .. quand une esclave
occoucbe d'une musulmane •. Or. les enfants
issus d'une relation sexueUe entre une esclave et
un homme musulman sont considtrés comme
des musulmans. Le retour de cene pratique a
do ne pour but de réunir les éléments nécessaires
à l'avènement de la prophétie.
Pour des raisons tout aussi apocalyptiques, l'El
insiste sur l'importance de la plninc de Oabiq,
ou nord d'Alep. Toujours d'après Abu Huraira,
c'est dons celle plaine que doit nvoir lieu la
bataille finale entre les armées romaines, donc
occiclenwles, et les armées des musulmans. Tous
les djihodjsces de l'El affirmenr • COmpter avec
impatience les bannières de leurs ennemis en
"tendant qu'elles arrivent au nombre de 80•,
tolliours suivant la prophétie. La plaine de Dabiq
esr aussi chargée d'histoire~ cnr c'esc dons œne
région du nord d'Alep qu'a eu lieu lo g\lerre entre
les Ortomru:ts et les Mnmelou ks ou xvre siècle,
ouvrant les portes de Damas et du Caire nu sul~
con. C'est pour ces raison.~ notamment que l'El

130
11
• La moitié du djihad•

En Occident, quand on parle de djihad, la


Syrie, l'Ira~, l'Afghanistan, le Yémen, le Mali ou
d>autl'es contrés lointaines viennent à l'esprit. À
moins que ce ne soient les attentats du 11 sep-
tembre 2001 et la n•erie de Charlie Htbdo reven-
diqués par Al-Qaïda ou, depuis peu, les attentats
du 13 novembre 2015 tm cœur de Paris et du
22 mars 2016 à Bmxelles revendiqués par l'État
islamique. Pourmm, un djihad d'u ne tout autre
nature se déroule rous les jours sous nos yeux.
n nous est accessible, c'est la • moitié du djihad•,
le djihad médiatique.
Les penseurs d'Al-Qaïda ont été les premiers ii
employer cette e21:pression, mettant ainsi en avant
l'importance d'une communication e t d'une pro·
pagande qui s'émanciperait des médias tradi-
tionnels pour contrer le dic;cours dominant. Ce
nouvel impératif a ensuite été repris ct re pensé
par les membres de l'El, qui se sont appuyés sur

133
Érllt isümliquc, lc[11ir 11cctJmpli • La moUil d~t djihad •

les outils de commwtication élsborts qu'offre le (AI-Qaida en Syrie), m'a donnt un entretien en
XXI' siècle. Au cours de la guerre en Syrie, plu- Turquie dans une zone frontalièn: avec la pro-
sieurs groupes <ljihsdistes ont mis les réseaux vinee syrienne d'ltUeb.
sociaux ou service du djihad, ce qui a permis Dès le début du soulèvement populaire en
d'accélérer Jo dilfusion d'un dogme prônant Jo Syrie, le rôle des réseaux sociuux est prépondérant.
violence en s'appuyant sur une imagerie du Des .. manuels• ou • mode d'emploi• eo lauguc
combar, des vidéos d'abord brutes mais désor~ nrabe à destination des cybe•·-occivistes éta.ient
mois ultrnscénarisées. présents sur le Net depuis les sou lèvements dans
À ce titre, il est indispensable de préciser différents pays arabes. Ils avaient été mis à dispo-
que ni les réseaux sociaux, ni plus généralement sition par des ONO ou des organisations média-
Internet. ne doivent être perçus comme des tiques occidentales. Ce sont ces mêmes manuels
sources de mdicalisation. Os n'en sont que l'outil, qui seront utilisés en Syrie par des groupes djiha-
comme un livre permet de propager une pensée. distes. Al-Qaïda au Yémen les utilisera ensuite à
Ce sont des moyens de communication, que les son tour dans la formation de ces djihadistes
<ljihodistes utilisent au même titre que nombre médiatiques, que ce soit sur le terrnin ou sur les
d'entités politiques, économiques ou militrures réseaux sociaux. Des techniques de cryptage de
pour communiquer. l'information, par exemple, ou de contournement
Pour comprend re cette stratégie médintique, je do la surveillance étariquc seront reprises par les
m'appuie sur plus de quatre années de contacts djihadistes, mais aussi pur leurs soutiens aux
réguliers avec des djihadistes en charge de la quatre coins du monde, leur permettant ainsi de
communication de leurs groupes respectifs. Mais s'ofl(aniser en réseau.
aussi sur les rencontres que j'ai faites avec deux En ZO 12, un des forUJns cljihadistes les plus
d'entre eux, des communicantS haut placés dans connus, •le centre média ai-F,Yr l•l'aube•l•, dif-
leurs structures respectives, qui ont accepté de fUS4it un texte à destination des djibadisres
m'expliquer leur parcours et leurs fonctions. du Net, qu'il disait alors considérer avec autant
AI-Chami, responsable de l'El, aujourd'hui déser- d'importance que ceux qui ont choisi de rejoindre
teur, a répondu à mes question.~ lors de son pas- les combatiAOts djihadistes en Syrie, et dom voici
sage duns une ville européenne lin 2015. Et un extrait : <~Ô vous partisans du djihad, vous vous
Omar, responwble médiatique du Front ai-Nosra êces levés pour défier les mnchines médiatiques les

t34 135

'
}
l
Élllt islamûjue, lt fait accompli «La moitié du, djilut.d •

plus redoutables avec vos forums et vos effortS. concernant sa vie personnelle. Farés a rejoint le
Qu'Allah vous r&:ompense. • djihad en Irak bien avant Je soulèvement en Syrie.
au milieu des années 2000. JI élllil combanam et
il a mis à disposition de l'État islamique en fra)<
• Mes seules armes sont les mots• les compétences qu'il avait acquises dans les
rangs de l'armée syrienne, • surtout concernant
En cette même année, j'ai pu communiquer l'usage des missiles antichar•, puis il précise :
avec la personne en charge de la mise en œuvre • Après cinq ans de travail en parall~l e sur le Ne t
er de l'olimcntotion du site :Ù·Manara ai·Bayda et après l'écla tement de la guerre en Libye, les
ou le minore! bl<~nc, qui est devenu la bran che chefs ont constaté que j 'avais une réelle compé·
mé<Untique d'AI-Qaïd<t en Syrie; cela en référence tence en la matiè re et je me suis consacré entière·
au lieu O(J ISSa, tils de Moriam, doit foire son ment à l'activité su r le Ne~ · Question salaire,
apparition (>Our reprendre la bannière du djihad Farés a préféré me dire : • Mo vie entiè re est
à la tê te des armées musulmanes, selon la pro· consacrée au dji had et cela n'a pas de prix, mes
phétie. Ce blog, nvnnt de devenjr un site, était à seules armes sont les mots. • Forés a disparu de
l'origine de tou te la machine médiatique du Front lB scène médiatique avec le début des combats
ai·Nosra, broncho syrienne d' AI·Qaïda. Forés enrre le Front aJ.Nosra er I'EIIL dans les régions
n'était pas bavard à notre première prise de de l'Est syrien. Al·Manam al·Baydo. a'liourd'bui
conract, mais au fil des discussions il fini ra par exclusif bras médiatique d'AI-Qaida en Syrie.
m'apprendre beaucoup j au fur et à mesure je existe toujours. Ctest devenu une machine m6dia·
commençais à comprendre le fonctionnement tique qui a en cbarge toute la production écrite et
d 'une machine médiatique redoutable de simpli· vidéo du Front ai·Nosra. L'organe médiatique a
cité. Initié par l'État is14IIIique en Irak, ancêtre des •correspondants• dans toutes les régions
de l'omnipn!scnt État islamique, ai·Manara aJ. syriennes où le groupe est présenr. Le blog du
Bayda voit le jour. même nom n~ex-iste plus.
La prudence de Forés er son souci accru sur les Le but de Farés était •d'éduquer les gens, leur
questions de sécurité, les moyens qu'on a utilisés apprendre ce qu'est vraimenr le Front ai·Nosra e t
pou r communiquer, semblllient être ceux d'un de le défendre vifl ses écrits •. Il m'Oflprend qu'il o
professionnel. Il n fini por me donner de.• b 1ibes é té encouragé puis missionné di rectement par

136 137
État. islami,qu.c, le fiât accompli • La moitié du djihad •

Abou Maria al-Qaluani, qui était un des religieux jeunes du monde arabo·musulman : pour eux
les plus influents du groupe, ct religieux en chef liberté n'est pas synonyme de démocratie, mais
de Charkia, avant sa défaite face à l'El dans l'Est d1application de la charia. Une vision, ou même
syrien. Cela à une é poque où la communication un espoir, que l'Occident, et plus panicuJière-
du Front al~Nosra étoh quasi inexistante, sauf ment la Fr:111cc, a du mal à comprendre ou mè me
via des communiqués écrits et sporadiques. à: concevoir.
Forés a pu se constituer une petite équipe l..a mission de Farés, a très vite changé de
d'hommes et de femmes. Je ne suis jamais arrivé nature. D'instigateur au djihad sur un blog conli -
à savoir si l'équipe en question était physique· dentiel, farés esc devenu conseiller en djihad :
ment constituée ou uniquement virtuellement. •Je me suis retrouvé à donner des conseils vir·
Cela dit, ça reste un détail, vu leur dessein. Ils tuels à des personnes qui me contactaient... corn·
avaient une mission et une totale liherté de juge- ment éviter de tomber dans un piège des services
ment dans le but de • propager le djihad à travers de renseignements syriens ou même d'autres
des écrits e t des hymnes qui incitent à passer à services des pays arabes en ce qui concerne les
l'acte•. On est à une époque où les vidéos propre- candidats au djihad. C'était évident pour nous
ment djihadistes en provenance de Syrie sont qu'au·delà des déclarations de bonnes intentions
encore inexistantes. Et le mode de communication vis-à·vis de la rébellion syrienne, personne ne
adopté se concentre sur des productions écrites, souhaite rait vraime nt une victoire djihadiste [les
donc s'adressant à un public constitué majoritai- puissances internationales e t les pouvoirs régio·
rement d'initiés arabophones. On est encore loin naux). J'ai aussi donné des conseils techniques
des vidéos de propagande scénarisées et multi· ou comment rejoindre une zone tombée e ntre les
lingues de l'El. mains de la rébellion. • Donc du rôle de simple
fi parle de • devoir • er de • responsabilité • face instigateur, Farés s'est re trouvé dans un rôle de
à Jn répression qui montait en puissance sur tout recruteur1 même s'il refuse cette qualific.ation.
le territoire syrien. Pour lui, dès les premiers Bo cette année 2013, il était dur d' imaginer
jours du soulèvement, le djihad était la seule que l'activité djibadiste allait se mondialiser via
réponse qui vaille. farés rêvait • de liberté mais le Net. Pourtant, c'est la suite logique aux événe·
pas de démocratie •. <liait-il. c •était et c'est le cas ments. Fa 1·és a Jaissé entendre qu'il avait des
de beaucoup de Syriens, d'Irakiens ou d'autres contacts et un réseau qui dépassaient la géogra·

138 139
État islamique, lcfai.taccompU • La mMiédu djihad·

phie syrienne, en m'affirmant «Qu'il n,est pas •Ceux qui rejoignent le djihad suite
nécessaire d'être sur place !en Syrie] pour porter au visionnage d'une vidéo risquent de quitter
sa brique à l'édifice •. le djihad après une vraie scène de guerre. •
Il était. très dur de le faire parler sur son rôle
en particulier. U me dira toutefois qu.e •nom· On est fin 201 l, début 2012. Omar (cité p. 46)
breux sont ceux qui étruent des contacts vi rtuels est parmi les hommes contactés par deux émis·
et qui sont devenus de vrais combattants, et pour saires du Front ai~Nosra qui sont parvenus à
certajns des chefs opénuio nnels~. Farés ne fait rejoindre la région syrienne d'ldleb. n a été ciblé
aucune d.istinction e ntre un Syrien, un Arabe, un car lui-rnème était activiste d'Al·Qaïda en
E-uropéen ou un Africain, pour Jui et en applica... Mésopotamie (Irak) au milieu des années 2000.
rion de ses convictions religieuses, t :tous sont Son frère est mort lors de la célèbre bataille de
égaux et frères dans l'islam•, avant d'ajouter Fa!loujah de 2004, qui opposait des milices sun·
que •la plupart des mouhaiirin !combattants nites et dj ihadistes aux troupes américaines.
étrangers] tombent sans qu'on entende parler Omar avait alors déjà comme mission de pro·
d'eux •. mouvoir les idées d'AI-Qruda, de produire des
Aprês des heures d'entretien au dernier contact vidéos et d'animer des forums prodjibadistes. Les
fin septembre 2013, l'arés œuvrait au rapproche· réseaux sociaux n'existaient pas.
ment entre le Front al·Nosra et I'EIIL qui avaient je l'ai finalement rencontré pour la première
entamé leur divorce. Puis il a clisparu de la scène fois dans une ville à la frontière wrco-syrienne en
médiatique du djihad dès les premiers mois d'af. 2015. Il me donnera plus de détails sur le dévelop-
froo<ements entre le F'rotu aJ.Nosra et I'EIIL. pement de la branche médiatique d' AI·Qaïda en
Pour 1ui, la friction entre les frères ennemi-, ne Syrie. Voici l'esseoti.el de son récit à ce sujet:
présageait rien de bon. Ses derniers moto,; avec .. Douze hommes ont été envoyés par Abou
moi ont été les suivants : • ll est nécessaire Bakr al-Baghdadi, émir de l'État islamique en
d'éveiller les esprits sur ce qui se trame contre Irak (EU). Ces hommes étaient commandés par
nous, les puissances mettront de côté leurs diffé~ Abou Mohammed al:foulani !actuel émir du
rends pour combattre les moudjahidines.:. Front a.J.Nosral. Ils avaient comme mission de
retrouver d 1anciens membres ou sympathisants
d' AI·Qaïda en Syrie pour les sonder et voil' qu'elles

140 141
Éta.t islamiljl<e, le fait accompli • La moitié d.u.djOtad •

étaient leurs dispO';itioos à former l'embryon un noyau dur pour s'occuper de l'effort média-
d 'un nouveau groupe dans le pays. Deux des tique. Sur quarame recrues, il y avait huit per·
douze émissaires du Front al-Nosra sont arrivés sonnes qui avaient des compétences en tennes de
dans ma région d'Idleb. Aujourd'hui, l'un est un médias. Six sont restées et deux ont fini par
commandant chez l'El et l'autre est toujours chez rejoindre l'El. Il y avait une volonté d'un vrai
Nosra. J'étais parmi les quarante premiers à les effort médiatique pour expliquer notre vision et
rejoindre, C1est à ce moment qu'al-Maoara al- prévenir des clashes avec les autres factions pré-
Sayda a été confirmé comme organe médiatique semes sur le terrain.
indépendant d'ai-Furqan de l'EU. •Ce qui nous clifférencie al\iourd'hui de l'EI,
• On nous a toujours appris que J'effort média- qui a réussi à gagner une grande partie des acti-
tique est la moitié du djihad. j'y travaillais depuis vistes et sympatisants du djihad, c'est que, nous,
un moment depujs que j'ai perdu mon frère à on essaye de parler à l'inteUect des gens. L'El
Falloujah en 2004. Avant sa mort et pendant veux s'imposer et imposer sa vision par la force
la période qui a suivi, j'avais en charge la mise en ou à travers les éclats médiatiques. Ceux qu_i
ligne de vidéos et de productions djihadistcs à rejoignent le djihad suite au visionnage d'une
l'époque de l'EII. Pour nous, on considérait qu'il vidéo risquent de quitter le djihad après une
était de. notre devoir de soutenir Jes frères qui vraie scène de guerre. •
avajent rejoint )'lrak.
•J'ai été arrêté plusieurs fois, les deux dernières
charges étaient pour financeme nt et soutien logis- •En Occident, vous pCDS(.'Z que ce sont
tique d'un groupe terroriste. J'étais détenu dans des Européens ou des Américains
Ja prison connue comme Feraa Falastin ou qui a]imentent la machine médiatique de l'Eh
"branche Palestine" à Damas pendant deux ans
et dans une autre prison, trois ans. Cinq ans de Al-Chami (cité p. 34), était un des membres
détention pendant lesquels j'ai beaucoup souffert de l'El les plus actifs sur les réseaux sociaux.
et appris. Mes premiers contacts avec lu_i remontent au
• On voulait former le maximum de personnes début des affro ntements entre le Front ai-Nosra
pour qu•ils puis.-;em travajUer seuls et avec le et l'EIIJ-, dont il faisai t partie, dans les régions est
minimum de moyens. On a commencé par créer de la Syrie. n perdra un de ses frères au cours de

142 143
État iswmique, le fa.it accompli .. La m.oiûédu djihad ~

ces combats de Charkia. Son oncle est un com- après son allégeance à l'P.J. AHlomsi mourra en
mandant connu de l'ASL qui a fait défection vers kamikaze de l'El dans un quartier loyaliste de
I'EUL. C'est suite aux combats dans ces zones Homs, sa ville. Le récit d'ai·Charrti reflète des
riches en pétrole, en gaz. et e n djihadistes, que milliers d'histoires d'activistes syriens, voici l'es·
j'ai établi mes premiers contacts début 2014 avec sentiel de ce récit concernant son engagemeot :
lui. Les villes de Chadadi, Chehyl, Boukamal ct •J'ni commencé comme n'importe quel acti~
Mayadin, entre autres, étaient connues comme viste syrien par raguer les murs dès 20 11 de
points de chute des djihadistes syriens ou étran· slogans dénonçant le régime de Bachar el-Assad.
gers qui souhaitaient rejoindre le djihad en Irak à Un mot ou deux suffisaient à déstabiliser une
l'aune de l'intervention américaine en Z003. ville entière. On raguait surtout les murs des
AI·Chami était au cœur des événements. écoles. On était bien naïfs ... C'était avant que
Puis, à l'été 2015, il a disparu avant de me les médias internationaux s'intéressent à notre
contacter pour me dire qu'il était en europe. action et que des soutiens matériels n'arrivent de
ll avait pris le chemin des réfugiés. C'est à l'étranger. Pu.is, les activistes ont commencé à
quelques heures de train de Paris que j'ai pu envoyer des inwges et des vidéos à des Syriens
rencontrer pour la première fois al-Chami. l1 se hors du pays qui les distribuaient aux chaînes
présente aujourd'hui comme repenti. Un jeune étrangères.
homme aux cheveux longs et à la barbe tail1ée, •Les raisons de mon engagement étaient mul-
ancien étudiant en littérature arabe devenu res· tip1es; oomme beaucoup d'étudiants syriens, une
ponsable médiatique de l'BilL, puis de l'El. fois le lycée ou la fac terminés, on tombe sur un
D'abord simple activiste, la guerre l'a finale· obstacle majeur : le service militaire (obligatoire
ment amené à prendre les armes ct à participer à pour les bommes]. Ceux qui ont des entrées dans
l'élaboration d'une communication ciblée er rra· l'appareil de l'État s'en sortaient avec des (X>Stes
vaillée pour le groupe djihadiste, une stratégie confortables, mais les gens comme moi (sunnites
qui fait écho à celles développées par les médias et pauvres] n'avaient aucltlle chance de s'y faire
managers occidentaux. Il n'est pas le seul, ceci une place respectée.
fut le parcouxs de plusieurs activistes syriens, • Les opposants voulaient des vidéos et les
dont le fameux Abou Bilai al-Homsi qui était combattants voulaient des financements. n n'y
aus.~i un de mes meilleurs contacts bien avant et avait pas d'organisation proprement dite ou de

144 145
État islmnique, le fait a,cœmpU <La moitit d11 4jihad •

donneurs d'ordres politiques à une arm~ bien laisser sonir, elle avait aussi le souci de l'assise
organ~ sur le temùo. LA on est d~but 2012, populaire, eDe ne voulait pas que les combats fra.
je filmais et do1111ais à des activistes pour qu'eux trieides avec le Front ai·Nosro soient médiatisés.
donnent aux chaines imernationoles. Avom ça • Personne ne pouvait rester il l'écart, la seule
on faisait du livt strtam, tour s implement. option était de quitter vers la Turquie. Des amis
Mon matériel était persom1el, j'oi tout poyé, mon à mol nvaiem rejoint ln Duwlu, nu début j'ai
ordinoceur, ma caméra Nikon qui esc toujours en otl'ert mes service.o; sans pour autant vouloir
Syrie. vouer allégeance. je voulais garder mon iodé pen·
• J>uis très vite les agendas étrangers ont pris Je dance, pouvoir dire ce qui se fait de bien et de
dessus. Ça s'est vite senti dans la couverture des mauvais. j'ai eu la possibilité d'avoir des infos
combats, certaines images ne sortaient pas et exclusives en roure liberté. C'est Ill que j'ai oom·
d'autrt.S si. Les agences se faisaient manipuler et mencé mon acti\'it6 sur les réseaux sociaux. sur
manipulaient à leur tour. Moi·mème j'ai fait face Facebook et sur 1\viuer avec l'aide d•un ami à
il celo, je n'avais plus de droit de regArd sur ce moi qui travaillait avec un groupe d'activistes
que je produisais et couvrais. locaux.
• On émit obligés de choisir un camp pour • U:s représentants de ln Dow la me faisaient
continuer à trova.iller. Beaucoup l'ont fait, ils ont conflance, ils ont vu que je n'oi rien diffusé sur
accepté lo s ituation et om commencé à rruvailler les combats avec le Front ai·Nosra, puis à cause
pour les forces en place. Seaucou1> ont quitté le des amis et des membres do ma famille qui
F'ronr ai·Nosra pour rejoindre la Oawln. Puis il y étaient dans leurs rangs, j'ai fini par rejoindre la
avait ceux qui étaient à l'étranger. eux disaient ce Oawla. Là j'ai constaté il quel point ils maîtrisent
qu'ils voulaient sans appui en imoges, la propa· leur communication. Même ceux qui diffusem
~nde a commencé à jouer dans tous les camps. des infos qui vont d4ns leur sens et qui som des
• Pend4nt cette période j'étau o Hassaké, la fausses infos, sont réprim6$ très durement.
wne est tom~ sous le contrôle de l'El et mon C'était du sérieux, du professio1111el qui dénote
village dévasté par les combats était dons la wne ovec tout ce que j'avais connu jusque-là en
sous le contrôle du Front al-Nosra, je ne pouvais Syrie.•
plus y retourner. J'ai couvert les combats sur zone, En ce qui concerne lo machine médiatique de
mnis il cette époque la Oawla ne voulait rien l' El, oi·Chnmi, en plus de coofh mer une bonne

146 147
État islamique, le fail IUC()mpli

partie des informations que j'avais collectées au avec les moyens les plus complets, et le reste est
fi] des années, avait beaucoup de choses à dire. consommé pour alimenter la guerre médiatique.
n m'a expliqué que les branches médiatiques Tout le monde a son média, l'lrnk, la Turquie,
par wilaya sont nées après son entrée à l'El : les pays du Golfe, et même les factions locales
• AI-Furqan [bras médiatique central de l'El] mènent une guerre médiatique contre l'El.
n'avait plus le temps de tout prendre en charge en .: En Occident1 vous pensez que ce sont des
termes de production. C'est là qu'on a commencé Européens ou des Américains qui alimentent la
à voir les premières photos officieUes diffusées machine médiatique de J'ET. Peut-être, mais sachet
avec l'inscription .. urgentJ•. Au début, beaucoup que les Palestiniens sont très performants en ce
de comptes 1\vitter étaient connus, même si les qui concerne les médias. Les forums djihadistes
combattants n'étaient pas officiellement man- les plus anciens comme Choumoukh al-islam
datés à la communication. Puis quand la diffu- étaient gétés par des Palestiniens. Les Twlisiens
sion est devenue officielle, les reporters d'images aussi. puis beaucoup des recrues ont fait des
ont fait leur apparition~ puis les reportages vidéo études dans des universités occidentales. Cela se
ont vu le jour à leur tour. On est passés à autte voit dans le professionnalisme des productions
chose. d'Al-Hayat. On constate que l'empreime occiden-
• La Dawla voulait mettre un terme aux pra· tale est très présente. n y a une inspiration des
tiques de certains combattants qui diffusaient productions cinémat.ographiques, il y a une vraie
des photos des combats depuis leurs propres por- scénarisatiou. Quand un sillon est creusé dans la
tables. Tout cela va être cadré très strictement, terre, un tissu blanc y est posé, pour qu,on voie le
certains soldats continueront quand même de sang rouge couler sur le tissu blanc, ça démontre
transmettre des photos à des activistes qu'ils un effort de scénarisa.tion.
connaissent person.nellement ou même à des ~ Par contre, la nationalité d'une personne n'est
journalistes, mais c'était de plus en plus rare. pas importaote en soi. L'El cherche des res-
• Aujourd'hui, quasiment rien n'est diffusé sources humaines, celui qui a étudié dans les facs
sans l'accord de la centrale, en fin de compte tout européennes a plus de capacités tout simplemen~
ça est complètement dématérialisé. Al·Furqan et et il sera le bienvenu s'il passe le cap de l'entral-
al-ltissam (pour les productions multilingues nement militaire et idéologique. Puis la personne
de l'El) se gardent les meilleures images filmées peut évoluer. mais ce n'est pas systématique.

148 149
État islamique, le fait tu:œmpli •La moiti/du djihad•

Cenains de ceux qui ont commenc6 par filmer cipation de la Dawla, anglais, français, f:usi,
les combats ont été refusés par al·Furqan, j'en kurde, etc. Par contre, il n'y a pa.• de "wally" des
connais personnellement. médias, il y a des directeurs de l'information, er
• En ce qui concerne les personnes qui fùmem chaque wilaya à sa propre équipe.•
er les moyens techniques pour produire une vidéo Par la suite, Omar er oi·Chami vont se croiser
de l'El, je n'ai p3s vu des compétences exception- sur les réseaux sociaux, collaborer, s'envoyer les
nelles. Un ordi er un programme a[lcreffcct piraté candidats au djihad pendnnr plus d'un an. l'uis
sont suffisants pour faire une production de ils se mèneront une guerre médimique au nom
qualité. Une 3G~ une mémoire externe, un ordi- de leurs groupes respectifs, AI·Qruda et l'État
nateur portable et une petite caméra, c'est quand islamique.
meme l'apanage de n'impone quel activiste •)'rien.
Toutes ces compétences sont acquises sur le tas.
je n'ai jamais vu d'endroits préeis dans lequel
ai·Furqan esr basée ou même des éeoles de for·
motion. Tour est complètement démaréri:tlisé er
les ordinareurs de production sont corn piètement
isolés d'Interner. Et ça, ce n'est pas une prouesse
en termes de sécurir.é , ou est dans les basiques.
• Pourtnnt, il faut savoir que l'BI cherche tou·
jours il avoir les meilleures caméras er les plus
légères. Les Sony, les Nikon er les Conon sont
plutôt 110ur les prises statiques. Quand la scène
est stAtique, tu peux jouer avec l'isolation de
l'image et du son. Les avancées rechniques sont
suivies, certaines caméras coûtent des milliers de
dollars. Donc, oui, il y a un budger importnnt
dédié !t ln communication.
·Ln radio Al Bayane donne des bulletins tous
les jours Il des heures bien précises, c'est l'éman·

150
12
Les activistes et supporters du djihad

Plusieu ts versions de la production sont pré·


parées pour être compatibles avec les outils et
réseaux de différents pays. Les soutiens ou les
fans préparent des comptes, YouTube, Twitter,
etc., pour la diffusion et pou.r les rediffusions
suite aux suppressions de comptes ou de la vidéo
elle-même.
De tous les mouvements djihadistes, l'État isla-
mique est celui qui compte le plus grand nombre
de fans sur les réseaux sociaux. D'ailleurs, c'est
une de ses plus grandes ré ussites, un aveu de la
bouche de ses ennemis mêmes. Le témoignage
d'OmM du From al-Nosra n'est qu'un témoi-
gnage parmi tant d'autres.
Les plus ardents supporters de l'El su r les
réseaux sociaux gèrent avec différents pseudos
plusieurs comptes en plusieurs langues à la fois,
cela depuis les quatre coins de la planète. Un pro-
cédé qui pertnet d'amplifier la communication de

!53
État islnoniqut,l~ fa it accompli ùsactivisustt supporters du djihad

cene mouvance <ljibadiste à vocation intematio· avais des milliers dans mes contacts.. • Selon lui,
nali.o.;re. mois aussi d'avoir une. voire plusieurs, •le plus grand nombre d'entre eux, y compris
• roues de secours • au cas où une pLue-forme pour les anglophones, se trouve dons des pays
déciderait de fermer un compte. arabes comme la Libye, la Tunisie. la jordanie.
J'étais en contact régulier avec un de ces acti· l'Irak et la Syrie. Puis dans les pays du Golfe,
vistes anglophones du djihad qui m'a expliqué comme l'Arabie Saoudite et le Koweit•. En corn·
qu'il ne se consid~re pa.s du tout comme un paraisont les supponers occidenraux seraient
ftmbOJJ, mois comme • une personne avec de peu nombreux, exception faite des comptes actifs
forres conv·ictions .., un activiste réfléchi du dji- depuis les États-Unis. Ln langue orobe est <ou·
had. Moaouia uvuit préféré ne pas révéler la zone jours la mieux représentée, suivie de l'anglais. Les
géographique Oit il se trouve, aujourd'hui il est supporters arabophones seraient les mieux orga·
dans une prison asiatique pour •SOutien à une nisés, se coordonnant pour suscirer • le buzz)tl
organisation terrodste, avoir déclaré la guerre à créer et diffuser les hnshtugs (#) de façon simul-
l'État, activité illégale, conspiration et promotion tanée vü1. différents comptes.
de la haine •. Cela malgré l'absence de contact Cette volonté de créer le buzz sur les réseaux
physique avec l'El. Moaouia était actif sur les sociaux m1a été ultérieurement confirmée par
réseaux soclaux en anglais et en a_rabe depujs al.chami. n m'avait bien p!Uisé ·qu'ils ess.~yaient
plusieurs années, dès les premières heures de la d'incruster leurs vidéos sur les hashtags forts,
rébellion syrienne et bien avam la création de cooeernam un match de foot inremation:ù par
I'EIII.... Mais ce n·esr pas pour autant qu'il éra.it exemple, ou sur n'importe quel hashtog tmrdi11f1,
un • recruteur • de l'El et que la fermeture de son peu importe la langue. En meme temps. on cher-
compte est· un coup dur pour les djihadistes•. chait à rendre un de nos ha.•htags • trending •
avant d'y incruster une vidéo ou un oudio. d'où
les longues attentes entre l'annonce d'une vidéo
Le • buzz • <ljihndiste ou d'un communiqué audio du calife, donc très
rare et attendu, et la diffusion. Par contre, mëme
Moaouin m'avait affinné : • Il est presque si le rôle des activistes ou des supporters sur les
itnpnssible de définir le nombre exact de suppor- réseaux sociaux est primordial, pour oous il était
ters ou d'activistes sur les réseaux sociaux, j'en tout de même accessoi re•.

154 !55
État islamique, le fait tu:cQinpli

Les supporters actifs sur les réseaux sociaux


accomplissent u.ue tâche considérable dans l'ef·
fort de diffusion des idées et des informations
qui émanent des canaux officiels de I'EIIL.
C'est également grâce à eux que les vidéos sont 13
maintenues sur les réseaux sociaux, malgré les
tentatives de censure. Selon Moaouia, ·-l'El a La terreur, fin ou moyen?
prouvé depuis longtemps qu'il a une stratégie
innovatrice et efficace sur les réseaux sociaux,
mais cela aurait été sans effets réels si J'ET ne
bénéficiait pas d'un soutien considérable dans le La violence1 ou plus précisément sa mise e n
monde réel•. L'El avait même créé en avril der- scène, ou celle du châtiment moral et physique,
nier une application • L'aube des victoires• (Faj r n'a pas commencé avec l'État islamique (El).
al-Bachair), devenam le premier groupe djiha· Ces pratiques sont aussi vieilles que les pre·
diste à mettre en ligne une application ... depuis m_ières constructions sociétales de J'homme, mais
supprimée par Google. Une autre application demeurent présemes er acceptées à différents
pour téléphone And roïd ex.iste a\\iourd'hui. degrés sur une bonne partie du globe. Elles
peuvent être étatiques, les exemples les plus par·
lants étant ceux de l'Arabie Saoudite et de l'Iran,
o u criminelles, comme les décapitations prati·
quées par cercajns carte ls de. la drogue mexicains.
Aujourd'hui absentes des sociétés occidentales,
il faut se souvenir qu'au n ... siècle encore elles
étaient adoptées outre-met· par les puissances
coloniales. Pourtant, ce message de terreur était
alors considéré comme .. efficace"" face au sou·
lèvement armé de populations autochtones.
Cependant, ces pratiques, même utilisées par les
propagandes pour galvaniser ou pour dénoncer,

157
État islamique, lt fait accompli La terreur, fin ou mO.IJC''?

n'avaient pas le retent-issement médlatique que et moyens qui lui permettent de se passer des
l'on constate de nos jours et, par conséquent, ne canaux médiatiques classiques tels que la radio,
touchaient que les protagonistes ou les popula- la télévision ou la presse écrite.
tions directement concernées. Et si on se L'El a commencé très tôt à produire des vidéos
concentre sur les vidéos de propagande <ljiha· qui dénorent avec l'image clas.c;ique que l'on pou·
diste, on remarque que les décapitations prises vair se faire de la propagande djihadiste. Au-delà
en photo ou filmées ne sont pas une nouveauté des images de camps d'entrainement e t des appels
non plus. L'une des plus •emblématiques• de au djihad réalisés à l'aide d'une caméra fixe, il
notre siècle fut celle du ressortissant américain s'est donné les moyens nécessaires pour suivre
Nicholas Berg en 2004 par Abou Moussab al-Zar- les combats au plus près. Notamment en lnstal·
qaoui cité plus haut (p. 42). lant des caméras go-pro au bout des kalachnikovs
Cette propagande se nourrit des images met· ou des RPG-7, ou en faisant appel à des · docu·
tant en scène des pratiques des armées coloniales mentaristes" qui ne se contentent pas de suivre
européennes au début du xx~ sièc1e el ceUes des les combattants mais les accompagnent en pre·
prisons d'Abou Gbraib er de Guantanamo au mière ligne. J'ai eu l'occasion d'interviewer plu·
début de notre siècle. sieurs de ces derniers depuis le début du conflit
syrien. Nombte d'entre eux, tel ai-Cbami, ont
commencé comme activistes avec des moyens
Un •bond en avant• petsonnels mis à la disposition de la •cause•,
dans la propagande djihadiste avant de basculer dans la couvenure des actions
militaires.
L'État islamique innove dans la production par Si la violence des combats n'a rien d'inhabituel
la scénarisation et la réalisation d 1une partie de et que les mises en scène à la gloire ou à l'avan~
ses vidéos. Différents • publics • sont visés, et tage du combattant n'ont rien de nouveau, voire
chaque vidéo de propagande cherche à toucher font partie de l'apanage de toute force armée ou
un ou plusieurs d'entre eux. À la différence des de toute milice, c'est dans la mise en scène scéna·
procédés ou .;façons de faire• d'autre groupes risée de la violence à outrance que l'El s'est
<ljihadistes avant lui, l'El soigne sa communi- démarqué du reste des factions djihadistes. n esl
cation ct son message en usant ses propres relais en effet Je seul à avoir industrialisé la producrion

158 159
État islamiqu<>, ù: fait tlCCQmpl.i La terreur,fiu ou moyen?

et promu la diffusion massive des productions Internet avee le magazine en ligne Inspire' , avant
cljihadistes. cela alors qu'AI-Q;üda se désolidarise d'être neutralisé par une frappe de drone améri-
officiellement de teUes démons1r11tions. cain le 30 septembre W Il - son fils de sei•.e ons
Pourtant~ cene violence •en boire• avec son sera tué de la même manière le 1S octobre sui-
SlDT}J·ulli"'J bien ficelé, semble coller à norre temps. vant. Mais aussi à ·Aazam l'Américain•, qui avait
les djihodistes des cinq continents som les supervisé la production d'As.&hab, le bras média-
enfants de ce siècle mondialiste et mondialisé. tique d' AI-Q;üda, avant d'ttre tué par un drone
La plupart d'entre eu.x ont regardé les mêmes américain au Pakistan en 20tS. Aujourd'hui,
séries télévi~cs, joué aux mêmes jeux vidéo, Palestiniens, Irakiens, Syriens et Occidentnux
suivi les mG mes guerres sur les chaînes d 'infos en opèrent dans les organes de communication de
continu, vécu les mêmes problèmes économiques l'El à différents niveaux, du théOtre des opéra-
et les mômes questions concernant la mutation
tions jusqu'au virtuel des réseaux sociaux.
globnle vers une mondialisMion unifo rmisant les
quotid iens. Ils sont issus de différents bacltgrounds
cul<urels et mettent leurs compétences au service
Une violence à dessein
du colifot qui attaque les modèles sociétaux occi-
destinée à des publies bien définis
dentaux ou m~me titre que les modèles tradi-
tionnels des sociétés orobes et islamiques. Cene
combinaison des savoirs entre toutes les compo- Depuis 2006, la production m&liatique de
santes humaines de l'El fait que la machine de l'Émt islamique en Irak, ancêtre de l'actuel cali-
communication et de propagande djihodiste du fat, avait commencé à se démarquer des produc-
groupe est dt facro des plus redoumbles. On est tions classiques à travers la scénorisation des
loin des djihodistes d'AI-Qaida forcés de com- contenus. Cela grâce aux comp<!tences de cljiha-
muniquer depuis leurs grottes ou leurs déserts. distes venus des pays du Golfe ou des Territoires
Sans oublier qu 'b cette époque, les Occidentaux palestiniens et qui ont rejoint le cljihad en
avaient fait lo différence en termes de communi- Irak dès 2003. Sans raconter l'évolution de la
cation. je pense, il titre d 'exemple, à l'Américain
1. J'u.Î été rnoi·mèmc: <:ité d11ns Je numciro du 24 d«embrt:
Anwar al-Awloqi, d'AQPA, principal inspirateur 20 14 uu mëme titre qut: ,Tnmef Corney. dircott\lt du 1"81. et
d'un nouvellu mode de communication via Ollhric.l Wc:imann, ptoftsSeur i l"univfflil" de Hu'lfu (l~rnCll).

160 t6 1
État islamique, le fait aCCI)mpli La terrtur,ji'' 011 mJJyen?

communication d'si-Furqan et de ses déclinaisons, de différentes nationalités, réunis sous la ban-


on va se concenrrer sur des producdons reprb nière du califat. L'autre aspect de cette image
sen ta rives des nouveaux aspecrs de lu violence. est celui de la menace que représenteraient ces
L'une d 'elles met en scène l'extcution d'offi- djihadistes pour leurs pays d'origine. Nous sont
ciers uvinte urs et de soldats syrie ns cupturés à donc présentés des hommes de diverses prove-
l'aéroport mWtaire de Tabqa. mie a é té diffusée nances, tous aguerris et prê ts ô égorger ou qom
à ln nti-a<:tobre 2014 sous le tiue. N'e u dé plaise de leur groupe. Mais cclo ne s'arrête pas là. A la
nux mécréants,., C'était la première mise en fin de la vidéo, le Britannique • Djibadi john •,
scène de plusieurs égorgements simultnnés. Une qui mène le cérémonial, apparaît te nam la tète
vidéo où l'on • pu identifier Maxime Houchard, d'un o1age américain. UJ aussi le message est
un conveni originaire de Normandie, et d'où est double : d'une part l'El met les soldats et les
panie la polémique, ici en France, autour de la aviateurs du régime syrien au même niveau
présence d'un auue de nos compatriotes, Mickaêl qu'un ressortissant occidental (il s'agit de Peter
Dos Santos. Nous étions quelques-uns A:tffirmer Kassig, cité p. 131) pour dire que Washington et
que ce ne pouvait èrre lui. Un de nos arguments Damas a ppartiennent au même camp; d'autre
était en rapport avec le messnge - celui-ci est pan, il marque le début de la bataille de Dabiq,
généralement contenu dans Pimoge et nor• dans lieu du tournage, qui, dans un hadith apocalyp-
le commentaire - que souhaitai t vé hicule r l'El tique, est présentée comme le dernier combat
dans cette production d'al-Purqan : représenter entre les années romaines, donc occidentales. el
les différcnres nations ou origines présentes musulmanes.
dans les rangs de l'El par un de leurs ressortis- En renvoyant dos à dos Occidentaux ct mili-
sants. Il n'y avait donc aucune raison pour que la taires du régime syrien, l'El endosse l'habit du
France soit representée par plus d'un djihadiste. vengeur aux yeux des musulmans sunnites en
Le message le plus visible à l'image resre cehti général, mais sunout des populations sunnites
d'une vengeance brutale et sanguinaire par une syriennes et irakiennes, qui con.stitucnt soo pre.
sorte d'internationale dji.hndiste. l.'El se veut en rnier vivier populaire. Le but est similaire quand
effet internationaliste en application des pré· ses hommes exposent les têtes des officiers et
cepres d'un islam qui transcende races et ori· solduts syriens sur une pince publique de Raqqa.
gines, d 'où la mise en scène avec des tljihadistes Une perception qui se renforce de jour en jour vu

162 163
État islamique, le fait accompli La terreur, fln ou m<Jytn ?

les allionces de plus en plus hétéroclites qui sc ser son demi-fils lors de J'exécution d'un homme
nouent en Irak comme en Syrie. Car même si ces qualifié d'• espion du Mossad •, l'El nous renvoie
alliances sont porfois ponctuelles et opportunistes, à toute l'affaire sans mëme que celle-ci soit men-
elles sont présentées par l'El, et donc perçues tionnée. Et lui redonne roure sn dimension liée
comme une cooséqueoce logique au retour du au coollit israélo-palestinien.
califat ~t6 por les puissances occidentales et Nombreux sont ceux qui pensent que la com-
leurs régimes Vnssi~ux de ]a région, tous prêts munication de l'El est destin~e h impressionner
à mettre leurs différends de côté pour le com· les Occidentaux tour en cherchant h les attirer
battre. Ln réalité est bien entendu beaucoup plus dans ses rangs. Pourtant, 86 productions scéno·
complexe, mais lu perception est primordiale risées avec une violence sans précédent visem
pour ln propat(Ainde djihndiste à tous les niveaux. d'abord les populations locoles. Ainsi, un pilote
Comme l'cxpliqunit Carl von Clauzewitz dans de F16 jordanien, capturé après que son avion
De la ouerre, il y a lu victoire et la pe rception fu t obottu, a été brûlé vif, et enseveli sous les
d'une victoire; il y a la réalité et la perception de décombres d'un quartier de Raqqn bombardé par
cerre même réalit.é. la coalition à laquelle son pays appartient • en
L'El a également diffusé plusieurs vidéos d'exé· application de la loi du talion •. Cette mise à mort
eutions perpétrées por des enfants. Pourquoi des spectaculaire fait suite à une sorre do micro~trot·
enfants? Parce qu'il présente IIÎ1lSi au monde une toir réalisé dans différentes provinces de l'El,
nouvelle génération de djihadistes, encore plus dans lequel il était demandé aux habitants et aux
déterminés que leurs aînés. Il dit que la relève est combattants quelle sentence ils souhaitaient pour
prête, cene •génération qui va conquérir l'A~da· le pilote. Le message est clair : l'El ruppelle
/mm ou l'Andolousie (l'Espagne( et Rome•, qu'une qu'avec peu de moyens il est porvenu à descendre
soci~té combattante est en formation. Mais en un Fl6. 0 y voit une intervention divine qui lui
faisant exécuter ces • espions de puissances enne- donne un droit de vie et de mort sur le pilote
mies• par des enfants, il s'agjt aussi d'humilier tombé entre ses mains. De même, des •ll$enrs•
l'ennemi. Là encore le message est dans l'image sunnites de Bagdad et de lu coalition ont été tués
et non dans le commentaire. Et quand, à la date tJUi por noyade dans une cage, qui enfermés dans
anniversaire de so premil:re attaque du 11 mars, une voiture, qlÛ pulvérisés par une roquette
on voit un proche de Mohammed Merah supervi· RPG·7, qui décapités à I'CXIllosif. Sa manière

164 165
État islamit/IIC, lcfa.ir.acœmpU La rerreu.r,fin ou m.()ytn?

de • venger les victimes civiles des frappes de la L'absence de violence également


coalition •. Puis. dans une autre production, des au service de la propagande
miliciens chiites sont bnllés vifs, suspendus à
quelques cenrimèrres du sol. U encore il s'agir de Même si d'autres groupes djihadisres onr déjà
vengeance, les mêmes agissements ayant tté corn· mis en avant les aspectS dogmoriques. civils et
mis par d'outres miliciens chütes à l'égard de sociémux de leur suucrure, et là je pense uès
combattants sunnites. précisément à des groupes ennemis de l'El
l..es égorgements d'otages occidentaux, ou japo- comme le Hamas palestinien ou le HezboUah
nais, sont certes destinés aux décideurs poli· libanais, jamais un tel effon n'a été entrepris, et
tiques. mois ils s'adressent avant tout à l'opinion de manière si explicite. à desrinorion du public
publique des pnys démocratiques. U ne opinion occidental. L'Ela mis cer aspect de Sll propagnnde
qu i a son mot t\ dire dnrts les urnes er donc sur la dans ln bouche d'un représenrunt de son ennemi,
décision d'envoyer des soldatli au soL li fo ur john Candie, un journaliste brirnnnique qu'il
cependom noter que. pour la propagande de l'El, détienr en otage. l..a captivité et le stotur de
une décision interventionniste de l'Occident Candie om évolué sous nos yeux en images.
comme une d6cision de retrait sont toutes deux CcUes-ei l'ont montré vecu d'une combinaison
bénéfiques : dons le premier cas les djihadistes orange et enfermé, puis en habit civil et condui·
auraient réussi A ottirer les armées occidentales sant une moto de la police islamique dans les rues
au sol, une st:rorégie classique; dans le second, la de Mossoul Dans une premi~re série de sept
dissuasion aumir marché. vidéos, Candie a exposé l'idéologie de l'El et
N'oublions pas ici la violence des semences essayé de déconstruire la politique étrangère occi·
de ·droit commun•. comme le voleur qui se voit dentale, américaine en particulier. Ses arguments
couper une moin ou l'homosexuel qui esr jeré n'étaient pas appuyés sur les diatribes bobirueUes,
depuis un roit ou l'odulrèrc lapidé. Une violence ils ne comprenaient aucune r6ftrence religieuse,
au service du nouvel ordre érabli suivant les pré- aucune violence. Sept épisodes qu.i s'adressaient
ceptes les plus rigoristes de l'islam. ou public occidenœl, li ln ménag~re de moins de
4uorante ans, aux électeurs ... Une seconde série
u mis en scène Candie en civil dans les rues de
Kohnné, d'Alep et de Mossoul. avec le mème ftl

166 167
Buu islantiqiU', /t'fair aa:cmpli La terreur, fin 014 nJ()Jjtm?

conducteur : déconstruire les idées reçues et les africain a été sommé de répondre à une sorte de
monrog.,. médiatiques dénigrant 1'"1. Le torres· cahier des charges pour que l"allégeance souhaitée
pondant brit=nique a méme écrit de.<; articles par Aboubokr Chikh.roui soir acceptée par Abou
dons le rnag:>.zine anglophone de l'El, Dabiq. Bakr al-&gbdadi. Une des •clauses• concernait
l'amélioration et le quadri llage de l'effort média·
tique du groupe pour qu "il concorde avec celui de
Les médias ont-ils une responsnbilité l'El. L'acceptation de cene clnust est très visible
dans Jo. propagation de cette violence ? dans les productions récentes de Boko Haram et
dans leur mode de diffusion sur les réseaux
Cene question se pose tous les jours, mais est· sociaux, ourrepsssamle canal habituel de l'AFP.
elle toujours pertinente? Déjà, il faut redéfinir Par ces pratiques, les groupes djihadisres
•le~ médisa•. On est loin de l'époque de la seule contrôlent leur communication et ne sont pas à
presse écrite, de la radio ou même du monopole de la merd des médias main strtam. L'époque où
l'information par les journaux te1évisés. Combien ben Laden, inspirateur et fondateur à beaucoup
sommes-nous aujourd'hui à attendre le journal d'égard du djihad moderne. devait passer par
de 20 heures pour nous in former? Cette réalité Aljazeera ou n'importe quel autre organe média·
a été étudiée et intégrée par différents groupes tique pour diffuser sa parole est bel et bien révo·
cijihodistcs. Leurs communicants som les enfants lue.
de notre siècle numérique. Désormais, rares sonr Aujourd'hui, que ce soit pour les différentes
ceux qui passent par les agences de presse ou branches d'Al-Qaïda, qui ont adopté un mode de
les médias ttaditionnels pour diffuser un commu· diffusion décentralisé, ou pour l'État islamique)
niqué ou une revendication. Un des derniers la communication n'a plus besoin des médias tra·
exemples en date est celui dejamaat Ab! al.Sunna ditionnels. D'où la rareté des interlocuteurs des
ai-Tawhid Wal:)ibad (Boko Haram) avant son djihadisres dans le monde de la recherche ou du
allégeance en bonne er due forme à l'Étal isla· journalisme. Ce qui ôte toute responsabilité en
mique. Ayont suivi les phases de rapprochement termes de propagation du message brut. Une
entre les deux groupes de très près. j'ai pu eonsta· vidéo de l'El ou d'AI-Qnïda fait des milliers de
ter, grâce notamment à une source qui n œuvré fuis le tour du monde avant de faire l'obj et d'un
à ce rapprochement, que le groupe djihodiste sujet d'un jouxnal télévisé. En revanche, la

168 169
trm islamÙfuc, ltfairaccompli

vérification, l'explication el la décortication du


contenu de 1outes les productions djihadistes
sont au cœur d'un travail journalistique qui a
l'ambition de donner des éléments de compré-
hension objectifs pour qu'en fin de compte le lee·
teur ou l'auditeur sc (;asse sa propre idée du sujet.

CONCLUSION

Le projet de cet État islamique, aussi perturbant


soit~il ,
est révolutionnaire don~ ses e&spirntions,
comme dans la faço n dont il so définit dons noire
monde acruel et contre toul ordre établi. li faut
rappeler que le wahhabisme, pensée dé,•cloppée
par Mohammed ben Abdelwohhob, prédicateur
et théologien du xvur siècle, é1ah lui aussi une
réponse aux mouvements qui on1 tenté de
·réformer l'islam•, il y a plus de rroissièeles bien
a vont de devenir l'inspirateur du cljibod moderne.
Donc une sorte de contre-révolution pour un
retour aux sources de la reli~on pure des ori-
gines. • Libérés même des croyances coutuntières
de nos parents, on veut bâtir notre État, restnu·
rer le califat et rend re à J'islom sn gloire .., me dit
un jour un <ljihadiste frnnçnis imprégné de l'imngi·
naire d'un islam glorieux, libre ct conquérant, loin

171
État islamique, ft fait accompli Conclusw•

de l'idée d'obscurantisme et de retour au Moyen nistes maîtrisaient l'idéologie morxiste·léniniste?


Àge que l'on oppose à l'État islamique. Un homme peut êtte emporté par une idée qui le
À travers cet ouvrage, j'ai souhaité donner d~asse sans la maitriser dans le détail. Les djiha·
quelques clefs aux lecteurs. Mais les pistes de distes de l'El eux·mêmes disent que •le djihad
réflexion sont nombreuses, et certaines questions actuel est un djihad de masse•, en opposition au
doivent être soulevées dans le débat public. Si les cylhod d'élite prôné par leu t's prédécesseurs d'Al-
djihodistes ne sont pas musulmuns. comme l'ilfl'ir· Qu'id". Nier Jo dimension religieuse du phéno·
ment ocrto.ins, pourquoi chercher les répons.:-s mène djihadiste, c'est nier l'essence même de ce
dons un islam de France, ou en formant des qui motive des hommes et des femmes de dilfé·
imams répubticoins? Est-ce que les croisés. qui ont rentes nationalités et origines Afranchir le pas du
tué d'outres chrétiens, qui ont ossitgé des villes djihad.
chretiennes. failla guel'(e et massacre au nom de Bien sûr que les facteurs sociaux et/ou cultu·
Dieu ttaient chrétiens? Oui. Rept6sentaient·ils reis jouent un rôle dans cet engagement, mais
pour autant la communauté chré-tienne tout n'est-ce pas toujours une combinaison de fac-
entière? Non. Est.œ que les conquistDdors, qui teurs qui poussent à des choix pouvant mettre sa
ont décimé les peuples abori,gènes d'Amérique propre vie en péril? Qu'est·ce qui a réuni dans
lati ne, représentaient le message de pnix et de les rangs de l'El un Normand, un jeune d'une
pi1rdon chrétien? Pourtant, personne ne s'est cité de J'agglomération porisienne, un auu·e de
aventuré à dire qu'ils n'étaient pa.s chrétiens. Nice, uvee un Chilien, un Ouzbek, un Américain
Alors pourquoi se précipiter pour affirmer que les ct un Syrien. si ce n'est 1o foi. une espérance?
djihadistes de l'État isi3D1ique ne sont pas musul· Le religieux reste le moteur de l'hlstoire
mans. tout en réclamant aux musulmans de s'en h.umaine. Même si, en Fronce, beaucoup, de
dédouaner? Et pourquoi ces mêmes musulmans gauche comme de droite, s'évenuem à nier cette
se pr~tent·ils à œt exercice alors qu'ils ne sont réalité qui a forgé et forge les sociétés humaines
pas responsables des agissements de quelques- de par le monde'. George Bush n'a·t·il pas quali-
uns. tout musulman soient·ils? fié sa guerre d'Irak de croisade? Le patriarche
Et à œux qui accusent les candidats ou djihad
d'ignorer l'i~lam 1 je pose cette question : Est·ce J. Ure: jea-n Bin1ba.um. Urt Jiftl'ltt ''~"llJJitltX : fa tpdt/ûtt tfM
que tous ceux qui ont rejoint les brig.adcs oommu- r{jlhûd•'.tmt, Seuil. it0J6.

172 173
tuu islamiq11t, le fair am>mpli D.mcltMion

Kirill de Russie n'a-t-il pns béni les avions de musulman, dans un déeor gravé par des siècles
chasse russes tn$agés en Syrie? t.a cellule rran· d'une histoire conflictuelle entre sunnites et
çaise de renseigneme nts • Alla t• ne porte-t-elle chiites, entre Occident et Orient, entre clans
pas le nom d1une dées..~ arabe préistamique., un et e otre tribus, entre oppresseurs et opprimés. À
des cultes rontre lesquels s'est construit l'islam? l'écriture de ces lignes, l'État islamique est actif
A I·Lilt est même une des rares divinités cirées sur trois continents, PAsie, l'Afrique et l'Europe:
d•ns le Coran. Même dans un pays laïc, l'humain en Syrie, Irak, Lib3n, Turquie, Arabie Saoudite,
demeure habité par Je religieux. Yémen, Afghanistan, Pakistan. Indonésie, Phi·
Le djüwd global. qui se dessine et évolue depuis lippines. Bangladesh, Égypte, Libye, Algérie,
des décennies sous nos yeux, vise·t·il strictement Tunisie, Nigeria, Cameroun, Tchad, Somalie et
le mode de vie occidental tel qu'on nous l'as· Russie (Cauca..,). Il n aussi agi en Belgique et en
sène désormais des deux cOtés de l'Atlantique? France, avec des atrent.ots perpétrés majoritaire·
D'nil.leurs, peut-on affirmer qu'un mode de vie ntent par des citoyens européens. Pour des raison.s
occidental existe? En quoi résiderait-il'! Une • pratiques•, les exécutants sont d'anciens délî n-
soci~té capitaliste, consumériste? Défend-on tous quaots, les plus à même de rooduire ce genre
unanimement la même vision de la liberté de la d'anaque. Ce sont eux qui savent commen1 se
presse ou même de la démocratie? Est-ce celui du procurer des armes, trouver des points de chute
chanteur des Eagles or Oeoth Metal qui est pour et déjouer la vigilance des autorités. Et aussi loin
le port d'armes, vote Trump et penche vers la qu'aux États-Unis et en Australie, des attaques
piste complodste concernant les attentats de ont été menées au nom de l'El. Une réalité iné·
novembre 20 15? ~.:St-ce celui de Charlie HeiHlo, dite qu'il ne s'agit ptas d'excuser, mais qu'il est
a lors que les médias onglo-srucons ont refusé de indispensable d'a ppréhender, de con naître et de
diffuser la première une du journal satirique comprendre à un moment où l'analyse rorion·
aprù les attentats de janvier? nelle, quoique souvent absente, ne suffit plus. Il
Quand les djihadistes frappent les pays ocei· s'agit de çomprendre avee sa tête... mais aussi
dentaux ct tuent des civils. ce n'est pas unique- ovee ses tripes.
me~! contre un • mode de vie• qu'ils agissent,
mats aussi en réponse ô des politiques étrangères
récentes, qui s'articulent dans le monde arabo-

174
t\NNBXES

Ou...,.,. ben Laden : fondoltur d'AI-QJ'ida. Tué en


2011 au Pakistan f)3T \1 ne force d ïntr:rvention
américaine.
Ayman aJ-Zawahirl : émir d 'AI-Qaïda depuis ln
mort de ben Laden.
Abou Mou.ssab al·ZncJOOul : Ahmad Fadi.l Nazt.al
ai·Khalayleh, fondnteur d'AI·Qaïda en
Mésopo1amie (Irak), une des priJJcipoles compo-
santes de l'EH. Tué en 2006 en lt$.k par une force
d'intcr.•ention américajne.
Abou Bakr al·Baghdodi : émir de I'EJI. puis Elll.,
pui.• calife de l'El.
Nur aJ-Anssi : ancien de la iuerre d'Afghanistan,
émisorure d'Oussama ben Ladcn aux Philippines,
un des théologiens les plus influeuu d'AQPA cl
d'Al-Qaïda Mort frappé por un droue américain à
Al-Mukalla au Yémen en 2015.
Abou Mohammed al·Adna.ni : Syrien de la région
de llenicb ldleb, porte-pnrole de l'EL

111
État is/amiiJue,le fait accompli

Bachar ai·Assad : président de la Rtpublique arabe de quitter l'El pour rejoind"' l'Europe en wn que
syr~nne. de confession alaouite, une branche du rtfugié. TOI\ÎOUTS vivant.
chiisme. Abdel M~d al-<>utail!l : de nationalité saoudienne,
Nou.rl aJ~Ma.U.ki : attcien Premier ministre irakien, de son nom de guerre Karin al·Klach ou comp:r·
de confession chiite. gnon de La Ka1achnil<ov, Outnîbi étaJt utt des pre·
miers djihadistes de l'Ell b rejoindre la Syrie sous la
bannière du F ront al·Nosnl. Por la suite, il a eu de
P-rincipaux contacts elrés grandes respOnsabilités dons la région de Ghouta
dans les faubourgs de Damas. li était une des
Ibn ai·Rafidayn : le fils des deux neuves ll'ëuphrate figures de proue de l'El. Assassiné par une faction
et le Tigre) - l'actuel Irak ou la Mésopotamie - rebelle en 2015 dans la région de Ghouta..
éroilappelé le pays des deux lleu,·es en arabe. nest AI·Fahdaoui : membre du elan Boufahd, il finira par
un dei principaux personnages irakien.s de la rejoindre l'El en tant que çombattanL Toujours
machine médiatique de I'F.JI, pui• Elll.. puis El. viv-.nt.
Toujours vivanL Aulem. : Kurde syrien. com.mandant d~u.ne unité de
Omar : Syrien, chef d'une unité rebelle prodle du I'EIJL. puis de l'El. TO\Iiours vivant.
front al-:-.i'osra pujs membre du Front al-Nosra. il Al·Zou.ghbi : c<unmandnm saoudien de l'El.
aura un rôlo médiatique imporrant et as.surera un Toujours vivant
r61e d'occueil pour les djihadisres 6trongers qui Farü : djihadiste syrien de l'EH, puis activiste sur
nrrivnicnt en Syrie entre 2012 et 20J4. Toujours l nternet qui animera le s ite ni·Mttnata aJ- Bayd:~ i\
vi vont. l'origirle de la mtlchine mé.diati(tuc du Front al·
Abou AJj : commandant militaire d'une chambre Nosra du même nom. Oisporu.
conunune rebelle puis dans les rangs du Front al·
Nosro dans la région du Golan • la frontière d'ls·
ra~l. Tu6 dans des oombots conrre l'armte •yriennc A crou.ym.es et mots en IJ'Ibe récurrent5
couran1 2014.
Moha nad Gballab : Égyptien et communiquant· EU : État islamiq\10 en lrok (13 octobre 2006-9 avril
pone-porole en ebef d'AQPA avec les médias. 2013)
Dip16m~ en communication et m&tias. Tué à EDL : Élat islamique en Irak et au Levant (9 avril
Al-Muku.lla le 22 avrii201S. 2013·29 juin 2014)
AJ·Chamj : activiste syrien qui a rejoint les rangs de ID : État islamique (29juin 2014 à noojou.-.)
l'El, ct qui a eu des rtsponsttbilit.és médiatiques AQMJ ; AI-Qaïda au Maghreb is lomique
imJ)Ortantes dans Je.~ régions de l'Est syrien uvf.int AQl'A : AI·Qaïda danslotléninsule Arabique

178 179
Éta.t i.damiqu"' le fni< aCCQmpli

Le Fron t al-Nosra : Le Front du soutien laux habi·


tarlts du Cltnml, branche syriemte d'Al-Qai'd a.
AI-Qaïda : la base ldu djihad!.
Dawla : État. lislamiquel.
Al-Hayat : l.a vie, branche médiatique multilingue
de l'El.
j azrawi : originaire de la jaûra (La péni11su1e
Arabique!.
Ch ebab: lcojcuncs lmoucljahidinesl. Table
Zakat : t~aumône islamique obligatoire.
Cham Le Levant (Syrie, Liban, jordanie, Israël,
Palestine, Sinaï).
Sahwat : fOrces de l'éveil lsunnite] formées en 2007
en lrak :~v cc uoe aide massive américaine pour Carte................................. ..................................... . 7
contrer les djihadistes, certaines ractiom rebeUes Prtjace ~ Lrt icrn:ur ................................. ............... . 13
syriennes sont qualifiées de Sahwat par les djiha- Jn.rroductùm: Prlludedu djihad ............................ . 17
distes.
1. • Oaeoh • ou Ét.at islamique?............................. 21
2. L'Êt~t islamique : un .. électron libre·
autosuffisant...................................................... 27
Esl·t:t: que l'Arabit &o.~ulittsouticnt 1'61?.............. 28
.-L't>rgnnisati(m ttrtiJtiJte la plus riel•~ au. ml)rufe ~? 33
lA rctlistributù>n .................................................. 36
1.. 'El prqjc.ttt de frapper sa momud~.. ............ ...... .... :J9
Qudlr t.St la 1t4rure dt la rdarfon t11t.tt Al·Qafdrr tt
l'~tat l.sltoni4uc?................................................ 42
3. Le califat : adhésion ou rejet des chms
sunnites? ......................... ................................. 55
E.~Ht' qut: d tS tiat~.'l sunnicts ont l'Out alltgetmce â
l'État ûlAmi.que?.......... ........................... 61

181
État islamique, le fait accompli 'l'abit

U t1a11 •1-.fMt'. m--« •.ote ua,ni011 '* ttM riJk 13. La terreur. fin ou moyen? ................._.-........ 157
(If lnJit?............................................................... 64
Uw ·~Kif~ en at.-"0-JJt .. dmu Ill profXV14ttdedjibdisle •. 1S8
l. 'armpü da flllrt ClrowuJi-l4t tif~................... 66
• BilrtiUI dt.f rt'larimu publ~JU:S· ..
........................ 67 Unt violnu:t: Q dasn11 dt.Jtùtk .t dd publi.cs biat
dlfi•is .......................................................... 161
4. LA guerre conrre l'El n'a pas commencé avec 1/absrnc:t dt violence /IJilÛ'tJtn t Au strvU:r de la
le& frai>J)Cs dela coalition en septembre 2014 71 prt~pai)IJntlt. .............................................. 167
Lr.IJ!Yrmlrrs 4jiharlistes arrivent Cri surit............... 71 (,,.tf; mldiâs <mt·il.s U'lf rt~I}IJN,fflbiJitl tlant la
L.u uurrrr ~tt·apr(s 1\:i-Jad. pridpille pnr 8i'f/},ldadi 15 propanàtiondtceut viiJlcNu?................................ 168
'J''rol.tt:mnplatl~4jihad familial ..... ..................... 82
5. 1rak : ·I.e retour daw les vilks • .................... 89 Conclu.sio11................................................................ 171
Allnt:Xn .................................................................... l77
6. La ltnltégie militaire...................................... 95 Ptf'11111fiUI(JtS prutdptta:t ...- ..........- ......,..,_............. 177
L< "'ll'h'tk ·l'.,_.,.,..,.iJr;,wb ....... -.......... 98 /"nllCÎptntX aNClOttl titi:l................- ................._,_,, 178
LntJ/fodMIIooa$imstkt'EI ......................•.....•••••• 100 Atr'Oiif§m.tf tt rftOII til Mdt rhvrt11u ........ -............ 179
l..'fl/frruiw d,. Sal'MITa a la pri.srd~ MO'MOJ;I.......... 102
LIApnstMRamadi ..... ........................................ lOS
7. L'F.I est·il en guerre contre les Kurdes? ...... 109
f>ru.x tm?iru paliriqzus tmnsfirmw.licfl t{Ni :fot)IKJSt'fl 11 3
8. Syrie, Jrak : Ja sotunission ou l'exode
pour les chrériens d'Orient ............................. 11 7
9. Les re mmes yézidies réduites en eoclav1110....... 125
10. La dimension apocalyptique de l'El............... 129
Il. • La moitié du cljihad····························-··· 133
·••aMW/.nanf'tt:SMJIUI.t:SiftDU• ............................ 136
.. Cnt.t qMi rtjoipnu kdjihad._ • .......................... 141
.. 811 Occidrnr. mr.u pt"1JStS qwt: œ JUill df:., R~t.ropltru... .. 143
12. Les acriviMes et s upporters du djihad............ 153
L,r ·hu:: • tl;ihadistt: ........... ................................. 154

182

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