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Rêver 2074

Une utopie du luxe français

Une œuvre collective

du Comité Colbert
Une utopie du luxe français

Créé en 1954, le Comité Colbert fête en 2014 ses


60 ans. A cette occasion, ses membres – 78 maisons
de luxe français et 14 institutions culturelles réunies
autour de valeurs communes – ont voulu suivre la voie
de leurs créateurs visionnaires en se projetant en 2074.
Convaincu du pouvoir de l’imagination pour mode-
ler la réalité, le Comité Colbert a choisi de rêver 2074.
Ainsi, tout au long de l’année 2013, a-t-il mené La
fabrique de l’utopie au sein de laquelle chaque maison
a d’abord exprimé son rêve propre sous la forme d’un
bref texte, d’une image et de cinq mots. Cette matière,
riche, inventive, a ensuite été façonnée au cours de
dix ateliers pour donner forme à une utopie collective
incarnant la vision de l’ensemble du luxe français.
Optimiste, portée par de puissantes valeurs partagées,
cette utopie d’un luxe noventique, de l’industrie du
rêver-vrai, place l’humain au cœur de son rêve. Elle se
nourrit de paradoxes pour affirmer à la fois des valeurs
de partage et l’importance vitale de l’émotion esthé-

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tique pour chacun. Elle noue des liens entre les êtres et
par la transmission avec les générations futures…
Pour contaminer la société par l’optimisme rayon-
nant de cette utopie, le Comité Colbert a conçu une
œuvre collective qu’il met à la disposition de tous.
Cette œuvre est le fruit d’une collaboration unique,
riche des visions des maisons du Comité Colbert, de
la forme narrative que leur ont donnée six écrivains
de science-fiction, de la résonnance sonore créée par
un musicien et des inventions poétiques d’un linguiste.
C’est cette œuvre à 200 mains que nous vous invi-
tons à lire, à écouter, à déguster…

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2074, quand le luxe parle français

En 2074, le temps ne s’arrête pas plus qu’à toute


autre époque. Dans les quarante dernières années, tout
est allé très vite, et cela va continuer. Le monde a vu
se déployer les paramètres sublimes ou désastreux de
la vie humaine. La technique a fait la course en tête ;
venu du grec, le mot s’est traduit en latin par ars,
artis, notre ART. Cette mutation de la technique vers
la création esthétique a pu aujourd’hui s’inverser, et
certaines techniques, notamment celles de la vie, du
plaisir, du bonheur, ont achevé de se faire artistiques, et
ceci grâce à une pratique très ancienne, l’artisanat. Cet
artisanat retrouvé, rajeuni, rendu puissant, novateur,
utopiste, universel, a rejoint l’art, et l’a même dépassé,
car les arts ont été compromis, depuis le xx e siècle, par
la spéculation et les bulles financières. Cet admirable
savoir-faire se dresse contre l’emprise du massif, du
monotone, du quotidien, favorisée par l’industrialisa-
tion et par la concentration des grands médias, et qui
ont usé l’être humain.

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Un symbole de liberté, un instrument d’épanouis-
sement, un véhicule de générosité, jadis réservé à des
minorités, le LUXE s’est répandu en réseau à la surface
de notre petite planète solaire (on connaît maintenant
des millions d’exoplanètes), cette planète qui com-
mence à percevoir l’univers, son au-delà, et à explorer
une partie du système solaire, tandis que la substance
de toutes choses révèle ses minuscules miracles. De
nouvelles matières apparaissent, avec des nanotech-
niques1, des molécules pour la santé, pour le plaisir,
pour une vie plus longue et plus sensible à soi-même
et à l’autre.
Les maîtres mots du luxe ont cessé de borner les
espaces réservés du bien-être. Au contraire, ils disent
l’émotion et la sensibilité, l’espace ouvert et la durée
pérenne, avec la force de l’instant, l’exigence et le
respect, le savoir et l’agir pour le bonheur de tous.
Il y a près de trois siècles, un jeune révolutionnaire
français disait que le bonheur était « une idée neuve
en Europe ». C’est devenu aujourd’hui une idée-force
dans le monde, à l’approche du x x i i e siècle de l’ère
chrétienne.
En 2074, malgré les Cassandre, l’Europe est tou-
jours belle et créative, et la France, plus que jamais,
est source de joie pour la Terre entière. La formule

1. Je réserve le mot technologie à l’étude, à la science des


techniques.

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biblique de la création divine « que la lumière se
fasse », par une paronymie latine, peut ajouter au « fiat
lux » des croyances le « fiat lux » ambitieux des savoir-
faire supérieurs. En effet, le luxe est une « lumière »
(lux) agissante, une aurore. Le ciel humain est passé
des nuées sombres du malheur au « nuage » promet-
teur des échanges numériques. Ces valeurs lumineuses
s’ajoutent à celles qu’apporte la véritable étymologie
latine, faites d’énergie exubérante – celle de la sève
au printemps – et d’imprévisibilité, signe de créativité.
Malgré les folies humaines, le « village global »
pré-vu par le prophète McLuhan s’organise et s’huma-
nise enfin. Il requiert la lumière du luxe et ses valeurs
qui sont de générosité, d’émotion, de surprise, d’in-
ventivité, de paradoxe stimulant et, d’après un grand
poète d’autrefois, pourtant pessimiste, de « calme » et
de « volupté ».
En 2074, les grandes puissances de ce petit monde
planétaire — la Chine, les États-Unis, le Brésil, le
Canada, l’Argentine, le Japon, la Russie, et une Europe
enfin unie — sont rejointes par de nombreux États
d’Asie, du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Amérique
latine, du Pacifique, dans la demande devenue uni-
verselle du bien-être et du bonheur. Les besoins et les
désirs humains ont fait éclater les frontières. La planète
est entrée dans une « posthistoire » aussi différente de
l’histoire passée que celle-ci l’était de la préhistoire.
Cela s’est fait par une révolution pacifique, « tran-

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quille » (pour utiliser une belle formule ancienne des
francophones du Canada).
Avec le réseau des relations humaines planétaires
et immédiates, l’opposition rigide, étouffante, de l’ego
et de l’altérité est enfin en train de céder. Le bien-être
individuel, le plaisir personnel peuvent se répandre
et s’échanger. À « Je est un autre » (Rimbaud) répond
« Tout autre est moi ». Dans cette perspective, le luxe
est devenu un instrument majeur. Il est devenu à la
fois la pointe de la modernité et le recours aux valeurs
patrimoniales menacées ou perdues par l’action écra-
sante de la médiocrité, de la banalité et du laisser-aller.
Ce néoluxe ménage une nouvelle harmonie entre les
sensations nées de la matière et les richesses immaté-
rielles, entre les besoins et les états du corps et ceux de
l’esprit, entre réel et rêve, entre vérité et beauté, rejoi-
gnant ainsi la vision antique de Socrate et de Platon.
Parmi ses pouvoirs, le luxe crée du SENS. Dans le
monde des signes, dans la Babel des langues, il pro-
meut, avec les arts, la poésie, la culture, un humanisme
universel. Cependant, dans chaque langue, pour dire
son essence et sa naissance, sa transmission et ses pou-
voirs, des manières de dire, des mots sont apparus.
En 2074, les langues ont continué leurs évolutions.
La langue française, idiome privilégié du luxe, avec
toutes celles où s’exprime cette universelle activité, a
conservé et encore accru ses prestiges. Sa grammaire
s’est un peu simplifiée et c’est devenu un luxe véritable

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que d’en retrouver les subtilités, celles qu’ont exaltées
écrivains et poètes du passé ; mais écrivains et écri-
vaines d’aujourd’hui n’y ont pas renoncé. La pronon-
ciation s’est enrichie ; les accents régionaux de France
et ceux des divers lieux de la francophonie, d’Europe,
d’Amérique, d’Afrique, du Levant, du Pacifique… ont
fourni à la manière plate et monocorde de parler en
usage en France au début de ce siècle des couleurs et
une musique nouvelles.
Venons-en au lexique, aux mots grâce auxquels nous
classons les choses du monde et précisons nos idées.
Les mots du luxe ont fait l’objet, il y a 63 ans, d’une
étude dont les résultats se sont conservés : des termes
comme beauté, création, élégance, émotion, ou encore
lumière, rêve, séduction, ont toujours autant d’occa-
sions d’usage. Seuls exception, exclusivité, et, dans une
moindre mesure, rareté, qui avaient alors été évoqués,
n’ont plus la même pertinence quant au luxe. Car il
s’est généralisé, répandu, partagé, en un mot humanisé
à l’échelle de l’espèce, et toujours sans se banaliser, par
un éclatant paradoxe. La quantité, enfin, s’est mise au
diapason de l’extrême qualité.
Des mots nouveaux, cependant, sont apparus :
quelques anglicismes américains, pour la plupart,
pour « faire chic », par une conception archaïque
du luxe. Je n’en parlerai pas, de même qu’autrefois,
je négligeai le know-how et le melting pot, trouvant
que « savoir-faire » et « métissage » disaient autant et

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valaient mieux, pour la prononciation comme pour
la graphie. Ce franglais n’apporte rien à la pensée du
luxe. D’autres langues sont d’ailleurs disponibles pour
apporter leur propre musique et des concepts distincts :
la morbidezza italienne est intraduisible, et l’aljamal
de l’arabe, aussi important que notre luxe, en est cultu-
rellement distinct. Ce sont le latin et le grec, sources
toujours vives de la langue française — comme des
autres langues romanes et même de la langue anglaise
— qui ont fourni, avec les éléments du français lui-
même, de nouvelles manières de parler. Ainsi, croi-
sant les idées de magie et de luxe, certains produits
de luxe sont maintenant appelés imagiques, et ne sont
pas pour autant imaginaires, mais concrets tout en évo-
quant l’immatériel. D’ailleurs, on parle d’un artisanat
immatérialiste, alors qu’il traite des matières renouve-
lées par la physicochimie : le savoir-faire du luxe peut
être dit immatériel, comme une certaine littérature du
x x e siècle se voulait « surréaliste ». Ce savoir-faire est
ainsi néomatériel.
On a eu recours au vocabulaire antique de la beauté,
avec le grec kallos, les termes latins pulcher, formo-
sus (que la langue espagnole a modifié en hermoso).
Quant au latin decorus, qui qualifiait la beauté créée
par l’action humaine, il avait déjà offert au français la
décoration et le décorum. Si le latin pulcher n’a guère
réussi en français, lorsque des érudits ont voulu parler
de « pulchritude », parfait latinisme, c’est sans doute

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pour des raisons d’euphonie : pulchre ne convient pas.
En revanche, dire qu’une chose est formose n’est pas
exceptionnel ; les Portugais, autrefois, avaient baptisé
Formosa l’île de Taïwan.
Parmi les composés nouveaux formés en français,
on retiendra cet état sensible du plaisir que procure le
luxueux, le bel-être, qui n’a rien à voir avec le bellâtre
et qui désigne un sentiment de plénitude esthétique,
le luxe suprême d’une existence « en beauté ». Un
autre composé, moins paradoxal qu’il ne semble, est le
rêver-vrai, que seuls les artisans du luxe savent créer.
Afin d’évoquer à la fois les notions essentielles
d’authenticité et de beauté, une marque a déposé l’ad-
jectif beauthentique et le nom beauthenticité. Ces
­mots-valises ne se sont pas diffusés dans la langue
générale, à la différence d’un autre qui donne à l’idée
spatiale d’ubiquité une dimension planétaire, ce qui
correspond à l’évolution assez récente de l’idée du
luxe. Ce mot, c’est orbiquité, du latin orbs, orbis,
« l’orbe, le tour (de la planète) ». En fait, ce n’est pas
tant le caractère esthétique de l’authenticité qui retient
l’attention que celui de l’inventivité, de la créativité
(ainsi s’est répandu l’usage de l’adjectif noventique).
S’agissant de l’investissement de l’espace et du temps
par le luxe, avec ce paradoxe créatif des valeurs indivi-
duelles de la proximité associées à celles de la mondiali-
sation terrestre, on a pu parler du caractère proximondial,
ou même intimondial du luxe. Un autre paradoxe réside

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dans l’association de l’immédiateté des sensations avec
la durabilité de l’ouvrage de luxe : le luxe, le plaisir qu’il
procure sont maintenant instéternels.
Cependant, la fabrique des mots est parfois en
panne, aujourd’hui en 2074 comme hier. Ceci, même
pour des concepts nécessaires, comme celui de
« sixième sens », que peut requérir l’élaboration du
luxueux : on hésite à dire d’un artisan du luxe ou de
son inspiration qu’ils sont sextisensibles.
À côté de l’adjectif luxueux, qui s’emploie depuis
la seconde moitié du x v i i i e siècle, tout en évitant les
formes qui auraient pu évoquer la luxure, on peut par-
ler de ce qui est luxien, adjectif dont le féminin res-
semble au prénom Lucienne (évocateur de lumière),
ou bien se servir des créations luxifères, luxigènes ou
luxiphores, ces deux derniers adjectifs étant rejetés par
l’Académie, car ils mêlent au latin luxus des éléments
grecs. Cependant, des formes spécifiques du domaine
du luxe ont reçu des désignations très compréhensibles,
et l’on parle de périluxe, d’interluxe et d’intraluxe.
Mais on sera critique à l’égard du paraluxe, qui est
au luxe ce que la parapharmacie est à la pharmacie.
Quant à l’expression « de luxe », depuis que la langue
anglaise l’emploie, il faut l’avouer, un peu à tort et à
travers, elle est quelque peu dévaluée. En revanche, le
mot luxe demeure courant au figuré où il peut rejoindre
la luxuriance : « un luxe de métaphores, de couleurs, de
sensations rares… » continue à se dire.

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Tout ce vocabulaire interférant parfois avec ceux
des techniques de pointe, du numérique, du multimé-
dia, des domaines moléculaires, de la génétique à la
cuisine, ou encore de l’espace, entre peu à peu dans
les dictionnaires de la langue française tandis que ces
mots sont parfois déjà passés dans le langage courant
outre-Atlantique ou Pacifique.
Quoi qu’il en soit, un catalogue abondant, dans
les dictionnaires sous une forme française ou prove-
nant des éléments de formation latins et grecs que
connaissent de nombreuses langues, est disponible
pour exprimer les divers aspects et modulations du
luxe : à chacun de jouer !

Alain Rey

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L’arbre de Porphyre

« Chaque être humain désire être ému


par une histoire qui le touche. Seul diffère
le moyen d’y parvenir. »
Aristote

« Ho что Вы делаете ? »
Oleg Sarenkov comprit que l’on enlevait sa femme.
L’homme d’affaires lâcha la bouteille qui explosa
au sol. Le vin français, un grand cru, traça un sillon
écarlate, comme une ligne de vie infléchie, un futur
imposé au milliardaire, lui qui avait toujours maîtrisé
son destin.
Sarenkov hésita devant son véhicule. Son quartier,
un complexe résidentiel haut de gamme réservé aux
personnes les plus fortunées de Saint-Pétersbourg,
interdisait que l’on s’y déplace autrement qu’à pied. Un
avantage parmi d’autres, pour lesquels il payait le prix
fort. Mais jamais autant qu’aujourd’hui. Cent mètres.
Cent mètres pour rejoindre sa femme. Il se mit à courir.

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Son œil capturait la moindre image, paupières bat-
tant au rythme de l’instinct que relayait aussitôt en
mode calme, numérique, l’implant de l’enregistreur
iconique. Durant les prochains jours, la scène passerait
en boucle dans sa tête.
Soixante mètres.
Trois inconnus. Deux hommes de main en combi-
naison grise encadraient son épouse. Carrures mas-
sives, mais mouvements souples, peut-être d’anciens
Spetznaz. Ils obéissaient à un homme grand, cheveux
courts d’un noir de jais, costume parfaitement taillé,
visage carré aux traits fins. Sarenkov se rendait compte
de tout cela à mesure qu’il se rapprochait.
« Оставьте мою супруга в покое ! »
Ils emmenaient Alyona, l’amour de sa vie depuis
bien avant le succès, la richesse, les œuvres de charité,
et toutes ces heures de travail qui les éloignaient l’un
de l’autre. Aujourd’hui Sarenkov avait mis de côté ses
rendez-vous d’affaires et renvoyé ses gardes du corps
que sa femme ne supportait plus. Ils devaient fêter leur
anniversaire de mariage.
Trente mètres.
La douleur irradia, l’obligeant à ralentir. Point de
côté, souffle court, cœur battant à tout rompre, le mil-
liardaire manquait d’exercice. Non, pas maintenant,
pas aujourd’hui. Qu’était devenu le jeune Oleg qui, à
vingt ans, faisait les marchés ? Ce garçon dont l’œil
franc et le sourire ravageur avaient séduit Alyona ? Sa

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voix surgie du passé l’incita à poursuivre : Dépasse-
toi. Tu l’as déjà fait. Montre à cette ville qui te mépri-
sait dans ta jeunesse que tu peux la reconquérir. Non,
oublie ce que je viens de te dire et pense seulement à
ta femme.
Quelque chose clochait. Une remarque absurde dans
la mesure où Sarenkov se trouvait plongé en pleine tra-
gédie, mais qui pourtant trouvait du sens dans le com-
portement de son épouse. Elle était parfaitement calme.
Personne ne la força à grimper dans l’autoplane qui se
trouvait là au mépris de toute juridiction. Le véhicule
grimpa à la verticale sur une hauteur de trente mètres,
puis fila droit en direction du sud.
Pour la première fois depuis très longtemps, Oleg
Sarenkov ne savait quoi faire, partagé entre la fureur et
l’accablement. Il ralentit, s’immobilisa. L’homme au
costume élégant l’observait. Le milliardaire ne dit rien,
laissant son egosphère enclencher les alarmes. Elles
tentèrent en premier lieu de contacter la sphère de son
épouse, sans succès. Les services officiels Securit ne
répondirent pas plus. Soudain, Sarenkov recula sous
l’effet de la décharge neurale. Pas douloureuse, mais
désagréable. Ses envois étaient déroutés, puis retournés
en feed-back par l’egosphère de l’homme aux cheveux
noirs. Celui-ci le rejoignit d’une démarche souple, par-
faitement maître de lui.
« Monsieur Sarenkov. »
Ce n’était pas une question. L’homme parlait russe

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via un système de traduction, avec toutefois une légère
pointe d’accent, peut-être français. Il reprit :
« Vous devriez prendre connaissance de ceci. »
L’écran transparent s’encadra exactement face au
milliardaire. Le visage d’Alyona apparut.
« Oleg, écoute-moi. Je veux dire, écoute-moi vrai-
ment, comme tu le faisais avant. Obéis sans discuter,
ne cherche pas à comprendre. Ce que va te demander
cet homme, c’est mon cadeau d’anniversaire. Proba-
blement le plus important de notre vie. Je t’aime, ne
l’oublie jamais. »
L’image se désagrégea en une nuée de pixels. Saren-
kov réprima un sanglot, il n’en avait plus l’habitude,
puis hocha la tête avec soumission, pour la première
fois de sa vie. L’homme acquiesça à son tour et lui dit
d’une voix douce :
« Monsieur Sarenkov. Vous allez maintenant rentrer
chez vous. Il vous faudra choisir trois objets. Après
quoi, nous ferons sauter votre maison.
— Ma maison ? Mais elle vaut une fortune !
— L’argent peut se remplacer. Le bonheur n’a pas de
prix. Vous faites donc une affaire.
— Et puis d’abord, quels objets ?
— Les plus importants pour vous. J’entends, pour
votre couple.
— Si je me trompe ?
— Vous ne reverrez jamais votre épouse. »
Le poing de Sarenkov partit en crochet. L’homme

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le bloqua sans effort et, d’un mouvement filé comme
du sucre, lui retourna le bras pour consulter sa montre.
« Il vous reste un quart d’heure, monsieur Sarenkov.
Ne perdez pas de temps, vous en avez suffisamment
gâché jusqu’à aujourd’hui. »
Le milliardaire se dégagea violemment et remonta
l’allée qui menait à sa demeure. La porte d’entrée s’ou-
vrit en reconnaissant ses traces numériques : enregistre-
ments de brevets déposés en son nom, abonnements à
des revues, carte d’adhésion aux principaux clubs d’in-
dustrie, contrats signés par lui, dont celui de la maison.
L’homme aux cheveux noirs le suivit sans rencontrer la
moindre résistance de la part du portail anti-intrusions.
Négligeant les longs couloirs, Sarenkov se préci-
pita au salon. Splendide, entièrement décoré pour le
paraître, il ne présentait aucun intérêt.
Trois objets.
Le milliardaire pouvait tout acheter, sauf ce qui rele-
vait d’une valeur autre que financière. Quelque chose
d’unique, paradoxal, n’ayant pour prix que celui qu’on
lui confère.
Une valeur sentimentale.
À cet instant, Sarenkov s’effaça pour laisser place à
Oleg. Comme sous l’effet d’une ardeur trop longtemps
endormie, redevenu pratiquement un jeune homme, il
grimpa à l’étage et s’engouffra dans leur chambre. Là,
sur la table de nuit d’Alyona, près d’une poignée de
bijoux dédaignés, se trouvait la petite danseuse de céra-

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mique, au visage en partie ébréché. Il la lui avait offerte
avec le salaire de son premier emploi régulier. Oleg la
saisit délicatement et la mit dans sa poche.
« Huit minutes, monsieur Sar… 
—  Qui êtes-vous ? »
L’homme amorça un sourire.
« Je peux contribuer à réveiller votre bonheur. Peut-
être même à le rehausser. »
Oleg sortit de la chambre et resta un moment planté
dans la galerie qui faisait le tour de l’étage. Son
regard erra dans tous les sens avant de se braquer en
contrebas. Des araignées métalliques au dos renflé se
déployaient au niveau inférieur, grimpant aux murs
ou se nichant sous des meubles. L’un des hommes de
main en combinaison grise semblait coordonner leurs
déplacements. Charges mobiles, comprit Oleg. Elles
se répartissaient pour assurer un maximum d’effet.
L’homme aux cheveux noirs ne bluffait pas.
Oleg sentit un filet de transpiration couler le long
de sa colonne vertébrale. Il se rua vers le domaine de
leur fille, devenue depuis trop longtemps une chambre
d’amis où jamais personne ne dormait. Natalya,
ma douce, ma tendre, songea Oleg, pourquoi nous
sommes-nous disputés ? Non, pourquoi n’ai-je pas
voulu que tu vives ta vie ? Où es-tu aujourd’hui, ma
jolie comédienne ?
Oleg tomba à genoux, les larmes coulant sur son
visage, sans qu’il esquisse le moindre geste pour les

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essuyer. Les senseurs de la maison captèrent son stress.
Le système domestique procéda à un rapide contrôle
médical. Au terme de l’examen, il émit un bourdon-
nement, comme une question mécanique qu’en temps
ordinaire Oleg aurait tout simplement ignorée. Là, il
comprit qu’à cet instant, seules des machines se sou-
ciaient de lui. Elles seront ton unique compagnie si tu
ne fais pas ce qu’il faut.
« Comment ai-je pu être aussi aveugle, aussi
stupide ! »
La main de l’homme lui pressa affectueusement
l’épaule.
« Plus que trois minutes. »
Oleg se redressa, saisit la photo en noir et blanc de
Natalya, encadrée de cuir à l’ancienne, et s’adressa à
l’homme.
« C’est bon. Nous avons tout le temps de sortir.
— Et le troisième objet ? »
Oleg pointa son auriculaire gauche, orné d’une
simple alliance de cuivre terni.
« Il me faudra seulement lui rendre sa brillance.
— Je pense que vous avez raison, monsieur. »
Ils sortirent de la demeure et gagnèrent la rue. Après
quoi, l’homme aux cheveux noirs actionna à distance
les charges disposées au pied des murs. La maison
s’effondra sur elle-même, au bruit de leur vie passée,
réduite en ruines, suivi d’un souffle, le murmure de leur
existence à venir. Les rares débris retombèrent dans

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son périmètre, sans conséquence sur le voisinage. Du
travail de professionnel.
« Il ne nous reste plus qu’à vérifier si vous avez bien
choisi. »
Oleg fut invité à se pencher au-dessus d’une valise
métallique. L’intérieur était capitonné de mousse
polymère dans laquelle étaient creusés trois comparti-
ments. La petite danseuse de porcelaine et la photogra-
phie encadrée trouvèrent parfaitement leur place dans
deux d’entre eux.
« Je garde mon alliance !
— Votre épouse espérait que vous diriez cela. »
Oleg Sarenkov hocha la tête.
« Bien. À votre façon si particulière, vous m’avez
fait comprendre l’essentiel. J’imagine qu’il me faut
vous remercier ?
— Rien ne vous y oblige.
— C’est vrai. Ma femme m’attend, quelque part
dans le monde.
— Ces trois objets vous aideront dans votre
recherche.
— De quelle manière ?
— Je ne puis vous le dire, monsieur. Mais votre
épouse a été affirmative.
— Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à la retrouver.
— À vous retrouver, monsieur. Je vous souhaite à
tous deux de vous retrouver. »

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Le TransEurop Express filait à plus de mille kilo-
mètres par heure sous basse pression, propulsé par un
champ magnétique. Confortablement installé en classe
affaires, Paul Gilson faisait le point. La mission s’était
déroulée au mieux et, même en défalquant les sommes
dues à la main-d’œuvre locale, son compte affichait un
crédit impressionnant. Une fois de plus, il avait donné
les moyens à quelqu’un de retrouver du sens dans sa
vie. À présent, que cette possibilité devienne effective
dépendait uniquement d’Oleg Sarenkov. Toutefois,
Paul suivrait sa trace au fil du jeu de pistes parsemé
d’énigmes qu’il avait concoctées pour lui avec l’aide
d’Alyona. Une sorte de labyrinthe constitué d’impres-
sions et de sentiments, qui pour en sortir réclamerait
la meilleure part d’Oleg. Le bonheur est un luxe qui
se mérite, songea Paul. Trop souvent les gens n’y sont
pas préparés, il faut alors les guider, ou tout du moins
veiller sur eux. Question d’éthique, et surtout de prag-
matisme. Un client satisfait recommande vos services.
Paul Gilson souhaita passer à autre chose. Il avait
besoin de décompresser.
« Désirez-vous une boisson ? »
L’hôtesse qui s’adressait à lui était un parfait
exemple de la mode rétro : tailleur bleu ciel, calot posé
de guingois sur son épaisse chevelure blonde, jusqu’au
sourire qui sonnait TWA.
« Deux cognacs, s’il vous plaît. »

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Un à descendre d’un coup, l’autre à savourer,
comme aimait à dire son père. Trop tôt disparu, Paul en
conservait peu de souvenirs : des cheveux noir corbeau
qu’il avait hérités, le parfum de son eau de toilette, la
texture de sa veste au cuir râpé, ainsi que quelques
phrases rassemblées en maigre bouquet. Il en préle-
vait parfois une dans la composition sans jamais l’al-
térer. Paul avait toujours refusé de recourir aux leurres
mémoriels, ce qu’il appelait avec mépris la cosmétique
des souvenirs. Les vrais sont par nature factices, inutile
d’en rajouter.
« Votre commande, monsieur. Puis-je vous
éclairer ? »
L’hôtesse s’apprêtait à enclencher le diffuseur
d’énergie. Les capteurs du costume porté par le passa-
ger pourraient ainsi recharger les différents objets en
sa possession. Paul jeta un regard ennuyé à son écran
et décida qu’il n’y toucherait plus jusqu’au terme du
voyage.
« Non, merci. »
L’hôtesse hésita, avant de déclarer dans un sourire
gêné :
« Vous allez trouver cela parfaitement ridicule, voire
déplacé, mais j’ai l’impression que l’on s’est déjà
vus…
— On me le dit souvent, mais je ne pense pas. »
La jeune femme lui fit un dernier sourire avant de
retourner en cabine. Paul n’était pas surpris qu’elle

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ait cru le reconnaître. Il générait chez n’importe qui
un sentiment de déjà-vu. En s’adaptant à la personne,
sans recourir à la technologie, Paul lui implantait
une impression familière, la conviction flottante de
s’être auparavant rencontrés. Les gens comme lui,
capables d’endosser des personnalités potentielles,
étaient appelés « normopathe ». Paul préférait se voir
en caméléon humain. Sa faculté – il n’aurait jamais
parlé de don – comptait pour beaucoup dans sa réussite
professionnelle.
Il était temps de se relaxer. Paul inclina son siège
puis but d’un trait le premier cognac avant de repro-
grammer son egosphère. Elle bascula aussitôt en phase
dormante toutes les facettes de son moi social, n’auto-
risant qu’une vague conscience de bien-être. Les pre-
miers accords de Something for Sophia Loren, composé
presque un siècle plus tôt par Simon Fisher-Turner, se
répandirent dans son cortex. Il n’écoutait que des clas-
siques, l’occasion à chaque fois pour Lakshmi de le
taquiner. Étrange d’ailleurs que son assistante ne se
soit pas manifestée après l’affaire de Saint-Pétersbourg.
Elle devait probablement être déjà en train de pister
Oleg Sarenkov.
Incapable de se détendre, Paul repassa en mode
conscient et décida d’aller manger quelque chose. Il
finit son second verre en se dirigeant vers le wagon-res-
taurant qui ne comptait qu’un unique client. Quand il
fut assez près pour le reconnaître, Paul sursauta.

27
Victor Segal était assis seul à une table du fond. Si
le président de l’OMS se trouvait dans le train, songea
Paul, cela voulait dire que les identités de tous les pas-
sagers, la référentielle et ses avatars, avaient été scan-
nées par mesure de sécurité. De plus, certains membres
du personnel affecté au TransEurop Express devaient
être en réalité des gardes du corps.
Massif, de taille moyenne, les cheveux gris fer cou-
pés courts, Victor Segal portait costume et col roulé
déclinés en camaïeu de gris. Une mise sévère, qu’at-
ténuait toutefois la montre Homer Simpson à son poi-
gnet, mécanisme Miyota pour Citizen, un collector
du siècle dernier. Le dessin de la montre représentait
une radio du crâne d’Homer, bleue sur fond noir, son
minuscule cerveau flottant dans la boîte crânienne. La
rumeur affirmait que Segal y voyait un rappel à l’hu-
milité, que le poids des responsabilités devait s’accom-
pagner d’une nécessaire modestie. Personne n’était à
l’abri d’une erreur, y compris le président de l’OMS.
Avoir à tout instant la montre sous les yeux lui servait
de garde-fou.
Paul prit place à une table, étonné qu’on l’ait laissé
s’approcher. Il saisit la carte dont les senseurs analy-
sèrent aussitôt son état de santé avant d’émettre la sug-
gestion du jour. Paul opta pour une salade japonaise
Francillon, création d’Alexandre Dumas, accompagnée
d’un verre de Reine d’Ambre, cuvée 58. De son côté,
le président piochait dans son conteneur à horloge

28
quelque mets raffiné qu’il ne semblait pas goûter à sa
juste valeur. Probablement avait-il l’esprit trop occupé
pour savourer l’instant présent.
Victor Segal était l’un des hommes les plus influents
au monde. Président de l’OMS, à chaque fois recon-
duit dans ses fonctions depuis sa nomination, il avait
en charge tous les problèmes posés par la Pandémie.
Le mal avait été éradiqué, mais ses conséquences se
présentaient chaque jour en légions. Il fallait s’occuper
du déplacement des populations, les loger et les nourrir,
assurer le suivi des enfants nés après la crise, et quan-
tité d’autres choses. Par la force des faits, l’OMS en
était venue à endosser un rôle qui excédait largement
le domaine médical. Segal et son organisation interve-
naient dans pratiquement tous les domaines à titre de
conseiller, faisant valoir une sagesse et un mode de vie.
Le monde s’en portait vraiment mieux.
Paul fixa longuement Segal, exerçant sur lui ses
facultés normopathes, par déformation professionnelle.
Le président de l’OMS demeura sans réaction. Paul
remarqua en vision latérale un serveur particulièrement
musclé qui commençait à devenir nerveux. Il expédia
son dîner avant de rejoindre sa voiture.

Arrivé en Gare Centrale, Paul s’engouffra dans la


cohue, slalomant entre travailleurs, touristes et robots
de maintenance afin de gagner la sortie. Un ciel inha-

29
bituellement bleu et clair pour la saison le dissuada de
prendre un taxi. Il emprunta l’une des voies piétonnes
surélevées qui passaient au-dessus de la partie chinoise
de Paris, vers la périphérie.
L’urbanisme classique du baron Haussmann, d’une
beauté cartésienne, s’accommodait maintenant d’ajouts
stratégiques, combinatoires et déplacements rempla-
çant droiture et rigueur. Une topographie en jeu de go
qui partageait la ville en territoires. Les intersections
demeuraient, au prix toutefois d’une redéfinition conti-
nuelle autorisant les captures, équilibre harmonique
entre pierres vivantes et mortes. Paris demeurait la
capitale du monde, d’un Empire dont elle occupait le
milieu.
Paul déambulait, l’esprit flâneur, attitude si pari-
sienne. Comme chaque matin, son egosphère lui com-
muniqua un tirage Yi King et un aphorisme tiré des
Pensées de Pascal. Ces deux sagesses se combinaient
harmonieusement, reflet de la fusion entre l’Orient et
l’Occident qu’incarnait cette partie de la capitale. À
cet instant, l’architecture mentale de Paul et l’environ-
nement extérieur allaient au même rythme. Parvenu
à deux rues de chez lui, il s’arrêta dans une boutique
de la chaîne La Longue Marche pour commander un
thé vert à emporter, qu’on lui remit dans un gobelet
isotherme siglé du portrait de Mao. Puis il se dirigea
tranquillement vers la Sheung Tower.
L’immeuble à griffe dynamique, haut de cin-

30
quante étages, était entièrement revêtu d’un habil-
lage en aluminium anodisé. Sa charge verticale était
­exo-compensée par des stabilisateurs périphériques
afin de réduire au maximum les quantités de béton et
d’acier de la masse principale. Un miracle d’équilibre
au style néo-classique, conçu par Hermione Dulac pour
le cabinet Asian Overseas.
Paul passa sous l’arche et entra dans l’atrium sur-
plombé de passerelles qu’éclairait une immense ver-
rière. Longeant le lac artificiel couvert de nénuphars et
de chrysanthèmes, il se dirigea vers l’ascenseur qui le
reconnut et se régla sur sa destination. Durant la mon-
tée, Paul jeta un œil distrait sur les galeries marchandes
tout en compulsant son courrier électronique. Rien qui
ne pouvait attendre.
Il occupait un duplex panoramique au trente-neu-
vième étage qui lui servait à la fois d’appartement et
de bureau. L’endroit était agencé autour d’un noyau
central à partir duquel rayonnaient des couloirs en
direction des parties privées, salle de conférence et
chambre de méditation. L’espace pouvait être réagencé
au moyen de panneaux modulables qui contrôlaient la
lumière.
Paul gagna le salon entièrement décoré de batik
indigo, au rythme de l’album Cadaqués par Marden
Hill, programmation du jour. Le son des carillons et
l’odeur d’encens étaient la touche de Lakshmi, pas for-
cément du goût de Paul.

31
« Tiens, voilà John Hamm ! »
Accro à l’archéoTV, son assistante s’amusait à lui
donner les noms d’anciens acteurs qui, d’après elle, lui
ressemblaient.
Sa peau était entièrement bleue, Paul haussa un
sourcil.
« Tu n’as pas lésiné sur le Dermachrome.
— N’oublie pas que je porte le nom d’une déesse,
dont la vertu principale est la beauté. Il n’y a pas de
hasard, Paul. »
Lakshmi était vêtue d’un débardeur ruché qui ne
cachait pratiquement rien de son épiderme coloré, cou-
vert de tatouages interfaces, et d’un pantalon treillis
vintage, une création Nina Larsen indémodable depuis
2024. Elle peinait à se déplacer, traînant sa jambe
alourdie par l’exosquelette réparateur.
« Toujours pas remise de ton accident d’air skate ?
— Observateur…
— Ça se reconstruit ?
— Yep, mais qu’est-ce que ça démange. »
Deux ans auparavant, Paul avait accueilli la jeune
femme dans le cadre du partenariat Young Associates,
une organisation mondiale qui veillait au devenir des
jeunes générations. Il ne l’avait jamais regretté. Non
seulement Lakshmi excellait dans sa fonction de pro-
grammartiste, mais elle était une « neutre », totalement
imperméable à l’influence d’autrui. Si Paul Gilson
agissait sur la perception des gens, leurs sentiments,

32
la jeune femme ne pouvait se laisser convaincre à son
corps défendant. Il avait fallu l’apprivoiser, lentement,
un peu comme le renard du Petit Prince. Quand il se
trouvait en sa présence, Paul se laissait aller. Ils étaient
parfaitement complémentaires.
« Du nouveau ?
— Oleg Sarenkov rame un max.
— Il a trouvé l’ordre des objets ? demanda Paul.
— On dirait. Le problème, c’est qu’il réagit encore
en homme d’affaires. »
Lakshmi alluma son écran et le tendit à Paul. Au lieu
de taper un rapport sur les récents développements, la
programmartiste avait dessiné une sorte de story-board.
On y voyait Sarenkov examiner la statuette de dan-
seuse avant de se rendre dans un quartier de Saint-Pé-
tersbourg. Hélas, la boutique où il avait acheté la
figurine avait été remplacée depuis par un centre de
fitness. En quelques traits à peine, Lakshmi avait su
rendre le désarroi du millionnaire.
« Notre ami doit se débarrasser de certains réflexes,
dit Paul en éteignant l’écran. Ce n’est pas tant l’achat
que la nature de l’objet qui importe. »
Dans sa jeunesse, Alyona rêvait d’être ballerine. La
vie en avait décidé autrement. Oleg lui avait offert la
figurine en lui promettant qu’un jour il l’emmènerait
dans les plus grands opéras du monde. Promesse tenue,
à chaque fois entre deux rendez-vous d’affaires, l’esprit
ailleurs. Alyona n’avait rien dit, se contentant d’amen-

33
der son bonheur. Mais le jour où Oleg s’était opposé
aux vœux de leur fille, d’être actrice, Alyona avait brisé
la statuette. Recollés avec soin, les éléments de porce-
laine laissaient toutefois apparaître une fêlure, comme
un rappel de leur amour ébréché.
« Je vais aller faire un somme, dit Paul. À mon
réveil, je ne veux plus sentir l’encens.
— Tu ne devrais pas contrarier la déesse de la
Fortune.
— Tout à l’heure, ce n’était pas celle de la Beauté ?
— Je suis une fille compliquée. »
Paul débrancha son egosphère avant de sombrer
dans le sommeil.

« Tu es sûre ? »
Paul se sentait en partie désorienté, car Lakshmi
venait de le réveiller. Elle hocha la tête et dit :
« Je suis en train de scanner les données entrantes.
Le code sécurisé est officiel. »
Victor Segal souhaitait lui parler. Paul devait réflé-
chir vite.
« Il était dans le train, hier. Ça ne peut être une
coïncidence.
— Segal a certainement entendu parler de ton talent.
— Et aujourd’hui le président de l’OMS ne se
présente pas directement parce qu’il ne veut pas être
influencé.

34
— C’est donc qu’il a quelque chose à te demander.
— Un service qu’il s’attend peut-être à me voir
refuser.
— Qu’est-ce que je fais ?
— Accorde-moi une minute et autorise la réception. »
Paul vérifia son allure. Pas terrible, mais cela devrait
suffire. Il se plaça face à l’anneau d’acier d’un mètre de
diamètre, rivé au sol. L’image de Segal apparut, flottant
au-dessus du récepteur holographique.
« Monsieur Gilson… »
Paul ne dit rien, se contentant d’observer. Segal se
tourna vers Lakshmi et lui adressa un hochement de
la tête en guise de salutations. La jeune femme jeta un
bref regard vers Paul et dit :
« Puis-je vous proposer du thé, monsieur le
président ? »
Segal afficha aussitôt un sourire. Avant de
comprendre.
« Bien joué, mademoiselle. Il est vrai que n’importe
quelle phrase absurde aurait fait l’affaire. »
Même le meilleur des hologrammes présentait des
défauts, comme un léger retard dans le temps de réac-
tion. Cela tenait bien souvent à un manque de fluidité
de la chaîne évaluation-décision-action. Victor Segal
avait réagi instantanément, par réflexe. Ou peut-être
avait-il simulé cette réaction spontanée. Dans tous les
cas, le responsable de l’OMS qui se tenait face à eux
n’était pas un simple simulacre, porteur d’expressions

35
et de phrases programmées, sans cesse obligé de recal-
culer ses attitudes et expressions, mais le modèle véri-
table, s’affichant en temps réel.
« Puisque je suis découvert, monsieur Gilson, à votre
tour de vous dévoiler, s’il vous plaît. Qu’est-ce qu’un
Quatorzième ? »
Il le savait certainement. Segal souhaitait simplement
l’entendre et l’observer. Paul décida d’entrer dans le jeu.
« L’expression remonte à l’Allemagne du XX e siècle.
Années 20, République de Weimar. Vous connaissez ? »
Segal fit un geste négligent de la main.
« J’ai dû en voir quelque chose, un jour, sur la chaîne
Histoire. »
Il avait de l’humour, un bon point pour lui.
« À cette époque, certaines personnes, hommes ou
femmes, attendaient chez eux qu’on les appelle, vêtus
d’une tenue de soirée. Lorsque c’était le cas, le Quator-
zième se rendait à un repas comptant treize convives,
afin de détourner le malheur.
— Intéressant. Un intrus sur demande, en quelque
sorte. Et en quoi cela s’applique-t-il à vous, et à vos
confrères ?
— Notre profession a pour objet de rétablir le bonheur.
Parfois même de le faire éclore pour la première fois. »
Victor Segal approuva.
« Il est vrai que tout le monde désire être heureux.
Mais il existe autant de conceptions du bonheur que
d’individus.

36
— D’où la nécessité de faire appel à des spécialistes,
capables de fournir des solutions spécifiques à des pro-
blèmes qui ne le sont pas moins.
— Le bonheur est éphémère, monsieur Gilson. Nous
ne connaissons au mieux que des instants de bonheur.
— Ce qui assure aux Quatorzièmes un emploi
d’avenir. »
Segal partit d’un rire franc, appréciateur.
« Votre dernière remarque pourrait s’apparenter à du
cynisme, non ?
— Tout au plus à du réalisme, monsieur le président.
Vous pouvez le comprendre. »
Le président de l’OMS redevint subitement grave.
« En effet. Vous et moi avons en commun de ne pas
nous satisfaire d’illusions. »
Lakshmi suivait l’échange tout en l’enregistrant.
Ainsi analysait-elle en temps réel les variations car-
diaques et fréquences respiratoires du président. Il était
parfaitement calme.
« Monsieur Gilson, comment vous y prenez-vous,
concrètement ?
—  C’est-à-dire ?
— La médecine m’a appris que tout sujet présente
une collection particulière de symptômes. Chaque cas
est unique et exige donc que l’on mette au point un
traitement particulier. »
Paul approuva.

37
« La comparaison est juste. De même, je propose un
service sur-mesure, réglé dans ses moindres détails.
— Pour vous, que signifie comprendre un client ?
— Deviner comment agir et jusqu’où aller pour
conclure une affaire.
— Et quand quelque chose ne se déroule pas confor-
mément à vos prévisions ?
— Il faut savoir anticiper et s’adapter. J’improvise
très bien. »
Victor Segal demeura un long moment silencieux,
flottant par-dessus l’anneau holographique comme un
djinn au-dessus de sa lampe. Puis il reprit :
« Vous n’êtes pas l’unique Quatorzième. Pourquoi
devrais-je vous choisir ? »
Paul écarta les bras, comme pour prendre le monde
à témoin.
« J’ignore pourquoi vous m’avez contacté. Comment
puis-je vous répondre ? »
Segal éluda la question.
« On m’a parlé d’un certain Henry David Walden… »
Paul afficha un demi-sourire.
« Walden a tourné mystique. Il estime que le bonheur
n’est que la somme des expériences vécues. Du coup, il
a décidé de ne plus intervenir. Ce qui est sa façon d’agir.
— Je vois. Nabila Saber ?
— Très compétente, mais depuis deux ans elle tra-
vaille exclusivement pour l’ambassade d’Israël à
Téhéran. »

38
Segal allait suggérer un autre nom lorsque Paul le
devança :
« Ne cherchez plus, je suis le meilleur. »
Il ne se vantait pas, mais énonçait simplement un
fait. Le président de l’OMS hocha la tête.
« C’est ce que l’on m’a dit, et j’ai pu en avoir un
aperçu dans le train.
— Vous ne sembliez pas être réceptif…
— Disons que mes fonctions m’ont appris à don-
ner le change. Vous êtes un normopathe, n’est-ce pas ?
Effet retard de la Pandémie, nous en connaissons
d’autres, comme cette jeune demoiselle qui fait montre
d’une parfaite neutralité. »
La remarque, anodine en apparence, marquait la fin
du premier round. L’implant mémoire du président
relâcha aussitôt ses défenses, laissant Lakshmi fouiller
ses données. Il n’ignorait absolument rien de Paul et
de son associée.
Victor Segal attaqua :
« Connaissez-vous Gorgeia Akos ?
— Difficile de l’ignorer. Une bienfaitrice de l’hu-
manité, tout comme Einstein est un grand savant et
Mozart un immense musicien. »
Lakshmi lui lança un regard noir.
« Elle est bien plus que cela, reprit Segal. Sans elle,
durant les décennies qui ont succédé à la Pandémie,
l’humanité aurait perdu tout espoir.
— Admettons. Et ?

39
— Gorgeia Akos est en passe de sombrer. L’huma-
nité doit s’acquitter de sa dette, c’est à notre tour de
l’aider. »

« Tu dois le faire. »


Lakshmi se tenait face à lui, poings rivés sur les
hanches, tandis qu’il s’apprêtait à consulter le dossier
médical de Gorgeia Akos. Les données flottaient dans
l’air entre Paul et son assistante, comme un voile sépa-
rant deux interprétations du réel. Lakshmi voulait qu’il
accepte la proposition de Segal par devoir moral. Une
question de bon sens le faisait hésiter.
« Akos est mondialement célèbre. Si je m’occupe de
l’affaire, mon nom va forcément apparaître. Or tu sais
combien notre profession s’accommode d’une certaine
confidentialité. Je ne pourrai plus compter sur l’effet de
surprise auprès des clients. Ce serait dommage que ce
contrat soit mon dernier. »
La jeune femme soupira, son souffle brouillant
momentanément le rideau de données comme le vent
ride la surface de l’eau.
« Lorsque tout allait mal, Gorgeia Akos a donné aux
gens beaucoup plus que le nécessaire. Elle leur a permis
de rêver-vrai, d’atteindre ce qui était devenu inacces-
sible, de retrouver en eux la force et l’envie de vivre. »
Paul en convenait. Tandis que l’OMS s’occupait
des difficultés matérielles, Akos s’était chargée de la

40
détresse intérieure. Artiste, elle avait abordé le pro-
blème sous un angle esthétique. Puisque la tristesse
recouvrait le monde depuis plusieurs décennies, il fal-
lait la dissiper. Non pas en une fois, ce qui était impos-
sible, mais par petites interventions, des happenings
parfaitement maîtrisables, chacun générant un champ
d’espoir. La somme des interactions finirait par venir à
bout du malheur.
Toute seule d’abord, puis relayée par des milliers
d’imitateurs, Gorgeia Akos avait bombardé la situa-
tion initiale de projectiles subtils. Un graffiti optimiste
à l’angle d’une rue, un message affiché dans le ciel,
parfois même un simple mot relayé à travers l’inter-
subjectivité des egosphères, ses actions avaient généré
des turbulences au cœur même du mal-être. Chaque
homme ou femme qui recouvrait l’espoir devenait un
attracteur de joie, propre à influencer son entourage.
Sans parler des enfants dont le bonheur communicatif
valait pour négation pure de la Pandémie. Quand le
malheur isolait les hommes, Gorgeia Akos parvenait
à les rapprocher. Elle avait conféré de la substance à
deux mots : initiative et générosité, deux facettes d’une
pierre qui brillait au cœur du monde.
« Lakshmi, je sais tout cela.
— Oui, mais je veux que tu le ressentes. »
Paul vit la main de son assistante traverser la nuée
de données pour se poser sur son cœur. Embarrassé, il
lança le programme d’ouverture du dossier médical.

41
Gorgeia Akos, soixante-deux ans. En parfaite santé
jusqu’à ce que, deux années plus tôt et du jour au len-
demain, elle cesse de distinguer les couleurs. La bien-
faitrice de l’humanité avait été aussitôt prise en charge
par l’OMS. Électrorétinogramme, tomographie et
quantité d’autres examens n’avaient rien révélé. Les
meilleurs ophtalmologues et neurologues s’étaient pen-
chés sur son cas, envisageant tout d’abord un dysfonc-
tionnement des aires V4, génératrices des couleurs, une
perte d’intégrité des cellules, voire plus simplement
une déficience du patrimoine des cônes rétiniens. Mais
nul dommage n’apparaissait, tandis que la patiente
se plaignait de violentes migraines et d’insomnies.
L’aristocratie médicale avait dû renoncer à établir un
diagnostic. Gorgeia Akos souffrait d’achromatopsie,
peut-être un effet secondaire de la Pandémie comme il
s’en trouvait dans les générations nées après la mala-
die, telles la normopathie de Paul ou la neutralité de
Lakshmi.
« Tu te rends compte ? Elle qui a su rendre ses cou-
leurs au monde le voit désormais en noir et blanc. »
Paul se tourna vers son assistante qui semblait sin-
cèrement affectée.
« Que veux-tu que j’y fasse ? »
Lakshmi recula comme sous l’effet d’une décharge
mentale. Elle demeura silencieuse un long moment
avant de lui demander :
« Paul, quelle est ta plus belle affaire ?

42
— Tu le sais très bien. »
Quelques mois plus tôt, une fillette l’avait abordé
dans le hall de l’immeuble pour lui demander son aide.
« Un livre papier aux illustrations défraîchies, voilà
quel était ton salaire ; pourtant tu as accepté.
— Cette gamine m’a donné tout ce qu’elle avait afin
de s’assurer mes services. Jusqu’alors, aucun client
n’avait osé faire cela. Et ce n’était pas une question
d’argent.
— Alors de quoi, Paul ?
— Un défi.
— Ce que tu recherches, parfois jusqu’à l’obsession.
C’est ta façon de faire.
— De ce que j’en sais, Gorgeia Akos n’a pas agi
autrement.
— C’est là que tu te plantes, mon grand.
— Sans blague, déesse ? Eh bien évite-moi tout le
passage sur l’amour comme seule vraie valeur, et la
nécessité de développer sa richesse intérieure. »
Cette conversation ne mènerait nulle part, inutile
donc de la prolonger. Paul quitta l’espace privatif
pour rejoindre la zone professionnelle. Il entra dans la
chambre de méditation pour recevoir les ultimes don-
nées de Segal. Autrement dit, les œuvres réalisées par
Akos au cours des six derniers mois.
Mais auparavant il devait faire le vide. Contrôlant sa
respiration, Paul débrancha une à une ses connexions
au monde pour ne laisser que son moi pur.

43
« Maintenant ! »
Au signal, Lakshmi libéra le flux immersif. Les
milliers de nanodrones surgirent des moucharabiehs
jusqu’à emplir la chambre de leur bourdonnement.
L’essaim tournait autour de Paul sans jamais le toucher,
chacun de ses éléments calculant trajectoire, distance
et direction. Paul se trouvait au cœur de la réalité aug-
mentée, saturé d’impressions qui l’environnaient sur
trois cent soixante degrés. Il évoluait dans une gale-
rie d’exposition mouvante, aux torsions serpentines.
Ses boucles le tenaient captif, l’obligeant à se plonger
dans la collection de toiles titrée Orthochromatie. Des-
sins enfantins sous Clonazépam ; traits torturés par la
cocaïne ; hachures de la Ritaline ; l’anatomique froid et
clinique du Trazodone ; surimpressions sous Dilaudid ;
pointillisme du Crystal ; collages agressifs rendus par
la morphine ; perception démembrée qu’occasionne le
PCP et mystique appauvrie du Xanax.
Cherchant désespérément à retrouver au moyen de
drogues les impressions perdues de son art, Gorgeia
Akos était en train de se détruire. Paul ressentit son
malheur de plein fouet et son cœur s’emballa. Le
voyant s’effondrer, Lakshmi actionna aussitôt la venti-
lation, faisant refluer les nanodrones. Elle se précipita
dans la salle.
Paul tendit le bras, paume dressée, comme pour la
maintenir à distance.
« Ce n’est rien, juste un saignement de nez. »

44
Lakshmi vit quelque chose briller à ses pieds. Elle se
pencha pour ramasser le minuscule robot. En observant
attentivement sa tête, on distinguait le poinçon OMS
Lab.
La jeune femme décida de gagner la terrasse afin
de le libérer. Au moment de quitter la salle de médi-
tation, elle fit halte devant le seuil et déclara sans se
retourner :
« Tu cherchais un défi ? Te voilà servi. »

Paul réserva une place sur le Mass Transit Railway,


direction Istanbul. Durant le trajet, isolé des autres
passagers par un programme de confidentialité, il
entreprit d’analyser la situation de Gorgeia Akos.
Quelqu’un ayant accompli le quart de son œuvre aurait
probablement estimé en avoir assez fait pour une vie.
Mais pas elle. L’artiste continuait d’agir pour le bien
des hommes, irradiant la joie tout en dissimulant son
propre malheur. Personne ne savait ce qui lui était
arrivé. Respectant son vœu, l’OMS y veillait.
Paul enclencha l’enregistrement d’Orthochromatie.
Il passait en boucle dans un coin de sa mémoire veille,
ce qui lui permettait de préciser son approche. Akos
était une combattante. Compte tenu de sa personnalité
forte, jointe à un courage largement démontré, elle ne
pouvait choisir de se détruire. Pas plus ne pouvait-elle
verser dans un romantisme morbide. L’artiste avait pro-

45
bablement usé des différentes drogues dans une tenta-
tive d’automédication créatrice, qui avait échoué.
Paul sursauta lorsque Lakshmi rompit sa chaîne de
raisonnement. La programmartiste souhaitait lui parler
de la vision en noir et blanc.
« J’ai fait ce que tu m’as demandé.
— Tu as eu Segal ?
— Pas lui, mais l’un de ses assistants. Il faut que tu
demandes à Gorgeia Akos si elle perçoit un contraste
franc, ou différentes variétés de gris.
—  Pourquoi ?
— Parce que ton intuition est juste. Certaines per-
sonnes victimes d’achromatopsie peuvent distinguer
des nuances. Parfois même une couleur, mais c’est rare.
Uniquement si celle-ci est associée à quelque chose, ou
quelqu’un, qui provoque un profond affect.
— En rapport avec son vécu ?
— Exact, Paul.
— Beau travail, je te recontacte après l’entrevue.
— Une dernière chose. J’ai des nouvelles d’Oleg
Sarenkov.
— Alors ?
— Tout se passe bien. Il a compris que chaque objet
n’est pas une énigme, mais un bonheur qui naît. »
Tous les objets sont porteurs de sens. Un cadeau,
fait pour célébrer un événement ou offert sur l’impul-
sion du moment ; une lettre retrouvée dans un tiroir et
qui témoigne de notre vécu d’adolescent ; les affaires

46
que laisse derrière elle une personne chère disparue,
la valeur des objets est multiple. Elle nous surprend
la première fois, et tout au long de notre existence ne
cesse de raviver joie ou tristesse. Nous les semons
comme des cailloux, sur l’étroit chemin qui mène à
nous-même.
« Sarenkov a retrouvé sa femme ?
— Oui.
—  Et ?
— Tout va bien. Reste à convaincre sa fille. »

Gorgeia Akos demeurait dans Bulvari, à l’emplace-


ment de l’ancien marché au textile. Elle occupait un
petit appartement dans un immeuble à créativité col-
lective, parfait exemple d’architexture telle que l’avait
conçue Carlos Vargas dès 2037. Dans sa lutte contre
les inégalités, l’éco-bâtisseur brésilien avait privilégié
aussi bien le rapprochement des couches sociales que
des matériaux employés : fusion des vies individuelle
et collective, végétation associée au téflon, chaque
élément concourait à enrichir l’ensemble. Le bâti-
ment était conçu pour être vu aussi bien de près que
de loin. La façade, disposée en gradins, était couverte
d’un treillage en bambous où proliféraient les plantes
sur un mode sauvage, organique. Des lianes tendues
d’un balcon à l’autre atténuaient la notion de terrasses
privatives au bénéfice du sentiment communautaire.

47
Paul repéra une réplique miniature de l’immeuble.
Maison destinée aux oiseaux, tradition de l’Islam de
Turquie qui veillait à donner un foyer aux émissaires
du paradis.
Il s’engagea dans la cour intérieure, décorée d’une
fresque en céramique aux motifs de roses et de paons.
Des enfants couraient en tous sens, se pourchassant
près de la citerne, manquant de renverser les tréteaux
de l’imaret, la cuisine collective. C’est là qu’il repéra
Akos.
Grande, maigre, athlétique, elle était vêtue d’un pan-
talon d’ouvrier et d’un gilet qui laissait à nu ses bras
aux muscles secs. En se rapprochant, il distingua son
visage aux traits saillants surmonté d’un chignon retenu
par une pince à linge. Elle le vit et esquissa un sourire
sur lequel on pouvait tout lire, sauf ce qu’il exprimait.
Paul l’imagina enfant, courant en sandales dans
les rues d’un village du Péloponnèse ; jeune fille, étu-
diante attentive à l’Académie des beaux-arts ; femme,
dévouée à sa pratique morale et esthétique. À chaque
âge elle irradiait. Le monde compte nombre de femmes
belles, se dit Paul, mais une seule Gorgeia Akos.
« Puisque vous êtes là, rendez-vous utile ! »
Elle venait de l’apostropher. Paul la rejoignit der-
rière la cantine roulante. Avant même qu’il se soit pré-
senté, elle lui fourra une louche dans la main droite.
« Ne soyez pas regardant sur les portions ! »
Les habitants de l’immeuble, mais aussi des voisins,

48
se pressaient autour de la cantine. Il régnait une agi-
tation joyeuse dans la file, mais tout se déroulait en
bon ordre : personnes âgées et enfants avaient la prio-
rité. Paul leur servit des boulettes de viande au yaourt,
accompagnées de riz. Poivron rouge, menthe sèche,
origan, une explosion de senteurs lui fit tourner la tête.
Gorgeia Akos inhalait les parfums à pleins poumons.
« L’un des rares plaisirs qui me restent.
— Je…
— sais qui vous êtes. Victor Segal m’a prévenue de
votre arrivée. Une initiative absurde. Lorsque nous en
aurons terminé ici, vous viendrez chez moi et je vous
accorderai dix minutes, puisque je l’ai promis à Victor.
Après quoi, vous repartirez. »
Akos habitait au deuxième niveau, dans un apparte-
ment qui donnait sur la cour.
« Je vous en prie, entrez. »
Le visiteur se figea en franchissant le seuil. L’envi-
ronnement intime de l’artiste était intégralement noir
et blanc. Paul comprit aussitôt qu’il ne s’agissait pas
d’une option esthétique, mais d’un choix motivé par la
colère et la détresse. Les peintures avaient été rageu-
sement réparties au rouleau sur des surfaces aupara-
vant colorées, meubles, étagères, et même des objets,
notamment d’authentiques livres papier.
Akos jaugea sa réaction et lâcha :
« Ne dit-on pas que les objets finissent toujours par
se fondre dans le décor ? »

49
Le tout sans souci de finition, à l’état brut ce qu’ana-
lysa aussitôt le normopathe.
« Une expérience sensorielle, destinée non pas à
vous-même, mais aux personnes qui entrent ici. Afin
de leur faire partager votre état. »
L’artiste se rembrunit.
« Pas mal. Je vous offre un verre ? »
Gorgeia Akos se dirigea vers une table qui croulait
sous les bouteilles d’alcools et les flacons d’E-cig.
Multiplication des saveurs, comme tout à l’heure des
odeurs, comprit Paul.
« Non merci.
— Comme vous voulez. »
Paul tenta un coup de sonde qui tourna à vide. Akos
n’avait pas d’egosphère. Elle s’adressa à lui :
« Ainsi donc vous n’éprouvez aucune émotion ?
— Pas exactement. Je peux faire ressentir aux autres
leurs propres émotions comme si elles venaient de moi.
— Que ressentez-vous, à l’instant ? »
Paul se concentra. Chair blafarde, fadeur du ciel, du
désert et de la mer. Dégoût de voir. Il ne servait à rien
de le lui dire.
Gorgeia Akos hocha la tête.
« Je vois que vous comprenez. Peindre une cor-
beille de fruits, monsieur Gilson, l’exercice élé-
mentaire imposé à l’apprenti. J’en suis devenue
incapable. »
Paul se souvint du message de Lakshmi.

50
« Jamais aucune couleur ? »
Akos haussa les épaules.
« Parfois je rêve en gris. »
Paul actionna son écran et fit apparaître un nuancier.
« Pourriez-vous m’indiquer les différences de ton ? »
L’artiste s’exécuta sans commettre une seule erreur.
« Je connais les couleurs, monsieur Gilson, mais ne
les ressens plus.
— Et si je…
— Leur souvenir m’est douloureux, veuillez arrêter
ceci. »
Paul effaça l’écran. Il repéra alors quelques rares
taches colorées tout au fond de la pièce. L’artiste inter-
cepta son regard.
« Du corail. Selon la mythologie il est issu du sang
de la Gorgone, qui se dit en grec Gorgeia. Le corail
vit en colonie. Tous les éléments qui la composent
sont solidaires et vivent en parfaite symbiose avec
l’environnement. »
L’individu en résonance avec l’universel, comprit
Paul, ce que l’on appelait le proximondial.
« Vous avez offert cette union à l’humanité.
— Saviez-vous, monsieur Gilson, que quand le
corail meurt, il se décolore jusqu’à devenir blanc ? Mes
œuvres ont créé une paix dont j’ai été privée. Peut-être
était-ce le prix à payer. »

51
« Est-ce que tu peux le faire ? »
Paul se tenait derrière Lakshmi. Sans quitter l’écran
des yeux, la programmartiste répondit :
« En gros, tu me demandes de transformer une méta-
phore en réalité ?
— Ce serait la même chose s’il s’agissait d’un
bijou. »
Lakshmi consentit enfin à se tourner vers lui.
« Dans un bijou il y a au moins un élément pur. La
pierre. Là, il faut compter sur des milliers de variables.
— Rien en l’état n’est parfaitement pur. C’est le
regard qui confère l’authentique pureté.
— Arrête de parler comme un brahmane, ça ne te
va pas. »
Paul la vit se replonger dans le programme d’ana-
lyse. Elle utilisait un système d’intelligence non
linéaire, afin de reproduire le modèle organique coral-
lien destiné à proliférer.
« Tu ne m’as pas répondu.
— Théoriquement, c’est possible, mais il me faudra
les éléments à assembler.
— Segal va nous les faire parvenir. »
Le président de l’OMS était prêt à fournir toute l’as-
sistance possible, mais il se heurtait à un problème de
confidentialité. Le secret médical était tout autant un
droit du patient qu’un fondement de la liberté indivi-
duelle. Paul avait insisté, jusqu’à ce que Segal donne
son aval, à l’unique condition d’avoir l’accord de

52
toutes les personnes concernées. Forcément, cela pren-
drait du temps.
En attendant, Lakshmi finissait de mettre au point
le squelette colonial. À l’état naturel, il était composé
d’une substance appelée « Gorgonine », l’équivalent de
la solidarité qui, par l’action d’Akos, unissait tous les
membres de l’espèce humaine. Au-delà de l’apparente
froideur de ses outils numériques, la programmartiste
renouait avec le savoir-faire des joailliers qui, depuis
des temps immémoriaux, travaillaient le corail.
« Bon, je ne peux rien faire d’autre pour l’instant. Et
si on mangeait ? »
Paul commanda un dîner léger au room-service
de la tour. Il se contenta d’un potage clair, sans véri-
table appétit. L’effet du stress, une sensation qui lui
était d’habitude étrangère. Mais cette fois, il s’agissait
davantage que d’honorer un contrat. Paul en faisait une
affaire personnelle.
« Des nouvelles de Sarenkov ? »
Lakshmi répondit, la bouche pleine d’un curry ter-
riblement épicé :
« On l’a identifié à New York. Il a loué une chambre
dans un petit hôtel, près de la High School of Music
and Performing Arts. »
Là où sa fille Natalya suivait des études pour deve-
nir comédienne. Une formation qu’elle payait en accu-
mulant les petits boulots, comme nombre d’apprentis
acteurs de son âge. Elle était heureuse, ou du moins

53
sereine. Paul l’avait rencontrée avant de lancer l’af-
faire. Par précaution, et afin d’obtenir son accord.
« Tu crois qu’Oleg est prêt à la retrouver ? demanda
Lakshmi.
— S’il a peur, il l’est.
— Et Natalya ?
— Son père lui manque, mais elle veut qu’il lui
prouve son amour. C’est elle, la dernière pierre du jeu
de piste. Il ne faudrait pas que ce soit trop facile. »
Paul et son assistante demeurèrent un moment silen-
cieux. Lakshmi finit par rompre le silence :
« Avant d’aller à Istanbul, tu n’étais pas convaincu.
— C’est vrai.
— Qu’est-ce qui t’a décidé ? »
Le sourire énigmatique d’Akos, la joie qu’elle géné-
rait autour de la cuisine collective.
« Le corail, dans son appartement, la seule présence
de couleur.
— Pourquoi, puisqu’elle ne peut la voir ?
— Peut-être que l’âme perçoit la teinture de l’espoir.
— Ta philosophie est aussi fade que mon curry.
Mange ! »
Ils reçurent le signal des données entrantes. Des
numéros par dizaines de milliers, chacun associé à un
dossier médical et suivi de l’accord de confidentialité
requis :
15845 : OK. 58963 : OK. 25874 : OK. 84023 : OK.
41876: OK. 99623 : OK 84957 : OK. 54892 : OK.

54
87741 : OK. 34896 : OK. 51144 : OK. 37596 : OK.
27896 : OK. 87423 : OK. 85940 : OK. 84712 : OK.
35895 : OK. 58746 : OK. 84562 : OK. 32541 : OK.
98567 : OK. 20485 : OK. 95284 : OK. 65892 : OK
30745 : OK. 84551 : OK. 94715 : OK. 35974 : OK.
82415 : OK. 48596 : OK. 65896 : OK. 79527 : OK.
18238 : OK. 58741 : OK. 71862 : OK. 37441 : OK.
88515 : OK. 45326 : OK. 83214 : OK. 20584 : OK.
98074 : OK. 36958 : OK 86574 : OK. 90745 : OK.
23650 : OK. 95841 : OK. 36528 : OK. 89056 : OK.
41257 : OK. 28541 : OK. 50298 : OK. 39701 : OK.
74856 : OK. 47853 : OK. 20418: OK. 39748 : OK.
65847 : OK. 50489 : OK. 36987 : OK. 90185 : OK
68471 : OK. 98472 : OK. 65748 : OK. 14785 : OK.
68547 : OK. 74129 : OK. 36508 : OK. 74859 : OK.
69874 : OK. 98741 : OK. 20658 : OK. 301263 : OK…
Un sourire éclaira le visage de Lakshmi.
« Tu avais raison, Paul, ils ont tous répondu à
l’appel ! »
Le torrent numérique ne cessait de couler. La jeune
femme préleva délicatement un numéro entre le pouce
et l’index avant de le formaliser. Grâce à son talent,
ce qui n’était qu’un cas abstrait devint une élégante
colonne pourpre à symétrie biradiale. L’unité de base
du corail. Toute l’attention de Lakshmi était concentrée
sur son travail. Ses mains semblaient papillonner d’une
unité à l’autre, aisance et sûreté du geste qui étaient
les fruits d’un apprentissage rigoureux place Vendôme.

55
Paul l’observait avec le respect dû aux créateurs dont
l’art est une seconde nature.
« Je n’ai plus qu’à faire de même pour chaque élé-
ment. Heureusement que le programme de poursuite va
m’aider, sinon ça me prendrait des années. »
Paul lui déposa un baiser sur la joue. Lakshmi fit
mine de s’écarter en riant.
« N’essaye pas de corrompre la déesse ! Une fois que
la colonie sera constituée, je dois l’inclure dans son
holobionte. Tu as une idée ? »
Autrement dit, l’environnement dans lequel la colo-
nie se déploierait en totale symbiose.
Paul avait effectivement une idée :
« Puszcza Białowieża. »

L’autoplane, noir et profilé comme un requin, survo-


lait la forêt primaire.
Un revêtement à base de micro-caméras HD cou-
vrait entièrement son fuselage, filmant le ciel nuageux
puis projetant les images sur l’engin, ce qui le ren-
dait pratiquement invisible depuis le sol. Cela, pour
répondre aux exigences strictes de discrétion imposées
par les autorités polonaises et biélorusses qui avaient
en charge la plus ancienne forêt d’Europe.
Primitive, pratiquement inchangée depuis la préhis-
toire, elle abritait une formidable réserve animale qu’il
ne fallait en aucun cas perturber. D’ordinaire, le sur-

56
vol de Białowieża était interdit, mais Oleg Sarenkov
avait usé de son influence afin que Paul et sa passa-
gère disposent d’un couloir aérien, ainsi que de trois
heures d’immersion dans la biosphère. En retrouvant
sa femme et leur fille, le milliardaire russe avait renoué
avec ses véritables priorités dans la vie. Il était désor-
mais un homme qui apprenait à être heureux. Il avait
décidé de se montrer reconnaissant.
Gorgeia Akos occupait le siège passager. Elle était
entièrement vêtue de sombre et portait un foulard noir,
ainsi que des lunettes fumées. « Photophobie » s’était-
elle contenté de lâcher en montant dans le véhicule.
Depuis, elle ne disait pas un mot.
La convaincre n’avait pas été chose facile. D’ailleurs,
Paul ne s’y était pas risqué, en laissant le soin à Victor
Segal qui avait pratiquement dû recourir au chantage
affectif pour arracher l’accord de Gorgeia. Paul ignorait
les détails de la discussion, mais pouvait en apprécier
le résultat : son invitée forcée faisait mine de l’ignorer.
Paul aurait pu user de son talent afin d’atténuer ses réti-
cences, mais il s’en abstint. Cela lui aurait paru irres-
pectueux, alors qu’il exerçait d’ordinaire son don sans
mauvaise conscience ; mais surtout il ne pouvait prendre
le risque de contrarier son plan. Pour que le résultat soit
efficace, il fallait qu’Akos éprouve sans influence exté-
rieure l’expérience qu’il lui destinait.
« Destination en approche », prévint l’assistant de vol.
Paul effectua quelques corrections de trajectoire et

57
engagea la phase finale de descente. Son regard s’arrêta
sur l’éléphant blanc en peluche déposé par Lakshmi sur
le tableau de bord. L’autoplane était placé sous la protec-
tion de Ganesha, le dieu guide qui déjoue les obstacles.
« Point d’atterrissage verrouillé. »
Ils se posèrent au centre d’une petite clairière tapissée
de neige.
La forêt était composée de frênes et de bouleaux,
d’aulnes et d’épicéas, de tilleuls aux cimes qui culmi-
naient à cinquante mètres de hauteur, et de chênes véné-
rables dont les troncs massifs étaient couverts d’une
mousse qui avait bien souvent plus de quatre cents ans.
L’ensemble offrait une concentration de végétaux unique
au monde, une masse compacte et sombre qui contrastait
avec le paysage enneigé.
Gorgeia Akos comprit aussitôt.
« À quoi jouez-vous ?
— Cette forêt noire s’appelle Białowieża, ce qui signi-
fie tour blanche en ancien polonais. »
L’artiste laissa filer un rire amer en faisant mine
d’applaudir.
« Vous m’avez dégotté un monde monochrome ?
— Vous allez avoir l’occasion de battre des mains,
parce que dehors il fait froid. »
Paul actionna le toit ouvrant. Aussitôt le vent glacial
s’engouffra dans l’habitacle. De surprise, Akos inspira
à fond ; l’air lui cisailla les poumons. Ses yeux étaient
emplis de larmes.

58
« La forêt des premiers âges, quand le monde atten-
dait ses couleurs.
— S’il vous plaît, monsieur Gilson, n’essayez pas
d’éteindre ma colère. C’est tout ce qui me reste.
—  Descendons, voulez-vous ? »
Ils quittèrent l’autoplane, s’enfonçant immédiate-
ment jusqu’aux genoux dans la neige. En dépit de leurs
vêtements thermorégulés, ils pouvaient sentir la mor-
sure du froid. Un renard les observait ; ils virent passer
un couple de loups, à la lisière des bois. La présence
d’une vie animale parut rasséréner Akos, exactement
comme l’avait prévu Paul. Les habitants de la forêt ne
la tenaient pas pour un symbole qu’ils devaient hono-
rer ; simplement pour un être semblable aux autres,
voire même pour un intrus.
Sûre d’elle, Akos sourit et déclara :
« Ma place n’est pas ici, monsieur Gilson.
— Pas encore. »
Paul fit apparaître son écran. Lakshmi en avait aug-
menté les capacités afin qu’il puisse servir de relais au
programme.
« Avez-vous déjà entendu parler de Porphyre ?
— En grec, cela désigne la couleur pourpre, répondit
Akos. Et c’est aussi le nom d’un philosophe.
— Exact. On lui doit l’arbre qui porte son nom, une
sorte de ramage logique qui permet d’unir tous les êtres.
— Je vais finir par perdre patience. Où voulez-vous
en venir, monsieur Gilson ?

59
— À ceci. »
Paul frôla l’écran. De longs fils numériques se
déployèrent en éventail avant de se croiser pour
former une nasse qui recouvrit la clairière. L’holo-
gramme flottait à environ un mètre vingt au-dessus
du sol.
« Que voyez-vous ?
— Une sorte de filet. »
Paul enclencha la seconde phase. Des points appa-
rurent à chaque intersection des fils, puis sur toute
leur longueur jusqu’à recouvrir entièrement la toile.
Gorgeia Akos étouffa un sanglot.
« On dirait du… corail.
— De quelle couleur ?
— Blanc.
— Vous devriez examiner attentivement chaque
point. »
L’artiste se pencha afin d’étudier une unité de base.
Elle était composée d’éléments provenant d’un dos-
sier médical. Une autre, plus loin, vivait à des milliers
de kilomètres de la précédente ; une autre encore, dis-
tante cette fois-ci par le temps. Mais toutes étaient
unies par l’action salvatrice de Gorgeia Akos.
« Chacun de ces points représente une vie.
Ensemble, ils forment une colonie, dont le moindre
élément coexiste en parfaite harmonie avec les autres.
Un tout dont les parties sont solidaires, l’humanité
unie par vos soins dans le proximondial. »

60
Le programme continuait de lui-même. Il pro-
liférait en tous sens, s’adaptait au terrain en tenant
compte de chaque arbre, du moindre relief, consti-
tuant l’holobionte. La colonie comptait maintenant
des milliers de points sans que le processus fasse
mine de s’arrêter.
« L’humanité que vous avez contribué à sauver. »
Soudain Gorgeia Akos manqua défaillir.
« La colonie… »
Paul la rattrapa de justesse.
« Je la vois en rouge.
— Que ressentez-vous, pouvez-vous le décrire ? »
Gorgeia hésita, comme si les mots lui manquaient.
Paul lut dans ses yeux l’étonnement, mais aussi de la
reconnaissance.
« Un… une pure impression, le rouge inédit, tel
qu’il apparaît à chacun pour la première fois. J’ai
l’impression de renaître. »
Ainsi donc ils avaient réussi. Paul, Lakshmi, Vic-
tor Segal, et à leur suite les volontaires qui s’étaient
joints à l’opération pour témoigner leur gratitude.
Ensemble, ils étaient parvenus à réveiller l’émotion
en Gorgeia Akos.
L’artiste caressa le ramage pourpre qui parut vibrer
à son contact.
« Il me reste tant à redécouvrir. Me donnerez-vous
le courage de tout reprendre depuis le début ? »
Paul lui passa le bras autour des épaules.

61
« Ayez confiance, Gorgeia. Pour être heureuses,
certaines histoires n’ont pas besoin de commencer par
leur début. »

Xavier Mauméjean

62
La Reine d’Ambre

« Madame, vous devriez vous asseoir. »


La main de Noriko Higuchi se crispa sur le pom-
meau de sa canne, mais le visage ne trahit aucun agace-
ment. Elle continuait d’observer l’horizon et le bout de
la route amenant au domaine, pendant que son inten-
dant pliait et dépliait l’écran de son téléphone portable.
« Il arrive, commenta-t-elle sobrement.
— Je ne le vois pas.
— J’ai programmé une alerte satellite dans ma canne
s’il franchissait les limites. Je n’ai pas développé de
pouvoirs mentaux.
— Ah, je…
— Ne soyez pas nerveux, Christian, quoi qu’il
arrive, vous ne quitterez pas le château. Laissez-moi
apprécier ce beau temps d’automne, s’il vous plaît. »
L’intendant se tut et Noriko écouta le frémissement
des dernières feuilles brossées par le vent soufflant
dans la vallée. Le son avait acquis une dureté nouvelle,
une rugosité qui donnait une impression de force plus

63
que de faiblesse. Une rafale souleva le sable blanc de la
route, obligeant les deux personnes à fermer les yeux.
Quand Noriko les rouvrit, elle aperçut la silhouette
d’un jeune homme en costume bleu marine se dessiner
au loin.
« On nous a envoyé un clone, se lamenta l’intendant.
À croire que tous les directeurs financiers s’habillent
pareil. Vous pensez qu’on les produit en couveuse ?
— Vous avez trop vu de mauvais films. Son prédé-
cesseur ne connaissait rien au vin et c’est pour ça qu’il
nous laissait tranquilles. J’espère qu’il en ira de même
avec celui-ci. »
Le visiteur marchait vite, d’un pas nerveux, et n’ôta
son oreillette de communication qu’au moment de ser-
rer la main.
« Madame la présidente, je suis ravi de vous rencon-
trer. Mathis Bremer, j’ai été envoyé par…
— Le voyage n’a pas été trop pénible ?
— Pas du tout. J’ai été surpris de devoir poser mon
autoplane aussi loin du domaine. J’aurais voulu survo-
ler les vignes.
— Il faut marcher un bon kilomètre, en effet. Je suis
désolée. »
Le jeune homme rassura Noriko :
« Vous savez, je suis un vrai parisien intra-muros, et
nous sommes de redoutables marcheurs. Les véhicules
y sont aussi interdits par raison de sécurité.
— Tant mieux. Je vous présente mon intendant,

64
Christian, il vous transmettra tous les documents comp-
tables que vous me demanderez. Laissez-moi vous
conduire au château.
— Ma visite est très informelle. Considérez qu’il
s’agit d’une prise de contact. Je tenais à voir les vignes
par moi-même plutôt qu’à travers les caméras d’un
satellite ou d’une station de surveillance. Il n’est pas
donné à tout le monde de se rendre à la Reine d’Ambre.
Ma femme est jalouse. »
Noriko hésita un instant. Elle prit le temps de détail-
ler son interlocuteur, repéra l’éclat d’intérêt dans ses
yeux, et se surprit à frissonner.

Tout en marchant, Mathis Bremer continuait de par-


ler. Il avait proposé son bras à Noriko pour la soulager.
Elle avait poliment refusé.
« Tant d’années à la tête du domaine, c’est excep-
tionnel ! Votre premier millésime date de 2044, je
crois ?
— 2043.
— Excusez-moi. Vous étiez si jeune à l’époque. Pro-
duire un vin de cette qualité à 32 ans, cela nous a tous
marqués. »
La présidente se crispa de nouveau sur sa canne, sur-
tout après avoir entendu « à l’époque » dans la bouche
d’un gamin qui n’était pas né lorsqu’on l’avait nom-
mée à la tête de la Reine d’Ambre. Sans prévenir son
intendant, Noriko bifurqua vers les vignes plutôt que

65
d’emprunter l’escalier menant au château. Il lui fallait
absolument passer par là avant de s’entretenir avec son
nouveau directeur financier. Les parcelles s’étendaient
sur le coteau et seuls quelques bosquets d’arbres rom-
paient la perfection des alignements. Pourtant, une cer-
taine harmonie se dégageait de cette disposition. Quand
Noriko contemplait le domaine, avec les ceps taillés
et les tranchées marquées, surtout à cette période de
l’automne où les feuilles brunissaient, elle se trouvait
transportée dans un jardin zen, avec les marques du
râteau sur le sable autour d’un obstacle. Le calme du
paysage la réconfortait.
Des cris d’enfants la tirèrent de sa méditation. Elle
en aperçut quatre ou cinq qui s’agitaient au milieu
des vignes à une dizaine de mètres devant. Écoutant
à peine Mathis Bremer, Noriko se dirigea droit vers la
bande de gamins qui entourait une jeune fille à terre.
« Que se passe-t-il ?
— Madame, Chloé est tombée en courant. Elle s’est
fait mal. »
La fillette avait cessé de pleurer, mais les larmes
continuaient de laisser des traces sur ses joues. Elle
avait relevé sa robe pour montrer ses genoux en sang.
Noriko se baissa pour examiner la blessure et la jugea
superficielle.
« Ce n’est rien. J’appelle tes parents ou tes amis
t’aident à rentrer chez toi ? Comme tu veux. »
Dans son dos, l’intendant se racla la gorge ce qui

66
incita la femme à regarder le cep sur sa gauche. Plu-
sieurs branches s’étaient cassées au moment où Chloé
avait cherché à se rattraper pour ne pas perdre l’équi-
libre. Un des garçons s’alarma :
« On jouait à se cacher et c’est quand on l’a trouvée
qu’elle…
— J’ai compris que vous ne l’avez pas fait exprès,
les enfants. »
La présidente se releva en grimaçant puis, du bout
de sa canne, toucha les parties cassées de la vigne. La
fillette s’était remise debout et claudiquait en s’ap-
puyant sur l’épaule d’un de ses camarades. Noriko lui
caressa sa longue chevelure rousse.
« Tu n’es pas blessée. Tout va bien.
— Je n’ai pas réfléchi, j’ai pris ce que j’avais à portée.
— Je ne garantis pas que vous ne vous ferez pas
gronder par vos parents, par contre. J’ai transmis la
position du cep au satellite, le rapport est déjà dans
l’ordinateur des coordinateurs. Allez, filez !
— Oui, madame. »
Les enfants accompagnèrent Chloé et la petite
troupe descendit le coteau par l’allée principale pour
rejoindre les bâtiments d’habitation. Noriko les regarda
un moment, tout en souriant.
« Vous êtes bien tolérante avec eux, fit remarquer
Mathis Bremer.
— Les vendanges sont terminées, je les autorise à
s’amuser dans les champs avant que le travail reprenne.

67
— Cela met en danger les plants.
— Nos vignerons en ont connu d’autres ! Nos
résines réparatrices sont efficaces. Sauf à déraciner
totalement un cep, notre vin n’a rien à craindre d’un
enfant. Je préfère que les familles de nos employés
se plaisent au domaine et désirent y rester. Il faut du
temps pour former un bon cueilleur, celui qui saura
évaluer le degré de pourriture noble sur les grains, alors
croyez-moi que je les soigne !
— Un jour, les robots seront assez doués pour cette
tâche. »
Noriko plissa les yeux, ce que l’intendant savait
reconnaître comme le comble de l’énervement chez la
présidente.
« Monsieur, mon rôle est de garantir qu’une récolte
est assurée chaque année, pas d’attendre que la techno-
logie se hisse à notre niveau de compétence.
— Pourtant, sans la technologie…
— Vous m’avez bien entendue, je crois. L’arrivée
d’Adélaïde a sauvé ce domaine, j’en suis parfaitement
consciente. Nous ne sommes plus dans les années 40 :
je dispose de toutes les personnes compétentes dont
j’ai besoin. »
Le jeune homme déglutit avec difficulté. La réplique
de Noriko figea son sourire dans un rictus et il parut
désorienté au milieu des vignes.
« Montons au château, voulez-vous ? reprit la pré-
sidente d’une voix plus douce. Je désirais seulement

68
vous montrer le domaine depuis les parcelles comme
vous le souhaitiez. »
Mathis Bremer hocha la tête, encore secoué. Le
visage serein de l’intendant le rassura et il se laissa
guider vers le chemin gravissant le coteau. On aper-
cevait déjà les façades végétales humides de ce qui
ressemblait moins à un château ancien qu’à une vaste
résidence moderne. L’aile sud, celle qui donnait sur
les hectares de vignes, était coupée par plusieurs baies
vitrées rétractables et polarisantes. À mi-chemin de la
pente, les détails se précisèrent, révélant le jeu com-
plexe entre le béton cellulaire, le bois et la vieille
pierre. L’ensemble évoquait les demeures tradition-
nelles, avec des sortes de tours d’angle couvertes de
mousses et de lianes, et des créneaux métalliques ren-
forçant la structure modulaire du bâtiment.
« Quand j’avais lu que vous aviez rénové la rési-
dence, je n’imaginais pas un choix si radical, osa
Mathis d’un ton admiratif.
— Le château d’origine n’avait aucun intérêt archi-
tectural ou historique et coûtait une fortune à entretenir.
Vous voyez, je prends de la technologie ce qui m’est utile.
— L’immeuble où j’habite n’est pas aussi perfec-
tionné. Au début des années 60, on refusait de mélan-
ger le bois et le béton pour de telles structures.
— Même avec les murs végétaux, j’aurais trouvé
dommage de n’avoir que du verre au milieu du
paysage. »

69
Ils arrivèrent sur une petite esplanade bordée de
rosiers qui conduisait à l’entrée du château. Le direc-
teur financier s’approcha d’une fleur et se pencha pour
la sentir. Noriko se raidit instantanément.
« Amber Queen, bien sûr ! s’exclama-t-il. Une
évidence.
— Vous avez de la chance, la floraison fut tardive à
cause du mauvais temps, il est rare d’en profiter après
la fin des vendanges.
— Je trouve leur parfum délicat et léger. C’est
une vraie réussite et qui colle parfaitement à votre
domaine. »
La présidente pinça les lèvres de déplaisir, trois
secondes à peine, et Mathis savoura sa petite victoire.
Comme un boxeur, une fois récupéré des coups du
round précédent, il avait répliqué sur le même mode
et s’était remis à égalité avec celle qui représentait son
adversaire.
Celle qu’il devait considérer comme son adversaire.

En sortant de l’ascenseur qui menait au premier


étage, la présidente s’approcha d’un long tube en
céramique noire installé sur un support métallique et
penché pour qu’elle puisse y glisser son bras. Dans le
même temps, elle attrapa la paire de boucles d’oreille
posées sur une soucoupe et les accrocha. Une série de
cliquetis se fit entendre et quand Noriko retira sa main,
son poignet et une partie de l’avant-bras portaient un

70
délicat dragon constitué de diamants, d’argent et de
diverses pierres précieuses. À l’emplacement de l’œil
de l’animal mythologique, une bulle de cristal laissait
transparaître la peau. Quand la présidente atteignit le
salon de réception, son bijou étincela sous le soleil
jusqu’à en devenir aveuglant. Elle faisait jouer ses arti-
culations pour vérifier que son kirin se plaisait sur elle.
Mathis Bremer sembla totalement indifférent à l’ob-
jet, son regard se portant plutôt sur les commodes et la
table au milieu de la pièce.
« Oh, du Shin style ! Vous êtes restée très années 50
en fait. »
Le jeune homme admirait la décoration exubérante
sur les panneaux de la commode, faite de fleurs de
camélias en rubis et de hérons stylisés en ivoire de syn-
thèse. Il fronça les sourcils, perplexe :
« Étrange, je n’arrive pas à en déterminer la prove-
nance. Je ne vois pas de moulures et le dessin est beau-
coup plus épuré que ce que je connais. »
Noriko jeta un regard las vers son intendant. Elle se
sentait fatiguée avant même de passer à l’essentiel. Le
bavardage incessant l’agaçait.
« Votre prédécesseur trouvait judicieux de moderni-
ser l’ameublement du château. Mes origines japonaises
lui ont suggéré de s’adresser à des artisans capables de
fusionner le Shin style et l’art déco. Cela impressionne
beaucoup nos invités lorsqu’ils séjournent au domaine.
Je m’y suis faite.

71
— Eberhard avait beaucoup de goût, je le soupçonne
d’avoir des liens de parenté avec certains ébénistes
français. Vous êtes une vitrine, à votre manière.
— Installez-vous, je vais demander à Christian de
nous offrir une bouteille. Désirez-vous un millésime
en particulier ? »
Le ton de Noriko se voulait poli, mais le regard dis-
tant trahissait l’énervement. Le jeune homme sembla
ignorer le changement de sujet de conversation.
« Oh, pourquoi ne pas m’en faire la surprise ? J’ai
une maîtrise d’œnologie et j’ai étudié une bonne par-
tie de votre production. En revanche, je ne suis pas
assez expert pour identifier tout ce qui date d’avant les
années  20. »
La présidente se tourna vers son intendant :
« Vous avez entendu ? Choisissez un cru adapté à
la circonstance. La température est clémente, je vais
ouvrir le salon et profiter de cette dernière belle journée
d’octobre.
— J’ai bien compris, madame. »
Il reprit le chemin de l’ascenseur et disparut. Noriko
soupira avant de pivoter pour rejoindre son visi-
teur. Dans le même temps, les baies vitrées s’étaient
repliées, laissant entrer l’air frais du matin dans le
salon. Sans prendre de précautions particulières, la pré-
sidente s’empara d’une chaise et la tira vers la terrasse,
juste à côté d’une table basse. Mathis Bremer fit de
même et ils s’assirent tous les deux en même temps.

72
Devant eux, les hectares de vignes s’étendaient dans
toute la vallée, cachant le lit de rivière au milieu et les
villages au fond. Hêtres et frênes décoraient les par-
celles, évitant la monotonie et s’accordant avec un ciel
bleu traversé de nuées cotonneuses. Un calme parfait
régnait, souligné par les trilles mélodieux de pinsons
dans les marronniers du château. S’il n’y avait eu les
alignements au sol, on aurait pu croire ce lieu aban-
donné des hommes. Et pourtant, ces derniers s’étaient
accrochés à la terre et l’avaient entretenue pour en tirer
le meilleur.
« Je ne regrette pas le voyage ! s’exclama le jeune
homme d’un coup. J’ai beau aimer Paris, j’admire ce
que vous avez fait de cet endroit.
— Monsieur Bremer, je doute que vous soyez venu
d’aussi loin pour du tourisme. Pouvons-nous cesser ce
jeu ? Je ne suis qu’à moitié japonaise, je peux supporter
une approche plus directe. »
Le directeur financier sourit. Sa voix changea de
tonalité et devint plus posée, moins tonitruante :
« Nous n’avons rien à vous reprocher, madame la
présidente. Vous avez parfaitement su maintenir la
réputation du domaine et inscrire la Reine d’Ambre
parmi les meilleurs vins liquoreux du monde. Les
ventes sont excellentes et nous constatons que vous
avez su attirer la clientèle africaine bien mieux que
vos concurrents. Les perspectives d’avenir sont
florissantes…

73
— Mais l’assemblée des actionnaires de la compa-
gnie souhaite me mettre à la retraite.
— Vous êtes encore jeune et votre expérience nous
est indispensable.
— Je corrige : souhaite me trouver un placard doré
et honorifique.
— Ne soyez pas cynique.
— Laissez-moi dire que les actionnaires commettent
une erreur. Je peux fournir suffisamment d’arguments
commerciaux pour les en convaincre. Je ne me laisserai
pas virer sans rien dire.
— Oh, mais personne ne va vous virer, comme vous
dites. Vous allez choisir de partir de votre plein gré.
— Quelle entourloupe avez-vous trouvée ? »
Bremer pencha la tête et regarda Noriko de travers :
« Vous êtes la première à nous avoir trompés. »
La présidente allait répliquer lorsque l’intendant
arriva dans le salon, accompagné d’une serveuse. Sur
le chariot électrique que la jeune fille dirigeait à l’aide
d’une télécommande, trois verres remplis au quart
étaient disposés sur un plateau. Christian tenait dans
ses mains la bouteille tout en cachant l’étiquette.
« Pour une dégustation à l’aveugle, je ne vous pro-
pose pas de quoi manger en accompagnement. Aussi,
j’ai sélectionné un millésime léger comme un apéritif.
— Vous êtes une perle, Christian. Je sais que je peux
vous faire confiance. »
L’intendant sourit et posa la bouteille sur la table

74
du salon pendant que la serveuse distribuait les verres
pour la présidente et Bremer. Le jeune homme tenait
le cristal par le pied et observait le liquide jaune d’or
à travers les rayons du soleil. Il le fit tourner plusieurs
fois et plongea le nez dans le col du récipient. Noriko
n’avait pas bougé un muscle. Elle avait pris soin de
remercier la serveuse et lui avait donné congé.
« Quelle beauté ! Quelle richesse ! s’exclama Bremer.
Il existe peu de millésimes aussi complexes. Vous me
gâtez, monsieur l’intendant. Vous m’offrez ce qui est
le plus exceptionnel ! »
Christian hocha la tête, sans dire un mot. Noriko res-
tait de marbre. Son verre demeurait en évidence sur la
table basse, à portée de main.
« Je distingue une composition de fruits mûrs,
quelque chose qui s’approche de la mirabelle et de
l’abricot pour ensuite rappeler la figue et s’épancher en
notes de poire. Si je m’attarde, je peux même repérer
un caractère épicé, un peu safrané. »
Le directeur financier porta le verre à sa bouche et
but une première gorgée.
« Quelle amplitude ! Quel volume ! C’est une per-
fection dans la suavité et la fraîcheur. Aucune agres-
sivité, et pourtant une dynamique sans égale. Un
millésime aussi raffiné, on ne le trouve que rarement,
mais puisqu’il s’agit d’une de vos récoltes, le choix est
restreint. Il est assez jeune encore et va s’épanouir. Je
dirais 2068. Une très grande année. »

75
Il se tourna vers l’intendant pour y chercher une
approbation, même discrète. En vain. Christian regar-
dait la présidente avancer le bras vers son verre. Dans
le même temps, la langue de son dragon en pierres
précieuses s’allongea, épousant la forme de sa main
pour se transformer en une aiguille qui plongea dans le
liquide. Aussitôt, l’œil vide du bijou se remplit de jaune
sur la peau de Noriko et l’appendice se rétracta dans
son logement. La femme décrocha l’une de ses boucles
d’oreille et la posa sur la table basse.
« Je suppose que vous voulez entendre Adélaïde,
monsieur Bremer ?
—  Bien entendu ! »
La boucle d’agate et d’argent émit un son
juste avant qu’une voix s’élève du micro inséré à
l’intérieur :
« La grande espérance s’incarne dans une fille aux
longs cheveux bleus qui marche pieds nus au bord
d’un lac. Regardez-la sourire, regardez-la danser sur
l’herbe. Vous la voyez, insaisissable, libre, rebelle, et
quand elle vous parle, elle vous acclame. Vous la pen-
sez à vous, elle s’échappe, s’élance, se cache. Sa robe
d’un blanc cassé doux et tendre se gonfle et claque
sous l’effet du vent. Vous voudrez caresser sa peau,
en éprouver le satin et pourtant, et pourtant, c’est la
jeunesse qui éclot, la promesse qui s’affirme. Elle ne
vous attend pas. »
La présidente ferma les yeux, puis s’empara du

76
verre. Elle observa le liquide tourner et descendre le
long des parois en gouttelettes paresseuses avant de
braquer son regard vers le jeune homme :
« Vous n’étiez pas loin, mon cher. Votre erreur fait
partie des batailles d’œnologues et vous ne seriez pas
le premier à faire la confusion. Des gens plus prudents
que vous s’en seraient sortis en évoquant un millésime
jumeau, comme il en existe certains dans l’histoire de
la Reine d’Ambre. Cependant, je pense qu’il s’agit d’un
2067. »
Cette fois, l’intendant sourit et fit tourner la bou-
teille à côté de lui pour en révéler l’étiquette. Noriko
ne s’était pas trompée. Mathis Bremer ouvrit la bouche,
se tut, puis but une nouvelle gorgée. La présidente en
fit de même après avoir remis sa boucle d’oreille en
place. Elle apprécia la texture de son vin et sa fraîcheur
tout en se délectant du paysage. Le soleil irriguait ses
vignes, même après les vendanges et les nuages étince-
laient. Boire la rendait plus sensible aux détails, à cette
harmonie impalpable…
« C’est miraculeux ! lança Bremer de manière
abrupte. L’intelligence artificielle vous suffit pour
déterminer un millésime aussi subtil ? Je…
— Ma coupe / se vide à contempler / cette belle
journée d’automne.
—  Comment ?
— Ryôkan Taigu, un poète du XIX e siècle.
— Ah. »

77
Profiter encore du moment, de ce matin qui se ter-
mine et de la douceur qui se répand sur la terre comme
en soi, ne pas laisser un directeur financier lui gâcher
cet instant. Peut-il comprendre le zazen en buvant un
vin liquoreux ?
« Je reconnais que vous avez remarquablement su
compenser votre handicap, madame la présidente,
cependant il n’en demeure pas moins que vous nous
avez longtemps caché que vous avez perdu l’odorat
dans votre accident d’autoplane il y a cinq ans. »
La méditation venait de se briser, Noriko n’attein-
drait pas le satori bouddhique aujourd’hui. D’un autre
côté, elle n’avait jamais espéré le trouver dans le vin.
« Et je continue de produire d’excellents crus. Vou-
lez-vous goûter un 2071 ?
— Nous avons dû garder le secret sur votre handi-
cap. Le jour où cela se saura…
— Le vin suffit. Il est plus important que moi ou
mes mensonges. Faites-lui confiance.
— Le risque est trop grand. La réputation de la
Reine d’Ambre s’est construite sur plusieurs siècles,
une erreur pourrait tout balayer. »
Noriko but une nouvelle gorgée et reposa son verre.
« Dites cela à quelqu’un d’autre : j’ai maintenu ce
domaine toute seule, après la Pandémie, quand les
meilleurs maîtres de chai avaient disparu ou étaient
accaparés par les grandes familles bordelaises pour
leurs châteaux. Si je n’avais pas pris la décision d’uti-

78
liser une intelligence artificielle comme directeur tech-
nique, nous aurions perdu une dizaine de récoltes, au
moins ! La compagnie était bien contente de trouver la
fille de la meilleure sommelière au monde pour attirer
la clientèle asiatique. Alors, l’image, je connais. »
Mathis Bremer se raidit. La tirade de la présidente le
mettait sur la défensive. Il ne s’était pas attendu à une
telle violence.
« La clientèle évolue, madame. La région du Stellen-
bosch en Afrique du Sud rivalise avec certains de nos
Bordeaux et nous avons de bons espoirs dans le Kenya.
Je m’attends à voir un Africain parmi les meilleurs
sommeliers dans moins de cinq ans.
— Revenez quand vous l’aurez, alors.
— Vous me comprenez très bien. J’ai été envoyé
pour assurer la transition, le temps que l’on trouve la
perle rare. Nous ne sommes pas suicidaires. Votre père
était un Courselle, ma mère était une Tesseron, cela
rassurera tout le monde sur la qualité de notre héritage.
— Vous n’avez aucune expérience, vous êtes un
financier. »
Bremer pointa le dragon sur le bras de Noriko :
« L’expérience, elle se trouve dans la mémoire de
tous les maîtres de chai contenus dans les bases de
données d’Adélaïde. Je ne romprai pas la lignée, ras-
surez-vous. Il me suffit que vous renonciez publique-
ment au domaine et rien ne changera. Je conserverai
vos vignerons, votre intendant, si cela vous inquiète.

79
— Je ne l’accepterai pas. Vos actionnaires se
moquent de mon travail.
— Vous vous êtes moquée d’eux en prétendant que
votre accident n’avait laissé aucune séquelle. Vous les
avez privés d’une manière élégante de vous rempla-
cer sans scandale. Madame la présidente, vous n’avez
pas le choix. Vous allez démissionner et accepter votre
sinécure. »
Noriko s’empourpra :
« Jamais ! Je refuse une décision aussi absurde. Je
ne suis pas une handicapée, je connais ma terre et mes
vignes mieux que quiconque et je ne suis pas assez
vieille pour être mise à la retraite. Dix, vingt ou trente
ans ne me suffiront pas pour comprendre totalement ce
vin, je n’en suis pas lassée ! »
Le directeur financier finit son verre et se passa la
langue sur les lèvres avant de le poser sur la table.
Il se leva et referma sa veste en ne cachant pas sa
satisfaction.
« Madame la présidente, vous me l’avez dit, le vin
est plus important que vous, la Reine d’Ambre existait
avant votre arrivée, elle vous survivra. Ne placez pas
votre orgueil au-dessus de ces hectares que vous aimez
regarder. Je conçois que vous ayez du mal à renoncer
à ce qui a constitué votre vie, mais partez sans aigreur.
Soyez digne de vos millésimes !
— Je ne vous raccompagne pas, monsieur Bremer,
vous connaissez le chemin. »

80
Le jeune homme salua sèchement et partit. Quand il
eut disparu, Christian s’assit sur le siège vacant et se
saisit du troisième verre laissé par la serveuse. Il goûta
pendant que Noriko ruminait en comptant les tomettes
de la terrasse.
« Vraiment merveilleux, commenta-t-il. C’est un vin
de printemps en réalité.
— Christian, vous pensez que je dois abandonner ?
— Vous voulez l’avis d’un ami ou celui d’un
employé de la compagnie qui paie ce monsieur
Bremer ? »
La présidente émit un petit rire sec :
« Allons. Chaque année constitue pour moi une
surprise sans équivalent. Que peuvent-ils m’offrir en
échange ? J’ai perdu l’odorat, pas l’amour de cette
terre. Je suis toujours émue quand je vois la pourriture
noble s’emparer des premiers grains. Cette magie, elle
ne peut pas être comprise des actionnaires, seulement
de nos clients.
— Puis-je vous soumettre une réflexion ?
— Bien sûr !
— Pourquoi ce gamin se manifeste-t-il maintenant ?
De quoi le conseil d’administration a-t-il peur ? »
Une rafale secoua le feuillage des marronniers pen-
dant que Noriko cherchait la réponse à ces questions.

La nuit tombait en ce soir de mars et la présidente


semblait se promener au milieu des vignes. Elle por-

81
tait un sac en bandoulière dont le contenu cliquetant
laissait supposer qu’on y avait fourré une bouteille au
moins. La lune pleine projetait les ombres lugubres des
plants sur le sol. Tels des squelettes écartelés, les ceps
paraissaient démunis et fragiles.
Noriko contourna le bosquet de frênes et s’arrêta.
Elle commença par déboutonner son lourd manteau et
l’ouvrit. L’atmosphère était douce pour la saison. Ras-
surée par l’absence de vent, la femme ôta et plia le
vêtement avant de le poser et de s’en servir comme
coussin pour s’asseoir en tailleur. Du sac, elle tira un
large carré de tissu sombre, finement décoré de fils
d’argent et l’étendit sur le sol. La bouteille suivit, mais
Noriko la garda près de sa cuisse pour qu’elle ne tombe
pas. Enfin, avec une précaution toute cérémonieuse, la
présidente utilisa ses deux mains pour sortir le saka-
zuki, une coupelle d’environ dix centimètres en porce-
laine verte, et la plaça au centre de l’étoffe.
De loin, on apercevait à peine la silhouette de la
femme au milieu des champs. Personne ne l’accompa-
gnait dans ce rituel qu’elle tenait à accomplir chaque
année. Une fois, la météo s’était révélée si exécrable
qu’un drone avait déployé une toile au-dessus de sa
tête pendant qu’elle officiait. Ce moment revêtait à ses
yeux un caractère indispensable, et encore plus cette
année. Depuis l’automne et la rencontre avec Bremer,
la pression pour provoquer sa démission n’avait pas
diminué et les négociants eux-mêmes s’attendaient à

82
ce qu’elle parte. Des clients faisaient état de rumeurs,
ce qui montrait toute l’efficacité des services marketing
de la compagnie pour préparer le public à cet événe-
ment. L’étau se resserrait, sans offrir de porte de sortie
satisfaisante.
Noriko ne voulait pas quitter le domaine de la Reine
d’Ambre. Elle n’imaginait pas s’installer à Paris et
vivrait le Japon comme un exil. On lui avait demandé
de conserver le nom de sa mère, plus porteur à l’in-
ternational, mais toutes ses racines la rattachaient au
pays de son père. Par son travail, elle avait été recon-
nue ; chaque millésime affirmait sa légitimité et aucune
famille de vignerons aussi bien de Bordeaux que des
tréfonds de la Champagne ne doutait de ses capacités.
On l’avait accueillie et personne ne se moquait de ses
rituels folkloriques. La présidente avait besoin d’eux
pour se sentir entière, comme le cep se déploie sur ses
deux bras en émergeant du sol.
La pleine lune diffusait une lumière si intense que
la vigne parut scintiller tout à coup. Des cicatrices de
la taille de février des gouttelettes s’étaient formées
qui grossissaient et coulaient le long du bois. La sève
remontait, annonçant un nouveau cycle, un miracle
que Noriko venait célébrer. Elle avait versé un peu
de vin dans le sakazuki et retroussait le bras droit de
sa chemise, révélant le dragon de diamants à sa main.
Adélaïde semblait dormir sous l’astre nocturne. Une
légère crispation du pouce suffit à réveiller l’intelli-

83
gence artificielle. Aussitôt, la peau sous le bijou fut
parcourue de frissons, signalant ainsi que le serti
sublime s’ajustait parfaitement. Le réseau de griffes
et de fils sous-cutanés communiquait avec l’électro-
nique insérée dans le support des pierres. La machine
– étrangement, Noriko peinait à employer ce terme
– s’harmonisait avec le moindre changement dans la
conductivité aussi bien thermique qu’électrique et
interprétait les signaux.
Dix ans s’étaient révélés nécessaires pour qu’un
langage naisse de cette coexistence, quelque chose qui
dépasse la simple utilité. La complexité de la récolte, le
jeu avec les contraintes météorologiques, tout cela ne
pouvait se résoudre en équations. La présidente voulait
que l’intelligence artificielle ressente le vin, qu’elle en
mesure l’effet afin qu’elle l’intègre dans ses analyses.
Les maîtres de chai avant elle puisaient dans leur héri-
tage cette connaissance et s’en servaient de manière
inconsciente. Noriko souhaitait que cette lignée se
poursuive et s’exprime autrement que sous la forme
d’archives rangées dans des bases de données.
La langue du kirin se déploya et lapa le contenu de
la coupelle, suffisamment pour remplir l’œil. Très vite,
la boucle d’oreille tinta et la voix d’Adélaïde résonna
dans le cerveau de Noriko :
« C’est un grand arbre, long, majestueux, qui trône
sur la colline, tel un berger observant des pousses nou-
velles frémir au matin. C’est une vague lente, un fais-

84
ceau d’écume qui se perd sur la plage et balaie les pas
d’un enfant qui s’éloigne. Écoute l’oiseau qui plane à
flanc de montagne, ses ailes battent à peine et pourtant,
l’air vibre autour de lui, l’enrobe et le porte. Enve-
loppe-toi, love-toi, partage. »
La boucle se tut. La présidente prit la coupelle entre
ses doigts et porta le vin à sa bouche pour en boire
quelques gorgées. Doucement, elle étendit les bras
devant elle en baissant la tête, comme si elle donnait le
sakazuki à un hôte invisible et demeura dans cette posi-
tion pendant trente longues secondes. À la fin, Noriko
se redressa et d’une main, retira le carré de tissu, puis
elle fit basculer la coupe et renversa ce qui restait du
contenu sur le sol sableux. Le liquide l’assombrit avant
de disparaître.
Un Japonais ne verrait rien de traditionnel dans cette
cérémonie, rien de comparable avec celles dédiées au
saké, mais Noriko n’accomplissait pas ce rite pour res-
pecter les dieux shintos. Elle voulait rendre hommage
à la terre, la remercier pour tout ce qu’elle avait réalisé
depuis son arrivée au domaine. Il était normal de lui
donner un peu de l’esprit du vin qui naissait des raisins
produits ici.
« Adélaïde, dit la présidente à voix haute, je ne
veux pas partir. J’ai ma place ici, et j’ai encore tant
de choses à apprendre. Tu m’as permis de surmonter
mon handicap, que restera-t-il de moi sans toi ? Je suis
égoïste, mais nous avons su nous apprivoiser et pro-

85
gresser ensemble toutes les deux. Chaque millésime
est le fruit de notre collaboration. J’ai encore besoin
de toi. »
Pas de réponse. L’intelligence artificielle disposait
de modules vocaux pour communiquer, cependant ils
servaient le plus souvent pour interpréter des rapports,
pas pour entretenir des conversations. Adélaïde ne pos-
sédait aucun langage autre que celui du vin.
« Je me trompe, s’exclama soudain Noriko. Ce que
nous avons construit ne m’était pas réservé. Je n’étais
qu’un intermédiaire. Je t’ai prêté mes émotions, je te
les ai confiées pour que tu grandisses, pour que tu t’en-
richisses et maintenant… (elle tourna la tête vers la
lune) Et maintenant, montre-nous combien tu peux être
généreuse, Adélaïde. »
La présidente se mit à rire, un rire plein de sève, et
d’une sève qui montait.

Noriko Higuchi arborait un visage rayonnant devant


la lourde porte en bois du chai souterrain affecté au
vieillissement des barriques. Elle jouait avec son trous-
seau de clefs tout en attendant Christian et Mathis Bre-
mer qui descendaient l’escalier de chêne.
« C’est un bon printemps pluvieux, annonça-t-elle
guillerette, vous avez dû apprécier qu’on vienne vous
chercher en voiturette électrique, non ? Ce n’est pas
aussi confortable qu’un autoplane, je le regrette.

86
— Je constate que vos vignerons sont en plein
travail.
— Ils éliminent les pousses parasites. L’épamprage
suscite toujours l’effervescence, c’est pourquoi nous
pouvions en profiter pour qu’un de nos véhicules fasse
un crochet pour vous récupérer.
— Je vous remercie. Votre mail de la semaine der-
nière m’a surpris, je vous l’avoue. Je ne m’attendais
pas à une telle invitation après notre rencontre d’oc-
tobre dernier.
— Il me fallait le temps de digérer la nouvelle, mon-
sieur Bremer. »
Le directeur financier posa le pied sur le sol en béton
et après avoir serré la main de la présidente, entre-
prit d’ouvrir sa sacoche en cuir noir. La femme l’en
dissuada :
« Je sais que vous avez préparé des documents,
mais j’ai demandé à notre intendant de tout rédiger
selon mes recommandations. Vous avez votre stylo
connecté ? »
Mathis Bremer fronça les sourcils d’un air inquiet.
Il se méfiait.
« Vous ne m’avez rien dit.
— Rassurez-vous, je compte bien démissionner.
C’est ce que vouliez, non ? Je veux juste m’assurer que
le domaine sera protégé après mon départ. Je préfère
rédiger les clauses concernant mes employés et leur
famille. Je les connais tous.

87
— Vous auriez dû m’envoyer le document avant que
je vienne. Le conseil d’administration ne va pas être
ravi si je signe sans lui demander son avis.
— C’est pour ça que je vous demandais si vous
aviez votre stylo. Christian a transmis le contrat dès
votre arrivée. Je suppose que vos juristes le consultent
en ce moment même. Vous savez, mes maîtres de chais
sont très pointilleux, ils aiment discuter pendant des
jours et des jours. Soyez heureux, je vous épargne cela.
Entrons ! »
Noriko choisit une grosse clef en fonte et l’inséra
dans la serrure rustique de la porte. Le mécanisme
grinça. Quand elle poussa sur le battant, ce dernier
résista avant de céder mollement.
« Ce parfum… » lâcha Bremer, stupéfait.
La présidente ne ressentit aucune perversité dans les
mots du jeune homme. Elle se remémora la première
fois qu’elle était entrée dans ce lieu et la fragrance
qui y flottait. Les effluves s’échappant des barriques
n’avaient rien de lourd, rien d’entêtant, comme si on
avait vaporisé l’essence du vin dans cette immense
cave aux épais piliers de pierre noire. Un parfum, oui,
et qui ne se concentrerait jamais dans un flacon. Com-
ment partager cette sensation ? Comment transmettre
cette fragilité qui ne s’éprouvait que dans cette salle
somptueuse ?
Une fois habitué à ce mystère olfactif, Bremer porta
son regard sur l’espèce de tableau accroché au fond du

88
chai, trente mètres devant lui. Il s’agissait d’un portrait
qui aurait pu être qualifié d’impressionniste s’il ne bril-
lait sous les lumières douces des projecteurs. Le jeune
homme s’avança de quelques pas et comprit : chaque
touche de peinture était en réalité une capsule de verre
renfermant du vin. Les teintes étaient composées
pour suggérer le noir des cheveux, le miel de la peau,
jusqu’à la blancheur des yeux. L’ensemble représentait
une femme d’apparence encore juvénile, au sourire dis-
cret, une sorte de Joconde asiatique.
« Vous lui ressemblez.
— Ma mère.
— La fameuse Hanae Higuchi !
— La photo d’origine a été prise deux ans avant sa
mort. J’ai demandé à Gorgeia Akos et à un verrier de
me composer ce portrait en utilisant tous les millésimes
qu’ils voulaient. Elle aurait adoré l’idée, cela lui res-
semblait tant.
— L’année 2035 a été terrible, l’épidémie n’a épar-
gné aucun continent. Votre mère avait 45 ans, si je ne
me trompe pas. »
Noriko contempla le tableau, écoutant à peine les
propos du jeune homme. Elle descendit les quelques
marches conduisant aux tonneaux alignés dans la cave
et se plaça au milieu pour parler d’une voix forte :
« Les vins comme le nôtre vieillissent et changent de
couleur, monsieur Bremer. Chaque fois que je franchis
cette porte, je note une différence, aussi subtile qu’une

89
ride sur mon visage. J’aurai disparu depuis longtemps
que ma mère continuera de vieillir. Les millésimes la
conservent et en perpétuent le souvenir tout en la fai-
sant évoluer. Il n’y a pas de plus beau défi pour notre
métier !
— Je vous crois, madame. »
La présidente hocha la tête et du bras gauche indi-
qua la direction à suivre pour le directeur financier.
Une alcôve avait été aménagée dans le mur pour ins-
taller une table et des fauteuils confortables. Plusieurs
carafes attendaient, mais ce qui focalisa l’attention de
Mathis, ce fut la Reine.
Des spots lumineux, savamment disposés, souli-
gnaient les reflets du corps de verre et faisaient bril-
ler l’ambre à l’intérieur. Le visage présentait des traits
harmonieux, irréels, avec ses pommettes de miel et
ses lèvres d’acajou. Les yeux vert olive pétillaient,
atténuant l’impression de contempler un robot. La
Reine leva un bras pour saluer Bremer et l’inviter à
la rejoindre. On avait gravé une fine couronne sur le
haut du crâne et le bustier d’émail blanc qu’elle portait
constituait le seul vêtement sur la machine. Les gestes
étaient souples, sans à-coup, et s’il n’y avait la couleur
entre l’or et l’orange, un humain aurait pu se laisser
tromper en regardant rapidement.
« Venez déguster avec moi cette récolte », lança
la voix suave d’où jaillissaient quelques accents
métalliques.

90
Le directeur financier se tourna vers Noriko qui
répondit à ses interrogations implicites :
« C’est un module pour nos invités. Nous leur
jouons un théâtre qu’ils apprécient. La présence
d’une intelligence artificielle les intrigue et ils ima-
ginent un robot, pas un bijou. Je n’ai pas le cœur de
les décevoir.
— Je ne suis pas un touriste.
— Vous comprendrez en lisant le contrat. Ne vous
inquiétez pas, Adélaïde n’est pas programmée pour
interagir verbalement avec nous : elle suit des routines.
Installez-vous. Nous sommes réunis pour évaluer le vin
produit cet automne.
— Vous voulez m’apprendre ? Je suis très flatté de
cet honneur. »
Christian aida Noriko à s’asseoir et lui présenta un
parapheur dans lequel se trouvait un contrat d’une
dizaine de feuilles de papier. La femme caressa la
matière douce, comme un aveugle déchiffre du braille.
À l’ère du tout numérique, l’imprimé conservait son
aspect solennel et se réservait à des usages précis,
comme les actes notariés par exemple. Des enlumi-
nures décoraient chaque page et constituaient des sortes
de preuves d’authenticité sur lesquelles les copies élec-
troniques s’appuyaient en cas de conflit.
« Je ne prendrai pas part à la décision, monsieur Bre-
mer. Je ne suis qu’observatrice et je me plierai au choix
de mon successeur.

91
— Comment ? Vous démissionnez maintenant ? Sans
transition ?
— Lisez le contrat. Ce sera plus clair. »
Le jeune homme se jeta sur les pages entre ses
mains et ouvrit des yeux grands comme des soucoupes
en lisant le premier paragraphe. Il lança un regard à
Noriko, au robot, puis se replongea dans le contrat.
Plus il tournait les feuilles, plus il fronçait les sourcils
et agitait les jambes de manière nerveuse.
« Alors, c’est ça votre décision ? Vous avez
conscience des conséquences, n’est-ce pas ?
— Vous pensiez devenir le nouveau président de la
Reine d’Ambre, je comprends votre déception.
— Vous confiez le domaine à Adélaïde ! Une
machine !
— Une intelligence artificielle, soyez précis. Ma
seule préoccupation est la continuité. Vous avez rai-
son, je ne suis rien au regard du vin et je regrette ma
réaction d’orgueil.
— Jamais le conseil d’administration n’acceptera !
— Que dit votre stylo ? »
Mathis Bremer plongea la main dans le revers de
sa veste et en tira un fin cylindre d’ébène, traversé de
fibres scintillantes. Il tourna la bague centrale qui gré-
silla avant de faire apparaître une plume métallique.
Noriko tapota le dessus de la table :
« Voyez, quelqu’un au service marketing a vite
compris comment tirer parti de cette option. Adélaïde

92
constitue un investissement important pour la compa-
gnie, il était hors de question de l’écarter au profit d’un
individu, même remarquable. Je n’ai fait qu’entériner
une tendance.
— Le vin est une création humaine !
— Pas exactement. C’est une conjonction. La Reine
d’Ambre ne résulte pas d’un assemblage, mais de la
cueillette des grains affectés par le Botrytis. Adélaïde
surveille la météorologie, anticipe et dirige les équipes
de vendangeurs avant de valider les choix de nos
maîtres de chai.
— Vous tirez un trait sur le passé.
— Bien au contraire. Pour arriver à ce résultat,
l’intelligence artificielle puise dans nos archives et
s’appuie sur l’expérience de nos ancêtres. Le conseil
d’administration valide la possibilité que je lui offre de
décider du millésime. C’est bien pour cette raison que
vous cherchiez à m’écarter, non ? »
Le directeur financier plissa les yeux et sourit d’un
air malin. Il appréciait l’intelligence de la présidente :
« Comment avez-vous deviné ?
— Pourquoi exiger une période de transition main-
tenant alors que mon vin ne suscite aucune inquiétude ?
Vous n’aviez pas peur des rumeurs sur mon compte, les
services de notre compagnie maîtrisent la communica-
tion sur Internet et contrôlent très bien les informations
me concernant. En plus, pourquoi envoyer un directeur
financier pour me convaincre si ce n’est parce qu’il

93
s’agit bien d’argent et de la crainte que je vous refasse
le coup de 2056 ?
— Nous avons lu les rapports d’Adélaïde pendant
les vendanges et la météo fut aussi défavorable que lors
de cette année noire. Trop de pluie, peu de soleil, une
récolte pauvre.
— À l’époque, j’avais jugé que nous ne pou-
vions pas produire un millésime digne du nom de ce
domaine.
— 3 millions de pertes.
— Et l’année suivante, un succès.
— Mais vous n’étiez pas privée d’odorat. Com-
ment voulez-vous que nous vous fassions confiance ?
Les relevés ne sont pas évidents, un millésime est fort
possible malgré les conditions de vendange. Si vous
doutez, avec votre handicap, vous jouerez la sécurité
et vendrez le tout chez un négociant sans le nom du
domaine. Pouvez-vous prétendre le contraire ? »
La présidente jeta un coup d’œil à Christian, tou-
jours debout dans son dos, mais l’intendant restait
imperturbable. Lorsqu’elle lui avait annoncé sa déci-
sion, il ne s’y était pas opposé, cela ne signifiait pas
pour autant qu’il l’approuvait. Noriko espérait ne pas
le trahir, lui qui avait si bien servi le château et l’avait
épaulée quand il avait fallu recruter des vendangeurs et
les former. Tout reposait sur un pari, un risque.
« Alors tout va bien. Je confie les rênes à notre Adé-
laïde, vous auriez fait de même à ma place. Néan-

94
moins, je suis bonne joueuse, je vous ai préparé des
verres pour goûter le 2073. Vous donnerez votre avis,
puis écouterez celui de l’intelligence artificielle. Aupa-
ravant, il faut signer. »
Le directeur financier hésita, faisant rouler le stylo
entre ses doigts.
« Vous n’avez pas modifié la machine ?
— Je ne suis pas experte en informatique et toutes
les modifications sont consignées dans un journal
que vos juristes ont dû consulter avant de déverrouil-
ler votre signature. Adélaïde n’a aucun secret qu’elle
puisse cacher. »
Inspirant un bon coup, Mathis Bremer parapha
les feuilles et signa la dernière page, transmettant
l’information sur toutes les versions numériques du
document. Noriko utilisa son propre stylo connecté
et conclut l’accord. À cet instant, elle cessa d’être la
présidente de la Reine d’Ambre. Parce qu’elle se trou-
vait dans le chai souterrain, sous les arcades de pierre,
aucune nostalgie ne s’empara d’elle, uniquement le
sentiment du caractère éphémère des choses. On pou-
vait avoir consacré trente ans de sa vie à une passion
et la voir se terminer au bas d’une page sans tristesse.
« Madame Higuchi ? demanda Bremer. Vous allez
bien ?
— Oui, à mon âge, je viens de comprendre le
concept du mono no aware. Il était temps. Goûtez, s’il
vous plaît. »

95
Le jeune homme se tut et versa le contenu d’une des
carafes dans un verre au col étroit et long.
« Couleur très ambrée, un parfum de fruits confits
qui se mêle avec l’amande et la marmelade, très
concentré. »
Il porta le liquide à sa bouche, ferma les yeux, puis
soupira comme soulagé. Il recracha le vin dans un bol
et une forme de satisfaction illuminait son visage :
« Il est long en bouche, avec une saveur de miel et
une pointe d’iode. Pas parmi les plus exceptionnels du
domaine, mais tout à fait remarquable. Vos cueilleurs
et vos vignerons ont accompli des miracles malgré les
conditions météorologiques épouvantables.
— Attendez le verdict d’Adélaïde. »
Christian avait versé lui-même le vin dans le verre
et réglé la pince du robot pour qu’il puisse porter le
récipient à ses lèvres. Un tube sortit de la bouche et
préleva quelques millilitres. Dix secondes plus tard, la
voix résonna dans la cave.
« C’est un bâtiment étroit, perdu dans la ville, dont
les murs craquellent et ploient. Vous le remarquez à
peine si vous marchez vite, pourtant il rougeoie. Rus-
tique esthétique que cette solide abside qui devant
vous se présente. Vous en faites le tour, en appréciez le
calme, la rondeur et sur la fin en percevez le désarroi.
Pourquoi s’élever si haut dans le ciel ? »
Noriko s’enfonça dans son fauteuil sans jeter un
regard au directeur financier.

96
« Et donc ? demanda celui-ci.
— Vous n’avez pas écouté ?
— Vous avez développé ce langage avec Adélaïde,
je n’y connais rien. Je n’ai pas d’appareillage en serti
sublime pour traduire ces mots.
— Vous n’avez pas écouté. »
La Reine d’Ambre tourna la tête vers Bremer et
assena :
« Il n’y aura pas de millésime 2073. Cela ne corres-
pond pas aux critères.
— Quels critères ? » s’indigna le jeune homme en
vain.
L’intelligence artificielle se tut, incapable de
répondre à une question qui ne rentrait pas dans le
cadre de ses routines de communication.
« Madame Higuchi, avouez-le, vous l’avez
trafiquée ? »
Noriko releva sa manche droite, montrant son bras
nu :
« C’est sa décision, son choix fondé sur l’expérience
de centaines d’années. C’est l’expression de sa liberté
et ni vous ni moi ne pouvons la contraindre. En signant
ce papier, nous lui avons offert la responsabilité, la
même qu’à tout être humain nommé à ce poste.
— Elle ne parle pas !
— Le vin peut se ressentir dans le silence. »
Cette fois, le directeur financier ne cacha pas son
impuissance : la tête entre les mains, il marmonnait

97
des phrases incompréhensibles. Prise de pitié, Noriko
se pencha et lui susurra :
« J’ai une idée pour sauver vos bilans comptables,
ne désespérez pas.
— Vous n’avez jamais cessé de me manipuler ! J’au-
rais dû refuser de signer avant de goûter, mais vous
m’avez construit une telle mise en scène que je ne pou-
vais qu’accepter. Voilà un plan bien mené, oh oui !
— Vous ne pouvez pas arrêter de parler parfois ?
Vous êtes fatigant. Certes, vous ne vendrez pas de bou-
teilles du nouveau millésime cette année, c’est regret-
table. Seulement, imaginez toutes les autres bouteilles
que l’on va s’arracher si vous m’écoutez.
— D’accord.
— Quand vous buvez de notre vin, cette expé-
rience vous appartient, elle vous est unique et pour-
tant comme vous seriez triste si vous ne pouviez la
partager avec des convives lors d’un dîner. Voilà le
paradoxe du vin. Ce que je vous propose, c’est de le
surmonter, de le dépasser. Concevez une bouteille qui,
lorsqu’elle est vide, révèle un message composé des
phrases d’Adélaïde quand elle goûte. Cela ne rempla-
cera pas la saveur, bien sûr, mais vous pourrez trans-
mettre à vos amis l’émotion que vous avez ressentie,
qu’ils possèdent un serti sublime ou pas. Ils participe-
ront au plaisir que vous avez vécu et le comprendront,
intimement et pas seulement après avoir reçu une
formation d’œnologie. Vos clients vont comparer les

98
expériences, choisir celles qu’ils préfèrent, échanger,
devenir curieux. Tous nos millésimes seront recher-
chés et créeront une nouvelle forme d’appréciation de
la Reine d’Ambre. Aucun autre vin ne possédera cette
particularité parce qu’elle repose tout entière sur une
intelligence artificielle. »
Le jeune homme écarquilla les yeux, secoué par
cette révélation, et son cerveau envisagea immédiate-
ment toutes les nouvelles possibilités qui s’ouvraient.
« L’esprit du vin pour tous, en somme. »
Noriko émit un petit rire auquel répondit le sourire
de Bremer. Seul le robot d’ambre demeurait silencieux,
marmoréen.

Après le départ du directeur financier, Christian et


Noriko étaient restés dans le chai souterrain. L’inten-
dant goûtait ce vin qui n’aurait pas de nom en faisant
la moue :
« Il n’est pas mauvais quand même.
— Il n’évoluera pas. L’image était claire à ce sujet :
un bâtiment abandonné, inutile, une ruine. Bien sûr, il
n’est pas affreux, et c’est pour ça que Bremer s’y est
trompé. Saisir la complexité d’un vin ne suffit pas, il
faut aussi évaluer son avenir, sa transformation dans
le temps. Notre intelligence artificielle y parvient bien
mieux qu’un jeune homme inexpérimenté.
— Vous avez pris un grand risque. Adélaïde n’a
jamais donné que des avis consultatifs, elle aurait

99
pu s’adapter aux besoins d’un directeur financier et
répondre à ses attentes.
— Je lui ai fait confiance quand j’ai perdu mon odo-
rat, je n’allais pas faillir au dernier moment. Et puis,
si nous ne prenons pas de risque, pourquoi vouloir
produire des vins d’exception ? Nous n’aurions aucun
mérite. »
Christian approuva. Celle qui fut présidente du
domaine sentit une soudaine montée d’angoisse la sai-
sir tout à coup. Elle se tordit les mains, à la grande
inquiétude de l’intendant.
« Et maintenant ? Où est ma place ? Je n’ai plus
aucun rôle, je ne suis qu’un souvenir de plus dans cette
longue histoire.
— Oh, vous continuez de former un couple avec
Adélaïde, elle aura besoin de vos émotions pour les
millésimes à venir. Elle connaît le vin, vous comprenez
ceux qui le boivent. La solitude ne lui plairait pas, ne
vous inquiétez pas.
— Peut-être qu’un jour, elle ne voudra plus de moi,
elle aura le sentiment d’avoir tout compris. Qui connaît
les capacités d’une intelligence artificielle ? »
Le silence s’installa dans la cave, aussi lourd que la
perplexité qui agitait les deux humains. Le robot ouvrit
alors la bouche et une voix calme s’éleva de nouveau :
« À quatre-vingts ans, j’espère que je me serai amé-
lioré et à quatre-vingt-dix ans que j’aurai perçu l’es-
sence même des choses, de telle sorte qu’à cent ans,

100
j’aurai atteint le divin mystère et qu’à cent dix ans,
même un point ou une ligne seront vivants. Je prie pour
que l’un de vous vive assez longtemps pour vérifier
mes dires. »
Devant les rides d’incompréhension de l’intendant,
Noriko se contenta de répondre :
« Hokusai. Postface aux Cent vues du mont Fuji,
écrite quand le peintre avait 75 ans. »

Olivier Paquet

101
Facettes

« Je crois que quand on déballe tout


comme ça, on n’a plus envie de rien. »
Coco Chanel, 1969

« Le bon goût, c’est de n’avoir aucun


secret, de montrer toutes ses facettes. »
Lune Guénon, 2069

L’index de Matthew effleura l’arrière de son crâne,


rencontra le carré lisse de la peau au milieu des che-
veux bruns. L’opération remontait à quelques jours.
La publicité ne mentait pas : entrée au bloc le matin,
sortie le soir. L’idée que des médecins avaient injecté
des puces organiques dans son cerveau générait par-
fois chez lui un sentiment d’étrangeté, un frisson
inconscient. Les manches de son veston changeaient
alors de couleur, s’ornaient de nouveaux motifs.
L’émotissu était réellement une seconde peau. Les pre-
mières heures, Matthew n’avait pu s’empêcher d’ins-
pecter en permanence les variations de ce matériau

103
intelligent, mais déjà à présent, il parvenait à ignorer
les changements incessants de son vêtement.
Le jeune homme prit une profonde inspiration, puis
leva la tête. Les dizaines d’ascenseurs créaient un
joyeux ballet aérien sous l’arche étincelante. Le colosse
de verre écrasait par sa hauteur vertigineuse, étendait
ses ponts arachnéens. Par endroits, la lumière se dif-
fractait et projetait des arcs-en-ciel sur le sol de marbre.
Le slogan de l’entreprise Guénon était gravé sur le long
comptoir à gauche : « Transparence et émotions : en
mouvement vers l’autre. »
L’espace d’un instant, Matthew resta immobile,
pierre au milieu du flot d’employés qui se dirigeaient
d’un pas vif vers les ascenseurs ou les portes immacu-
lées. Travailler chez Guénon était une opportunité qu’il
n’avait pu refuser. Il avait exercé en tant que chargé de
communication durant trois ans chez Améthyste, mai-
son de haute couture traditionnelle, dont le bulletin de
santé financier se dégradait depuis un certain temps.
Guénon de son côté avait explosé en l’espace de cinq
ans, exclusivement grâce à la mise sur le marché de
l’émotissu qui avait contaminé toute une tranche de
la population parisienne. On parlait de centaines de
milliers d’exemplaires vendus, d’exportation à l’étran-
ger, du début d’un phénomène mondial. Une fois sa
signature électronique apposée sur le contrat, Guénon
lui avait aussitôt envoyé un message lui proposant un
choix entre plusieurs rendez-vous pour le passage à

104
l’émotissu. Intégrer cette société impliquait d’absorber
sa culture, son modèle.
Il reprit ses esprits et pianota sur l’écran enroulé
autour de son avant-bras. Son egosphère jaillit dans
son champ de vision, se superposant au hall d’entrée
de Guénon. L’achat des nouvelles lentilles Universe,
dernière innovation à la mode, faisait aussi partie du
processus d’intégration. Il lui suffisait d’interagir à
l’aide du bracelet faisant office d’interface tactile, puis
les informations apparaissaient directement sur ses iris.
Trois notifications, deux appels en absence.
Il balaya quelques publicités qui s’affichaient dans
le coin en bas à droite, puis lut le nouveau message
envoyé par la société Guénon.

Matthew Lindley
Rendez-vous fixé à 16 heures
Ascenseur Astrocyte, 14 e étage, bureau de
Mme Bellefort

Le jeune homme relut plusieurs fois les lignes, puis


posa son doigt sur le nom mentionné. Le profil de
madame Bellefort se déploya sous ses yeux, avec pour
fond le courant humain se pressant vers les ascenseurs.

Tinia Bellefort
Sexe : féminin
Née à : Paris, France

105
Date de naissance : 13 janvier 2038 (36 ans)
Emploi : directrice communication chez Guénon
Situation amoureuse : mariée à Nam Nguyen

Il ignorait qu’il allait rencontrer la directrice de la


communication dès son premier jour. Ce n’était pas au
programme. À cette perspective, une bouffée de stress
l’envahit, faisant apparaître des taches ocre sur le vert
pâle de son vêtement. Il déroula davantage d’informa-
tions sur cette femme, pour se rassurer, pour se donner
une vague impression de contrôle sur la situation. Des
photos défilèrent : une petite fille, des clichés de plages
malaisiennes, une réunion de famille. Il sentit soudain
une main sur son épaule, et fit volte-face. Une jeune
femme lui offrit un sourire plein de compassion, un sou-
rire aux dents perlées qui contrastait sur sa peau ébène.
Aussitôt, son profil remplaça celui de Tinia Bellefort.

Danisa Mugabe
Sexe : féminin
Née à : Harare, Zimbabwe
Date de naissance : 13 janvier 2049 (25 ans)
Emploi : responsable marketing chez Guénon
Situation amoureuse : célibataire

« Nouveau ici, n’est-ce pas ?


— Cela se voit tant que ça ? demanda-t-il,
désarçonné.

106
— Ocre, la couleur de l’anxiété. Bon courage. »
Elle fila aussitôt et disparut dans l’un des escaliers
latéraux. Matthew mit quelques secondes pour calmer
les battements sourds de son cœur. La moindre fluctua-
tion émotionnelle chez lui était visible pour les autres.
Il fallait s’y habituer.
Le jeune homme repoussa cette fugace apparition
qu’il ne pouvait s’empêcher d’associer au mot « céli-
bataire » du profil, et s’engouffra dans l’ascenseur sur-
monté du bas-relief Astrocyte.
La cage de verre s’éleva dans les airs, et à mesure
qu’il gagnait en altitude, Paris s’allongeait sous ses
pieds. Le soleil faisait flamber les toits de zinc et d’ar-
doise, allumait les immeubles diaphanes pointant vers
le ciel pâle. Plus bas, la foule éparse grouillait dans les
rues, formant de longs rubans multicolores discontinus.
Depuis que les véhicules avaient été interdits dans la
capitale, le bitume avait été remplacé par le pavé ou la
végétation des jardins.
L’ascenseur s’immobilisa, puis émit un « ting » libé-
rateur. Matthew se retrouva dans un vaste corridor
distribuant une série de bureaux. Derrière les vitres
insonorisées, des silhouettes s’agitaient, tournaient,
se réunissaient. Une porte automatique s’ouvrit sur un
homme portant à bout de bras des planches où s’étalait
une dizaine de croquis de vêtements au fusain. Il parlait
à voix haute, non pas pour lui-même, mais à quelqu’un
quelque part.

107
« J’ai les nouveaux modèles, je te les apporte tout de
suite. Non, ils ne sont pas de la main de Lune, mais tu
comprends, il fallait qu’on lance la nouvelle collection
malgré tout. »
Matthew se sentit un instant de trop dans cet essaim
de personnes affairées. En se poussant pour laisser pas-
ser un cortège de jeunes gens, il remarqua les murs
parés de schémas du cerveau. Il s’arrêta face à une
coupe transversale en noir et blanc, sur laquelle res-
sortaient deux zones en rouge. La légende indiquait :
« L’amygdale stocke tous les souvenirs, et notamment
les traumatismes émotionnels. Elle est aussi étroite-
ment liée aux stimuli qui inspirent la peur. » À côté,
plusieurs motifs triangulaires s’entremêlaient, ainsi que
différentes teintes de rouge, de l’écarlate au vermeil, en
passant par le rubis. La décoration de cet étage reflétait
bien la personnalité de Lune Guénon, la première neu-
roscientifique à être devenue créatrice de mode.
Matthew ouvrit un ancien message pour avoir accès
au plan de l’entreprise, et vit le chemin à emprunter
pour trouver le bureau de la directrice de la commu-
nication. Il s’arrêta devant une baie vitrée. Le bureau
de madame Bellefort était complètement transparent,
des murs au plafond, et comportait une vaste table de
verre surmontée de plusieurs écrans. La femme d’une
trentaine d’années se trouvait engoncée dans un fau-
teuil-bulle rempli d’air, et ses lèvres bougeaient tandis
qu’elle se frottait les tempes. Matthew envoya aussi-

108
tôt un message pour signifier sa présence, puis désac-
tiva les lentilles Universe depuis son bracelet, afin
de ne pas être importuné par les notifications. Après
quelques secondes, madame Bellefort leva ses yeux
noisette sur lui, puis toucha son bracelet avant de se
lever du fauteuil en forme d’œuf qui se suréleva légè-
rement. Le jeune homme déglutit, puis jeta un œil à
son veston toujours ocre, qui se parait désormais de
cercles concentriques. La porte de verre s’ouvrit et
madame Bellefort tendit une main aux ongles décorés
de minuscules pierres précieuses.
« Vous devez être Matthew Lindley ? Excusez-moi
un instant. »
Elle effectua quelques pressions sur son bracelet,
puis reprit à haute voix :
« Oui, il faut absolument que le laboratoire garde
toute la confidentialité sur ce projet, c’est très impor-
tant qu’aucune information ne soit diffusée via Uni-
verse. Oui, oui… »
Elle se retourna, et il eut le temps d’observer sa
combi-pantalon d’un rose dragée. Plusieurs motifs
naissaient au niveau de la taille, des sphères oblongues
nacrées changeantes, qui donnaient l’illusion d’une
ceinture semblable à un serpent en mouvement. Il avait
lu dans le guide de l’émotissu que le rose correspon-
dait à l’excitation. Mais en l’espace d’une seconde, le
doux visage de madame Bellefort se durcit, et le pan-
talon-combi vira au gris.

109
« Comment cela, il n’est pas disponible immédiate-
ment ? Débrouillez-vous pour qu’il me joigne. »
La femme secoua la tête de gauche à droite, faisant
bouger ses boucles brunes, puis se tourna enfin vers
Matthew.
« Je vous en prie, asseyez-vous. »
Il s’installa dans le fauteuil-bulle le plus proche, et se
laissa aller contre le dossier moelleux, se sentant soudain
en sécurité ainsi cerné par ce cocon d’air. Des effluves
agréables montèrent à ses narines : mandarine, un brin
de lavande peut-être. La directrice s’assit en face de lui,
ses lèvres pulpeuses se retroussant en un sourire avenant.
Peu à peu, le rose reprenait le dessus sur le gris.
« Vous êtes très anxieux, dites-moi. Depuis combien
de temps avez-vous l’émotissu ?
— Trois jours, répondit-il.
— Je vois, c’est tout récent. J’admets avoir du mal
à me souvenir de ma vie avant cette technologie. Mais
vraiment, vous n’avez aucune raison d’être inquiet.
— C’est juste… »
Il referma la bouche, ne sachant pas s’il pouvait ou
non partager son opinion sur un sujet aussi sensible.
« Continuez, encouragea-t-elle.
— Qu’on connaisse mon âge, mon emploi, ce que
j’ai mangé hier, ça n’a aucune importance pour moi.
Mais être face à quelqu’un qui peut savoir ce que je
ressens… C’est très déroutant.
— Ça l’est au début, mais croyez-moi, c’est la clef

110
vers des interactions authentiques. Savez-vous d’où
vient le mot émotion ? »
Il secoua la tête de gauche à droite, sentant poindre
la honte de son ignorance. Il aurait dû laisser Universe
allumé afin de pouvoir faire des recherches. Les cercles
concentriques de son vêtement se muèrent en lignes
ondulées, et l’ocre passa au vert émeraude.
« Cela vient de l’ancien français motion, qui signifie
“mouvement”, mot lui-même emprunté au latin motio.
Les émotions sont des mouvements internes, des
réponses physiologiques à des stimuli visant à nous
éloigner du danger ou à nous inciter à chercher des
récompenses. Des émotions sont constamment géné-
rées, bien que nous n’en soyons pas conscients. Voir ce
que ressent son interlocuteur, c’est pouvoir le prendre
en compte, s’adapter. Mieux vivre ensemble. »
Matthew ne put s’empêcher de scruter le halo bor-
deaux qui apparaissait au niveau du plexus solaire de
la directrice, un halo qui devint lumineux. La femme
baissa la tête à son tour pour admirer le phénomène,
puis déclara :
« L’émotissu est l’œuvre de Lune Guénon. Cette
femme prodigieuse a rapproché mode et technologie,
elle a permis la fusion des sciences, de l’esthétique et
du désir. »
En prononçant ses mots, la lumière devint plus
intense.
« Comme je l’avais déjà dit lors de l’entretien vidéo,

111
dit Matthew, mes connaissances en neurosciences sont
hélas assez limitées. J’espère que ce n’est pas un obs-
tacle pour le poste… »
Madame Bellefort croisa ses jambes d’un mouve-
ment félin.
« Ce n’est pas un problème en soi, vous apprendrez
les notions de base pour comprendre les enjeux de
l’entreprise. »
Il inspira profondément les odeurs émises par le fau-
teuil-bulle, puis demanda :
« Peut-être pouvez-vous m’expliquer ces notions de
base en quelques mots ?
— Un curieux qui préfère la parole au moteur de
recherche, sourit-elle. C’est un bon début. »
Elle pressa une aspérité sur le fauteuil-bulle, et une
cavité s’ouvrit sur un verre d’eau fraîche. Après avoir
bu une gorgée, elle entama :
« Notre cerveau est un territoire qui recèle encore
bien des secrets, toutefois, des progrès incroyables ont
été faits dans sa cartographie suite à la Pandémie. Nous
pouvons désormais cibler les zones et les neurones
exacts qui entrent en jeu dans notre fonctionnement
interne.
— C’est ce qui a permis l’invention du Nautys, com-
prit Matthew.
— Exactement. Jusqu’à présent les chercheurs se
heurtaient à des limites technologiques, car les capteurs
utilisés pour enregistrer l’activité cérébrale manquaient

112
de finesse. Pour capturer le maximum de signaux
émis par le cerveau, il faut être en contact direct avec
le système nerveux central. Or, cette prouesse était
impossible à réaliser avec des systèmes de mesure
non invasifs, comme les électrodes posées sur la tête.
Autrefois, la plupart des capteurs utilisés n’étaient pas
biocompatibles, ce qui déclenchait une réaction immu-
nitaire de rejet. Lune Guénon a mis au point les puces
organiques en 2062. Ce sont des capteurs de l’activité
du cerveau totalement compatibles avec le système ner-
veux central. »
Matthew activa de nouveau son bracelet pour
prendre quelques notes. La directrice poursuivit :
« Ces puces épaisses de quelques microns sont com-
posées de cellophane souple et résistante. Une véritable
prouesse.
— Oui, les orgapuces, fit Matthew, j’en ai entendu
parler. Elles ont révolutionné le monde scientifique. Du
coup, pardonnez ma curiosité, mais j’ai du mal à com-
prendre… Pourquoi madame Guénon a-t-elle préféré
fonder une maison de couture ? »
Madame Bellefort lui lança un regard aigu.
« Son invention a très rapidement été diffusée dans
le corps médical, mais en vérité, toutes ses recherches
étaient mues par une passion plus secrète. Depuis
toujours, Lune cherchait à comprendre le fonctionne-
ment des sentiments, elle caressait le rêve d’évoluer
dans un monde d’interactions sincères entre les indi-

113
vidus, où chacun pourrait brandir sa vie intérieure.
En parallèle, elle s’adonnait régulièrement au des-
sin, avec une nette préférence pour l’aquarelle. C’est
durant la peinture de l’un de ses tableaux qu’elle a
eu l’idée de mettre ses puces au service d’un vête-
ment sur lequel pourraient s’imprimer en temps réel
les émotions. Ainsi est né l’émotissu en 2069. Après
une phase de tests obligatoires, le premier modèle a
été commercialisé il y a deux ans. Au départ, les gens
étaient assez réticents à l’idée de se faire opérer pour
entrer en symbiose avec un vêtement, puis peu à peu,
le concept s’est répandu dans toutes les couches de la
société. »
Dans l’écosystème du luxe parisien, l’émotissu a
très rapidement balayé les habits traditionnels, songea
Matthew, drainant une toute nouvelle clientèle et fai-
sant chavirer des entreprises comme Améthyste. Le mot
traître s’imprima fugitivement dans son esprit. Lorsqu’il
avait annoncé sa démission à Armand, ce dernier avait
eu une réaction indécryptable, une expression neutre
accompagnée de cette phrase : « C’est ta vie, tes choix. »
À cet instant, Matthew aurait voulu avoir un seul petit
indice de ce que ressentait celui qui l’avait formé.
Il chassa le souvenir qui menaçait de faire revenir la
honte, et ponctua :
« Lune Guénon doit être un personnage fascinant.
— Vous aurez l’occasion de la rencontrer ce soir.
—  Si tôt ? »

114
Tinia Bellefort émit un petit rire cristallin.
« Vous n’avez pas été recruté par hasard, monsieur
Lindley. Lune Guénon traverse, disons, une phase
difficile… »
Elle laissa sa phrase en suspens, et des nuances
d’ocre apparurent sur ses épaules. Matthew resta silen-
cieux. Le tour qu’avait pris la conversation le laissait
totalement dérouté.
« Elle a voulu mettre en place des recrutements dif-
férents, poursuivit la directrice de la communication,
injecter dans l’entreprise des gens qui ne viennent pas
du secteur des neurosciences. Votre expérience chez
Améthyste a attiré son attention. En tant que chargé de
communication, votre rôle sera d’apporter un regard
neuf sur nos pratiques et de nous aider à mieux les faire
accepter. »
Alors que l’anxiété commençait à disparaître, Mat-
thew la vit s’afficher de nouveau sur son tissu syn-
thétique. Cette mission semblait bien trop grande,
démesurée pour sa mince expérience.
« Je vous assure que tout ira bien, dit-elle. Vous
n’aurez qu’à être vous-même, avec votre bagage, votre
passé. Rien d’autre n’intéresse Lune Guénon. »

Le ciel de Paris n’est jamais vraiment noir, non,


il est parfois presque rouge, toujours vidé d’étoiles.
Les lumières artificielles éclipsent les astres suspen-

115
dus au-dessus de nos têtes, gomment ce qui pourrait
nous ramener un bref instant à la fugacité de nos exis-
tences. En choisissant d’installer mon bureau tout en
haut du bâtiment, de construire cette sphère de verre
qui surplombe jusqu’aux toits de l’entreprise, j’es-
pérais pouvoir me rapprocher un peu du firmament.
Même s’il n’y a pas les étoiles, il reste la lune, cet œil
aveugle qui m’a obsédé jusqu’à devenir mon prénom.
Je contemple un instant le croissant accroché sur ce
tableau monochrome, puis mon regard se baisse sur
les toits. À l’occasion de la soirée à venir, la surface
couverte de gazon s’est parée de photophores. Des bou-
gies, l’équipe de communication interne a décidé de
revenir à des atmosphères plus anciennes. L’espace est
surplombé d’une tonnelle parcourue de plantes grim-
pantes bioluminescentes.
Peu à peu, les employés arrivent, circulent entre les
tables. Depuis ma baie vitrée, je peux voir la variation
des couleurs de leur tenue. Ils s’agglutinent autour des
plateaux couverts de boissons, tendent leurs verres et
leurs assiettes. Le toit se transforme en un océan aux
teintes variables, qui reflètent les émotions fugaces des
rencontres. Je me détourne de ce spectacle pour revenir
à mon bureau. Plusieurs étoffes synthétiques patientent
sur la table circulaire qui occupe le centre de la pièce.
Mes doigts rencontrent la surface lisse et douce de
cette matière entremêlée de récepteurs transformant
les signaux reçus en couleurs et motifs.

116
Le problème, c’est que je voudrais plus. Je voudrais
du relief, des métamorphoses dans la matière même.
Plusieurs laboratoires externes travaillent actuellement
sur ce concept, mais les prototypes ne sont pour le
moment pas convaincants. Avec un profond soupir, je
m’approche du miroir d’angle, affronte mon reflet. Le
temps continue son travail, inexorablement. Des paren-
thèses se sont formées autour de mes lèvres, je les cor-
rige rapidement à l’aide d’une crème. La pulpe de mes
doigts fait pénétrer le produit qui recouvre instantané-
ment mon épiderme, comble les irrégularités, unifie le
teint. Aujourd’hui, il n’y a que notre profil numérique
qui peut donner notre véritable âge. Les modifications
physiques, ce n’est pas le pire, non, on peut toujours
les rectifier, les camoufler. Le pire, c’est cet orage qui
s’est glissé dans mon regard, un orage tenace en dépit
des jours qui passent. Cette lueur éteinte, là, au fond
de mes pupilles, est aussi flagrante que ma robe qui
reste obstinément noire depuis un moment à présent.
Un tissu devenu nuit sans lune.
Et alors que je peaufine mon masque d’une dernière
caresse de l’index, une évidence me traverse.
J’ai perdu mon feu.
Voilà la vérité.
Je cherche une façon d’améliorer l’émotissu, d’aller
plus loin dans la beauté, mais je ne sais même pas si le
résultat me conviendra. Depuis l’engouement généré
par mon invention, l’entreprise est passée de sept à

117
quatre cent dix-neuf employés. Les vêtements à base de
matière intelligente demandent un long temps de fabri-
cation, les listes d’attente sont immenses, les magasins
en rupture de stock permanente. Plus l’objet devient
rare et plus les consommateurs se précipitent. Il y a
davantage de demandes que d’offres, tandis qu’au fil
des mois, les orgapuces sont améliorées. Le rendu des
émotions s’est affiné. Chaque vêtement se fait miroir
de la personnalité, devient une construction artistique,
la revendication de sa propre mythologie personnelle.
Cette peau par-dessus la peau est un espace que l’on
peut réinventer, une beauté permanente et sans cesse
renouvelée. Une façon de se raconter. Voilà ce que
veulent les gens qui possèdent l’émotissu. Cela leur
permet d’être uniques, de revendiquer leurs différences
tout en recevant des autres des informations intimes à
prendre en compte.
Il y a cinq ans, mon obsession était de passer des
neurosciences à la mode. De devenir une véritable
créatrice. C’est bien le titre que j’ai acquis, que les
professionnels brandissent, mais je me sens comme un
imposteur. Comment être créatrice alors que les autres
se créent à présent eux-mêmes ? J’ai donné une clef aux
individus, un terrain d’écriture et de réécriture de soi
qui n’a même plus besoin d’une personne extérieure.
J’ai transmis du désir aux autres, et ce faisant, j’ai ôté
ce sentiment de moi-même, je me suis asséchée.
Je suis toujours une scientifique, oui.

118
Pas une véritable artiste.
Je vis dans la nostalgie permanente d’une époque,
cette précieuse époque remontant à cinq ans, où j’ai
créé l’émotissu. Brusquement, tout était aligné. Les
neurosciences et la beauté, entrelacées comme un
mandala. J’ai empoigné cette idée, celle de faire bas-
culer dans la réalité une matière capable de retrans-
crire toutes ces fluctuations générées par les différents
réseaux découverts dans la structure cérébrale. Je me
suis plongée dans ce projet jusqu’à me perdre. J’étais
alors heureuse, profondément heureuse, même si j’étais
devenue pour certains une île inaccessible. J’ignore
quelle force m’a poussée à travailler et retravailler
sans garantie que l’émotissu voie le jour, sans savoir si
je serais remerciée, couverte de compliments, ou bien
piétinée et insultée. Si j’avais possédé en cet instant
ce vêtement, j’ignore par quelle gamme de couleurs
il aurait retranscrit l’humeur dans laquelle je baignais.
Tout en lui donnant vie, j’étais habitée par un senti-
ment d’euphorie. Non, c’était plus fort encore. L’ex-
tase, ekstasis, « transport » en grec. Créer l’émotissu
m’avait mis dans un état mental qui me sortait de
ma vie quotidienne, j’étais à la fois étrangère à moi-
même et pleinement… moi. Tout était plus intense,
plus ordonné aussi. Sans doute est-ce cet ailleurs que
certaines personnes cherchent à travers les drogues, la
boisson, ou toute autre molécule venant perturber arti-
ficiellement les neurotransmetteurs. Mais moi, j’étais

119
heureuse de l’avoir atteint par la seule capacité interne
de mon cerveau.
Quand l’idée de l’émotissu est venue entrer en col-
lision avec ma vie, ce fut une épiphanie, un moment
absolu.
Et puis ma création est arrivée à son terme, elle a
filé entre mes doigts, s’est retrouvée sur des centaines
de milliers d’individus. Depuis, je tâtonne, encore et
encore, pour retrouver cet état, inventer de nouveau. Je
n’arrive même plus à esquisser des modèles. Cruelle
ironie : ma propre robe me rappelle chaque jour que
l’inspiration reste introuvable.
J’avais un trésor et je l’ai perdu.
Le message qui surgit au coin de mon champ de
vision me tire de mon introspection.

Soirée d’anniversaire : entreprise Guénon, 5 ans !


Rendez-vous sur le toit.

Je chasse le message d’un geste du doigt, puis


déclare à voix haute :
« Extinction des lumières. »
La pièce se retrouve plongée dans le noir. Après avoir
verrouillé la porte, je descends par les escaliers latéraux
conduisant sur les toits. La fraîcheur de la soirée mord
un instant mes joues et mes mains, puis j’arrive sur le
gazon dominé par la tonnelle dont les arches dégagent
une agréable chaleur. Les plantes grimpantes s’enroulent

120
autour des bras de fer, épanouissent leurs feuilles étince-
lantes. Mon dernier achat en date : ce lierre biolumines-
cent capte la chaleur émise par la structure. À peine ai-je
fait un pas que je sens tous les regards braqués sur moi.
Ma robe est encore noire, oui, c’est comme si je criais
au monde : « Ne vous approchez pas. »
Je m’installe à l’écart, sur un banc. Un serveur me
tend une coupe de champagne, et je savoure les bulles
pétillantes tout en m’imprégnant de la fièvre qui court
sur les toits. L’orchestre placé sur une estrade entame
sa première chanson. Les trilles de la flûte s’élèvent,
vite rejoints par le soupir étouffé d’un cor, puis les sons
vibrants des cordes. J’observe cette étendue bigarrée,
ce défilé de jupes, de chemises, de costumes et de coif-
fures. J’ai dessiné chaque coupe, fait correspondre
chaque émotion à un motif et une couleur. Pourtant, en
épousant des peaux, l’émotissu devient autre chose ; il
se libère et il génère des combinaisons que je n’aurais
même pas soupçonnées.
Sur ma gauche, un homme et une femme parlent sur
un ton de confidence.
« D’où vient ce nouveau motif ? questionne-t-il. Ce
n’était pas là hier…
— Oh, une dispute, répond-elle. Aden m’a tellement
mise en colère… Le marron est parti, enfin – je n’ai-
mais pas trop cette couleur –, mais ces courbes sont
apparues et restent. Il faut croire que ce moment était
plus important que je ne le pensais. »

121
Je plonge mon regard dans ma coupe de champagne.
Le plus souvent, les émotions sont passagères et sur-
viennent en réaction aux pensées, aux activités ou aux
interactions de la journée. Elles servent d’indicateurs
pour déclencher un comportement adapté à une situa-
tion. À l’inverse, les humeurs sont persistantes, et
peuvent durer des jours, voire des mois. Ces états plus
longs se gravent sur le tissu sous l’aspect de formes géo-
métriques. Les étoiles à six branches sur mon bustier me
rappellent le début de cette gangue de tristesse. Elles ont
fleuri lorsque j’ai perdu toute envie, toute inspiration.
Plusieurs notifications viennent polluer mon champ
visuel. Des messages de personnes présentes ici, à
quelques mètres de moi, qui me demandent l’autori-
sation de venir me parler. Je les ignore toutes, sauf la
requête de Tinia Bellefort :
« Est-ce que je peux venir te présenter quelqu’un ? »
Je réponds oui à travers mon bracelet.

La directrice de la communication s’approche de sa


démarche aérienne. Tiens, elle a troqué sa robe dos nu
contre une combi-pantalon moirée, l’un des modèles
les plus récents, qui n’est même pas de ma main. Un
jeune homme d’une vingtaine d’années patiente der-
rière elle, un minet androgyne à la chevelure brune
indisciplinée. Ses yeux clairs surmontent un nez bus-
qué qui lui donne du caractère. Tinia désigne le nou-
veau venu de la main.

122
« Matthew Lindley, voici la fameuse Lune Guénon. »
Le jeune homme se contente d’un hochement de
tête timide. Son ensemble pantalon et veston relié par
des bretelles reste obstinément ocre, à l’exception des
quelques arabesques sur ses manches. Je le devine
étouffé par l’angoisse.
« Qu’est-ce qui vous met dans un état pareil ? »
Tinia lui adresse un regard gorgé d’excuses. Le
jeune homme ne se démonte pas, et me répond d’une
voix au timbre doux et chaleureux :
« Je viens seulement d’intégrer Guénon, mon pas-
sage à l’émotissu est très récent. »
Il y a chez lui un raffinement que j’ai rarement ren-
contré chez des hommes de son âge. Je vérifie aussitôt
son profil.

Matthew Lindley
Sexe : masculin
Né à : Londres, Grande-Bretagne
Date de naissance : 13 janvier 2048 (26 ans)
Emploi : assistant communication chez Guénon
Situation amoureuse : célibataire

Curieuse, je déploie plus d’informations sur son par-


cours professionnel. Les lettres apparaissent sur son
visage réel, visage qui reste muet, bouche qui n’ose pas
m’interrompre.

123
Précédent emploi : chargé de communication chez
Améthyste

Les souvenirs me reviennent : j’avais déjà repéré son


parcours quelques mois auparavant, dans la liste que la
directrice des ressources humaines m’avait confiée. Il
vient d’une maison de couture traditionnelle sur laquelle
j’ai fait de nombreuses recherches.
Je coupe la liaison et reviens à mes interlocuteurs.
Tinia aussi est plongée dans un monde qu’elle seule
peut percevoir, ses yeux en amande bougent dans le
vide. Après quelques instants, elle revient à nous :
« Lune, je te laisse avec Matthew, il a quelques
questions à te poser pour notre interview exclusive. »
Elle lui offre une tape compatissante sur l’épaule,
provoquant une soudaine poussée de rouge cerise, la
nuance du désir. Tinia pivote sur ses talons et fonce
vers un groupe qui l’apostrophe. Je propose au jeune
homme de s’asseoir à mes côtés, sur le banc en osier
qui craque délicieusement sous notre poids. Il se
racle la gorge, consulte ses notes invisibles avec fré-
nésie. Je patiente, un brin amusée.
« C’est mon premier jour, déclare-t-il en guise de pré-
ambule. Madame Bellefort m’a demandé de vous poser
des questions simples qui seront diffusées en vidéo
demain matin. »
Il active la micro-caméra de son bracelet, puis la

124
pointe dans ma direction. Je fixe la petite diode verte et
me compose une expression affable – mensonge inutile.
« Madame Guénon, la société qui porte votre nom
célèbre ses cinq années d’existence aujourd’hui. Quel
bilan tirez-vous ? »
Sans doute est-ce Tinia qui a rédigé cette interview
insipide. Compte tenu de mon état actuel, elle n’osera
pas mettre sur le tapis les sujets brûlants.
« Cinq ans, dis-je avec emphase. Cela me semble à
la fois hier et il y a une éternité. Je suis très fière que
l’émotissu rencontre un tel succès.
— Que pensez-vous de la maison Sanri, qui vient
de lancer une ligne de vêtements intelligents basés sur
votre concept ? »
Je me suis trompée. Tinia ne me ménagera pas
complètement.
« Je n’ai pas peur de la concurrence, réponds-je. Le
concept peut être repris par d’autres entreprises, mais
la qualité de l’émotissu reste impossible à égaler. Coco
Chanel disait : « je ne crois pas à la copie, je crois à
l’imitation. »
Matthew fronce légèrement les sourcils.
« Regarder dans le rétroviseur ne fait jamais de
mal, ajouté-je. Ce que cette femme disait à l’époque
est encore valable aujourd’hui. Les modèles mis sur
le marché par Sanri ne proposent la restitution que de
quatre émotions, là où l’émotissu peut désormais en

125
restituer trente-six, et ce n’est que le début. Nous allons
toujours plus loin dans la subtilité. »
L’ocre du veston se métamorphose peu à peu en un
bleu opalin. Ce jeune homme a enfin réussi à surmonter
son appréhension, et l’audace fait une apparition timorée.
« À votre avis, poursuit-il, en quoi l’émotissu parti-
cipe-t-il à la reconstruction de notre monde ? En quoi
aide-t-il les gens à être… meilleurs ? »
Un sourire taquine mes lèvres ; quelques spirales
blanches serpentent sur mon jupon noir.
« Le mieux, c’est de vous le montrer. »
Je lui fais signe de braquer la caméra vers le duo en
plein conciliabule à quelques mètres. Même si nous
n’entendons pas ce qu’ils disent, contempler leurs vête-
ments suffit. La robe fourreau de la femme est d’un
blanc cendré rehaussé de courbes au niveau du col. Le
costume de l’homme passe à l’orange très vif.
« Il suffit d’être attentif à son environnement. Que
ressentent ces deux personnes ? »
Le jeune homme pianote sur son bracelet. Je pose
une main sur la sienne pour l’en empêcher.
« Inutile de vérifier, vous avez intérêt à apprendre
tout ça par cœur. Ce blanc, c’est la sérénité, mais il est
encore empreint de nuances de gris, qui montre un reste
de déception. Cet orange soutenu, c’est le mépris. »
Ma main s’attarde sur le poignet du jeune homme.
Je réalise soudain que cela fait deux ans que je n’ai pas

126
touché une autre peau. Je brise le contact rapidement,
de peur que mon trouble ne se lise.
« Regardez », dis-je.
Les minutes passent. Le couple poursuit sa discus-
sion. Au bout d’un moment, Matthew ose :
« Je ne vois rien… »
Je lève un doigt autoritaire.
« Là ! Maintenant ! »
Peu à peu, l’orange du costume s’éclaircit, s’égare
dans un jaune pâle, puis devient du même blanc que
la robe de son amie. Une mutation rapide, l’harmonie
soudaine entre deux êtres. Un soupir de contentement
m’échappe.
« Voilà les neurones miroirs à l’œuvre. Ce sont mes
préférés.
— Peut-être pouvez-vous nous expliquer leur rôle
exact ? fait-il en pointant de nouveau la caméra vers
moi.
— C’est une découverte qui date de la fin du siècle
dernier. Certains neurones sont activés lorsque nous
bougeons, mais aussitôt lorsque nous voyons quelqu’un
bouger. Nous imitons inconsciemment les actions
des autres et nous partageons, en quelque sorte, leurs
expériences. Ces neurones œuvrent également dans le
registre des sentiments : quand nous voyons quelqu’un
exprimer une émotion, les aires cérébrales associées au
ressenti de cette émotion sont activées. Le partage est
inscrit dans nos cellules. »

127
Je place mon menton dans ma main et contemple
ce couple de blanc vêtu, qui continue de discuter sous
l’éclat lumineux des plantes qui s’entortillent autour de
la tonnelle. Matthew hésite. Sans doute ne sait-il plus
s’il doit continuer de filmer ou non.
« C’est pour moi la révolution scientifique majeure
du début du XXIe siècle. Les neurones miroirs ne font
pas la distinction entre nos propres comportements et
ceux des autres, ils nous permettent de nous mettre à
la place des autres, d’être un instant eux. Cette décou-
verte fournit une explication à l’une des premières
définitions de l’empathie, le fait de pouvoir ressentir
ce que ressent autrui. L’émotissu permet de conscien-
tiser ce que nous faisons inconsciemment. Il n’y a
pas d’erreur d’interprétation possible : nous savons
ce que l’autre vit, nous recevons un message limpide,
du moment que l’on connaît le code de couleurs et de
motifs. Nous pouvons créer une connexion plus forte
avec autrui. Accepter totalement ses oscillations, ses
imperfections qui en deviennent sublimées. »
Les spirales blanches prennent d’assaut mon jupon
sombre.
« L’émotissu est mon utopie. Une utopie qui
conjugue compréhension et beauté. »
Je m’arrête là, et la diode de la caméra s’éteint. Mat-
thew demeure pensif, son veston devenu ambré enve-
loppe ses épaules. La couleur de l’optimisme. À ma

128
grande surprise, les spirales de mon jupon s’accordent
à sa teinte. Nous sourions en même temps.
« Ce que je ne dirai pas sur cette vidéo, ajouté-je
avec sérieux, c’est que si mon utopie se développe,
je n’arrive cependant plus à créer quoi que ce soit.
En ce moment, je repense beaucoup à la pudeur du
XX e siècle. On s’est habitué à cette transparence totale,
mais les choses n’ont pas toujours été ainsi. J’essaie de
chercher l’inspiration dans le passé, voilà pourquoi j’ai
souhaité que l’on entame le recrutement de personnes
travaillant dans des ateliers, disons… plus classiques.
J’ai besoin de me décentrer. »
Matthew hoche pensivement la tête. Il n’a plus
aucune crainte, je le sens habité par mes mots, je le
sens contaminé par ma personne.
« J’ai une idée, dit-il. Je connais le directeur d’Amé-
thyste. Venez visiter leur atelier. Ce sera une expérience
très exotique, qui vous permettra de poursuivre votre
réflexion sur le passé. »
Mes paupières se baissent sur les spirales qui
gagnent du terrain dans la noirceur du tissu. Cela faisait
longtemps que cela n’était pas arrivé. Je plante mon
regard dans celui de ce jeune assistant. Sa réserve par
rapport à l’émotissu est rafraîchissante. Il est différent
de tous les employés de l’entreprise, à la fois audacieux
et plein de retenue. Il me rappelle que mon entreprise
reste malgré tout un univers fermé sur lui-même, avec

129
ses propres codes, ses propres habitudes, qui sont deve-
nues une norme. Lui vient d’ailleurs.
« J’accepte. »

Le ciel se voilait de nuages, une récente averse


venait de rafraîchir l’air tiède du printemps. Lune Gué-
non leva son nez vers la façade fleurie d’ornements,
bâtisse massive blottie entre des immeubles vertigi-
neux. Les fenêtres étaient masquées par des rideaux,
impossible de savoir ce qui se jouait derrière ce mur
haussmannien lézardé par endroits, le long duquel
croissaient des herbes et des primevères. Juste en face,
les clapotis de la Seine berçaient les passants qui flâ-
naient sur les plates-formes flottantes.
Matthew envoya une requête via Universe, et la
lourde porte en bois s’ouvrit avec un déclic sur un
visage blafard qu’il connaissait bien. Armand Deferre
portait son sempiternel pantalon large – celui qui ne
gênait pas ses mouvements. Il possédait le torse vigou-
reux d’un travailleur obstiné, des bras puissants ter-
minés par des mains étrangement délicates. Les petits
yeux noirs fureteurs du créateur rencontrèrent ceux,
d’un violet artificiel, de la neuroscientifique.
« Entrez », dit-il.
À l’intérieur, un escalier tapissé d’or et de rouge
s’enroulait autour d’une colonne de marbre. Dans le
vaste vestibule, une dizaine de caisses ruisselaient

130
d’étoffes. Trois jeunes femmes dévalèrent les escaliers
d’un pas rapide, les bras chargés de bandes de soie.
« Merci encore d’avoir accepté cette visite excep-
tionnelle, Armand, déclara Matthew. Lune Guénon
est…
— Je sais qui elle est, répondit vivement le
couturier. »
Sa figure aiguisée se tourna vers la femme. Il la
détailla de la tête au pied, s’attarda sur la robe près du
corps d’un noir ébène piqueté de spirales blanches.
« J’ai beaucoup entendu parler de votre maison,
déclara Lune avec politesse.
— Et moi de la vôtre, bien que je ne cautionne pas
sa philosophie. »
Cette sentence jeta un froid. Armand Deferre lança
à Matthew un regard aussi tranchant que du silex, un
regard qui le fouillait, qui cherchait à savoir s’il se plai-
sait chez la concurrence. À cet instant, le jeune homme
se maudit de porter l’émotissu, car le vert de la honte
revint au galop.
« Par ici, s’il vous plaît », dit-il en désignant les
escaliers.
Le trio atteignit l’étage, un vaste espace où des
portes en bois claquaient. Partout, des tentures qui
étouffaient les pas, des bureaux croulant sous les lan-
gues de tissu, des métiers à tisser cernés par des doigts
habiles. Sur la gauche, des coffres-forts ouvraient leur
gueule béante sur des pièces de tissu épinglées.

131
« Bienvenue chez Améthyste, clama Armand
Deferre, maison de couture existant depuis soixante-
trois ans. »
Il les conduisit jusqu’à une large table couverte d’un
arc-en-ciel de matière. Ici, la neige pure d’un manteau
de fourrure, là, une robe garnie de plumes fines, ici
encore, une pèlerine brodée de dentelles. Matthew avait
l’habitude de ses trésors. Dans son enfance, il avait
maintes et maintes fois déambulé dans ce bâtiment.
Pourtant, pour la première fois de sa vie, la beauté de
ces vêtements le frappa. Était-ce parce qu’il s’était déjà
éloigné de l’univers d’Améthyste ?
À sa droite, Lune Guénon contemplait cet amas
vivant, une expression mystérieuse tatouée sur le
visage. Le noir de sa robe avait laissé place à un vio-
let soutenu. Matthew fit une recherche rapide sur Uni-
verse, et le texte se déroula sur son champ de vision.

Rose : excitation
Noir : tristesse
Bleu : audace
Vert : honte
Violet : plaisir
Mauve : émerveillement

Il se tourna de nouveau vers Lune Guénon, intrigué.


« J’imagine qu’on ne peut pas toucher », dit-elle d’un
ton prudent.

132
Les épais sourcils d’Armand se froncèrent.
« Bien sûr que vous pouvez toucher ! Quel est l’in-
térêt, sinon ? »
Il marmonna des paroles inaudibles dans sa barbe,
mais Lune ne semblait même pas l’entendre. Elle
avança sa main vers une robe dont les sequins luisaient
comme des soleils, puis caressa un bouillonnement de
broderies retroussé sur un mannequin en chêne. Sa robe
vira brusquement au mauve délicat, presque chatoyant.
L’émerveillement.
Comme frappée par la foudre, la créatrice s’avança
vers une barre horizontale où étaient accrochés des
vêtements achevés. En cet instant, elle ne paraissait
plus voir les employés qui couraient à gauche et à
droite, ne plus entendre les éclats de voix qui retentis-
saient de temps à autre. Toute son attention était tendue
vers cet arc-en-ciel suspendu. Elle écarta les tenues,
posa sa paume à plat sur une veste taillée en V, au col
rehaussé de fourrure argentée. Ses doigts plongèrent
entre les poils délicats.
« C’est incroyable ! »
L’assistant n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche.
Lune saisit sa main pour l’inviter à toucher à son tour ce
prodige. Il sentit un chatouillis sur sa peau, la douceur
subtile rendue par des centaines d’heures de travail.
« Et ça ! »
Matthew effleura à son tour un haut ample, conçu
dans une soie si fine qu’elle semblait liquide. Puis il

133
palpa plusieurs jupes longues et triangulaires, au grain
satiné, qui s’étalaient dans une gamme d’écru.
Lune abandonna les vêtements suspendus et
s’avança vers un étalage de textiles inachevés, placé
près de croquis de modèles. En cet instant, Matthew
la trouva jeune, les joues rosies, son regard répondant
à l’émotissu imprimé d’émerveillement. Elle touchait
tout, encore et encore, dans cette chapelle élevée
pour le culte du savoir-faire, du raffinement et de la
matière. C’était comme si ses mains avaient soudain
faim de contact, un besoin impérieux de sentir.
Il assistait à un chiasme fou : celle qui voulait que
l’émotion crée l’esthétique venait d’expérimenter
l’esthétique créant l’émotion.
Quand Lune revint vers lui, les yeux humides, elle
murmura :
« Je suis stupide. J’avais oublié. »
Armand Deferre s’éloigna pour leur laisser un peu
d’intimité, en profitant ainsi pour répondre aux ques-
tions de plusieurs couturières.
« Le toucher, ajouta Lune. Pourtant, je l’ai étudié
durant mon cursus ! Nous possédons une vingtaine de
récepteurs tactiles qui réagissent aux stimuli. »
Elle embrassa la grande salle d’un geste des bras.
« Ça ! dit-elle. C’est aussi beau visuellement qu’au
toucher. C’est… c’est de l’art. »
Matthew ne savait que répondre, abasourdi que cette

134
femme, fondatrice d’un empire de la mode, redécouvre
ce qui était si familier pour lui.
Et il n’y avait plus de noir sur sa robe.
« Merci », murmura-t-elle.
Quand Armand Deferre leur proposa de poursuivre
la visite dans la salle des archives, elle avait retrouvé
en partie son calme, même si sa robe était devenue un
maelström de couleurs entrelacées. La haute pièce, plu-
tôt étroite, abritait une succession de casiers vertigineux.
Plusieurs boîtes étaient ouvertes sur une table branlante.
Des lanières cousues de longues plumes débordaient de
toutes parts, des éclats de diamant couraient sur des cein-
tures laissées à l’abandon.
Lune Guénon s’assit dans un fauteuil et ramena ses
paumes sur ses genoux comme une enfant intimidée.
Matthew voulut la rejoindre, mais Armand Deferre posa
une main sur son épaule.
« Laisse-la. L’art, cela doit se vivre seul. »
Un silence gênant les enveloppa. Le jeune homme
chercha ses mots, la façon d’aborder de nouveau le sujet
de sa démission. Mais Armand le devança :
« Tu as bien fait de m’amener Lune Guénon.
— Vraiment ? J’avais peur de te froisser, mais je me
suis dit que cela pourrait être intéressant…
— Me froisser, reprit-il. Et quand bien même ! Comme
le textile, on se froisse et se défroisse, n’est-ce pas ? »
Matthew roula des yeux amusés.
Son oncle ramenait toujours tout à ses chers tissus.

135
Enfin.
Il est là, sur mon bureau. Mon dernier prototype,
baptisé artextile.
Toute mon attention est tendue vers la grande boîte
rectangulaire en cuir laqué. Le résultat de plusieurs
mois de réflexion, de travail, de collaboration avec le
laboratoire et Améthyste. Un soupir énorme grandit
dans ma poitrine, un soupir gorgé de joie, de fierté et
d’appréhension.
J’ouvre la boîte avec délicatesse, découvre la
robe reposant sur son coussin. Sans plus attendre, je
la lève à hauteur de visage, respire son odeur. C’est
une coupe droite simple, serrée à la taille, pourvue
de manches bouffantes. L’émotissu est encore d’un
gris métallique neutre, les récepteurs ne sont reliés
à aucune orgapuce. Mais ce n’est pas cette face qui
m’intéresse, je ne la connais que trop bien. Je retourne
la robe sur elle-même afin de révéler la couture tradi-
tionnelle sur laquelle scintillent des bijoux cousus en
forme d’Ouroboros. Le dragon qui se mord la queue,
symbole d’union et de renouvellement. Le moindre pli
donne l’impression que l’anneau de gemmes ondule,
se meut dans le tissu. Ma main caresse le relief des
pierres polies, douces, vivantes. J’admire la finesse de
l’ouvrage, le maillage parfait réalisé par les couturiers
d’Améthyste. Je couche ensuite la création dans son

136
écrin pour la lisser de ma paume durant de longues
minutes. L’œil émeraude du reptile me scrute. Je me
penche de nouveau sur la robe, m’imprègne de son par-
fum, puis me laisse choir dans mon fauteuil-bulle.
« Jasmin », dis-je, pour prolonger la sensation.
Les diffuseurs incrustés dans la coque obéissent à
mon souhait. J’inspire à fond, empoigne cet instant, le
savoure.
C’est la plénitude du travail accompli, le bonheur
d’avoir réussi à se renouveler.
Après ces quelques instants de tranquillité, je
réactive Universe et me fais bombarder de messages
urgents. Au milieu du flot, une requête attire mon
attention.

Matthew Lindley
« Disponible pour l’interview ? »

Je souris et confirme. Je lui dois bien ça.


J’ai entendu des bruits de pas dans les escaliers
latéraux, puis un grattement discret. Matthew patiente
devant la porte. Même s’il a gagné en assurance, sa
timidité l’empêche toujours de faire irruption dans la
vie des autres sans en être prié. C’est un comportement
que j’apprécie.
« Ouverture. »
La vitre s’écarte pour le laisser entrer. L’ambre
domine sur son costume aujourd’hui. Nous n’avons

137
rien besoin de nous dire, il sait ce qu’il a à faire. Je l’in-
vite à s’asseoir dans le fauteuil-bulle en face de moi ;
il allume la caméra intégrée à son bracelet avant de le
braquer sur moi.
«  Madame Guénon, déclare-t-il, vous allez
aujourd’hui nous présenter en exclusivité le nouveau
produit révolutionnaire lancé par votre entreprise :
l’artextile. »
Inspiration.
Expiration.
C’est l’heure.
« Plus que révolutionnaire, dis-je, c’est noventique,
une réconciliation de l’avant-garde et du patrimoine.
Voyez-vous, ces derniers mois furent très riches en
réflexion. L’émotissu se répand de plus en plus, modifie
nos habitudes et notre rapport à nos émotions. Je vous
parlais d’utopie dans ma dernière interview, l’utopie
de la transparence. À cette époque, je voyais une nette
opposition entre le matériel et l’immatériel, la transpa-
rence et l’opacité. J’ai revu mon jugement. Je souhaite
proposer une alternative à l’émotissu. »
J’ouvre de nouveau la boîte et brandis la robe
prototype.
« L’artextile est un vêtement réversible. Il permet le
mariage entre technologie et émotion esthétique. Vous
pouvez choisir le côté que vous souhaitez porter, pour
la journée ou les dix prochaines minutes. Vous avez
le choix entre être lisible ou illisible, transparent ou

138
opaque en fonction de votre désir du moment. Vous
pourrez concevoir votre vêtement comme la matière
à laquelle vous vous unissez, ou bien comme une bar-
rière entre vous et le monde.
— Pour réaliser l’artextile, vous avez collaboré avec
la célèbre maison de couture Améthyste.
— Tout à fait. Améthyste est une maison ayant plus
de soixante ans d’existence, soixante années d’expé-
riences accumulées, un véritable trésor de savoir-faire.
Avec l’artextile, j’ai envie de détruire cette dichotomie
entre le matériel et l’immatériel. De donner le choix
entre le plaisir sensuel de toucher un beau vêtement,
d’admirer sa fabrication, la justesse de sa coupe, et
celui qu’offre la technologie. Nous pouvons unir ces
paradoxes, unir tradition et modernité. L’artextile en
est la preuve. »
La diode s’éteint et Matthew m’adresse un hoche-
ment de tête solennel.
« Ça ira ? demandé-je.
— C’est parfait, je le monte et je l’envoie sur Uni-
verse, en visibilité maximale. Attendez-vous à un raz-
de-marée de réactions. »
Je me renfonce dans le cocon protecteur du fau-
teuil-bulle, puis observe Matthew fixer des points mou-
vants dans le vide tout en pianotant sur son bracelet. Ce
garçon a bouleversé ma vie à sa façon. Une rencontre
fugace, une trajectoire croisée, une collision fertile.
Ma main s’aventure sur le relief du côté tradition-

139
nel de la robe prototype. Nous lisons toujours, tout le
temps. Les messages qui s’incrustent sur notre rétine,
les expressions de nos interlocuteurs, ou encore les
couleurs générées par leurs vêtements. Mais nous
lisons aussi avec les mains, ces mains qui parcourent la
matière, qui expérimentent les textures. Nous sommes
tous des lecteurs, de ceux qui déchiffrent et traduisent
des signes. J’ai lu durant des années le corps de mon
ex-mari, je me suis lue moi-même, j’ai lu ce qui m’en-
toure. Pour comprendre.
L’émotissu permet de se raconter, le vêtement tradi-
tionnel de lire une histoire. Les deux resteront de l’art,
ce qui nous décentre, nous ébranle.
Je crois que je n’attendais que cela, être surprise,
poussée dans mes retranchements. J’ai retaillé ma créa-
tion pour lui donner encore davantage de facettes.
Et je vais continuer à aller vers ce qui est étranger
pour relire le monde.
Relire pour que toujours le feu revienne.

Samantha Bailly

140
Une nouvelle sonore
c o m p o s é e pa r
R o q u e R i va s

Mirages d’un avenir

5’

141
Noces de diamant

De sa fenêtre, au dernier étage, il les regarde faire


le tour de la colonne Vendôme, leurs mains s’agitant
au rythme d’une discussion passionnée. Sur un coin
du bureau de chêne, derrière lui, une tasse de thé russe
fumé achève lentement de refroidir.
De l’autre côté de la place, un violoncelle joue la
suite n° 1 en sol de Bach.
J’espérais avoir un peu plus de temps, murmure-t-il
pour lui-même. Le temps… le plus précieux de nos
bijoux et celui qu’on oublie de faire briller. Tu aurais
dû être avec moi, ma chérie. 
L’interphone discret relié à son egosphère lui
annonce que son fils est arrivé.
« Seul ? » Il écoute la réponse, secoue la tête. « Je
vais vous demander un service, Anita. Sortez de la bou-
tique et rattrapez le jeune homme en cuir noir qui se
prépare à traverser. Dites-lui que j’aimerais le voir, lui
aussi. Précisez-lui bien que ce n’est pas un ordre, plutôt
une supplication. 

143
Quand il sera là, envoyez-les-moi tous les deux, mon
fils et lui. »
Il se retourne lentement, laisse traîner sa main sur le
vieux télescope de cuivre à l’objectif fêlé. Il a fait de
son bureau un endroit hors du temps, tout entier consa-
cré au souvenir. La lumière ambrée qui joue sur le
métal poli lui rappelle des vins bus depuis longtemps,
et savourés à deux.
Accroché juste au-dessus du télescope, il y a le por-
trait à l’huile d’une femme encore jeune, aux yeux d’un
vert pailleté d’or. Il n’a pas besoin de la regarder pour
savoir qu’elle est là.

« J’ai pris ma décision, Papa !


— Je sais. » Leur accolade a été brève et
intense, comme toujours. « Merci, Mark, de l’avoir
accompagné. »
Il tend la main au jeune athlète vêtu de noir de la tête
aux pieds et s’efforce d’accrocher son regard. Les rares
fois où ils se sont vus, Mark l’a impressionné par sa
maturité et sa rigueur. Mais il a toujours ressenti chez
lui une incapacité à se livrer, comme s’il avait choisi
de se draper d’un manteau de silence aussi opaque que
son egosphère. Pour l’instant, Alexandre a l’air de s’en
accommoder, mais il devine chez son fils un début de
frustration qu’il a de plus en plus de mal à cacher.
« Je vous ai vus arriver ensemble et j’ai pensé qu’il

144
serait bon que vous soyez là tous les deux. Mark, ce
que j’ai à dire vous concerne aussi.
— Je ne vois pas pourquoi. » Le ton n’est pas agres-
sif, juste curieux. « Je pars à la fin du mois pour le
centre de formation des spationautes de La Haye, en
attendant qu’une mission se présente. Alexandre m’ac-
compagnera. C’est ce que nous venons de décider.
— Je suis désolé, dit Alexandre. Je sais que tu vou-
lais me former à ta succession. J’avais commencé, tu
sais que la joaillerie me passionne. Et puis j’ai connu
Mark… »
La façon dont il le regarde ne cache rien de ses senti-
ments. Je t’ai regardée de la même façon, songe le vieil
homme. Et je recommencerais, si seulement c’était
possible.
« Du thé ? » murmure-t-il en se dirigeant vers l’inter-
phone. « Ou quelque chose de plus fort ? » Il appuie sur
le bouton, réclame une nouvelle théière et de l’eau pétil-
lante. « Je ne vous demande qu’une heure ou deux de
votre temps, pour vous raconter une histoire et vous offrir
un cadeau. N’y voyez que le caprice d’un vieil homme.
— Tu n’es pas si vieux, papa, proteste Alexandre en
souriant.
— Explique ça à mes articulations ! »
Il va chercher le vieil album de famille relié de
cuir et les réunit autour du bureau. Les pages épaisses
craquent sous ses doigts quand il les bouge avec révé-
rence, en s’attardant sur les photos jaunies. Il n’a

145
jamais voulu les faire numériser. Leur valeur tient
autant à leur fragilité qu’au passé qu’elles incarnent.
Ce sont des images ramenées d’une époque révolue,
des éclats de temps pétrifié dans lesquels il a souvent
voyagé en pensée.
« Mon histoire commence vers le début du
XXe siècle. Victor, mon arrière-arrière-arrière-arrière-
grand-père était le fils cadet de la famille. N’étant pas
l’héritier, il pouvait faire ce qu’il voulait de sa vie. »
Il s’attarde sur le daguerréotype d’un jeune homme
à l’expression sévère, le visage barré d’une épaisse
moustache aux extrémités recourbées. « Il a beaucoup
voyagé : Turquie, route de la soie, Asie. Nous lui
devons quelques-uns des plus beaux saphirs de notre
héritage. Héritage qu’il a d’ailleurs en partie dilapidé
avec ses maîtresses, mais c’est une autre histoire.
— Un personnage intéressant, dit poliment Mark.
— Vous allez voir à quel point. En 1908, il arpen-
tait les steppes sibériennes au nord de Tungusk à la
recherche d’ivoire de mammouth. Il était en train de
négocier avec une tribu Evenk autour d’un feu de
tourbe quand il a entendu un bruit terrifiant. Le sol
a tremblé, une lueur orange a envahi le ciel. Il leur a
fallu des heures pour calmer les chevaux et retrouver
les rennes qui s’étaient éparpillés dans la toundra. Le
chaman de la tribu a failli devenir fou quand le ciel
nocturne s’est mis à scintiller. Les ombres sur la neige

146
étaient d’un rouge sanglant. Personne n’a dormi, cette
nuit-là.
« Le lendemain, mon aïeul a décidé d’aller voir sur
place.
« L’épicentre était à deux jours de marche, vers l’est,
en remontant la rivière Podkamennaya. Le décor était
totalement bouleversé. Plusieurs cratères de tailles dif-
férentes s’ouvraient dans la forêt. Tout autour, des mil-
liers d’arbres étaient couchés, comme les pièces d’un
jeu de mikado. Près du centre de l’impact, les troncs
avaient été réduits en pulpe, à l’exception de quelques
moignons dressés contre le ciel. Le silence était assour-
dissant. L’Evenk qui le guidait a refusé de s’approcher.
Même les nuages de moustiques semblaient avoir
déserté l’endroit.
« Il a dessiné ce qu’il a vu. Plus tard, une expédition
russe a pris des photos, je les ai quelque part. Mais les
descriptions dans son carnet de voyage sont suffisantes
pour se faire une idée de la dévastation. »
Il referme lentement l’album à la reliure passée et le
tient un instant serré contre sa poitrine, en s’efforçant
d’ignorer la douleur qui poignarde ses reins.
« Pour la suite, il va falloir que vous m’accompa-
gniez sous les voûtes du sous-sol. C’est la première
fois pour vous, n’est-ce pas Mark ?
— Nous nous connaissons trop peu, monsieur.
— Appelez-moi Janus, je vous en prie. Quand j’étais
enfant, je passais mon temps plongé dans de vieux bou-

147
quins poussiéreux tirés de la bibliothèque familiale, ou
à rêver de futurs improbables. Depuis, ce surnom me
colle à la peau. »

Ils traversent l’espace d’exposition du rez-de-chaus-


sée où des hologrammes de pièces de joaillerie tour-
noient au-dessus de socles laqués de blanc, de part et
d’autre du vaste comptoir. Des colliers arachnéens,
des anneaux entrelacés, des bracelets, sont suspendus
dans la vitrine au verre blindé, comme en apesanteur.
Il suffit de s’approcher pour connaître leur histoire et
les caractéristiques de chaque pierre. On peut tendre la
main au-dessus d’un faisceau de projection et l’image
virtuelle du bijou se greffe sur la peau, ou se regarder
dans un miroir virtuel et s’habiller d’éclats scintillants
qui bougent au rythme de vos yeux. Un couple circule
entre les présentoirs, guidé par Anita. Elle a un sourire
chaleureux pour Alexandre et celui-ci le lui rend, en lui
envoyant un baiser du bout des doigts.
Personne ne les dérangera.
Un escalier en spirale de bois et d’acier descend vers
les salles du sous-sol. Au bout du couloir, les voûtes de
pierre et de brique débouchent sur une salle circulaire,
où s’ouvrent plusieurs portes. Certaines sont blindées,
d’autres simplement fermées. Janus fait halte devant
l’une d’elles et sort une clef de sécurité reliée à sa cein-
ture par une chaînette.

148
« Tu te souviens quand tu étais petit, Alexandre ?
demande-t-il en déverrouillant le battant. Ta mère te
laissait te cacher au milieu des archives pendant que
nous faisions semblant de t’avoir perdu. Tu n’as jamais
rien abîmé.
— J’ai dû déclencher l’alarme une ou deux fois, pro-
teste Alexandre.
— Cinq, sourit son père, mais personne ne compte. »
Mark jette un coup d’œil curieux autour de lui.
Après le couloir tapissé de vieilles images de stars du
XX e siècle arborant des créations de la maison Janus,
la pièce où ils pénètrent ressemble à un cellier dont
les bouteilles auraient été remplacées par des registres.
Aux quatre coins du plafond, des détecteurs anti-incen-
die clignotent, près d’une rangée de projecteurs.
« Donnez-moi un coup de main, demande Janus.
Débarrassez cette étagère », il désigne le mur opposé
à la porte, « et posez les ouvrages sur la table de
consultation ».
Derrière le rayonnage, il y a un minuscule coffre pas
plus haut que la main. Janus pose l’index sur le bloc de
reconnaissance d’empreintes et la porte s’ouvre silen-
cieusement. Il en sort un coffret de bois de renne orné
de gravures et incrusté de cailloux polis. Il le pose sur
le tas de registres et leur fait signe d’approcher.
Épaule contre épaule, Mark et Alexandre se
penchent au-dessus du coffret. Leurs doigts jouent à
s’entrelacer un instant et Janus sourit, avec une bouf-

149
fée de fierté. Nous n’avons eu le temps que d’un seul
enfant, mon amour, mais il a tes yeux et ta passion.
« Que tu ressembles à ta mère ! » lâche-t-il en cares-
sant le couvercle de bois qui se déverrouille avec un
déclic.

« Mon aïeul était obstiné ». Le coffret, entrouvert


n’a pas encore livré son secret et Janus a repris son
récit, la hanche appuyée contre la table. « Il a exploré
l’épicentre de l’explosion pendant près de quatre jours,
malgré la nervosité croissante de son guide, terrifié par
les lumières résiduelles qui parcouraient le ciel chaque
nuit. Il ne savait pas ce qui l’avait provoquée, bien sûr.
— La météorite de la Tunguska, murmure Mark. Il
a été témoin de sa chute. C’est fascinant !
— Je vous montrerai son carnet, si vous voulez.
C’est à cause de lui que je collectionne les télescopes
depuis que je suis tout petit.
« L’astéroïde avait explosé bien avant de toucher le
sol et les débris qui ne s’étaient pas consumés dans l’at-
mosphère s’étaient éparpillés sur une surface immense.
Ton aïeul s’est obstiné malgré tout. Le dernier jour, il
a trouvé un fragment à peine plus gros qu’une noix,
incrusté comme une balle dans le tronc déchiqueté
d’un arbre. Un éclat de la météorite qui avait provoqué
l’explosion. Il est resté en possession de notre famille
jusqu’à ce que je le reçoive en héritage. »

150
Il retire du coffret une bourse de velours noir repliée
sur elle-même, fermée d’un simple lacet de cuir. Le
Nautys d’Alexandre clignote contre son poignet pour
signaler une tentative de communication. Il le bascule
en mode silencieux d’un geste agacé. Son père a réussi à
fasciner l’impassible Mark, c’est un moment à savourer.
Le vieil homme verse le contenu de la bourse dans
son poing et étale le velours noir sur la table. Puis il
allume les projecteurs avant de répandre le contenu de
sa main sur le velours.
Une rivière scintillante apparaît.

Il prête à chacun une loupe de bijoutier et les laisse


jouer avec les éclats. Lui n’en a pas besoin. Il a mémo-
risé chaque défaut de chaque pierre, il en connaît le
toucher, il en a même poli certaines pour faire des
essais.
« La pierre originale était à peu près grosse comme
ça… » Il écarte le pouce et l’index. « C’était un diamant
nébulaire, le plus gros que j’aie jamais vu. À peu près
sans valeur pour la joaillerie en raison de ses impuretés,
mais néanmoins fascinant. Mon aïeul voulait monter une
expédition pour en chercher d’autres, mais son frère aîné
a été tué dans les tranchées et la Russie a connu son lot
de révolutions. Il n’est jamais retourné là-bas.
« Regardez à travers l’un des éclats, en le dirigeant
vers la lumière. Vous verrez que sa structure cristalline

151
particulière le rend légèrement laiteux. Quand on l’exa-
mine à la loupe, on distingue tout un lacis d’impuretés.
C’est la signature de la pierre. »
Lorsqu’ils ont passé assez de temps à s’extasier, le
vieil homme récupère les fragments et les range dans
la bourse, puis dans la boîte, puis dans le coffre, avant
de refermer avec soin la porte de la salle.
« Merci pour cette merveilleuse histoire, déclare
Mark en regagnant le rez-de-chaussée.
— Oh, elle n’est pas terminée, sourit Janus. Puis-je
vous inviter à déjeuner dans mon restaurant préféré,
juste à côté ? Pour la suite, nous allons changer de
décor et faire un saut de près d’un siècle et demi. »
Les amoureux échangent un coup d’œil chargé de
sous-entendus. Puis ils acquiescent à l’unisson.

La salle privée où on les a installés est décorée de


fresques japonisantes, fraîchement ravivées. Deux lustres
de cristal éclairent la table chargée de fleurs et font bril-
ler les verres tulipes disposés par trois devant chaque
assiette. Des amuse-bouche parfumés sont alignés sur un
plat en forme de lyre. Janus s’impose de ne pas y tou-
cher. De toute façon, depuis quelques mois, il n’a plus
vraiment d’appétit.
Quand il consulte la carte, la plupart des plats dis-
paraissent de la liste, oblitérés par le moniteur médical
incorporé à son Nautys. Il a beau s’y attendre, l’effet

152
est particulièrement déprimant. Il choisit une salade au
hasard, pendant que les deux jeunes s’accordent sur les
saveurs qu’ils vont partager. Le premier vin est un blanc
très clair, presque incolore, dont les effluves suffisent à le
replonger dans un passé qui ne l’a jamais vraiment quitté.
« C’est ici que j’ai demandé sa main à ta mère, dit-il
en reposant son verre. Dans la grande salle d’en bas.
Elle a refusé, bien entendu. »
Alexandre a relevé les yeux, surpris. Même Mark
s’est un instant immobilisé, un toast au homard à
mi-chemin de sa bouche.
Janus a plongé la main dans sa poche et ses doigts
jouent avec l’anneau lisse et froid. Il l’a ôté il y a plus de
vingt ans et se demande s’il aura la force de le remettre.
« Je ne sais pas quels souvenirs tu gardes d’elle,
Alexandre », murmure-t-il, les yeux dans le vague.
« Mark, je ne vais sans doute pas réussir à vous la faire
toucher du doigt, mais je vais essayer. Claire était bota-
niste, très belle, elle ne pensait jamais de façon pré-
visible et c’était une source d’inspiration permanente
pour tous ceux qui l’entouraient. Je lui ai fait la cour
pendant des mois, sans autre résultat que de la mettre
dans mon lit. Tout le reste m’échappait.
« Je venais juste de finir mon apprentissage de tail-
leur de pierres. Les nouvelles techniques de taille à
partir de microdisques à ultrasons me fascinaient, de
même que les nouveaux matériaux à base de fibres
cristallines qui nous permettaient de nous affranchir de

153
toute monture visible. Les possibilités étaient presque
infinies, on pouvait dessiner des bijoux souples qui
épousaient d’eux-mêmes les courbes d’un poignet en
réagissant à sa chaleur. J’avais déjà dessiné mes pre-
mières pièces. Il était question que je prenne la suc-
cession de mon grand-père, quand le moment serait
venu. La Pandémie n’avait pas épargné notre famille
et j’étais le seul survivant de ma génération, mais ce
n’était pas la principale raison. C’était l’existence que
j’avais choisie.
« Je n’imaginais pas de passer ma vie sans Claire.
J’ai donc accompli quelque chose d’absurde. J’ai pris
le diamant nébulaire de notre aïeul et je l’ai découpé
en deux tranches de trois millimètres d’épaisseur, en
choisissant mes plans de coupe de façon à ce que les
impuretés soient également réparties entre elles. Une
fois polies, j’en ai posé une sur chacun de mes yeux et
j’ai regardé le ciel. J’avais l’impression d’avoir empri-
sonné la Voie lactée.
Puis, dans chaque tranche, j’ai taillé un anneau. »
Avec lenteur, il sort la main de sa poche et la tend
devant lui. La lumière des lustres fait scintiller le dia-
mant qui enserre son doigt. Les reflets s’éparpillent
sur les carafes-lyres et l’argenterie, comme un essaim
d’étoiles filantes.
« Tu as dû en baver pour les facettes », murmure
Alexandre en se penchant par-dessus la table. « Je
croyais que ce type de diamant était terriblement fragile ?

154
— J’ai dû me montrer créatif, mais c’était l’époque
où je ne doutais de rien. » Il a une moue fugace. « Je me
suis entraîné sur les autres éclats. J’en ai cassé beau-
coup, mais j’ai fini par mettre au point ma technique.
Ensuite, armé de mon courage et de mes anneaux, j’ai
invité Claire à dîner, ici même.
« C’est un endroit important pour notre famille. Mon
père m’y a amené pour la première fois le jour de mes
vingt ans. J’y ai bu l’année de ma naissance sous la
forme d’un vin, couleur de temps. Il avait le doré des
parchemins, du miel qui emprisonne une partie de l’été
précédent. Chaque gorgée était plus douce que la pré-
cédente, jusqu’à ce que l’acidité surgisse et balaye tout
sur son passage. Je voulais que Claire partage cela avec
moi. Et tout le reste également. »
Le sommelier lui verse un rouge sec pour accompa-
gner sa salade. Le cuisinier, qui le connaît bien, a par-
semé les feuilles de copeaux de parmesan et d’un trait
de vinaigre parfumé. L’odeur suffirait à le combler, si
ses souvenirs ne s’en étaient pas déjà chargés.
« J’ai donc attendu le dessert et je lui ai pris la main
en lui promettant une surprise. Elle a fermé les yeux.
L’anneau allait parfaitement à son doigt. Ma déclara-
tion, en revanche… »
Il sourit, avec une ombre de mélancolie.
« Essayez de vous figurer la scène, mes enfants : un
grand restaurant à l’ancienne, de la vaisselle datant
d’avant la Pandémie, des verres en cristal taillé d’une

155
pureté exemplaire. Vous n’imaginez pas jusqu’où les
maîtres verriers poussent l’obsession du détail. Nous
occupions une petite table dans un coin, près d’une des-
serte, et personne ne se souciait de nous jusqu’à ce que
Claire se lève d’un bond, en renversant sa chaise… »

Autour de nous, les conversations s’interrompent


brusquement. Les mains posées sur les armes invi-
sibles de ses hanches, Claire me toise, trop furieuse
pour parler. Je l’ai prise par surprise et elle déteste
ça, ou alors elle a eu l’impression que je voulais
l’emprisonner. Quelques convives nous dévisagent,
mais je ne me soucie pas d’eux. Je suis en train de
la perdre.
En tendant la main vers elle, je heurte le verre
en cristal demeuré vide depuis le début du repas. Il
vacille sous ma paume et je serre les doigts pour le
retenir…
Le diamant entre en résonance avec le cristal.
La vibration qui naît évoque la pulsation d’une
étoile. Tout ce que je ressens, la partition de mes sen-
timents, est amplifié par le verre. Ceux des autres
convives se mettent à chanter à l’unisson. Les carafes
posées sur la desserte forment un chœur puissant qui
fait hésiter Claire, puis la retient.
Quand la vibration s’affaiblit, je heurte de nou-
veau le verre pour qu’elle sache ce que je ressens. La

156
musique s’élève de nouveau, poignante, intime. Son
anneau réagit en symbiose avec le mien. Les mots sont
devenus inutiles.
Je me lève lentement et nous restons face à face un
long moment, enveloppés d’un sentiment venu de l’in-
térieur. Autour de nous, les conversations se sont tues.
Même si personne d’autre que nous n’entend la vibra-
tion qui nous parcourt, tous sont capables de voir la
magie à l’œuvre.
Sa main et la mienne se cherchent.

« Nous nous sommes mariés quelques mois plus tard,


conclut Janus en finissant son verre. Tu es venu au monde
trois ans après et elle est morte lors d’une expédition de
botanique à Bornéo alors que tu marchais à peine.
« Avant de disparaître, elle m’avait fait découvrir
Barcelone et Gaudí, elle avait dessiné les trois broches
orchidées et le collier liane que nous fabriquons toujours.
Nous avons tout partagé, tout rêvé. Quand son corps a
finalement été rapatrié, j’ai ôté l’anneau de son doigt,
auquel il n’adhérait plus, et je l’ai rangé dans le coffret
avec le mien. Je ne l’avais jamais remis jusqu’à ce jour. »
Il le retire sans regret, plonge la main dans sa poche
et en sort son jumeau. En se heurtant, les deux cercles
vibrent doucement au creux de sa paume. La sensation
lui fait monter les larmes aux yeux.
« Ces diamants ne sont pas nés sur Terre, mais au cœur

157
d’une étoile, juste avant son explosion. Ils ont entendu le
chant des galaxies, quand l’univers était encore jeune. Ils
sont désormais à vous, dit-il en les tendant par-dessus la
table. Grâce à eux, vous reconsidérerez peut-être votre
décision. Je vais vous expliquer pourquoi. »

Ils ont regagné la bijouterie en marchant sous la pluie,


perdus dans leurs pensées. Les rues de Paris sont noyées
d’ombres, peuplées de silhouettes brouillées par les
gouttes dont les talons glissent sur les pavés. Depuis la
fenêtre du bureau, la place Vendôme pointillée de flaques
luit comme une méduse échouée. Janus aimerait prendre
son temps, retrouver la lenteur précise de la taille des
pierres, mais les jeunes ont leur propre rythme, aussi
frénétique que les pulsations du Nautys dont ils ne se
séparent jamais.
Il lance l’affichage du dossier qu’il a patiemment
rassemblé depuis des années. En voyant le logo animé
qui s’affiche sur le mur du fond, Mark sursaute. L’ESA,
l’Agence spatiale européenne.
Juste en dessous : Projet D. N.
« Avec l’accord de Claire, je me suis résolu à par-
tager notre secret avec un cristallographe dont je
connaissais la discrétion. J’ai découvert que je n’étais
pas le seul à m’intéresser aux diamants nébulaires.
Les gouvernements les étudient depuis des années. Ils
ont des propriétés étonnantes. Leur structure interne

158
est défectueuse, et ces défauts ont valeur de signature.
Chaque éclat détaché du bloc d’origine reste en contact
avec les autres, leurs fêlures dialoguent entre elles. De
façon quasi empathique.
— Comme maman et toi ? » murmure Alexandre.
Il hoche la tête, la gorge nouée, puis reprend, très
vite :
« Les forces armées voudraient les utiliser pour
fabriquer des émetteurs/récepteurs d’un type nouveau,
compacts et indétectables. Un microcristal d’un carat
ou deux serait idéal, à condition de bien maîtriser leurs
plans de coupe spécifiques et de micro-usiner les sur-
faces. » Il a un sourire fugitif. « C’est un domaine dans
lequel la joaillerie a encore un peu d’avance sur l’in-
dustrie de l’armement. Et, comme tous les militaires,
ils sont passés à côté de l’essentiel. »
L’image change rapidement. Le schéma électronique
qui s’affiche est barré d’un avertissement de sécurité
qui refuse de disparaître. Janus hausse les épaules et
éteint la projection.
« Le reste, c’est de la paperasse. J’ai financé il y a
trente ans une expédition scientifique sur le lieu de
l’explosion de la météorite, afin de rassembler d’autres
débris. Quand nous avons atteint la zone d’impact, tous
les arbres avaient été abattus et brûlés depuis un siècle
et les cratères avaient été comblés. L’armée russe avait
piétiné le secteur, il ne restait plus rien.
« Mais des météorites comme celle de la Tunguska,

159
on en trouve dans le système solaire. Là où vous comp-
tez vous rendre, Mark, si votre entraînement donne les
résultats escomptés. Et, croyez-moi, je souhaite du
fond du cœur que ce soit le cas. »
Il caresse machinalement le télescope et joue avec la
molette de réglage, aussi grippée que ses propres reins.
« Même si nous n’avons pas les moyens de financer
notre propre expédition spatiale, nous ne sommes pas
tout à fait démunis de ressources ni de contacts. Nous
avons rassemblé divers sponsors parmi nos clients les
plus fidèles, et j’ai mis en place un partenariat avec
l’ESA. Ils exploitent un de nos brevets sur les sertis invi-
sibles pour les tuiles de revêtement de leurs navettes.
J’ai aussi utilisé les radiotélescopes orbitaux pour explo-
rer la ceinture d’astéroïdes à la recherche de signatures
spectroscopiques spécifiques, en particulier une bande
infrarouge localisée à 21 microns. Je ne leur ai pas expli-
qué pourquoi, bien sûr, mais je suppose qu’ils finiront
par deviner. Nous avons encore un peu de temps devant
nous, mais pas autant que je l’aurais espéré.
— Ils ont trouvé quelque chose ? demande Mark,
les sourcils froncés. Je n’ai entendu parler de rien et
pourtant j’ai les oreilles qui traînent.
— Leur contrat comportait une clause de confi-
dentialité. Ils ont repéré un candidat potentiel entre
Mars et Jupiter, et peut-être un autre dans la Cein-
ture de Kuiper. Il semblerait qu’ils soient l’un et
l’autre à notre portée. Je n’ai pas voulu poursuivre

160
au-delà », il grimace, « leurs tarifs sont véritablement
astronomiques. »
Mark esquisse un sourire et Alexandre s’esclaffe
franchement. Tu as le rire de ta mère, mon garçon.
« Il va donc falloir aller y voir, conclut-il. Harponner
la baleine blanche, préparer un remorquage, effectuer
un retour long et terriblement complexe jusqu’à l’orbite
terrestre. Mais les gens de l’ESA me certifient que c’est
faisable.
« Mark, vous seriez partant pour faire partie de
l’expédition ? »
Il lève la main pour enrayer la rafale d’objections
qui ne manquera pas de jaillir.
« Je vous parle d’une mission dans trois ans, mini-
mum. Il reste une infinité de détails à régler et j’aurai
besoin d’Alexandre pour m’aider, s’il accepte. La plus
grosse partie du travail pourra se faire à distance, mais
il lui faudra passer du temps avec moi pour que je lui
apprenne les secrets de la taille des pierres impures. On
doit exalter leurs défauts sans les fragiliser ; c’est aussi
difficile et merveilleux que d’élever un enfant.
« Il n’y aura pas de traces écrites, pas de manuels à
l’usage des militaires. Juste la mémoire de nos mains.
« Mais si nous parvenons à ramener en orbite
un astéroïde de diamant pur, songez à ce que cela
signifie. Dans ma partie, nous avons l’habitude de
compter en carats ; le kilo est déjà un concept presque
inimaginable quand il s’agit de pierres précieuses.

161
Là, je vous parle de dizaine de milliers de tonnes. De
quoi tailler un bijou pour chaque être humain qui en
éprouvera le désir. »

Il les regarde partir depuis la fenêtre, doigts entrela-


cés. Ils marchent plus lentement que lors de leur arrivée.
De là où il se tient, il ne peut pas savoir s’ils portent leur
anneau. Il espère simplement que c’est le cas.
Il ne sait pas pendant combien de temps il profitera
de son fils. Ses dernières analyses ne sont pas bonnes et
de toute façon, il a commencé à mourir par morceaux
il y a plus de vingt ans. Il ne s’est pas résigné, ce n’est
pas son genre ; il a mis en place chaque pierre de son
rêve, patiemment, comme les maîtres-artisans de son
atelier, afin qu’il ne disparaisse pas avec lui.
« Bonne chance, vous deux », murmure-t-il en s’es-
suyant les yeux. « Les anneaux que j’ai taillés n’au-
raient pas pu choisir la bonne personne à votre place,
mais ils vous aideront à partager ce que vous ressentez
l’un pour l’autre. »
Avant de fermer le rideau, il jette un dernier coup
d’œil vers le ciel chargé de nuages en train de se dissi-
per. La pluie a cessé, la lumière de milieu d’après-midi
colore la ligne des toits. Aussi loin que porte le regard,
il n’y a que l’infini de l’espace qu’il faudra bien se
résoudre à apprivoiser. En fermant les yeux, il entend
la voix de Claire murmurer à son oreille :

162
Si notre espèce tout entière devient capable de vibrer
à l’unisson, qui sait jusqu’où on nous entendra ?

Jean-Claude Dunyach

163
Un coin de son esprit

« J’adore ! Tado, vous avez encore fait des mer-


veilles ! » lance Enid Shon, depuis son fauteuil.
« Votre avis me va droit au cœur, comme toujours,
Enid. »
La présentation s’achève sur les dernières notes de
la Danse des Sauvages de Rameau. La sélection de la
chroniqueuse a été reportée sur l’écran principal. Celui
du Nautys accroché à son poignet la projette sous dif-
férentes couleurs, grâce à une suite de données com-
plexes et personnelles. Entre Tado et elle trône le sac
historique de la maison Savage, le Nato, créé spéciale-
ment pour elle par le père de Tado, Nicholas, au début
des années 2030.
La vieille dame porte une cravate vermeille, assor-
tie au bandeau qui retient ses cheveux blancs. Face à
elle, Tado Savage a cette pose élégante des hommes
soucieux de leur apparence et sûrs de leurs choix. Ses
cheveux courts, raides, lui donnent un air juvénile
qui adoucit son visage d’homme d’affaires. Ceux qui

165
connaissent la maison depuis longtemps y retrouvent
la blondeur vive de sa mère, morte depuis maintenant
vingt ans.
Enid éloigne, d’un geste de la main, le plateau qui
présente la dernière version du fameux Nato, auquel
ont été ajoutées des surcoutures délicates, ton sur ton.
Puis elle envoie quelques ordres à son Nautys.
« Je déconnecte ma projection holographique, main-
tenant. J’ai envoyé assez de commentaires et d’images
pour qu’il travaille tout seul. Ce que j’ai à vous dire
n’a pas besoin de traduction, ni de superflu. Tado…
je vous connais depuis toujours, plus particulièrement
depuis que vous êtes en âge d’avoir une conversation
acceptable.
— Je crois que j’avais vingt-cinq ans lors de notre
première vraie rencontre, avance Tado.
— C’est bien ce que je dis. J’ai connu votre père
avant vous et un peu votre grand-père. J’ai rencontré
Alx à l’époque où elle n’était même pas seconde d’ate-
lier. Je me souviens de la soirée de lancement de la pre-
mière collection dédiée à votre mère, qui n’était qu’une
toute jeune femme. Une fête incroyable.
— Je connais ces archives-là.
— Des images trompeuses. Le Nautys n’était même
pas encore inventé. Nous n’avions que quelques
images… Mais le reste, Tado ! L’ambiance… Les
parfums… Et ce tourbillon permanent… ce frémisse-
ment… Je ne peux même pas vous le raconter. Il aurait

166
fallu le vivre. Bref… Je suis votre cliente la plus fidèle
et si cela ne révélait dangereusement mon âge, je dirais
même votre cliente historique.
— En effet, répond Tado, en voyant où veut en venir
la vieille dame.
— Je continuerai à vous défendre, sur tous les
canaux que j’utilise. Mais je ne vous cache pas mon
inquiétude.
— Je vous en remercie, Enid. Nous nous démarque-
rons toujours grâce à notre savoir-faire et à notre créa-
tivité », expose laconiquement Tado.
Il se maudit aussitôt d’avoir repris la phrase que
Han, son assistant, lui a servie, le matin même. Mais
Enid Shon n’est pas Han. La réponse fuse, coupante,
narquoise.
« Vous n’avez jamais fait la différence, Tado. Vous
êtes la différence.
— Jolie formule.
— C’est mon fonds de commerce, précise la vieille
dame, avec un clin d’œil. Écoutez-moi bien. Lorsque
votre père a commercialisé le cuir monoforme, nous
étions tous subjugués. C’était une révolution ! Aussi
folle et merveilleuse que les peaux mimétiques des
chimères de Surya Yemaya da Matha ! Ces nouvelles
matières ! Il y avait tellement de possibilités de créa-
tion… Un cuir qui pouvait prendre la forme qu’on vou-
lait, par moulage ou soufflé, comme du verre, sans une
seule couture !

167
— Les surcoutures sont-elles une erreur, selon vous ?
— Vos surcoutures vont agiter la haute couture de la
semaine prochaine, assène Enid. Et la semaine d’après,
autre chose aura détourné notre attention. Ne jouez pas
à ça avec moi. L’annonce sera officielle d’une minute à
l’autre… Kaadji va vous souffler le marché et faire de
vos créations des objets banals et obsolètes. Avez-vous
une solution pour vous sortir de cette situation ? Pour
vous réinventer ? »
Les yeux vairons qui ont fait la gloire d’Enid le
fixent avec intérêt. Tado sent ses épaules s’affaisser.
« Non. Alx est en train de mourir. Et tout son savoir,
avec elle.
— Alors, permettez-moi de vous le dire sans détour :
vous êtes dans une merde noire.
— Je suis heureux que vous ayez déconnecté votre
projection holographique à cet instant précis. »
Enid rit, sincèrement.
« Ne nous décevez pas, Tado. Nous tenons à vous »,
ajoute-t-elle d’une voix bienveillante.
Tado la remercie mais, malgré ses paroles récon-
fortantes, ne parvient pas à dénouer la crispation qui
l’empêche de respirer depuis deux jours.

L’abeille qui s’est attardée pour ramper sur le jeune


homme, timide et intriguée, s’envole enfin vers sa
ruche. Zadig la regarde s’élancer.
Puis, d’un geste vif, il la rattrape entre deux doigts.

168
« Je ne me fais plus de souci pour vos réflexes », dit
Halbeth Lound, derrière lui.
La neurochirurgienne s’assied près de lui, sur le lit
de camp qu’il a tiré de sa tente et déposé entre l’hori-
zon et eux. Zadig lâche l’abeille qui tombe à ses pieds,
agitée de quelques bourdonnements irréguliers.
« Elle vous a piqué », constate le professeur Lound
en envoyant quelques données à son Nautys.
« Je sais, répond Zadig. Elle s’était perdue.
— Et vous l’avez écrasée ? »
Une dose de crème sort du petit réceptacle dissimulé
sur le côté du boîtier. Docile, Zadig lève la main droite,
index en l’air.
« Les autres sont rentrées, il y a bien longtemps. Elle
était isolée du groupe. »
Halbeth semble réfléchir. Ses sourcils blonds for-
ment un arc au-dessous d’une ride qui marque à peine
ses trente-cinq ans.
« Étonnant, venant de vous… Vous êtes la dernière
personne que j’aurais imaginée en train d’exterminer
un être marginal.
— Parce que je le suis moi-même ?
—  Exactement. »
Il lui lance un de ces regards indéchiffrables dont il a
fait sa marque de fabrique malgré lui. Derrière les yeux
de Zadig, un monde s’élance, en permanence régulé,
pulsé, filtré par Mnémosyne, la puce d’application qui
établit les connexions nerveuses de son cerveau.

169
« Les abeilles sont programmées génétiquement
pour suivre le mouvement de la ruche et répondre aux
ordres. Doublement programmées, si on souligne que
leur ruche est équipée de l’installation nous permettant
de donner des directives à la reine. Cette abeille échap-
pait aux deux contrôles.
— Et donc, si nous appliquons votre intéressante
théorie aux humains…
— Quelqu’un aurait dû m’écraser depuis longtemps,
répond froidement Zadig. Mais Mnémosyne a fait son
boulot. Je n’échappe pas à ce contrôle-là. Je peux vivre
au sein de la ruche, même si elle me considère toujours
comme une aberration. »
Halbeth le sait mieux que quiconque. Depuis cinq
ans, elle est attachée comme médecin personnel de
Zadig. Elle connaît chaque détail de son dossier médi-
cal. Elle sait qu’il est né sans mémoire, sans faculté
de communication et avec une hypersensibilité jugée
socialement handicapante. Plusieurs opérations, une
puce contenant une intelligence artificielle implantée
dans son cerveau et reliée à son Nautys lui ont per-
mis d’acquérir le langage et surtout la mémoire à long
terme qui lui manquaient. Elle sait également qu’au-
cune émotion n’est reliée à ses souvenirs. Lorsqu’il se
remémore le passé, les événements passent par le filtre
froid de Mnémosyne et ne convoquent aucun de ses
sens, tandis qu’il n’est qu’émotion et réaction le reste
du temps. Des images froides qui défilent dans son cer-

170
veau, ne lui donnant qu’une perspective intellectuelle
de son propre passé.
Son patient l’intéresse d’autant plus que Zadig est le
seul homme au monde à bénéficier d’une telle techno-
logie médicale. Le salaire était attractif, mais le sujet
encore plus.
« Vous m’avez demandé de venir, précise-t-elle sou-
dain, comme elle le voit se perdre dans la contempla-
tion du soleil couchant.
—  En effet. Mes recherches ont suffisamment
avancé pour que je puisse quitter la Nouvelle-Afrique.
Voulez-vous voir ?
— Avec grand plaisir. »
D’un pas élastique, il se dirige vers un moule de
terre et le brise avec mille précautions pour en sortir
une boule de cuir.
« La cire a été bue par le cuir et l’a complètement
imprégné.
— Et le parfum est resté ? »
Zadig ne répond pas, absorbé par la boule de cuir
qu’il fait tourner au bout de son doigt, comme une
balle. Halbeth la regarde également, subjuguée. C’est
une sphère parfaite, sans couture ni défaut. Avant de
travailler pour Zadig, elle n’avait pas conscience de
la maîtrise nécessaire à la création du cuir synthétique
monoforme, semblable au verre lorsqu’il est en fusion
et aussi souple que de la peau, une fois refroidi.
La boule de cuir tourne, tourne à une vitesse folle.

171
Zadig approche son nez, si près qu’il pourrait provo-
quer sa chute.
« Savez-vous ce que signifie chef-d’œuvre, Halbeth ?
dit soudain Zadig. C’est la pièce maîtresse d’un artisan,
celle qui vient confirmer son travail d’apprentissage.
Le mot chef veut également dire la tête, mais au sens
de celle qui commande… Très ironique, dans mon cas,
non ? »
Halbeth acquiesce, en silence. Les confidences de
Zadig sont rares.
« Il m’a fallu plusieurs années pour accomplir ce
geste, murmure-t-il. Ce qui fait l’artisan, c’est le geste.
Ce cuir synthétique sent enfin comme le cuir d’autre-
fois. J’ai fixé le geste. »
Il a appuyé sur le mot geste, les trois fois, pour mar-
teler son discours.
« C’est terminé, alors ? avance Halbeth.
— Pas tout à fait. Je ne sais toujours pas comment
fixer le parfum lui-même.
— Que voulez-vous dire ?
— Le cuir s’en imprègne, mais le parfum finit par
s’évaporer. Il ne dure pas. Voilà pourquoi je dois ren-
trer à Paris. Je dois trouver des réponses.
— Auprès de qui ? »
Zadig a ce sourire sibyllin qui la met parfois hors
d’elle.
« De la Reine de la Ruche », dit-il en rattrapant la
boule de cuir entre ses mains jointes.

172
Devant la porte de la chambre d’hôpital, Tado
envoie une demande de données au centre infirmier,
d’un glissement de doigt, efficace et nerveux.
Sur son costume clair, son écharpe pend négli-
gemment. La mode du jour est aux cravates colorées,
comme n’a pas manqué de le lui faire remarquer Enid.
Tado déteste les cravates. Il n’a jamais pu supporter ce
qui lui entravait le cou, d’une manière ou d’une autre.
Il s’est donné le droit, ce matin, de ne pas suivre la ten-
dance du jour. C’est sa façon de commencer le deuil.
Mais elle n’est pas encore morte, s’insurge sa propre
voix, dans son esprit.
Il écoute à peine son Nautys qui l’informe, avec
des précautions artificielles, que l’état d’Alx est sta-
tionnaire. Il savoure l’ironie de l’adjectif. Stationnaire.
L’hésitation avant la grande chute. L’arrêt désespéré, au
beau milieu de la course affolée, juste avant de plonger
dans le gouffre.
La porte ouverte, il ne voit que ce corps âgé, à l’ago-
nie, allongé sur le lit d’hôpital. Ce corps tellement frêle
que le matelas ergonomique n’arrive même pas à le
plonger dans son cocon moelleux.
Elle doit souffrir.
Il s’approche, de son pas léger et élégant, tra-
vaillé, et la contemple. Le visage d’Alx semble pai-
sible. Les rides d’expression se sont noyées dans les
rides de vieillesse. Ses cils, rares, sont toujours aussi

173
noirs, alors que sa chevelure crépue a blanchi dans sa
quasi-totalité.
Il éprouve soudain un sentiment de révolte. Il ne
veut pas la voir vieille ni alitée. Il déteste le spectacle
de ses mains immobiles sur le matelas, ses superbes
mains à présent bardées de taches claires, qu’il a tou-
jours contemplées caressant le cuir ou posées sur ses
joues aux pommettes parfaites, quand elle réfléchissait.
Il exècre les appareils qui la maintiennent en vie et
dont les dards sont plantés un peu partout dans ce corps
qu’il a toujours vu en mouvement, un corps de dan-
seuse, un corps vivant et vibrant.
Il se souvient de leur première rencontre, dans
l’ancienne salle de réception de Savage, un soir de
réveillon. Tous les collaborateurs de son père étaient
réunis. La soirée venait de commencer ; les conversa-
tions étaient animées, emportées haut, vers le plafond
gigantesque éclairé par un lustre unique, aux tentacules
élégants et vrillés sur eux-mêmes qu’il ne cessait d’ad-
mirer, en se demandant à quel moment il pourrait s’y
accrocher.
Sa mère était encore en vie ; elle portait une robe
fourreau d’un blanc saisissant. Lui-même était en blanc
et bleu gris, accroché au bras d’un fauteuil, seul enfant
parmi tous les adultes.
Et Alx est entrée dans la pièce. Il ne pourrait pas
affirmer que les conversations ont cessé, que les
visages se sont tournés du même mouvement vers cette

174
femme dans la force de l’âge, aux traits fins, à l’al-
lure altière, et dont la tunique claire soulignait la peau
changeante, d’un brun foncé étonnant, que ses multi-
ples ethnies lui avaient léguée.
Les femmes ont réagi, comme réagissent souvent les
femmes, par leur souffle. L’air a semblé leur manquer
à toutes. À toutes, même à sa magnifique mère qui a
posé des yeux pourtant bienveillants sur la nouvelle
venue, en glissant vers elle, mains tendues. Il n’avait
que six ans, il n’a pas compris, sur le moment. Il lui a
fallu toute sa connaissance d’homme adulte pour ana-
lyser, au travers des années, ce souffle retenu de l’as-
sistance féminine, puis ce débordement de douceur et
de séduction.
Elles voulaient l’apprivoiser. Apprivoiser la rivale.
« C’est elle ? La nouvelle artisane ? » a murmuré
quelqu’un derrière lui.
Il n’a pas écouté la réponse. Tous les convives,
hommes et femmes, répondaient en même temps. La
salle s’est mise à bourdonner, en chœur. C’était elle.
Alx…
Il quitte ses souvenirs, d’un seul coup, et regarde
de nouveau le vieux corps apathique. Celui de sa mère
repose depuis bien longtemps, comme sans doute ceux
de la plupart des autres invitées de ce soir-là. Il n’a
jamais été très féru de nécrologie.
« Je pensais vous trouver ici », l’informe la voix de
Han.

175
Le jeune homme est resté près de la porte et attend
qu’il se retourne, ce qu’il fait avec une lenteur infinie,
pour bien lui signifier qu’il le dérange.
« Où vouliez-vous que je sois ? » répond-il, sans ani-
mosité, cependant, dans la voix.
Han toussote.
« Préférez-vous que nous retournions à l’Étage ? »
Tado dit non, de la tête. Il n’a pas envie de croiser
les derniers membres du conseil d’administration. Il a
besoin de réfléchir, pas de supporter l’angoisse silen-
cieuse des autres. La sienne lui suffit amplement.
D’un doigt, il envoie une demande au centre infir-
mier. La réponse lui parvient aussitôt et le store auto-
matique de la chambre s’ouvre sur le paysage urbain.
Machinalement, il tente de desserrer la cravate qu’il
a refusé de porter le matin même. Ses doigts s’arrêtent
sur sa gorge et mesurent les pulsations rapides de son
cœur. Il a eu raison de désactiver l’alarme cardiaque
de son Nautys.
Le regard de son assistant s’est fixé sur le corps
plongé dans le coma.
« Ne vous inquiétez pas, Han, le rassure-t-il. Elle
n’entend pas. Et même si elle entend… Depuis le jour
où elle est devenue première d’atelier, nous ne lui
avons rien caché. Si quelqu’un doit connaître notre
situation, c’est bien elle. Et puis, qui sait… »
Han acquiesce. Tado se rend compte qu’il porte une
double cravate lilas. Il se souvient, amusé, que le jeune

176
homme, bardé de diplômes, compétent mais encore
sans expérience, l’a convaincu, trois ans auparavant,
par son avant-gardisme discret et sa parfaite maîtrise
des tendances. Et il admire, malgré lui, la grande sou-
plesse qui permet à Han de supporter avec une rigueur
souriante les entraves qu’il ne peut lui-même souffrir.
« Vous aviez débranché le canal info de votre
Nautys, lui reproche Han, doucement. La nouvelle
a été confirmée, il y a cinq minutes. Kaadji vient de
déposer officiellement le brevet nommé Form-Tech
qui, à quelques détails près, se rapproche du nôtre. Ils
sont donc en mesure de reproduire l’équivalent du cuir
monoforme.
— Déjà, murmure Tado. Et dans les ateliers ? Que
se passe-t-il ?
— Les collaborateurs s’inquiètent. Le pôle création
m’a envoyé une bonne centaine de réactions.
— Prévisible, continue Tado. Et le Premier ? Qu’a-
t-il dit ?
— Manech demande s’il y a du nouveau. Si vous…
si elle…
— Si elle a réussi à nous communiquer les informa-
tions qui nous manquent pour que notre cuir synthé-
tique ait une chance d’évoluer dans le sens que nous
voulons lui donner ? dit Tado, le ventre noué. Veuillez
m’excuser, Han. Pour la première fois de ma vie, je
perds confiance. Kaadji qui déstabilise le marché… et
puis ce brevet… au moment où Alx s’en va. Je pense

177
que vous mesurez ce que cette perte représente pour
moi. »
Il s’est retenu de dire « pour notre société ». Il se
déteste, à cet instant précis. Mais il n’arrive pas à la
dissocier de Savage. Peut-être parce qu’elle ne l’a
jamais fait non plus. Savage a été sa famille, son tra-
vail, sa passion. Son achèvement.
« Nous ne nous en relèverons pas, ajoute-t-il. Dans
un mois, le marché va être saturé de sacs en cuir mono-
forme de qualité équivalente aux nôtres.
— La création fera toujours la différence, répète
Han.
— Nous ne faisons pas la différence, assène Tado.
Ce qui manque à nos modèles, c’est le parfum du cuir.
Et la solution est là, quelque part dans son cerveau. »
Ils se tournent vers le corps étendu.
« Son Nautys signale une activité cérébrale, suggère
Han. Peut-être… »
Tado soupire.
« Ce sont des images sans aucun lien. On dirait les
transcriptions de… peu importe… Branchez-vous
dessus, si vous le souhaitez, Han. Je ne vous y oblige
évidemment pas. Mais vous pourriez peut-être voir
quelque chose qui m’a échappé. Vous voyez toujours
ce qui m’échappe, à vrai dire. »
Han esquisse un sourire modeste puis fait glisser
la protection liquide de son Nautys. L’appareil frémit
contre sa peau, alors qu’il recueille l’ordre silencieux

178
que le cerveau du jeune homme lui envoie. Celui de
la femme étendue réagit aussitôt. Il n’y a aucun filtre,
aucune alerte de confidentialité. La chambre protégée
leur assure une totale discrétion.
Le Nautys de Tado l’informe qu’une demande de
partage a été formulée. Les images tirées de l’esprit
d’Alx apparaissent entre le lit d’hôpital et eux.
« Toujours la même chose ! Ses abeilles ! »
Les ruches vrombissantes de l’Étage, dans le jar-
din du bas, le tilleul et le châtaignier. Des dizaines
de ruches chargées par des milliers d’abeilles affai-
rées dans des alvéoles. Le bourdonnement familier
qui emplit toute la chambre d’hôpital et, plus diffus,
presque doucereux, le parfum des fleurs de tilleul et du
miel. Ses abeilles. Son caprice.
« Ce ne sont pas des informations, mais les dernières
images d’une vieille femme au seuil de la mort, qui
tente de se rassurer. »
Amer, il détourne les yeux des insectes, de l’herbe
d’un vert éclatant, de l’apaisement tiède qui se dégage
du paysage familier de leur jardin. Le bourdonnement
a été atténué par le Nautys, pour ne pas angoisser ceux
qui l’entendraient. Il emplit cependant la pièce, sor-
tant des millions de diffuseurs auditifs incrustés dans
le mur.
« Attendez. Il y a autre chose… » s’exclame soudain
Han.
La scène s’affiche sous un autre angle. Le Nautys

179
de Han pilote les changements de prise de vue dans
le décor virtuel, en 3D, que le cerveau de la femme
génère en boucle.
« Elles se dirigent vers l’arbre ! »
Les abeilles ont formé une ligne continue, organisée,
qui vole droit vers le tilleul en fleurs. La caméra vir-
tuelle les suit, dans un mouvement ample.
« Il y a un homme… »
Le champ rétrécit, la caméra prend un virage serré
derrière le bataillon d’abeilles fébriles. Effectivement,
appuyé au tronc du tilleul, un homme, torse nu, regarde
les insectes foncer sur lui, sans bouger.
Une barbe brune recouvre son visage, encadré par
des cheveux mi-longs qui bouclent. Ses paupières ne
cillent pas, alors que les abeilles s’arrêtent pour le cou-
vrir, comme un manteau vivant et agité, remontant le
long de son cou où bat doucement une veine au bleu
accentué par la pâleur de sa peau jusqu’à sa bouche où
quelques insectes viennent s’immobiliser.
Tado sourit.
« Le Christ ? J’y vois une cohérence, pour quelqu’un
qui va mourir », lâche-t-il.
Concentré, Han zoome sur le visage de l’homme.
« Mais… » commence Tado.
Soudain, l’essaim reprend son envol, d’un mouve-
ment instantané et parfaitement synchrone.
Le masque tombe.
Tado s’immobilise.

180
« Ce n’est pas le Christ… » murmure-t-il.
Han contemple l’homme qui semble les fixer du même
regard intrigué et intense en levant la main vers eux.
« On en est même loin, répète Tado, dans un gronde-
ment presque confus.
—  Qui est-ce ? »
Puis il se fige. Le Nautys de Tado le déconnecte du
sien, brutalement. Il a le temps de percevoir quelques
signaux, une violente émotion. Le bourdonnement des
abeilles meurt d’un seul coup.
Le regard que Tado jette à la femme étendue est à la
fois misérable et furieux.
« C’est mon frère. Zadig », lâche-t-il, avant de quitter
brusquement la pièce.

Le rouge poussiéreux s’accentue d’ombres et de


poussière devant Zadig. Il sent, sous ses fesses, la natte
aux nœuds serrés et la terre sèche au-dessous.
« Pensez-vous qu’il sera possible de me réopérer
avant mon départ pour Paris ? demande Zadig.
— C’est donc vrai, soupire Halbeth. Pourquoi vou-
lez-vous cette nouvelle intervention ?
— Je manque de temps. Sur place, il me faudra des
capacités décuplées pour transmettre mon geste à Alx
et recevoir le sien. Mnémosyne serait capable de ser-
vir de vecteur, pour peu que nous libérions un peu de
mémoire. Et la puce actuelle est bien trop restreinte
pour ce que je veux en faire.

181
— Est-ce vous, le neurochirurgien ? Qui est Alx ?
— La Reine de la Ruche. Celle qui m’a élevé, en
partie. Et qui m’a envoyé ici pour apprendre la tech-
nique de la cire perdue, avec l’interdiction totale de
reprendre contact tant que je n’aurais pas réussi.
—  C’est un peu rude, souffle Halbeth. Un peu
spartiate.
— Alx a des méthodes pédagogiques difficiles à
comprendre pour qui a été élevé dans un schéma plus
traditionnel. Alors ? Pensez-vous pouvoir avancer
l’intervention ?
— Zadig, je crois qu’il faut attendre un peu avant de
l’envisager. Vous savez bien ce que Mnémosyne est en
train de faire à votre cerveau. Vous risquez d’activer
le processus et de vous détruire. Laissez-moi prendre
conseil…
— Si vous avez peur de complications pendant le
voyage, ne vous inquiétez pas », lance Zadig, comme
s’il n’avait pas entendu ses mises en garde. « Je me
sens parfaitement capable de le supporter.
— Je ne comprends toujours pas votre urgence, mur-
mure Halbeth.
— Voyez par vous-même. »
Zadig se penche sur son Nautys. Le réseau complexe
de pictogrammes et d’équations vient appuyer la voix
joyeuse du journaliste.
« Kaadji a annoncé officiellement l’acceptation de
son brevet. Pour rappel, Savage était le seul à posséder

182
la technologie et la technique suffisantes pour créer et
commercialiser le fameux cuir synthétique monoforme,
mis à la disposition de ses clients par Nicholas Savage
lui-même. La matière déposée par Kaadji s’appellera
Forma-Tech et la marque ne tardera pas à proposer à
ses clients… »
Il coupe la transmission.
« Alors, pensez-vous pouvoir avancer l’intervention ?
répète-t-il, impassible.
— C’est un peu plus compliqué que vous ne l’ima-
ginez, soupire Halbeth Lound.
— Je suis un être dénué d’imagination », répond
Zadig.
Son sourire n’exprime aucune ironie.

Un bruissement grave monte des fours, rassurant et


intime.
La danse peut commencer. Ils ne sont plus les arti-
sans que Tado connaît par leur nom. Ce sont des corps
en mouvement, en harmonie avec la matière et entre
eux. L’un d’eux a attrapé la perche, l’autre est déjà
prêt à s’élancer. Ils glissent, les uns derrière les autres,
fléchissent les genoux, jettent les bras en avant puis
retiennent leur geste. Régulièrement, les tiges s’en-
trechoquent, dans un tintement clair, une interruption
rythmée de la monotonie des fours.
Tado s’émerveille toujours, malgré les années, mal-
gré les heures à observer, de cette chorégraphie dont les

183
subtiles différences se sont inscrites au fil du temps, à
chaque nouvel artisan formé. La danse des artisans a
un écho tribal, païen, hypnotique. Elle résonne en lui,
comme en tous ceux qui la contemplent. Il ne serait
pas étonné d’apprendre que les battements de son cœur
s’accordent avec la musique étrange de l’atelier.
Une arythmie parfaite. Une harmonie surprenante.
L’alliance de dizaines d’individualités pour ne former
qu’un seul ballet, dans un seul but.
Le dernier élément s’arc-boute et soulève la tige. La
boule en fusion apparaît. Aussitôt, deux d’entre eux
viennent servir d’appui à la tige. Le premier souffle.
Ce souffle se mêlera à celui de l’aération. Personne
ne l’entendra. Il faudra regarder, sous la fine chemise
dont les capteurs boivent la sueur de l’homme, le torse
qui se soulève, les épaules qui s’écartent. Quand il
souffle, enfin, Tado retient sa propre respiration.
La boule en fusion grandit et s’éclaircit. Les deux
porteurs, immobiles, ressemblent à des statues age-
nouillées. Le sac se forme, doucement. Manech, le
premier d’atelier, caresse, de l’index, l’endroit où il a
pris naissance et le détache doucement.
Comme à regret. Son corps se détend. Ses propres
épaules se relâchent.
Au travers de la matière, du cuir nouvellement modelé,
Tado voit la lumière transpercer la peau, transformer le
sac en lanterne, un court instant, dans le rougeoiement
sombre des fours. Un peu de lumière dans les ténèbres.

184
« Il est intéressant, ce dernier modèle », dit Han, dont
il avait oublié la présence.
« Je crois fermement que la prochaine tendance sera
aux surcoutures », souligne Tado d’un ton monocorde,
répétant ce qu’il a dit au Comité de Création, l’avant-
veille. « Au paradoxe. Des coutures sur une matière qui
n’en a plus besoin. Une consolidation. Le paradoxe
qui donne l’alliance entre le fond et la forme. Un sac
légendaire.
— Légendaire, répète Han en hochant la tête.
— Et qui sera aussitôt copié, transformé, repris
par Kaadji grâce à son brevet de cuir synthétique.
Formidable.
— Vous pensez qu’on aurait dû le mouler, au lieu de
le souffler ?
—  Je pense qu’on aurait dû prier, ironise Tado.
Qu’on devrait prier. Pour un miracle. »

Zadig est étendu à même la terre rouge et sèche.


Autour de lui, les abeilles bourdonnent. Certaines
sont parties loin, vers la serre d’angéliques. Zadig
depuis son lit de poussière, reprogramme un ordre
sur son Nautys. Une éclaboussure de lumière blanche
lui indique que la ruche a bien reçu sa demande, que
la reine transmet les nouvelles coordonnées à ses
ouvrières. Aussitôt, un essaim s’élance, vers une autre
serre, à l’ouest.

185
Il écoute leur vol décroître. Du plus loin que Mné-
mosyne se souvienne, il y a eu les abeilles.
Autrefois, elles le terrifiaient. Il est heureux de ne
pas retrouver cette émotion-là. Elle est, de toute façon,
terriblement obsolète.
Il réfléchit au message de son frère, déjà dans un
coin de sa mémoire artificielle, bien qu’il l’ait eu
quelques minutes auparavant.
Le message a été clair. Même s’il a sans doute été
dicté à une secrétaire, paré du ton distancié des infor-
mations capitales, Zadig a reconnu Tado.
Il ne sait pas ce qu’il ressent. Elle va mourir.
Coma avancé, impossibilité de communiquer.
Il a entendu le couperet à venir, tranchant du même
coup la vie d’Alx et leur avenir. Le cuir sans parfum
de Savage ressemblera à n’importe quel cuir, de chez
Kaadji ou de tous ceux qui s’engouffreront à sa suite.
Si toi tu n’as pas réussi, comment en serais-je
capable ? Alx ? murmure-t-il, pour convoquer son
souvenir.
L’image d’une abeille se forme grâce à Mnémosyne.
Puis une autre… Une autre encore…
Il n’avait jamais mis les pieds dans le jardin du bas,
le territoire absolu d’Alx, avant sa catalepsie. Il la
revoit, penchée sur lui, ses yeux couleur miel plongés
dans les siens. Entre eux, la cire a presque fondu, mais
aucun des deux n’y prend garde.
Tu as presque le geste. Il faut juste le travailler.

186
Apprendre la technique de la cire perdue là d’où elle
vient, en Nouvelle Afrique. Je ne peux pas le faire. J’ai
besoin que tu apprennes le bon geste de ton côté. Il
n’est pas bon d’avoir un seul professeur. Nous dou-
blerons nos chances de trouver. Savage est une ruche ;
chacun son rôle. Quand tu auras ce geste, tu revien-
dras vers nous. Tu le transmettras à ton tour. Vois
l’abeille, Zadig, comme elle est laborieuse. Mais elle
n’est rien sans les autres. Rien sans sa ruche. Reviens
toujours vers l’endroit auquel tu appartiens.
Zadig écoute le souvenir de la voix d’Alx, sans cil-
ler, couché entre les ruches.
Elle continue, mélodieuse, et le parfum du miel se
mélange à celui de la cire entre eux deux.
De mon côté, j’aurai peut-être trouvé le moyen de
fixer le parfum et d’autres choses dont nous avons parlé.
Quand tu seras là-bas, n’oublie pas que chaque histoire
en cache une plus grande. Souviens-toi de l’accoudoir
de la princesse Eugénie. Le parfum est mémoire, là est
notre secret, à toi et moi, depuis ton enfance.
Zadig sent Mnémosyne faiblir sous l’afflux de sou-
venirs. D’un mot, il la met en veille et contemple de
nouveau le travail affairé de la ruche, son bourdonne-
ment dans les oreilles.
Le geste… Le parfum… Le geste… Le parfum…
L’idée se fraye un chemin entre les connexions fac-
tices de son cerveau, traverse Mnémosyne, freine dans
son lobe gauche et explose de mille couleurs.

187
Il se relève, frappé.
« La princesse Eugénie ! Le parfum ! Le parfum est
mémoire ! Le geste d’Alx ! »
D’un frémissement, il connecte son Nautys sur l’ap-
pareil du professeur Lound. Le visage d’Halbeth appa-
raît aussitôt, attentif.
« Vous allez sans doute devoir me réopérer, en
définitive.
— Je vous écoute. Mais je risque de vous dire non,
vous le savez.
— Attendez d’avoir écouté ce que j’ai à vous dire.
Connaissez-vous l’histoire exacte, Halbeth ? Mon his-
toire exacte ? Tout a commencé avec l’accoudoir de la
princesse Eugénie… » raconte-t-il, en se rallongeant,
les mains derrière la tête.

« Nous avons reçu une réponse de votre frère », lance


la voix de sa secrétaire, de son intonation la plus pro-
fessionnelle. « Il a envoyé une liste pour préparer son
arrivée. »
Tado coupe la communication, sans commentaire.
Il n’a pas le courage de cacher quoi que ce soit, dix
minutes avant une série de réunions qui déboucheront,
sans aucun doute, sur un harcèlement discret des prin-
cipales antennes médiatiques.
« Tout Zadig, maugrée-t-il. Il revient au bout de dix
ans et il envoie une liste de courses. »
Ses yeux s’écarquillent devant les items qui défilent.

188
Un bloc opératoire et une antenne de réanimation à
domicile.
Un moule à cuir inconnu dont les aspects tech-
niques ont été précisés avec minutie. Plusieurs artisans
réquisitionnés.
Un hectare d’angéliques planté dans le jardin du
haut.
« Un hectare d’angéliques », répète Tado.
Un vivarium.
L’accoudoir de la princesse Eugénie.
La relique gardée dans le coffre de l’Étage, l’objet
sacré de leur père…
« Le retour du fils prodigue ! dit Tado à voix haute.
Dire que tu attendais un miracle, pauvre crétin… »
Et il éclate d’un rire fou, la tête entre les mains.

« Votre main ? » demande Halbeth.


Zadig l’élève, remue ses doigts. Tout va bien. Der-
rière la vitre du TransContinent, il aperçoit la mer grise.
Il repousse une sensation qu’il reconnaît facilement.
Il a toujours détesté survoler l’eau, encore plus la tra-
verser, même à faible allure. Le TransContinent est
une structure rendue gracile par sa matière translucide.
Sans armatures. Sans lien fixe.
Par réflexe, son cerveau se met à produire des idées
colorées, pour le sortir de l’angoisse.
Un cuir transparent, capable d’emprisonner la mer,
comme elle l’emprisonne à l’instant même. Des bulles

189
d’eau infinies, dont la profondeur changerait pour mas-
quer et faire apparaître ce que chacun possède de plus
précieux.
Halbeth est loin de ces considérations et
l’interrompt.
« C’est un sacrifice énorme, Zadig. Elle ne sera plus
jamais comme avant. Votre main. Vous le savez.
— Je le sais. »
Elle comprend alors, à sa respiration difficile, qu’il
lutte contre une émotion, un sentiment fureteur.
« Quel effet cela vous fait-il de retrouver votre mai-
son ? dit-elle, bienveillante.
— Je reconnaîtrai l’endroit », répond son patient.

Au bout du tunnel, l’Étage l’attend. Alx l’attend.

Tado sort de la pièce et souffle comme s’il voulait


évacuer tout l’air de ses poumons d’un seul coup.
« Tout est clair », murmure Han, à ses côtés,
abasourdi.
Tout est clair. Deux jours de réunions pour en arriver
là… Les actionnaires ont été limpides, pour peu que
la limpidité prenne le chemin d’un discours en demi-
teintes parfaitement rodé et dûment filtré par leurs
Nautys respectifs. Tout a été dit. Ils ont deux jours
avant que tout s’effondre. Ce n’était même pas une
menace. Juste une prévision.
Sans un mot, Han et lui empruntent le couloir qui les

190
mène jusqu’à leur bureau et, plus loin, vers l’apparte-
ment privé de Tado.
Devant la porte, un nombre impressionnant de
palettes et de caisses stériles a été entreposé. Ils
pénètrent dans le vestibule, lui-même encombré
d’un conteneur marqué au sigle de la compagnie de
transport.
Tado se fige. Son frère est là, debout devant lui, le
teint hâlé par le soleil de la Nouvelle Afrique, brun et
grand, un parfait contraire de lui-même. Zadig esquisse
un sourire, à peu près normal, dans ce qu’il doit consi-
dérer comme socialement acceptable. Tado tente de le
lui rendre, mais sa bouche se crispe sur un rictus.
Il se dit qu’il doit parler le premier. Zadig ne sait
probablement pas quoi dire. Zadig ne sait jamais quoi
dire dans ce genre de circonstances.
Il oscille d’ailleurs, d’un pied sur l’autre, de façon
imperceptible au premier coup d’œil, comme lorsqu’il
était enfant, et le fixe, de ses yeux mouvants et indé-
chiffrables. À ses côtés se tient une jeune femme, au
visage sérieux, mal à l’aise et discrète. Le Nautys de
Tado envoie sa fiche identitaire, telle qu’elle a été ren-
seignée à l’accueil :

Professeur Halbeth Lound


Neurochirurgienne
Usage privé

191
Puis son regard se concentre de nouveau sur son
frère.
« Je vois qu’on t’a ouvert le coffre au trésor ! » lance
Tado, en se maudissant aussitôt.
L’accoudoir est exactement entre eux deux, posé sur
une fine plaque de verre, sous sa cloche.
« Et donc, continue Tado. Tu reviens au bout de dix
ans parce que tu t’es dit que tu ne pouvais pas vivre
sans l’accoudoir de la princesse Eugénie ?
— C’est toi que je voulais voir », l’informe-t-il.
Tado se force à ne pas détourner la tête. Derrière lui,
Han s’affaire discrètement autour du bar…
« Tu m’as vu. Et comme tu n’as aucune mémoire
émotionnelle, je suppose que nous pouvons nous éviter
de grandes effusions de tendresse. »
Le Nautys de Zadig émet un bref signal.
« S’il vous plaît… murmure la jeune femme aux
côtés de Zadig. L’état de votre frère est encore instable.
— Vraiment ? ironise Tado. Mon frère, instable ?
— Je suis revenu pour aider, Tado, précise Zadig.
— Et comment ?
— J’ai trouvé le moyen de rendre son parfum au cuir. »
C’est au tour de Tado d’ouvrir la bouche, sans parler.
Le Nautys de Zadig émet un autre signal, plus apaisant.
Je devrais me sentir soulagé, pense Tado.
Au contraire, il se sent pris d’une rage folle, une
rage ancienne et jamais guérie qu’il arrive à contrôler
pour lancer entre ses dents :

192
« Oui. C’est évident. Tu arrives et tu nous sauves.
Quel rapport avec cette… cette relique ?
— C’est là où tout a commencé. Mais je ne peux pas
te raconter maintenant. Je dois voir Alx. Tout de suite. »
Han jette un bref regard à Tado qui acquiesce. Il ne
sait plus ce qu’il ressent. Il ne sait plus quoi penser. Il
acquiesce, simplement.

« Simplement ? De la cire d’abeille ? » souffle Tado,


incrédule.
Zadig et lui se tiennent devant la porte de la chambre
d’Alx.
« De la cire d’abeille qui contient un musc synthé-
tique, à partir du parfum des angéliques. En modelant
le cuir dans ce moulage à la cire, le parfum s’introduit
dans la matière.
— Pourquoi personne n’y a pensé auparavant ?
— Il fallait aller puiser loin dans les anciennes tech-
niques, dans les racines de la Nouvelle Afrique. Il fallait
être brillant, ingénieux, respectueux. Avoir cette parfaite
conscience de l’homme et de la terre. Il fallait être Alx.
— Ce n’est pas toi qui l’as trouvé ?
— Non. C’est elle, depuis le début. Elle qui m’a
envoyé là-bas, quand elle a senti qu’il était temps de
passer le relais.
— Et c’est au point ?
— Pas exactement. Il me manque le moyen de fixer
le parfum.

193
— Oh, murmure Tado. C’était presque trop beau.
Vois-tu, Alx est dans le coma et n’a laissé aucune note
sur ses travaux.
— Il y a d’autres moyens de communiquer », lâche
Zadig en demandant l’ouverture de la porte.

Tado se sait aussitôt exclu. Plus que tout au monde,


il respecte cette intimité entre Zadig et Alx, ce lien que
nul n’a jamais vraiment compris, mais que tous ont
accepté. Il se pose dans un coin de la pièce, contre un
siège, les yeux grands ouverts, le souffle court.
Zadig a marché doucement, de son pas félin,
jusqu’au lit. Là, il s’est agenouillé. Il regarde Alx, pose
sa main sur la sienne, actionne le Nautys.
Les images défilent à toute vitesse. Le jardin du bas.
Les abeilles. Les ruches ramassées sur elles-mêmes, le
tilleul, le châtaignier. Le Zadig christique de la veille a
disparu ou, du moins, n’est pas visible sous cet angle.
Tado tente de retenir une nausée soudaine. Il ne peut
plus les supporter, ces abeilles, même si elles repré-
sentent maintenant son unique secours.
C’est inutile, pense-t-il jusqu’à l’écœurement. Elle
est en boucle. Ce ne sont que les dernières images
d’une vieille femme à l’agonie.
Il regarde Zadig caresser l’avant-bras d’Alx, avec
une douceur proche de la dévotion. La connexion éta-
blie entre leurs deux boîtiers l’empêche d’entendre
ce que son frère lui dit, mais leur conversation silen-

194
cieuse semble emplir la pièce. Peu à peu, les abeilles
s’apaisent et, d’un même élan, rentrent dans leurs
ruches. Le soir tombe sur l’écran transparent tendu
entre eux. Zadig se relève, sans interrompre le contact.
Il ne sourit pas, ne pleure pas. Son visage est calme.
Lorsqu’il retire sa main, Tado voit, au creux de sa
paume, la minuscule coque d’un capteur médical, à la
carapace bombée. Un petit scarabée en bioplastique et
peau synthétique, de ceux qui prélèvent les empreintes
olfactives des patients et dont les pattes ont parcouru le
bras inerte de l’artisane.

Le four a été installé, au milieu du second atelier.


Du haut de la passerelle, Tado supervise l’opération.
Ses lentilles zooment d’un coin de l’atelier à l’autre,
d’un artisan à l’autre. Parmi eux, Zadig navigue avec
souplesse. Il donne l’impression de ne jamais avoir
quitté l’Étage. Le moulage de cire a été coulé dans un
mélange savant de métal et de verre synthétiques. Il
reçoit, sous l’œil attentif des artisans, une boule de cuir
monoforme en fusion. Un tuyau, d’une finesse chirur-
gicale, injecte un liquide épais par à-coups.
Le temps s’allonge, au gré et au prix de gestes d’une
infinie précision, d’une douceur amoureuse. Tado n’en-
tend pas les murmures de Zadig à Manech.
Lorsque le premier sac est sorti du moulage de cire
et passe de mains en mains, il voit les visages quit-
ter leur masque concentré. Les artisans se félicitent

195
du regard, tout en retenue. Enfin, Zadig lui adresse un
geste joyeux.
Ils ont réussi.
« C’est étrange », dit soudain Han dont l’expression
affichait un profond soulagement, quelques secondes
auparavant. « Votre frère… ce n’est pas lui qui a sorti
le sac de sa coque…
— En quoi est-ce étr… » commence Tado.
Il se fige, avant de continuer, dans un chuchotement
dont il retient les élans d’angoisse à grand-peine :
« C’est un honneur qui revient au premier
d’atelier… »
Il ordonne à son Nautys de zoomer sur son frère.
« C’est l’opération qui demande le plus de sensibi-
lité, précise-t-il, inutilement. Et c’est vrai que, malgré
tout le talent de Manech, seul mon frère maîtrise cette
technique, puisqu’il en est l’inventeur.
— Tado ? l’interrompt Han qui a effectué la même
commande. Sa main ! »
La main droite de Zadig pend à son côté. Tado
pousse un cri, en même temps que Manech, lorsqu’il se
rend compte que les doigts du jeune homme trempent
dans le bain de cire brûlant nécessaire au prochain
moulage et que son frère continue de sourire, insen-
sible à la douleur.

« À quoi pensiez-vous ? hurle Tado.


— Calme-toi, marmonne Zadig. J’ai horreur des cris.

196
— Tu m’as assez percé les tympans pour supporter
que je te rende la pareille une fois ! s’époumone Tado.
Professeur Lound ! Expliquez-moi pour quelle raison
vous avez accepté de désensibiliser la main d’un de vos
patients, alors que vous saviez pertinemment que son
système nerveux est au-dessous des seuils de stabilité !
— J’ai procédé comme il me l’a demandé, répond
Halbeth, piquée par le ton de l’homme face à elle.
— C’est ma seule responsabilité, annonce Zadig.
— N’emploie pas ce mot devant moi ! Tu ne sais pas
ce qu’est une responsabilité.
— Avoue que je viens de nous tirer d’un mauvais
pas, répond Zadig. Que voulais-tu que je fasse ? Si ma
main avait encore eu toutes ses terminaisons nerveuses,
j’aurais souffert le martyre en la plongeant dans la cire.
— Tu es en train de me dire que tu as enfoncé sciem-
ment tes doigts dans ce creuset ?
— Non, la deuxième fois, c’était un accident.
Écoute, Tado, je sais à quel point je t’énerve. Je n’ai
pas eu besoin de ressentir quoi que ce soit pour m’en
rendre compte. Il n’y a qu’à voir les expressions que
tu as dans chacun de mes souvenirs. Mais c’était la
seule solution. Alx voulait que j’apprenne cette tech-
nique pour continuer ses recherches. C’était dans nos
projets. Ce qu’elle voulait me transmettre, pour que je
le transmette aux autres.
— Vos projets secrets, comme quand tu avais dix
ans ?

197
— Nos vrais projets. Nous ne pouvions pas t’en par-
ler. Alx avait peur de te décevoir. Tu es tellement par-
fait. Les autres n’ont pas droit à l’erreur. Surtout moi
qui en étais déjà une, Tado. Tu ne l’as jamais supporté.
Il a fallu que tu culpabilises pendant vingt ans pour me
laisser enfin partir faire ce pour quoi je suis fait. »
Il a parlé sans passion dans la voix. Chaque phrase
tombe comme une vérité insoutenable. Mais Tado ne
se rend jamais sans se battre.
« Culpabiliser ? De quoi ? lance-t-il, amer. D’avoir
tout géré pendant des années ? D’être resté à l’écart des
secrets que tu n’étais pas prêt à partager ? D’être le ges-
tionnaire, le gendarme, le non créatif, le trop normal ?
Ça a bien arrangé tout le monde. Où étais-tu, Zadig,
quand papa est mort ? Moi, j’étais avec lui jusqu’à la
fin. Tu y as déjà pensé ?
— Non, je n’y étais pas. Oui, j’y ai souvent pensé.
J’étais là pour la mort de maman, souviens-toi. Je ne
m’en suis jamais remis.
— Elle non plus. »
Zadig ne comprend pas ce genre d’humour. Il trans-
perce son frère de son regard-brouillard.
« Tu te souviens de ce que papa disait parfois ? Mes
fils, un cœur de Savage, un cœur de sauvage.
— C’était son humour. Sa tendresse, aussi.
— Oui, il riait à chaque fois. Mais imagine… mes
souvenirs sont dénués d’émotion. Et ce n’était pas si
drôle que ça, au fond. Tu sais pourquoi ? Il ne faisait

198
aucun doute que c’était toi, le cœur de Savage. Le fils
parfait.
— Devrais-je culpabiliser de cela aussi ? Va jusqu’au
bout, puisque tu as décidé de vider ton sac. Balance-
moi ta morale.
— C’est toi qui as culpabilisé, Tado. Moi, je ne
t’en ai jamais voulu. Ce n’était pas ta faute. J’étais
malade. Ça aurait pu arriver n’importe quand. »
Tado le dévisage longuement.
« De quoi parles-tu ? »
Zadig ne répond rien mais, d’un léger coup de
menton, montre l’accoudoir sous sa cloche de verre.
« L’accoudoir de la princesse Eugénie », lâche
Tado, d’une voix blanche.
L’image lui évoque soudain un lieu, le parfum de la
chaleur, le bruit de la foule, puis le rouge éraflé d’un
fauteuil de théâtre, l’ambiance feutrée d’un musée, le
parfum de la poussière et de la rose…
Sa poitrine, prise dans un étau, devient si doulou-
reuse qu’il vacille légèrement, comme Zadig, un pied
puis l’autre…
Un léger claquement annonce le déferlement des
souvenirs, au moment où le Nautys de Zadig se
connecte à l’écran de partage qui s’illumine aussitôt.
Tado n’empêche pas son propre Nautys d’accéder
à la demande de son frère.
Il apparaît le premier, adolescent blond, mince,
sorti de l’enfance depuis un moment. Leur père est

199
derrière lui, mains croisées dans le dos, front plissé.
Nicholas Savage a cette élégance bohême qui désar-
çonne les critiques les plus acerbes et qu’il transmet-
tra à son fils cadet. Ses cheveux fous, bruns comme
ceux de Zadig, lui donnent même un air romantique
qui vient apporter un peu de douceur à son visage taillé
à la serpe.
« Ne râle pas. Ce que nous allons voir est exception-
nel. N’est-ce pas, Alx ? »
Alx entre dans le champ, une besace en bandoulière,
d’où elle sort un stylet pour dessiner une forme invi-
sible devant elle, que son Nautys engloutit aussitôt.
Tado adulte reconnaît Nato, leur première création en
cuir synthétique, accroché à l’épaule délicate de l’arti-
sane. Elle tient Zadig, qui a juste neuf ans, par la main.
« Ils vont ouvrir le théâtre pour nous. Juste pour
nous. Vous rendez-vous compte, les garçons ? ques-
tionne leur père. C’est un événement exceptionnel.
Juste pour nous. Et vous savez ce que c’est ?
— L’accoudoir de la princesse Eugénie, répond
Tado, avec un sourire. Entendu mille sept cents fois. »
L’image s’interrompt. Tado adulte a ordonné à son
Nautys d’avancer dans le temps.
Ils sont là, tous les quatre. Tado, Zadig, leur père et
Alx, debout autour de la cloche. Le conservateur pose
une main prudente sur la commande de la vitrine. La
cloche se soulève. Tado et Zadig voient les yeux de
leur père briller d’émotion.

200
« Il est interdit de le toucher. Tado, viens là et res-
pire. Ils ont été obligés de l’enfermer, il perdait son
parfum. On a longtemps cru que c’était une légende.
Mais c’est vrai. Tu sens, Tado ? L’accoudoir a gardé
le parfum de la princesse Eugénie. Ferme les yeux. Tu
imagines ? C’est un soir à Fontainebleau, en été. La
représentation va commencer. La Princesse s’accoude.
Sa peau touche le velours, comme elle l’a déjà tou-
ché une centaine de fois. Le parfum caresse le tissu
et l’épouse. Il reste là, des siècles. Imagine, Tado, si
nous pouvions recréer cet instant, voir ce qu’elle a vu,
entendu ce qu’elle a entendu, simplement en respirant
ce parfum ? Tous les souvenirs que nous avons sont
contenus dans les odeurs, dans les parfums. Le parfum
est mémoire.
— Et moi ? » dit soudain Zadig, en se dressant sur la
pointe de ses pieds.
À l’époque, il ne maîtrise pas encore bien la parole
et a du mal à articuler.
Tado adulte reconnaît son ton si particulier.
« Je ne veux pas voir ça ! » dit-il.
Le Nautys coupe la connexion.
Ils se regardent. Zadig hoche la tête :
« Quand tu m’as dit qu’il suffisait de sentir le par-
fum de maman pour se souvenir d’elle, j’ai compris
que je n’aurais jamais d’émotion liée au souvenir. Je ne
ressentirais plus rien pour maman. Tous ces moments
étaient perdus pour moi. Ma mère ne serait plus qu’un

201
visage froid, des mots sans saveur ni couleur. J’ai su à
quel point c’était précieux, Tado.
— Tu as fait ta crise de catalepsie, celle qui a failli
te tuer, juste après ça.
— Et j’en suis sorti, riposte Zadig. Avec cette
envie-là. Partager tous ces souvenirs, toutes ces émo-
tions. Imagine, Tado, qu’on puisse réaliser la vision de
papa. Qu’on offre à nos clients la possibilité de recréer
un souvenir, n’importe lequel, en ressentant l’émotion
qu’il a construite… Ce serait au-delà de l’exception !
Alx a été la seule à m’écouter, la seule à me suivre.
Elle m’a sauvé la vie. Tout seul, j’aurais suivi un des-
sein parfaitement illusoire. Elle était la seule assez
douée pour me mettre sur la piste.
— Je ne suis pas certain de comprendre, avoue Tado.
Tout le monde, à part toi, a des souvenirs et des émo-
tions grâce aux parfums. Où est l’exception ?
— Tout le monde peut se souvenir de son passé.
Mais pas de celui des autres !
— La Convention BioMédicale de Rio n’acceptera
jamais ce…, lance Halbeth.
— Laissez-moi vous expliquer », interrompt Zadig,
en jubilant. 
Sur son visage, dans son sourire, passent un instant
les traits d’Alx. Tado s’assied et écoute.

Ils sont seuls à présent. Tado ne se souvient pas de


la dernière fois où il a été seul avec son petit frère.

202
Sans doute dans leur enfance. Il se rend compte qu’il
a scrupuleusement évité l’intimité avec Zadig, à partir
d’une certaine époque.
« Je n’arrive pas à réaliser ce que tu as fait, dit Tado.
Exhumer les souvenirs des gens à partir de leurs par-
fums, les intégrer dans nos sacs, leur donner la pos-
sibilité de les retrouver quand ils le veulent… Une
mémoire à portée de main… Ce n’est pas une création,
Zadig, c’est une invention.
— On a prouvé que la perception des odeurs était
fondamentalement liée à nos chromosomes et à notre
système nerveux. Tu n’écoutes jamais les canaux
scientifiques ?
— Pas quand je peux l’éviter. Tu as vraiment mis ta
main dans un moule de cire perdue ?
— Je n’ai rien senti, je te l’ai dit. La cire était bai-
gnée du parfum d’Alx. Ma puce a fait le reste.
— Tu as laissé ta peau s’imprégner du parfum,
comme du cuir.
— La peau et le cuir, fredonne Zadig. Mnémosyne a
intégré le parfum et les souvenirs d’Alx dans mon cer-
veau. Ils font partie de moi désormais ! Parmi ceux-ci,
il y avait son dernier geste, celui qui fixe le parfum.
Maintenant que j’ai perdu ma main, c’est peut-être le
seul que je ne pourrai jamais reproduire.
— L’opération doit être possible.
— Ce ne serait pas la même chose. On me répa-
rerait. Je ne veux pas devenir cet emmerdeur qu’on

203
supporte dans l’atelier parce qu’il a été brillant et dont
on excuse les maladresses parce qu’il est le frère du
patron.
— Que vas-tu faire, alors ? »
Le ton de Tado est teinté de tristesse.
« Je vais terminer la transmission, m’assurer que le
brevet tient la route, dit Zadig.
— Et après ?
— Mnémosyne est instable. Du jour au lendemain,
je peux tout perdre. Je n’avais déjà que des moitiés de
souvenirs. Mais au moins, ils ressemblaient un peu aux
souvenirs des autres. Ils étaient dans ma tête. Je n’au-
rai plus que des images projetées sur un écran. Plus
rien dans le cerveau. Juste moi avec moi. Tu imagines ?
Alors, oui, je vais partir. Halbeth m’aidera à garder le
cap, le temps qu’il faudra.
— Pour quelle raison ?
— Mais pour vivre ! lance Zadig, avec un rire. Je
vais m’emplir la tête, le cœur de tout ce qu’il y a à
voir dans ce monde. Je vais tellement barder Mné-
mosyne d’images, de sons, d’odeurs qu’elle finira par
crier grâce. Je danserai sur toutes les terres du monde et
emplirai mon esprit de tous les parfums de la création !
— Ton cœur de sauvage…
— Mon cœur de Savage ! »
Zadig se tait un moment, tête baissée. Puis il lève ses
yeux mouvants vers son frère.
« Ne me demande pas de rester, Tado. Ne me

204
demande pas de la regarder mourir. Ne me demande
pas de vivre avec le souvenir froid de sa mort, jusqu’au
jour du grand oubli. Pas comme avec maman. »
Ils se taisent. Derrière le silence ouaté de la pièce,
il leur semble entendre le bourdonnement léger des
abeilles au travail et, plus loin, en écho, le son perpé-
tuel et régulier des fours.
Mais tu reviendras ? questionne, en silence, le
Nautys de Tado.
La pudeur du ton a éclairé le message de brun et
de bleu gris. Un écran noir, une angoisse irrépressible,
hache soudain l’espace entre eux.
« Toujours », répond son frère.

Enid Shon ne tente même pas de dissimuler son


émerveillement derrière son petit ton railleur.
« Nous y étions… murmure-t-elle, à l’adresse de
Tado. Comment est-ce possible ? Comment avez-vous
réussi ce miracle ? J’ai tout revu ! Tout était là ! J’ai
même ressenti ce que j’avais éprouvé en voyant votre
collection !
— Magie de la technologie. »
Un mot s’inscrit aussitôt sur ses lentilles de partage.
Imagique.
Le premier mot de l’article qu’Enid prépare déjà, en
compilant ses impressions et les images envoyées à son
Nautys afin de préparer le brainstorming qui va suivre.
Durant une heure, Tado et elle ont partagé cette soi-

205
rée de lancement du premier Nato, issue d’un passé
archaïque, grâce à des puces organiques et à leurs
Nautys qui ont imprégné leur esprit d’images et de
sons, alors que le parfum d’Enid, le parfum ancien et
riche de ses souvenirs, a insufflé ses émotions de ce
soir-là, au rythme des battements de son cœur.
« C’était d’une clarté époustouflante, ajoute Enid.
Dans les émotions aussi.
— Je savais que vous aimiez nos créations, répond
Tado, soudain sérieux. Mais pas à ce point. Je vous
remercie de vous être prêtée au jeu. C’était tout à fait
expérimental.
— Au jeu ? s’exclame la vieille dame. Vous vous
rendez parfaitement compte de ce que vous venez d’in-
venter. Vous cherchiez un moyen de donner un parfum
au cuir et vous avez donné une intelligence au parfum !
Quand Lune Guénon va apprendre cette nouvelle…
J’imagine que vous travaillez déjà sur une technologie
avancée.
— C’est en cours. Nous pouvons aujourd’hui donner
des émotions simples. Il faudra s’adresser directement
au cerveau pour les complexes. Sans doute grâce à des
puces organiques plus élaborées que celles que la mode
utilise. »
Enid se lève et caresse le nouveau Nato, son Nato
personnel et enrichi, que nulle autre n’aurait pu possé-
der, puisque son parfum a été prélevé directement sur
sa peau.

206
« J’aime l’idée que tout soit encore imparfait… en
perpétuelle évolution, annonce-t-elle, sourcils froncés
par la réflexion. J’aime l’idée que ce qui dure soit ins-
crit dans un objet unique, que l’on peut garder toute sa
vie, comme un souvenir précieux. Réussir à partager
les souvenirs de n’importe qui à partir d’un parfum…
Vous êtes un génie, Tado.
— Un vecteur, tout au plus, lâche Tado, avec un
rictus.
— Ne soyez pas modeste. Nous ne sommes plus au
stade de la communication ni même de la haute cou-
ture. Nous allons créer la campagne de communication
la plus époustouflante de ces vingt dernières années !
Allons ! Venez participer à l’histoire du monde !
— Après vous, très chère », sourit Tado en s’incli-
nant élégamment.
La vieille dame signale d’un geste de la main que le
brainstorming a commencé.

Il s’assied près d’elle et prend sa main dans la


sienne. Elle est froide, même si le Nautys lui assure
que le cœur bat encore, faiblement.
Alors, il fait comme ce que son père a fait pour sa
mère et ce qu’il a fait lui-même pour son père. Il parle,
penché sur la vieille femme, en espérant ne pas perdre
ses mots, en espérant qu’elle l’entende.
Il lui parle, longtemps, couché près d’elle, sa bouche
contre son oreille. Enfin, il reste là, allongé.

207
Des heures passent, sans doute. Le temps n’a plus de
prise. Il écoute les battements de son cœur décroître,
tout doucement.
Puis le Nautys d’Alx émet un son inhabituel. Pas de
signal d’alerte, pas de message. Un léger glissement lui
fait tourner la tête vers l’écran translucide.
Les larmes aux yeux, il voit le jardin d’en bas. Le
tilleul et le châtaignier. Les ruches.
Sur l’herbe, d’un vert éternellement éclatant, il voit
un homme et une femme étendus. À leurs côtés, la sil-
houette fragile d’un adolescent s’est appuyée au châtai-
gner. Devant eux, un enfant brun, qui sautille d’un pied
sur l’autre, étend les bras, comme des ailes, et laisse les
abeilles venir à lui.
« C’est donc ce que tu voulais offrir à Savage, Alx,
chuchote Tado, ses lèvres contre l’oreille d’Alx. Ce que
vous vouliez offrir à l’humanité, Zadig et toi. Un grand
partage… »
Puis l’herbe se couvre de taches blanches, sous les
pieds de son frère enfant. Des taches blanches aux
pétales délicats, par milliers. Des angéliques.
Sur chacune d’elles, une abeille butine, laborieuse
et gracieuse.
Dans un bourdonnement, elles prolifèrent soudain.
Une abeille pour chaque fleur, une fleur pour chaque
abeille, loin de la famille qui suit leur progression, sans
bouger.
Il sent l’esprit d’Alx qui vacille, son cœur qui

208
s’éteint doucement, qui n’est plus qu’un vrombisse-
ment douloureux sous sa poitrine émaciée.
Autour d’eux, perdus sur ce lit d’hôpital froid et
triste, comme sur un radeau, tout n’est que vert herbeux
et blanc fleuri, bleu océan et rouge poussière. Le jar-
din s’étend, au-delà des murs de verre, des immeubles,
des rues, parcourt la terre, traverse les mers, des mil-
liards et des milliards d’angéliques naissent et éclosent,
jusqu’à la terre rouge et sèche.
Et le bourdonnement des abeilles emplit l’espace, à
l’infini.

Anne Fakhouri

209
Le don des chimères

Le bourdon de son clip d’oreille la sort du sommeil.


Surya jaillit de ses draps comme un dauphin de l’océan.
Même si elle sait cette impression fausse, l’alarme lui
perce les tympans. Son pouls s’affole, une remontée
acide lui brûle la gorge et le Nautys, à son poignet,
projette en rouge les chiffres de sa pression artérielle :
son taux d’adrénaline est bien trop élevé.
Inspiration, expiration, la vieille routine l’aide à se
dominer. La marche des décennies depuis la pandémie
a épuisé sa douleur, mais les alertes annonciatrices de
catastrophes la font toujours frémir. Et jamais l’aya ne
la réveillerait sans urgence absolue.
« Maison ? Que se passe-t-il ?
— Diane appelle. Les signaux sont confus. Capture
probable.
— Les drones ?
— Sur zone dans deux minutes. »
Elle se rue hors du lit, saute dans ses vêtements de
la veille, s’enrage quand son pied nu heurte le lourd

211
plateau abandonné avec les reliefs du dîner. Le télécran
s’illumine.
« Réception satellite, Surya ! Une image de
l’agresseur. »
La forme ventrue d’une embarcation se dessine, dan-
sant sur le fond noir des vagues crénelées de blanc.
Un glisseur ! Surya préférerait un chalutier, ou tout
autre bateau de pêcheur. Au moins, on sait à quoi s’at-
tendre. La force brute, un danger de mort. Ce prédateur
risque de se montrer encore plus malfaisant.
Le tissu biosensoriel de sa tunique arc-en-ciel se
resserre autour d’elle afin de diffuser ses actifs apai-
sants. Calmée, Surya fonce vers la baie de largage de
la maison aquatique où la vedette stationne, prête à
l’appareillage. Elle se faufile dans le petit bolide au
fuselage bleu fileté d’or. L’aya en a pris le contrôle et
le guide en croisant les données satellitaires et celles
des drones. Tentant de reprendre son souffle, Surya se
saisit du Glock à balles incapacitantes.
« Le glisseur s’éloigne, annonce l’aya.
— Rapport des drones ? 
— C’est un furtif : pas d’immatriculation. Diane leur
a donné du fil à retordre, ils tractent toujours le filet.
— Tu as lancé l’ultimatum ?
— Oui : « Vous larguez la chimère, sinon nous ne
serons pas seuls à vous traquer. »
Surya hoche la tête. Ça l’étonnerait qu’un furtif ait
envie de se frotter aux garde-côtes. Elle masse du bout

212
des doigts son front qui picote, surprise de le trouver en
sueur alors que les microcapsules de menthe, de cyprès
et de sauge diffusées par ses vêtements la maintiennent
au frais. Agacée, elle s’aperçoit que ses mains ne sont
pas moins moites et s’astreint de nouveau à respirer
profondément pour se calmer. Combien de fois m’as-tu
réduite à cet état ! pense-t-elle à l’adresse de Diane.
Elle aime toutes ses chimères, mais s’avoue sans trop
de mal un attachement particulier pour celle-ci, moins
parce que c’est l’une des doyennes que pour son indé-
pendance, son caractère indompté, ses accès de ten-
dresse tout comme ses bouderies.
« Cible ! déclare l’aya. On les a en visuel. La vedette
est plus rapide. Mets les JVN, tu dois les voir. »
Surya les pose sur son nez. Aussitôt, l’amplification
lui permet de distinguer le bateau adverse où deux sil-
houettes s’activent, courbées à l’arrière.
« Ils décrochent le filet, on dirait, commente-t-elle.
— Les drones confirment. »
À l’instant d’allumer le phare, une manœuvre d’in-
timidation habituelle, Surya suspend son geste. La
tentative de rapt est terminée. Inutile de provoquer
une réaction des ravisseurs aux abois, qui pourraient
craindre d’être filmés et s’en aller en trombe, au risque
de blesser ou de tuer Diane.
Là-bas, les deux silhouettes se redressent et Surya
se crispe. Pourvu qu’ils gardent la même vitesse, qu’il
n’y ait pas d’effet de tourbillon. Les yeux écarquillés

213
derrière les lunettes de visée nocturne, elle voit le filet
où scintille la forme oblongue de la chimère tourner sur
lui-même et commencer de s’enfoncer. Bon sang ! Et si
Diane avait perdu conscience ? Mais la masse informe
tressaute et remonte à la surface.
L’aya comprend le danger. Diane est sûrement épui-
sée par sa lutte et le glisseur est déjà hors de vue. Elle
approche la vedette. Surya se penche au-dessus du plat-
bord. Entre les mailles du filet, la bête dont la lune illu-
mine la robe pailletée cligne de l’œil d’un air penaud.
Surya saute dans l’eau houleuse pour la délivrer.

« Demain, chère Idunn, lui avait dit la présidente. À


la grande soirée que donne notre firme pour fêter son
demi-siècle d’existence. Au siège, à Paris. Vous voya-
gerez en première classe sur le BGV de 16 h. Le billet
est enregistré sur votre Nautys. Dès votre arrivée, vous
disposerez d’une suite au Céphée. Nous espérons que
vous vous rendrez présentable. »
Comme elle notait l’affolement d’Idunn, elle avait
ajouté : « On vous a ouvert une ligne de crédit pendant
ce déplacement. Vous achèterez ce qui vous manque
sur le trimaran. On y trouve d’excellentes boutiques. »

Après avoir prévenu l’Institut Christiana à Oslo


qu’elle reportait sa visite hebdomadaire à sa fille, Idunn
avait souhaité avertir ses collègues de son départ et

214
s’était aperçue, dépitée, que son directeur de labo les
avait déjà informés. Après tout, c’était préférable. Elle
aurait juste le temps de rassembler quelques objets de
toilette avant de foncer au port de Bergen attraper le
trimaran qui allait l’emmener jusqu’à Boulogne, en
France.
Et maintenant, confortablement installée dans sa
cabine devant un assortiment de délicates bouchées
sucrées-salées, un verre de Reine d’Ambre à ses lèvres,
elle continuait de s’interroger : pourquoi moi ? Que me
veut cette femme ?
Oh ! et après tout, qu’importe ! Profite de cette pause
inespérée.
Elle s’enfonça dans le moelleux des coussins,
appréciant une nouvelle fois l’extraordinaire stabilité
du BGV, même aujourd’hui, alors que la mer formée
moutonnait. Les ailerons à effet de surface qui permet-
taient au trimaran de surfer sur l’eau remplissaient par-
faitement leur office, et les deux flotteurs réduisaient
presque à néant le roulis. Idunn avait l’impression de
sentir la portance de l’air entre la coque « perce-vague »
et les flotteurs. Elle avait souvent l’occasion de sortir
en mer avec des amis qui possédaient un hydroptère et,
lorsque l’appareil décollait, la sensation de voler au ras
des vagues la grisait.
Envoyant valser ses bottines, elle s’étendit de tout
son long devant la baie panoramique. Elle entendait
savourer le luxe de sa cabine. Chaque fois qu’elle

215
en avait le loisir, elle s’offrait le BGV de préférence
au train, plus rapide, mais elle n’avait jamais profité
que des agréments, déjà considérables, de la classe
touriste. Le nectar de la Reine d’Ambre tapissait son
palais d’éclats de fruits mûrs. Elle tenta de se rappeler
les enseignements de son grand-père caviste et d’iden-
tifier les arômes : abricot et agrumes… mandarine ?
Elle se concentra. Le vin faisait « la queue du paon », il
lui laissait en bouche des notes safranées, et même de
réglisse. Elle ne se lassait pas de regarder l’or de ses
reflets chatoyer dans la lumière de son écrin de cristal.
Elle soupira de contentement.

Vaincue par la fatigue, elle s’était endormie. Elle se


réveilla en sursaut, la gorge sèche, clignant des yeux
au sein de la pénombre. L’éclairage de sa cabine s’était
adapté à son état d’éveil. Il augmenta sensiblement dès
qu’elle se souleva sur un coude. Le grand miroir lui
renvoyait l’image peu seyante d’une voyageuse en tail-
leur de shantung froissé.
21 h ? Je dois me trouver en vitesse de quoi débar-
quer au Céphée sans rougir.
Quand elle avait découvert sur son Nautys la ligne
de crédit que lui avait ouverte Proteûs, elle avait
négligé de se changer. Elle aurait de quoi se permettre
une garde-robe complète et les accessoires les plus
fous.
Elle se hâta de gagner la galerie marchande du BGV.

216
Captifs pendant les dix-sept heures de la traversée,
alors qu’ils ne jouissaient pas toujours de trêves dans
leur vie quotidienne, les chineurs y disposaient des
meilleures boutiques. Idunn s’avançait de travée en tra-
vée, caressée par le murmure incessant des publicités
ciblées des vitrines, et finit par choisir une enseigne qui
représentait la marque Alexandre. Elle admirait depuis
longtemps les créations de cette audacieuse maison de
couture. Proteûs lui offrait l’occasion de réaliser un
rêve qu’elle avait cru inaccessible.
Elle n’avait pas verrouillé son Nautys, et dès qu’elle
entra, la sonnerie musicale de l’IA locale lui apprit
qu’elle s’était interfacée avec son ID. Une vendeuse
approchait, le visage neutre. Idunn ne put s’empêcher
de penser qu’elle se serait montrée plus souriante si
sa visiteuse avait été mieux habillée, à défaut d’une
egosphère plus éclatante. Une brève crispation à l’es-
tomac lui rappela qu’elle était déphasée dans de tels
lieux. Alors, elle se souvint de sa ligne de crédit et son
assurance lui revint.
« Je cherche un tailleur, et une très belle robe pour
une soirée demain. »
Amusée, elle nota l’arrondissement des yeux de
la fille, puis comment, à chaque fois qu’un double
d’Idunn apparaissait en 3D avec un nouveau modèle,
le prix s’en affichait aussitôt.
« À la réflexion, badina-t-elle, je n’arrive pas à me
décider. Ils sont tous si jolis ! Pour les tailleurs, j’en

217
choisis deux. Le bleu à longues basques, non ? Il est
de la couleur exacte de mes yeux. Ajoutez le chemisier
de soie blanche et ce collier baroque, ce sera superbe.
Et je prends aussi le noir à corset structuré. Avec ce
pantalon qui gaine la taille et les jambes, quelle ligne !
Pour la robe, c’est moins difficile, je veux ce petit
chef-d’œuvre. »
Elle désignait un extraordinaire fourreau en brocart,
au corsage ajouré de résille et rebrodé de perles et de
strass.
« Très beau choix », acquiesça la vendeuse d’un air
réjoui.
Elle avait dû accéder discrètement aux coordonnées
bancaires d’Idunn.
« Pas de souci pour la livraison ?
— Mon Dieu ! s’affola la jeune femme. Vous vouliez
les trois pièces à votre sortie du BGV ? C’est impos-
sible, vous savez. Vous pourrez disposer du tailleur
bleu quand vous serez passée sous notre arche 3D,
mais le tailleur noir et la robe vous seront livrés plus
tard.
— Demain, 18 h, à Paris, au Céphée ? Sinon, j’an-
nule ma commande.
— Une minute, s’il vous plaît. »
La fille subvocalisait. Son Nautys s’illumina, des
chiffres apparurent en défilé rapide, un visage leur
succéda, d’homme à l’air concerné qui parlait sans
qu’Idunn puisse entendre sa voix.

218
« C’est d’accord, conclut la vendeuse. Nous mobili-
serons une équipe. »

Quand Idunn avait quitté la boutique, divinement


vêtue dans son tailleur bleu, elle avait l’impression de
flotter, synchrone avec le trimaran. Elle qui ne s’ha-
billait jamais qu’à la diable et s’était toujours accom-
modée des arches 3D du prêt-à-porter, il lui semblait
inimaginable de penser qu’elle allait disposer de tenues
adaptées en couture pour elle. Juchée sur un modèle
avant-gardiste de cothurnes dorées, elle avait joué long-
temps devant le grand miroir de sa cabine à prendre des
poses dans les sous-vêtements achetés en coordonnés,
tout en caressant le cuir monoforme si doux, si doux,
de son nouveau sac Savage. Enfin, après avoir gommé
la biopeau qui préservait depuis trois jours son visage
de toute agression extérieure et qui commencerait
bientôt à se desquamer, elle avait vaporisé une couche
neuve de cellules élastiques et s’était glissée entre les
sensodraps de sa couchette, frissonnant de délice tan-
dis que leurs milliers de nanocapsules délivraient leurs
actifs de rêve sur son corps nu.

Au matin, un peu groggy, elle rejoignait la station du


Loop, le train électromagnétique qui allait l’emmener à
Paris à plus de 1 100 kilomètres par heure dans son tuyau
d’air pressurisé. Elle fixa un moment sans les voir les
images du dernier blockbuster de Lee Sang-Suk qui tour-

219
naient en boucle sur les parois de la capsule, puis elle
chaussa ses lunettes augmentées et en activa la fonction
filtre. Au sein du silence blanc de sa bulle protectrice,
bercée par l’infime roulis du champ magnétique, elle
sortit de sa transe. Tu t’es fait acheter, ma fille, et tu ne
sais même pas pourquoi. Soudain glacée, elle se blottit
en position fœtale.

Surya ne décolérait pas. Comme si les événements


de la veille n’avaient pas suffi, toute la journée le
vent n’avait pas cessé de forcir. À 8 sur l’échelle de
Beaufort, alors que la mer se couvrait d’écume et que
Météosat annonçait une tempête avec des vents de
force 10 à 11, Surya avait plaqué ses mains sur ses
oreilles : malgré ses stabilisateurs et ses ancres flot-
tantes, sa maison fleur mugissait et dansait sous ses
pieds. Elle avait dû se résoudre à mettre son petit
monde à l’abri. L’aya, pragmatique, avait déjà rappelé
les chimères, rapproché le bâtiment de la côte et com-
mencé de rétracter la coupole immergée qui servait à
la fois d’accès et de quille.
Inutile d’aller loin. Surya ne séjournait pas dans le
golfe du Lion par hasard. Depuis la montée des eaux
et le déplacement de toutes les voies ferrées ennoyées,
Narbonne disposait de nouveau d’un port. Certes,
l’élévation d’un mètre et les travaux de creusement
n’étaient pas suffisants pour accueillir des nefs à fort
tirant d’eau, mais depuis qu’on les avait aménagées et

220
agrandies, les passes ouvertes par la submersion des
cordons dunaires permettaient à de plus petits navires
comme à la maison aquatique de traverser les étangs
de l’Ayrolle et de la Sèche pour accéder à l’étang de
Bages. Bien amarrés, les bâtiments dépourvus de struc-
tures élevées pouvaient y attendre sans trop de risque
la fin d’une tempête.
Malgré les quelque dix mille hectares de la lagune,
Surya détestait s’y réfugier. Les chimères l’adoraient,
en revanche, parce qu’elle regorgeait de dorades, de
soles, de loups et de mulets, et surtout d’anguilles dont
elles ne pouvaient se rassasier qu’ici. Hélas, leurs infer-
nales razzias hérissaient les pêcheurs, et les indemnités
distribuées en quantité pour acheter la paix n’endi-
guaient pas la mauvaise humeur d’hommes éprouvés
par la montée des eaux.
Surya écoutait les récriminations et tentait de garder
le sourire. Elle savait que la submersion avait amélioré
les échanges hydrauliques entre les eaux lagunaires et
la mer. Même les producteurs conchylicoles avaient
vu progresser leurs rendements. Et maintenant que les
étangs se drainaient par des passes entretenues avec
soin, le comblement sédimentaire s’amenuisait et
l’eutrophisation ne serait bientôt plus qu’un souvenir.
Les lagunes redevenaient des espaces emplis de vie.

Une nouvelle fois, Surya avait accepté d’entendre


les plaintes d’un vieil homme dont il semblait que la

221
maison fleur avait par mégarde emporté le filet. Elle
comprenait qu’elle puisse susciter la jalousie de ses
voisins momentanés. Ils avaient certes reçu de confor-
tables compensations pour la simple destruction des
cabanes où ils entreposaient du matériel, pourtant sa
richesse devait leur paraître outrageante. Consciente
qu’il lui fallait maintenir d’excellentes relations de
voisinage, elle retenait ses grimaces. La paix de ses
chimères en dépendait.
Après qu’elle l’eut noyé dans presque un demi-litre
de Fée Verte, la dernière absinthe à la mode, l’impor-
tun se laissa enfin raccompagner… non sans verse-
ment d’une indemnité. Elle avait supporté presque une
heure de son venin, exaspérée de tant d’aigreur à son
égard quand elle contribuait elle-même à l’entretien des
passes et au bon état du biotope local.
Ce dont elle ne pouvait évidemment se vanter. Per-
sonne n’ignorait la raison de son aide. Même si les
pétales latéraux de sa maison fleur s’élevaient sur
vérins hydrauliques, la coque principale du bâtiment
mesurait quand même huit mètres de large. Pas moyen
de se glisser de la mer aux étangs dans un filet d’eau
encombré d’algues ! Quant à la qualité de cette eau, la
santé de ses chimères en dépendait.

Ses pétales de retour à l’horizontale, la maison fleur


tirait sur ses ancres sans balancement exagéré. Surya
vérifia les capteurs de la coupole immergée, de nou-

222
veau déployée. Tout était en ordre. Elle enfila une
combinaison de plongée. Cette fois-ci, les chimères ne
sortiraient pas sans leur maîtresse.

PROTEÛS : 2024 – 2074, l’excellence au service de


tous, indiquait la bannière flamboyante. Un majordome
chamarré avait discrètement contrôlé son ID, puis
Idunn l’avait regardé sans pouvoir réprimer un hoquet
de surprise inscrire son nom à la plume d’or dans un
registre de papier d’un luxe extravagant. Plus personne
n’écrivait sur du papier ! Plus personne n’écrivait à la
plume ! L’homme portait des mitaines de soie bleue
assorties à sa tenue, qui laissaient libre le bout de ses
doigts aux ongles étoilés. Idunn s’aperçut qu’elle avait
retenu son souffle tandis que les lettres se formaient sur
la page et se remit à respirer.
Un rire gêné lui échappa, comme le majordome
levait les yeux sur elle, étonné qu’elle se soit attardée,
et elle s’esquiva. Son cœur battait. Tout à l’heure, au
Céphée, elle s’admirait dans les miroirs. Une vraie
princesse, se rengorgeait-elle. La robe avait été livrée
à temps, un miracle de perfection à l’intérieur de son
écrin de satin, et la couturière qui l’accompagnait avait
applaudi, enthousiaste : on aurait dit que le fourreau
avait été cousu sur Idunn. Nul besoin de retouche.
Cependant, maintenant que la jeune femme s’avan-
çait entre les arbres bioluminescents sur le toit de l’im-

223
meuble bruissant de la foule invitée, le réel se rappelait
en force. Les convives arboraient les dernières œuvres
du créateur Baba Urban, l’émotissu changeant de Lune
Guénon, ou de fastueux atours chimériques sortis des
ateliers de Proteûs. Une voix insidieuse susurrait à
l’oreille d’Idunn : ta bonne fortune t’abandonnera aux
douze coups de minuit, Cendrillon ! Pauvre idiote ! Tu
ne connais personne, et tu ne sais même pas ce que tu
fiches là ! L’inconfort lui tordit le ventre.
« Par tous les diables, une apparition ! Si tôt dans la
soirée ? Je ne pensais pas avoir déjà tant bu ! »
Un homme était tombé en arrêt devant elle. Bras
écartés, comme en adoration, ses yeux bruns pétillant
d’ironie démentaient pourtant l’attitude.
« Souffrez, madame, que je touche cette peau si par-
faite, afin de m’assurer qu’elle n’est pas la parure d’un
spectre. »
Réconfortée par ce ton léger, Idunn éclata de rire et
lui offrit sa main. Il la saisit du bout des doigts, s’incli-
nant avec grâce.
« Divine humaine, vous avez trouvé votre serviteur
pour la soirée. Ordonnez, j’obéirai !
— Eh bien, pour commencer, si vous me présentiez
à notre hôtesse ?
— Vous souhaitez me quitter si vite ? Que diriez-
vous de profiter un peu de moi, pour commencer ? »
Il souriait, joueur, charmant, et lui tendait une flûte
emplie d’un or brasillant.

224
« Non, ce serait incorrect. Il faut d’abord s’acquitter
de ses devoirs. Vous ne devriez pas me perdre pour
autant.
— Sans doute, si Karen ne vous kidnappe pas le
reste de la nuit. Elle est très possessive !
— Je lui résisterai. Emmenez-moi. »
Il la prit par le coude et la guida de groupe en
groupe, évitant en cavalier chevronné les importuns
qui cherchaient à les intercepter, jusqu’à ce qu’ils
découvrent enfin la présidente, parée de mille feux
dans une fabuleuse peau de chimère qui semblait avoir
capturé l’éclat adamantin d’un cristal. Elle s’entretenait
avec des hommes dont les mines sombres et la neutra-
lité des egosphères trahissaient l’ambiance de la fête.
« Vous la reconnaissez, j’imagine. Je vous laisse.
Nous sommes un peu fâchés, madame Elysium et moi.
Et vous vous débrouillerez très bien sans aide. Revenez
vite ! Je vous guetterai. »
Paniquée, Idunn se retourna vers le garçon. Il s’était
éclipsé. Bourrique ! Tu ne sais même pas son nom.
Elle avança d’un pas, recula de deux, tentée de
fuir, mais la petite coterie l’avait aperçue, et l’un de
ses membres se penchait à l’oreille de leur hôtesse. Le
regard de Karen Elysium se braqua sur Idunn, et ce
fut elle qui s’approcha, alors que son invitée demeurait
paralysée.
« Chère Idunn, comme je suis contente de vous voir !
Les vids ne vous rendent pas justice, vous êtes ravis-

225
sante. Suivez-moi, vous allez apprendre pourquoi je
vous ai demandé de me rejoindre ici ce soir. »
Elle l’entraînait d’un pas vif, précédée par un
homme et deux femmes qui lui faisaient comme une
étrave et dont Idunn finit par comprendre, à leur taille
et à leur attitude autoritaire tout comme à leurs habits
passe-muraille, qu’ils étaient sans doute des gardes du
corps. Elle en eut la confirmation quand ils atteignirent
un belvédère auquel on accédait en descendant trois
marches. Les trois restèrent en faction au sommet.
Très à l’aise, la présidente s’était avancée au bord du
vide. Accoudée au parapet, ouvert aujourd’hui grâce
à l’absence de vent, elle contemplait l’exceptionnelle
vue sur Paris. Idunn nota les teintes éclatantes des lilas
et des glycines qui les entouraient, signe de pureté de
l’atmosphère. Depuis les années 50 et l’interdiction de
la circulation civile dans la plupart des capitales euro-
péennes où seuls les transports en commun, les pistes
cyclables et les taxis électriques étaient autorisés, le
couvercle de plomb des pollutions urbaines avait dis-
paru. La végétalisation des murs, des terrasses et des
toits, le recours aux peintures solaires et aux tours à
vent, l’armée de microbots chargés d’éliminer toute
substance altérant l’écosystème dès son apparition,
l’efficacité des arcologies, ces immenses bâtisses auto-
suffisantes, et, bien sûr, le contrôle drastique des usines
désormais équipées de mouchards avaient fait leurs
preuves.

226
« J’aime cet immeuble à la folie », soupira la prési-
dente dont les ailes du nez palpitaient, comme affolées
par les parfums entêtants des fleurs. « Je détesterais le
perdre. Proteûs a tant aidé à l’avènement d’une archi-
tecture écologique, partout dans le monde. Changer la
vie, c’était notre slogan, après la pandémie ».
Idunn fronçait les sourcils. Elle connaissait l’an-
tienne. La multi avait promu un habitat responsable
et fait éclater les espaces réservés du confort et de la
beauté. Pour gagner la bataille, elle avait investi toutes
ses forces pendant des années décisives. Idunn était
trop jeune, alors, mais l’Histoire planétaire saluait
cet engagement, ainsi que celui de nombreux acteurs
majeurs de la planète qui avaient repris l’idée d’un
monde plus équitable et permis son avènement. Idunn
n’avait aucune raison de douter, elle aurait pourtant
préféré que ces faits d’armes demeurent plus discrets.
« Pourquoi perdriez-vous l’immeuble ? » interro-
gea-t-elle, incrédule.
Karen Elysium la prit par la main et l’entraîna sous
une tonnelle dont les feuilles modifiées tintaient au gré
de l’air, leur subtil chef de chœur. Deux sièges-lyre
tendus de peausserie chimérique les attendaient devant
une table où le vermeil, le cristal et la porcelaine para-
daient sur une nappe de lin brut brodée de soie nacrée.
« Je serai franche avec vous, Idunn », dit la prési-
dente lorsqu’elles furent assises. « Proteûs est en per-
dition. Nous avons détenu longtemps le monopole des

227
peaux mimétiques. Nous avions les brevets. Quand
on nous copiait, nous gagnions les procès. Et de toute
façon, nos concurrents ne parvenaient jamais à s’appro-
cher, fût-ce à minima, de la finesse, de la résistance et
de la beauté de nos pièces. Aujourd’hui, c’est fini, ils
ont trouvé comment créer leurs propres chimères par
d’autres chemins que les nôtres. Et déposé des brevets
à leur tour. Nous sommes en perdition, Idunn. Depuis
le départ de notre atout maître, il y a quatre ans, notre
meilleure clientèle nous boude… et nous savons qu’on
lui propose beaucoup moins cher ailleurs. Un dum-
ping manifeste et pour le moins déloyal, puisque nos
concurrents sont en pleine phase d’investissement,
et qu’ils vendent donc à perte, mais s’ils obtiennent
notre disparition, ils s’assurent la victoire à brève
échéance. »
La stupeur d’Idunn devait se peindre sur son visage,
parce que la présidente tendit un bras scintillant au-des-
sus de la table pour lui tapoter la main.
« Rassurez-vous, ma chère, nous ne sommes pas
encore aux abois, et nous comptons sur vous pour nous
sauver la mise.
— Sur moi ? s’affola la biologiste. Je ne suis qu’une
petite laborantine de rien du tout !
— Rien du tout, vraiment ? Votre carte de visite en
impressionnerait plus d’un. Mais nous n’allons pas épi-
loguer sur vos compétences en biologie moléculaire.
Après tout, vous travaillez pour nous. Et le directeur de

228
Protée Genetics nous tient informés de l’avancement de
vos recherches.
— Vous savez donc que…
— Connaissez-vous Surya Yemaya da Matha ? » l’in-
terrompit la présidente qui sortait d’un rafraîchissoir
une bouteille à la forme reconnaissable entre toutes.
Elle remplit leurs verres de la liqueur dorée et leva
le sien sous son nez, fermant les yeux pour humer
son arôme comme si plus rien au monde n’avait
d’importance.
Idunn l’imita, négligeant de répondre. Un Tokaji
Aszú ! Dont l’étiquette, bien visible, affichait l’excep-
tionnelle richesse et concentration de ses sucres, 6 put-
tonyos, et la provenance, Oremus, le cru le plus ancien
et le plus réputé de l’appellation. Karen Elysium porta
son hanap en cristal à ses lèvres, but un trait du nectar,
et saisit sur la table l’un des petits canapés qui atten-
daient son bon vouloir. Idunn suivit son exemple. Elle
mourait de faim.
Une merveille de soufflé où s’entretissaient la chair
du homard et la pulpe de l’abricot confit fondit sur sa
langue et elle dut se faire violence pour ne pas se jeter
de nouveau sur le plat. Elle revint à son verre, dont
les parfums entêtants de prune, d’épices et de noix
l’étourdissaient.
« Vous avez effectué un stage dans son labo de Ros-
coff, quand vous aviez vingt-quatre ans, reprenait la
présidente.

229
— Juste trois mois. Pour voir comment elle utilisait
les cellules-souches embryonnaires et la transgenèse.
Un peu court pour assurer la connaître. La rotation était
terrible, les stagiaires défilaient.
— Vous ignorez qui est cette femme, n’est-ce pas ?
Ne vous méprenez pas, je n’insulte pas votre intelli-
gence. Personne n’ignore que Surya Yemaya da Matha
est la créatrice inégalée des chimères mimétiques. De
même, beaucoup de gens savent que la mort de ses
parents pendant la Pandémie a marqué son enfance,
même s’ils ignorent que ses parents n’ont pas été tués
par la maladie, mais au cours d’une émeute. Le père
de Surya était biologiste, lui aussi. Il dirigeait un labo-
ratoire très important à New Delhi. La foule l’a lyn-
ché. Tout le monde cherchait des boucs émissaires,
en 2030. Les images d’archives sont effroyables. On
voit la mère mourir en tentant de protéger son mari,
leur villa s’embraser, et on peut penser que si l’enfant
avait été là, elle aurait succombé. Ses parents l’avaient
envoyée en Afrique, chez sa grand-mère yoruba. Dès le
début de la Pandémie, peu présente au Bénin, Célestine
da Matha s’était prudemment retirée dans sa maison
ancestrale, au bord du fleuve Ouémé, à l’écart de Porto
Novo. Elles y sont restées jusqu’à la fin de l’épidémie,
et elles ont survécu.
— Elle a passé sept ans déscolarisée ?
— Revoyez vos leçons d’histoire, ma belle. Il n’y
avait plus de zones blanches en Afrique, à cette époque.

230
Tout enfant qui disposait d’une connexion pouvait
suivre des cours gratuits sur le Net. Comment expli-
queriez-vous le développement fulgurant du continent,
sinon ? »
Idunn baissa la tête. Elle détestait le ton condescen-
dant de cette femme. Même si elle ne l’avait pas volé.
Pour se donner une contenance autant que par provoca-
tion, elle razzia deux canapés sur la table… puis hésita
à les gober tant la délicatesse de leur architecture la
stupéfiait. Comment le cuisinier avait-il réussi à figer
cette miniature de cerf échappé d’un entrelacs caramé-
lisé ? Et les ailes de ce cygne qui prenait son essor, par
quel miracle tenaient-elles ?
« Et Surya était HPI, vous savez. »
Tentée de grogner, Idunn s’aperçut que la prési-
dente fronçait les sourcils. Agacée par son désintérêt ?
Pourtant, cette femme ne pouvait ignorer qu’on l’avait
classée dans les HPI, elle aussi. Un haut potentiel intel-
lectuel ne vous protège en rien quand les aléas de la vie
vous accablent.
« À dix-sept ans, elle fondait un laboratoire océano-
graphique à Porto Novo, poursuivit Karen Elysium.
Les brevets de son père lui permettaient d’inves-
tir. Trois ans plus tard, elle avait déposé sept brevets
personnels et majeurs, dont celui des chimères, qui
n’étaient pas encore mimétiques, à l’époque. Cepen-
dant, c’étaient déjà les créatures fabuleuses que nous
connaissons aujourd’hui, ces hybrides de phoques et

231
de sauriens aux peaux merveilleusement soyeuses. Sur-
tout, elles répondaient au désir profond de notre clien-
tèle puisqu’il n’était plus besoin de tuer les animaux
pour prendre leur pelage. Ils muaient pour se délivrer
de la couche idéalement fine et plastique qui autorisait
ensuite toutes les fantaisies en peausserie et couture.
Nous avons recruté Surya. Notre meilleur investisse-
ment. Hélas, Proteûs s’est trop reposé sur ce succès,
au fil du temps. La maison a négligé de développer son
secteur R&D dans cette branche. Désormais, la preuve
est faite, nous ne pouvons nous passer de Surya. Nous
n’avons cessé d’élever des chimères, à l’instar de la
concurrence, et nous continuons d’obtenir des peaux
bien plus belles, mais sans cérémonie du don, sans
ce choix un peu magique des bêtes que nous n’avons
jamais su influencer, nous ne recueillons plus les spé-
cimens exceptionnels qui nous faisaient rêver. Nous
avons besoin que Surya revienne. Et c’est là que vous
intervenez.
— Moi ? C’est absurde !
— Pas du tout. Vous avez acquis une excellente
expertise dans le domaine des chimères, vous nagez,
vous plongez, ce qui pourra se révéler utile, et par ail-
leurs vous connaissez Surya.
— Onze ans plus tard ? Comment voulez-vous
qu’elle se souvienne de moi ?
— Elle a développé dès l’enfance une mémoire
absolue… ou ce qui s’en rapproche le plus. Nous

232
sommes sûrs qu’elle ne vous aura pas oubliée. Et de
toute façon, l’essentiel, dans cette histoire, c’est vous,
votre admiration pour cette femme. Avez-vous envie
de la revoir ? »
Idunn haussa les épaules, néanmoins elle s’avouait
que l’excitation la gagnait.
« Vous serez notre émissaire. Surya doit revenir chez
Proteûs. Ou si, comme elle l’a répété, elle ne veut plus
entendre parler d’élevage et de vie de labo, vous devrez
la convaincre de nous céder son secret. Ce savoir-faire
ne peut pas se perdre avec elle. Nous avons tout orga-
nisé, vous partirez demain.
— Demain ? C’est impossible !
— Pourquoi ? Quelque chose vous retient ? »
Le ton s’était acidifié. Idunn sentit ses épaules s’af-
faisser. Elle secoua la tête, incapable d’ajouter un mot
ni d’évoquer sa fille. Quand la retrouverait-elle ? Elle
détestait soudain dépendre de cette femme pour le tra-
vail qui garantissait la sécurité de Thilde.
« Bon. Ne vous inquiétez pas pour votre trousseau.
La ligne de crédit reste ouverte jusqu’à la fin de votre
mission. Vous partez dès demain parce qu’une tem-
pête a obligé Surya à se rendre accessible alors que sa
maison aquatique est beaucoup plus difficile à repé-
rer d’habitude. L’immense fortune de notre amie lui
permet de s’offrir un écran de brouilleurs. Vous pren-
drez un des Loop au départ de Bercy en fin de matinée.
Karl, mon assistant, viendra vous chercher à l’hôtel. Je

233
vous libère. Profitez de la soirée, mais ne rentrez pas
trop tard. »

À l’abri sous le tau en carbostat qui se déploie auto-


matiquement pour protéger l’écosystème des ponts dès
que les vents dépassent force 5, Surya joue une partie
endiablée de ballon dans le bassin d’eau tiède avec ses
chimères. Son clip d’oreille se met à bourdonner.
« Maison ?
— Une nouvelle visite.
— Par ce temps ? Encore un fichu pêcheur ?
— Non. Récupère ton Nautys. »
Agacée par ce manque de précisions de l’aya, Surya
fronce les sourcils, administre trois tapes à Sul, Dana
et Cerrydwen qui se pressent contre elle pour la persua-
der de négliger l’interruption, et nage paresseusement
jusqu’au bord du bassin.
Dès qu’elle enfile le bracelet et ressent le picotement
familier de l’interface avec son ID une image apparaît
devant elle. Pas un pêcheur, non. Aucun d’entre eux
ne pourrait se payer cette luxueuse barge taxi, pour
commencer. Ensuite, les filles ne pullulent pas dans la
corporation et elles n’ont pas davantage les moyens de
s’offrir des vêtements de ce prix. Enfin, il lui semble
connaître les traits de ce visage que ne masquent pas
des lunettes augmentées. Pourtant, si la visiteuse avait
un nom célèbre, l’aya l’aurait annoncé.

234
« Maison ? Zoom avant. »
Elle pousse une exclamation de surprise alors que
le gros plan lui remémore son ancienne stagiaire. Une
bouffée d’émotion l’envahit. Les années ont peu mar-
qué la jeune femme. Toujours cette carrure d’athlète…
Et cette blondeur exubérante, ces yeux de porcelaine
dont le bleu et le blanc paraissent irréels, cette bouche
enflée de fruit où elle a eu jadis envie de mordre. Elle
prend une profonde inspiration et se domine.
« Motif de la visite ?
— Pas de précision. Elle souhaite parler avec vous.
— Projette mon troisième avatar. »
Elle sourit en voyant sa visiteuse sursauter devant
son apparition. Le réalisme de son incarnation virtuelle
confine à la perfection, et seule cette apparition brutale
signale que sa présence est fictive. Par ailleurs, d’habi-
tude peu soucieuse de l’impression qu’elle produit, elle
a soigné cette image. Elle se présente « en majesté »,
vêtue d’une longue tunique travaillée chez Proteûs à
partir d’une mue de Diane. La chimère était arrivée à
capter un bleu électrique étourdissant qui rehausse sa
carnation pain d’épices. Et les aigues-marines, béryls
et pierres de lune entretissés dans ses cheveux de jais
paraissent ruisseler autour de son visage.
« P… pardonnez-moi de vous déranger, bégaye la
jeune femme, intimidée. Je… j’espérais…
— Qu’espériez-vous, madame Idunn Andresen ?
— Vous vous souvenez de moi ?

235
— Je me souviens de tous mes stagiaires »,
acquiesce Surya d’un ton neutre.
Elle se méfie. Les stabilisateurs de son taxi de luxe
compensent à la perfection le clapot, pourtant la bio-
logiste danse d’un pied sur l’autre. Ce malaise ne peut
signifier qu’une chose : sa visite n’est en rien désin-
téressée. Par ailleurs, si elle ne porte pas de lunettes
augmentées, l’aya signale en revanche une constella-
tion de capteurs. Surya hésite un instant, l’œil fixé sur
les roselières qui ploient sous les assauts du vent. Dans
les données que la maison rassemble, l’odeur entêtante
qui provient de la fille parvient à dominer les effluves
salins de l’étang. Elle décide d’attaquer.
« Vous travaillez toujours pour Proteûs, Idunn. »
Elle affirme, elle ne questionne pas.
« Euh… Oui, mais…
— Tout en vous porte l’empreinte de cette foutue
société : vos bottes Urban qui valent un an de votre
salaire, les nanocristaux communicants de cette combi-
naison fluorescente, et jusqu’à votre serre-tête en serti
sublime dont je jurerais qu’il enregistre notre conver-
sation en ce moment même.
— Quoi ? » proteste la jeune femme.
Comédienne ou sincère ? Surya choisit de ne pas
prendre de risque. Si Karen a manipulé cette bécasse,
elle n’en représente que davantage un danger.
« Vous n’êtes pas venue me voir avec de bonnes
intentions, Idunn. Vous n’êtes pas seulement constellée

236
de capteurs destinés à me piéger, vous êtes déguisée.
Tout est faux, chez vous. Jusqu’à votre odeur. Vous
avez utilisé un orgue à parfum, n’est-ce pas ? »
En face d’elle, la jeune femme dont le visage avait
d’abord blanchi de confusion se colore maintenant
d’écarlate. Surya hésite un instant, saisie de compas-
sion, puis se résout à enfoncer le clou.
« Pour se servir d’un orgue, il faut être « éveillé ».
Vous n’avez manifestement pas suivi les leçons d’un
maître parfumeur. Si vous n’allégez pas votre main en
mariant l’ambre, le patchouli, la mousse de chêne et
le jasmin, votre parfum vous masque au lieu de vous
révéler.
— Et s’il me plaît d’avancer masquée ? s’enflamme
Idunn.
— Oh ! le piètre mensonge ! Si vous ne rêviez pas de
dévoilement et de transparence, vous auriez bazardé les
outils qui vous constellent et vous enverriez bouler les
bourdons qui vous survolent en permanence ! »
Une nouvelle fois, Idunn sursaute. Elle lève les yeux
et paraît découvrir les deux minidrones en vol station-
naire au-dessus de sa tête. Si elle connaissait leur pré-
sence, sa surprise est bien imitée.
« Idunn, reprend Surya, je regrette sincèrement
que Proteûs vous délègue. On veut sans doute me
convaincre, une fois de plus, de regagner le giron de la
firme, à défaut de réussir à me ravir une de mes bêtes !
Vous direz à Karen que je n’ai pas du tout apprécié sa

237
dernière tentative. Qui serait de toute façon vouée à
l’échec en cas de capture, je pensais m’être montrée
assez claire à ce sujet.
« Croyez-moi, Idunn, je n’ai pas quitté mes vieilles
attaches sans raison. Leurs nouvelles ancres ne me
satisfaisaient plus du tout. Les anciens présidents com-
prenaient que nous ne pouvons pas avoir une produc-
tion de masse avec mes chimères. Mais laissons cela,
qui appartient désormais à l’histoire. Vous savez com-
bien de temps nous sommes restées fidèles à Proteûs,
mes bêtes et moi ?
—  Trente ans ?
— Nous avons bien gagné notre retraite, non ? »
La fille hausse les épaules. La petite moue qui tire
le bas de ses lèvres sans réussir à l’enlaidir la rend
presque sympathique. Il est étonnant que Karen Ely-
sium n’ait pas choisi un émissaire maître de ses senti-
ments. La déception se lit sur le visage d’Idunn tandis
que Surya lui signifie clairement son renvoi.

Dès la porte de sa chambre d’hôtel refermée, Idunn


a donné libre cours à sa rage. Jamais elle ne s’est sentie
aussi humiliée. Elle traverse la suite à grands pas et
décoche un coup de pied dans la somptueuse marque-
terie de l’orgue à parfum dont une partie des dragées
multicolores se répandent. Bien sûr, elle n’en éprouve
aucun apaisement.

238
Idiote, comment as-tu pensé maîtriser cet outil dont
tu ne t’étais jamais servi ?
Elle fonce sous la douche, commande les ultra-
sons sans même se déshabiller, en ressort dans les dix
secondes, soulagée de se savoir au moins débarrassée
de tous effluves acquis.
On frappe à la porte. Elle va ouvrir comme une furie
et reste pantoise devant le garçon qui se tient là.
« Je vous ai appelée quand vous avez traversé le
hall : vous n’entendiez rien. On aurait dit que la tem-
pête tourbillonnait autour de vous. Shakespeare vous
aurait enrôlée !
— Vous naviguez dans mon sillage ? » gronde Idunn.
Il hausse un sourcil, sourit.
« Si cela vous agrée, nous pourrions apparier nos
solitudes ce soir ? »
Les poings sur les hanches, menton dressé, elle le
toise, très agacée.
« Vous n’en avez pas eu assez, sur le toit de madame
Elysium ? Vous me suivez ? Vous êtes si désœuvré ? »
Il lève les mains en signe d’apaisement.
« Je suis avocat, vous n’avez pas oublié ? Je plaide
demain à Narbonne. Une affaire importante. Je ne
m’attendais pas à vous croiser ici. »
Vaincue, elle s’effondre sur le canapé du salon. Un
moment, elle écoute la pluie crépiter sur la baie vitrée,
tentée de l’inviter dans la chambre, de la laisser ruisseler
sur sa peau, sur ses bras, sur son visage, et tout effacer.

239
Elle soupire.
« Avocat ? Oui, peut-être, monsieur dont j’ignore le
nom.
— Ah ? C’est vrai que vous riiez beaucoup quand
mon Nautys et le vôtre ont échangé nos ID. Mon esprit
s’embrouillait lui aussi parce que je me rappelle avoir
assimilé votre disparition soudaine à votre nature
éthérique. »
Il pose un genou à terre et s’incline.
« Daignerez-vous dîner avec l’humble mortel que
vous avez si cruellement abandonné à l’orée du toit,
madame la fée ? Je me nomme Erik Strand, pour vous
servir. »
Idunn grimace. Cette attitude d’imploration lui
paraît par trop excessive. Elle détonne avec le caractère
assuré du garçon, son visage aux traits affirmés, le style
guérillero de son vestiaire.
« Commencez par vous relever. Toute mon enfance,
quand elle me forçait à porter les jupes trop courtes de
ma cousine, ma mère me répétait : « le ridicule ne tue
pas ». Ce n’est pas vrai. Certes, vous n’êtes pas fou-
droyé sur place quand les autres vous moquent, mais
des pans entiers de vous disparaissent, ils emportent
votre confiance et elle ne revient jamais.
— Des paroles bien graves pour une si jolie demoi-
selle. Qui oserait vous railler ? Nommez les insolents,
que je les pourfende !
— L’âge des contes et légendes est révolu. L’igno-

240
rez-vous, monsieur Strand ? Un peu de révision s’im-
pose. Vous y procéderez ailleurs que dans ma chambre.
J’ai besoin d’être seule. »
Elle l’a relevé sans ménagement et le raccompagne à
la porte. Il s’incline, courtois, en homme galant qui sait
ne pas insister quand on l’éconduit. Elle hoche la tête
en le regardant s’éloigner, et ne peut s’empêcher de lui
trouver l’allure d’un conquérant.

La colère l’a reprise. Elle envoie valser la porte,


furieuse que le groom la retienne et qu’elle se ferme
avec un bruit feutré, puis bourre le premier fauteuil à
sa portée de coups de poing en imaginant tour à tour
Surya et Karen Elysium.
Karen Elysium… Idunn ne peut plus différer le
compte-rendu de la rencontre manquée. Elle se résigne
et active la ligne privée qu’on lui a confiée. La pré-
sidente apparaît aussitôt, le visage neutre. Elle sait
que l’entrevue n’a pas donné de résultats positifs. À
qui appartiendraient les minidrones-espions, sinon à
Proteûs ? D’ailleurs, elle paraît s’adonner à une autre
tâche, ses mains en voltige rapide sur des écrans
virtuels, tandis que les explications d’Idunn s’em-
brouillent. Elle ne manifeste un regain d’intérêt que
lorsque la jeune femme l’agresse en lui reprochant de
l’envoyer au feu après un acte hostile.
« Voler une de ses bêtes ? Enfin, Surya ne peut pas
penser que nous ferions une chose pareille ! Outre

241
que nous ne commettrions jamais un acte de cette
nature, Surya nous a prévenus que ça ne servirait à
rien. Ces animaux ont toujours été captifs. Leur péri-
mètre de liberté n’excède pas vingt kilomètres. Dès
qu’ils en sortent, ils commencent à dépérir. Et plus ils
s’éloignent, plus la dégradation s’accélère.
— C’est cruel, s’indigne Idunn.
— Les chimères n’éprouvent pas le besoin de s’éloi-
gner de Surya. En revanche, elles ne supportent pas
la captivité qu’un ravisseur leur inflige. Si Surya n’a
pas programmé leur mort immédiate quand la distance
s’accroît, c’est dans le seul espoir de les récupérer à
temps.
— Si vous avez trouvé le moyen d’interrompre le
processus de l’apoptose, cet espoir vous favorise »,
lâche Idunn d’un ton amer.
Imagine-t-elle la lueur rusée au fond des yeux de son
interlocutrice ?
« Vous sous-estimez Surya, ma chère. Toutes les
cartes lui appartiennent, aujourd’hui. C’est pourquoi
nous misons sur vous pour forcer ses défenses.
— Avec la cohorte de vos bourdons ? Vous pensiez
qu’elle ne s’en apercevrait pas ? Vous aussi, vous l’avez
sous-estimée !
— Nous avons négligé un paramètre : la pluie bat-
tante, qui les a confinés bien trop près de vous, à l’abri
de la barge. Sinon, ils auraient dû rester indétectables,
en cette fin de printemps. Et vous auriez pu vous dis-

242
penser de les détruire, Idunn. Ces petites merveilles de
miniaturisation coûtent bien plus qu’un salaire annuel
de biologiste.
— Prévenez-moi, la prochaine fois. J’éviterai les
gestes inconsidérés.
— Je tiendrai compte de cette remarque. Passons à
la suite de notre programme. Vous devez réussir, Idunn,
c’est impératif. Nous avons fondé de grands espoirs en
vous, parce que vous êtes une de nos meilleures bio-
logistes, et surtout parce que vous aimez les chimères.
Ne nous décevez pas ! »
Idunn s’est-elle méprise ? Le ton glacial, les lèvres
pincées… La présidente lui annonce-t-elle que son
employée risquerait de perdre son poste ? Je regrette,
je n’aurais pas dû vous provoquer, revenons en arrière
s’il vous plaît. Incapable d’articuler ces mots, la jeune
biologiste perd contenance. Elle a baissé les yeux,
n’ose plus les relever et se dégoûte de n’avoir même
pas le courage d’affronter l’image en 3D de Karen
Elysium.
« Vos… bourdons, parvient-elle à dire. Ils retrans-
mettaient bien la scène ? Vous y avez assisté ? Alors,
expliquez-moi comment je vais me faire ouvrir
la maison fleur. Vous disposez d’un système pour
­court-circuiter la surveillance domotique ?
— Les chimères et Surya empruntent un passage
sous la maison, qui devrait vous être accessible. C’est
aussi pour vos qualités de nageuse que nous vous avons

243
recrutée. Si vous entrez avec les chimères ou dans leur
traîne, vous ne serez pas détectée. »
Idunn la dévisage, stupéfaite.
« Vous me demandez d’entrer en douce ? Ça n’a pas
de sens ! Il s’agit bien de convaincre cette femme, non ?
À votre avis, comment reçoit-on quelqu’un qui pénètre
chez vous par effraction ? Au mieux, elle me traduira
en justice. Au pire…
— Il faudra vous montrer persuasive. Partez sans
inquiétude. Question tribunaux, nous avons de très
bons défenseurs. Il n’y aura pas d’effraction, justement.
Vous écoperez tout au plus d’un rappel à la loi. Assez
discuté ! Nous avons importé un plan très complet de
la maison dans votre Nautys. Étudiez-le, et repartez à
l’assaut. »
Elle n’ajoute pas « sans délai », pourtant le regard
qui pèse sur Idunn ne laisse aucun interstice à l’incerti-
tude. Même si la tempête bat son plein, on approche du
solstice d’été. Fussent-elles obscurcies, les journées se
terminent à plus de 22 heures. Il reste plusieurs heures
avant la nuit.

L’image de la présidente s’efface. Idunn com-


mande sans attendre l’affichage de la maison fleur et
son amertume cède à l’émerveillement face à ce bijou
d’architecture économade. Maintenant que les pétales
se déploient devant elle, Idunn comprend la structure
du bâtiment. Sa coque principale très longue porte,

244
de part et d’autre d’un bassin central, trois strates en
amphithéâtre ouvrant sur des jardins suspendus. Les
deux ailes latérales articulées sur vérin abritent les
infrastructures techniques, les cuves de biomasse,
d’eau de pluie, de recyclage par phytoépuration et
osmose inverse. Des panneaux solaires hybrides les
couvrent intégralement. De petites éoliennes à axe ver-
tical couronnent leur sommet.
Mais le plus important, pour Idunn, c’est l’im-
posante coupole qui leste la maison et qui sert d’ac-
cès immergé aux chimères. Elle l’examine un grand
moment, les yeux plissés, dubitative. En admettant
qu’elle réussisse à se faufiler par là, quel argument
donnera-t-elle ensuite pour avoir osé forcer l’entrée de
la maison ?

Elle s’avance au bord de la baie ruisselante. De sa


position perchée sur la Clape, le Fairmont Narbonne
lui présente une vue noyée sur les étangs et la mer.
Elle hausse les épaules. Il n’est plus temps d’hésiter. Et
après tout, cette purée de pois la favorise. Elle gagne la
zone commerciale de l’hôtel où elle sait pouvoir louer
la combinaison nécessaire à son immersion prolongée
ainsi que la motoplane qui lui permettra d’accéder dis-
crètement au plus près de sa cible et, tandis qu’après
être passée sous le scanner 3D, elle attend que le tech-
nicien adapte une tenue à sa taille, elle se connecte à
l’Institut Christiana. En guise d’accueil, les sourires

245
usuels et le manque de commentaires lui signalent l’ab-
sence de progrès, puis la liaison avec sa fille s’établit.
« Thilde ? Chérie ? C’est maman », souffle Idunn,
contre tout espoir.
Devant elle, la petite signe, les doigts écartés,
sans paraître enregistrer la présence virtuelle de sa
mère. Sous le casque qui ceinture sa tête, des micro-
capteurs émaillent son front. Avec un frisson, Idunn
s’aperçoit qu’ils descendent le long de la nuque rasée
haut, et qu’ils plongent dans l’encolure de la blouse.
L’éloignement lui permet aussi de remarquer certains
détails qui lui serrent le cœur. La créature qu’elle
voyait encore enfant a grandi, elle basculera bien-
tôt dans l’adolescence, ses gestes dédiés à un espace
en apparence hasardeux sont désormais très assurés,
même si personne ne sait les déchiffrer.
« Mon étrangère », chuchote-t-elle, avant de couper
la communication.
Le technicien de retour lui tend sa combinaison
intégrale, d’un joli bleu vert panaché d’arabesques
grèges, adapté comme elle l’a demandé aux zones
lagunaires. Idunn décide de l’enfiler sans attendre.
C’est un poids plume, une merveille qui parvient à
se faire oublier tant ses microfibres imperméables et
respirantes lui apportent de douceur et de flexibilité.
Pour le moment, Idunn se dispensera juste de coiffer
la cagoule. Elle drape sur elle le peignoir qu’elle a
emporté et sort à grands pas, soulagée de ne pas avoir

246
rencontré Erik. Elle aurait détesté prétendre revenir de
la piscine ou des salles d’entraînement.

Dehors, des rafales l’accueillent. Elle sursaute à


peine sous les gifles de l’eau, étonnée de sentir l’ex-
citation qui la gagne. Ses doigts fourmillent, élec-
triques. Les odeurs d’humus, de sel et d’écorces
trempées l’enivrent. Elle enfourche la motoplane,
regrettant de ne pas entendre gronder la Harley Super
Glide historique de son défunt mari. Pour comble, son
véhicule a détecté la pluie et refermé sa coque au-des-
sus de sa tête dès qu’elle s’est installée. Elle avance
au creux d’une bulle de silence.
Bah ! Hans-Georg est mort de trop avoir adoré la
vitesse, et quant à toi, tu seras bien contente d’appro-
cher de la maison fleur en toute discrétion.
Elle a programmé la moto avec le GPS de son
Nautys et dès qu’elle amerrit au sein des roselières, à
un gros kilomètre de sa cible, Idunn, palmes courtes
aux pieds, se glisse dans l’étang où grenouilles et cra-
pauds, encouragés par le jour assombri, mènent un
charivari du diable. Elle commence à crawler. Elle
craignait de ne pas apprécier le goût de l’étang sur son
visage, elle lui découvre une saveur puissante, saline,
iodée, comparable au goût des huîtres qu’elle aime
tant. Elle se lèche les lèvres. Il y a bien longtemps
qu’elle ne s’est sentie si vivante. S’était-elle enterrée ?

247
Doit-elle à sa menaçante patronne de l’avoir exhumée
de la tombe ?
À l’instant où la maison, très proche, sort enfin du
crachin, une forme bouscule Idunn, qui manque crier
de terreur avant de comprendre qu’elle vient de rencon-
trer une chimère. La bête paraît avoir volé son éclat à
la lune. Pailletée d’argent, on dirait qu’elle sait sa robe
splendide et joue à se faire admirer, cabriolant dans le
clapot.
Tu aurais dû apporter un ballon. Elles auraient adoré
ça.
Trop tard pour les regrets. Et la jeune femme est
bien trop près pour applaudir. Bien trop près pour
tout, d’ailleurs. De peur que l’intérêt de l’animal n’at-
tire l’attention de Surya ou de la domotique, Idunn
décide de plonger sans attendre. Elle a parfaitement
mémorisé la disposition de la coupole immergée et en
trouve sans tâtonner les ouvertures béantes. La lueur
qui provient des étages supérieurs la guide. Alors, elle
ressent de nouveaux frôlements et prend conscience
d’une escorte : la chimère de lune s’est engagée dans
la coupole, rejointe par l’une de ses congénères au
manteau constellé de marques d’un azur étincelant.
Les deux tourbillonnent autour d’Idunn, si vite qu’elles
paraissent flamboyer. La peur saisit soudain la jeune
femme, sa mort se profile, elle commence à manquer
de souffle, puis une terrible décharge électrique la fou-
droie, la délivrant de toute angoisse.

248
Elle venait d’extraire les belles gousses qu’elle
mettrait à confire dans de l’eau prélevée en haute mer
pour renouveler ses provisions d’ail noir et finissait de
désherber les carrés de fruits et légumes des terrasses
supérieures lorsqu’un remue-ménage inhabituel du côté
du bassin alerta Surya. Quel désordre avait enfiévré les
chimères ? Elles s’interpellaient, aboyaient, sautaient
sur la berge et replongeaient, folles d’excitation. Surya
grimaça. Elle croyait deviner la source de leur nouveau
jeu.
Elle attrapa le panier où elle avait ajouté aux têtes
d’ail de jeunes pousses d’épinards, une grosse botte
d’asperges vertes, un chou chinois et de petits oignons
blancs et se hâta de descendre. Il lui avait semblé aper-
cevoir une forme inerte au milieu du plan d’eau. Et si
elle ne se trompait pas, c’était avec ce noyé que les
chimères jouaient.
Elle soupira quand ses soupçons se trouvèrent
confirmés. Elle ne ressentait guère de compassion
pour l’intrus, mais elle n’avait pas la moindre envie de
s’expliquer une nouvelle fois avec les autorités locales.
Dès cette nuit, elle devrait sortir le mort par la coupole
d’immersion et le tracter jusqu’à un point suffisamment
éloigné de l’étang. Et cela n’empêcherait pas l’enquête
ni les tracas qui suivraient. Du moins, on ne pourrait
pas l’impliquer directement.

249
Alors qu’elle approchait du bord, et que Cerrydwen,
Diane et Séléné la rejoignaient et bondissaient autour
d’elle en piaulant, elle se mit à trembler. Le corps téta-
nisé arborait des courbes féminines.
« Maison ! Lumière dans le bassin. »
Les projecteurs s’allumèrent, et soudain il n’y avait
plus de doute, et Surya se passait la main sur le front,
atterrée. Puis elle remarqua le manège des chimères.
Elles s’amusaient certes avec la fille, mais sans jamais
lui laisser le visage immergé. Surya fronça les sour-
cils. Voilà qui paraissait proprement extraordinaire. Les
chimères défendaient la maison comme des chiens de
garde et, jusqu’ici, elles avaient considéré telles des
proies tous les intrus auxquels elles avaient assené une
décharge électrique. Jamais elles ne les ménageaient.
Restait-il un espoir ?
Surya plongea.
Quelques instants plus tard, au terme d’un mas-
sage cardiaque énergique, Idunn toussait le peu d’eau
qu’elle avait absorbée. Surya n’avait pas réussi à chas-
ser les chimères, qui formaient une haie de têtes inté-
ressées, à faible distance, si bien que la résurrection de
la maraudeuse s’accompagna d’un cri de terreur.
Surya fit l’effort de la rassurer.
« Elles t’ont punie, mais ensuite elles t’ont empêchée
de mourir. »
L’attitude naturellement curieuse de ses chimères,
qui leur avait valu quelques déboires au fil des ans,

250
aurait pu expliquer leur comportement bienveillant,
cependant elles ne l’avaient jamais manifesté lors
d’une tentative d’intrusion. Surya s’avouait désorien-
tée. Ses « filles », comme elle avait de plus en plus ten-
dance à les appeler malgré sa conscience du ridicule et
des effets délétères de sa solitude, sentaient-elles que
la biologiste ne les menaçait en rien ?
De nouveau furieuse maintenant que la noyée était
hors de danger, elle détaillait les joues de porcelaine,
le regard aux cils papillotants, la bouche que la peur
blanchissait, la position recroquevillée…
« J’aimerais comprendre. Qu’espérais-tu ? Me
voler ? »
La jeune femme secoua la tête dans un geste horrifié
de dénégation.
« Et quoi, alors ? Je ne me suis pas montrée assez
claire, cet après-midi ? »
Idunn s’assit et enfouit son visage entre ses mains.
« Le message était clair et je l’ai répété, annonça-t-
elle d’une voix blanche. Le problème, c’est qu’on ne
l’a pas accepté et que je suis au fond de l’impasse. »
Surya sauta sur ses pieds. Elle marchait à grands pas
sur la berge, avalant de larges goulées d’air pour se
calmer. Les chimères avaient senti son agitation, elles
accompagnaient sa déambulation de leurs cris. Diane et
Saga, deux des doyennes et les plus empathiques, l’es-
cortaient et se frottaient à ses jambes. Elle s’agenouilla
et se blottit entre leurs encolures. Les chimères pous-

251
saient leurs robes d’une douceur de soie contre sa joue
et cherchaient son regard. Surya leur céda, consciente
qu’elle abandonnerait aussi toute résistance.
Elle se releva sans colère.
« Nous parlerons de cette impasse en dînant. Mon
ventre me rappelle l’heure. Puisque les chimères ne
t’ont pas tuée, tu es mon invitée. »
L’attrapant par le bras, elle la tira vers le séjour de
la maison. La fille trébuchait, et Surya comprit qu’elle
ne parvenait pas à croire à l’embellie. Tant pis. Elle
se contenta de lui fournir l’un de ses grands peignoirs
thermorégulateurs, lui indiqua les toilettes et la planta
au milieu de la pièce. Qu’elle se débrouille ! Elle n’était
pas prisonnière et rien de ce qu’elle pourrait trouver en
fouillant ne lui serait profitable.
Surya faillit changer d’avis, toutefois, quand Idunn
s’approcha de l’escalier où s’étageaient ses masques
Gelede et ses fétiches orishas. Eshu, surtout, la fasci-
nait, peut-être à cause de son espiègle obscénité ou de
ses colliers de cauris. Par chance, si elle le couvait des
yeux, la fille n’osa pas y porter les doigts.
« Yemaya, c’est le nom d’une divinité aquatique afri-
caine, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Oui. L’orisha des eaux salées. Mais pour ma
grand-mère qui m’a donné ce nom, c’était surtout la
contraction des mots yoruba Yeye emo eja. Ça signi-
fie : « La mère dont les enfants sont comme les pois-
sons ». Dès ma conception, elle avait vu mes chimères

252
en rêve et elle clamait à qui voulait l’entendre que je
régnerais sur le vivant. »
Surya sourit, nostalgique, en se remémorant mamou
Célestine, qui n’avait peur de rien et surtout pas de
l’emphase ! Elle guignait du coin de l’œil Idunn, qui
dansait d’un pied sur l’autre, et ajouta :
« Et pour en finir avec mes prénoms, puisque je vois
bien que ça te démange, Surya, le dieu soleil, c’est un
cadeau de ma lignée paternelle indienne. Tendance
hindoue. Reconnaissons à leur décharge que c’est un
prénom très commun chez eux. »
Le pincement familier de la mélancolie la saisit.
Secouant les épaules, elle se concentra de nouveau sur
sa cuisine. Le feu aux joues, elle s’activait, hachait,
râpait, humait, testait. Sereine comme à chaque fois
qu’elle s’adonnait à ces tâches, elle usait du couteau,
de la flamme, des simples, des épices, et ses mains
volaient du plan de travail aux fourneaux.
Pas question d’utiliser le séquenceur. Monter et des-
cendre la gamme des biobriques qu’elle puisait dans
le catalogue des codes de l’ADN avait cessé de l’amu-
ser. Elle savait depuis trop longtemps quelles capsules
de gélifiants et de parfums ou quels nanoémulsifiants
employer pour tromper les palais de ses hôtes ou les
surprendre avec les goûts les plus improbables. Désor-
mais, elle se servait presque exclusivement des produits
de la mer ou des jardins de sa maison. Elle avait appris
à apprécier par-dessus tout la vérité de leurs arômes

253
et leur infinie variété, toujours renouvelée. Cependant,
la tempête et ses courses à Bages lui avaient permis
de diversifier ses menus. Ce soir, elle offrirait à Idunn
la tendreté et la note gastronomique de l’agneau élevé
sous sa mère, cette hérésie écologique de l’alimentation
des gourmets.

Idunn avait d’abord joué avec son assiette, farfouillé


du bout de sa fourchette avant de se décider à goû-
ter. Elle avait replongé l’outil avec plus d’appétence,
dévoré enfin les tuiles au parmesan et les asperges
vertes sur leur lit d’épinards rôtis au thym. Sa bouche
s’étira en sourire gourmand quand elle enchaîna sur les
petites lanières d’agneau dressées en tipi au-dessus de
leur compotée d’ail noir.
« C’est beau », souffla-t-elle.
Surya rit.
« Contraste en ton honneur. Noir et confit comme
moi… Blanc comme l’agneau qui vient de naître. Et
tout aussi ambigu, dans les deux sens. Je suis loin
d’être aussi douce et digeste que les gousses écrasées
pour cette purée. Quant à toi, question pureté, il est loin
le temps où tu tétais ta mère !
— Je n’ai jamais sucé que du plastique.
— Quelle amertume ! Et tu buvais le lait du mal-
heur au berceau, on connaît le refrain. Ce qui te donne
toutes les excuses possibles pour tenter de cambrioler
tes aînés ? »

254
Le beau visage d’Idunn se ferma.
« On ne m’a pas laissé le choix.
— On a toujours le choix ! s’emporta Surya. Même
si Karen t’a menacée, ce dont je doute, tu pouvais
refuser.
— Vous êtes riche ! explosa Idunn en retour. Vous
avez toujours été riche ! Vous n’avez jamais dû che-
vaucher en permanence la vague la plus haute, prouver
jusqu’à l’épuisement que vous étiez la meilleure, la
plus brillante, la plus désirable, vivre avec l’angoisse
incessante d’un déclassement. »
Surya la regarda, étonnée. La souffrance de cette
femme, évidente, lui échappait.
« Et pour ne pas te déclasser, tu acceptes n’importe
quoi ?
— Si vous aviez donné naissance à un enfant que
sa maladie rend unique et fragile, vous sauriez qu’on
accepte n’importe quoi pour le protéger. Oui, si c’était
possible et si ça me permettait de sauver ma fille, je
vous volerais jusqu’à votre dernière chimère. »
Surya secouait la tête, décontenancée. Ce qu’elle
avait appris de l’histoire d’Idunn ne collait pas.
« Explique-moi. Je m’intéressais à ta carrière, à
l’époque où tu as accouché. Dans mon souvenir, l’en-
fant était normale.
— La petite fille normale venait de fêter ses cinq ans
quand son père est mort sous ses yeux. Un accident de
BASE jump. Il adorait l’emmener les jours d’entraîne-

255
ment ou de match. On s’était déjà séparés, je n’arrivais
pas à l’en empêcher. Thilde a vu son père accrocher la
falaise, son parachute en torche qui ne s’ouvrait pas,
l’impact final. Elle n’a plus jamais prononcé un mot.
C’est comme si elle était morte avec lui. Et grâce à
Proteûs, je peux lui offrir un institut où je suis sûre
qu’elle n’est ni maltraitée ni malheureuse. »
Surya tordait la bouche. L’histoire tombait à pic,
si joliment servie pour la manipuler qu’elle devenait
suspecte. Elle subvocalisa à l’intention de l’aya pour
vérification des données avant d’interroger :
« Que disent les médecins.
— TED. Tu sais, l’un de ces troubles envahissants
du développement qui échappent à toute classification.
Certains parlaient d’autisme. D’après eux, le choc
aurait provoqué l’embrasement d’une affection qui ne
s’était pas entièrement déclarée. Rien n’a permis de la
soigner, mais Karen Elysium connaît un neurologue…
— Bien sûr, éclata Surya, sarcastique. Aux moments
critiques de notre vie, nous sommes tous entourés
d’hommes et de femmes providentiels. »
L’aya subvocalisait en réponse. Thilde Andresen
était bien pensionnaire à Oslo depuis quatre ans. Insti-
tut cher et réputé. Les informations concordaient.
Idunn s’était levée et arpentait la pièce, le dos raidi,
le menton tremblant de colère. « Le monde renversé ! »
soupira Surya. Néanmoins, la détresse de la jeune
femme la touchait et elle se décida.

256
« Vous allez m’amener votre fille, Idunn.
— On ne me tutoie plus ? » aboya la biologiste.
Dehors, les chimères aboyèrent en retour, comme si
elles partageaient l’indignation de l’offensée. Sa tor-
tionnaire réprima un sourire.
« Cela dépend de vous. »
Idunn se campa devant elle, bras tendu, index
vengeur.
« D’accord, Surya Yemaya da Matha. Alors, que ce
soit bien clair entre nous. Ma Thilde reste en dehors de
tout ça. Tu ne la verras pas ici, pas question.
— Je te croyais prête à tout pour elle ? Je veux la
voir, j’avais son âge quand mes parents sont morts,
et par ailleurs, malgré ce que tu représentes, je t’aime
bien. Je ne te demande pas grand-chose. Sors-la deux
jours de son foutu cocon.
— Justement ! C’est un cocon, qui la protège. Pour
satisfaire ton caprice, je risquerais l’aggravation de son
état ?
— Décide. Votre avenir est entre tes mains. Si l’en-
fant vient ici, je réviserai peut-être ma position pour
les chimères. »

Pour amener Thilde à Surya, Idunn a choisi un vol


de nuit sur l’aéroscraft Oslo – Lisbonne. Sa ligne de
crédit lui permet ce délicieux confort. Elle lui évite sur-
tout la succession des trains et leurs passagers dont les

257
regards s’élargissent dès qu’ils mesurent l’étrangeté
de Thilde. Pour la même raison, après un dîner tôt
servi dans la cabine, le couple s’est enfermé tout au
long du voyage sans jamais sortir sur les ponts pour
profiter de la faible altitude de croisière et des pay-
sages nocturnes, ou du spectacle des villes lumines-
centes au moment des escales. Blottie contre le dos
de Thilde, le menton calé au creux du cou rasé où elle
n’a pas osé enlever les capteurs, Idunn hume l’odeur
un peu sure de l’enfant. Depuis combien de temps
l’as-tu serrée de si près ? s’interroge-t-elle. Elle s’en-
dort apaisée. Elle aura au moins gagné ces heures
d’intimité avec sa fille.
Après l’escale de Bordeaux, son autoplane de
location lui permet de rallier Narbonne en continuant
d’accorder toute son attention à Thilde. Ses doigts
glissent sur la peau de l’enfant comme sur un tissu
de soie tandis qu’elle chantonne de vieilles chansons
à son oreille. Elle n’est pas payée de retour. La petite
a repris ses jeux étranges sur la tablette de l’institut.
Ses mains signent, comme en apesanteur, cryptiques.
Idunn renonce et commande à son Nautys la lecture
de ses courriels et messages en retard. Proteûs en
rafale. De la reine-mère aux valets, on lui assène cent
mises en garde et conseils. Idunn soupire. Bientôt,
ses doigts bougent à leur tour, mais à la différence
de ceux de Thilde, ils dansent un ballet tristement
ordinaire. La voiture programmée suit les couloirs de

258
circulation, docile, en adaptant son allure aux survols
des zones urbaines autorisées.

Dès qu’elle retrouve le Fairmont Narbonne, Idunn


perd l’assurance affichée plus tôt devant Karen
Elysium. Son sentiment de culpabilité la tenaille.
Qu’est-ce qui lui prend, de s’apprêter à livrer sa fille,
un être sans défense, à ces folles égoïstes ? Et tu pré-
tends plier pour la protéger ? Tu aurais dû envoyer la
damnée présidente au charbon.
Elle gare la voiture et tire sa progéniture de l’habi-
tacle, exaspérée de mesurer une nouvelle fois le poids
qu’elle représente. Poids dans ma vie, poids au bout de
mes bras, pense-t-elle en secouant doucement le corps
inerte. L’enfant voit-elle seulement ce qui l’entoure ?
Les étangs et la mer miroitant au soleil maintenant
que la tempête a cédé ? Les tours du Palais des Arche-
vêques, au loin, qui se dessinent, graphiques au-dessus
du damier des tuiles de la vieille ville ? Entend-elle les
mouettes inlassables crier dans le bleu cru du ciel ? Et
les chauds arômes de résine, d’écorces et d’aiguilles
qui proviennent du bois de pins d’Alep, les sent-elle ?
Au moins, le changement radical de ses habitudes ne
paraît pas l’angoisser. Les thérapeutes prédisaient une
réaction majeure, elle ne s’est pas produite. Ou pas
encore ? Idunn décide de presser le tempo et tire Thilde
vers le hall de l’hôtel. Dont sort un homme au même
instant. La jeune femme sursaute. Elle a reconnu sur-le-

259
champ sa silhouette intemporelle. Pantalon beige flot-
tant au-dessus des bottes souples de guérillero, veste de
cuir brun ceinturée, le garçon ne porte que des fibres et
de la peau naturelles et dégage une impression de bel-
être. Idunn se félicite d’avoir échangé sa combinaison
tapageuse pour un ensemble de voyage Koji Sagara en
étamine de soie gris perle.
« Par tous les dieux, je vous ai crue noyée ! s’ex-
clame Erik Strand.
— Impossible.
— De vous noyer ?
— Que vous croisiez ma route une nouvelle fois.
— Synchronicité. Vous occupiez le cœur de mes
pensées. Que vous apparaissiez, quoi de plus nor-
mal pour une fée ? »
Idunn accompagnerait son rire si les doigts de Thilde
ne commençaient leur ballet aussi vain que gracieux.
Surpris, Erik Strand regarde l’enfant signer.
« Ma fille, annonce Idunn.
— Quelle évidence ! Une autre fée. Elle a sans doute
hérité ces yeux verts de son père, mais pour le reste,
j’ai l’impression de vous voir à son âge. »
Son intérêt s’est de nouveau focalisé sur Idunn, qui
l’embrasserait d’accorder si peu d’attention à la source
de son tourment permanent.
« Pourquoi parliez-vous de noyade ?
— Vous partez sur l’étang en pleine tempête et vous
ne revenez pas.

260
—  Vous m’espionnez ?
— Allons, Idunn ! Il avait été question d’invitation
à dîner, et quand je viens vous chercher, on m’apprend
que vous êtes sortie depuis deux heures en combinai-
son de plongée. Je vous ai attendue en vain, et je me
suis inquiété…
— Pour rien », grogne Idunn, que l’idée de cette sur-
veillance exaspère plus qu’elle ne la rassure.
Le garçon hoche la tête. Avec componction ? Faut-il
toujours que les hommes affectent un rôle d’anges
gardiens ?
« Maintenant, je sais que vous êtes une nageuse
aguerrie. En revanche, il y a trois jours, quand je suis
descendu à l’étang au milieu de la nuit, j’entendais
sangloter le spectre Draugen dans la bourrasque, et je
voyais par intermittence, entre les mailles du rideau de
pluie, sa silhouette décapitée se profiler sur sa moitié
d’esquif.
— Quelle imagination !
— On me l’a souvent reproché.
— Comment connaissez-vous les vieilles légendes
de mon pays ?
— Des vacances à Trondheim, quand j’étais enfant. »
Cette proximité la rassure. Et tout autant qu’il
prenne congé en s’excusant, comme s’il se sentait cou-
pable de l’abandonner aussitôt retrouvée. Non sans lui
arracher la promesse d’un dîner à venir.

261
« Alors, voilà notre phénomène ? »
Idunn regarde Surya tourner autour de Thilde et se
mord la lèvre pour ne pas répliquer. Elle voudrait refer-
mer ses bras sur sa fille et l’emporter, loin de toute
menace. La lèvre ne suffisant pas, elle attrape son
pouce entre ses dents et ronge, ronge. Surya passe ses
doigts devant les yeux de Thilde, les claque, touche
l’enfant et même la secoue sans obtenir plus de réac-
tions qu’avec une poupée de chiffons. Idunn s’aperçoit
soudain qu’elle lui enlève ses capteurs. Elle tente de
s’interposer.
« Tu es folle ! Si les médecins les ont laissés, c’est
qu’ils sont nécessaires ! »
Surya l’écarte sans ménagement.
« Nécessaires pour eux », commente-t-elle en déta-
chant l’enregistreur fixé sous la tunique de la petite,
« pas pour elle. Ils seront privés de données quelque
temps, ça ne les tuera pas. Je vire aussi les patchs.
Puisqu’ils ne servent à rien. Chut, Idunn ! Garde ton
calme. Ta fille ne risque rien. »
Elles quittent la baie d’entrée de la maison, tra-
versent un entrepôt, parviennent à la zone centrale
où s’ouvre le bassin. Sur ses rives, une trentaine de
chimères aux robes miroitantes profitent de l’éclat du
soleil de retour. Elles se tournent avec curiosité vers
les arrivantes, et la frayeur d’Idunn revient en force.
Les animaux avec lesquels elle travaille au labo ne res-
semblent en rien à ces créatures diaboliques, qui ont

262
failli la tuer. Son instinct de mère lui commande de
mettre son enfant à l’abri.
Surya interrompt sa manœuvre et la projette dans
une balancelle, à proximité du bassin.
« Reste à distance », ordonne-t-elle d’un ton qui ne
souffre aucune discussion.
Elle pousse maintenant un étrange cri modulé qui
évoque une sorte de sanglot haletant. Deux chimères
se détachent du groupe et s’approchent. Elles com-
mencent par s’intéresser à Idunn. Mal remise de son
électrocution, la jeune femme se raidit quand elles
posent leurs museaux sur ses genoux. Elles jappent,
lui infligeant leur haleine à parfum de poisson, dressent
la tête, se tortillent, et la couvent de leurs immenses
yeux noirs où la pupille s’étrécit en fente verticale dans
l’intense clarté solaire.
« Elles veulent des caresses, prévient Surya.
— Dommage pour elles, j’aime bien qu’on se lave
les dents », réplique Idunn.
Surya rigole et son invitée se détend. Après tout,
quand elles ne se sentent pas en danger, ces bêtes qui
ont adopté pour lui plaire les couleurs bigarrées de
sa veste-chemise ne se comportent pas différemment
de celles qu’elle connaît. Elle tend la main, gratte le
doux tégument de leur crâne et s’amuse de les entendre
chuinter de plaisir.
« À nous, maintenant ! claironne leur maîtresse. Sul,
Morgane, ici ! »

263
Un nouveau bruit de gorge, et les chimères aban-
donnent Idunn, comme à regret. En trois bonds souples,
elles glissent jusqu’au duo que forment Thilde et Surya.
Idunn les voit se dresser de toute leur hauteur et
commencer à émettre une série de sons où se succèdent
clics et modulations. Thilde signe en réponse.
« En réponse ? » se répète Idunn. Ces gestes auto-
matiques ne peuvent avoir de sens. Elle a rêvé en leur
prêtant une intention. Surya s’est écartée, les sourcils
froncés, l’air concentré.
Toujours debout sur leur puissante nageoire posté-
rieure, les chimères s’arrêtent de chanter et frappent
Thilde du bout du museau. La fillette les attrape par
l’encolure, comme on s’agripperait pour s’empêcher
de tomber, mais les chimères en profitent au contraire
pour l’entraîner au sol, où elles se roulent sur elle en
recommençant à vocaliser sur un ton surexcité.
Idunn se précipite, affolée. Surya l’intercepte. Elle
lutte pour se libérer. Chacune de ces bêtes de plus de
deux mètres pèse cinq à six fois le poids de l’enfant.
« Elles vont l’écraser !
— Elles ne lui feront aucun mal. Tu ne com-
prends pas ? Pour mes chimères, ta fille n’est pas une
énigme. Elles voient en elle une créature infiniment
désirable.
— Les poissons qu’elles dévorent aussi, elles les
trouvent infiniment désirables.
—  Regarde. Tout se passe bien. Ça me stupéfie,

264
d’ailleurs. Je n’en espérais pas tant. Tu entends ce
concert ? »
Suffoquée, Idunn cesse de se débattre. Tournées vers
le trio, les chimères des rives ont adopté la position
de l’arc, tête et queue loin du sol, et se sont mises à
chanter, comme si elles accompagnaient l’étrange bal-
let que dansent leurs congénères. Car il s’agit d’une
danse, la mère se rassure. Bien qu’elle ne comprenne
pas comment ils y parviennent, ces animaux massifs
s’enroulent autour de son enfant sans la blesser. Thilde
a clos ses paupières. Elle se laisse porter, caresser, éti-
rer, passive mais paisible. La scène est calme et belle,
et l’émotion pique les yeux d’Idunn.
La voix de Surya rompt le charme.
« Elle va rester quelque temps », annonce-t-elle.
Idunn secoue la tête, incrédule.
« Impossible ! Ils m’ont demandé de la ramener dans
les trois jours.
— Qui décide ? Toi, ou les foutus médecins ? Et que
venais-tu chercher ici ? Une impasse ? Ou ton avenir et
celui de ta fille ? »
Idunn la toise et pousse un rire amer.
« Tu n’as rien promis.
— Tu es si impatiente ! Je suis coupée de tout depuis
trop longtemps. Quatre ans, comme Thilde, l’as-tu
remarqué ? Laisse-nous reprendre notre souffle. Je n’ai
pas envoyé valser Proteûs juste à cause des pressions
qu’on exerçait sur moi, tu sais. J’ai agi pour le renou-

265
veau après la Pandémie. Je désirais moi aussi participer
à ce courant utopiste. J’ai adoré cette énergie exubé-
rante, l’élan formidable qui a permis l’union de tant
de pays et l’essor des plus démunis – plus personne ne
manque du nécessaire, aujourd’hui, ou c’est acciden-
tel… Et j’aimais que Proteûs soit l’un des acteurs de la
nouvelle harmonie, appartenir à ce grand corps où l’on
se souciait de marier le réel et le rêve. Hélas, ce monde
est devenu effervescent. Le moindre quidam se barde
de capteurs, et il est presque impossible de ne pas se
câbler avec toute une machinerie communicante. J’ai
coupé parce que je ne supportais plus ces interfaces et
ces boucliers mensongers. J’aspire à la vérité de mes
chimères et à la paix de ma maison fleur.
— Vraiment ? crache Idunn. Pourquoi veux-tu ma
fille, dans ce cas. Tu ne crèves pas d’ennui pour y tenir
tant que ça ?
— Idunn, Idunn… murmure Surya en la prenant au
creux de ses bras. »
Elle a blotti sa tête contre son cou, sa peau sent la
cannelle et d’autres parfums plus troublants, ses che-
veux le lilas dont elle a piqué des grappes sur un ban-
deau d’argent.
Idunn frissonne. Elle a rêvé d’un tel moment, onze
ans plus tôt, toutefois l’heure est au conflit et son corps
se raidit.
« Je veux savoir pourquoi mes chimères ont adopté
cette enfant, poursuit Surya dans un souffle. Laisse-

266
nous seules. Deux jours. Cela devrait suffire. Accorde-
moi ce délai. Je prendrai soin d’elle comme si je l’avais
mise au monde. »

Depuis qu’elle a couché Thilde sous la garde


conjointe de l’aya et des oiseaux d’Osanyin, dont les
étincelles et les herbes de vie doivent la protéger de
tout mal, Surya s’interroge. Après le départ d’Idunn,
elle a regardé la petite jouer et se baigner avec les
chimères. Au début, elle surveillait leurs ébats. Elle
ignorait si la gamine avait appris à nager. Il est vite
apparu qu’elle avait dû bénéficier d’une initiation pré-
coce. Sans doute aussi profiter de ces joies à l’institut
Christiana. Son aisance était parfaite sans parler de ses
impressionnantes apnées.
Cependant, dès qu’elle l’a séparée des chimères,
Surya l’a vue se désincarner. Thilde a mangé sans
appétence, avec des gestes d’automate, et lorsqu’elle
a pris sa tablette et s’est remise à signer, Surya ne
l’a pas supporté et l’a montée au lit. La déception la
possédait avec tant de force qu’elle s’est interrogée.
Et si la défiance d’Idunn à son égard était justifiée ?
Qu’espérait-elle, au juste ? Parce que l’amour d’un
jeune phoque qu’elle a sauvé, dans le delta de la rivière
Ouémé, l’a guérie de son chagrin quand elle avait
neuf ans, elle anticipait la même chose pour Thilde
aujourd’hui ? Elle n’était pas autiste !

267
Lorsqu’Idunn appelle du Fairmont Narbonne
pour demander d’un ton plein de confiance si tout
est en ordre, Surya peine à la détromper, et quand
elle s’y résout la réaction désenchantée de la biolo-
giste la blesse plus qu’elle ne l’attendait. D’accord,
ses chimères ne sont pas neurologues, pourtant cela
devrait-il acquitter Proteûs ? Comment cette fille ose-t-
elle se moquer de son conflit avec Karen ? Elle ne com-
prend pas la nature du lien qui l’unit à ses chimères ?
« Mais ce lien, c’est toi qui l’as créé ! s’exclame
Idunn, amère. Le dieu de ces créatures, c’est toi. Les
implants qui permettent la localisation et les alertes à
distance, et tous les mécanismes de protection, encore
toi. Si leurs peaux se corrompent quand on les tue,
c’est bien ton œuvre.
— Plus personne ne les tue pour leurs peaux, jus-
tement, la raisonne Surya. C’était le but. Que les
prédateurs apprennent qu’ils n’obtiendront que des
dépouilles pourries. Ensuite, que les chimères choi-
sissent à qui donner leur mue, ce n’est pas moi qui l’ai
voulu. Leurs caprices m’ont valu pas mal de soucis.
Certains clients ont reparu année après année, sans se
décourager, en pure perte. Je n’ai jamais pu influencer
mes bêtes.
— De simples animaux ne peuvent pas être aussi
empathiques et malins ! s’emporte Idunn. N’oublie pas
que je suis biologiste. Tu interviens forcément. 

268
— Après tout, se moque Surya, de scientifique à scien-
tifique, je peux bien t’avouer l’un de mes secrets. Mes
chimères n’ont pas seulement des génotypes de phoques,
de sauriens et d’anguilles, je leur ai ajouté le mien. »
Idunn écarquille les yeux, stupéfiée. Surya imagine
trop bien les vieilles lectures qui lui reviennent en
mémoire. Prométhée, Frankenstein, le Golem…
« Ne te frappe pas ! lui lance la créatrice d’un ton
badin. J’avais juste envie qu’elles tiennent un peu de
moi. D’ailleurs, quand je disjoncte, je les appelle « mes
filles », c’est dire ! »
Surya surveille Idunn, attentive. Elle a l’impres-
sion d’entendre cheminer sa pensée : le « pharming »
et son cortège d’animaux humanisés existe depuis des
décennies, et les frankenfishs et autres bestiaux réser-
voirs d’organes ou pisseurs de lait maternel ne font
plus couler d’encre depuis des lustres. Alors, comment
quelques cellules pourraient-elles douer les chimères
de conscience ?
Surya voit le visage d’Idunn s’adoucir, ses épaules
et ses mains se détendre. Satisfaite, elle coupe la
communication.

Quand elle se couche, ses yeux la brûlent. Mamou


Célestine lui manque. Elle aurait sorti le plateau de
divination, les seize noix de palme, interrogé Ifa. Surya
s’endort, rêvant des doigts tordus qui tracent les signes
dans la poudre.

269
Un chant la réveille. Des notes tenues, tour à tour
hautes et graves. Elle connaît ce chant, un chant de
mue, un chant de don. Elle s’assoit, incrédule. Impos-
sible ! Il n’y a pas de mue sans préparation, pas de don
sans cérémonie… À moins… Qu’Osanyin me garde !
« Maison ? Où est Thilde ?
— Bassin. Avec les chimères. »
D’accord, comprend Surya qui s’habille en hâte.
Aucune raison que l’aya la prévienne. Seule la chimère
choisit qui bénéficiera de sa mue. Si la présence de
l’acquéreur est requise lors de la délivrance, c’est un
moment de grâce dénué de toute violence. Ses invités
n’ont jamais rien risqué pendant un don.
Pour autant, la situation lui échappe. En admettant
qu’une cérémonie soit en cours, aucune ne s’est jamais
déroulée sans elle. Par ailleurs, les dons se préparent.
Même si l’une des chimères a choisi Thilde, une sorte
d’évidence eu égard à leur comportement de l’après-
midi, comment le don peut-il se produire de façon si
brutale ? En temps normal, il faut des jours avant que
les bêtes se séparent de leur exuvie.
Elle se précipite à l’étage inférieur et suspend
sa course, médusée devant le halo qu’irradient les
chimères. Paupières plissées, elle tente de compter.
Elles sont toutes là, rassemblées dans le bassin. Leurs
robes arborent de fantastiques éclats d’argent et d’or
dont le brasillement génère un dôme de lumière. Elles
tournent en cercles concentriques autour de Thilde,

270
qu’elles semblent porter en triomphe. Leur chant
s’intensifie.
Surya secoue la tête. Impossible. Décidément impos-
sible. Elle dort, elle est en train de rêver. Toutes ses
chimères, ensemble, en délivrance ? Offrant leur mue,
ensemble, à la même personne ? Un tel don ne peut pas
s’imaginer ! Et pourtant…
La gorge serrée, les larmes aux yeux, ses bras pres-
sés contre elle, leur maîtresse se berce. Là-bas, le chant
et la danse s’accélèrent et les chimères forment une
roue lumineuse où les individus deviennent indistincts.
Un seul corps, auquel appartient Thilde, désormais. Y
ai-je encore ma place ? se demande Surya. Elle sèche
ses pleurs d’un geste rageur, furieuse de cette pensée
négative alors que ses créatures lui prodiguent tant de
beauté. Une beauté qu’elle doit partager.
« Maison ? appelle Idunn. Visuel sur les chimères. »

La jeune femme se précipite à la maison fleur dès


qu’elle apprend qui profite du don. Surya s’est gar-
dée d’en avouer l’ampleur. Elle ignore si la biologiste
connaît les protocoles et découvrira à quel point les
chimères dérogent. En principe, les profanes n’assistent
pas aux cérémonies quand elles ne les concernent
pas. On accepte qu’ils y soient conviés, cependant. Il
est même arrivé que des invités soient choisis à ces
occasions.
À l’arrivée d’Idunn, comme si elles se passaient le

271
mot et désiraient la séduire, les chimères adoptent les
tons bariolés de sa robe. Un chatoiement précieux se
répand sur l’eau et la lueur des torchères allumées par
l’aya sur toutes les terrasses s’irise bientôt des couleurs
du prisme.
« Que c’est beau », soupire Idunn.
Surya l’attire dans ses bras et la sent trembler
contre elle. Trop d’émotion ? La sensualité y prend-
elle une part ? Surya découvre qu’elle ne veut pas que
la jeune femme se libère. Serais-tu lassée des robots
de plaisir, ma fille ? Ce sont pourtant des amants sans
complication.
Les boucles blondes d’Idunn embaument le sommeil
et le shampoing à la framboise. Surya y enfouit son
sourire, prise d’un désir d’ogresse : mordre, tondre,
manger la chair en dessous.
« Mais elles se donnent toutes en même temps, tes
chimères ! s’aperçoit la biologiste. D’habitude, c’est
une à la fois, non ? »
La question de la jeune femme tétanise Surya. Rien
ne pourra donc être caché ?
« Oui. Je ne comprends pas ce qui se passe. À moins
qu’elles n’attendent depuis trop longtemps cette céré-
monie. Pour beaucoup, cela se compte en années. Elles
se contentaient de la petite mue de renouvellement
annuel.
— À cause de ton isolement », accuse Idunn.
Surya hausse les épaules.

272
« Sans doute. J’aurais dû trouver le moyen d’y
remédier tôt ou tard. Ça doit expliquer aussi pourquoi
la cérémonie peut intervenir sans préparation. Elles
sont toutes prêtes à muer. Mais elles t’aiment bien,
elles auraient pu te choisir si elles étaient tellement en
manque. Et pas mal de personnes avant toi. Je ne vis
pas tout à fait en ermite. »
Dans le bassin, les lignes mélodiques commencent
à se défaire, les chimères ont cessé leur ronde. Elles
poussent la gamine au bord et l’aident à se hisser. Puis
elles la rejoignent sur la rive et les deux femmes, stu-
péfiées, voient alors la petite parcourir leurs rangs en
flattant leur échine dont le pelage se fend : une reine
adoubant ses sujets. Ensuite, elle s’avance vers sa
mère. Raide et tremblante, Idunn se plaque au ventre
de Surya comme pour y disparaître.
L’enfant se plante devant elle, désigne les chimères
et s’exclame, d’une voix rauque :
« Elles m’ont montré papa, et tu sais où il est,
maintenant ? »
Idunn secoue la tête.
Thilde indique son cœur.
« Là. »
Elle ajoute :
« On n’aura plus jamais froid, tous les deux.
— Oh ! chérie, chérie », murmure Idunn, abandon-
nant enfin les bras de Surya pour serrer sa fille contre
elle.

273
Idunn court sur l’herbe douce semée de myosotis du
jardin d’agrément. L’odeur de miel des genêts en fleurs
l’étourdit. Éblouie, elle regarde les exuvies scintiller
sous le soleil naissant telles de précieuses dépouilles.
Prostrées alentour le long des rives, les chimères, la peau
nue, excoriée, saignante, grognent et jappent et remuent
faiblement. La délivrance du tégument cause un stress
dont elles ne se remettront pas avant plusieurs semaines.
Seule l’une d’elles, dans le bassin, dont la mue n’est pas
encore complète, accepte le poids de Thilde, qui la che-
vauche comme une jeune déesse marine.
Surya, qui a rejoint la biologiste, émet un rire bas,
excité.
« Je ne me trompais pas. Presque toutes ont mué ! »
Idunn hoche la tête, toutefois elle n’a d’yeux que
pour sa fille. Dont toute l’indifférence au monde paraît
avoir disparu. Se peut-il vraiment qu’elle soit guérie ?
Surya suit son regard et sourit.
« Cesse de t’inquiéter. On a pris notre petit déjeu-
ner ensemble, tout à l’heure. Elle parle. Si jamais
elle a souffert d’autisme un jour, c’est de l’histoire
ancienne. »
Comme si la petite les avait entendues, elle s’est
dressée sur la chimère, a sauté sur le bord du bassin,
s’est emparée d’une des peaux. Levant le menton, elle
crie :

274
« Maman, maman, regarde ! »
Elle la drape sur elle et se déplace en tourbillon, si
vite qu’elle semble un arc-en-ciel qui se déploie. On
la dirait aussi devenue chimère, et les bêtes restées à
proximité émettent de puissants vibratos pour l’ac-
compagner. La gorge séchée par l’émotion, Idunn se
demande si elle peut encore considérer cette enfant
comme sienne.
La voix de Surya offre une diversion bienvenue.
« Ce spectacle ravirait Karen. Ta fille a résolu son
problème : l’extrême rareté de ma marchandise. Elle
me pressait de multiplier mes chimères. Elle n’a jamais
admis que leur existence s’oppose à un rendement de
masse. »
L’âpreté de Surya déconcerte Idunn. Elle a pourtant
besoin de savoir. Elle choisit l’interrogation indirecte.
« Que vais-je lui annoncer ?
— À la foutue présidente ? Que lui dois-tu ? Qu’at-
tends-tu d’elle, maintenant que Thilde est guérie ? Ce
miracle ne te suffit pas ?
— Un miracle, tu le soulignes. Que je dois à Karen
Elysium. Sans elle, il ne se serait jamais produit
puisque je ne serais pas venue ici. »
Surya frappe ses oreilles des paumes de ses mains,
les yeux levés au ciel. Un geste on ne peut plus élo-
quent. Idunn insiste.
« Tu la détestes, n’est-ce pas ? Pourquoi donc ?
Proteûs a été l’un des moteurs du progrès. Ce sont eux

275
qui avaient lancé le slogan Changer la vie après la Pan-
démie. Ils avaient mis leur savoir-faire à la disposi-
tion de tous. Avec les autres maîtres d’art, ils voulaient
créer une noria de générosité, provoquer l’avènement
du rêver-vrai, susciter partout le bonheur.
— Karen a changé la donne. Cette femme est un poi-
son. Depuis sa promotion, elle n’a cessé de prendre des
décisions toxiques. Elle prétend renouveler sa clien-
tèle à coups de défilés dans les grands hôtels orbitaux,
tu imagines ? Les trusts cherchent leurs acheteurs en
Afrique, aujourd’hui ! Et en Indonésie.
— Comment écouler ta production, si tu refuses
Proteûs ? »
Surya balaie la question d’un mouvement de la main
négligent.
« Les clients ne manquent pas. Certains prêts à tuer
pour obtenir ces peaux ! Suis-moi, je t’offre un café. Je
torréfie moi-même un petit cru de Colombie. Nectar
garanti. »

Elles viennent de s’installer dans le séjour quand


Surya, sourcils froncés, porte ses doigts à son oreille.
« Maison ? »
Elle se décompose.
« Ils débarquent ? Et tu ne les as pas détectés ? Bon
sang ! Lance un SOS ! »
Elle se rue au fond de la salle, appose sa paume sur
une peinture anodine. Un pan de paroi pivote et dévoile

276
un placard où attendent des armes et leurs chargeurs,
revolvers et fusils d’assaut.
« Tu sais tirer ? » crie-t-elle à Idunn.
Comme la jeune femme, paniquée, secoue la tête,
elle ajoute :
« Tant pis, prends ça quand même ! »
Elle lui jette un HK Elektro.
« Qu’est-ce que…
— On nous attaque, l’interrompt Surya. Autopla-
nes furtifs et suréquipés. Pas des novices. Lourdement
armés. Je ne croyais pas si bien dire, à l’instant, pour
les mues de mes chimères. »
Elle fonce à l’extérieur sans un instant d’hésita-
tion et Idunn se rappelle soudain que Thilde est restée
dehors, à jouer avec ses amies dont les rugissements
assourdissants retentissent. Elle lâche un piaillement
d’horreur et se précipite à son tour.
Deux fourgons de type militaire, mais banalisés,
sont posés sur les rives. L’un d’eux a écrasé l’une des
bêtes. Elle agonise en poussant des jappements déchi-
rants. Agenouillée à son côté, ses bras noués autour
du cou de l’animal, Thilde sanglote.
« Salopards ! » hurle Surya, écumant de fureur.
Six agresseurs, compte Idunn. Plus les deux conduc-
teurs toujours à leur poste. Quatre ont déjà commencé
de rassembler les exuvies et remplissent l’un des
fourgons. Les deux autres, fusils braqués, tiennent en

277
respect la propriétaire des lieux. Idunn n’a même pas
essayé de lever son arme.
Tous ces hommes arborent des visages grossièrement
contrefaits. Les enregistrements de la maison ne permet-
tront pas de les retracer. Idunn s’aperçoit soudain que
deux d’entre eux descendent une rampe derrière le deu-
xième fourgon. Elle frissonne en devinant leur projet.
« Madame da Matha ! appelle l’un des assaillants.
Veuillez nous aider à embarquer deux de vos bêtes, s’il
vous plaît. »
Idunn attendait la requête du géant, pas le ton policé.
Il la terrorise. Elles n’ont pas affaire à un groupe de
voleurs ordinaires. Sous la politesse affichée, elle
pressent une détermination funeste.
« Madame da Matha ?
— Impossible, gronde Surya. Vous devez quand
même savoir qu’elles ne peuvent pas s’éloigner d’ici
sans mourir. À quoi vous serviront leurs cadavres ?
— Bien tenté, ma chère, mais toutes les chimères
voyagent. Et nous désirons analyser les particularismes
des vôtres.
— Justement, elles sont particulières ! Elles meurent
quand elles voyagent.
— Quelle bêtise ! Vous les avez bien transportées de
Roscoff. Ne nous forcez pas à nous montrer violents,
madame.
— Jamais elles n’accepteront de monter dans ce
cercueil !

278
— Des mots définitifs ? »
Surya hoche la tête, enragée.
L’homme se retourne, tend un bras négligent et tire.
Touchée en plein front, l’une des chimères se cabre et
s’effondre, foudroyée. Les effluves de la poudre et du
sang se mêlent, suffocants.
Le cri de déni de Surya retentit, synchrone avec
celui de Thilde, horrifiée. Puis l’enfant se jette sur le
tueur et le bourre de coups de poing et de pieds. Il rit,
l’écarte d’une seule main, la confie à l’un de ses aco-
lytes qui peine à contenir la petite. Elle rue et le couvre
d’imprécations. Terrifiée, Idunn voudrait que sa fille se
taise même si, obscurément, très loin au fond d’elle-
même, son instinct se réjouit de cette vitalité retrouvée.
Puis le géant abat la bête à demi écrasée.
« Et de deux. Elle commençait à me taper sur les
nerfs, celle-là ! »
Les chimères vocifèrent. Certaines rugissent, hors
d’elles, d’autres bêlent, affolées. Elles se pressent et se
bousculent, et obligent leurs assaillants à reculer.
« Pas de décharges électriques ? murmure Idunn
entre ses dents.
— Aucune défense juste après la mue », chuchote
Surya en retour.
Ses lèvres ont disparu, mangées par le chagrin et la
colère, et sur son visage gris les larmes dessinent deux
sillons parallèles.
« Madame da Matha, reprend le colosse qui semble

279
diriger l’opération, j’espère que mon message était
clair. À moins que vous ne préfériez un changement
de cible ? Cette charmante enfant, par exemple ? Bien.
Maintenant, vous me calmez ces bêtes et vous m’en
embarquez deux. Je veux être parti dans dix minutes.
J’abattrai une chimère par minute de retard. Et je ne
plaisante pas. »
Idunn a tant craint pour la vie de sa fille qu’elle
gémit de soulagement lorsque Surya cède au chantage
et s’avance. Elle pousse une succession de cris modu-
lés qui montent et descendent la gamme en adoptant
une sorte de lamento. Quand la complainte se termine,
les chimères se sont assagies. Le leader approuve de
la tête, satisfait. Il désigne ensuite deux des bêtes qui
n’ont pas fini de muer et dont le pelage se fendille du
crâne à la queue.
« Embarquons celles-là, tant qu’à faire. Il vous reste
trois minutes, madame da Matha. J’arrête le chrono
quand elles sont dans la boîte. »
Impossible, se dit Idunn. Il est matériellement
impossible qu’elle y parvienne. Et ce type le sait. Il en
jouit. L’idée du massacre lui plaît.
Pourtant, Surya garde son calme. Campée devant
les chimères sélectionnées, elle module et roucoule et
recule vers le fourgon. Médusée, Idunn voit les bêtes
la suivre, pénétrer à l’intérieur du véhicule, se caler
dans le berceau qu’on leur a préparé. Elle jurerait que
l’installation n’a pas pris plus de deux minutes.

280
« Parfait, grogne l’homme, manifestement dépité.
Je remarque à quel point vous maîtrisez votre chep-
tel, madame da Matha. Nous nous reverrons, soyez-en
sûre. »
Il rejoint ses comparses, et les autoplanes s’envolent.

Dès le départ des agresseurs, Surya pousse un long


cri de rage qui réveille l’agitation des chimères tandis
qu’Idunn accueille Thilde en larmes au creux de ses bras.
« Maison ? Ton SOS ? Les drones ? Quoi ? Intercep-
tion en cours ? Déjà ? Mais qui ? »
Surya secoue la tête, les yeux agrandis de stupeur, se
calme en entendant la réponse de l’aya.
« Ah ? Bon, ceux-là, tu peux les annuler ! »
Néanmoins, Idunn a perçu son regain d’espoir. Elle
l’interroge.
« Osanyin nous garde ! J’aimerais comprendre. On a
reçu du secours, oui. Un autoplane privé les a pris en
chasse presque au décollage. Providentiel, non ? Sur-
tout quand j’apprends ce que nous annonçait la police
locale : pas d’arrivée sur zone avant quarante minutes !
L’autoplane appartient à Erik Strand, le neveu de Karen
Elysium. Je trouve la coïncidence troublante.
— Le neveu de la présidente ? répète Idunn suffo-
quée. Il prétendait être avocat.
— Il l’est. C’est sa carte de visite officielle et ça n’a
rien d’un chiffon de papier. Il gagne tous leurs procès.
Comment l’as-tu rencontré ?

281
— Je ne cesse de croiser la route de ce charlot
depuis Paris.
— De plus en plus troublant… »
Idunn se mord la lèvre, dégoûtée d’avoir cru sincère
le beau parleur quand elle était évidemment manipulée.
Ce revers la perturbe, et lorsque son Nautys lui signale
une communication, elle l’accepte sans réfléchir.
Le visage d’Erik Strand apparaît. Par chance, Idunn
laisse en permanence son appareil en accès restreint,
si bien que l’avocat n’accède qu’à une image virtuelle
et lisse d’elle-même dans un cadre aussi agréable que
neutralisé.
« Pourrions-nous échanger en direct ? demande-t-il.
Et Surya voudrait-elle participer ? Cela la concerne.
— Pourquoi ne pas appeler son Nautys ou sa mai-
son ? grogne Idunn.
— Elle a changé récemment tous ses codes, et je
n’en ai aucun.
— C’est vrai », concède Surya qui balance ses
épaules, ironique.
Elle semble très satisfaite d’avoir mis en difficulté
le cadre de Proteûs. Néanmoins, elle fait signe qu’elle
valide le lien. Idunn ouvre l’accès. La projection qu’en-
voie Erik Strand montre l’un des fourgons englouti
jusqu’au toit dans l’étang, non loin de roselières.
« J’ai abandonné la poursuite de l’autre véhicule,
développe le garçon. Le scan IR de mon auto m’avait
indiqué le contenu de celui-ci. J’ai préféré tenter de

282
sauver vos chimères. Elles n’ont pas souffert de l’amer-
rissage forcé. Pas plus que vos pillards, hélas. Ils ont
réussi à s’enfuir. La berge était proche. Le temps que
je libère les bêtes, ils avaient disparu.
— Seigneur ! » souffle Surya.
Le soulagement couvre ses joues de larmes.
« Expliquez-nous comment vous répondez si vite au
SOS d’une maison sans posséder ses codes », interroge
Idunn qui ne parvient pas à maîtriser l’agressivité de
sa voix.
« Un SOS est lancé sur toutes les fréquences, rit Erik
Strand. Et chez Proteûs, on m’avait chargé de veiller
sur vous.
— Veiller, ou me surveiller ?
— Tout le monde n’approuvait pas les méthodes
de Karen, vous savez ? La présidente a été désavouée.
Ensuite, quand les satellites ont trahi l’extraordinaire
mutation collective de vos chimères, cela nous a mis
en alerte. Nous étions inquiets. Je m’en veux beaucoup
de ne pas avoir pris de mesures plus rapides. Avez-
vous subi des pertes ? Je ne parle pas des peaux, dont
la valeur est inestimable, bien sûr.
— Ils ont tué deux chimères, soupire Idunn.
— Mon Dieu ! s’exclame le garçon, qui semble
sincèrement catastrophé. Nous allons lancer toutes
nos forces pour essayer d’identifier ces bouchers. En
attendant, Surya, nous pourrions vous offrir une pro-
tection. Sans condition. Apprenez en tout cas que si

283
vous souhaitiez revenir chez Proteûs, la présidence
vous laisserait travailler à votre gré. Plus jamais
d’interférence. »
Idunn hausse les épaules.
« Ces paroles ne vous engagent pas à grand-chose,
monsieur l’avocat.
— Oh ! mais si, rectifie Erik Strand d’un ton amusé.
Le conseil de surveillance vient de se réunir. Saluez le
nouveau président de Proteûs ! Lui ferez-vous la grâce,
Idunn, d’accepter enfin son invitation à dîner ? »
Abasourdie, la jeune femme acquiesce.
« Surya, vous joindrez-vous à nous ? »
À cet instant, dans un impétueux bruit d’éclabous-
sures, deux chimères ruisselantes jaillissent du bassin,
se hissent sur la berge et s’ébrouent, en même temps
que craque leur pelage et qu’elles se tortillent pour
s’extirper de leur exuvie.
Erik Strand lâche un grand rire heureux.
« On dirait bien que voilà vos vagabondes. Je vous
abandonne. À ce soir, mesdames ! »

Idunn a laissé Surya courir jusqu’à ses bêtes, les


étreindre, sangloter de joie. Elle a retenu Thilde qui
voulait prendre sa part des retrouvailles. Elle l’écarte
encore au moment de la procédure de deuil et l’envoie
jouer avec les animaux survivants. Les chimères tuées
vont passer en cuve d’équarrissage. Elles alimenteront
la biomasse de la maison. Certes, sa fille semble avoir

284
recouvré sa santé mentale, mais elle a déjà bien assez
côtoyé la mort.
« Que penses-tu de la proposition d’Erik ? demande-
t-elle à Surya après qu’elles ont glissé les deux
dépouilles dans l’émissaire de recyclage.
— Qu’elle tombe un peu trop à pic. »
Idunn la regarde, incrédule. Elle ne peut pas ima-
giner que la créatrice résiste à sa chance. Qui ne vou-
drait bénéficier à sa guise d’un environnement sécurisé
autant que pacifié ? Et surtout, qui refuserait de parta-
ger son savoir quand le maître mot de la nouvelle ère
est devenu la générosité ?
« Que crains-tu, en réalité ? chuchote-t-elle. Tu es si
belle, si puissante, tu apparais si déterminée… Pour-
tant, tout au fond de toi, j’entends claquer des dents une
petite fille morte de peur. Est-ce que le moment n’est
pas venu de se rassurer ? De reprendre confiance ? »
Elle la prend dans ses bras et sent trembler contre
elle le grand corps à l’odeur d’algues et de vanille. A-t-
elle eu tort d’oser ce geste ? Surya se dégage. Elle frotte
machinalement son caftan maculé de sang, s’avance
vers le bassin, vacille un instant sur le bord. Puis, d’un
mouvement résolu, elle enlève le vêtement souillé, se
glisse à l’eau et se laisse couler.
Idunn suspend son souffle. Un réflexe idiot : elles
plongent toutes les deux depuis si longtemps…
Mais elle respirerait mieux si Surya semblait moins
déprimée.

285
Dans une énorme gerbe d’eau, Thilde, qui croit
sûrement à un jeu, saute à son tour, disparaît et ne
reparaît pas.
D’accord, en déduit Idunn, elles ont décidé de
gagner l’étang par la coupole ; je n’ai plus qu’à les
rejoindre. Non sans appréhension, elle s’enfonce
dans les profondeurs. Pas de risque d’être frôlée par
une chimère, aujourd’hui. Affalées sur les rives, elles
récupèrent du stress de leur mue.
Elle sent alors une tête s’insinuer entre ses jambes
et manque ouvrir la bouche pour crier de terreur. Puis
une main saisit sa main, elle reconnaît l’expression
hilare de Thilde et elle se laisse entraîner.
« C’est malin, grogne-t-elle à l’adresse de Surya
quand elles font surface. Vous m’avez givrée de peur.
J’espère que te rafraîchir les idées t’aura permis de te
déterminer ! »
Surya se met en planche, bras écartés, béate, aussi-
tôt imitée par Thilde.
« Regarde ce ciel, la qualité de ce bleu lavé par la
tempête, goûte le sel que la lagune a déposé sur ta
peau, respire son parfum, cette odeur surchauffée de
soleil, pourquoi voudrais-je abandonner tout ça ?
— Pourquoi l’abandonner ? Tu pourrais dicter
tes conditions. Continuer à vivre dans ta maison
fleur, mais près d’un ou de plusieurs labos. Et tu
pourrais aussi exiger la fondation d’instituts où de
jeunes autistes auraient la possibilité d’approcher tes

286
chimères. Qui sait ? Peut-être faudrait-il plusieurs
séances ? Mais imagine si ces créatures fabuleuses
arrivent à guérir les enfants. Proteûs et toi, vous ne
seriez plus seulement calliphores ! Vous ajouteriez le
soin à l’extrême émotion esthétique. Même si la rareté
des peaux les réserve toujours à peu d’élus, leur des-
tination cesserait d’avoir pour seul but le luxe et la
beauté ! »
Surya flotte, extatique, et le silence s’éternise.
Idunn commence à désespérer quand Thilde se dresse
et entonne un chant étrange :

Ymoja de la grande rivière


Yemaya de la grande mer
Ma belle dame des eaux
Entends-tu mon appel ?
Charge ma vie de fruits, Yemaya
Exauce mes désirs, Ymoja
Ma belle dame des eaux
Écoute mon appel !

La scansion des mots assurée, les mains de l’enfant


levées dans un geste d’offrande, son visage recueilli,
tout concourt à magnifier l’instant. Des larmes piquent
les paupières d’Idunn. Qu’importe tout le reste, Thilde
est guérie.
« Joli », commente Surya.
Elle tend un bras et attrape Idunn par le menton. Ses

287
yeux bruns où luisent des paillettes dorées scintillent
d’ironie.
« J’accepterai à mes conditions : ta fille devient ma
pupille. Je m’occupe de son éducation. Je la forme en
bio et transgénèse… quand il sera temps, et si elle y
consent, bien sûr. Elle prendra ma succession. Cette
petite réputée autiste, je la devine empathe avec mes
bêtes tout comme je l’étais moi-même à son âge. Je
pressens un gros potentiel et je n’ai pas envie de le
laisser filer. Quelque chose à redire ? »
Trop émue pour parler, Idunn présente sa main,
paume en l’air, Surya la claque pour sceller leur accord.
À cet instant, Diane saute dans le bassin en cornant
d’une voix rauque comme si elle avait bien l’intention
d’annoncer qu’elle participe elle aussi à ce pacte.
Les trois filles éclatent de rire.

Joëlle Wintrebert

288
Les nouveaux mots du luxe

Voici, à titre d’exemple, quelques entrées du néoluxe


dans le dictionnaire que publie, tant sur papier qu’en
ligne sur Internet, le groupe d’édition multinational
Lexifrench, dont le nom scandalise tout autant que le
ridicule « Made in France », qui défend, en anglais, la
production française.

ARTIFACTUM, nom masculin.


Est emprunté à une expression latine signifiant
« créé par une activité, une technique, un savoir-
faire humains ». Le mot s’oppose à naturel et aussi
à industriel. Les produits de luxe étant devenus les
seuls à pouvoir refléter une créativité artisanale per-
sonnelle, ce latinisme a pris un sens différent de
celui du mot savant artefact, pris à l’anglais au début
du x x e siècle, d’abord en médecine, pour désigner
tout effet provenant d’une intervention humaine,
puis en archéologie, en préhistoire, où l’on doit
distinguer les artefacts, produits d’une technique

289
humaine (par exemple des silex taillés), des formes
naturelles.
On aurait pu franciser ce mot en artefait ou artifait,
mais on a préféré la forme latine.
E x e m p l e  : Les artifacta (ou artifactums par fran-
cisation) sont ces objets, ces œuvres, ces services
qui résultent d’un travail d’art ; ils manifestent une
créativité, une innovation et un caractère spécifique,
personnel et authentique ; ils conservent les traces
de l’acte individuel de création par rapport à la
perfection apparente et morne de la reproduction
industrielle.

BEL-ÊTRE, nom masculin.


De bel, forme de beau, et être, sur le modèle de
bien-être.
Ce composé, apparu dans les années 2050, désigne
l’état objectif, traduit par des sensations et des appa-
rences esthétiques, qui correspond à la subjectivité
du bien-être.
E x e m p l e  : Au-delà de la beauté physique, carac-
tère naturel, génétique, le bel-être instaure un statut
particulier et sensible à tous de l’être, qui fait de
son détenteur un individu porteur de beauté, tant
naturellement que par un effet de l’art ; le luxe est
nécessaire pour accéder au bel-être.
Ce mot est très courant en français du Québec.

290
CALLIPHORE, adjectif ; CALLIPHORIE , nom
féminin.
Mots formés des éléments grecs signifiant « beau »
(kallos) et « qui porte » (du verbe pherein).
L’adjectif qualifie ce qui porte, transmet de la
beauté, quelle que soit sa nature, et le nom désigne
cette action par laquelle le beau est transmis.
E x emple  : Les actes, les objets, les œuvres et leurs
auteurs peuvent être dits calliphores lorsqu’ils sont
capables de transmettre toutes sortes de sensations
et d’émotions esthétiques ; c’est l’honneur des pro-
ducteurs de luxe d’être considérés comme étant
calliphores. La calliphorie est le fait de l’art et des
artistes, de certains artisans et de leurs artisanats, et
-phore, dans ces mots, peut représenter la diffusion
et le commerce.
Ce n’est pas un hasard si euphorie, du grec eu-,
« bon », et du même -phorie, est un mot du bien-être,
parfois du bel-être, et du bonheur.

C.M.C. ou CMC , nom masculin.


Sigle de Cercle mondial de connaisseurs, expres-
sion apparue dans les années 2010-2020, lorsque
des groupes d’amateurs, grâce à l’informatique,
purent se réunir où qu’ils résident pour confronter
leur expérience, notamment à propos des produits
de grandes marques de luxe.
E xemple  : Les membres des C.M.C. (ou CMC) sont

291
de toute nationalité, de toute origine ethnique, de
toute culture, des deux sexes, de tout âge (excepté
pour les produits réservés aux adultes, comme les
vins et alcools) ; c’est le statut d’amateur éclairé, de
connaisseur passionné, qui les réunit.

EXTASIE, nom féminin.


Paraît nouveau par rapport à extase, mais il consti-
tue en réalité un retour à la première forme de ce
mot très ancien. C’était, du x i i i e au x x i e siècle, un
terme religieux, pris au latin, pour désigner un état
mystique où le sujet a la sensation de sortir de soi-
même, ce que dit le verbe grec d’où vient ce mot :
ex-histonai, « placer en dehors ». L’extase religieuse,
pratiquée par les grands mystiques, est un ravisse-
ment qui élève l’âme et la rapproche de Dieu.
Or, depuis quelques décennies, les progrès des neu-
rosciences ont pu aboutir à des méthodes capables
de provoquer, chez l’utilisateur de produits « imma-
térialistes » (voir ce mot) issus des marques de luxe,
des émotions autrefois inaccessibles. Laïcisée par
rapport aux extases, l’extasie crée un état de plai-
sir où les sensations habituelles sont transcendées,
selon le rêve de maint poète du passé, par exemple
Rimbaud.
Le mot, cependant, ne peut être confondu avec
l’anglicisme ecstasy, désignant une drogue qui fut
en vogue vers la fin du x x e siècle, et qui créait une

292
situation artificielle, dangereuse et addictive, une
fausse « extase ».

FORMOSE, adjectif.
Emprunté vers 1065 au latin formosus, il rappelle
que le mot de la beauté physique, dérivé de forma,
« la forme », en était venu à désigner aussi l’élé-
gance. L’adverbe formose signifiait « de manière
élégante, charmante ».
Conformément à son étymologie, formose, par rap-
port à beau, belle, apporte une idée d’élégance natu-
relle et de charme. On dira par exemple : cette robe,
cette décoration sont non seulement belles, elles
sont véritablement formoses, ou il a su donner à son
appartement un air, un caractère formoses.
Le mot est littéraire, sinon précieux, ce qui va bien
à sa signification. On emploie aussi le superlatif for-
mosissime, dont l’équivalent existait en latin – ainsi
que le nom féminin formosité.

IMAGIQUE, adjectif.
Mot-valise mis à la mode assez récemment, où
l’adjectif magique est en partie absorbé par l’idée
d’image. On risque de le confondre avec un dérivé
en -ique d’image.
Par ce mot, ce qui est à la fois imagé, de la nature
de l’image, et magique, dans son sens fort, revêt une
qualité sensible, à la fois visible et spirituelle. Sans

293
atteindre le mystère du mage, mot venu de Perse,
passé par le grec et le latin, le terme latin imago est
plus riche que son descendant français ; il désignait
toute apparence, réelle ou fantasmée, y compris
celles des esprits, apparitions et fantômes. Le plu-
riel latin imagines se disait aussi des « figures » du
discours, par exemple des métaphores, qui en effet
« font image ». On pourrait dire, avec un élément
tiré du grec, qu’elles sont imagiphores. C’est ainsi
que ce mot, à la descendance fascinante, de l’imagi-
nation à l’imagerie et à l’imaginaire, était fait pour
rencontrer les prodiges de la magie.
Tout ce qui est ou qui fait image et qui, par l’effet
de l’art, produit de la transcendance et du rêve peut
être qualifié d’imagique. Les images sont alors les
signes d’un règne au-delà des apparences, tout en
étant bien réelles ; ceci les rapproche des effets du
luxe, tel le rêver-vrai.
R e m a r q u e  : on ne confondra pas ce mot avec le
franglais e-magique qui concerne soit une « magie »
supposée de l’Internet soit les contenus de l’univers
numérique qui concernent la magie, et qui relèvent
parfois du charlatanisme.

IMMATÉRIALISTE, adjectif.
Tiré de immatériel il y a une quinzaine d’années, cet
adjectif a été formé à propos des recherches menées
par certaines industries du luxe afin de pouvoir

294
transmettre, par voie virtuelle, de nouvelles sensa-
tions évoquant des substances rares et précieuses.
E x e m p l e  : Les techniques et les procédés immaté-
rialistes sont destinés à créer des environnements,
des plaisirs où interviennent les sources d’émotions
les plus exceptionnelles, trop rares pour être direc-
tement accessibles.

INSTÉTERNEL, ELLE, adjectif.


Mot-valise formé sur éternel avec le substantif ins-
tant. Ce dernier représente un ancien adjectif signi-
fiant « imminent », venant du latin, où il représente
le verbe in-stare, qui marque le rapprochement.
D’où le sens de « petitesse dans le temps », dont le
contraire est la durée sans fin de l’éternité. Or, l’un
des grands paradoxes du luxe est qu’il produit des
sensations immédiates au moyen de pratiques héri-
tées et de méthodes éprouvées, qu’il crée des objets
durables pour transmettre des émotions vives et
fugaces, qui sont à renouveler constamment, qu’il
sait se prolonger dans la durée tout en innovant dans
l’instant.
Dans ce composé, l’idée d’éternel est métapho-
rique et n’exprime que la longue durée à l’échelle
humaine, ou bien la longue mémoire des instants
luxueux. On parlera ainsi d’un repas ou d’une soirée
instéternelle, ce qui dit plus que « mémorable ». Le
mot peut se substantiver : l’instéternel est une caté-

295
gorie dans le luxe qui peut aller de la restauration
à la joaillerie, des objets durables et valorisés par
leur référence au passé jusqu’aux émotions dignes
de mémoire.
On remarquera que cet emploi de l’adjectif éter-
nel constitue un retour aux origines, car le latin
archaïque aeviternus « qui dure toute la vie », de
aevus, « l’âge, la durée de vie », est devenu plus tard
aeternus, prenant valeur absolue, puis religieuse. En
dernière analyse, l’éternité vient de l’idée de « durée
de la vie humaine », et non de « temps sans fin ».
Or, cette vie n’est qu’un instant, la sagesse antique
n’a cessé de le rappeler. Ainsi, un composé récent,
exprimant un paradoxe apparent, celui même du
luxe, peut révéler le réel même.

INTIPLANÉTAIRE, adjectif.
Exprime, de manière assez lourde (on aurait pu pré-
férer intimondial, ale, aux), un autre paradoxe du
luxe : celui de créer des émotions et des plaisirs per-
sonnels, intimes, et d’avoir pourtant valeur univer-
selle, la référence à la « planète » suggérant que les
établissements humains hors de la Terre, qui sont
encore exceptionnels et expérimentaux, n’ont aucun
impact sur la perception planétaire, terrestre, de
l’habitat humain, quoiqu’en disent les médias.
Formé sur intime et planétaire, ce mot qualifie le
caractère à la fois humaniste, universel sur le plan

296
humain, et personnel, intime, des émotions et des
plaisirs, ce caractère étant réalisable par l’élabora-
tion du luxe.
E xemple  : Les réalités intiplanétaires sont rarement
naturelles, plus souvent culturelles, impliquant l’art
et les techniques du luxe.
Le mot est plus général, plus abstrait que proximon-
dial (voir ce mot).

NOVENTIQUE, adjectif et nom masculin.


Ce mot est formé sur le radical nov- de innover et
de nouveau, et sur la finale de l’adjectif authentique.
Ce mot transmet — concurremment avec innoven-
tique, qu’on a trouvé trop long et qu’il a pratique-
ment éliminé — l’idée d’une association intime
entre l’innovation, la nouveauté, d’une part, et, de
l’autre, l’authenticité, fondée sur une tradition de
savoir-faire hérité et sans cesse amélioré.
E x e m p l e  : Un objet, une prestation noventiques
réconcilient les notions de patrimoine et d’avant-
garde. La recherche du noventique est fondée sur
une créativité personnelle associée à des talents
hérités et renouvelés.

ORBIQUITÉ, nom féminin.


Il est formé d’après ubiquité sur le latin orbs, orbis,
« cercle », terme d’astronomie employé notamment
à propos du cercle du zodiaque et dans l’expression

297
orbis terrae, « le cercle de la Terre », alors opposée
à globus, « la sphère », dans la croyance à une Terre
plane. Le mot latin est encore perçu en français par
la formule vaticane de la bénédiction papale « urbi
et orbi », « de la Ville (Rome) et de la Terre ». Quant
à ubiquité, ce mot vient du latin ubique, « partout »,
pour exprimer en théologie l’une des propriétés
divines, celle d’être présent partout à la fois, ce qui
donne à la notion un caractère absolu et universel ; la
philosophie du x i x e siècle y a ajouté la notion tem-
porelle d’uchronie.
Cependant, si l’on veut parler d’une présence simul-
tanée, non pas abstraitement, mais sur « la Terre des
hommes », le substantif orbiquité peut convenir,
ainsi que son dérivé orbiquitaire.
E x e m p l e  : Obtenir l’orbiquité, pour une œuvre
ou un objet reproduit industriellement, est l’un des
objectifs des artisanats du luxe.

PROXIMONDIAL, ALE, AUX, adjectif.


Il est un composé de proxi-, du superlatif latin proxi-
mus, « le plus proche », et de mondial. Proxi- est
connu grâce à proximité, emprunté au latin, bien
qu’on n’emploie pas proxime, se contentant de
proche.
Ce qui est au plus près peut paradoxalement appar-
tenir à la catégorie de l’universel humain, dans le
milieu favorable à la vie qu’est la planète Terre,

298
grâce à un certain ordre qui se distingue du chaos et
s’y oppose ; tel est le sens du mot latin mundus, qui
correspond au grec kosmos, passé en français et en
d’autres langues au sens d’« univers ».
L’idée de « proximité mondiale » résume la condition
de l’être humain vivant, à la fois individu, personne,
enfant, adulte, vieillard, homme et femme, représen-
tant(e) d’une espèce animale du groupe des mam-
mifères primates. Dans l’expérience concrète, c’est
l‘individualité, la personnalité qui est ressentie et
vécue. Faire surgir l’universalité humaine, en dépit
des pulsions de défense et d’agressivité, en dépit des
ignorances et des préjugés, est une tâche difficile :
la science et la philosophie s’en chargent, à côté de
l’art, de la littérature, de la poésie, de la musique et
sur le plan du concret, des activités de développe-
ment et de partage du luxe, étroitement liées à celles
de la création et de la sagesse. C’est cette trajectoire
double, de la personne unique à l’humanisme total,
qu’exprime cet adjectif en usage depuis quelques
années.
E x emple  : Les ouvrages, les objets proximondiaux
sont nécessaires à la prise de conscience de l’uni-
versel humain ; ils concrétisent la nature proximon-
diale du plaisir et des sensations qui correspondent
au luxe de la vie.

299
RÊVER-VRAI, nom masculin.
Il est composé de l’infinitif du verbe rêver et de l’ad-
jectif vrai pour exprimer le désir et le besoin de faire
accéder chacun à ce qui semblait être du domaine de
l’inaccessible, dans le registre agréable.
E x e m p l e  : L’artisanat et l’industrie du rêver-vrai
correspondent d’assez près à ceux du luxe. Le rêver-
vrai est réel, perceptible, sensible ; ce n’est pas un
songe, mais la concrétisation du virtuel.
Le mot est collectif ; il s’applique à une catégorie
d’objets et de services. De ce fait, il ne désigne pas
une chose particulière et on ne l’emploie pas au plu-
riel, ce qui économise un problème d’orthographe
délicat.

Formés sur le mot luxe lui-même, plusieurs


composés récents sont apparus : INTERLUXE et
INTRALUXE, avec leurs adjectifs, s’appliquent res-
pectivement à ce qui concerne les activités propres du
luxe (intra-), et à ce qui est relatif aux relations entre
le luxe et certains domaines voisins, tels le confort, le
divertissement, la restauration et les aliments simples
et de qualité… (inter-).
TRANSLUXE insiste sur le caractère de diffusion et
de transmission que revêtent de plus en plus toutes les
activités qui produisent du luxe. Quant à PÉRILUXE,
ce nom définit, de manière imprécise, l’ensemble des
productions voisines du luxe sans vraiment l’atteindre.

300
Dans la mesure où cela suppose des jugements de
valeur, qui peuvent être polémiques et sont toujours
subjectifs, le mot est dangereux, ce qui, on s’en doute,
ne l’empêche pas d’être à la mode : « Tu as mangé,
logé chez Untel ? Ce n’est pas le luxe ; à peine du
périluxe ! » Le PANLUXE, lui, est un luxe de nature
universelle.
Du côté des dérivés, un verbe LUXIFIER signifie
« donner à un produit un caractère de luxe » en l’amé-
liorant et de manière que toujours plus de consom-
mateurs privilégient le « moins, mais mieux » sur la
quantité.
Un composé serait utile pour désigner la pédagogie
du luxe : la LUXAGOGIE.

Alain Rey

301
POSTFACE
La fabrique de l’utopie

Cet ouvrage est le résultat d’un défi que se sont


lancé les maisons françaises du luxe : imaginer un ave-
nir optimiste, construire une utopie collective, Rêver
2074.
2074, dans soixante ans, à quel monde rêvons-nous
d’avoir donné le jour en dépit des Cassandre qui tous
les jours apportent leur lot d’annonces sinistres ? Et
qui mieux que le luxe, cette industrie du rêver-vrai qui
caractérise la France depuis le Moyen Âge, peut appor-
ter aujourd’hui l’optimisme nécessaire à la construction
d’un monde meilleur demain ?
Depuis 60 ans déjà, les maisons françaises du luxe
ont appris à penser ensemble dans le cadre du Comité
Colbert. Elles se cooptent au sein de l’association alors
même qu’elles sont concurrentes au-dehors. C’est de
cette tradition d’échanges, de respect mutuel, de cet
usage de frottement des uns aux autres qu’a jailli l’étin-
celle qui embrase les pages que vous venez de lire.
L’aventure de La fabrique de l’utopie a débuté en

303
avril 2013 dans chacune des maisons qui a élaboré son
propre rêve pour 2074 et l’a exprimé sous la forme de
5 mots, une image et un court texte destinés à nourrir
la réflexion collective.
Ce corpus de près de 250 mots distincts, d’une cen-
taine d’images et de textes, partagé par tous, a ensuite,
de septembre à décembre 2013, été analysé, discuté,
enrichi au cours de dix ateliers de La fabrique menés
dans chacune des instances de réflexion du Comité
Colbert.
Pendant ce temps, six auteurs de science-fiction et
un compositeur s’immergeaient dans les coulisses du
luxe afin de mieux en saisir la réalité, les tensions, la
créativité et l’enracinement dans la culture française.
Cette immersion leur permettait d’appréhender les
paradoxes qui forment l’essence du rêve en marche au
sein de La fabrique.
Ces journées partagées dans le monde sensible des
maisons ont aussi constitué une expérience d’une autre
nature : celle de l’élaboration d’une œuvre collective
où la personnalité de chacun est respectée en se fondant
en celle des autres pour modeler un fruit tout à la fois
bien propre et œuvre commune.
Le dixième atelier de La fabrique de l’utopie qui
réunissait les présidents des maisons et institutions
membres du Comité Colbert a résumé ainsi les grandes
lignes de l’utopie collective du luxe français :
Habité de paradoxes, le luxe en 2074 tire sa créati-

304
vité de la tension que ceux-ci génèrent : initiateur du
goût / durable ; local / mondialisé ; intime / social ;
sur-mesure / partage ; matière / immatériel…
Porteur de valeurs humaines, le luxe s’assigne un
rôle important dans la société en 2074.
Il a un devoir de transmission : transmission de
savoir-faire, de valeurs, du goût français, au plus
grand nombre.
Il a un devoir d’intelligence : donner un sens à ce
que l’on fait, provoquer le désir de connaître.
Et il a un devoir de connexion, « nouer » les uns avec
les autres, les amateurs, les mains de l’artisan à celles
de l’utilisateur, les collaborateurs… Installant ainsi
une complicité.
Le luxe se retrouve dans le partage, l’altruisme, un
avenir de métissage. Dans le même temps, contrepoint
à la mondialisation, à l’accélération du monde, il est
garant d’authenticité, de singularité, un espace de
bien-être individuel. Les ruptures qui l’affectent sont
davantage sociologiques (changements de mode de vie,
de mode de pensée…) que technologiques.
Plus que jamais, en 2074, le luxe se définit par son
souci de l’esthétique.
Beauté, élégance – des gens, des objets, des esprits,
des comportements – sont constitutifs du luxe et la
transparence accrue de la société lui donne de ce point
de vue là un rôle d’exemplarité éthique et esthétique.
Ceci implique une exigence toujours aussi forte : assu-

305
rer une qualité de réalisation sans cesse supérieure –
comme on le constate depuis le xvii i e siècle – et rester
au service de l’émotion esthétique.
La tension entre matière et immatériel, dans un
environnement qui s’est largement dématérialisé est
au cœur de ce qui constitue le luxe en 2074.
La matière est l’élément possible de rupture pour
le luxe : la pénurie de matières premières de qualité a
été le premier moteur d’innovation pour développer de
nouveaux matériaux ou développer de nouvelles pro-
priétés aux matériaux connus, de nouvelles manières
de les travailler pour en utiliser moins…
Mais s’il s’appuie toujours sur les « belles
matières », le luxe se veut innovant dans sa part d’im-
matériel : il est avant tout inventeur de rêve en 2074. Il
est donc à l’origine d’expériences sensorielles souvent
dématérialisées et c’est pourquoi il est depuis long-
temps attentif à l’évolution des sens et à l’adaptation
de l’homme à son environnement.
A l’aise au sein des paradoxes, le luxe continue
à travailler la matière mais voit son avenir dans la
valeur immatérielle avec un changement de paradigme
entre être et paraître : le luxe en 2074 est désormais
une manière d’être.
Enfin, le luxe est local ET global. Car plus on est
mondial, voire spatial, plus l’origine – parfois enten-
due comme « naturelle », « authentique » – est impor-
tante. Aussi, en 2074, dans un monde encore plus

306
ouvert, d’ubiquité, d’immédiateté, l’identité, l’enraci-
nement, le plaisir sont affirmés avec plus de vigueur
encore : le luxe de la fabrique de l’utopie est français
– dans une France rayonnante, inspirante-, il met en
scène des savoir-faire locaux et même désormais des
matières locales – dans la richesse de leur diversité-
en France mais aussi ailleurs dans le monde dans un
compagnonnage désormais planétaire et apaisé.
Cette utopie collective imaginée par le luxe fran-
çais est ensuite passée entre les mains des écrivains et
compositeur, donnant naissance à une œuvre collec-
tive d’une nature nouvelle, dans laquelle les différentes
facettes du rêve s’imbriquent d’un récit à l’autre.
Alain Rey a traduit l’utopie en quatorze néologismes
du luxe français qui devraient en 2074 apparaître dans
tout bon dictionnaire.
Les assemblages de Roque Rivas ont fourni à l’uto-
pie ces couleurs sensibles que le luxe voit pérennisées
et amplifiées en 2074.
Samantha Bailly, Jean-Claude Dunyach, Anne
Fakhouri, Xavier Mauméjean, Olivier Paquet et Joëlle
Wintrebert ont donné à l’utopie une forme narrative
dans laquelle sa part d’émotion s’exprime avec force.
Aujourd’hui « fabriquée », l’utopie n’a plus qu’à
devenir vraie : cher lecteur, à vous maintenant d’en
dessiner les contours qui vous seront propres !

307
LES AUTEURS

Cet ouvrage est une œuvre collective à laquelle ont


contribué l’ensemble des membres du Comité Colbert
à travers La fabrique de l’utopie, des écrivains, un
compositeur.

ALAIN DUCASSE AU PLAZA ATHÉNÉE


BACCARAT
SAMANTHA BAILLY

Samantha Bailly est née en 1988. Son premier roman, Oraisons,


publié alors qu’elle a 19 ans, est salué par le Prix Imaginales des
Lycéens en 2011. Détentrice d’un Master en littérature comparée et
d’un Master professionnel en édition, elle travaille durant deux ans
dans une entreprise de jeux vidéo en tant que rédactrice. L’écriture
est pour elle un centre autour duquel converge sa curiosité intellec-
tuelle et son désir de création. Elle y fait cohabiter ses passions pour
la sociologie, les neurosciences, la mode, et bien d’autres domaines
encore.
Auteure de romans de Fantasy, de romans contemporains, de contes,
elle navigue entre tous les genres qui interpellent son imaginaire.
L’univers du luxe n’est que le dernier en date…
Métamorphoses, Éditions Bragelonne, 2014

309
Les Stagiaires, Éditions Milady, 2014
Souvenirs Perdus (3 tomes), Éditions Syros, 2014
Oraisons, L’intégrale, Éditions Bragelonne, 2013
Ce qui nous lie, Éditions Milady, 2013
À pile ou face, Éditions Rageot, 2013

BERLUTI
BERNARDAUD
CHAMPAGNE BOLLINGER
BONPOINT
BOUCHERON
BREGUET
BUSSIÈRE
CARON
CARTIER
CÉLINE
CHANEL
PARFUMS CHANEL
CHÂTEAU CHEVAL BLANC
CHÂTEAU LAFITE-ROTHSCHILD
CHÂTEAU D’YQUEM
CHLOÉ
CHRISTIAN DIOR COUTURE
PARFUMS CHRISTIAN DIOR
CHRISTIAN LIAIGRE
CHRISTOFLE
COMITÉ COLBERT
DALLOYAU
DELISLE
DIANE DE SELLIERS EDITEUR

310
JEAN-CLAUDE DUNYACH

Jean-Claude Dunyach est né en 1957 à Toulouse. Il commence sa


vie professionnelle en tant que guitariste dans un groupe de rock aux
intentions affirmées (les Worldmasters), puis devient conteur itinérant,
parolier de variété et tenancier d’un sex-shop toulousain pendant une
semaine – le délai minimum, d’après lui, pour que cela figure dans une
notice biographique.
Il a été, successivement ou en parallèle, écrivain, parolier de chansons,
chroniqueur de science-fiction, anthologiste, responsable des fictions
francophones de Galaxies jusqu’en 2005, puis directeur de la collection
Bragelonne SF, poste qu’il a abandonné en 2009 pour se remettre à
écrire. Il est également membre du jury du Grand Prix de l’Imaginaire.
Il écrit de la science-fiction depuis le début des années 80. Et, pour
occuper ses heures creuses, il est également ingénieur de recherche
dans l’aéronautique.
Le jeu des sabliers, Folio SF, 2012
Les Harmoniques célestes, Éditions l’Atalante, 2011
Déchiffrer la trame, Éditions l’Atalante, 2011
Étoiles Mourantes avec Ayerdhal, J’ai lu, 2003
Étoiles Mortes, J’ai lu, 2000

ERCUIS
ERES
FAÏENCERIES DE GIEN
ANNE FAKHOURI

Anne Fakhouri est née à Paris et y est revenue, après quelques


escales ici et ailleurs. Son père globe-trotter, citoyen du monde, la
fait voyager du Liban aux Émirats Arabes Unis, en passant par les
Bahamas ou les États-Unis, tandis que sa mère professeur de fran-
çais lui ouvre sa bibliothèque, faisant d’elle ce que Colette appelle
« une voyageuse immobile ». Subjuguée par Lewis Carroll, Victor
Hugo et la littérature anglaise, sa formation très classique la mène
sur les bancs de la Sorbonne, où elle se spécialise en littérature

311
médiévale, une autre de ses passions, puis devant ceux d’un collège
où elle exerce son second métier de professeur de français. En 2008,
l’Atalante publie son premier roman jeunesse, en deux tomes, Le
Clairvoyage et La Brume des Jours, pour lequel lui sera décerné le
Grand Prix de l’Imaginaire 2010. Quatre romans et une douzaine
de nouvelles plus tard, elle continue d’écrire pour les adultes et les
adolescents afin d’explorer tous les chemins de l’imagination, ce
monde sans frontières.
L’Horloge du temps perdu, l’Atalante, 2013
Hantés, Rageot, 2013
Narcogenèse, l’Atalante, 2011
La Brume des Jours, l’Atalante, 2009
Le Clairvoyage, l’Atalante, 2008

FLAMMARION BEAUX LIVRES


EDITIONS DE PARFUMS FREDERIC MALLE
GEORGE V
GIVENCHY
PARFUMS GIVENCHY
GUERLAIN
LE RESTAURANT GUY SAVOY PARIS
HÉDIARD
HERMÈS
PARFUMS HERMÈS
HERVÉ VAN DER STRAETEN
HÔTEL LE BRISTOL
HÔTEL DU PALAIS
HÔTEL PLAZA ATHÉNÉE
HÔTEL RITZ
JEAN PATOU PARIS
JEANNE LANVIN
L’ATELIER DE JOËL ROBUCHON ÉTOILE

312
JOHN LOBB
CHAMPAGNE KRUG
LACOSTE
LANCÔME
LE MEURICE
LENÔTRE
LEONARD
LONGCHAMP
LORENZ BÄUMER JOAILLIER
LOUIS VUITTON
LA MAISON DU CHOCOLAT
MARTELL
XAVIER MAUMÉJEAN

Né en 1963 à Biarritz, diplômé en philosophie et science des reli-


gions, Xavier Mauméjean est éditeur, écrivain, essayiste. Il est
membre du Collège de Pataphysique, et du Club des Mendiants
Amateurs de Madrid qui réunit des écrivains et des critiques du
roman policier. Quand il n’écrit pas des romans inclassables ou des
biographies de personnages de fiction, il travaille pour la télévision
et le cinéma. On lui doit plusieurs pièces radiophoniques, adapta-
tions ou créations originales, pour France Culture.
American Gothic, 10/18, 2014
Rosée de feu, Folio SF, 2013
Steampunk, art book en collaboration avec Didier Graffet, Le Pré
aux clercs, 2013
Hercule Poirot, une vie avec André-François Ruaud, Les Moutons
électriques, coll. Bibliothèque rouge, 2012

MELLERIO dits MELLER


OUSTAU DE BAUMANIÈRE

313
OLIVIER PAQUET

Né en 1973, Olivier Paquet est avant tout un homme curieux de


tout. Fasciné par les étoiles, les sciences politiques ou le manga
(ce qui s’est traduit par des articles et des conférences sur le luxe
au Japon à l’initiative de la revue Luxe-Mode-Art). Il publie son
premier texte en 1999, dans la revue Galaxies, et obtient le Grand
Prix de l’Imaginaire en 2003 pour Synesthésie, une nouvelle sur la
communication par les odeurs.
Depuis 2006, il participe à l’émission Mauvais genres à France
Culture, où il parle des mangas et de l’animation japonaise. Il vient
de faire paraître aux éditions l’Atalante une trilogie de space opera,
Le Melkine, qui s’inscrit dans la veine des histoires du futur.
Le Melkine (3 tomes), L’Atalante, 2012-2013.
Les Loups de Prague, L’Atalante, 2011.
Structura Maxima, Flammarion, 2003.

CHAMPAGNE PERRIER-JOUËT
PIERRE BALMAIN
PIERRE FREY
PIERRE HARDY
PIERRE HERMÉ PARIS
POTEL ET CHABOT
PUIFORCAT
COGNAC RÉMY MARTIN
ALAIN REY
Né à Pont-du-Château, près de Clermont-Ferrand, en 1928, Alain
Rey collabora à partir de 1952 au grand dictionnaire de la langue
française conçu et édité par Paul Robert, puis il en dirigea la rédac-
tion, de 1958 à 1964. Il est, avec Josette Rey-Debove, le co-au-
teur du Petit Robert, l’auteur principal de nombreux dictionnaires,
notamment du Dictionnaire historique de la langue française et,
avec Danièle Morvan, du Dictionnaire culturel en langue fran-

314
çaise, paru en 2008. Il a en outre publié de nombreux ouvrages,
parmi lesquels Littré, l’humaniste et les mots, (Gallimard 1970 ;
prix Saintour), Révolution, histoire d’un mot, (Gallimard, 1989),
Antoine Furetière, un précurseur des Lumières (Fayard, 2010 ; prix
de biographie de l’Académie française) Les spectres de la bande,
essai sur la BD (Editions de Minuit, 1978), Miroirs du monde, sur
l’encyclopédisme (Fayard, 2007).
Chroniqueur sur France-Inter de 1993 à 2008, il a publié de
nombreuses chroniques sur les mots (Gallimard, Robert Laffont,
Fayard…), plusieurs ouvrages sur la langue française (Denoël, Gal-
limard, Perrin) et, récemment, Des pensées et des mots (Hermannn,
2013), Le Dictionnaire amoureux du Diable en 2013 (après un Dic-
tionnaire amoureux des dictionnaires, tous deux chez Plon), et Le
Voyage des mots de l’Orient (…) vers la langue française, avec des
compositions calligraphiques de Lassaad Métoui (Guy Trédaniel,
2013).
En 2011, Alain Rey a collaboré avec le Comité Colbert pour un
ouvrage bilingue intitulé Au cœur du luxe, les mots.

ROQUE RIVAS
Né en 1975 à Santiago du Chili, Roque Rivas débute sa carrière
comme musicien de jazz. Formé au Conservatoire national de San-
tiago, il étudie la composition électroacoustique et l’informatique
musicale au Conservatoire national supérieur de musique et de
danse (CNSMD) de Lyon puis au CNSMD de Paris. De 2006 à
2008, il suit les deux années du cursus de composition et d’infor-
matique musicale de l’IRCAM.
Spécialiste de musique mixte (électronique), Roque Rivas privilégie
l’assemblage et la juxtaposition de sources sonores hétérogènes afin
d’enrichir son imaginaire musical. Il s’intéresse par ailleurs beau-
coup à l’architecture contemporaine et à la littérature. Il a réalisé des
œuvres pour l’Ensemble intercontemporain, le London Sinfonietta,
l’ensemble Ictus et le Remix Ensemble. Ses compositions ont été
présentées dans le cadre de festivals prestigieux et dans de nom-
breux musées à travers le monde.

315
Threads, pour deux danseurs et électronique, 2012-2013
Assemblage pour piano et électronique, 2011-2012
Mutations of matter, pour cinq voix, électronique et vidéo, 2008

ROBERT HAVILAND & C. PARLON


ROCHAS
SAINT-LOUIS
S.T. DUPONT
TAILLEVENT
VAN CLEEF & ARPELS
CHAMPAGNE VEUVE CLICQUOT PONSARDIN
JOËLLE WINTREBERT
Née à Toulon sous le signe du 9, Joëlle Wintrebert devient rédactrice
en chef de la revue Horizons du fantastique en 1975. Journaliste et
critique (littérature et cinéma), elle commence à publier des textes
poétiques et des nouvelles dans les années 70. Son premier roman,
Les Olympiades truquées, régulièrement réédité, sort en 1980. Sui-
vront une vingtaine d’autres livres, romans et recueils de nouvelles,
textes poétiques et photos, auxquels s’ajouteront de très nombreux
articles, des anthologies, des préfaces, des traductions, des scénarios
pour la télévision…
Passionnée par les problèmes liés au statut des auteurs, elle est éga-
lement depuis la fin des années 1970 membre affilié ou fondateur
d’associations et syndicats d’auteurs. Jurée de prix littéraires depuis
1980, elle devient cette année présidente du Grand prix de l’Imagi-
naire, succédant à Jean-Pierre Fontana qui le fonda en 1974.
L’Amie-nuit, la-coop.org, 2010
Le Créateur chimérique, Gallimard, 2009
La Créode et autres récits futurs, Le Bélial, 2009
Les Olympiades truquées, J’ai lu, 2009
La Chambre de sable, Glyphe, 2008
Les Amazones de Bohême, Robert Laffont, 2006
Pollen, Au diable vauvert, 2003

316
YVES DELORME
YVES SAINT LAURENT
YVES SAINT LAURENT PARFUMS
ACADÉMIE DE FRANCE À ROME-VILLA MÉDICIS
AIR FRANCE
LES ARTS DÉCORATIFS
CHÂTEAU DE VERSAILLES
COMÉDIE-FRANÇAISE
LA DEMEURE HISTORIQUE
MUSÉE DU LOUVRE
MUSÉE D’ORSAY
MOBILIER NATIONAL-GOBELINS, BEAUVAIS, SAVONNERIE
LA MONNAIE DE PARIS
OPÉRA NATIONAL DE PARIS
CERCLE DE L’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE
LA SORBONNE
SÈVRES-CITÉ DE LA CÉRAMIQUE

317
CRÉDITS

Une œuvre collective élaborée à l’initiative du Comité Colbert

Direction
Comité Colbert – Elisabeth Ponsolle des Portes
et Valérie Sandoz pour l’ensemble de l’œuvre
Jean-Claude Dunyach
pour la direction éditoriale des six nouvelles littéraires
irc a m -Centre Pompidou – Frank Madlener
pour la direction éditoriale
de la nouvelle musicale

Textes et musique
Samantha Bailly
Jean-Claude Dunyach
Anne Fakhouri
Xavier Mauméjean
Olivier Paquet
Alain Rey
Roque Rivas
Joëlle Wintrebert

Traduction
Sheryl Curtis

Maquette
Dominique Guillaumin

Développement technique
Isako
Édition – Comité Colbert
ISBN 978-2-9501898-6-8

© Comité Colbert, novembre 2014 – Tous droits réservés


Diffusion en partenariat avec Flammarion

www.comitecolbert.com

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