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Octave MIRBEAU

DIAZ

Tous les vieux chênes de Fontainebleau le connaissaient, les écureuils même avaient
eu le temps de se familiariser avec l'éclat de ses yeux noirs et avec sa jambe de bois. Les
jeunes peintres, qui avaient apprécié sa bonté et qui l'aimaient, l'appelaient familièrement le
père Diaz, et le public, depuis bien des années, l'appelait Diaz tout court, le traitant comme on
traite les morts, ou comme on traite les maîtres.
C'était un maître, non pas toutefois un de nos petits maîtres d'aujourd'hui. Ses débuts
ont été durs. Il a longtemps frappé en vain à la porte de la renommée : ce n'est qu'en 1851 qu'il
parvint réellement à la forcer, et ce n'est que beaucoup plus tard que la fortune dorée daigna
lui sourire.
On veut, par le temps qui court, devenir célèbre et riche de bonne heure, on ne se
donne plus le loisir de se faire, au préalable, un dessin, une palette, un style. Il n'en était pas
ainsi à l'époque de Diaz. Ce n'était pas alors sans longues études et sans déboires fréquents
que l'on arrivait à être docteur ou seulement bachelier dans l'empire de l'art : qu'on se rappelle
Delacroix, Marilhat, Decamps, Dupré, Rousseau, tous ceux de la “pléiade” : il fallait lutter ; il
s'agissait, pour se faire place, d'écraser l'école, en substituant aux productions académiques
des descendants de l'atelier de Louis David la nature vraie, la poésie et le drame. Quelle
bataille ! Diaz, comme tant d'autres, y a usé sa jeunesse.
Il était de 1808. Son père, Thomas Diaz de la Peña, bourgeois de Salamanque, avait dû
quitter l'Espagne à la suite de quelque aventure politique et s'était réfugié à Bordeaux : c'est à
Bordeaux qu'est né notre peintre, Narcisse-Virgilio Diaz. Le père ne tarda pas à mourir. La
mère, pour vivre et élever son fils, donna des leçons d'espagnol et d'italien ; appelée à Sèvres
pour diriger l'éducation des enfants d'une famille anglaise, elle mourut à son tour : Narcisse-
Virgile Diaz avait dix ans. Recueilli par un ami charitable, le voilà qui court les bois
environnants, sans direction, sans souci de l'avenir et sans autre but que le libre rêve au milieu
de cette nature dont il devine vaguement déjà les beautés. Ses quinze ans arrivent : que fera-t-
il en ce monde ? Il n'y songe pas encore, il continue à courir par les coteaux de Bellevue et de
Sèvres, tant et si bien qu'un beau jour il s'endort sur l'herbe fraîche, et, à son réveil, il
s'aperçoit que sa jambe gauche refuse le service. Transporté à l'hospice de l'Enfant-Jésus, il y
subit l'amputation. — C'est ainsi que Diaz a débuté dans la vie.
Sa convalescence achevée, le problème, sinon de l'avenir, du moins de l'existence
quotidienne se posa devant lui : il se présenta ou on le présenta à la manufacture de Sèvres, et
il commença, en compagnie de Jules Dupré, de Raffet et de Cabat, à peindre des assiettes, en
attendant qu'il peignît des tableaux. Le désir de peindre des tableaux lui vint, en effet, mais il
ignorait encore les éléments de l'art ; cédant à son instinct, il dit adieu à la porcelaine, et s'en
fut demander des leçons à Souchon. Comment et de quoi il vivait, Dieu le sait ! Sa brosse
novice ne lui permettait pas, sans doute, d'étendre tous les jours des confitures sur son pain ;
cependant, il eut du pain à peu près tous les jours, ce qui lui suffisait, et, de plus, il put se
proclamer élève de Souchon.
Élève de Souchon ? Mais non ! Diaz n'a été l'élève de personne. Il a appris tout seul la
peinture. Il est de la saine et forte école de Barbizon.
Il s'est cherché et, d'abord, ne s'est pas trouvé. Ses premiers essais de tableaux sont
ternes, noirs, et ne pouvaient guère faire présager le superbe coloriste qui s'est révélé plus
tard. Il a exposé aussitôt qu'il l'a pu, mais ce n'était pas encore du tout cela.
Il avait besoin de voyager pour apprendre à voir, pour que l'artiste qui était en lui se
révélât. Le voilà donc en route. Où ira-t-il ? En Italie, étudier les maîtres ? Non. En Orient ? Il
devait avoir bientôt sur sa palette les plus chauds rayons du soleil oriental - mais c'est loin,
l'Orient : il quitte Paris, et ne s'aventure point en Syrie, ni même au Sahara ; il pousse jusqu'à
la forêt de Fontainebleau, pas davantage, et c'est bien assez, en vérité ; cette forêt, qui en a
tant formé, qui est l'école par excellence du paysage français, a été pour lui l'alma mater, et lui
a révélé les mystères de la lumière et les secrets de la couleur. Lui qui faisait gris chez
Souchon, il s'est mis à lancer tout d'un coup ces fameuses pétarades que l'on a chantées si
longtemps dans la gaie colonie de Barbizon.
C'est vers 1844 que Diaz s'est révélé avec sa Vue du Bas-Bréau ; il avait déjà dix ans
de peinture. Mais ce n'est, comme nous le disions tout à l'heure, qu'en 1851 qu'il parvint à être
définitivement classé parmi les illustres. Jusque là, avec une foule de choses délicieuses, il
avait vécu seulement sur une demi-célébrité. Il avait déjà pourtant trois médailles de Salon ;
mais, malgré cela, la glace entre lui et le public n'était pas entièrement rompue. En 1851, sa
Baigneuse, son Amour désarmé eurent un prodigieux succès ; le public acclama l'artiste, et sa
gloire fut consacrée par le ruban de la Légion d'honneur.
Désormais, Diaz comptait parmi les maîtres. Il a grandi encore, aux Salons suivants, et
surtout en 1855, avec les Dernières larmes, les Nymphes, la Fin d'un beau jour, la Nymphe
tourmentée par l'amour. Mais ce n'est que quelques années plus tard que ses toiles, tant
admirées, furent enfin, comme on dit, couvertes d'or. La fortune n'est pas venue de bonne
heure à Diaz ; mais elle lui est venue, et elle a eu raison.
Si la fortune lui fût venue plus tôt, peut-être Diaz ne se fût-il pas dépensé en menue
monnaie autant qu'il l'a fait. Si l'on pouvait lui reprocher une chose, ce serait d'avoir trop
produit ; mais comment avoir le courage de lui reprocher le nombre de ses toiles, si toutes,
même les moins importantes (nous ne parlons pas de celles de sa première manière) sont
encore dignes de lui ?
Il a été à la fois un des paysagistes les plus radieux de la génération qui a précédé la
nôtre et l'un des figuristes les plus complètement personnels.
Ses paysages sont d'une vérité, d'une intensité d'effet qui “empoigne” ; ils sont par-
dessus tout français de donnée et de sentiment, car, comme nous l'avons rappelé, Diaz n'est
pas, ainsi qu'il a paru l'être, un peintre de l'Orient ; seulement, il portait en lui le resplendissant
soleil, il avait comme un ressouvenir de la lumière incandescente des chauds paysages
africains, et il en dorait, avec une hardiesse et une justesse toutes nouvelles, les portraits qu'il
faisait de nos verts et vivants paysages. Ses sous-bois sont toujours merveilleux, d'effet et de
rendu.
Ce n'est pas la poésie humide de Corot, ce n'est pas la poésie paysanne de Millet, ce
n'est pas l'exactitude si sincèrement agreste de Théodore Rousseau, ce n'est pas non plus
l'ampleur des jeunes maîtres actuels du paysage, c'est une beauté solide, nerveuse, franche et
de la plus splendide lumière que l'on puisse imaginer : Diaz a su, comme pas un, égrener les
rayons de soleil à travers les feuillées, et les répandre, selon l'expression de Théophile
Gautier, comme des sequins d'or sur la terre ou les troncs rugueux des vieux chênes.
Et ses figures ? On a dit que ses nymphes néo-grecques qu'il aimait à grouper dans ses
tableaux de genre, ne sont pas toujours d'un dessin assez serré ; c'est bien possible. Les figures
de Diaz ne sont pas celles du Corrège, une grâce exquise qu'aucun imitateur n'a pu retrouver,
et, si les contours sont parfois un peu vagues, le "chiffre" n'en est pas moins toujours d'une
indiscutable précision. Ce que Diaz cherchait, et ce qu'il trouvait admirablement, c'était, pour
employer un terme d'atelier, la “tache”. Cela acquis, il a bien pu laisser quelque chose à faire à
notre imagination, s'en reposant sur nous du soin de compléter quelques contours ; — et enfin
telle était sa manière. Croit-on donc qu'il en eût coûté beaucoup à un peintre de sa taille, une
fois l'effet arrêté, pour terminer méticuleusement un galbe, s'il l'avait voulu ?
Mais Diaz voyait largement. Il dédaignait les détails et peut-être les craignait-il. Il
procédait par masses. Des lumières et des ombres : des lumières franches et superbes, des
ombres transparentes comme un miroir. De la couleur enfin, de la couleur toujours. Des pâtes
riches, solides. Une “cuisine” savante sans préméditation et d'une saveur à défier tous les
contrefacteurs !
Diaz n'est pas de ceux dont il convient de chercher à surprendre le secret. Il n'avait pas
de secret. Il n'était pas de l'école ; il n'était d'aucune école. Il procédait de lui seul. C'était un
tempérament original entre tous, puissant et indépendant. Il avait du soleil dans les yeux, et
c'est pour cela qu'il a été un maître, et qu'il laisse une œuvre bien à lui, toute à lui et toute
française.
Émile Hervet
L'Ordre de Paris, 21 novembre 1876

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