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Un pur Normand
Le paysan normand
Mais, beaucoup plus que l’Eure, c’est le Perche ornais qui a marqué durablement la
sensibilité du futur écrivain et qui, sur la base des observations accumulées pendant toute sa
jeunesse, lui a permis de faire revivre la vie quotidienne de la campagne normande sous le
Second Empire et au début de la Troisième République. C’est dans le Perche rémalardais qu’il
situe L’Abbé Jules (1888), la deuxième partie de Sébastien Roch (1890), les deux premiers
chapitres du Calvaire (1886), son roman posthume Un gentilhomme, ainsi qu’un grand
nombre de ses contes, recueillis en 1990 sous le titre de Contes cruels, emprunté à Villiers de
l’Isle-Adam. C’est aussi dans l’Orne, dans les parages de Sainte-Gauburge, que se situe le
château d’Isidore Lechat – le bankster cynique des Affaires sont les affaires (1903) –, qui
porte le nom d’un manoir de Rémalard, ancien relais de chasse, Vauperdu. Ce sont aussi les
paysages du Perche qu’il évoque dans ses lettres de jeunesse et, plus tard, dans nombre de ses
contes et de ses romans ; ce sont les toponymes du Perche qui reviennent le plus souvent sous
sa plume ; c’est le parler local qu’il nous restitue fidèlement ; et, surtout, ce sont les paysans
normands des villages du Perche et, accessoirement, les petits-bourgeois, qui peuplent ses
récits.
L’image que Mirbeau nous donne des Normands est sensiblement différente de celle
des Bretons, bien que la pauvreté, voire la misère, y soit souvent la règle et que la vie y soit
également très dure pour le plus grand nombre. Ainsi, un conte du prétoire de 1885,
« L’Enfant », nous révèle la fréquente pratique de l’infanticide dans la zone déshéritée de la
Boulaie Blanche, proche de Rémalard, où les familles n’ont pas du tout de quoi nourrir leurs
progénitures : « Un enfant à nourrir, quand déjà on ne peut pas se nourrir soi-même,
c’est bête […] Il y a, au village de la Boulaie-Blanche, trente feux, c’est-à-dire, trente
femmes et trente hommes… Avez-vous compté combien, dans ces trente feux, il y a
d’enfants vivants ?… Il y en a trois… Et les autres, et les étouffés, et les étranglés,
et les enterrés, les morts enfin ?… les avez-vous comptés ?… » Encore plus terrifiant, un conte
de 1893, « Les Bouches inutiles », nous présente un vieux paysan, devenu, du jour au
lendemain, incapable de gagner son pain à la sueur de son front, condamné par sa femme
inflexible à mourir de faim, et qui, loin de se révolter contre cette inhumanité, accepte une
sentence, qui lui semble juste : « – Travaille et t’auras du pain… Ne travaille pas et t’auras
rien !… C’est juste… c’est comme ça que ça doit être !… / Ce terrible moment devait
arriver, pour lui, comme il était arrivé jadis, pour son père, pour sa mère, auxquels,
bras impotents et bouches inutiles, il avait, lui aussi, avec une implacable rigueur, refusé le
pain des derniers jours sans travail. […] – C’est juste… Un homme est un homme,
comme une chèvre est une chèvre… Je n’ai rien à dire… C’est juste !… / Le père François
n’eut pas une récrimination, pas une révolte. Il ne quitta plus sa chambre ; il ne quitta
plus son lit. »
Néanmoins l’impression prévaut, à la lecture des contes normands de Mirbeau, que la
terre y est plus fertile qu’en Bretagne, que la Normandie possède plus de richesses
potentielles, dont profitent davantafge de propriétaires aisés, et, surtout, que les paysans, dans
leur ensemble, y sont beaucoup moins mystiques et naïfs, beaucoup plus rusés et, par
conséquent, plus difficiles à manipuler et à duper : même les curés catholiques, éminents
spécialistes du racket de leurs ouailles, s’y cassent les dents (voir par exemple « La
Confession de Gibory », 1886). Ils sont aussi plus impitoyables et plus âpres au gain, au point
que Mirbeau va jusqu’à parler de « férocité paysanne ». Bref, quelle que soit la tendresse que,
malgré tout, il leur accorde, comme à toutes les victimes, à cause de la dureté de leurs
existences, et aussi de leur attachement viscéral à la terre nourricière, les paysans normands
vus par Mirbeau suscitent, chez les lecteurs des villes, moins la pitié qu’un sentiment
d’étrangeté. Et, bien sûr, comme chez Molière, cette étrangeté peut, à l’occasion, tourner au
comique, comme dans un autre conte du prétoire de 1885, particulièrement cocasse, « Justice
de paix », où un paysan refuse de payer à un mari cocu la somme promise pendant qu’il
besognait sa légitime sur un talus, en revenant du marché : « J’peux pas payer ça, c’est trop
cher… ça ne vaut pas ça, vrai de vrai ! »
.. Même quand la situation évoquée est particulièrement cruelle et que la mort et le
meurtre sont au rendez-vous, le comique n’est jamais bien loin pour autant, comme on le voit,
par exemple, dans un conte de 1887, « Avant l’enterrement » : un paysan aisé, qui n’est au
courant de rien, y rend visite à son gendre boucher, qui a décoché un coup de pied mortel
dans le ventre de sa femme, et tous deux discutent tranquillement de choses et d’autres, tout
en descendant allègrement deux bouteilles de vin, sans parvenir à trouver une date
d’enterrement compatible avec leurs travaux respectifs. Notons au passage que l’alcoolisme,
refuge bon marché pour tous ceux qui peinent tant à vivre, fait des ravages et sécrète toujours
plus de violence en désinhibant le passage à l’acte, mais cela n’est évidemment pas le propre
de la Normandie, bien qu’elle soit alors particulièrement touchée par ce fléau.
Cette apparente « insensibilité » des paysans normands n’a rien de naturel. Elle est,
aux yeux du notre libertaire, le produit d’une double férocité. D’une part, celle de la condition
inhumaine infligée à l’homme, soumis à la terrifiante et implacable « loi du meurtre », qui
régit toutes les espèces vivantes ; il est condamné à « l’universelle souffrance » et doit bien
s’endurcir pour faire face à sa misère consubstantielle. D’autre part, celle d’une société
criminelle et criminogène, contre laquelle Mirbeau ne cesse de s’insurger, parce qu’elle
repose sur la violence et le meurtre enrégimenté, parce qu’elle est foncièrement inégalitaire,
aliénante et oppressive, parce que les dominants imposent, sans pitié ni scrupules, aux
prolétaires servilisés des usines et des campagnes, des conditions de vie et de travail
dévastatrices et déshumanisantes. Par ailleurs, il serait fâcheux de ne voir, dans cette
insensibilité, qu’une forme d’indifférence totale à la souffrance d’autrui, qui serait alors à
« maudire », selon l’humaniste Mirbeau, Il se demande en effet si elle ne témoigne pas aussi
d’une forme de stoïcisme spontané, de détachement indispensable face aux duretés de
l’existence, et donc d’une forme de sagesse supérieure, qu’il conviendrait alors d’admirer
(voir « Le Père Nicolas », La France, 21 juillet 1885). Cette ambiguïté, volontairement
entretenue, et ce refus de juger des personnages qui, bien souvent, sont à la fois des victimes
et des bourreaux, peuvent se révéler dérangeants et déstabilisants pour des lecteurs en quête
de réponses sécurisantes et bien tranchées.
Un écrivain dérangeant
Repères biographiques
- 1848 : naissance de Mirbeau à Trévières, le 16 février.
- 1849-1872 : Mirbeau passe l’essentiel de sa jeunesse à Rémalard (mais il fait quatre ans d’études
dans l’« enfer » du collège des jésuites de Vannes, d’où il est chassé dans des conditions plus que
suspectes, en juin 1863,).
- 1873-1884 : il fait tout à la fois le domestique, comme secrétaire particulier, le trottoir, comme
journaliste à gages, et le nègre, comme ghostwriter.
- 1884-1885 : séjour de sept mois à Audierne ; grand tournant, après lequel il entame sa rédemption
par la plume.
- 1886-1890 ; publication des trois premiers romans signés de son nom et dits
« autobiographiques » ; amitié avec ses « dieux » Claude Monet et Auguste Rodin.
- 1891-1897 : grands combats esthétiques et politiques, engagement libertaire de longue haleine ;
longue crise conjugale, existentielle et littéraire ; débuts théâtraux avec Les Mauvais bergers.
- 1898-1903 : engagement passionné dans l’affaire Dreyfus ; triomphe littéraire et théâtral à
l’échelle européenne.
- 1904-1908 : collaboration à L’Humanité pendant six mois ; recherches de voies nouvelles dans le
roman ; scandale du Foyer.
- 1909-1916 : Mirbeau est de plus en plus souvent malade et a de plus en plus de mal à écrire.
- 1917 : mort de Mirbeau, à Paris, le 16 février.
Principales œuvres
- L’Abbé Jules (1888)
- Le Jardin des supplices (1899à
- Le Journal d’une femme de chambre
(1900)
- Les affaires sont les affaires (1903)
- La 628-E8 (1907)