"La standardisation de la langue amazighe ne peut être que progressive et convergente"
Entretien avec Meftaha Ameur, universitaire et membre du Centre d'aménagement linguistique ( CAL) de l'Ircam.
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La standardisation de la langue amazighe ne peut être que
progressive et convergente» Entretien avec Meftaha Ameur, universitaire et membre du Centre d'aménagement linguistique (IRCAM)
Propos recueillis par M Moukhlis
Le matin : 21 - 01 - 2005 - Pour commencer , nous voudrions avoir un bref aperçu des études linguistiques amazighes. R : On peut considérer les travaux de la période coloniale (fin du 19è et début du 20è siècles) comme les premiers embryons des études linguistiques amazighes. Ces études, faites par des militaires ou des fonctionnaires désireux de connaître la langue de leurs administrés, et sans formation en linguistique, ont eu le mérite de fournir des documents fort intéressants sur la langue et la culture amazighes. Il faut attendre la première moitié du 20è siècle pour parler de véritables études scientifiques avec les travaux des maîtres de la « berbérologie » tels Ch. De Foucauld, A. Basset, G. Marcy, E. Destaing, A. Roux, E. Laoust, etc. Les années 70 ont connu le phénomène de la « maghrébinisation » des études linguistiques amazighes avec des travaux académiques réalisés par des nationaux dans des universités étrangères (S. Chaker : 1973 et 1978, A. Boukous: 1974, A. Akouaou : 1976, J. Saïb : 1976, Taïfi : 1979, M. Chami : 1979, M. Guerssel : 1979, B. Hebbaz : 1979, K. Cadi : 1981, E. El Moujahid : 1981 . Depuis, plusieurs autres thèses consacrées à la linguistique amazighe ont été soutenues. Parallèlement à cet investissement du champ de la recherche linguistique par les nationaux, nous pouvons noter l'internationalisation des études linguistiques amazighes. En dehors de la France qui est le plus grand pôle en ce qui concerne les études de linguistique amazighe et de l'Algérie (les universités de Tizi Ouzzou et Bgayet), d'autres centres de recherche s'intéressant à l'amazighe ont vu le jour à l'étranger, tels le Danemark (l'université de Copenhague avec K. Prasse), la Russie (l'Institut d'Etudes Orientales de Moscou avec A. Aïkhenvald et A. Militarev), le Pays-bas (à l'université de Leyde avec H. Stroomer et M. Kossman), l'Italie (Luigi Serra), les Etats-Unis et le Canada . Maintenant avec l'Ircam, en tant qu'institut de recherche, plusieurs conventions ont été signées avec des centres de recherche en linguistique (entre autres celle passée avec l'INALCO) ; le Centre de l'Aménagement linguistique est directement impliqué dans tout ce qui concerne le volet langue. Pour l'essor des études linguistiques amazighes, il faudrait aussi mais surtout pouvoir travailler, en collaboration étroite, avec les universités marocaines, et surtout les départements de langue des diverses facultés des lettres où il existe déjà une tradition de recherche en linguistique amazighe. - Qu'en est-il de l'état actuel de la recherche sur la langue amazighe? Comme vous le savez, une des tâches assignées à l'Ircam, comme le postule l'article 3 du Dahir portant création de l'Ircam (alinéa 8) est d' « établir des relations de coopération avec les institutions et établissements à vocation culturelle et scientifique nationaux et étrangers poursuivant des buts similaires ». C'est dans cette perspective que l'Ircam a organisé plusieurs colloques internationaux et séminaires dans différents domaines. Pour ce qui est du volet linguistique, le CAL a organisé deux séminaires, le premier, dont les actes sont parus en décembre 2004, avait pour thème la standardisation de l'amazighe et un deuxième, en octobre 2004, sur les structures morphologiques de la langue. Ces deux rencontres ont réuni un nombre important de chercheurs autour d'un sujet d'actualité, à savoir la standardisation de la langue amazighe. Il faut donc mener de front, la recherche fondamentale d'un côté et la recherche-action de l'autre, étant entendu que la deuxième ne peut avancer sans la première. - Que peut apporter la recherche linguistique amazighe à la connaissance de la culture, l'histoire et la civilisation amazighe ? Le linguiste s'occupe de l'analyse de la matière linguistique (c'est la matière première) avec ses différents niveaux (phonie, morphosyntaxe, lexique) et décrit son fonctionnement, c'est un travail métalinguistique. Les autres spécialistes, utilisent la langue comme produit fini à des fins précises selon le champ d'investigation de chacun (histoire, littérature ou autre). A mon sens, pour mener à bien un travail de recherche, la constitution d'équipes pluridisciplinaires s'impose. Si on prend par exemple, le domaine de la préhistoire, le concours de linguistes est indispensable lors du déchiffrement des inscriptions gravées sur les stèles ou les parois des grottes. De même pour la transcription des corpus de littérature orale (contes, proverbes, fables, devinettes, chansons, etc.), le linguiste doit fournir un protocole de notation, de segmentation qui doit être respecté afin de garantir aux textes écrits un maximum de clarté et de lisibilité. Sans compter tous les travaux de lexicographie (dictionnaires, glossaires) élaborés par les linguistes et qui restent des outils incontournables dans tous les domaines de la recherche amazighe. - Quels seraient les ingrédients d'une standardisation progressive et rationnelle de la langue amazighe au niveau national ? Il faudrait à ce propos rappeler l'état actuel de la langue amazighe qui se caractérise par les traits suivants : - une grande extension géographique ; - le manque de contact permanent et régulier entre les différentes zones amazighophones ; - son exclusion de la vie publique, de l'enseignement ; - son oralité. Il résulte de cet état de fait une certaine dialectalisation de la langue qui se réalise sous forme de plusieurs variétés. Depuis que l'enseignement est introduit dans le système éducatif marocain, la question de la standardisation de la langue est à l'ordre du jour. L'unité de la langue est indéniable, mais les variations aussi existent. Il faut donc que celles-ci soient examinées afin de mettre en relief ce qui est commun et pertinent à l'ensemble des géolectes et qui constituera l'amazighe standard et puis ce qui est local et régional et qui ne doit pas être pris en charge par la graphie. Une standardisation trop restrictive peut conférer à la langue codifiée des écarts, par rapport à l'usage quotidien, au vernaculaire. Ce qui peut avoir, comme conséquence sur le plan communicatif, une situation de diglossie, où l'apprentissage de la langue maternelle présenterait les mêmes difficultés qu'une langue étrangère. Un grand pas en matière de standardisation a été franchi ; il consiste en l'élaboration d'un système graphique supra dialectal permettant d'écrire, de façon claire et simple, toutes les variétés dialectales. L'usager a, désormais, à sa disposition un système graphique lui permettant d'écrire les différentes variantes. La normalisation du lexique et des structures grammaticales doit se faire progressivement et en étudiant les différentes variantes afin de pouvoir statuer sur ce qui relève du local et ce qui est généralisé à la plupart des dialectes. C'est à ces tâches que s'attellent les chercheurs du Centre de l'Aménagement Linguistique. Pour résumer, la standardisation de la langue amazighe ne peut être que progressive et convergente si l'on veut garantir aux différents idiomes leur vitalité et bénéficier d'une grande adhésion sociale. C'est un domaine dans lequel prudence et circonspection doivent être de mise. - Quel pourrait être l'apport des autres groupes amazighophones de l'Afrique du nord ? Il faut préciser que le projet à court terme de l'Ircam est d'abord marocain, surtout pour des raisons pragmatiques, de faisabilité. Nous avons l'exigence de l'enseignement qui fait que notre terrain d'action est bien délimité (intra-muros). Mais il est sûr aussi que des projets à moyen et à long termes peuvent être envisagés avec les autres pays de la Tamazgha, avec l'Algérie comme partenaire privilégié. D'ailleurs, nous avons déjà (et ce depuis longtemps) des relations de collaboration académique et universitaire avec des chercheurs d'Algérie (surtout), du Niger et du Mali. - L'école, peut-elle être le seul vecteur de la standardisation? L'école représente le canal le plus important pour asseoir l'amazighe standard. Mais là encore (et surtout), l'approche doit être progressive, souple et convergente. Il ne faut pas que la langue standard que l'on veut implanter soit coupée de la réalité langagière des locuteurs. Puisque ce que nous visons d'abord est de garantir à l'enfant, dont la langue maternelle est l'amazighe, cette sécurité linguistique nécessaire à ses premiers pas dans l'éducation et à son épanouissement psychologique. L'école est le biais qui assure la transmission de la langue. Le fait qu'une langue cesse d'être transmise aux enfants est l'indice d'une "précarisation importante" comme le dit si bien Claude Hagège. La création de centres de formation des formateurs au niveau des CFI (Centres de Formation des Instituteurs) est une nécessité pressante ainsi que de départements de langue et littérature amazighes dans les facultés de lettres afin de former des futurs chercheurs dans le domaine de l'amazighe qui prendront la relève. Les mass médias ont un rôle capital à jouer et surtout les moyens audio-visuels : il faut obtenir des plages horaires plus importantes pour les informations, à des heures de grande écoute. Prévoir des émissions culturelles et éducatives, etc. La production littéraire et artistique en langue amazighe doit être encouragée et valorisée. - Quelle place accordez-vous à la recherche lexicologique et, particulièrement, à la néologie? Dans une phase de rennaissance d'une langue, et surtout quand celle-ci se réapproprie l'écrit, la demande d'outils lexicographiques se fait sentir. C'est le cas pour l'amazighe. Il existe, bien entendu, un certain nombre de dictionnaires de langue concernant les différentes zones géolectales. Mais depuis l'introduction de l'amazighe dans l'enseignement, d'autres besoins apparaîssent. Entre autres, la nécessité d'avoir un dictionnaire de l'amazighe standard, et pour plus tard (quand on enseignera en amazighe), des dictionnaires spécialisés. C'est dire le grand chantier que constitue la lexicographie. L'UER lexique du CAL travaille actuellement sur le lexique de l'éducation pour accompagner les manuels scolaires. Il faut établir des priorités à l'intérieur des différents champs lexicaux. Pour la question de la néologie, il faut, et avant le recours à la création de mots nouveaux, bien recueillir les vocabulaires existants selon les spécificités de chaque région. Pour le lexique maritime, la région de Haha et le Rif devraientt être exploités ; pour le pastoralisme, le Moyen Atlas ; pour le vocabulaire relatif aux techniques de l'irrigation, les oasis de Figuig à Zagora, etc. Il faut veiller à ramasser la matière première en faisant du terrain, et en écoutant les usagers. Ce matériau constituera une base de données qui peut être utilisée pour la confection des dictionnaires. La néologie doit être un dernier recours, quand il s'agit de terminologie lacunaire. Là encore, les potentialités intrinsèques de la langue doivent être examinées et la stucture de la langue respectée. On forgera des mots à partir de racines existantes soit par dérivation ou par composition. Les travaux de néologie existants doivent être évalués afin de séparer le bon grain de l'ivraie. Malheureusement c'est un domaine qui a été longtemps investi par l'amateurisme. Or les questions de terminologie (et de néologie) doivent être pilotées par des personnes à qui est confiée cette responsabilité, et dans le cas qui nous intéresse, c'est au Centre de l'Aménagement Linguistique à qui incombe la tâche de confection et à de validation des travaux de néologie. - Comment appréciez-vous les choix du Centre de l'Aménagement Linguistique en matière de standardisation? R : Je suis chercheur au sein de ce centre et c'est faire preuve de manque de modestie que de vous dire que le choix fait par le CAL en matière de standardisation est le bon choix, mais je le dis quand-même. En effet c'est l'option de tout l'institut qui se veut une institution académique et scientifique. Notre démarche dans ce grand projet est échelonnée sur la durée. Nous mesurons l'ampleur de la tâche et nous voulons en faire un projet réussi qui obtienne l'adhésion de la communauté. - Quelle est la place de la langue amazighe au sein des variétés linguistiques en présence sur le territoire national? Plusieurs analyses ont été consacrées aux questions sociolinguistiques du Maroc, dont notamment les travaux de A. Boukous. Je dirai, d'une façon schématique que le panorama sociolinguistique au Maroc se présente ainsi : l'arabe moderne est la langue officielle, le français, la langue de l'administration (à côté de l'arabe) et de l'enseignement des sciences (enseignement supérieur). L'amazighe coexiste avec l'arabe dialectal comme étant deux vernaculaires jouissant d'une grande vitalité mais exclus du domaine public et confinés, par voie de conséquence, à un usage domestique. C'est le sort des langues de faible puissance socio-économique à l'échelle de la planète. La création de l'Ircam constitue une nouvelle donne dans la situation sociolinguistique du pays. L'introduction de l'amazighe dans l'enseignement représente un véritable tournant dans l'histoire de la langue. Cependant, il faut que cette volonté de l'état se concrétise par des réalisations tangibles avec des prises de décisions telles la création de centres de formation des formateurs (car c'est là la clef de voûte du projet), de filières au niveau des facultés, etc. - Comment articulez-vous le rapport entre la reconaissance officielle de l'amazighe et le développement ? La reconnaissance officielle de l'amazighe est une revendication légitime et une conséquence naturelle des siècles d'exclusion vécue par la langue. Le projet de rennaissance de la langue doit être intégré dans un véritable projet de société moderne et démocratique. L'enseignement de l'amazighe, à lui seul, reste insuffisant, tant qu'il n'ya pas de développement du monde rural, tant que des zones sont complétement enclavées et vivent en autarcie et tant que des enfants n'accèdent pas encore à l'enseignement, au moment où l'on parle d'enseignement préscolaire obligatoire. C'est là le véritable défi que doit relever l'Ircam en collaboration avec la société civile. - Etes-vous optimiste pour le devenir de la langue amazighe? Oui, si toutes les conditions garantissant la réussite d'un tel projet sont réunies. S'il y a une véritable volonté étatique qui accompagne le projet. Nous sommes dans une phase de construction et autant la gageure est importante, autant l'espoir est grand. Il y a quelques années, pour pouvoir mener un travail scientifique sur sa langue maternelle, il fallait s'expatrier, aujourd'hui, nous avons une institution nous permettant de nous consacrer à la recherche sur la langue et la culture amazighes. De mon point de vue, c'est un aquis inestimable. Et comme on dit chez nous : imnayn d ayt wassa.