Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La Théorie Du Contrat Social Et Le Concept de République Chez Jean-Jacques Rousseau
La Théorie Du Contrat Social Et Le Concept de République Chez Jean-Jacques Rousseau
Afin de bien comprendre la doctrine du contrat social, il est utile de nous arrêter un
peu sur la scène, pour ainsi dire, du contrat même. Cette scène a elle aussi, comme
d'ailleurs toute la doctrine du contrat social, les caractères d'une reconstruction
rationnelle, et non historique: «Je suppose les hommes parvenus à ce point où les
obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature, l'emportent par leur
résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans
I. Kant, Sur l'expression courante: il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela
ne vaut rien (1793), Paris, 1967, pp. 38-39.
198 Maurizio Viroli
autres.13 La même thèse est répétée dans le chapitre du Contrat Social sur la loi,14 et
cela prouve, même du point de vue philologique, que le problème fondamental qui in
spire la recherche de Rousseau sur le bon gouvernement est celui de la justice ou mieux,
la possibilité de concilier la justice avec l'intérêt.
Si nous considérons avec attention le raisonnement de l'homme indépendant,
nous pouvons observer que sa conclusion logique est la nécessité d'un pouvoir, d'un
frein capable de modérer les passions désordonnées. Et il pose en même temps un
autre problème: pour que la justice ne s'oppose pas à l'intérêt, il faut qu'on puisse
garantir la réciprocité dans le respect des principes de la justice. Le bon ordre politique
doit, d'après Rousseau, donner une solution à ces deux problèmes et le contrat social
institue une Constitution politique qui doit satisfaire à la fois l'exigence qu'il y ait une
autorité politique souveraine et que cette autorité soit juste. Le contrat social est en
effet un pacte qui a lieu entre le peuple pris dans son ensemble, comme souverain, avec
les particuliers qui le composent. Chaque individu devient, par la pacte, citoyen, c'est
à-dire membre du Souverain. En même temps il devient sujet, c'est-à-dire soumis aux
lois de l'Etat. Le Souverain envers lequel chaque citoyen s'engage dans le pacte n'est
formé «que des particuliers qui le composent». Ceci est la condition fondamentale
qui fait qu'il est dans l'intérêt des individus de se soumettre à une telle autorité poli
tique: «condition qui fait l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend
légitimes les engagements civils, lesquels sans cela seroient absurdes, tyranniques et
sujets aux plus énormes abus.»15
En s'obligeant envers une autorité souveraine qui consiste en leur propre personne
et qui est à son tour obligée envers eux de délibérer pour le bien commun, les individus
font un choix tout à fait rationnel. Le fait que le corps souverain soit composé par les
mêmes individus est la garantie que l'autorité souveraine n'imposera pas son intérêt
contre l'intérêt des particuliers, «parce qu'il est impossible que le corps veuille jamais
nuire à ses membres». Il est vrai qu'il est difficile que le corps Souverain veuille nuire à
tous ses membres; cela serait encore une fois en contradiction avec la prémisse que ce
corps est composé par des individus qui ne cherchent que leur intérêt. Ces individus-ci
ne pourraient pas délibérer une chose qui nuise à tous. Mais ils pourraient décider quel
que chose qui nuise à quelques-uns et avantage les autres. Ce serait une délibération
inique, mais rien n'empêche qu'elle soit prise. Donc notre «homme indépendant et
éclairé» n'aurait pas la garantie de la réciprocité des droits et des devoirs qu'il avait
demandé afin d'obéir à la volonté générale plutôt qu'à sa volonté particulière. Il ne
serait pas dans son intérêt de se soumettre à une autorité souveraine qui pourrait,
même en le faisant pour le bien commun, peser sur un citoyen plus que sur un autre
ou favoriser l'un plutôt que l'autre. Personne ne peut être sûr qu'il ne sera jamais au
nombre de ceux qui seront défavorisés par les délibérations du Souverain. Le fait qu'il
soit membre du Souverain ne le met pas à l'abri des injustices.
16 M p. 373.
17 Ivi, p. 374.
18 M p. 373.
19 Lettres écrites de la montagne, O.C.
20 Manuscrit de Genève, O.C., III, p. 31
21 Contrat Social, 1. II, ch. VI, O.C., I
22 Contrat Social, 1. II, ch. IV, O.C., I
Théorie du contrat social et le concept de République 201
23 Lettres écrites de la montagne, O.C., III, p. 891 ; cf. aussi Economie politique, O.C.: III, p. 251.
24 Cf. S. Veca, Questionidigiustizia, Parma, 1985, p. 37.
25 Discours sur l'inégalité, O.C., III, p. 144.
26 Economie politique, O.C., III, p. 248.
21 Cf. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Paris, 1963, p. 41.
28 Contrat Social, 1. II, ch. I.
22 Economie politique, O.C., III, p. 258.
202 Maurizio Viroli
2. La République et la libe
volonté générale, la liberté n'est possible que dans l'obéissance à la volonté générale.35
Dans le fragment «Des Loix» Rousseau explique le rapport entre la liberté et la souve
raineté de la loi d'une façon très claire: «On est libre quoique soumis aux lois, et non
quand on obéit à un homme, parce qu'en ce dernier cas j'obéis à la volonté d'autrui
mais en obéissant à la Loiy je n'obéisse qu'à la volonté publique qui est autant la
mienne que celle de qui que ce soit.»36 La liberté qui consiste dans la soumission à
la loi est en premier lieu la liberté qui dérive de l'appartenance au corps souverain.37
Cependant, l'interprétation rousseauienne de la relation entre liberté et loi (en enten
dant par loi toujours l'expression de la volonté générale) ne consiste pas dans la simple
affirmation du principe de la liberté positive, mais implique aussi la liberté négative,
en entendant par liberté négative la protection des interférences.
La liberté, d'après Rousseau, s'oppose à la servitude, c'est-à-dire à la dépendance
de la volonté particulière d'un autre homme, mais ce n'est pas la même chose que
l'indépendance. Le citoyen qui est soumis à la volonté générale n'est pas indépendant
puisqu'il est sujet à l'autorité souveraine, mais il est libre puisqu'il n'obéit à aucune
volonté particulière. Les hommes qui vivent à l'état de nature (celui décrit dans le
Manuscrit de Genève) sont indépendants puisqu'ils ne sont soumis à aucune autorité
politique, mais ils ne sont pas libres puisqu'ils subissent la volonté d'un autre ou qu'ils
imposent leur volonté à un autre. Rousseau sur ce point ne fait que répéter le principe
déjà établi par Montesquieu dans le chapitre de YEsprit des Lois où il donne la défini
tion de liberté politique.38 La volonté générale rend les hommes citoyens et libres
parce qu'elle les protège de toute soumission à une volonté particulière. Dans le pacte
fondamental chacun a accepté de se soumettre à la volonté générale et chacun se don
nant à tous ne se donne à personne puisque la condition est égale pour tous. C'est
pour cette raison qu'une constitution politique où régnent la volonté générale et
l'égalité de droit laisse les hommes autant libres qu'auparavant en leur ôtant l'indé
pendance. Dans une constitution politique où la loi et l'intérêt général sont souverains,
les citoyens obéissent sans que personne ne commande, ils sont sujets, mais ils n'ont
pas de maîtres. Ils sont dans une apparente sujétion mais en fait ils sont libres et en
acceptant d'instituer cette république «nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire
à celle d'un autre.»39
Les passages qui ont été évoqués à l'appui des interprétations d'un Rousseau
«totalitaire» et ennemi de la liberté doivent au contraire être considérés comme autant
d'affirmations du principe de la liberté comme absence de toute dépendance d'une
volonté particulière. Quand Rousseau écrit que «quiconque refusera d'obéir à la volon
té générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on
le forcera d'être libre», il ajoute aussi que «telle est la condition qui donnant chaque
citoyen à la patrie le garantit de toute dépendance personnelle.» Si «être libre» signifie
absence de toute contrainte empêchant l'individu d'agir comme un être indépendant
qui cherche à atteindre ses seuls buts personnels, il est clair que parler d'une contrainte
35 M, p. 811.
36 Les Loix, O.C., III, p. 492.
37 Cf. I. Berlin, Four essays on liberty, Oxford, 1969, p. 123.
38 Esprit des Lois, 1. XI, ch. VII.
39 Economie politique, O.C., III, p. 248.
204 Maurizio Viroli
C'est sur cet argument que les théoriciens de la .liberté négative' se sont toujours appuyé pour
critiquer le Contrat Social comme un livre qui se prête à donner des arguments aux partisans de
la tyrannie. «Que signifient, écrivait par exemple B. Constant, des droits dont on jouit d'autant
plus qu'on les aliène plus complètement? Qu'est-ce qu'une liberté en vertu de laquelle on est
d'autant plus libre que chacun fait plus complètement ce qui contraint sa volonté propre? Les
fauteurs du despotisme peuvent tirer un immense avantage des principes de Rousseau»; De
l'Esprit de Conquête, dans: Oeuvres, Paris, 1957, p. 1048. Cf. aussi R. Chapman, Rousseau
Totalitarian or Liberal, New York, 1968, pp. 74-88.
Théorie du contrat social et le concept de République 205
même temps il adresse aux écrivains politiques grecs et romains la critique d'avoir
autorisé la confusion entre la liberté de l'Etat et la liberté des sujets. Par contre Rous
seau s'inspire directement de ces mêmes écrivains pour rétablir l'identification entre la
liberté des citoyens et la liberté de la Cité et pour définir la liberté de l'individu d'une
façon tout à fait analogue à la liberté de la Cité. La liberté dont parle Rousseau est,
de toute évidence, la liberté politique, c'est-à-dire la liberté du peuple ou de la Cité.
Le principe que la meilleure forme de gouvernement est celle où la loi est souveraine
sur les hommes et en freine l'arbitre se trouve déjà présenté et défendu — avec diffé
rents arguments - chez Aristote {Pol. 1286a) et chez Platon {Leg., 715d; Pol., 249ab
296e). En ce qui concerne l'idée que l'obéissance à la loi est la vraie et la seule garantie
de la liberté, Rousseau a dû très probablement s'inspirer du célèbre passage de Cicéron:
«Ut corpora nostra sine mente, sic civitas sine lege, suis partibus, ut nervis, ac sanguine
et membris, uti non potest. Legum ministri, magistratus: legum interpretes, iudices:
legum denique idcirco omnes servi sumus ut liberi esse possimus.»41
Si le peuple n'est pas libre, les individus ne le sont pas non plus. Si la cité est domi
née par un despote qui impose son intérêt contre l'intérêt commun, cela signifie que la
plupart des individus ne peuvent pas atteindre leur intérêt comme ils le voudraient.
Mais s'ils ne peuvent pas atteindre les buts qu'ils voudraient obtenir, cela signifie qu'ils
sont contraints à ne pas agir en accord avec leur volonté. Donc les individus ne sont
pas libres, même pas selon la définition que Hobbes donne de la liberté des sujets,
c'est-à-dire «l'absence d'opposition». Ils trouvent devant eux une opposition qui ne
leur permet pas de poursuivre leurs buts. La distinction posée par Hobbes entre la li
berté de l'Etat et la liberté des sujets ne pourrait donc pas s'appliquer à la conception
rousseauienne de la liberté.42 Si le peuple n'est pas libre, et qu'il n'est libre qu'en
obéissant à la loi, il est serf d'un homme (ou d'une puissance étrangère); et si le peuple
est serf les individus le sont également.
La liberté du citoyen ne consiste pas dans le seul exercice du droit de souveraineté.
Elle implique aussi la protection contre les offenses et les invasions. Les bornes de la
liberté de chaque individu sont l'égale liberté des autres. La sauvegarde des bornes
réciproques est justement la finalité de la loi. La souveraineté de la loi rend possible
le respect des limites de la liberté de chacun grâce à l'universalité et à la réciprocité
qui en sont les caractères essentiels. Puisque la loi ne permet pas à l'un ce qu'elle dé
fend à l'autre, elle impose que personne n'élargisse les bornes de sa liberté aux dépens
M. Tulli Ciceronis, Pro Cluentio Avito, Oratio Quartadecima, 53, 146, dans Marci Tullii Cicero
nis, Opera quae extent Omnia, Studio atque industria Jani Guglielmi et Jani Grutari, additis
eorum notis integris nunc demo recognita ad Jacobo Grenovio, Laudanum, 1690, Partis Quarta,
tome II, p. 1269. Il s'agit de l'édition possédée avec toute probabilité par Rousseau, cf. Rous
seau à J. Barillot, libraire de Genève, avril-octobre 1736, dans: Correspondance Complète,
R. A. Leigh, éd., vol. I, n. 13, pp. 37-42. Pour l'histoire de l'idée du gouvernement des lois cf.
F. A. Hayek, The Constitution of Liberty, Chicago 1960; voir aussi: N. Bobbio, Il futuro délia
democrazia, Torino, 1984, en particulier le dernier chapitre: «Governo degli uomini o governo
delle leggi?»
Cf. à ce propos Q. Skinner, The idea of negative liberty: philosophical and historical perspecti
ves, dans: Philosophy in History, R. Rorty, J. B. Schneewind, Q. Skinner (éds.), Cambridge,
1984, pp. 193-221, en particulier les pages 212-213 où l'auteur remarque que «Hobbes has
either failed to grasp the point of the classical republican argument (. . .) or eise (a far more
probable hypothesis) is deliberatedly attempting to distort it.»
206 Maurizio Viroli
lement libre obéit à une loi qui est à l'intérieur de lui-même, non pas à l'extérieur. Il
est juste et modéré parce qu'il aime la justice et la modération, non parce qu'il craint
les sanctions de la loi civile. Même si, par hypothèse, il n'y avait plus de lois civiles,
plus d'autorité politique, plus de tribunaux, l'homme moralement libre agirait de
la même manière. On peut forcer un homme à être libre au sens de la liberté civile,
mais on ne peut forcer personne à être moralement libre. Un peuple moralement libre
serait un peuple où les mœurs suffisent à rendre les citoyens justes et modérés. La
liberté morale n'appartient qu'à l'homme qui sait trouver la force suffisante pour
vaincre ses propres passions. Elle n'appartient qu'à l'homme vertueux.47
L'homme vertueux n'est pas celui qui a su anéantir les passions, mais celui qui sait
en rester le maître. D'après Rousseau, il n'y a pas de passions permises et de passions
défendues. Les passions sont toutes mauvaises quand elles assujettissent l'homme;
elles sont bonnes quand elles sont contrôlées par la raison.48 Rousseau s'inspire visible
ment de l'idéal de la vertu morale que Plutarque avait expliqué dans ses Oeuvres
Morales. La vertu morale est une qualité imprimée dans la partie irraisonnable de l'âme
humaine par l'effet d'un long travail, et c'est pour cette raison, écrit Plutarque, que les
philosophes ont parlé d'«Ethos» ou de «Mœurs». En effet la vertu morale demande la
longue «demeure» et la longue «accoutumance» et elle ne consiste pas en l'annihi
lation immédiate des passions. La raison ne veut pas du tout «ôter ni déraciner la pas
sion, parce qu'il n'est ni possible, ni utile, mais seulement lui trace à la limite quelques
bornes, et lui établit quelque ordre, faisant en sorte que les vertus morales ne soient
pas impossibilités, mais plutôt règlements et modération des passions et affections de
nôtre âme, ce qu'elle fait par le moyen de la prudence, laquelle réduit la puissance de
la partie sensuelle et passible à une habitude honnête et louable.»49
Dans l'homme vertueux la raison règne sur les passions, mais elle sait plutôt se faire
obéir qu'imposer l'obéissance. Elle règne comme un roi sage, non comme un des
pote.50 C'est précisément au sens de Plutarque que Rousseau qualifie l'homme morale
ment libre comme étant «bien ordoné».51 L'homme vertueux est l'homme qui sait gou
verner les passions et conserver l'équilibre entre les facultés et les désirs. En vivant bien
ordonné, l'homme se réconcilie avec sa vraie nature, puisque «l'homme,écrit Rousseau
dans la Lettre à L'Archevêque de Beaumont, est un être naturellement bon, aimant
la justice et l'ordre.»52 Tandis que la soumission à l'amour-propre l'avait mis en con
flit avec sa vraie nature, l'atteinte de la liberté morale rétablit l'harmonie de l'homme
avec soi-même. Seul l'homme moralement libre est vraiment soi-même et pleinement
émancipé de l'apparence. La liberté qui est propre de la nature de l'homme53 ne
consiste pas dans la simple indépendance de la volonté d'un autre homme. Elle est
atteinte lorsque l'homme agit d'une certaine manière, c'est-à-dire lorsqu'il se conduit
<en ordre). L'analogie entre 1'«homme bien ordoné» et la Cité bien ordonnée est évi
libero» se caractérise principalement par l'affirmation du bien commun sur les intérêts
particuliers. La raison par laquelle les peuples anciens aimaient le «vivere libero», écrit
il dans les Discorsi, est «facile a intendere»: «perché non il bene particulare, ma il bene
comune è quello che fa grandi le città. E sanza dubbio questo bene comune non è
osservato se non nelle repubbliche: perché tutto quello che fa a propositio suo si
esequisce; e quantunque e' torni in danno di questo o di quello privato, e' sono tanti
quegli per chi detto bene fa, che lo possono tirare innanzi contro alla disposizione di
quelli pochi che ne fussero oppressi.»58
Tandis que l'opposition entre le «vivere libero» et la tyrannie est tout à fait éviden
te, on ne peut conclure que pour Machiavel le «vivere libero» coïncide nécessairement
avec le gouvernement républicain. Certains passages des Discorsi, comme celui cité
ci-dessus, témoignent en faveur de la thèse que le «vivere libero» peut se réaliser seule
ment par un gouvernement républicain. D'autres passages, par contre, laissent envisager
la possibilité que le «vivere libero» puisse se réaliser, du moins en partie, même sous le
gouvernement d'un roi.59 Le républicanisme de Machiavel se caractérise donc par le
principe de la souveraineté du bien commun qui constitue, avec la liberté, la qualité
propre du «vivere libero». Ce sont les mêmes caractères que Rousseau insérera dans le
concept de République. Chez l'un comme chez l'autre, il est possible, dans l'abstrait,
d'avoir un «vivere libero» ou une «République» gouvernée par un Roi. Mais l'histoire
prouve que cela est très difficile et que le «vivere libero» ou la «République» exigent la
souveraineté du peuple. Tandis que l'opposition entre la monarchie et la République
est une opposition de facto, celle entre la tyrannie et la République est une opposition
de principe.
Chez Rousseau être républicain signifie donc, en premier lieu, s'inspirer de l'idéal de
la République, entendue comme la constitution politique où la loi est souveraine sur
les hommes et où l'intérêt commun s'impose sur l'intérêt particulier. En deuxième lieu,
son républicanisme se caractérise par l'option en faveur du gouvernement des plus
sages et des plus vertueux, en petit nombre, comme le moyen le plus apte à réaliser
l'idéal de la République. Etre républicain signifie être à la fois ennemi des tyrans et
adversaire de la monarchie, sans que cela comporte un choix en faveur de la démocra
tie entendue comme gouvernement (au sens de l'exercice du pouvoir exécutif) du
peuple. Le républicanisme de Roùsseau est donc une théorie de la bonne constitution
politique plus qu' une théorie de la meilleure forme de gouvernement et le problème
de la meilleure forme de gouvernement correspond à la recherche du moyen le plus
apte à réaliser une bonne constitution politique.
le 4 déc. 1758, il écrivait, à propos de Frédéric II: «Je ne puis estimer ni aimer un homme sans
principes, qui foule aux pieds tout droit des gens, qui ne croit point à la vertu, mais la regarde
comme un leurre avec lequel on amuse les sots et qui commence son Machiavélisme par réfuter
Machiavel»; cit. in O.C., I, p. 1567, n. 4.
Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio, 1. II, ch. 2, p. 280.
Discorsi, 1. I, ch. II, où il observe que Romolo et les autres rois «fecero moite e buone leggi, con
formi ancora al vivere libero», mais ils ne pouvaient pas ordonner toutes les lois nécessaires pour
le «vivere libero» parce que «il fine loro fu fondare un regno e non una república».
210 Maurizio Viroli
3. La stabilisation et la dissol
Ivi, V, 1032a.
Ivi, IV, 1295b-1295b.5.
Ivi, IV, 1295b.30-35.
Le thème de la dissolution de l'Etat est présent aussi dans les traités des jusnaturalistes; le cha
pitre qui traite de la dissolution de l'Etat se trouve toujours à la fin; cf. Grotius, Du Droit de
la Guerre et de la Paix, 1. II, ch. IV, 5 et Pufendorf, Du Droit de la Nature et des Gens, 1. VIII,
ch. XII (<Des changements et de la destruction des Etats)). Chez Hobbes, dans le De Cive et
dans le Leviathan, le chapitre qui concerne la dissolution de l'Etat vient après l'analyse des for
mes du gouvernement et avant les chapitres où sont indiqués les devoirs que ceux qui sont à la
tête de l'Etat doivent accomplir pour retarder le plus longtemps qu'il est possible la dissolution
de l'Etat dûe soit à des causes internes, soit à des causes externes.
Contrat Social, O.C., III, p. 424; dans le Jugement sur la Polysnodie, O.C., III, p. 639, Rousseau
écrit: «Car s'il est vrai que la pente naturelle est toujours vers la corruption et par conséquent
vers le Despotisme, il est difficile de voir par quelles ressources de Politique le Prince, même
quand il le voudroit, pourroit donner à cette pente une direction contraire qui ne put être
changée par ses successeurs ni par leur Ministres».
212 Maurizio Viroli
A l'intérieur de chaque Etat civil, les hommes sont soumis aux lois, mais les Etats
entre eux se trouvent dans une situation de liberté naturelle tout à fait semblable à la
situation des hommes avant l'institution de la société civile.74 En instituant les sociétés
civiles, les hommes ont accompli seulement une partie de l'œuvre puisque la permanen
ce de l'état de nature dans les rapports internationaux rend précaire et vacillante l'exis
tence de chaque Etat. Dans une condition de parfaite indépendance réciproque, chaque
Etat est forcé de considérer sa propre position par rapport aux autres Etats.75 La
sûreté et la conservation de chaque Etat exige que chacun se rende plus puissant que
ses voisins et ceci est une tendance qui n'a pas de limites naturelles. Chaque Etat se
trouve donc dans une «disposition mutuelle» à détruire l'Etat ennemi ou à l'affaiblir
«par tous les moyens possibles».
Aussi longtemps qu'il y aura un état de nature entre les Etats, il est très difficile
qu'une bonne constitution politique puisse être conservée. La réalisation et la conser
vation de la Constitution républicaine demande donc qu'on établisse un ordre juri
dique international et que tous les Etats reconnaissent une autorité supérieure. D'après
Rousseau un tel projet, élaboré par l'Abbé de Saint-Pierre, n'était pas du tout une idée
absurde.76 Si les Souverains étaient raisonnables et capables de se conduire en accord
avec leurs «vrais intérêts», ils n'hésiteraient point à le réaliser.77 Mais le problème est
justement que les hommes ne sont pas raisonnables, et sourtout que les princes ne sont
pas raisonnables. Ils auraient tout à gagner de la paix perpétuelle, mais ils préfèrent
accepter les risques de la fortune plutôt que l'empire et la protection de la loi. La
sagesse indiquerait au Prince la voie de la fédération des Etats, mais l'ambition lui fait
préférer l'indépendance absolue: «semblable à un pilote insensé qui, pour faire montre
d'un vain savoir et commander à ses matelots, aimeroit mieux floter entre des rochers
durant la tempête que d'assujetir son vaisseau par des ancres.»78
Le Prince sait que dans l'état de guerre, il court des risques, mais le mirage de tirer
des avantages exclusifs lui fait préférer de défier la fortune et de ne pas se soumettre à
une autorité supérieure. Si les individus raisonnaient comme les princes, le contrat
social serait inconcevable. Chacun jugerait plus profitable de vivre dans l'indépendance
naturelle plutôt que de se soumettre à une loi commune. Afin que les hommes don
nent leur consentement à une constitution républicaine, il ne faut pas qu'ils soient
bons; il suffit qu'ils soient des égoïstes raisonnables et que l'ardeur des passions ne les
rende pas aveugles.
Pour cette raison la constitution républicaine est, pour employer les mots de Kant,
«la plus difficile à établir et même il est plus difficile encore de la maintenir.»79
Cependant, pour Kant le problème de l'institution et de la conservation d'une consti
tution républicaine doit pouvoir se résoudre «même s'il s'agissait d'un peuple de dé
mons (pourvu qu'ils aient quelque intelligence).»80 D'après Kant la nature vient au
secours de la raison dans la solution du problème du bon ordre entre les hommes. Elle
a donné aux hommes des penchants égoistes, mais ces mêmes penchants peuvent être
employés les uns contre les autres afin de les modérer réciproquement et de permettre
l'institution d'une constitution politique conforme au droit. Et c'est encore la nature
qui semble indiquer les moyens pour ramener les Etats eux-mêmes sous l'idée du Droit
et assurer aussi bien la paix intérieure que la paix extérieure.81 Chez Kant comme chez
Rousseau il est nécessaire, pour que les hommes puissent développer leur disposition
morale, d'établir la souveraineté de la loi même entre les Etats. Mais si les Etats demeu
Adresse de l'auteur: Dr. Maurizio Viroli, Institut Universitaire Européen, Badia Fiesolana, Viadei
Roccettini, 1-50016 S. Domenico di Fiesole, Italie.