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Les Catégories Des PME
Les Catégories Des PME
Pierre JUDET
Université de Grenoble
judet.pierre@wanadoo.fr
INTRODUCTION
Redécouvertes avec la crise des années 1980, les PME sont aujourd’hui
présentées comme essentielles dans la lutte contre le chômage, pour
développer la flexibilité de l’économie et pour le respect de
l’environnement30. La catégorie des PME/PMI n’a été définie qu’à partir
des années 1960 autour de seuils - entre 10 et 250 employés si l’on en reste
au critère des effectifs. C’est que cette catégorie « s’est construite en négatif
de la grande entreprise » et que le grand nombre des PMI/PME a
longtemps été compris comme significatif du « retard du tissu productif
français »31. De plus, une entreprise de 200 employés n’a pas la même
importance au XIXe siècle qu’aujourd’hui. Enfin les matériaux historiques
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30 LESCURE, M., 2001, « Histoire d’une redécouverte : les PME », Entreprise et Histoire,
n°28, p. 5-9.
31 LEVRATTO, N., 2009, Les PME. Définition, rôle économique et politiques publiques, De
départements savoyards », dans DELRIEUX, F., et KAYSER, Fr. (dir.), Des plats pays aux
25
les PMI, plus qu’ailleurs, ont longtemps été considérées comme des traces
du passé destinées à disparaître. Faire cette histoire présente cependant un
grand intérêt car le phénomène industriel qui existe dans les Alpes sur la
longue durée s’accompagne d’un certain nombre de spécificités. D’une
part, les formes de développement protoindustrielles 33 - formes
d’industries dispersées antérieures à la « révolution industrielle » qui
groupent de nombreux petits établissements coordonnés dans le cadre
d’une « fabrique » dominée par des donneurs d’ordres, les « marchands-
fabricants » - sont particulièrement importantes. D’autre part, la
« première révolution industrielle » à l’anglaise - caractérisée par la
concentration de la production dans des usines animées par des machines
utilisant l’énergie fournie par le charbon et la machine à vapeur - est
quasiment absente des Alpes. Dans ce cadre, on comprend que le
développement de la seconde industrialisation représentée en montagne
par l’irruption de l’électroindustrie ait pu masquer l’importance des
établissements modestes hérités d’un passé lointain. Or l’effondrement
récent de l’électroindustrie alpine a fait apparaître au grand jour un tissu
de PMI dont l’ancienneté sautait d’autant moins aux yeux que l’intérêt
nouveau pour ce type d’établissement industriel tendait, une nouvelle fois,
à occulter le passé. Il importe donc de revenir sur cette histoire pour
évaluer l’importance des entreprises modestes (ou « PMI » aujourd’hui)
dans l’histoire longue de l’industrie alpine tout en s’interrogeant sur la
pertinence de cette catégorie, en observant d’abord la situation des
entreprises industrielles petites et moyennes avant l’époque de l’électricité
pour apprécier ensuite leur place pendant cette période et examiner enfin
leur situation aujourd’hui.
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« nébuleuses protoindustrielles » 34 . Par ailleurs, le caractère familial des
petites et moyennes entreprises correspond bien au fonctionnement des
sociétés alpines dans lesquelles l’enracinement dans la société locale, le lien
entre l’industrie et le monde rural, et la pluriactivité constituent des faits
saillants. Les enquêtes industrielles des deux premiers tiers du XIXe siècle
sont très décevantes car elles ne prennent en compte que les
établissements de type usinier conforme au modèle de l’industrie moderne
et de la « révolution industrielle » qui s’impose au milieu du XIXe siècle35.
Comme les élites et les voyageurs qui connaissent ou qui traversent les
Alpes le font remarquer, les populations alpines, populations rurales pour
l’essentiel, s’adonnent à d’importantes activités industrielles. Ayant senti,
sans le nommer et sans en analyser le fonctionnement, le caractère
pluriactif des sociétés des régions de montagne, de nombreux écrits - de
ceux de l’ingénieur acquis aux Lumières de la période révolutionnaire,
Albanis-Beaumont, à ceux de Victor Barbier, directeur des douanes
régionales après l’annexion de la Savoie à la France - évoquent
fréquemment une population « industrieuse » 36 . Cette constatation ne
nous aide guère pour identifier les entreprises qui relèvent de notre sujet.
Seuls les effectifs des entreprises importantes et concentrées sont donnés.
Tout se passe comme si les petites et moyennes entreprises n’existaient
pas ou du moins comme si elles n’avaient pas besoin d’être individualisées.
En effet, presque tous les observateurs considèrent les activités
industrielles rurales comme dépendantes de l’agriculture et de son
calendrier. Ce qui est faux, par exemple pour l’horlogerie. Sinon, comment
expliquer que nombre d’horlogers, notamment les petits patrons, engagent
des domestiques pour travailler leurs terres qu’ils délaissent pour
l’industrie, beaucoup plus rémunératrice 37 ? C’est ainsi que les hauts
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34 Sur cette notion voir notamment LEON, P., 1954, La naissance de la grande industrie en
des ressources minières en Maurienne (Savoie, XIXe siècle), Histoire des Alpes, n°19, p.
217-238.
27
agricole mais il est vrai qu’elles ne peuvent être appréhendées que dans le
cadre de territoires industriels. Ce type d’activités donne lieu à des formes
d’organisation de la production caractérisées par l’existence de nombreux
ateliers dispersés coordonnés dans de vastes nébuleuses protoindustrielles
comme la nébuleuse horlogère, transfrontalière, qui s’étend de la vallée de
l’Arve (Haute-Savoie française) à l’arc jurassien franco-suisse et qui
fabrique des pièces pour les fabricants de Genève et de la Chaux-de-
fonds, ou comme la nébuleuse métallurgique alpine qui s’étend d’Annecy-
Cran à Rives sur trois départements français actuels (Haute-Savoie, Savoie
et Isère) et qui approvisionne toute une série de forges locales grandes et
petites – des clouteries des Bauges ou de Matheysine aux forges d’Arvillard
et aux acièries de Rives qui fournissent un excellent « acier naturel » au
premier pôle industriel français, le bassin stéphanois. La ganterie
grenobloise qui distribue du travail à des couturières quelquefois
regroupées dans des ateliers dans le Grésivaudan, la Chartreuse ou le
Vercors, en est un autre exemple.
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Document 1 : La nébuleuse métallurgique alpine au milieu du
XIXe siècle
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Document 2 : La vallée de l’Arve dans la nébuleuse horlogère
franco-suisse à la fin du XIXe siècle
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30
1.2. Faire l’histoire des établissements industriels modestes dans les
deux premiers tiers du XIXe siècle
Pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle, les sources utilisables
pour la connaissance des petites et moyennes entreprises sont rares et
donnent très peu de renseignements globaux. Un long travail d’archives
est nécessaire pour saisir l’importance et le type de fonctionnement de ces
nébuleuses protoindustrielles. S’il existe des documents exceptionnels
comme certaines archives familiales de marchands-fabricants 39 , la
connaissance des autres mondes de production, comme les concentrations
cloutières des Bauges et de Matheysine, n’est pas aisée. Très nombreuses
en Savoie et en Isère, les clouteries essaiment dans la première moitié du
XIXe siècle dans les Bauges autour de la commune du Noyer où Victor
Barbier dénombre 300 cloutiers qui travaillent dans une quarantaine de
forges, et dans le canton de la Mure, autour de la Motte-d’Aveillans et de
la Motte-Saint-Martin. L’ingénieur des mines Emile Gueymard compte
environ 600 cloutiers dans le département de l’Isère mais il se refuse à
donner des renseignements plus précis. Selon lui, « cette recherche […]
eût été sans intérêt »40. Sans pousser plus loin ses investigations, Emile
Gueymard attribue arbitrairement deux ouvriers à chaque forge. Or le
dépouillement des mutations par décès concernant les cloutiers des
Bauges montre que certaines « places de cloutiers » emploient jusqu’à dix
personnes 41 . La clouterie est vraisemblablement, avant l’agriculture,
l’activité principale d’une bonne partie de la main d’oeuvre qu’elle occupe
et, tant que cette activité prospère – jusque vers 1850/60 -, les pères de
famille sont nombreux à se déclarer « cloutiers » et non « cultivateurs » sur
les actes de naissance. De même, les « cloutiers » sont nombreux à
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31
qu’on s’y arrête. Dans la première moitié du XIXe siècle, les Bouchayer
vivent de la clouterie ; ils possèdent plusieurs forges, commercialisent leur
production et collectent sans doute celle du voisinage. Quand, dans les
années 1840, la situation du secteur commence à se détériorer, Pierre
Bouchayer est embauché comme contremaître dans les charbonnages de
La Mure, non loin de son domicile, et son fils aîné entre en apprentissage
chez un boulanger. Joseph, le cadet, rejoint Grenoble où il est accueilli par
des proches. Après des études techniques, il fonde l’une des entreprises
pionnières de l’aventure de la houille blanche. Comme l’a écrit l’historien
américain Robert J. Smith43, l’entreprise de Joseph peut être considérée
comme l’exemple même de l’entreprise familiale française. Mais cet
exemple est également l’illustration de la filiation entre la protoindustrie et
les PMI modernes et de l’importance des réseaux qui lient les sociétés de
montagne avec l’extérieur, ici, la Matheysine avec Grenoble.
1.3. Des sources plus abondantes dans le dernier tiers du XIXe siècle
43 SMITH, R. J., 2001, The Bouchayers of Grenoble and French Industrial Enterprise, 1850-1970.
Baltimore, Johns Hopkins University Press.
44 Circulaire n° 11 du 15 juin 1897 du ministère du Commerce, de l’Industrie, des Postes
et des Télégraphes.
45 JUDET, P., Horlogeries et horlogers du Faucigny…, op. cit., p. 162.
32
montagnes qui entourent la moyenne vallée de l’Arve, ne se voit attribuer
que 9 employés par l’enquête de 1893. Il ne s’agit là que des ouvriers
employés à demeure. Non seulement l’idée même d’établissement avec des
employés fixes et tous regroupés au même endroit ne tient pas, mais la
volatilité des entreprises est très importante. Nombreux sont en effet les
horlogers qui rêvent de s’établir à leur compte. Si l’on ne compte que 31
« établissements industriels » à Scionzier dans l’enquête de 1900 46 , les
fabricants suisses dénombrent 46 sous-traitants spécialisés quelques
années plus tard47. On peut donc employer moins de 5 personnes et être
considéré comme un partenaire à part entière par la puissante fabrique
horlogère helvétique. En outre, la différence entre « patrons » et
« ouvriers » n’est pas clairement délimitée dans le monde de l’atelier, pas
plus que la place de l’artisan ou de l’« ouvrier-patron »48 dans la hiérarchie
de la sous-traitance : on peut travailler à la fois pour un donneur d’ordres
qui commercialise la montre complète et pour un donneur d’ordre qui
centralise des pièces brutes ou pour monter des sous-ensembles comme
des mécanismes de montre -pièces ou sous-ensembles qu’il envoie au
premier type de chef d’entreprise. C’est exactement le cas de l’horloger
indépendant François-Marie Pellier de la commune montagnarde du
Mont-Saxonnex dont nous avons pu consulter la correspondance avec ses
donneurs d’ordres parmi lesquels on compte le célèbre fabricant suisse
Lecoultre et Cartier d’Arâches49.
Pour emblématique qu’il soit, le cas de l’entreprise Bouchayer n’est pas
un cas isolé. De nombreuses entreprises petites et moyennes souvent
issues des nébuleuses protoindustrielles font preuve de dynamisme, de
capacité d’innovation et d’adaptation aux multiples demandes locales. Issu
d’une famille de forgerons de la région d’Allevard, Joseph Grasset, installé
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d’essieux pour répondre à la demande croissante en matériels de transport.
Son voisin, Emile Leborgne, développe une entreprise métallurgique un
peu plus importante qui a survécu jusqu’à aujourd’hui dont la branche
spécialisée dans la fabrication du matériel de montagne (piolets Charlet-
Moser) a été récemment cédée au grenoblois Petzl, tandis que la branche
de l’entreprise spécialisée dans la fabrication des outils de jardin, de voirie
et de chantier a été vendue en 2007 au Finlandais Fiskars52. On le voit,
certains établissements industriels petits et moyens issus de la
protoindustrialisation sont donc capables de participer à l’évolution
économique générale en opérant quelquefois de délicates reconversions
parfois occultées par l’irruption massive d’une nouvelle activité, l’électro
industrie.
52 Eco des pays de Savoie, n°51-52, 31 déc. 2010-6 janv. 2011, p. 62.
53 JUDET, P., 2014, « La ″ Savoie industrielle ″. Des territoires industriels en
mouvements », dans VARASCHIN, D., BONIN, H. et BOUVIER, Y., Histoire économique
et sociale de la Savoie de 1860 à nos jours, Droz, Genève, p. 245-297.
34
2.1. Des entreprises modestes grenobloises à la base du
développement de l’hydroélectricité
ANDRE, L. (dir.), Papetiers des Alpes, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, Grenoble,
p. 47-56.
35
techniciens étrangers à la région. Les années 1860 voient la mise en
exploitation rapide des chutes d’eaux aménageables à proximité de
Grenoble. Amable Matussière, Alfred Fredet, Jean-Baptiste Neyret, et
Aristide Bergès - l’ingénieur ariègeois inventeur de l’expression « la houille
blanche » - montent des entreprises qui se développent très vite en
aménageant des usines dotées de conduites forcées qui permettent de
disposer de « hautes chutes ». Ces entreprises modifient profondément le
rapport à la ressource, ce qui ne va pas sans d’incessants conflits avec les
paysans du lieu usagers traditionnels de l’eau.
Non seulement la papeterie permet la modernisation des techniques
hydromécaniques, mais elle favorise le développement de l’industrie
métallurgique et d’une construction mécanique « qui a été un pôle de
diffusion des innovations techniques de l’époque à l’échelle régionale »58.
C’est ainsi que, par son association avec André Neyret – fils du
propriétaire de la papeterie de Rioupéroux -, Casimir Brenier qui fabrique
des turbines et des défibreurs pour les papetiers est à l’origine de l’une des
plus importantes entreprises du secteur (la future Neyrpic). Joseph
Bouchayer fournit à Bergès les conduites forcées nécessaires à
l’exploitation de la force hydraulique. Certains sites protoindustriels sont
reconvertis dans les secteurs nouveaux : Jean-Baptiste Neyret établit une
papeterie à Rioupéroux (vallée de la Romanche) sur l’emplacement d’un
ancien haut-fourneau où il occupe très vite jusqu’à 200 ouvriers59.
Le succès de ces entreprises cimentières, papetières ou métallurgiques
est tel que leur croissance les fait vite sortir de la catégorie des petites et
moyennes entreprises, ce qu’elles étaient souvent à l’origine, et risque de
faire oublier leur appartenance à un territoire industriel. En 1891, Brenier
et Cie donne du travail à 149 personnes60. Vers 1900, l’entreprise fondée
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2.2. L’affirmation du « district industriel » de la vallée de l’Arve
Malgré leur taille modeste, les entreprises de la vallée de l’Arve ont été
parmi les premières à substituer l’énergie électrique à l’énergie hydraulique.
En revanche, l’adaptation au nouveau contexte généré par la seconde
industrialisation a causé quelques difficultés à la région de Cluses. Dans les
années qui précèdent la première guerre mondiale, la mécanisation de ses
donneurs d’ordres suisses, qui produisent de plus en plus eux-mêmes les
pièces dont ils ont besoin, met l’horlogerie de la vallée de l’Arve en
difficulté 61 . Mais la guerre et les immmenses besoins en munitions,
mécanismes divers et pièces métalliques permettent d’amorcer une
reconversion vers le « décolletage » - production de pièces métalliques de
précision – en adaptant les techniques en vigueur dans l’horlogerie et en
profitant des financements exceptionnels qui stimulent la production
destinée à la Défense nationale. A la fin de l’année 1918, les établissements
Carpano emploient 170 personnes dont une bonne partie de femmes.
Mais l’après-guerre est difficile, les effectifs de l’entreprise passent, de 46
en 1921 à 82 en 1926 et à 106 en 193162. L’entreprise Carpano est en fait
devenue une grande entreprise63. Progressivement, l’essor de l’automobile,
du cycle et des constructions mécaniques et électriques dans les années
1920 oriente la vallée vers des débouchés nouveaux, en France. La
« formation sociale locale » 64 où foisonnent les entreprises petites et
moyennes n’est pas pour autant transformée de fond en comble. L’activité
industrielle reste cantonnée à la sous-traitance, mais ce sont les
établissements les plus importants qui bénéficient le plus rapidement de la
nouvelle situation et de nombreux ateliers disparaissent tandis que des
ouvriers habiles et dynamiques réussissent à s’établir. Après la crise du
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reconnaissance de la compétence et du travail, et l’attachement au local
car, contrairement à ce qui est dit sur les districts italiens, celui de la vallée
de l’Arve plonge ses racines dans une histoire longue 66 . Au début des
années 1953, la vallée de l’Arve rassemble 67 usines occupant 50 ouvriers
et 780 ateliers occupant 4 personnes en moyenne67. La solidité du tissu
industriel lui-même puise sa force dans la complémentarité de nombreuses
entreprises entre elles en raison d’une sous-traitance à plusieurs étages,
dans la possibilité pour les ouvriers les plus compétents de s’établir à leur
compte, dans le quadrillage du territoire par des institutions comme
l’Ecole d’horlogerie qui a accompagné la reconversion et dans la présence
de la Société savoisienne de crédit commercial et industriel fondée en
1919, appelée aussi la « banque des décolleteurs ».
Alors que la vallée est prise dans une course à la production qui cache
souvent une absence de modernisation et des difficultés pour l’artisanat et
les petites entreprises, la réussite de quelques établissements frappe les
esprits. L’entreprise Carpano est l’une des rares à sortir de la sous-traitance
en produisant des objets complets répondant aux nouvelles opportunités
comme celles qui sont liées au tourisme et aux loisirs. Après avoir installé
un téléski en 1938 dans la montagne qui domine Cluses, l’entreprise
connaît un gros succès avec les moulinets de pêche Mitchell et les moteurs
pour volets et stores (1960). Transformé en un groupe - le Groupe
Carpano et Pons (1965) – qui emploie plus de 2000 personnes 68 ,
l’établissement fait figure de modèle dans la vallée de l’Arve et y joue un
rôle moteur. D’autres entreprises choisissent d’occuper des spécialités
pointues ou des « niches ». Une branche de la famille Anthoine – l’une des
plus vieilles familles horlogères - se lance dans l’instrumentation dentaire
avec la marque Anthogyr (1947). L’entreprise Cartier qui se spécialise dans
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année, n°3.
68 CLARET, P., 2010, « Carpano et Pons, une histoire clusienne », Eco des pays de Savoie,
Janv, p. 84.
69 AMC, Fonds Cartier, 41 Z 19, Lettre/rapport de Gaston de Trétaigne, 7 fév. 1952.
38
3. LA CRISE DE LA FIN DU XXE SIECLE ET LA NOUVELLE
IMAGE DES PMI ALPINES
39
s’inscrivent dans le projet de réaménagement de l’espace économique et
urbain dans le Sillon alpin de Grenoble à Genève. Spécialisé
essentiellement dans les technologies de l'information et de la
communication avec ses 380 entreprises, dont 46 % de « startup », 12 000
emplois, 900 chercheurs et « 70 % d’entreprises innovantes » et en partie
intégré au pôle de compétitivité Minalogic, le technopôle de Meylan
s’appuie sur le fort potentiel de recherche de l’Université Grenoble-Alpes.
« Inovallée », qui est l’un des premiers technopôles en France, se présente
comme une « véritable ‘Silicon Valley’ à la française »73. Il y a dans ce type
de présentation une part d’autoglorification qui passe par l’idéalisation des
PME considérées comme les plus « modernes » : peut-on qualifier de
« startup » toute entreprise de taille modeste connaissant une forte
croissance ou faut-il réserver ce terme aux entreprises qui créent avec
succès un nouveau modèle de fonctionnement ? Technolac, qui est installé
sur le campus scientifique de l’Université de Savoie, comprend « 230
entreprises innovantes », 1 000 chercheurs et ingénieurs, 3 800 salariés et
4 700 étudiants. Selon Savoie Technolac, 45 emplois et 17 entreprises ont
été créés en 2014 ; et en 2015, le taux de pérennité des entreprises à trois
ans s'élève à 93 % 74 . Les succès de ces technopôles où les PME sont
nombreuses sont réels, mais il y a sans doute dans ces autodescriptions
une tendance à majorer ces succès : certains proposent de réserver le terme
« d’innovation » à l’introduction d’une nouveauté qui change
complétement la situation du marché 75 . Si l’on met de côté le cas
d’Archamp dont le succès n'est pas flagrant, les deux technopôles alpins
ont permis la naissance et le développement des PME mais la durée de vie
de ces entreprises est limitée par les faillites ou par leur absorption dans
un grand groupe76.
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73 http://www.inovallee.com/.
74 http://acteursdeleconomie.latribune.fr/innovation/2016-04-27/savoie-technolac-
revendique-1-000-emplois-crees-en-5-ans.html.
75 PETIT, J., 2016, « Startups, entreprises et innovation : il faut arrêter la confusion ! »,
40
concentrer pour s’imposer sur le marché grâce à des spécialités redéfinies
appuyées sur la recherche-développement, et d’autre part autour du
principe de management qui vise à rationaliser au maximum le travail (lean
production) en abandonnant des formes de gestions fondées sur la
proximité, notamment dans les PMI. Ces évolutions sont particulièrement
nettes dans le plus ancien territoire industriel alpin, la vallée de l’Arve.
41
également sur la pérennité même de l’industrie qui manque de main
d’œuvre qualifiée. La vallée qui ne forme pas d’ingénieurs sur place doit
non seulement les attirer, mais les retenir, attirés qu’ils peuvent être par les
salaires helvétiques. Par ailleurs, l’équilibre social de la vallée est
doublement menacé. La mise à son compte qui assurait la régulation des
tensions dans ce monde de production ne peut plus avoir l’ampleur qu’elle
avait précédemment, et les licenciements qui concernent surtout la partie
non qualifiée de la main d’œuvre, ont généré un malaise qui touche
notamment les quartiers des agglomérations de la vallée où sont installées
de nombreuses familles issues de l’immigration.
Face à ces menaces, la riposte s’est organisée à la fois au niveau des
entreprises et au niveau du territoire. Pour les entreprises, il ne s’agit plus
simplement de produire. De nouvelles fonctions prennent une place de
plus en plus importante : service qualité, bureau d’études et bureau des
méthodes ; et une nouvelle organisation s’impose avec le management, le
« juste à temps » et le contrôle qualité - ce dernier étant exigé par les clients
qui restent à 60 % des constructeurs automobiles ou leurs sous-traitants
de premier ordre. Ainsi, de nombreux producteurs de pièces fournissent
désormais des sous-ensembles ou quelquefois des ensembles entiers à
leurs donneurs d’ordres. Autrefois redoutée, l’électronique est aujourd’hui
intégrée dans le processus productif et la vallée de l’Arve se présente
comme spécialiste de la « mécatronique ». Cette transformation touche
toutes les entreprises, des TPE aux grandes entreprises. Entamée dès les
années 1980, cette transformation a été efficace : la valeur ajoutée par
emploi a augmenté de 23 % entre 1986 et 198977. Les débouchés se sont
élargis et les entreprises les plus dynamiques arrivent à exporter plus de la
moitié de leur production. Enfin, certaines entreprises, notamment des
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77 COURLET, C., 1996, Les relations interentreprises dans la vallée de l’Arve, Institut de
recherche économique sur la production et le développement, Grenoble, 28 p.
78 BONAZZI, R., Vie économique et histoire des entreprises de Haute-Savoie de 1815 à 2012,
42
L’entreprise Baud qui réinvestit chaque année environ 15 % de son chiffre
d’affaires79 emploie aujourd’hui 450 salariés.
Le territoire industriel est un acteur de premier plan. Du fait de la
longueur et de la densité de son histoire, la cohérence socio-économique
du bassin de Cluses reste forte : à la fin des années 1990, plus de 40 % des
achats étaient effectués sur place par les entreprises80. A côté d’une culture
sociotechnique commune, les décolleteurs bénéficient de services et
d’institution dans la vallée même. C’est en 1919 qu’a été fondée la « banque
des décolleteurs », la Société savoisienne de Crédit devenue Banque
populaire. Fondé à Paris en 1897, le Syndicat des tourneurs décolleteurs
producteurs de vis cylindriques qui deviendra le Syndicat national du
décolletage (SNDec) s’installe à Cluses en 1989 en raison de la part prise
par la vallée dans cette spécialité. Le Centre technique des industries
mécaniques et du décolletage (CTDEc), fondé en 1962, qui s’est fixé
comme mission de « promouvoir le progrès des techniques, contribuer à
l’amélioration de la productivité et à l’innovation dans l’industrie du
décolletage » 81 , a développé ses compétences et ses liens avec les
entreprises. Cet héritage est aujourd’hui fécondé par des initiatives
centrales comme la création du pôle de compétitivité Arve Industrie
Savoie Mont-Blanc, qui est un des rares pôles de compétitivité à faire une
très large place aux PMI, et dont le CTDec et le SNDec sont des
partenaires essentiels. Ces institutions sont influentes. Pendant la crise de
2008, l’action du SNDec a permis à l’industrie de la région de Cluses de
bénéficier du dispositif « former plutôt que licencier »82. De plus, certaines
entreprises se mettent à travailler ensemble et certains de leurs dirigeants
peuvent échanger leur expérience dans des clubs spécialisés comme le club
connectique ou le club matériel médical. La mutualisation des achats, des
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79 KETELS, O., 2007, « Baud parie sur une croissance européenne », L’Usine nouvelle,
n°3052, 19 avril, p. 28.
80 COURLET, C., 2002, « Globalisation et territoire. Le cas du district industriel de la
43
de 220 millions d’Euros84. Même s’il ne s’agit plus de PMI, ces entreprises
évoluent dans un territoire fortement marqué par ce type d’entreprises.
Malgré son manque de main d’œuvre qualifiée et la faiblesse de ses liens
avec la recherche universitaire, la vallée de l’Arve s’efforce de sortir des
difficultés « par le haut » grâce à une formule vertueuse qui combine « taille
[des entreprises], spécialisation et innovation »85, et dans ce cadre les PMI
non seulement tiennent une place essentielle, mais ne peuvent guère être
séparées de l’ensemble du système productif.
CONCLUSION
44
territoriale – particulièrement sur le terrain alpin - conduit donc à
relativiser l’autonomie de la catégorie des PME/PMI.
BIBLIOGRAPHIE
45