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ANNE D E C K E R S

JE HAIS MIRBEAU !

Je hais Octave Mirbeau. Je hais ses histoires, ses


personnages, ses convictions, ses combats, ses mots. Parce
que ce sont des histoires cruelles et maculées de boues, où
les héros se débattent, sont rarement heureux, perdent
toujours, l’âme broyée, le cœur en poussière. Et sa pensée est
corrosive, létale comme le suc du mancenillier. Et sa croisade
est violente, implacable, sans concessions, appelant à
l’émeute, à l’anarchie même. Et ses mots brûlent. Oh, comme
ils brûlent et giflent ! N’épargnant rien, ne saluant personne,
ils ne se complaisent à aucune mollesse, ils ne donnent à
mordre que la vérité, l’amère vérité qui persiste comme un
poison sur la langue et dans le souvenir, et les blessures
qu’ils causent sont pareilles à celles du fil de fer barbelé,
atroces, hideuses, inguérissables.
A-t-il eu peur ? A-t-il seulement tremblé ? Il a craché sa
révolte sur le monde pour le chambarder, il a fustigé avec du
feu tout ce qu’il refusait, il s’est vautré dans l’horrible, cet
horrible qui est le réel, chaud, frémissant comme un renard
qu’on vient de tuer et qui rougeoie encore, et il nous a
barbouillés de son sang, et c’est définitif, et c’est indélébile.
Mirbeau, c’est la hache qui fend notre inertie de haut en bas,
la bombe qui fait exploser nos lâchetés, le chaudron qui
déborde d’une colère intarissable et douloureuse, se
nourrissant de la veulerie humaine, ne nous trouvant aucune
excuse, et hurlant sans fin contre tout, contre tous, mouchant
toutes les étoiles.
On respire Mirbeau, et c’est des puanteurs d’abattoir,
des parfums de cocottes, des effluves poivrés de bourgeoisie
à coller la migraine.
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On mange Mirbeau, et c’est de la viande, que de la


viande à canon, qui envoie dans nos muscles et notre cerveau
tout le sang nécessaire à la bonne vie.
On entend Mirbeau, et il y a des cris par-dessus les
campagnes, des plaintes sourdant des villes comme une eau
sale, des larmes muettes dévorées par les rejetés, les rafalés,
les proies de la froide machine sociale.
Et, finalement, on voit ce qu’il nous montre, qui nous
crève les yeux, dame, on ne peut faire autrement que de voir
sa réalité, notre réalité, de souffrance, d’iniquités et de
crime, pleine de créatures chargées de tares jusqu’à la
caricature, jusqu’au détail déchirant et inattendu qui nous
oblige à comprendre que nous sommes tous un peu,
beaucoup, passionnément, ceux qu’il décrit sans même les
juger. Oui, l’abbé Jules s’exaspère en nous, Sébastien Roch
pleure au fond de nous, et Clara qui nous fascine, et Dingo,
sauvage et libre, qui dort près de nous après avoir semé la
mort.
Il ne nous reste plus qu’à plonger les mains dans le
charnier. Au pire, on y coulera, on ira féconder de notre sang
la terre du jardin des supplices, et les fleurs y pousseront
plus belles, leurs couleurs chatoieront davantage, on ne
pourra que nous remercier. Mais si on est fort, on en
émergera encore plus fort. Plus capables de survivre à ce que
nous avons nous-mêmes créé, plus forts pour résister au noir
entonnoir de la surconsommation, pour lutter contre ce qui
nous écrase, la course au pouvoir, la malbouffe de pauvres,
salauds de pauvres, la nature assassinée, la bêtise, la paresse
– et combien de guerres a-t-il fallu pour en arriver là ? Et
combien d’éléphants morts, d’avancées technologiques,
d’additifs alimentaires, de progrès médicaux, d’Internet et de
Secret Story ?
Peut-être, en effet, serai-je plus forte de tous les mots
d’Octave Mirbeau fichés dans ma chair comme des millions
d’épingles, peut-être aurai-je envie un jour de lever une
barricade, de combattre, de collaborer à cette société
fraternelle, intelligente et humaine dont il rêvait. Ou peut-
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être, tellement dégoûtée, tellement désespérée de mon


prochain, aurai-je acquis, grâce à lui, la force de ne rien faire
du tout pour l’humanité.

Parce que ça fait parfois si mal, Mirbeau, qu’on ne s’en


remet pas, ou pas bien, que l’on garde des séquelles de son
pessimisme, de son tourment, de ses mots à lacérer les
armures, à laisser pantelant et noyé de larmes sur le bord de
la vie.
Alors, oui, je hais Octave Mirbeau. Je le hais d’avoir tout
senti, tout prévu, tout compris et que cela n’ait servi à rien –
que rien n’a changé. Je le hais de m’avoir rouée de coups. Je
le hais de toute cette lave rouge et furieuse qu’il a versée en
moi pour toujours. Je le hais surtout d’être ce soleil au baiser
étincelant, cuisant, immortel.
Et je le hais plus encore de ne jamais pouvoir lui
pardonner d’avoir raison.
Anne DECKERS

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