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NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique

COURRIER DES LECTEURS COURRIER DES LECTEURS

2. En 1976-1977, Foucault bifurque vers


Michel Foucault et les de nouvelles investigations remettant en Comprendre Tarantino ? Cinéphile boulimique, Tarantino est ama-
teur de films d’horreur, de guerre et de
C’est, me semble-t-il, ne pas se montrer
capable d’envisager toutes les perspectives,
cause les conceptions classiques du pou-
« nouveaux philosophes » voir. Christofferson a raison de souligner M. Mathias Reymond réagit à l’arti-
western. Son cinéma est généreux, il est
fait pour rire, pour sursauter, pour pleurer...
les pires comme les meilleures, que cette
convergence technologique ouvre pour la
qu’il contestait le modèle classique de la cle de Mehdi Benallal « L’Armée du Et dans tous les cas, il stimule – à l’excès – première fois peut-être dans l’histoire de
L’article de Michael Christofferson souveraineté. Notamment la conception crime face aux “bâtards sans gloire” » les sens, sans avoir d’autre prétention que l’humanité.
« Quand Foucault appuyait les “nou- des appareils idéologiques d’Etat de son (Le Monde diplomatique, octo- cela. Et c’est tant mieux. Vouloir l’intellec-
veaux philosophes” » (Le Monde ancien maître et ami Louis Althusser. Fou- bre 2009), qui critiquait le dernier film tualiser, le politiser ou le contextualiser, Je crois – et tout un mouvement interna-
diplomatique, octobre 2009) inspire à cault critiquait alors non seulement le de Quentin Tarantino (Inglourious Bas- c’est ne pas le comprendre. tional de pensée, qui rassemble scienti-
M. Hamid Mokaddem les réflexions marxisme mais également la psychanalyse, terds) en le comparant à celui de Robert fiques, philosophes, sociologues, artistes et
Guédiguian, L’Armée du crime : bien d’autres partageant ce point de vue –
suivantes (extraits) : notamment sur la réduction des multipli-
cités des pouvoirs à la logique du signi- Optimisme qu’il n’est ni sain ni raisonnable de s’inter-
Si L’Armée du crime relate une histoire dire a priori d’examiner ce « cauchemar ».
1. [Michel] Foucault avec [Jean-Paul] Sar-
tre et [Maurice] Clavel étaient soucieux de la
fiant de [Jacques] Lacan. (...) Son soutien
au livre médiatisé Les Maîtres penseurs vraie (celle du groupe de résistants conduit technologique Au contraire, il faut l’envisager le plus
sérieusement du monde parce que, s’il met
véracité et du pouvoir de l’information dans [de Glucksmann] est certes réel mais j’y par Missak Manouchian), Inglourious Bas-
les années 1970 en France et sont à l’origine vois un quiproquo. Foucault pistait les terds est une pure fiction, déconnectée de la A la suite de l’article de Mateo Cueva en question ce qui se trouve au fondement
d’un organe d’information, Libération. Je ne signes actuels d’une radicale nouveauté réalité. D’ailleurs, la première phrase du « Bits, atomes, neurones et gènes font de notre humanité, il ouvre peut-être aussi
pense pas qu’on puisse faire passer Foucault des pouvoirs. A tort, sans doute. Il avait film n’est-elle pas : « Il était une fois... dans BANG » (Le Monde diplomatique, octo- des perspectives qui nous permettraient de
pour un intellectuel machiavélique calculant commis la même méprise avec la la France des années 1940 » ? Et n’an- bre 2009), M. Marc Roux, président de réaliser notre humanité. (...) Avant toute
le succès médiatique d’[André] Glucksmann révolution chiite iranienne, croyant lire nonce-t-elle pas le début d’un conte ? l’Association française transhumaniste, condamnation – ou toute célébration –, il
pour investir des capitaux de prestige ser- une autre manière de faire la politique et nous écrit : faudrait réfléchir collectivement à ces ques-
Comparer ces deux films n’a pas de sens, tions essentielles... Qu’est-ce que l’hu-
vant à sa propre carrière. Contrairement à ce soutenant le soulèvement spirituel du peu- puisque le cinéma de Quentin Tarantino est Si l’auteur rappelle quelques-uns des pro-
qu’écrit et soutient Michael Christofferson, ple iranien en 1979. main ? Si l’humain est un être en devenir,
truffé de références aux films de genre (les grès attendus des nanotechnologies dans le s’il est en mesure d’intervenir lui-même
Foucault n’avait pas besoin de gagner une westerns de Sergio Leone et de John Ford, domaine informatique ou médical, il met
célébrité médiatique pour obtenir un poste au 3. Christofferson a raison de souligner sur sa propre évolution en tant qu’espèce,
Les Douze Salopards de Robert Aldrich, rapidement l’accent sur les dangers qu’elles qu’est-ce qui dirigera ses choix ? Si nous
Collège de France en 1970. L’assemblée des que le philosophe critiquait le totalitarisme Quand les aigles attaquent de Brian G. Hut- nous font courir : utilisations militaires cau- devons demain choisir d’« augmenter »
professeurs du Collège de France n’appréciait notamment sous la forme du régime sovié- ton, etc.), et ne se sert que d’une toile de fond chemardesques, détournement des investis- l’humain, ou bien de renoncer à l’« aug-
guère les collègues médiatisés. Foucault suc- tique. Mais Foucault remettait alors en (ici, la France pendant la seconde guerre sements médicaux au détriment des besoins menter », quelles en seront les raisons ?
cède à son maître Jean Hyppolite et conver- cause également le statut de l’intellectuel mondiale) pour raconter non pas l’Histoire de première urgence, risques induits par une Pourquoi, et pour quoi faire ?
tit la chaire d’histoire de la pensée philoso- universel et son engagement dont le modèle mais une histoire, somme toute triviale, où géo-ingénierie irresponsable, dérives capi-
phique en chaire d’histoire des systèmes de français était la figure de Sartre. (...) Ce qui des Juifs vont tuer le plus de nazis possible. talistiques en tout genre, notamment celle de
pensée. Il est soutenu non sans réticences par le fascinait dans le livre de Glucksmann est
la marchandisation du vivant... RECTIFICATIFS
son ancien condisciple à Normale supérieure la dérision des systèmes de pensée à vou- L’intérêt du cinéma de Tarantino réside
et à l’université de Clermont-Ferrand, Jules loir intégrer la singularité des faits. « La dans son mode de narration : chapitrage du Nous pourrions penser que l’auteur fait là – Dans l’article « A Gladstone, l’emploi contre
Vuillemin, reconnu en France comme un colère des faits », tel est le soutien précis film, choix des acteurs, dialogues intermi- œuvre utile en attirant notre attention sur un l’environnement » publié en octobre dernier, la
que Foucault apportait et saluait à la sortie nables et hilarants, musique décalée... Et si citation attribuée à M. Beers : « Je suis arrivé à
éminent philosophe des sciences. On peut sujet méconnu jusque-là et en tirant la son- Gladstone en 1967-1968... » était de M. Frank
affirmer également que l’élection de Foucault en 1977 du livre de Glucksmann. Foucault l’ultraviolence n’est pas absente ici, elle nette d’alarme. Mais, en multipliant systé- Chambers, un autre syndicaliste de l’Australian
devait beaucoup à l’appui discret et efficace se dissociait du structuralisme parce qu’il n’en demeure pas moins distanciée (contrai- matiquement les présentations catastro- Workers Union (AWU).
de Georges Dumézil. Plutôt que la piste des refusait qu’on l’assimile à ses doubles, les rement à son premier film Reservoir Dogs) phistes, il nous enferme dans une vision
et jubilatoire. Scalper des nazis en plaisan- – Contrairement à ce que suggérait le titre de
médias, les réseaux des anciens normaliens « maîtres penseurs ». (...) Je vois dans le univoque, étriquée, plus que frileuse, lud- l’article « Et La Ciotat construit toujours des
d’Ulm et de la franc-maçonnerie seraient à soutien de Foucault au livre de Glucksmann tant ou assassiner [Adolf] Hitler et [Joseph] dite, ou plutôt néoluddite, qui voit dans le bateaux », paru dans notre édition d’octobre, les
explorer pour comprendre la carrière acadé- moins une tactique qu’une méprise ou un Goebbels à la mitraillette, c’est un peu se progrès technique la source de toutes nos chantiers de La Ciotat sont désormais spécialisés
mique fulgurante de Foucault. quiproquo. (...) servir du cinéma pour se venger, non ? souffrances à venir. dans la réparation navale.

Edité par la SA Le Monde diplomatique


Colloques et rencontres Société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance
Actionnaires : SA Le Monde,
Association Gunter Holzmann,
DERRIÈRE LE MUR. – Roger Heacock, profes- centre culturel La Clef, 21, rue de la Clef, Dominique Gautier, Fils de Rojo, dans le cadre AMÉRIQUE LATINE. – A l’initiative du col- Association Les Amis du Monde diplomatique
seur d’histoire à l’université de Birzeit (Pales- Paris 5e. (Renseignements : www.mrap.fr) d’une semaine sur la Retirada espagnole de 1939. lectif Amérique latine résistances !, conférence- Directoire
tine), donnera une série de conférences sur « La (Tél. : 04-73-92-13-45 ; amistempsdescerises@ débat le 12 novembre à Genève : « L’Amérique Serge HALIMI, président,
Palestine, un kaléidoscope disciplinaire », tous GÉOGRAPHIE ET ANARCHISME. – Le yahoo.fr) latine à l’heure d’Obama », à l’Institut des hautes directeur de la publication
les jeudis du mois de novembre, à 16 heures, au 19 novembre, à 14 heures, organisée par l’uni- études et du développement (IHED), rue Roth- (secrétariat : 01-53-94-96-78),
Collège de France, 11, place Berthelot, versité inter-âge de Chelles (salle Albert-Caillou), EAU. – Le 28 novembre, à 15 h 30, conférence sur schild 20, à 19 h 30. (Tél. : 0041-26-322-74-61.) Alain GRESH, directeur adjoint
Paris 5e. (Renseignements : 01-44-27-12-11 ou conférence sur Elisée Reclus, avec Philippe Pel- l’eau organisée par Attac Paris nord-ouest, avec Le 21 novembre, à Bruxelles, de 14 heures à (secrétariat : 01-53-94-96-01),
www.college-de-france.fr) letier, enseignant-chercheur à l’université Lyon- Marc Laimé. Au Lavoir moderne parisien (35, rue 19 heures, dans le cadre de la journée « Alerta Bruno LOMBARD, directeur de la gestion
II. (Renseignements : 01-64-26-61-40.) Léon, Paris 18e), suivie d’un concert congolais à Venezuela ! La révolution plus que jamais »,
(secrétariat : 01-53-94-96-07)
OUTRE-MER. – A l’initiative de la revue Diffé- l’Olympic Café (20, rue Léon). (Renseignements : débat, ateliers et fiesta latina. Salle Dom-Hélder- Responsable des éditions internationales
rences, le 13 novembre, à 19 heures, projection du RÉPUBLICAINS ESPAGNOLS. – Le 26 novem- www.local.attac.org/parisnw) Câmara, rue Plétinckx 19. (Tél. : 0479-25-77-35 ; et du développement :
film Les 16 de Basse-Pointe, suivie d’un débat sur bre, à 20 h 30, l’Association des amis du Temps Dominique VIDAL (01-53-94-96-21)
venezuelasolidaridad.blogspot.com) Dans les Rédaction
les rapports entre la France et l’outre-mer ; en pré- des cerises (64, rue du Port, Clermont-Ferrand) Avec Le Monde diplomatique deux cas, avec Maurice Lemoine.
sence de la réalisatrice, Camille Mauduech. Au projettera le documentaire de Jean Ortiz et 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
Tél. : 01-53-94-96-01
PROCHE-ORIENT. – Dans l’île de la Réunion, PALESTINE. – Le 19 et 20 novembre, l’univer- Télécopieur : 01-53-94-96-26
deux conférences, avec Alain Gresh. Le 4 novem- sité de Bourgogne consacre un colloque sur le Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
bre, à 18 h 30, à Saint-Pierre, au Conservatoire à thème « Quel Etat palestinien ? », dans l’amphi- Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
rayonnement régional, centre Jules-Joron, 1, rue théâtre Guitton de la faculté de droit (4, boulevard
Vous aussi, soutenez Victor-le-Vigoureux : « Nouveaux enjeux géo-
stratégiques au Proche-Orient après l’élection du
Gabriel, Dijon). (Contact : 03-80-39-53-63 ;
Alexandra.Prevotat-Maze@u-bourgogne.fr) A
Directeur de la rédaction :
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président Obama ». Le 5 novembre, à Saint-Denis, l’initiative de l’association Solidarité Maroc-
« Le Monde diplomatique » dans le salon d’honneur de l’ancien hôtel de ville,
rue de Paris : « Israël-Palestine, quelles conditions
Palestine, en collaboration avec l’Association
marocaine pour la recherche historique, « L’his-
Rédacteur en chef : Maurice LEMOINE (9612)
Rédacteurs en chef adjoints :
Martine BULARD (9604),
pour un règlement ? » (Association musulmane de toire revisitée : comment Israël expulsa les Pales- Philippe RIVIÈRE (Internet, 9618),
la Réunion [AMR] : 02-62-41-71-74 ou 06-92- tiniens, 1947-1949 ». A Casablanca, le 25 novem- Anne-Cécile ROBERT (9624)
Depuis notre appel du mois dernier (« Notre combat »), cent quatre- 87-01-60 ; anwar.patel@orange.fr ou amr.arpc@ bre, à 18 heures, à la Fondation du roi Abdul Aziz Rédaction : Laurent BONELLI (9609)
vingt-dix-huit lecteurs ont déjà versé des dons défiscalisés au Monde wanadoo.fr) Le 18 novembre, à 20 heures, « Israël- Al-Saoud (boulevard de la Corniche, Aîn Diab, Mona CHOLLET (Internet, 9679)
Alain GRESH (9608),
Palestine », à Genève, Maison des associations, Anfa) et à Rabat, le 26 novembre, à 17 h 30, à la
diplomatique, pour un montant de 20 422 euros. salle Gandhi, 15, rue des Savoises, avec Alain Bibliothèque nationale (5, avenue Ibn Evelyne PIEILLER (9628)
Pierre RIMBERT (9671),
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3 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

DONNER À VOIR, MAIS PAS À REFLÉCHIR

« Apocalypse » ou l’histoire malmenée


Difficile de ne pas se réjouir quand des millions de téléspectateurs
suivent près de six heures d’émissions sur la seconde guerre
mondiale. Pourtant, avec la série documentaire « Apocalypse », leur
esprit critique fut peu... mobilisé. Car le fil rouge des programmes
– le combat contre « tous les totalitarismes » – frappe par son
caractère consensuel. Et il écarte nombre de contradictions
relatives au rôle des démocraties. La même musique idéologique
accompagne le vingtième anniversaire de la chute du Mur.

PA R L I O N E L R I C H A R D *

N SEPTEMBRE , un grand bat- bruit et fureur à répétition, les phrases

E tage publicitaire annonçait sur


France 2 la diffusion d’Apoca-
lypse, un documentaire de plus
de cinq heures, en six épisodes,
sur la seconde guerre mondiale (1). L’ac-
cueil du public n’a pas failli. Six à sept mil-
lions de téléspectateurs ont regardé la série.
percutantes du commentaire.
Car c’est lui, ce commentaire, qui per-
met de fixer son attention sur les images,
qui leur donne sens – ou contresens.
Début de la série ; titre indiqué : « Berlin,
1932 ». Quelques secondes d’une scène
de L’Ange bleu, le film de Josef von Stern-
A compté pour beaucoup, dans cette berg. Aucune source. Il est annoncé que
publicité, le retentissement donné à ce qu’il « Marlene Dietrich chante à Berlin,
ADAGP

fallait absolument découvrir : une masse Alexanderplatz ». Vraiment ? Depuis


d’images « souvent inconnues », résultat 1928, cabarets et revues sont terminés
d’une traque dans les archives internatio- pour elle. L’Ange bleu a été tourné en LOUIS LEDOUX. – « La Vérité » (2000)
nales. Sur ces documents d’époque, les 1929-1930. En 1932, Marlene se trouve à
bruits des moteurs d’avion et des pilon- Hollywood, où elle joue dans le nouveau
nages ont été sonorisés. De plus, afin que film de Sternberg, Blonde Vénus. nous plonge ainsi dans une simplification La plupart de ces images d’archives d’omissions, pour qu’on puisse admirer
la vérité des opérations militaires sur tous caricaturale archaïque. En ce qui concerne relèvent de la propagande, et il est com- sans réserve la somme d’informations
les fronts soit appréhendable au mieux, les Afin de prolonger l’illustration de l’in- la participation du Parti communiste fran- préhensible qu’il ne puisse en être autre- qu’elle véhicule. Mais à qui se permet de
images ont été partiellement soumises à souciance alors censée régner à Berlin, çais à la Résistance, la querelle a été ment. En dehors de quelques prises de critiquer ce film d’archives, ses défen-
une « colorisation » – ou plutôt, confor- fondu enchaîné sur les terrasses de café réglée depuis une décennie par les spé- vues en provenance de cinéastes ama- seurs ont beau jeu de rétorquer qu’il n’a
mément à la formulation des auteurs, à des beaux quartiers : « Thomas Mann cialistes. Si sa direction a recherché, à teurs, elles émanent d’opérateurs profes- pas été réalisé à l’intention des « spécia-
une « restitution des couleurs ». Orange, savoure son prix Nobel de littérature l’été 1940, un modus vivendi avec l’oc- sionnels au service des armées en lutte. listes », que son but était de toucher le
les flammes sur les décombres. Grisâtres, sous les tilleuls d’Unter den Linden... » cupant, le parti s’est progressivement Supercherie que de les proposer comme grand public. Or les téléspectateurs ont été
les joues d’Adolf Hitler. Bien roses, celles Tiens donc ! Cet écrivain habite Munich, engagé dans la Résistance. Et plusieurs un reflet fiable des phénomènes de la ravis, clame-t-on, de s’instruire sur une
de Joseph Staline. où il ne cesse, en dehors des vacances, de documents prouvent, par exemple, la mise guerre ! Elles exigent d’être replacées période dont ils n’avaient en tête que des
travailler avec acharnement. C’est en sur pied sous son égide d’un Front natio- dans leur contexte. éléments fragmentaires. S’en prendre à
Bref, tout dans le spectaculaire. Il eût 1929 que le prix Nobel lui a été décerné, nal de lutte pour l’indépendance de la une production de haute ambition comme
été regrettable que les jeunes générations pour son roman Les Buddenbrook. Ber- France au printemps 1941. Leur insertion dans une combinaison de celle-ci, « magistral cours d’histoire en
fussent en décalage avec ce qu’elles ont lin ? Il ne s’y trouve, en 1932, que le séquences reconstruites, comme il advient images », selon Télérama, entraînerait les
l’habitude de voir dans les films de fic- 18 mars, pour tenir un discours devant Cette absence de respect intellectuel dans Apocalypse, redouble leur manque directeurs des programmes télévisés à ne
tion. Pour reprendre la prose des experts l’Académie prussienne des arts, en envers les téléspectateurs se traduit éga- intrinsèque de vérité. Le procédé vire à la plus se risquer hors de l’habituelle et
en communication de France Télévi- l’honneur du centième anniversaire de lement par les multiples approximations, désinvolture pour toutes celles qui sont efficace médiocrité.
sions : un « scénario haletant », rythmé la mort de Goethe. contradictions, erreurs portant tant sur les tirées des kilomètres de pellicule tournés
par une musique originale qui « parfait événements que sur leur chronologie. Par par les nazis. La vision du front de l’Est Intimidante mise en garde !... Autre-
la splendeur » d’un « programme hors Insouciant, Thomas Mann ? Tout le exemple, l’armée allemande n’a pas été sous l’œil russe est infime. Une vingtaine ment dit, enterrons toute réflexion cri-
du commun ». contraire. A la fin de son allocution, il lancée sur la Pologne le 3 septembre 1939, de secondes pour la vie de la population tique au bénéfice de dithyrambes ou d’ar-
invite les héritiers spirituels de Goethe, les après la déclaration de guerre du de Leningrad, montrée charriant des guments de réclame. Ce que prône un tel
Effectivement, le spectacle a de quoi « fils de la classe bourgeoise », à prendre Royaume-Uni : les Stuka, au matin du pierres, alors qu’elle a été assiégée pen- raisonnement, c’est la résignation, par
captiver. D’une bataille à l’autre, alors en main la défense de la démocratie, afin 1er septembre, bombardent la bourgade dant près de neuf cents jours, du 8 sep- crainte du pire, aux choix intellectuels
que tout le monde connaît l’épilogue, le d’engager l’Allemagne sur « un ordre de Wielun – mille deux cents morts sur tembre 1941 au 27 janvier 1944. des décideurs.
montage parvient à susciter une attente. rationnel », un régime qui soit « conforme seize mille habitants. A la suite de l’échec
Encore faut-il, afin d’entrer dans le jeu, au stade atteint par l’esprit de l’huma- de la conjuration du 2 juillet 1944, Hitler A quoi bon une nouvelle composition
accepter un truisme comme postulat : la nité ». L’avant-veille, interrogé par un fait arrêter, et pas « assassiner », cinq documentaire si elle vise, avant tout, à (1) Apocalypse. La 2e Guerre mondiale, une série
guerre est la guerre. Pour la moitié des journal de Vienne à propos de la victoire mille suspects, dont deux cents vont être séduire visuellement ? Sous peine de de Jean-Louis Guillaud, Henri de Turenne, Isabelle
séquences au moins, les soldats succè- du maréchal Paul von Hindenburg à Clarke et Daniel Costelle, six films d’Isabelle Clarke
condamnés à mort. Même la date de la racolage médiatique, l’essentiel est d’ob- et Daniel Costelle, musique originale de Kenji
dent aux soldats. Chars, bataillons, esca- l’élection présidentielle, il a déclaré qu’il capitulation signée à Berlin par le maré- tenir que les images en question, sorties Kawai. Diffusion en trois DVD par France Télévi-
drilles, bombardements, ruines fumantes, est heureux de voir Hitler battu, « et avec chal Wilhelm Keitel est fausse. Ce n’est de leur fonction initiale de propagande, sions Distribution. Daniel Costelle a également tiré
cadavres. De l’Europe au Pacifique, le lui le fascisme allemand ». Maintenant pas le 8 mai 1945, comme indiqué en gros complètent impartialement, pédagogi- un livre de cette série télévisée, sous le même titre,
aux éditions Acropole. La publicité de ces éditions le
regard souffrirait vite de saturation si ne « le plus important » est, à son avis, de caractères, mais le lendemain. D’où quement, les connaissances déjà solide- présente ainsi : « Un livre pédagogique et boulever-
passaient en voix off, sur cette frénésie de « désintoxiquer l’atmosphère » (2). l’adoption du 9 mai comme fête natio- ment acquises. Apocalypse en est loin. sant, qui passe le témoin de la mémoire à toutes les
nale par les Soviétiques, pour célébrer la Les recherches universitaires sont à la fois générations. »
victoire sur l’Allemagne nazie. plus sûres et plus avancées que les don- (2) Thomas Mann, Ein Appell an die Vernunft.
Un chapelet de poncifs Pour ce qui va de l’antisémitisme, des
nées apportées par l’ensemble de ses épi-
sodes. Du reste, aucun historien, en qua-
Essays, 1926-1933, Fischer, Francfort, 1994, p. 341-
342 et p. 495-496.
camps et de l’extermination des Juifs, la lité de conseiller ou consultant, ne figure (3) Cf. Charles Zorgbibe, Histoire des relations
internationales, 1945-1962, Hachette, coll. « Pluriel »,
présentation est confuse, le massacre étant à son générique. Paris, 1995, p. 8-18 et p. 24.
entre le texte et l’image Sur l’arrière-plan économique et social
L ES DISTORSIONS
de ces deux séquences définissent la
manière dont fonctionne toute la série
de l’Allemagne, rien. Sur l’engrenage du
système répressif mis en place dès
dit programmé « seulement lorsque
l’issue de la guerre deviendra incer- Oui, trop d’entorses aux faits dans
(4) Lire, par exemple, Andrzej Nieuwazny, « Lanciers
contre Panzers ? A voir... », Revue historique des
taine ». A croire qu’en 1941, déjà, les cette série, d’insinuations non justifiées, armées, no 249, Vincennes, 2007, http://rha.revues.org
Apocalypse. Les plans sont détournés pour février 1933, l’appui des grands intérêts dirigeants nazis doutaient de l’issue de la
être soumis à un discours préconçu, où se industriels du pays au système nazi, l’éli- guerre. Mais le comble de l’embrouilla-
condensent les poncifs que les médias vul- mination des opposants, le mouvement mini est atteint avec l’évocation de la ren-
garisent depuis un demi-siècle. d’émigration de milliers d’Allemands, contre de Yalta, du 4 au 11 février 1945 ;
leurs appels à lutter contre le national- on explique que l’affaiblissement phy-
Axe central autour duquel tout s’ac- socialisme, rien. L’aide allemande et ita- sique de Franklin D. Roosevelt l’amène à APPEL AU CONGRÈS MARX INTERNATIONAL VI
croche : l’histoire contemporaine a été lienne aux partisans de Francisco Franco céder à Staline, sur tous les points. Dans UNIVERSITÉ DE PARIS X DU 22 AU 25 SEPTEMBRE 2010
dominée par deux « totalitarismes », en Espagne, l’Autriche avant son annexion le fil d’une légende tenace, la photogra-
incarnés par Hitler et Staline. Face à eux, en 1938, et notamment l’assassinat du phie archiconnue où sont réunis Winston

CRISES,
les « démocraties » ont été paralysées. chancelier Engelbert Dollfuss, les tergiver- Churchill, Roosevelt et Staline est suppo-
En vertu de ce schéma, le préambule de sations des gouvernements français et sée « marquer le véritable début de la
la première émission s’ouvre en britanniques, la trahison de la France guerre froide ». En réalité, les Alliés met-
mai 1945 sur les troupes soviétiques à à l’égard de la Tchécoslovaquie, les tent alors au point la campagne finale

RÉVOLTES,
Berlin. Trompeuse « libération ». Action- indécisions du gouvernement polonais ? contre Hitler ; l’optimisme rayonne et les
nées par la « haine », ces troupes violent Les téléspectateurs n’ont pas besoin d’en bases de l’Organisation des Nations unies
non pas certaines Allemandes, mais sys- être informés. (ONU) sont posées pour l’immédiat
tématiquement, nous dit-on, « les femmes après-guerre. Churchill parlera d’ailleurs
En effet, c’est l’« alliance » des

UTOPIES
allemandes ». La dernière émission se un mois plus tard, au sujet de Staline et de
conclut, elle, sur ces mots : « Cette série deux principaux « totalitarismes », le
23 août 1939, qui enclenche la catas- ses vues sur la Pologne, d’un danger de
est dédiée aux victimes de tous les tota- « rupture de l’esprit de Yalta ». C’est le
litarismes. » trophe. « Les Occidentaux, malgré leurs
craintes du communisme, comptent sur premier ministre britannique qui, en octo-
l’URSS », affirme le commentaire, bre 1944, à l’occasion d’un accord secret,
Peu importe, à travers un tel encadre- a procédé avec le maréchalissime sovié-
ment, de retracer les prémices du conflit « oubliant » leur refus obstiné du projet de
sécurité collective proposé par Moscou. tique au partage de l’Europe (3). La double crise, économique et écologique, qui secoue aujourd’hui le
mondial. « Tout bascule » en Europe le
30 janvier 1933, signale le commentaire, Mais, poursuit-il, Hitler « va les prendre
Chaque fois que le commentaire monde, est-elle seulement un nouveau maillon dans la longue chaîne
avec Hitler à la tête de l’Etat en Alle- de vitesse » en passant contrat avec Sta- des craquements qui jalonnent l’histoire du capitalisme moderne ?
line. Ce qui, en soi, n’est pas surprenant, déborde du contenu des images pour oser
magne. Comment y est-il arrivé ? Grâce à une digression, le texte aboutit à des allé-
son « exceptionnel pouvoir de conviction puisque « lui aussi fait jeter des millions Ouvre-t-elle une nouvelle ère ? Les révoltes sont-elles au rendez-vous
de malheureux dans ses camps ». La four- gations calamiteuses. Aux premiers jours
sur les masses » et au « totalitarisme » de septembre 1939, les Polonais atta- que le marxisme avait fixé à la révolution ? Comment l’utopie, prise
opposé : « Les communistes allemands berie de Staline a dessillé universellement
les yeux : « Pour le monde entier, le pacte quaient-ils à cheval et à la lance les chars en positif, dans sa créativité subversive, sociale, politique et culturelle,
sont aux ordres de Moscou, pour qui les de l’Allemagne nazie ? « Une bataille
socialistes sont les vrais adversaires. Pas germano-soviétique, c’est le signal de la peut-elle devenir réalité ?
guerre. » Conséquence, les communistes d’un autre âge est alors livrée par les lan-
d’alliance avec eux. Alors, les commu- ciers polonais, qui se font massacrer en
nistes allemands chantent une dernière en Europe, français entre autres, ne rejoin-
chargeant les tanks allemands », est-il L’information s’affichera progressivement sur notre site : http://next.u-paris10.fr/
fois L’Internationale... » dront la lutte que le 22 juin 1941, « après
l’attaque contre l’Union soviétique ». affirmé. Pareille affabulation, construite Présidents du Congrès : Jacques Bidet, Gérard Duménil et Stéphane Haber
* Professeur honoraire des universités, dernier livre
sur un trucage, sort vraisemblablement Contact : actuelmarx@u-paris10.fr
paru : Goebbels. Portrait d’un manipulateur, André Pour non négligeables que soient les des services de Joseph Goebbels pour rail-
Versaille éditeur, Bruxelles, 2008. responsabilités de Staline, Apocalypse ler l’état retardataire de la Pologne (4).
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
4

Une flammèche
obstinée a embrasé
la Guadeloupe
Même si le bras de fer – C’est si important, pour vous, le
tractage ?
n’est pas terminé aux Antilles, PA R N OT R E
le contraste est saisissant. ENVOYÉ SPÉCIAL
– Essentiel. Quand tu distribues un
papier, l’article compte à peine. C’est
Au début de l’année 2009, FRANÇOIS RUFFIN * grâce à la poignée de main, grâce à
l’échange autour que l’on persuade len-
défilés massifs et conflits tement, que nos idées se distillent dans le
A FILLETTE sur les genoux, M. Oli-

S
sociaux se succèdent corps social. Et surtout, quand tu dif-
vier Méri parle de « lutte de fuses avec ton tee-shirt de l’UGTG, c’est
en France métropolitaine ; classes » et d’« action de masse », un bon thermomètre. Tu prends la tem-
du sorbet à la goyave plein la pérature, et parfois tu sens que les gens
dépourvue de dynamique, bouche. Des termes périmés, en sont chauds. »
métropole. Pas ici, au bord de la mangrove syndicats autonomes (UNSA). Et pour le Même constat pour les autres syndi-
la mobilisation s’effiloche. – le marais côtier planté de palétuviers. Pas barbichu Fred Pausiclès, de Force cats. « Ils négocient des places dans des
Tandis qu’on sirote un « chocolat mar-
Au même moment, aujourd’hui, en ce samedi d’août où les tiniquais », M. Méri s’avance vers la piste ouvrière (FO). commissions, au Conseil économique et
pompiers de l’aéroport fêtent leur victoire. de danse. « Un-deux, un-deux. » Sa ser- social [CES], dans tous les CES régio-
à 6 700 kilomètres de distance, Un « midi-minuit », douze heures de zouk viette de bain autour du cou, il teste le La cérémonie achevée, les amplifica- naux, et ça les rapproche de l’esta-
une grève générale à fond et de plats maison (gratin de chris- micro. « Semblez, camarades, semblez. » teurs hauts d’un mètre crachent à nou- blishment. Leurs finances dépendent de
tophines – sorte de courgettes –, riz forcé- La musique s’interrompt dans la nuit, les veau leurs décibels. « On fait les choses plus en plus des dotations d’Etat. C’est
contre la vie chère embrase ment créole, mangues à volonté) pour spots fluo aussi, et les « camarades », plus dont on a toujours rêvé, braille M. Pau- un des aspects qui n’incitent pas à la
récompenser six mois de grève en continu leurs femmes, plus leurs enfants, se « ras- siclès. Auparavant, quand on disait qu’on combativité. »
la Guadeloupe. – avec occupation de la chambre de com- semblent ». Devant un écran improvisé, le appartenait à FO, c’était sans cesse :
Peu sensibles aux chimères merce et d’industrie (CCI), recours au tri- jeune délégué de l’UGTG commente les “Ah, le syndicat des patrons.” » On E n décembre 2008, alors que déjà le
bunal administratif, médiation du préfet. photographies : « Nous étions tous réqui- s’éloigne pour échapper aux enceintes volcan grondait, Le Monde n’évoquait la
de l’activisme médiatique, sitionnés par les gendarmes, alors nous géantes. Quitte à abreuver de sang les Guadeloupe que pour ses « écrivains
« On est parti de presque rien, hein, au avons dormi chez des amis. Nous nous nuées de moustiques. caraïbes (2) ». Même la presse engagée
les animateurs du Liyannaj départ ? » M. Méri se tourne vers son sommes cachés dans les bois – nous n’al- ne voyait rien venir, hormis la « Caraïbe
kont pwofitasyon (LKP) « mentor » Eddy Damas, salarié de France lons pas vous révéler notre jardin secret ! « Mais quand même, la locomotive de ce en musique (3) ». Un mois plus tard,
Télécom et cadre de l’Union générale des Nous avons fait comme les esclaves : du mouvement reste l’UGTG, non ? – Ah, pourtant, un sigle se répand dans les jour-
vont récolter les fruits travailleurs de Guadeloupe (UGTG), qui marronnage. » Au cliché suivant apparaît mais l’UGTG est un syndicat unique ! », naux : LKP – Liyannaj kont pwofitasyon
d’un travail militant opiniâtre, fume une cigarette en retrait : « En 2006, le un camion renversé, « on ne sait pas pour- s’exclame ce cadre de FO, fonctionnaire au (Rassemblement contre les profits abusifs
conseil syndical de l’UGTG m’a donné quoi, une coïncidence, juste devant la ministère de la défense. Un syndicat et l’exploitation). Trois lettres qui revien-
d’une volonté d’unité l’ordre de relancer l’union locale des entre- CCI » – les rires fusent. Jusqu’à la négo- unique, pas par le nombre de ses adhé- nent jusque dans les manifestations en
prises de l’aéroport. C’était un point stra- ciation finale, qui accorde des années rents, pas par la couleur de son drapeau, métropole, qui envahissent les conversa-
et de la conviction qu’un solide tégique, et pourtant en sommeil. Nous d’heures supplémentaires non payées, pas par l’homme qui le dirige, mais par son tions : « Quel est leur remède secret ?,
rapport de forces ne nuit jamais n’avions alors qu’un seul syndiqué parmi « entre 17 000 et 25 000 euros net ». Et fonctionnement. « Nous, on dit gentiment s’interroge-t-on dans les défilés. Est-ce
les pompiers. A force de réunions, d’en- grâce à qui ? « J’appelle Eddy Damas, “bonjour” au patron, on écrit une pre- grâce à la chaleur des îles ? A cause des
à la négociation... quêtes, de tractage, nous en avons conseiller de l’UGTG. » Sous les applau- mière lettre, une deuxième, une troisième, prix excessifs ? Ou leur dirigeant cha-
aujourd’hui dix-sept sur trente-deux... dissements lui est remis, en cadeau, une rien ne revient. Pour eux, le problème ne se rismatique ? »
montre Eurogold. Idem pour l’élancée règlera qu’à travers un rapport de forces. »
* Journaliste. Liliane Gaschet, de l’Union nationale des L’UGTG pose un préavis : « On bloque et Dans les médias, comme toujours,
ensuite on discute. » Depuis sa création, l’« événement » a surgi de nulle part,
grâce à une poignée d’hommes de convic- subit, soudain, avant qu’une autre
tion, de nationalistes, elle a obtenu des nouvelle (la grippe « mexicaine »,
succès foudroyants. Pas seulement dans devenue « porcine », puis l’anonyme
les urnes. Dans des secteurs en souffrance, « H1N1 », etc.) ne chasse cette « colère »
comme la canne à sucre, où les travail- de l’actualité. Ce mirage médiatique du
leurs étaient payés 25 % en dessous du surgissement épouse alors, au printemps,
smic, ils ont gagné 30 % d’un coup. « Ça la même illusion politique : l’espérance,
marque les mémoires, reprend M. Pausi- répandue dans la gauche militante, que
clès. Quand ils disent à un patron : “Vous de la crise naîtra forcément une révolte.
capitulez”, il capitule. Ou alors, en ren- Que les foules se mobiliseront sponta-
trant chez lui, il a le secrétaire général de nément. Qu’il suffirait d’attendre pour
l’UGTG devant sa barrière, avec une sono, que le fruit libéral, non plus mûr mais
pour l’aider à dormir. Et le lendemain, pourri, tombe de lui-même.

NT
quand le patron fait ses courses, il a le

LTA
secrétaire général qui le suit dans les Le « mouvement » aux Antilles est

REVO allées. Il va à la messe ? Il est sur le banc


à côté, qui lui fait signe. A un banquet ? Il
l’a comme voisin de table. »
On se prend à s’interroger. Il y a
quelque chose de la légende dans ce récit.
scruté à l’aune de cette croyance, qui com-
porte bien sûr sa part de vérité : l’inter-
vention du peuple dans l’histoire, un mois
de juillet 1789, de février 1917, de
mai 1936, de décembre 1995 ou de jan-
vier 2009, relève toujours un peu du mys-
« Demandez au patron d’Orange tère. Mais ne doit pas masquer une autre
Caraïbes si c’est une légende ! C’est un histoire, souterraine, humble, laborieuse,

4
cauchemar, oui ! Et ce syndicat-là, de d’hommes qui construisent pas à pas une

€ Dès jeudi 29 octobre, lutte, puissant, déterminé, a l’intelligence


de ne pas agir seul : en décembre, et
organisation, qui diffusent patiemment
leur propagande, qui resserrent les mailles

,90 Condorcet,
même avant, c’est l’UGTG qui a initié la de leur filet militant, qui nouent des
démarche commune. Donc, bien sûr qu’il alliances pour fortifier le front – bref, qui
reste la locomotive. » rendent le prodige possible : sans
en plus Réflexions sur l’esclavage des Nègres l’UGTG, pas de LKP. Qui, certes, ne se
réduit pas à l’UGTG.
du Monde
« Tolérer une injustice est un crime.
» CONDORCET Suffirait-il d’attendre
« Sé silon jan ou bityé ou kapab rékolté
saw planté », se donnait pour maxime
l’UGTG à son congrès de 2008 – citant à
que le fruit libéral peu près la Bible en créole : « Nous récol-
terons ce que nous aurons semé. » Et dans
tombe de lui-même ? le mouvement LKP, on repère en effet bien
des graines plantées plus tôt : dès 1997, sur
ses tee-shirts, ses affiches, ses tracts,
l’UGTG pourfend la pwofitasyon – mot
gonflés de piqûres, on rentre. d’ordre qui paraît, désormais, une invention

Manifestes, traités, déclarations ou Points de rupture en leur temps, ils sont


L ES PIEDS
Dans les assiettes en plastique, un viva-
neau grillé attend. Une question demeure
littéraire venue « d’en bas ». De même,
habitués des piquets de grève, parfois virils,
confessions, ils ont changé le cours aujourd’hui des points de repère en suspens. Pendant ce long conflit qui a les militants – alliés à ceux de la CGT Gua-
de l’Histoire. essentiels, Le Monde et les éditions paralysé la Guadeloupe à partir du 20 jan- deloupe (CGTG) – ont vite reconverti leur
Scandaleux ou visionnaires, ils ont trans- Flammarion sont heureux de vous faire
formé les consciences, suscité des découvrir ou redécouvrir les ouvrages vier 2009 (1), comment ont réagi FO et son savoir-faire pour installer et encadrer les
controverses, fondé des disciplines, de cette collection unique : « LES LIVRES secrétaire général Jean-Claude Mailly ? barrages. Quant aux fermetures contraintes
Tous les jeudis déclenché des révolutions. QUI ONT CHANGÉ LE MONDE ». M. Pausiclès sourit. « La confédération
nous appelait régulièrement : si eux
de magasins, les bras étaient également
entraînés : chaque 26 mai, une tradition, en
Plus d’informations : www.lemonde.fr/changelemonde avaient pu choisir, il aurait fallu qu’on ce jour où Victor Schœlcher ajouta, en
en plus du Monde ou téléphoner au 0825 120 219 (0,15 € / minute) sorte du conflit. “Ça ne sert à rien”, “Vous
n’aurez jamais 200 euros”, “Il y a déjà
1848, sa touche finale aux combats pour
l’abolition de l’esclavage, des manifestants
Offre de lancement réservée au livre I à 1 € seulement. Les 19 livres suivants étant vendus au prix de 4,90 €. Offre réservée à vingt jours”... Ils nous tenaient des propos bouclaient manu militari les boutiques de
la France métropolitaine sans obligation d'achat du Monde et dans la mesure des stocks disponibles. Visuels non contractuels.
comme ça, pas très encourageants. Bref, on Pointe-à-Pitre – jusqu’à obtenir, en 2003,
ne montrait pas le bon exemple. » une journée fériée.
5 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

Implantation. Tractage. Du muscle, à niser. On ne le fera pas à votre place, Là encore, pas de surprise en 1975. décesseur, un monsieur bien à droite,
l’occasion. Nul « remède secret ». mais on vous aidera.” Ils étaient enthou- Mais que ce texte soit republié, tel quel, défilait aux côtés des élus et du
siastes, qu’on les ait si bien compris, dans sans un ajout, sans une notice explicative, Medef [Mouvement des entreprises de
Enquêter sur cet hiver guadeloupéen le détail. » en 2005 ! Que, sans rougir, M. Damas France] ! » Choisi comme successeur,
revient dès lors, pour beaucoup, à concède des « approximations », et M. Evariste se tient bien sagement pen-
enfoncer des portes ouvertes. A asséner Un exemple de cette attention au ter- affirme néanmoins : « Nous utilisons ce dant quelques années. « Et puis, un jour,
des évidences, qui n’en sont plus chez rain : payés à la tâche, les coupeurs de document comme base pour nos forma- je voyais les autres ensemble, l’UGTG
nous : pour l’UGTG, le syndicalisme canne devaient abattre quatre cent dix- tions », trois décennies plus tard ! Il faut qui pétait tout aux prud’hommes, j’ai
est nécessairement « de lutte ». La sept paquets, comportant chacun douze alors imaginer l’inimaginable : que la pensé : “Je suis jeune, j’ai envie d’en
négociation, indispensable, se déroule tronçons. Quatre cents paquets corres- Confédération générale du travail (CGT) découdre, pourquoi on ne monterait pas
avec un « rapport de forces ». pondaient à leur journée, et les dix-sept réimprime, pour s’en inspirer, les motions nous aussi à la bataille ?” » Au 1er Mai
L’« ennemi de classe » n’est pas devenu supplémentaires payaient le loyer de la de ses congrès passés, bourrées de « lutte de 2005, FO rallie le défilé unitaire et,
un « partenaire social ». Qu’on y ajoute case. Comme si elle n’était pas rembour- des classes » aussi, d’« adversaire patro- comme l’ancien secrétaire l’insulte,
une revendication d’« indépendance », sée depuis longtemps... « C’était une de nal », de « combat contre le capitalisme » M. Evariste répond, sur Radio France
et voilà pour la ligne. Avec ces recettes nos premières revendications, avec l’éga- – quand, aujourd’hui, les documents Outre-Mer (RFO), devant une caméra :
simples, l’Union a gagné en audience – lité de salaire entre ouvrier agricole et d’orientation de la centrale, pour son « Est-ce qu’on va reprocher à un méde-
jusqu’à écraser le paysage syndical de ouvrier industriel. Et on l’a obtenue. » congrès de 2006, ne mentionnaient plus ni cin de soigner les patients ? Est-ce
l’île : le 3 décembre 2008, et la date Très vite, malgré l’assassinat d’un diri- « ouvriers » ni « travailleurs ». Ou mieux, qu’on va reprocher à un syndicaliste de
compte, l’UGTG emportait la majorité geant, l’Union des paysans de Guade- même, que la Confédération française défendre les intérêts des travailleurs ?
aux élections prud’homales, avec 52 % loupe (UPG) et l’Union des travailleurs démocratique du travail (CFDT) s’en Ça frise la folie ! »
des voix. Deux jours après cette vic- agricoles (UTA) ont remporté des succès retourne – telle était sa terminologie – à
toire, à son appel, syndicats et associa- considérables : sur le smic, sur la part de « une stratégie offensive tendant, à travers
tions se réunissaient et programmaient récolte que laissaient les colons, puis sur la lutte des classes, à hâter l’instauration
une première manifestation... la lutte pour la terre... « Grâce à un style, de la société socialiste ». M. François
à une liberté de ton, à la langue créole, on Chérèque s’étranglerait-il avant d’ache- « Si la base déborde,
s’est vite étendu à toute l’île. Grâce à une ver la phrase ?
méthode, aussi : un, enquêter et avoir rai- c’est que la direction
son. Deux, par l’action de masse, trans- « On a longtemps minimisé notre des-
« Engranger former les rapports de forces. Trois, gar- cente aux enfers, parce qu’on restait n’a pas tout saisi »
der la mesure : ne pas vouloir aller tout majoritaire aux élections prud’homales. »
prudemment de suite trop loin, jusqu’au bout, mais Dans les locaux de la CGTG, à Pointe-à-
plutôt accumuler les réussites. » Que les Pitre, sur LCI, un musicien gardien de la
de petites victoires » travailleurs prennent confiance en eux, paix parade. Le secrétaire général Jean- n’a pas essuyé les reproches, pour
qu’ils élèvent leur niveau de conscience...
En 1973, l’UGTG naît sur ces fondations.
Marie Nomertin coupe la télévision. « En
1997, l’UGTG s’est présentée pour la pre-
L UI
« trahison », des autres organisa-
tions. « Tout de suite, les autres syndicats
mière fois : elle nous a mis une raclée. nous ont accueillis à bras ouverts, sans
4  4 font demi-tour dans la cour, Cette histoire surprend à peine : chaque C’était flagrant. A plate couture. Soit on
D ES
des camionnettes aussi, celle de La
Poste, pour apporter un sac, une clé, des
organisation connaît, surtout à ses débuts,
des heures héroïques et douloureuses.
se remettait en cause, soit notre syndicat
disparaissait. » Lucide, son dirigeant
rancune, sans reproche, nous ont instal-
lés à une bonne place – alors qu’on
traînait des casseroles. » Avant ce
colis. Le portable sonne, en plus, pour 1er Mai, déjà, l’année précédente, une
« régler des affaires ». C’est que M. Louis grève avait démarré chez Général Brico-
Théodore est devenu, ses amis en sou- lage, un magasin de M. Bernard Hayot,
rient, « un propriétaire terrien ». Un plan- le béké – membre de la clase dirigeante
teur d’ananas bouteille, notamment, une blanche – qui tient la distribution sur
variété pour le marché local. l’île. « On avait reçu l’appui solide de
l’UGTG et de la CGTG. Parce que nous,
Après des études de lettres en métro- à FO, j’appelle ça “des militants à talons
pole, après des punitions au service mili- hauts” – et il n’y a pas que des filles : les
taire, après avoir rencontré Mao Zedong manifs, les piquets de grève, les trac-
à Pékin, Ernesto Che Guevara à Santiago, tages, c’est pas pour nous. Ils me le
Mehdi Ben Barka à Alger, planté des disent, certains, d’ailleurs : “Je paie ma
arbres fruitiers à Cuba, etc., ce militant cotisation, mais tu me fous la paix !”
rentre sur son île, la Guadeloupe, dans les Tandis que l’UGTG, ou la CGTG, c’est
années 1960. « C’est là qu’on a fondé le un autre degré d’engagement : les mili-
GONG [Groupe d’organisation nationale tants viendront. Et si les responsables ne
de Guadeloupe]. C’était une période où, viennent pas, ils vont sauter. »
après l’Algérie, le Maroc, la Tunisie,
l’Afrique noire, on croyait à l’émancipa- M. Evariste sourit, prépare son para-
tion. La grève des ouvriers du bâtiment, doxe : « Malgré nos faiblesses, si le LKP
en mai 1967, éclate dans ce contexte, existe, c’est grâce à nous. Eh oui ! Le
mais le mouvement est aussitôt écrasé. » patronat le disait : “Le jour où FO se Proche de l’Union générale
Plus de cent morts. Le premier tué par mettra avec eux...” Donc, en un sens, si le des travailleurs de
l’armée française, Jacques Nestor, est un mouvement du LKP ne s’est pas fait aupa- Guadeloupe (UGTG)
militant du GONG, comme nombre des ravant, c’est à cause de nous : on divisait.
victimes. Dans le même temps, le gou- Et là, si ça a marché, on peut dire que Antoine Nabajoth, artiste
vernement procède à des arrestations en c’est grâce à nous ! » Il éclate de rire. Au plasticien, a réalisé ces
France (à Bordeaux), et emprisonne tout mur, le poster en noir et blanc de Léon œuvres en 2007.
le monde à Fresnes. « Ils nous recher- Jouhaux (4) n’est pas soulevé d’hilarité. Elles font partie
chaient, mais on s’était préparé au pire : d’une série intitulée
on est entré dans la clandestinité. Pour S’est ainsi forgée, au fil des conflits et « La Période rouge ».
moi, elle s’est achevée huit ans plus des 1er Mai, une complicité à la base et
tard... » De son temps de cache-cache, une proximité au sommet. Entre ces diri-
M. Théodore a conservé un surnom : geants, tous d’une nouvelle génération,
« camarade Jean ». le liyannaj était déjà tissé. Et l’intersyn- Exemple : pendant les négociations
dicale ne se réunirait pas pour se réunir, avec le LKP, le préfet a tenté une entour-
Sur le mur court un lézard. Qui se réfu- réfléchissant à réfléchir, mais avec déjà ce loupe – avant que l’accord ne soit défi-
gie, lui, derrière un cageot de melons. socle commun : lutte, terrain, rapport de nitif, il avait annoncé une reprise des
« On a enterré nos morts. On a défendu forces. Et un dirigeant... cours, dans l’éducation. « On a eu une
les militants emprisonnés. Et puis, on a discussion entre nous, et un collègue
dressé un premier bilan : que faire après « Domota sétan nou ! » Son nom est était prêt à cette concession : “Puisque
cette défaite ? Un, pour entraîner le peu- Quant au discours, « masse », « travail- concède qu’« il n’y a pas de miracle : inscrit sur les routes, les panneaux de le protocole est sur la bonne voie...” »
ple, il ne fallait pas se cantonner au poli- leurs », « niveau de conscience », c’est pour se faire respecter, il faut être sur le signalisation : « Domota nous appar- L’UGTG souhaitait, bien sûr, maintenir
tique – mais le lier à l’économique, au celui d’une époque où, du tiers-monde terrain. La CGTG l’avait abandonné pen- tient ! » Contre des « Domota facho ! » la pression jusqu’au bout : les écoles ne
culturel, au syndicalisme surtout. Deux, jusqu’en Occident, le socialisme avançait, dant une décennie. Avec de jeunes cama- dans la zone industrielle (sans industrie) devaient pas rouvrir. « On lui a dit : “Si
aucun peuple ne lutte pour des idées dans conquérant, au moins dans les esprits. rades, comme moi, nous avons repris ce de Jarry, en territoire béké, là où siègent tu n’es pas convaincu, va dehors et
la tête d’une minorité d’intellectuels, donc Etonnent davantage, en revanche, la fidé- travail de fourmi, d’arrache-pied, dans les banques françaises, le Caribbean annonce leur.” Il est sorti. Devant le
il nous fallait comprendre les aspirations lité à cette histoire, la continuité du pro- les entreprises, aux côtés des salariés. World Trade Center et les hypermarchés. mécontentement, il est rentré : “OK,
de notre peuple. Trois, la lutte serait de pos. Qui ne sont ni reniés ni rognés. Nous en sommes revenus au rapport de c’est bon, j’ai compris.” Si la base
longue durée. » Même si, précise « cama- forces, avec des conflits, et des conquêtes, Des cris d’enfants résonnent : le pre- déborde, c’est que la direction n’a pas
rade Jean », deux siècles d’esclavage ont à La Poste, à la cimenterie, dans la mier étage de l’immeuble est occupé par tout saisi. »
produit une musique, une langue, une gas- banane – où nous avons obtenu, par le cabinet d’un pédiatre. Au second se
tronomie, la Guadeloupe n’a pas de pré- exemple, 4 000 francs comme prime de fin trouve le local, sans faste, de l’UGTG – et La presse a beaucoup loué M. Domota
cédent historique ; elle ne fut jamais indé- « Soit on se remettait d’année. » le bureau de son secrétaire général, et sa « personnalité » – en s’en méfiant :
pendante. « Donc, nous devions engranger, M. Elie Domota. « Quand on entend qu’il « doté de charisme », « intelligent »,
prudemment, de petites victoires – comme en cause, soit notre Les liens de la CGTG se renforcent faut “domestiquer le capitalisme” ! Mais « malin »... Peut-être. Peut-être aussi, sim-
plement, ses qualités reflètent-elles la
des pas vers l’autonomie. On s’est installé aussi avec les autres organisations : quand, nous sommes des descendants de l’escla-
à Sainte-Rose, en plein pays de la syndicat disparaissait » en décembre 2003, elle mène une grève de vage, qui fut la forme la plus barbare du maturité de son organisation, le « niveau
de conscience » de ses cadres.
canne. » trois mois dans les banques, l’UGTG lui capitalisme. On a tué, pendu, brûlé, coupé
apporte son soutien, avec quatre mille des mains, des jarrets, des têtes, ici, pour
L’implantation démarre avec un fil cinq cents personnes en manifestation. le profit. Comment nous faire croire, Le soir de cette rencontre (5), zap-
ténu : « Un garçon qui faisait du théâtre CLIO de M. Damas, le coffre aujourd’hui, que le lion va manger de ping sur i-Télé, la chaîne d’informations
nous a conduits vers son père. » Lui avait
travaillé dans toutes les usines, et expri-
D ANS LA
contient une brochure : Résolution
de la commission : « Organisation, style
« Et chaque année, depuis 2002, on par-
ticipe au cortège unitaire du 1er Mai. Le
liyannaj [rassemblement], pour nous, il
l’herbe ? » en continu. Avant de « capituler », les
ouvriers de New Fabris ont invité dans
mait des sympathies communistes. « On et méthodes de travail ». Décembre 1975. se noue depuis dix ans... » Le retour au Pas d’ordinateur dans la pièce. Des leur usine les travailleurs de Continental,
l’a revu, régulièrement, le soir : c’était Réédition pour l’UGTG, février 2005. A « terrain », au « rapport de forces » tracts... « Rien ne remplace le terrain. d’Aubade, de Renault, qui ont fait le
notre phase de préenquête. » Ce fil a l’intérieur, la rhétorique se fait vigou- s’avère payant : « On avait déjà arrêté Surtout pas les sondages. Entre le déplacement jusqu’à Châtellerault. En
conduit vers un faisceau. « Il nous a reuse, voire grondante : « L’UGTG n’est l’hémorragie de militants, regagné pas 17 décembre et le 20 janvier, début de la revanche, note le reportage, « aucun
ensuite emmenés chez des amis, et tandis pas une organisation de vendeurs de mal d’adhérents. Et là, en six mois, nos grève générale, on a fait le tour de la dirigeant syndical national n’était
qu’on faisait le jardin ensemble, on cartes syndicales, l’UGTG est une orga- effectifs ont doublé. » A la suite de Guadeloupe, avec des tracts, des présent ».
discutait, on apprenait beaucoup de nisation de lutte de la classe ouvrière... l’UGTG, désormais dominante, tout le meetings. Nous sommes passés dans FRANÇOIS RUFFIN.
choses. » Un questionnaire est établi et, à L’UGTG a besoin de dirigeants qui soient champ syndical bascule dans la lutte. toutes les communes. » Calendrier : le
l’aide d’un petit magnétophone, pendant des hommes d’action, fermes, capables samedi « aux ronds-points devant les
trois mois, est collectée une masse d’in- de conduire les autres à la lutte. L’UGTG « Même Force ouvrière, c’est dire ! » grandes surfaces », le dimanche « à la (1) Lire Fabricie Doriac, « Lame de fond à la Gua-
formations. Jusqu’à dérouler toute la n’a pas besoin de bavards qui récitent le C’est M. Max Evariste, son secrétaire sortie de la messe », la Toussaint « à l’en- deloupe », Le Monde diplomatique, mars 2009.
pelote. « A la fin, on a effectué notre res- code du travail à longueur de journée ni départemental, qui le remarque en riant. trée des cimetières » et, pendant le Tour (2) Le Monde des livres, 5 décembre 2008.
titution devant trois cents ou quatre cents de bureaucrates incapables de se lier aux Il rigole tellement qu’on a l’impression cycliste de la Guadeloupe, « nous (3) L’Humanité, Paris, 5 décembre 2008.
paysans : “Quand nous sommes venus masses... Le peuple, le peuple seul, est la qu’il vient, avec les quarante-quatre tractions aux villes d’arrivée. Il faut tou-
(4) Secrétaire général de la CGT de 1909 à 1947, il
vous voir, leur avons-nous dit, on ne force motrice et le créateur de l’histoire jours de grève générale, de réussir une jours retourner à la base, maintenir ce la quitte en décembre de cette année pour fonder la
savait rien. Vous êtes nos professeurs. On universelle. Nous luttons pour les intérêts grosse farce. « On avait la réputation va-et-vient. Les dirigeants syndicaux ont CGT-FO avec les militants non communistes de la
va vous faire un compte rendu et, après, de la grande majorité et non d’une d’être le bras armé du patronat. Et on ne une vision, mais c’est le peuple qui la vieille confédération.
vous nous direz si vous voulez vous orga- minorité... » la volait pas, cette réputation : mon pré- valide ou l’infirme ». (5) 30 juillet 2009.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
6
UN PARTI TRAVAILLISTE À LA REMORQUE DE LA DROITE

La gauche israélienne en déshérence


Les tentatives du président Barack Obama de relancer le
processus de paix au Proche-Orient s’enlisent, malgré les navettes
diplomatiques de l’envoyé spécial américain George Mitchell. Le
refus de M. Benyamin Netanyahou de geler la colonisation entrave
la reprise de négociations sérieuses avec une Autorité
palestinienne affaiblie par les divisions. La longue agonie du Parti
travailliste, rallié au néolibéralisme et à la politique de « conquête
de la terre », contribue au blocage.

PA R Z E E V S T E R N H E L L *

drame de la gauche tra- pendance ? Fallait-il y voir une occasion

L
E VRAI
vailliste – et, au-delà, de toute de poursuivre l’œuvre inachevée en 1949,
la société israélienne – réside ou au contraire d’annoncer à la face du
dans son impuissance. Les rai- monde arabe que, le sionisme ayant atteint
sons en sont inscrites dans la ses objectifs dans les lignes du cessez-le-
GALLERIA PACK/MILAN

débâcle électorale de février 2009, mais feu de 1949, la conquête de la terre et sa


ne diffèrent pas fondamentalement de colonisation, nécessités existentielles
celles de la défaite historique de 1977, jusqu’à la création de l’Etat, avaient cessé
lorsque la droite prit, pour la première de l’être après ? Les Juifs disposaient d’un
fois, le pouvoir. Elles tiennent avant tout toit et pouvaient devenir un peuple comme
aux structures idéologiques d’un mouve- les autres.
ment incapable d’offrir une perspective
d’avenir pour sortir d’un double enlise- Pour énoncer ce principe véritablement
ment – dans le néocolonialisme et le néo- révolutionnaire et reconnaître la « ligne
libéralisme. Nombre d’Israéliens pren- verte » de 1967 comme la frontière défi-
nent conscience qu’ils se trouvent au nitive du territoire national, il eût fallu
chevet d’un malade gravement atteint, que la gauche soit nourrie de valeurs uni-
sinon mourant. verselles, et pas seulement du particula- OFRI CNAANI. – « Terre promise II » (2008)
risme culturel et politique du nationa-
Cette longue descente aux enfers ne lisme. Et ce principe universel, les élites
relève pas tant de l’usure du pouvoir ou de politiques travaillistes, à quelques raris-
l’évolution générale de la société que de simes exceptions près, n’étaient pas manière d’exploiter la situation née de la l’idée selon laquelle la liberté du marché battre. Pourtant, en mars 2006, 15 % des
l’impuissance de la gauche à gérer armées pour le poser. faiblesse arabe. garantit la liberté individuelle. Son objec- suffrages s’étaient encore portés sur le
d’abord la victoire de juin 1967 contre tif fondamental est de libérer le capital des Parti travailliste, et les dix-neuf sièges
l’Egypte, la Syrie et la Jordanie, puis la Les quelques intellectuels qui tentèrent Le principe selon lequel on n’aban- contraintes de l’Etat. ainsi obtenus avaient permis à M. Peretz
percée historique des accords d’Oslo de de s’engager en politique après 1977, afin donne pas de territoire à moins d’être d’accéder au ministère de la défense dans
1993. Confrontée à cette tâche gigan- de reconstruire le parti sur des bases nou- contraint par une force supérieure reste Certes, tous les travaillistes n’accep- le gouvernement de M. Ehoud Olmert,
tesque, elle a manifesté non seulement velles, furent acculés à la démission ou toujours en vigueur. C’est sous les tent pas les principes théoriques du néo- transfuge centriste du Likoud et succes-
son conformisme et son conservatisme, abandonnèrent à la suite de la première gouvernements travaillistes successifs, libéralisme. Mais la plupart en approuvent seur de M. Sharon, victime d’une hémor-
mais aussi sa faiblesse intellectuelle et guerre du Liban (1982). Quant aux ténors entre 1967 et 1977, que commence la la pratique. A l’exception d’une minorité, ragie cérébrale.
morale. du mouvement, ils n’inventèrent rien, se colonisation, avec des méthodes encore à ils ne comptent pas la justice sociale au
contentant de suivre la voie tracée par les l’œuvre : on confisque des terres sous nombre des constituants fondamentaux Porte-parole des petits et moyens sala-
Le mouvement nationaliste juif s’est deux idéologues de la gauche de la pre- n’importe quel prétexte, on tourne et de la liberté. En réalité, l’ensemble de la riés, proche de ce que fut jadis le mouve-
fixé d’emblée l’objectif d’ouvrir la Pales- mière moitié du XXe siècle, Aharon David contourne la loi, on érige en norme l’iné- gauche participe de la cueillette des fruits ment La Paix maintenant, habitant de la
tine à une immigration illimitée, de la Gordon et Katznelson. galité entre Juifs et Arabes. En dépit des pourris de la primauté absolue des valeurs petite ville de Sderot, face à Gaza, issu de
coloniser et finalement d’en arracher l’in- accords d’Oslo, rien d’essentiel ne change nationales depuis toujours gravée dans cette périphérie que le travaillisme n’avait
dépendance. « L’entreprise sioniste est Le débat qui traversa les gouverne- sur le terrain quand les travaillistes revien- leur culture politique : tous les Israéliens jamais su pénétrer, M. Peretz incarnait
une entreprise de conquête, affirma en ments travaillistes, entre 1967 et 1977, nent au pouvoir de 1992 à 1996 et de ont appris depuis trois générations que l’espoir d’un renouveau social-démocrate.
1929 Berl Katznelson, l’idéologue du puis dans les années 1990, n’eut jamais 1999 à 2001. Au contraire : ils font tout l’identité nationale et culturelle primait Pouvaient se reconnaître en lui les
mouvement travailliste. Et je veux qu’on pour objet de réviser la vieille doctrine de pour ne pas se confronter à la colère des toujours sur les intérêts matériels. migrants venus d’Afrique du Nord au
comprenne bien que, pour moi, la défini- la conquête du sol ni la nécessité de fon- colons et de la droite tout entière contre début des années 1950 et leurs descen-
tion de cette entreprise en termes mili- der enfin l’avenir du pays, non plus sur cette « trahison » que constitue, à leurs La société israélienne n’est pas la pre- dants, longtemps fascinés par les grandes
taires n’est pas une formule rhétorique. » les droits historiques des Juifs à la terre yeux, la reconnaissance des droits des mière à expérimenter ce phénomène, dont figures de la droite nationaliste, de Mena-
d’Israël, mais sur les droits naturels de Arabes à une partie de la Palestine à on ne saurait exagérer l’importance dans hem Begin à M. Sharon.
Pour légitimer cette conquête, le mou- l’histoire contemporaine : les divers
vement invoquait les droits historiques des tous les peuples à se rendre maîtres de l’ouest du Jourdain. Or la seule manière
leur destin. La seule discussion concerna d’endiguer leur révolte consiste à faciliter groupes sociaux votent contre leurs inté- Après le refus du premier ministre
Juifs sur le pays de leurs ancêtres. Dès la fin rêts économiques et de classe au nom de Olmert de lui confier le ministère des
du XIXe siècle, tous les courants du sio- – et concerne encore – la meilleure la poursuite de la conquête du sol.
valeurs nationales, culturelles ou reli- finances, poste-clé pour une politique éco-
nisme estimaient que les Juifs d’Europe gieuses (6). En l’occurrence, il s’agit nomique un peu plus équilibrée à gauche,
se trouvaient au bord de la catastrophe. La d’une norme édictée par les fondateurs M. Peretz accepta la défense. Quelques
seconde guerre mondiale allait leur donner
raison. La victoire de 1948-1949 consacra
« Obama, tournez-vous vers la Bible » eux-mêmes sur la base du dénominateur semaines plus tard, la seconde guerre du
commun à tous les conquérants de la terre Liban le balaya. Devenu entre-temps un
un demi-siècle de préparatifs acharnés, d’Israël, quels que soient leur statut social, homme d’affaires prospère, M. Barak, net-
dirigés par les travaillistes au pouvoir et intellectuellement Les travaillistes israéliens appréciaient
depuis le début des années 1930. M ORALEMENT
incapables de freiner la colonisation,
les travaillistes n’en avaient pas moins
le président George W. Bush et ses idéo-
logues néoconservateurs autant que les
leur histoire, leur religion et leur objectif
politique supérieur : l’Etat-nation juif.
tement plus à l’aise dans les salons du
nord de Tel-Aviv que dans les quartiers
pauvres du sud de la ville, sans parler des
Eclate le coup de tonnerre de juin 1967 :
comment l’interpréter et qu’en faire ? amorcé un tournant avec les accords évangélistes de l’Alabama et les colons de Une fois les intérêts de classe rejetés au petites villes de province, lui succéda.
Etait-ce le fruit d’un mauvais calcul égyp- d’Oslo. Leur signataire israélien, le Cisjordanie. C’est pourquoi le naufrage nom de l’unité nationale, quoi de plus
tien, qu’il convenait d’exploiter pour faire premier ministre Itzhak Rabin, vainqueur travailliste de 2009 n’est pas politique, aisé que de convaincre ceux qui se trou- La chute travailliste de 2009 comporte
la paix en utilisant les territoires conquis de la guerre de juin 1967, assassiné en mais moral et intellectuel. Et les électeurs vent au bas de l’échelle sociale que toute toutefois un élément positif pour l’avenir.
comme monnaie d’échange, ou s’agissait- 1995 par un nationaliste religieux, restera, de gauche ont bien senti que, faute d’idée amélioration du niveau de vie passe Qu’il s’agisse de la défaite d’un parti
il d’une suite logique de la guerre d’indé- en un demi-siècle, le seul leader politique neuve, le parti a perdu sa raison d’être. nécessairement par la liberté des marchés, dirigé par un militaire enrichi – au lende-
à avoir dépassé les idées reçues de son Car si tout ce que le travaillisme pouvait la privatisation et la dérégulation, sans main d’une « victoire » à Gaza dont beau-
* Historien, auteur notamment de l’ouvrage Aux temps. Mais il lui fallut vingt ans et l’aven- offrir restait l’emploi de la force et l’appel oublier l’abaissement des impôts sur le coup d’Israéliens se sentent honteux – ou
origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme, ture de 1982 au Liban pour comprendre à l’histoire, point n’était besoin d’investir revenu ? On parvient à persuader la majo- du succès de Kadima, formation conduite
Gallimard, coll. « Folio Histoire », Paris, 2004. que la guerre israélo-palestinienne ne dans une pâle copie quand on pouvait rité des Israéliens que le travail constitue par une femme, Mme Tzipi Livni (et non
prendrait fin que si les deux peuples accep- s’offrir l’original en la personne de une marchandise comme une autre et la son concurrent acharné, l’ancien général
taient de reconnaître mutuellement leurs M. Benyamin Netanyahou. M. Barak, qui « flexibilité » le secret du succès. Shaul Mofaz), les indices s’accumulent
droits nationaux. pensait cueillir les fruits de sa « victoire » d’une certaine maturité du corps électo-
après l’opération de Gaza de l’hiver der- Face à ces idées classiques du néolibé- ral : les gros bras ne sortent plus automa-
Cette prise de conscience, Rabin l’a nier, a fait les frais de ce choix. ralisme, le travaillisme affiche son impuis- tiquement vainqueurs d’une confronta-
payée de sa vie. Mal pensés et mal mis en sance. Incapable d’une critique globale tion politique.
œuvre, les accords d’Oslo auraient peut- Il en va de même en ce qui concerne du capitalisme de marché, il s’adresse à
être pu être sauvés par sa présence : il l’autre versant du vide idéologique : la un électorat vieux et démoralisé, qui Reste un autre problème, qui ronge
La Fondation Res Publica, était trop intelligent et trop pragmatique politique économique et sociale. En réa- continue à voter pour lui moins par aussi les partis sociaux-démocrates euro-
reconnue d’utilité publique, fondée pour accepter d’en appeler indéfiniment à lité, le Parti travailliste, comme le vieux conviction que par habitude. Avec le péens : le manque d’un leadership d’en-
par Jean-Pierre Chevènement, l’argument-massue : un droit de propriété Mapaï constitué en 1930 (2), n’a jamais temps qui passe, cette clientèle se rétrécit vergure. L’absence à la fois d’idées et
trois fois millénaire, gravé dans l’un des été un parti socialiste comparable à ses comme une peau de chagrin : en d’hommes d’Etat n’annonce pas précisé-
on
vite à s
premiers grands livres du genre humain. « frères » européens. La primauté des février 2009, elle s’est réduite à 10 % des ment des lendemains qui chantent. Les
vous in qu e : impératifs nationaux en a fait, dès sa fon- suffrages, représentés par treize députés. Israéliens ne sont pas les seuls concernés ;
ème ollo
50 c
« Obama, tournez-vous vers la Bible », dation, une formation assez spécifique, Les jeunes ont fui le parti. Des Palesti- mais, pour eux, le temps presse, comme
clame une fois de plus le vétéran du jour- éloignée non seulement des partis de Léon niens, puis des Chinois ou des Thaïlandais nulle part ailleurs.
Où va
nalisme israélien, Yoel Markus, proche Blum, Rudolf Hilferding (3) et des austro- remplacent depuis longtemps les travail-
depuis un demi-siècle de la droite du Parti marxistes (4) comme Otto Bauer, mais leurs manuels jadis encadrés par le
?
l’Iran
travailliste (1). Confrontés à une poli- même du Parti travailliste britannique, syndicat (Histadrout) et le Mapaï. Dans
(1) Haaretz, Tel-Aviv, 17 juillet 2009.
tique américaine moins indulgente face qui, en 1931, amorce un virage vers le les universités, le militantisme travailliste
Lundi 23 au désastre de la colonisation, l’actuel socialisme. est insignifiant. (2) Fondé par David Ben Gourion et Golda Meïr, le
Mapaï – Parti des ouvriers d’Eretz Israël – fut au pou-
novembre 2009 ministre de la défense Ehoud Barak et voir jusqu’en 1977 sous différentes appellations.
ses proches ne trouvent toujours pas de Le Mapaï a toujours banni le marxisme, L’ancien dirigeant Pérès, battu aux pri-
à 18 heures principe à opposer aux colons – même même le plus édulcoré, et jugé le capita- maires de 2005 par le syndicaliste Amir
(3) Socialiste allemand d’origine autrichienne.
(4) L’austromarxisme fut un courant influent de la
s’ils essaient et parfois réussissent à lisme et la propriété privée en fonction des Peretz, a déserté pour rejoindre Kadima, social-démocratie avant la première guerre mondiale.
A la Maison de la Chimie, démanteler quelques petites implanta- seules exigences de la construction natio- le parti créé par M. Ariel Sharon. Nombre Il prévoyait l’autonomie nationale-culturelle pour les
28 rue Saint Dominique, 75007 Paris tions dites « sauvages ». Ils reculent rapi- nale. Le grand modèle de M. Barak, d’électeurs travaillistes en ont conclu que, minorités. Il a exercé une influence sur le Bund et sur
une partie de l’extrême gauche sioniste.
Entrée libre sous réserve de votre dement devant les menaces de guerre comme celui de son prédécesseur Shimon si après un demi-siècle au parti, un ancien
civile brandies chaque fois que l’on ose Pérès, reste M. Anthony Blair, que les premier ministre pouvait du jour au len- (5) Cf. sa contribution dans The Neocon Reader,
inscription à res-publica@wanadoo.fr sous la direction d’Irwin Stelzer, Grove Press, New
ou au 01 45 50 39 50 parler d’un repli territorial. Ne leur reste néoconservateurs américains considèrent demain rejoindre le camp adverse, cette York, 2004.
plus qu’à se rabattre sur les nécessités de comme l’un des leurs (5). Et les dirigeants formation n’avait décidément ni idées ni (6) Lire, sur le cas américain, Thomas Frank,
www.fondation-res-publica.org la politique internationale, autrement dit travaillistes ont glissé avec une étonnante objectifs stratégiques pour lesquels il Pourquoi les pauvres votent à droite, Agone, coll.
les pressions américaines. facilité vers le néolibéralisme, fondé sur vaille la peine de voter, a fortiori de com- « Contre-feux », Marseille, 2008.
7 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

A L’OMBRE DE LA PENSÉE AMÉRICAINE

Quelle réf lexion stratégique européenne ?


L’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, qui vient mentaux restent proches du terrorisme ouverte. Or de quoi dispose-t-elle ? L’Ins- des Etats-Unis et du Canada en vue de
(Arabie saoudite, Pakistan). Toutefois, titut d’études de sécurité de l’Union euro- procéder à une analyse prospective des
d’être créé sous le patronage du ministère de la défense, ne fait que désigner le risque ne suffit pas, il faut aussi péenne (IES), créé en 2002, compte à questions de défense (...) et à enrichir le
concrétiser la pauvreté de la réflexion française dans ce domaine. Le le rendre menaçant. Les stratégistes réuti- peine une dizaine de chercheurs à temps dialogue transatlantique sur toutes les
lisèrent donc trois méthodes classiques : plein. Son approche est fondée sur une questions de sécurité ».
peu de moyens dont disposera cet organisme et ses orientations l’hypertrophie de la menace, l’irrationalité vision européenne, mais on remarque
de l’adversaire et sa sauvagerie. dans les missions qui lui sont assignées Le monde militaro-intellectuel euro-
vers les études internationales plutôt que vers la quête d’une un fort tropisme américain puisqu’il a péen est atteint d’ontologie atlantiste,
doctrine indépendante laissent penser que le retard de l’Europe ne S’y ajoutèrent la thématique du secret et vocation, selon la charte fondatrice (9), à incapable de penser la globalisation
du complot (« guerre secrète », « archives « réunir des universitaires, des fonction- autrement que comme une projection de
sera pas comblé, et que les « think tanks » américains continueront secrètes »), celle de la diabolisation naires, des experts et des décideurs des sa propre image, un centre américain et
(«spectre», «nébuleuse islamiste», «zom- Etats membres, d’autres pays européens, une périphérie plus ou moins distante.
à fixer le cadre des analyses occidentales. bie », « fanatique », « ennemi invisible »),
une partie de l’ancien vocabulaire de la
guerre froide étant recyclé (« Internatio-
nale islamiste », « troisième totalitarisme »,
Neutralisation ou destruction
PA R P I E R R E C O N E S A * « axe du Mal »...). Un an avant le 11-Sep-
tembre, on ne parlait pourtant pas de , la prospective stratégique stratèges américains, alors que les institu-
terrorisme, et encore peu d’islamisme :
Bruce Hoffman, expert américain de la
E N RÉALITÉ
européenne devrait se concentrer
autour de quatre questions centrales : les
tions européennes se sont construites sur le
consensus et la négociation, relève de l’hé-
vous rendre Corporation, emploie près de mille cinq

N
OUS ALLONS Rand en matière de terrorisme, déplorait Etats-Unis, responsables de la crise finan- miplégie intellectuelle.

« le pire des services, nous


allons vous priver d’en-
nemi ! », avait prévenu en
1989, dès la chute du mur
cents personnes – cinq bureaux dans
le pays, et quatre à l’étranger – et dis-
pose d’un budget de 130 millions de
dollars (3).
même la diminution de ses effectifs
de recherche.
La stratégie du fort au « fou » énoncée
cière, stratégique et civilisationnelle,
auront-ils demain la même légitimité à
assurer un leadership mondial ? Ceux-là
L’Europe doit disposer de sa propre
capacité d’évaluation des crises. Quelles
mêmes qui avaient aveuglément soutenu sont celles qui pourraient la menacer et
de Berlin, le diplomate soviétique Alexan- par François de Rose (8) permet de terro- les excès de la période Bush se retrouvent quels moyens, militaires ou non militaires,
dre Arbatov. « L’ennemi soviétique avait Rien de comparable n’existe dans les riser autour de la prolifération nucléaire. aujourd’hui dans la dénonciation radicale employer pour les résoudre ? Doit-elle
toutes les qualités d’un “bon” ennemi : autres démocraties : la délégation aux Certains pays voulant disposer de l’arme qu’en fait M. Barack Obama, comme hier avoir des concepts stratégiques propres
solide, constant, cohérent. Militairement, il affaires stratégiques du ministère de la nucléaire sont décrits comme les « fous » les communistes orthodoxes se ralliaient au privilégiant la neutralisation de la menace
nous était semblable, construit sur le plus défense français compte à peine une cen- (Iran, Corée du Nord) – contrairement rapport Khrouchtchev (une critique radi- plutôt que sa destruction ? Nombre de
pur modèle “clausewitzien”; inquiétant taine de personnes et un budget d’études aux pays « amis » (Israël, Pakistan) – et cale du stalinisme) pour prouver que Mos- stratégistes européens se demandent ce
certes, mais connu et prévisible (1). » Sa de 4 millions d’euros environ pour animer servent d’épouvantails pour expliquer les cou avait toujours raison. Continuer à que pensent les Américains d’un pro-
disparition plongea les experts en stratégie le milieu de l’expertise universitaire ; le menaces. Voire, comme en Irak, de bouc énoncer que la démocratie apporte la paix blème plutôt que ce que l’Europe doit en
(ou stratégistes) des démocraties occiden- Stockholm International Peace Research émissaire, lorsque les faux rapports de et que seules les dictatures sont bellicistes penser. Ainsi en est-il de la montée en
tales dans un profond désarroi. Ils plaidè- Institute (Sipri), en Suède, se contente renseignement, américain et britannique, paraît un peu insuffisant en termes de sécu- puissance de la Chine ou du rapport à la
rent pendant quelque temps qu’il ne fallait d’une cinquantaine de chercheurs, et l’In- annonçant l’existence de programmes rité internationale, au regard des crises Russie. Le dernier sommet de l’Organi-
pas baisser la garde, ni engranger trop vite ternational Institute for Strategic Studies d’armes de destruction massive furent uti- afghane, irakienne et pakistanaise. sation du traité de l’Atlantique nord
les dividendes de la paix, mais le cœur n’y (IISS), au Royaume-Uni, d’une quaran- lisés pour attaquer le pays. (OTAN) de juin 2009 n’a pas apporté de
était plus. Il fallut attendre vingt ans pour taine, pour un budget de 9,2 millions d’eu- Empêtrée dans ses problèmes institu- vision stratégique européenne claire, si
que la Russie soit de nouveau définie ros. Les débats stratégiques occidentaux En une décennie, la stabilité planétaire tionnels, l’Europe peut-elle et doit-elle ce n’est la garantie de la survie de la seule
comme une grave menace. sont donc pour l’essentiel formulés par assumée par deux superpuissances a fait devenir une puissance ? Si oui, selon quels organisation militaire intégrée de la pla-
les cercles stratégiques américains, puis place à des crises à stricte dimension régio- termes ? Penser les relations internatio- nète – dans laquelle l’Europe n’a pas les
Dès lors, peu importe que le crime retraités par les autres. nale (Yougoslavie, Somalie, Timor, Haïti). nales exclusivement comme le font les moyens militaires de peser.
organisé italien tue davantage que son Mais qui hiérarchise les crises et les
homologue russe, c’est ce dernier qui Après la libération du Koweït, on crut à risques ? Qui a décidé que la Somalie était
inquiète. Dans le même registre, le passé la « menace du Sud » pour remplacer celle une crise en 1993? Qui découvre que l’Irak
« de l’Est ». Une simple réorientation géo- (1) Général Eric de La Maisonneuve, Agir, no 11-12, (5) Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier.
de M. Vladimir Poutine, qui fut un de Saddam Hussein est tout à coup devenu Paris, octobre 2002. L’Amérique et le reste du monde, Hachette, Paris, 1997.
modeste lieutenant-colonel du Komitet graphique aurait permis de conserver un une menace imminente? Dresser l’agenda, (2) Paul Dickson, Think Tanks, Atheneum, New
Gossoudarstvennoï Bezopasnosti (KGB) cadre stratégique et des moyens iden- c’est établir les termes du débat. (6) Cité dans Olivier Zajec, Les Secrets de la
York, 1971, p. 133 géopolitique. Des clés pour comprendre, Tempora,
– le Comité de sécurité de l’Etat de l’ex- tiques. Mais le Sud, trop hétérogène, se (3) Les données sont extraites de la thèse de Jean- Paris, 2009.
URSS –, intéresse bien plus que l’acces- prêtait mal à cette généralisation jusqu’à L’Europe a plus suivi les Etats-Unis Loup Samaan, Contribution à une sociologie de l’ex-
sion à la présidence des Etats-Unis de ce qu’apparaisse la thèse du « choc des qu’elle n’a mûri son identité stratégique. pertise militaire. La Rand Corporation dans le champ (7) C5I, acronyme pour « command, control,
américain des études stratégiques depuis 1989, docu- communications, computers, collaboration and
M. George H. W. Bush (1989-1993), civilisations », sous la plume du profes- Devenue un acteur important des crises, ment dactylographié, université Paris-I, 2008. Le bud- intelligence ».
pourtant ancien directeur de la Central seur de science politique américain la Commission n’est pas un Etat et ne dis- get de la Rand paraît toutefois presque misérable à
Intelligence Agency (CIA)... Samuel Huntington (4). pose d’aucun service de police ou de ren- côté de ceux d’Aerospace (6 milliards de dollars), de (8) François de Rose, « Pour une dissuasion du fort
l’Institute for Defense Analyses (IDA, 8 milliards de au faible », Relations internationales et stratégiques,
seignement, pas plus que d’un ministère o
n 12, IRIS, Paris, 1993, p. 101.
Dans cette construction de l’image d’un On s’inquiéta aussi des « zones grises » dollars) ou de Mitre (204 milliards de dollars), des
des affaires étrangères susceptible de l’in- organismes rattachés à l’une ou l’autre des armées ou
ennemi, les instances de réflexion straté- et des « Etats faillis » (failed states) qui former en propre. Pour l’analyse de la (9) Action commune du Conseil du 20 juillet 2001
institutions de défense. relative à la création d’un Institut d’études de sécurité
gique occupent un rôle central. C’est échappaient au droit. Le Grand Echiquier, situation internationale, elle dépend donc (4) Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, de l’Union européenne, Journal officiel des Commu-
même l’une de leur trois raisons d’être : de M. Zbigniew Brzezinski (5), un ancien totalement de l’expertise extérieure Odile Jacob, Paris, 1997. nautés européennes du 25 juillet 2001.
identifier un Autre menaçant ; justifier le conseiller du président James Carter,
système de défense en dressant la hiérar- devint le bréviaire de la vision unilatéra-
chie des risques ; légitimer l’emploi de la liste des dirigeants américains. L’impor-
force. L’écrivain Paul Dickson parlait déjà tant n’est plus l’ennemi mais le maintien
en 1971 de « complexe militaro-intellec- de la suprématie : « Puisque la puissance
tuel (2) » pour décrire cette énorme sans précédent des Etats-Unis est vouée à
machinerie héritée de la guerre froide. décliner, la priorité est donc de gérer
Aux Etats-Unis, on compte entre cinq l’émergence de nouvelles puissances
cents et mille cinq cents think tanks mondiales de façon à ce qu’elles ne
(institutions privées ou publiques de mettent pas en péril la suprématie
recherche), dont le plus célèbre, la Rand américaine (6). »

Globalisation de la peur
par les néoconserva-
L A RECONQUÊTE
teurs de ces instances de réflexion stra-
tégique marque une étape essentielle. En
Faute d’ennemis, la réflexion stratégique
américaine s’est essentiellement consacrée
à un «fétichisme technologique» : la révo-
© Hannah

1997, ceux-ci fondent le Project for the lution dans les affaires militaires (RMA),
New American Century (PNAC), défini lancée par l’Office of Net Assessment, de
comme une organisation d’éducation qui M. Andrew Marshall, privilégie les armes
pose en principe fondamental pour le dites « de précision » et tente de rendre la
XXIe siècle que « le leadership américain guerre acceptable en prétendant limiter les
est à la fois bon pour l’Amérique et bon effets collatéraux et réduire le nombre de
pour le monde ». Le rapport « Rebuilding morts. Puis apparaît la thématique de la
America’s defenses » (« reconstruire les cyberguerre (dont le bogue de l’an 2000
défenses de l’Amérique »), rédigé par les sera la version publique), la défense anti-
membres du PNAC avant le 11 septem- missile, les approches C2I, puis C3I, puis
bre 2001, pose les principes de la légiti- C4I, puis maintenant C5I (7), la transpa-
mité de la guerre préventive et de l’ac- rence du champ de bataille, l’architecture
ceptabilité de l’usage de l’arme atomique des systèmes de systèmes, etc.
avec les minibombes nucléaires.
A cette tendance a correspondu la pré-
Dans les démocraties, les stratégistes dilection pour le renseignement d’origine
sont tenus à une certaine transparence et
à un discours public, officiel ou quasi
technique au détriment du renseignement
humain, dont on a pu mesurer les limites
Dans les coulisses
officiel : Livre blanc sur la défense, en
France, en 1994 et en 2008 ; « Strategic
defence review » (SDR) de 1998 et « SDR
lors des attentats du 11 septembre 2001,
puis des guerres en Afghanistan et en Irak.
Toutes ces avancées technologiques
de Wall Street
new chapter » de 2002, au Royaume-Uni ;
«Towards a grand strategy for an uncer-
tain world. Renewing transatlantic part-
ciblaient un adversaire qui aurait accepté
un combat traditionnel. Il ne s’en trouva
qu’un : Saddam Hussein dans la première
et des banques
nership », aux Etats-Unis (2007), etc.
Tous ces documents expliquaient qu’il
n’y avait plus d’ennemis majeurs mais
partie de la guerre d’Irak (20 mars -
1er mai 2003). Par la suite, les belligérants
refusèrent le combat frontal.
européennes...
que l’effort de défense devait être
maintenu, s’appuyant sur une sémantique Les attentats contre le World Trade Cen-
stratégique et des légitimations diversi- ter et le Pentagone sont venus globaliser la
fiées : l’ennemi, les menaces, la destruc- peur. Le président George W. Bush a donc
tion de la planète ont été remplacés par déclaré la guerre... à des concepts : une
des « défis », des « incertitudes », des guerre globale contre le « terrorisme » et la
« crises », des « risques », des « muta- « prolifération ». Il a défini de manière
tions » ou des « intérêts ». arbitraire les ennemis : Iran, Irak, Corée du
Nord (qui n’ont pourtant rien à voir avec
*Ancien haut fonctionnaire, auteur, notamment, de
les attentats du 11-Septembre), en oubliant
les alliés proliférants (Israël, Pakistan,
www.plon.fr
l’ouvrage Les Mécaniques du chaos. Bushisme, pro-
lifération et terrorisme, L’Aube, Paris, 2007. Inde) ou dont certains secteurs gouverne-
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
8
LES ETATS-UNIS S’INTERROGENT

Surprenante souplesse
Alors que l’armée pakistanaise a lancé une grande offensive dans dissiperaient le brouillard de la guerre et
rendraient cette puissance invincible. L’Irak
le Waziristan sud, le débat s’intensifie aux Etats-Unis sur l’avenir et la résurgence des talibans ont brutale-
de l’engagement en Afghanistan. Nombre de commentateurs ment discrédité ces idées. Aussi la «révo-
lution culturelle», le retour à l’identité et au
dressent un parallèle avec l’enlisement américain au Vietnam sang, à la terre et à la foi comme sources de
conflit sonnent-ils comme un coup de
(lire, ci-dessous, l’article de William R. Polk). Sur le terrain, les semonce contre ce fantasme.
troupes étrangères affrontent un ennemi qui, au-delà de sa Mais le culturalisme, tout autant que la
rhétorique religieuse, fait preuve de pragmatisme tant sur le foi aveugle dans la technologie, peut
conduire à l’erreur. L’hypothèse de la
plan tactique que politique. similitude peut être dangereuse, tout
comme une fixation sur le bizarre,
l’« orgueil » arabe ou l’« honneur » musul-
PA R PAT R I C K P O R T E R * man. Et la conviction que nous « connais-
sons » un ennemi intimement ou que nous
générons une connaissance systématique
de sa culture peut engendrer une confiance

Q
UI les Etats-Unis combattent- W. Bush visant à remodeler le monde à fallacieuse et des défaillances analy-
ils ? Des extraterrestres ? Ralph l’image des Etats-Unis. Désormais, l’opi- tiques. Qui peut oublier ce spécialiste
Peters en est persuadé. Ce polé- nion penche en faveur de la différence, et chevronné de l’Iran, agent de la Central
miste, lieutenant-colonel amé- Huntington peut sourire dans sa tombe. Intelligence Agency (CIA), qui faisait
ricain à la retraite, redoute que l’éloge du gouvernement et de la stabilité
les talibans ne soient des sauvages « préfé- Comme le déclare un général américain, du chah d’Iran en 1978, six mois avant la
rant leurs modes de vie rudimentaires et les Etats-Unis s’engagent aujourd’hui dans révolution islamique ?
leurs cultes impitoyables» débarqués d’une des conflits «culturels» en marge de l’em-
autre planète. Le combat contre eux se pire. Pour intervenir sur ces terres étranges, S’il est un lieu dépeint par ces analyses
résumerait à une « collision frontale entre que ce soit dans des missions de stabili- comme un nid d’ennemis exotiques
civilisations de différentes galaxies (1) ». sation ou des opérations militaires de culturellement figés, c’est bien le creuset
« reconstruction nationale », l’armée Pakistan-Afghanistan. Depuis 2001, la lit-
Peters n’entonne pas les trompettes de la cherche à user de la culture comme d’une térature à stéréotypes fait référence à l’éter-
victoire. Pour lui, les soldats américains arme. Le programme Human Terrain nel « cimetière des empires ». Cette « terre
sont, aux Etats-Unis, à la merci de médias Teams du Pentagone (2) et le nouveau d’ossements » a refoulé dans le passé plus
hostiles, de dirigeants ignorants et d’une manuel de contre-insurrection FM3-24 d’un envahisseur, d’Alexandre le Grand
population bercée par l’opulence et le libé- redécouvrent l’anthropologie coloniale; on aux Soviétiques.
ralisme. Il réactualise ainsi Rudyard observe un regain d’intérêt pour des tra-
Kipling, cet écrivain britannique qui avait vaux classiques sur l’« esprit arabe ». Pour les commentateurs, les talibans ne
averti l’Angleterre victorienne que ses Historiquement, des crises impériales telles peuvent être compris qu’en des termes
armées seraient submergées par des hordes que la révolte indienne des cipayes en 1857 « étrangers à la pensée occidentale », et la
et que l’Afghanistan était une terre où les ont stimulé le renouveau de l’ethnogra- guerre se résume à un choc culturel entre
empires venaient mourir. phie et des traditions tribales. En 1940, une théocratie archaïque et une grande
Ce virage vers l’exotique, en réponse après des guerres contre des « peuples puissance riche et ultramoderne. Renversés
aux complexités de la guerre, transcende étranges » – au Nicaragua et dans les à l’automne 2001, les talibans mènent une
les divisions politiques. Le «choc des civi- Caraïbes –, les marines ont produit leur révolte que beaucoup considèrent comme
lisations » prophétisé par le défunt Samuel Small Wars Manual recommandant l’étude avant tout culturelle...
Huntington peut être démodé dans les uni- des « particularités raciales » des autoch-
versités, mais l’idée que les étrangers nous tones. C’est un vieux réflexe. Il est tentant de traiter les Afghans eux-
ressemblent est ternie par les suites de la mêmes comme prisonniers de leurs tradi-
guerre en Irak et le projet de M. George La culture sert d’antidote à l’arrogance tions. Certains soutiennent que les tribus
technologique américaine des années 1990.
Des visionnaires croyaient alors que les (1) « Taliban from outer space : Understanding
* Spécialiste des questions de défense au King’s munitions de haute précision, les technolo-
College de Londres, auteur de Military Orientalism : Afghanistan », New York Post, 3 février 2009.
Eastern War Through Western Eyes, Columbia Uni- gies de l’information et les satellites déve- (2) Lire William O. Beeman, «L’anthropologie, arme
versity Press, Irvington, NY, 2009. lopperaient une capacité de tuer sans égale, des militaires », Le Monde diplomatique, mars 2008.

Les leçons oubliées


RMN

Fragment de tête de Bouddha, site de Hadda (Afghanistan), IVe siècle

jamais contrôlé plus du cinquième du ter- Stanley McCrystal, commandant en chef Dans le New York Times du impliqué dans le trafic de drogue ; il mon-
ritoire, malgré l’importance de leurs des troupes américaines et de l’OTAN 23 août 2009, le journaliste Richard naie les emplois dans la police, l’armée et
PA R W I L L I A M R . P O L K * contingents et de leurs victoires militaires, dans ce pays, essaie de concrétiser. Oppel Jr illustre cette configuration à Khan les services publics ; il juge les affaires
ils ont dû se retirer en 1989, et cette Neshin, dans le Helmand : le gouverneur juridiques à la taille des pots-de-vin et a
guerre contre les moudjahidins a virtuel- En tant que membre du Policy Plan- de la province lui a confié qu’il n’y dispo- même fourni des munitions aux talibans.
un documentaire (1) où il

D
ANS lement détruit l’Union soviétique. ning Council, je suis intervenu en 1963 sait d’aucun groupe de conseillers suscep- Pour lui, tout est à vendre. La réélection
relate son séjour en Afghani- devant l’US National War College pour y tibles de l’aider dans sa tâche, pas davan- de M. Hamid Karzaï s’apparente à une
stan aux côtés des troupes Pareille expérience n’a toutefois rien prédire notre défaite au Vietnam. J’y ai tage de médecins, d’enseignants ni de bien véritable farce – les résultats ayant été
américaines, le réalisateur Bing d’exceptionnel : la Grande-Bretagne avait plaidé la nécessité d’agir sur trois fronts d’autres corps de métier. En revanche, il annoncés bien avant le décompte des
West se fait l’écho d’une opinion très combattu les Afghans en 1842, de 1878 – politique, administratif et militaire – en avait des policiers voleurs et quelques sol- voix –, et l’autorité du président ne
populaire aux Etats-Unis : « Il faut infliger à 1880, puis en 1919, et subi autant de attribuant à chacun un pourcentage selon dats prétendant se trouver là en vacances. dépasse pas les limites de Kaboul.
de plus lourdes pertes à nos ennemis dans pertes que l’URSS avant de jeter son importance. Le front politique repré- Sans doute la situation est-elle meilleure
les combats, afin que le moral des talibans l’éponge. Selon M. Zamir N. Kabulov, sentait, selon moi, environ 80 % du com- dans certaines régions, mais elle est pire En revanche, l’Afghanistan diffère du
et leurs réseaux soient brisés. [Nous] ancien ambassadeur soviétique, puis bat à mener, mais le Vietminh avait gagné dans d’autres. Pour reprendre une éva- Vietnam par l’existence des fameux chefs
devons également mettre en œuvre de nou- russe, à Kaboul, les Etats-Unis, notam- sur ce terrain dès la fin des années 1940 ; luation en pourcentages des fronts d’in- de guerre, détestés tout autant que
velles stratégies pour augmenter les pertes ment en reproduisant les erreurs de comme l’a observé le président Dwight tervention, les actions de «reconstruction redoutés, qui contrôlent le gouvernement.
ennemies sur le champ de bataille. » Moscou, sont engagés dans la même Eisenhower, Hô Chi Minh aurait rem- nationale» en Afghanistan équivalent au Pour «gagner» le dernier scrutin, M. Kar-
voie. Ils veulent à la fois écraser les tali- porté des élections libres, même dans le mieux à 8 % – à peine plus de la moitié de zaï a ainsi rapatrié de Turquie le tristement
Pareil projet traduit à la fois une bans par la force, diviser leur direction et Vietnam du Sud (4). mon estimation concernant le Vietnam. célèbre Ouzbek Rashid Dostum (5). Ces
méconnaissance de l’Afghanistan et une briser leurs liens avec le peuple, traiter chefs, associés aux Etats-Unis dans l’esprit
indifférence à l’égard de sa population. En avec un gouvernement de leur choix tout La composante administrative s’éle- des Afghans, sont encore une épine dans
effet, que cela plaise ou non, les talibans
représentent aux yeux de cette popula-
en limitant leurs pertes militaires. vait quant à elle à 15 % : à la fin des
années 1950, le Vietminh avait détruit
R ESTE l’intervention de l’armée améri- le pied des militaires américains.
caine : s’il est certain qu’avec une force
tion majoritairement pachtoune la seule Ces stratégies rappellent étrangement toute l’administration du Sud, éliminant de frappe supérieure les Etats-Unis De quoi sera donc fait l’avenir ? Le
organisation politico-militaire efficace d’un l’expérience du Vietnam, où les Etats- de nombreux fonctionnaires, policiers, gagneront toujours les batailles d’impor- président Barack Obama affirme que les
pays où ils sont enracinés tant par la reli- Unis ont tenté – en vain – de fractionner professeurs, docteurs... et empêchant la tance, les insurgés ne disparaîtront que Etats-Unis doivent gagner. Le ministre de
gion (un islam bien spécifique) que par le la direction de l’ennemi et de trouver des collecte des impôts, la délivrance de mes- pour mieux reparaître. Aussi peut-on la défense Robert Gates proclame qu’ils
code de l’honneur. « modérés » susceptibles de se retourner sages, le fonctionnement des services généreusement évaluer à 3 % l’impor- doivent se maintenir en Afghanistan
contre les « jusqu’au-boutistes ». Ils se publics – ainsi que les déplacements des tance de l’effort militaire occidental – la « quelques années » (pas moins de qua-
La rédaction d’un rapport sur la poli- sont évertués à couper les communistes soldats du Vietnam du Sud après la tom- probabilité d’une « victoire » décisive ne rante, selon le général britannique David
tique américaine m’ayant amené à décou- du reste de la population (en regroupant bée de la nuit. Enfin, la dimension militaire dépassant pas 10 %.
vrir l’Afghanistan en 1962, j’y ai vu une celle-ci dans des « hameaux straté- représentait les 5 % restants – et,
montagne rocailleuse, morcelée par de giques » [2]). Et ils ont traité avec un gou- quoique les Etats-Unis y aient concentré L’ancien gouvernement sud-vietnamien (1) « Close-in firefight Afghanistan July 09 »,
profonds ravins et parsemée de quelque vernement qu’ils avaient installé. leurs efforts durant une décennie, ni la et l’actuelle administration afghane se rejoi- www.youtube.com
vingt mille « balles de ping-pong » : des contre-insurrection ni même les combats gnent sur un point essentiel : la population (2) Le programme « Hameau stratégique » conçu
villages autonomes, qui partagent une reli- de grande envergure n’ont eu d’incidence les déteste et les craint. La corruption des par le Vietnam du Sud et les Etats-Unis en 1961 visait
gion et des coutumes, mais vivent en
autarcie. S ELON les « Pentagon Papers » (3), qui sur le terrain. autorités de Saïgon était proverbiale – non
seulement les fonctionnaires détournaient
à lutter contre l’insurrection par le biais de transferts
de population.
constituent le rapport officiel le plus (3) Expression habituellement employée pour dési-
complet et le plus détaillé sur la guerre De même, en Afghanistan, la coali- les aides financières et la nourriture desti- gner le rapport intitulé « United States -Vietnam rela-
Les Soviétiques, qui avaient envahi le tion occidentale n’exerce qu’une faible nées au peuple, mais ils vendaient à leurs tions, 1945-1967 : A study prepared by the department
pays en 1979, ont fini par comprendre, du Vietnam, « la tentative de traduire la of defense » (« Relations entre les Etats-Unis et le Viet-
nouvelle théorie de la contre-insurrection influence – sinon aucune – sur les dimen- propres ennemis du Nord les équipements nam, 1945-1967 : une étude préparée par le départe-
après une décennie d’affrontements et la sions politique et culturelle : les Afghans militaires et les armes fournies par les
perte de quinze mille soldats, que même dans une réalité opérationnelle [par] un ment de la défense »).
mélange de mesures militaires, sociales, psy- haïssent uniformément, et depuis tou- Etats-Unis. En outre, toutes les missions (4) Les accords de Genève de juillet 1954, qui
s’ils détruisaient nombre de ces « balles » jours, les incursions étrangères. Concer- dangereuses incombaient aux forces amé-
chologiques, économiques et politiques [a mirent fin à la guerre française d’Indochine, pré-
et expulsaient des milliers de personnes, été] marquée par une constance des résul- nant l’administration, les Etats-Unis ont ricaines. Un colonel de l’Interagency Task voyaient la tenue d’élections générales en juillet 1956
ils ne gagneraient pas la guerre. N’ayant tats et des techniques : toutes ont lamenta- dressé un inventaire (demandé par le Force, que je dirigeais, soutenait que, sitôt
pour réunir le nord et le sud du pays. Estimant que le
Vietminh obtiendrait environ 80 % des suffrages, les
* Ancien membre du Policy Planning Council, pro- blement échoué ». Or c’est cette politique Congrès) des succès enregistrés dans ce les plans américains connus de l’armée Etats-Unis s’employèrent à empêcher la tenue du scru-
fesseur d’histoire à l’université de Chicago, président du que le général David Petraeus, comman- secteur : ils sont peu nombreux et éphé- sud-vietnamienne, les marines pouvaient tin. Cf. Alain Ruscio, La Guerre française d’Indo-
mères – dès que les troupes américaines chine, Complexe, Bruxelles, 1992, p. 227.
Adlai Stevenson Institute of International Affairs, auteur, dant en chef de l’United States Central être sûrs de tomber dans une embuscade.
notamment, de Violent Politics. A History of Insurgency, Command (Commandement central de se retireront, les talibans, à l’instar des (5) M. Dostum est notamment accusé d’avoir laissé
Terrorism & Guerrilla War, From the American Revo- massacrer plusieurs milliers de talibans détenus en
lution to Iraq, Harper, New York, 2008, et Understan- l’armée des Etats-Unis, Centcom), a res- Vietnamiens du Nord, réduiront à néant En Afghanistan, le pouvoir mis en 2001 dans une prison du nord du pays, lors du ren-
ding Iran, Palgrave Macmillan, New York, 2009. suscitée en Afghanistan et que le général tout ce qui a été mis en place. place par Washington est largement versement du régime de ces derniers.
9 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

SUR LEUR DISPOSITIF MILITAIRE

tactique des talibans en Afghanistan


pachtounes, constituant la majorité des vanté : « Les Américains aiment le Pepsi- dahar, auprès duquel la population peut avantages que leur procure sa technolo- dans leur cachette de Tora Bora des copies
forces talibanes, sont liées à un code Cola, mais nous aimons la mort. » faire entendre ses griefs. Ils tentent égale- gie. Ils prêchent la tradition, mais prati- annotées de l’ouvrage du théoricien prus-
d’honneur vengeur fondé sur les liens de ment de limiter l’action des milices privées quent le changement. sien Carl von Clausewitz, De la guerre.
sang. Et The Economist de ressasser : Lorsque les talibans ont pris le contrôle avec des codes de conduite bannissant les
« Dès que son honneur est terni – et c’est de la quasi-totalité du territoire, en 1998, à raids contre les habitations, le vol, le pil- Al-Qaida soulève un paradoxe ana- Al-Qaida s’adapte aux idées des « infi-
bien le problème pour les Américains –, la suite de la guerre civile, ils ont imposé la lage. Pour lutter contre la coalition dirigée logue. On l’associe volontiers à un reli- dèles», et ses camps d’entraînement regor-
un Pachtoun est obligé de se venger (3). » charia, dans sa forme la plus austère et la par les Américains, ils étudient la doctrine quat du Moyen Age, avec son rêve de cali- gent de livres publiés en Occident. L’orga-
D’autres présentent les talibans comme plus intransigeante. Dans un pays où l’is- de contre-insurrection occidentale ainsi fat musulman ou sa nostalgie d’une nisation pille les manuels d’entraînement
des mystiques d’un autre monde. Quand, lam puritain n’a que rarement dominé, le que ses retombées sur les cœurs et les Espagne perdue en 1492. Ou à un acteur occidentaux, ceux des gauchistes révolu-
lors d’une interview, des soldats talibans nouvel ordre bannit la musique et l’alcool; esprits. L’interaction stratégique avec l’en- stratégique employant la force comme une tionnaires, cite le concept contemporain
se sont interrompus pour prier, un jour- introduit les châtiments corporels ; interdit nemi revêt la même importance que les fin en soi : il ne brandit pas la guerre de « guerre de quatrième génération » et la
naliste a envié leur « force et [leur] les images jugées iconoclastes, brise des traditions vénérées. comme un instrument de la politique, théorie des «trois phases de la guérilla» de
pureté », leur « sens transcendantal de la milliers d’objets d’art préislamique au mais met en scène un théâtre d’horreurs. Mao Zedong. Elle amalgame les croyances
paix, leur détermination et leur proximité musée de Kaboul, détruit des statues boud- Si l’insurrection afghane possède une religieuses et la pensée stratégique clas-
avec la mort et Dieu, des caractéristiques dhistes anciennes (notamment dans la val- base ethnique dans les communautés pach- Cependant, Al-Qaida est issu d’un mar- sique et contemporaine.
très rares dans l’Occident moderne ». lée de Bamiyan) ; procède à un nettoyage tounes, elle ne peut y être réduite. Les ché mondial d’idées et de technologies. Le nouvel intérêt porté aux univers
ethnique, massacrant des milliers de Haza- loyautés tribales traditionnelles ont été En tant que réseau, il lutte pour contrôler sociaux de sociétés étrangères a aidé l’ar-
Le refrain est clair : là où nous sommes ras (chiites), à Mazar-e-Charif ; exécute déstabilisées et transformées avec l’émer- des adhérents violents et puritains qui lui mée américaine à se réformer et à devenir
stratégiques, modernes et politiques, ils des homosexuels et des dissidents poli- gence des tanzim (sorte de groupements aliènent la sympathie des populations plus efficace et plus humaine. Face à des
sont primitifs et détachés du monde. Et les tiques ; prive les filles d’enseignement politiques) autant que des qawm (groupes musulmanes, de l’Algérie à l’Irak. Mais il situations de guerre d’insurrection, de
Occidentaux ne sont pas seuls à être sai- public et crée une police religieuse chargée de solidarité ou d’appartenance non homo- n’est guère réductible à un mouvement conflit communautaire ou d’effondrement
sis par un sentiment de différence radicale. de battre les femmes n’observant pas le gènes sur le plan territorial, comprenant prémoderne ou simplement nihiliste. Ses d’un Etat, il est bon d’être préparé. Mais, si
Comme un combattant afghan s’en est code vestimentaire de rigueur. des sectes religieuses et des alliances prag- communiqués contiennent des principes la culture peut être abordée avec de nom-
matiques). Les talibans eux-mêmes n’opè- stratégiques classiques. Lorsqu’il déclare breux niveaux de sophistication, le mot
rent pas uniquement sur un mode tribal. la guerre aux Etats-Unis, M. Oussama devrait toujours inquiéter.
Des guérilleros de l’âge Internet Leur direction comprend des membres des Ben Laden justifie sa stratégie de guérilla
tribus Durrani et Ghilzai, et leur mouve- non seulement comme une manifestation Nous ne pourrons peut-être jamais
ment rassemble des groupes rivaux, y com- de la violence sacrée, mais comme une évacuer l’Oriental mythique de notre
, les talibans ont su redéfinir
P OURTANT
leurs principes au fur et à mesure de
l’évolution du conflit. Ils ont ainsi révisé
modernes avec une aisance qui dépasse de
loin celle de leurs adversaires. Ils donnent
des interviews sur le petit écran, envoient
pris des Hazaras (chiites) marginalisés dans
la province de Ghazni. Beaucoup de reli-
gieux tadjiks et ouzbeks se sont ralliés à
méthode indispensable face au déséquili-
bre des forces. Le principal théoricien
d’Al-Qaida, M. Ayman Al-Zawahiri,
conscience. Comme la peur de la mort ou
du noir, il est trop puissant pour être tota-
lement exorcisé. Mais la nature fluide et
leur position sur la culture du pavot, deve- des délégués en Irak pour se familiariser leur cause. Ils possèdent des voies d’ap- entend traduire la violence dans des résul- hybride des talibans et d’Al-Qaida prouve
nant, après la chute de leur gouvernement, avec les techniques de fabrication de vidéos provisionnement et de communication tats politiques, et écrit que les opérations que la guerre rassemble autant qu’elle pola-
des défenseurs du narco-Etat et des pro- d’Al-Qaida, imitent les pratiques occiden- dans des régions peuplées majoritairement réussies contre les ennemis de l’islam ne rise. Aucune culture, si étrange soit-elle,
tecteurs de la vie rurale. A Musa Qala, ils tales en « embarquant » des journalistes de minorités non pachtounes et recrutent serviront à rien si elles ne permettent pas n’est une île.
ont levé certaines restrictions à la vie avec leurs combattants. Quand ils étaient bien au-delà des régions sous leur contrôle. de créer une « nation musulmane au cœur
sociale pour gagner la sympathie de la au gouvernement, ils comparaient les du monde islamique ». PATRICK PORTER.
population, renonçant notamment au port représentations humaines à de l’idolâtrie. Ainsi, les talibans haïssent ce qu’ils
obligatoire de la barbe pour les hommes Maintenant, ils violent les tabous sur la tiennent pour des éléments dégénérés de Loin de prôner la terreur comme une fin (3) « Honour among them : The Pushtun’s tribal
et à l’interdiction des instruments de « fabrication d’images » et se transforment la modernité, mais ils veulent profiter des en soi, les membres d’Al-Qaida ont laissé code », The Economist, Londres, 22 décembre 2006.
musique et du cinéma. en guérilleros de l’âge Internet. Comble
de l’ironie, ce mouvement qui interdisait
Ils ont également changé d’avis sur les les instruments de musique embauche
attentats-suicides. Auparavant, ils soute- dorénavant des chanteurs à des fins de pro-
naient que l’utilisation de vestes bourrées pagande, diffuse des cassettes de chansons
d’explosifs était un acte de lâcheté et un louant le martyr taliban, condamnant les
affront à l’islam. Désormais, ils s’en ser- infidèles et imitant le rap américain.
vent, et leurs dirigeants religieux réinter-
prètent le Coran de manière à les justifier, Dans leur combat pour gagner les
recourant à des histoires sur des martyrs faveurs des Afghans, les talibans façonnent
volontaires dans une armée musulmane un gouvernement alternatif ou « contre-
du XVIIe siècle. Etat », l’émirat islamique d’Afghanistan.
Ils ont développé des systèmes scolaires,
Dans la guerre de l’information, les tali- sanitaires, judiciaires parallèles et ont
bans se sont adaptés au pouvoir des médias même institué un médiateur, près de Kan-

du Vietnam
Richards) – alors que le Canada a arrêté pellation de «combattants de la liberté»;
une date de retrait de ses troupes et que celle-ci dépend donc de notre apprécia-
les Allemands, comme les Norvégiens, tion de leurs objectifs bien davantage que
s’interrogent sur leur présence. de leurs moyens d’action.

En se fondant sur le précédent irakien, Les talibans et Al-Qaida obéissent à


on peut évaluer le coût global de la guerre des logiques très différentes, mais cette
en Afghanistan à une somme comprise distinction demeure confuse dans bien
entre 3 000 et 6 000 milliards de dollars, des esprits. Les premiers forment une
soit plus d’un quart du produit intérieur organisation politique nationale, un véri-
brut américain : la continuation de cette table gouvernement intérieur en exil qui
guerre rendrait irréalisable le programme s’appuie sur un leadership traditionnel
de politique intérieure de M. Obama. et sur une ethnie dominante ; Al-Qaida
fait le lien entre des hommes et des
MAIF - Société d’assurance mutuelle à cotisations variables - 79038 Niort cedex 9. Filia-MAIF - Société anonyme au capital de 114 337 500 e

Ainsi, cet engagement pourrait s’avé- femmes installés en divers endroits du


rer aussi fatal pour l’actuel président globe et agissant seuls, sans commande-
que le Vietnam le fut pour Lyndon John- ment central – M. Oussama Ben Laden
entièrement libéré - RCS Niort : B 341 672 681 (87 B 108) - 79076 Niort cedex 9. Entreprises régies par le Code des assurances.

son. Pourtant, M. Obama a décidé de n’étant pas leur général mais leur gourou.
« maintenir le cap », en présentant l’Af- Leurs objectifs diffèrent.
ghanistan comme le berceau du terro-
risme – ce qui est faux. C’est l’action L’usage de la force peut se révéler
militaire américaine qui favorise le ter- dangereux pour la société américaine
rorisme (particulièrement depuis l’ex- comme pour son système politique et
tension des opérations au Pakistan, en juridique. C’est pourquoi la prudence
Somalie et en Irak), la meilleure recette s’impose quand on avance sur le fil ténu
pour accroître le danger restant le bruit qui sépare la volonté de sécurité du tota-
des bottes sur le terrain. Les terroristes litarisme. Quarante ans de guerre en
n’ont pas besoin de l’Afghanistan, Afghanistan, comme le réclament les néo-
enclavé et mal desservi sur le plan des conservateurs et les généraux, ne per-
transports et des communications : les mettront probablement pas de vaincre
attentats du 11-Septembre ont été lan- les terroristes ; en revanche, cela pourrait
cés depuis l’Europe, et les terroristes anéantir certaines des valeurs les plus
peuvent opérer de n’importe où. chères des Etats-Unis.

Washington gagnerait à appuyer sa


M ALGRÉ la longue expérience des Etats- politique de défense sur quelques prin-
Unis en matière de terrorisme – elle cipes simples : élaboration d’une poli-
remonte à la révolution américaine –, la tique à long terme qui empêche les
nature et les causes du phénomène lui groupes terroristes de se renforcer ;
échappent toujours. L’arme des faibles recherche de compromis ouvrant la voie
restera en service chez ceux qui esti- vers la réconciliation nationale en Afgha-
ment ne pas disposer d’autres atouts nistan – sur les bases du discours tenu en
pour réparer les injustices. Le même scé- juin 2009 par le président Obama au
nario se répète depuis deux cents ans en Caire. Et méfiance vis-à-vis des experts :
divers points du monde : Amérique les recettes « gagnantes » qu’ils propo-
latine, Irlande, Espagne, Yougoslavie, sent à M. Obama sont de celles qui ont
Grèce, Italie, France, Palestine, Turquie, toujours échoué. Ulysse a eu raison de
Afrique du Sud, Kenya, Inde, Cachemire, s’attacher au mât de son bateau après
Afghanistan, Birmanie, Sri Lanka, Thaï- avoir bouché les oreilles de ses compa-
lande, Malaisie, Chine, Russie... Selon que gnons, quand les sirènes chantaient...
leurs objectifs nous paraissent justifiés
ou non, les terroristes obtiennent l’ap- WILLIAM R. POLK.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
10
LA JUNTE MANIE

En Birmanie, des élections


Le pouvoir birman cherche à sortir du bannissement international
en se donnant une apparence démocratique. Des élections
devraient se tenir en 2010. Soufflant le chaud et le froid, les
militaires ont, le 2 octobre, condamné l’opposante Aung San Suu Repères
Kyi à dix-huit mois supplémentaires d’assignation à résidence, puis Superficie : 676 578 kilomètres carrés.
ils l’ont autorisée à parler aux diplomates étrangers pour obtenir Capitale : Naypyidaw.
Population : 48 137 741 habitants.
la levée de l’embargo. Ils essaient également de reprendre en main
Population active : 27 916 632 ;
les « régions spéciales », territoires des minorités ethniques. 58 % de la population totale
(Institut de la statistique du Québec, 2008).
Population vivant au-dessous
du seuil de pauvreté : 32,7 %
PA R N O S E N V O Y É S S P É C I A U X (30,7 % au Laos, 25 % en Inde,
ANDRÉ ET LOUIS BOUCAUD * 10,1 % en Thaïlande).
Produit intérieur brut (PIB) :
55,1 milliards de dollars
(37,4 milliards d’euros) en 2008.
ACE aux pressions de la « com- cesseurs ayant connu pareil sort, on l’ac-

F munauté internationale », la junte


militaire birmane s’est engagée à
rétablir la démocratie. En sep-
tembre 1988, un coup d’Etat
militaire avait suspendu la Constitution qui
régissait le pays depuis 1974. Deux ans
après, la junte refusait de reconnaître les
cusa de corruption, de trafic d’influence et
d’affairisme.
Cependant, pas plus les recompositions
successives du SPDC – sous l’effet des
purges opérées par ses factions concur-
rentes – que l’élimination de M. Khin
Taux de croissance :
1,1 % en 2008.
Part des secteurs
d’activité dans le PIB :
agriculture (40,9 %) ; services (39,2 %) ;
industrie (19,8 %).
résultats des élections qu’elle venait de Nyunt et le démantèlement de ses ser- Principaux clients : Thaïlande (52,6 %),
perdre. Depuis, elle a néanmoins promis vices secrets n’enterrèrent la « feuille de Inde (12 %), Chine (9,2 %), Japon (4,4 %).
une démocratisation, avançant pour ce faire route ». Et pas davantage le transfert en Principaux fournisseurs :
une « feuille de route » (road map) élabo- novembre 2005 de la capitale administra- Chine (32 %), Thaïlande (21 %),
rée par le général Khin Nyunt, chef des tive de Rangoun vers Naypyidaw, au cen- Singapour (20,5 %), Corée du Sud (5,3 %).
puissants services de renseignement tre du pays. La nouvelle Constitution fut
Source : sauf mention contraire,
devenu premier ministre en 2003... finalement approuvée en mai 2008 par un The World Factbook,
référendum placé sous le contrôle exclu- Central Intelligence Agency (CIA).
Ce plan prévoyait, certes, la tenue d’une sif du SPDC.
Convention nationale chargée de rédiger
une nouvelle Constitution, mais la com- Quelques jours auparavant, le cyclone
position de cette structure – des délégués Nargis avait ravagé le sud de la Birmanie Le futur Parlement, bicaméral, com-
majoritairement désignés par le pouvoir – (Myanmar), touchant principalement le prendra six cent soixante-quatre repré-
poussa l’opposition démocratique à la delta de l’Irrawaddy, son grenier à riz tra- sentants, dont un quart de militaires nom-
boycotter. Sur ces entrefaites, le général ditionnel ; mais, en dépit de dégâts consi- més. Cependant, le CNSD, qui aura la
Khin Nyunt fut écarté du gouvernement, dérables doublés d’un terrible bilan haute main sur les destinées du pays, ne
en octobre 2004, par ses deux principaux humain – plus de quatre-vingt mille morts comptera que onze membres : le président
adversaires, les généraux Than Shwe et et cinquante mille disparus –, M. Than et ses deux vice-présidents, le comman-
Maung Aye, pour des raisons de rivalité et Shwe avait maintenu la consultation élec- dant en chef des armées et son second,
d’ambition personnelles. Le Conseil torale, hormis dans quelques zones dévas- ainsi qu’une poignée de ministres (des
d’Etat pour la paix et le développement tées. Il voulait ainsi montrer son indiffé- ex-généraux principalement) chargés de
(State Peace and Development Council, rence à l’égard de l’opprobre international l’intérieur, des affaires étrangères, de la
SPDC), organe décisionnel de la dicta- – sans parler de son parfait mépris pour la défense, des finances, des régions fronta-
ture, se débarrassa ainsi d’un homme qui, population –, et plus encore sa détermi- lières et des forêts. Et, si les deux Cham-
grâce aux ramifications de ses nombreux nation : rien n’arrêterait le processus de bres désigneront le président de la Répu-
réseaux, représentait un véritable Etat démocratie « encadrée » destiné à légiti- blique, celui-ci sera forcément le chef des
dans l’Etat ; et, comme tous ses prédé- mer le pouvoir en place. Quant au texte de la nouvelle Constitu- ils savent qu’ils ne « récupéreront » pas armées, qu’il soit en exercice – il devra
tion, il n’a été que fort peu diffusé : seuls tous un siège au Conseil national de la alors abandonner son poste – ou qu’il l’ait
quelques exemplaires, payants, ont été mis sécurité et de la défense (CNSD) censé été dans le passé. Enfin, sur les deux vice-
Mme Aung San Suu Kyi mise à l’écart sur le marché à Rangoun depuis le mois de
février 2009. Or, parmi ses dispositions,
remplacer le SPDC : non seulement ils
seront en perte de vitesse, mais ce sera à
présidents également nommés par les
Chambres, l’un devra être issu des mino-
figurent l’interdiction pour toute personne l’avantage de leurs cadets dans l’armée. rités ethniques.
qui doivent avoir lieu Representing the People’s Parliament entretenant des rapports avec l’étranger
L ES ÉLECTIONS
en 2010 sont censées clore la période
de « transition » commencée après le
(CRPP) (1) – notamment celle de son
secrétaire général Aye Thar Aung –, mais
d’être candidate à une élection, ainsi que
la prédominance de l’armée, son com-
Pour faire face à pareille grogne, M. Than
Shwe a demandé à plusieurs de ses fidèles
Par cette dernière disposition, la
dictature birmane admet l’importance de
scrutin de 1990, largement gagné par la aussi dans la LND, se sont élevées pour mandant en chef ayant le pouvoir de dis- de quitter leur poste – histoire de donner ces minorités (lire l’encadré et Philippe
Ligue nationale pour la démocratie (LND) inciter à aller voter, sans y appeler au nom soudre le Parlement face à tout événement l’exemple. Huit ministres, dont celui des Rekacewicz, « Dans Libération une carte
et ses alliés. Au cours de ces deux décen- d’une organisation. Ils entendent défier pouvant représenter une menace pour la forêts, le général Thein Aung, et celui de originale de Birmanie », Les blogs du
nies, Mme Aung San Suu Kyi, secrétaire les militaires sur leur propre terrain. sécurité ou l’intégrité du pays. Cette der- l’industrie, le général Aung Thaung – qui « Diplo ») ; mais elle n’en continue pas
générale de la LND, devenue une figure nière disposition a comme conséquence de participa activement à la répression des moins de chercher par tous les moyens à
emblématique pour une large fraction de Néanmoins, si nul ne se fait d’illusions dissocier les rôles de président et de chef manifestations des moines bouddhistes en freiner leur influence politique ; on l’a
la population, a passé quatorze ans en sur un scrutin qui, comme le récent réfé- des armées, bien que cela ne satisfasse septembre 2007 –, devraient ainsi démis- bien vu au cours des multiples séances de
résidence surveillée. La très bizarre intru- rendum, aura des résultats dignes de tout guère M. Than Shwe lui-même : cumulant sionner. Tout comme le maire de Rangoun, la Convention nationale, où toutes les
sion d’un visiteur américain dans sa mai- régime totalitaire, l’idée d’y participer actuellement les deux fonctions, il aurait le général Aung Thein Linn, qui y mit à demandes formulées par des représen-
son, en avril 2009, a fourni à la junte le gagne du terrain dans l’opposition, en préféré le statu quo. genoux les bonzeries les plus engagées dans tants de ces minorités ont été systémati-
prétexte pour prolonger cette mesure de particulier dans la LND et au Conseil des la lutte et y cassa les manifestations. quement rejetées.
dix-huit mois. minorités ethniques (Ethnic Nationalities Mais beaucoup d’autres généraux béné-
Council, ENC), qui rassemble des mino- ficiant d’une certaine ancienneté manifes-
M me Suu Kyi a incité son mouvement à rités de toutes tendances – le seul frein tent de la rancœur vis-à-vis du SPDC
rejeter un processus électoral biaisé et à étant l’absence d’informations concernant devant l’obligation qui leur est faite d’aban- Incidents à la frontière
exiger l’amendement de la Constitution la procédure électorale à suivre. A donner l’uniforme pour se consacrer à la
– une attitude à laquelle l’opposition s’est quelques mois de l’échéance, la junte n’a vie politique. Car, en siégeant au Parle-
, la junte a besoin de struc- terme d’une procédure négociée où, en
d’abord ralliée dans son ensemble. Seules
quelques voix au sein du Committee
en effet rendu publique aucune de ses
modalités, tant pour l’inscription des par-
ment, et davantage encore dans une simple
institution régionale, ils perdront les pou- T OUTEFOIS
tures politiques qui la représentent
aux élections pour gagner en crédibilité
échange de la paix, ils déposeraient ces
armes et créeraient leurs propres struc-
tis et de leurs candidats que pour le dérou- voirs et privilèges que leur confère
* Journalistes. lement et le contrôle du vote. aujourd’hui leur commandement. De plus, vis-à-vis de l’opinion internationale. Au tures politiques.
début des années 1990, M. Than Shwe
créa à cette fin une organisation de masse, Mais, au cours des dernières années,
l’Union Solidarity and Development l’armée birmane – sous l’impulsion du
Association (USDA). Aujourd’hui, cet ex- général Maung Aye, viscéralement opposé
chef des services d’action psychologique à la politique des cessez-le-feu – n’a cessé
Plus de cent trente minorités a parfaitement compris qu’il n’y avait rien
de mieux que des partis représentant les
d’exercer des pressions sur ces groupes
pour qu’ils rendent leurs armes sans que
minorités ethniques, longtemps en guerre rien ne leur soit donné en contrepartie.
de l’ethnie majoritaire birmane (68 %), la Birma- tent encore – les Karens, les Karennis et les Shans de la Shan

A
CÔTÉ contre le pouvoir central, pour servir de
nie compte plus de cent trente minorités ethniques, qui State Army - South (SSA-S), le général Maung Aye n’offre faire-valoir à une légitimité démocratique. Les incidents se sont multipliés depuis
vivent surtout dans les sept Etats périphériques chin, qu’une solution, celle d’une reddition sans conditions. décembre 2008, l’armée birmane tentant
kachin, karen, karenni, mon, rakhine (ou d’Arakan) et shan. Les En attendant, comme la nouvelle Consti- d’enfoncer des coins entre ces zones géo-
Très différent a été le problème posé au pouvoir birman par
Shans (9 %) sont les plus nombreux ; viennent ensuite les tution n’attribue aux « régions spéciales » graphiques pour les isoler. La réponse des
les groupes issus de l’ex-PCB dont les territoires sont ados-
Karens (7 %), les Arakans (4 %), les Kachins (4 %), les Mons nos 1, 2 et 4 – les territoires des minorités Was de la région no 2 a été immédiate :
sés à la frontière chinoise – une zone où a de plus immigré,
(3 %)... auxquels il faut ajouter un million et demi de Chinois, ethniques limitrophes de la Chine – qu’un d’une part, l’envoi dans la région no 4 de
principalement dans les agglomérations, une très grosse
dont cent cinquante mille dans le Kokang, et huit cent mille statut de division régionale à administration renforts de l’United Wa State Army
communauté chinoise. Les groupes des Chinois du Kokang,
Indiens. La « birmanisation » forcée s’est traduite par le refus autonome (Self-Administrated Division, (UWSA) aux groupes akhas, lahus et shans
qui vivent dans la région no 1, et ceux des Akhas, des Lahus
opposé aux ethnies minoritaires que soit enseignée leur pro- SAD), la situation s’est tendue le long de la de M. Sai Lin, leur principal allié ; il s’agit
et des Shans, que dirige un ex-officier de l’Armée populaire
pre langue, par l’interdiction de leurs traditions culturelles, et « frontière intérieure » qui sépare deux d’assurer la défense de la ville de Mong La,
chinoise, M. Lin Ming Shin alias Sai Lin, dans la région no 4,
même par la destruction d’édifices tels que le palais de l’ex- d’entre elles, les régions nos 2 et 4, du reste carrefour stratégique de cette région ; d’au-
alignent ensemble entre trois mille et quatre mille hommes.
prince de Kengtung, symbole de la puissance politique des de la Birmanie. tre part, l’instauration d’un couvre-feu pour
Mais, dans la région n° 2, l’United Wa State Army (UWSA)
Shans. La guerre civile qui sévit, depuis 1948 pour la révolte la le franchissement des rares ponts enjam-
de M. Pao Yo Chang est plus puissante – elle compte près de
plus ancienne, dans les régions périphériques en a découlé. En 1989, après l’implosion du Parti bant les rivières. De son côté, l’armée bir-
vingt mille soldats réguliers et plusieurs milliers de paysans
Elle a pris un nouveau tour après l’implosion du Parti com- en armes dans les milices villageoises d’autodéfense –, et elle communiste birman (PCB), qui était sou- mane a placé entre quatre mille et cinq
muniste birman (PCB), en 1989, et la création de groupes sur a aussi « colonisé » des terres dans le sud de l’Etat shan, à tenu par la Chine et dont les troupes mille soldats en bordure du fleuve Sal-
une base ethnique. Sous l’action conjointe de la corruption et proximité de la Thaïlande. étaient constituées de montagnards appar- ween, et érigé des blockhaus sur les hau-
de la contrainte, plusieurs d’entre eux ont éclaté ou capitulé. tenant à des minorités, des cessez-le-feu teurs dominant le pont de Tai Ping, sur la
Dans ces territoires à proximité de la Chine, aucun groupe ont été négociés par la junte à l’initiative route de Mong La. Enfin, les troupes de
La puissante organisation kachin (Kachin Independence Orga-
n’accepte de déposer ses armes. Se moquant bien des élections du général Khin Nyunt. Sur le thème du M. Sai Lin ont creusé des tranchées et ren-
nization, KIO) s’est ainsi littéralement disloquée, tandis que les
birmanes, tous réclament ce que le pouvoir central refuse de retour dans la communauté nationale, ces forcé les points de contrôle.
plus faibles, les Palaungs et certains Paos, se sont rendus.
leur accorder : une vraie autonomie. groupes se sont vu proposer de conserver
Aujourd’hui, les Kachins ont annoncé qu’ils participeraient
aux élections de 2010. Aux trois derniers groupes qui se bat- A. ET L. B. leurs armes et de gérer librement leurs
(1) Cette assemblée regroupe tous les élus en exil
zones d’implantation géographique, les après le refus par la junte de reconnaître le scrutin de
fameuses « régions spéciales »... jusqu’au 1990.
11 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

LA CAROTTE ET LE BÂTON

au bout des fusils


Début 2009, la tension a monté. le prochain accrochage. La Shan State tisme, mais aussi et surtout le « grand kilomètres l’eau prélevée dans les rivières dre changement de régime. Il n’hésite
L’USWA a stoppé à Taweungieng, dans le Army-South (SSA-S) du colonel Yord frère » chinois ne laissera jamais se déve- au fond des vallées. Mais nombreux sont donc plus à envoyer ses émissaires à la ren-
secteur de Mong Hsu, la construction d’un Serk, dont les sanctuaires et les camps sont lopper à sa porte un conflit qui nuirait à les montagnards mécontents de voir les contre des différentes tendances de l’op-
pont sur la Salween qui devait faciliter l’ac- appuyés à la frontière thaïlandaise, dans le ses intérêts économiques et stratégiques, terres vendues à ces entreprises chinoises position démocratique et des minorités
cès au territoire wa ; et elle a infligé au pou- sud de l’Etat shan, accélère le recrutement sans parler de son influence sur cette par- (dans la région n° 4, par exemple, si son ethniques, au lieu de recevoir simplement
voir central un véritable camouflet en ainsi que la formation de ses cadres. Par- tie du monde. La Chine clame haut et fort dirigeant Sai Lin en possède la moitié, leurs délégations. Et, tout en maintenant
désarmant l’escorte de M. Ye Myint, le tageant avec l’opposition démocratique le qu’elle entend se garder de toute ingé- l’autre a été attribuée à la compagnie Hong une relation privilégiée avec les princi-
chef du renseignement militaire birman, rejet des prochaines élections, la résistance rence dans les affaires intérieures bir- Yu), alors qu’eux-mêmes sont réduits à paux groupes qui ont signé le cessez-le-
alors que ce dernier se rendait en visite à shan constitue la principale force armée manes ; et, si elle soutient indirectement être de simples ouvriers agricoles. D’au- feu, il a récemment manifesté son intérêt
Panghsang, le quartier général des Was. encore en lutte contre la junte, et son les minorités ethniques voisines, elle tant que le programme de plantation sert à à la résistance armée shan (2).
influence s’est étendue aux deux tiers du demeure le principal allié militaire, diplo- justifier une immigration chinoise sans
L’armée birmane a continué ses démons- territoire shan, où elle développe une matique et financier de la dictature bir- cesse croissante dans l’Etat shan... et dans Désormais, la Chine prend en compte
trations de force, dans l’est de l’Etat shan intense propagande. mane sur la scène internationale. le reste de la Birmanie, y compris dans les minorités ethniques, mais pour d’autres
surtout, où le général Kyaw Phyo, respon- l’Etat karen. raisons et d’autres objectifs que la dicta-
sable du commandement installé à Keng- Toutefois, en dépit des fortes crispa- Elle joue donc un double jeu perma- ture birmane. Pour cette dernière, le para-
tung, a régulièrement fait sortir ses tions, il n’est pas certain que la situation nent entre le pouvoir de Naypyidaw et ces La Chine ne s’arrête pas là. Elle inonde doxe est patent : elle ne veut toujours pas
colonnes de blindés et son artillerie de tourne à l’affrontement général : non seu- minorités, alimentant ou calmant les aga- le marché birman de ses produits et en entendre parler d’indépendance ni même
fabrication chinoise. En avril, le SPDC a lement aucune des parties en présence n’a cements des uns et des autres en fonction pille sans vergogne les matières premières. d’une autonomie plus grande de leurs ter-
rappelé qu’avec la nouvelle Constitution intérêt à jouer la carte du jusqu’au-bou- de ses propres impératifs du moment. Les exportations de teck, qui avaient été ritoires, mais elle n’a jamais eu autant
toutes les forces armées seraient désor- interdites, ont recommencé dès 2008 besoin de ces minorités pour légitimer son
mais placées sous l’autorité militaire bir- depuis l’Etat kachin ; de même, le charbon maintien au pouvoir.
mane. Néanmoins, le général Ye Myint a tiré des gisements de houille mis au jour
proposé en juin aux ex-groupes commu- Pékin ne néglige aucun courant politique ces dernières années dans l’Etat shan part Selon un responsable de l’opposition
nistes de se transformer en bataillons de massivement vers la Chine. Cette dernière démocratique disposant de sources
gardes-frontières qu’encadreraient des offi- investit également dans nombre de bar- proches du pouvoir, l’équipe qui doit sor-
ciers birmans. Devant leur refus massif, la d’un atout considérable une culture de substitution. Afin de rages hydroélectriques, en particulier dans tir des élections en 2010 serait déjà arrê-
junte ne pouvait accepter plus longtemps
de perdre la face, et elle a trouvé sans diffi-
D ISPOSANT
– ses gisements de gaz offshore –, la
Birmanie est devenue le principal débou-
convaincre les populations locales d’arrê-
ter le pavot à opium, elles ont profité de la
les Etats kachin, shan et karen ; elle n’hé-
site pas à se substituer à la Thaïlande
tée : le général Than Shwe deviendrait le
futur président, avec pour vice-présidents
culté un angle d’attaque en s’en prenant ché pour les exportations en provenance déforestation dont souffrent les régions lorsque celle-ci (à cause de contraintes deux de ses principaux soutiens, l’ex-
aux groupes chinois du Kokang, dans la du Yunnan chinois. Elle offre également nos 2 et 4 pour y introduire des plantations budgétaires résultant de la crise écono- ministre de l’industrie Aung Thaung et le
région no 1. l’accès aux mers chaudes – sans avoir à se d’hévéas gérées par les compagnies gou- mique mondiale) se désengage de certains dirigeant le plus charismatique de la mino-
heurter au verrou maritime du détroit de vernementales du Yunnan, qui en ont le projets, tel le barrage de Ta Sang sur le rité pao, M. Aung Kham Hti (3). Quant au
L’armée birmane était déjà présente, en Malacca –, une ouverture directe vers le monopole, en s’engageant à acheter la fleuve Salween. numéro deux actuel, le général Maung
raison des multiples querelles intestines Proche-Orient et son pétrole, et vers récolte de latex dans sa totalité. Les habi- Aye, il serait nommé chef des armées et
qui opposent, depuis dix-huit ans, les nom- l’Afrique... Bien sûr, l’Inde lorgne égale- tants de villages entiers sont de ce fait Dans l’optique de s’assurer d’abon- assisté par le général Thura Shwe Mann,
breux chefs de clan dont les milices ras- ment sur les ressources naturelles de la mobilisés sur des milliers d’hectares, dans dantes réserves énergétiques, enfin, Pékin un fidèle de M. Than Shwe, souvent cité
semblées constituaient la Myanmar Natio- Birmanie, et sur le marché potentiel que des montagnes où les jeunes hévéas sont a tout mis en œuvre, en 2005, pour arra- comme son futur successeur. Si ce scéna-
nal Democratic Alliance Army (MNDAA). celle-ci représente pour ses propres mar- visibles à perte de vue. cher aux Indiens le gaz birman et projette rio se réalisait, la junte y gagnerait à la fois
La coalition des milices du Kokang a ainsi chandises. Du reste, les généraux au pou- maintenant de construire un gazoduc ainsi la stabilité de l’armée et le renforcement
été dissoute à la fin août ; et on a assisté à voir savent parfaitement jouer de la Cette abondante main-d’œuvre locale qu’un oléoduc qui amèneront ce gaz et le de sa propre position à la tête du pays.
la répétition des événements de 1993, avec concurrence entre les puissances chinoise, est cependant épaulée par des centaines, pétrole, depuis les terminaux installés
le même dénouement : l’expulsion du diri- indienne... et russe. voire des milliers, de travailleurs chinois, dans le port en eau profonde de Kyaup- ANDRÉ ET LOUIS BOUCAUD.
geant Pheung Kia Shin après la victoire de que font venir notamment les sociétés kyu, sur l’île de Ramree au large de l’Etat
l’armée birmane. Sur cet « incident » Pékin participe déjà beaucoup aux Hong Yu et Nong Chang. On est loin de rakhine (ou d’Arakan), jusqu’à Kunming, (2) Fin 2005, la Chine est intervenue dans le sud de
limité, la Chine n’a pas bougé. investissements, aux constructions d’in- l’agriculture traditionnelle, car des au Yunnan, dès 2012. l’Etat shan via les autorités de Kunming, qui ont fait
frastructures et aux programmes de déve- méthodes d’arrosage automatique sophis- pression sur Panghsang, le quartier général des Was,
pour arrêter les combats fratricides entre ces derniers,
Tout dépend à présent de la ténacité dont loppement agricole en Birmanie. Et, pour tiquées ont été introduites pour garantir la Son pragmatisme comme sa vision à manipulés par l’armée birmane, et les Shans.
feront preuve les généraux birmans à lutter contre le trafic de drogue qui les croissance des arbres et leur productivité : long terme incitent l’Etat chinois à ne (3) Ce moine bouddhiste défroqué et ancien chef
l’égard des autres groupes armés, et surtout préoccupe, les autorités chinoises s’em- des tuyauteries alimentées par des pompes négliger aucun courant politique en Bir- rebelle de la Pao National Organization (PNO) a ral-
des circonstances dans lesquelles se situera ploient, depuis trois ans, à y développer électriques puisent sur des centaines de manie, afin de pouvoir s’adapter au moin- lié la dictature dans les années 1990.

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NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
12
PRÉVARICATION ET MESSIANISME

La Guinée, d’un putsch à l’autre


A la demande des Nations unies, une commission d’enquête
internationale devrait être créée pour faire la lumière sur les
massacres du 28 septembre 2009 à Conakry. Plus de deux cents
manifestants avaient alors été tués par l’armée. La Guinée, qui n’a
connu que deux présidents en cinquante ans, est dirigée, depuis dix
mois, par une junte qui a promis de transmettre le pouvoir aux civils
par des élections libres d’ici à la fin 2009. Mais les ambitions de son
chef, M. Moussa Dadis Camara, inquiètent la population.

PA R G I L L E S N I V E T *

OUS n’avons pas l’in- Pour s’emparer des rênes du pays en

« N tention de nous éterni-


ser au pouvoir. Nous
devons organiser une
élection libre et trans-
parente, d’une façon digne qui honore la
Guinée, qui honore l’armée guinéenne. »
Deux jours après le coup de force du
2008, le capitaine Camara s’est méticu-
leusement préparé. Il n’est pas le soldat
modeste et anonyme décrit par les médias,
prenant de court l’ensemble des acteurs
politiques locaux, des chancelleries et des
institutions internationales. Le 22 jan-
vier 2007, en sécurisant l’armurerie du
23 décembre 2008 qui l’a porté au pouvoir camp Alpha Yaya Diallo, il empêcha des
à Conakry, le capitaine Moussa Dadis éléments de la troupe de rejoindre la marée
Camara rassure ainsi ses compatriotes et la des manifestants qui envahissaient les
« communauté internationale ». Dix mois grandes artères de Conakry et menaçaient
plus tard, les masques tombent. Au stade de de faire tomber le régime. Il garda ainsi la
Conakry, le 28 septembre 2009, plus de maîtrise du calendrier.
deux cents manifestants pacifiques sont
massacrés par les militaires. Le lendemain, Durant les mois précédant le décès du
DR

le même capitaine Camara, se frayant à président Conté, le nom de M. Camara,


coups de Klaxon un chemin au milieu de alors directeur général des hydrocarbures SOULEYMANE DIMBATÉ. – « Conakry, massacre du 22/01/2007 »
supporteurs surexcités, hurle à la caméra de de l’armée – un poste juteux –, circulait
TF1, parlant de lui-même à la troisième déjà. Ses manœuvres pour unir les fac-
personne : « C’est le phénoménal patriote tions de l’armée afin de conserver, à la tillerie lourde, d’un bout à l’autre de la lable d’éradiquer l’injustice, de combattre l’argent récupéré file directement dans les
Dadis. C’est un mythe. C’est le pouvoir du mort imminente du général-président, les capitale ? Certainement pas. les nantis responsables de la saignée du caisses du CNDD, au camp militaire Alpha
peuple. Même le capitaine Dadis ne com- privilèges de l’oligarchie militaire étaient pays par la corruption et le commerce de la Yaya Diallo. Quant aux secteurs les plus
prend pas ce phénomène. C’est une divinité au centre des conversations. Pilier du La population est seulement soulagée : le drogue. Assiste-t-on à la naissance d’un rentables, ils sont rattachés à la présidence :
naturelle ! » régime depuis des décennies, l’armée est changement de régime s’opère sans un nouveau Jerry Rawlings (4) ? Certains ministère des mines, douanes, impôts, port
choyée. Le pouvoir politique ferme les coup de feu. Depuis des années, vivant poussent le rêve jusqu’à voir en lui une autonome, caisse de sécurité sociale... Les
Si le chef de la junte exulte, c’est qu’il yeux sur ses maintes extorsions de fonds. dans l’angoisse, au rythme des rumeurs de réincarnation de Thomas Sankara (5). Le marchés se concluent systématiquement
savoure le triomphe d’un plan ourdi bien Dans l’ombre, le capitaine Camara décès du président Conté, elle redoutait un retour sur la terre ferme sera aussi rapide de gré à gré et dans une opacité totale ; les
avant la mort de son prédécesseur, le géné- orchestre des mutineries militaires aux choc entre factions militaires rivales qui que brutal. contrats engagés sous Conté sont signés,
ral-président Lansana Conté, le 22 décem- motivations corporatistes (comme pour aurait débordé les enceintes des deux pots-de-vin à la clé, tandis que d’anciens
bre 2008. Ce dernier avait lui-même pris le l’augmentation des salaires) qui terrori- casernes (Samory Touré et Alpha Yaya Le premier acte de la junte consiste à accords sont dénoncés afin de les renégo-
pouvoir en participant à un coup d’Etat, sent les populations et provoquent des Diallo) situées en pleine ville. Elle craignait suspendre l’ordre constitutionnel et les ins- cier, avec de gros dessous-de-table.
après le décès du dictateur Ahmed Sékou dizaines de victimes civiles en 2007, puis aussi que, par une transition constitution- titutions républicaines. Le président de
Touré en 1984. La France, les Etats-Unis et 2008. La dernière rébellion lui offre l’oc- nelle classique, la caste prévaricatrice au l’Assemblée nationale Aboubacar Som- Même la guerre déclarée aux narco-
la plupart des pays africains avaient casion d’écarter des hauts gradés gênants pouvoir depuis des décennies parvienne à paré attendra en vain, toute la journée du trafiquants tourne à l’opération de com-
accueilli avec soulagement la disparition du pour ses plans. se maintenir. 24 décembre 2008, qu’on vienne le cher- munication destinée à la « communauté
père fondateur de la Guinée aux mains cher pour assurer l’intérim du chef de l’Etat internationale » et accouche d’une souris.
tachées de sang (1). Bénéficiant de leur Pendant ce temps, craignant la fin de La jeunesse (44 ans) du chef de la junte, décédé, conformément à la Constitution. En neuf mois, le commandant Moussa
bienveillance, absous d’avance malgré son leurs privilèges, les clans familiaux du un simple capitaine aux attitudes de pop- M. Mouctar Diallo, fondateur des Nou- Tiegboro, à la tête de sa brigade de six
mépris affiché pour les droits de la per- vieux général agonisant – il est gravement star et au verbe haut, séduit d’autant plus la velles Forces démocratiques, le plus jeune cents gendarmes « spécialement for-
sonne, le général Conté a transformé en un malade depuis 2002 (3) – se déchirent population que le nouvel homme fort se et le plus radical des responsables de l’op- més », revendique fièrement une saisie
quart de siècle la « perle de l’Afrique » en publiquement dans une atmosphère permet de déboulonner les caciques du position, dénonce, seul, la légalité bafouée : de vingt-deux kilogrammes de cocaïne
un lupanar pour multinationales (2). irréelle : chaque jour ou presque, les régime. Ses déclarations enflammées, très « Il vaut mieux une institution faible que la coupée et d’une tonne et demi de chanvre
médias d’Etat annoncent décrets et contre- médiatisées, affirment sa volonté inébran- force au pouvoir. » indien ! Or la Guinée est considérée
Malgré les revenus tirés de ses res- décrets de nomination à des hauts postes ; comme une plaque tournante de la drogue
sources minières, bauxite notamment, mais autour du lit du mourant, on signe dans la en Afrique de l’Ouest, et c’est par tonnes
aussi or, diamant et fer, la Guinée reste un
pays pauvre, classé cent soixante-dixième
précipitation des contrats engageant l’ave-
nir du pays.
Une plaque tournante de la drogue que la cocaïne y transite. La chasse aux
« narcos » a surtout servi de prétexte à
sur cent quatre-vingt-deux sur l’échelle du épurer l’armée et la police de dizaines
développement humain du Programme Après son coup d’Etat, le 23 décem- de cadres importuns aux yeux de
immédiate de cette situa- diplomate occidental à se rendre à Cona-
des Nations unies pour le développe-
ment (PNUD). Après les espoirs suscités
bre 2008, le capitaine Camara, enveloppé
du drapeau national, ovationné par la foule,
C ONSÉQUENCE
tion d’exception, la transition démo-
cratique, préparée depuis 2007, s’inter-
kry. Au nom du président Nicolas Sarkozy,
il se dit vivement préoccupé par la situation
M. Camara. Ils sont maintenus à l’isole-
ment, torturés et soumis à des conditions
par la mort de Sékou Touré, l’essor écono- fait le tour de Conakry à la tête de son de détention inhumaines.
mique ne profite qu’à un nombre très limité rompt de fait. Les élections législatives, – d’autant que M. Vincent Bolloré s’est
armée tel un empereur romain de retour de financées à hauteur de 8 millions d’euros fait souffler le marché de la modernisation
de secteurs, notamment les enclaves campagne... Cette image de liesse popu- Durant ces dix mois à la tête de la Gui-
minières. Et à une minorité gravitant autour par l’Union européenne, avaient déjà été du port autonome de Conakry (8). Un dos-
laire reprise par tous les médias peut sur- repoussées trois fois. Malgré l’enjeu du sier dont le chef du CNDD a tout de suite née, le CNDD a assis, puis consolidé le
du pouvoir, qui s’enrichit en puisant dans prendre. Pardonnées, les exactions com- pouvoir de ses membres. Le système
les caisses. scrutin – se débarrasser du président Conté déclaré faire une priorité.
mises par l’armée en 2007 ? Oubliée, la agonisant en faisant déclarer par une nou- Conté se perpétue. Des acteurs plus jeunes
* Journaliste, auteur du documentaire Cona’cris, la mutinerie de février 1996 qui s’était ter- velle Assemblée nationale son inaptitude La junte et les « forces vives » (partis, tiennent les premiers rôles, mais le scéna-
révolution orpheline (2008), www.10francs.fr minée en affrontements meurtriers, à l’ar- médicale à gouverner –, l’opposition et la syndicats et associations) s’accordent sur rio reste le même – jusqu’au massacre du
« société civile », minées par leurs dissen- une transition qui doit s’achever fin 2009 28 septembre. Le processus de démocra-
sions, ne se mobilisent pas pour exhorter par des élections législatives et présiden- tisation avance ainsi à reculons : un
l’administration, soupçonnée de sabotage, tielle « libres, crédibles et transparentes ». Comité national pour la transition, asso-
à organiser les élections prévues. Le CNND s’engage à ne pas y présenter de ciant le CNDD et les « forces vives »,
candidat. « La chance des putschistes, rap- devait voir le jour en janvier 2009. Créé
Après avoir dénoncé pour la forme pelle l’hebdomadaire Jeune Afrique, c’est par décret présidentiel à la fin juillet, il
l’illégalité du putsch, le gouvernement au que leur coup de force a été anticipé. Dès n’est toujours pas opérationnel. Les
grand complet se met à l’« entière dispo- 2003, le représentant spécial des Nations sommes nécessaires à l’organisation des
sition » de « monsieur le président », le unies en Afrique de l’Ouest, Ahmedou Ould élections n’ont été débloquées qu’au mois
remerciant pour « sa sagesse ». Plus sur- Abdallah, a recommandé pour la Guinée d’août et il est, bien sûr, trop tard pour
prenant, les meneurs historiques de la un coup d’Etat militaire suivi d’une tran- organiser le scrutin prévu à la fin de l’an-
contestation sociale, qui étaient parvenus à sition civile afin d’aller à des élections née. Ce sera pour fin janvier 2010. Le chef
ébranler le régime Conté au début de 2007, libres. Chez les diplomates onusiens, on de la junte sort alors son joker : il avait pro-
participent eux aussi à l’amnésie collective appelle ça le “scénario de la cassure pour mis, juré sur la Bible et le Coran à la face
sur les débordements de l’armée guinéenne repartir à zéro” (9). » du monde qu’il ne se présenterait pas aux
et accordent au Conseil national pour la élections fin 2009 ; rien ne l’empêche –
démocratie et le développement (CNDD), Mais l’état de grâce ne dure pas. avec le soutien de l’armée et les moyens de
dirigé par le capitaine Camara, « le crédit Retransmis presque chaque soir par la télé- l’Etat – de se présenter à celles de 2010...
de la sincérité, de la détermination et le vision d’Etat, les shows du capitaine « si le peuple [le lui] demande ! ».
bénéfice du doute (6) ». Séduits probable- Camara amusent un moment les téléspec-
ment par la volonté affichée du nouveau tateurs en même temps qu’ils leur révèlent
un tempérament impulsif, colérique et vio- (1) Les espoirs suscités par Sékou Touré lors de
chef de « balayer le pays », les syndicats l’indépendance ont été balayés par l’établissement
« se réjouissent et félicitent l’armée gui- lent. Et ses mensonges : le nouvel homme d’une dictature symbolisée par le camp Boiro, où des
néenne (...) pour son adhésion au proces- fort avait dit vouloir combattre l’ethno- milliers de Guinéens trouvèrent la mort.
sus de changement (7) ». L’opposition poli- centrisme mais ne cesse de procéder à des (2) Lire Julien Brygo, « Les Russes et le “petit
tique se dit quant à elle rassurée par la nominations de hauts cadres appartenant bijou” de la Guinée », Le Monde diplomatique, octo-
aux ethnies de la forêt dont il est lui-même bre 2009.
reconnaissance affichée du chef de la junte
envers elle (« Je lève mon béret pour issu ; il les place à la tête des ministères, de (3) Lire Odile Goerg, « Fin de règne sans fin en Gui-
née », Le Monde diplomatique, avril 2006.
vous ») et par sa promesse de postes au sociétés privées et bien sûr de l’armée. Les
militaires occupent tous les postes de gou- (4) Auteur d’un coup d’Etat en 1981, M. Rawlings
gouvernement. instaurera le multipartisme au Ghana.
verneur et de préfet ; ils sont même bom-
Si les Etats-Unis condamnent d’emblée (5) Président du Burkina Faso de 1983 à 1987, San-
bardés à la direction de sociétés aurifères ! kara fut un dirigeant panafricaniste populaire. Il a été
le coup d’Etat, l’Union européenne et la assassiné le 15 octobre 1987 lors d’un coup d’Etat per-
France en « prennent acte », constatant le M. Camara avait promis la sécurité : des pétré par M. Blaise Compaoré, actuel chef de l’Etat.
quasi-consensus national qui accueille la bandes armées souvent habillées en mili- (6) www.africaguinee.com, 6 janvier 2009.
junte. Elles ne manifestent qu’une seule taires s’attaquent à n’importe qui, de jour (7) www.infosud.org, 13 janvier 2009.
exigence : un retour le plus rapide possible comme de nuit, sans être inquiétées. (8) Lire Thomas Deltombe, « Les guerres africaines
à l’ordre constitutionnel. Dès le 4 jan- Conduits pour démasquer corrupteurs et de Vincent Bolloré », Le Monde diplomatique,
vier 2009, le secrétaire d’Etat français à la corrompus, les audits tournent au racket et avril 2009.
coopération Alain Joyandet est le premier aux règlements de comptes politiques. Et (9) Jeune Afrique, Paris, 11 janvier 2009.
13 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE AURA-T-ELLE LIEU ?

Une génération à l’assaut de la Côte d’Ivoire


Plusieurs fois repoussée depuis 2005, l’élection présidentielle violentes de la Fesci et condamne l’impu-
nité dont elle jouit depuis l’accession de
ivoirienne a été fixée au 29 novembre 2009. Cependant, des M. Gbagbo à la présidence. « La struc-
retards dans l’identification des électeurs pourraient provoquer ture » (comme l’appellent souvent ses
membres) forme un Etat loubard dans
un nouveau report du scrutin. Si la paix est revenue en 2007, après l’Etat. D’ailleurs, la police n’entre que rare-
ment sur les campus. A l’extérieur, elle
cinq ans de conflit armé et de violences, le pays demeure traversé n’intervient pas et décourage les citoyens
de vives tensions sociales. Précarisée mais volontaire, oscillant de porter plainte. Les Jeunes patriotes de
M. Blé Goudé, suiveurs de la Fesci, sont
entre lutte pour la survie et quête du pouvoir, la jeunesse armés, habillés et formés sur fonds prési-
dentiels. Ils se constituent en milice : le
constitue à la fois l’enjeu et la clé de la crise. Groupement des patriotes pour la paix
(GPP). Eux aussi se livrent au racket. En
quelques années, la culture de la violence
PA R V L A D I M I R C A G N O L A R I * a diffusé dans toute la Côte d’Ivoire son

PHOTOGRAPHIE DE LAYABALES. SITE DE L’ARTISTE : HTTP://ERNEST.DUKU.OVER-BLOG.COM


contre-modèle, à mesure que grandissait la
paupérisation.

A FÉDÉRATION estudiantine et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire Le pouvoir ayant neutralisé les accords

L scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci)


« peut paralyser le processus
électoral. On parle de démobi-
liser les milices, mais il fau-
drait commencer par la Fesci », estime
M. Patrick N’Gouan, président de la Ligue
ivoirienne des droits de l’homme
(PDCI). Dans un pays frappé de plein fouet
par la chute des cours du cacao, dont il est
le premier producteur mondial, les jeunes
précarisés deviennent le fer de lance de
l’opposition naissante. Houphouët-Boigny
l’a bien compris qui s’appuie, quant à lui,
sur les « loubards » – jeunes déscolarisés
de Marcoussis avec l’appui de la rue, une
nouvelle négociation s’ouvre à Ouaga-
dougou (sans la France, dont M. Gbagbo
refuse la présence), sous le parrainage du
président du Burkina Faso, M. Blaise
Compaoré. En mars 2007, les parties s’ac-
cordent sur un calendrier pour le désar-
(Lidho) (1). Prévue le 29 novembre, l’élec- apparus dans les années 1980. En rupture mement des rebelles et des milices, ainsi
tion présidentielle pourrait en effet – si de ban, ils se taillent une réputation et un que sur la reprise du processus électoral.
elle a bien lieu (2) – occasionner de nou- territoire par la force des biceps ou le jeu M. Soro devient alors premier ministre
velles violences impliquant la Fesci. du couteau. Le vieux président propose à la de M. Gbagbo. M. Blé Goudé arbore lui
plus célèbre de leurs bandes, celle de John aussi le costume et a troqué le surnom de
Depuis près de vingt ans, ce syndicat Pololo, d’entrer à son service. Les Volon- « général de la jeunesse » pour celui de
joue un rôle central dans la vie politique et taires pour la sécurité (VS), que les princi- « président » du Congrès panafricain des
sociale de la Côte d’Ivoire. Dirigeant des paux intéressés renommèrent « vagabonds jeunes et des patriotes (Cojep). Tous deux
Jeunes patriotes, partisans du président salariés », constitueront un service d’or- ont du pouvoir, de l’argent, et roulent en
Laurent Gbagbo, M. Charles Blé Goudé dre inédit, assurant la sécurité des marches 4  4. En somme, ils ont réussi. Leurs
– mis au ban des Nations unies (3) pour sa de soutien du PDCI, semant la zizanie dans camarades de lutte ont aussi souvent
responsabilité dans les « actes de violence celles des opposants. Cette alliance du roi trouvé de quoi s’employer. Il en est ainsi
commis par des milices de rue » depuis le et de la rue était promise à un bel avenir. de M. Kakou Brou, dit « maréchal KB »,
début du conflit, en septembre 2002 (lire la éminence grise de la Fesci – pour cer-
chronologie ci-dessous) – en fut ainsi le Les loubards ont leur propre langage : le ERNEST DÜKÜ. – « Horizon M.S.H Connecting People » (2008) tains, son « chef militaire » –, qui, passé
secrétaire général entre 1998 et 2000. Son noushi. Basé sur le français populaire, il par l’Ecole nationale d’administra-
prédécesseur à la tête de la fédération estu- emprunte aux langues locales ou à l’an- tielle d’octobre 2000. Le congrès finit par En janvier 2003, les accords de Mar- tion (ENA) ivoirienne – dont l’accès
diantine (de 1995 à 1998) n’est autre que le glais, détourne les mots de l’actualité, fait élire M. Blé Goudé secrétaire général. coussis (près de Paris) imposent à échappe désormais au mérite –, est affecté
chef de la rébellion armée devenu premier des noms propres des verbes et des verbes Mais la violence est devenue le langage M. Gbagbo un partage du pouvoir avec les à la direction des affaires maritimes et
ministre à la suite de l’accord de paix de des noms communs... Les étudiants adop- politique commun. La Fesci ne cessera de Forces nouvelles. Le président les signe à portuaires, avec le grade de commandant.
Ouagadougou en mars 2007, M. Guil- tent cette langue qui portera la musique l’utiliser, pour le plus grand profit du can- contrecœur et attend quinze jours pour
laume Soro. Quant aux anciens « fes- zouglou (5), inventée pour raconter leur didat qui saura se l’attacher. s’adresser à la nation, laissant le terrain à Avec MM. Soro et Blé Goudé, la géné-
cistes » Navigué Konaté et Yayoro Kara- pitoyable quotidien et leur dégringolade ses partisans. Les patriotes saccagent les ration Fesci, une génération sans foi ni loi,
moko, ils dirigent respectivement les dans l’échelle sociale. En effet, jusque dans Après le coup d’Etat du 24 décem- écoles et le centre culturel français. Cet a trouvé la place qu’elle cherchait (10).
jeunesses du Front populaire ivoirien (FPI), les années 1980, les étudiants qui obte- bre 1999, le général Robert Gueï forme un appui permettra au président de discréditer Comme on dit en noushi, ces jeunes ont
le parti présidentiel, et celles du Rassem- naient le bac recevaient automatiquement gouvernement d’union nationale, auquel les accords puis de les vider petit à petit de « créé situation » dont ils tirent leur sub-
blement des républicains (RDR) de l’op- une bourse pour poursuivre leurs études (en participent MM. Ouattara et Gbagbo. La leur contenu. « Si je n’avais pas été prési- sistance. Raison de plus pour la faire durer
posant Alassane Dramane Ouattara, exclu France le plus souvent). Mais, au cours de rupture se confirme toutefois entre les deux dent de la République, lâche-t-il, j’aurais et reporter les élections, initialement pré-
de l’élection présidentielle de 2000 pour la décennie suivante, crise du cacao et plan hommes, le second ayant repris à son été dans la rue avec vous (8). » Un encou- vues en 2005. Ironie du sort, l’université
cause de non-ivoirité (4). d’ajustement structurel aidant, les verse- compte le concept d’ivoirité dont le premier ragement à peine voilé. M. Blé Goudé, le d’Abidjan, qu’on surnommait « la Sor-
ments se font sporadiques. Dans les cités est l’une des victimes. Les combats à la « général de la jeunesse », devient le per- bonne », est devenue la tribune des ultra-
La Fesci a été fondée en 1990, lors de la universitaires, les jeunes dorment parfois à machette redoublent d’intensité sur les cam- sonnage-clé de ces mobilisations qui per- nationalistes qui fustigent la France.
démocratisation décidée par le président huit dans des chambres pour deux. Ils se pus. M. Blé Goudé obtient la gestion de mettent de négliger les résolutions de l’Or- Comme si la jeune génération voulait
Félix Houphouët-Boigny, pour contrer le baptisent les « Cambodgiens ». Entre 1980 l’attribution des chambres aux étudiants. ganisation des Nations unies (ONU) et détourner les symboles qui faisaient rêver
Mouvement des élèves et des étudiants de et 2009, le taux de pauvreté est passé de La Fesci va en tirer de substantiels revenus, d’enrayer le processus de paix. ses aînés. Et fouler aux pieds ce qui a fait
Côte d’Ivoire, proche du parti au pouvoir, 17 % à 50 %. gonflés par la captation d’un pourcentage la prospérité de la Côte d’Ivoire d’Hou-
sur les bourses, ou encore le racket des Un rapport de l’association Human phouët-Boigny, alliée fidèle de Paris, à
petits commerçants installés aux abords des Rights Watch (9) dénonce les dérives ultra- laquelle ils n’ont pas eu accès.
Arts martiaux contre armes à feu résidences universitaires. L’afflux des armes
à feu en provenance du Liberia voisin, tou-
jours en guerre, envenime les tensions. Les (1) Jeune Afrique, Paris, 2 février 2009. du Synares, principal syndicat des professeurs et cher-
fait et cause pour les « Cam- diant venu du nord du pays. Recherché par cheurs d’université.
P RENANT
bodgiens », la Fesci fraternise avec les
premiers partis d’opposition, tous créés
les forces de l’ordre, il se permet d’animer
des réunions publiques puis de disparaître :
braquages se multiplient. Les loubards
« historiques », formés aux arts martiaux
plutôt qu’aux armes à feu, sont pourchas-
(2) Les opérations d’identification des élec-
teurs (distribution des cartes d’identité) ainsi que l’éta-
blissement des listes électorales ont pris du retard.
(7) Christian Bouquet, Géopolitique de la Côte
d’Ivoire, Armand Colin, Paris, 2006.
par des professeurs d’université dont le l’organisation s’est renforcée pendant la (3) Depuis février 2007, M. Blé Goudé a l’inter- (8) Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI),
sés. Pololo est exécuté en pleine rue. diction de voyager ; ses avoirs sont gelés. 7 février 2003.
plus célèbre, M. Gbabgo, fondateur du FPI, clandestinité. L’un de ses secrétaires natio-
(4) Définition restrictive de l’identité nationale qui (9) Human Rights Watch, « La meilleure école. La
est l’actuel président de la République (6). naux, M. Blé Goudé, parcourt inlassable- Lors de la présidentielle d’octobre 2000, impose de prouver ses origines ivoiriennes à qui sou- violence estudiantine, l’impunité et la crise en Côte
Ensemble, ils partagent « l’espoir d’une ment le pays pour y monter des sections. la majorité électorale ayant été ramenée à haite participer à la compétition électorale – pour les d’Ivoire », New York, mai 2008.
lutte » (devise de la Fesci) pour les condi- Grâce au contrôle des cités universitaires, 18 ans, quatre cent mille jeunes viennent candidats – ou voter – pour les simples citoyens.
(10) Cf. Richard Banégas, « Côte d’Ivoire : les
tions de vie et la démocratie. Ensemble, ils la Fesci peut, en quelques heures, mobili- grossir les rangs des électeurs (7). (5) Zouglou signifie rebut, déchet, détritus. Cf. jeunes “se lèvent en hommes”. Anticolonialisme et
marcheront contre le régime houphouë- ser des milliers d’étudiants pour grossir Convaincu qu’il est en train de perdre, le Yacouba Konaté, « Génération zouglou », Cahiers ultranationalisme chez les jeunes patriotes d’Abid-
les rangs des manifestations du Front répu- d’études africaines, vol. XLII, p. 772-796, Paris, 2002.
tiste et s’exposeront à ses représailles. La général Gueï se précipite à la télévision et jan », Les Etudes du Centre d’études et de recherches
violence s’installe à l’université ; la Fesci blicain au sein duquel s’allient le FPI de (6) Professeur d’histoire, il était à l’époque membre internationales (CERI), no 137, Paris, juillet 2007.
s’autoproclame vainqueur. La Fesci, qui
se « loubardise » en adoptant les méthodes M. Gbagbo et le RDR de M. Ouattara. soutient M. Gbagbo, son parrain histo-
violentes de ses adversaires. Thierry Zébié, Harcelé, le régime du président Henri rique, manifeste. Les militants du RDR,
un « étudiant-loubard » qui fait régner la Konan Bédié (1993-1999), qui a succédé à dont le dirigeant, M. Ouattara, est exclu de
terreur sur la cité universitaire Mermoz, Houphouët-Boigny, ferme toutes les rési- la compétition pour cause de non-ivoirité,
meurt lapidé par des étudiants fescistes, le dences universitaires. en font autant. Le pouvoir est à prendre...
13 juin 1991. Il était soupçonné d’être aux dans la rue. Les partisans de M. Gbagbo
ordres du PDCI. En 1998, lors du congrès de la Fesci, « sympathisent » avec la gendarmerie, qui
auquel assiste, entre autres, M. Gbagbo, exécute des dizaines de militants du RDR.
Le syndicat estudiantin est alors dissous. des divisions éclatent, préfigurant l’échec Le 27 octobre 2000, cinquante-sept corps
Légalisée à nouveau en 1997, la Fesci a de la transition démocratique. La rencontre sont retrouvés dans un terrain vague de
pour secrétaire général M. Soro, un étu- se transforme en bataille rangée à la Yopougon, au nord-ouest d’Abidjan.
machette entre partisans de MM. Gbagbo
* Journaliste. et Ouattara qui se préparent à la présiden- Ces violences laisseront des traces dura-
bles. D’autant que M. Gbagbo, vainqueur
de l’élection présidentielle, ne fait rien pour
enrayer la machine infernale de l’ivoirité.
Sept ans de crise Sur les routes, policiers et gendarmes se
livrent au racket contre les populations nor-
distes ou étrangères, désormais assimilées.
19 septembre 2002. Des militaires 11 octobre 2004. L’Onuci est prise En juillet 2001, le non-lieu prononcé dans
ivoiriens, exilés au Burkina Faso, à partie par des manifestants. le procès du charnier de Yopougon
conquièrent le nord du pays, Les incidents font plusieurs blessés. confirme l’impunité des nouveaux lou-
mais ils n’arrivent pas à prendre Abidjan, 6 novembre 2004. Les Forces armées bards de la République. Le forum de récon-
la capitale. Le pays est coupé en deux. nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) ciliation nationale organisé à la fin de l’an-
22 septembre 2002. La France bombardent la base française de née n’a guère d’effets.
déclenche l’opération « Licorne » Bouaké : neuf morts, trente-sept blessés.
pour évacuer ses ressortissants. En riposte, la France détruit la flotte La frustration explose sous la forme
Sa mission s’élargira à l’interposition aérienne ivoirienne. d’une rébellion armée en septembre 2002.
entre les belligérants. 7 novembre 2004. A Abidjan, les forces Au nord du pays, les Forces nouvelles. A
23 septembre 2002. La Communauté françaises ouvrent le feu sur les leur tête : M. Soro. Au sud, l’armée loya-
économique des Etats d’Afrique de manifestants, devant l’hôtel Ivoire, liste bientôt secondée par l’Alliance des
l’Ouest (Cedeao) crée une force de paix. faisant des dizaines de morts. jeunes patriotes pour le sursaut national,
qui soutient fermement le président
26 janvier 2003. Les accords 4 mars 2007. Accord de paix de Gbagbo. Leur leader se nomme Blé Goudé.
de Marcoussis (Paris) prévoient Ougadougou (Burkina Faso). Le chef des Dans le « western » ivoirien, les seconds
un partage du pouvoir. rebelles, M. Guillaume Soro, est nommé rôles – des jeunes premiers – viennent de
27 février 2004. L’Opération des Nations à la tête d’un gouvernement de transition. voler la vedette aux stars. La « guerre des
unies en Côte d’Ivoire (Onuci) 29 novembre 2009. Election machettes » venue des campus devient une
est chargée du maintien de la paix. présidentielle (prévue). affaire nationale.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
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6 nos Manière de voir 42 € * Plusieurs pays de l’ex-Yougoslavie ainsi que l’Albanie
sont sur les rangs pour rejoindre l’Union européenne,
vert aux pourparlers avec Skopje, la
Grèce utiliserait immédiatement son droit
de veto. Athènes l’a d’ailleurs déjà
= 96 € * après l’adhésion de la Slovénie déjà réalisée depuis 2004.
Le 14 octobre, la Commission de Bruxelles a recommandé
opposé lors de l’entrée de la Macédoine
dans l’OTAN, qui aurait dû être effective
en avril 2009. La Grèce conteste le nom
même du pays, estimant que le terme de
l’ouverture de négociations avec la Macédoine
Pour vous, 69 € seulement ** et précisé que celles entamées avec la Croatie pourraient
« Macédoine » appartient de manière
exclusive à l’héritage hellénique (5). En
conséquence, la Macédoine a porté le dif-
être bouclées à l’été 2010. Effet d’annonce férend devant la Cour internationale de
soit 28 % de réduction ou avancée réelle dans un processus jusque-là embourbé justice (CIJ). Ironie de l’histoire, ces diffi-
ciles négociations sur un contentieux
dans de multiples contradictions ? gréco-macédonien – opposant donc un
Etat membre de l’Union à un Etat candi-
dat – ne sont pas menées par l’Union
européenne, mais par une commission des
Nations unies conduite par un Américain,
PA R J E A N - A R N A U LT D É R E N S * M. Paul Nimietz.

ORS du sommet européen de tion (AER) jouait un rôle central en Bos- Les conséquences politiques du blocage

L
* Prix de vente au numéro

Thessalonique, tenu du 19 au nie-Herzégovine et au Kosovo, tandis que européen n’ont pas tardé à se faire sentir.
21 juin 2003, fut inventée une se multipliaient les aides bilatérales ou Parlant de la nécessité de provoquer un
nouvelle expression géogra- multilatérales. L’ensemble des actions choc en Croatie et en Europe, le premier
phique : les « Balkans occiden- européennes s’inscrivaient dans le cadre ministre croate Ivo Sanader a présenté sa
taux ». Elle correspondait à l’obscure for- du pacte de stabilité pour l’Europe du démission le 1er juillet 2009. Vieux routier
mule algébrique « 6 – 1 + 1 », désignant Sud-Est, mis en place le 30 juin 1999, de la politique, arrivé à la tête du gouver-
les six Etats successeurs de la Yougoslavie, quelques semaines après la fin de la nement en 2003, il avait réussi à engager la
moins la Slovénie – intégrée à l’Union guerre du Kosovo (2). rénovation de la Communauté démocra-
européenne dès 2004 –, plus l’Albanie... tique croate (HDZ), le parti nationaliste et
Les « Balkans occidentaux » étaient ainsi Ces interventions, extrêmement coû- conservateur au pouvoir depuis 1990, à
distingués de la Roumanie et de la Bulga- teuses, étaient associées à la perspective l’exception d’une brève parenthèse sociale-
rie, promis à une intégration plus rapide d’intégration, dont les accords de stabili- démocrate entre 2000 et 2003.
Manière de voir dans l’Union européenne – devenue effec-
tive le 1er janvier 2007.
sation et d’association (ASA), conclus
avec tous les Etats de la région, mar- Cependant, si M. Sanader a engagé une
Le bimestriel thématique quaient la première étape. Ce processus réelle modernisation de la société croate, il
La Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la est désormais bloqué. La Croatie le n’a pas réussi à imposer pleinement son
du Monde diplomatique Serbie, le Monténégro, la Macédoine et constate avec une amertume particulière : autorité sur son propre parti. Mme Kosor a
l’Albanie disposent désormais d’un com- elle faisait figure de meilleur élève de la pris sa suite à la tête du gouvernement et du
partiment particulier dans la salle d’at- classe et a longtemps cru pouvoir comp- parti, mais l’aile dure du HDZ, emmenée
En 100 pages, il rassemble tente européenne. Entre-temps, un nouvel ter sur une incorporation rapide. par MM. Vladimir Seks et Andrija
les meilleurs articles publiés Etat a vu le jour : le Kosovo. Mais cinq Hebrang, tient à nouveau les rênes du pays.
par Le Monde diplomatique, Etats membres de l’Union ne l’ont pas Depuis 2004, elle dispose du statut de
reconnu (l’Espagne, la Slovaquie, la Rou- candidat officiel. Les négociations s’ou-
complétés par des documents manie, la Grèce et Chypre). vrent en octobre 2005, mais le processus
inédits, des bibliographies, s’enraie le 17 décembre 2008 : la Slové-
des sites Internet pour Les règles fixées à Thessalonique nie oppose son veto, empêchant Zagreb Deux conflits
étaient claires : en échange d’une future de boucler les pourparlers techniques
continuer la réflexion… adhésion, les Etats concernés devaient avec Bruxelles. En cause, un microsco- menacent
mener à bien une série d’importantes pique contentieux territorial qui l’oppose
réformes pour se mettre en conformité
avec les critères de convergence euro-
à ce voisin depuis l’accession des deux les fragiles équilibres
pays à l’indépendance, en 1991 (3).
péens dans le domaine des institutions, de
A retourner, accompagné de votre règlement, l’Etat de droit, de la lutte contre la cor- Ce conflit porte sur la délimitation des
Hebrang, qui a de sérieuses
au Monde diplomatique – Service abonnements – ruption et le crime organisé, du respect de
la démocratie et des droits de la personne,
etc. Ils devaient aussi poursuivre la libé-
frontières maritimes dans le golfe de
Piran. La Slovénie dispose en effet, au
fond de l’Adriatique, d’une étroite bande
M ONSIEUR
chances de devenir président de la
République aux élections de janvier 2010,
B1209 – 60732 Sainte-Geneviève Cedex. ralisation de leurs économies et une pleine littorale de trente-sept kilomètres coincée n’a jamais caché son soutien aux géné-
ouverture à la concurrence. entre les eaux territoriales italiennes et raux croates déférés pour crimes de
croates. En déplaçant légèrement la fron- guerre devant le Tribunal pénal interna-
 Je m’abonne pour 1 an au Monde diplomatique et à Autre principe : la situation des pays tière terrestre, comme le revendique la tional pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de
Manière de voir pour un montant de 69 €. serait examinée au cas par cas, la Com- Slovénie, le calcul d’angles prévu par la La Haye (6), ni son hostilité à une pleine
mission européenne se réservant le droit convention maritime de Montego Bay réconciliation avec la Serbie, pas plus
de juger les progrès des aspirants euro- permettrait à ce pays d’accéder directe- que son scepticisme quant à la perspec-
 Je verse un montant de ....…. €, en plus de mon péens. Chaque pays dispose d’une feuille ment aux eaux internationales (4). Un tive européenne. La démission de
abonnement, pour soutenir mon journal, (DON2009) de route spécifique et fait l’objet d’un rap- accord avait été trouvé en 1996 et validé M. Sanader pourrait donc s’expliquer de
port annuel d’évaluation de la Commis- en 2001 par le Parlement slovène, mais la deux manières. L’ancien premier ministre
soit un montant total (abonnement + don) de .......… €. sion. Après le grand élargissement de Croatie l’a rejeté. Depuis, les incidents se a certainement perdu la bataille interne au
2004, impliquant dix Etats (1), la dernière multiplient dans la zone contestée. Pour sein du HDZ, mais il entendait aussi met-
adhésion de groupe a été celle de la Rou- les deux pays, la question est devenue un tre l’Europe devant ses responsabilités.
Coordonnées : manie et de la Bulgarie. enjeu central de politique intérieure, l’oc- Le succès remporté par Mme Kosor en
casion d’affirmer la fierté et l’identité allant négocier à Ljubljana reste précaire,
92BZ0018 nationales. et la menace du veto slovène représente
une épée de Damoclès toujours suspen-
 M.  Mme  Mlle Après le veto slovène, la Commission due au-dessus de la candidature croate.
Veto slovène européenne a essayé de jouer les bons Néanmoins, sous réserve de « poursuivre
offices, proposant, en janvier 2009, la et intensifier » ses efforts de réforme au
Nom ........................................ Prénom ............................................ sur l’adhésion création d’une commission d’arbitrage plan judiciaire, de lutte contre la corrup-
qui aurait été présidée par l’ancien chef tion et le crime organisé, la Croatie « se
Adresse ............................................................................................. de la Croatie d’Etat finlandais et Prix Nobel de la paix rapproche de la ligne d’arrivée », a
2008 Martti Ahtisaari. Celui-ci ne tarde déclaré, le 14 octobre, M. Olli Rehn,
........................................................................................................... pas à jeter l’éponge et, le 26 juin, l’Union, commissaire européen pour l’élargisse-
affirmant que le conflit relève d’un ment. D’après lui, les négociations pour-
optimisme prévalait en ce raient être bouclées à l’été 2010.
Code postal................................Localité ........................................... U N CERTAIN
début de millénaire. La page des
guerres semblait définitivement tournée :
« règlement bilatéral », décide de repor-
ter sine die les discussions d’adhésion
avec la Croatie. En Macédoine, l’échec de l’adhésion à
Courriel ............................................................................................. en janvier 2000, la Croatie connaissait l’OTAN et le blocage européen se tra-
une alternance démocratique et, en octo- C’est finalement un dialogue direct duisent par la résurgence d’un dangereux
bre de la même année, la Serbie se débar- entre la première ministre croate, nationalisme. Le gouvernement de droite
rassait du régime de Slobodan Milosevic. Mme Jadranka Kosor, et son homologue de la VMRO-DPMNE (7), dirigé par
Certes, il restait des problèmes, comme slovène, M. Borut Pahor, amorcé à Lju- M. Nikola Gruevski, a choisi de répondre
celui du Kosovo, placé sous protectorat bljana le 11 septembre, qui permet de au blocage grec par la provocation : l’aé-
Règlement :  Chèque bancaire à l’ordre du Monde diplomatique SA des Nations unies depuis juin 1999, ou désamorcer la crise. L’Union a donc roport de Skopje a pris en 2007 le nom
celui de la Bosnie-Herzégovine, incapa- accepté, le 2 octobre, de relancer ses d’Alexandre le Grand, tandis que la nou-
 Carte bancaire ble de fonctionner comme Etat et de se négociations avec la Croatie. Leur pour- velle autoroute qui relie Skopje à la fron-
réformer. L’heure était néanmoins à la suite reste néanmoins conditionnée à tière grecque portera celui de Philippe
Numéro de carte bancaire démocratisation et à la reconstruction. celle du dialogue bilatéral. de Macédoine. D’immenses monuments
Certains dirigeants européens allaient à la gloire des deux héros sont érigés
jusqu’à évoquer une débalkanisation La Macédoine dispose elle aussi, dans toutes les villes du pays.
des Balkans. depuis décembre 2005, du statut de can-
Date de validité didat officiel à l’Union, mais aucune date Cette « obsession antique (8) » passe
En même temps que l’adhésion s’im- d’ouverture des discussions n’a encore bien auprès d’une opinion traumatisée
Notez les trois derniers chiffres du numéro inscrit au dos posait comme une perspective « natu- été avancée. La Commission argue de la par l’attitude grecque : beaucoup de
de votre carte, près de la signature relle » pour ces pays, l’Union européenne situation politique toujours fragile du Macédoniens estiment qu’Athènes attente
assumait des responsabilités politiques, pays et du retard des réformes. Et quand à leur identité nationale, collective et indi-
Signature obligatoire économiques et même militaires crois- bien même Bruxelles donnerait son feu viduelle en remettant en cause le nom de
** Offre réservée pour un premier abonnement, en
santes, comme en Bosnie-Herzégovine,
France métropolitaine, jusqu’au 31/03/2010.
où la mission de la Force de stabilisation
Conformément à la loi informatique et libertés, vous
de la paix (Stabilization Force, SFOR) (1) Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, (5) Cf. Nikos Kalampalikis, Les Grecs et le mythe
disposez d’un droit d’accès et de rectification des
données vous concernant. Ces informations peuvent
de l’Organisation du traité de l’Atlan- Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et d’Alexandre, L’Harmattan, Paris, 2007.
tique nord (OTAN) était remplacée en Slovénie. (6) Une dizaine d’inculpés et/ou condamnés en
être exploitées par des sociétés partenaires. Si vous (2) Ce pacte a été remplacé début 2008 par un tout, dont les généraux Mirko Norac, Ante Gotovina
ne souhaitez pas recevoir de propositions de parte-
décembre 2004 par la Force de l’Union
Conseil de coopération régionale, aux ambitions et aux et Rahim Ademi, ainsi que Janko Bobetko, mort avant
naires, merci de cocher la case 
européenne (Eufor). De son côté, moyens bien plus modestes. son procès.
l’Agence européenne pour la reconstruc-
(3) Cf. le dossier du Courrier des Balkans, « Conflit (7) Organisation révolutionnaire intérieure macé-
Le Monde diplomatique SA
Retrouvez du golfe de Piran : la Slovénie bloque l’intégration donienne - Parti démocratique pour l’unité nationale
européenne de la Croatie ». macédonienne.
RCS Paris B400 064 291 cette offre sur notre site : * Rédacteur en chef du site Le Courrier des Bal-
(4) Lire Joseph Krulic, « Le problème de la déli- (8) Cf. Risto Karajkov, « Macédoniens, qui
kans. Vient de publier (en collaboration avec Laurent
www.monde-diplomatique.fr/abo/diplo_mav Geslin et Marylise Ortiz) Bazars ottomans des Bal- mitation des frontières slovéno-croates dans le golfe de sommes-nous ? », Le Courrier des Balkans,
kans, Non Lieu, Paris, 2009. Piran », Balkanologie, vol VI, n° 1-2, Paris, 2002. 16 février 2009.
15 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

À L’UNION EUROPÉENNE, RÉSURGENCE DES NATIONALISMES

fiançailles entre Bruxelles et les Balkans


ISLANDE ITALIE

Lignano Golfe ITALIE


Sabbiadoro de Trieste
Mer territoriale italienne Trieste
Projet d’accord : extension Ligne médiane
de la mer territoriale slovène
NORVÈGE et projet de corridor Mer
Helsinki territoriale
Stockholm
slovène
Piran
MER Koper
RUSSIE
Kaliningrad A D R I AT I Q U E SLOVÉNIE
IRLANDE ROYAUME- E S PA C E (RUSSIE)
UNI
Mer
Londres Berlin BIÉLORUSSIE territoriale CROATIE
Varsovie
Bruxelles croate
Paris Haute mer
Golfe de Piran
Novigrad SLOVÉNIE
Trieste
Strasbourg UKRAINE
0 5 10 km
Venise Piran
Vienne
SUISSE BOSNIE- MOLDAVIE Espace Schengen CROATIE
HERZÉGOVINE
ROUMANIE Pays de l’Union européenne ITALIE
SCHENGEN CROATIE
dans l’espace Schengen
hors de l’espace Schengen
Madrid SERBIE
BULGARIE Relations privilégiées Haute mer
Rome MONTÉNÉGRO
MACÉDOINE Pays hors UE membres de l’espace Schengen
Rimini
Statut incertain
ALBANIE
TURQUIE Statut « avancé » (coopération économique SAINT-MARIN
et politique)
GRÈCE Ancône
Elargissement
Candidats potentiels
Pays candidats bénéficiaires d’un partenariat pour l’adhésion
ALGÉRIE
MAROC
CHYPRE Pays bénéficiant d’un accord de stabilisation et d’association (ASA) effectif ou en cours
de ratification
TUNISIE Pays soumis à l’obtension d’un visa pour pénétrer dans l’espace Schengen
NB : A partir de janvier 2010, les ressortissants croates, serbes et monténégrins n’auront
0 500 km
LIBYE ÉGYPTE plus besoin de visa pour rejoindre l’espace Schengen.

Sources : Union européenne ; Visa-Schengen.Info ; Didier Ortolland et Jean-Pierre Pirat, Atlas géopolitique des espaces maritimes, Technip, Paris, 2008. PHILIPPE REKACEWICZ

leur pays, de leur langue et de leur peuple. En mai 2008, la Serbie créait la sur- Début juillet 2009, comme pour faire La mission Etat de droit de l’Union rait s’accompagner d’une fonte de leurs
M. Gruevski peut donc choisir de « sur- prise : la coalition Pour une Serbie euro- taire les soupçons, le Conseil euro- européenne au Kosovo (Eulex) a entamé salaires (jusqu’à 40 % !). Des policiers
fer sur la vague Alexandre » pour se péenne, conduite par le président Boris péen (11) a confirmé la décision d’abolir son déploiement en décembre 2008. Son ou des médecins mal payés seront donc
maintenir au pouvoir, au moins à court Tadic, arrivait largement en tête aux élec- à compter du 1er janvier 2010 le régime intervention « technique » dans les à nouveau tentés d’exiger des bakchichs
terme. En revanche, le thème n’enchante tions législatives ; les nationalistes du des visas pour les citoyens de Serbie, du domaines essentiels de la police, de la – un phénomène qui était en voie de
guère l’importante communauté alba- Parti radical serbe (SRS), dont on crai- Monténégro et de Macédoine. Ceux-ci justice et des douanes doit accompagner réduction.
naise – qui représente un quart de la gnait la progression quelques mois après pourront donc circuler librement – pour les institutions du Kosovo dans leur déve-
population du pays, soit environ cinq cent la proclamation d’indépendance du trois mois et sans avoir le droit de tra- loppement, tout en restant neutre sur le La crise risque fort de détruire la
mille personnes. Kosovo, se trouvaient relégués en vailler – dans l’espace Schengen, un pri- statut du territoire. De surcroît, sa mise en timide normalisation sociale en cours. En
deuxième position. Ce vote traduisait l’at- vilège dont jouissent déjà les ressortis- œuvre a été conditionnée à la signature Serbie ou au Monténégro, il était rede-
Les Albanais n’ont jamais reconnu une tachement d’une large part de l’opinion sants croates. Cet assouplissement était d’un accord particulier avec la Serbie, le venu possible, pour la première fois
pleine légitimité à l’Etat macédonien, serbe à la perspective européenne. Mais attendu avec impatience par tous les plan en six points, négocié par les Nations depuis deux décennies, de vivre de son
devenu indépendant en 1992 ; le pays a le maintien de cette orientation dépend de citoyens des pays concernés. Il ressemble unies. La mission entend poursuivre sa travail. Un couple disposant de deux
failli sombrer dans la guerre civile en la concrétisation de cette promesse. néanmoins à un lot de consolation, à côté collaboration avec Belgrade, notamment salaires pouvait solliciter un emprunt
2001 (9). Si les accords de paix d’Ohrid, d’une intégration durablement ralentie. dans la lutte contre le crime organisé. auprès des banques, ce qui est de nouveau
qui engagent la décentralisation du pays, A priori, rien ne s’oppose à l’avancée De surcroît, il ne concerne pas la Bosnie- Dans ces conditions, Eulex devient la inenvisageable : à la réduction annoncée
ne satisfaisaient que partiellement les de la candidature de Belgrade, hormis le Herzégovine, l’Albanie et le Kosovo. cible de la colère et des frustrations d’une des revenus s’ajoute le renchérissement
revendications de la minorité albanaise, dossier toujours ouvert de la coopération population albanaise qui se radicalise : le des crédits, aggravé par la dévaluation
celle-ci tendait à admettre le cadre poli- avec le TPIY. Depuis la « révolution Ces derniers n’ont pas rempli les 25 août dernier, le mouvement Vetëven- des monnaies. Les classes moyennes, qui
tique de l’Etat macédonien tant que celui- démocratique » d’octobre 2000, la Serbie strictes conditions fixées par la feuille de dosje (« autodétermination ») a ainsi sac- commençaient à se reconstituer après le
ci semblait se rapprocher de l’Union euro- a arrêté la quasi-totalité des prévenus sus- route sur les politiques migratoires et le cagé son parc automobile. laminage social du début des années 1990
péenne, notamment après l’octroi de statut pectés de crimes de guerre qui se trou- contrôle des frontières : création de pas- (guerres, sanctions internationales, hyper-
de pays candidat. Depuis cette décision, et vaient sur son territoire – la dernière et la seports biométriques, signature de inflation), redoutent un nouveau déclas-
aucune avancée n’ayant été enregistrée, plus retentissante des arrestations ayant conventions de réadmission, construction sement. Or ce sont précisément ces
les Albanais ne trouvent guère d’attrait à été celle de M. Radovan Karadzic, l’an- de centres de rétention pour les migrants couches sociales qui soutiennent la pers-
un petit Etat isolé qui se complaît à exal-
ter la grandeur de ses ancêtres antiques
cien dirigeant des Serbes de Bosnie, le
21 juillet 2008 à Belgrade. Toutefois,
clandestins venant de pays tiers, etc. Sur-
tout, ils présentent d’évidents risques
Les classes moyennes pective européenne et portent au pouvoir
des formations démocratiques favorables
putatifs. Disposés à en contester la légiti-
mité, ils pourraient eux aussi céder à nou-
deux inculpés serbes courent encore :
MM. Goran Hadzic et Ratko Mladic.
migratoires : au Kosovo, plus de 60 % des
habitants ont moins de 25 ans, et le taux
europhiles à l’Union.
Sans stratégie ni projet, obnubilée par
veau aux sirènes du nationalisme, d’autant
que la proclamation d’indépendance du A supposer que les deux fugitifs soient
de chômage est estimé à 60 % de la popu-
lation active. Dans ces conditions, le
à nouveau menacées ses problèmes internes, divisée sur la plu-
Kosovo relance le débat sur une éventuelle arrêtés, rien ne s’opposerait plus à une départ vers l’« Occident » demeure la part des questions majeures, l’Europe
unification nationale albanaise (10). candidature officielle de la Serbie. Cepen- seule perspective d’une très large part de aura bien du mal à faire face aux nou-
dant, une grande question n’est pas tran- la jeunesse. Même cas de figure en Alba- velles crises qui s’annoncent. On a sou-
que les deux pays vent prétendu que son incapacité à pré-
Face à ces deux conflits, qui menacent
les fragiles équilibres d’une région où
l’Europe joue théoriquement un rôle poli-
chée : ses frontières incluraient-elles le
Kosovo, qui a proclamé son indépen-
dance le 17 février 2008 ? Sur ce point
nie, tandis que la Bosnie-Herzégovine,
paralysée par une interminable crise poli-
tique et l’invraisemblable Lego institu-
Id’une
L EST SIGNIFICATIF
soumis aux formes les plus lourdes
tutelle internationale désormais
voir l’éclatement des conflits yougoslaves
en 1991 s’expliquait par l’inachèvement
tique majeur, l’Union a donc choisi de ne crucial, la Commission se dit « neutre ». tionnel mis en place par les accords de assurée principalement par l’Europe, la de sa construction politique. La crise ins-
pas s’impliquer. Les règles du consensus La reconnaissance d’un nouvel Etat, paix de Dayton, s’enfonce toujours plus Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, soient titutionnelle et la crise économique empê-
interne l’empêchent de tempérer le natio- explique-t-elle, n’est pas de son ressort, profondément dans la crise (12). aussi ceux dont les perspectives euro- cheront-elles, une nouvelle fois, l’Union
nalisme grec, et le recours à la CIJ illus- mais de celui des Etats membres, les- péennes sont les plus incertaines. d’assumer ses responsabilités ? Il n’est
tre son incapacité à faire valoir ses capa- quels sont loin d’être unanimes. Les opinions publiques se sont enflam- Impuissante à se faire entendre sur les pas certain que la ratification du traité
cités d’arbitrage. mées contre ces décisions européennes, nouveaux conflits qui menacent, incapa- simplifié de Lisbonne change radicale-
E n réalité, tout le monde reconnaît perçues comme discriminatoires. Cer- ble de définir une politique cohérente au ment la donne, tant l’Europe semble inca-
l’importance stratégique de la Serbie, tains observateurs soulignent que les pays Kosovo, l’Europe a totalement renoncé pable de définir une politique cohérente
principal Etat de la région. Et craint le mis sur la touche ont pour point com- au rôle moteur qu’elle prétendait assu- dans la région.
déséquilibre que pourrait provoquer une mun d’être majoritairement musulmans... mer dans les « belles années » du début
Interrogations intégration rapide de la Croatie suivie Il est peu probable que ce critère ait véri- du millénaire. JEAN-ARNAULT DÉRENS.
d’une longue attente pour la Serbie. Le tablement pesé, mais la presse locale bruit
pas toujours exemptes blocage de la candidature croate a donc d’interrogations pas toujours exemptes Aux incohérences politiques s’ajoute à
pour avantage principal de faire gagner de démagogie : « Est-il moralement jus- présent la crise économique. Au bord de
de démagogie du temps, et de nouveaux retards pour- tifié d’accorder aux Serbes une liberté la faillite, les Etats se tournent les uns (9) Lire « Menace de nouvelles partitions dans les
Balkans », Le Monde diplomatique, octobre 2001.
raient intervenir. Dans les milieux diplo- de circulation en Europe que l’on refuse après les autres vers le Fonds monétaire
matiques, on reconnaissait à demi-mot aux proches des victimes de Srebre- international (FMI) : la Bosnie a négocié (10) Lire « La boîte de Pandore des
que l’intransigeance slovène sur le dos- nica (13) ? » un prêt de 1,2 milliard d’euros et la Ser- frontières balkaniques », Le Monde diplomatique,
janvier 2008.
’ les enquêtes d’opinion, l’eu- sier du golfe de Piran ne déplaisait pas à bie un autre de 3,1 milliards. Le Monté-
D APRÈS
roscepticisme croate a grimpé en
flèche, au rythme des retards du proces-
beaucoup de responsables européens. De
là à penser que Ljubljana aurait agi en
Au Kosovo, les Albanais comprennent
que l’indépendance proclamée en
négro et la Macédoine pourraient égale-
ment solliciter une aide. Or les critères de
(11) Le Conseil européen réunit les chefs d’Etat ou
de gouvernement des pays membres de l’Union euro-
péenne et le président de la Commission européenne,
sus d’intégration. En Serbie, au Monté- service commandé, il n’y a qu’un pas... février 2008 n’est pas synonyme d’une l’organisme international ne sont pas assistés de leur ministre des affaires étrangères et d’un
négro ou en Albanie, la population reste véritable souveraineté et que les portes de ceux de l’Union. Alors que l’Europe met commissaire européen.
très majoritairement favorable à cette L’inanité de la politique consistant à l’Europe ne sont pas près de s’ouvrir – ce l’accent sur des critères de bonne gou- (12) Lire « La Bosnie-Herzégovine étouffe dans le
carcan de Dayton », Le Monde diplomatique, sep-
perspective. Un effritement de cet enthou- « donner du temps au temps » a pourtant qu’ils perçoivent comme une trahison des vernance et privilégie la lutte contre la tembre 2008.
siasme pourrait néanmoins favoriser la déjà été prouvée dans le cas de la Bosnie- « parrains » occidentaux de l’indépen- corruption, le FMI insiste sur la réduc- (13) Cf. Gerald Knaus et Alex Stiglmayer, « Sup-
réémergence des courants nationalistes Herzégovine, bloquée dans un statu quo dance, à commencer par la France et le tion de la dépense publique. En Serbie, la pression des visas Schengen : les gagnants et les
ouvertement antieuropéens. délétère depuis la fin de la guerre, en 1995. Royaume-Uni. baisse du nombre de fonctionnaires pour- exclus », Le Courrier des Balkans, 18 juillet 2009.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
16 17 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

Sur les traces estompées En 1990, il aurait souhaité que l’on prenne le
temps de réfléchir : «Tout ce qui avait été créé en RDA
a été mis de côté. L’administration a été prise en charge
par l’Ouest. Et le personnel envoyé sur place n’était pas
vraiment du haut de gamme. Dans les universités, les pro-
était au centre des débats « a été bousculée par des
décisions venant de l’extérieur, portées par l’idéologie de
la concurrence, la course à la supplantation, en partie avec
une mentalité d’occupant, en partie avec de bonnes
intentions, mais avec infiniment d’esbroufe et d‘arrogance

de l’Allemagne de l’Est fesseurs occidentaux ont occupé toutes les places (9),
l’Académie des sciences a été dissoute. Toutes les com-
pétences scientifiques de l’ex-RDA, qui étaient parfaite-
ment capables de concurrencer celles de l’Ouest, ont été
éliminées. Il n’y a jamais eu de tentative d’évaluer tout cela,
bête ». La gestion par la Treuhand de l’ensemble de
l’économie est-allemande « n’était que la poursuite de
l’économie centralisée à fronts renversés ».
En 2001, dans une conférence dont il nous four-
d’en faire un bilan. » Ceux de l’Ouest ont occupé le nit le manuscrit, le chef d’entreprise estimait « tout
terrain. Il est assez aisé de comprendre pourquoi les simplement immoral de voir comment, petit à petit, les
Faite de brèches successives habitants se sont sentis traités en citoyens de revenus du capital deviennent plus importants que ceux
à la frontière austro-hongroise seconde zone. du travail. (...). Lorsque le socialisme était encore en
concurrence avec ce monde, on en avait peur, et cette
en mai et août 1989, Même s’il pense que la RDA a fini par vivre au- peur était un frein. Maintenant que cette peur a disparu,
dessus de ses moyens, notre banquier s’inscrit en faux les freins sautent ». Bien sûr, toutes les tentatives du
puis à Berlin en novembre, contre l’idée qu’elle ait été en cessation de paie- même type n’ont pas été des réussites, loin s’en faut.
ment à la fin des années 1980. La France, affirme- Mais le regard de ceux qui s’en sont plutôt bien sor-
la chute du Mur précède t-il, était prête à lui faire crédit. Pas nostalgique pour tis n’en est que plus intéressant, car il n’est pas teinté
un sou, M. Most éprouve l’impression, partagée par du dépit de l’échec.
d’un an la disparition tant d’autres acteurs de l’univers économique, de
revivre une irréalité qu’il a déjà connue. Nos interlo- Secondé par son fils, devenu entre-temps adjoint
de la République démocratique cuteurs datent de 1972 le début de la fin de la RDA, au maire de la ville, M. Elmar Faber a installé à Leip-
avec l’arrivée au pouvoir d’Erich Honecker. Ce der- zig la maison d’édition Faber et Faber. Il a fait sa sco- Durant deux années,
allemande (RDA). Créé en 1949, nier étatisa toutes les petites et moyennes entre- larité dans une période faste, celle où des esprits aussi la cinéaste suisse
ce pays de seize millions prises ainsi que le petit commerce et s’employa à for- brillants qu’Ernst Bloch et Hans Mayer, pour ne citer Dominique de Rivaz a suivi
ger une « unité de la politique économique et que les plus connus, enseignaient à l’université de
d’habitants sera absorbé par sociale » déconnectée des réalités. Son maître Leipzig, et il n’est pas près d’accepter qu’on lui retire à pied le tracé originel du mur
d’œuvre, Mittag, agissait au nom du Parti, à l’égard un tel héritage. Auparavant, M. Faber était éditeur qui encerclait Berlin-Ouest, tout
l’Allemagne de l’Ouest. Dès lors, des entreprises est-allemandes, avec les mêmes exi- dans la plus prestigieuse maison d’édition de RDA, au long de ses 155 kilomètres.
gences irresponsables que les actionnaires à l’égard celle de Bertolt Brecht et de Thomas Mann : Aufbau-
une « guerre froide de la mémoire » des entreprises capitalistes. Verlag. A ce titre, il en a conduit le passage au privé. Elle en a ramené
des photographies
succède à celle des blocs. Malheur Privatisation ou disparition, telle était en effet la qui révèlent les traces du Mur,
seule alternative posée par la réunification aux entre-
aux vaincus ! De leur passé, prises d’Etat. Le processus était placé sous le contrôle évidentes ou suggérées.
il ne doit rien rester. « Je déclare n’avoir jamais de la Treuhand, auprès de qui il fallait continuer à mon-
Sans début ni fin.
trer patte blanche une fois la transition achevée.
rien signé pour garder M. Faber n’y a pas échappé. « J’ai été convoqué à la Treu- Le chemin du mur de Berlin,
hand. Il manquait un papier dans mon dossier. A la direc- Noir sur Blanc -
mon poste, ni dans l’ancien tion du personnel, on m’a présenté un document intitulé
“Déclaration”. Je devais signer le texte suivant : “Je déclare
Benteli Verlag, Lausanne-Berne,
PA R N OT R E E N V O Y É S P É C I A L 2009, 288 pages, 39 euros.
BERNARD UMBRECHT * système ni dans le nouveau » n’avoir jamais travaillé pour la Stasi (11).” J’ai répondu que
je ne signerais pas, mais que je pouvais fournir une décla-
ration. J’ai signé le texte suivant : “Je déclare n’avoir
s’achevait un concours jamais rien signé pour garder mon poste, ni dans l’ancien musée de l’homme (13). La notion de travail n’est pas

E
N MAI DERNIER
ONSIEUR Christian Wegerdt n’a pas écrit d’au- système ni dans le nouveau.” Cela s’est passé le matin, à

M
national, organisé sur décision du Parle- facile à cerner, surtout si l’on considère qu’elle
ment allemand, ouvert à tous les artistes tobiographie ; mais, à l’écouter, on se dit qu’il 10 h 30. A 13 h 30, j’étais mis à la porte. » contient mais ne recouvre pas entièrement celle
et architectes. L’appel à projets concernait devrait lui aussi s’y essayer. Ingénieur spécia- d’emploi. Définissant par hypothèse le travail comme
lisé dans la physique des matériaux, il raconte sa M. Faber a connu des moments de colère dans une transformation humainement motivée du monde,
la réalisation d’un monument symbolisant cette période agitée qui a suivi la chute du Mur : « Ce
« l’unité et la liberté ». Echec total : sur métamorphose de dirigeant d’une entreprise socia- l’exposition ouvre de nouvelles pistes, laissant au
liste en « entrepreneur » capitaliste, territoire n’était pas une époque poétique. Les livres des meilleurs visiteur une extraordinaire liberté de critiquer les
plus de cinq cents dossiers présentés, auteurs de RDA, mais aussi des éditions de Heinrich
aucun n’a convaincu. « Cette difficulté à trouver un sym- inconnu pour lui. Nous le rencontrons à Dresde au propositions mêmes qui lui sont faites. Intitulée
siège de son entreprise, IMA Dresde, spécialisée Mann, Lion Feuchtwanger, Arnold Zweig, Anna Seghers, « Arbeit Sinn und Sorge », l’exposition met le travail
bole unifiant est le problème historique de l’Allemagne », des tonnes de livres, sont allés à la décharge. Il fallait faire
estime Enzo Traverso, rencontré à Berlin, où il effec- dans l’analyse des matériaux. Ses cent soixante sala- en relation avec la notion de sens (Sinn) et de souci,
riés, pour l’essentiel des ingénieurs, travaillent pour de la place dans les rayonnages pour les livres de cuisine, (Sorge), qui signifie aussi « soin », à la manière dont
tuait un semestre d’enseignement à l’Université libre. les livres de conseils en tout genre et les guides touris-
L’historien évoque « un grand pays, d’une grande culture, des clients de l’aéronautique (Airbus), mais aussi Bernard Stiegler utilise ce mot dans le catalogue de
pour l’industrie automobile, ferroviaire, éolienne, tiques. » L’assassinat en 1991 du premier dirigeant de l’exposition (14).
qui a joué un grand rôle dans l’histoire, mais qui n’a pas de la Treuhand, Detlev Rohwedder, avait marqué un Phaeton peut assister en direct au montage et à la
mythe positif et a toujours dû se définir négativement. d’un claquement de doigts, surtout lorsque ce qui lequel « l’art est libre ». La leçon de morale était Heise veut contester « ce qu’il y a de pourri dans médicale. L’environnement économique de la Saxe
n’est pourtant pas le plus favorable. Cette région, tournant. Celui-ci estimait possible de préserver une Dans le Sorge allemand, la dimension du souci, de finition de sa propre voiture. Dans le film de présen-
Quand l’Allemagne s’est définie positivement, elle l’a fait leur a été présenté comme une solution échoue sous entendue : sous une dictature, il ne saurait y avoir de le récit » des événements. Il rappelle par exemple que partie du potentiel industriel de l’ancienne RDA, et la peur, de l’inquiétude (« je m’inquiète pour toi ») tation, Volkswagen affiche l’ambition d’égaler les
dans un espace supranational. On retrouve cette recherche leurs yeux. Nul n’aspire au retour de la RDA ; mais création artistique. quand les manifestants, sur qui planait l’ombre de l’une des plus industrielles d’Allemagne, étant aussi
fortement exportatrice, subit plus durement que en particulier la maison d’édition Aufbau-Verlag. introduit une connotation plutôt négative. Mais une constructions baroques de Dresde, et célèbre l’au-
d’un positionnement identitaire qui ne soit pas ethnoculturel une majorité en conserve toujours, vingt ans plus Tiananmen, criaient « Nous sommes un peuple », ils Cette dernière fut d’abord achetée par un promoteur autre dimension du soin, liée à l’idée d’attention tomobile comme une œuvre de Richard Wagner ! Le
dans la notion de patriotisme constitutionnel (1) ». tard, une appréciation positive, comme en témoi- Pour l’écrivain Christoph Hein, qui a publique- s’adressaient non pas aux Allemands de l’Ouest, d’autres les contrecoups de la crise. Après des études
dans le domaine de la métallurgie, notre interlocuteur immobilier, puis reprise après sa mise en faillite par un portée à soi et aux autres (« faire attention »), est lieu se présente comme un espace culturel, d’expo-
gnent les enquêtes sur la persistance de l’« Ostalgie ». ment décliné l’invitation au vernissage, cette exposi- comme on a essayé de le faire croire par la suite, homme d’affaires berlinois, Matthias Koch. « Après la
Traverso se dit frappé par « le contraste, très per- est rapidement devenu directeur scientifique et tech- elle aussi présente. « Pour nous, explique Daniel Tyra- sitions de peinture, de défilés de mode ; on y donne
En outre, 63 % des Allemands de l’Est estimeraient tion symbolise l’état réel de la « pseudo-unification mais aux policiers qui encadraient la manifestation. mort tragique de Rohwedder, poursuit M. Faber, on a
ceptible à Berlin, entre une obsession de récupérer le nique, puis directeur des recherches, dans un com- dellis, philosophe et commissaire de l’exposition, il des opéras. Et pourtant, des ouvriers y travaillent.
que les différences sont encore plus importantes interallemande ». On se trompe, explique-t-il, sur la « C’est cette réalité-là que l’on veut effacer, dit-il ; ce assisté au triomphe de la bêtise. Par exemple, un jour, le
passé juif de l’Allemagne et, en parallèle, cette volonté tout binat (une grande entreprise d’Etat) de l’industrie était important de redonner dans le titre de l’exposition Même si on les voit se mouvoir dans la chaîne de
que les points communs entre l’Est et l’Ouest (5). Les question de l’unification : « Seuls les gens de l’Est en moment où les citoyens sont montés en première ligne chef du personnel de la Treuhand a fini par conclure de
aussi farouche d’effacer le passé est-allemand, celui de la minière et sidérurgique placé directement sous la une dimension positive. La question est celle de l’objet du montage automatisée comme s’ils servaient le thé, le
résultats des élections fédérales de septembre der- voulaient. Pour ceux de l’Ouest, l’Allemagne s’arrêtait à pour parler d’eux-mêmes. Ce souvenir-là, on n’en veut ses brillantes méditations que notre maison d’édition
RDA [République démocratique allemande] ». Ce cli- tutelle du ministère de l’économie. soin. Quelle ampleur donne-t-on à cet objet ? Une dimen- terme de manufacture est abusif.
nier traduisent ce sentiment. Victorieuse sur l’en- l’Elbe, qui était dans leur esprit la frontière avec l’URSS, pas. Nous fêtons la chute du Mur, mais pas le fait qu’un n’avait finalement jamais rien publié d’autre que Marx et
vage dans la mémoire de la société allemande, ajoute- sion strictement individuelle, ou peut-on aller au-delà ?
semble du territoire, la coalition Union chrétienne- et non avec une autre partie de l’Allemagne. Les Alle- peuple s’est déclaré souverain face à une vacance de En RDA, on pouvait à la rigueur refuser une fois Engels (12). Voilà le genre d’imbécillités d’une arrogance Tout comme Porsche, Opel, Mercedes, Volks-
il, « s’exprime visuellement au cœur de Berlin, dans deux Dans quelle mesure développe-t-on des sentiments pour
démocrate - Parti libéral-démocrate (CDU-FDP) mands de l’Ouest auraient plutôt rêvé d’une réunification pouvoir, ni comment, à la suite de cela, il n’y a pas eu de d’être vice-ministre, mais pas deux. M. Wegerdt l’a incroyable auxquelles nous étions confrontés. » wagen, dont l’émirat du Qatar vient d’acheter 17 %,
espaces : d’un côté, le Mémorial de l’Holocauste, énorme, quelque chose qui transcende la dimension individuelle ? »
reste minoritaire sur le territoire de l’ancienne RDA, avec la Toscane ou les Baléares, mais pas avec la RDA, réunification mais une annexion, le rétablissement de appris à ses dépens. Il vit comme une sanction son fait partie de ces « utopies » occidentales, particu-
massif, qui indique que l’Allemagne ne veut pas oublier le sur fond d’abstention élevée. pays dont ils n’avaient pas idée. » Interrogé sur la diffi- l’ordre par la destruction des utopies. La République Pour l’éditeur de Leipzig, il s’est mis en place un lièrement allemandes, qui s’effondrent. « L’ancienne
génocide ; et, de l’autre, l’immense espace vide de l’ancien transfert, à la fin des années 1980, dans un institut Que s’est-il passé avec le travail après la chute du
culté qu’éprouvent les Allemands à trouver un sym- fédérale ne pouvait pas se permettre l’existence d’un scientifique et technique de neuf cents personnes processus d’« a-historicisation » : « On a voulu oublier Allemagne fédérale a toujours étroitement lié démocratie
palais de la RDA ». D’un côté, on remplit un trou de Du côté des architectes, on commence à pro- bole d’unité, Hein s’enflamme : « Des symboles d’unité, peuple souverain dans une partie de l’Allemagne ; elle n’y Mur ? Sur un plan statistique, le taux de chômage
spécialisées dans la recherche sur les phénomènes de la raison pour laquelle nous voulions une autre Alle- s’est mis à grimper, cependant que se développaient et progrès économique autour de grandes entreprises. On
mémoire – le refus de l’Holocauste ; de l’autre se tester contre cette perte de la substance observable il n’y en a que trop ! Cette exposition en est un. Le rap- aurait pas survécu. Le Mur a été ouvert pour empêcher magne. » Cela expliquerait pourquoi aucune lueur pensait que ce serait éternellement indissociable, analyse
crée un nouveau trou de mémoire, soit par efface- dans les territoires de l’ancienne République démo- corrosion – l’entreprise qu’il dirige actuellement. des formes de travail partiel. Simultanément, le sen-
port sur la pauvreté en Allemagne en est un autre, magni- que la révolution ait lieu. » Vient la chute du Mur. Que faire ? « J’ai parcouru toute ne point des débats actuels, qui réécrivent l’histoire Engler. Le défi économique manifeste auquel nous
ment ou démolition pure et simple, soit par ce que cratique. C’est le cas notamment de Philipp Oswald, fique ! La répartition inégalitaire des salaires, des emplois, timent de satisfaction au travail augmentait dans la
l’Allemagne : personne ne voulait de nous. En 1990- en commençant par la fin. « Si les dirigeants deviennent partie orientale, alors même que, de manière contra- sommes confrontés ainsi que la disparition de ces
Régine Robin appelle la « muséification » (2). directeur de la Fondation Bauhaus de Dessau, qui des retraites, en voilà de magnifiques symboles ! » Mais l’effacement ne concerne pas seulement la plus bêtes que les dirigés, on va à la catastrophe, conclut- quelques phares de la conscience collective mettent notre
s’est insurgé contre les projets de reconstruction politique, la culture, les symboles : c’est toute 1991, il y a eu quatre cents licenciements. La Treu- dictoire, les souffrances psychiques s’intensi-
Y a-t-il eu, ces vingt dernières années, une sorte hand (10) avait tranché : ou bien la privatisation, ou bien il avec Antonio Gramsci. C’est ce qui s’est passé en RDA. fiaient (15). Pour le sociologue Wolfgang Engler, rec- démocratie à l’épreuve. »
– dans un style moyenâgeux – du centre de Berlin, On pourrait prolonger cette liste sans difficulté et l’infrastructure industrielle, technique et scientifique Aujourd’hui, les choses se répètent, à la différence toute-
de « guerre froide de la mémoire » ? Ou cela ne entre la Spree et l’Alexanderplatz. Il faut dire que le de cette partie de l’Allemagne qui a été détruite. la liquidation d’ici à 1992. A quatre, nous avons décidé teur de l’Ecole supérieure de théâtre Ernst-Busch de
l’illustrer très concrètement – sans oublier la pré- fois que l’abêtissement de la classe politique s’accom- Saura-t-elle y résister ? Cette inquiétude sur
s’inscrit-il pas plutôt dans un mouvement plus ample lieu comporte encore la fameuse statue de Karl Marx L’économiste Edgar Most n’en décolère pas, et de racheter l’entreprise. » Avec succès. Berlin, « ce n’est qu’un paradoxe apparent si l’on dit qu’à
sence de la Mafia, dont la branche calabraise a étendu pagne de celui de la population. » l’avenir de la démocratie anime plusieurs de nos
et une tradition, bien plus ancienne en Allemagne, et Friedrich Engels, vestige insupportable pour cer- son domaine du côté d’Erfurt, Leipzig, Eisenach (6). reproche encore aujourd’hui au chancelier Helmut l’Ouest le travail précédait le salaire, alors qu’à l’Est le
La morgue des Allemands de l’Ouest, qui salaire précédait le travail ». Il estime que les gens ont interlocuteurs. Interrogé sur ce qui lui manque le
d’effacement des époques antérieures ? Pour Robin, tains esprits obtus. Kohl de l’avoir décidé consciemment pour des raisons Le Deutsches Hygiene-Museum de Dresde n’est plus quand il pense à la RDA disparue, l’écrivain de
il existe bien dans ce pays une tradition de damnatio « croyaient qu’on ne savait pas calculer ni manger avec aussi « rejeté de la RDA un système dont ils considéraient
Le nouveau film de Thomas Heise, Mate- électorales. « Fixer un taux d’échange de 1 mark-ouest un couteau et une fourchette », l’a marqué. Pour lui, la pas a priori le lieu où l’on s’attend à trouver une Dresde Ingo Schulze déclare : « C’est l’évidence avec
memoriae (3), mais son emprise varie selon les rial (« Matériau ») (7) , rassemble des images tournées pour 2 marks-est au-delà de 4 000 marks était une que, sous couvert de plein-emploi, il méprisait leur désir de
courte période où la question des droits civiques exposition sur le travail, encore qu’il se veuille un réaliser quelque chose ». laquelle on mettait en cause le statu quo. On se définis-
domaines. « Au moment où l’Allemagne s’acharne contre depuis la fin des années 1980 en RDA jusqu’au milieu décision économiquement absurde qui a ruiné les fonde- sait soi-même à travers la question de notre représen-
le palais de la République, elle fait restaurer le stade nazi de l’année 2008 en Allemagne. Il aurait aussi pu s’ap- ments de l’économie dans cette partie de l’Allemagne.
des Jeux olympiques pour la Coupe du monde de football. « Les Allemands de l’Ouest peler « Ce qui reste ». « Ce qui reste occupe mon Quand j’ai appris cela, je me suis cru chez Günter Mit- A quelques centaines de mètres du musée, un
tation de l’avenir (...). Quand on parle aujourd’hui d’ave-
nir, c’est plutôt avec la crainte d’une détérioration de
Cela ne la dérange pas, observe l’auteure québécoise. esprit. Ces images entrent constamment dans de nouvelles tag (8). » Tout comme l’avait tenté ce dernier – mais bâtiment tout neuf entièrement transparent, d’où
auraient plutôt rêvé notre situation actuelle. Nous devons réapprendre que
Elle conserve intacts les lampadaires d’Albert Speer (4)
– l’architecte d’Adolf Hitler – dans la ville, de même que
d’une réunification avec
relations. Elles restent en mouvement. Le matériau est ina-
chevé. Il est constitué de ce que j’ai gardé. Mon image. »
il était déjà trop tard –, M. Kohl avait réclamé la tête
de M. Most, sans plus de succès. Un pays englouti son nom de « Manufacture de verre », abrite le der-
nier cri de l’entreprise Volkswagen. Une cathédrale à
nous pouvons changer des choses (16). »
la plupart des édifices nazis non touchés par les bombes, C’est aussi une tentative de dresser le bilan de ces la gloire du Dieu automobile. Chaque acheteur d’une BERNARD UMBRECHT.
alors qu’elle fait démolir presque systématiquement ceux M. Most porte fièrement ses origines et son fort RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE ALLEMANDE (RDA) et bénéficié de réussites sociales, notamment dans
vingt dernières années.
L
A
édifiés par la RDA, même sur l’Alexanderplatz. Il y a une la Toscane ou les Baléares » accent de Thuringe. Son franc-parler ne date pas est fondée en octobre 1949 dans la zone d’oc- les domaines du logement, de la petite enfance et
illégitimation totale de la RDA. On veut que ce soit une En exergue, Heise a inscrit la phrase suivante : d’aujourd’hui. Pour lui, et pour quelques autres, la cupation soviétique sur les ruines de l’Allemagne de la santé. La RDA atteindra l’un des niveaux de
parenthèse dans l’histoire de l’Allemagne, une honte à « On peut penser l’histoire sous une forme oblongue. RDA fut le lieu d’agissements hors normes dès lors défaite, peu après la création de la République fédérale vie les plus élevés des pays de l’Est. En 1976, le (1) Expression développée par Jürgen Habermas. Sauf mention (9) Dans certains instituts, précise Hein, il ne reste plus de l’ancienne
l’égal de celle du IIIe Reich. Rien ne doit subsister : hymne, L’OCCASION de l’anniversaire de l’adoption de que l’on savait jouer avec les limites. Il vient de publier d’Allemagne (RFA), issue quant à elle de la réunifica- poète Wolf Biermann, venu d’Ouest en Est, sera contraire, les propos cités sont tirés d’entretiens réalisés par l’auteur. RDA que le personnel d’entretien.

A
Mais elle forme un tas. » Une manière de signifier que
drapeau, emblèmes, héros, noms de rue, édifices, manuels la Constitution de l’Allemagne fédérale, en l’histoire n’est pas seulement faite d’un avant et d’un une autobiographie intitulée Cinquante Années au ser- tion des zones d’occupation occidentales. La France déchu de sa nationalité est-allemande. Cette crise (2) Auteure de Berlin chantiers (Stock, Paris, 2001), Régine Robin (10) La Treuhand Anstalt, institution fiduciaire publique chargée de
scolaires, cursus universitaires, tout doit disparaître. » 1949, une exposition présentée en mai et après, mais qu’elle comporte aussi un devant et un vice du capital. « Mais dans deux mondes différents », reconnaît officiellement la RDA le 9 février 1973, creusera le fossé entre les milieux intellectuels et le est aussi coresponsable de l’exposition « Berlin. L’effacement des piloter le transfert de propriété lors de la dissolution de la RDA.
année où les deux Allemagnes deviennent membres pouvoir. traces », présentée au Musée d’histoire contemporaine, à l’hôtel des (11) Police politique de la RDA.
juin dernier au Martin-Gropius-Bau, l’ancien Musée derrière, des hauts et des bas, du visible et du caché. précise-t-il. M. Most fut en effet vice-président de la Invalides, à Paris, du 21 octobre au 31 décembre 2009.
Difficile. Si les pans du Mur qui restent ont été des arts décoratifs, sous le titre « 60 années, Riche en documents originaux, cette œuvre n’est banque d’Etat de la RDA avant de fonder la première de l’Organisation des Nations unies (ONU). Après (12) Ce qui est par ailleurs complètement faux. L’édition des œuvres
Le Mur, dont on fête la démolition en 1989, a été (3) Sentence post mortem votée au Sénat romain pour effacer toute
ripolinés pour en commémorer la disparition, com- 60 œuvres », a été qualifiée d’« art des vainqueurs » : pas construite comme un documentaire accompagné banque privée est-allemande et de finir aux étages les quarante et une années d’existence sous la direction de Marx et Engels a été faite par la maison d’édition du Parti commu-
construit en 1961 pour empêcher l’évasion des trace publique d’un homme politique. niste est-allemand, Dietz Verlag.
ment gommer en même temps ce qu’il y avait der- toute création picturale ou sculpturale venant de d’un commentaire explicatif. Le réalisateur laisse les plus élevés de la Deutsche Bank à Berlin. « Dans la politique du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED),
forces vives du pays. Il n’est mur au sens littéral qu’à (4) Condamné à vingt ans de prison par le tribunal de Nuremberg. (13) Si l’on devait trouver une comparaison, on pourrait penser au
rière ? On finirait par se demander pourquoi il avait l’ancienne RDA en avait été purement et simplement images s’entrechoquer dans un montage fragmen- période de la banque d’Etat, j’ai pratiqué une politique la RDA sera absorbée par la partie occidentale en
Berlin. Barbelés et champs de mines s’étendaient (5) Selon Renate Köcher, directrice de l’Institut Allensbach, Deutsche Palais de la découverte à Paris.
été dressé. Et par oublier que le peuple qui se sou- évacuée. La révision atteignait un sommet avec la monétaire et de crédit avec de l’argent appartenant à 1990. A cette date, elle comptait un peu plus de
taire. Au spectateur de lire entre les lignes, écouter sur les mille quatre cents kilomètres qui séparaient Presse-Agentur, 28 septembre 2009. (14) Le texte du catalogue de l’exposition est repris dans le dernier
leva, il y a vingt ans, rêvait d’autre chose que de l’Etat. Au centre des décisions que j’avais à prendre, il y seize millions d’habitants.
sélection des œuvres du peintre Wolfgang Mat- entre les mots, voir entre les images, comme toute les deux Etats allemands. S’il a suscité l’indignation (6) « La Mafia est là », Die Zeit, Hambourg, 13 août 2009. essai de Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie poli-
Coca-Cola et de supermarchés. theuer : en ne retenant que les créations posté- une population a appris à le faire. Pratiquement tous avait, dans l’ordre, les questions suivantes : en quoi servent- Ces derniers auront tout à la fois subi un régime dans les opinions publiques et les cercles dirigeants (7) Le film, qui vient d’obtenir le Grand Prix de la compétition inter- tique, Galilée, Paris, 2009.
rieures à 1989, les commissaires de l’exposition lais- ces fragments évoquent des moments de prise de elles l’Etat, la société ? Sont-elles utiles aux entreprises, au autoritaire et policier – le 17 juin 1953, des occidentaux, d’autres ont vu en lui un élément de nationale au Festival international du documentaire de Marseille, sera (15) L’ardeur au travail des Allemands de l’Est commence toutefois
Derrière le Mur... Pour dix-sept millions d’habi- saient entendre qu’il ne serait devenu un « vrai » travail ? Et, en troisième lieu seulement, en quoi servent- émeutes contre l’élévation des normes de produc- stabilisation politique de l’Europe. projeté dans le cadre de « Berlin, Berlin(s). Mois du film documen- à s’estomper.
parole directe, des instants oubliés, par exemple ces taire 2009 », 26 novembre 2009, à 18 heures, à la Bibliothèque natio-
tants, une vie s’y est déroulée. Cela ne s’efface pas artiste qu’après la chute du Mur, alors qu’il l’était déjà échanges entre prisonniers et gardiens à propos elles la banque ? Avec le capital privé, il y a une complète tivité seront réprimées par les chars soviétiques – B. U. nale de France (petit auditorium), 11, quai François-Mauriac, Paris 13e.
(16) « Ingo Schulze : les hommes politiques ne sont plus que des
managers », Cicero, Berlin, mai 2009. Livres parus en France : Vies nou-
bien avant. Les soixante œuvres se voulaient une d’une amnistie, ou entre des militants est-allemands inversion des valeurs : la première question est celle de (8) Responsable de l’économie pour le bureau politique du Parti com- velles (2008), 33 moments de bonheur (2001), Histoires sans gravité
* Journaliste. illustration de l’article 5.3 de la Constitution selon du Parti communiste et leurs dirigeants. savoir en quoi cela sert la banque. » muniste est-allemand. (1999), tous chez Fayard, Paris.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
16 17 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

Sur les traces estompées En 1990, il aurait souhaité que l’on prenne le
temps de réfléchir : «Tout ce qui avait été créé en RDA
a été mis de côté. L’administration a été prise en charge
par l’Ouest. Et le personnel envoyé sur place n’était pas
vraiment du haut de gamme. Dans les universités, les pro-
était au centre des débats « a été bousculée par des
décisions venant de l’extérieur, portées par l’idéologie de
la concurrence, la course à la supplantation, en partie avec
une mentalité d’occupant, en partie avec de bonnes
intentions, mais avec infiniment d’esbroufe et d‘arrogance

de l’Allemagne de l’Est fesseurs occidentaux ont occupé toutes les places (9),
l’Académie des sciences a été dissoute. Toutes les com-
pétences scientifiques de l’ex-RDA, qui étaient parfaite-
ment capables de concurrencer celles de l’Ouest, ont été
éliminées. Il n’y a jamais eu de tentative d’évaluer tout cela,
bête ». La gestion par la Treuhand de l’ensemble de
l’économie est-allemande « n’était que la poursuite de
l’économie centralisée à fronts renversés ».
En 2001, dans une conférence dont il nous four-
d’en faire un bilan. » Ceux de l’Ouest ont occupé le nit le manuscrit, le chef d’entreprise estimait « tout
terrain. Il est assez aisé de comprendre pourquoi les simplement immoral de voir comment, petit à petit, les
Faite de brèches successives habitants se sont sentis traités en citoyens de revenus du capital deviennent plus importants que ceux
à la frontière austro-hongroise seconde zone. du travail. (...). Lorsque le socialisme était encore en
concurrence avec ce monde, on en avait peur, et cette
en mai et août 1989, Même s’il pense que la RDA a fini par vivre au- peur était un frein. Maintenant que cette peur a disparu,
dessus de ses moyens, notre banquier s’inscrit en faux les freins sautent ». Bien sûr, toutes les tentatives du
puis à Berlin en novembre, contre l’idée qu’elle ait été en cessation de paie- même type n’ont pas été des réussites, loin s’en faut.
ment à la fin des années 1980. La France, affirme- Mais le regard de ceux qui s’en sont plutôt bien sor-
la chute du Mur précède t-il, était prête à lui faire crédit. Pas nostalgique pour tis n’en est que plus intéressant, car il n’est pas teinté
un sou, M. Most éprouve l’impression, partagée par du dépit de l’échec.
d’un an la disparition tant d’autres acteurs de l’univers économique, de
revivre une irréalité qu’il a déjà connue. Nos interlo- Secondé par son fils, devenu entre-temps adjoint
de la République démocratique cuteurs datent de 1972 le début de la fin de la RDA, au maire de la ville, M. Elmar Faber a installé à Leip-
avec l’arrivée au pouvoir d’Erich Honecker. Ce der- zig la maison d’édition Faber et Faber. Il a fait sa sco- Durant deux années,
allemande (RDA). Créé en 1949, nier étatisa toutes les petites et moyennes entre- larité dans une période faste, celle où des esprits aussi la cinéaste suisse
ce pays de seize millions prises ainsi que le petit commerce et s’employa à for- brillants qu’Ernst Bloch et Hans Mayer, pour ne citer Dominique de Rivaz a suivi
ger une « unité de la politique économique et que les plus connus, enseignaient à l’université de
d’habitants sera absorbé par sociale » déconnectée des réalités. Son maître Leipzig, et il n’est pas près d’accepter qu’on lui retire à pied le tracé originel du mur
d’œuvre, Mittag, agissait au nom du Parti, à l’égard un tel héritage. Auparavant, M. Faber était éditeur qui encerclait Berlin-Ouest, tout
l’Allemagne de l’Ouest. Dès lors, des entreprises est-allemandes, avec les mêmes exi- dans la plus prestigieuse maison d’édition de RDA, au long de ses 155 kilomètres.
gences irresponsables que les actionnaires à l’égard celle de Bertolt Brecht et de Thomas Mann : Aufbau-
une « guerre froide de la mémoire » des entreprises capitalistes. Verlag. A ce titre, il en a conduit le passage au privé. Elle en a ramené
des photographies
succède à celle des blocs. Malheur Privatisation ou disparition, telle était en effet la qui révèlent les traces du Mur,
seule alternative posée par la réunification aux entre-
aux vaincus ! De leur passé, prises d’Etat. Le processus était placé sous le contrôle évidentes ou suggérées.
il ne doit rien rester. « Je déclare n’avoir jamais de la Treuhand, auprès de qui il fallait continuer à mon-
Sans début ni fin.
trer patte blanche une fois la transition achevée.
rien signé pour garder M. Faber n’y a pas échappé. « J’ai été convoqué à la Treu- Le chemin du mur de Berlin,
hand. Il manquait un papier dans mon dossier. A la direc- Noir sur Blanc -
mon poste, ni dans l’ancien tion du personnel, on m’a présenté un document intitulé
“Déclaration”. Je devais signer le texte suivant : “Je déclare
Benteli Verlag, Lausanne-Berne,
PA R N OT R E E N V O Y É S P É C I A L 2009, 288 pages, 39 euros.
BERNARD UMBRECHT * système ni dans le nouveau » n’avoir jamais travaillé pour la Stasi (11).” J’ai répondu que
je ne signerais pas, mais que je pouvais fournir une décla-
ration. J’ai signé le texte suivant : “Je déclare n’avoir
s’achevait un concours jamais rien signé pour garder mon poste, ni dans l’ancien musée de l’homme (13). La notion de travail n’est pas

E
N MAI DERNIER
ONSIEUR Christian Wegerdt n’a pas écrit d’au- système ni dans le nouveau.” Cela s’est passé le matin, à

M
national, organisé sur décision du Parle- facile à cerner, surtout si l’on considère qu’elle
ment allemand, ouvert à tous les artistes tobiographie ; mais, à l’écouter, on se dit qu’il 10 h 30. A 13 h 30, j’étais mis à la porte. » contient mais ne recouvre pas entièrement celle
et architectes. L’appel à projets concernait devrait lui aussi s’y essayer. Ingénieur spécia- d’emploi. Définissant par hypothèse le travail comme
lisé dans la physique des matériaux, il raconte sa M. Faber a connu des moments de colère dans une transformation humainement motivée du monde,
la réalisation d’un monument symbolisant cette période agitée qui a suivi la chute du Mur : « Ce
« l’unité et la liberté ». Echec total : sur métamorphose de dirigeant d’une entreprise socia- l’exposition ouvre de nouvelles pistes, laissant au
liste en « entrepreneur » capitaliste, territoire n’était pas une époque poétique. Les livres des meilleurs visiteur une extraordinaire liberté de critiquer les
plus de cinq cents dossiers présentés, auteurs de RDA, mais aussi des éditions de Heinrich
aucun n’a convaincu. « Cette difficulté à trouver un sym- inconnu pour lui. Nous le rencontrons à Dresde au propositions mêmes qui lui sont faites. Intitulée
siège de son entreprise, IMA Dresde, spécialisée Mann, Lion Feuchtwanger, Arnold Zweig, Anna Seghers, « Arbeit Sinn und Sorge », l’exposition met le travail
bole unifiant est le problème historique de l’Allemagne », des tonnes de livres, sont allés à la décharge. Il fallait faire
estime Enzo Traverso, rencontré à Berlin, où il effec- dans l’analyse des matériaux. Ses cent soixante sala- en relation avec la notion de sens (Sinn) et de souci,
riés, pour l’essentiel des ingénieurs, travaillent pour de la place dans les rayonnages pour les livres de cuisine, (Sorge), qui signifie aussi « soin », à la manière dont
tuait un semestre d’enseignement à l’Université libre. les livres de conseils en tout genre et les guides touris-
L’historien évoque « un grand pays, d’une grande culture, des clients de l’aéronautique (Airbus), mais aussi Bernard Stiegler utilise ce mot dans le catalogue de
pour l’industrie automobile, ferroviaire, éolienne, tiques. » L’assassinat en 1991 du premier dirigeant de l’exposition (14).
qui a joué un grand rôle dans l’histoire, mais qui n’a pas de la Treuhand, Detlev Rohwedder, avait marqué un Phaeton peut assister en direct au montage et à la
mythe positif et a toujours dû se définir négativement. d’un claquement de doigts, surtout lorsque ce qui lequel « l’art est libre ». La leçon de morale était Heise veut contester « ce qu’il y a de pourri dans médicale. L’environnement économique de la Saxe
n’est pourtant pas le plus favorable. Cette région, tournant. Celui-ci estimait possible de préserver une Dans le Sorge allemand, la dimension du souci, de finition de sa propre voiture. Dans le film de présen-
Quand l’Allemagne s’est définie positivement, elle l’a fait leur a été présenté comme une solution échoue sous entendue : sous une dictature, il ne saurait y avoir de le récit » des événements. Il rappelle par exemple que partie du potentiel industriel de l’ancienne RDA, et la peur, de l’inquiétude (« je m’inquiète pour toi ») tation, Volkswagen affiche l’ambition d’égaler les
dans un espace supranational. On retrouve cette recherche leurs yeux. Nul n’aspire au retour de la RDA ; mais création artistique. quand les manifestants, sur qui planait l’ombre de l’une des plus industrielles d’Allemagne, étant aussi
fortement exportatrice, subit plus durement que en particulier la maison d’édition Aufbau-Verlag. introduit une connotation plutôt négative. Mais une constructions baroques de Dresde, et célèbre l’au-
d’un positionnement identitaire qui ne soit pas ethnoculturel une majorité en conserve toujours, vingt ans plus Tiananmen, criaient « Nous sommes un peuple », ils Cette dernière fut d’abord achetée par un promoteur autre dimension du soin, liée à l’idée d’attention tomobile comme une œuvre de Richard Wagner ! Le
dans la notion de patriotisme constitutionnel (1) ». tard, une appréciation positive, comme en témoi- Pour l’écrivain Christoph Hein, qui a publique- s’adressaient non pas aux Allemands de l’Ouest, d’autres les contrecoups de la crise. Après des études
dans le domaine de la métallurgie, notre interlocuteur immobilier, puis reprise après sa mise en faillite par un portée à soi et aux autres (« faire attention »), est lieu se présente comme un espace culturel, d’expo-
gnent les enquêtes sur la persistance de l’« Ostalgie ». ment décliné l’invitation au vernissage, cette exposi- comme on a essayé de le faire croire par la suite, homme d’affaires berlinois, Matthias Koch. « Après la
Traverso se dit frappé par « le contraste, très per- est rapidement devenu directeur scientifique et tech- elle aussi présente. « Pour nous, explique Daniel Tyra- sitions de peinture, de défilés de mode ; on y donne
En outre, 63 % des Allemands de l’Est estimeraient tion symbolise l’état réel de la « pseudo-unification mais aux policiers qui encadraient la manifestation. mort tragique de Rohwedder, poursuit M. Faber, on a
ceptible à Berlin, entre une obsession de récupérer le nique, puis directeur des recherches, dans un com- dellis, philosophe et commissaire de l’exposition, il des opéras. Et pourtant, des ouvriers y travaillent.
que les différences sont encore plus importantes interallemande ». On se trompe, explique-t-il, sur la « C’est cette réalité-là que l’on veut effacer, dit-il ; ce assisté au triomphe de la bêtise. Par exemple, un jour, le
passé juif de l’Allemagne et, en parallèle, cette volonté tout binat (une grande entreprise d’Etat) de l’industrie était important de redonner dans le titre de l’exposition Même si on les voit se mouvoir dans la chaîne de
que les points communs entre l’Est et l’Ouest (5). Les question de l’unification : « Seuls les gens de l’Est en moment où les citoyens sont montés en première ligne chef du personnel de la Treuhand a fini par conclure de
aussi farouche d’effacer le passé est-allemand, celui de la minière et sidérurgique placé directement sous la une dimension positive. La question est celle de l’objet du montage automatisée comme s’ils servaient le thé, le
résultats des élections fédérales de septembre der- voulaient. Pour ceux de l’Ouest, l’Allemagne s’arrêtait à pour parler d’eux-mêmes. Ce souvenir-là, on n’en veut ses brillantes méditations que notre maison d’édition
RDA [République démocratique allemande] ». Ce cli- tutelle du ministère de l’économie. soin. Quelle ampleur donne-t-on à cet objet ? Une dimen- terme de manufacture est abusif.
nier traduisent ce sentiment. Victorieuse sur l’en- l’Elbe, qui était dans leur esprit la frontière avec l’URSS, pas. Nous fêtons la chute du Mur, mais pas le fait qu’un n’avait finalement jamais rien publié d’autre que Marx et
vage dans la mémoire de la société allemande, ajoute- sion strictement individuelle, ou peut-on aller au-delà ?
semble du territoire, la coalition Union chrétienne- et non avec une autre partie de l’Allemagne. Les Alle- peuple s’est déclaré souverain face à une vacance de En RDA, on pouvait à la rigueur refuser une fois Engels (12). Voilà le genre d’imbécillités d’une arrogance Tout comme Porsche, Opel, Mercedes, Volks-
il, « s’exprime visuellement au cœur de Berlin, dans deux Dans quelle mesure développe-t-on des sentiments pour
démocrate - Parti libéral-démocrate (CDU-FDP) mands de l’Ouest auraient plutôt rêvé d’une réunification pouvoir, ni comment, à la suite de cela, il n’y a pas eu de d’être vice-ministre, mais pas deux. M. Wegerdt l’a incroyable auxquelles nous étions confrontés. » wagen, dont l’émirat du Qatar vient d’acheter 17 %,
espaces : d’un côté, le Mémorial de l’Holocauste, énorme, quelque chose qui transcende la dimension individuelle ? »
reste minoritaire sur le territoire de l’ancienne RDA, avec la Toscane ou les Baléares, mais pas avec la RDA, réunification mais une annexion, le rétablissement de appris à ses dépens. Il vit comme une sanction son fait partie de ces « utopies » occidentales, particu-
massif, qui indique que l’Allemagne ne veut pas oublier le sur fond d’abstention élevée. pays dont ils n’avaient pas idée. » Interrogé sur la diffi- l’ordre par la destruction des utopies. La République Pour l’éditeur de Leipzig, il s’est mis en place un lièrement allemandes, qui s’effondrent. « L’ancienne
génocide ; et, de l’autre, l’immense espace vide de l’ancien transfert, à la fin des années 1980, dans un institut Que s’est-il passé avec le travail après la chute du
culté qu’éprouvent les Allemands à trouver un sym- fédérale ne pouvait pas se permettre l’existence d’un scientifique et technique de neuf cents personnes processus d’« a-historicisation » : « On a voulu oublier Allemagne fédérale a toujours étroitement lié démocratie
palais de la RDA ». D’un côté, on remplit un trou de Du côté des architectes, on commence à pro- bole d’unité, Hein s’enflamme : « Des symboles d’unité, peuple souverain dans une partie de l’Allemagne ; elle n’y Mur ? Sur un plan statistique, le taux de chômage
spécialisées dans la recherche sur les phénomènes de la raison pour laquelle nous voulions une autre Alle- s’est mis à grimper, cependant que se développaient et progrès économique autour de grandes entreprises. On
mémoire – le refus de l’Holocauste ; de l’autre se tester contre cette perte de la substance observable il n’y en a que trop ! Cette exposition en est un. Le rap- aurait pas survécu. Le Mur a été ouvert pour empêcher magne. » Cela expliquerait pourquoi aucune lueur pensait que ce serait éternellement indissociable, analyse
crée un nouveau trou de mémoire, soit par efface- dans les territoires de l’ancienne République démo- corrosion – l’entreprise qu’il dirige actuellement. des formes de travail partiel. Simultanément, le sen-
port sur la pauvreté en Allemagne en est un autre, magni- que la révolution ait lieu. » Vient la chute du Mur. Que faire ? « J’ai parcouru toute ne point des débats actuels, qui réécrivent l’histoire Engler. Le défi économique manifeste auquel nous
ment ou démolition pure et simple, soit par ce que cratique. C’est le cas notamment de Philipp Oswald, fique ! La répartition inégalitaire des salaires, des emplois, timent de satisfaction au travail augmentait dans la
l’Allemagne : personne ne voulait de nous. En 1990- en commençant par la fin. « Si les dirigeants deviennent partie orientale, alors même que, de manière contra- sommes confrontés ainsi que la disparition de ces
Régine Robin appelle la « muséification » (2). directeur de la Fondation Bauhaus de Dessau, qui des retraites, en voilà de magnifiques symboles ! » Mais l’effacement ne concerne pas seulement la plus bêtes que les dirigés, on va à la catastrophe, conclut- quelques phares de la conscience collective mettent notre
s’est insurgé contre les projets de reconstruction politique, la culture, les symboles : c’est toute 1991, il y a eu quatre cents licenciements. La Treu- dictoire, les souffrances psychiques s’intensi-
Y a-t-il eu, ces vingt dernières années, une sorte hand (10) avait tranché : ou bien la privatisation, ou bien il avec Antonio Gramsci. C’est ce qui s’est passé en RDA. fiaient (15). Pour le sociologue Wolfgang Engler, rec- démocratie à l’épreuve. »
– dans un style moyenâgeux – du centre de Berlin, On pourrait prolonger cette liste sans difficulté et l’infrastructure industrielle, technique et scientifique Aujourd’hui, les choses se répètent, à la différence toute-
de « guerre froide de la mémoire » ? Ou cela ne entre la Spree et l’Alexanderplatz. Il faut dire que le de cette partie de l’Allemagne qui a été détruite. la liquidation d’ici à 1992. A quatre, nous avons décidé teur de l’Ecole supérieure de théâtre Ernst-Busch de
l’illustrer très concrètement – sans oublier la pré- fois que l’abêtissement de la classe politique s’accom- Saura-t-elle y résister ? Cette inquiétude sur
s’inscrit-il pas plutôt dans un mouvement plus ample lieu comporte encore la fameuse statue de Karl Marx L’économiste Edgar Most n’en décolère pas, et de racheter l’entreprise. » Avec succès. Berlin, « ce n’est qu’un paradoxe apparent si l’on dit qu’à
sence de la Mafia, dont la branche calabraise a étendu pagne de celui de la population. » l’avenir de la démocratie anime plusieurs de nos
et une tradition, bien plus ancienne en Allemagne, et Friedrich Engels, vestige insupportable pour cer- son domaine du côté d’Erfurt, Leipzig, Eisenach (6). reproche encore aujourd’hui au chancelier Helmut l’Ouest le travail précédait le salaire, alors qu’à l’Est le
La morgue des Allemands de l’Ouest, qui salaire précédait le travail ». Il estime que les gens ont interlocuteurs. Interrogé sur ce qui lui manque le
d’effacement des époques antérieures ? Pour Robin, tains esprits obtus. Kohl de l’avoir décidé consciemment pour des raisons Le Deutsches Hygiene-Museum de Dresde n’est plus quand il pense à la RDA disparue, l’écrivain de
il existe bien dans ce pays une tradition de damnatio « croyaient qu’on ne savait pas calculer ni manger avec aussi « rejeté de la RDA un système dont ils considéraient
Le nouveau film de Thomas Heise, Mate- électorales. « Fixer un taux d’échange de 1 mark-ouest un couteau et une fourchette », l’a marqué. Pour lui, la pas a priori le lieu où l’on s’attend à trouver une Dresde Ingo Schulze déclare : « C’est l’évidence avec
memoriae (3), mais son emprise varie selon les rial (« Matériau ») (7) , rassemble des images tournées pour 2 marks-est au-delà de 4 000 marks était une que, sous couvert de plein-emploi, il méprisait leur désir de
courte période où la question des droits civiques exposition sur le travail, encore qu’il se veuille un réaliser quelque chose ». laquelle on mettait en cause le statu quo. On se définis-
domaines. « Au moment où l’Allemagne s’acharne contre depuis la fin des années 1980 en RDA jusqu’au milieu décision économiquement absurde qui a ruiné les fonde- sait soi-même à travers la question de notre représen-
le palais de la République, elle fait restaurer le stade nazi de l’année 2008 en Allemagne. Il aurait aussi pu s’ap- ments de l’économie dans cette partie de l’Allemagne.
des Jeux olympiques pour la Coupe du monde de football. « Les Allemands de l’Ouest peler « Ce qui reste ». « Ce qui reste occupe mon Quand j’ai appris cela, je me suis cru chez Günter Mit- A quelques centaines de mètres du musée, un
tation de l’avenir (...). Quand on parle aujourd’hui d’ave-
nir, c’est plutôt avec la crainte d’une détérioration de
Cela ne la dérange pas, observe l’auteure québécoise. esprit. Ces images entrent constamment dans de nouvelles tag (8). » Tout comme l’avait tenté ce dernier – mais bâtiment tout neuf entièrement transparent, d’où
auraient plutôt rêvé notre situation actuelle. Nous devons réapprendre que
Elle conserve intacts les lampadaires d’Albert Speer (4)
– l’architecte d’Adolf Hitler – dans la ville, de même que
d’une réunification avec
relations. Elles restent en mouvement. Le matériau est ina-
chevé. Il est constitué de ce que j’ai gardé. Mon image. »
il était déjà trop tard –, M. Kohl avait réclamé la tête
de M. Most, sans plus de succès. Un pays englouti son nom de « Manufacture de verre », abrite le der-
nier cri de l’entreprise Volkswagen. Une cathédrale à
nous pouvons changer des choses (16). »
la plupart des édifices nazis non touchés par les bombes, C’est aussi une tentative de dresser le bilan de ces la gloire du Dieu automobile. Chaque acheteur d’une BERNARD UMBRECHT.
alors qu’elle fait démolir presque systématiquement ceux M. Most porte fièrement ses origines et son fort RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE ALLEMANDE (RDA) et bénéficié de réussites sociales, notamment dans
vingt dernières années.
L
A
édifiés par la RDA, même sur l’Alexanderplatz. Il y a une la Toscane ou les Baléares » accent de Thuringe. Son franc-parler ne date pas est fondée en octobre 1949 dans la zone d’oc- les domaines du logement, de la petite enfance et
illégitimation totale de la RDA. On veut que ce soit une En exergue, Heise a inscrit la phrase suivante : d’aujourd’hui. Pour lui, et pour quelques autres, la cupation soviétique sur les ruines de l’Allemagne de la santé. La RDA atteindra l’un des niveaux de
parenthèse dans l’histoire de l’Allemagne, une honte à « On peut penser l’histoire sous une forme oblongue. RDA fut le lieu d’agissements hors normes dès lors défaite, peu après la création de la République fédérale vie les plus élevés des pays de l’Est. En 1976, le (1) Expression développée par Jürgen Habermas. Sauf mention (9) Dans certains instituts, précise Hein, il ne reste plus de l’ancienne
l’égal de celle du IIIe Reich. Rien ne doit subsister : hymne, L’OCCASION de l’anniversaire de l’adoption de que l’on savait jouer avec les limites. Il vient de publier d’Allemagne (RFA), issue quant à elle de la réunifica- poète Wolf Biermann, venu d’Ouest en Est, sera contraire, les propos cités sont tirés d’entretiens réalisés par l’auteur. RDA que le personnel d’entretien.

A
Mais elle forme un tas. » Une manière de signifier que
drapeau, emblèmes, héros, noms de rue, édifices, manuels la Constitution de l’Allemagne fédérale, en l’histoire n’est pas seulement faite d’un avant et d’un une autobiographie intitulée Cinquante Années au ser- tion des zones d’occupation occidentales. La France déchu de sa nationalité est-allemande. Cette crise (2) Auteure de Berlin chantiers (Stock, Paris, 2001), Régine Robin (10) La Treuhand Anstalt, institution fiduciaire publique chargée de
scolaires, cursus universitaires, tout doit disparaître. » 1949, une exposition présentée en mai et après, mais qu’elle comporte aussi un devant et un vice du capital. « Mais dans deux mondes différents », reconnaît officiellement la RDA le 9 février 1973, creusera le fossé entre les milieux intellectuels et le est aussi coresponsable de l’exposition « Berlin. L’effacement des piloter le transfert de propriété lors de la dissolution de la RDA.
année où les deux Allemagnes deviennent membres pouvoir. traces », présentée au Musée d’histoire contemporaine, à l’hôtel des (11) Police politique de la RDA.
juin dernier au Martin-Gropius-Bau, l’ancien Musée derrière, des hauts et des bas, du visible et du caché. précise-t-il. M. Most fut en effet vice-président de la Invalides, à Paris, du 21 octobre au 31 décembre 2009.
Difficile. Si les pans du Mur qui restent ont été des arts décoratifs, sous le titre « 60 années, Riche en documents originaux, cette œuvre n’est banque d’Etat de la RDA avant de fonder la première de l’Organisation des Nations unies (ONU). Après (12) Ce qui est par ailleurs complètement faux. L’édition des œuvres
Le Mur, dont on fête la démolition en 1989, a été (3) Sentence post mortem votée au Sénat romain pour effacer toute
ripolinés pour en commémorer la disparition, com- 60 œuvres », a été qualifiée d’« art des vainqueurs » : pas construite comme un documentaire accompagné banque privée est-allemande et de finir aux étages les quarante et une années d’existence sous la direction de Marx et Engels a été faite par la maison d’édition du Parti commu-
construit en 1961 pour empêcher l’évasion des trace publique d’un homme politique. niste est-allemand, Dietz Verlag.
ment gommer en même temps ce qu’il y avait der- toute création picturale ou sculpturale venant de d’un commentaire explicatif. Le réalisateur laisse les plus élevés de la Deutsche Bank à Berlin. « Dans la politique du Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED),
forces vives du pays. Il n’est mur au sens littéral qu’à (4) Condamné à vingt ans de prison par le tribunal de Nuremberg. (13) Si l’on devait trouver une comparaison, on pourrait penser au
rière ? On finirait par se demander pourquoi il avait l’ancienne RDA en avait été purement et simplement images s’entrechoquer dans un montage fragmen- période de la banque d’Etat, j’ai pratiqué une politique la RDA sera absorbée par la partie occidentale en
Berlin. Barbelés et champs de mines s’étendaient (5) Selon Renate Köcher, directrice de l’Institut Allensbach, Deutsche Palais de la découverte à Paris.
été dressé. Et par oublier que le peuple qui se sou- évacuée. La révision atteignait un sommet avec la monétaire et de crédit avec de l’argent appartenant à 1990. A cette date, elle comptait un peu plus de
taire. Au spectateur de lire entre les lignes, écouter sur les mille quatre cents kilomètres qui séparaient Presse-Agentur, 28 septembre 2009. (14) Le texte du catalogue de l’exposition est repris dans le dernier
leva, il y a vingt ans, rêvait d’autre chose que de l’Etat. Au centre des décisions que j’avais à prendre, il y seize millions d’habitants.
sélection des œuvres du peintre Wolfgang Mat- entre les mots, voir entre les images, comme toute les deux Etats allemands. S’il a suscité l’indignation (6) « La Mafia est là », Die Zeit, Hambourg, 13 août 2009. essai de Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie poli-
Coca-Cola et de supermarchés. theuer : en ne retenant que les créations posté- une population a appris à le faire. Pratiquement tous avait, dans l’ordre, les questions suivantes : en quoi servent- Ces derniers auront tout à la fois subi un régime dans les opinions publiques et les cercles dirigeants (7) Le film, qui vient d’obtenir le Grand Prix de la compétition inter- tique, Galilée, Paris, 2009.
rieures à 1989, les commissaires de l’exposition lais- ces fragments évoquent des moments de prise de elles l’Etat, la société ? Sont-elles utiles aux entreprises, au autoritaire et policier – le 17 juin 1953, des occidentaux, d’autres ont vu en lui un élément de nationale au Festival international du documentaire de Marseille, sera (15) L’ardeur au travail des Allemands de l’Est commence toutefois
Derrière le Mur... Pour dix-sept millions d’habi- saient entendre qu’il ne serait devenu un « vrai » travail ? Et, en troisième lieu seulement, en quoi servent- émeutes contre l’élévation des normes de produc- stabilisation politique de l’Europe. projeté dans le cadre de « Berlin, Berlin(s). Mois du film documen- à s’estomper.
parole directe, des instants oubliés, par exemple ces taire 2009 », 26 novembre 2009, à 18 heures, à la Bibliothèque natio-
tants, une vie s’y est déroulée. Cela ne s’efface pas artiste qu’après la chute du Mur, alors qu’il l’était déjà échanges entre prisonniers et gardiens à propos elles la banque ? Avec le capital privé, il y a une complète tivité seront réprimées par les chars soviétiques – B. U. nale de France (petit auditorium), 11, quai François-Mauriac, Paris 13e.
(16) « Ingo Schulze : les hommes politiques ne sont plus que des
managers », Cicero, Berlin, mai 2009. Livres parus en France : Vies nou-
bien avant. Les soixante œuvres se voulaient une d’une amnistie, ou entre des militants est-allemands inversion des valeurs : la première question est celle de (8) Responsable de l’économie pour le bureau politique du Parti com- velles (2008), 33 moments de bonheur (2001), Histoires sans gravité
* Journaliste. illustration de l’article 5.3 de la Constitution selon du Parti communiste et leurs dirigeants. savoir en quoi cela sert la banque. » muniste est-allemand. (1999), tous chez Fayard, Paris.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
18

La crise
vue du Mexique

Symboles de conditions de travail d’un autre âge,


les usines d’assemblage tourmentent aussi
les populations quand elles ferment
ou fonctionnent au ralenti, comme à Tijuana.
La sélection à l’embauche se fait
plus impitoyable tandis que s’allongent
les files d’attente pour un travail à la journée.

A Tijuana, la mauvaise fortune des « maquiladoras »


elles, de ne pas avoir toute la liberté de De 1994, année de la signature de l’Ac-
licencier. C’est une restriction inaccepta- cord de libre-échange nord-américain
PA R N OT R E E N VOY É E ble ». Donc elles procèdent quand même à (Alena), jusqu’en 2001, ce fut une expan-
SPÉCIALE ANNE VIGNA * des « arrêts techniques », mais sans payer sion prodigieuse. Le secteur appréciait
de salaire, en toute illégalité. Du reste, particulièrement les petites mains agiles
ajoute la présidente de cette organisation des ouvrières, et les autorités n’étaient
patronale, « les salariés ont très bien com- pas regardantes sur l’utilisation de pro-
pris la situation; il n’y a eu aucune grève». duits polluants, en particulier le plomb.
A CRISE ?
Quelle crise ? Ah

« L bon, il y a une nouvelle


crise ? Il faut dire qu’à
Tijuana nous n’en sommes
jamais sortis ! », indique
dans un sourire M. Jaime Cotta. Malgré
toutes les misères qui défilent dans son
bureau, l’homme tente de garder le sens
En effet, l’agitation sociale n’a pas tou-
ché ces usines de sous-traitance qui réex-
portent leurs produits vers les Etats-Unis
aussitôt assemblés. Selon l’étude la plus
complète qui ait été menée, 82 % d’entre
elles, à Tijuana, ne disposent d’aucun syn-
dicat (4). Les 18 % restantes sont dotées
Aux portes de la Californie, les maqui-
ladoras embauchaient les migrants pour
satisfaire une consommation de « gad-
gets » électroniques qui semblait ne
jamais devoir ralentir. « De 1994 à 2000,
nous avons eu une économie de plein-
emploi à Tijuana, avec un chômage d’à
de l’humour. A Tijuana, c’est lui qui, sans d’organisations surnommées « syndicats peine 1 %, explique Cuauhtémoc Calde-
conteste, connaît le mieux les conditions fantômes » par les ouvriers. Mme Pineda rón, chercheur en économie au Collège
de vie dans les maquiladoras, ces usines n’en parlerait pas ainsi, mais elle a beau de la frontière nord de Tijuana. Sur toute
d’assemblage implantées au Mexique chercher dans sa mémoire, elle constate la zone frontière, la maquiladora était
depuis les années 1960, sur les trois mille qu’en cinquante ans de maquiladoras il devenue un cordon d’endiguement de la
kilomètres de frontière avec les Etats- n’y a jamais eu de conflit. Un détail : ce migration. Mais ce modèle d’entreprise
DR

Unis. Ce qui les a attirées au Mexique ? n’est pas la « compréhension » des sala- est totalement isolé du reste de l’écono-
Une main-d’œuvre bon marché, des riés, mais la peur des représailles qui fait mie et n’a pas d’effets d’entraînement
impôts presque inexistants, des autorités que la paix sociale a toujours régné dans sur les autres secteurs : les produits sont
peu regardantes, le tout à côté de la pre- la ville frontière. Il suffit de se rendre au entreprises depuis l’âge de 21 ans, Roge- Les menaces de licenciement se sont importés, assemblés et exportés. Or la
mière économie mondiale (1). Grâce aux petit matin dans les parcs industriels pour lio, la quarantaine, est intarissable sur faites plus sérieuses tout au long de l’an- maquiladora ne peut pas absorber la
maquiladoras, nous sommes une écono- le comprendre. leurs pratiques : « Je viens du Michoacán née. Avec Manuel, un migrant hondurien, migration massive que nous avons
mie de plein-emploi, ont ainsi pu répéter, et, à peine arrivé ici, j’ai d’abord tra- Rogelio a effectué des recherches sur connue. La dérégulation brutale de notre
pendant des années, les gouverneurs suc- Depuis plusieurs mois sont apparues vaillé pour la japonaise Takubi, où l’on l’entreprise pour rédiger un tract qu’ils économie a provoqué le déplacement de
cessifs de l’Etat de Basse-Californie. des files de chômeurs qui attendent dans assemblait les cadres des baffles ; puis distribuent discrètement aux ouvriers. Ils cinq cent mille Mexicains par an, un
l’espoir de trouver un emploi à la jour- chez Tabushi, également japonaise, où on ont ainsi découvert que le nouveau prési- phénomène qu’un pays ne connaît nor-
M. Cotta a d’abord été ouvrier, puis née. Certains dorment sur place pour faisait les câbles pour Canon ; et puis dent d’Unisolar Ovonic, M. Mark malement qu’en temps de guerre. »
chercheur. Il est aujourd’hui avocat. Son avoir davantage de chances. A 5 heures chez l’américaine Sohnen, la pire de Morelli, s’est récemment félicité des bons
Centre d’information pour les travailleurs du matin, même si aucun recruteur n’est toutes, où on réparait les appareils élec- résultats du groupe en 2008 (« bénéfices
et les travailleuses (Cittac) (2) est le seul présent, ils sont tous terrifiés : « Ne me triques. » en hausse de 16 % », précise Manuel)
à aider ceux que ces usines rejettent parlez pas, ne vous approchez pas, mur- avant d’annoncer des perspectives
depuis vingt ans : ouvriers licenciés, acci- mure l’un. Je ne peux rien vous dire, je A Sohnen, Rogelio a pris des cours radieuses pour les panneaux solaires La « capitale mondiale
dentés du travail, travailleurs temporaires n’ai pas le droit. » Un autre : «Vous ne pour devenir technicien – deux heures le – « prise de conscience écologique »
sans droits ni contrats... Ils passent entre pouvez pas être là, c’est interdit. Oui, soir après dix heures de labeur. Il a été oblige ! « Leur carnet de commandes est de la télévision »
ses murs lorsque les abus sont trop fla- c’est vrai, c’est la rue, mais nous sommes promu, son salaire était presque plein jusqu’en 2012, si on en croit le pré-
grants. Il les conseille et leur propose par-
fois d’engager une procédure judiciaire.
devant l’usine et la rue aussi est à décent (1 700 pesos par semaine, soit sident, alors pourquoi nous menacent-ils a du plomb dans l’aile
“eux”. » A 7 heures, alors que personne 90 euros), mais les rythmes étaient épui- constamment de licenciement ? », s’in-
C’est donc dans ses locaux qu’il faut venir n’a été embauché et qu’ils se réchauffent sants. « On avait vingt minutes pour répa- digne Rogelio. « La crise existe bel et
pour prendre la température sociale de en buvant un mauvais café, à cinq cents rer un appareil ; si tu n’y arrivais pas, tu bien, ajoute M. Cotta, mais elle constitue
cette ville frontière qui compte un million mètres de l’usine, ils ont encore peur : ’ du millénaire, les premières
quatre cent mille habitants. « Ils ont des caméras et vous avez un
stylo, c’est trop dangereux. » Seule une
devais le terminer le soir, et sans paye
supplémentaire, évidemment. »
aussi un prétexte pour garder les salariés
tranquilles, et oublier une quelconque
augmentation salariale. »
D ÈS L AUBE
failles du modèle apparaissent : la
récession de 2001, aux Etats-Unis, pro-
Aujourd’hui, trois ouvrières ont pris femme accepte de raconter qu’elle Selon son contremaître, Rogelio n’était voque la perte de deux cent mille emplois
rendez-vous. L’une d’elles a été suspendue cherche du travail depuis des mois et pas assez rapide. En réalité, il commençait Du côté des organisations patronales, ce dans les maquiladoras de la frontière. En
deux jours pour une pièce mal faite sur les qu’« il n’y a rien ». Mais elle ne veut dire à organiser un syndicat avec d’autres type de revendication serait en effet vrai- 2002, le secteur électronique a perdu 31 %
sept cents qu’elle produit en dix heures de ni son nom, ni son âge, ni son origine. ouvriers. Ils s’étaient réunis plusieurs fois ment « déplacé » « en ces temps difficiles de sa main-d’œuvre – 27 % à Tijuana
travail quotidien. « Ils veulent me licen- dans un parc et distribuaient des tracts à la pour tous ». Mais là n’est pas le plus même. Car, comme l’explique Leticia
cier, ils sont sans cesse derrière moi, alors sortie de l’usine. Les superviseurs deman- important. Car, selon M. Claudio Arriola, Hernandez, spécialisée dans les questions
ils inventent n’importe quoi », dit-elle les dèrent aux autres ouvriers si Rogelio en président à Tijuana de la Chambre natio- d’investissements, « ici, nous sommes
yeux baissés. Sur le papier qu’elle tend à était l’instigateur. Considéré comme « le nale de l’industrie électronique (Canieti), totalement dépendants des Etats-Unis. En
M. Cotta, il est déjà écrit qu’elle a « inten-
tionnellement porté préjudice à l’entre-
Dès 5 heures du matin, chef » par la direction, il fut licencié un s’il reste encore quelques mois difficiles, 2008 encore, 78 % de l’investissement
beau matin et refusa le chèque d’indem- la reprise économique approche. Le direct étranger destiné à la zone frontière
prise ». Elle ajoute que, dans cette maqui-
ladora, les « arrêts techniques » ont
des files de chômeurs nisation dérisoire qu’on voulait lui donner président Calderón a justement fait le était américain. Donc, évidemment, la
après des années dans l’entreprise. Grâce même discours la veille, affirmant que crise de leur côté de la frontière a provo-
désormais lieu chaque semaine. Un jour
sans paye qui réduit un peu plus un salaire
apparaissent à une bataille judiciaire menée par Cittac,
il toucha une indemnisation plus décente.
« les signes de reprise se multiplient ». qué un chômage inédit ».
A l’heure actuelle, reprend en écho
déjà ridicule (755 pesos par semaine, à Mais il figurait désormais sur la « liste M. Arriola, « nous devons aller de l’avant.
peine 40 euros). (1) Lire notamment Janette Habel, « Entre le
noire » (6). L’électronique telle que nous la connais- Mexique et les Etats-Unis, plus qu’une frontière », et
’AI ESSAYÉ par tous les moyens et
Les «arrêts techniques» figurent en effet
parmi les dernières trouvailles des patrons
J
« depuis des années, mais ils ne m’ont
jamais laissé entrer alors qu’ils nous
Sharp l’embaucha quelques semaines,
avant de s’en apercevoir et de le congé-
sions est sans doute finie ici, mais nous
avons toujours de bons atouts, en parti-
culier la proximité avec les Etats-Unis ».
« Le jour où le Mexique fut privé de tortillas »,
Le Monde diplomatique, respectivement décembre
1999 et mars 2008.
de ces usines. M. Felipe Calderón, le pré- invitent à toutes leurs conférences de dier aussitôt. L’électronique, dans toute (2) www.cittac.org
sident mexicain, les promeut au nom de la presse dans les grands hôtels de la ville », la Basse-Californie, lui était désormais Si l’optimisme s’impose devant la (3) www.aim.org.mx
lutte contre les licenciements massifs. Le explique un journaliste local spécialisé fermée. Il a donc dû chercher du travail, presse internationale, l’aveu est de taille. (4) Jorge Carrillo et Redi Gomis, La Maquiladora
gouvernement fédéral paie un tiers des en économie (5). Les maquiladoras ont en 2007, chez Unisolar Ovonic, une Ainsi, l’électronique, le secteur qui en datos. Resultados de una encuesta sobre tecnolo-
salaires, la maquiladora un autre tiers, et le gía y aprendizaje, Collège de la frontière nord,
toujours installé les verrous nécessaires maquiladora américaine qui assemble emploie encore le plus de monde dans la Tijuana, 2004.
salarié... perd le dernier tiers lors de ces pour museler l’information. Il faut donc les panneaux solaires. « Le travail n’est ville, n’est plus au goût du jour. Il y a dix
jours non travaillés. En échange, les usines (5) Les seules images sur l’intérieur de ces usines
revenir dans les locaux du Cittac pour en pas facile. Il y a seize fours et aucun ans, les mêmes patrons parlaient de de Tijuana ont été tournées par des ouvrières pour le
s’engagent à ne licencier qu’un nombre de apprendre un peu plus sur ce monde si extracteur d’air : la chaleur est étouf- Tijuana comme du « sud de la Silicon Val- documentaire Maquilapolis (Vicky Funari et Sergio
salariés proportionnel – et non supérieur – secret. Ici, ceux qui ont un jour poussé la fante. Ensuite, la zone de découpe est la ley » californienne ; elle était la « capitale De La Torre, 2006). Malgré les risques encourus, elles
à la baisse de la production (ou des ventes). porte et appris leurs droits n’ont plus peur plus dangereuse ; toute la journée, tu mondiale de la télévision » et la ville du ont réussi à filmer plusieurs séquences avec des petites
Mais, comme l’explique la présidente de caméras cachées. Le documentaire (68 minutes, en
de parler. respires la poussière de la fibre de verre « plein-emploi ». Les promoteurs de la anglais et espagnol) peut être acheté sur www.news-
l’Association de l’industrie maquiladora qui colle aussi à la peau. Tu en as sur maquiladora ne tarissaient pas d’éloges reel.org
de Tijuana (3), Mme Magnolia Pineda, «peu Depuis des années, le même discours se tout le corps en fin de journée. » Les pour un modèle qui avait attiré des mil- (6) Plusieurs ouvriers et le Cittac assurent que ces
d’entreprises ont accepté d’entrer dans ce répète : travailler dans les maquiladoras plaintes des ouvriers n’y changent rien : lions de dollars d’investissements étran- listes ont toujours existé (ce que démentent les orga-
programme car il est impossible, pour est un enfer ; avec la crise, on en franchit «A chaque fois, on nous répète qu’on a gers, à tel point que sept téléviseurs sur nisations patronales) ; ils soupçonnent l’Institut mexi-
cain d’assurance sociale (IMSS) d’informer la direc-
un nouveau cercle : les conditions de vie de la chance d’avoir du travail en ces dix vendus aux Etats-Unis étaient fabri- tion des maquiladoras des procédures judiciaires
* Journaliste. se dégradent encore. Passé par plusieurs temps de crise. » qués à Tijuana. engagées par certains ouvriers.
19 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

Les photographies
qui accompagnent ces pages
sont de Joël Martins Da Silva.
Elles ont été réalisées au cours
de l’été 2008, avec l’aide proposent leurs services. Munis de D’ailleurs, la justice a considéré qu’il ne
de Flora Arias et de Manlio Correa, quelques outils, ils deviennent plombiers, s’agissait pas d’un « kidnapping », per-
dans le cadre du projet « De l’autre jardiniers, électriciens, car « les maquila- sonne n’ayant demandé de rançon...
côté de la ligne. Regards croisés doras n’embauchent pas, contrairement à
ce qu’on nous avait dit », raconte l’un Aujourd’hui, Delfina sait qu’elle ne
Tijuana - San Diego ». De gauche d’eux. Certains renoncent, d’autres persé- retrouvera jamais d’emploi dans une
à droite : la clôture plonge vèrent, mais tous vivent la crise bien avant maquiladora. «C’est impossible à mon âge
dans l’océan Pacifique ; vue du de toucher le sol américain. On se serre la car ils ne prennent déjà pas les jeunes, dit-
ceinture pour ne pas dépenser ici l’argent elle en montrant son beau-fils, chômeur à
mur depuis la route de l’aéroport ; 20 ans. Il y a bien ceux qui tentent de ven-
qu’il faudra donner au passeur.
des clous au sol marquent dre quelques bricoles, mais on est tous
la frontière. pauvres ici, on ne peut pas acheter grand-
chose.» Son quartier ressemble à tant d’au-
tres à Tijuana : d’abord illégal, il a ensuite
Seule la solidarité été régularisé. Pourtant les autorités n’ont
Composant essentiel de tout matériel jamais construit de routes. Les habitants
électronique, le plomb est omniprésent : entre travailleurs ont dû s’organiser pour l’eau et l’électricité.
dans les craintes, dans les discussions, dans Quand la maison de son fils a brûlé, les
les rivières. D’abord parce que, pendant fonctionne encore pompiers ne sont pas venus. «Ce n’est pas
dix ans, le quartier de Chilpancingo, qui se normal, s’indigne-t-elle, mais à qui se
trouve en contrebas des parcs industriels, plaindre ? » La famille de son fils a tout
s’est battu contre les rejets de plomb aban- perdu. « La maquiladora où il travaille n’a
T , la crise se perçoit surtout rien donné, seuls ses collègues de travail se
donnés dans la nature. Grâce à l’aide d’une
organisation non gouvernementale (ONG)
écologiste américaine – Environmental
A IJUANA
chez les plus de 50 ans. Depuis tou-
jours, la maquiladora réclame du person-
sont cotisés. La solidarité, c’est la seule
chose qui fonctionne encore ici. »
Health Coalition – trois mille tonnes de nel jeune. « Moins de 35 ans », exigent la ANNE VIGNA .
terre ont été envoyées aux Etats-Unis, en majorité des offres d’emplois. Arrivé à
2008, pour dépollution, et huit mille tonnes l’âge fatidique de la cinquantaine, com-
ont été scellées sous une chape de béton. mence une lutte quotidienne pour ne pas
être mis à la porte. « Les personnes qui ont
Ce sont les gouvernements des deux atteint cet âge font vraiment de la peine,
pays qui ont payé, non les entreprises. « Ils explique Netzahualcóyotl. Ils travaillent
s’en sont tous félicités devant la presse. comme des fous pour qu’on ne leur dise
Mais nous, pendant des années, on a crié pas : “Tu ne tiens pas le rythme.” Ils ont la
dans le vide quand les enfants naissaient meilleure productivité de l’entreprise, mais
sans cerveau et mouraient aussitôt. Et puis ils coûtent trop cher; ils ont beau trimer, ça
malheureusement, cela n’a rien changé, il ne changera rien, on les mettra à la porte.»
n’y a toujours pas de contrôle sérieux sur

DR
les déchets abandonnés par les entreprises, C’est arrivé à Delfina, dans sa cinquante-
ni sur la santé des travailleurs », rappelle quatrième année tout juste. « Je me sou-
Mme Yesina Palomares, qui continue d’ani- viens qu’à la fin je faisais le travail de trois
mer l’organisation de Chilpancingo. En personnes, j’avais mal à la tête, je sai- Tijuana
DR

témoigne Carmen, qui a travaillé chez gnais du nez et le contremaître était tout le
Panasonic : « Je scellais du plomb sur les temps derrière moi, à me dire de me dépê- Population : 1 449 476 en 2009 ;
plaques électroniques et je sentais bien cher. Ils ont décidé de nous faire travailler la capitale de l’Etat de Basse-Californie,
A l’automne 2009, le taux de chômage usines renâclent à payer quoi que ce que je respirais de la fumée à chaque opé- debout, parce qu’assises on était moins Mexicali, compte 855 000 habitants.
officiel, à Tijuana (7 %), est plus élevé que soit, y compris la protection pour les ration », raconte-t-elle. Au bout de six efficaces. On ne pouvait pas parler, pas Population active : 561 000 en 2005.
la moyenne nationale (5 %). Et, comme produits dangereux. Mais, comme il n’y mois, des tâches sont apparues sur son aller aux toilettes, même pas mâcher du
dans le reste du pays, l’économie infor- a plus de travail, les gens ne disent chewing-gum. » Taux de chômage :
visage, une fatigue générale et un mal aux
melle occupe toujours la moitié de la popu- rien. » 7,42 % au 2e trimestre 2009 ;
reins. « Le médecin de Panasonic m’assu-
lation active. Le réveil est amer : « Il n’y a Delfina a été licenciée sans explication 3,9 % à la même période en 2008.
rait que ce n’était rien, et puis un généra-
pas eu de transferts de technologie et, en liste m’a fait des tests et m’a dit : “Soit tu en novembre 2008. On ne lui a même pas Travailleurs dans les
quatre décennies, la création de postes arrêtes, soit tu as une leucémie d’ici peu.”» payé sa semaine, ni son indemnité de « maquiladoras » : 170 535 (en 2006).
d’ingénieur et de technicien a été très déce- On dépollue départ. Elle a porté plainte et elle attend
que le conseil de conciliation, l’équivalent
vante », estime la sociologue Cirila Quin- Carmen a obtempéré, parce qu’à
tero, spécialiste des maquiladoras au Col- les rivières, on ne l’époque on changeait facilement de des prud’hommes, rende un avis. Elle ne
dispose actuellement que de 200 pesos par
Mexique
lège de la frontière nord de Matamoros. A maquiladora. Aujourd’hui, affirme-t-elle, Superficie : 1 964 375 km2.
Tijuana, 13 % d’entre elles ne disposent
d’aucun ingénieur, et 65 % n’en emploient
soigne pas les salariés c’est différent : «On est moins regardants.»
Dans son quartier, le nombre de chômeurs
semaine (10,50 euros), envoyés par une de
ses filles qui tient une épicerie. Mais ils Capitale : Mexico.
que de un à dix. De même, 73 % des augmente depuis la fermeture de Sony. sont trois à vivre sur cette somme. « Nous Population : 107 443 499 habitants.
maquiladoras en électronique ne dispo- Certains de ses voisins sont même rentrés ne prenons que deux repas par jour », dit-
maquiladora, Power-Sonic, qui elle, gênée, quand on lui demande com- Population active : 45 709 355,
sent pas de centre en recherche-dévelop-
pement. Il faut dire que, dans la moitié de
ces entreprises, on n’assemble qu’un seul
U NE
fabrique des batteries pour appareils
électroniques, attire en ce moment l’atten-
dans leur Etat d’origine. «Moi, je suis arri-
vée du Chiapas, j’avais 13 ans. En trente
ans, je n’avais jamais vu quelqu’un repar-
ment elle fait avec si peu. Après vingt-cinq
ans dans la maquiladora, Delfina n’a pas
soit 42,5 % de la population
(2e trimestre 2009). L’économie
produit ; dans seulement 13 % des cas, on tion. «Avant, personne ne voulait y aller tir au sud. » En principe, après quelques de retraite, pas d’économies, ayant élevé informelle emploie environ 20 millions
en assemble trois. « La maquiladora seule car il faut manier du plomb toute la jour- années passées à travailler dans les villes seule ses sept enfants. Comme beaucoup de personnes, soit près de 45 %
ne provoque pas de développement, mais née, explique Rogelio. A présent, il y a la frontières pour payer l’argent du passeur, de mères isolées, elle a travaillé de nuit des actifs du pays.
uniquement une croissance déséquilibrée queue devant l’usine tous les matins. » A un migrant tentait sa chance au nord. C’est pendant des années et en a « vu de belles ». Taux de chômage :
avec, comme principale conséquence, la 36 ans, avec deux enfants et un crédit sur désormais trop dangereux, pour une situa- 3,5 % au 2e trimestre 2008,
création d’emplois précaires et mal rému- sa maison, Netzahualcóyotl dit qu’il n’a tion très incertaine sur place. «Aux Etats- Dans l’entreprise de jouets Mattel, il a 5,2 % à la même période en 2009.
nérés », estime la chercheuse. « pas eu le choix » quand il a perdu son Unis, les migrants mexicains travaillent en fallu se battre pour ses droits. « Quand
emploi chez Sohnen. Il veut croire en la général dans la construction. Mais actuel- Mattel a racheté l’entreprise [où elle tra- Population vivant au-dessous
Cette économie d’exportation, totale- qualité de son équipement de protection. lement, ce n’est vraiment pas le moment », vaillait], ils voulaient me mettre à la porte du seuil de pauvreté : 18,23 %.
ment dépendante du grand voisin du « Les chefs disent que seuls ceux qui ne explique-t-on à l’auberge des migrants de sans indemnités ; comme je refusais, ils Selon le Conseil national d’évaluation
Nord, était déjà en perte de vitesse avant l’utilisent pas bien tombent malades.» Lui Tijuana – tenue par des religieux catho- m’ont séquestrée. » Elle passe alors une de la politique de développement
la crise. L’entrée de la Chine dans l’Or- n’a pas encore été atteint – selon les cri- liques – qui, pour la première fois depuis nuit entière, enfermée dans un bureau avec social (Coneval), 47,4 %
ganisation mondiale du commerce tères de l’entreprise, qui réalise des tests des années, a sérieusement désempli. un garde. Et doit accepter un chèque de de la population ne peut satisfaire
(OMC) en 2001 avait en effet changé la sanguins tous les mois. « Ils ne nous don- 2000 pesos (106 euros) au petit matin pour ses besoins en nourriture, santé,
donne. « Cela fait bien dix ans que nous nent pas les résultats mais, si le taux de Les candidats à l’émigration prennent pouvoir sortir. «Vous comprenez, mes éducation...
observons des abus de plus en plus plomb dans le sang est trop élevé, ils nous conscience de la situation. A quelques enfants m’attendaient.» Avec l’aide du Cit- Produit intérieur brut (PIB) :
criants, en plus des licenciements sans changent de poste. C’est ainsi qu’on com- mètres de la frontière ! En attendant des tac, elle a dénoncé ces faits à la télévision, 1 088 milliards de dollars en 2009.
indemnités, constate M. Cotta. Les prend qu’on est malade. » jours meilleurs, ils sonnent aux maisons et à la radio. Mattel n’a rien voulu savoir.
Taux de croissance :
+ 1,3 % en 2008 ;
– 7,3 % en 2009 (prévision).
Importations : 124,77 millions
de dollars entre janvier et juillet 2009.

Un accord à renégocier Exportations : 122,26 millions


de dollars entre janvier et juillet 2009.
Principaux clients :
le quinzième anniversaire de Pour appuyer leurs conclusions, plu- vait, avant les élections législatives de monter l’effet de la grippe porcine. Le

P
OUR Etats-Unis, 73,1 % ; Canada, 6,2 % ;
sa signature, l’Accord de libre- sieurs experts citent les résultats éco- juin 2009, la célèbre éditorialiste Denise produit intérieur brut (PIB) devrait chu- Allemagne, 1,9 % (en 2008).
échange nord-américain (Alena) nomiques du Mexique par rapport à ceux Maerker : « Notre “président-général” ne ter cette année de plus de 6 %. Douze Principaux fournisseurs :
revient sur le devant de la scène de l’Amérique latine. Le Mexique est en s’intéresse qu’aux opérations militaires, lais- mille entreprises ont fermé leurs portes Etats-Unis, 55 % ; Chine, 7,1 % ;
économique. Le premier à l’avoir évo- effet le pays qui connaît en moyenne la sant totalement de côté d’autres aspects depuis octobre 2008, ce qui représente Japon, 6 % (en 2008).
qué est M. Barack Obama, et ce dès la plus faible croissance du continent (1), de la vie nationale. Ainsi, si le cabinet de une perte de sept cent mille emplois.
campagne électorale. Le président amé- « alors qu’il est le meilleur élève des poli- sécurité se réunit chaque semaine, celui de Dans ces conditions, les partisans d’une Envois de fonds des Mexicains
ricain a toujours exprimé le souhait de tiques du consensus de Washington (2) », l’économie, de la politique sociale et de l’in- renégociation de l’Alena plaident égale- de l’étranger : 26,3 milliards
renégocier ce traité, responsable selon indique l’économiste Cuauhtémoc Cal- frastructure se réunit seulement une fois ment pour une nouvelle politique indus- de dollars (17,8 milliards d’euros)
lui de nombreuses pertes d’emplois aux derón. Depuis 2000, la croissance s’es- par mois (3) ! » trielle, « à l’image de ce que font le Chili ou en 2008. De janvier à juin 2009 :
Etats-Unis. souffle. Les envois d’argent des migrants l’Inde, c’est-à-dire la combinaison d’un 11,07 milliards de dollars.
à leurs familles (les remesas), qui per- régime de change compétitif, d’une pro- Sources : Secretaría del trabajo y previsión social
Au Mexique également, beaucoup
réclament la même chose, depuis des
mettent à dix-sept millions d’adultes de L E PAYSsubit d’autres revers. Les prix tection tarifaire ciblée et d’une ouverture de Mexico (STPS) ; Consejo nacional
de evaluación de la política de desarrollo
survivre, et la hausse des prix du pétrole du pétrole, première source de devises, contrôlée des secteurs les plus fragiles de
années, jugeant l’accord catastrophique ont fortement chuté par rapport à docial (Coneval) ; Secretaría de desarrollo
ont évité une forte chute du produit leur économie », estime Cuauhtémoc económico de Tijuana ; Banque du Mexique ;
pour le pays. Les raisons sont multiples. intérieur brut (PIB) pendant le mandat du 2008, contribuant à creuser le déficit Calderón. Fonds monétaire international ; Banque mondiale.
« D’abord, les Etats-Unis n’ont jamais res- président Vicente Fox (2000-2006). public ; on évoque déjà la création d’une
pecté ses clauses [en continuant, par Mais le chômage avait déjà largement taxe sur l’alimentation et les médica- A. V.
exemple, à subventionner leurs agricul- augmenté. ments pour renflouer les caisses de
teurs ou en imposant une série d’em- l’Etat. Les remesas, deuxième source de (1) En 2007, le Mexique a connu une croissance du Après l’Ukraine (mai),
PIB de 3,2 %, l’Amérique latine était à 5,6 %. En 2008 la Chine (juin),
bargos sur les produits mexicains] et devises, ont baissé en moyenne de 20 % (chiffre donné en octobre), le Mexique progressait de
ont protégé les secteurs de leur économie
où le Mexique était le plus compétitif,
E N 2006, M. Felipe Calderón a basé sa par rapport à leur niveau d’avant la 2,1 %, l’Amérique latine de 4,6 %. Source : Fonds
monétaire intenational (FMI), octobre 2008.
l’Espagne (juillet),
campagne électorale sur les questions crise économique aux Etats-Unis (4), et la Floride (août),
affirme la chercheuse Leticia Hernán- économiques, en promettant qu’il serait la mise en place d’une politique migra- (2) Règles libérales imposées par le FMI et la
Banque mondiale. la Lettonie (septembre)
dez. Ensuite, l’investissement étranger s’est le « président de l’emploi ». Or depuis toire américaine plus stricte complique
concentré sur les maquiladoras, dont les son arrivée au pouvoir, en décembre terriblement la vie des migrants. (3) «Tengo miedo », El Universal, Mexico, et l’Australie (octobre),
29 juin 2009. le mois prochain :
effets d’entraînement sur le reste de l’éco- de la même année, c’est la guerre (4) « Las remesas familiares en México », rapport
nomie mexicaine sont nuls, et qui délocali- contre le narcotrafic et non l’économie Enfin, le tourisme, troisième source annuel de la Banque centrale du Mexique (Banco de
la crise vue de Russie.
sent aujourd’hui en Chine. » qui constitue sa priorité. Comme l’écri- de devises, mettra longtemps à sur- México).
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
20
ENQUÊTE

Dans les rouages


(Suite de la première page.) fonnement sur la table, ou d’établir des L’homme dirigeait l’activité d’Air
objectifs. Nous proposons par exemple France à Roissy il y a encore quelques
de répartir le trafic dans différents aéro- mois. Il explique : « Avec un hub, on
M. Brun peut être satisfait : « Notre ports de province. » L’Autorité de contrôle concentre l’activité sur des pointes de tra-
capacité d’accueil a augmenté de 40 %, des nuisances sonores aéroportuaires fic. Résultat, tout devient trop étroit : l’es-
passant de 47 millions à 72 millions de (Acnusa) estime que le nombre de loge- pace pour l’enregistrement, le nombre de
passagers, entre juin 2007 et la fin 2008. ments à insonoriser est supérieur à salles d’embarquement, les effectifs... »
Dans quatre ans, nous atteindrons une 106 000... Dans une journée, l’activité de la compa-
capacité de 81 millions de passagers. » gnie (près de 800 vols et 103 000 passa-
La nuit, les paupières des riverains se gers) se concentre sur six vagues de cor-
Ces chiffres pourraient prêter à sourire : ferment difficilement. Surtout depuis que respondances. En quelques minutes des
en 1997, pour calmer des riverains de plus la compagnie américaine FedEx, leader dizaines d’avions atterrissent et décollent...
en plus mécontents et permettre la mondial du fret express (3), qui dispose de
construction de deux nouvelles pistes, 670 avions, a décidé en 1996 d’installer à « Il existe un vrai marché pour des vols
M. Jean-Claude Gayssot, ministre des CDG son plus grand hub en dehors des directs évitant ces plates-formes encom-
transports du gouvernement de M. Lionel Etats-Unis. Dans ce réseau en étoile d’ori- brées, constate toutefois le chercheur

DSNA/MISSION ENVIRONNEMENT
Jospin, promettait que Roissy-CDG ne gine américaine – le hub –, les liaisons Richard de Neufville (10). Les passagers
dépasserait pas 55 millions de passagers... transversales sont réduites au profit d’une plébiscitent la stratégie du point à point
« plate-forme de correspondance », qui, des transporteurs à bas coût. Une
Depuis, le gouvernement de M. Jean- grâce aux radiales, irrigue les différentes approche à l’opposé de celle du hub,
Pierre Raffarin (2002-2005) a abandonné, destinations (4). qu’affectionne Air France-KLM, et
en 2002, l’idée d’un troisième grand aéro- contraire à la stratégie de l’A380 (11). »
port dans le Bassin parisien ; à Orly, la « A Paris, nous étions désirés, s’en- En France, les vols low cost ont augmenté
seconde plate-forme de la métropole thousiasme M. Alain Chaillé, vice-prési- en 2008 de 14,6 %, contre seulement
(26 millions de passagers en 2008), le dent de FedEx pour l’Europe du Sud et le 1,3 % pour le trafic aérien.
nombre de mouvements annuels a été hub de Roissy, ouvert depuis 1999. Anne-
plafonné à 250 000 au milieu des Marie Idrac, à l’époque ministre des Pourtant, Air France continue de pré-
années 1990. L’essentiel de la croissance transports, a tout fait pour qu’on vienne. senter son hub comme une « arme anti-
L’aéroport opère vingt-quatre heures sur Visualisation des flux du trafic journalier caractéristique en région parisienne, 2005 crise » et se félicite de pouvoir assurer
du trafic portera à l’évidence sur Roissy-
CDG... alors que la région parisienne vingt-quatre, c’est une condition essen- chaque semaine 22 672 correspondances à
pourrait accueillir au moins 120 millions tielle, et la douane française est très coo- Roissy-CDG, loin devant ses concur-
de passagers en 2020 (2). pérative ; 99 % des envois sont prédoua- rents... « C’est le temps qui va départager
nés. » Pourtant, M. Chaillé sait que son d’emplois a en effet augmenté de publique. Quand M. Christian Blanc fut les hubs, souligne Mme Anne Rigail, res-
« Les pouvoirs publics avancent mas- activité nocturne est décriée – M. Jean- 72 % entre 1975 et 1999, quand il n’aug- nommé à sa tête, en 1996, il réorienta la ponsable de l’escale Air France à Roissy.
qués, dénonce Mme Anne Gellé, de l’as- Pierre Blazy, maire socialiste de Gonesse, mentait que de 8 % au niveau régional. stratégie en important des recettes Plus la correspondance est courte, mieux
sociation les Amis de la Terre. En réalité, dont la ville se situe dans l’axe des pistes, 100 000 salariés y travaillent, et américaines éprouvées : yield manage- la compagnie est placée sur les écrans des
seule la croissance de l’aéroport les inté- s’épuise ainsi à réclamer « un couvre-feu 280 000 emplois en dépendent, selon ment (« tarifications variables ») et créa- systèmes informatisés de réservation. Or
resse. On est dans la folie des grandeurs. entre minuit et 5 heures du matin, dans le l’Agence régionale de développement (6). tion du hub à Roissy-CDG, qui accueille Roissy-CDG n’est pas conçu au départ
Personne n’a le courage de mettre le pla- délai le plus rapide ». désormais le siège social de l’entreprise. pour le hub, d’où les nouvelles aérogares
Equipements stratégiques, les aéroports Une dizaine d’années plus tard, Air France construites par ADP. »
d’envergure, comme Roissy, se trouvent est méconnaissable : après une privatisa-
Des lobbies très actifs donc au centre de l’attention des gouver-
nements européens. Dans un contexte de
tion entamée en 1999 (7), la compagnie a
fusionné avec son homologue néerlandais
C’est pour accompagner le dévelop-
pement du hub d’Air France-KLM
déréglementation croissante (« ciel uni- KLM en 2004, et assure son développe- qu’ADP construit le « S4 », sur le même
d’après-midi, on aperçoit traiter 31 500 colis par heure, contre modèle que le « S3 », et prévoit la
E N CETTE FIN
les premiers avions FedEx qui arri-
vent au centre de tri. Autour des tapis rou-
24 000 auparavant (5). L’entreprise amé-
ricaine n’hésite pas à investir car, avec
que » européen, « ciel ouvert » entre
l’Union européenne et les Etats-Unis
depuis le 1er avril 2008), ces équipements
ment à travers l’alliance Sky Team (Delta
Airlines). Devenue une société globale,
Air France considère Roissy-CDG
construction d’un quatrième terminal
entre 2016 et 2020. Or c’est l’ensemble
lants, des ouvriers s’affairent pour répar- 1 900 personnes travaillant à Roissy, elle représentent les derniers leviers de soutien comme sa chasse gardée. En 2003, des compagnies qui participent au finan-
tir les paquets, qui arrivent par dizaines. dispose de sérieux arguments à faire des Etats à leur industrie aéronautique M. Gilles Bordes-Pagès, le directeur géné- cement de ces nouvelles infrastructures
Un travail intense. Un colis reste à peine valoir aux pouvoirs publics... nationale... « La direction générale de ral chargé du développement, prévenait dont la future utilisation concernera
trente minutes dans la zone de tri. Les l’aviation civile [DGAC] n’est pas une sans détour : « Si Air France ne peut plus avant tout Air France-KLM (12). En cette
équipes se relaient entre le premier ser- Question lobbying, l’Airports Council autorité régulatrice qui réponde à l’intérêt accroître de façon viable son activité en année de crise, les redevances aéropor-
vice (de 17 heures à minuit) et le International (ACI) ne ménage pas non général, critique Mme Gellé, tout le monde Ile-de-France, elle cherchera un autre lieu tuaires ont ainsi augmenté de 5,5 %.
second (de 23 heures à 4 heures du matin). plus ses efforts. L’organisation affirme travaille pour le bénéfice de la compagnie d’accueil au sein de son alliance (8). »
Temps partiels à la clé, avec des contrats qu’un million de passagers ou nationale. Il existe des liens très étroits Avant la crise, le groupe s’était fixé un Ce n’était d’ailleurs pas la première
de vingt-cinq à trente heures par semaine. 100 000 tonnes de fret supplémentaires entre l’administration et Air France. » objectif de croissance annuelle de près de augmentation. Ainsi, en pleine crise, ADP
permettent de créer 1 000 emplois (et 5 % de son offre (9), jusqu’en 2012, sur a atteint en 2008 le bénéfice net de
Dix ans après l’ouverture de son hub, 4 000 indirects) ! A Roissy-CDG, cette Air France... La compagnie revient de Roissy-CDG. 217 millions d’euros, soit une progres-
FedEx vient d’inaugurer, fin septembre, formule magique semble marcher... loin. En 1993, un endettement de 30 mil- sion de 32 % ! De quoi réjouir les action-
de nouvelles installations permettant de Dans 63 communes voisines, le nombre liards de francs lestait l’entreprise Lors d’une réunion avec M. Michel naires car, depuis 2005, l’ancien établis-
Emeyriat, directeur général adjoint sement public est devenu une société
« exploitation sol », un cadre confirme les anonyme cotée en Bourse. Si l’Etat est
ambitions de sa compagnie : « A l’horizon resté majoritaire dans le capital (52 %), il
2020, on discute avec ADP pour un objec- lui a transféré, en pleine propriété, les
tif à 100 millions de “pax” [passagers terrains de l’aéroport (13) ! Un juste
transportés]. Même si la crise nous a fait retour des choses pour son président-
perdre quatre ans. » Mais M. Emeyriat se directeur général, M. Pierre Graff, ancien
montre plus prudent : « La crise recule directeur de cabinet de M. Gilles de

Grande
Palais Brongniart l’hypothèse de besoins planifiés à très Robien, le ministre des transports du gou-
Bourse de Paris
Métro Bourse long terme. Actuellement, nous gérons le vernement de M. Raffarin qui procéda à

14 15
court terme. » la privatisation.

& ÉCOLE Perplexité de la Cour des comptes


Novembre Roissy-CDG, le gestionnaire a en tout
Le salon des écoles de A qui se propose de réaliser pour 2012 un

2009 4e édition commerce et d’ingénieurs


cas abandonné certaines délégations
de service public à la DGAC (contrôle
aérien, gestion des trajectoires des avions)
centre de commerces et de services de
50 000 m2, sur 10 hectares de l’aéroport.
Nommé directeur de l’immobilier d’ADP
et s’oriente vers des activités bien plus en 2007, quelques jours après la victoire
lucratives : le commerce (14) et l’immo- de M. Sarkozy, M. François Cangardel,
bilier. « Nous avons enfin compris qu’il y ancien directeur général adjoint de la
avait une stricte corrélation entre la taille Société d’économie mixte des Hauts-de-
des surfaces de vente et le chiffre d’af- Seine (SEM 92) (16), sera sans doute à la
Le salon pour choisir faires par passager. Si vous augmentez
l’espace commercial de 20 %, vous aug-
hauteur pour mener à bien d’autres projets
de promotion immobilière...
sa Grande Ecole mentez le chiffre d’affaires par passager
de 20 % », affirmait M. Graff en En 2006, l’Acnusa critiquait vertement
juin 2007 (15). Dans le « S3 », 3 200 m2 ces changements : « ADP semble préfé-
sont ainsi réservés aux commerces. Et rer communiquer sur son engagement
bientôt ouvriront 3 000 m2 supplémen- citoyen, sa certification [environnemen-
Elèves en classe de première ou en terminale, élèves de taires de boutiques entre les terminaux tale] ISO 14001, ses centres commer-
classes prépas, étudiants Bac+2 ou niveau licence, 2A et 2C. A l’horizon 2010, ADP veut ciaux plutôt que sur le cœur de son acti-
augmenter de 34 % les surfaces com- vité : des avions qui décollent ou se
parents d'élèves, professeurs, venez rencontrer les merciales par rapport à 2004. posent en faisant quand même un peu
meilleures écoles* de commerce, de management et de bruit. » Et la Cour des comptes, en
Encore plus ambitieux, le projet « aéro- juillet 2008, de pointer dans un rapport
d'ingénieurs sur le salon Grande Ecole. ville » du promoteur Unibail-Rodamco, de nombreux « points noirs » : « La dif-

* Ecoles membres de la Conférence des Grandes Ecoles ( CGE ) (2) Les Cahiers de l’Institut d’aménagement et d’ur- (9) L’indicateur utilisé est le SKO : siège kilomètre
banisme de la région Ile-de-France (Iaurif), no 139-140, offert.
« Aéroports et territoires », 1er trimestre 2004. L’aug- (10) Richard de Neufville, « Papers on Airport Sys-
mentation de trafic entre 1995 et 2007 atteint 67 %, soit tems Planning... », sur Internet.
un taux annuel d’augmentation moyen de 4,4 %.
(3) Les intégrateurs de fret express (FedEx, UPS, (11) Dans les années 1990, Airbus prévoyait que
TNT, DHL) prennent en charge toute la chaîne d’ache- dix compagnies nord-américaines achèteraient
minement. 281 Super-Jumbo. A l’heure actuelle, aucune d’entre
elles n’a acquis d’A380.
(4) L’expression originale, hubs and spokes, signi-
fie littéralement « moyeux et rayons ». (12) Depuis décembre 2008, ADP s’est allié avec
ORGANISÉ PAR le gestionnaire de Schiphol, l’aéroport d’Amsterdam,
(5) L’implantation du hub de FedEx a fait que l’acti- qui est le hub de la compagnie KLM.
vité de CDG a rattrapé celle de Francfort, premier aéro-
port européen pour le fret jusqu’à l’année dernière. (13) L’Etat a conservé la propriété des équipements
de nature régalienne (services de police et de douane,
(6) ParisRégion Magazine, juin 2007. contrôle aérien...). Les actifs transférés se montent à
(7) En 2008, l’Etat était actionnaire d’Air France à 4,223 milliards d’euros.
hauteur de 16,7 %.
Détails et invitation sur www.salon-grande-ecole.com (8) « Comment Air France relève les défis de la libé-
(14) ADP loue les concessions commerciales en
fonction des ventes réalisées.
ralisation et de la mondialisation », Centre des hautes
études de l’armement, direction générale de l’arme- (15) Challenges, Paris, 7 juin 2007.
ment, Paris, 18 septembre 2003. (16) Le Canard enchaîné, Paris, 23 mai 2007.
21 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

À ROISSY - CHARLES-DE-GAULLE

d’un grand aéroport


ficulté de circulation à l’intérieur des dent au travail en voiture, souvent avec « Avec la multiplication des sous-trai- Roissy, le mille-feuille institutionnel ne Gatignon, maire communiste de Sevran,
terminaux, l’information donnée aux de longs trajets. Et sur place, c’est la tants autour d’un avion, plus personne permet pas une stratégie d’ensemble : l’une des communes les plus pauvres de
passagers, la gestion des files d’attente, galère. Pour manger : « Les salariés ne se connaît, confirme un agent sur piste. pas moins de trois départements et trois France, située à trois stations de RER de
le rapport qualité-prix des boutiques et d’Air France et d’ADP disposent de can- L’identification ne peut plus se faire. » chambres de commerce (sans compter la CDG. Effectivement, au-delà d’un lieu de
des bars-restaurants, les conditions de tines formidables, mais moi je bosse pour ADP externalise ainsi son activité dans région) se partagent la gestion de la passage, Roissy, c’est 12 % des chambres
passage des contrôles transfrontières de un sous-traitant et je n’y ai donc pas l’assistance à travers sa filiale Alyzia. A plate-forme. Pis, les communes des quatre étoiles de la région parisienne, le
la police aux heures d’affluence (17). » accès, raconte Eric. Je suis obligé Air France, le système se développe : alentours qui souffrent le plus des parc des expositions de Villepinte, le parc
d’acheter des sandwichs à 6 euros, 10 160 agents de l’« exploitation » étaient nuisances sonores sont aussi celles qui d’activités Paris Nord 2 avec 2 500 entre-
Pauvres passagers donc... Mais les comme les touristes ! » Pour se reposer, concernés en 2008 pour 15 156 en profitent le moins des retombées prises et 16 000 emplois... Et des tas de pro-
salariés sont confrontés à une réalité bien les salariés disposent rarement de ves- interne. Deux ans plus tôt, ils n’étaient fiscales : « La petite commune de jets pour accueillir encore plus de bureaux.
plus sombre : la plate-forme souffre d’un tiaires. Quand c’est le cas, ils sont sou- « que » 7 488 dans cette situation... Roissy-en-France, 2 500 habitants,
manque criant de transports collectifs ; vent vétustes et sans lumière, situés dans reçoit ainsi 36 millions d’euros de taxe Le vice-président de FedEx pour l’Eu-
90 % des employés de l’aéroport se ren- les entrailles des infrastructures... Selon des médecins du travail, la professionnelle chaque année, quand rope du Sud, M. Chaillé, aime rappeler l’ex-
manutention engendre pathologies (lom- notre communauté d’agglomération de périence américaine de son entreprise : « Le
balgies, lésions aux épaules) et accidents 130 000 habitants n’en reçoit que développement ne doit pas s’arrêter aux
Un laboratoire pour le patronat dans une proportion plus importante
encore qu’au sein des usines et entre-
11 millions ! », fulmine le maire socia-
liste de Sarcelles.
frontières d’ADP. Notre hub de Memphis
est devenu le magasin des Etats-Unis, avec
pôts. Un bagagiste manipule environ la présence de nombreuses entreprises de
, ici règne la flexibilité : si la Confédération générale du travail (CGT).
B IEN SÛR
plupart des salariés disposent de
contrats à durée indéterminée (CDI), 79 %
Or un maillon faible dans la chaîne de
sécurité peut faire tomber un avion. »
7 tonnes de valises et de sacs par jour :
« On nous appelle les dos cassés », souf-
fle l’un d’eux. Avec la logique du hub, ils
Une situation d’autant plus absurde que
« le pôle de Roissy est devenu bien plus
qu’un aéroport ; or, à gauche, on ne s’y
logistique. Le fluvial sur le Mississippi a été
relancé. C’est désormais le troisième nœud
ferroviaire du pays. Résultat, en dix ans,
travaillent en horaires décalés, selon une sont sous pression. Les tâches doivent intéresse pas », se désespère M. Stéphane 250 000 emplois ont été créés. »
enquête d’ADP. Après deux ans dans une A Roissy, 200 000 bagages transitent être exécutées dans un temps limité lors
boutique, Hamid se souvient : « J’arrivais chaque jour et les vols, ces dernières des plages de correspondances.
à 6 heures du matin pour l’ouverture et je années, se sont multipliés. « Il est évi-
restais debout toute la journée. A l’in- demment très difficile de contrôler le Heureusement, « le nord de l’Ile-de- « Les gens achètent du temps »
verse, je devais attendre le dernier vol maquis de sous-traitants qui intervien- France est un bassin d’emploi considéra-
pour fermer, même en cas de retard ! Ces nent pour une compagnie lors du charge- ble, avec de nombreux jeunes sans qualifi- rêve de développement économique heures : « Nous avons le projet d’installer
horaires décalés, ça te casse. Et puis, il
n’y a pas d’évolution de carrière... »
ment d’un avion », expliquait ADP au
Figaro, le 2 octobre 2008. Dans un rapport
cations », remarque M. Chaillé : 20 % des
salariés de la plate-forme viennent ainsi
C E
trotte dans la tête du gouvernement
français, qui projette de réaliser un métro
de grandes gares à Roissy comme à Orly,
l’existence de la grande vitesse ferroviaire
de 2003, l’inspection du travail prévenait : de Seine-Saint-Denis, 16 % du Val-d’Oise, automatique reliant Roissy-CDG et Orly changeant radicalement la donne, estime-
Cent mille salariés, trois inspecteurs « Si des personnes sont capables de pré- 15 % de Seine-et-Marne et 13,5 % de aux principaux centres d’activités de t-il. La deuxième compagnie aérienne de
du travail et aucune Bourse du travail : lever des objets dans les valises et de les l’Oise. « L’aéroport fait rêver, c’est presti- Paris. « Aujourd’hui, ce que les gens achè- France, c’est le TGV ! En installant une
« L’aéroport sert de laboratoire pour le sortir de la zone, il n’est pas exclu gieux, raconte un travailleur social dans un tent, c’est du temps », note M. Blanc, gare à Orly, ainsi qu’un métro automa-
patronat », estime un syndicaliste. Pas qu’elles puissent, inversement, en intro- quartier populaire du Blanc-Mesnil, ça secrétaire d’Etat au développement de la tique, la deuxième plate-forme de Paris
moins de sept conventions collectives, duire d’autres. » Et de constater : « Les donne envie. Résultat, quand les jeunes région capitale. changera de nature, car n’importe quel
de nombreuses disparités dans les aéroports considèrent qu’il n’entre pas arrivent en entretien, ils nous disent : “Je opérateur sera intéressé par cette nou-
salaires, dans les statuts... Sans compter dans leurs missions d’évaluer l’activité veux faire Roissy comme métier.” Six mois L’ironie de l’histoire veut que cet ancien velle complémentarité. En instaurant les
les atteintes aux libertés syndicales (18). des entreprises qui [y] opèrent (...). Il après, ils déchantent. » PDG d’Air France mise à présent sur le conditions de la concurrence, nous retrou-
paraît souhaitable que le recours à la rail car, face à l’aérien, les trains à grande verons une dynamique économique sur
Par ailleurs, sous couvert de lutte sous-traitance soit davantage connu par Si quelques partenariats ont été mis en vitesse accaparent 90 % des parts de mar- ce territoire. »
contre le « terrorisme », la menace du les pouvoirs publics (20). » place par les grandes entreprises de ché sur les trajets de moins de trois
retrait de badge qui plane sur les salariés Alors qu’Air France-KLM semble axer
travaillant dans les zones réservées a sa stratégie sur son hub de Roissy,
accentué l’ambiance délétère... « Cer- M. Blanc ne verrait pas d’un mauvais œil
tains de nos collègues se sont vu repro- qu’Orly redevienne un aéroport interna-
cher des erreurs de jeunesse commises tional avec des vols long-courriers
plus de dix ans avant leur embauche », directs... En attendant, on peut se deman-
explique un employé sur les pistes. Du der quel sera le prix à payer pour attirer,
jour au lendemain, des familles entières toujours davantage, les adeptes du « vil-
se sont retrouvées sans plus aucun revenu lage global ».
sur des critères de « bonne mora-
lité » (19) ! MARC ENDEWELD.
Excès de zèle d’un côté, irresponsabi- (17) « Les aéroports français face aux mutations
lité de l’autre : contrairement aux Etats- du transport aérien », juillet 2008.
Unis, qui ont décidé, à la suite des atten- (18) www.ulcgtroissy.fr/spip.php?article1706
tats du 11 septembre 2001, de (19) Plus de 3 500 salariés travaillant dans les
nationaliser la sûreté dans les aéroports, zones sensibles ont perdu leur emploi, à la suite des
retraits de badge décidés par l’ancien sous-préfet
les autorités françaises ont fait le choix Jacques Labrot de mars 2003 à juin 2007.
paradoxal de sous-traiter cette fonction (20) « Rapport sur l’assistance en escale sur les
régalienne aux gestionnaires, qui sous- principaux aéroports français », Inspection générale du
DSNA/MISSION ENVIRONNEMENT

traitent à leur tour à des multinationales travail des transports (IGTT), Paris, janvier 2003.
souvent d’origine étrangère (américaine
pour Brink’s, suédoise pour Securitas et
israélienne pour International Consul- À LIRE SUR NOTRE SITE INTERNET
tants on Targeted Security [ICTS]). A
charge pour elles de concilier sécurité et Un dossier complémentaire
rentabilité ! « Nous sommes entrés dans de Marc Endeweld
une logique de coût où le donneur d’or-
dres se débarrasse de certaines respon- www.monde-diplomatique.fr/roissy
sabilités, dénonce M. Olivier Sekaï, de la Visualisation en 3D des flux du trafic journalier caractéristique en région parisienne, 2008

L E S A M I S D U M O N D E D I P LO M AT I Q U E
sion sur TSF 98 (98.00) de l’émission GIRONDE. Le 12 novembre, à 20 h 30, Tél. : 03-87-76-05-33 et pollmann@ TOULOUSE. Le 16 novembre, à médecin de PMI et présidente du Collec-
« T’es autour du “Diplo” ». (Renseigne- au Carré des Jalles, à Saint-Médard-en- univ-metz.fr) 20 h 30, au restaurant Rincón Chileno, tif féministe contre le viol. (Evelyne
ments : 06-08-27-97-85.) Jalles : « La santé, ça n’a pas de prix ? ». 24, rue Réclusane, « café-Diplo » Lévêque. Tél. : 06-07-54-77-35 ; evele-
Le 18 novembre, à 19 heures, au Poulail- MONTARGIS. Les 28 et 29 novembre, latino : « Coup d’Etat au Honduras », veque@wanadoo.fr)
CARCASSONNE. Le 6 novembre, à ler, place du 14-Juillet, à Bègles : débat de 10 heures à 18 heures, au Hangar, à en partenariat avec France - Amérique
20 h 45, au théâtre Na Loba de autour d’un article du Monde diploma- Châlette-sur-Loing : Festival du livre latine. Le 26 novembre, à 20 h 30, salle
Pennautier : « La Retirada », avec alter. « Café-Diplo », débat, le 28 novem- HORS DE FRANCE
tique du mois. (Jean-Dominique Peyre- du Sénéchal, 17, rue de Rémusat :
Georges Bartoli, photojournaliste. (Ber- brune. Tél. : 06-85-74-96-62 ; amd.jdpey- bre, à 14 h 30 : « Atlas 2010 du Monde « Urgence climatique et justice sociale :
nard Dauphiné. Tél. : 04-68-47-69-22 ; rebrune@wanadoo.fr) diplomatique », avec Cécile Marin, car- les enjeux de Copenhague », avec BRUXELLES. Le 24 novembre, à
amd11@free.fr) tographe, et, à 16 h 30, rencontre avec Geneviève Azam. (Jean-Pierre Cre- 20 heures, au centre culturel Le Fourquet,
Des lecteurs CLERMONT-FERRAND. Le 7 novem- GRENOBLE. A la Table ronde, 7,
place Saint-André, à 20 h 30. Le 9
Baptiste Mylondo, auteur de Ne pas per-
dre sa vie à la gagner. En partenariat
moux. Tél. : 05-34-52-24-02 ; amd- place de l’Eglise 15, Berchem-Sainte-
Agathe : « Le mouvement des objecteurs
bre, à 17 heures, au café-lecture Les toul@free.fr)
associés Augustes, 5, rue Sous-les-Augustins :
« Recul du droit du travail ». (Sylviane
novembre (horaire exceptionnel :
18 h 30) : « Au-delà de la croissance et
avec l’association Autrement, autres
mots. (Pierre Herry. Tél. : 02-38-94-63- TOURS. Le 13 novembre, à 20 h 30,
de croissance », avec Pierre Stein (Groupe
de réflexion et d’action pour une poli-
du PIB, quels indicateurs alternatifs ? ». 84 ; piherry@orange.fr) association Jeunesse et Habitat, 16, rue tique écologique). En partenariat avec le
Morin. Tél. : 04-73-94-34-37.) Bernard-Palissy : « La guerre d’Afgha-
Le 10 novem bre : « Crise : de quoi centre culturel Le Fourquet. (Renseigne-
RÉGIONS DIJON. Le 14 novembre, à la Maison parle-t-on ? ». Le 18 novembre : « Uto- NICE. Le 12 novembre, à 18 h 30, à la nistan ». Le 18 novembre, à 13 heures, ments : amd-b@skynet.be ; www.amis-
des associations, stage de formation sur la pies américaines. Expériences liber- faculté des lettres (amphi 68, hall H) : sur Radio Béton (93.6) : présentation mondediplo.be)
laïcité en partenariat avec l’UFAL 21. Le taires du XIXe siècle à nos jours ». Le « Du Kosovo à l’Afghanistan : guerres du « Diplo » du mois. Le 1er décembre,
ANGOULÊME. Le 9 novembre, à sans frontière », avec Diana Johnstone, à 20 h 30, à la mairie de Tours : « Le GENÈVE. Le 10 novembre, à 19 heures,
19 heures, à la Maison des peuples et de la 15 novembre, à 15 heures, sur Radio 24 novembre : « Les TIC : pour une
Campus (92.2), émission mensuelle « Vu métropole innovante et de développe- universitaire et journaliste américaine. conflit israélo-palestinien », avec Sté- au café Gervaise, 4 bis, boulevard James-
paix (MPP), 50 bis, rue Hergé : « Si tous En partenariat avec le comité Valmy. phane Hessel. (Philippe Arnaud. Tél. : Fazy : « Lente marche vers le désarme-
les murs du monde… ». Du mur de Berlin du Monde ». (Roland Didier. Tél. : 03-80- ment des connaissances ». Au Tonneau
47-51-24 ; annie.munier-petit@laposte. de Diogène, 6, place Notre-Dame, à (Meriem Vilain Vergano. Tél. : 04-93-58- 02-47-27-67-25.) ment ». (amidiplosuisse@hotmail.com)
à celui qui sépare le Mexique et les Etats- 38-20.)
Unis, ou Israël et la Palestine. Avec l’as- net) 18 h 15. Le 11 novembre : « La dérive LUXEMBOURG. Le 17 novembre, à
sociation Charente-Palestine solidarité et du climat, une crise écologique » ; NORD. Le 16 novembre, à 20 heures, BANLIEUE 19 heures, au cercle Curiel, 107, route
DORDOGNE. Le 3 novembre, à « Visite guidée de la gouvernance mon-
la MPP. (Patrick Bouthinon. Tél. : 05-45- 20 h 30, au Foyer municipal de scène nationale de La Rose des vents, d’Esch : « café-Diplo ». (Sylvie Hérold :
67-20-21 et patrickbouthinon@orange.fr ; diale du climat » ; « La négociation du boulevard Van-Gogh, à Villeneuve- SEINE-ET-MARNE. Le 27 novembre, à Tél. : [+352] 25-20-26 ; herold.luxem-
Montpon-Ménestérol, rue Henri- climat à l’ouverture de la conférence
MPP : 05-45-92-48-32.) Laborde : débat autour d’un article du d’Ascq : « L’action culturelle : une sphère 20 heures, au café de la médiathèque bourg@yahoo.fr)
de Poznan ». Le 18 novembre, à pacifiée ? », avec Bernard Faivre d’Arcier L’Astrolabe, île Saint-Etienne, 25, rue du
BESANÇON. Le 12 novembre, à Monde diplomatique. (Henri Compain. 18 h 15 : « Le DD fait rimer solidarité
Tél. : 05-53-82-08-03 ; henri.compain@ et Michel Deguy ; en partenariat avec Château, à Melun, coorganisé avec MONTRÉAL. Le 20 novembre, à
20 heures, salle Quemada, CLA, 6, rue internationale et action locale ». Cité-philo. Le 28 novembre, à 19 heures, Attac 77 sud : « Quelle(s) réforme(s) 20 heures, à la Grande Bibliothèque, 475
Gabriel-Plançon : « Etat de la recherche wanadoo.fr) (Jacques Tolédano. Tél. : 04-76-88-82- Palais des beaux-arts (grand auditorium), pour quel Etat en France ? », avec Joseph Maisonneuve Est : projection du film Je
en Afrique : pour qui, pourquoi, quelles DRÔME. Le 8 novembre, salle des fêtes 83 ; jacques.toledano@wanadoo.fr) place de la République, Lille : « Entrer Carles. (Jean-Luc Perrin. Tél. : 01-60- porte le voile, de Natasha Ivisic et Yanick
questions ? », avec Elikia M’Bokolo, en de Rochefort-Samson, journée de soli- dans le XXIe siècle avec la pensée d’An- 66-35-92 ou amd77@wanadoo.fr) Létourneau, suivie d’un débat : « Le
collaboration avec l’Apaca. (Philippe LURE. Le 27 novembre, à 20 h 30, au
darité avec le peuple palestinien. A cinéma Méliès : projection de RAS dré Gorz ». (Philippe Cecille. Tél. : 06- voile, choix personnel ou obligation reli-
Rousselot. philippe.rousselot@laposte. 15 heures : « Les impasses d’Israël », 24-85-22-71 ; amdnord@yahoo.fr) YVELINES. Le 14 novembre, à gieuse ? » ; en partenariat avec les Ren-
net ; www.amd-besancon.org) nucléaire, rien à signaler, suivie d’un 17 heures, à la mairie de Versailles, salle
avec Dominique Vidal. Le 9 novembre, à débat animé par le réseau Sortir du contres internationales du documentaire
18 h 30, à l’université Stendhal de PERPIGNAN. Le 3 novembre, à Clément-Ader : « La lutte contre l’exci- de Montréal. (André Thibault. Tél. : 514-
BREST. Le 12 novembre, à 20 h 30, à la nucléaire. (Odile Mangeot. Tél. : 03-84- sion », rencontre avec Emmanuelle Piet,
faculté des lettres et sciences humaines Valence : « Israël-Palestine : ce qui 30-35-73 ; Odile-Mangeot@wanadoo.fr) 21 heures, salle Canigo, route d’Es- 273-00-71 ; dreault@cooptel.qc.ca)
Victor-Segalen : « La crise de l’univer- bouge », avec Dominique Vidal ; ren- pagne : « Y a-t-il encore une démocra-
sité », avec Pierre Jourde. (Bruno Le contre organisée en partenariat avec le METZ. Le 12 novembre, à 18 h 30, au tie ? », avec André Bellon. Le 19 novem-
Centre du patrimoine arménien de Café Jehanne d’Arc, place Jeanne-d’Arc, bre, à 19 heures, 1, rue Michel-Doutres : Soutenir le journal, c’est aussi adhérer
Berre. Bruno.Leberre@univ-brest.fr)
Valence. (Renseignements au 04-75-80- « café-Diplo » : « Vingt ans après la réunion des AMD Pyrénées-Orientales. aux Amis du Monde diplomatique
CAEN. Le 10 novembre, à 19 heures, et 13-00. Suzanne Dejours. Tél. : 04-75-41- chute du Mur : la réunification a-t-elle (Jérôme Massonnet. Tél. : 06-68-48-40-
le 15 novembre, à 13 h 10 : retransmis- 62-06 ; suzanne.dejours@wanadoo.fr) eu lieu ? ». (Christopher Pollmann. 65 ; massonnet@gmail.com) www.amis.monde-diplomatique.fr/adh
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
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DE DISCOURS VOLONTARISTES EN FAUX DÉBATS

L’immigration, un « problème » si commode


La dispersion de la « jungle » de Calais comme les médiatiques par son rival, M. Dominique de Villepin, milliers de personnes en situation irrégu-
alors nouveau premier ministre, est éclai- lière, pour une population de plus de
expulsions de sans-papiers l’ont montré : le contrôle de l’immi- rant. Si M. de Villepin parle bien d’immi- soixante millions d’habitants, demande un
gration constitue une priorité du gouvernement français. Il ne serait gration « choisie » (mais non « subie »), travail politique considérable. Le « pro-
c’est seulement pour l’opposer aux pra- blème de l’immigration» ne se pose pas
désormais plus question de « subir » les migrants, mais de les tiques illégales et à la fraude; moins inven- tout seul; il n’existe que pour autant qu’il
tif (ou moins décomplexé) que son rival, il est posé, et il ne dure que parce qu’il est
« choisir », martèle ainsi M. Nicolas Sarkozy. Or ces mâles discours ne conçoit pas de s’en prendre à l’immi- entretenu et renouvelé.
d’Etat contribuent davantage à entretenir un « problème », procurant gration familiale. Or M. Sarkozy réalise
grâce à son vocabulaire un double « D’un côté, explique M. Sarkozy en
à peu de frais des bénéfices politiques à ceux qui l’exploitent, qu’à déplacement. Jusqu’alors l’immigration 2005, le respect de la vie familiale est
« subie » était reconnue « de droit ». C’est une de nos valeurs et constitue une condi-
prendre la véritable mesure de ses enjeux. à celle-là qu’il faut s’en prendre désor- tion de l’intégration. D’un autre côté, le
mais ; il ne suffit donc plus de lutter contre regroupement familial tient aujourd’hui
l’immigration illégale. une place trop importante dans l’équilibre
des flux migratoires et est à l’origine de
PA R E R I C F A S S I N * Sans doute les expulsions d’immigrés nombreuses fraudes (mariages blancs ou
en situation irrégulière occupent-elles une forcés, fraudes à l’état civil…). » La pré-
place de choix dans la communication gou- somption de fraude résulterait-elle de la
vernementale. Il n’empêche : les sans- volonté politique de « rééquilibrer » ? Et
RÉSIDANT un colloque de toire et qui ne l’a pas (1). » L’alternative

P
papiers ne sont pas assez nombreux en d’en tirer les conséquences : « Il faut avoir
l’Union pour un mouvement est ainsi présentée comme une réponse France pour faire de l’immigration un pro- le courage de poser autrement les termes
populaire (UMP) consacré à de bon sens à un problème tout à la fois blème majeur. Par contraste avec les Etats- du débat. Le regroupement familial est
l’immigration, M. Nicolas économique et politique. Unis, où les douze millions de clandestins certes un droit, mais pas un droit qui peut
Sarkozy, alors ministre de l’in- étaient absents de la dernière campagne s’exercer dans le mépris absolu des
térieur, teste, le 9 juin 2005, un nouveau Il n’est pas question de rejeter l’immi- présidentielle, organiser le débat public en règles. » Autrement dit, je sais bien, mais,
vocabulaire politique promis à un succès gration dans son principe (au contraire, on France autour de quelques centaines de quand même...
considérable : « Je veux passer d’une clame haut et fort que la France doit res-
immigration subie à une immigration ter une terre de métissage). C’est une
choisie. » Bien sûr, l’immigration de tra-
vail ne date pas de ce discours, mais la
façon de conjuguer, sans tension appa-
rente, les exigences du pragmatisme éco-
Suspicion de fraude a priori
voilà rebaptisée : le choix appartient à nomique et de la fermeté politique. C’est
contre la fraude, on passe validité des mariages en 2006, ont durci
l’Etat, non aux migrants – sinon pour
les retours dits « volontaires », expulsions
aussi le moyen de renvoyer dos à dos les
partisans de l’ouverture des frontières et D U COMBAT
très vite à la redéfinition du droit lui-
même : « Il faut donc être plus rigoureux
la double logique de restriction du droit
à la vie familiale à l’œuvre au moins
consenties moyennant finances. La nou- ceux de l’immigration zéro, soit la
veauté tient à l’opposition dessinée avec « gauche de la gauche » et la « droite de la sur l’appréciation des conditions de depuis 2003 – suspicion de fraude a
l’immigration « subie ». M. Sarkozy le droite » et, du même coup, de priver la revenu, de logement, d’intégration préa- priori et conditions préalables toujours
déclare peu après : « C’est quand même gauche socialiste de son terrain politique lables au regroupement. » La vie familiale plus rigoureuses. En conséquence, le
bien le minimum que la France décide de prédilection, à savoir le « juste milieu » n’apparaît plus comme une « condition de recul des chiffres, du regroupement fami-
qui a le droit de s’installer sur son terri- entre les extrêmes. l’intégration » ; à l’inverse, l’intégration lial aux mariages binationaux, est édi-
fait maintenant partie des « préalables au fiant : entre 2006 et 2007, le nombre de
regroupement » familial. titres de séjour délivrés dans ce cadre
Le choix de la « préférence nationale » ? Rappelle-t-on que le droit à la vie fami-
baisse de 10,6 %. La chute est « d’une
telle ampleur qu’elle peut être regardée
liale a valeur constitutionnelle en France, et comme marquant une véritable rupture »,
, le partage entre immigra- sion envoyée le 9 juillet 2007 au ministre que la Convention européenne des droits de note avec satisfaction le bilan intermi-
T OUTEFOIS
tions « choisie » et « subie » est miné
par une contradiction fondamentale :
de l’immigration Brice Hortefeux est
claire : «Vous viserez l’objectif que l’im-
l’homme, dans son article 8, garantit à cha-
cun le droit « au respect de sa vie privée et
nistériel déjà cité.

cette construction politique n’est ni cohé- migration économique représente 50 % du familiale » ? Le rapport de la commission Pourquoi relancer le « problème de
rente logiquement, ni fondée empirique- flux total des entrées. » Toutefois, c’est en Mazeaud sur le cadre constitutionnel de la l’immigration », grâce à l’invention de
ment (2). En effet, la première est par diminuant celle liée à la famille, bien plus nouvelle politique d’immigration tempère l’« immigration subie », et pourquoi en
définition une immigration de travail, qu’en accroissant celle qui touche au tra- en juillet 2008 : «Si le respect de la vie pri- juin 2005 ? Le nouveau gouvernement
tandis que la seconde concerne surtout vail, comme le montre le comité intermi- vée et familiale est un droit, la réunion des est nommé au lendemain du rejet du traité
l’immigration familiale. Or l’opposition nistériel de contrôle de l’immigration conditions auxquelles est subordonné son constitutionnel européen par référendum.
entre les deux se défait dès qu’on exa- dans son rapport annuel (3). Si la part exercice peut faire l’objet d’un contrôle Soucieux d’interpréter en sa faveur « le
JUAN MARTÍNEZ. – « Simple Ecuación » (2000) plus poussé [sous des formes] validées par sens du vote qu’ont exprimé les Français
mine la réalité. D’un côté, les travail- relative du travail dans l’immigration
leurs sont enclins à avoir une famille : durable venue des pays tiers s’est effecti- le Conseil constitutionnel ou la Cour de le 29 mai », le président de l’UMP estime
leur conduite n’est pas dictée par le seul vement accrue en 2007 par rapport à justice de l’Union européenne. » offrir ainsi une double réponse aux
intérêt financier. De l’autre, les familles 2006, c’est surtout « grâce » à la baisse des lettre à la presse, la fin de la dernière « nonistes ». En signifiant, d’une part, que
ont tendance à chercher du travail : les cartes de séjour pour motif familial (4). phrase – « donc, en ce qui concerne votre Et de détailler tout un programme de l’Autre menaçant, culturellement et éco-
liens humains n’empêchent pas la Malgré l’affichage de cent quatre-vingts champ de compétence, l’emploi des étran- lutte contre l’immigration «subie» : «Pour nomiquement, s’incarne moins dans la
logique économique. Il ne s’agit donc « métiers en tension » ouverts à la main- gers en situation régulière » – ait disparu le rapprochement des époux, par la vérifi- figure du « plombier polonais » que dans
pas seulement d’humanité, mais aussi de d’œuvre étrangère en raison de « difficul- discrètement du document officiel (5). cation plus rigoureuse de la réalité du celle de l’immigré, le plus souvent venu
rationalité : il est absurde de faire comme tés de recrutement », la réalité des chiffres Peut-on affirmer plus clairement le choix mariage, de la continuité de la vie com- d’Afrique ; en revendiquant, d’autre part,
si la famille et le travail existaient dans se révèle bien éloignée des discours offi- de la « préférence nationale » ? mune ; par l’appréciation attentive des une politique volontariste au moment où
des mondes parallèles, sans rapport ciels : seulement cent soixante cartes conditions de revenu et de logement pour tant d’électeurs refusent d’être privés de
aucun. Bref, la solution préconisée par « compétences et talents » délivrées lors Choisie ou pas, l’immigration est encore l’accueil des enfants ; par la vérification toute prise sur le cours des choses – d’où
M. Sarkozy n’en est pas une : on ne des trois premiers trimestres de 2008 ! et toujours présentée comme un problème. plus exigeante de la réalité des relations le contraste que résume l’opposition entre
saurait dans un même mouvement Sinon, pourquoi sans cesse adopter de parentales et éducatives avant d’accorder les mots « choisie » et « subie ».
encourager l’immigration « choisie » et Le renoncement à l’immigration « choi- nouvelles législations, toujours plus à un étranger le bénéfice de la prise en
décourager l’immigration « subie ». sie » n’est donc pas un effet de la crise. La strictes – après les lois Sarkozy de 2003 et compte d’enfants résidents ou français ; En réponse au « souverainisme anti-
conjoncture permet plutôt de justifier a 2006, la loi Hortefeux de 2007, en atten- par la prise en considération plus circons- européen », M. Sarkozy dessine donc un
Sans doute les gouvernements français posteriori ce que les chiffres trahissaient dant sans doute une loi Besson ? Manifes- pecte des documents d’état civil ; par le « souverainisme européen ». Contraire-
s’emploient-ils à « rééquilibrer » les deux : déjà. Il faut l’avoir en tête lorsqu’on lit la tement, la rhétorique de M. Sarkozy ne refus intransigeant et effectif des regrou- ment à une politique d’immigration qui
l’immigration familiale n’est-elle pas lettre de mission adressée le 31 mars 2009 vise pas à résoudre un problème, mais à le pements de familles polygames ; par la éloignerait Paris de l’Europe, ce schéma
(environ) neuf fois plus importante que au successeur de M. Hortefeux, M. Eric constituer en tant que tel. vérification effective du caractère “dispro- lui permet d’y revendiquer un rôle
l’immigration de travail ? La lettre de mis- Besson. Désormais, « la priorité absolue portionné” de l’atteinte au respect de la vie moteur : « Je veux que la France soit
doit aller au retour à l’emploi des per- Comparer ses propos du 9 juin 2005 privée et familiale à laquelle le Ceseda désormais systématiquement la première
sonnes qui en sont privées en France ». Il avec le discours de politique générale pro- [code de l’entrée et du séjour des étrangers en Europe pour proposer et bâtir une
* Sociologue à l’Ecole normale supérieure, membre
de l’association Cette France-là. est révélateur qu’après la diffusion de cette noncé la veille, à l’Assemblée nationale, et du droit d’asile] subordonne le regrou- stratégie migratoire adaptée aux enjeux
pement familial sur place. » Une commis- du monde contemporain. » Le pacte
sion, pourtant réputée pour avoir résisté à européen sur l’immigration et l’asile,
l’injonction présidentielle en matière de adopté par le Conseil européen le
quotas, valide ainsi le traitement de l’im- 16 octobre 2008, sous la présidence
migration familiale comme un problème française, parachèvera une dynamique

Mondes émergents
Chaque année suivez l’évolution de grandes zones du globe
qu’il convient de réduire.
Les lois sur l’immigration de 2006 et
2007, ainsi que la loi sur le contrôle de la
enclenchée de longue date : non seule-
ment le « problème de l’immigration »
est abordé au niveau de l’Union, mais il
constitue désormais le cœur de l’identité
européenne.
Ce succès diplomatique tient sans doute
RAPPORT MONDIAL SUR LE DÉVELOP-
à l’efficacité électorale d’une stratégie qui
Afrique du Nord - Moyen-Orient PEMENT HUMAIN 2009. Lever les barrières :
mobilité et développement humains. – Pro-
constitue l’immigration en problème pour
gramme des Nations unies pour le développe- mieux ignorer d’autres « problèmes », ou,
• Moyen-Orient : évolutions virtuelles de la diplomatie ment (PNUD) plus précisément, d’autres manières de
donner sens au mécontentement qui s’est
• George W. Bush et le Moyen-Orient de 2006 à 2009 New York, 2009, 251 pages, en libre accès : exprimé dans les urnes, et éviter de lui
www.undp.org
• Israël : difficultés intérieures, ouvertures extérieures apporter d’autres réponses.
« Permettre la migration – à l’intérieur où au-delà
• Territoires palestiniens : crises de représentation des frontières – peut potentiellement augmenter la
liberté des populations et améliorer la vie de mil- (1) Le Monde, 13 juillet 2005.
• Le Liban après les élections législatives de 2009 lions de personnes dans le monde. » C’est la (2) Cf. Cette France-là. 06.05.2007 / 30.06.2008,
• Arabie Saoudite : le conservatisme « éclairé » conclusion du Rapport mondial sur le développe- La Découverte, Paris, 2009, en particulier p. 389-394.
ment humain 2009, qui, s’appuyant sur des données (3) Secrétariat général du comité interministériel de
du roi Abdallah chiffrées et des cartes, récuse nombre de lieux contrôle de l’immigration, Les Orientations de la poli-
communs sur les déplacements de population. tique de l’immigration. Cinquième rapport – décem-
• La Turquie de l’AKP : évolutions politiques Ainsi, alors que les pays occidentaux – l’Union bre 2008, La Documentation française, Paris, 2009.
européenne notamment – se posent en citadelles
et diplomatiques assiégées, l’étude souligne que l’émigration tra-
(4) En 2006, pour ce qui concerne l’immigration
légale venue des pays tiers, les travailleurs ne repré-
verse en premier lieu les pays du Sud eux-mêmes. sentent que 10 713 titres d’entrée pour un séjour de
+ une chronologie des évènements majeurs D’autre part, les personnes qui partent ne sont sou- longue durée, soit à peu près autant que les réfugiés et
vent pas les plus pauvres. En outre, les populations demandeurs d’asile (10 205). En revanche, l’immi-
d’octobre 2007 à mai 2009 des pays d’accueil sont généralement tolérantes gration familiale s’élève à 95 973. La baisse de celle-
envers les minorités et voient d’un bon œil la ci de plus de 10 000 entre 2006 et 2007 explique
« diversité ethnique ». Le rapport aborde aussi la presque entièrement la baisse du total (de 183 261 à
184 pages, 19,50 € Réf. 9782110076489 171 222). Ces chiffres sont tirés de l’ouvrage Les
dimension politique du phénomène migratoire :
Orientations de la politique de l’immigration, op. cit.
au-delà des attitudes répressives adoptées par les
gouvernements du Nord et des positions morales, (5) On peut le vérifier sur le site de l’Office français
En vente chez votre libraire et sur www.ladocumentationfrancaise.fr peut-on concevoir un statut du migrant ? Sur ce de l’immigration et de l’intégration, qui n’a pris en
point, le rapport force un peu la démonstration. compte la coupure que dans la version téléchargeable,
en gardant la version originale sur la page où la lettre
ANNE-CÉCILE ROBERT est copiée.
23 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

PROTÉGER LES PLUS VULNÉRABLES

Où vont tous ces enfants ?


Malnutrition, travail éreintant, absence d’éducation, abandon, un seul ne rit ? », interrogeait Victor Hugo
dans l’un des plus beaux poèmes des
violences de toutes sortes : de par le monde, des millions d’enfants Contemplations (1).
connaissent des conditions de vie lourdes de conséquences pour Ils ne rient pas, c’est certain, ceux que
leur avenir. Face à la noirceur du tableau, l’arme du droit pourrait leurs parents frappent et insultent, ceux
que l’on contraint à des actes sexuels qui
sembler dérisoire. La convention internationale des droits de les meurtrissent. Violence privée, violence
l’enfant, adoptée aux Nations unies il y a tout juste vingt ans et d’Etat aussi : une trentaine de pays dans le
monde continuent d’appliquer aux
ratifiée par tous les pays à l’exception des Etats-Unis et de la mineurs la peine capitale, ou des châti-
ments tels que la lapidation, le fouet,
Somalie, a pourtant permis quelques avancées appréciables. l’amputation.
Violence des conflits armés, enfin, que
les enfants subissent de plein fouet
PA R C L A I R E B R I S S E T * lorsqu’ils en sortent blessés ou mutilés,
pour ne pas parler de ceux qui succombent
sous les bombes. Mais la guerre provoque
plus encore de victimes indirectes, qui

Q
UAND, le 20 novembre 1989, sur sa nécessité, et analyser son impact meurent du manque d’eau, de médica-
l’Assemblée générale de l’Or- sur la réalité. L’exercice est ici particuliè- ments, de soins, de nourriture. Elle ravage
ganisation des Nations unies rement ardu : peu de sujets sont à la fois tout sur son passage, privant les enfants de
(ONU), réunie à New York, aussi subjectifs, passionnels et politiques. ce dont ils ont besoin pour grandir, les
adopta à l’unanimité la conven- En France, on peut parler d’anniversaire en écoles, les dispensaires, quand elle ne sup-
tion internationale des droits de l’enfant, demi-teinte : le gouvernement a annoncé prime pas ceux qu’ils aiment, leurs
dont l’élaboration avait demandé dix ans de en septembre son intention de supprimer le parents, leur famille, leurs maîtres.
très difficiles négociations, la situation des poste de défenseur des enfants, une insti-
enfants dans le monde était plus que som- tution créée en 2000 pour veiller au respect La guerre fait aussi d’eux des réfugiés :
bre. Alors que des avancées considérables du traité. Les réactions ont été si vives que ils constituent à eux seuls 60 % de la
avaient été enregistrées au cours des deux l’on peut néanmoins espérer son main- population de ces immenses camps où,
décennies précédentes – de la fin des tien, serait-ce sous une autre forme. Ce faute de financements suffisants, les
années 1960 à la fin des années 1980 –, elle tollé témoigne, en tout cas, de l’attache- agences de l’ONU (Haut-Commissariat
donnait même des signes inquiétants de ment de la société française à cette cause. aux réfugiés, Programme alimentaire
dégradation. « Les progrès sont en panne », mondial) doivent régulièrement réduire
alertait alors le directeur général du Fonds A la fin des années 1980, la notion les rations journalières.
des Nations unies pour l’enfance (Unicef), même d’un droit spécifique pour les
James Grant. mineurs restait partout embryonnaire. Enfin, stade ultime, la guerre trans-
Certes, dans les pays occidentaux, des forme les mineurs en soldats, lorsque
Sous l’effet des plans d’ajustement textes complexes visaient à les protéger des armées de guérilla où même des
structurel imposés aux pays les plus pau- des violations les plus flagrantes, notam- forces gouvernementales les enrôlent de
vres par le Fonds monétaire internatio- ment les mauvais traitements et les homi- force et les obligent à commettre, pour
nal (FMI) et la Banque mondiale pour cides. D’autres lois permettaient de les mieux les asservir, des actes d’une vio-
qu’ils « assainissent » leur économie, les punir moins lourdement que les adultes lence inimaginable.
budgets de santé et d’éducation subissaient lorsqu’ils avaient commis une infraction,
des amputations radicales. La dette du en mettant au premier plan la dimension Après un tel tableau, dira-t-on, que
tiers-monde avait atteint le seuil symbo- éducative de la sanction : c’était, en peut un texte comme la convention inter-
lique des 1 000 milliards de dollars, l’aide France, la philosophie de la célèbre ordon- nationale des droits de l’enfant ? Ques-
publique au développement ne parvenait nance de 1945, aujourd’hui remise en tion légitime, question insoluble, qui pose
pas à dépasser 0,35 % du produit national cause par le gouvernement. Enfin, le droit le problème de l’effet de la norme sur le
DR

brut (PNB) des pays riches et le revenu de la famille avait connu, partout, de nota- réel, de l’impact du droit sur la force.
moyen des plus pauvres s’était effondré, en bles améliorations, notamment dans le PATRICK LE NORMAND. – « No » (2005) Pour les sceptiques, le monde reste, plus
certains points du globe, de 25 % en traitement des séparations parentales et la que jamais, le théâtre des violations les
quelques années. protection du patrimoine des mineurs. plus inouïes des droits des plus vulnéra-
enfants requiert une singulière constance. Nombre de ces enfants au travail sont bles. Les autres, ceux qui adhèrent au
L’adoption de la convention avait notam- La convention de 1989, dite « de New Pourtant, ces violations sont légion. Et la aussi de ceux qui vivent dans la rue, expo- postulat de la nécessité absolue des ins-
ment pour but d’enrayer cette évolution. York », est venue apporter une orientation plupart découlent de décisions politiques sés à toutes les formes de violence : celles truments juridiques pour réguler ou atté-
Quatorze millions d’enfants de moins de radicalement différente à ces ensembles des gouvernants ou du système des du racket et de la drogue ; celle, aussi, nuer, si peu que ce soit, l’effet délétère de
5 ans mouraient alors dans le monde des juridiques disparates et dénués de vision échanges internationaux. des forces de police, parfois chargées, la violence, verront dans ce traité un for-
effets conjugués de la malnutrition et de globale. Reposant sur des fondements comme c’est le cas dans de nombreuses midable outil de progrès.
maladies que l’on savait déjà parfaitement conceptuels entièrement nouveaux, elle La malnutrition offre l’un des exem- villes d’Amérique latine, de « nettoyer »
traiter ou prévenir par la vaccination. Il énonçait un principe central : toutes les ples les plus significatifs (lire, sur notre de leur présence les grandes artères de la (1) Victor Hugo, Les Contemplations (1856), Gal-
manquait un million de membres du per- décisions relatives aux mineurs, qu’elles site Internet, « La malnutrition au ban- cité. Les gosses des rues seraient une cen- limard, coll. « Poésie », Paris, 2006.
sonnel de santé pour soigner le milliard soient individuelles ou collectives, devraient quet des puissants ? »), mais il en est taine de millions à travers le monde.
d’êtres humains dépourvus d’accès à toute désormais prendre en compte avant toute d’autres. A l’échelle du monde, quelque
structure de soins, dont la moitié n’attei- autre considération leur « intérêt supé- deux cent soixante-dix millions d’enfants Enfin, les pires violences subies, dès la À VOIR SUR NOTRE SITE INTERNET
gnait pas l’âge adulte... rieur », y compris au détriment des préro- restent privés de toute forme d’accès aux naissance parfois, sont celles que des
gatives des adultes. Telle est l’une des soins, même élémentaires – de ceux que adultes infligent à la génération qui les une collection de cartes sur
Célébrer les vingt ans d’un traité, c’est orientations que la droite américaine, par pourraient fournir un dispensaire ou un suit. Cette violence ne connaît pas de la situation des enfants dans le monde
à la fois s’interroger sur ses fondements, exemple, juge toujours inadmissible. poste de brousse. Environ deux cents mil- frontières, traverse les familles, les classes www.monde-diplomatique.fr/
lions sont exploités au travail, dont la moi- sociales, comme elle a parcouru l’his- cartes/faim
tié dans des conditions telles qu’elles toire. « Où vont tous ces enfants dont pas
menacent directement leur santé et même
La pression des militants, levier du progrès leur vie.
Que font-ils, ces enfants au travail ?
de ce principe central s’orga- même : le chiffre des moins de 5 ans morts Soixante-dix pour cent sont exploités dans
A UTOUR
nisent dans le texte trois types de dis-
positions : tout pays doit fournir aux
des effets conjugués de la malnutrition et
des infections est à présent tombé sous la
l’agriculture, l’un des secteurs les plus
dangereux pour eux, contrairement à une 800 ans après la naissance
idée reçue : manque de protection contre
enfants les services sans lesquels leur sur-
vie et leur développement sont impossi-
bles (santé, nutrition, éducation, en parti-
barre des dix millions, contre, on l’a vu,
quatorze millions en 1989 ; l’éducation,
celle des filles notamment, s’est égale-
les accidents mécaniques, inhalation de
pesticides – encore plus toxiques pour les
de l’ordre franciscain
culier) ; toutes les administrations et les ment améliorée, en particulier en Afrique enfants que pour les adultes compte tenu
personnes privées ont l’obligation de les subsaharienne. de leur masse corporelle plus faible –,
protéger de la violence (d’Etat, institu- port de charges trop lourdes pour leur
tionnelle, familiale) ; toutes les adminis- Surtout, le droit des enfants est devenu squelette encore en formation, etc. Ils sont
trations et structures judiciaires sont tenues un objet politique. Ses violations les plus aussi massivement utilisés dans les
de recueillir le point de vue des mineurs grossières ne sont plus acceptées par mines (or, argent, pierres précieuses,
l’« opinion internationale » comme s’il métaux ferreux), dans la fabrication de
36 pages
sur les décisions qui les concernent.
s’agissait de catastrophes naturelles. Cer- textiles, de tapis, de composants électro-
taines, comme l’exploitation sexuelle des niques, d’explosifs, etc.
4€
Ainsi résumé, ce texte complexe semble
relativement simple. Mais ses implications mineurs, sont même devenues un objet
sont immenses. Progressivement, les pays de scandale : plusieurs dizaines de pays, Dans ces situations, ils ne sont pas sco-
du nord et du sud de la planète ont entamé dont la France et l’Allemagne, ont adopté larisés, ou à temps très partiel, et pour trop
le processus de ratification, c’est-à-dire des lois d’extraterritorialité qui permet- peu d’années. Or les pédagogues savent
l’adoption de ce traité par un vote de leur tent de sanctionner les clients des que si un enfant n’a pas reçu au moins
Parlement, sachant qu’ils devraient ensuite mineurs prostitués beaucoup plus lour- quatre ans d’enseignement primaire, sans
y adapter leur législation. Aujourd’hui, la dement que naguère. interruptions excessives, il deviendra ce
quasi-totalité des pays du monde ont rati-
fié ce traité, devenu la convention de droit On tolère de moins en moins, même
que l’on appelle un « analphabète fonc-
tionnel », c’est-à-dire qu’il perdra toutes Avec
international la mieux reconnue. Seuls en temps de crise, que soient vendus sur les connaissances acquises. G Xavier Emmanuelli
deux pays manquent à l’appel : le plus les marchés du Nord des produits manu-
G Saïd Ali Koussay
riche, les Etats-Unis – dont le gouverne- facturés par des mineurs dans des condi-
ment, lassé de se voir constamment stig- tions de quasi-esclavage ; certaines firmes G Michel Sauquet
matisé sur le sujet, a cependant annoncé internationales l’ont bien compris qui Imprimerie G François Soulage
son intention de soumettre la convention s’engagent à ne vendre aucune marchan- du Monde
dise issue du travail des enfants. D’in- 12, r. M.-Gunsbourg G Jean Vanier
au vote du Congrès –, et la Somalie, que le
chaos politico-militaire prive de l’instance nombrables associations et institutions 98852 IVRY G André Vauchez
nécessaire à la ratification d’un traité, à d’Etat ont vu le jour dans le sillage de
savoir un Parlement. l’adoption de la convention, et ne cessent Commission paritaire des journaux
de mobiliser les populations sur cette et publications : nº 0509 I 86051
Une fois adopté, presque universelle- question. La pression des militants sur les
ISSN : 0026-9395
PRINTED IN FRANCE
Dialogue interreligieux. Engagement social. Vie avec les pauvres.
ment ratifié, ce texte a-t-il provoqué des politiques, dans ce domaine, est un puis- Théologie de la libération. Regard écologique.
changements massifs ? Des progrès indé- sant levier du progrès. A la disposition des diffuseurs de presse
niables ont été enregistrés. L’indicateur pour modification de service, demandes
ultime, celui de la mortalité, parle de lui- A condition toutefois que l’opinion soit de réassort ou autre, utiliser nos numéros À commander sur www.temoignagechretien.fr
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* Membre du Haut Conseil de la population et de la l’une des difficultés. Informer sans Banlieue/province : 0 805 050 146. Disponible en librairies religieuses
famille, ancienne défenseure des enfants (2000-2006). relâche sur les violations des droits des
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
24
DEUX MILLIARDS DE VICTIMES

Et soudain resurgit la faim


« Le problème de la faim était de développement, ne manquent pas. accords de libre-échange et des politiques trophique dans les pays importateurs nets
Cependant leur identification suppose agro-exportatrices de certains Etats ou de nourriture.
déjà grave quand les prix PA R S T É P H A N E celle des causes du marasme. régions du monde comme les Etats-Unis,
PA R M E N T I E R * l’Union européenne, le Brésil... Le déséquilibre des forces en présence
de la nourriture étaient Il y a d’abord l’aggravation récente de la dans les chaînes agroalimentaires contri-
raisonnables et que le monde crise : une centaine de millions de vic- Ces mesures comprennent l’ouverture bue aussi à la pauvreté rurale. La capa-
n’est pas une cala- times supplémentaires de la faim ont été des frontières, l’abandon de la gestion de cité des acteurs à peser dans la négocia-

L
A FAIM
vivait une période recensées en un an. Cette catastrophe a été l’offre (adaptation de celle-ci à la tion des conditions d’approvisionnement
de prospérité. Mais la crise
alimentaire mondiale
« mité naturelle », souligne
M. Olivier De Schutter,
rapporteur spécial des
Nations unies pour le
provoquée par l’explosion des prix agri-
coles internationaux en 2007 et 2008,
diversement répercutée sur les marchés
demande), le démantèlement des méca-
nismes de stockage des excédents et des
offices de commercialisation. Leur mise
varie en fonction du degré de concentra-
tion du secteur. Or celui de la production
agricole est infiniment moins concentré
droit à l’alimentation (1). Elle est essen- intérieurs des pays concernés (4). Le en œuvre va à l’encontre des intérêts et que les autres. On estime à deux mil-
(2006-2008), suivie de la crise tiellement le fruit de choix politiques niveau historiquement bas des stocks a des droits fondamentaux des paysans. En liards six cent millions de personnes la
économique, a créé une inadaptés. Ce constat apparaît, à la fois, joué un rôle structurel majeur dans cette alignant progressivement les prix inté- population concernée et à quatre cent
terrible et salutaire. Terrible par son envolée. Selon l’ingénieur agronome Mar- rieurs sur les prix internationaux, elle cinquante millions le nombre d’ouvriers
situation catastrophique », ampleur : un milliard de personnes cel Mazoyer, « la raison de la chute des rend instables et incertains leurs revenus. agricoles. Dans le même temps, dix
seraient sous-alimentées en 2009 selon stocks, c’est la baisse des prix des vingt- En mettant brutalement en concurrence entreprises contrôlent la moitié de l’offre
constate M. Daniel Gustafson, l’Organisation des Nations unies pour cinq années qui précèdent. Cela se passe des agricultures aux écarts de compétiti- semencière et trois ou quatre sociétés la
directeur du bureau l’alimentation et l’agriculture (FAO) (2) ; ainsi tous les vingt-cinq ou trente ans, vité colossaux, elle encourage la généra- majorité des échanges mondiaux de
deux milliards d’individus seraient depuis deux cents ans. De 1975 à 2005- lisation d’échanges non durables de chaque produit. La distribution, quant à
de l’Organisation des Nations atteints de malnutrition ; neuf millions en 2006, les prix des matières premières agri- produits agricoles, dont les poussées elle, échoit à quatre ou cinq chaînes de
mourraient chaque année (3). coles sur le marché international avaient soudaines d’importations constituent un supermarchés qui se partagent le marché
unies pour l’alimentation été divisés environ par six. Les stocks se bon exemple. dans chaque pays développé. Et qui mon-
et l’agriculture (FAO). Salutaire parce qu’on pourrait éviter la vidaient petit à petit. En ce qui concerne les tent en puissance dans les pays du Sud.
crise alimentaire en effectuant d’autres céréales, ils étaient tombés à moins de A l’échelle d’un pays, une telle aug-
Or le Programme alimentaire choix de société. Les solutions de 16 % de la production et de la consomma- mentation signifie un accroissement Confrontés en aval et en amont à de
rechange, techniquement réalistes et effi- tion mondiales. Arrivé à ce niveau, il suffit inhabituel des volumes du produit véritables goulets d’étranglement, les
mondial (PAM) a vu son budget caces, constitutives d’un autre modèle d’un rien pour que les prix explosent ». concerné combiné à une forte baisse de paysans n’ont qu’une option : se plier
passer de 6 à 3 milliards prix. Exerçant une concurrence insoute- aux exigences des autres maillons de la
nable sur les denrées locales, elle pro- chaîne. Là encore, le déséquilibre des
de dollars entre 2007 et 2008. voque l’effondrement des prix intérieurs forces est lourd de conséquences : il per-
Selon la FAO, 30 milliards
Chômage rural massif et des revenus agricoles. Ce faisant, elle met aux distributeurs de s’approvisionner
appauvrit les paysans, détruit les modes à très peu de frais, impose aux paysans
de dollars par an suffiraient de vie traditionnels des petits exploitants des prix chroniquement inférieurs à leurs
aisément identifier l’étincelle plique pas uniquement par ces facteurs. Il
à réduire de moitié le nombre O N PEUT
qui met le feu aux poudres : la crois-
sance rapide de la demande en agrocar-
résulte d’abord de l’extrême pauvreté qui
caractérise leur quotidien – à plus forte
et engendre un chômage rural massif. Le
phénomène n’a rien d’anecdotique. Entre
coûts de production et tire vers le bas les
salaires déjà faibles des travailleurs de
1984 et 2000, sept cent soixante-sept grandes plantations industrielles.
de personnes souffrant burants aux Etats-Unis (2004-2005) et raison lorsque les prix alimentaires flam- poussées soudaines d’importations ont
en Europe. S’exerçant sur des stocks déjà bent. Or 80 % des personnes touchées été enregistrées dans dix-sept pays en Les facteurs d’appauvrissement des
de la faim d’ici à 2015. très faibles, cette pression provoque une par ce phénomène sont des paysans : ruraux sont nombreux : manque d’accès à
développement (PED). Conduisant au
C’est moins d’un dixième hausse sensible des prix mondiaux de 50 % de petits cultivateurs, 10 % d’éle- déclin de la production des pays concer- la terre, répartition historiquement très
nombreux produits de base, dont le maïs veurs et 20 % de paysans sans terre (6). nés, ces importations augmentent leur inégale des gains de productivité issus de
des subventions accordées et les huiles végétales (palme, soja, Quant aux 20 % d’urbains parmi les vic- déficit alimentaire. Il en résulte une la « révolution verte » (8), ou encore
colza), respectivement utilisés dans la times de la faim, il s’agit en partie de dépendance accrue aux importations et à réduction de l’aide publique au dévelop-
à l’agriculture des pays riches. production d’éthanol et de biodiesel. Sur ruraux ayant migré vers les villes dans l’évolution des cours internationaux pour pement. Ils présentent cependant un déno-
A l’heure du Sommet mondial les marchés à terme de Chicago, New l’espoir d’une vie meilleure. La question assurer la sécurité des populations (7). minateur commun : le renoncement du
York, Kansas City et Minneapolis, l’in- devient donc : pourquoi tant de paysans On devine dès lors combien la récente « politique » à garantir le développement
sur la sécurité alimentaire tervention massive de fonds spécula- vivent-ils dans la pauvreté ? flambée des prix a pu se révéler catas- d’agricultures paysannes durables.
tifs (5) précipite et amplifie les mouve-
qui se déroulera les 16 ments de hausse des cours, puis des prix. La réponse paraît tristement simple :
et 18 novembre à Rome, Facteur aggravant : le renchérissement du dans les instances internationales, natio-
un problème fondamental
pétrole, qui entraîne celui des intrants nales et régionales compétentes en
matière de politiques agricoles, commer-
Des solutions agroécologiques
chimiques, des transports et de l’énergie.
ciales et autres, les décisions sont géné-
reste posé : quel modèle un terme à la faim implique- logie offre des solutions qui permettent
agricole permettrait
Mais l’accroissement du nombre des
nouvelles victimes de la faim ne s’ex-
ralement prises sans tenir compte des
paysans. En témoignent les mesures
préconisées dans le cadre de l’Organi-
M ETTRE
rait un changement de cap radical
visant à garantir ce développement dans
d’accroître la productivité tout en
contribuant à respecter la planète en limi-
de nourrir les neuf milliards * Consultant et chercheur indépendant (www.agri- sation mondiale du commerce (OMC), le cadre de la souveraineté alimen- tant, notamment, l’impact sur le change-
culture-viable.net), conseiller en politique agricole à des politiques d’ajustement structurel taire (lire l’article ci-contre). Une telle ment climatique.
d’êtres humains que comptera la Fédération unie de groupements d’éleveurs et
de la Banque mondiale (BM) et du approche suppose des prix stables et
d’agriculteurs (fugea), syndicat wallon membre de
la planète en 2050 ? Vía Campesina. Fonds monétaire international (FMI), des rémunérateurs pour toutes les paysanne- En avril 2008, près de soixante gou-
ries du monde. Il faudrait pour cela dis- vernements signaient le rapport sur
poser de systèmes efficaces de gestion de l’« Evaluation internationale des
l’offre aux niveaux international, natio- connaissances, des sciences et des tech-
nal et régional, fondés sur l’ajustement nologies agricoles pour le développe-
constant des productions et une protec- ment (IAASTD) » (9). Réalisé par quatre
tion variable aux frontières. Corollaire- cents chercheurs du monde entier, ce rap-

Grande Europe
ment, rééquilibrer les relations entre port pluridisciplinaire appelle à réorien-
acteurs paraît crucial, tant en renforçant ter et à augmenter le financement d’une
le pouvoir des organisations paysannes révolution agricole écologique. Il
qu’en réduisant celui de l’industrie agro- demande la mise en œuvre de politiques
alimentaire et de la grande distribution. garantes de l’accès à la terre, aux
Investir davantage est fondamental – semences et à l’eau potable. L’augmen-
mais pas dans n’importe quelles condi- tation inédite du nombre de victimes de
tions. Les décennies de soutien à un la faim en 2009 incite en effet à poser la
L’actualité politique, économique et sociale des 49 pays modèle d’agriculture industrielle inten-
sive ont montré leurs limites. L’agroéco-
question de fond : quel modèle agricole
et alimentaire voulons-nous ?
du continent européen sur votre ordinateur
(1) T. Nagant, « “La faim n’est pas une fatalité”, (7) L’OMC autorise temporairement les Etats vic-
12 numéros par an pour Olivier De Schutter », Programme alimentaire
mondial, http://one.wfp.org
times de poussées soudaines d’importations à rehaus-
ser les taxes ou à imposer des quotas. Mais les condi-
dont 4 spéciaux (2) « L’état de l’insécurité alimentaire dans le
monde 2008 », FAO, Rome, 2009.
tions posées rendent ces mesures de protection
impraticables ou inefficaces.
(3) « L’origine de la crise alimentaire mondiale », (8) Dans les années 1960 et 1970, la « révolution
Science actualités, printemps 2008, www.cite- verte » a transformé l’agriculture des pays du Sud,
sciences.fr notamment en Amérique latine et en Asie, par l’in-
tensification des techniques et l’utilisation de céréales
(4) Lire Dominique Baillard, « Comment le marché à haut rendement potentiel.
mondial des céréales s’est emballé », Le Monde diplo-
matique, mai 2008. (9) Publiée le 15 avril 2008, cette évaluation a été
menée sous les auspices de trente gouvernements et de
(5) Daniel G. De La Torre Ugarte et Sophia Murphy, trente associations de la « société civile ». Cinq agences
« The global food crisis : Creating an opportunity for de l’ONU ont été impliquées : l’Organisation des
fairer and more sustainable food and agriculture Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO),
systems wordlwide », Heinrich Böll Foundation, le Programme des Nations unies pour le développe-
Berlin, 2008. ment (PNUD), le Programme des Nations unies pour
(6) Paula Cusí Echaniz, « Risques alimentaires et l’environnement (PNUE), l’Organisation des Nations
économiques en Méditerranée », Centre internatio- unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco)
nal de hautes études agronomiques méditerra- et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour une
néennes (Ciheam), Paris, 2009. synthèse du rapport : www.agassessment.org

Calendrier des fêtes nationales


1er - 30 novembre 2009

1er ALGÉRIE Fête nationale MAROC Fête de l’indépend.


Consultez les articles téléchargeables sur ANTIGUA- OMAN Fête nationale
ET-BARBUDA Fête nationale 19 MONACO Fête nationale
www.ladocumentationfrancaise.fr [PDF] 3 DOMINIQUE Fête nationale 22 LIBAN Fête de l’indépend.
MICRONÉSIE Fête de l’indépend. 25 SURINAM Fête de l’indépend.
– 1 article 3,50 €
PANAMÁ Fête de l’indépend. 28 ALBANIE Fête nationale
– 1 numéro spécial 7 € (dossier) 9 CAMBODGE Fête de l’indépend. MAURITANIE Fête de l’indépend.
– Abonnement annuel : 45 € 11 ANGOLA Fête nationale TIMOR-
POLOGNE Fête nationale LESTE Fête de l’indépend.
Flux RSS 18 LETTONIE Fête nationale 30 BARBADE Fête de l’indépend.
25 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

SUR TOUTE LA PLANÈTE

Pour un modèle agricole dans les pays du Sud


Sachant qu’un milliard d’êtres humains rienne et 18,9 % en Afrique de l’Ouest. l’entend, dès lors qu’il ne cause pas de tort
souffrent de sous-nutrition chronique et Pour les produits laitiers, elle est de 2 % au reste du monde en utilisant le dumping
que deux autres milliards sont victimes de aux Etats-Unis et de 2,7 % dans l’Union, – et on doit englober dans cette pratique
carences en protéines ou en oligoéléments, contre 10,3 % dans les PED et 39 % en les aides internes indirectes comme les
la FAO estime qu’il faudra augmenter la Afrique de l’Ouest. subventions attribuées pour l’alimenta-
production alimentaire mondiale de 70 % tion du bétail.
d’ici à 2050. Lors du Sommet mondial de L’effet spectaculaire de la protection
l’alimentation, en 1996, deux mesures exercée sur une production agricole ressort Considérer que l’Union européenne n’a
majeures ont été proposées à cette fin : bien si on établit une comparaison entre le plus besoin de protéger son marché agri-
d’une part, des transferts annuels d’argent Kenya et l’UEMOA : le droit de douane sur cole, hormis contre les importations
public des pays du Nord vers ceux du Sud la poudre de lait est passé dans le premier venues de pays qui ne respectent pas l’en-
pour leur agriculture – d’abord estimés à de 25 % en 1999 à 35 % en 2002 et à 60 % vironnement et les normes sociales mini-
25 milliards de dollars, puis à 44 milliards depuis 2004, alors qu’il est resté à 5 % males – comme le pensent les Verts et les
de dollars, ils se limitent actuellement à dans le second. Le Kenya est un exporta- socialistes du Parlement européen, ainsi
7,9 milliards de dollars ; d’autre part, la teur net croissant de produits laitiers, avec que de nombreuses organisations non
libéralisation des échanges. Mais, si des une consommation intérieure de cent douze gouvernementales (ONG) –, paraît très
transferts aussi importants seraient bien- litres par personne ; à l’inverse, les impor- dangereux. En effet, les droits de douane
venus, ils paraissent peu crédibles en l’état tations en équivalent lait représentent 64 % élevés qu’impose Bruxelles pour les ali-
actuel des choses ; quant à la libéralisa- de la production de lait de l’Afrique de ments de base diminueraient si un accord
tion des échanges, elle entraînerait à la fois l’Ouest, et la consommation par personne était signé dans le cadre du cycle de Doha
une grosse réduction des recettes budgé- n’y atteint que trente-cinq litres. et, a fortiori, si l’accord de libre-échange
taires et la ruine des paysans dans les PED. avec le Marché commun du Sud (Merco-
Ces faits militent en faveur d’une réor- sur) (5) était finalisé comme le voudrait
En effet, un véritable développement des ganisation de toutes les politiques agri- l’Espagne – qui présidera l’Union euro-
pays les plus pauvres, comme ceux de coles, au niveau national comme dans péenne au premier semestre 2010. Or la
MAM MARIO MAURONER CONTEMPORARY ART, VIENNE (AUTRICHE)

l’Afrique subsaharienne, ne peut exister l’AsA, sur le principe de la souveraineté survie des agriculteurs européens est liée
sans que soit mise en place à leur profit alimentaire (4) : il appartiendrait à chaque à leur maîtrise du marché intérieur, sur
cette protection en matière agricole qui a si pays (ou groupe de pays) de définir sa lequel ils ont écoulé 77,5 % de leurs pro-
bien réussi à l’Union et aux Etats-Unis. Il politique agricole et alimentaire comme il duits entre 2005 et 2007.
est d’ailleurs à remarquer que plus les pays
sont développés, plus ils se protègent de
l’importation des produits alimentaires de
base, et ce en dépit d’un droit de douane Renoncer au dumping généralisé
agricole moyen inférieur à celui des PED.
Il est vrai que ce droit moyen ne signifie ’U a donc intérêt à refonder la
rien. Qu’on en juge : bien qu’il atteigne
22,9 % sur les 2 202 lignes tarifaires agri-
L NION
PAC et l’AsA sur la souveraineté ali-
mentaire, et à produire ses aliments pour le
drait le contre-pied de l’absurde dérégu-
lation poursuivie par la Commission
européenne.
coles de Bruxelles (et 10,5 % si l’on tient bétail en renonçant au dumping généralisé.
compte des importations à tarif préféren- Cela ne l’empêchera pas d’exporter Mais la nécessité de refonder leurs poli-
tiel), le droit moyen sur les céréales reste de lorsque les prix agricoles mondiaux seront tiques agricoles s’impose bien davantage
50 % chez les Vingt-Sept, contre 5 % dans supérieurs aux prix intérieurs sans sub- encore aux PED, étant donné leur déficit
l’Union économique et monétaire ouest- ventions. Concrètement, on peut fixer des alimentaire croissant – qui a atteint, si l’on
africaine (UEMOA) ; s’agissant de la pou- prix rémunérateurs, garantis par des pré- ne tient pas compte du poisson, 13,3 mil-
JAUME PLENSA. – « Autorretrato con arbol [Autoportrait avec arbre] » (2005) dre de lait : 87 %, contre 5 % ; pour les pro- lèvements variables à l’importation afin liards de dollars en 2007. Etant donné que
duits sucrés : 59 %, contre 20 % ; pour les que les agriculteurs se situant près du coût la réduction de la protection à l’importation
viandes congelées (bovine, porcine et de production moyen de l’Union n’aient et des subventions agricoles « distorsives »
volaille) : 66 %, contre 20 %. pas besoin de subventions pour vivre. constituent la monnaie d’échange de
et des revenus – raison pour laquelle les Celles-ci, qui devraient être plafonnées et l’Union et des Etats-Unis dans les négo-
Etats, depuis l’Egypte des pharaons, régu- Par ailleurs, plus les pays sont dévelop-
PA R lent toujours l’offre à l’importation et pés, plus faible est la part des produits ali-
varier selon les Etats membres, seraient ciations du cycle de Doha, en contrepartie
réservées aux paysans dont les coûts sont de l’ouverture des marchés de produits non
JACQUES B E RT H E LOT * mènent des politiques de stockage. mentaires de base qu’ils importent. supérieurs ou qui, quoique produisant très agricoles et de services des PED, ceux-ci
Concernant la période 2001-2004, par peu, ont besoin d’être soutenus pour des ont en main un atout maître : ils peuvent
Pourtant, dans le secteur de l’agricul- exemple, cette part qui va, pour les
ture, la libéralisation des échanges a été raisons sociales ou environnementales dénoncer l’interprétation faussée des règles
céréales, de 1,4 % aux Etats-Unis à 5,9 % (multifonctionnalité) (6). de l’AsA par l’Union européenne et les
imposée aux pays endettés, dès les dans l’Union européenne s’élève à 12,6 %
UBVENIR aux besoins alimentaires Etats-Unis, ainsi que leurs sous-notifica-

S
années 1980, par le Fonds monétaire inter- dans les PED, 19,3 % en Afrique subsaha-
des neuf milliards trois cent mil- national (FMI) et par la Banque mondiale ; Concernant les quantités, pourquoi ne tions massives, et les poursuivre devant
lions d’êtres humains attendus en puis, en 1994, les pressions exercées par les pas fixer des plafonds par produit et les l’OMC. S’il ressortait clairement que leurs
2050 sur la Terre constitue un enjeu firmes agroalimentaires pour faire baisser répartir parmi les Vingt-Sept avec le souci offres de réduction sont pures illusions, les
a priori peu évident ; mais pour les pays les le prix des denrées agricoles ont abouti au de parvenir à un juste équilibre entre les PED ne seraient plus tenus d’ouvrir leurs
plus pauvres, où l’on attend une forte crois- sein de l’Organisation mondiale du com- Rencontres du Mont-Blanc avantages qu’en tirerait chaque pays et la marchés non agricoles et de services, et un
sance démographique, le défi s’annonce merce (OMC) à l’accord sur l’agriculture nécessité de promouvoir une agriculture espace se dégagerait pour refonder les poli-
Les 9 et 10 novembre 2009 se tien- polyvalente tout en minimisant les coûts tiques agricoles et l’AsA sur la question de
particulièrement redoutable. Car c’est là (AsA). Ce compromis, qui avait pour nent à Chamonix (France) les 4es Ren- de transport ? Une telle réforme pren- la souveraineté alimentaire.
que vivent la majorité des sous-nutris chro- « objectif à long terme (...) des réductions contres du Mont-Blanc. Dirigeants
niques et qu’ont éclaté en 2007 et 2008 les progressives substantielles du soutien et et acteurs de l’économie sociale y
« émeutes de la faim » liées à la flambée de la protection de l’agriculture », rompt discutent, à partir d’expériences
des prix agricoles. Là que les terres les avec l’Accord général sur les tarifs doua- concrètes menées dans le monde
meilleures, actuellement sous-exploitées niers et le commerce (GATT) de 1947, (1) L’OMC classe les subventions par catégories, dialisation maîtrisée ? », Le Monde diplomatique,
entier, du thème « Comment nourrir dans des « boîtes » de couleurs différentes – « verte » novembre 2007.
faute de moyens financiers, se trouvent de lequel n’empêchait pas la protection à l’im- la planète ? ». Parmi les questions pour les aides autorisées sans limites ; « bleue » pour
plus en plus accaparées par les puissances portation – même s’il autorisait les sub- les aides tolérées ; « orange » pour les aides à éviter ou (4) Gérard Choplin, Alexandra Strickner et Aurélie
abordées : accès au foncier, semences, Trouvé, Souveraineté alimentaire. Que fait l’Europe ?,
occidentales soucieuses d’importer des ventions à l’exportation. à réduire.
modèles alimentaires et organisation Syllepse, Paris, 2009.
agrocarburants – ou encore par les pays
Négociées entre l’Union européenne et des marchés. (2) « Les Etats-Unis ne peuvent réduire leurs sou- (5) Il regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et
asiatiques et du Golfe désireux de se garan- tiens agricoles dans le Doha Round », « L’Union euro- l’Uruguay – le Venezuela étant en cours d’adhésion,
tir un approvisionnement alimentaire dura- les Etats-Unis avant d’être étendues à tous 1, allée des Pierres-Mayettes, péenne ne peut réduire ses soutiens agricoles internes tandis que la Bolivie, la Colombie, le Chili, l’Equateur,
ble en prévision d’une hausse des prix agri- les membres de l’OMC, les règles de 92230 Genneviliers, France, tél. : (00- dans le Doha Round », respectivement les 2 août et et le Pérou ont le statut de pays associés.
l’AsA sont d’une profonde iniquité envers 2 septembre 2009, www.solidarite.asso.fr
coles mondiaux. Et là enfin que le 33)-1-41-85-49-50, www.rencontres- (6) Concept apparu à la fin des années 1990. Outre
réchauffement climatique réduira le plus les pays en développement (PED). C’est montblanc.coop (3) Nom couramment donné à l’Organe de règle- sa fonction classique de production, l’agriculture,
les rendements agricoles potentiels – de particulièrement vrai pour la définition ment des différends (ORD) de l’OMC. Lire Monique « multifonctionnelle », devrait avoir une dimension
Chemillier-Gendreau, « Un instrument pour une mon- écologique et sociale.
15 % à 30 % pour l’Afrique subsaharienne, du dumping. Selon l’OMC, tombe sous le
selon l’Organisation des Nations unies coup de cette accusation le pays qui sub-
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). ventionne un exportateur, mais pas quand
il exporte au prix du marché intérieur
La flambée des cours agricoles, en 2007 – même si ce prix est inférieur au coût réel
et 2008, a fait ressortir leur forte volatilité de production grâce à des soutiens
et mis à mal le dogme de l’« autorégulation internes. A partir de 1992, Bruxelles et
des marchés ». Face à une demande ali- Washington ont donc notablement dimi-
mentaire stable à court terme, la production nué leurs prix internes afin de continuer à
fluctue selon les aléas climatiques, ce qui exporter sans encourir formellement l’ac-
entraîne une importante variation des prix cusation de dumping.
UN FILM DE KOJI WAKAMATSU
Augmenter la production alimentaire
Japon. Fin des années 60.
De la contestation étudiante à la lutte armée.
, la distinction opérée par ainsi évalué les siens à 8,5 milliards de
E N OUTRE
l’OMC entre les soutiens autorisés
(« boîte verte ») et ceux qui sont astreints
dollars pour 2007, alors qu’ils ont atteint
28,2 milliards de dollars ; de même,
L’histoire vraie de l’Armée Rouge Unifiée.
« Impressionnant. »
à réduction parce que « distorsifs des Bruxelles a annoncé la somme de
LE MONDE
échanges » (boîtes « bleue » et 43,1 milliards d’euros pour 2005-2006
« orange ») (1) tient de la mystification ; (dernière année notifiée), contre un mon-
les réformes successives de la politique tant réel de 72,9 milliards d’euros (2) ! EN BONUS EXCLUSIFS : le making of du film (1h06), un entretien avec le réalisateur, un entretien
agricole commune (PAC) et du Farm Bill Autant dire que leur offre de réduction ne avec Michaël Prazan, journaliste et spécialiste de l'Armée Rouge Japonaise, et Isabelle Sommier,
aux Etats-Unis, depuis 1990, n’en repo- convainc guère. directrice du Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne et spécialiste des mouvements révolutionnaires
sent pas moins pour l’essentiel sur cette
tromperie. Dans les négociations du cycle Ces deux grands exportateurs ont pour
de Doha, les Etats-Unis et l’Union euro- complices le secrétariat de l’OMC et le
péenne ont accepté de réduire leurs sou- président de son comité de négociation sur
tiens « distorsifs » de, respectivement, l’agriculture. En outre, si l’organe d’ap-
80 % et 70 % par rapport à leur niveau pel (3) de l’OMC a décidé, le 3 décem-
autorisé durant la période 1995-2000, si bre 2001 – avec l’affaire des produits lai-
les PED ouvraient suffisamment à leurs tiers du Canada –, que le dumping devait
exportations leurs marchés non agricoles également désigner les subventions
et de services ; mais ils n’ont cessé ensuite internes aux produits exportés et, le
de tricher sur ces soutiens « distorsifs » 3 mars 2005 – avec l’affaire du coton des
dans de larges proportions. Washington a Etats-Unis –, que les aides américaines EN DOUBLE DVD COLLECTOR LE 17 NOVEMBRE
directes fixes ne relevaient pas de la « boîte dans tous les points de vente habituels et sur www.dissidenz.com
verte », ces décisions sont considérées
* Economiste, auteur de L’Agriculture, talon
comme ponctuelles et n’entraînant pas un www.united-red-army.com
d’Achille de la mondialisation, L’Harmattan, Paris,
2001. vrai changement de réglementation.
NOVEMBRE 2009 – LE
LECTURES MONDE diplomatique
26

UN AN

Anatomie
à la mobilité des capitaux. Il n’y a que Frédéric scénario écrit dans les années 1990 voulait que
Lordon pour penser en permanence aux dégâts cette économie émergente serve de champ de
humains de la crise. valorisation au capital des fonds de pension privés
des pays avancés (2). Le flux des capitaux de pla-
L’injection de sommes massives dans le sauvetage cement devait se faire dans le sens Nord-Sud. Il a
des banques et de grandes entreprises aux Etats- pris le chemin inverse. Brender et Pisani réservent
Unis et dans de nombreux pays européens, combi- aux Etats-Unis le beau rôle. La globalisation finan-
née avec la résilience des économies chinoise et cière dont ils ont été les architectes a « permis aux
indienne, est venue limiter dans l’immédiat l’am- régions émergentes (Asie, pays du Golfe) d’accumuler
pleur de la récession mondiale. Les institutions une forte épargne sans en porter les risques (...).
économiques internationales peuvent donc annon- Comment les régions à fort excédent commercial
cer, sinon la fin des intempéries, au moins une auraient-elles pu dépenser moins qu’elles ne gagnaient,
reprise plus tôt que prévu. Elles paraissent donner si d’autres (les Etats-Unis, le Royaume-Uni, etc.)
raison à tous ceux qui ont expliqué que la crise n’avaient pas dépensé plus ? ».
n’appelait que des aménagements dont on pouvait
discuter calmement la nature et l’ampleur. Très De même, comment auraient-elles pu placer
représentatif à cet égard a été le livre publié par le leurs liquidités sans que les systèmes bancaires
ADAGP

Cercle des économistes, club très œcuménique occidentaux « ne prennent les risques financiers que
dont seuls les économistes de l’école de la régula- les régions émergentes n’ont pas pris ? ». D’une pré-
tion ont choisi de ne pas faire partie. sentation théorique très sophistiquée des « chaînes
globales de prise de risque financier » émerge ainsi un
Coordonné par Pierre Dockès et Jean-Hervé récit dans lequel les emprunteurs hypothécaires et
Lorenzi, le livre est construit sur l’opposition entre les consommateurs à crédit américains incarnent
deux interprétations. Dans la première, la crise est des quasi-héros sans lesquels la croissance asia-
un moment classique du cycle économique et a sur- tique, et celle de la Chine en particulier, n’aurait pas
LE CERCLE DES ÉCONOMISTES, PA R F R A N Ç O I S C H E S N A I S * tout une fonction d’assainissement. Dans la eu lieu ; et où ce qu’on nomme le shadow banking
seconde, elle marque la rupture d’un régime de system (« système bancaire de l’ombre », tout ce qui
(SOUS LA DIR. DE PIERRE DOCKÈS croissance, la nécessité d’« accoucher d’un nouveau est « hors bilan » dans les comptes des sociétés
ET JEAN-HERVÉ LORENZI) EU APRÈS la faillite de la banque d’investis-

P
monde ». L’opposition relève surtout de la mise en financières) aurait été l’agent indispensable de prises
Fin de monde ou sortie de crise ? sement Lehman Brothers, en septem- scène, exception faite de la contribution de Dockès de risque qui, au total, auraient été bénéfiques
(Perrin, Paris, 2009, 334 pages, 19,80 euros) bre 2008, l’idée que nous vivions « la crise à l’appui de la seconde position. pour le monde entier.
la plus grave depuis celle des années 1930 »
ANTON BRENDER s’est transformée en lieu commun. La réfé- La neuvième réunion du Cercle a produit en juil-
ET FLORENCE PISANI rence à 1929 a gagné les discours poli- let une déclaration affichant la volonté de se démar-
Les Déséquilibres financiers tiques. Dans un but précis. L’évocation, après tant quer de la « vision rassurante, inopérante et dangereuse
d’années, d’une crise dont très peu de gens étaient du “business as usual” ». Elle appelle à l’élaboration
internationaux en mesure de discuter les raisons, mais dont le sou- « de réformes institutionnelles et des coordinations La recette ordinaire associe
(La Découverte, coll. « Repères », venir continuait à hanter la mémoire populaire, per- indispensables à l’émergence d’un nouveau modèle de
Paris, 2009,121 pages, 8,50 euros) mettait de taire le débat sur ses causes. Elle offrait croissance ». Les dix propositions formulées par les un réquisitoire implacable
PATRICK ARTUS surtout l’avantage de présenter comme « inélucta- auteurs n’y contribuent guère. Voici un pot-pourri
ET MARIE-PAULE VIRARD
bles » les politiques de sauvetage des banques avec de banalités où la pression de la finance se fait sen- et des propositions
l’argent public et de prêts massifs à de grandes entre- tir assez fortement. Ainsi le « renforcement de la
Est-il trop tard pour sauver prises, mais aussi les licenciements annoncés par régulation bancaire et financière » supposerait l’abro- lilliputiennes
l’Amérique ? celles-ci. Une fois de plus, il fallait « s’adapter ». gation des accords négociés à la Banque des règle-
(La Découverte, coll. « Cahiers libres », ments internationaux (BRI), notamment celui dit
Paris, 2009, 140 pages, 10 euros) Et pourtant : d’août 2007 à fin septembre 2008, « Bâle II », coupable d’avoir poussé les banques
la plupart des économistes invités à s’exprimer L EST ÉGALEMENT beaucoup question du déplace-
MICHEL AGLIETTA
ET SANDRA RIGOT
Crise et rénovation de la finance
dans les médias ont minimisé la gravité du krach
financier et nié la possibilité qu’il débouche sur
une récession d’assez grande ampleur. Ils ont
vers les opérations hors bilan avant d’avoir aggravé
la tempête financière.
Bien que la crise nous réserve encore des sur-
I ment de l’axe du capitalisme mondial vers l’Asie
dans le livre de Patrick Artus et Marie-Paule
Virard, dernière livraison dans la série des essais à
(Odile Jacob, Paris, 2009, ensuite quelque peu adapté leur discours, mais en prises, une de ses conséquences au moins relève de sensation qu’ils proposent chaque année à leurs lec-
365 pages, 27,90 euros) prenant soin le plus souvent d’éviter l’évocation de la certitude : le déplacement de l’axe du capitalisme teurs (3). La méthode est toujours la même. Le tra-
1929. Du flot de livres sur la crise parus au premier mondial vers l’Asie. Le mouvement était déjà lar- vail débute par un réquisitoire propre à couper
FRÉDÉRIC LORDON semestre 2009 (1), il ressort que les appréhen- gement amorcé avant 2007, mais que les Etats- l’herbe sous les pieds des altermondialistes et
La Crise de trop. sions les plus sérieuses sont d’ordre géopolitique : Unis aient été l’épicentre de l’ouragan financier et s’achève sur des propositions d’une modestie
la place prise par la Chine et son rôle attendu, le que leur système productif l’ait subi de plein fouet déconcertante. S’agissant de la situation des Etats-
Reconstruction d’un monde failli déclin relatif des Etats-Unis, celui absolu et prévi- du fait de vulnérabilités antérieures en accélère le Unis au moment où M. Barack Obama entamait sa
(Fayard, Paris, 2009, 303 pages, 19 euros) sible de l’Europe. Pour le reste, moyennant des rythme. Le calendrier et surtout la vigueur de toute présidence, le bilan dressé est le suivant : une
aménagements du système financier, l’économie relance mondiale dépendent en grande partie de la désindustrialisation avancée du fait d’un sous-inves-
ANDRÉ ORLÉAN mondiale pourrait repartir en gros sur les mêmes Chine. D’où le malaise qu’expriment, chacun à sa tissement chronique dans la production et de délo-
De l’euphorie à la panique : bases qu’auparavant. Michel Aglietta et Sandra Rigot manière, les livres traitant surtout des équilibres calisations industrielles très difficilement réversi-
penser la crise financière se démarquent de cette position. Mais c’est pour en économiques mondiaux. bles ; un délabrement profond des infrastructures,
(Editions Rue d’Ulm - Ecole normale appeler à la responsabilité des investisseurs finan- autre conséquence du sous-investissement public et
supérieure, coll. « Cepremap », ciers institutionnels, dont ils attendent qu’ils aban- Le premier, d’Anton Brender et Florence Pisani, privé ; un endettement public et privé confinant à
Paris, 2009, 110 pages, 15 euros) donnent la « logique de la valeur actionnariale ». présente avec un raffinement considérable une l’insolvabilité ; des déficits budgétaires et commer-
André Orléan, qui ne nourrit pas ce genre d’illusion, thèse qui impute à Pékin une part de responsabilité ciaux structurels ; une société minée par des iné-
réclame le rétablissement de barrières dissuasives dans le déclenchement de la tourmente et décrit galités insupportables ; un système de protection
l’empire du Milieu comme le débiteur moral des santé lacunaire ; le système des retraites grave-
* Economiste, membre du conseil scientifique d’Attac. Etats-Unis, alors même qu’il en est le créancier. Le ment menacé.

Au four et au moulin
dernier, un petit tsunami balaye le membre du Comité des établissements de crédit et des lance de la Fondation du risque (fondée par AGF, AXA,

F
IN SEPTEMBRE
clapotis des bienséances académiques hexago- entreprises d’investissement (Cecei) (...). Groupama et la Société générale). »
nales. Professeur émérite d’économie à Sur la Toile, on ne sait évidemment pas combien l’“indé-
l’université Lille-1, Jean Gadrey publie sur son blog un Economiste et conseiller patronal ; expert et prati-
pendance d’analyse” de Christian de Boissieu lui rapporte cien ; beurre et argent du beurre : juge et partie, en
article sur « Les liaisons dangereuses (1) » qu’entre- en ces lieux multiples. On sait par contre, via un site inter-
tiennent des économistes avec le monde de la finance. somme. Et Gadrey d’interroger, non sans malice :
national, à quel prix sont offertes ses conférences sur le « De telles positions sociales dans les réseaux du pouvoir
Plusieurs membres du Conseil d’analyse écono- libre marché mondial des talents oratoires. Il est situé
mique (CAE), prestigieux collège d’experts présidé économique et financier sont-elles susceptibles d’influer sur
dans la fourchette de 12 500 à 50 000 euros pour tren- les représentations et les analyses des économistes qui les
par le premier ministre, cultiveraient ces relations tre à soixante minutes de pur bonheur économique. La
équivoques. occupent ? » Expliqueraient-elles leur indulgence vis-à-
même tranche qu’Attali et BHL. vis de la dérégulation financière qui profite à leurs
A l’appui de son propos, Gadrey détaille le curricu- Jean-Hervé Lorenzi a un palmarès encore plus impres- employeurs ?
lum vitae de Christian de Boissieu, président délégué sionnant (...) : de 1994 à 2000, directeur général adjoint,
du CAE, et celui de Jean-Hervé Lorenzi, membre Quelques jours plus tard, de Boissieu faisait part de
puis directeur général délégué de Gras Savoye (assu- son « émotion » à la lecture de ce « pamphlet », tandis
dudit conseil mais aussi président du Cercle des rances) ; depuis 2006, président du conseil de surveillance
économistes. que Lorenzi se fendait d’une réponse courroucée. Ses
de la Société Edmond de Rothschild Private Equity Part- multiples activités ? Elles « sont l’expression d’une
« Le patron d’abord, Christian de Boissieu. Beau pal- ners ; depuis 2004, membre du conseil de surveillance de grande curiosité d’esprit et pourraient même être le signe
marès d’homme de la finance. D’où son exceptionnelle la Compagnie financière Saint-Honoré ; depuis 2000, d’une certaine vitalité ». Le texte de Gadrey traduirait
lucidité pour prévoir (début 2008...) que les Etats-Unis ne conseiller du directoire de la Compagnie financière en revanche la déchéance intellectuelle de son
devraient probablement pas connaître de récession (“Je Edmond de Rothschild ; membre du conseil d’adminis- auteur ; « il a le triste goût de ces écrits des
reste malgré tout relativement optimiste sur la crois- tration d’Eramet (groupe minier et métallurgique : man- années 1930 (2) ».
sance”, disait-il à Cannes le 24 janvier). Il est : président ganèse, nickel, alliages), de GFI Informatique, de BNP Pari-
du conseil scientifique de Coe-Rexecode (...) ; président bas Assurance (c’est décidément quelqu’un qui assure), PIERRE RIMBERT.
de la commission de contrôle des activités financières de de Pages Jaunes à France Télécom, mais aussi de Wana-
la principauté de Monaco ; membre du conseil de sur- doo et de l’Association française des opérateurs (1) « Les liaisons dangereuses », blog de Jean Gadrey sur le site
veillance de la banque Neuflize OBC ; conseiller écono- mobiles... ; membre du conseil scientifique de Coe-Rexe- d’Alternatives économiques, www.alternatives-economiques.fr/
mique au sein d’un hedge fund (HDF Finance), mais code (voir rubrique de Boissieu) ; membre du comité blogs.
aussi au Crédit agricole et chez Ernst & Young France ; d’audit du Crédit foncier ; membre du conseil de surveil- (2) « Réponses à Jean Gadrey », ibid.
ADAGP
27 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

LECTURES
ADAGP
APRÈS LE KRACH

d’un effondrement
Pour les auteurs, les Etats-Unis ne peuvent s’en facteurs qui ont préparé la crise, on ne peut pas
prendre qu’à eux-mêmes. Ils ont transféré une par- « revenir à la régulation des revenus dans le cadre de
tie de leur industrie manufacturière à l’étranger. la gouvernance des entreprises managériales des
Sans polémiquer directement avec Brender et années de la croissance fordiste ». De l’avis d’Aglietta
Pisani, le livre souligne que « 60 % des importations et Rigot, « un nouveau contrat social compatible avec
en provenance des pays émergents sont produits par la poursuite de la globalisation financière » ne pourrait
des firmes américaines installées dans ces pays (c’est voir le jour que s’il émergeait de la crise des fonds
notamment le cas en Chine, où la hausse des exporta- de pension disposés à assumer « leurs responsabili-
tions doit être mise sur le compte des entreprises étran- tés d’investisseurs à long terme ».
gères qui y sont installées) ». Et Artus et Virard de
remarquer à juste titre qu’il y a « peu de chance de
voir les grandes firmes américaines, telles Nike, Hewlett-
Packard ou Motorola, qui ont transféré des capacités de « Faire entrer en grand,
production vers ces pays, les rapatrier ». Les Etats-Unis
auraient adopté un modèle « bipolaire » compor- dans la sphère des rapports
tant une spécialisation extrême aux deux bouts de
la chaîne : les activités hautement qualifiées (finance, économiques, l’exigence
management, développement) et les bad jobs, sous-
rémunérés, précaires et sans couverture sociale, démocratique radicale »
dont beaucoup relèvent des services à la personne.
Ils auraient ainsi vidé leur économie d’une bonne Les œuvres
partie de la substance qui en faisait la force. qui accompagnent
ANS CE LIVRE, il est assez peu question des
Vient ensuite, comme chaque fois, la pirouette
intellectuelle guidée par la froide réalité. Le titre du
sixième chapitre contient le message du livre, « il
D régulations étatiques. On peut interpréter
cette sobriété comme une appréciation de
leur inefficacité totale et du degré de pouvoir atteint
ces pages
sont de Christian
Jaccard.
faut sauver le soldat Obama ». Pour cela, il incombe par les fonds de pension et de placement. D’où cet Page 24, en haut :
aux pays à fortes réserves de change de « décider, en espoir, répété à longueur de pages, que surgissent
dépit de l’épisode des subprime et autres ABS [pro- des « investisseurs patients », prêts à exercer leur « Indices comparés,
duits financiers titrisés], de prendre le risque d’être à pouvoir d’actionnaire pour imposer d’autres cri- dyptique BRN »
nouveau spoliés afin de permettre le redressement de tères que ceux de la valeur actionnariale, laquelle (2000) ;
l’économie américaine ». Il faudrait en particulier que assigne au travail le rôle de variable d’ajustement en
la Chine suive une « pratique coopérative » sans termes de rémunération et de précarité de l’emploi. en bas : « Indices
demander trop en échange. Leur tache serait de rechercher des rendements à de croissance,
long terme compatibles avec une progression paral- dyptique BRN 004 »
Depuis plus longtemps que bien d’autres, Aglietta lèle des salaires réels et de la productivité. Aglietta
porte une grande attention à la Chine (4). Aussi, et Rigot ne demandent aux « nouveaux investisseurs (1999) ; page 25 :
dans le livre cosigné avec Sandra Rigot, il se mon- institutionnels » rien moins que de « discipliner la « Indices
tre confiant : les dirigeants chinois tiendront leurs finance de marché ». de croissance,
engagements en matière de relance et contribue-
ront ainsi à bloquer le processus de récession mon- C’est plus qu’ils ne peuvent leur offrir eux- dyptique BRN 005 »
dial. Mais il faudrait qu’ils adoptent aussi les mesures mêmes en termes de conseils pour y parvenir. Les (1999)
nécessaires pour asseoir un régime de croissance dix recommandations formulées sont sans doute
mondial, dont les investisseurs institutionnels des susceptibles d’aider un gestionnaire à réfléchir sur
pays à systèmes de retraite privés demeureraient le ses déboires récents. Elles relèvent de la gestion
pivot. Il s’agirait d’entreprendre « une phase de sensée, mais il est difficile d’y voir les fondements
construction d’une sorte d’économie sociale de marché d’un « nouveau contrat social ». On est intéressé
régulée par l’Etat », comportant d’« énormes inves- d’apprendre que le fonds de pension des employés ANDRÉ ORLÉAN
tissements sociaux, d’éducation, d’infrastructures, de de l’Etat de Californie (CalPERS) a constitué un
réduction des coûts environnementaux et d’économie de portefeuille « plus robuste à la crise » que beaucoup
ressources non renouvelables, poursuivis pour au moins
une décennie ». Des investissements si élevés qu’ils
d’autres, mais on ne trouvera pas dans ce livre un
quelconque bilan de la présence des représentants
Mirages de la transparence
absorberaient toute l’épargne domestique, de sorte
que l’empire du Milieu ferait enfin appel aux capi-
taux des fonds de pension des pays à retraite par
capitalisation. Les changements politiques prônés
syndicaux dans les conseils d’administration des
fonds de pension (8). Dans le cas des Etats-Unis, un
« nouveau contrat social » supposerait par exem-
ple de pouvoir interdire aux entreprises d’imposer
« Ce qui est en cause dans la séquence des événe-
ments auxquels nous avons assisté, que ce soit l’eu-
phorie, les krachs, l’assèchement de la liquidité ou
l’actuelle dépression des prix, c’est le rôle pervers
Nous n’y croyons pas. Certes cette opacité a joué
un rôle, mais l’aveuglement qui accompagne toutes
les crises ne vient pas tant de leur complexité
intrinsèque, que du fait que les acteurs financiers
par les auteurs paraissent aussi importants qu’in- à leurs salariés des plans d’épargne-retraite en lieu de la concurrence financière, son incapacité à pro- n’ont aucune incitation à aller y regarder de plus
certains. C’est l’une des raisons qui poussent de droits à pension véritables. En deçà de rapports duire les contre-forces qui feraient en sorte que les près. On peut réglementer les innovations, accroî-
Aglietta à prévoir une récession longue et une politiques entre capital et travail analogues à ceux déséquilibres soient combattus à temps (...). tre la transparence, cela ne changera rien, car c’est
reprise suivie de taux de croissance mondiaux du New Deal, on ne voit pas comment. Les conces- le mécanisme concurrentiel qui incite les investis-
faibles – l’autre raison majeure étant le montant de sions que le syndicat des travailleurs de l’automo- L’évolution financière, depuis novembre 2006 jusqu’à seurs à l’aveuglement. Des titres absolument trans-
l’endettement privé et étatique. bile (United Auto Workers, UAW) a acceptées sur février 2009, se lit comme un processus de diffusion parents peuvent tout aussi bien produire des bulles
la réduction des droits à retraite, des salaires et de de la défiance et d’autoentretien de celle-ci, voire spéculatives. L’exemple de la bulle Internet illustre
l’emploi, dans le cadre des plans de sauvetage de d’autoréalisation. En quelques mois, ce sont toutes cette proposition. Lors de cet épisode, on a connu
l’automobile, permettent de mesurer à quel point les structures fondamentales du capitalisme financier un emballement des cours boursiers sans qu’au-
on en est loin. Derrière une maîtrise technique éle- qui se sont écroulées et nos sociétés n’ont dû leur cune opacité ne soit présente. Les investisseurs
Régulation, rénovation vée des complexités de la finance, il est à craindre préservation qu’aux protections apportées de toute achetaient des titres d’entreprises hautement défi-
que les préconisations d’Aglietta et Rigot confinent urgence par les Etats. Le système financier n’a dû sa citaires en pleine connaissance de cause parce que
de la finance... à un chapelet de vœux pieux. survie qu’à l’intervention musclée des autorités ces déficits étaient interprétés par les marchés

Peu importe le flacon pourvu


qu’on stabilise le système
D’où le soulagement d’ouvrir le dernier livre de
Frédéric Lordon. L’auteur partage la rage des
« Conti » et des ouvriers de Caterpillar, de Celanese
publiques, intervention rendue possible parce que
ces autorités ont des finalités propres qui ne sont
pas, justement, d’ordre financier.
Pour de nombreux analystes, la crise trouve sa
comme la preuve de leur dynamisme. De même
des titres subprime parfaitement transparents
auraient pu faire l’objet d’une bulle haussière.
De l’euphorie à la panique :
»
ou de Molex. Même s’il pense que la sortie du capi- source dans l’opacité des produits structurés. penser la crise financière, p. 100
talisme « n’est pas a priori l’issue la plus probable de la
OUTEFOIS, le principal propos du livre est ail- crise », elle « n’en fait pas moins bel et bien partie des

T leurs. Il porte sur la conversion attendue des


gestionnaires financiers. Aglietta est l’un de
ceux qui ont annoncé le plus tôt la probabilité
possibilités qui naissent du grand effondrement ». Son
livre s’achève d’ailleurs sur une « projection », ten-
tative de dessiner un au-delà du capitalisme qu’il
nomme l’« horizon des récommunes ». Le terme ren-
spécifiés. Il faut revenir sur la liberté totale de circula- sur des aspects centraux de ce que Lordon nomme
d’une crise financière (5). Ses explications sur la tion laissée au capital ». Et Orléan de lancer : « Notre le « capitalisme de basse pression salariale », à savoir
titrisation et le shadow banking system comptent voie à la res communa, la chose partagée. Il s’agit de mot d’ordre est le cloisonnement. » les salaires, la précarité et le temps de travail. L’am-
parmi les plus claires et les plus critiques. Il n’est pas « faire entrer en grand, dans la sphère des rapports éco- pleur de la confrontation, pour autant que les forces
prêt à oublier la violence de la secousse qui a suivi nomiques, l’exigence démocratique radicale ». Beaucoup des propositions du livre de Lordon nécessaires du côté des salariés parviendraient à se
la faillite de la banque Lehman Brothers en sep- sont déjà connues. Certaines ont été présentées ici rassembler, ne poserait-elle pas la question du « qui
tembre 2008 et juge possible de nouveaux sou- La démocratie, constate Lordon, « c’est toujours même (9). Reste à poser la question de leur mise en doit décider de l’affectation des ressources pro-
bresauts brutaux. Mais, quand il apprécie l’avenir, bon pour la comédie parlementaire, jamais pour les œuvre. Atteindre les objectifs qu’il désigne et appli- ductives et en vue de quels objectifs » ?
l’économiste pointe la nécessité d’offrir enfin des travailleurs associés », terme qui vient de Karl Marx quer les mesures préconisées par Orléan exigerait
assises stables à ce qu’il a baptisé voici dix ans le et qui fut singulièrement délaissé par le marxisme une action politique de très grande ampleur portant FRANÇOIS CHESNAIS.
« régime de croissance patrimonial (6) ». Après avoir officiel. L’auteur esquisse également des objectifs
déploré les « dérives du capital financier (7) », il vou- politiques immédiats suffisamment concrets pour
drait contribuer à la « rénovation de la finance ». que les salariés les comprennent et s’en emparent. (1) Outre les livres retenus pour examen dans cette recension, on (4) Michel Aglietta et Yves Landry, La Chine vers la superpuis-
Aglietta est loin de l’antilibéralisme, plus encore de C’est le cas en particulier de la proposition de créa- citera inter alia Jacques Attali, La Crise et après ?, Fayard, Paris, sance, Economica, Paris, 2007.
l’anticapitalisme. Son livre dissipe les illusions que tion d’un système socialisé du crédit. Tout cela 2008 ; Eric Bengel, Chronologie d’une crise. 2005-2009, Editions (5) Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capita-
de Verneuil, Paris, 2009 ; Philippe Dessertine, Ceci n’est pas une
certains de ses lecteurs ont pu entretenir à cet paraît sortir du cadre « régulationniste » classique... crise (juste la fin d’un monde), Anne Carrière, Paris, 2009 ; Gaël
lisme mondial, Odile Jacob, Paris, 2007.
égard. Giraud et Cécile Renouard (sous la dir. de), Vingt Propositions (6) Michel Aglietta, « Le capitalisme de demain », notes de la Fon-
Lordon a communiqué son enthousiasme à cer- pour réformer le capitalisme, Flammarion, Paris, 2009 ; Jean- dation Saint-Simon, no 101, Paris, novembre 1998.
Pourquoi la rénovation, et pas davantage ? Parce tains de ses collègues et amis. Ainsi, André Orléan Louis Chambon (sous la dir. de), Repenser la planète finance. (7) Michel Aglietta et Antoine Rebérioux, Dérives du capitalisme
Regards croisés sur la crise financière, Les Echos Editions - financier, Albin Michel, Paris, 2004.
que « le pouvoir prépondérant des actionnaires va res- tire de son dernier travail la conclusion qu’il faut Eyrolles, Paris, 2009. (8) Cf., sur le bilan de l’« activisme actionnarial » des syndicats
ter, parce que nul ne veut ni ne peut mettre en cause recloisonner les différents métiers financiers et (2) Le locus classicus de cette position a été un rapport très influent américains, Catherine Sauviat, « Les fonds de pension et les fonds
la globalisation et parce que la transition démogra- réintroduire des barrières aux mouvements du du cabinet de conseil McKinsey. Cf. McKinsey Financial Institutions mutuels : acteurs majeurs du nouveau pouvoir actionnarial », dans
phique ne peut que donner un poids croissant aux capital de placement. La situation exige, selon lui, Group, « The global capital market : Supply, demand, pricing and La Finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configuration,
allocation », Washington, DC, 1994. conséquences, La Découverte, Paris, 2004.
investisseurs institutionnels qui ont des engagements de « une régulation ayant pour but de fixer des bornes
(3) Cf. notamment Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Le capi- (9) Frédéric Lordon, « Enfin une mesure contre la démesure de la
long terme de garantie des retraites ». Pour remédier strictes à l’extension des marchés financiers, d’en res- talisme est en train de s’autodétruire, La Découverte, Paris, 2005, et finance, le SLAM ! », Le Monde diplomatique, février 2007. Lire
aux dérives du partage de la valeur ajoutée, un des treindre l’application à des espaces économiques bien Globalisation, le pire est à venir, La Découverte, Paris, 2008. aussi son blog « La pompe à phynance », http://blog.mondediplo.net
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
28
L’ENSEIGNEMENT DE SOWETO. Construire
L IT TÉRATURE DU MONDE ASIE librement. – Patrice Goulet et Christophe Hutin EUROPE
Actes Sud, Arles, 2009, 104 pages, 22 euros.
J’ÉTAIS A TIAN’ANMEN. – Cai Chongguo LA DÉSAGRÉGATION DE LA FÉDÉRA-
Parti au hasard à Soweto en 1994 – date de la fin TION YOUGOSLAVE (1988-1992). – Zoran
LECTURES

L’Esprit du temps, Le Bouscat, de l’apartheid –, le jeune Christophe Hutin est Kosanic


2009, 96 pages, 9,50 euros. surpris par la capacité de la population à construire
son habitation à partir d’une porte, de cinq tôles et L’Harmattan, Paris, 2009,
Cai Chongguo, alors jeune professeur de philo- 330 pages, 31,50 euros.
sophie, était présent à Tiananmen dans la nuit du 3 de quelques clous : c’est le shack, où vivent les

Les hommes au 4 juin 1989 : « J’ai vu, de mes yeux vu, les
chars reculer sur les cadavres qu’ils avaient écra-
sés, une fille avec une robe bleue – je m’en sou-
millions de déracinés de l’exode rural. Il en revient
avec l’envie d’être architecte et propose, depuis,
des projets où la vie et les relations sociales pren-
Alors que beaucoup d’ouvrages ont été consacrés
aux guerres yougoslaves, le processus de désinté-
gration de l’ancienne Yougoslavie socialiste
du Grand Nord viendrai toujours – et un garçon vêtu de vert. »
Combien de morts ? Et combien de fusillés pendant
la répression ? Il y a vingt ans, l’Armée du peuple
nent le pas sur les considérations de forme. De ses
recherches sur le logement à Johannesburg, l’ar-
chitecte bordelais retient une leçon : l’habitat
demeure mal connu et peu étudié. C’est dire le
grand intérêt du livre de Zoran Kosanic, qui dresse
la chronique précise et systématique de ce sabor-
européen a tiré sur le peuple et cette tache reste indélébile,
même si l’histoire officielle continue de l’occulter.
Et pour cause ! Durant le mois de mai, toutes les
même le plus modeste, construit avec ce qui se
trouve sur place, peut exprimer dignité et person-
nalité si l’on y ajoute humour, jazz et peinture
dage. Choisissant une chronologie courte (1988-
1992), il restitue les débats qui agitèrent les partis
communistes des différentes républiques de la fédé-
couches de la population, y compris des membres rose. Quel contraste avec le gris de l’architecture
ration et le public. Il parvient ainsi à mettre en
contrainte et engoncée des pays occidentaux !
DANS LES PAS DU RENNE du parti, sont descendues dans la rue pour conspuer
les dirigeants, dénoncer l’affairisme officiel et l’ac- PHILIPPE RIVIÈRE
perspective les faits saillants de cette période : la
montée au pouvoir de Slobodan Milosevic, le der-
de Mariusz Wilk croissement des inégalités sociales. Activement
recherché par la police, Cai a réussi à atteindre
nier congrès de la Ligue des communistes yougo-
slaves (janvier 1990), les premières élections mul-
(traduit du polonais par Robert Bourgeois, Hongkong le 1er juillet, et de là la France, où il tipartites, la question du Kosovo, le début des
Noir sur blanc, Lausanne, poursuit le combat en participant au China Labor A M É R I Q U E L AT I N E affrontements en Slovénie puis en Croatie... L’au-
2009, 216 pages, 19 euros) Bulletin, qui a pour vocation de promouvoir un syn- teur n’oublie aucun des acteurs, locaux ou inter-
dicalisme indépendant en Chine. HACH WINIK. – Michel Dewever-Plana, avec nationaux, pointant notamment l’immense échec
une nouvelle de Paul Bowles de la Communauté européenne de l’époque, qui
JEAN-JACQUES GANDINI
essaya, dès 1991, de se saisir du dossier, mais ne fit
ES LAPONS (« Saamis » dans leur langue) vivent depuis le IXe ou VIIIe millénaire avant

L
Le Bec en l’air, Manosque, 2009, que révéler ses divisions. Ce travail d’historien,
notre ère dans le Grand Nord européen. Ce peuple de nomades reste l’un des plus mys- 144 pages, 30 euros. sans parti pris, permet de comprendre les méca-
térieux du continent. Leur origine notamment fait l’objet des conjectures les plus AFRIQUE Pour les rencontrer... Prenez le bus de la petite nismes qui menèrent à la guerre.
variées. On sait seulement qu’ils ont toujours marché dans les pas du renne. ville d’Ocasingo, longez le fleuve Usumacinta et J.-A. D.
accompagnez le photojournaliste Michel Dewe-
Mariusz Wilk, journaliste et écrivain, ancien dissident originaire de Wroclaw, dans le ANGOLA-PORTUGAL : DES IDENTITÉS ver-Plana pour « un voyage de cinq heures sous un BANQUEROUTE. Comment Fortis a ébranlé
Sud-Ouest polonais, leur préfère des racines européennes (au détriment des versions asia- COLONIALES ÉQUIVOQUES. Historicité soleil de plomb ». C’est là, dans le sud du la Belgique. – Sous la direction de Martine Mael-
tiques) et entreprend de suivre sa propre piste saami. Après Le Journal d’un loup, écrit dans des représentations de soi et d’autrui. – Arlindo Mexique, en pleine forêt du Chapias, que les schalck, Marc Lambrechts et Michaël Sephiha
les îles Solovki, et La Maison au bord de l’Oniégo, rédigé depuis la Carélie, Wilk, reporter Barbeitos Hach Winik ou « véritables hommes » et leurs
en quête de silence, s’installe cette fois à Lovoziero, chef-lieu saami de la presqu’île de divinités résident : une immensité verte, aban- Racine, Bruxelles, 2009,
L’Harmattan, Paris, 2009, 440 pages, 39 euros. donnée depuis mille ans par leurs ancêtres mayas 320 pages, 19,95 euros.
Kola. Ce « bourg post-soviétique » constitue en effet un point de départ idéal pour de multi-
ples pérégrinations vers le lac des Esprits, le mont Kouïvatchorr, le Tavaïok et autres trésors « La relation avec autrui est inscrite virtuellement et où les siècles contemporains peinent toujours à 26 septembre 2008. La Belgique est sous le choc.
dans la relation avec soi-même. » Ce postulat se frayer un passage. Grâce à l’appui de deux Fortis, la plus grande banque du Benelux, est au bord
des toundras de Lovoziero, à la rencontre des pâtres ou du rêve du renne, le nez dans la d’Edgar Morin est au cœur de cet ouvrage érudit récits, l’ouvrage s’invite dans l’univers des
mousse de ses pâturages. de la faillite. Trois journalistes économiques belges
qui propose une lecture critique des concepts de Indiens Lacandons, « un millier d’âmes » perdu décortiquent les deux années s’achevant sur le rachat
Notre civilisation « donne la nausée » à l’auteur, qui constate les dégâts causés par race, ethnie et nation, mais également de la figure entre « rites traditionnels », « êtres mythiques » et de Fortis par BNP Paribas. Ils ont rencontré des
problématique du métis, dans le contexte spéci- exigences du XXIe siècle. L’œuvre s’ouvre par le dizaines d’intervenants qui tous ont souhaité livrer
l’extraction de minéraux précieux et la recherche nucléaire dans la toundra. Les paysages fique du processus multiséculaire des rapports témoignage du quotidien de ces vies « semi-
lunaires d’où émergent les ruines des chantiers lui rappellent Stalker, d’Andreï Tar- anonymement leur version de ce naufrage collectif.
entre l’Angola et le Portugal. Ces rapports s’ap- nomades », confrontées inévitablement aux prin- Le récit plonge dans les travées du pouvoir, au cœur
kovski (1). A ceci près que la bande-son aurait été remplacée par un disque de rap russe parentent à un système de vases communicants où cipes fondamentaux de toute société moderne, à des comités de direction, des assemblées générales
poussé à plein volume pour éloigner les ours blessés. « dominateurs et dominés s’influencent récipro- savoir « conquérir les âmes et de nouveaux d’actionnaires et des conseils des ministres. Le lec-
quement et en tous domaines, depuis leurs pre- consommateurs ». Une nouvelle de Paul Bowles teur découvre l’aveuglement de dirigeants pris à la
Le nomadisme des Saamis correspond désormais plutôt à un état d’esprit que choisis- miers contacts attestés au XVIe siècle ». Avec datant de 1949 vient confirmer cette sensation de gorge par une crise financière à laquelle ils ont eux-
sent certains « vagabonds de la toundra ». Ceux-ci fuient la justice ou leurs responsabilités l’irruption, vers la fin du XIXe siècle, des théories « crise identitaire profonde ». Retraçant l’arrivée mêmes contribué. En 2007, Fortis se met en tête de
familiales pour se réfugier dans les bras d’une nature puissante, capricieuse et ténébreuse. Les raciales et l’avènement à Lisbonne du nouveau d’un pasteur évangélique américain venu conver- racheter la banque néerlandaise ABN Amro. Mais,
portes de l’enfer ? Car du « théâtre d’ombres japonais » de Biessos Nos (« le cap des dia- régime républicain (1910-1926), le colonialisme tir les Hach Winik au christianisme, l’anecdote déjà contaminée par les subprime, la banque com-
portugais en Angola se « modernise », abandonne reflète l’image d’un destin scellé, d’un « bras de mence alors sa descente aux enfers. La chute
bles »), une caverne qui recèle plus de mille gravures du Néolithique inférieur, visibles uni- fer perdu d’avance face au rouleau compresseur
ses formes antérieures de tolérance relative et emportera la quasi-totalité de la direction du groupe,
quement sous les rayons obliques du soleil couchant, à Nikiïa, « l’Ombre de celle qui n’exis- procède à une brusque mise à l’écart des couches de la modernité ».
tait pas », un archétype saami dont Wilk nous conte les étranges aventures, l’auteur nous soulèvera une fronde d’actionnaires sans précédent,
intermédiaires noires et métisses – les élites MATHIEU LYOEN acculera le premier ministre Yves Leterme à la
guide le long du fil ténu d’une réalité éphémère dansant dans le demi-obscur du Grand Nord. locales émergentes. Cette reformulation des repré- démission, et secouera la haute magistrature.
Les récits de cordée alternent avec des revues de littérature historique sur la culture
sentations d’identité et d’altérité, désormais SAISONS DE LA DIGNE RAGE. – Sous-
clairement racialisées et ethnicisées, n’est pas commandant Marcos GILLES QUOISTIAUX
lapone et des méditations inspirées de philosophie japonaise, de poésie chinoise et d’« écri- étrangère aux conflits et luttes intestines que
vains nomades » comme Bruce Chatwin, Kenneth White et Sándor Márai (voyageur de la connaîtra le pays jusqu’à une période récente. Climats, Paris, 2009, 274 pages, 21 euros.
langue hongroise). Dans les pas du renne esquisse un chemin, une quête spirituelle aux AUGUSTA CONCHIGLIA « On ne cherche plus à cacher que la prétendue MAGHREB
confins du monde, loin de cette Europe « magnifique sauf qu’elle n’existe pas », tout en gauche institutionnelle n’est pas de gauche (...) de
osant un panégyrique du « droit à la pauvreté » pimenté d’humour et de savoureux mots DÉMOCRATIE ET ETHNICITÉ AU même qu’on vante un café décaféiné ayant la vertu
venus d’ailleurs. BURUNDI. – Alain Aimé Nyamitwe de ne pas réveiller et de ne pas avoir le goût du SPORT ET POLITIQUE EN ALGÉRIE. –
café. » Casser les conventions du discours poli- Youcef Fates
Lethielleux, Paris, 2009,
NATHALIE MELIS. 219 pages, 19 euros. tique, grâce à l’humour et en recourant au mélange L’Harmattan, Paris, 2009, 342 pages, 32 euros.
des genres, a toujours été la marque de fabrique du
(1) Le film Stalker (1979) se déroule dans une zone interdite dans laquelle serait tombée une météorite. La tra- Un ordre politique basé sur l’ethnicité peut-il être sous-commandant Marcos, figure emblématique Le sport peut sembler un sujet futile. Tout l’intérêt
verser présente un danger mortel. démocratique ? Pour Alain Aimé Nyamitwe, diplo- de l’Armée zapatiste de libération nationale de ce livre réside dans la démonstration que la
mate auprès des Nations unies à Genève, seule est (EZLN). On la retrouve dans ces interventions « question sportive » est, au contraire, un révélateur
valable une démocratie fondée sur le principe d’« un prononcées en décembre 2007 et janvier 2009. des contradictions de la société algérienne depuis
homme, une voix ». Tout autre système, telle une Dans une préface qui se donne la peine de dépas- l’indépendance. Reprenant les disciplines impor-
« démocratie participative » permettant à une mino- ser l’« image d’Epinal du guérillero masqué » ou tées par les Européens, l’Etat a imposé son
rité, la tutsie en l’occurrence, d’être représentée des peuples indiens « à la sagesse immémoriale », empreinte sur les pratiques. Comme d’autres, l’Al-
Scènes de la vie même en cas de victoire de partis à majorité hutue,
serait voué à l’échec. Car on fige ainsi les commu-
nautés et on favorise le repli. Pour transcender les
Jérôme Baschet introduit cette synthèse des
« façons de voir » du mouvement zapatiste. L’en-
semble conclut « de manière définitive » à l’im-
gérie a investi dans la compétition de haut niveau.
Si les résultats suivent, notamment dans les sports
collectifs, cette course a surtout été porteuse
de couple en Iran divisions en groupes ethniques ou castes, comme
prôné par le prince (tutsi) Louis Rwagasore à la
veille de l’indépendance de 1962, rappelle-t-il, il
possibilité de tout dialogue avec les pouvoirs
constitués et avec la classe politique « dans son
ensemble » – ce qui a entraîné un isolement « dont
d’illusions. Le retrait de la puissance publique n’a
pas pour autant mis fin à la « surpolitisation per-
manente du sport », l’enjeu politique principal
faut respecter le suffrage universel. C’est la leçon le coût avait été mesuré d’emblée par l’EZLN ». étant, bien entendu, la jeunesse. L’écho qui nous
LE GOÛT ÂPRE DES KAKIS qu’il tire notamment du sanglant coup d’Etat contre
Melchior Ndadaye, largement élu en 1993, au cours
Frappé qu’on est par l’absence totale de référence
aux expériences en cours en Amérique centrale et
parvient des stades algériens est souvent marqué
par la violence et par l’expression d’une révolte qui
de Zoyâ Pirzâd des premières élections démocratiques du Burundi du Sud – à l’exception d’un hommage à Cuba –, on ne trouve pas facilement à s’exprimer dans le cadre
et porteur d’un projet de réconciliation. Nyamitwe en comprend la logique lorsqu’on lit que l’expé- ordinaire des institutions politiques. Les mots des
(traduit du farsi [Iran] par Christophe Balaÿ, estime qu’on ne pourra pas faire l’économie d’une rience zapatiste « suggère de lier l’espérance anti- stades, ceux des supporteurs de football en parti-
Zulma, Paris, 2009, 218 pages, 18 euros) Commission vérité et réconciliation. Ce serait le capitaliste à la recherche d’une autre voie, qui ne culier, sont-ils le reflet des maux de la société algé-
début d’une affirmation d’un Etat de droit. soit pas celle de l’Etat ». rienne ? Youcef Fates incline à le penser.
A. C. M. L. CHRISTOPHE VOILLIOT
’EST le couple oppressé, pris au piège. Le couple

C comme une pièce étriquée, étouffante. Une pièce


dans laquelle les occupants se débattent, se cognent
aux murs. Proximité lointaine des deux protagonistes enfer- WOODY GUTHRIE
més malgré eux, englués dans la toile des traditions sociales. En cinq nouvelles, Zoyâ Pirzâd,
romancière, traductrice, nouvelliste iranienne, montre les forces qui conduisent hommes et
femmes à leur perte, les unions carnivores, les volontés muselées. Marges de manœuvre réduites,
chemins de vie imposés, cloisonnés, qui égarent, éloignent au lieu de rapprocher. Alors ce sont
des êtres vivant des existences qui ne sont pas les leurs aux côtés d’autres êtres qui leur sont
Cette machine tue les fascistes !
étrangers, résignés ou gesticulants, à la recherche d’eux-mêmes.
HIS MACHINE kills fascists. » Ce slogan a marqué des générations des émigrés venus s’échouer outre-Atlantique, cette chanson fut écrite
Dans Les Taches, Leila et Ali s’égratignent dans une union sourde. Lorsque Leila
informe Ali qu’elle souhaite se fiancer, il se tache de ketchup. Elle évoque le mariage, il
s’étrangle. Ils visitent un appartement, la baignoire est tachée. Leur histoire est ponctuée par
« T de musiciens du courant alternatif folk, Pete Seeger, Bob
Dylan et Bruce Springsteen en tête, pour qui la « six-cordes »
aurait plus de portée que le « six-coups ». Mais il reste la marque de
sous le coup de la colère en réponse au God Bless America (« Dieu
bénisse l’Amérique ») d’Irving Berlin. « Nul ne pourra jamais m’ar-
rêter, tant que j’avance sur la route de la liberté, nul ne pourra me faire
ces taches symboliques qui surgissent de toutes parts. Epoque où tout bascule, où Leila com- fabrique de Woody Guthrie, le troubadour country qui l’a gravé sur ses revenir en arrière, cette terre a été faite pour vous et moi. »
prend qu’il lui faut nettoyer maintenant ce qui la perd. guitares. Quelques accords pour faire résonner son désaccord à l’heure
de la crise de 1929, quand le rêve américain se résumait à un cauche- Ce n’est pas le seul standard du songwriter, qui se fit pour spécialité
Autre nouvelle : L’Appartement. Des couples à nouveau sur le fil. D’abord Mahnaz et mar pour les sans-voix – dont le chanteur se fit le porte-parole. d’adapter des traditionnels, tel le fameux The House of Rising Sun. De
Faramarz, enfermés dans leur relation-tradition. La femme travaille, mais l’homme, Nine Hundred Miles à Bad Reputation, Guthrie aura signé nombre de
maniaque, la préfère au foyer, à astiquer le domicile. Mahnaz aimerait partir, divorcer, mais C’est ce qui frappe d’emblée à l’écoute de ses textes, de simples chansons dont la rustique simplicité rime avec une terrible efficacité.
on ne part ni ne divorce. Quand Faramarz évoque l’idée d’avoir un enfant, Mahnaz se mélodies encrées dans la noirceur d’une vie de galère : celle de ces Ecoutez donc Poor Boy, une mélodie bien ficelée sur laquelle l’auteur
rétracte ; un enfant mettrait fin à ses chances de fuite. Faramarz vit « comme il faut vivre » okies (1) ayant cherché désespérément fortune en Californie. Pour donne sa version de son entrée dans la vie : « Ma mère m’a appelé à
mais Mahnaz ne veut pas de cette vie programmée. Les couples de Pirzâd sont des liquides plus d’un réfugié économique, le supposé jardin d’Eden s’avérera un son chevet. Elle m’a dit ces mots : “Si vous ne quittez pas ces chemins
insolubles réunis artificiellement, un ciment qui ne prend pas et ne prendra jamais. enfer. Pour Guthrie, c’est l’occasion de s’engager plus avant dans les de traverse, ils vous mettront en prison.” »
luttes contre l’exploitation et les vexations qu’ont à subir tous ces
L’appartement est un lieu de bascule où deux épouses se croisent dans leurs fuites documenté et superbement illustré, avec des
parallèles. Habilement, Pirzâd passe d’une histoire à l’autre avec toujours, en filigrane, le
poids de la famille.
sans-grade du capitalisme bourgeonnant. Il compose une série de chan-
sons inspirées par les tempêtes de poussière et le vent de la misère, un
chapelet de refrains qui, à la lecture des récents chaos économiques,
R EMARQUABLEMENT
dessins de sa main et des photographies d’époque, ce coffret est
à ranger du côté des objets que l’on garde plutôt que des titres que l’on
Kaléidoscope, facettes distinctes d’un même objet : le couple. Mais le couple en ses n’ont pas pris une ride ou presque. Cela est évident dans les quatre télécharge. L’ironie veut qu’il soit publié par la firme Rounder,
murs, fracassé aux parois de l’Iran d’aujourd’hui, écartelé entre modernité et tradition. disques de la petite valise en carton, made in USA, typique des désormais distribuée par la multinationale Universal. Sûr que celui qui
années 1940, intitulée My Dusty Road (2). est mort le 3 octobre 1967 aurait beaucoup eu à écrire sur l’actuel sys-
L’Harmonica, la quatrième nouvelle, démarre en instrument de vraie libération. A tème concentrationnaire de l’industrie du disque. Voilà pourquoi,
Ce coffret présente cinquante-quatre titres, des superbes ballades outre My Dusty Road, on recommande les parutions du sieur sur
Téhéran, M. Kamali et Hassan, son jeune employé, se créent des plages d’oxygène en allant à
country en solo aux terribles blues en trio avec Gilbert « Cisco » Hous- Smithsonian Folkways (4), ou la compilation If You Ain’t Got the Do-
la pêche, en jouant de l’harmonica. Mais cela ne dure pas. Couples prison et vie d’obligations
ton et Sanders « Blind Sonny » Terry. De Bartolomeo Vanzetti (3), à qui Re-Mi (5), une sélection inspirée par sa chanson Do-Re-Mi, autour du
les cernent douloureusement, ne leur laissant que le goût de ce qui aurait pu être, tel ce « goût il dédiera un album, à la ballade qu’il adresse à Harriet Tubman, la
âpre des kakis » mettant en scène une jeune femme et son mari âgé engagés dans l’impasse thème de l’argent vu par ceux qui n’en ont pas.
Moïse du peuple afro-américain, Guthrie convoque nombre de fantômes
de la stérilité. Ces kakis, succulents et âpres à la fois, connus pour provoquer une première de la face cachée des Etats-Unis. JACQUES DENIS.
grossesse mais, au final, inefficaces. Et la vie identique qui promet sans tenir.
Ainsi, on redécouvre ici une fable sur Jésus-Christ, figure révolu- (1) Les exilés chassés de l’Oklahoma par la misère, décrits dans Les Raisins
Pirzâd s’attache à démonter un à un les rouages de la vie quotidienne pour mieux s’en tionnaire si l’on s’en tient aux messages bibliques adaptés à la situation de la colère, de John Steinbeck.
détacher. Faire parler ce qui est muet, dénicher le caché pour forer jusqu’au cœur et ne pas du New York des années 1940, mais aussi les victimes du massacre de (2) Woody Guthrie, My Dusty Road, Rounder/Universal Music, 2009.
s’en tenir là. De « pas grand-chose » à l’essentiel, ainsi chemine-t-on, jusqu’à cette grande Ludlow, une bourgade du Colorado, théâtre d’une grève épique en 1914 (3) Anarchiste italo-américain victime d’un scandale judiciaire, exécuté
question de la place de l’individu au sein de la famille et de la société. suivie d’une sanglante répression par la garde nationale. On retrouve le 22 août 1927 avec son compagnon d’infortune Nicola Sacco.
aussi nombre de ses classiques, à commencer par This Land Is Your (4) Dust Bowl Ballads et Hard Travellin’, Smithsonian Folkways - 121 Music.
XAVIER LAPEYROUX. Land, qui ouvre cette sélection thématique. Avant de devenir l’hymne (5) If You Ain’t Got the Do-Re-Mi, Smithsonian Folkways - 121 Music.
29 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

ROSA LUXEMBURG. Ombre et lumière. –


SANTÉ Claudie Weill SOCIAL I MAGES

LECTURES
Le Temps des cerises, Pantin, 2009,
L’HÔPITAL MALADE DE LA RENTABI- 120 pages, 12 euros. ORANGE STRESSÉ. Le management par le
LITÉ. – André Grimaldi stress à France Télécom. – Ivan Du Roy
Ce petit livre, écrit par une des meilleures
Fayard, Paris, 2009, 280 pages, 19 euros. spécialistes de l’œuvre de la fondatrice de la Ligue La Découverte, Paris, 2009, 252 pages, 15 euros.
Spartakus, est un récueil d’articles sur différents
« Mon premier souci sera de rétablir, de préser- aspects de cette figure attachante, dont les lettres de Que se passe-t-il à France Télécom ? Combien de
ver ou de promouvoir la santé dans tous ses élé- prison témoignent de la sensibilité, de l’humour, de suicides sur le lieu du travail ou en lien avec celui-
ments physiques et mentaux, individuels et la passion et de l’ironie mordante. Les images de ci faudra-t-il compter avant que la « cruauté scien-
sociaux. » Ce serment de l’ordre français des Rosa Luxemburg (en timbres-poste, statues, tifique » du management par le mépris, le stress,
médecins de 1996, directement inspiré de celui films, etc.), sa réflexion sur la culture nationale et le harcèlement et les mobilités forcées soit recon-
d’Hippocrate, semble bien mis à mal. C’est ce sur les conseils ouvriers, ses rapports (conflictuels) nue en haut lieu comme une pratique systéma-
que nous démontre l’ouvrage du diabétologue avec le courant menchevique, ou sa place comme tique, à la fois volontariste, irresponsable, impro-
André Grimaldi, connu pour avoir lancé l’appel « femme étrangère » dans le socialisme interna- ductive et inhumaine ? Les suicides de salariés
du 18 juin 2008 pour sauver l’hôpital public. tional, sont quelques-uns des aspects abordés. Pour dans cette entreprise (et ailleurs) ne sont que la
l’auteure, ce qui la distingue de la façon la plus partie émergée de l’iceberg, sa partie immergée
Au fil de pages nourries de nombreux témoi- étant une véritable maltraitance, « sournoise »,
gnages, on découvre le mal profond qui ronge nette du marxisme de la IIe Internationale, c’est son
attitude critique envers les « illusions du progrès » « vicieuse » et quotidiennement destructrice pour
l’hôpital public en France : tarification à l’acti- les agents. Comment en est-on arrivé là ? Partant
vité dite « T2A », restructurations internes inco- et sa sympathie pour les « communautés primi-
tives » laminées par la pénétration du capitalisme des travaux de l’Observatoire du stress et des
hérentes dirigées par des gestionnaires, pres- mobilités forcées à France Télécom, une associa-
sions des laboratoires pharmaceutiques, pénurie et du colonialisme.
tion créée à l’initiative d’organisations syndicales
médicale et précarité de l’emploi, développe- MICHAEL LÖWY de l’ex-entreprise publique, Ivan Du Roy a enquêté
ment des cliniques privées commerciales... Les auprès de salariés, de syndicalistes, de chercheurs,
causes de la maladie sont multiples, et l’éthique de médecins et d’experts en santé au travail. Il en
professionnelle du « juste soin au juste coût » a fait une analyse fine dans un livre au style vivant
s’efface peu à peu : l’individu n’est plus HISTOIRE qui met au jour la progressive mutation d’un grand
considéré comme un malade ayant besoin de
soins mais comme un consommateur qui doit
service public en un géant des télécommunica-
tions, en une véritable « machine à cash ».
« Les Traites négrières coloniales »
rapporter. Pourtant, d’autres solutions existent ENJEUX POLITIQUES DE L’HISTOIRE
COLONIALE. – Catherine Coquery-Vidrovitch (1), abondamment illustré de plus de cent trente documents histo-
pour réformer l’hôpital public, basées sur la soli-
darité, le partage des compétences et un maillage
adapté des structures sur le territoire. Agone, Marseille, 2009, 190 pages, 14 euros.
NOËLLE BURGI
C E BEL OUVRAGE
riques et artistiques, apporte des analyses inédites et pédagogiques de la traite
négrière et esclavagiste qui a transporté en un peu moins de quatre siècles (de la fin du
Le passé colonial est revenu en force dans la vie XVe siècle aux années 1860) plus de douze millions d’Africains, dont 90 % entre 1740
MARIE DUROUSSET-TILLET
politique, avec la loi du 23 février 2005 ordonnant RELIGION
aux enseignants de montrer le « rôle positif » de la
et 1850, vers les colonies européennes des Amériques et de l’océan Indien.
JE VAIS PASSER UNE BONNE JOURNÉE
CETTE NUIT. – Brigitte Lavau colonisation, puis à travers le discours de Dakar du L’ÉBRANLEMENT DE L’UNIVERSA- Il est issu d’une rencontre organisée à Dakar et à Gorée (Sénégal) à la fin de l’an-
président Nicolas Sarkozy (2007). Catherine née 2007, à l’initiative de l’Association des descendants d’esclaves noirs (ADEN), avec
Seuil, Paris, 2009, 268 pages, 17,50 euros. LISME OCCIDENTAL. Relectures et trans-
Coquery-Vidrovitch pointe, à travers un examen la participation de chercheurs des continents européen, américain et africain. Cette
historiographique des enjeux de cet héritage colo- missions de l’héritage chrétien dans une culture
Educatrice spécialisée dans une institution pour « relativiste ». – Gérard Masson conférence internationale avait distingué trois traites : orientale, intra-africaine et colo-
adolescents autistes et psychotiques, Brigitte nial, le caractère illusoire d’une distinction entre ses
aspects « positifs » et « négatifs ». Méconnue du L’Harmattan, Paris, 2009,
niale. Cette dernière, racialisée, qui est organisée par les Etats de l’Europe moderne
Lavau dénonce les carences du système, notam-
ment le manque d’établissements, la formation grand public, cette histoire est l’objet de télesco- 124 pages, 12,50 euros. (Portugal, Royaume-Uni, Espagne, France...) et s’appuie sur une législation fiscale, admi-
insuffisante et les difficultés auxquelles se heur- pages avec des enjeux politiques et mémoriels qui nistrative, sanitaire et commerciale, est abondamment analysée et documentée, mon-
expliqueraient que la France n’a toujours pas, selon En 2009, seul un Français sur dix et un petit 13 % trant, entre autres, les liens de la traite et du développement du capitalisme occidental.
tent les parents pour trouver une place à leurs
l’auteure, « digéré » son passé colonial. de catholiques (contre 57 % de pratiquants régu-
enfants dans la société française. Mais l’ouvrage Les contributions, très riches, permettent de mesurer l’ampleur et les consé-
liers) disent croire en la résurrection du Christ (son-
nous fait surtout entrer dans un monde méconnu, De plus, depuis 2006, une série d’ouvrages, plus
qui dérange souvent. Lavau montre ainsi le quo-
dage paru dans Pèlerin du 9 avril 2009). Pour le quences de cette période historique qui reste si superficiellement connue du grand
polémiques que scientifiques, déplorent l’atteinte à sociologue Gérard Masson, il s’agit d’une nou- public. Ses répercussions sur l’Afrique, en termes de bouleversements démogra-
tidien, elle raconte ces adolescents, un par un, et la gloire de la nation française et la non-reconnais- velle démonstration de la contestation postmo- phiques, politiques et sociaux, et l’ignorance dans les sociétés occidentales, qui
ensemble. Kevin, à qui il faut une éternité pour sance de ses racines judéo-chrétiennes. Au nom derne des dogmatismes religieux et... séculiers.
accomplir le moindre geste, Ramon, qui vole tous d’une « repentance » qu’ils dénoncent, ces livres Car, remarque-t-il, l’école laïque et républicaine, conduit au déni, sont pourtant toujours à l’œuvre aujourd’hui.
les cafés qui passent et qui, parfois, « te balance récusent le procès intenté à la colonisation. Elle fut elle aussi, est frappée de plein fouet par la relativi-
une baffe magistrale » – « Un moyen de commu- pourtant indissociable des débuts de la IIIe Répu- sation des certitudes. Leur autorité hier indiscuta-
M. DA. S.
niquer, peut-être un progrès donc. » Il y aussi blique, mais aussi des autres puissances euro- ble est désormais contrariée par le pluralisme des
Antony, qui passe sa vie un tee-shirt sur la tête et péennes qui se construisirent sur « l’intégration des (1) Marcel Dorigny et Max-Jean Zins (sous la dir. de), Les Traites négrières coloniales. Histoire d’un crime,
cultures et le magistère de l’autodétermination Cercle d’art, Paris, 2009, 264 pages, 50 euros.
qui parle à peine. « Le contact avec le monde terres et la ségrégation envers les hommes »... individuelle. Face à cet ébranlement, le secrétaire
extérieur semble lui être insupportable. »
MICHEL DREYFUS général de Confrontations, une association d’in-
Le maître mot paraît être la patience. Patience face tellectuels chrétiens, distingue trois attitudes : celle
à ces attitudes qui expriment des angoisses, des ORIENTS. – Henry Laurens, conversations du fondamentaliste, qui nie toute vérité autre que
interrogations et qui, parfois, représentent juste un
rite rassurant... Patience aussi face à l’inertie de
avec Rita Bassil El-Ramy la sienne ; celle de l’identitaire, qui veut à tout prix
préserver sa « pureté » ; celle du « croyant
F ILMS ET DOCUMENTAIRES
l’Etat. Le livre montre également l’exigence, per- CNRS Editions, Paris, 2009, modeste », qui prône le dialogue. C’est la posture
manente, qu’il faut pour ne jamais renoncer à la 188 pages, 25 euros. de l’auteur : elle lui semble la plus apte à revivi-
possibilité d’un progrès. Rien ne prédisposait Henry Laurens à devenir fier sa famille d’esprit menacée de fossilisation, et Je veux apprendre la France, de Daniel Bouy
l’un des meilleurs historiens de cet Orient qui à œuvrer à la refondation d’un vivre ensemble
LÉONORE MAHIEUX respectueux des différences. « J’aimerais pouvoir parler le français pour pouvoir me pro-
continue de fasciner nombre d’Européens. Du
lycée Louis-le-Grand à la tentative d’intégrer MICHEL COOL
mener librement », explique Hocine. Dans ce centre social
ENVIRONNEMENT l’Ecole normale supérieure, de l’initiation du XVIIIe arrondissement de Paris, Marion est chargée
presque fortuite à l’arabe à une maîtrise sur CATHOLICISME. Le retour des intégristes. d’apprendre la langue de l’Hexagone à de jeunes migrants
l’orientaliste français Barthélemy d’Herbelot de – Henri Tincq récemment arrivés à Paris. Le documentaire suit cet
DE LA PROTECTION DE LA NATURE AU Molinville (XVIIe siècle), le parcours est loin
CNRS Editions, Paris, 2009, 64 pages, 4 euros. apprentissage, qui comprend des exercices pratiques dans
PILOTAGE DE LA BIODIVERSITÉ. – d’être linéaire. Pourtant, l’œuvre est volumineuse
et stimulante. De la campagne de Bonaparte en Très présents au Vatican et sur la scène politique le métro ou au téléphone, ainsi que des cours d’instruction
Patrick Blandin
Egypte à une monumentale histoire de La Ques- européenne, les intégristes catholiques sont héri- civique. Certains élèves sont en attente de papiers ou d’un sta-
Quæ, Versailles, 2009, tion de Palestine (trois volumes déjà parus), le tiers de la Contre-Réforme. Pour Henri Tincq, tut de réfugié. Tous cherchent du travail. Si le film permet de mesurer
122 pages, 11,50 euros. travail mêle une forte érudition et une volonté de spécialiste des religions, Mgr Lefebvre est l’un des l’enjeu concret que représente la maîtrise du français, on aimerait en savoir plus sur le
comprendre. Il interroge notamment, dans le sil- principaux artisans de cette percée du fondamen-
Professeur au Muséum national d’histoire natu-
lage d’Edward Said, la place de l’orientalisme
centre qui les accueille et sur les cours qui leur sont donnés.
relle de Paris, Patrick Blandin présente l’évolution talisme chrétien de la Fraternité Saint-Pie-X.
dans la vision européenne – invention d’une his- Celle-ci s’oppose autant aux droits de l’homme et TGA,Tours, 2009, 65 minutes, 12 euros, production@tga.fr, www.tga.fr
des idées que les hommes se firent de leurs rap-
toire « universelle » au XIXe siècle comme du citoyen de 1789 qu’à la laïcité ou à la présence
ports avec la nature au cours du XXe siècle. Il
« légitimation de la domination occidentale » –, des femmes dans l’Eglise. Ses adeptes refusent
décrit comment les écologues sont passés de la
notion d’équilibre naturel, héritée d’une idéologie
mais aussi l’apport réel de ce travail aux pays tout dialogue interreligieux et sont en profond Cheminots, de Luc Joulé et Sébastien Jousse
observés – « les Occidentaux apportent trois désaccord avec le concile Vatican II. Pour l’auteur,
conservationniste de l’« état de nature », à celle de Il ne s’agit pas de sombrer dans la nostalgie d’un Jean Gabin
mille ans d’histoire supplémentaires aux Proche- ils se sentent orphelins de l’Action française et de
trajectoire, formulée dans une perspective de co-
Orientaux », de l’Egypte pharaonique à Sumer. Vichy, et se caractérisent naturellement par leur juché sur la locomotive de La Bête humaine : être chemi-
évolution des biotopes. Le développement des
connaissances sur les écosystèmes complexes a Laurens se voit en médiateur : « Nous passons aversion des institutions républicaines. Leurs réfé- not n’a jamais correspondu à un métier précis, c’est « un
accru les capacités d’intervention humaines, au notre temps à expliquer les Orientaux aux Occi- rences doctrinales sont le Syllabus de Pie IX et le attachement à son travail », « une solidarité obligatoire »,
service de ce qu’il est convenu d’appeler désor- dentaux et les Occidentaux aux Orientaux », un Pascendi de Pie X. L’un et l’autre condamnent le
« modernisme », « rendez-vous de toutes les héré- « un esprit de service public ». Tout au long de ce docu-
mais le génie écologique, avec ses enjeux éthiques. travail irremplaçable à l’heure des délires sur le mentaire dans lequel les cheminots laissent filmer leur tra-
« choc des civilisations ». sies », et la liberté de conscience, de pensée, de
L’ouvrage montre par quels processus les scien- presse, comme les droits à la raison et la science. vail quotidien, sourd le malaise qui les saisit face à l’évolu-
tifiques deviennent partie prenante des débats ALAIN GRESH Proches du Front national, soutiens de nombreux tion de la SNCF. En 2007 pour les marchandises, en 2010
sociaux sur la protection de l’environnement et, antisémites, ils représentent les soldats intransi- pour les voyageurs, le chemin de fer est ouvert à la concur-
ainsi, comment s’ébauche la reconnaissance geants de la tradition. Tincq montre combien leurs
rence : « On le vit mal. On ne travaillait pas pour un patron. Le patron, voyageur, c’était vous ! »
d’une conception multifonctionnelle de l’agri-
culture élargie à la gestion des milieux naturels.
IDÉES relais médiatiques sont importants, de Radio Cour-
toisie à la presse d’extrême droite et monarchiste. Comité d’établissement des cheminots Provence - Alpes - Côte d’Azur et Copsi Vidéo Production,
DOMINIQUE DESBOIS
RÉPUBLICANISMES ET DROIT NATU-
JÉRÉMY MERCIER Eguilles (13), 2009, 80 minutes, prix non indiqué, www.cheminots-lefilm.fr
REL. Des humanistes aux révolutions des droits
TERRES DE GUERRE. – Grain. (2009, dispo- de l’homme et du citoyen. – Coordonné par
nible gratuitement : www.grain.org) Le rapport de Marc Belissa, Yannick Bosc et Florence Gauthier
l’organisation non gouvernementale Grain, dont
le siège est en Espagne, montre comment les
Etats-Unis favorisent leurs firmes agroalimen-
Kimé, Paris, 2009,
248 pages, 25 euros. Les secrets de la répression policière et le roman noir d’une révolution trahie:
taires sous couvert de réorganisation des agricul-
tures locales en Irak et en Afghanistan. Le rapport,
qui souligne les ambiguïtés de l’aide alimentaire,
Républicanisme, souveraineté populaire, repré-
sentation, démocratie directe... Mais de quoi
deux facettes du talent de Victor Serge
parle-t-on ? A partir d’une analyse historique des
est illustré de cartes.
différentes traditions républicaines, les auteurs
offrent un précieux décryptage des conflits philo-
sophiques et politiques qui ont accompagné, tout
POLITIQUE au long de l’histoire – de la Grèce antique à la
période moderne –, la définition de ces notions. Ils
en tirent également – et il s’agit là d’un apport
UN MONDE DÉFAIT. Les communistes fran- essentiel – des éléments de réflexion pour dessi-
çais de 1956 à nos jours. – Bernard Pudal ner, à l’heure où nos sociétés s’enfoncent dans une
Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, crise des modèles démocratiques, les contours
2009, 216 pages, 18,50 euros. d’un « nouveau républicanisme social et démo-
cratique » conçu comme un espace politique ne se
A en juger par le nombre d’articles qui lui sont dissolvant pas dans un « libéralisme univoque ».
consacrés, le « déclin » du Parti communiste fran-
çais (PCF) semble devenu un style à part entière, Au cœur de la controverse fondamentale entre
souvent jubilatoire, plus rarement nostalgique. ces deux écoles se trouve la conception même de
Lorsqu’il analyse les logiques qui ont taraudé le la liberté (des individus, des Etats et des sociétés)
PCF depuis 1956, Bernard Pudal adopte une tout comme construction sociale. Réduite à l’organi-
autre perspective. En multipliant les points de sation de la « non-interférence » de la société et de
vue (trajectoires de militants, récits des anciens l’action publique sur les individus dans le libéra-
cadres et dirigeants, contributions aux débats et aux lisme politique, elle est, dans le républicanisme,
congrès), il restitue une histoire qui est insépara- l’instrument de leur « non-domination » et de leur
blement politique et sociale. En effet, c’est l’étude émancipation.
des équilibres mouvants entre les groupes qui com- CHRISTOPHE VENTURA
posent le Parti (notamment les militants ouvriers et
les intellectuels), de même que celle des transfor-
mations de leur quotidien (précarisation, chômage
de masse) et de leurs cadres de référence (la classe FACE AUX CRISES, UNE AUTRE EUROPE.
ouvrière, l’Union soviétique), qui permet de rendre – Fondation Copernic. (Syllepse, Paris, 2009,
compte des évolutions, y compris idéologiques, 130 pages, 8 euros.) Concis, ce livre fait le tour
du PCF. Ce travail éclaire ainsi une configuration des impasses de l’Europe actuelle (fondement
très singulière dans laquelle le Parti a pu, sur près capitaliste, absence de démocratie, etc.) pour
d’un demi-siècle, contrecarrer l’(auto)exclusion mieux tracer des perspectives de solutions. 180 p., 14,50 € 396 p., 24 €
des milieux populaires du jeu politique. Parmi elles, la politisation de la construction
LAURENT BONELLI
communautaire à partir des luttes sociales qui
se multiplient. www.editions-zones.fr
NOVEMBRE 2009 – LE
LECTURES MONDE diplomatique
30

GALAXIE TROTSKISTE

PROTÉGER LES SALARIÉS


OU FLEXIBILISER L’EMPLOI ?
Parti révolutionnaire,
anticapitaliste ou antilibéral ?
Une pelleteuse
AMPAGNE ÉLECTORALE de 2007 : des affiches niste, écologiste, altermondialiste ; et même... gué-
sur le lac C anarchistes couvrent les murs – « Voter, c’est
abdiquer. S’abstenir, c’est lutter. » Au même
moment, les principales organisations trotskistes
variste et libertaire ! » Une auberge espagnole ?
Dans un récit passionnant, François Coustal raconte,
de l’intérieur, la naissance du Nouveau Parti anti-

RUBÉN ALPÍZAR. – « Gráfico » (2009)


des cygnes – Lutte ouvrière (LO), Ligue communiste révolu-
tionnaire (LCR), Parti des travailleurs (PT) –
tiennent des meetings pour appeler à participer au
capitaliste (NPA) (3). Objectif : dépasser le profil-
type du militant de la Ligue – enseignant, masculin,
la cinquantaine, blanc (d’où sa difficulté pour s’im-
scrutin. planter dans les cités) – et intégrer des générations
nouvelles, forgées au contact des luttes récentes,
suffit parfois à saisir l’épure idéologique des diplômes, mais bien plutôt le désavantage croissant Si tous partagent la même critique du courant

U
N ÉLOGE
syndicales ou associatives, vierges pour la plupart
d’un ouvrage. Interrogé sur La Peur du déclasse- que représente l’absence de diplôme ». Il raconte comment réformiste qui s’est développé au sein des partis de de tout héritage politique. Plus facile à dire qu’à
ment (1), dernier essai de l’économiste Eric Mau- la récession de 1993 incita des jeunes surdiplômés à inté- la classe ouvrière dès 1880, les trotskistes, après faire ! A l’intérieur, la proposition est décortiquée
rin, M. Xavier Bertrand, secrétaire général de l’Union pour grer la fonction publique au prix d’une déqualification ; et mai 1968, ont décidé d’user des périodes électorales « avec cet esprit critique et cette méfiance instinc-
un mouvement populaire (UMP), s’est enflammé : « Nico- avance que la défense de ce statut difficilement conquis comme d’une tribune pour défendre leurs idées, tive vis-à-vis des “inventions de la direction” qui
las Sarkozy a été le premier à porter dans le débat politique mais déjà menacé par la rigueur budgétaire explique l’es- explique Olivier Piot (1). Dans un ouvrage conçu font le charme de la LCR ».
ce paradoxe français d’un droit du travail hyperprotecteur sor des syndicats SUD. « pour répondre aux nombreuses idées reçues qui
et d’une angoisse croissante des salariés. Avec la rigueur circulent sur l’extrême gauche française », il revient
Au fil des pages, l’analyse de cet économiste polytech- , ouvriers de Peugeot à Mulhouse,
de l’analyse scientifique, Eric Maurin prolonge l’intuition
de la campagne. » (Le Monde, 8 octobre 2009.) nicien scrutant le monde du travail au prisme des séries sta-
tistiques évoque le spectacle d’une pelleteuse mécanique
sur l’histoire et les doctrines (marxisme et anar-
chisme) qui se trouvent à l’origine des options poli- P OUR AUTANT
infirmières de l’hôpital de Carhaix, enseignants
de Marseille, précaires de la région parisienne, ani-
tiques que celle-ci défend aujourd’hui. Et note
Publié dans la collection « La République des idées », une dansant Le Lac des cygnes : même si l’exécution est par- l’étonnante capacité de survie dont a fait preuve le mateurs de mobilisations sociales, inorganisés de
association sociale-libérale lancée par Pierre Rosanvallon faite, quelque chose cloche. Maurin voit des chiffres là où trotskisme, « qui a continué d’exister en étant pour toutes générations intègrent les collectifs de base,
dans le prolongement de la défunte Fondation Saint-Simon, se nouent des rapports sociaux. Certes, les licenciements ainsi dire coupé de sa base sociale (la classe les comités de quartier ou d’entreprise, puis le Col-
le livre pointe une contradiction : le spectre du déclassement ne touchent chaque année « qu’une toute petite fraction de ouvrière), longtemps monopolisée par le Parti lectif d’animation nationale (CAN). Des périodes
tétanise la société française, en particulier « les classes la population », mais ces fractions s’additionnent depuis communiste ». perturbantes pour les « anciens ». « Ils ont l’expé-
moyennes et supérieures qui bénéficient des meilleurs sta- trois décennies. La mémoire sociale du chômage et la rience du militantisme, le savoir-faire qui va avec.
tuts et des protections les plus efficaces ». Une peur d’autant crainte qu’il inspire se forgent dans l’expérience concrète Analysant, sans en oublier une seule, toutes les La pente naturelle voudrait qu’ils soient désignés
plus irraisonnée que leurs chances objectives de déchoir de millions d’individus privés d’emploi une fois au moins tares du capitalisme, deux ténors de la LCR – Olivier pour parler au nom du collectif NPA. Et on leur
seraient minimes : le nombre de salariés en contrat à durée au cours de leur vie professionnelle. Besancenot et Daniel Bensaïd – se penchent sur les dit : non. (...) En même temps, ils sont soupçonnés
indéterminée (CDI) licenciés au cours des douze mois écou- récentes évolutions de leur parti (2) : « Il est temps de vouloir garder la maîtrise du processus ! On
lés « représente à peine 1 % de la population active totale ». , Maurin emprunte un sillon déjà labouré que la gauche radicale s’assume, fasse le saut, gran- serait déstabilisé à moins. » Confrontation des cul-
Pour Maurin, l’explication coule de source. Au cours des
« trente glorieuses », les gouvernements auraient impru-
A VEC CET ESSAI
par l’Organisation de coopération et de développe-
ment économiques (OCDE). Et par tant d’autres : de Fran-
disse et propose une autre option. » En ombre por-
tée, le reproche récurrent fait à la « gauche de
tures, tous les sujets font débat : féminisme, parité,
tensions entre écologistes et milieux populaires,
çois de Closets, avec son succès de librairie Toujours gauche » par la « gauche de gouvernement » : elle ne dangers de la « pipolisation » (faut-il aller chez
demment concédé des protections contre les licenciements sait pas faire autre chose que critiquer ! A sa manière
en échange de la paix sociale. Or plus les emplois sont pro- plus ! (2), à Denis Olivennes et Alain Minc, assimilant en Michel Drucker ou pas ?), doit-on, à la fin d’une
1994 les conquêtes salariales à la marque d’une « préférence un peu prosaïque, Piot avait déjà répondu à la ques- rencontre, entonner L’Internationale ?
tégés (par un CDI ou un statut de fonctionnaire), plus le tion : « Ceux qui se flattent de “mettre les mains dans
« coût potentiel » de leur perte s’élève, et plus l’angoisse française pour le chômage », droite et centre gauche ont tour On peut reprocher à juste titre au NPA le côté
à tour formulé une « nouvelle question sociale » qui n’op- le cambouis” ont malheureusement prouvé aussi
grandit. En période de crise, le phénomène s’accentue. Les qu’ils mettent fréquemment la majorité de la popu- fourre-tout de son « cahier de revendications » – reflet
« protégés » se cramponnent à leurs acquis, font barrage poserait plus les riches aux pauvres, mais la fraction stable de la diversité des « urgences » de ses nouveaux
du salariat aux « exclus ». Comme eux, Maurin ne dis- lation dans la merde. »
aux jeunes peu qualifiés et rouvrent les cinq plaies des militants. « Les idées nouvelles, le nouveau pro-
sociétés libérales : « défense acharnée du statut, attirance tingue de dualité qu’entre salariés et chômeurs, statutaires Pour Besancenot et Bensaïd, « les révolutions pas gramme, nous n’allons pas les inventer tout seuls »,
pour les syndicats les plus protecteurs, prégnance des et précaires. Une fois la haute bourgeoisie exfiltrée du débat, plus que les grèves, générales ou non, ne se décrè- admettent Besancenot et Bensaïd, avant d’ajouter :
idéologies antilibérales, tentation du protectionnisme, il n’est plus question de partage de la valeur ajoutée ou de tent. Il y a des conditions, une accumulation de « Personne ne nous reprochera d’avoir échoué. Par
méfiance vis-à-vis de l’Europe ». Entretenir « un rapport guillotine fiscale sur les hauts revenus. Voici le lignard motifs, des colères qui éclatent, sans qu’aucun état- contre, beaucoup pourraient nous reprocher de ne
plus détendu à l’avenir » imposerait de faciliter les licen- d’EDF devenu nanti et le collimateur de l’action publique major syndical ou politique l’ait décidé. (...) Les même pas avoir essayé. »
ciements – d’où l’enthousiasme de M. Bertrand. En pointé sur les protections sociales. Quant à l’idée d’étendre crises se préparent dans l’activité de tous les jours.
d’autres termes, pour ne plus avoir peur de tout perdre, il ces dernières à tous les travailleurs, de Closets avait tranché C’est ce à quoi sert un parti. » Or, d’après eux, « la MAURICE LEMOINE.
suffit de n’avoir plus rien à perdre. dès 1982 : « Ce n’est évidemment pas possible. » Ligue [la LCR], quels que soient ses mérites, n’était
plus l’outil le mieux adapté ». (1) Olivier Piot, L’Extrême Gauche, Le Cavalier bleu, Paris,
Les chemins empruntés par Maurin pour aboutir à cette P. R. 2009, 191 pages, 20 euros.
lapalissade donnent parfois à réfléchir. L’auteur conteste la L’appel à créer une nouvelle organisation a été (2) Olivier Besancenot et Daniel Bensaïd, Prenons parti.
thèse selon laquelle la massification de l’enseignement (1) Eric Maurin, La Peur du déclassement. Une sociologie des réces- lancé lors de l’université d’été de la LCR, en Pour un socialisme du XXI e siècle, Mille et une nuits, Paris,
supérieur aurait entraîné une dévaluation des titres uni- sions, Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2009, 93 pages, août 2007. « Un parti qui reprenne à son compte 2009, 371 pages, 16 euros.
versitaires. En matière d’accès à l’emploi ou de qualité des 10,50 euros. “les meilleures traditions du mouvement ouvrier” : (3) François Coustal, L’Incroyable Histoire du Nouveau Parti
postes, « le phénomène majeur n’est pas la perte de valeur (2) François de Closets, Toujours plus !, Grasset, Paris, 1982. socialiste, communiste, trotskiste ; mais aussi fémi- anticapitaliste, Demopolis, Paris, 233 pages, 14 euros.

DA N S L E S R E V U E S
J Z MAGAZINE. Confrontée à des difficultés en Afghanistan et sur le rôle régional du Paki- J FAIM DÉVELOPPEMENT. Plusieurs articles communes rurales à soutenir les écoles reli- Croquant, Broissieux, 73340 Bellecombe-
financières, la tribune pour les voix de la gauche radi- stan. (Vol. LVI, n° 15, 8 octobre, bimensuel, sur la Colombie, parmi lesquels « Sous les palmiers, gieuses. (N° 2, octobre, dix numéros par an, 4 euros. en-Bauges.)
cale américaine se demande si les médias de gauche 5,95 dollars. – PO Box 23 022, Jackson, MS 39225- l’enfer » – ou comment la monoculture de la palme – Le Stang, 29710 Plogastel-Saint-Germain.) J MOUVEMENT. Ce numéro, qui lance sa
peuvent survivre sans faire appel à un mécène qui 3022, Etats-Unis.) africaine destinée aux agrocarburants s’accompagne J AGONE. Titrée « Les intellectuels, la critique nouvelle formule, propose notamment un dossier
cherchera assez vite à imposer son point de vue, de menaces et d’agressions. (N° 242, septembre- et le pouvoir », cette livraison passe au crible le sur l’« art de transmettre » dans l’ensemble des dis-
ou disposer du soutien d’un parti ou d’un syndi- J RECHERCHES INTERNATIONALES. Un octobre, huit numéros par an, 4 euros. – 4, rue Jean-
dossier fourni analyse la situation du continent noir rôle des professionnels de la pensée non seule- ciplines artistiques. (N° 53, octobre-décembre, tri-
cat, ou modifier son contenu pour viser un public Lantier, 75001 Paris.) ment en tant qu’agents individuels mais aussi mestriel, 9 euros. – 6, rue Desargues, 75011 Paris.)
plus modéré, ou supprimer sa version papier. Refu- dans les rapports économiques et politiques mon-
diaux. A signaler aussi une réflexion sur les relations J CHINA ECONOMIC REVIEW. La revue comme groupe social. On y redécouvre notam- J RIVENEUVE CONTINENTS. Cette revue
sant ces options, elle fait appel aux dons de ses lec- ment les thèses de l’anarchiste russe Jan Waclav
teurs – et à ceux des auteurs publiés... D’autres Etats-Unis - Afrique. (N° 85, janvier-mars 2009, tri- ouvre sur un éditorial s’inquiétant des agressions des littératures de langue française est entière-
mestriel, 15 euros. – 6, avenue Mathurin-Moreau, contre les ressortissants chinois à l’étranger. A noter Makhaïski. (N° 41-42, semestriel, 22 euros. – ment consacrée au Liban, avec des contributions
publications de la gauche américaine affrontent les BP 70072, 13192 Marseille Cedex 20.)
mêmes difficultés. (Vol. 22, n° 10, octobre, men- 75167 Paris Cedex 19.) également une enquête sur les surcapacités de pro- de Salah Stétié, Vénus Khoury-Ghata, Gérard
duction sidérurgique. (Vol. 20, n° 10, octobre, men- J LA DERNIÈRE GUERRE. Au sommaire de Khoury, Sélim Nassib, François Zabbal, etc. (N° 9,
suel, 4,95 dollars. – 18 Millfield Street, Woods Hole, J POLITIQUE ÉTRANGÈRE. Un dossier sur suel, abonnement : 100 dollars. – 1804, 18 / F, New
MA 02 543, Etats-Unis.) la nouvelle revue consacrée à la seconde guerre automne, trimestriel, 20 euros. – Riveneuve
l’Europe centrale vingt ans après la chute du Mur Victory House, 93-103 Wing Lok Street, Sheung mondiale, l’ascension d’Adolf Hitler, le programme Editions, Paris.)
J THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS. et un autre sur l’Inde après les élections législatives. Wan, Hongkong.) d’extermination des malades mentaux allemands J LES CARTABLES DE CLIO. Comment
Garry Wills regrette que la présidence Obama ne Deux réflexions sur le conflit israélo-palestinien,
– dit « Aktion T4 » –, la crise économique et le
marque pas de vraie rupture en matière de liber- l’une de l’intellectuel palestinien Rashid Khalidi, l’au- J NEW INTERNATIONALIST. Un tour d’ho- enseigner les croisades ? Faut-il montrer com-
pouvoir d’achat des Français à la veille de la ment l’histoire a établi les faits ou expliquer
tés publiques et de défense des « secrets d’Etat ». tre de Pierre Razoux du Collège de défense de rizon du pouvoir dans les principaux pays du monde
guerre. (N° 1, septembre-octobre, bimestriel, comment le mythe s’est construit ? Telles sont
A noter aussi un article sur les fraudes électorales l’OTAN à Rome. (Vol. 74, n° 3, automne, trimes- islamique. Un dossier sur l’utilisation de la loi pour
6,90 euros. – 3120, route d’Avignon, 13100 Aix- quelques-unes des interrogations d’un article du
triel, 20 euros. – 27, rue de la Procession, défendre l’environnement. L’histoire d’Emmanuel
en-Provence.) dossier « Orient-Occident. Transmission, ren-
75740 Paris Cedex 15.) Jal, enfant-soldat du Soudan devenu chanteur de
rap. (N° 426, octobre, mensuel, 3,95 livres bri- J MULTITUDES. L’habitat non ordinaire : contre, altérité ». (N° 9, ni prix ni périodicité indi-
J NEW LEFT REVIEW. A la lumière du coup tanniques. – Tower House, Sovereign Park, Lath- mobil-homes, foyers, squats... est à la ville post- qués. – Editions Antipodes, Case postale 100,
salon
Marjolaine
d’Etat électoral de M. Mahmoud Ahmadinejad en kill St., Market Harborough, LE16 9EF, Royaume- fordiste ce que le bidonville était à la société indus- 1000 Lausanne 7, Suisse.)
juin dernier, réflexions sur la révolution et la réac- Uni.) trielle. Le dossier est consacré au travail domes-
tion dans l’histoire de l’Iran ; une analyse du livre J CASSANDRE - HORS-CHAMP. L’essentiel
tique. (N° 37-38, automne, trimestriel, 18 euros.
de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé ; J LA PENSÉE DE MIDI. Autour d’« Istanbul, – 59, rue Louis-Blanc, 75010 Paris.)
du numéro porte sur l’engagement artistique et sur
bio & développement durable le poids du secteur informel dans l’économie mon- ville monde », un dossier de près d’une vingtaine le désengagement politique, en détaillant notam-
diale. (N° 59, septembre-octobre, bimestriel, de contributions permet de mesurer le rôle que J CHOISIR LA CAUSE DES FEMMES. L’édi- ment les choix surprenants du nouveau conseil
7-15 novembre 2009 10 euros. – 6 Meard Street, Londres, WIF OEG, joue, notamment chez les « islamistes modérés », torial et l’enquête apportent des éclairages impor-
tants sur la remise en cause de la retraite des
général de Seine-Saint-Denis qui semblent condam-
ner, en diminuant très fortement leurs subventions,
Royaume-Uni.) la réévaluation, sinon la réécriture, de l’ottoma-
Parc Floral de Paris nisme. (N° 29, octobre, bimestriel, 17 euros. – femmes. Le mensuel dresse un bilan de la place des des actions culturelles aussi pertinentes et appré-
J ALTERNATIVES SUD. Ce numéro intitulé 142, La Canebière, 13001 Marseille.) femmes dans les instances européennes. (N° 108, ciées que l’opération « Zebrock au bahut ». (N° 79,
10h30 - 19h « La Bolivie d’Evo. Démocratique, indianiste ou octobre, mensuel, 3 euros. – 102, rue Saint- automne, trimestriel, 9 euros. – 16, rue Girardon,
socialiste ? » analyse comment le président Evo J LA DÉCROISSANCE. Dans un texte Dominique, 75007 Paris.) 75018 Paris.)
Morales s’en prend aux injustices socio-écono- « Contre la tribu des décroissants », Vincent
Cheynet critique la « logique de soustraction » qui J LE PLAN B. Etrange mansuétude du New York J LABYRINTHE. Un dossier sur « Le petit théâ-
miques ou au néocolonialisme des multinationales,
pousse une frange du mouvement antiproductiviste Times et de Libération envers les putschistes du tre intellectuel », bâti autour d’une interroga-
mais prétend aussi en finir avec l’exclusion struc-
à « se désintéresser du monde pour aller construire sa Honduras ; vie et mort de l’autogestion dans un tion : qu’est-ce qu’une prise de parole publique ?
turelle de la majorité indienne du pays. (Vol. XVI-
microcommunauté autonome ». La décroissance, local de cité HLM ; il n’y a pas si longtemps, les La figure de l’intellectuel, « parleur public par excel-
2009/3, trimestriel, 13 euros. – Syllepse, 69, rue des
rappelle Paul Ariès, consiste à « articuler trois journalistes célébraient les efforts de producti- lence », y est disséquée sous forme de « caractères »
Rigoles, 75020 Paris.)
niveaux de résistance – l’individuel, le collectif et la poli- vité de France Télécom. (N° 20, octobre-novem- et de portraits. (N° 32, septembre, trimestriel,
J DIAL. Diffusion de l’information sur l’Amérique tique ». (N° 63, octobre, 2 euros. – 11, place Croix- bre, bimestriel, 2 euros. – 40, rue de Malte, 15 euros. – 86, rue des Gravilliers, 75003 Paris.)
latine a fait le choix de devenir une revue en ligne Paquet, 69001 Lyon.) 75011 Paris.) J ESPACES DE LIBERTÉ. « Qu’est-ce que
sur Internet. L’option de la gratuité requiert de trou- J SAVOIR/AGIR. En marge de deux articles sur l’identité ? », s’interroge la revue, qui analyse les méca-
ver une manière de financer ses dépenses. Elle lance J ETHNOLOGIE FRANÇAISE. La force du l’essor et les succès médiatiques des consultants nismes sociaux et culturels favorisant le repli sur soi
donc sa campagne annuelle de soutien. (www.dial- vent, les imaginaires du brouillard, les changements en sécurité ainsi que des sociologues de la délin- ou l’ouverture aux autres des individus. Les auteurs
infos.org ou Association des Amis de Dial, 13, rue climatiques : tous les différents aspects de l’impact quance, l’un d’entre eux explique pourquoi il pré- soulignent les ambiguïtés de la notion même d’iden-
Marie-et-Louise, 75010 Paris.) de la météorologie sur notre vie et notre humeur ; fère passer dans un talk-show télévisé plutôt que tité. (N° 379, octobre, mensuel, 2 euros. – Campus
une enquête sur les observateurs bénévoles de d’écrire dans Le Monde diplomatique. (N° 9, sep- de la plaine, ULB, CP 236, avenue Arnaud-Fraiteur,
J ESPACES LATINOS. Où l’on découvrira que Météo France. (N° 4, octobre, trimestriel, 22 euros.
la crise économique a fini par bousculer l’Amérique tembre, trimestriel, 15 euros. – Editions du 1050 Bruxelles, Belgique.)
– 21, allée de l’Université, 92023 Nanterre Cedex.)
latine, que les étudiants chiliens pauvres s’endet-
tent à vie, que les Indiens de l’Amazonie péruvienne J L’ÉMANCIPATION SYNDICALE ET
se réveillent. Egalement, deux articles sur le coup PÉDAGOGIQUE. Comment la loi Carle sup- Retrouvez, sur notre site Internet,
www.salon-marjolaine.com d’Etat au Honduras. (N° 254, septembre-octo- prime certaines limites fixées au financement de une sélection plus étoffée de revues
SPAS : 01 45 56 09 09 bre [édition spéciale], mensuel, 7,50 euros. – 4, rue l’enseignement privé par les pouvoirs publics. w w w. m o n d e - d i p l o m a t i q u e . f r / r e v u e s
Diderot, 69001 Lyon.) Cette atteinte à la laïcité risque d’obliger les petites
31 LE MONDE diplomatique – NOVEMBRE 2009

C U LT U R E
DES MOTS QUI PRATIQUENT DES BRÈCHES

Kateb Yacine,
l’éternel perturbateur
Mort il y a vingt ans, Nedjma (« étoile »), rédigé en français, œuvre fon-
datrice qui a totalement bouleversé l’écriture
l’écrivain Kateb Yacine connaît maghrébine. Dans cette histoire métaphorique
toujours une popularité certaine où quatre jeunes gens, Rachid, Lakhdar, Mourad
et Mustapha, gravitent autour de Nedjma en
en Algérie, où un colloque international quête d’un amour impossible et d’une réconcilia-
tion avec leur terre natale et les ancêtres, la
vient de lui être consacré. jeune fille, belle et inaccessible, symbolise aussi
En France, les hommages n’ont guère été l’Algérie résistant sans cesse à ses envahisseurs,
depuis les Romains jusqu’aux Français. La ques-
médiatisés. Ce « poète en trois langues », tion de l’identité, celle des personnages et d’une
selon le titre du film nation, est au cœur de l’œuvre, pluridimension-
nelle, polyphonique.
que Stéphane Gatti lui a consacré,
demeure un symbole de la révolte Nedjma deviendra une référence permanente M’HAMED
dans l’œuvre de Kateb, amplifiée en particulier ISSIAKHEM.
contre toutes les formes d’injustice, – « A la mémoire
dans Le Polygone étoilé, mais aussi dans son théâ-

DR
de... » (1969)
et l’emblème d’une conscience insoumise, tre (Le Cercle des représailles) et sa poésie. Pour
Moa Abaïd, comédien qui l’admirait, il était « un
déterminée à rêver, penser et agir debout. metteur en scène génial, proche de la réalité, qui a
vraiment travaillé sur la construction du personnage
pour parler au public, sans camouflage ni maquillage. bles, usines, casernes, hangars, stades, places indépendance qui n’a cessé de spolier le peuple.
Son utilisation de la métaphore et de l’allégorie n’est publiques... avec des moyens très simples et mini- Dénonçant violemment le fanatisme arabo-isla-
pas un évitement, puisqu’il a toujours dit haut et fort malistes – les comédiens s’habillent sur scène et miste, il luttait sur tous les fronts et disait qu’il
PA R M A R I N A D A S I LVA * ce qu’il pensait, mais provient du patrimoine culturel interprètent plusieurs personnages –, le chant et fallait « révolutionner la révolution ».
arabo-musulman ». la musique constituant des éléments de rythme
et de respiration. S’il considérait le français comme un « butin de
E VRAI POÈTE, même dans un courant guerre », il s’est aussi élevé contre la politique

L
Aussi libre et libertaire, insolente et provo-
progressiste, doit manifester ses cante, indéchiffrable et éblouissante que son « Lorsque j’écrivais des romans ou de la poésie, je d’arabisation et revendiquait l’arabe dialectal et le

« désaccords. S’il ne s’exprime pas


pleinement, il étouffe. Telle est sa
fonction. Il fait sa révolution à l’inté-
rieur de la révolution politique ; il
est, au sein de la perturbation,
œuvre, fut la vie de Kateb. Militant de toute son
âme pour l’indépendance, au sein du Parti popu-
laire algérien, puis du Parti communiste, il s’en-
gage avant tout avec les « damnés de la terre »,
dont il est avide de connaître et faire entendre les
me sentais frustré parce que je ne pouvais toucher
que quelques dizaines de milliers de francophones,
tandis qu’au théâtre nous avons touché en cinq ans
près d’un million de spectateurs. (...) Je suis contre
l’idée d’arriver en Algérie par l’arabe classique parce
tamazight (berbère) comme langues nationales.
Surnommant les islamo-conservateurs les « Frères
monuments », il appelait à l’émancipation des
femmes, pour lui actrices et porteuses de l’his-
toire : « La question des femmes algériennes dans
l’éternel perturbateur. Son drame, c’est d’être mis au combats : « Pour atteindre l’horizon du monde, on que ce n’est pas la langue du peuple ; je veux pouvoir l’histoire m’a toujours frappé. Depuis mon plus jeune
service d’une lutte révolutionnaire, lui qui ne peut ni ne doit parler de la Palestine, évoquer le Vietnam en pas- m’adresser au peuple tout entier, même s’il n’est pas âge, elle m’a semblé primordiale. Tout ce que j’ai vécu,
doit composer avec les apparences d’un jour. Le poète, sant par le Maghreb. » lettré, je veux avoir accès au grand public, pas seule- tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a toujours eu pour
c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de ment les jeunes, et le grand public comprend les source première ma mère (...). S’agissant notamment
la vie dans une incessante explosion (1). » analphabètes. Il faut faire une véritable révolution de la langue, s’agissant de l’éveil d’une conscience,
culturelle (3). » c’est la mère qui fait prononcer les premiers mots à
Romancier et dramaturge visionnaire, consi- l’enfant, c’est elle qui construit son monde (6). »
déré grâce à son roman Nedjma comme le fonda-
teur de la littérature algérienne moderne, Kateb
Inventer un art qui se partage, L’engagement politique de Kateb détermina
fondamentalement ses choix esthétiques : « Notre L’éventail et la radicalité de sa critique lui
Yacine était avant tout un poète rebelle. Vingt ans
après sa disparition, il occupe en Algérie « la place
et « révolutionner théâtre est un théâtre de combat ; dans la lutte des ont valu autant de passions que d’inimitiés.
classes, on ne choisit pas son arme. Le théâtre est la Aujourd’hui objet de toutes les appropriations,
du mythe ; comme dans toutes les sociétés, on ne
connaît pas forcément son œuvre, mais il est inscrit
la révolution » nôtre. Il ne peut pas être discours, nous vivons devant pour le meilleur comme pour le pire, il reste
le peuple ce qu’il a vécu, nous brassons mille expé- l’« éternel perturbateur » et, comme Nedjma, l’étoile
dans les mentalités et le discours social (2) ». Il reste riences en une seule, nous poussons plus loin et c’est inaccessible – en tout cas irréductible.
aussi l’une des figures les plus importantes et tout. Nous sommes des apprentis de la vie (4). »
révélatrices de l’histoire franco-algérienne. XPATRIÉ dès 1951, il vit dans une extrême pré- Pour lui, seule la poésie peut en rendre compte ;
Kateb, qui signifie « écrivain » en arabe, était
issu d’une famille de lettrés de la tribu des
Keblout du Nadhor (Est algérien). Le 8 mai 1945
E carité jusqu’à la fin de la guerre d’indépen-
dance (1954-1962), principalement en France,
harcelé par la direction de la surveillance du terri-
elle est le centre de toutes choses, il la juge « vrai-
ment essentielle dans l’expression de l’homme ». Avec
ses images et ses symboles, elle ouvre une autre
(1) Dialogue avec Jean-Marie Serreau, dans Le Poète comme un
boxeur, Seuil, Paris, 1994.
(2) Benamar Mediene, professeur des universités, auteur de Kateb
Yacine, le cœur entre les dents, préface de Gilles Perrault, Robert Laf-
font, Paris, 2006.
toire (DST), et voyageant beaucoup. Dans le bou- dimension. « Ce n’est plus l’abstraction désespérante
– il n’a pas encore 16 ans –, il participe aux soulè- (3) Entretien avec Abdelkader Djeghloul, Actualité de l’immigra-
leversement terrible et euphorique de 1962, il d’une poésie repliée sur elle-même, réduite à l’impuis- tion, no 72, Paris, janvier 1987.
vements populaires du Constantinois pour l’indé- rentre en Algérie, mais déchante rapidement. Il s’y sance, mais tout à fait le contraire (...). J’ai en tous les (4) Colette Godard, « Le théâtre algérien de Kateb Yacine »,
pendance. Arrêté à Sétif, il est incarcéré durant sent « comme un Martien » et entamera une cas confiance dans [son] pouvoir explosif, autant que Le Monde, 11 septembre 1975.
trois mois à la suite de la répression, qui fait qua- seconde période de voyages – Moscou, Hanoï, dans les moyens conscients du théâtre, du langage (5) Kateb Yacine, « Pourquoi j’ai écrit Le Cadavre encerclé »,
rante-cinq mille morts. Sa mère, à laquelle il est Damas, New York, Le Caire : « En fait, je n’ai jamais contrôlé, bien manié (5). » France-Observateur, Paris, 1958.
profondément attaché – c’est elle qui l’a initié à la cru que l’indépendance serait la fin des difficultés, je (6) Entretien avec El Hassar Benali (1972), dans Parce que c’est
tradition orale et à la poésie –, sombrera dans la savais bien que ça serait très dur. » Un « pouvoir explosif » qu’il utilisera dans Le
une femme, Editions des Femmes - Antoinette Fouque, Paris, 2004.
folie. Cette date du 8 mai marquera l’existence, Cadavre encerclé, où la journée meurtrière du
l’engagement et l’écriture de Kateb à tout jamais. Lorsqu’il décide de rester plus durablement 8 mai 1945, avec le saccage des trois villes de l’Est
C’est en septembre de cette même année,
en Algérie, en 1970, il abandonne l’écriture en algérien, Guelma, Kherrata et Sétif, par les forces Une œuvre
français et se lance dans une expérience théâ- coloniales, est au cœur du récit faisant le lien
à Annaba, qu’il tombe éperdument amoureux trale en langue dialectale dont Mohamed, prends entre histoire personnelle et collective. • Soliloques, Réveil bônois, Bône, 1946 ;
d’une de ses cousines, Zoulheikha, qui va inspirer ta valise, sa pièce culte, donnera le ton. Fondateur Bouchène, Alger, 1989 ; La Découverte,
de l’Action culturelle des travailleurs (ACT), il Kateb a fait le procès de la colonisation, du Paris, 1991.
* Journaliste. joue dans les lieux les plus reculés et improba- néocolonialisme mais aussi de la dictature post- • Nedjma, Seuil, Paris, 1956 ;
coll. « Points », 1996.
• Le Cercle des représailles (regroupe :
Le Cadavre encerclé, La Poudre d’intelligence,
Les ancêtres redoublent de férocité

la boutique en ligne et Le Vautour), Seuil, 1959 ; coll. « Points », 1998.


• Le Polygone étoilé, Seuil, Paris, 1966 ;
coll. « Points », 1994.
A l’approche des fêtes, découvrez notre sélection • L’Homme aux sandales de caoutchouc, Seuil,
1977 ; coll. « Points », 2001.
et offrez des cadeaux • L’Œuvre en fragments, Sindbad, Paris, 1986 ;
Actes Sud, Arles, 1999.
qui ont du sens ! • Boucherie de l’espérance (regroupe :
Mohamed, prends ta valise, La Guerre
de deux mille ans, Le Bourgeois sans culotte
et Le Spectre du parc Monceau), Seuil, 1999.

Le 17 octobre, Amazigh Kateb, chanteur


et fondateur du groupe Gnawa Diffusion,
Pour toute commande a sorti un album en solo, Marchez noir
passée avant le 05/12, (Iris Music), dans lequel il aborde l’écriture
de son père.
votre livraison
assurée avant Noël. Inspirés de l’ouvrage Kateb Yacine, le cœur
entre les dents, des textes seront dits à l’Institut
du monde arabe (1, rue des Fossés-Saint-
Bernard, Paris 5e), le 9 décembre, à 18 h 30,
R e n d e z - v o u s s u r w w w. m o n d e - d i p l o m a t i q u e . f r / b o u t i q u e par Fellag et Marianne Epin. Entrée libre.
NOVEMBRE 2009 – LE MONDE diplomatique
32 MONDE
diplomatique
des fins inventives » ; l’autre, sur l’ou-
CRÉATION ARTISTIQUE verture d’une école de cinéma installée
sur une péniche, au pied des cités, et
proposant de faire du « cinéma de rue ».

Un Conseil
On admirera le flou des « fins inven-
tives » et on rêvera sur le « populaire »
des cités s’épanouissant dans le cinéma
populaire : à chaque catégorie sociale
son esthétique...

à ne pas suivre C’est tout. C’est peu. Mais c’est que


l’essentiel du programme relève d’une
volonté de « démocratisation de la cul-
ture », jugée trop élitiste : un musée
nomade pour présenter les œuvres du
XXe siècle ; un service de vidéos à la
demande pour les étudiants ; la partici-
pation à des orchestres classiques de
PA R E V E LY N E P I E I L L E R jeunes en situation difficile, dans les
quartiers sensibles, et n’ayant jamais pra-
tiqué la musique... C’est mignon. Et si
fluet que c’en est étonnant. Avec cette
renforce le besoin de culture », pied dans la fourmilière (4). » L’image devrait lais- série de gadgets bien-pensants qui ne

L
A CRISE

« diagnostiquait en janvier dernier


M. Nicolas Sarkozy, ajoutant que c’est
« à l’Etat de porter ce message » (1).
ser rêveuses les fourmis concernées.
Depuis son élection, le chef de l’Etat n’a pas vrai-
constitue en rien une politique culturelle,
on frôle allègrement la démagogie, qu’il
suffit de rebaptiser démocratisation pour
Comme on sait, le président de la République a ment suscité d’élan d’amitié dans les milieux cultu- lui donner belle allure.
l’habitude de mettre ses idées en pratique ; c’est rels, plus ou moins de gauche. Il est vrai qu’il ne
pourquoi il a décidé, en relation avec cette forte trouve pas toujours les mots justes pour s’adresser à Tout paraît sans surprise, et inoffen-
analyse des conséquences du krach, d’instituer, eux (voir plus haut), ce qui peut agacer. Et quand il sif... Sauf que d’autres missions attri-
en février, un inédit Conseil pour la création justifie la création de son Conseil en se donnant pour buées à ce Conseil ont été moins mises
artistique. prédécesseurs Charles V et François Ier, il paraît peu en lumière : il doit notamment « exa-
sensible aux vertus de la République – moins portée en se concentrant sur les créateurs, reconnus ou miner en priorité les mesures de nature à permettre
Ainsi, la France, continuant à faire briller les feux sur la construction des châteaux de la Loire que sur émergents, et sur la popularisation des créations, le développement de nouvelles sources de finance-
de son exception, affirme par sa voix la plus offi- la nationalisation du palais du Louvre –, ce qui peut enfin sorties de leur cadre académique, qui les ment de la création artistique (8) ». Ah ! Comme le
cielle que la culture peut être la réponse à la crise. surprendre le citoyen en général, et l’acteur du monde éloigne par trop du peuple, de la jeunesse, précise M. Karmitz, il faut « garder du public et
C’est inattendu. Comme souvent lorsque le mot « cul- culturel en particulier. Il est encore plus vrai que ce de la modernité. mettre dans le coup du financement privé » ; les
ture » est utilisé, il est difficile de comprendre de fameux Conseil, où siègent douze membres sous la artistes ne doivent pas « se considérer uniquement
quoi il retourne au juste. Mais M. Sarkozy précise ce houlette de M. Marin Karmitz, a notamment pour comme des assistés (9) ». Les subventions publiques
OUT est à peu près clair dans la répartition des
qu’il entend par ce vocable : « Notre culture est notre
bien le plus précieux, elle donne du sens à notre vie
personnelle, elle est ce qui porte notre société et la fait
tenir ensemble, elle est ce qui restera de notre civili-
caractéristique remarquable d’être présidé par... le
président de la République et de rendre des comptes,
à en croire M. Karmitz, avant tout au président – ce
qui peut troubler (5).
T « missions » : le ministère s’occupe du patri-
moine, le Conseil se charge de la création et de
sa diffusion. Décidément, la marginalisation s’ac-
seraient donc de la « charité » ? La culture pourrait
donc être une affaire rentable ?... On comprend
mieux le silence du Conseil concernant le théâtre,
si regrettablement coûteux, et sa passion pour le
sation (2). » Il semblerait que, dans son esprit, la centue d’un ministère qui ne finance plus d’ailleurs numérique, qui entre dans au moins quatre de ses
« culture » soit identifiable aux « valeurs » : « Bien Mais enfin, il convient, si l’on souhaite se délester qu’un quart de la dépense publique culturelle. Mais propositions. On comprend mieux que la « créa-
plus qu’une crise financière, qu’une crise écono- du fardeau des archaïsmes et améliorer notre com- il n’est pas non plus tout à fait impensable que tion » ait une place aussi maigrelette, et qu’il soit
mique et sociale, c’est une crise morale et culturelle pétitivité internationale, de ne pas se crisper sur des l’élaboration de ce Conseil ait été conçue comme davantage question ici de « publics » que de
que nous traversons (3). » En résumé, c’est la « confu- principes vieillots comme le refus, en démocratie, de une « opération séduction » à destination des « citoyens ».
sion des valeurs » qui fait monter le chômage. la personnalisation à outrance du pouvoir présiden- artistes, et plus largement de ceux à qui importe la
tiel, et de ne juger d’une initiative que par ses objec- vie culturelle. A première vue, il faudrait avoir très D’après M. Karmitz, fondateur de la société MK2
Le 3 février 2009 était une date symbolique pour tifs et ses résultats ; ce qui importe, c’est le concret. mauvais esprit pour s’y opposer. – 70 millions d’euros de chiffre d’affaires –, « la cul-
ceux qui sont attachés à l’histoire, à l’action et à ture ne peut se faire que dans la rébellion ». Contre
l’avenir du ministère de la culture, puisqu’il fêtait ce Les objectifs du Conseil sont délicieusement A deuxième vue, il est quand même difficile de les fins de mois difficiles ? Ou contre la réforme
jour-là son cinquantième anniversaire. De façon tout consensuels : il doit « encourager l’épanouissement ne pas s’adonner aux charmes toniques du libérale du ministère de la culture (10) ?
aussi symbolique, c’est la veille de cet anniversaire de grands artistes français, attirer sur notre sol les mauvais esprit.
que le Conseil était installé. Le discours pour lancer plus grands créateurs étrangers, faire fructifier les
les manifestations du cinquantenaire prononcé par talents, semer les œuvres dans les rues et sur la toile Le Conseil, conçu comme un « service de (1) « Vœux aux acteurs de la culture », Nîmes, 13 janvier 2009.
Mme Christine Albanel, alors ministre, ne suscita pas numérique (6) ». Certes, on est un peu loin de la défi- recherche et développement », pour citer M. Kar- (2) Discours à l’occasion de l’installation du Conseil pour la
un intérêt brûlant : le président lui avait impeccable- nition par André Malraux des missions du ministère mitz, a rendu publiques, en septembre, dix idées des- création artistique, Paris, 2 février 2009.
ment volé la vedette. La manœuvre était bien un peu de la culture : « Rendre accessibles les œuvres capi- tinées à « mettre en œuvre une politique culturelle (3) « Vœux aux acteurs de la culture », op. cit.
taquine, mais elle avait le mérite de la franchise : le tales de l’humanité et d’abord de la France au plus d’envergure pour le temps présent et l’avenir », selon (4) Ibid.
Conseil apparaissait ainsi comme un contre-projet, et, grand nombre de Français, assurer la plus vaste les termes du communiqué officiel. C’est entendu, (5) Le premier ministre et le ministre chargé de la culture en sont
sans être directement critiqué, le ministère se retrou- audience à notre patrimoine culturel, et favoriser la comme disait Pierre Dac, les prévisions sont diffi- membres de droit.
vait dans la pénombre qui sied aux préretraités. création des œuvres de l’art et de l’esprit qui l’enri- ciles, surtout quand elles concernent l’avenir ; mais, (6) Discours à l’occasion de l’installation du Conseil..., op. cit.
M. Sarkozy n’en faisait d’ailleurs pas mystère : il chissent. » Mais il est vrai que l’Etat entend désor- pour le présent, on peut avoir un point de vue. Il est (7) Ibid.
entendait bousculer le « conformisme », secouer les mais impulser un « changement de culture » et effa- attristé. Tout d’abord, sur dix propositions, seules (8) Décret portant sur la création du Conseil, 30 janvier 2009.
immobilismes là comme ailleurs, et ne pas renoncer cer des « décennies de mauvaises habitudes » (7). deux concernent la « création » ; et pour y avoir (9) Entretien avec Jean-Pierre Elkabbach, Europe 1, 14 jan-
à sa célèbre intrépidité : « Ma parole est plus libre accès, encore faut-il, conditions sine qua non, être vier 2009.
que celui qui produit et qui doit faire attention à ce Le Conseil va donc corriger les errements d’une jeune et relativement peu préparé. L’une porte sur (10) Le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles
qu’il dit. (...) C’est donc à moi de donner un coup de politique culturelle quinquagénaire sinon cacochyme, l’appropriation de « lieux historiques » à utiliser « à (Syndeac) réclame la dissolution du Conseil.

SOMMAIRE Novembre 2009


PAGE 2 : PAGE 6 : PAGES 20 ET 21 :
Soutenez Le Monde diplomatique. – Courrier des lecteurs. La gauche israélienne en déshérence, par ZEEV STERNHELL. Dans les rouages d’un grand aéroport, suite de l’enquête de MARC
ENDEWELD.
PAGE 3 : PAGE 7 :
Quelle réflexion stratégique européenne ?, par PIERRE CONESA. PAGE 22 :
« Apocalypse » ou l’histoire malmenée, par LIONEL RICHARD.
L’immigration, un « problème » si commode, par ERIC FASSIN.
PAGES 8 ET 9 :
PAGES 4 ET 5 :
Surprenante souplesse tactique des talibans en Afghanistan, par PAGE 23 :
Une flammèche obstinée a embrasé la Guadeloupe, par FRANÇOIS
PATRICK PORTER. – Les leçons oubliées du Vietnam, par WILLIAM Où vont tous ces enfants ?, par CLAIRE BRISSET.
RUFFIN.
R. POLK.
PAGES 24 ET 25 :
PAGES 10 ET 11 : Et soudain resurgit la faim, par STÉPHANE PARMENTIER. – Pour un
En Birmanie, des élections au bout des fusils, par ANDRÉ ET LOUIS modèle agricole dans les pays du Sud, par JACQUES BERTHELOT.
BOUCAUD. – Plus de cent trente minorités (A. ET L. B.).
PAGES 26 ET 27 :
PAGE 12 : Anatomie d’un effondrement, par FRANÇOIS CHESNAIS. – Au four et
La Guinée, d’un putsch à l’autre, par GILLES NIVET. au moulin, par PIERRE RIMBERT.

PAGE 13 : PAGES 28 ET 29 :
7€ Une génération à l’assaut de la Côte d’Ivoire, par VLADIMIR LIVRES DU MOIS : « Dans les pas du renne », de Mariusz Wilk, par
NATHALIE MELIS. – « Le Goût âpre des kakis », de Zoyâ Pirzâd, par XAVIER
100 pages CAGNOLARI.
LAPEYROUX. – Cette machine tue les fascistes !, par JACQUES DENIS.
PAGES 14 ET 15 : PAGE 30 :
Chez votre Interminables fiançailles entre Bruxelles et les Balkans, par JEAN- Une pelleteuse sur le lac des cygnes (P. R.). – Parti révolutionnaire,
ARNAULT DÉRENS.
marchand anticapitaliste ou antilibéral ?, par MAURICE LEMOINE.
PAGES 16 ET 17 :
de journaux Sur les traces estompées de l’Allemagne de l’Est, par BERNARD
PAGE 31 :
Kateb Yacine, l’éternel perturbateur, par MARINA DA SILVA.
UMBRECHT. – Un pays englouti (B. U.).
PAGES 18 ET 19 : Le Monde diplomatique du mois d’octobre 2009 a été tiré à 226 546 exemplaires.
A ce numéro sont joints quatre encarts, destinés aux abonnés : « Sciences humaines »,
LA CRISE VUE DU MEXIQUE : A Tijuana, la mauvaise fortune des « Fleurus Presse », « Agir pour l’environnement » et « Sortir du nucléaire ».
« maquiladoras », par ANNE VIGNA. – Un accord à renégocier (A. V.).

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