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Dossier / Mise au point Arch Mal Coeur Vaiss Prat 2020;2020:2–8

Anticoagulants oraux directs dans


la maladie thromboembolique
veineuse associée aux cancers
Direct oral anticoagulants in cancer associated J. Monsuez

thrombosis

J.-J. Monsuez a a
Service de cardiologie, hôpitaux universitaires de
S. Le Jeune b Paris Seine-Saint-Denis, hôpital René-Muret, 52,
avenue du Docteur-Schaeffner, 93270 Sevran, France
b
Service de médecine interne, hôpital Avicenne,
hôpitaux universitaires de Paris Seine-Saint-Denis,
avenue du 14-Juillet, 93140 Bondy, France

Disponible en ligne sur ScienceDirect le 25 avril


2020

a survenue d'une thrombose veineuse Les cellules tumorales ont un effet procoagu-
L profonde (TVP) ou d'une embolie pulmo-
naire (EP) complique l'évolution d'environ
lant direct par sécrétion de facteur tissulaire
(FT) et libération de microparticules porte-
15 % des malades atteints de cancers, ce uses de ce FT, ainsi que de protéases. Elles
qui correspond à une incidence 6,5 fois supé- ont aussi un effet indirect, activant à leur
rieure à celle de sujets qui en sont indemnes contact leucocytes, cellules endothéliales
(1 à 2 pour 1000). La mortalité de ces acci- et plaquettes. Dans nombre de tumeurs,
dents thromboemboliques est également l'activation de la coagulation est initiée par
6 fois supérieure chez les cancéreux et ils la libération de FT à partir de ces microparti-
occupent de ce fait la seconde place des cules provenant de leucocytes activés sous
évolutions fatales, après la progression de la forme d'un réseau extracellulaire de chro-
la maladie elle-même [1–3]. Ces thromboses matine décondensée contenant des frag-
surviennent avec prédilection au cours des ments d'ADN et des protéines granuleuses,
cancers les plus agressifs et aux stades les neutrophil extracellular traps, ou NETs.
métastatiques. Les récidives et les complica- Ces NETs sont un site de fixation préférentiel
tions hémorragiques du traitement sont aussi des plaquettes. C'est à leur contact qu'on
beaucoup plus fréquentes dans cette situ- retrouve les plus grandes quantités de fac-
ation, survenant chez 25 % des malades, teur von Willebrand (vWF) et que débute
mais différent en fonction du type de cancer l'activation plaquettaire. Le vWF, le fibrino-
[1–3]. gène et la fibronectine se fixent sur les NETs
en raison de leur affinité pour l'ADN et les
Un accident thromboembolique chez histones. La cascade de la coagulation est
15 % des patients atteints de cancer. également activée par l'ADN et les histones
au contact de ces NETs (stimulation du fac-
Le traitement curatif et préventif des compli- teur XII, activation du facteur Xa) [4].
cations thromboemboliques au cours des can- Plusieurs facteurs non spécifiques majorent le
cers a beaucoup évolué au cours des risque de thrombose chez ces malades, l'âge,
dernières années, notamment avec l'emploi les comorbidités (anémie, insuffisance rénale,
des anticoagulants oraux directs (AOD). alitement, infection, fièvre, inflammation notam-
Auteur correspondant :
ment), la nature de la tumeur ou de l'hémopa-
J.-J. Monsuez,
thie (localisation, stade, histologie, délai au
service de cardiologie, hôpitaux
MÉCANISMES DE LA THROMBOSE diagnostic), mais aussi le traitement (chirurgie,
universitaires de Paris Seine-
AU COURS DES CANCERS chimiothérapie, radiothérapie, dispositifs de Saint-Denis, hôpital René-Muret,
perfusion intravasculaires, cathéters, érythro- 52, avenue du Docteur-Schaeffner,
Le risque thromboembolique accru associé poïétine, thérapies ciblées [bévacizumab en 93270 Sevran, France.
aux cancers est lié à plusieurs mécanismes. particulier]). Adresse e-mail :
jean-jacques.monsuez@aphp.fr

https://doi.org/10.1016/j.amcp.2020.03.001
© 2020 Publié par Elsevier Masson SAS.
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Anticoagulants oraux directs dans la maladie thromboembolique
veineuse associée aux cancers
Dossier / Mise au point

de plusieurs autres essais comptant des patients en moindre


FACTEURS ET SCORE DE RISQUE nombre. Dans la première, l'étude CLOT (portant sur
La fréquence des accidents thromboemboliques chez les 676 patients), l'administration de dalteparine 200 UI/kg une
patients pris en charge pour un cancer, atteignant 6 à 8 % fois par jour pendant 1 mois, puis 150 UI/kg/j pendant 5 mois
dans la première année de traitement, a fait envisager leur versus warfarine (INR cible entre 2 et 3) réduisait de 52 % les
prophylaxie en stratifiant leur risque de survenue en fonction récidives thromboemboliques par rapport aux AVK, sans majo-
du type et du stade de cancer, de leur traitement (chirurgie, ration du risque hémorragique [7]. La seconde, l'étude Compa-
chimiothérapie), ainsi que des caractéristiques des malades et rison of Acute Treatments in Cancer Haemostasis (CATCH) a
de leurs comorbidités. Ce risque a été quantifié dès 2008 par le inclus 1035 malades atteints de thrombose veineuse profonde
score de Khorana pour les malades ambulatoires sous chimio- ou d'embolie pulmonaire au cours d'une pathologie cancé-
thérapie systémique, qui le grade de façon croissante de 1 à 6 reuse, à l'exclusion de malades à pronostic réservé dans
(Tableau I) [5]. les 6 mois. La randomisation du traitement était faite entre
Un score total de 0 classifie le malade à faible risque, de 1 à 2 à tinzaparine 175 UI/kg une fois par jour pendant 6 mois et
risque intermédiaire et de 3 ou plus, à risque d'accident throm- warfarine (INR cible de 2 à 3) pendant 6 mois (sauf les 5 pre-
boembolique veineux élevé [5]. Les malades ayant une tumeur miers jours sous tinzaparine 175 UI/kg/j). Le critère primaire de
solide et un score supérieur ou égal à 2 ont ainsi une proba- jugement est un composite de récidive de thrombose veineuse
bilité de 9,6 % de faire un accident thromboembolique veineux profonde symptomatique, d'embolie pulmonaire fatale ou non,
dans les 6 premiers mois de leur chimiothérapie. Ce score a de thrombose veineuse de découverte fortuite. Les critères de
largement été adopté et utilisé dans de très nombreux essais sécurité étaient la survenue d'hémorragie majeure ou non
cliniques. Une méta-analyse récente de 55 cohortes portant majeure, et la mortalité globale. Si l'on s'en tient à la lecture
sur 34 555 malades a permis de tester sa fiabilité à 6 mois chez des résultats en fonction du critère primaire, on doit retenir qu'il
27 849 d'entre eux, dont 19 % classés en début de traitement n'y a pas d'avantage à la prescription de tinzaparine par
en score 0, 64 % en score 1–2, et 17 % en score supérieur ou rapport à la warfarine, tant en matière de récidive thromboem-
égal à 3. L'incidence d'accident thromboembolique veineux bolique qu'en mortalité (Tableau II) [8]. On doit cependant
dans les 6 mois est de 5 % pour les premiers, classés risque aussi noter plusieurs points. Les récidives thromboemboliques
faible, de 6,6 % pour ceux à risque intermédiaire et de 11 % sont peu nombreuses sous traitement, quelle que soit sa
pour ceux à score supérieur ou égal à 3 [6]. nature. La mortalité par embolie pulmonaire aussi bien que
La prophylaxie de la maladie thromboembolique veineuse la mortalité totale sont strictement identiques dans les deux
s'est étendue en fonction de ces critères au-delà des indica- groupes. Seules les récidives symptomatiques de thrombose
tions initiales (principalement postopératoires) aux hospitali- veineuse profonde et les hémorragies non majeures sont plus
sés pour autres causes, voire aux malades ambulatoires fréquentes. Ce qui, d'un point de vue pratique peut se résumer
à risque thromboembolique très élevé. par le fait que la tinzaparine fait un peu mieux que la warfarine,
mais sur des points mineurs cependant, que sont le caractère
symptomatique de la thrombose, et les hémorragies non sévè-
res. Une méta-analyse des études HBPM versus AVK publiée
en 2015 apportent les mêmes conclusions en soulignant une
HÉPARINES DE BAS-POIDS MOLÉCULAIRE réduction significative de 40 % des récidives thromboemboli-
Traitement curatif ques sous HBPM versus AVK (RR = 0,60, IC95 % : 0,45–0,79,
p < 0,001) sans différence concernant le risque d'hémorragie
Pendant de nombreuses années, avant les preuves apportées majeure entre les deux thérapeutiques (RR = 1,07, IC95 % :
récemment par les AOD, le traitement de la maladie throm- 0,66–1,73, p = 0,8).
boembolique veineuse chez les patients ayant un cancer actif En aval de ces deux études, les recommandations établies en
avait fait l'objet de plusieurs recommandations privilégiant le 2016 préconisaient l'initiation du traitement jusqu'au 3e mois
recours aux héparines de bas-poids moléculaire (HBPM) plu- par une HBPM, préférentiellement aux AVK, et la poursuite
tôt qu'aux antivitamines K. Cette approche dérivait essentiel- après le 3e mois par une HBPM, un AVK ou un AOD selon les
lement de deux études cliniques à grande échelle, complétées situations particulières à chaque malade. Les AOD en pre-
mière intention ne s'envisageaient que dans un cadre limité de
cancers stabilisés et sans traitement systémique en cours [9].
Tableau I. Score de Khorana (risque de MTEV chez les
patients cancéreux ambulatoires sous chimiothérapie
systémique). Traitement préventif
Type de cancer La survenue d'une TVP ou d'une EP complique fréquemment
Très haut risque (estomac, pancréas) 2 l'évolution des malades recevant une chimiothérapie antican-
céreuse. Une étude rétrospective menée chez 27 479 patients
Risque élevé (cancer bronchopulmonaire, lymphome, 1 a chiffré ce risque à 7,3 % à 3,5 mois et 13,5 % à 12 mois. Le
cancer gynécologique, vésicule, testicule) risque est plus élevé chez les malades atteints de cancer du
NFS pré-chimiothérapie avec pancréas ou de l'estomac ou en présence de cofacteurs tels
Plaquettes  350 000/mm3 1 qu'immobilisation, antécédent thromboembolique, thrombo-
Hémoglobine < 10 g/100 mL 1 philie, traitement hormonal ou anti-angiogénique [10]. L'indi-
cation d'un traitement préventif systématique de la thrombose
Leucocytes > 10 000/mm3 1
veineuse chez les malades cancéreux n'est cependant pas
Indice de masse corporelle  35 kg/m2 1 retenue avant 2019 en dehors de contexte spécifique (post-
opératoire, myélome sous traitement immunomodulateur,

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Dossier / Mise au point J-J Monsuez, S. Le Jeune

Tableau II. Étude CATCH, tinzaparine versus warfarine dans le traitement de la maladie thromboembolique veineuse
chez 900 malades atteints de cancer (d'après [8]).
Tinzaparine Warfarine HR p
Patients 449 451
(n)
Âge 59,7 ans 58,8 ans
Récidive thromboembolique 31 45 0,65 0,07
n (%) (6,9 %) (10 %)
Thrombose veineuse symptomatique 12 24 0,48 0,04
n (%) (2,7 %) (5,3 %)
Embolie pulmonaire fatale 17 17 0,96 0,89
n (%) (3,8 %) (3,8 %)
Saignement majeur 12 11 NS
n (%) (2,7 %) (2,4 %)
Saignement non majeur cliniquement significatif 49 69 0,58 0,004
n (%) (10,9 %) (15,3 %)
Mortalité toute cause 150 138 NS
n (33,4 %) (30,6 %)

cancer du pancréas notamment). Néanmoins, compte tenu du soit métastasé, soit avancé. L'étude a inclus 3212 malades.
risque et de la fréquence de ces complications thromboembo- Après 3,5 mois, le nombre d'accidents thromboemboliques
liques, deux principales études ont évalué l'intérêt éventuel de veineux et la mortalité qui leur est liée sont réduits par la
la thrombo-prophylaxie prolongée par héparine de bas-poids semuloparine. Le traitement préventif augmente le risque de
moléculaire (HBPM) chez les patients cancéreux ambulatoires saignement, mais surtout des saignements non majeurs, le
sous chimiothérapie. risque d'hémorragie sévère n'étant pas majoré (Tableau III)
L'étude Prophylaxis of thromboembolism during chemothe- [11].
rapy (PROTECHT) a inclus 1150 malades atteints de cancer Les implications de l'étude SAVE-ONCO, la plus large réalisée
traités en ambulatoire par chimiothérapie, avec une prévention dans la prévention primaire de la thrombose veineuse et de
de la TVP par nadroparine ou placebo. Comparativement au ses conséquences chez les cancéreux ont été la source de
groupe témoin, la survenue d'un accident thrombotique vei- nouvelles incertitudes. Si l'on combine les résultats avec
neux ou artériel est réduite de moitié par l'adjonction de les autres études de prévention réalisées avec les HBPM
l'HBPM (2 % vs 3 %, p = 0,02). conventionnelles, la réduction de mortalité liée à un accident
La seconde étude, SAVE-ONCO, a évalué une héparine hémi- thromboembolique est significative mais peu importante
synthétique de très bas-poids moléculaire dont l'activité anti- (30 accidents évités dans 10 études portant sur 6245 malades,
Xa est très puissante et l'activité anti-IIa minime, la semulo- RR = 0,94), la réduction du nombre de TVP/EP l'est plus
parine chez des patients traités en chimiothérapie pour cancer (RR = 0,57, dans 9 études, portant sur 5979 malades). Le

Tableau III. Accidents thromboemboliques, mortalité et hémorragies chez les patients cancéreux ambulatoires en
chimiothérapie en fonction du traitement préventif de la thrombose par semuloparine (d'après [11]).
Semuloparine Placebo HR
Patients 1608 1604
(n)
Thrombose veineuse profonde, embolie pulmonaire ou mortalité d'origine thromboembolique 20 55 0,36
n (%) (1,2 %) (3,4 %)
Thrombose veineuse profonde 11 34 0,32
n (%) (0,7 %) (2,1 %)
Embolie pulmonaire 10 24 0,33
n (%) (0,6 %) (1,5 %)
Hémorragie 45 32 1,41
n (%) (2,8 %) (2 %)
Hémorragie sévère 19 18 1,05
n (%) (1,2 %) (1,1 %)

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Anticoagulants oraux directs dans la maladie thromboembolique
veineuse associée aux cancers
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sur-risque hémorragique associé à la prévention n'est pas du 180 jours. Les 841 patients inclus ont eux aussi un score de
même ordre (RR = 1,06 pour les hémorragies sévères dans Khorana supérieur ou égal à 2. Le bénéfice du rivaroxaban
11 études, 6518 malades). En pratique, pour 1000 patients préventif est moins probant, avec 6 % vs 8,8 % d'accidents
traités, on évite en un an 30 décès, 20 épisodes thromboem- thromboemboliques (HR : 0,66, IC95 % : 0,40–1,09, p = 0,10).
boliques symptomatiques, mais au prix d'une hémorragie Le risque hémorragique est augmenté avec 2 versus 1 % de
sévère. saignements majeurs. En pratique, le rivaroxaban réduit la
Des effets encore plus marqués de la prophylaxie par HBPM fréquence des événements thromboemboliques, mais cette
sur le risque de récidive ont été obtenus au cours d'études réduction n'atteint pas le seuil de significativité. La contrepartie
spécifiquement consacrées au cancer du pancréas avancé de saignements majeurs reste limitée à 2 % des malades [14].
(étude CONKO-004) et du poumon avancé (étude FRAGMA- On peut noter cependant la faible prévalence des cancers
TIC) mais là encore sans effet sur la survie des patients. à haut risque hémorragique (colorectaux, sein, prostate) dans
Une récente revue générale discute les implications de PRO- ces deux études.
TECHT et SAVE-ONCO, en nuançant leurs résultats favora-
bles en fonction des cofacteurs associés ou non, du type de
cancer (à risque élevé ou moins élevé) et de son caractère Traitement curatif
métastasé ou non. Prenant en compte les recommandations Le traitement de la maladie thromboembolique veineuse
proposées par l'American College of Chest Physicians compliquant l'évolution d'un cancer doit prendre en compte
(ACCP), l'American Society of Clinical Oncology (ASCO) et le risque élevé de récidive. La fréquence des récidives dépend
le National Comprehensive Cancer Network (NCCN), les aussi du type de traitement, plus fréquentes avec les anti-
auteurs ne préconisent pas le traitement préventif en routine vitamines K (AVK) qu'avec les héparines de bas-poids molé-
(sauf pour les patients ayant un myélome traité par thalidomide culaire (HBPM). Le risque hémorragique est en revanche
ou lenidomide). L'enoxaparine (40 mg/j SC) ou un AVK ne sont identique, et les recommandations de 2016 préconisaient
administrés que chez les malades exposés à un sur-risque donc le traitement au long cours de la maladie thromboembo-
reconnu, identifié à partir des cofacteurs, du traitement ou de la lique veineuse par les HBPM chez les patients ayant un cancer
nature de la tumeur (estomac, pancréas) précédemment cités évolutif. Ce traitement, même avec les HBPM ne nécessitant
[12]. Plusieurs études analysant l'intérêt de la tinzaparine dans qu'une seule injection par jour, est néanmoins contraignant, et
la prophylaxie des complications thromboemboliques veineu- souvent mal supporté par les patients, déjà poly-médiqués
ses associées à divers cancers au stade métastatique (sein, pour leur maladie.
prostate, colorectal, estomac, poumon) sont actuellement en Un certain nombre de patients atteints de cancer ont été inclus
cours. dans les études pivots des AOD dans la MTEV (de 2,5 % pour
l'apixaban et 9,2 % pour l'edoxaban). Une méta-analyse
publiée en 2015 dans cette population ne montrait pas de
différence entre la stratégie AOD et AVK sur le risque de
ANTICOAGULANTS ORAUX DIRECTS récidive et d'hémorragie, avec toutes les limites néanmoins
d'une analyse post-hoc de sous-groupe manquant de puis-
Traitement préventif sance. Par ailleurs, les patients cancéreux inclus dans ces
Le traitement préventif par héparine de bas-poids moléculaire études étaient à faible risque thromboembolique, comme en
s'est montré efficace dans la prévention de ces complications, atteste leur bas taux de récidive, probablement en raison d'une
mais il est contraignant pour le malade et de plus onéreux. Les faible proportion de patients métastatiques et de patient traités
études et registres montrent ainsi une persistance plutôt faible pour leur cancer.
des patients cancéreux aux injections d'HBPM, inférieure L'essai multicentrique international Hokusai VTE Cancer a
à 50 %. inclus 1046 cancéreux (âge moyen 64 ans) présentant une
L'étude en double aveugle, randomisée contre placebo Api- complication thromboembolique veineuse. Ils recevaient soit
xaban for the Prevention of Venous Thromboembolism in 5 jours d'HBPM suivis d'un anticoagulant oral direct, l'edoxa-
High-Risk Ambulatory Cancer Patients (AVERT) a inclus ban à la posologie de 60 mg une fois par jour, soit la dalte-
574 malades ambulatoires atteints de cancer dont le score parine sous-cutanée une fois par jour à 200 UI/kg/j pendant un
de Khorana est supérieur ou égal à 2. Ils reçoivent ou non une mois puis 150 UI/kg/j. Les deux traitements étaient administrés
thrombo-prophylaxie avec 2,5 mg d'apixaban deux fois par au minimum 6 mois et jusqu'à un an. Le critère de jugement
jour. Le critère principal de jugement est la survenue d'un primaire était un composite de récidive thromboembolique et
accident thromboembolique dans les 180 jours qui suivent, de saignement survenant dans l'année qui suit la randomisa-
et le critère de sécurité est la survenue d'un saignement tion, quelle que soit la durée du traitement reçu jusqu'à l'une ou
majeur. Un accident thromboembolique survient chez l'autre des deux complications.
12 des 288 malades sous apixaban et 28 des 275 sans pro- S'il n'y a pas de différence entre les deux traitements en ce qui
phylaxie (4,2 vs 10,2 %, p < 0,001). Un saignement majeur concerne le critère primaire (67/522 malades sous edoxaban
complique l'évolution de 3,5 % des malades traités et de 1,8 % et 71/524 malades sous dalteparine, soit 12,8 vs 13,5 %,
des non traités (p = 0,046). En pratique, la prévention par p = 0,006 pour la non-infériorité de l'edoxaban), les récidives
l'apixaban dans cette population réduit de façon significative thromboemboliques semblent moins fréquentes avec l'edoxa-
les accidents thromboemboliques, mais au prix d'un surcroît ban qu'avec la dalteparine (7,9 vs 11,3 %, p = 0,09) mais au
de complications hémorragiques [13]. prix d'un risque d'hémorragie supérieur (6,9 vs 4 %, p = 0,04)
L'étude CASSINI, menée dans une population de malades [15], surtout au niveau gastro-intestinal ou génito-urinaire.
voisine (adultes avec tumeurs solides ou lymphomes ayant En pratique, l'edoxaban représente un avantage par rapport
une espérance de vie supérieure à 6 mois), a comparé le aux HBPM chez les patients cancéreux à fort risque de réci-
placebo à la prévention par 10 mg de rivaroxaban pendant dive thromboembolique, sous réserve que le risque

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Dossier / Mise au point J-J Monsuez, S. Le Jeune

hémorragique ne soit pas élevé, en particulier du fait d'un métabolisme est dépendant du cytochrome P450, dans une
cancer gastro-intestinal voire génito-urinaire. L'insuffisance proportion différente pour chacun d'eux, 0 % pour le dabiga-
rénale est aussi un autre facteur limitant majeur de ce choix tran, 4 % pour l'edoxaban, 15 % pour l'apixaban et 66 % pour le
thérapeutique. rivaroxaban. L'implication de ces deux systèmes est à l'origine
D'autres anticoagulants oraux directs ont été étudiés chez les de plusieurs conséquences pharmacologiques (Tableau IV)
cancéreux, en particulier le rivaroxaban dans l'étude SELECT [2].
D, dont l'essai pilote a inclus 406 patients. Dans cette étude, L'élimination rénale diffère aussi d'un AOD à l'autre, 80 % pour
les récidives étaient moins fréquentes avec le rivaroxaban le dabigatran, 50 % pour l'edoxaban, 33 % pour le rivaroxaban
qu'avec la dalteparine (4 % vs 11 %, HR = 0,43, IC95 % : et 27 % pour l'apixaban. L'adaptation posologique est donc
7–16 %), là aussi au prix d'un risque hémorragique plus élevé nécessaire chez l'insuffisant rénal, leur utilisation n'est pas
(hémorragie majeure : 6 vs 4 %, HR = 1,83, IC95 % : 0,68– recommandée pour une clairance de la créatinine inférieure
4,96 ; hémorragie significative non majeure : 13 vs 4 %, à 30 mL/min et plus aucun des AOD ne peut être utilisé
HR = 3,76, IC95 % : 1,63–8,69). Ce risque hémorragique lorsqu'elle est inférieure à 15 mL/min [2].
est en particulier plus élevé chez les malades atteints de
tumeurs gastro-intestinales, en raison de leur symptomatolo-
gie hémorragique propre et de sa majoration au contact des Situations spécifiques
anticoagulants oraux directs, qui sont incomplètement absor-
bés après leur ingestion et peuvent avoir une action topique Tumeurs et métastases cérébrales
[16]. Le risque thromboembolique veineux est plus élevé chez les
Une troisième étude publiée (ADAM-VTE) analysant l'effet de patients ayant des métastases ou des tumeurs malignes pri-
l'apixaban vs dalteparine chez 300 patients cancéreux a mon- mitives intra-cérébrales, atteignant 1à 2 % des patients par
tré un bon profil de sécurité de l'AOD (pas d'hémorragie mois chez ceux traités pour glioblastome. Le risque hémorra-
majeure dans le bras apixaban vs 1,4 % dans le bras dalte- gique des anticoagulants est également potentiellement plus
parin, p = 0,138) et un plus faible risque de récidive vs HBPM grave en présence de localisations cérébrales, là aussi le plus
(0,7 % vs 6,3 %, HR = 0,099, IC95 % : 0,013–0,780, p = 0,02) élevé en cas de glioblastome (4–5 %). Jusqu'à présent, les
sur ce petit effectif. recommandations ont retenu l'indication des HBPM lorsqu'un
Plusieurs études en cours vont compléter les données sur traitement curatif est nécessaire, en surveillant le degré d'anti-
l'emploi des anticoagulants oraux directs chez les cancéreux. coagulation. Dans une méta-analyse de 9 études, le risque de
L'essai CASTA DIVA compare le rivaroxaban à une HBPM saignement des tumeurs cérébrales primitives est doublé par
chez 200 malades avec documentation de l'importance de les anticoagulants [2]. Inversement, une étude rétrospective
l'obstruction veineuse et artérielle pulmonaire à 3 mois après de 293 patients ayant des métastases cérébrales et traités par
une thrombose initiale, l'essai PRIORITY compare rivaroxa- HBPM n'a pas montré de surcroît d'hémorragies cérébrales
ban et dalteparine, avec évaluation des récidives, des hémor- majeur [2]. La place des AOD dans cette indication est peu
ragies et de la qualité de vie. Le large essai CARAVAGGIO documentée. Une étude récente comparant les AOD (n = 42)
inclut 1168 malades traités par apixaban ou HBPM, avec un aux HBPM (n = 131) chez des malades atteints de tumeurs
critère principal de jugement évaluant les récidives throm- cérébrales primitives (n = 67) ou secondaires (n = 105) a mon-
boemboliques, tandis que CANVAS, mené chez 940 malades tré une réduction de saignement intracérébral sous AOD chez
avec l'apixaban vs HBPM a pour critère principal les hémor- les malades ayant une tumeur primitive (0 vs 36,8 %) ou
ragies [2]. secondaire (27,7 vs 52,9 %) [18]. Ces patients sont cependant
souvent exclus des études.

Précautions d'emploi Thrombopénie


La présence d'une thrombopénie, notamment au cours des
Aspects pharmacologiques hémopathies, n'exclut ni la thrombose veineuse, ni la récidive
Le recours aux AOD suppose de prendre en compte les thromboembolique, qui survient avec la même fréquence chez
interactions médicamenteuses potentielles auxquelles ils don- les patients ayant un chiffre plaquettaire inférieur à 50 000/
nent lieu, en particulier avec les traitements anticancéreux, mm3 ou un chiffre normal (21,2 vs 22,2 %). Le risque hémor-
mais aussi avec ceux des autres affections dont sont atteints ragique du traitement anticoagulant est également élevé,
nombre de patients. L'absorption des AOD est dépendante du compliquant l'évolution de 15 % des malades thrombopéni-
système de la glycoprotéine P (P-gp) tandis que leur ques, si bien qu'aucune stratégie thérapeutique unique ne

Tableau IV. Interactions des anticancéreux avec l'absorption et le métabolisme des AOD.
Anticancéreux Interaction P-gp Interaction CYP3A4
Anthracyclines Induction Inhibition
Agents alkylants Minime Inhibition
Antimitotiques (vinblastine) Induction Induction
Inhibiteurs tyrosine kinase, imatinib Inhibition Inhibition
Anticorps monoclonaux Minime Minime

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Anticoagulants oraux directs dans la maladie thromboembolique
veineuse associée aux cancers
Dossier / Mise au point

peut être préconisée [17]. En particulier, on ne dispose (ESC) guidelines, American Society of Clinical Oncology
d'aucune étude sur les AOD dans ce contexte. (ASCO) guidelines, International Initiative on Thrombosis
and Cancer (ITAC)-CME guidelines approuvée par l'Interna-
tional Society on Thrombosis and Haemostasis (ISTH) [17]
(Tableaux V et VI).
LES AOD DANS LES RECOMMANDATIONS
Les recommandations de 2016 sur le traitement de la MTEV Traitement curatif
survenant au cours des cancers et hémopathies ont été actua- L'edoxaban et le rivaroxaban principalement peuvent être
lisées en 2019 en raison principalement des résultats des AOD utilisés en traitement initial de la thrombose (après 5 jours
obtenus dans plusieurs essais cliniques les comparant aux de traitement parentéral par HBPM pour l'edoxaban) chez les
HBPM chez ces malades. Plusieurs recommandations inter- patients qui ne sont pas à risque élevé de saignement gastro-
nationales ont été récemment publiées, précisant les moda- intestinal ou génito-urinaire. La durée du traitement est au
lités de leur utilisation dans le cadre des thromboses minimum de 6 mois. Une méta-analyse de la Cochrane Data-
associées au cancer : National Comprehensive Cancer Net- base a évalué le bénéfice potentiel de la prolongation du
work (NCCN) guidelines, European Society of Cardiology traitement anticoagulant à long terme. Parmi les 5167 malades

Tableau V. Principales recommandations internationales sur l'utilisation des AOD dans le traitement des thromboses
associées au cancer.
NCCN ESC (EP) ITAC-CME ASCO
AOD Rivaroxaban, Edoxaban Rivaroxaban, Edoxaban Rivaroxaban, Edoxaban Rivaroxaban, Edoxaban
Apixaban, Dabigatrana
Grade de la 2A Edoxaban : 2A 1B 1A
recommandation Rivaroxaban : 2C
Contre-indications Absolues : insuffisance rénale Cancer gastro-intestinal Haut risque de Risque augmenté de
chronique st 4-5 ; hépatopathie saignement gastro- saignement majeur
active/cliniquement intestinal ou génito- particulièrement dans les
significative ; inducteur/ urinaire cancers gastro-intestinaux
inhibiteur puissant P-gp Clairance et potentiellement génito-
+/-CYP3A4 créatinine < 30 mL/min urinaires
Relatives : lésion, pathologie ou Précaution spécifique dans
acte invasif gastro-intestinal ou les situations à haut risque
génito-urinaire ; fonction rénale de saignements muqueux
ou hépatique altérée ; Vérifier les interactions
chimiothérapie néphro- ou médicamenteuses au
hépato-toxique ; interaction préalable
médicamenteuse
Référence Streiff, NCCN guidelines vs 1. Konstantinides, Eur Farge, Lancet Oncol Key, J Clin Oncol 2019
2019 Heart J 2019 2019
a
Alternative acceptable pour les patients refusant ou ayant des raisons significatives d'éviter les HBPM.

Tableau VI. Principales recommandations internationales sur l'utilisation des AOD dans la prophylaxie des throm-
boses associées au cancer.
ITAC-CME ASCO
AOD Rivaroxaban, Apixaban Rivaroxaban, Apixaban
Grade de la recommandation 1B 2AàB
Patients Ambulatoires recevant un traitement Ambulatoires avant de débuter une nouvelle
anticancéreux par voie systémique chimiothérapie par voie systémique
Risque thromboembolique intermédiaire ou Risque thromboembolique élevé (Khorana2)
élevé, défini par la nature du cancer (ex : Pas de facteur de risque hémorragique
pancréas) ou un score d'évaluation validé (ex : significatif
Khorana2) Pas d'interaction médicamenteuse
Pas de saignement actif ou pas à haut risque Discussion avec le patient sur les bénéfices et
de saignement risques relatifs, coût et durée de la prophylaxie
Références Farge, Lancet Oncol 2019 Key, J Clin Oncol 2019

7
Dossier / Mise au point J-J Monsuez, S. Le Jeune

évalués, 982 ont été inclus dans des études comparant les [3] Ay C, Pabinger L, Cohen AT, et al. Cancer-associated venous
AOD aux antivitamines K et 1465 dans d'autres les comparant thromboembolism: burden, mechanisms, and management.
aux HBPM. Par rapport aux HBPM, les AOD réduisent le Thromb Haemost 2017;117:219–30.
risque de récidive (RR = 0,69), mais augmentent les saigne- [4] Fuchs T, Brill A, Wagner DD. Neutrophil extracellular trap (NET)
ments (RR = 1,71). La décision du traitement au long cours impact on deep venous thrombosis. Arterioscler Thromb Vasc Biol
doit donc être discutée en analyse de bénéfice risque pour un 2012;32:1777–83.
patient donné [19]. [5] Khorana AA, Kuderer NM, Culakova E, et al. Development and
validation of a predictive model for chemotherapy-associated
Traitement préventif thrombosis. Blood 2008;111:4903–7.
[6] Mulder FI, Candeloro M, Kamphuisen PW, et al. The Khorana
À la suite des essais AVERT et CASSINI, le traitement pré- score for prediction of venous thromboembolism in cancer
ventif de la thrombose par le rivaroxaban et l'apixaban est patients: a systematic review and meta-analysis. Hematologica
envisagé chez les malades dont le score de Khorana est de 2019;104:1277–87.
2 ou plus. Les données sur de larges séries de patients en [7] Lee AY, Levine MN, Baker RI, et al. Low-molecular weight
dehors des essais thérapeutiques sont cependant encore heparin versus a coumarin for the prevention of recurrent throm-
limitées. boembolism in patients with cancer. N Engl J Med 2003;349:146–
53.
[8] Lee AY, Kamphuisen PW, Meyer G, et al. Tinzaparin vs warfarin
for treatment of acute venous thromboembolism in patients with
CONCLUSION
active cancer. JAMA 2015;314:677–86.
Les anticoagulants oraux directs ont pris une place importante [9] Farge D, Bounameaux H, Brenner B, et al. International clinical
dans le traitement curatif et préventif de la maladie throm- practice guidelines including guidance for direct oral anticoagu-
boembolique veineuse au cours des cancers. Leur emploi lants in the treatment and prophylaxis of venous thromboembo-
nécessite cependant une vigilance particulière compte tenu lism in patients with cancer. Lancet Oncol 2016;17:e452–66.
de leurs interactions pharmacologiques, de leur contre-indica- [10] Lyman GH, Eckert L, Wang Y, et al. Venous thromboembolic risk
tion en cas d'insuffisance rénale et du risque hémorragique in patients with cancer receiving chemotherapy: a real world
accru des cancers gastro-intestinaux et possiblement génito- analysis. Oncologist 2013;18:1321–9.
urinaires sous AOD. Les résultats de nouvelles études dans le [11] Agnelli G, George DJ, Kakkar AK, et al. Semuloparin for
traitement curatif de la thrombose veineuse associée aux thromboprophylaxis in patients receiving chemotherapy for can-
cancers devraient permettre de mieux cerner le profil des cer. N Engl J Med 2012;366:601–9.
patients bénéficiant le plus de ces thérapeutiques souvent [12] Connors JM. Prophylaxis against venous thromboembolism in
mieux acceptés en pratique clinique. ambulatory patients with cancer. N Engl J Med 2014;370:2515–9.
[13] Carrier M, Abou-Nassar K, Mallick R, et al. Apixaban to prevent
venous thromboembolism in patients with cancer. N Engl J Med
2019;380:711–9.
En pratique [14] Khorana AA, Soff GA, Kakker AK, et al. Rivaroxaban for
thromboprophylaxis in high-risk ambulatory patients with cancer.
N Engl J Med 2019;380:720–8.
 Simplification du traitement mais après analyse des
[15] Raskob GE, van Es N, Verhamme P, et al. Edoxaban for the
risques (interactions, insuffisance rénale, cancers
treatment of cancer-associated venous thromboembolism. N Engl
digestifs).
J Med 2018;378:615–24.
[16] Young AM, Marshall A, Thirlwall J, et al. Comparison of an oral
factor Xa inhibitor with low molecular weight heparin in patients
Déclaration de liens d'intérêts with cancer with venous thromboembolism: results of a randomi-
Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d'intérêts. zed trial (Select D). J Clin Oncol 2018;36:2017–23.
[17] Farge D, Frere C, Connors JM, et al. 2019 International clinical
practice guidelines for the treatment and prophylaxis of venous
thromboembolism in patients with cancer. Lancet Oncol 2019;20:
e566–81.
RÉFÉRENCES [18] Carney BJ, Uhlmann EJ, Puligandja M, et al. Intracranial
[1] Donnellan E, Khorana AA. Cancer and venous thromboembolic hemorrhage with direct oral anticoagulants in patients with brain
disease: a review. Oncologist 2017;22:199–207. tumors. J Thromb Haemost 2019;17:72–6.
[2] Mosarla RC, Vaduganathan M, Qamar A, et al. Anticoagulation [19] Kahale LA, Hakoum MB, Tsolakian IG, et al. Anticoagulation for
strategies in patients with cancer. J Am Coll Cardiol the long-term treatment of venous thromboembolism in people
2019;73:1336–49. with cancer. Cochrane Database Syst Rev 2018;6:CD006650.

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