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Langue française

Traduire la Bible, de Jonas à Jona


Henri Meschonnic

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Meschonnic Henri. Traduire la Bible, de Jonas à Jona. In: Langue française, n°51, 1981. La traduction. pp. 35-52;

doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1981.5096

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1981_num_51_1_5096

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Henri Meschonnic, Paris-VIII

TRADUIRE LA BIBLE, DE JONAS A JONA

L'enjeu de la traduction biblique

La traduction biblique est aujourd'hui, plus que jamais, le lieu le plus


révélateur où se confrontent le dualisme du signe et sa contestation. C'est
l'actualité théorique de la traduction de la Bible, qui n'est pas seulement
le domaine le plus ancien, le plus foisonnant en comparaisons, en
expérimentations, et renouvelé récemment par des traductions nouvelles, mais le lieu
où se joue à découvert, plus que nulle part ailleurs, la rencontre de
l'idéologie et de la philologie, le conflit du langage et du pouvoir, de la théologie et
de l'anthropologie, ou celui d'anthropologies antagonistes.
Le traduire littéraire pose toujours au moins quelque partie de ces
problèmes. Traduire Lucrèce, traduire Dostoïevski, traduire Kafka met à nu des
mécanismes, ou comment certaines traductions ne se constituent que
d'occulter certains mécanismes, rapports de langue à texte, de discours à culture, et
montrent par leur occultation même le lieu où elles se forment, le bourbeux
des concepts que les artisanats athéoriques cultivent.
Mais la Bible reste ce qui seul pousse à ses limites le monde théologico-
politique du signe. Faire basculer ce monde est l'enjeu d'un renouveau de la
traduction biblique. Mettre à découvert cet enjeu porte dans la pratique du
traduire et dans la théorie de la traduction le rapport-critère entre tout ce qui
ressortit à la Théorie traditionnelle, c'est-à-dire à ce qui <r concourt à Vexis-
tence de la société telle qu'elle est », comme Horkheimer le disait en 1937,
et ce qui tient d'une Théorie critique de la traduction, qui est nécessairement
une partie d'une théorie critique du langage, de l'histoire et de leurs
rapports. Non une pseudo-science autonome.
Traduire la Bible ne reflète pas seulement l'histoire occidentale des
pratiques de la traduction. Du calque à l'adaptation, de la langue de départ à
la langue d'arrivée, il ne s'y agit pas seulement d'une relation entre les
langues, de questions philologiques. Le caractère sacré des textes a été lui-
même l'enjeu d'un conflit théologique. La traduction biblique reproduit en
elle-même l'herméneutique de la préfiguration. Toute traduction biblique est
contrainte de refaire ou de défaire la notion traditionnelle de l'Ancien
Testament. Dans la traduction traditionnelle, tout, de sa syntaxe à son absence

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de rythmique, de son escamotage des signifiants dans leur prosodie jusqu'à
sa typographie, fait signe. Signe que l'Ancien est traduit à travers le
Nouveau. Que l'Ancien est un signifié, non un signifiant. Un énoncé, non une énon-
ciation. C'est la christianisation dans le traduire.
La tradition massive porte la traduction biblique vers la langue
d'arrivée. Du moins en France depuis Le Maistre de Sacy au xvne siècle, qui
traduisait d'après la Vulgate. Le transport de la Bible vers le français est une
traduction-annexion. La syntaxe paratactique (asyndètes, juxtaposition,
coordination) de l'hébreu y devient uniformément une syntaxe de la
subordination. Le primat de l'oralité y devient un primat de l'écrit. La rythmique y
devient une ponctuation logique, avec les modulations sémantiques,
purement interprétatives du et biblique. La francisation y est inséparable de la
christianisation. Toutes deux ont commencé dans l'hellénisation de l'hébreu
biblique. La traduction, de ce point de vue, commence déjà dans la
philologie, qui choisit les versions (la syriaque, les Septante, etc.), dans les cas qui
l'arrangent, plutôt que de traduire l'hébreu. La traduction se poursuit dans
les notes. La note Sabbat dans le glossaire de la Traduction Œcuménique de
la Bible, à la fin de l'Ancien Testament, par son imparfait, archéologise le
Juif dans des Antiquités qui précèdent l'ère du Nouveau Testament : « Des
règles minutieuses précisaient ce qu'il était interdit de faire ce jour-là. »
Le mouvement inverse, vers la langue de départ, anciennement pris dans
le calque, puisque le sacré imposait le littéralisme, hébraïsait le latin de
saint Jérôme, après le grec d'Aquila au 11e siècle. Malgré son empêtrement au
xvine siècle dans les commentaires étymologiques de Fabre d'Olivet, pour qui
l'hébreu était encore la mère de toutes les langues, il est remarquable que la
réaction httéraliste ait été surtout juive, depuis son début oublié avec Les
cinq livres (mosaïstes) de Moïse, traduits textuellement sur Vhébreu avec
commentaires et etymologies par Alexandre Weill en 1890 1, jusqu'à Vaqui-
léisme des traductions d'Edmond Fleg et d'André Chouraqui. Le littéralisme
s'y donne pour l'effort d'amener l'hébreu au lecteur français, en passant par
une violation de la langue. Chouraqui se situe comme « hébréophone ». Pas
sur le plan de la poétique des textes, mais sur celui d'une poétique, si on peut
dire, directement de la langue. Sans concepts ni de la poétique, ni du
discours. Traduction de juriste, pas de linguiste ni de poète. Ainsi l'hébraisation,
la défrancisation se font par un calque étymologique, lexical, syntaxique2.
C'est l'équivalence formelle selon Nida3, prenant le contrepied de
l'équivalence dynamique. Le couple même du dualisme : le fond d'un côté, le sens, mis
du côté pragmatique, fonctionnaliste et instrumentahste; la forme de l'autre
côté. L'excès dans une direction, quelle qu'elle soit, reste dans les limites de
la polarité à laquelle il ne touche pas, puisqu'il y demeure. La prédominance
sociale du sens n'est en rien dérangée par une esthétique de la forme dont
l'excès même nuit à la fonctionnalité du discours, et qui s'exclut de l'instru-
mentalisme en le renforçant. C'est le sens poétique selon Sartre. La
multiplicité des distorsions n'y fait pas système, n'y fait pas discours, juxtaposant

1. Que présente Thomas Gercely. dans « La version d'André Chouraqui une traduction-ralque de la
Bible ». Le Français Moderne, 1980. n° 1. pp. 336-345.
:

2. Que j'ai analysé dans « Le calque dans la traduction ou la Bible en décalcomanie ». dans Poésie sans
réponse, Pour la poétique V, Gallimard. 197H. dont des versions partielles avaient paru dans la Quinzaine
littéraire en 1974. n° 19 1 et dans les Cahiers Internationaux de symbolisme, 31-32. Mous. 1976: L'article
de Th. Gergely en reprend l'essentiel, sur les exemples de la Genèse. En tête, Desclée de Brouwer. 1974.
3. Je renvoie à H. Meschonnic. Pour la poétique 11, « Poétique de la traduction ». à « Dune linguistique
de la traduction à une poétique de la traduction ».

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des bonheurs formels isolés dans une masse où les illisibles fourmillent,
rendant ce discours inviable comme tel, c'est-à-dire comme une continuité.
Il y a donc à rejeter, ensemble et séparément, ces deux pôles de la
traduction, ces deux partialités qui ne subsistent que dans et par le schéma du
signe, avec un signifiant à oublier, et un signifié totalisateur. Le schéma du
signe fait une théorie du langage mais aussi une pragmatique et une
politique du signe. 11 y a à le rejeter non par une solution à la hégélienne, qui
réconcilierait les contraires en les « dépassant » et en les maintenant. Mais
en déplaçant la théorie du sens. Parce que l'ancienne a prouvé son inefficace,
précisément par sa poétique et par son traduire. Il faut donc une conception
différente du discours, non plus emploi des signes, choix dans la langue, mais
activité historique des sujets dans le social. Où le discours est premier, non
la langue. Seule une théorie différente du discours peut modifier le traduire,
qui en est une pratique, le décentrer, le situer hors de cette polarité du signe
qui renfermait. Ne plus traduire du « sens », ne plus traduire de la « forme »,
parce que la réalité empirique et banale des discours n'a rien à voir avec
cette représentation abstraite qui se donne, culturellement, pour la nature
du langage.
C'est le discours comme rythme majeur, organisation de la signifiance
dans et par des sujets, organisation subjective des discours, spécifique à
chaque discours, qui peut faire ce déplacement, et lui seul. En quoi le traduire
est toujours une activité théorique, qui met en jeu la théorie du langage,
jusque dans l'anti-théoricisme des traducteurs-praticiens, qui préfèrent
rester dans une théorie de la langue, c'est-à-dire au mieux dans une
stylistique et une grammaire contrastive.
La Bible, précisément, est le meilleur terrain d'expérimentation des
théories du discours. Non par son passé de traductions. Mais parce qu'elle
est, à ma connaissance, le seul domaine linguistique et anthropologique où
une rythmique ait eu la place et le rôle qu'elle y a, constituant l'ordonnance
même du texte, sa ponctuation, sa sémantique, sa mélodique en même temps
que le rythme. C'est son système d'accentuation (les te'amim), qui
neutralise l'opposition occidentale entre « vers » (« poésie ») et « prose », métrique
et non-métrique, comme et pour la même raison (le primat du rythme) que le
langage y neutralise le schéma dualiste du signe qu'on lui applique. En quoi
les typographies sont déjà, versifiantes ou prosaïsantes, des traductions.
Le paradoxe de cette rythmique de la Bible est de présenter un effet méconnu
de modernité : l'interaction de la poétique biblique et de la poétique moderne,
l'interaction de la poétique du rythme avec la théorie du sens.
Il y a une historicité corrélée de la théorie du discours, et de la poétique,
avec la théorie et les pratiques de la traduction. En quoi il ne me semble pas
un hasard que le seul théoricien de la traduction, parmi les modernes, qui
soit allé vers cette signifiance ait été Walter Benjamin. Il est caractéristique
de la théorie traditionnelle de continuer à l'ignorer, et à ignorer ce qui en
est issu. Car c'est bien, dans la théorie de la traduction, la marque même de la
Théorie critique, malgré les aspects mystiques des termes de Benjamin, que
Benjamin oppose au règne corrélé du sens et de l'annexion traductrice. Il lie
ainsi, contre le primat de la langue et du sens, le « mode de visée de
l'original »4 et « la littéralité dans la transposition de la syntaxe » (ibid., p. 272),

■1. « La tâche du traducteur », dans Walter Benjamin, Œuvres, I, Mythe et violence, Denoël, 1971, p. 271.

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pour faire non une transposition de sens à sens, de langue à langue, mais un
rapport, senti comme tel, et que réalisent les grands traducteurs — même si
la théorie dominante dit de faire le contraire.

La théorie dominante est celle des professeurs de langue, répétiteurs de


la théorie traditionnelle. Il ne suffit pas d'être spécialiste d'allemand pour
traduire Holderlin (Geneviève Bianquis) ni angliciste pour traduire
Shakespeare ou Hopkins. Cela se serait vu. C'est cette contre-théorie que désigne
Benjamin, avec son historicité à lui, en parlant de « pur langage » : « En faveur
du pur langage, il [le traducteur] fait sauter les cadres vermoulus de sa
propre langue : Luther, Voss, Holderlin et George ont élargi les frontières de
l'allemand » (ibid., p. 273). D'où la valeur non seulement polémique, mais
théorique, au-delà encore de ce qu'en tire Benjamin, de la citation qu'il fait :
« Nos versions, même les meilleures, partent d'un faux principe, elles veulent
germaniser le sanscrit, le grec, l'anglais, au lieu de sanscritiser.
d'helléniser, d'angliciser l'allemand. Elles ont beaucoup plus de respect pour
les usages de leur propre langue que pour l'esprit de l'œuvre étrangère »
(ibid., p. 274). Ce qui reste pertinent ici et maintenant. Car il ne s'agit pas
seulement, ni exactement, de « transformer » sa langue, en la soumettant « à
la motion violente de la langue étrangère ». Ce qui resterait encore dans des
rapports de langue à langue, et dans une métaphysique du « pur lan-

La seule justification linguistique, poétique, culturelle d'une telle


violence, au lieu de l'invisible adaptation que prône la théorie traditionnelle,
est dans le primat des discours, et l'historicité des discours, où se joue leur
rapport spécifique à leur langue. C'est en tant que rythmique du discours qu'il
y a lieu de théoriser, et de pratiquer, non plus une linguistique de la
traduction, mais une poétique de la traduction. Non plus un transport, mais un
rapport, à tenir comme tel, d'une main forte. Contre les réductions au sens,
au signe, à la langue, auxquelles nous pousse la pression de la théorie
traditionnelle, avec son instrumentalisme, son béhaviourisme, bref sa politique
du signe — que seule la poétique dénonce comme telle. La dernière arme de la
théorie traditionnelle reste le silence qu'elle fait sur ce qui la met en cause.
L'aveu même de ses limites théoriques. Sa seule défense consiste dans ses
pouvoirs universitaires. Et dans l'inertie qu'elle perpétue, à son avantage.

Le primat du rythme sur le sens lexical, le primat du rapport sur le


transport, du décentrement textuel et culturel sur l'annexion définissent une
Théorie critique de la traduction. Celle-ci impose une priorité du syntaxique contre
la réduction naïve du sens au lexical, et à l'étymologisme (qu caractérisent
en partie le calque). La prédominance du rythme et de la prosodie dans la
signifiance, dans le fonctionnement du discours, aboutit à privilégier la valeur
(au sens saussurien, mais transposée de la langue dans le texte et dans le
discours) plutôt que le sens. C'est-à-dire à montrer qu'à travers le sens le
texte se constitue de valeurs.

Ce primat de la rythmique impose alors, précisément pour la Bible, de


sortir des conventions de l'écrit, qui marquent toutes les traductions, y
compris la réaction du calque, pour retrouver le mode de l'oralité qui est son
« mode de visée ». Ainsi ce sont les catégories mêmes de la linguistique qui
sont atteintes : les « subdivisions traditionnelles », comme disait Saussure

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— lexique, morphologie, syntaxe — s'avèrent beaucoup plus efficacement
transposées, sur le plan du discours, dans la double catégorie saussurienne
du paradigmatique et du syntagmatique. Parce que ce sont les catégories
selon lesquelles fonctionnent les valeurs, la constitution d'éléments
spécifiques, prosodiquement, rythmiquement, donc sémantiquement, à chaque
texte.

La théorie, la critique, la pratique sont ici inséparables. Comme la


typographie et la traduction. Voir plus loin. C'est pourquoi Les Cinq Rouleaux,
et Critique du rythme, Anthropologie historique du langage (à paraître),
sont liés, en passant par « Au commencement », dans Pour la poétique IL
Comme la théorie du rythme et la théorie de la traduction, terrains — et non
régions — d'une même stratégie et d'un même enjeu, ceux d'une critique de
l'historicité dans le langage.

Cette critique rejette au dépassé le traditionnel débat sur la fidélité, où se


maintient encore, par exemple, le numéro du Français Moderne d'octobre 1980
consacré à la traduction. Illustration type de la théorie traditionnelle, en
continuité inchangée avec les Études de Linguistique appliquée d'octobre-
décembre 1973 sur « Exégèse et traduction », qui passe — selon ses propres
auteurs, les mêmes en partie d'un numéro à l'autre — pour « la tentative la
plus originale et la plus approfondie menée en France », dans la théorie de
la traduction, ces dernières années. L'antilinguistique, l'anti-théorie des
praticiens de 1973, tournée vers le « sens », c'est-à-dire intérieure au
dualisme traditionnel, mène ces auteurs à une « traductologie » (le Français
Moderne, n° cité, p. 294) régionale, incapable de tirer la leçon de ce que la
machine à traduire a montré : que la pratique de la traduction impose une
théorie de la traduction, et que celle-ci pose les mêmes problèmes de théorie
de la syntaxe, de la langue, que la théorie générale du langage. Car elle n'en
est pas separable.

La théorie traditionnelle semble se mettre au goût du jour. C'est une


façade. Pour la Théorie critique, on ne traduit pas, surtout en littérature,
des langues mais des discours. La théorie traditionnelle dit : « La traduction
n'opère pas sur des langues mais sur des messages » (Maurice Pergnier,
introduction au Français Moderne, n° cité, p. 318). Mais la notion de
discours ne se confond pas avec celle de message. Le message ramène le
discours à la phrase, et surtout à Vidée, au plan des « informations », qui est
celui du dualisme : « on communique le sens de messages » (ibid., p. 333).
Aussi se maintient-il, sous prétexte de linguistique scientifique, dans la
dichotomie langue/parole, à laquelle Saussure, scolairement, est réduit. Tout en
postulant, pour sortir de ce duel, un « triangle linguistique » — l'individuel,
le social, l'universel — il reste dans ce binaire, faisant de la traduction une
« opération portant sur des actes de parole » (ibid., p. 328). D'où un mélange
confus de Saussure et d'Austin, et Searle, de linguistique et de
phénoménologie — la philosophie spontanée de certains linguistes — qui se montre par le
recours à l'intention, au « vouloir-dire non-linguistique » (ibid., p. 332),
« vouloir-dire singulier » (ibid., p. 333), où resurgit l'individualisme. Le
message psychologise, par rapport à la langue, au lieu que le discours situe
dans l'historicité. Le « message » reste conçu comme un individuel opposé
au « social de l'idiome ». Ce qui reste dans Saussure, au lieu d'en sortir. Je
ne dis rien ici de la représentation selon laquelle Saussure rejetterait « ce

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qui était universel » (ibid., p. 334) dans la parole. Elle me semble fort
discutable. Enfin, signe du statut abstrait où le message maintient le discours,
le centre des problèmes de la traduction continue d'être la question des uni-
versaux linguistiques, comme du temps de Georges Mounin. Au lieu d'être
l'historicité. On est bien encore dans le discours du mythe : « C'est Babel et
c'est la Pentecôte à la fois » (ibid., p. 294).
Pratique, théorie, la traduction, comme tout ce qui est du langage, ne
cesse d'être conflit. Non matière « scientifique » seulement, mais le terrain
d'enjeux subjectifs, collectifs, politiques en somme, comme tout ce qui touche
au sujet, qui met enjeu du social. Du passionnel. Mais si une epistemologie
de la traduction peut se dégager de son histoire, de ses pratiques, pour son
difficile passage du dualisme abstrait à l'historicité des discours, ce ne peut
être que par la critique, non en ignorant les théories adverses, comme fait,
au nom du traducteur modeste et fidèle, Maurice Pergnier dans le français
moderne. Ce qui au lieu d'en faire une recherche, y dénonce le seul maintien
de son pouvoir. De son identité. Tactique connue, et qu'on retrouve ailleurs.
Le conflit est pourtant la vie même de la théorie, la vie même des
pratiques. La théorie consiste à reconnaître les stratégies et les enjeux à travers
les techniques. Rien de ce qui est technique, dans le langage, n'est étranger
au rapport entre poétique et politique, à une conceptualisation toujours en
cours de l'anthropologie historique du langage.
C'est pourquoi j'ai choisi ici, sur l'exemple du texte de Jonas, un certain
nombre d'effets de Bible, à peu près sur un siècle de tradition et d'anti-
tradition, en français. Sept traductions : 1) La Bible, traduite du texte
original par les membres du rabbinat français, dirigé par Zadoc Kahn (1899),
Paris, librairie Colbo, 1966; 2) La Bible, par Louis Segond (1910), Paris,
Société Biblique Française, 1968; 3) La Sainte Bible, sous la direction de
l'École biblique de Jérusalem, dite Bible de Jérusalem, 1955; 4) La Bible,
sous la direction d'Edouard Dhorme, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1959; 5) La Traduction œcuménique de la Bible (1975), Livre de poche,
1978; 6) La Bible, Douze Inspirés, traduction par André Chouraqui, Desclée
de Brouwer, 1976; Jona traduit par Henri Meschonnic, à paraître dans la
revue Esprit, septembre 1981, n° spécial « La Bible et son lecteur».
La première est officiellement juive, la seconde protestante, la troisième
catholique, la quatrième en principe « laïque », la cinquième pan-chrétienne.
Toutes les cinq, et dans leur ordre chronologique, appartiennent à la
pratique et à la théorie traditionnelles de la traduction, et de la traduction
biblique en particulier. Leurs différences confessionnelles retentissent
relativement peu sur leur mode de traduire, qui est globalement celui de l'hellé-
nisation-francisation-christianisation. La sixième illustre la réaction juive
littéraliste. La septième tente une traduction qui fait du rythme le signifiant
majeur du discours, à la suite des Cinq Rouleaux.

Le titre : de Jonas à Jona

Dès le titre, qui est le nom du prophète, apparaît un problème, qui n'en
est pas un pour la tradition dominante, de même que ne fait pas problème,
pour la tradition annexionniste, sa propre pratique, privilégiée; puisqu'elle

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est identifiée à la fidélité, au sens, et au bon sens, c'est-à-dire au sens selon
le signe, la raison et l'identité.
Jonas avec un [s] final est le nom traditionnel en français. Ce [s] final,
prononcé ici, ne fait pourtant pas partie originellement du nom. C'est un
sigma grec, qui apparaît dans la traduction des Septante, pour transcrire
un hé final après un [a]. Comme Judas pour Yehouda. Où le s final n'est pas
prononcé. Il n'est pas dans le latin de saint Jérôme. Ni en allemand ni en
anglais ni en russe. C'est le [s] final de Esdras qui est aussi Ezra (Rabbinat),
Abdias alias Obadia (Rabbinat).
L'hellénisation des Septante a déplacé les valeurs hébraïques du texte
à de multiples niveaux, du phonologique au sémantique, dont l'exemple
type pourrait être le éhiè acher éhiè (Exode III, 14), Vulgate ego sum qui
sum, et qu'elle a platonisé en ego eimi o on, je suis l'Etant (Rabbinat : « Je
suis l'Être invariable »); Le Maistre de Sacy : je suis сбыл qui est. Il y a une
cohérence linguistique et philosophique, qui en néo-platonisant prépare
paradoxalement, dans le juif-grec d'Alexandrie au 111e siècle avant notre ère,
la relation interne entre hellénisation et christianisation, aux dépens de
l'hébraïsme. Le rapport qu'on peut avoir à ce passé du texte est donc,
nécessairement, soit la filiation grecque-chrétienne, confondue avec la tradition,
soit le rejet de cette filiation. Ce rejet ne peut que viser à rejudaïser le texte
biblique, dans sa syntaxe, sa rythmique. Donc à le déshelléniser.
Où se pose un problème de limite. Comme la limite de la concordance
lexicale est la syntaxe, ou plutôt la syntagmatique, la limite de la déshellé-
nisation, de la défrancisation, est de barbariser, ou ethnologiser. De toutes
les traductions retenues comme jalons, seule la traduction de Chouraqui,
suivant l'exemple d'Edmond Fleg5, s'inscrit dans cette direction. Mais, à la
manière dont Leconte de Lisle hellénisait les noms propres d'Homère,
Chouraqui, avec Yona, transcrivant purement la prononciation de l'hébreu,
s'inscrit tout entier dans la phonologie de l'hébreu. Le transport se fait dans
l'autre sens. Toujours transport, et non rapport. La limite est culturelle,
autant que linguistique. Elle peut varier selon que le nom est familier et
répandu sous sa forme française traditionnelle : 1 arbre de Jessé, non de
Yichaï. La traduction ne gagnera rien à se priver d'une forme qui est un
support culturel. C'est dans la mesure où elle ne se prive pas des stéréotypes
bibliques, paradoxalement, qu'elle peut les modifier : Moïse, et non Moché;
le « buisson » ardent, non la broussaille ou la ronce. Pour le symbole, j'ai
donc, dans ma traduction, enlevé le [s] postiche final de Jona, ce qui modifie
la prononciation coutumière, mais maintient la phonologie de la langue
d'arrivée, le j initial, qui rend régulièrement le yod hébreu, comme dans
yehoudi, juif.

La typographie est déjà une traduction

La disposition typographique, avant même d'examiner chaque


traduction, montre une conception du texte, qui est déjà elle-même un niveau
rhétorique, et non linguistique, de la traduction.

5. Edmond Flec. Le Livre du commencement. Éditions de Minuit. 1959; La Sortie d'Egypte, Éditions de
Minuit, 1963. Le premier, dans les modernes, à amorcer ce mouvement, n'a traduit que la Genèse et
PExode.

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La Bible du Rabbinat imprime Jonas en prose, ne mettant des alinéas
qu'à chaque chapitre, sauf la prière du chapitre 2, en plus petits caractères,
et avec alinéa pour chaque verset. La continuité de l'ensemble prime sur
l'unité du texte : Michée suit Jonas sur la même page. Cette typographie ne
correspond pas à la division coutumière, rhétorique, en livres « poétiques »
et livres de prose. Seraient « poétiques » Le Cantique des Cantiques, Ruth,
L'Ecclésiaste, Esther et les Lamentations. Le Cantique des Cantiques est
typographie en alinéas qui correspondent à un découpage en dialogue, avec,
parfois seulement, des tirets pour chaque réplique : effet du découpage de
Renan. L'Ecclésiaste est en prose, sauf pour quelques distiques : la
disposition typographique est déjà en elle-même l'adoption du « système de certains
commentateurs, qui pensent que 1 auteur intercale dans ses développements
des citations de poèmes gnomiques antérieurs» (Note à Eccl. I, 15). Les
Lamentations sont imprimées en prose, bien que trois d'entre elles soient
des « poèmes » acrostiches. En revanche certains cantiques sont imprimés
comme de la « poésie », en « versets », comme le cantique de Moïse (Deut. 32).
le cantique de Débora (Juges, 5). de David (II Samuel. 22). Mais les
Proverbes, les Psaumes sont imprimés en « prose ». Comme les prophètes, sauf
çà et là pour une prière ou un oracle. Dans Job, en « prose », des alinéas
correspondent aux répliques des personnages. Ainsi se circonscrit une
représentation de la Bible à travers sa typographie. Elle n'est pas plus la Bible
que la traduction n'est le texte. Elle montre son historicité.
Typographie duelle, prose et vers, qui ne correspond pas à l'usage des
Bibles courantes en hébreu. Celles-ci ont une typographie continue, « prose »
pour toute la Bible, sauf certains passages, à la typographie motivée,
symbolique, comme pour YEcclésiaste (III, 2-8), I Chroniques, 25, 11-31, ou
Psaumes 18, 2-51. ou les fils de Haman dans Esther. La typographie de la
Bible en hébreu montre que la Bible ignore l'opposition occidentale du
métrique et du non-métrique. Mais il suffit de passer à une édition savante
de la Bible en hébreu (Biblia hebraica, de Kittel, Stuttgart, Wiirtembergische
Bibelanstalt, 1951, 7e éd.) pour voir s'appliquer sur la Bible une conception
métrique de la poésie : Jonas est imprimé de manière continue, sans alinéas
même entre les chapitres, mais la prière (TI, 3-10) est imprimée en « vers »,
chaque « hémistiche » sur une ligne, et quand le second est trop court, un
segment du verset suivant le continue, arrêté arbitrairement aussi bien à un
accent disjonctif secondaire.
La Bible de Segond, en colonnes, typographie Jonas en prose, sauf la
prière, dont non seulement les versets, mais aussi des fragments de versets
se trouvent sur des lignes inégales, parfois (II, 5) une ligne par « hémistiche » ;
parfois (II, 6) deux lignes pour un hémistiche, coupé à un accent disjonctif
important, jusqu'à quatre lignes pour un verset (II, 8). Mais les mêmes
accents, ailleurs dans le texte, sont traités comme donnant lieu à de la prose,
sans blancs. Il n'y a plus que des paragraphes, arbitrairement découpés,
qui traitent le texte comme un récit.
La Bible de Jérusalem dispose le texte selon une prose continue, sans
alinéas. Seule la prière est traitée en vers. Ce n'est pas le verset qui a une
autonomie d'alinéa, mais des segments qui, par exemple au verset 5 ne sont
pas découpés selon les accents disjonctifs principaux, mais mettent sur le
même plan des accents secondaires et principaux. Il n'y a donc aucune rigueur
philologique dans ce découpage, mais un effet de « poétisation » visuelle, arbi-

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traire. Dès qu'on repasse au récit (II, 11), il n'est pas tenu compte de la
rythmique du texte, on retourne à la ponctuation uniquement logique et à la
disposition continue. Des sous-titres, ajoutés en tête de chaque chapitre,
renforcent la prédominance du récit et du signifié, à la fois résumés et
intervention directe des traducteurs pour expliciter.
La Bible de la Pléiade juxtapose plusieurs solutions typographiques.
Il y a la prose-prose. Puis, par des décisions toujours interprétatives; telle
section est en versets, eux-mêmes divisés sur plusieurs lignes, comme dans les
Psaumes, le Cantique des Cantiques. Ou seulement en distiques : Les
Proverbes. Jonas est typographie en versets-paragraphes, intérieurement
traités comme de la prose, sauf la prière, disposée en versets sur plusieurs lignes,
avec un traitement égal pour les pauses secondaires, les pauses importantes
et l'accent-césure du verset. Ainsi, modulé diversement, c'est toujours le
placage du dualisme prose-poésie sur la poétique du texte, qui l'occidentalisé
avant même la lecture. Elle montre ce qu'elle ne dit pas, mais qu'elle fait.
Sans que le lecteur puisse critiquer ce qui se présente comme la
matérialité même du texte, mais qui est déjà filtré. L'orientalisme est une
occidentalisation. La philologie est le faire passer d'une idée du texte qui est consub-
stantielle à ses techniques de traduction. Les présentations éditoriales,
commerciales, font de la Bible de Jérusalem une bible « catholique », et de
celle de Dhorme une bible « laïque ». Il suffit d'analyser leur typographie
pour reconnaître qu'elles participent d'une même conception du texte biblique.
Les variantes de traduction, qui interviennent ensuite, peuvent porter sur une
différence de consommation, de l'usage édifiant, marqué par les notes à
l'allure érudite. L'un dit « Dieu » où l'autre dit « Elohim », ou « l'Elohim ».
Dhorme ne rajoute pas de sous-titre. Mais tous deux disent « Yahvé ». Leur
érudition, leur traitement du texte, sont les mêmes, de leur philologie à leur
procédure de traduction. La Bible de la Pléiade n'est pas « laïque ». Elle
est chrétienne et grecque comme l'autre. Mais le souci d'édifier fait une
traduction plus tournée vers l'équivalence dynamique de Nida, plus
fonctionnelle. Celle de Dhorme est davantage tournée vers l'équivalence formelle,
pour un public prétendu lettré, celui qui achète les livres de la Pléiade. Les
usages, les publics peuvent différer, mais ils sont du même monde. Comme la
forme et le sens sont une même polarité. Le partage entre éditions, comme
entre traductions, ressortit à une même sociologie. Où la sociologie de la
traduction, dans ces deux Bibles exactement contemporaines, recouvre celle
de la bourgeoisie libérale et du catholicisme : deux fonctionnements distincts
d'une même société qui ne s'opposent que parce qu'ils sont proches.
La Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), poussée essentiellement
par une « perspective missionnaire », de même que celle du Rabbinat, étant
une « pieuse entreprise », se présente comme <r moins originale » que d'autres
parce qu'elle est une œuvre collective qui écarte « certaines options
personnelles et libertés dans la traduction qui font l'intérêt d'autres versions »,
mais a plus nouvelle ». Ce qu'on examinera. Les sous-titres, comme dans la
Bible de Jérusalem, les colonnes comme dans Segond, la prose continue
sauf pour la prière, en lignes inégales selon des découpages qui mettent au
même niveau les pauses fortes ou faibles, un peu réduits par rapport à la
Bible de Jérusalem (v. 5).
La traduction d'André Chouraqui a inversé la typographie coutumière
duelle en une poétisation, ou plutôt une versification généralisée et ostensible.

43
Mais ce n'est pas une typographie du verset. C'est une typographie de
segments brefs, qui correspond à la typographie « poétique » traditionnelle,
celle de Segond, Jérusalem, Dhorme et TOB pour la prière de Jonas. La
visée de cette typographie, conjointe à sa technique de traduction, est de
restituer l'allure de l'hébreu en français. Ceux qui ont été dupes de ses
intentions, et du marketing qui l'a entourée, ont pris à la lettre son
affichage. Mais cette poétisation typographique est aussi peu un rendu exact
de la rythmique des textes, que sa technique de calque lexical-étymologique,
et son arasement du système des « temps » de l'hébreu sont un rendu du
fonctionnement linguistique et poétique des textes. Le paradoxe de cette
typographie, comme de cette traduction, et pour les mêmes raisons, est que,
cherchant à renverser une tendance dominante, et croyant l'avoir fait,
elle est restée dans la polarité dont elle pensait sortir. Seulement elle s'est
précipitée vers le pôle opposé. Elle maintient donc une notion de la poésie
anti-prose, là où le texte hébreu ignore l'opposition entre prose et poésie.
Toute proche de la rythmique de l'hébreu, elle la manque, en poétisant pour
l'œil sans suivre la rythmique réelle. Ainsi, pas d'alinéa pour un accent
disjonctif important (II, 2), mais un alinéa après un accent secondaire (II, 3)
après « II dit ». De même le calque lexical-syntaxique se fait dans un primat
de la forme, au lieu que les traductions courantes privilégiaient le sens. Le
dualisme est intouché. Des sous-titres continuent d'intervenir. Des blancs
entre des « strophes », arbitrairement, sans que rien dans le texte les justifie,
surpoétisent la présentation. Des pages blanches séparent pratiquement les
chapitres, procédure anti-continuité, anti-narrativité, qui montre également
une poétisation à l'occidentale. Ainsi Barthes identifiait la poésie à l'anti-
narrativité, au mot, et au blanc. Les lignes inégales et l'abus des blancs
définissent ainsi, de loin, pour l'œil, avant de lire, une poétisation. C'est-
à-dire une idée culturelle de la poésie plaquée sur le fonctionnement réel des
textes. Le contraire même de la poésie.
Aussi, hors des entreprises pieuses, et du rejet mécanique qu'elles ont
provoqué, y a-t-il place pour une traduction qui tente de faire en français
un équivalent fonctionnel de la rythmique, et des fonctionnements textuels,
des textes dans leur hébreu. C'est pourquoi la typographie de la dernière
traduction propose un système de blancs internes au verset biblique, mais qui
fasse du verset l'unité de rythme. La Bible n'a pas de métrique. Elle a une
rythmique. Celle-ci est extrêmement codifiée. Elle consiste en dix-huit accents
disjonctifs et neuf conjonctifs, pour vingt et un livres de la Bible, et — mais
avec une seule différence technique, mélodique — un autre système de douze
et neuf pour trois livres « poétiques » (Job, Proverbes, Psaumes). Distinction
qui ne correspond en rien à la répartition d'origine grecque et latine en Pen-
tateuque, livres historiques, livres poétiques, livres prophétiques. Non plus
qu'à la division juive en Tora, Prophètes et Écrits.
Chaque verset en hébreu est terminé par un accent de fin de verset. Une
césure (atnah) partage le verset en deux parties qui ne sont pas des «
hémistiches », pouvant être égales ou inégales. Chacune de ces parties peut être
ponctuée d'accents disjonctifs importants (segolta, zaquef qatan, zaqef
gadol), et d'accents secondaires. Le jeu des accents disjonctifs et conjonctifs
peut ramasser des termes dont le rapprochement est un élément du sens,
comme la disjonction est un élément de leur sens. Ne pouvant proposer en
français une « ponctuation » rythmique aussi complexe, parce qu'elle est
une cantilation en même temps qu'une rythmique et une sémantique, liée à

44
une culture, je n'ai retenu que la rythmique et la sémantique, dans ce passage
au français, laissant la partie musicale des accents à l'hébreu. D'où cette
proposition de blancs internes au verset, les grands pour les accents disjonc-
tifs importants, les brefs pour les autres, l'alinéa intérieur pour la césure.
Les blancs ne marquent pas des pauses métronomiques. Ils équivalent autant
à une relance du segment suivant. A un effet d'intonation. Ils participent à
un primat de l'oralité qui est consubstantiel au parti de l'oralité pris dans
la traduction même, du plan syntagmatique au plan prosodique. Il y a une
homogénéité de la technique du traduire à la typographie. Pas seulement
pour la Bible. Pour Kafka, par exemple, aussi. Ainsi la présentation
typographique même manifeste que le texte biblique n'est plus de la prose ici, de la
poésie là. mais une rythmique continue, qui ne s'oppose en rien à la narra-
tivité. C'est un récitatif incorporé au récit.

Effets de Bible, effets de traduction

A titre d'exemple, je prends le premier verset du texte de Jona :


1. Rabbinat
JONAS 1,1 La parole de l'Éternel fut adressée à Jonas, fils d'Amittaï, en ces

2. Segond
JONAS Vocation de Jonas ; fuite et punition
1. La parole de l'Eternel fut adressée à Jonas, fils d'Amittaï, en ces
mots :
3. Bible de Jérusalem
JONAS Jonas rebelle à sa mission
1,1 La parole de Yahvé fut adressée à Jonas, fils d'Amittaï :
4. Dhorme
JONAS Chapitre premier
1. La parole de Yahvé fut adressée à Jonas, fils d'Amittaï, pour dire :
5. TOB
JONAS Jonas essaie de s'enfuir loin du Seigneur
1. La parole du Seigneur s'adressa à Jonas, fils d'Amittaï :
6. Chouraqui
YONA La fuite
1. Et c'est la parole de YHWH
à Yona bèn Amitaï disant :
7. Meschonnic
Jona 1. Et il y a eu la parole d'Adonaï vers Jona fils d'Amittaï
pour dire
transcription
yona 1. vayehi / devar-adonay // el-yona ven-amitay / lémor // (et-fut /
parole-adonay // vers-yona fils-amitay / pour dire).
Avant même le premier mot se remarque (Segond, Jérusalem, TOB,
Chouraqui) l'insertion d'un sous-titre dont la reprise, en tête de chaque

45
chapitre, produit un discours parallèle, qui résume l'histoire et en tire
d'avance la leçon : pré-interprétation des éditeurs, qui s'assure d'un certain
sens à communiquer, à enseigner. Cette réduction du texte qui précède le
texte constitue ainsi une édification, pieuse et orientée, qui ne laisse pas
de choix au lecteur : le sens est simple. Pour Segond : 1) Vocation de Jonas;
fuite et punition; 2) Jonas dans le ventre d'un poisson; prière et délivrance;
3) Prédication de Jonas à Ninive; repentance des Ninivites; 4)
Mécontentement de Jonas, et reproches de l'Éternel. Une théologie dans une coquille de
noix. La complexité de cette brève histoire est transformée en apologue
à sens unique sur l'air connu qui oppose l'universalisme de Dieu au
particularisme juif de Jonas. C'est donc une exégèse subreptice, puisqu'elle passe
seulement pour une aide à la lecture. Sa nécessité n'apparaît que pour
l'utilisation religieuse du texte, et orientée. Quand Jonas se jette à l'eau, ce n'est
pas une punition. Variante du même catéchisme qui s'énonce dans la Bible
de Jérusalem : 1) Jonas rebelle à sa mission 2) Jonas sauvé 3) Conversion
de Ninive et pardon divin 4) Dépit du prophète et réponse divine.
L'interprétation traditionnelle ne voit que « dépit » chez le prophète, comme elle
simplifie les raisons de la rebellion. Elle binarise une relation complexe. Il
est remarquable que la TOB fait un effort de neutralité théologique : elle ne
condamne plus Jonas. Son résumé est seulement narratif : Jonas essaie de
s 'enfuir loin du Seigneur, la prière de Jonas, Jonas prêche à Ninive, Jonas
apprend pourquoi Dieu a pitié de Ninive. Le récit devient un drame en trois
actes chez Chouraqui : 1. La fuite; 2. Le poisson; 3-4. La mission. Dhorme,
tout au long de sa Bible, met en toutes lettres au milieu d'un blanc la mention
des chapitres, ce qui n'a pour effet qu'un effet esthétique, aérer la
présentation d'un objet de consommation, et en accentuer l'aspect de récit. La mention
« Chapitre premier » prend une importance qui ne se justifie que par ce primat
du récit, conjoint à celui du sens. Seul le Rabbinat n'insère aucune mention
étrangère au texte, ainsi que ma traduction. C'est la seule attitude
admissible si on considère la Bible comme texte, et la liberté de la lecture.
Le premier mot hébreu pose un triple problème, celui du et « biblique »,
celui des « temps » bibliques, et celui de la tournure, du syntagme verbal
dont le deuxième mot, davar, est le sujet. La forme vayehi est,
grammaticalement, la 3e personne de l'inaccompli du verbe haya, « être ». précédée du
vav, « et » renversif, qui, dans les séquences narratives, est lié au
renversement sémantique de l'inaccompli en accompli, fait propre à l'hébreu biblique.
Sémantiquement, le verbe et son et renversif sont ensemble ici un passé. C'est
pourquoi les traductions qui suivent la grammaire de la langue, et le sens de
l'énoncé, très logiquement ne traduisent pas ce et. Puisqu'il est déjà inclus
dans le passage de la forme inaccomplie à l'accompli. Il n'y a là rien à redire.
C'est ce que font les cinq premières traductions, dans une cohérence qui a
pour elle la langue et sa grammaire. Elles ont raison philologiquement.
Mais on n'a toujours raison que dans certaines limites. Le propre d'une
pratique non critique est de ne pas montrer ses limites, s'arrogeant ainsi
l'illimité de l'universel. Ce que fait la théorie traditionnelle. La limite de
cette traduction est qu'il y a une rythmique et une prosodie de ce vav
renversif : un effet de répétition, et un effet d'échos, de chaînes prosodiques. Cet
effet est escamoté, comme tout ce qui est de l'organisation rythmique des
signifiants est escamoté. Ce que veut le dualisme, et le primat du sens. La
non-traduction du et aboutit en fait à une inconsistance dans la méthode.
Tantôt le et est traduit, tantôt il est escamoté, selon le goût de l'interprétant.

46
Tantôt il est modulé sémantiquement, en mais, or, alors 6, qui substituent
un signifié au signifiant. Tantôt même des et sont rajoutés au texte (Dhorme,
Jonas II, 5 « et pourtant »). Chouraqui, dans ce premier verset, maintient
le et. Il suffit de quelques versets pour constater que ce maintien n'a rien
de systématique (Jonas I, 3, 4, 5, 6, 7...). Ce et initial a été maintenu pour
obtenir l'effet de « et biblique ». Les et suivants sont supprimés pour obtenir
d'autres effets, qui tiennent à l'emploi des temps que fait Chouraqui, comme
à celui des blancs. C'est une réduction à du récit, selon une rhétorique qui
lui est propre, et qui n'a rien à voir avec le fonctionnement du texte hébreu.
Seule, à ma connaissance, ma traduction observe la systématique des et.
Fleg ne le faisait qu'irrégulièrement.
Cette traduction du et symbolise tout le problème de la part du rythme,
méconnue ou reconnue, dans le discours; le passage d'une notion linguistique
de la redondance, qui ne renvoie qu'à la langue, à une notion de la signifiance
dans le discours; le passage d'une traduction de la langue à une traduction
du texte; enfin et surtout le passage d'une observance de Г écrit à une
observance de Voralité. Dans le rejet grammatical du et, il y a autant un rejet de
l'oralité qu'une méconnaissance du rythme et de la prosodie, et du texte, par
rapport à la langue. Ainsi le passage d'une traduction à une autre n'est pas
le passage d'une erreur à une vérité, ni l'inverse, mais le déplacement de la
théorie, et des limites de la pratique, qui rend perceptibles des limites jusque-là
invisibles.
Au problème du et s'ajoute celui des temps. L'hébreu biblique a des
aspects, plus que des temps : un inaccompli et un accompli, ainsi qu'un
participe présent. L'accompli peut équivaloir aux divers passés du français.
Les cinq premières traductions ont choisi le passé simple. C'est la
traduction courante pour les récits, et pratiquement la majorité des accompjis dans
les textes bibliques, histoire ou prophétie, sont mis au passé simple. C'est se
situer d'avance (en quoi la réponse précède la question, et l'empêche d'être
posée), dans le récit selon Benveniste 7, le récit historique. Aucune traduction
n'a choisi le passé composé, temps du discours, au sens de Benveniste,
« temps de celui qui relate les faits en témoin » (ibid., p. 244). C'est dire que
V Ancien Testament est mis au temps de la non-personne. Le passé simple
le traduit, ou plutôt le pose, en énoncé. Ce n'est plus une énonciation,
continue à un sujet d'énonciation vivant, présent. Comme est le texte hébreu
lu en hébreu. C'est pourquoi c'est plus qu'une théologie qui se manifeste
dans l'emploi du passé simple, théologie du Nouveau Testament. C'est aussi
une anthropologie. C'est l'enjeu même de la rejudaïsation du texte biblique,
vivant dans sa continuité de signifiant et d'énonciation, que je manifeste en
traduisant, dans Jona, l'accompli par le passé composé. Discours d'une
personne, non plus le récit d'une non-personne. Où il apparaît que le présent
perpétuel de Chouraqui, en arasant de plus tous les contrastes d'aspect et de
temps de texte hébreu, est une opération de dupe. Présent prétendument
choisi pour actualiser et dynamiser le texte, il ne réussit qu'à installer une

6. La King James Version de 1611a, pour les et au début de Jonas : 1 Now, 3 But... and... 1 But 5 Then 6
So And... So. Luther : 1 (zéro), 3 Aber, 4 Da 5 Und 6 Da 7 Und... La version grecque des Septante (111e siècle
avant notre ère) mettait chaque fois kai, « et ». La vulgate latine de saint Jérôme met partout ef, sauf au 1.
éautem, « mais ». L'effet de et biblique a certainement été essentiellement transmis par la Vulgate. Quant à
Le Maistre de Sacy. diffusé largement de 1672 au milieu du xixe siècle, il supprime et module les et : 1 (zéro).
2 présentement, 3 donc, 1 Mais, 5 (zéro). 6 Et, 7 ensuite.
7. Emile Bknvknistk. « Les relations de temps dans le verbe français ». dans Problèmes de linguistique
générale, Gallimard, pp. 237-250.

47
atemporalité qui se déplace avec le texte. Voulant interpeller le lecteur, il
montre un rapport ambigu à l'histoire. Car il la nie, au profit d'un
pittoresque descriptif dont l'effet a pour limite la notion même de récit dans
laquelle il retombe. Insidieusement par là, sa Bible est plus chrétienne qu'il
ne croit : elle refait de renonciation un énoncé.
Le troisième problème du premier mot est phraséologique. L'hébreu
emploie une formule rituelle pour l'intervention de Dieu auprès d'un
prophète (par exemple, Ezechiel XXI, 23). La parole de Dieu y est sujet d'un verbe
actif, qui implique un devenir. La parole (davar, ici au cas construit devar-
adonay) est autant en hébreu un événement, une chose faite qu'une chose
dite. Elle agit. La transposition par un passif (fut adressée), dans les quatre
premières traductions, méconnaît totalement cet effet de Bible, et lui substitue
une banalité où se perd, là encore, plus qu'une théologie. La traduction de
la TOB se montre ici avertie, tenant compte des commentaires spécialisés8.
Reste quand même le « s'adressa », qui montre bien que le verbe haya est
vu comme, et à travers, le verbe être indo-européen : il a fallu cette
banalisation pour garder un verbe actif. Mais cette parole doit être traitée
comme un événement. C'est pourquoi j'ai mis Et il y a eu.
Mais ceci tient immédiatement au problème de la préposition avec
laquelle se construit le verbe haya. Les cinq premières traductions ont
ramené le tour haya davar el- au verbe dibber el, « parler à ». Double
arasement du mode de signifier : il ramène la périphrase, qui est signifiante comme
telle, au verbe simple qui existe aussi, présupposant une synonymie totale
entre les deux, qui n'existe pas, et également une synonymie totale entre les
deux prépositions el, « vers », « à », et le-, « à », « pour ». Or, si. en langue,
dibber el, et dibber le- peuvent être équivalents, approximativement — ce
que suppose la traduction courante, qui est celle du dictionnaire — il y a un
double effet de Bible qui est méconnu, effet textuel et de discours.
Préposition concrète, el indique la direction, « vers Ninive », mais aussi
et surtout elle est employée de manière caractéristique pour les missions
prophétiques, pour le mode d'adresse de Dieu à ceux auprès de qui il se
manifeste, comme à Moïse par le buisson ardent. Il y a là un effet spécifique. Si
on ne le traduit pas, on reste dans la redondance de la langue, on efface
une part du « mode de visée » qui fait le rapport biblique de Dieu à ceux
qu'il appelle — ce que semble étymologiquement signifier le terme navi,
« appelé », traduit généralement par « prophète ». Aussi faut-il marquer que
ce parti, généralement suivi, n'est pas celui de la traduction correcte, par
rapport à une erreur. C'est le choix prédéterminé de la langue contre le
discours, de l'annexion-naturalisation contre le décentrement. Il n'y a pas
— sauf pour les erreurs philologiques — de traduction juste ou de traduction
fausse, par rapport à sa visée. Il y a les traductions-langue, et les
traductions-texte. Seul le primat corrélé de la langue, du signe, de la raison et de
l'identité fait passer l'habitude pour le bon sens.
C'est pourquoi, contre la redondance et l'habitude, et à la différence des
six autres traductions, j'ai traduit el par vers : il y a eu la parole d'Adonaï
vers..., dans le paradigme de l'adresse concrète, du face à face, qui est aussi
une philosophie biblique, le panim el panim, de Martin Buber à Emmanuel
Levinas. Contre celle du dialogue-guerre. Dans le texte, entre autres : crie
8. Edmond Jacob-Cabl Keller-Samuel Amsler. Osée Joël Amos Abdias Jonas, Commentaire de l'Ancien
Testament Xla, Neuchâtel. Delachaux-Niestlé, 1 96Г>. р. 270, recommandant de ne pas traduire par un passif.

48
vers ton Dieu (I, 6 et 14), l'un vers l'autre (I, 7), et il a dit vers eux (I, 9), de
« vers Ninive » (I, 2) à « vers la mer » (1, 15), auquel répond « vers la terre »
(II, 11), prier « vers Adonaï » (II, 2, 3). Le premier ordre divin est un appel
à crier « sur » la ville; le second, à crier « vers elle » (III, 2). Le mal fait par
les gens de Ninive, le mal destiné contre eux, se tourne en un mal qui se dirige
« vers Jona », et non simplement en une colère ou un dépit qu'aurait Jona du
pardon de Dieu. El est un mot-valeur de la prophétie, qui ne fait pas double
emploi avec le- : Adonaï a dit au poisson (II, 1 1). Traduire cet effet de Bible,
c'est nécessairement enfreindre la construction habituelle, le tour
linguistique « normal ». Non pour un calque de la langue, mais pour produire un
paradigme de discours, une valeur propre au texte. Celle-ci se fait toujours
à la fois dans et contre les valeurs de la langue. A condition de faire système.
Ce que fait l'écriture. Non écart mais système. En quoi tient toute la notion de
valeur. La traduction ne fait que s'inscrire alors dans la poétique de
l'écriture. Elle s'y inscrit ou ne s'y inscrit pas. Auquel cas elle détextualise. C'est
tout ce qui distingue les visées et les réalisations de tel ou tel traduire. Avec
l'implication des publics différents que suppose chaque méthode. Ce dire vers
n'est pas un dire à. Il est Jona dans l'hébreu, et doit donc faire plus Jona
que français.
Dieu est le problème suivant. Les solutions se répartissent en groupes
caractéristiques. J'ai transcrit, dans l'hébreu, ce que l'usage veut qu'on lise,
qui est adonay (littéralement « mes seigneurs », pluriel dit de majesté, du mot
adon, maître), pour ce qui est écrit, qui est le tétragramme du nom divin (les
quatre lettres yod hé vav hé) interdit à la prononciation chez les Hébreux
depuis des temps si anciens que sa vocalisation même s'était perdue. Interdit
qui suppose la puissance magique du nom, et sur le nom, et qui distinguait
ainsi le Dieu unique créateur du monde des autres dieux nationaux. On a vu
dans le tétragramme une forme archaïque de l'inaccompli du verbe haya,
d'où une glose ancienne : « celui qui était qui est et qui sera toujours ». Les
Septante avaient o Kurios, le Seigneur, et saint Jérôme Dominus, que
reprenait Le Maistre de Sacy, par le Seigneur. Ce que refait la ТОВ. Pour le rab-
binat et Segond, YÉternel traduit cette glose, qui est tirée aussi des
interprétations de la réponse de Dieu à Moïse (Exode III, 14), que les Septante
traduisaient ego eimi o on, «je suis l'Être », traditionnellement traduit «je
suis celui qui est » ou « je suis qui je suis », y incorporant une certaine plato-
nisation de la divinité. En se mettant du côté de l'érudition, la Bible de
Jérusalem et Dhorme transcrivent l'hébreu, ou plutôt sa vocalisation
hypothétique, et le transforment en nom propre, qui désigne et ne signifie pas. En
refaisant du nom de Dieu un nom propre, elles le re-polythéisent. Elles vont
contre l'usage hébreu. De même les majuscules, les capitales et les capitales
plus grandes que les capitales font une idolâtrie de la lettre. Plus cette
idolâtrie s'éloigne du divin, plus elle en multiplie les signes. Littéralement,
Chouraqui a transcrit les quatre consonnes. Mais ce calque, imprononçable,
en effet, n'a pas la même valeur en hébreu et en français. Ou plutôt, il en a
une en hébreu, prise dans le jeu, qui est connu des lecteurs de l'hébreu, du
qérê-ketiv, de ce qui est « à lire » et de ce qui est « écrit », et il n'en a aucune
en français. C'est donc la valeur d'usage, orale, que j'ai transcrite, avec
Adonaï, pris comme un terme d'appel, et qui fait écho à Amittaï.
Jona fils ďAmittaï ne semblait faire aucune difficulté. Chouraqui est le
seul à avoir gardé, comme dans la transcription coutumière des noms arabes
avec ibn, qui a le même sens de filiation, la forme hébraïque ben. Il en est

49
coutumier dans sa traduction pour les noms propres, comme pour les grades
militaires. La non-traduction fait de l'exotisme. Elle fausse le ton, en
transposant pour l'hébreu ce qui est l'habitude pour l'arabe. Comme Mardrus
arabisait sa traduction des textes bibliques. Je passe sur les détails
d'orthographe.
Les noms bibliques ont des effets de sens bibliques. Mais aussi, sous
l'oubli que fouille l'érudition, des effets qui avaient une justification intra-
linguistique. Yona signifie « colombe », rappelant la colombe de l'arche,
symbole d'Israël. Amittaï était rapporté à émet, vérité. Ninive, Ninveh a signifié
« la demeure du poisson », établissant un rapport symbolique avec le poisson
qui avale Jona. Jona lui-même remontait, semble-t-il, à un homme-poisson
phénicien, Ouannès. Et Tarchich, qui désignait une fonderie, se rattachait à
un verbe signifiant « détruire » : Jona allait à sa destruction en y allant. Le
serré symbolique de ce bref récit déborde toute traduction.
Lémor, dernier mot du verset, est un infinitif du verbe « dire », amar,
qui sert de présentatif à un discours, dans la Bible. C'est typiquement une
particule introductive du style oral. Le passage à l'écrit, logiquement,
l'élimine par la ponctuation des deux points (Bible de Jérusalem, TOB), comme
il élimine ou module les et bibliques. Autre transposition écrite, le cliché
« en ces termes », « en ces mots », qui est plus une glose qu'une traduction
(Rabbinat, Segond). Le participe présent (Chouraqui), inexact
grammaticalement, module la forme vers le présent perpétuel qui arase tous les temps.
Reste « pour dire » (Dhorme, Meschonnic), qui rend le mouvement du
signifiant. Ce n'est pas un cas isolé qui montre Dhorme plus proche des signifiants,
par rapport à leur escamotage massif.
Mais aucune des cinq premières traductions ne s'est souciée du rythme
du texte. Chouraqui semble le faire, par sa disposition en deux lignes. J'ai
déjà montré qu'il ne le fait qu'en partie, souvent à contre-rythme. Pour la
galerie. Seule la dernière traduction s'est attachée à ne pas séparer les mots
de leur rythme. Ce n'est ni un littérahsme, ni un calque, mais une autre
sémantique, qui est aussi en partie une sémantique de position. Ainsi côte à
côte adonay et el, le mot même de la mission. Ce qui importe en de nombreux
autres passages.
La prosodie est l'organisation consonantique et vocalique des chaînes
qui font le discours, l'organisant en paradigmes et en syntagmes,
participant inséparablement aux effets de sens, sans être du sens. Mais tout fait
sens dans le discours, ou plutôt participe de la valeur. C'est la notion de
valeur qui départage les traductions. La tradition, qui met toute la
sémantique dans le sens des mots, n'a pas vu, ou s'est résignée d'avance à perdre,
tout ce qui pouvait faire une sémantique prosodique. Elle considère ces
choses au mieux comme des ornements, dont elle se dispense, visant
l'exégèse, ou la pieuse entreprise, n'ayant affaire qu'à un message dispensateur
de la vérité. Rhétorique qui sépare la vérité de la beauté, opposant
nécessairement la poésie à la vérité. Dualisme qui fait de la poésie une forme, et du
futile, au regard du sens identifié à la vérité.
Le texte biblique ne connaît rien de tel. La construction prosodique y
est permanente. Je ne prends qu'un exemple. Un commentaire continu, verset
par verset, le montrerait. Il suffit de celui-ci. Il combine des échos et une
opposition syllabique terme à terme, qui n'a pas toujours lieu, et qui fait ici

50
partie de la sentence. Sa rhétorique et sa vérité sont un seul et même
discours.
П, 9
mechamrim I havlé-chav III hasdam I ya'azovou
(gardiens buées-vanité leur piété abandonneront)
1. Rabbinat
Ceux qui révèrent des idoles menteuses, ceux-là font bon marché de leur salut.
2. Segond
Ceux qui s'attachent à de vaines idoles
Éloignent d'eux la miséricorde.
3. B. de Jérusalem
Ceux qui servent des vanités,
c'est leur grâce qu'ils abandonnent.
4. Dhorme
Ceux qui révèrent les vaines idoles
abandonnent leur piété,
5. TOB
Les fanatiques des vaines idoles,
qu'ils renoncent à leur dévotion!
6. Chouraqui
Les conservateurs des fumées du trouble
leur dilection, ils l'abandonnent.
7. Meschonnic
Veilleurs de vent buées
Leur foi délaisseront
La comparaison de ces versions pourrait laisser douter qu'elles
traduisent le même texte. Il n'y a pas une forme d'un côté, un sens de l'autre.
Il y a des signifiants, dont les signifiés divers, que représentent les six
premières traductions, ne donnent pas tous les effets. L'opposition des nombres
syllabiques 3/3/// 2/4, de part et d'autre de la « césure », installe une
« preuve » par l'égalité obtenue de l'« équation » que constitue l'énoncé.
Comme les rappels consonantiques, [m] et [v] lient en paradigmes
mechamrim et hasdam, d'une part, havlé-chav et ya'azovou, de l'autre. Il n'est pas
sûr non plus que le seul parti du sens ait réussi à maintenir l'essentiel, à voir
l'incohérence qui lie révèrent, s'attachent à, servent, fanatiques et
conservateurs. Le verbe chamar, à la forme intensive, 3e p. plur. du part, présent,
signifie « garder », en même temps que, par dérivation, s'agissant de culte
ou de piété, « rendre un culte à ». Mais au lieu des « idoles », qui sont le
réfèrent sous-entendu, le texte ne porte que le signifié redoublé de « vanité » et
de « mensonge », dans le signifiant hevel au pluriel, construit avec chav, et
hevel est la « buée » de Y Ecclésiaste, du « vanité des vanités », l'haleine de
vapeur qui se dissout dans l'air : « Buée de Buées a dit le Sage buées de buées
tout est buée 9 », hevel qui est en hébreu le nom d'Abel, et chav est un abstrait

9. Voir les Cinq rouleaux.

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qui désigne le vide, l'illusion, le mensonge, en particulier quand il s'agit des
prophètes de mensonge. Les cinq premières traductions ont donc remplacé le
signifiant et son signifié par la désignation du réfèrent. Chouraqui en
juxtaposant fumées et trouble, dans un rapport de détermination inexact (l'hébreu
est indéterminé) fausse à la fois chaque terme et l'ensemble, qui en reste
incohérent. Quant à hesed, terme difficile, à voir les traductions (salut,
miséricorde, grâce, piété, dévotion, dilection, foi), il désigne le rapport
réciproque de la divinité à l'homme et de l'homme à la divinité, un rapport
d'amour, qui se diffracte en bonté, pitié ou piété. Enfin ya'azovou est l'imper-
fectif de 'azav, « abandonner, délaisser », qui peut avoir un emploi
d'injonction par la remontée de l'accent, mais plus amplement le sens d'un futur.
L'imprécation contre les idoles, corollaire de la prière au vrai Dieu, montre
les déviations diverses que font le rabbinat et Segond, pratiquement à
contresens, de même que Jérusalem. La traduction de Dhorme ne fait pas de sens
du tout. Seules les trois dernières ont la même notion du sens, dont la TOB
présente une version possible, Chouraqui une distorsion incompréhensible.
La dernière n'est pas un calque, mais l'exact équilibre et déséquilibre
prosodique-rythmique du texte.
Du ventre du poisson, qui est féminin, à la « matrice de la mort » (II, 3),
à la Perse de farce, ici et dans Esther, du « ricin » traditionnel à l'arbrisseau
inconnu qu'il devient 10, les problèmes de traduction fourmillent. Il n'était
pas possible ici de les traiter tous. Le peu d'exemples analysés montre
pourtant assez comment la Bible pousse l'enjeu du traduire, comment la pratique
et la théorie sont inséparables, comme le signifiant et sa signifiance sont
inséparables, le rythme la prosodie et le sens sont inséparables. C'est quand
on les sépare, à quoi invite la notion courante du signe, que les solutions
se substituent aux questions, que commencent l'instrumentalisme et sa
notion esthétique de la littérature, la prise abstraite des modes de signifier,
qui les égalise en ramenant le traduire à la langue, au lieu
qu'empiriquement il n'y a que des discours. D'où à chaque mode de signifier son traduire.
Mais ceux qui sont dans la langue sont aussi dans l'étymologie, qui fait
du signifiant un substitut de la nature. Autre est la signifiance, car étant
toute du discours, elle est son historicité même. Toute confusion est le signe
de la théorie traditionnelle, et une ruse de la nature.

10. Je renvoie à la traduction complète dans Esprit, suivie de son commentaire.

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