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tCR!

TURE
COLLECTION DIRIGÉE PAR
BÉATRICE DIDIER
L'INVENTION
DU COMMENTAIRE
Augustin, Jacques Derrida

Bruno Clément

Presses Universitaires de France


La lecture et les larmes

Les larmes, les prières

«Je pleurais sur Didon qui était mone. »


«Je pleurais dans la profonde amertume de mon cœur
brisé.»
«Seules les larmes m'étaient douces et avaient pris la
place de mon ami dans les délices de mon âme. »
«Je versais des larmes très amères, et j e reposais dans
l'amertume. Oui, j'étais malheureux et, plus chèrement qu'à
mon ami, je tenais à cette vie malheureuse elle-même. »
«Je lâchai les larmes que je retenais, pour les laisser couler
autant qu'elles voudraient et en faire un lit sous mon cœur.»
Les larmes d'Augustin, «toutes les larmes abandonnées
ou retenues des Confessions», et toutes ses prières, ce sont
pour Jacques Derrida les Conftssitms mêmes. Il dit pour dési­
gner le livre d'Augustin, pour prendre aussi peut-être une
pause augustinienne (car confesser ce que l'on fut c'est,
semble-t-il, d'abord confesser ses lectures), que c'est dans la
traduction« très libre» de Robert Arnauld d'Andilly qu'il a,
jeune homme, découvert «les prières et les larmes d'Au­
gustin». Et son texte, Circotifession, écrit dans une dépen­
dance si trouble, dans une subversion si belle des Co11jessions,
ISBN 2 13 050567 8
assigne à ses propres larmes, à sa prière intime, inaliénable,
Dépôt légal-!" édition : 2000, mars
leur place fondamentale près de celles d'Augustin, elles n'en
0 PrC$5CS Un..eNioûttsde Frar=, 2000
106, boulcnrd Samt-Genn>in, 75006 Poris sont pas discernables : «essayant en vain non seulement de

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pleurer mais j e ne sais plus, de m'empêcher de pleurer, eljle­ point, m �is plutôt, s'il est homme de grande charité, qu'il
tumjrenabam»,«pourquoi je prends plaisir à pleurer à la mort pleure lw-meme pour mes péchés, devant toi.» Ce «devant
de l'ami, curjletus dulcis sit mimis ?»,«toutes mes prières, tou­ toi» (gui cite d'ailleurs le Psaume 18) est ce qui fait des lar­
tes mes larmes d'amour, ce que je préfère à ma vie)), «à la mes autre chose et plus gue des lannes: précisément, une
manière de sA je n'aime que les larmes, je n'aime et ne parle prière.
qu'à travers elles». Et il cite, c'est son alibi, lacrimas confts.rio­ Dans les Co11jes.rions d'Augustin, les prières rachètent les
nis, «les Lannes de la confession ». lannes. Les larmes, si elles sont solitaires, comme elles le res­
Dans le livre d'Augustin, les lannes témoignent d'un tent jusqu'à Milan, sont égoïstes, imbéciles ; elles témoignent
désordre ancien, d'un désarroi de l'âme et du corps tous d'une ignorance qui est le péché même, d'un désordre, d'une
deux encore ignorants de la vérité. Même s'ils adoucissent émotion qui ne font qu'un avec lui. La prière, elle, est
un instant la peine, s'ils émoussent un peu la pointe de la adressée, elle connaît son destinataire qui est aussi la vérité
'
'
douleur, les pleurs sont la trace visible - elle-même déplo­ elle donne le sens jusqu'alors inconnu des pleurs. La confes-
rable - d'une faiblesse sans doute (Augustin parle de sion a toutes ces qualités et elle est effectivement prière. Que
«l'attendrissement de sa sensibilité»), mais, bien plus, d'une les larmes soient seulement confessées, et elles seront,
erreur, d'une faute, d'un péché, le goût que l'on a pour eux venant après elle, selon la conversion. Semblables donc en
est toujours un peu coupable. Or, l'exercice de confession qualité, à celles versées sur la mort de Monique, larmes ette ;
supposant la vérité connue, les lannes sont précisément ce fois devant Dieu, dédiées : prière.
qui doit être confessé. Même celles d'après la conversion, Cette connexion, consubstantielle, des larmes et des priè­
qui dissipa les ténèbres de l'erreur et du doute: toutes les lar­ res dans le récit d'Augustin, Jacques Derrida l'aperçoit d'un
mes des Confessions en effet sont versées avant la lecture du œil infaillible. n s'en faut pourtant qu'elle informe son texte
livre de l'Apôtre dans le jardin de Milan, sauf celles, célèbres, comme elle informe les Confessions. C'est bien sûr gue Circon­
et d'ailleurs longuement évoquées par Jacques Derrida, aux­ jession est un texte sans adresse; c'est surtout que la vérité est
quelles finit par s'abandonner Augustin après la mort de sa son défaut essentiel ( « pleurant l'inavouable vérité, autre­
mère. ment dit, vous aurez fini par comprendre qu'une confession
Ces larmes, contre lesquelles il lutte plusieurs heures n'a rien à voir avec la vérité»). C'est sans doute, et beaucoup
durant, il en a honte, comme on a honte de ce qui est seule­ plus profondément, que la lecture ne joue pas, chez lui, le
ment humain lorsqu'on sait la vérité divine:«J'éprouvais un même rôle que chez Augustin.
violent déplaisir en voyant quel grand pouvoir prenaient sur
moi ces accidents humains qui, suivant l'ordre obligé et le
sort de notre condition, doivent nécessairement arriver» ; La lecture, le commentaire
mais il espère qu'elles ne sont pas coupables comme les
autres, ayant été versées devant Dieu même: «Je pris plaisir Car la discrimination qui pour Augustin partage les lar­
à pleurer devant toi, sur elle et pour elle, sur moi et pour moi mes, partage aussi les lectures. Les choses sont manifeste­
[...] Et si quelqu'un trouve que j'ai péché en pleurant ma ment liées. C'est sur un livre qu'Augustin verse les premières
mère quelques minutes, cette mère qui était mone pour un larmes certainement blâmables qu'il confesse, sur l'Énéide,
temps à mes yeux, mais qui avait pleuré durant de nombreu­ elus précisément sur « Didon morte par amour pour
ses années pour me faire vivre à tes yeux, qu'il ne se moque Enée »; et la confession de ces larmes «pitoyables» n'omet

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pas de noter qu'une lecture qui renoncerait aux fictions poé­ vrai ; dans l'inquiétude aussi, confessée dès les premières
tiques serait salutaire. Les ne racontent donc pas
Confessions pages de son livre, à l'endroit de son origine. Le commentaire
seulement comment les larmes changent de sens selon que qu'il écrit, un autre ne l'écrirait pas comme lui, ne l'écrirait
les provoque la mort fictive d'une amante imaginaire ou la même pas du tout. Proposant une méthode censée valoir
mort réelle d'une mère vraiment aimante ; elles racontent pour d'autres textes, forgeant des concepts et prétendant
aussi comment une lecture pernicieuse, pécheresse, peut donc à l'universel, le commentaire est une activité qui est
ouvrir la voie à une lecture rédemptrice, peut même pourtant non pas partisane, ou simplement relative au« point
conduire à une lecture raisonnée, méthodique, entreprise de vue» de son auteur, mais profondément subjective, c'est­
avec le souci de la vérité et du salut de ses semblables. Aux à-dire dans laquelle le sujet est en question- en chantier.
larmes que cause la mort d'amour, au livre I des Confessions, Elle implique ensuite que le commentaire se présente
répond «la grosse pluie de larmes» qui s'abat sur Augustin sous la forme d'une immense correction. Le commentaire
lorsque lui parle la Continence, p résage de la conversion ; à ne peut être entrepris sans la foi en une vérité qu'il est ques­
la lecture conda mnable de l'E11éide fait écho la lecture tion de manifester en la mettant en œuvre ; il est bien rare
convertissante de Paul le converti, sous le figuier de Milan. qu'il ne fasse pas état, comme celui d'Augustin, d'une erreur
L'exégèse en forme du premier chapitre de la Genèse, au passée dont il dit qu'il est le redressement. Cette foi nou­
livre XIII, parfait la confession, vérifiant ce que disait déjà le velle, qui légitime-quand elle ne l'exige pas -le retour sur
livre I: qu'on peut lire autrement-et mieux-que ne l'ont soi, sur sa vie passée, amende quelque peu la subjectivité du
appris les maîtres de l'enfance. discours exégétique ou du plus simple commentaire. Mais
L'exégèse est à la lecture ce que la prière est aux larmes : elle ne saurait l'oblitérer tout à fait.
conduite dans le souci infaillible de la vérité, sous son œil Elle inscrit en effet-c'est le dernier point -le commen­
vigile, elle rachète le désordre, la complaisance honteuse des taire dans une histoire. A l'appui de l'hypothèse que j'ai faite
lectures enfantines et adolescentes. Lecture, en un sens, mais naguère d'un lien intrinsèque qui lierait tout commentaire à
lecture cette fois éclairée, soucieuse de la vérité, de la charité un récit préalable, les Co�tfessions d'Augustin fournissent un
envers qui la cherche loyalement, elle est bien l'équivalent exemple remarquable. Le commentaire du récit de l'origine y
des larmes versées devant Dieu à la mort de la mère : en fait, vient en effet après le récit de vie (qu'on l'appelle ou non auto­
l'ébauche d'une prière. Cette mise en rapport, qu'Augustin biographie). Cette succession, assez ordinairement tenue
est le premier à effectuer, de la lecture coupable et de la lec­ pour problématique, donne en réalité la logique poétique de
ture édifiante (mise en rapport rendue possible par le récit de l'œuvre, la lecture éclairée constituant l'aboutissement du
la conversion opérée, précisément, par la lecture) ne change parcours qui commence par la lecture fautive, le commen­
pas seulement, me semble-t-il, l'idée que l'on peut se faire taire prenant du récit le relais poétique. Cette dépendance, ici
des Confessions ; elle est susceptible d'importants prolonge­ manifeste, est sans doute opérante partout où est « choisi »

ments poétiques. un texte qui tient à cœur, avec lequel il existe, comme le dit
Elle suppose d'abord entre le commentaire et son auteur Jean-Paul Sartre avec si peu d'ambages (à propos de Gustave
un lien d'implication profonde. L'un des sens en effet du Flaubert),« un compte à régler».
commentaire par Augustin du premier chapitre de la Gmèse La configuration de Cirro11jesn
sio , certes, n'est pas si par­
est à chercher dans ses erreurs de jeunesse, dans l'ignorance lante. Jacques Derrida ne s'y livre à aucun commentaire
où il s'est complu longtemps du véritable amour, du livre visible, et aucune aventure de lecture, fautive ou exemplaire,

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n'y est relatée (seules sont nommées, d'emblée, les Confes ­ de la performance «autobiographique» (sa légitimité, sa
sions, citéesdès lors selon un système qui est toute l'affaire). méthode, sa réussite) ; il renseigne précieusement sur .la
S'il a voulu pourtant placer son livre sous le signe d'Au­ nature de l'aventure générique à laquelle elle a donné lieu.
gustin, ce n'est pas seulement que l'Afrique du Nord est leur Augustin, presqùe par voie de rencontre, s'essaie à une pra­
patrie commune, ni sans doute que la mort de sa mère tique du discours secondaire que le simple récit ne laissait
cherche à rejoindre celle de Monique dans le livre qu'il veut pas prévoir, et sa juxtaposition insolite perturbe le champ
écrire sur sa propre vie ; c'est qu'un souci de vérité l e point, poétique, jusqu'alors autrement balisé; Jacques Derrida
que ne peut satisfaire le récit simple. Le titre dit l'impos­ semble quant à lui savoir de toute éternité que l'impossibilité
sibilité de la confession ; le livre pose comme une sorte de du «face-à-face» signifie également l'impossibilité du dis­
préalable le deuil de la vérité ; le dispositif textuel atteste que cours primaire, et il construit, dans le deuil d'un récit de soi
rien d'essentiel (par exemple des larmes, ou de la prière) ne qu'il n'a pas écrit, une manière de commentaire, conscient à
peut se dire dans l'éloignement d'un autre texte, d'un autre la fois de la fatalité et de la vanité du détour.
homme. Si tout commentaire est probablement un détour­ C'est l'attention par lui attirée sur la figure (la périphrase
nement, tout détournement ressemble aussi à un commen­ inesquivable et généralisée d'un circum universel) qui a donné
taire ; et c'est avec constance, avec visible préméditation que à mon propos essor et direction. La figure en effet -celle-ci
chaque phrase latine des Confessions est par Jacques Derrida ou une autre - n'informerait pas seulement, et nécessaire­
citée - et traduite - à seule fin de dire autre chose que ment, dans la logique de Circotifession, tout discours qui
ce pour quoi Augustin avait assemblé les mots qui la cherche à dire de soi quelque chose ; elle caractériserait éga­
composent. lement tout discours secondaire, définissant sa méthode, son
Pour dire autre chose, soit pour dire quelqu'un d'autre. ton, sa teneur, orientant de façon lisible l'espace qui le sépare
Ce n'est pas pourtant la trahison décidée, l'allégorie systé­ du texte commenté. Que ces discours secondaires soient
matique et d'ailleurs nécessaire, qui permet à Jacques Der­ tournés (pourvu qu'un seul écrivain soit leur auteur) sur un
rida d'inventer à son incomparable manière le commentaire tour unique, et que ce tour soit intime Oa périphrase de Jac­
que, de fait, il ne pratique pas: c'est le commerce rapproché ques Derrida, par exemple, se rattachant à l' « oubli» de sa
-rendu inextricable par l'écriture- avec celui qu'il n'est pas. circoncision) ne devrait pas dissuader, en bonne logique, de
L'emmêlement de ses paroles à celles d'Augustin, -l'impos­ les lire comme des textes primaires.
sibilité d'une imputation certaine, il les construit en effet Si cette hypothèse était vérifiée, ses conséquences se­
pour prendre en défaut le texte qu'un tiers (Geoffrey Ben­ raient considérables. La rhétorique ne devrait plus être
nington) a écrit pour dire sa vérité. Circonfes.rWn, qui rêve d'un tenue seulement pour ce qui informe le discours mais ce qui
récit et travaille à «jaire la vérité», trame donc, contraint de promeut toute espèce de connaissance, fût-elle scientifique,
renoncer à l'un et à l'autre, un discours décidément secon­ voire métaphysique ; elle ne devrait plus jamais être séparée
daire (et même doublement secondaire, puisque dépendant, en tout cas du moindre mouvement s'essayant à la cons­
quoique différemment, de deux autres textes) que la réfé­ cience de soi ; et elle devrait sans doute cesser d'être
rence à Augustin invite à évaluer à l'aune des Confessions qui l'ennemie, pour laquelle on a toujours voulu la faire passer,
ne connaissent que le récit et le commentaire.·
·
de la vérité. Ces extrémités sont l'enjeu ultime d'une lecture
Le rapprochement des deux textes (auquel invite le titre conjuguée du chrétien converti et du juif plus ou moins
de Jacques Derrida) n'éclaire pas seulement l'évaluation renégat.

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Le commentaire, après tout, même s'il se donne un objet
qu'il prétend atteindre pur, même si l e soi prétend sincère­
Le livre de l'Apôtre
ment en être hors, même si la méthode selon laquelle il est
conduit l'apparente certainement à une entreprise de vérité,
le commentaire est un discours parmi d'autres. Et il n'est
peut-être pas déraisonnable de penser que sous la solidité
logique de la méthode, sous la rigidité de son appareil, si
objectif et si savant qu'il paraisse presque toujours, puissent
s'apercevoir, pourvu que le gratte un peu une plume sympa­
thique, les éclats du sel qui sans cesse le menace de craquèle­
ment, la trace d'une humidité qui depuis toujours en est
saturée et dont le commentaire prévient continûment
l'effusion.
<< Tolle, lege>>

«Prends, lis l Prends, lis!» Ces paroles, entendues par


Augustin alors âgé de 32 ans, à l'ombre d'un figuier dans un
jardin de Milan, et rapportées par lui quelque dix ans plus
tard au livre VIII de son récit autobiographique, ces paroles
sont celles mêmes de la conversion. Et c'est sans doute
parce que cette lecture a partagé sa vie en deux que la lecture,
son apprentissage, ses usages, sa pratique fidèle occupent
dans le livre de sa vie, dans les co,ifessions, une place cru­
ciale. Car il y a lire et lire, et Augustin n'a certes pas attendu
l'été 386 pour pratiquer, même assidûment, même systéma­
tiquement la lecture. Or c'est à cette lecture sous le figuier,
lecture bouleversante, convertissante, qu'il faut rapporter,
dans son récit, toutes les lectures qui l'ont, depuis l'enfance,
précédée, et dont elle est la fin incontestable bien qu'igno­
rée. Qu'il faut rapporter aussi, probablement, toutes celles
qui l'ont suivie, qu'elles soient seulement racontées ou
effectuées sous nos yeux, et dont elle est l'origine manifeste
et nécessaire.
Tant il est vrai que la conversion, loin de se limiter à un
« désormais » soulagé et jubilatoire, légitime, en même temps
et apriori, un « déjà» douloureux et impatient. Par cette lec­
ture méridienne, ce n'est pas seulement l'avenir qui est

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ouvert selon une perspective d'ailleurs inattendue, c'est le Dieu. »1 En toutes choses il s'agira, comme ici, de distinguer
passé qui est converti, un passé qu'elle permet de com­ entre ce qui est de Dieu (l'intelligence, la volonté, les pas­
prendre enfin, de«lire», d'écrire.«Lire» le premier chapitre sions du cœur) et ce qui est de l'homme (la méthode, les
de la Genèse, comme Augustin le fait dans les trois derniers conventions, les exemples). Les premières expériences lan­
livres des Confissions, ou «lire » sa vie passée, ce qu'il fait gagières, le� premiers actes de communi�a�o? participent
dans les neuf premiers, écrire un commentaire ou un récit ne ,
bien évidemment de l'un et de 1 autre ; mats il tmporte de le
sont pas, dans la logique de la révélation, deux activités diffé­ noter dès l'abord afin de faire, d'avance, la part du péché et
rentes : il s'agit bien, dans les deux cas, d'écrire pour lire, de la grâce : «Déjà mes volontés, une fois mes lèvres
pour témoigner, par la lecture écrite, de cette lecture éclai­ dressées à émettre ces signes, se servaient d'eux pour
rante, c'est-à-dire de cotifesser la foi nouvelle.
s'énoncer.»2 Les signes ne sont évidemment en eux-mêmes
ni mauvais ni pernicieux3, mais toute pratique- et d'abord
celle de la lecture, enseignée à l'école - qui fera passer les
Apprentissages signes avant leur contenu, les cultivera pour eux-mêmes sans
souci de leur utilité véritable, c'est-à-dire de la vérité, engen­
La forme choisie par Augustin, la confession adressée, drera virtuellement la vanité, la faute.
suppose la conversion. Le récit des premières années, de
Si la lecture, lorsqu'il s'agit de raconter quelles armes y fit
tous les événements, en fait, précédant la scène du jardin de
Augustin, est l'objet de paroles si dures, c'est d'abord qu elle :
Milan, est celui du «pas encore», de la méconnaissance de _
peut servir les intérêts les plus mépnsables, former la Jeu­
Dieu, de l'attente ignorante de la vérité. Un converti
nesse aux exercices les plus dégradants, ceux des «arts de la
confesse et ce qu'il sait et ce qu'il croit savoir et ce qu'il
verbosité, serviles accès aux honneurs des bommes et aux
ignore ; c'est la foi reçue qui lui permet de mettre en place,
fausses richesses»�; c'est aussi qu'elle peut flatter chez
dès les premières pages du récit, le matériel utile à la pleine
l'adolescent le penchant pour un amour humain et charnel,
compréhension de l'événement pour la confession duquel
en lui donnant en exemples les récits de l'Antiquité païenne.
elles sont écrites. La confession en effet ne dira, n'apportera
Si Augustin est coupable pourtant d'avoir délaissé la lecture
rien de nouveau si ce n'est la qualité d'un regard capable
quand on voulait, de force, lui en inculquer les rudiments,
désormais de discerner tout ce qui était, depuis toujours, c'est qu'il ne s'en détournait pas pour la bonne cause, préfé­
nécessaire à l'irruption de la vérité et qui était resté, jusque­

rant à l'apprentissage des signes susceptibles d l'élever vers
là, simplement inaperçu. C'est ainsi que la relation des
la vérité les jeux vains (de balle, de lutte) chatouillant l'orgueil
apprentissages (du langage, des signes, de la lecture, du grec,
et même de la foi) est, dans les Confissions, annonce et acte de
1. Conf, 1, vm, 13. Je me référerai à l'édition de la Biblio�èque au�sti:
foi, préparation et accomplissement. nienne (Paris, Desclée de Brouwer, 1962, 2 vol.), qw swt le texte etabli
.
Ainsi par exemple du langage.«Comment j'avais appris à par M. Skutela et adopte la traduction �e E. Tréhorel et <?· Bowssou;
parler, plus tard je m'en suis rendu compte. Ce n'était pas les l'introduction et les notes sont d e A. Solignac. (Les Conftmons occupent
les t. 13 et 14 de la 1: série des Œuvres contplètes.)
grandes personnes qui m'instruisaient en me présentant les
2. Ibid.
mots dans un ordre donné d'enseignement, comme on le 3. «Je n'accuse pas les mots, qui som comme des vases choisis �t p.ré­
.
fait un peu plus tard pour les lettres de l'alphabet; c'était cieux, mais le vin de l'erreur que nous yversruent des docteurs eruvres »
(1, XVl, 26).
moi-même avec l'intelligence que tu m'as donnée, mon 4. I, TX, 14.

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le plus primaire. Les signes, instruments de communication, de l'écriture1• Rien d'étonnant si cette opposition (bon ins­
de plaisir, de vérité, ont été, comme tant d'autres choses dans trument, mauvais usage) permet aussi de lire l'apprentissage
la vie des hommes, détournés de leur fonction naturelle et du grec. «En fait, les premiers éléments où l'on apprend à
salutaire. Dès les premières pages des Confessions, comme lire, écrire et compter n'étaient pas moins pour moi un far­
dans nombre d'aut.t:es récits autobiographiques, les mots deau et une punition que l'ensemble des lettres grecques.»
assemblés en textes, en livres, sont, à la lumière de la conver­ «Pourquoi donc avais-je de l'aversion, même pour les let­
sion à venir (dans le récit) mais aussi déjà passée (dans la vie), tres grecques pleines de rengaines semblables [à celles de
répartis selon leur usage, leur part de vérité. Térence, Virgile, l'Énéide] ? En vérité Homère lui-même est habile à tisser de
par exemple, sont cités par Augustin comme des auteurs per­ ces fables, il est délicieusement vain, et pourtant il était
nicieux puisque faisant oublier, par le plaisir, l'amour de Dieu amer à l'enfant que j'étais [...] C'est apparemment la diffi­
et le souci du salut («Je pleurais sur Didon qui était morte en culté, oui, la difficulté d'acquérir à fond une langue étran­
poursuivant par le fer son dernier destin. Et si l'on m'eût gère (linguae peregrinae) qui pour ainsi dire aspergeait de fiel
interdit cette lecture, j'aurais souffert d'être privé d'une lec­ tout le charme des Grecs dans les fables qu'ils racontaient.
ture qui me faisait souffrir»)1, sans que soit remises en cause Car je ne connaissais aucun de ces mots, et par de cruelles
pour autant l'excellence, la véridicité de la lecture et de et terrifiantes punitions, pour que je les connusse, on faisait
l'écriture:«Car enfin, elles étaient meilleures parce que véri­ sur moi une pression violente. »2 Le rejet par le jeune
·

diques, ces premières études des lettres par lesquelles se for­ Augustin de ces vanités délectables n'est pourtant pas à
mait en moi la faculté, qui s'y est formée et que je possède, de mettre à son actif. D'abord parce qu'il témoigne d'un carac­
lire si je rencontre un écrit, et d'écrire moi-même si j'en ai tère rétif, désireux d'échapper aux préceptes des adultes,
envie, meilleures que celles où on me contraignait à retenir la mais surtout, et sans doute plus profondément, parce qu'il
course égarée de je ne sais quel Énée, en oubliant mes pro­ est refus de cette «épreuve de l'étranger» dont parle
pres égarements, et à pleurer la mort de Didon parce qu'elle Hôlderlin3 et qui sera si nécessaire à l'élaboration de l'œuvre
se tua par amour, cependant que moi-même je trouvais dans exégétique à venir. TI est remarquable que cette aversion,
ces lettres la mort loin de toi, ô Dieu, ô ma Vie.»2 mise au compte d'un instinct identitaire excessif, voisine
avec celle pour les nombres et les lettres, pour les écrits en
général, imputée, elle, à un funeste « oubli de soi» : « De
Souci de soi, oubli de soi même si je demandais quel oubli causerait le plus grand pré­
judice à la vie de chacun, l'oubli de la lecture et de l'écriture
Ce qui était vrai de l'apprentissage des gestes et des com­
portements humains par le nourrisson3 l'est donc aussi de
l'apprentissage de la parole, de celui de la lecture4, de celui
1. «Prononcer le discours de Junon irritée et dépitée de ne pas pouvoir
écarter de l'Italie le roi des Troyens [...], n'y avait-il donc pas d'autres
1. I, Xlll, 21. thèmes pour exercer mon �aient et ma langue? Tes louanges, Seigneur,
2. I, Xlii, 20. tes louanges à travers tes Ecritures auraient servi d'échalas au sarment
3. « C'es t la faiblesse des membres enfantins qui est innocente, non pas de mon cœur, et il n'eût pas été b allotté à travers les vanités des baga­
l'âme des enfants» (I, Vll, 11). t elles >> (I, xvn, 27).
4. <<Oui, j'ai appris beaucoup de choses utiles : mais on peut en apprendre 2. l, Xlll, 20 et XIV, 24.
a ussi dans des sujets qui n e soient pas vains, et ce serait la voie sûre où 3. Cité par Antoine Berman, qui en fait le titre de son très beau livre sur la
les enfants pourrai ent marcher» (I, xv, 24). traduction (Paris, Gallimard, 1984).

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ou celui des fictions poétiques, qui ne voit ce que répon­ Souvenir de /'Hortensius
drait quiconque n'a pas oublié sa propre personne? »1 Ce
point est fondamental. Les premières pages des Conjessiuns Entre ces lectures enfantines ou adolescentes, coupables
mettent en place, méthodiquement, le matériel nécessaire au de toute façon, et celle, cardinale et vraie, de l'épître de Paul
récit signifiant de la conversion du livre VIII en même qui, au livre VIII, opère la conversion, les Confessions ne font
temps qu'elle s préparent, bien sûr, la lecture des premiers sans doute pas une place à chacune des lectures du jeune
versets de la Genèse qui en découlera. Or ce matériel est homme, de l'homme mûr même, que fut Augustin avant
hétérogène. Le jeune Augustin est doublement coupable : 386. C'est ce qui fait le prix de l'aveu, au livre rn, du (( bouil­
par sa résistance à l'apprentissage de la lecture et à l'écriture lonnement incroyable de son cœur »1 à la lecture de l'Horten­
il fait preuve d'un oubli de soi tout à fait déraisonnable ; par sùu de Cicéron, dialogue aujourd'hui presque entièrement
son dégoût du grec il fait preuve d'un souci de soi par trop perdu2• Augustin rencontre l'Hortensius à 19 ans et cette lec­
exclusif. De ce souci, il ne sera apparemment plus question ture« change ses sentiments »3• «Ah comme je brûlais, mon
dans la suite du texte. La conversion va venir prendre Dieu, comme je brûlais de m'envoler du terrestre pour reve­
ensemble, et transformer, en leur donnant sens, tous ces nir vers toi !»4 Cette lecture décisive et mémorable du dia­
apprentissages: celui de la lecture et de l'écriture, bien sûr, logue perdu occupe dans la construction autobiographique
mais aussi celui du jeu, dont l'hypothèse constituera un une place absolument cruciale, à mi-chemin entre les païen­
moment important. Mais elle le fera sans mentionner cette nes, les coupables, et celle de Paul prêchant la continence.
langue dont le refus est pourtant, au premier livre, longue­ Augustin, enfant sensible et indocile, était déjà bouleversé
ment évoqué, interrogé, interprété. quand il lisait Virgile, qu'il savait par cœur, et qu'il ne peut
Il y a peut-être là, dans ce silence gardé par le récit de la s'empêcher de citer quand, près de quarante ans plus tard, il
conversion sur l'autre langue, l'origine du mouvement qui l'évoque à nouveau. Mais les larmes d'alors, versées sur le
portera Augustin vers le commentaire. A. Solignac note destin de la femme abandonnée, larmes sans doute délecta­
bien2 qu'une connaissance approfondie de la langue grecque bles, accompagnent un goût certes obstiné, coupable, de la
a dû lui être nécessaire pour « réviser la Bible sur la version terre. n est remarquable d'ailleurs que la critique de la fable
grecque des Septante», «pour interpréter critiquement les homérique, quelques pages plus loin, n'ait pu s'énoncer sans
textes de la Bible et pour préparer La Cité de Dieu». Ni la le secours de ce Cicéron dont la rencontre préfigurera, en
conversion ni le récit qui en est fait ne suffisent, visible­ une si troublante coïncidence, celle du jardin de Milan.
ment, à révéler ou à constituer cette identité dont parle Paul «Mais quel est celui des maîtres à férule qui peut entendre
Ricœ� et que le commentateur ne travaille pas moins à
dire, sans doute, que le narrateur de sa vie passée. 1. ill, IV, 7.
2. Sur ce dialogue perdu et sur l'impression indélébile qu'il fit sur le jeune
Augustin, la bibliographie est, comme c'est presque toujours le cas
pour les œuvres disparues, d'une épaisseur un peu découngeante. Le
point le plus efficace est encore celui fait par A. Solignac (op. cit. ; cf. I,
1. I, XJTI, 22. 86-87 et 667-668),l'ouvrage de référence restant bien sûr le be2u travail
2. Dans les notes de soo édition, op. til., I, p. 662. de Maurice Testard, SaintA.llgustitJ et Cicéron, 2 vol., Paris, Études augus­
3. Le concept d'identité narrative est élaboré et exposé dans Ttmps et récit tiniennes, 1958.
(Seuil, 3 vol., 1983, 1984, 1985) que je citerai dans l'édition Points; il 3. Ille vero liber mutavit 4foctmn meum, n, JV, 7.
e st au ca:w: de Soi-mime çomme un autre (Seuil, 1990). 4. III, N, 8.

14 15
d'une oreille tranquille un homme d'une même arène qu'eux porellement." Et moi, à cette époque, tu le sais, lumière de
se récrier et dire : "C'était une fiction que cela pour Homère, mon cœur, j'ignorais encore ces paroles de l'Apôtre. »1
de l'humain qu'il prêtait aux dieux ; je préférerais qu'il nous C'est ainsi que le récit progresse vers son point culminant,
prêtât du divin à nous." I\1ais il est plus vrai de dire: "C'était vers la conversion. Ce que préserve et sanctifie la parole de
une fiction sans doute pour lui, mais qui donnait à des hom­ Paul, c'est, sans doute, la philosophie. Il faut insister sur le
mes corrompus des attributs divins." »1 Cicéron servait déjà, caractère paradoxal, et consciemment paradoxal, de cette
dans la reconstruction racontée, à opérer le rapprochement opération. Puisque l'Apôtre fustige la philosophie, toute phi­
entre cet abandon de Didon par Énée et celui de Dieu par losophie qui démasque la philosophie peut trouver grâce aux
Augustin2, entre l'émotion coupable et la révélation d e la yeux des convertis. Ce tour de passe-passe ne peut s'effec­
vérité. De même, et de façon finalement très prévisible, tuer qu'au moyen d'un jeu- anachronique- sur les mots, et
lorsque Augustin raconte sa lecture «quasi convertissante» ce jeu, par le détour étymologique, réhabilite aussi le grec.
de l'Hortensiusl, évoque-t-il sa pratique ancienne et vaine de «]e ne savais pas quelle était ta conduite envers moi. Car c'est
l a lecture: « m'envoler d u terrestre» correspond exactement auprès de toi qu'est la sagesse. Or l'amour de la sagesse porte
à« terre, je m'en allais à la terre»; et de même que Cicéron, chez les Grecs le nom de philosophie, et c'est lui qui
cité, était déjà, dans le récit, près des fictions de Virgile et m'enflammait dans ma lecture. »2 Là où il y a amour,
d'Homère, de même Paul, dont les paroles convertiront l'Amour n'est vraisemblablement pas loin; là où il y a
Augustin, est lui aussi présent dans ce récit. sagesse (chez Cicéron, par exemple), la Sagesse (de Job, de
Seulement là, pourtant. L'ignorance passée des paroles Dieu) est sans doute prochaine.
citées ici fait évidemment partie de la confession ; mais son La lecture de l'Hortensius n'est pas seulement inoubliable
aveu, à cet endroit, montre aussi la rigueur d'une construction parce qu'elle a correspondu, dans la vie, à une émotion bou­
qui ne conçoit pas la conversion comme un événement pur leversante; elle n'occupe pas non plus cette place immense
de tout tenant. Et c'est au nom de Paul fustigeant pourtant les dans le récit autobiographique seulement parce qu'elle est
philosophes qu'est sauvé l'Hortensius et conservée l'image lue par Augustin, aposteriori, comme le présage de la conver­
intelligente et sensible de son philosophique auteur : «Et on sion; l'Hortens ius est dans les Confessions le moyen mémo­
voit là qu'il est salutaire, l'avertissement que donne ton Esprit rable. C'est par ce dialogue en effet, o u par la citation du
par l'intermédiaire de ton bon et pieux serviteur: "Prenez nom de son auteur, qu'est conservé le souvenir, même peu
garde qu'on ne vous prenne au piège de la philosophie et de saint, de la fiction homérique, des larmes païennes et imagi­
ses vaines séductions, suivant la tradition des hommes, sui­ naires versées sur le livre d'Énée. Il y a même apparence que
vant les rudiments de ce monde, et non pas suivant le Christ ; la pratique du jeu sur les mots à laquelle Augustin converti
car c'est en lui qu'habite toute la plénitude de la divinité cor- n'a jamais su résister a reçu de Cicéron une définitive cau­
tion. «Mais ce livre contient, de l'auteur lui-même, une
exhortation à la philosophie, et s'appelle l'Hortmsius. »3 Le
1. l, XVI, 25. La citation dans la citation est de Cicéron (Tusctdanes, I, 26). rapprochement hortari (exhorter)/Hortensius, sans doute déjà
2. «Et je poursuivais moi-même les dernières de tes créatures après
t'avoir abandonné, et, terre, je m'en allais à la terre» (l, xm, 21).
3. Cette lecture est ordinairement tenue pour une préconversion, sinon 1. III, IV, 8.
pour une conversion effective. Cf. à ce ptopos Jean Marie Le Blond,
-
2. Ibid. La citation est de job, 12, 13, 16.
Les Co11vtnio1U dt sa11
i t Augustin, Aubier, 1950. 3. III, lV, 7.

16 17
opéré par Cicéron1 semble bien être pleinement assumé par petite enfance : « Or ce nom, de par ta miséricorde, Seigneur,
Augustin qui, comme Claudel, aime à faire elire aux mots ce nom de mon Sauveur ton fils, déjà dans le lait même
plutôt ce qu'il vm/ent elire (ce que Dieu, par eux, veut dire) que d'une mère, mon cœur d'enfant l'avait précieusement bu, et
ce qu'ils signifient. il le gardait au fond», [ces Écritures] « étaient faites pour
Mais ce qu'il y a de plus mémorable, dans l'Hortensius, ce grandir avec les petits, mais moi, dédaigneusement, je refu­
que cette lecture, plutôt, ou le récit de cette lecture rend sais d'être petit>>. La conversion, bien sûr, ouvrira un avenir
mémorable, c'est l'échec qui l'a suivie, celui de la lecrure des résolument nouveau ; elle donnera également sens à un
« Saintes Écritures »2• Là encore Augustin distingue précisé­ passé qui sans elle ne demeurerait pas seulement honteux
ment le temps de son écriture du temps des faits racontés : mais inintelligible ; elle définira certes un programme ; mais
« Et moi je n'étais pas encore en état de pénétrer en elle ou elle supposera une « lecture >>. Or si l'Hortensius finalement n �
d'incliner la nuque pour progresser avec elle. Car ce que j'en s'est pas suffi à lui-même, s'il n'a pas totalement convern
dis maintenant, je ne l'ai pas senti alors, quand je me suis celui qui, par lui, a été pourtant retourné, c'est peut-être qu'il
appliqué à ces Écritures, mais elles m'ont paru indignes a échoué à atteindre ce qui était retenu, dès l'origine, ou
d'entrer en comparaison avec la dignité cicéronienne.>> presque, « au fon d » (a/te). Le mouve�ent (gressus) qui porte
L'expérience dont l'aveu, s'il n'était pas configuré, aurait vers la vérité et auquel invitent les Ecritures n'est pas tout
quelque chose de sidérant est donc à la fois totale, à elle­ entier tourné vers un avenir qu'il s'agit pourtant d'envisager
même suffisante (c'est ainsi du moins qu'elle a été vécue) et totalement transfiguré par la conversion ; il est aussi impé­
essentiellement incomplète (c'est le converti, c'est l'écrivain rieusement ciré par un passé, par le passé le plus lointain,
qui, après plus de vingt ans, peut le dire : « Et une seule auquel la conversion va donner, justement, ce visage que le
chose venait briser l'élan d'une telle flamme : le nom du converti ne se connaissait pas.
Christ n'était pas là»). C'est donc cela aussi que la conver­
Et Dieu lui-même est moins celui à qui l'on parvient que
sion aura à assimiler sans le renier : la fièvre enthousiaste et celui à qui l'on revient ( « Comme je brûlais de m'envoler du
incrédule, le plaisir incontestable sans Dieu. Or cette incom­ terrestre pour revenir vers toi » ; «J'avais commencé à me
plétude, d'abord insoupçonnée, tardivement et heureuse­ lever pour revenir vers toi ») 1•
ment, semble-t-il, postulée, donne de la conversion d'Au­
Retourné, bouleversé, c'est plus qu'ému, qu'apitoyé ; mais
gustin le visage original. La conversion est de toute La vie,
ce n'est pas converti. L'Hortensius n'est bien sûr qu'une étape
elle exige sa présence entière et avouée, et rien de ce qui l'a
vers la conversion qui n'est elle-même, dans les Confessions,
faite ne peut rester en dehors. Si, sur le chemin qui va de La
qu'une étape vers le commentaire exégétique, méditation sur
naissance et des premiers balbutiements jusqu'au jardin de
le temps et sur la genèse. N'importe. Il amorce ce double
Milan où sera lu l'autre livre, doit se trouver l'Hortensisus de
mouvement vers l'autre à découvrir et vers soi, à découvrir
Cicéron, ce n'est pas seulement qu'i l préfigure la conversion,
aussi. Il exige donc à la fois le retour vers la source profànde,
c'est qu'il rappelle le passé le plus lointain, c'est qu'il
vers le souvenir qu'il faut retrouver, et l'oubli qui ne l'exclut
convoque, pour être pleinement compris, jusqu'à la plus
pas. Il est l'inoubliable.

1. III, rv, 7 et 8 ; << mrgere cœpmzm ut ad te rtdirem »; « quomodo ardtbam nvo­


1. Cf. A. Solignac, op. cil., p. 86, et Cie., De diviJt., II, 1, 1. lare a terrmis ad te JJ. Il y a là une trace de plus du néo-platorusme .
2. Ill, v, 9. d'Augustin.

18 19
L'oubli du Beau et du Convenable J'Époux, et je ne le pouvais pas parce que les voi.x de mon
erreur me tiraient dehors et que le poids de ma superbe me

Le traité Du Beau et du Conuenable (De pulchro et apto) est le faisait choir au plus bas. »1 Cette connexion étroite de la pre­

premier traité que composa Augustin, deux ou trois ans mière expérience amicale et de la première tentative philoso­

après sa lecture de l'Hortensius. Ce texte, déjà totalement phique, connexion que trame méthodiquement le texte du

perdu au moment de la rédaction des Confes.rions, n'a jamais livre IV, importe grandement au sens qu'Augustin entend

été retrouvé. Sa disparition est, au moins autant que son donner à la présence, dans son texte, de ce texte de lui

contenu, l'objet des réflexions d'Augustin au livre IV. disparu.

«Voici que les choses disparaissent pour que d'autres à leur D est remarquable d'abord que ce qu'il donne de son
place apparaissent et que de toutes ses parties se constitue œuvre perdue soit un commentaire. D a oublié beaucoup de

l'univers d'ici-bas. »1 Cette méditation sur la disparition, choses, et jusqu'au nombre des parties de son livre ; il en est

Augustin l'intercale entre l'aveu de sa douleur après la perte donc réduit, s'il veut que la confession soit ici aussi efficace,

de son ami anonyme et celle de son premier texte2• Dans les à donner, à la lumière de la conversion, son interprétation de

deux cas, l'investissement d'Augustin a été très grand. Affec­ ce qui lui apparaît à bien des égards coupable. C'est bien

tif, dans l'amitié


3 ; affectif encore, et intellectuel, dans la l'esprit de l'écrit qui lui importe, plus que la lettre d'ailleurs

réflexion spéculative4• «Ce "beau" et ce "convenable" (...] je absente. Le récit intègre ici son premier commentaire, et il

prenais plaisir à les rouler dans mon esprit sous le regard de n'est pas indifférent que ce commentaire soit celui d'un texte

ma contemplation. »5 Dans les deux cas le désaveu du devenu inexistant, ni que - par force - commentateur et

converti est sans équivoque : « Il n'y a pas de véritable amitié commenté ne fassent qu'un. Commenter, ici, comme, par

si tu ne la cimentes entre deux êtres qui sont unis entre eux hypothèse, dans l'ensemble des Confessions, c'est donc dire,

gr�ce à la charité répandue dans nos cœurs par l'Esprit Saint ou chercher à dire, quelque chose de soi.

qw nous a été donné »6 ; «J'avais répandu mon âme sur le Le temps consacré par Augustin à commenter le choix de
sable en aimant un être mortel comme s'il était immortel »7 ·
son dédicataire2 (autant de temps qu'à la thèse même du

«Je réfléchissais sur le Beau et le Convenable ; je désirais êtr� livre) est, de ce point du vue, édifiant et constitue peut-être

là debout et t'écouter et jouir dans ma joie de la voix de même ce qu'il y a de plus vif pour l'élaboration, dans la pers­
pective qui est la mienne, d'une théorie du commentaire. Ce
Hiérus, Augustin avoue qu'il ne le connaissait que de réputa­
1 . IV, Xl, 16.
2. « Il fut arracM à ma démence pour être près de toi réservé à ma conso­ tion, et, malgré cela, qu'il était de ce genre d'hommes qu'il
lation. Peu de jours après, en mon absence, il est repris par la fièvre et aimait « jusqu'à souhaiter d'être comme eux »3• On peut bien
me';!rt » (IV, .rv. 8) ; «J'éc vis le Depukbro el apto en 2 ou 3 livres, je
t;i sûr essayer d'entrevoir, par ce qu'il en dit, les traits qui, chez
crots, tu le s:us, tot �on D1eu, car cela .m'a échappé ; nous ne les avons
plus en effet, m:us ils se sont égarés lom de nous, je ne sais comment» cet intellectuel en vogue, ont donné à Augustin l'envie de
(IV, Xlll, 20). l'égaler: qu'il était orateur, et orateur bri
l lant, alors que lui
3. «Mon âme ne (?OUVait se passe� de lui», « amitié d'une suavité pour
.
mot qw dép � ss:ut outes l�s �uavttés de ma vie d'alors» (IV, IV, 7).
4. << Cette constdéranon _r se rrut a sourdre dans mon esprit du fond de mon
cœur, et j'écrivis le De pukhro et apto » (IV, xm, 20). 1. IV, xv, 27.
5. IV, XlV, 23. 2. Un certain Hiérus, d'ailleurs jamais autrement identifié (cf. Solignac,
6. IV, TV, 7. op. cit., I, p. 670).
7. IV, VIII, 13. 3. IV, XIV, 23.

20 21
as si
était professeur de rhétorique ; qu'il était d'origine syrienne, (aptum), traduction probable du prépon de Platon', n'est p
ln, de
formé à l'éloquence grecque et devenu maître dans le manie­ éloignée de celle, telle du moins que la présente August
des person nes
ment de la langue latine, alors que lui, d'origine africaine, cette amitié si profonde que l'imbrication
des
formé à l'éloquence latine, peinait, si on l'en croit, à semble rendre la mort impensable si elle n'est que de l'un
lui-mêm e, de
l'acquisition du grec ; qu'il était cé
l èbre, alors que lui était deux : «Je m'étonnais, puisque j'étais un autre
de moitié ;
obscur. Sans doute. Mais l'essentiel est moins dans le détail vivre, lui mort. » «Je ne voulais pas vivre diminué
, pour
des raisons que dans la nature même du processus enclenché voilà aussi pourquoi peut-être je craignais de mourir
ucoup
dans le commentaire : le phénomène de l'identification. A que ne mourût pas tout entier celui que j_'avai� �e�
tourne et
posteriori (mais Augustin prend bien soin de lier les choses) il aimé. »2 Exemple parfait de cette adapta non SI
se réf ère à
n'est pas interdit de voir dans l'écriture du traité D11 Beau et entière qu'elle est bien proche de la beauté, si l'on
d11 Convenable mais surtout dans l'analyse qui est faite du la distinction que se rappelle Augustin évoquant son œuvre
eux­
choix de son dédic�taire et, malgré tout, de son propos, la disparue : « Et je réfléchissais et je voyais dans les corps
en quelqu e
réponse au désarr01 douloureux causé par la mort de l'ami mêmes deux aspects : d'un côté ce qui constitue
désarroi que le récit traduit en formules extrêmes : «J' al sorte le tout et par suite le beau ; d'un autre côté
ce qui
avec
éprouvé moi-même que mon âme et son âme n'avaient été convient en raison d'une adaptation et d'une harmonie
ble, la
qu'un� âme en deux corps » ; «il y avait un dégoût très lourd autre chose, comme la partie du corps avec son ensem
Dieu
en mot et la peur de mourir »1• La mort de l'ami ouvre, pour chaussure avec le pied et autres cas semblables. »3 Avec
� a
tout dire, une crise de l'identité que les commentaires même Augustin jouait, si la reconstitution de son propos
«un en
n'apaiseron� s'ils l'apaisent jamais, que bien tard : «J'étais quelque vraisemblance, à ce jeu vertigineux du
», cause aussi bien de la douleur coupab le, quand meurt
devenu mo1-même pour moi une immense question. »2 On deux
traité :
pe�t même essayer de formuler à cette lumière autobiogra­ l'ami, que de l'orgueil pécheur, quand s'écrit le vain
étra g
phique Qa construction du chapitre en tout cas y invite) la « Or quoi de plus superbe que d'affirmer, dans une �e
que j'étais, moi, par nature, ce que tu es tol ? »
thèse même du traité. La tentation semble y avoir été forte folie,
te croire
de l'unité et de la division, du un et du deux, de la monade et «J'aimais mieux te croire changeant toi aussi que de
4

de la dyade : « Et comme dans la vertu j'aimais la paix, et ne pas etre ce que tu es. » .
réc1t
comme dans le vice j e haïssais la discorde, dans l'un je notais Ce Dieu du Beau et du Convenable n'était pas, d'après le
l'unité, dans l'autre une certaine division. C'est dans cette du livre IV, si difn fére t que cela de l'ami semblable à l'ami, de
Hiérus, à qui Augus tin dit avoir voulu ressembler ; il n'est pas
unité que me paraissait être l'âme raisonnable, et la nature de
la vérité et du bien suprême ; et dans cette division je ne sais celui qu'il s'agit, par un mouvemen: d'orgueil originel,
.
��
s, qu il
quelle substance de vie irraisonnable, quelle nature de mal vouloir égaler, mais bien plutôt cellll que le discour
désespéré­
suprême, qui eût été non seulement substance mais encore raconte ou qu'il commente, va inlassablement, va
de toute vra isembl ance et appare nce, rame-
pleinement vie, et cependant n'eût pas été de toi, mon Dieu, ment, au mépris
de qui sont toutes choses. »3 L'idée même de « convenable »

1. Cf. Solignac, op. cil., 1, p. 671.


1. IV, VI, 11. 2. IV, VI, 11.
2. IV, IV, 9. 3. IV, xm, 20.
3. IV, xv, 24. 4. IV, xv, 26.

22 23
ner à soi : Augustin ne songe pas à s'attribuer l'immutabilité fréquentation d'amis « avec qui j'aimais ce qu'au lieu de toi
divine, mais il lui est nécessaire, lorsque obsédé par la beauté, j'aimais, c'était là une énorme fiction, et un n:ensonge pro­
enflammé par la passion de sagesse et de vérité, il entreprend longé dont le frottement adultère corromprut notre espnt
d'écrire, de faire en sorte que Dieu lui soit convenable, de que démangeait le désir d'entendre »1• De même après Le
l'adapter à lui, à son état, à sa fièvre, à son manque. Beau et k Convenabll ya-t-il au livre IV lecture, et lecture
TI y a dans ce mouvement, comme dans l'aveu de l'amitié agréable, d'autres ouvrages, d'autres � aité � : «Tout ce �
inconsolable, quelque chose pour l'esprit de si troublant, touche à l'art de l'éloquence et de la di
alecuque, tout ce qUl
pour la foi de si suspect, qu'il convient évidemment d'en touche aux dimensions des figures, à la musique et aux nom­
minimiser la portée. La douleur aimante, presque veuve,
bres », « je trouvais de la joie dans ces lectures » ; mais rien de
d'Augustin pour son ami n'est pas de celles que le temps
cela n'a plus d'utilité que le commerce amical : « A quoi me
oblitère ; son évocation par l'écriture, à tant de distance, la
servait-il que, tous ces livres de sciences dites libérales, moi
rend, on dirait, plus vive, et moins digne ; il faudra donc,
qui étais alors l'esclave de mes convoitises mauvaises, je les
pour une plus grande beauté de Dieu, y revenir. Augustin,
eusse lus et compris par moi-même, autant que j'en ai pu
dans ses Rivisions, reniera cette déploration pathétique du
lire (. ..) ? Je ne savais pas d'où venait tout ce qu'il y avait là de
premier « autre », peut-être, qui l'ait rroublé : « Cette décla­
vrai et de certain. }>3
mation, écrira-t-il à propos de la vie et de la mort imparta­
Et de même encore qu'après la lecture de l'Horlensius
geable dans l'amitié, cette déclamation me paraît aussi légère
Augustin avait échoué à lire les Écritures, de même après
que la confession est grave, encore que cette ineptie soit en
Le Beau et le Convenable, tentative d'explication de l'attrait
quelque façon tempérée par le peut-être qui s'y trouve
qu'exercent sur nous « les beautés d'en bas >�, A�gustin �ui
ajouté.»1
accède sans le secours d'aucun comrnentaJ.re a la ple10e
éhension des livres - même difficiles4 - cr:''il lit,
compr
éprouve-t-il, dans son métier de commentateur, des difficul­
De la vanité de lire, de l'inutilité de commenter
tés si grandes qu'elles lui font même douter, après vingt ans,
que le commentaire soit en lui-même utile : «Je ne m'aper-
Après l'amitié belle - et inconsistante - viennent d'autres
amitiés, plaisantes elles aussi, et émouvantes, mais vaines
1 . Conf, IV, vm, 13; je souligne.
finalement, car, comme la première, éloignées de Dieu. Ce 2. « Après », dans l'ordre du récit, bie':' sûr; !:ordre
.
e
c;hronologJqu pe�t
qui alors « prend le cœur», c'est« causer et rire en commun, bien être différent, Augustin peut b1en avo� lu Ari ,
stote av�t d avorr
échanger de bons offices, lire msemble des livres bien écrits, être rédigé ce premier traité, il n'en reste pas m01ns que la nacrauon a son
ordre propre. C'est l'ordre du récit qui, bien évidemment, pour nous,
ensemble plaisants et ensemble sérieux, être parfois en
fait sens.
désaccord sans animosité, comme on l'est avec soi-même, et 3. lV, XV1, 30. . . ,
. .
utiliser ce très rare désaccord pour assaisonner l'accord habi­ 4. ((J'en ai conféré avec des gens qu1 �éclarro�t les av�1r compnses a

tuel, apprendre q11elque chose les uns aux autres, ou l'apprendre les
o ,
peine, s us la condulte de mrutres tres �o�petents qu1 ne se conten­
taient pas d'explications orales, mrus utilisroent de nombreuses figures
uns des autres ». Mais, ajoute Augustin, elle était vaine cette dessinées sur le sable ; et ceux-là n'ont rien pu m'en dire d'autre que ce
que, seul avec moi-même, j'en avai� compris dans� lecture } (IV, XVI,
28) ;les sciences libérales, Auguson affinne les �
avotr co��nses
,
« sans
1. On traduit Retradatùmes par Rimions (ln Œ11vrn de saint Augustin, t. 12, grande difficulté et sans ense1g11ement humru.n », «sans 1 rude d aucun
l
Desc ée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, 1950) ; II, VI, 2 . magistère humain » (ibid.).

24 25
ce�ais en effet de l'extrême difficulté de comprendre ces activité d'exégète. Seule, bien sûr, la conversion sera capable
soences, même pour des gens studieux et bien doués, qu'au d'opérer ce bouleversement ; mais la place faite dans. le
moment où je m'efforçais de les leur exposer et lorsque seul, livre IV à l'analyse du traité perdu, le temps réservé à com­
le plus éminent parmi eux pouvait sans trop de lenteur menter l'identité du dédicataire définissent assez exactement
suivre mon exposé. »1 «En quoi étaient-ils tellement desser­ les conditions d'un commentaire futur : un certain « oubli »
vis, tes petits enfants, dont l'esprit était plus haut, et de loin, du texte, la volonté sourde, dans le souci profond de soi, de
puisque loin de toi ils ne s'en allaient pas ? »2 résoudre la tension entre le un et le deux, entre l'autre et soi.
Plaisir - honteux - du texte, peine - inutile - de
l'explication : les choses n'ont, apparemment, guère bougé
depuis l'époque, déjà lointaine, où le petit Augustin pleurait
Des livres, des livres, des livres
sur la mort de Didon et s'en prenait, autant qu'à leurs
méthodes, à l'activité corruptrice de ses éducateurs. On voit
pourtant comment les conditions sont désormais réunies De cette fin du livre IV à la scène du jardin de Milan, au
pour que ces données, par la conversion, s'inversent. L'Hor­ livre VIII, le parcours d'Augustin vers sa conversion se fait
tensius, en même temps qu'il ouvre le cœur et l'esprit à par les livres qui, vraiment, dès lors envahissent le récit de
l'amour de la vérité, appelle l'enfance, et même la petite confession. Un homme, un ami, une célébrité sont d'abord,
enfance. Il n'y aura pas sans elle, sans son intégration à pour Augustin à cette époque de son histoire, des lectures ;
l'activité �ffective, intellectuelle, croyante, il n'y aura pas de les hommes ne sont d'abord estimés, lorsqu'il sont rencon­
salut posstble. Le Beau et le Co1tvenab/e qu'Augustin attache, de trés, qu'en fonction de ce qu'ils ont lu, font lire, commentent
façon si intime et si émouvante, à celui qui est mort et qu'il a Faustus, par exemple, le manichéen tant vanté et tant
pleuré comme un autre lui-même dit, après la· nécessité du attendu, est décevant d'abord parce qu'il n'a pas lu : « Dès
souci de soi, la nécessité, aussi impérieuse, de l'oubli de soi. l'abord je reconnus un homme qui ne connaissait pas la cul­
Et c'est sans doute parce que l'amitié met en question radi­ ture libérale, à part la grammaire, et encore, pour ce qui est de
calement l'identité qu'elle jouera un si grand rôle dans les son usage courant. D avait lu quelques discours de Cicéron,
lectures à venir et dans la conversion. de rares traités de Sénèque, certains extraits des poètes et les
Quant à l'activité de commentateur, on sait bien que son quelques ouvrages de sa secte traduits du latin avec art ; et à
discrédit n'est pas définitif, et que la rancœur première à cela s'ajoutait l'exercice journalier de la parole. »1 De même
l'enŒ:o�t de la pédagogie, la méfiance envers la rhétorique, le Ambroise, alors évêque de Milan, auprès de qui se rend
scepttctsme quant à l'efficacité d'un magistère humain n'ont Augustin comme auprès d'une autorité notoire, est-il immé­
pas empêché Augustin de rédiger un traité de pédagogie (le diatement sympathique parce qu'il est incontestablement
plus savant : «Et je goûtais le charme d'un langage, plus cul­
De Magistro), d'être sans doute l'un des plus grands auteurs
de sermons des premiers siècles de la chrétienté, de croire si tivé, sans doute, moins enjoué pourtant et moins séduisant

fort en la vertu du commentaire que son activité d'écrivain que celui de Faustus en ce qui touche la forme. Pour le fond
des choses elles-mêmes, aucune comparaison : l'un divaguait
après la conversion est bien près de se confondre avec son
à travers les faussetés manichéennes, tandis que l'autre

1. IV, XVI, 30.


2. IV, XVI, 31. 1 . V, Vi, 1 1 .

26 27
donnait, d'une manière très salutaire, la doctrine du salut. »1 profondément. Parce qu'elle rompt avec la pratique habi­

Augustin lit avec la même avidité les livres manichéens, les tuelle du temps, sans doute ; mais aussi parce que Ambroise
écrits néo-platoniciens et même certains textes de l'apôtre semble s'y donner tout entier, comme si rien d'extérieur ni à

Paul. Et plus sa soif de vérité se fait ardente, et plus le point le lui ni au texte ne pouvait dans ces instants intenses
sentiment que c'est des livres, des livres seuls que peut venir s'interposer. Augustin, bien sûr, entendra Ambroise et il
le salut. Dès cette époque la quête de la vérité est inséparable, aura plaisir et intérêt à l'écouter interpréter, à découvrir
dans son récit, de la quête des livres, et des formules aussi l'intelligence de son point de vue. Mais jamais le mystère de

exaltées lui viennent pour évoquer l'une et l'autre : « �a vérité] sa lecture intérieure ne sera pour autant dissipé. Et c'est
Où la chercher ? Quand la chercher ? Pas de loisirs pour peut-être ftnalemem ce qui l'impressionne le plus. L'activité

Ambroise, pas de loisirs pour moi. Les livres eux-mêmes, où du commentaire, pratiquée bien sûr par Ambroise, peut du
les chercher ? Comment et quand me les procurer ? A qui les coup s'entendre d'une autre manière. Elle s'efforce de sc

emprunter ? Que du temps soit réservé, des heures réparties conformer, bien sûr, au texte commenté ; mais de façon dif­
pour le salut de l'âme >l. fuse et non communicable elle recherche profondément,
secrètement mais nécessairement, l'adéquation avec le com­
Cette recherche, certes, est d'abord intellectuelle, et
mentateur dont la personne, pour des raisons qui ne seront
lorsque, à la fin du livre VII, avant la scène du jardin de
jamais que des hypothèses, ne saurait être totalement
Milan, Augustin lit l'apôtre Paul, il n'est pas converti. La lec­
ture, pourtant, actualisant d'ailleurs la virtualité déjà énoncée absente. « Q_u aod il lisait, l�s yeux parcouraient les pages et le
cœur creusatt le sens, tandis que la voix et la langue restaient
au livre I, a changé de visage. Elle est à présent la voix de la
en repos. Bien souvent quand nous étions là - car l'entrée
vérité, à condition toutefois que la pratiquent, que La recom­
mandent, que la commentent des hommes aimables. C'est n'était interdite à personne et l'on n'avait pas coutume
d'annoncer les visiteurs - nous l'avons vu lire ainsi en
ici surtout que l'évêque de Milan diffère du maître mani­
silence, et j�ais _autrem�t ; et nous restions assis long­
chéen. Avant même qu'un dialogue soit instauré entre les
temps sans nen drre - qw eût osé importuner un homme
deux hommes, l'un de ces dialogues que recherche si ardem­
a�ssi absorbé ? - puis nous nous retirions, et nous suppo­
ment et si constamment Augustin3, Ambroise est pour lui,
stons que dans ce peu de temps qu'il pouvait trouver pour
d'une façon qui ne le trouble peut-être que parce qu'il voit
en lui ainsi abîmé l'image de ce vers quoi il se sent appelé, retremper son âme, délivrée du tumulte des affaires d'autrUi
il ne voulait pas se laisser distra.ire ; peut-être aussi était-il su
;
l'homme qui lit.
ses gardes, dans la crainte qu'un auditeur intéressé et attentif,
Avant d'entendre Ambroise, avant de l'avoir entendu
devan� un passage assez obscur de l'auteur qu'il lisait, ne le
exposer ses idées sur les textes, avant d'avoir goûté le plaisir
contrrugnit à entrer dans des explications ou discussions de
de son entretien, Augustin a d'abord passé de longs
certaines questions assez difficiles et que le temps employé à
moments à le regarder lire. Cette lecture silencieuse l'émeut
ce travail ne réduisît le nombre de volumes qu'il voulait

1. v, Xlll, 23.
� érouler_; d'aille�s le souci �e ménager sa voix, qui

2. VI, Xl, 18. s enrouatt très facilement, pouvatt être aussi une raison bien
3. <(J'étais agacé de ne pouvoir, dans la foule qui l'écoutait, porter légitime de lire en silence. »1
jusqu'à lui et partager avec lui les soucis de mes problèmes au cours
d'un enrreticn familier où tour à tour l'on prend et donne la parole»
0/, VI, 1 1). 1. VI, 111, 3.

28 29
L'esprit du conmmztaire Écritures] je l'attribuais, après avoir entendu sur bien des
passages des interprétations plausibles, à la profondeur de
La pensée du commentaire occupe peut-être cette l�cture leurs vérités mystérieuses. Et cette autorité de l'Écriture
_
silencieuse et fascinante, mais ce n'est qu'une supposltlon, et m'apparaissait d'autant plus vénérable, d'autant plus digne
même si Augustin ne peut échapper à sa formulati?n, il y a de foi sacrée qu'elle était à portée de lecture pour tous, et
là, sans doute définitivement, le mystère d'une relation dont réservait en même temps la dignité de son mystère à une
l'existence pourtant ne fait guère de doute. C'�t �s le interprétation plus profonde ; dans les termes les plus sim­
livre VI d'ailleurs, où est brossé ce si beau portratt de liseur, ples, dans le style le plus humble, elle s'offrait à tous et elle
que sont développées pour la première fois des vues quelq�e exerçait aussi l'attention de ceux qui ne sont pas légers de
_
peu théoriques sur l'activité du commentaJ.re. Et Ambrotse cœur, afin d'accueillir tous les hommes dans son sein ouvert
lui-même apparaît, presque stmultanément dans le texte, à tous, et en même temps par d'étroites ouvertures d'en faire
comme un liseur intime, impressionnant, et un commenta- passer quelques-uns jusqu'à toi (...) Je méditais ainsi et tu
teur intelligent, convaincant•. . étais là près de moi ; je soupirais et tu m'entendais ; je flottais
La première chose qu'apprend Augustin sur c�tte matter�
.,

et tu me gouvernais ; je m'en allais par la voie large du siècle,


_
de l'enseignement d'Ambroise, c'est cette disnnctton qw et tu ne m'abandonnais pas. »1
obsédera ses propres commentaires, particulièr�ment celu1 L'effet du commentaire, de l'explication d'un texte par
de la Genèse, qui l'a tant occupé et dont une vers10n occupe moyens rhétoriques, on le voit encore lorsque, non loin de
les derniers livres de la confession, la distinction qu'Am­ là, Augustin l'enseignant, le maître d'éloquence, convertit
broise reprend à Paul, celle de la lettre et de l'esprit: Alypius par le moyen de cette parole latérale qu'est le dis­
« Comme s'il recommandait une règle
avec le plus grand cours critique : « Oui, un jour que j'étais à ma place habi­
soin souvent dans ses discours au peuple Ambroise disait tuelle et que les élèves étaient là devant moi, il entra, salua,
'
une chose que j'entendais avec joie : la le�
tue ma � l'esJ:rit s'assit et prêta attention au sujet qu'on traita. Or, par hasard,
vivifie ;
et en même temps, dans des textes qw sem�latent a la
_ j'avais un texte en main ; et en l'expliquant je crus opportun
lettre contenir une doctrine perverse, il soulevatt le voile d'emprunter une comparaison aux jeux du cirque, pour don­
mystique et découvrait un sens spirituel, sans rien dire qui ner ainsi à l'idée que je voulais inculquer et plus d'agrément
� �
puisse me choqu�r, en di�ant p �urta t es choses dont et plus de clarté, par une satire mordante de ceux qu'aurait
j'ignorais encore s1 elles étatent vnues. » Différence de sens captivés cette folie. Tu sais, to� notre Dieu, qu'à ce moment­
qu'Augustin traduit en une différence de Ji>rofondeur, et là je n'ai pas songé à guérir Alypius de cette peste. Mais lui,
aussi de destinataire - interprétation qw permet une vivement, prit cela pour lui et crut que je l'avais dit unique­
approche nettement individualisée de la lecture : « Car déjà ment à cause de lui ; et cet avis qu'un autre eût reçu pour
l'absurdité qui me choquait d'habitude dans ces Lettres �es s'irriter contre moi, cet excellent jeune homme le reçut pour
s'irriter contre lui-même et me vouer un amour plus
t. «Je l'écoutais tous les dimanches expose� p�aitem�nt au peuple la ardent. »2 Augustin ne voit pas ce jour-là Alypius pour la pre­
, � mo• la cerotu�e que
parole de vérité et de plus en plus s a�emussalt e mière fois ; il le connaît depuis longtemps et il sait sa « pas-
tous les nœuds d'astucieuses calomrues que l es unposteuts qm n?us
dupaient façonnaient contre tes livres divins pouvaient être déf ruts »
(VI. Ill, 4). 1. VI, v, 8.
2. VI, lV, 6. 2. VI, Vll, 12.

30 31
t jamais texte, �u son cormnentaire, mais les moyens choisis par
ue >> dont il ne. s'est po�tan.
sion mortelle pour le cirq Aly ptu s par- Auguson pour le mener à bien. Cette disparition du texte
ent, convamcu qu
entretenu avec lui directem derrière son cormneotaire n'est pas une surprise totale (Le
ce de son pèr e1•
tage à son endroit la méfian •

Et Beau et le ConiJetlable avait moins d'importance, finalement


choses son t dites ici sur le co�entalfe.
Beaucoup de pos e, est que l'analyse de sa dédicace), mais elle est notable : peu de
qu'il opère, ou qu' il sup
d'abord que la rencontre .
sse t textes échapperont, dans Les Conjessio11s, à l'éclipse opérée
hasard . No n pas que les choses pw �
bien souvent de
es ; mais elle s peu ven t, as �ure­ par le commentaire, à ce réseau serré, parfois difficilement
jamais, finalement, être autr pas avo lf cl� extricable, des relations tissées ou réelles entre les personnes
gustin aurait pu ne
ment être autrement. Au autr e tex te � il de l'auteur, du commentateur, du lecteur ou - comme ici -
' pu surtout avoir un
texte en main ; il aurait co en e de l'auditeur du commentaire.
uer autrement. � � �
aurait pu encore l'expliq . e pre c1s : est Le c�mn:entaire enfin - bien plus que le texte - est ce qui
é pour un destiDa talf �
ensuite est et n'estpas forg -
t d �tre convertit. C est la. figure de la comparaison, jugée opportune
cieu se et fondamental�, qui_l �Ol
à cette ambiguïté, pré e o.rre, par l'auteur de l'explication, qui opère le miracle, permettant
r, de bonne f01 et a JUSt
opérant. Le commentateu d acc ess1ble que le converti rapporte à lui le commentaire. TI y a là, bien
ire sert le texte, le ren
pense que son commenta com me nta1re sûr, la préfiguration de la conversion d'Augustin (en com­
le destina��e. du
au plus grand nombre : so elle �ent pagnie d'Alypius, et sous l'autorité de Paul, premier des
si elle �w etal� per �
entend cette parole comme �al � il ce
se pas a Alyp1Us,
�t commentateurs de la Parole), mais aussi de tous les com­
adressée. Augustin ne pen il n aur tt pa� mentaires à venir des Confessions. Entreprenant l'exégèse de
texte-là, des choses qu �
jour-là, à propos de ce la Genès e, Augustin sait bien qu'il lui faudra dégager, dans son
ssa it pas ; le tex te pe? se p.our IUl, ou il
dites s'il ne le connai consc1ente commentaire, ce qui convient à tous (et l'exégèse, en droit,
que cette pen. see so1t
pense dans le texte• sans . ,.
il a, e� qw e
·1
n'a pas d'�utre r�ison d'être) ; mais il ne peut oublier que
p1Us, la sensaoon qu
d'elle-même. Quant à Aly t�em ne
qui serait seulement ad hom .
pour Al�rp1us, qw reçut l'explication du texte profane qu'il
flatte, d'un commentaire
peut lui faire oublier qu�
�e texte dont entend � 1
. qu Auguson ava1t corn
,exp �ca oo� proposait alors, ou pour lui-même en qui tombèrent, comme
pour lm , en une bonne terre, les paroles de celui qu'il appelle l'Apôtre,
n'a pas été écrit ni cho1s1
mencé à le commente r san s lui, qu' il s'est joirtt à un gro�pe 17 commentaire fut l'occasion d'un bouleversement auquel il
qu un s agtr
a de rester fidèle.
s, eux auss1 e� attente, et
d'auditeurs eux aussi attentif t le cox nxn:e n­
pour un seul, qlll ve� Dieu inspire Moi'se, ou Jésus parle, que commente Paul,
texte étant rarement écrit our s qw en
tiner à un seul un disc qu� commente Ambroise, que commente Augustin, que
ter fidèlement ne peut des
vraisemblablement commentera Alypius1• Ainsi s'ébauche
serait le déploiement. P �­
encore cela - n'est qu'� : peu à peu la chaine, la procession des lecteurs-commen­
Le texte - l'anecdote dit on n a1t
est remarquable qu' Au gus tateurs qui, de révélations en conversions, de conversions en
texte au commentaire. TI un mo t du
e rencontre, de dire
pas besoin, racontant cett l Aly­
don t nous ne saurons et auqu: 1 . Alypius devient dès lors l'élève, puis l'ami d'Augustin ; il finira évêque
texte qu'il commente, pas me me le de Thagaste. « Se�gneur, toi qui présides au gouvernement de cout ce
Seuls comptent non
pius ne devra jamais rien. que tu as créé, tu n'avais pas oublié qu'il était destiné à être parmi tes
fùs le �stre de ton sacrement ; et pour que son redressement te fût
attnbue sans conteste, tu l'accomplis, pour moi sans doute, mais à mon
lO�U » (VI, VTT, 12).
1. VI, Vll, 11.
33
32
prolongement spirituel ; c'est lui aussi qui, dans ses discours
ments, doi­
mentaires en éclaircisse �
commentaires, de com lemen7 à � dans ses récits, rapproche pour dire leur dépendanc
ment mais irnmanquab
vent conduire, insensible mutuelle, mystérieuse, essentielle, les hommes des œuvres
ité. C'est semb ble � �
rtège qw do�t
pleine lumière, à la vér . .
rs , sans qu il
qu'ils lisent. n est ainsi le premier des ces doubles
duire Augus tin, qui le condwt deputs touJou . d'Augustin, de ces figures qui, tout au long du livre VIII,
con verston, avant
sous le figuier, à la con
le sache à la lecture t encore, ceux
sont chargées de l'inquiéter en le faisant réfléchir sur lui­
� t ur, sans qu'ils le sachen
qu'il co duise à son � même et de le rassurer en lui montrant que leur voie fut la
nt ses lectures.
qui un jour le liront, ltro sienne. Simplicianus ne ressemble pas à Augustin seulement
p�ce que son exigence spirituelle est aussi grande que son
ex:gence mtellectuelle, mais aussi parce qu'il croit, comme
lw - comme lui qui écrit les Co,f essions - à la singularité de
Théorie de la ltctsm i
l'expérience de la lecture, et que lui parlant d'un autre pour le

ns, les débats, les qu


esti?�e­ f�e songer à lui, � lui donne, en même temps que le prin­
Les lectures, les entretie la convtcuon ope de sa converston, le schéma de son livre à venir. Car si
ont affenni peu à peu
ments les relectures au début Victorinus ressemble bien à Augustin par son caractère, par
' ' viction qu'il dit acquise
t..u
C1 -e' u·eone d'Augustin con 'il app e11e sa s?n ét�t, P�.son cheminement, et, bien sûr, par sa conver­
pourtant raconté ce qu .
du livre VI II où est , tou t bra nlatt ».
i
tanus est un autre Augustin par son art du réct :
ston, S1mplic
é de ma vie tem por elle
conversion. « Du côt �
a femme. »1 il lui raconte la conversion de Victorinus comme Augustin à
encore tenu et lié par
Et encore : « Mais j'étais 1on , c� sont nous celle d'Alypius - ou même la sienne. Simplicianus enfin
Augustin de la con ver �
La distance qui sépare ires qw vont est, d'une cenaine manière, le premier maillon de la chaîne
lectures, des commenta
encore des livres, des
peu à peu la combler.
Le livre VIII ac �ule , en �eu
de - et en cela sa place est bien au début du livre de la conver­

de nom s et de re feren ces qw pre n- sion - ruisqu il est aussi (( re, d


: :
a �è
� s la naissance à la grâce,
pa ges, un grand nombre , . - . . de 1,eveque cl alors, Ambrmse »1• S1 l'homme qui lit, et qui
charges 1usq �
e-a du pro� _
u es mte ll ec-
nent le relais de ceux au
mp les, les coï ncidence� qUl �enent commente, doit à Simplicianus sa foi plutôt tardive, nul
tuel. Les textes, les exe . rnte llig enc e est doute que celui-ci soit pour Augustin l'objet d'une curiosité
t, à présent que l
jardin de Milan se fon les reso­
, sinon d'une fascination spéciale.
nt clu:étie�s, et les a?pels,
assurée, plus préciséme V,
nances, plus personnel

s. Tous les v�es sont l a pour�ant tr­

Victorinus, dont Simplicianus .raconte la conversion, est
qUI enJOifit, un traducteur, et c'est à ce titre qu'Augustin le mentionne
ile, Homè re, Cicér� n, quand s éleve la voiX
g . d'abord2• C'est peut-être cette qualité qui le rend tellement
.
divine cette fo1s, de lire .
se trouver indispensable au fonctionnement du récit. Bien sûr Victori­
comment Augusnn va
Le livre VI II, qui relate me . e as
du nus était un ancien rhéteur, bien sûr il était attiré par les pla­
cette théorie, marcher � p
étroitement associé à c S�­ . .
toructens, .
le réc it de sa vis ite à un ertalrl bten sûr il est mort chrétien, ayant renoncé toutes
qu'elle, commence par _
ant et tres
sen té com me quelqu'un de tres sav ses erreurs anciennes (dont le culte des idoles, parmi lesquel-


lici anu s, pré
s les Cottfts­
qui as�ure, don�, dan
ieux. Cest Simplicianus ctu el et son
mtnement mtelle 1. VIII, 11, 3.
sions, la transition entre le che 2. (( Mais dès que je lui appris que j'avais lu certains livres des platoniciens'
traduits en latin par Victorinus... » (ibid.).

1. VII,I 1, 1 et 2.
35
34
les, sans doute, Virgile, id_ longue�ent cité) et ,aba?d �nné parfait : « Mais quand il eut, dans la lecture ct le désir, puisé
l'enseignement de la rhétonque ; et nen de cela n a du la.1sser de la fermeté, il craignit d'être renié par Je Christ devant les
Augustin indifférent. Mais Victorinus - s�t<:>ut coru:u p�r anges saints si lui-même craignait de le confesser devant les
ailleurs comme philosophe, comme polerruste ana-chre­ hommes.»1
tien - est dans les Co11jessions celui qui, entre Augustin et les Le lecteur de Virgile est devenu lecteur des Écritures le
platoniciens, a servi de truchement. ?r, de ces textes il �e platonicien s'est fait chrétien, le traducteur a confessé safoi :
sera guère plus question que de . celw do�t le co�mentaU"e le converti peut à son tour convertir. Victorinus, comme
(fondé sur la comparaison) deva1t convertir Alyptus. Le tra­ Ambroise, comme plus tard Augustin ou Alypius, finissent
ducteur est bien l'équivalent du commentateur. Tous deux �ar_ épouser le destin de celui qui, dans les Confessions, est
interprètent, tous deux facilitent l'accès à des textes. Et de 1 ongme et la fin de la conversion, converti-commen­
ce

même que le commentaire d'Augustin, et sa forme _ r�éto­ tateur-convertisseur nommé entre le récit de Simplicianus
rique, prenait incontestablement le pas, dans le rectt du qui s'achève et celui de Pooticianus qui va commencer et qui
moins' sur le texte commencé, de même la figure du traduc­ sera présent, de nouveau, bien sûr, au moment de la conver­
teur - et ce qu'il faudrait donc appeler « l'esprit �e la tradu�­ sion d_'�ugustin, le destin de Saul qui, converti spectaculaire,
tion » - a bien plus d'importance, dans la relaoon que fa.J.t a chotsl de devenir Paul. Le relais est ainsi passé entre le
.
Augustin du récit de Simplicianus, que les au�eurs qu'il _a u:a­ convertiSSant et le converti, entre le commentateur et celui
duits. Pour parvenir à Dieu, à son "V_erbe, nueux vaut t?dis­ qui entend son commentaire. Non sans une secousse vio­
cutablement un commentateur expliquant selon les precep­ lente imprimée à l'identité, puisque le nom même de celui
tes d'un grand lecteur et commentateur, �eux vaut la _vi: qui reçoit la parole convertissante peut, comme ce fut le cas
édifiante d'un traducteur qu'un texte voue par le réctt a sur le chemin de Damas, devenir celui de qui il reçut conver­
l'anonymat, que les écrits même de philosophes dan� les­ sion : « Toutefois ce même homme, le moindre de tes apô­
quels pourtant « se glissait �e mille ma�ères l'idée de D1eu et tres, par la bouche duquel tu as fait retentir ces paroles qui
de son Verbe 1 • Ce qui ature Augustm, dans la figure et les
» sont de toi (...) mit sous le joug suave de ton Christ Je chefde
agissements de Victorinus - et « c'était bi�n pou;. cel� que province Paulus, en le faisant entrer dans la province du
[Sin•plicianus] les avait racontés »2 - c'es� bten q_u il s_o�t lec­ grand Roi, et qui après cela se plut à changer son premier
teur, et lecteur de qualité ( « ll lisait, au dire de S � plic�anus, nom de Saul en Paul pour marquer l'éclat d'une si haute
la Sainte Écriture, et tous les livres chréoens, il les victoire. >>2

recherchait avec le plus grand soin et les scrutait » )3 ; c'est C'est donc Paul qui constitue le maillon entre la conver­
surtout que cette lecture ait abouti, comme naturell�ment, � sion de Victorinus racontée par Simplicianus et ceUe des
une confession. Victorinus est bien, pour Auguson, celut amis de Ponticianus, par lui-même racontée, entre toutes les
que ses lectures ont converti, et que sa conversion . a lectures qu'il fit et celle, unique et inattendue, qu'ils firent
conduit à la confession. Co11jiteor, c'est le mot qu'Augusnn dans la maison d'ermites chrétiens. Non pas la pensée, la
_ e, une citation quelconque
retient pour son livre, le mouvement de coïncidence est doctrm de Paul, mais le livre de
ses écrits, l'objet même qu'Augustin saisira dans Je jardin de
1. Ibid.
2. Vlll, v, 10. 1. Ibid.
3. VIII, u, 4. 2. VIII, rv, 9.

36 37
Milan, l'instrument de la conversion. Le récit, selon un pro­ simultanément celle de l'autre. Mais la trouv
aille du livre à
cédé de suspens depuis éprouvé, montre comme négligem­
ment l'objet dont l'apparition a été savamment préparée et
l'?rigi.ne de la con versiondans les deux cas, appe
o�ement Augusttn . : c'est
sur sa table que Ponticianus aper­
p
lle plus s é­
dont le rôle sera absolument primordial. Simplicianus avait ÇOit le volume de Paul, comme c'est entre
ses mains qu'il se
raconté l'histoire d'un intellectuel que ses lectures avaient retrouvera au moment de la conversion. Le
livre racontant la
peu à peu converti; Ponticianus va raconter - c'est le vie d'Antoine, d'ailleurs, livre qui fait basc
uler dans la foi les
volume de Paul posé sur la table d'Augustin qui est �
deux a�� de onticianus, sera encore une
. fois évoqué par
l'occasion de son récit - l'histoire de deux jeunes gens que la Augusttn unmediatement avant qu'il se saisis
se du «livre de
lecture - par hasard - d'un même livre Qa vie d'Antoine par l'Apôtre ». C'est pourquoi la relation
du bouleversement
Athanase) convertit immédiatement1• Après la conversion intéri�ur du lecteur en pleine conversio
n est si précieuse :
de l'intelligence, c'est donc celle du cœur, de l'instinct, elle dit par avance - et peut-être simu
ltanément si l'on
presque de La personne d'Alypius qui est ici, de peu, songe au travail qu'accomplit la lecture
dans «l'espace du
préfigurée. dedans » - quelque chose du trouble éper
du qui, dans quel­
Les personnages de l'histoire de Ponticianus sont soi­ qu�s pages va remuer Augustin. « lis trouv
èrent là un livre
gneusement répartis et il semble qu'Augustin attache au qut retraçait la vie d'Antoine. L'un d'eux
se mit à le lire et le
détail de cette répartition une importance extrême. Quatre
amis, dont Ponticianus, décident, livrés à eux-mêmes en
voilà qui s'émerveille et s'enflamme et, tout
embras�er la même vie [...] li lisait,

en lisant, so g eà
et un changement
l'absence de leur maître et« ami »2 l'empereur, d'aller se pro­ s'opératt au-dedans de lui, où toi tu voya
. is, et son âme se
mener. lis se séparent en deux groupes de deux, « au dépouilla:t du m�?de, on s'en aperçut bien
tôt. Oui, pendant
hasard ». Or cette configuration est à peu de choses près qu il lisatt et quil déroulait les flots de
son cœur à un
celle que donne Augustin du groupe d'amis auquel il appar­
tient : Alypius et lui vivent ensemble, tandis que Nébridius
moment donné il frémit, il comprit le
prendr�, et 1� p�t. »1 L'ami de Ponticia

meilleur arti à
nus, dont Augustin
est attaché à Vérécundius3• li est difficile, cette coïncidence re:o�stttue s1 facile ent, si vraisemblable
� ment - bien qu'au
une fois remarquée, de ne pas lire l'aventure du couple mepns de la plus Simple vratsemblance
narrative - le moi
auquel n'appartient pas Ponticianus comme devant concer­ i�time n':.st pas, d s son anonymat, un
� personnage si indif­
ner au plus près Alypius et Augustin. (Rien de cela ne serait f:r�nt qu il P?urrrut d'abord y paraître. Sa
proximité, dans le
d'ailleurs possible sans l'absence de l'empereur« retenu par reclt, �vec � autres convertis, et avec
Augustin lui-même,
le spectacle des jeux du cirque », allusion peu douteuse à la
. �
1 occaston, vr sque, de sa conv
� ersion, son implication, pro­
préconversion d'Alypius au livre VI.) Et de 6ut les deux amis fonde et �eostve, dans un groupe amic
. al, tout concourt à
seront, dans l'un et l'autre jardins, convertis presque en fatre de lut un paradigme de cet homme « deve
nu lui-même
même temps, la conversion de l'un entraînant presque po� lui�même une immense question »2
- cette question
q� lnqutète tout le livre d'Augustin. Le
bouleversement de
1. «J'ai résolu d'être au service de Dieu, et cela, dès cette heure, en ce l'�dentité (il ne sera guère plus com
. plexe dans le cas
livre je l'entreprends » (Vlll, VT, 15). d Augustm) causé par la lecture, par la lectu
2. Ils sont :... c'est un titre officiel amidAl<gusli. A propos de cette fonc­
-
re qui convertit,
tion, cf. P. Courcelle, Rtcherr:hu sur lu Confessions de saint Augustin,
Paris, de Bocc=d, 1950, p. 182, n. 2; cité par Solignac, op. dt ., Il, p. 39. 1. VIII, VI, 15.
3. VITI, Vl, 13. 2. Cf. N, rv, 9.

38 39
réside dans le triple mystère d'un avènement, invention vraie po � la :agesse. »1 L� lon�e chaîne des livres n'a jamais, au
de soi qui devrait donc inciter à relire sa propre vie comme si vra1,
_ rompue ; il fallatt que tous fussent lus, et sans
ete
elle n'avait jamais été ce que l'on croyait (<<Bouleversé par doute relus, pour que sous le figuier fût saisi celui qui
l'enfantement d'une vie nouvelle, il reporta les yeux sur la d'ailleurs les comprend tous.
page du livre » ) ; d'une mutation profonde qui coïncide,
dans le temps, avec la lecture admirative (Et legebat et tmltaba­
tur intus) ; d'un désir d'imitation résultant de l'interprétation
<r Anipuz; apemi et legi >>
que l'on fait pour soi du texte qu'on lit et qui définit le prin­
cipe, pour la vie qui reste à vivre, d'une conduite nouvelle
( « et tout en lisant il songe à embrasser la même vie }}). «Je le saisis pe "livre de l'Apôtre'1, l'ouvris et lus. » Dans
D'ailleurs, si le récit de Ponticianus émeut si fort Augus­ ces trois mots tient le récit de la conversion d'Augustin.
Une
tin, s'il le malmène avec tant de conscience et si la confes­ conv�rst_�� don� qu'opère la lecture. Les Confissions nous
ont
sion doit lui faire une place si importante, c'est précisément donne déJa plusteurs exemples de conversions comparable
s:
qu'il est le récit d'une lecture bouleversante, d'une lecture �
ce�e d'Antoine, u�stin vient de la rappeler (et ce
rappel
qui, ayant mis en question l'identité de l'autre, rappeUe chez urut e�core plus etrottement cet épisode à celui racon
té par
l'auteur du récit principal les livres (et les hommes, et les cir­ Ponttctanus)2 ; cell� de l'a� de Pooticianu s ; celle d'Alyp
. ius
constances liées à ces livres) qui depuis l'adolescence, déjà gw, comme Amome, << pnt cela pour lui »3; et,
dans une
lointaine au moment des faits, ont déplacé, fût-ce de mesure un peu différente, celle de Victorinus. Celle d'Au­
manière imperceptible, quelque chose du fragile édifice �stin est de toutes la plus riche parce que le récit de sa vie
personnel. fatt de cette lecture l'aboutissement d'un trajet dont
les éta­
C'est ici qu'est évoqué à nouveau l'Hortensius de Cicéron. pes sont s1. nécessaires qu'il a tenu, semble-t-il, à rappe
_ ler,
Et si le commentaire, relatif à sa propre vie, qu'en avait fait �lus ou mo�s �uverte"!��t, le� pl�s significatives. Presque
nen de ce qw a Jalonné l tttnératre
Augustin au livre III n'avait convaincu de son rôle détermi­ livresque d'Augustin n'est
nant, sa réapparition, à cet endroit crucial, entre deux récits en effet absent de cette scène, où chaque détail
figure
de conversion par la lecture, suffirait à attirer sur lui comme exact à un rendez-vous dès longtemps ftxé.
,
l'attention. « Mais toi, Seigneur, pendant qu'il parlait tu me Et d abord la lecture elle-même. La résistance sinon
la
retournais vers moi-même, me ramenant de derrière mon réb:�on d� ieune Augu tin à la lecture, à son appr�ntissa
: � ge,
dos où je m'étais mis pour ne pas porter les yeux sur moi ; �st 1c1 defini .
tt�em�nt vat.ncue, et ce n'est certainement pas
1 �spect le moms Important de l'épisode. Pour
et tu me plaçais bien en face de moi [...] Si j'essayais de A Augustin,
détourner de moi mon regard, cet homme faisait· toujours bten sur, mat.s pour toute une tradition qui, se réclamant ou
son récit, son récit ; et toi, de nouveau, tu me plaçais devant
moi, tu enfonçais mon image dans mes yeux [...] A ce 1. VIII, Vll, 16-1 7.
2. «J'avais ene ndu � e en effet au sujet d'Antoine qu'il avait tiré de la
moment-là, il est vrai, plus j'aimais ardemment ces jeunes lecru:e de 1�Évan gile, pendant laquelle il était survenu par hasa
gens [...J plus je me trouvais exécrable à côté d'eux ct me avertissement personnel, comme si on disait pour lui
rd un
ce qu'on d
i;ait .
haïssais ; j'avais laissé tant d'années s'écouler avec moi Va, . t'Jill'!'po�sides, d01me-k tZIIXpanvres tltu tZJirasunJrisor d
IJI!tldl tolll a
tZI�I
les creux! et vzms,
.

- douze peut-être - depuis l'age de mes dix-neuf ans, quand mu-mot. Un tel oracle l'avait aussitôt amené ver.; toi
convero » (VIII, XII, 29). '
la lecture de l'Hortensius de Cicéron avait éveillé mon ardeur 3. \TI, Vli, 12.

40 41
non de lui, a toujours eu du mal à ne pas tenir pour inepte, et l'on répétait fréquemment, avec une voix comme celle
au nom de la vérité, un instrument capable de créer des fic­ d'un garçon ou d'une fille, je ne sais : "Prends, lis ! Prends,
tions. On sait ce que certaines pages de Rousseau - qui n'est lis !" » Ce qui se passe à cet instant dans l'esprit d'Augustin
certes pas Je demiér de la lignée - sur la lecture des r?�an� c'est probablement la rencontre de deux époques, de deux
peuvent devoir à Augustin. C'es� d'abord la lecture, tel, qw milieux ; cet ordre, il l'a déjà, souvent, trop souvent à son gré,
_
est convertie : les larmes autrefois versees - larmes profon­ entendu quand il était enfant. Sa réponse, alors, était le jeu ; et
dément pécheresses - sur la mort de Didon s�nt .rachet� son réflexe, quand il entend les mêmes mots, lui enjoignant
par celles versées sous le figuier («Je m'abattis, Je ne sats peut-être la même chose, prend d'autant plus spontanément
comment, sous un figuier ; je lâchai les rênes à mes larmes et la forme du souvenir que la voix en question est, quoique
elles j aillirent à grands flots de mes yeu..'lt, sacrifice q� �e fut mystérieuse, indiscutablement enfantine. Le choc, en tout
agréable » )1• L'émotion de la lec�e, r appo�é e �u ventable cas, est suffisamment violent pour que l'esprit, l'esprit infati­
.
amour, est sanctifiée ( « Quels ens, mon Dteu, J.a1 poussés gable, se mette en quête : «A l'instant j'ai changé de visage, et
vers toi en lisant le Psaume de David [...] J'étais alors un l'esprit tendu je me suis mis à rechercher si les enfants utili­
novice dans ton authentique amour » f Ce qui était l'ins­ saient d'habitude dans tel ou tel genre de jeu une ritournelle
trument d'un plaisir honteux est devenu celui d'un bonheur semblabl e ; non, aucun souvenir ne me revenait d'avoir
extatique et salutaire. Etiampeccata. entendu cela quelque part. J'ai refoulé l'assaut de mes larmes
.
« Nous péchions en mettant à écrire les lettres, à les lire ou et me suis levé ne voyant plus là qu'un ordre divin qui
à les repasser dans l'esprit moins de soin qu'on n� l'e�geait m'enjoignait d'ouvrir le livre. »1 En se levant, en faisant droit
de nous. Ce n'était pas, Seigneur, manque de rnemo1re ou à cette voix indécise et jeune, Augustin achève ce que la pre­
d'intelligence : nous en avions, par ta volonté, suf�sarnme�t mière éducation avait sans succès entrepris et que l'Hortensius,
pour cet âge ; mais nous aimions le �eu �t nous en énons puru� qui vraiment baigne cette scène, avait manqué de peu : le
par des gens qui, bien entendu, agtssate�t de meme _ sorte. >� consentement à l'enfance, l'harmonie aussi avec elle. Comme
Lors de l'apprentissage de la lecture, le jeu est, pour le pettt dans un rêve où les paroles de l'un doivent être rapportées à

Augustin, une distraction presque natur�lle, et n doute que la bouche d'un autre, ou à un autre visage, visible ou caché, le
pour l'adulte qu'il est devenu cette assoctanon, meme latente, nom qui s'entête à revenir, la scène opère un travail boulever­
demeure vivace. Le goût du jeune homme pour les spectacles sant sur un matériel qui, en gros, n'a pas varié depuis le
futiles plutôt que pour les exercices spirituels e�t, à l'âge de premier livre. Le même impératif qu'autrefois est bien intimé,
l'adolescence, la manifestation de cette tentanon durable, mais il est cette fois formulé par une voix semblable à celle
notée dans J'enfance, de l'activité ludique. La scène de la qui, alors, cherchait, par le jeu, à l'éconduire ; c'est à un jeu
conversion porte la trace, émouvante et riche, de cet instinct - quelque chose en tout cas qui s'y apparente - que convie la
du jeu et se trouve ainsi placée en résonance avec l'enfance, voix d'enfance ; et c'est bien à un jeu qu'en se levant, en
du coup réconciliée avec elle-mê��· «Et v�ici. que j'entends prenant le livre, Augustin accepte de jouer. Une fois encore
une voix, venant d'une maison vo1s10e ; on disatt en chantant,

1. VIII, XII, 29.


1. VIII, Xli, 28. 2. Cf., sur ce thème du jeu, et sur le remploi poétique ue fait Augustin de
ce modèle culture� .P. Courcelle, Les Confessions d q
2. IX, lV, 8. e saintAugustin da11s
3. 1, lX, 15. la tradilio11 littéraire, Etudes augustiniennes, 1963, p. 137-141.

42 43
c'est sur La lecture dans les Confessions que son oui tacite « n'étai [t] pas en état d'entrer dans leur mystère ou d'incliner
renseigne. . la nuque pour progresser avec elles »1•
La Lecture est d'enfance. Bien sûr. Parce que son eXl- Mais le plus bel hommage rendu à Cicéron n'est peut-être
gence la voix Le dit assez, vient d'elle; mais aussi - La lec­ pas son nom inscrit à cette place pourtant glorieuse avant le
ture :n acte le dira à satiété - parce qu'elle est appelée à y moment où tout, rompant avec tout, va se fixer pour tou­
retourner sans cesse. Ces disputes, ces jalousies, ces gour­ jours, mais dans le décor, c'est-à-dire dans le nom que gardera
mandises, ces convoitises dont était déjà coupable le jeune pour la postérité, pour nous, cette scène (cette scène litté­
enfant, seule la lecture, et pas seulement cette lecture, pourra raire). Pour dire « la conversion», on dira aussi bien, si l'on
désormais y revenir. Et si elle n'est pas à proprement parler est tant soit peu familier d'Augustin (et à quoi bon lire si c'est
un jeu, elle est comme un jeu. Les mots entend�s et rée�te�­ pour rester loin de cette familiarité ?) « la scène du jardin de
,
dus ne sont pas ceux d'une ronde qu Augustin conn:umut Milan ». Et par ce « nom » la conversion est très sec rètement
ou aurait connus, mais il accepte de s'y soumettre comme à la mais pour toujours, liée à l'Hortensius et à Cicéron. Hortuu;
l
quidam erat hospitii nostri, « il y avait un petit jardin à notre
règle inconnue d'un jeu inconnu. Ainsi finit p� se faire sa
place cette distraction que l'enfance réclam:ut avec tant domicile ». Le jardin de la conversion est, sans doute, celui de
d'impérieuse et coûteuse exigence. Car avec le texte qu'on l'amitié, de la reconnaissance aussi pour le traité sans lequel
lit et qu'on tente de rapporter à soi-même - c'est ce qu'ont rien de cela n'aurait été possible (hortus, hortensius : la conver­
. . . - on
fait Nypius et Antoine, c'est ce que falt ausst Augustln sion est hortensia, hottensiana), mais le jeu-probable - avec les
:
joue toujours, plus ou moins. Et si c est v�rs un aut;re mo1 mots, qui d'ailleurs n'infirme aucune des interprétations sur
qu'entraîne la lecture (Augustin parle a plusteurs repnses, de le thème du jardin, amplement commenté2, est lui-même la
façon frappante, de ses deux moi), elle n'e� opère pas suite amicale et rhétorique donnée à celui de Cicéron qw, on
moins, de ce moi familier, qui ennuie, écœure, mtngue, une s'en souvient, jouait déjà sur le mot (Hortensius, hortari). C'est
« distraction »1• donc seulement à Milan que l'exhortation cicéronienne se fait
C'est ainsi encore qu'Augustin accomplit, ayant échoué enfln clairement entendre, de cette voix d'enfance dont
une première fois, ce que L'Hortensius n'avait pu opérer : la Augustin avait déjà noté l'absence active à l'âge de ses 19 ans
lecture des Saintes Écritures. C'est à cause de cette première et à laquelle il n'est plus possible désormais qu'il se soustraie.
rencontre manquée, de cette déception préalable et mé�o­ « Prends, lis ! » Ce serait manquer quelque chose de
rable, que le titre du traité et le nom de son ame� dev:uen� l'événement relaté que d'ignorer l'impératif, après tout non
dans le récit être redits avant l'heureuse recoon:ussance. St nécessaire, qui opère La conversion. A Milan, sous le figuier
Les Écritures n'ont pas, à ce premier contact qu'il fallait rela­ fameux, Augustin, qui renonce à la chair, au mariage, au
ter livré toute leur lumière, la faute n'en revient évidemment compromis, loin de renier Cicéron, l'accomplit. Comme si La
ni i elles ni à L'Hortensius mais bien - le narrateur des Confes­ voix, « comme celle d'un garçon ou d'une fille», permettait,
sions ne fait pas plus de difficulté à l'avouer que celui de la sous les espèces d'un bouleversement, l'invention réussie et
Recherche évoquant la Berma - à Augustin lui-même qui alors de l'autre et de soi.

1. H. G. Gadamer lie en effet les thèmes d u jeu et de la lecture (cf. Vériti


. 1. rn, v, 9.
et mélbotk, trad. É. Sacre et P. Ricœur, Seuil,« L'Ordre philosophtque », 2. Cf., entre autres, le titre et l'ouvrage de G. Tavard, usJardins de saint
1976, p. 32 et 44). .
Aug;tstm, ledtlre des Confessto ns, Paris, 1988.

44 45
ses critè:es, comme un acquiescement définitif, venant après
Ambroise est là, lui aussi. La lecture du texte de l'Apôtre, _
des hésttatlons longues et nombreuses dont le texte fait
comme cèlle de l'homme qui lit et dont l'impression sur
d'ailleurs mention, à la chasteté. Louis Marin note par
Augustin avait été si forte, se fait en silence. «Je le saisis,
exemple, après bien d'autres lecteurs, le lien de nécessité
l'ouvris et lus en silence le premier chapitre où se jetèrent
profonde que le texte établit entre ce texte de Paul et celui de
mes yeux. » Augustin prend à ce moment la posture qui
Matthieu1 (cité aux toutes premières pages du livre VIII :
intrigue et étonne Alypius, comme elle l'avait, chez
«J'avais appris de la bouche de la Vérité qu'il est des eunu­
Ambroise, lui-même intrigué et étonné. Avant la lecture
ques qui se sont mutilés eux-mêmes en vue du royaume des
même, et avant qu'Augustin s'éloigne, Alypius demeure à
Cieux. Mais elle ajoute : Qui peut comprendre com
l'endroit où ils étaient assis tous deux, « au comble de la stu­
prenne »)2, parlant même, à propos de la conversion
peur » ; et Augustin ayant lu, s'étant rapproché de lui, il
d'« autocastration »3• Le rapprochement s'impose d'autant
s'autorise de son amitié pour lui poser la question que la
�lus que le verset de Matthieu est commenté à quelques
déférence interdisait à Augustin de poser à Ambroise. «li
lignes de là par une allusion, moins explicite, mais tout aussi
demanda à voir ce que j'avais lu.»
claire, à un second verset, de Matthieu également: «J'avais
JI n'est pas de lecture qui n'ait à voir avec l'imitation.
trouvé la perle précieuse ; il eût fallu vendre tout ce que
Augustin est désormais lui aussi, pour Alypius, pour nous,
j'avais pour l'acheter, et j'hésitais. »4 Le verset en question
J'homme qui lit.
n'apparaît pas par hasard quelques lignes avant l'épître de
Paul aux Romains recommandant, entre autres, la conti­
nence : c'est justement celui dont la lecture a converti
Les motJ qui convertissent Antoine. Et par ces textes deux fois rapprochés, les deux
conversions par la lecture sont plus étroitement, plus intime­
« "Non, pas de ripailles et de soûleries, pas de coucheries ment aussi mises en relation, comme si la seconde contenait
et d'impudicités ; non, pas de disputes et de jalousies ; mais la première et que par elle le texte lu, puis relu, s'enrichissait
revêtez-vous du Seigneur ] ésus-Christ et ne vous faites pas d'une vie, d'un sens nouveaux.
les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises." Je ne vou­ Mais la conversion, c'est-à-dire le texte de Paul lu dans
lus pas eo lire plus, ce n'était pas nécessaire. A l'instant ces conditions, opère d'autres rapprochements et il n'y a pas
même, en effet, avec les derniers mots de cette pensée, ce fut �
que 1� ecture d'Antoine - ni donc celle de sa vie par l'ami de
comme une lumière de sécurité déversée dans mon cœur et Ponoctanus - qui soit par elle assimilée. Le verset de Mat­
toutes les ténèbres de l'hésitation se dissipèrent. » 1 La pre­ thieu sur l'eunuque volontaire est cité une première fois dans
mière exhortation, qui est de lire, conduit à une seconde : les Confession! bien longtemps avant le livre VIII . Au début
changer sa vie. Les deux ne sont manifestement pas sépara­ du livre II, Augustin confesse sans complaisance les
bles. C'est le consentement à celle-là qui fait entendre celle­
ci, et par la vie nouvelle la lecture est elle aussi radicalement 1. xrx, 12.
2. VUI, 1, 2.
transformée. Le passage sur lequel Augustin tombe « par É
3. Louis_Marin, <� chographies : éléments pour une recherche sur le texte
hasard >> est interprété par lui, et par ceux qui le lisent selon autobJOgraphtque: la conversion d'Augustin» in Saùrl Auguitin' Les
Dossiers de l'Heme, << L'Age d'homme"• 1986.'
4. XIX, 21.
1. VITI, xrr, 29.

47
46
« buées [qui] s'exhalaient du fond lurrùneux de la concupis­ passer d'une imitation qui conduit le lecteur à sa perte à une
cence charnelle et des bouillonnements de la puberté » et imitation qui, par la découverte de l'autre, permet l'invention
déplore de n'avoir pas alors « prêté une oreille plus vigilante de soi.
à la voix de Dieu», de n'être pas devenu dès cette époque
« eunuque pour le royaume des cieux »1• Or cet Aub>ustin dis­
solu n'est guère différent - c'est en fait sa réplique exacte - <( Comme si l'011 disaitpour lui ce qu'on lisait>>
du « jeune vaurien» dont le livre IV dessine le portrait peu
flatteur, exemple des effets pervers et constants de la lecture Au temps où i l lisait l'Énéide et L'Eunuque, Augustin ne
la plus ordinairement pratiquée : « (Il] se propose Jupiter réfléchissait guère à ce qu'il lisait ; c'est sa réflexion a poste­
comme modèle de stupre, en regardant un tableau peint sur riori qui lui a fait dire que lisant, alors, il subissait ; que ses
la muraille, une peinture qui représentait comment] upiter fit lectures, à son insu, le faisaient. Il ne prenait rien pour lui,
jadis tomber, dit-on, dans le giron de Danàé, une pluie d'or mais il prenait tout, et il se faisait. Et qui lisait ce qu'il lisait,
pour duper une femme. Et voyez comment il s'excite à la sans doute, était comme lui. Puis les lectures philosophi­
débauche en se couvrant du magistère céleste : "Mais quel ques (manichéennes, platoniciennes, cicéroniennes), qui ont
dieu, dit-il, celui qui ébranle les voûtes du cid de son fracas tellement compté, ont façonné son intelligence, aiguisé sa
souverain 1 Et moi, pauvre petit homme, je n'en ferais pas raison. La relation des échanges intellectuels et amicaux
autant ? Mais si, moi je l'ai fait, et avec plaisir." Non, ce n'est dont ces lectures étaient l'occasion et la matière atteste que
pas du tout, pas du tout dans une turpitude de ce genre leur intérêt était général et que la quête qui s'y poursuivait
qu'on apprend plus facilement ces mots-là, mais c'est grâce à était celle d'une vérité universelle peu soucieuse de l'histoire
des mots de ce genre que l'on commet avec plus d'assurance ni des désirs de chacun. A peine si l'Hortensius révèle au
cette turpitude-là. »2 La citation de L'Emmque de Térence, jeune homme de 19 ans qu'un trouble finalement - appa­
commentée à l'occasion du récit de l'apprentissage de la lec­ remment - presque semblable à celui provoqué par les
ture, relayée, à quelques pages de là, par les citations de Paul lectures fictives et perverses peut naître de la recherche
sur le mariage et la continence et par celle de Matthieu sur d'une vérité. La conversion par la lecture réalise encore
l'eunuque volontaire sont un premier jalon posé pour cela : la conscience incontestable et lumineuse de la vérité
annoncer la conversion, par la lecture, de la vie et de la lec­ en même temps que la certitude d'être reconnu, découvert,
ture qu'Augustin, on le sait, n'a garde de jamais séparer. Le aimé.
jeune homme de L'Eunuque est conduit, par l'œuvre d'art Le texte lu qui convertit diffère des autres en cela qu'il est
qu'il cherche à imiter et qui lui sert de caution, à vivre de perçu par son lecteur comme un signe, comme une parole à
manière blâmable ; Augustin suggère assez nettement- sans lui adressée. Ce que lit Augustin ne le convertit que parce
pourtant chercher à diminuer par là sa faute - que de sem­ que, à ce moment de sa vie, en ce jardin et en cette com­
blables lectures ont eu sur son adolescence une influence pagnie, le texte de Paul n'aurait pas de sens pour un autre
pernicieuse. li faudra tout le parcours - entre autres par la que pour lui. La lecture est certes le déchiffrement,
lecture - du livre I au livre VIII pour qu'Augustin puisse l'intelligence, la méditation de signes à valeur universelle, tis­
sant leur monde cohérent et propre, avec ses difficultés, ses
1. II, 11 et Ill. beautés auxquelles l'universalité, précisément, permettra
2. I, X'VI, 26. d'initier d'autres lecteurs. Mais elle est aussi une rencontre

48 49
personnelle. Et rien d'autre ne serait poss�ble si je �'avais, un
disproportion, la même toujours (car l'autre, quel qu'il soit,
jour mémorable de ma vie, non pa� pns conna�ss�c de
: est toujours hors de portée, est toujours sans commune
telle théorie, entendu tel précepte, distratt mon �spnt a tel
mesure), qui perpétue la conversion, la continue (comme on
récit, mais reçu sens : «Je ne voulus plus en lire �lus, ce
un
parle de « création continuée »). Alypius, lisant « pour lui »,
n'était pas nécessaire ». La lecture, bien sûr, se pours�vra ; la
devient ainsi à son tour maillon d'une chaîne en principe
vie même ne sera peut-être que cette pourswte ; mats pour
infinie de lecteurs inscrivant leurs pas dans les traces de ceux
h�ure il faut délimiter ce qui, dans ce texte, où d'autres
l' � qui les précédèrent, théorie que peut bien mesurer tel ou tel
leur tour puiseront, me concerne moi, m'appartient à o1
� événement, tel texte, telle mort, telle conversion, mais en fait
- à moi seulement. Ce fragment, ces quelques phrases ( ce st
immense, et sous l'emprise d'une origine qu'elle ne cesse
parfois un mot, c'est parfois un livre dans l'ense ble d'une
, �. bien souvent, à son insu, de scruter.
œuvre), il me faut d'abord, pour me 1 appropner, l tsoler, �e
_ - Quant à l'horizon de la conversion, quant à l'espace
dire ce que moi seul peux en percevoir et en reterur, le VISI­
qu'ouvre la lecture qui convertit, c'est au figuier qu'il revient
er me le dire et le redire, apprendre à l'aimer. n sera désor­
t
d'en dire quelque chose. Ce figuier est sans doute, comme l'a

m s le centre secret de mon amour et c'est à lui désormais
montré Pierre Courcelle, un souvenir de l'Évangile de Jean
que je rapporterai toute lecture du même auteur, ou tou­
(I, 48-50) où il a marufestement une signification symbo­
chant au même sujet, peut-être même toute lecture. En fidé­
lique. Cette signification est double (duplicité attestée par
lité à ce moment où j'ai cru (d'une croyance qui a changé ma
l'exégèse d'Augustin lui-même). D'une part le figuier peut
vie) être appelé, reconnu. Telle .est aussi bien s� la conver­
représenter le péché et la mort, et il est ainsi l'image de
sion d'Alypius que ne convertit pas la converston de son
l'attachement ancien d'Augustin pour ses fautes. Mais
ami mais la suite du texte dont il a interrompu la lecture
d'autre part il représente l'« ombre chamelle de la Loi », et sa
( «]� ne voulus pas en lire plus»). mê�e te�te ,les
t: présence ici anticipe sur l'avenir de docteur d'Augustin, sa
convertit et ils ont bien, en ce sens, la meme f01 ; mats c est
vocation d'exégète infatigable1• Le temps du converti, de son
en deux de ses lieux bien distincts que chacun est attendu et
passé pécheur à son avenir de commentateur insatiable, est
appelé à se retourner. L'anecdote (à :rrai dire eu utile à
J? ainsi probablement, par le figuier configuré, mis en rapport
l'économie du récit : après tout, Alyp1us est déJà croyant)
avec l'intemporalité, avec cette absence confondante de
montre ce que la lecture vivante doit à l'histoire, doit à
points de repère élémentaires. La lecture ordinaire, où le
l'intériorité de son lecteur : «J'ignorais la suite du texte ; or la
familier côtoie l'inconnaissable, n'est ainsi qu'une conver­
suite disait : "Mais celui qui est faible dans la foi, accueillez­
sion particulière.
le." Alypius se l'appliqua à lui-même et me le fit savoir. »1
Sans cette « application à soi-même», sans ce �éflexe « ana­
gogique », rien de ce qui suit, c'est-à-dir de 1� VIe (de le�ture)
:.
renouvelée, ne serait possible. Pour qu il y att convers10n, il
Le ricit de conversion
_
faut ce croisement: de l'autre, inconnu, incompréhensible,
et de soi, seule et dérisoire mesure d'intelligibilité. C'est cette « Le visage désormais paisible, je mis Alypius au courant.
De là nous allons chez ma mère, nous entr�ns, nous

1. VIII, XIJ, 30. 1. Cf. Hof!Ji!its !tirl'Évangilede Jaint]tan, traduction, introduction et notes
de M.-F. Berrouard, l-XVI, OC71, VII, 21 et n. 1 , p. 455.

50
51
l'informons : elle est en joie. Nous lui racontons comment ou ne suppose, la relation d'une conversion, ne serait-ce que
cela s'est passé. »1 la conversion à l'écriture - écriture du récit de la conver­
La conversion, c'est ce qui se raconte, c'est ce qui doit sion ?), qui n'est, qui ne saurait être le premier récit, est en
être raconté. La conversion n'existe même que par le récit, revanche le premier commentaire. Et c'est pour cette raison,
qui transforme la vie en destin, et tel changement en conver­ précisément, qu'un autre récit Je précède nécessairement.
sion. Le récit est ce qui convertit, et ce qui convertit est ce Cet autre récit est inconnu, rien n'est sûr de ce qui le
qui se raconte. Mais la conversion, indissociable de la narra­ concerne, et c'est peut-être à sa secrète recherche que tra­
tion, n'est pas non plus séparable du commentaire. Elle le vaille le récit de la conversion, que travaillent tous les autres
fonde en droit, lui fournissant la mesure, l'aune, en un mot commentaires qui, plus ou moins nettement, en dérivent.
les valeurs. Le converti ne peut rien évaluer qu'à la lumière Dans la vie, la conversion sépare et unifie un passé enchaîné
de sa foi, ou de sa croyance, et l'idée d'un commentaire pur à l'erreur, au péché, à l'ignorance, à la mort, et un avenir que
de toute certitude, de toute intime conviction - ne serait-ce de nouvelles valeurs délivreronr en même temps qu'elles
que celle de la nécessité, voire de la vertu, du commentaire - l'éclaireront; dans l'œuvre, c'est-à-dire dans la vie écrite, le
est proprement impensable. récit de conversion distingue et cherche à réunir un récit
Le récit qu'est la conversion n'est pas pourtant - il s'en indéfini et un commentaire infini.
faut- un récit (( pur ». n précède, sans doute, le commentaire,
et il n'est probablement pas de commentaires qui ne le sup­
posent ; mais il ne saurait, justement, être le premier récit, le Autrement, vraiment
récit fondateur. C'est que, fondant le commentaire, il est lui­
même commentaire à sa façon. Les Cotifessions d'Augustin, La vérité, dont la révélation est la conversion, va toucher
exemplaire récit de conversion, sont, comme tout récit auto­ vivement, et presque simultanément, tous les aspects de la
biographique, une « lecture», « relecture », interprétation de vie d'Augustin. Rien de ce qui était, et ne laisse pas d'être, ne
sa vie passée. Par le récit, par la configuration, ce qui n'avait sera pareillement, désormais. Les lectures l'écriture
' '
pas de sens ou avait un sens insatisfaisant est « relu», « réé­ l'enseignement, la langue même, tout va se trouver, par la
crit », prend un sens, ou prend un sens nouveau ; et la conver­ vérité, altéré. Et il est remarquable que la vérité, justement,
sion, le récit de la conversion, est dans un tien d'étroite néces­ qui n'est jamais qu'acquise, ne puisse donc jamais être vécue
sité avec le récit, avec l'existence même, avec l'exigence que comme « autre » ; qu'elle soit le même « rendu autre »,
d'existence du récit autobiographique. C'est parce que l'on a altéré.
été converti que l'on doit raconter sa conversion, mais aussi Ce sont les lectures qui, d'abord, se trouvent changées.
sa vie à laquelle la conversion a donné sens. La première « lec­ Parce que ce sont des lectures nouvelles, bien sûr ; mais aussi
ture » à laquelle donne lieu la conversion est celle de sa propre parce que leur mode est différent. La lecture, qui fut
vie, et cette lecture est - déjà - une lecture « écrite ». l'instrument de la conversion, est désormais la voie ordinaire
Le récit autobiographique, et spécialement le récit de de la vérité. C'est par la leeture que la vérité a été révélée,
conversion (mais quel récit autobiographique ne comporte, c'est par elle qu'elle continue de se manifester. L'ordre
entendu dans le jardin, Augustin continue de s'y soumettre,
il ne cessera plus, jusqu'à sa mort, d'y rester soumis, et le
1. Vlll, Xll, 30. temps n'est pas loin où il consentira à la nécessité de se faire

52 53
son relais, d'être celui qui, lisant, fait lire. L'émotion inouïe pourtant inspirée, ne le permet-elle qu'à peine. C'est que
qui le saisit à la lecture des Psaumes, immédiatement après la « l'autre de soi » n'en est pas évacuable, et que la fièvre
conversion, est grosse de cet avenir de lecteur pour soi et même qui la baigne n'a sans doute pas d'autre cause que sa
pour les autres. L'extraordinaire de ces lectures ardentes présence maintenue, cette inaptitude à disparaître d'un moi
(«Je lisais et je brûlais >> )1 n'est pas qu'elles soient ardentes ancien peut-être mais cettes non révolu, puisqu'il continue
(celles de l'adolescence, qui avaient Didon pour objet, et son d'agir dans la lecture. « Et moi, si longtemps dans
amour, et son désir, et sa douleur, et sa mort, le furent aussi) l'ignorance, je me suis épris de la vanité et j'ai recherché le
mais bien que pour la première fois elles donnent la sensa­ mensonge. C'est pourquoi j'ai entendu et j'ai tremblé, en
tion d'une unité profonde, de la possibilité pour le moi, de voyant que cette parole est dite pour des hommes comme
n'avoir pas à s'accommoder à l'extériorité («Je m'écriais, car celui que j'avais été, je m'en souvenais bien ; car dans les fan­
ce que je lisais au-dehors, je le reconnaissais au-dedans » )2. tômes que j'avais pris pour la vérité, il y avait la vanité et le
Ce que la lecture permet au jeune converti, c'est d'entrevoir mensonge. Et je fis retentir bien des cris, lourds et vigou­
la dissipation, la suspension miraculeuse de l'altérité, et donc reux, tant je souffris de mes souvenirs. »1 Ce moi converti,
d'approcher, d'appréhender peut-être quelque chose comme repenti mais souvenant, sera, curieusement, le destinataire
l'« être même », le fameux d i ipsum du Psaume 4, qui exclut du premier commentaire envisagé de cette lecture nouvelle ;
tout autre, et donc aussi l'autre de soi-même qu'une lecture car Augustin ne peut lire sans songer à ces « autres-que-lui »
ordinaire fait au contraire ordinairement apparaître. « Tu es mais « autres-comme-lui >} que sont les non encore convertis.
toi, cet être même [id ipsum] par excellence, toi qui ne chan­ L'effet produit sur lui, par sa propre lecture, serait, donné en
ges pas. En toi est le repos où s'oublient tous les labeurs, spectacle, le premier commentaire à eux adressé : «J'aurais
parce qu'il n'y en a pas d'autre avec toi [tru/lm alius tecum]. »3 n voulu qu'ils se fussent trouvés là quelque part, tout près, à ce
n'y a sans doute pas d'endroit dans les Confessions, ni même moment, et que, sans que j'aie su qu'ils y étaient, ils aient
dans l'œuvre d'Augustin, où de façon plus rigoureuse, plus regardé mon visage et entendu mes cris, lorsque je lus ce
nue, soit exprimé ce qui est en jeu dans la lecture : la quête, la psaume quatrième en ces heures de loisir, entendu ce que fit
traque, le vœu en tout cas, d'un « soi » qui ne puisse se de moi ce psaume [...] ; qu'ils aient entendu sans que j'aie su
réduire à la somme des différents et successifs états du moi qu'iJs entendaient. }}2
( « toi qui ne changes pas » ), d'un « soi-même » délivré de Si le commentaire est nécessaire, s'il est inéluctable, c'est
l'identité à laquelle le condamne la temporalité : « Et je ne qu'il y a de l'autre en moi quand je lis ; c'est aussi que les
voulais pas me multiplier dans les biens terrestres, dévorant livres, que leur lecture, n'ont pas en eux-mêmes la force
le temps et dévoré par le temps quand j'avais dans l'éternelle d'évidence et de conviction de l'amour ; qu'un «Voyez
simplicité un .froment, un vin, une huile tout autres. »4 Ce que comme �1 Lit », qui varierait sans l'altérer Je «Voyez comme ils
permet la lecture des Psaumes, faite en état de grâce, peu de s'aiment», est de l'ordre de l'utopie. En même temps. qu'est
lectures, bien sûr, le permettent ; et encore cette lecture, énoncée la nécessité du commentaire est envisagée celle
d'une langue nouvelle qui lw donnerait force. C'est l'occasion
pour Augustin de préciser que cet outil doit autant à l'autre
1. IX, IV, 11.
2. Ibid.
3. lbid. 1. IX, IV, 9.
4. Ibid. 2. IX, IV, 8.

54 55
(ou destinataire), dont il se fait une idée nécessairement La conversion enfin conduit Augustin à l'abandon de sa
imparfaite, qu'à lui-même, indicible par hypothèse : « [...J sans charge de rhéteur. La vérité révélée s'accommode difficile­
que j'aie su qu'ils entendaient pour leur éviter de penser que ment, semble-t-il, de l'enseignement, sinon de la pratique de la
je disais à cause d'eux ce que j'ai dit entre les paroles du rhétorique. Renoncer la rhétorique, cela signifie, bien sûr, dire
psaume. Car en réalité, ce n'est pas cela que j'aurais dit si adieu à un certain corpus, à certains types de texte («Je ne
j'avais senti qu'ils m'entendaient et me voyaient ; d'ailleurs si voulais plus voir des garçons qui songeaient, non plus à ta loi,
je l'avais dit, ils n'auraient pas compris cette façon de parler non pas à ta paix, mais à des extragavances menteuses et à des
avec moi-même et pour moi-même devant toi en exprimant luttes de forum, acheter de ma bouche des armes pour leurs
le sentiment intime de mon âme. »1 L'idée première du com­ furieux délires » )1, congédier la vanité verbeuse, « soustraire le
mentaire n'exclut pas, loin de là, le dialogue de soi-même ministère de la langue à la foire du bavardage »2, mais cela ne
avec le texte ( « ce que j'ai dit entre les paroles du psaume » ) veut pas dire renoncer à l'enseignement, à la parole fai te pour
mais il est remarquable qu'elle fasse une place aussi grande à instruire, pour dire le vrai. Ce qu'invite à penser la démission
son destinataire, c'est-à-dire à l'idée que l'auteur se fait de lui d'Augustin, c'est donc le rapport des figures, des ornements
d'après sa propre vie. C'est l'impossibilité de la transparence du discours avec la véritél. Augustin s'apprête à consacrer sa
- celle que symbolise par exemple le regard de Dieu - qui vie au commentaire, à l'exégèse, à la prédication ; cette quête
donne naissance au commentaire, ici défini comme l'effort du sens et, par lui, du salut ne l'empêchera pas de pratiquer,
de « parler de soi-même » et « pour soi-même » devant le pour l'édification, la rhétorique la plus « ornée », ne lui fera
texte « en exprimant le sentiment intime de son âme >>. jamais dire, loin de là, que les tropes sont, en eux-mêmes, mau­
Les livres d'ailleurs écrits à cette époque2 ont les mêmes vais ou blâmables ; ici encore, l'homme ancien subsiste sous
caractéristiques que cette exemplaire lecture des Psaumes. ils l'homme nouveau, Paul n'a pas oblitéré Marcus Tullius.
sont de foi et portent la marque incontestable de la conver­
sion (dont on pourrait presque dire - Augustin n'ayant écrit
avant elle que quelques textes, dont le De pulchro et apto dis­ Vers la Genèse
paru - qu'elle fut aussi conversion à l'écriture), mais ils ne
Dans la doctrine augustinienne, la co11versio n'est séparable
sont pas purs du passé fautif; et la forme dialoguée, qui
ni de la creatio ni de lajormatio4• L'esprit « seulement » créé reste
alterne avec un discours plus direct, est l'équivalent, dans
indéterminé, informe, imparfait. Il faut, pour qu'il prenne
l'ordre de l'écriture, de ce qu'est l'écoute imaginaire d'audi­
teurs fictifs et pécheurs dans celui de lalecture : « Ce que j'y fis
dans le domaine littéraire, qui sans doute déjà était à ton ser­ 1 . Xl, n, 2.
2. Ibid.
vice mais où la superbe de l'école haletait encore comme en 3. Sut ce thème crucial pour la chrétienté Qa Vérité n'est-elle pas assez
un temps de pause, ces livres en témoignent où je discute avec forte en elle-même qu eUe soit obligée de recourir, malgré tout, aux
'

les personnes présentes, et avec moi-même, seul devant toi. »3 mêmes procédés rhétoriques que le commun des mortels ?) les textes
d'Augustin, et en partic ulier le De Doclrina cbrisliana, seront, pendant
plus de mille ans, la seule référence autorisée. Bossuet, par exemple,
n'aura qu'Augustin à invoquer pout justifie r une pratique qui est à la
1. Ibid. fois chrétienne tl oratoire.
2. Ce sont le Contra At:adtmiros, le De btala vila, Je Dt Onliflt et les So/ilo- 4 . Les lignes qui suivent ne font que reprendre la note complémentaire de
quia ; cf. Solignac, op. dl., li, p. 83, n. 1 . A. Solignac « Conversion et formation », à propos de Conf XIII, n, 2-3,
·

3. IX, IV, 7. op. dl., Il, p. 613-617.

56 57
forme et consistance, un acte à la fois effectuant et relation­ RÉCIT ET COMMENTAIRE
nel, lajof111atÎQ, qui implique elle-même, venant de l'homme,
une cottversio, c'est-à-dire un retour à son principe. La co1tversio,
dit A. Solignac, est ainsi une réplique de la creatio, elle est une �éci t et commentaire, ce sont, dans les Confessions, deux
autocréation, ou du moins cette autocréation est-elle un parnes suffi��ment distinctes, voire hétérogènes, pour que
moment essentiel et nécessaire de la dialectique du rapport de 1� « com�sttton », l'« unité » de l'œuvre d'Augustin cons­
l'homme à Dieu. ll n'est peut-être pas indifférent, dès lors, tttue, depws lo �e�ps, un suje� classique d'étude•. Ce qui
que le récit autobiograpl:ùque d'Augustin « s'achève » par le pose pr?blème, e vtdemment, c est la présence, dans un
commentaire du récit de la Création. Le récit de conversion t�xte uruq�e, d'une par�e n�rative longue (livres I à IX) et
n'a pas à voir avec le temps seulement parce qu'il est récit (et d une pa:ne non ?ar es X à XIII) qui se présente,
rattve (livr
, le debut du liv
des re XI, sous la forme d'un commentaire
qu'en tant que tel, selon Paul Ricœur, il configure le temps)1
du premier chapitre de la Genèse. C'est bien souvent le mot
mais parce gue pour Augustin la conversion est précisément
le processus par lequel l'esprit peut tenir ensemble son ori­

(et finalement e « genre») confession qui est invoqué quand
_ quelque peu la différencez. Si cette
on tente de redwre
gine (et sa finalité) spirituelle et le développement l:ùstorique
hypothèse est convenable au plan spirituel, on voit bien ce
de son existence. La substitution du commentaire (dans les
trois derniers livres des Confessions) à la narration est aussi une �u'elle a �·i �satisfaisant au plan logique, ou seulement poé­
ttqu�, qw s �cco�ode mal, en général, du « n'importe
façon de situer Augustin : entre l'infini du temps auquel
qu01 ». On � e�plote, la plupart du temps, à souligner la
appelle toute conversion et l'impensable moment où il est
non�contradictton r!utôt qu'à penser la nécessité profonde
entré dans le temps. Car si le récit est ce qui configure le
d� lie� entre ce re_�1t e� ce �ommentaire, sans doute para­
temps, le commentaire du récit semble bien être c e discours
digmatique de celw qw urut tout commentaire à un récit
qui, excédant le temps, ne p�ut procéder que de lui : « Sei­
préalable.
gneur mon Dieu, s'inquiète Augustin après l'examen touffu
de quelques versets seulement de la Genèse, que de choses sur
peu de mots, que de choses, oh oui, nous avons écrites l
Quelles forces nous faudra-t-il, quel temps à ce compte suf­ Narratio et enarratio
fira pour tous tes livres ? »2
Tel est peut-être donc le commentaire essentiel : celui �·e�t pourc:mt la même question qui se pose au début du
d'un récit de genèse, d'un récit de l'origine. Le récit de r�ctt d A��s�n et au début du récit qu'il commente : gues­
conversion, premier commentaire, regarde donc, touche en tton de 1 ongtne, du mystère du commencement de l'être
tout cas cette impensable naissance qui est à la fois du temps Au livre I : « Dis-moi si c'est à quelque période ·déjà mort�
et de moi ; et la première exégèse enjof111e n'est pas séparable
de ce mouvement qui convertit, mouvement infinissable, à 1. On trouvera un état complet de la question dans A. Solignac o
" _.

r· ..
. , '
., I •

la fois portant hors de soi et incessamment revenant à p. 19-26.


2. «L'unité supr ê me des CollftrrioltS est dans la confession. Augustin
l'inconcevable commencement de soi. _ ,.
pourrait partir de n unporte quOI sans détruire cette unité »
J?
(P. L. �dsberg, sup Ié ment à La Vi t spirihle/Je, juillet-'.loût 1936,
1. C'est la thèse principale de Ten
rps tl rit:it. P·. 33-34, ate. parA. Solign ac, l, p. 21). Cf., dans un esprit proche' Paul
Ricœur, Temps et rit:it, l, p. 50, n. 1 .
2. XII, XXXI,I 43.

58 59

flniv.·Bi�lh
P a ssau
-
de ma vie qu'a succédé mon enfance. Ou cette période est­
phétique du livre I : «Je péchais en agissant contre les
elle celle que j'ai passée dans les entrailles de ma mère ? [ ..]
ordres de mes parents et de ces maîtres. Car je pouvais faire
.

Qu'en était-il même avant celle-ci, ô ma douceur, mon


plus tard un bon usage des lettres que les miens voulaient
Dieu? Étais-je quelque part ou quelqu'�n ? En fait, q� peut
me faire apprendre. »1 Les Confessions, envisagées de ce point
me le dire ? Je n'ai personne. »1 Et au livre Xl: « Votct. que
de vue, racontent comment, par la grâce d'un livre qui le
le ciel et la terre som ; ils crient qu'ils ont été faits car ils
convertit, un enfant lisant pour sa perte est devenu un com­
changent et ils varient. Or pour tout être qui n'a pas été fait
mentateur lisant pour le salut de tous.
et pourtant est, il n'est pas questio� d'�vo� en lui quelque
La place du livre XI, qui développe la célèbre méditation
chose qui n'y était pas auparavant, c est-a-d1re �e changer et
sur le temps, doit être réenvisagée à cette lumière. Paul
de varier [...] 'Toi donc, Seigneur, tu les as fatts [...] Nous
Ricœur pense magnifiquement son rapport avec la narration
savons cela. »2 Le commentaire d'un récit d'origine per­
qui précède, mais il choisit délibérément de commencer
met ainsi, même partiellement, même imparfaitement\ de
sa lecture du livre XI au chapitre XIV, 17, avec la question
répondre aux questions que posait le ré�it aut�biog�aphi�ue
Qu'est-ce en effet que le temps ?, sans s'arrêter à l'idée d'une
interrogeant l'origine. C'est la converston, bten sur, qw a
dépendance possible de cette méditation (des conditions de
rendu cela possible. D'abord parce qu'elle est - p� défini­ .
son existence) par rapport au genre du commentaire, qui
tion, presque - révélation d'une vérité� aupara�ant tgn?rée.
n'est lui-même pas mis en rapport avec le genre narratif.
Mais aussi parce que, dans le cas particulier d Auguson, la
Cette façon de faire, par ailleurs tout à fait adéquate au projet
lecture, qui a été son instrument, a substitué à l'amour du
_ de Temps et récit, interdit la mise en perspective des deux récits,
jeu l'amour de l'étude ; au plaisir coupable pour le� livres
. _ celui écrit par Augustin et celui commenté par lui ; elle
païens, l'attrait pour les Satntes Écn�res ; au m�pn� pour
_ e empêche surtout d'appréhender l aliaison récit/commentaire
l'apprentissage de la lecture et de l'écnture, le gout lictte � que le texte d'Augustin, semble-t-il, se plaît à souligner. Un
salutaire pour la beauté et l'intelligence des textes sacrés ; a
. . soin minutieux est pris à séparer le récit congédié de l'exégèse
une méconnaissance profonde de la nature et des finalites
entreprise : « Voici que je t'ai raconté bien des choses, ce que
du langage, la certitude de sa bonté essentielle �t de la
j'ai pu et que j'ai voulu. » Et, quelques lignes plus loin : « TI y a
nécessité de son usage ; à la mort par l'amour humam et fic­
longtemps que je brûle de méditer sur ta loi, et de t'en confes­
tif4, la vie par l'amour réel et divin. On peut c? nsidérer que

l'exégèse du premier chapitre d<: l a Ge�èse aux tvres XI, XII,
.
ser ce que je sais ct ce que j'ignore, ce que tu as commencé
d'illuminer et ce qui me reste de ténèbres. »1 Qu'il s'agisse
XIII n'est rien d'autre que la venficaoon de 1 annonce pro-
dans les deux cas de « confession», comment le nier ? Le
texte même le dit, avec clarté et détermination. Mais que les
deux modes de la confession soient dans un rapport de pro­
1. VI, 9.
2. I\', 6. Les toutes premières lignes du livre 1, de la .Prc:nuere 1
.,

o� fonde dépendance et nécessité, cela n'est pas douteux non


appellent déjà d�ailleurs, et e>..'}>li�temem, �ette �é�tatlon sur la C:
r ea­ plus. Le commentaire doit prendrele relais du récit parce que
tioo : «Et quel lieu y a-t-il eo mot, mon Dteu, ou Dteu pU1sse_ verur en celui-ci n'est pas apte à dire ce qui reste, à penser ce autour de
moi, Dieu qui a fait le ciel c;t 1� terre_? » (I, 1;, 2). .
. .
3. «Et notre science, comparee a ta sctence, n est qu,tgnorance » (1bid.).
,
4. « [...] et à pleurer la mort de Didon parce quelle se rua par a �our, 1. I, x, 16.
cependant que moi-mê�e je ttouvats dans ces lettres la mort lom de
2. Temps el ricil, 1, p. 21-22.
toi. ô mon Dieu, ô ma vte» (I, Xlll, 20). 3. XI, 1, 1 et n, 2.

60
61
quoi tourne l'œuvre autobiographique depuis te début et qui dans la période contemporaine, que le récit perde son pou­
se dit, à ce moment du texte, en termes de temps et • voir de configuration lorsque l'identité est en question (il
d'éternité : «Se peut-il aucunement, Seigneur, puisque donne l'exemple de L'Homme sans qualités) : « A la pene
l'éternité t'appartient, se peut-il que tu ignores ce que je dis, d'identité du personnage correspond ainsi la pene de confi­
ou que tu voies selon le temps ce qui se dit dans le temps ? A guration du récit et en particulier une crise de la clôture du
quoi bon alors ces récits détaillés que je te fais de tant récit [ . ] Ce n'est donc pas un hasard si maintes autobiogra­
. .

d'événements ? »1 Ce doute à l'endroit du récit et, finalement, phies contemporaines, celles de Leiris par exemple, s'éloi­
cet abandon du récit au moment d'entrer, par la lecture du gnent délibérément de la forme narrative et rejoignent, elles
livre de la Genè.re, dans la pensée du temps sont peut-être à aussi, le genre littéraire le moins configuré, l'essai précisé­
mettre en relation, justement, avec ce dont parle si bien Paul ment. » En cela encore les Confessions d'Augustin sont exem­
Ricœur, c'est-à-dire la fonction de configuration poétique, plaires, puisqu'elles se « transforment », elles aussi, à partir
par le récit, de l'expérience du temps. La substitution du com­ du livre X, en essai, en lecture exégétique, en commentaire,
mentaire d'un récit à un récit puissamment configuré corres­ genre effectivement non configuré, discours infmissable. Le
pondrait à la décision de continuer, par d'autres voies, ce que recours au commentaire apparaît presque comme une
le récit aurait donc échoué à réaliser. L'marratio prend, logi­ réponse (un déplacement, au moins, de la question) au pro­
quement en somme, la suite de la narratio dont, dans ce texte i
blème de la clôture du récit, napte finalement à configurer le
au moins, elle est issue2• Cet échec (relatif) du récit, qui temps. Il n'est pas certain que le commentaire, l'essai
s'interrompt en effet curieusement, n'est pas pourtant, dans d'interprétation du récit d'origine, dénoue effectivement ce
la logique même de Paul Ricœur, totalement déconcertant. qui a été' si splendidement noué par le récit, mais il n'est
guère contestable que l'exercice cherche à rendre compte de
quelque chose qui a rapport avec la temporalité. ·

C'est pourquoi ces derniers livres des Confessions, qui


Temps et commentaire constituent un commentaire absolument exemplaire (allant
jusqu'à poser le problème si important du rappon entre
« Si le problème de la refigurarion du temps dans le récit commentateur et auteur du texte commenté), nous rensei­
senoue dans le récit, il n'y trouve pas son dénouement», dit gnent bien mieux que ne le ferait, par exemple, un texte écrit
Paul Ricœur à la fin du chapitre qu'il consacre à la lecture3• en l'absence d'un récit de vie sur la nature et la fonction
Pour lui la lecture, qui relève de ce qu'il appelle «mimé­ essentielle du commentaire en général. D'abord parce qu'ils
sis 3 »\ achève, complète ce que l'œuvre ne peut seule sont une lecture, une lecture sans doute particulière puis­
accomplir. Il note ailleurs5 qu'il arrive souvent, notamment qu'elle est écrite et qu'elle suppose, du texte qu'elle veut
expliquer, maintes lectures et relectures préalables, mais une
1. Xl , ' · 1. lecture pourtant, et que, en tant que telle, elle montre sa
2. j'ai proposé dans Le Lecteur tl so11 modèle (PUF, 1999) de redonner vie au dépendance par rapport au récit, dont elle est la suite logique
mot« énarracion >> qui, dans l'Antiquité, désignait l'activité du commen­
et, le plus souvent (comme ici), chronologique. (Le récit
taire ; sur le rapport de sens entre narratio et marratio en particulier,
cf. p. 19-20, et p. 147. autobiographique fait d'ailleurs de cette lecture écrite une
3. III, p. 328, << Monde du texte et monde du lecteur>>. sorte d'aboutisse�ent, puisqu'elle vient après la lecture
4. J, p. 136-162.
S. Soi-même comme tm autrt, p. 177. « échouante » des Ecritures avant la conversion ; après la lee-

62 63
ture brûlante fusionnelle, des Psaumes, qui l'a suivie; et ceux par la chair de qui tu m'as introduit dans cette vie, sans

qu'elle appro he ainsi de ce que Paul Ricœur appelle < l'idéal 1
que je sache comment" (per quoru!J carnem ntroduxisti
i me in

type de la lecture, figuré par la fusion sans con s10n es � � �
batie vitam, quemadmodum nescio). »1 Echo, bien sfu, du tout
horizons d'attente du texte et de ceux du lecteur ») . Ensuite début du récit où se formule pour la première fois cette
parce que le texte dont elle entreprend l'examen e�t sa�s i
inquiétude : « Qu'est-ce en effet que je veux dire, Se gneur?
doute moins important que le questionnement tnqUlet
sinon que je ne sais d'où je suis venu ici, dirai-je dans cette
auquel le récit autobiographique a cherché, sans un su�cè�
. vie mourante ou dans cette mort vivante ? je ne sais. Là
total, à donner une réponse (que ce questionnement ait a
m'ont accueilli les consolations de tes miséricordes, comme
voir avec le temps, puisque Augustin pose dès le départ 1� je l'ai appris de mes père et mère selon la chair, celui de qui
question de son origine, ne fait que souligner le lie� qUl
et celle en qui tu m'as formé dans le temps » (aparentibus car­
attache l'énarratif au narratif). · Enfin parce que cette depen-
nis meae ex quo et in qua meformasti in temporef. Pour ce qui est
. dance manifeste une n
i quiétude à l'endroit de ['identité. Paul
« du temps », donc, convient le récit, auquel doit succéder,
Ricœur le dit, c'est quand l'identité se perd ou se sent
pour ce qui est « du temps-hors-de-moi-temporel », la parole
menacée que l'essai se substitue au récit dont la fonction �st
du commentaire.
aussi de produire une «identité narrative >>2
: le co
�mentatre Et cette parole n'est pas concernée par le temps seule­
de la Genèse cherchant à penser le temps, ne laisse dans
ment parce qu'elle a choisi la Genèse, et de poser, à partir de
h
l'ombre ni l' istoire ni l'identité de celui dont la conversion a
ce texte originel, la question de l'origine, mais aussi parce
partagé la vie en deux et c'est là sans doute que se dissimule
qu'elle succède, nécessairement, à un récit, ou, dit autre­
l'unité secrète de l'œuvre.
ment, parce que son auteur est dans le temps et qu'il sent,
Le rapport du commentaire avec le temps s'aperçoit, dans
avec quelque angoisse, que cette condition menace à chaque
le cas d'Augustin, à l'endroit où le récit, par une sorte de
instant son entreprise. Le récit, qui s'ouvre et se ferme,
nécessité non dite, doit lui céder la place, c'est-à-dire aussitôt
n'exige pas la même dévotion que le commentaire qui veut
après la mort de Monique, la mère qui « d�nna >> la vte �t
tout du temps de celui qui commente («Je ne veux pas qu'à
emporta avec elle le mystère déjà formulé a� liv�e I. La partte
. autre chose s'écoulent les heures >> )3• Et le commentaire, qui
narrative des Confessions s'achève avec la dispannon de. celle
ne configure pas le temps, a ainsi une histOire, puisqu'il a un
qui n'en fut - sans doute aucun - qu'une origin� acctde�­
auteur : inachevé, puisqu'il n'a pas atteint son improbable
telle. Ce qui meurt, avec Monique, c'est, semble-Hl, la posst­
_ objet, il s'achèvera pourtant, parce que la plume qui
bilité de saisir, d'approcher peut-être seulement, le mystere
l'écrivait, la voix qui le formulait, quelque jour feront défaut.
de l'origine à la dissipation duquel travaillera bi�ntôt le com­
. C'est dans la finitude du commentaire, dans la mortalité
mentaire de la Genèse. Ce sont les toutes derrueres lignes du
de sa condition que réside son caractère inépuisable, inf:tnis­
livre IX : « [que les lecteurs des C01tjessions se souviennent]
sable. « Si l'indigence de l'intelligence humaine est très sou­
"de Monique ta servante et de Patrice qui fut son époux,
vent riche en discours, c'est que la recherche parle plus que
la découverte, la demande est plus longue que l'obtention et
1. Temps et récit, III, p. 328.
,.
2. C'est toute la conclusiOn de Temps et rectt;
. ,
ce sont auSSI des pages deter­ 1. IX, XIII, 37.
minantes de Soi-même comme zm autrt, j'y reviendrai plus longuement dans 2. I, Vl, 7.
«Soi-même et l'Autrell, cf. ci·dessous, p. 127-131. 3. XI, n, 2.

64 65
la main qui frappe plus laborieuse que celle qui reçoit. »1 Le 1 ceux qui l'ont marqué, en bien comme en mal : Virgile\
commentaire ne peut pas plus s'écrire sur un volume que la Cicéron2 ; il se souvient de ses péchés, de sa naissance, et
mer ne peut emplir le trou que creuse dans le sable l'enf�t même, il se souvient de son oubli3•
de la légende. Et cela non pas seulement parce que Au
gustm
cherche ici à aborder l'infini du temps, à appréhender
l'éternité, mais, plus généralement, parce qu'il commente et
[..,edtlrt et commmtaire
que, commentant, il est, comme tout c �mm�ntateur, a�
prises avec les affres de l'id�ntité : «Je petne la�des�us et Je
Augustin, lecteur d'abord rétif, puis lecteur insatiable, lec­
peine sur moi-même. Je sws devenu pour m01-meme une
terre excessivement ingrate, qui me met en nage. »1 Cher­ teur enfin converti, ne manque pas, on l'a vu, par ses obser­
vations, ses questions, de théoriser quelque peu cette acti­
chant à subsumer l'incohérence, l'instabilité, l'inquiétude de
vité. On peut même dire que l'originalité des Confessions est
pensées ou de comportements sous la perm�nence d'une
de placer sous ce signe ses moments les plus importants, et,
essence, le commentaire ne peut pas plus s achever que
finalement, le sens de la vie qu'il raconte. ll ne manque pas
l'autobiographie.
. non plus, dans le commentaire qui clôt son livre, d'inclure
De Là, peut-être bien, ces vies insuffisantes à épwser les
une théorie de l'interprétation. Mais le premier intérêt des
œuvres qu'elles se sont attachées . à commente r : Vo�ta1re
Confissions, de ce point de vue, est sans doute de mettre en
ajoutant jusqu'à sa mort des «remarques » s�r l�s Pensees de
relation, de façon inéluctable, l'activité de lecture et l'activité
Pascal, Claudel dialoguant encore, au derruer JOUr de so?
. du commentaire. Le commentaire suppose la lecture, sup­
journal, avec Mallarmé ; Sartre annonçant dans son mterrru­
pose même des lectures, des relectures, mais il ne dit rien
nable Idiot de la famille une lecture, une relecture de Madame
finalement de ce contact mystérieux, troublant, que laisse
Bovary qui n'est jamais venue. De là aussi le� traces, dans les
, entrevoir, de place en place, le texte des Confessions. La lec­
« livres sur », de confidences, de souverurs, d anecdotes
ture de Virgile, par exemple, blâmable, fait pleurer ; celle des
personnelles plus ou moins configurées qui n:ouent, ornent
, Psaumes, salutaire, fait crier et brûler. Seule la conversion
le commentaire de bribes, de lambeaux de reats. Ce ne sont
permet de faire, entre ces larmes et ces cris, une discrimina­
pas là scories, impures têtes m�rtes vetant tacher un texte à
: tion justifiée ; et ce qui les rapproche est, paradoxalement,
vocation exclusivement réflex1Ve, mrus la marque de son
sans doute plus fon que ce qui les sépare. L'adhésion carac­
authenticité. Un commentaire sans éléments narratifs est
térise les unes et les autres. Dans la lecture ordinaire, dans
aussi impensable qu'un commentaire achevé. Claudel
ces premières lectures en tout cas qui nous ont tellement
raconte comment il a rencontré Mallarmé, il raconte les mar­
marqués ou ont tellement marqué nos amis et dont nous
dis ; Sartre se raconte, parfois explicitement, parfois non,
voulons, dont ils veulent rendre compte, ce n'est qu'après
dans L'Idiot de la famille ; et Augustin dans les Confessions,
coup que l'on peur « expliquer» l'intensité de la rencontre,
c'est-à-dire dans la partie exégétique des Conjessiom, se sou­
du bouleversement dont la caractéristique est, en dehors de
vient de lui-même, bien sûr, qu'il scrute à travers le récit de la
création, mais se souvient aussi bien de tout ce, et de tous
1. Cf. Xl, XXVII, et Virgile, Géorgiques, 1, 367, Éniide, TV, 586.
2. Cf. X, XIV, 22 et Cicéron, De Finibus, 3, 35 ; Tus(ll/anes, 4, 11. Cf. encore
1 . xn, r, 1. Conf, X, XXl, 31 et Cicéron, Tus(ll/mtes, 5, 28.
2. X, XVl, 25. 3. La mémoire de l'oubli, c'est le sujet du chap. XIX du livre X.

66 67
l'émotion qui l'accompagne délicieusement, la surprise. La cris de douleur et puis, sur notre intervention unanime, il les
conversion n'empêche, bien sûr, ni les pleurs ni l'émotion, • avait refoulés et s'était tu.» Adéodat, seul incapable de résis­
mais elle met, entre le trouble et son objet, en faisant retour ter à l'envahissement du chagrin, est à l'âge de la lecture, et la
sur lui, cette distance qui sépare aussi le commentaire de la lecture, de fait, quel que soit l'âge du lecteur, est d'enfance.
lecture. L'adolescent pleure sur la mort de Didon « parce «De la même manière, ce qui restait en moi de l'enfance et
qu'elle se tua par amour » ; l'homme fait pleure sur la mort qui allait glisser dans les larmes, sur l'intervention de la voix
de Monique, et la relation de cette mort précède immédiate­ virile du cœur, se laissait refouler et se taisait. >> Pour Augus­
ment, on s'en souvient, l'entrée en commentaire : «Je gron­ tin, dont le cœur est assez fort, désormais, pour juguler la
dai s contre l'attendrissement de ma sensibilité. J'essayais de peine, est venu le temps du commentaire ; et le commen­
contenir les flots de ma tristesse. lls reculaient à peine sous taire, au vrai, est de la maturité1•
mes efforts, et de nouveau leur élan les emportait, sans aller Ce qu'il faut enfin, pour que le récit doive céder la place
cependant jusqu'à l'éruption des larmes ni jusqu'à l'altération au commentaire, c'est que l'émotion accompagne (et sans
du visage. » Augustin reste impassible, apparemment, lors doute manifeste) une inquiétude profonde à l'endroit de
des obsèques : « Nous partons, nous revenons, sans une l'identité. La mort de Monique réactive cette inquiétude.
larme » ; « Même pendant ces prières je n'ai pas pleuré ». Parce qu'elle est la mère, bien sûr, et que par elle se pose le
n faut le bain, il faut le sommeil réparateur, il faut le sou­ problème de l'origine ; mais aussi parce que « l'habitude de
venir, au réveil, de quelques vers d'Ambroise, pour que soit vivre ensemble » a si bien brouillé les limites entre soi et
possible le retour sur la vie de Monique - cette rétrospection l'autre que la disparition de l'un ou de l'autre ouvre une bles­
méditative et amoureuse -, pour que coulent les larmes sure qui est la crise même. L'absence de commune mesure
longtemps retenues. Il a fallu toute une vie pour que vien­ que professe l'intelligence entre moi et l'autre, la douleur
nent ces larmes nouvelles, si proches et si différentes de
l'infirme, qui se plaint de quelque chose comme d'une
celles versées sur la mort, imaginaire, de la reine qui fonda
amputation de l'être : << Quelle comparaison y avait-il entre le
Carthage ; il a fallu, en fait, tout un récit. Et la même distance
respect que je lui portais, moi, à elle, et le dévouement
les sépare, à ces deux extrémités du récit, que celle qui rap­
qu'elle avait, elle, pour moi? Ainsi, parce que j'étais privé en
proche, d'un bout à l'autre du livre, le récit du commentaire.
elle d'une si grande consolation, mon âme était blessée et ma
Ce qu'il faut, pour que s'impose le commentaire, c'est
vie comme mise en pièces, ma vie qui n'avait fait qu'une
l'émotion mais une émotion qui fasse écho et référence,
avec la sienne. »
consciemment ou non, explicitement ou non, en tout cas
Et tel sera aussi l'effort du commentaire. Allant et venant,
profondément, à une émotion ancienne et immédiate. A une
ruminant, ressassant le texte, il cherchera éperdument à
émotion d'enfance. Car le commentaire suppose une dis­
tance qui rende possibles le retour en arrière, le regard
rétrospectif, intelligent, intéressé, les larmes et les plaisirs qui 1. }uvenali i
voce cordis : « la vo x adulte» du cœur, plutôt que <<la voix

viri
l e » (juvenù ne comporte pas d'indication de genre). A noter que
tissèrent le passé, qui rende possible, en un mot, cette relec­
Labriolle dans la traduction de l'édition des Belles Lettres, arrive, à
ture de notre vie que figurent si bien ces allers et retours partir d'dn texte certes différent, à une nterprétation
i i
assez élo gnéede
nécessaires, incessants, infinis, du discours qui commente au celle-ci : pour lui, la «voix juvénile» est celle d'Adéodat. Lecture peu
convaincante : il semble bien qu'Augustin ait voulu jouer de l'oppo­
texte commenté : « Or, au moment où elle avait exhalé le
sition puerilisjjuvenJir, quand Labriolle fait des deux mots deux quasi­
i
dernier soupir, l'enfant qu'était Adéodat avait poussé des synonymes.

68 69
rejoindre, pour le racheter ou seulement le comprendre, le donc, frères ? Faudra-t-il alors garder Je silence ? Pourquoi
trouble des premières lectures, celles qui si suavement' donc lire, s'il faut ensuite se taire ? Ou pourquoi écouter, s'il
mêlaient les mots de l'amour, ceux de la mort, ceux du pays n'y a pas d'explication ? »1 Si la lecture est ainsi « orientée »
d'enfance• ; à faire se rejoindre aussi ces bords é
l oignés de vers le commentaire, c'est moins à cause de cette obscurité
soi-même, à poursuivre, par d'autres voies, usant d'autres qu'à cause de son souvenir : venant longtemps après une lec­
outils, cette « synthèse de l'hétérogène » dont parle Paul ture impuissante et inquiète, venant �auvent après plusieurs
Ricœur et que le récit n'a pu opérer de façon satisfaisante. relectures, le commentaire pourra toujours se présenter
«Et maintenant, Seigneur, i'écris cette confession pour toi. comme le dernier mot (au moins dans un temps individuel)
Lise qui voudra 1 Qu'on l'interprète comme on voudra 1 » d'un problème que le hasard de l'existence a pu poser bien
C'est le texte d'Augustin même qui, dans les dernières lignes longtemps auparavant. L'antipathie deJean-Paul Sartre pour
du livre IX, s'ouvre, s'expose, Monique morte, à l'appel du Gustave Flaubert (c'est Jean-Paul Sartre qui le dit) a dû se
commentaire. Commentaire de lui-même, c'est vrai, par changer, pour raison de théorie critique, en empathie; la
d'autres que lui-même, car le temps n'est pas encore venu du sympathie de Paul Claudel pour Stéphane Mallarmé (c'est
commentaire de soi-même par soi-même (ce seront, en un Paul Claudel qui le raco"nte) s'est transformée, la vie et la foi
sens, les Retractationes). Ainsi Augustin nous laisse-t-il peut­ aidant, en antipathie, c'est-à-dire en incompatibilité, radicale.
être licence, à nous ses lecteurs, ses interprètes, de mettre en Le commentaire dépend de la lecture comme, dans un récit,
relation le sens du récit qui s'achève avec l'entreprise exégé­ un épisode de l'épisode précédent, et il bien rare que le com­
mentaire ne fasse pas état, dans son texte, de cette erreur
tique qui s'ouvre. Non pas seulement parce que le texte,
passée dont il est, à un moment donné, Je redressement ; de
ftnalement, ne l'interdit pas, mais parce que, plus profondé­
cette énigme ancienne, sur laquelle le temps a répandu la
ment, le commentaire par soi d'un autre n'est peut-être pas
beauté d'un secret qu'il s'agira d'élucider.
différent dans son principe du commentaire - lorsqu'il reste,
comme ici, imaginaire - de soi par l'autre. Les deux nourris­
sent le même espoir d'y voir dite, et recueillie, l'unité, que
t. Ibid.
suppose l'entreprise réelle aussi bien que l'imaginaire , d'un
moi inapte à s'appréhender sans médiation.
C'est le texte donc, le texte à commenter, qui va être cet
objet « médian », cet intermédiaire entre deux entités dont
on ne pourra d'abord rien dire sans son secours. Or ce texte
(ce peut être n'importe lequel : un récit, des pensées, un dia­
logue, un poème, un traité) est difficile. A la lecture simple,
ceUe de l'homme qu'Augustin appelle « naturel » (animalisJ,
le texte est obscur, presque incompréhensible. C'est ce qui,
dans un premier temps, justifie le commentaire. « Quoi

1. Pays longuement évoqué, d'ailleurs, à deux reprises' au moment de la


mort de Monique (cf. XI, Xl, 27 et 28).
2. HomlliSJ mr l'Ev
ange tk saintJean, I, 1.

70
Le livre d'Élie

Tout commentaire, pourtant, ne peut pas aussi justement


que les derniers livres des Co'ifessions être dit « énarration ».
Car le commentaire ne laisse pas toujours voir, comme celui
d'AugUstin, sa dépendance à l'endroit d'un récit. Car il ne se
rapporte pas toujours explicitement, comme lui, à une
conversion qui fonde à la fois sa possibilité et sa légitimité.
Car il dissimule souvent que le point un souci anxieux de
l'origine. Car il n'expose pas volontiers l'implication identi­
taire qui lui donne essor et ténacité. Car il avoue rarement
qu'il est la seconde ou la troisième - ou plus - remise en
chantier d'un ouvrage dont le projet initial remonte si loin
que son origine a peu de chance d'être jamais plus nom­
mable que sa fin un jour atteinte. Mais on peut tenir
qu'aucune de ces données ne fait jamais à l'entreprise un ·

défaut total.
C'est parce qu'il touche au moi que le commenta.ire
touche au temps ; et c'est parce qu'il touche au temps qu'il
confine au récit. Cela, du moins, est nécessairement. Et le
récit, que relaie le commentaire, le commentaire n'en est
jamais pur. Soit qu'il prenne comme objet un récit (c'est le
cas des Co11jêssions) ; soit qu'il se présente lui-même comme
un récit (c'est le cas, certes complexe, d'un texte comme
L'Idiot de lafamille, de Jean-Paul Sartre, dont le sous-titre est
« Gustave Flaubert de 1821 à 1857 ») ; soit enfin qu'il abrite,

73
comprenne, enferme, engendre un ou des récits (c'est évi­ dit Jacques Derrida, pour parler de l'Africain Augustin,
d:mment le cas le plus répandu : le William Shakespeare de• p. 19, p. 34, etc.), ni dans les. citations scrupuleusement
Vtctor Hugo en est un exemple intéressant qui s'emploie à détournées, ni peut-être même dans la visée - pour la pre­
penser en même temps l'histoire politique, l'histoire litté­ mière fois explicitement dans son œuvre - autobiogra­
raire, la biographie de · Shakespeare, sans s'interdire la rela­ phique, mais dans le souvenir de cette découverte, de
tion d'anecdotes personnelles que leur proximité avec ces l'émotion qui l'a accompagnée et sur laquelle il s'agit précisé­
autres ((histoires )) affecte bien évidemment). n peut même ment de « faire la vérité » ; elle est aussi -et bien plus encore,
an:ïver - je lirai à présent Circotifession de Jacques Derrida1, peut-être - dans le dispositif textuel imaginé par les deux
qw est un te�te augustinien de façon farouche et émue- que auteurs du livre, dispositif que Jacques Derrida, pour. appro­
la configuration adoptée méconnaisse la relation consubs­ cher le sens de cette émotion, a rendu inséparable de la
tantielle avec tant d'ostentation qu'il semble d'abord que figure maternelle, centrale �ussi dans les Confluions.
c'est d'autre chose, de tout autre chose qu'il est question.
Toujours, pourtant, le récit est là. Manifeste - et alors
égarant. Tu obstinément - et alors, puissant, contraignant: «Fils, voici ta mère!»
Interm.i�ent, tête morte apparente d'une narration originelle
et paraSlte - et alors presque gênant, interrompant le fil La partie strictement narrative du livre d'Augustin
d'une raison qu'on a du mal à suivre. Mais là. Toujours. s'achève à la fin du livre IX, avec la ·mort de sa mère
Comme J'autre du commentaire. Monique. Le commentaire du premier livre de la Genèse
D�s lo:s que voisinent - d'un voisinage parfois secret, s'enchaîne sur le récit qui la relate et relance aussi - explicite­
parfots meme mconnu - un texte narratif et un texte de ment - la question de l'origine. La mort de cette mère-là,
commentaire, on voit se nouer entre eux de ces liens surpre­ déjà advenue, déjà narrée, aide Jacques Derrida, qui n'est pas
nants et essentiels qui renvoient à cette dépendance origi­ son fils, à se situer - se situer ironiquement, c'est se situer
n�lle. D�p:ndance qui f?nde le commentaire, et qu'on malgré tout, et l'ironie ajoute encore à la précision - dans
n aperçoit Jamars SI. lumtneuse que dans les Confissions. une tradition générique dont le titre, de toute manière, et les
citations, longues et nombreuses, du texte d'Augustin, disent
�épendanc: qui donne à l'entreprise de Jacques Derrida son
tmpeccable JUStesse poétique. Le titre, bien sûr, dit la dette, assez qu'il ne cherche pas à la récuser : «Je me sens bien
et l'hommage, et l'affection, nommant le texte à partir coupable de publier sa fin, d'en exhiber les derniers souffles
duquel s'écrira le livre projeté depuis si longtemps. Aux priè­ et pis encore, à des fins que d'aucuns pourraient juger litté­
res et aux larmes auxquelles il l'identifie depuis si longtemps, raires, au risque d'ajouter un exercice douteux à la série
Jacques Derrida sera fidèle, bien sûr ; mais il y sera fidèle "l'écrivain et sa mère", sous-série "la mort de la mère" »
comme à un texte qu'il commenterait, veillant donc à ne (p. 38Y. Mais elle aide aussi, une fois dite, en une rigoureuse
trahir ni ses propres larmes ni ses propres prières.
raisins
1. Cf. dans le même ordre d'idée : « Avouant un plaisir volé,
ces
La fi�élité la plus grande à Augustin, finalement, n'est pas �>?ur­
de c:s rares
_ partagée (« mon compatriote », exemple sur le vignoble du propriétaire arabe,
dans le otre, ru dans la patrie par
de et mot, nous aVI�ns
, <:lau
i algériens d'El-Biar, qui nous menaça
geos
huit ou neuf ans, de nous remettre à la police après que son gardi en

devol au cœur des autobt
1. bt Geoffrey �enn.ington etJacques Derrida.jatqueJ Derrida, Seuil, « Les nous eut pris, depuis je suis les confessions
sA» (p. 150-151).
Contempooons "• 1991. gxaphies, le ruban de Rousseau, les poires de

74 75
prétérition1, la différence incomblable et féconde2, à assujet­ nous guide vers une lecture qui les détournerait, les rappor­
tir le complexe dispositif textuel. terait à lui-même.
«Les consigner ici, mais pourquoi je le demande, con­ A Jean qu'il aimait, Jésus mourant indiqua Marie, qui
fier au bas de ce livre ce que furent les dernières phrases n'était pas sa mère, pour qu'il considérât qu'elle l'était �ésor­
plus ou moins intelligibles de ma mère » (p. 23). Circotr­ mais, et le disciple effectivement, dès ce mome�t, �a pnt avec
ftsJion fait de la morition de la mère, qui n'est pas l'objet de lui (eis ta idia, dit l'évangéliste : « dans son particulier »). Ces
son récit, son principe de progression. Mais à. ces mots, à mères sont là pour d'autres mères, et d'autres �ont �à pour
ces gestes d'une mère, le texte mêle étroitement les paroles elles, le texte a construit un réseau maternel étroit qw est, de
et les craintes de l'autre, Je « comme » qui les relie ne la quête entreprise, le cadre, l'objet et la figure.
prenant pas longtemps la peine de se formtùer: «Ce que
ces deux femmes eurent en commun, c'est que Santa
Monica, le nom du Lieu californien près duquel j'écris, finit Le texte mère
aussi ses jours, comme le fera ma mère, de l'autre côté de la
Méditerranée, loin de sa terre, elle dans le cimetière de « Georgette, le nom de ma mère, que son frère appel�t
Nice» (p. 20) . En faisant parler sa mère pom· lui, en par­ �
parfois Geo » (p. 20) ; et, non loin de là : « a veme do?t Je
lant de Monique comme de sa mère, Jacques Derrida fait me demande si Geoffrey Bennington peut l avott trouvee et
d'elle non une figure allégorique, mais la figure de l'allé­ c'est comme si Geoff, tout près, prononcez Djef... » (p. 14).
gorie, et de l'allégorie un principe rhétorique informant le CirconftsJion opère donc encore ce rapprochement : Geo,
texte dans son ensemble : « Elle eut dans une rhétorique qui Geoff la mère, le coauteur, le dernier devenant d'ailleurs
n'avait jamais pu être la sienne l'audace de ce trait dont bien s�uvent, en composition, << geo- »\ « G. >> désignant l'un
hélas elle ne saura jamais rien, n'a sans doute rien su, et qui ou l'autre presque indifféremmenrl. Il faut dire ici q�elque
trouant la nuit répond à ma demande : "J'ai mal à ma chose du dispositif très particulier que Jacques Dernda et
mère", comme si elle parlait pour moi, à la fois dans ma Geoffrey Bennington ont choisi pour écrire en�emble le]a�­
direction et à ma place» (p. 24)3. Ce qu'Augustin dit de ques Derrida de la collection « Les Contemporams » au _Seuil
Monique, Jacques Derrida le cite en veillant à ce que la cita­ - dispositif que ne suffit pas à expliquer l'usage que fatt par
tion puisse toujours être entendue ailleurs (« la mort de sa ailleurs Jacques Derrida du concept de mère.
mère, sur laquelle il ne déplore pas de ne pas avoir pleuré », Le livre est écrit à deux voix. La première est celle de
p. 19), et les paroles qu'il consigne de sa propre mère, il Geoffrey Bennington. Son texte (Derridabase), qui occupe les

u e ?e Geo[ffreyJ >> ; le « géo­


� _lo�q
1. La « géologique >> (p. 249) signifie « a
1. «Non que j'ose lier ce qu'il dit de la confession avec la mort de nos logiciel » (un peu partout) « le,log��t�l nn agm é par Ge o[!f rey] » (cf.
encore «le savoir absolu ou geolog�c tel de G. », p. 72; 1
mères respectiv es» (p. 20). elCJ?resston
ement
2. << Il [Augustin] dit devoir le faire tn mvant,
i justement après la mort de «savoir absolu» rapproche Geoff d'Augusnn, q� est effec_ov
l'autre matrice du texte mais aussi l'incarnation, df:Jà, du savol!
sa mère » (p. 1 9) ; «ma mère, encore vivante au moment où j'écris absol�
dont il a d'ailleurs les �tiales : «sA en fit aussi l'expérience,
il e': eut, il
ceci » (p. 23).
ue de
3. De même : «Elle prononça clairement, au milieu de gémissementS en fut le savoir Absolu sA le raconte >> (p. 54) ; l'exposé systérruq
confus : "J'ai envie de me tuer", et précisément [...) "j'ai envie de me G. B. est pour cette :ruson, comme le texte cité des Confes sio
ns , un
tuer" est une phrase de moi, de moi tout craché, mais connue de moi « théologiciel », par exemple p. 18).
seul» (p. 39). 2. « G., l'une ou l'autre», p. 160.

76 77
deux tiers de chacune des pages du livre, cherche à « décrire, sions d'Augustin, citées presque à chaque page, et longue­
selon des normes pédagogiques et logiques auxquelles il ment, en latin, constituent le soubassement textuel, mental
tient, sinon la totalité de la pensée de J. D., du moins Je sys­ aussi'. La référence n'est pas de celles auxquelles contrain­
tème de cette pensée ». La seconde voix est celle de J acques drait l'entreprise sous le prétexte qu'elle serait autobiogra­
Derrida. Ayant lu le texte de Geoffrey Bennington., il doit, hique (mot que Circonjessio11 soumet à une douloureuse ques­
selon les termes d'un contrat mutuel, écrire, en position tion) ; elle n'est pas plus commandée par les similitudes de
infrapaginale, sur le tiers inférieur de La page donc, « quelque personne ou de vie Qe bilinguisme, l'Afrique du Nord, le
chose qui échappe à la systématisation ainsi proposée, qui la goût - immodéré - pour les choses de l'esprit, la carrière
surprenne >> : Circonfossion. On voit que Geoffrey et Geor­ brillante dans le pays - et dans la langue - du colonisateur)
gette ont en commun plus que trois lettres initiales : tous dont le texte joue, comme a posteriori ; c'est l'autobiographie,
deux sont auteurs (des jours, du texte critique), tous deux pourtant, qui convoque les Co11Jessio11s, puisque c'est entre
sont mères. Le mot de « matrice » fait le lien entre eux (et leurs pages que furent éprouvés d'abord les pleurs et la
ceux de générer, d'mgendrer, d'accouchement même, qui vont prière dont il s'agit de dire -et cet aveu doit faire imploser le
avec)', l'ambiguïté du possesssif (objectif ici, là subjectif) logiciel de l'autre - le sens surprenant.
atteignant d'une flèche l'un et l'autre objets (« sa matrice, à Les carnets que J acques Derrida écrivit à partir de
savoir la mienne, celle que sans faute il formalise », p. 35) ; et décembre 1976 - et qu'il cite longuement, qu'il cite sou­
c'est lui aussi qui, sous l'une Qa moins vive, la moins hai­ vent, à partir du chapitre 14 - sont le dernier des textes
neuse) de ses formes, dit le grief qui les assimile : «Et c'est mères : y était projetée, sous le titre Le Livre d'Élie,
comme si je voulais l'obliger [G. B.] à me reconnaître et à . l'entreprise, vraisemblablement ignoréé de Geoffrey Ben­
sortir de cette amnésie de moi qui ressemble à ma mère alors nington, qui ne devait donc voir le jour, sous un titre autre­
que je me dis à lire cette matrice voilà que la survivante signe ment parlant, que quatorze ans plus tard. Trois textes, donc,
à ma place » (p. 34-35)2• Circo1yession est donc dans une que la morition de Georgette (comme la mort de Monique
double compétition : avec Derridabase, qu'il s'agit de déjouer, pour Augustin) convoque en les orientant, en les nouant :
à qui il faut, sous peine de renier l'ouverture systémique tou­ «Le temps cité de ce carnet tire le fil blanc d'une période
jours proclamée, donner tort ; avec Georgette, auteur elle recoupant les trois autres, au moins, 1 1 le théologiciel de
aussi d'un programme, plus antique et moins lisible, auquel il sA, 2 1 le savoir absolu ou géologiciel de G., comme 3 1 la
s'agit peut-être de savoir à quel prix on lui fut infidèle. survie présentement présente ou vie par provision de Geor­
Deux autres textes participent de la genèse que Circonfts­ gette Sultana Esther, si vous préférez Maman, qui recoupe
sion cherche, entre autres choses, à reconstituer. Les Confis- tout » (p. 72-73) . Cette configuration étonnante retrouve
- on ne peut pas ne pas le remarquer - la condition
1. �<Embrasser la grammaire génératrice de moi)> (p. 33) ; «Tout écrit à essentielle du commentaire, tel du moins que le pratique
venir ne peut pas être engendré, anticipé, préconstruit à partir de cette Augutin lecteur de la Gmèse, à la fin des Confessions, où trois
matrice» (p. 34) ; «Mais quand cet accouchement aura-t-il commencé,
comme une "logique" plus forte que moi >> (p. 35). voix (au moins) se mêlent aussi, qui, certes, ne sont pas
2. «Le lecteur aura cru comprendre que j'écris po11r ma mère, peut-être
même pour une morte et tant d'analogies anciennes ou ricentes lui
viendront à l'esprit même si non, elles ne tiennent pas, ces analogies, 1. A propos des 59 « sections » de CirtQtlfusion,Jacques Derrida parle de
aucune, car si j'écrivais ici pour ma mère, ce serait pou.r une mère « 59 périodes [...) à quatre temps, chacune un cogjto augustinien qui clitje
vivante qui ne reconn
ai'tpass011.ftls >> (p. 27 ; je souligne les derniers mots). mJin> (p. 122).

78 79
libres de tout lien avec la mort de Monique : le texte de de la confesser, sans interdire évidemment qu'on la rapporte
Moïse (c'est-à-dire celui de la Genèse qu'Augustin attribue à à l'autre G. : «Si même j'avais envie de lui casser sa machine,
Moïse) ; son propre commentaire, qui ne progresse pas sans et par là de le blesser, je ne le pourrais pas, d'ailleurs je n'ai
précautions méthodologiques retorses et rigoureuses ; à aucun désir de le faire, je l'aime trop » (p. 36). G. donc est
quoi il faut évidemment ajouter - équivalent des carnets de l'initiale. Elle vaut pour les deux mères. Pour toutes les
Jacques Derrida - la première tentative d'élucidation du mères'.
même texte par Augustin lui-même, quelque dix ans aupara­
vant\ et dont l'échec, ou l'inaboutissement, justifie le pré­
sent effort.
Origine, identité, circoncision
Ce qui achève de compliquer ce dispositif, c'est le rapport
qu'entretient Circonjession avec Denidabase. Geoffrey Bennig­
ton écrit : « Si donc Glas peut sembler proposer le nom de Circonjession reprend donc un dossier ancien, très ancien
"mère" à la place de "déjà" ou de "texte", nous savons (dont Jacques Derrida retrace d'ailleurs l'archéologie)2 ; mais
a priori que ce nom ne peut être le premier ou dernier nom ce dossier lui-même reprend une vieille, très vieille question,
enfin trouvé. Se risquer à dire que ça s'appelle la mère, c'est nommée dès la seconde section : «Ce autour de quoi j'ai
aussi reconnaître qu'on ne sait pas exactement ce que c'est tourné, d'une périphrase l'autre, dont je sais que cela eut lieu
qu'une mère » (p. 193). Avec pareille proposition Circonfession mais jamais, selon l'étrange tournure de l'événement de rien,
est dans un accord profond - et d'ailleurs confessé2 - puis­ le contournable ou non qui se rappelle à moi sans avoir eu
qu'il assimile résolument les deux G., le texte, la mère ; mais lieu, je l'appelle circoncision » (p. 16) ; et la circoncision elle­
il est en disco rdance non moins profonde, « mère » étant même, objet donc de la confession, renvoie à la naissance,
aussi le nom proprt! pour Georgette, et le nom propre étant ce oubliée comme elle et « inoubliable» (ibid), dont elle n'est
qui ne saurait être3• Cette tentation, cette épreuve du retour pas séparée de plus de huit jours et à laquelle peut
au nom propre, ne constitue pas seulement une subversion s'appliquer également le mot d'« origine ». Approximation
du texte de Geoffrey Bennington, mais, puisque ce texte est chronologique essentielle qui est au cœur de Circorifession :
sans faute, une sorte d'infidélité à la propre pensée du fùs. «]e me demanderai ce qu'a signifié dès ma naissance ou à
Cet accord et cette « trahison » dissimulés sous le G. unique, peu près, tourner autour» (fin des Envois de La Carte postale,
leur connivence, sont encore un des traits qui caractérise­ citée p. 87).
raient justement le commentaire, toujours disant ce que dit C'est encore un point commun entre les Confessions et
le texte, et toujours lui faisant dire cette autre chose qu'il ne Circonfession que ce souci de l'origine, cette ambition d'y
dit pas mais que le commentateur doit dire - enfm - après remonter, de surprendre son secret et de le formuler. La
tant d'autres mots, lignes, livres infructueux. Cette ambiva­
lence - d'ailleurs contractuelle - Circonfession ne manque pas 1. La «géologique » de Geoff (p. 249) ne peut pas ne pas évoquer tlll!si la
terre, la terre mère, la mère universelle.
2. <<Je tjsse encore les langes d'une affabulation qu'il me faut bien dater
1. A propos du De Gmesi contra MatJichtor, cf. ci-dessous' « .Méthode et des Epero"fd'abord, 1972, la chose y est nommée, de Glas surtout, 74,
commentaire», p. 112-116. et le premJer carnet s'ouvre au 27 décembre 1976, de La Carte poslak
2. «Cette matrice [...] si elle est juste, or elle l'est, sans une faute » (p. 35). enfin, à l'avant-dernier mot des Envtlis, "tourner tlllllr'',
lo si bien que,
3. «Ce qu'on appelle "nom propre" est donc toujours déjà impropre » voici du moins ma théorie, je commence à tramer le simulacre de ce
(Drrridabase, p. 1 02). lange sur la chaine de quatre temps au moins» (p. 69).

80 81
matrice dit par exemple : « ll n'y a pas de commencement sans savoir si je saurai mourir» (p. 202). Ou encore : «La
absolument justifié » ; ou encore : « On ne peut pas [... ] question de moi, au regard de laquelle toute autre paraît
remonter à un point de départ à partir duquel tout le reste dérivée, comme reste dérisoirement secondaire » (p. 275).
pourrait se contruire selon un ordre des raisons ni selon Où l'on peut voir, ici comme en tant d'autres lieux de lan­
une évolution individuelle ou historique » (p. 18). Et c'est gage, que la réouverture d'un dossier d'origine ne conjure
presque un défi. J'inquiétude originelle que dans une mesure verbale, et donc,
Que relève Cirronftsnon. Soumission, d'abord : « Aléa ou ici du moins, inadéquate. Car la langue de la confession n'est
arbitraire du point de départ, l'irresponsabilité même direz­ pas celle de la circoncision, et celui qui s'est constitué de
vous, l'incapacité où je demeure de répondre de mon nom, l'exercice du langage dans une langue qui n'est pas la sienne
de le rendre même à ma mère>> (p. 51), que n'infirme pas le abrite, en même temps gue le mystère du sien qui n'est pas
concept de « coup de poker » Qointan i écho, sans doute, au
sien, une altérité qui est identité ([rêve d1 «une écriture sans
hasard de l'apertio libri, dans le j ardin de .M.ilan), sur lequel interruption qui depuis toujours se cherche, me cherche à
s'ouvre le texte : « Le vocable cru, lui disputer ainsi le cru, travers la coupure », p. 187-1 88). n ne saurait donc, donnant
comme si d'abord j'aimais à le relancer, et le mot de au mystère forme de lettres et de figures, l'éclaircir un tant
"relance", le coup de poker n'appartient qu'à ma mère » i ne peut
soit peu ; car, les carnets le disaient déjà (Cirronfeuon
(p. 7). Mais soumission douteuse si à la mère, grande joueuse que les citer) : « Personne ne saura jamais à partir de quel
de poker en éfferl, sont rapportées naissance et circoncision secret j'écris et que je le dise n'y change rien » (p. 193)1•
d'où- c'est l'hypothèse, finalement- tout serait venu ; à par­ « Circoncision >>, donc serait ce secret. Mais le mot certes
tir desquelles - Cirrotifession vague bien par là - « tout le reste ne suffi t pas. Un livre entier est d'abord programmé, dont ce
pourrait se construire selon un ordre des raisons ». mot serait le sujet Q'objet) : la page 87 reproduit la« Couver­
La circoncision serait donc Je point de dépatt. Mais G., ture du premier des carnets de notes en vue d'un livre sur la
comme Monique, est la seule à posséder le secret de circoncision, Livre d'Élie, projeté à partir de1976 ». Élie est le
l'identité - qu'elle ne peut que taire, définitivement : « Elle nom secret, le nom juif que Jackie Derrida n'aura donc
sourit même et reste silencieuse, le regard vide posé sur moi jamais porté, qu'il n'aura d'ailleurs connu que très tard,
quand je lui demande, combien de fois le lui aurai-je jamais ressenti comme le sien, et que l'état civil le plus offi­
demandé, "qui je suis, moi ?" » (p. 169-170). Circonfession fait ciel n'a jamais enregistré. Dire ce nom, plutôt que le mot de
l'aveu sans fard, comme ici ou là les Co1tjesfions, que cette « circoncision», c'est bien chercher à atte indre la part
question est la question : «Je ne saurai jamais le tout de moi, réservée. C'est aussi, invinciblement, esq11isser une histoire Qa
ni vous, soit avec qui j 'ai vécu, et d'abord ce que veut dire couverture des carnets donnait à lire, « en bordure d'un carré
"avec", avant "qui", cela me reste caché à moi-même, plus ouvert, les mots ski�_e. croq11is, sketch, shizzo, schets, kpopi»,
secret que tous les secrets avec lesquels je sais que je mourrai ébauche d'un livre, donc, disant la « schize », p. 85).

1 . Cf. encore : «Question dont la syntaxe me paraît tout à coup incroya­


1. «Je l'entends encore prononcer, "je suis perdante", les canes à la main, blement difficile à entendre en miroir, quand la circulation cérébcale en
là-bas, suc l'autre rive, en pleine partie de poker un soir d'été ou juste a pris un coup, "qui je suis, moi ?", et je l'imagine [la .màeJ. protestant
avant la fin, celle après laquelle je cours" (p. 44). en silence, impuissante, impatiente devant le nar�ss
t
so:'
e lll�omgtble
2. Ce qui est cherché, c'est((le principe d'une réponse à cette improbable d'un fils qui paraît ne s'intéresser qu'à sa propre 1dennficanon, mrus
question de ce qu'est le sang pour moi depuis toujours " (p. 14). non, celle de son double, le frère mort » (p. 131).

82 83
Le choix du nom « non inscrit» (p. 82) faisait donc pen­ des personnages pensés voire pensants de l'œuvre, tôt res­
cher le livre projeté vers un récit qui aurait raconté comment sentie comme une dispersion menaçant l'identité même
il fut choisi, pourquoi il ne fut pas porté, comment il fut (« l'être en perdition que je suis », p. 126). Dire l'origine
redécouvert, de quelles histoires - comme de contes de serait donc dire l'unité, et dire l'unité serait - sans doute -
fées - il ébranla le cortège : «Dès que j'ai appris, très tard, « mettre fin au mal de Protée, comme je le confiai à mon
que c'était mon nom, j'y ai placé, très distraitement, mis de journal d'adolescent dans le miroir de Gide qui se disait
côté, en réserve, une certaine noblesse, un signe d'élection, privé de toute identité non protéiforme » (p. 184)1• Le désir
je suis celui qu'on élit, ceci joint à l'histoire du thaleth blanc d'histoire est donc ici aussi - et conformément à la proposi­
(à raconter ailleurs) et à quelques autres signes de bénédic­ tion fameuse de Paul Ricœur - inséparable de l'aspiration à
tion secrète » (p. 82-83). Circonfession n'a pas oublié ce désir recoudre le décousu, à rassembler le dispersé2, à opérer la
d'histoire, réponse spontanée, éternelle, à la question de « synthèse de l'hétérogène».
l'identité\ il cite les carnets qui en faisaient l'aveu presque
nu : « Pour le moment ["circoncision'1 n'est qu'un mot avec
lequel j'ai envie, de façon plus ou moins continue, mais
pourquoi, de faire des choses, de raconter des histoires,
Le cru et le cuit
d'intéresser un lecteur ou une lectrice Oes plus éloignés pos­
sible), de me faire plaisir» (p. 1 82). A la façon « plus ou Le titre choisi pour cette entreprise dit à la fois cette aspi­
moins continue » comme à la forme narrative, Circonftssion ration (même si elle ne la suppose pas seule, la confession
reste fidèle, se souvenant de l'éparpillement douloureux suppose la narration) et l'impossibilité de son accomplisse­
engendré, nul doute, par la blessure inapprochable : « Me ment (qu'est chargé de dire le préftxe périphrastique). Le
recoudre en ce temps de ma vie où je n'ai jamais été plus rêve - très ancien rêve - est formulé dès les premières lignes
décousu, sanglant, saignant : je n'ai même plus pour me sou­ de Circonfession, dès la première phrase : rêve d'un mot, un
tenir pendant l'opération les bras d'Élie2 qui au pire instant seul, proféré sans précaution ni périphrase, presque sans
reste là... » (ibid.) Elie, mais Jackie, mais Jacques ; juif, circon­ phrase, rêve de ce que Jacques Derrida appelle, en référence
cis, mais père aimant de garçons incirconcis (traître) ; ne par­ au petit morceau de chair vive et sanglante rituellement
lant ni n'écrivant l'hébreu qui est sa langue, et donc coupé en retranché, «le vocable cru » (premiers mots). Cette crudité
deux par la pratique de la langue de l'autre (où il excelle) ne dit pas seulement le sang, la blessure, l'inconvenance ; elle
chargée de dire ce que, plus profondément que la coupure, dit l'absence d'apprêt. Et, puisque c'est de confession - mal­
antérieurement à elle en tout cas, originellement, il est ; cher­ gré tout - qu'il est question, elle a à voir avec ce qu'Augustin
chant le souvenir perdu de ce qui est l'inoubliable ; priant, appelle «vérité >>, Jean-Jacques Rousseau « transparence»,
athée. Scissions non moins douloureuses que la prolifération Michel Leiris «sincérité», que j'ai ailleurs appelé « direct».
Rêve éternel d'une parole non mâchée, immédiate, adéquate

1. Paul Ricœur aime à citer la phrase de Hannah Arendt selon laquelle 1. Gide l'éclectique n'est pas le seul « autre >> n
i voqué pour une appréhen­
répondre à la question «qui ? », c'est nécessairemen t raconter l'histoire sion réconciliée d'un soi épars, sinon multiple : « Montaigne le disait,
d'une vie (TtRJj>.r et rlcit, Ill, p. 442). "je me désavoue sans cesse" >> (p. 186).
2. Il s'agit de l oncle homonyme qui le porta dans ses bras lors de la céré­
' 2. «Je voudrais me rassembler dans le cercle du Cll!!l, le cirque du cimtm,
monie de la circoncision. devant celui que j'ai toujours cherché en le fuyant >> (p. 184).

84 85
sans détour, la coïncidence incarnée, parole dont la prolation jamais si . elle fonde la figure en lui, ou si elle dit le principe
rendrait inutile et vaine toute configuration verbale en vue essentiel de toute figuration (la chair d'un mot, quel qu'il soit,
de l'exposition de mon identité. Auprès du sang qui appelle défigurant nécessairement le mot sans aucun son qui tien­
le mot« cru» comme le fantasme d'un texte encore à inven­ drait lieu de confession), le mot <{circoncision » contient le
ter (mais le sang et l'impossibilité de ne pas formuler le rêve préftxe qui voue à la périphrase, à la circonlocution. On
sont précisément ce qui condamne au rêve), Circonftssion aspire au « vocable cru », on le soupçonne là plutôt qu'ici, on
garde la trace de ce fantasme qui sait depuis toujours qu'il est le fuit, on l'accepte, et l'on entend, le proférant - circonci­
fantasme : une parole qui dispenserait de toutes les autres, sion -, la fatalité du tour, du détour : on est cuit. « Dès qu'il
les rassemblant, leur donnant sens ; qui exposerait, surtout, est saisi par l'écriture, dit Jacques Derrida, le concept est
sans fard, sans effort, sans ftltre ni calcul, l'intériorité qui cuit. »1 Ce qui peut se dire : seule existe la périphrase. Ou : il
serait moil. A l'image de la seringue qui permet l'écoulement n'y a que de l'indirect. D'un côté, donc, ce autour de quoi
immédiat de mon sang que je contemple pur : « Le dedans depuis si longtemps l'œuvre n'a cessé de tourner« sans savoir
de ma vie s'exhibant tout seul au-dehors, s'exprimant sous le secret de ma souffrance }} (p. 75), la circoncision. De l'autre
mes yeux, absous sans un geste, oserai-je dire d'écriture si je la périphrase fatale, entreprenante, inépuisante. Entre les
compare la plume à une seringue, une pointe aspirante plu­ deux, Circonfèssion ne peut cesser de scruter - ou de tisser,
tôt que cette arme très dure avec laquelle il faut inscrire, inci­ c'est ftnalement indécidable - d'innombrables, d'in­
ser, choisir, calculer, prendre l'encre avant de filtrer contestables, d'inextricables liens de dépendance. Le texte
l'inscriptible, jouer du clavier sur l'écran, tandis qu'ici, une sur la circoncision est un court traité sur l'écriture ndirecte,
i
fois trouvée la juste veine, plus aucun labeur, aucune respon­ l'indirect se définissant ici comme la somme (impensable) des
sabilité, aucun risque de mauvais goût ni de violence, le sang rapports entre le centre et la périphérie2•
se livre seul» (p. 13). Avant d'être reconnu - dans un mouvement qui coïncide
Cette épiphanie du sang, de l'intériorité manifestée sans peut-être avec le texte lui-même -, avant d'être on aimerait
truchement, sans . figure, sans détour, est évidemment un dire « inventé », le détour est jaugé à son aune ordinaire : il
leurre, qui ne se pense d'ailleurs jamais autrement. La confes­ est inutile, la complaisance dont il est parfois l'objet équivaut
sion sait dès l'abord qu'elle ne saurait être autre chose qu'une à une procrastination dérisoire, il retarde misérablement
« circonfession »2• Parce que le mot cru, bien sûr, serait « cir­ l'avènement de la - seule - précieuse unité, après laquelle
concision », et qu'un mot-valise est forgé précisément - mais court l'impossible récit, lui-même espérant encore ((l'aveu
entre autres - pour dire ensemble le genre (la confession) et
son objet (la circoncision). Mais aussi, sans qu'une raison
1. Phrase unique de la quatrième de couverture.
puisse jamais prendre à bon droitle pas sur l'autre, parce que 2. La fatalité de l'indirect ne fait pas ici son entrée dans l'œuvre de Jac­
la confession renonce sans ruse ni prétérition à la parole � çon, il est vraie,
ques Derrida. Les Mén1oires d'aveuglt disaient déjà, de f
directe et nue. Par une fatalité dont Jacques Derrida ne dit moins avertie: «Si ce qu'on appelle autoportrait depend de ce frut
qu'on l'appelle "autoportrait", un acte de no�ation devrait me
permettre, à juste titn, d'appeler autoportrait n tmporte quot, non
seulement n'importe quel dessin ("portt:ait" ou non) mais tout ce
1. «Ce rêve en moi depuis toujours d'une autre langue, d'une langue qui m'arrive et dont je peux m:affecter o� me husser_ affecter
toute crue, d'un nom à demi fluide aussi, à,
l comme le sang» (p. 8). [ ...] L'incomplétude du monument vtstb!e tient a la structure ecliptique
2. «N'ayant jamas i aimé que l'impossible, le cru auquel je ne crois pas» du trait, seulement remarquée, impuissante à se réfléchir daris l'ombre
(première page). de l'autoportrait» (cité par Geoffrey Benn.ington, Denidabase, p. 296).

86 87
comme tel » : «le grand pardon qui n'est pas encore arrivé En cours de route le lecteur de Circonfession comprend que
dans ma vie, je l'attends en effet comme l'unicité absolue, au la périphrase perdue, c'est-à-dire l'immense amas des textes,
fond le seuJ événement désormais, inutile de tourner en écrits ou projetés, qui est l'œuvre, loin de constituer un
rond, tant que l'autre n'aura pas regagné cette avance, je ne détour, trope immense et intempestif, est l'objet de l'aveu, est
p � urr
ai rien avouer et si l'aveu ne peut consister à déclarer, à de ce livre (comme de Derridabase, donc) le sujet réel ; que la
f périphrase et l'œuvre, c'est tout un; que l'œuvre est une cir­
�e savoir, à info�er, à dire vrai, ce qu'on peut toujours
a
faJ.re, en effet, sans nen avouer, sansfaire l a vérité, il faut que concision continuée. La vie, du fait de la circoncision,
l'autre n'apprenne rien qu'il ne soit en situation de savoir devient, comme l'œuvre, et selon la logique de la figure
pour que commence l'aveu comme tel» (p. 56). La péri­ induite par le mot même, une série infmie de détours ; et
phrase est donc d'abord nommée comme l'erreur passée, l'identité elle-même, aussi impensable que cela puisse
peut-être présente mais alors connue comme erreur, une paraître, ne peut, au bout du compte, se dire d'un autre mot
errance ( « ce autour de quoi j'ai tourné, d'une périphrase que « détournement>>. L'oubli-souvenir de la circoncision a
l'autre »), appartenant à un temps d'avant l'aveu, d'avant son fait de la vie du circoncis une périphrase incarnée : «Je
urgence. Après le détour viendra le mor cru, l'événement m'intéresse à ce qui au fond, au fond de moi, décrit juste­
enfin ( « je l'appelle circoncision »), la périphrase aura vécu, ment le "sans-intérêt", ce dont je suis, dont "je" n'est que le
c'est ce que dit Circonjession, elle aura été le temps perdu : détournement, à savoir le crime supposé que j'appelle cir-
« autour d'un trope ou d'une ellipse que nous faisons sem­ . concision » (p. 176).
blant d'organiser [...] depuis des années je tourne en rond [...] Fatalité du « sans intérêt» puisque le seul intérêt, propre­
pour me remembrer autour d'un seul événement, j'accumule ment innommable, serait la circoncision, matrice de tous les
au grenier, mon "sublime", documents, iconographie, notes, péri-. Fatalité, autrement dit, de l'indirect qui ne caractérise
les savantes et les naïves, les récits de rêve ou les disserta­ pas seulement la tentative de se dire (en « corrigeant», en
tions philosophiques, la transcription appliquée de traités « redressant » ce qu'en dit l'autre, l'une de ses incarnations)
encyclopédiques, sociologiques, psychanaytiques dont je ne mais toute tentative, et même toute création, «moi» étant
ferai jamais rien, sur les circoncisions dans le monde et la . depuis toujours placé sous son signe. On voit comment la
;
juive, et l'arabe, et les autres, et l'excision, en vue de m seule pensée de la circoncision rencontre l'aporie fondamentale
circoncision, la circoncision de moi, l'unique, dont je sais de l'autobiographie, ou de l'autoportrait, celle qui, dans
bten qu'elle eut lieu, une seule fois, on me l'a dite » (p. 59- l'entreprise iofinissable de la locution de soi, condamne au
60). Entassement considérable et tactique, comblement en détour («On ne coïncide pas avec soi-même sans média­
fai� du foyer de l'ellipse fondamentale, au même titre, tion», dit Jean-Paul Sartre)1, fonde le commentaire. Ni Cir­
d'ailleurs, que toute pratique d'écriture, toute activité de c fossion,
on ni les carnets qui l'ont d'abord projetée, n'ont un
pensée, défmitivement dites périphériques : «Je me de­ statut à part dans l'ensemble écrit (vécu) ; ils périphrasenf,
mande, moi que n'intéressent au fond de l'escarre ni comme le reste, ils ne sont pas même, pour nommer
l'écriture, ni la littérature, ni l'art, ni la philosophie, ni la (improprement) le centre, un détour plus autorisé : l'autre et
. moi et ma vie et ma mère et sa mort, tout me contourne
soence, ni la religion, ni la politique, seulement la mémoire
et le cœur, non pas même l'histoire de la présence du pré­
sent, je me demande ce que je cherche avec cet aveu à la 1. Saint Gtn�t co"1édien el mtn!Jr, G.ùlimard, 1952, p. 90.
machine » (p. 84-85). 2. <<Je périphrase ici pour qui ne me reconnaît plus » (p. 27).

88 89
infiniment: « C'est sur ce ci, la "ma" circoncision, que se L'invention de la figure Qa périphrae et ses métaphores)
rassemble l'opus autobiothanatohétérographique ininter­ coïncide donc, selon l'hypothèse des carnets, avec l'inven­
rompu, la seule confidence qw m'ait jamais intéressé» tion du commentaire. Elle permet en effet une lecture
(p. 198). rétrospective et unifiante de l'œuvre dans son ensemble
selon un procédé qw n'est certes pas inédit et que Jacques
Derrida s'est employé, à en croire du moins la matrice
La vie et /'cmvre : l'f?ypothèse de lafigure (p. 1 1 6), à appliquer à des textes littéraires (Blanchot, Celan,
Genet, Mallarmé, Ponge) avant de se l'appliquer à lui-même
« Circoncision, disent les carnets (cités p. 70), je n'ai (application dont ne parle évidemment pas Geoffrey Ben­
jamais parlé que de ça, considérez le discours sur la lirrùte, nington). Ces lectures en effet, qui «ne répondent à aucun
les marges, marques, marches, etc., la clôture, l'anneau des modèles courants d'exégèse, de commentaire ou d'inter­
(alliance ou don), le sacrifice, l'écriture du corps, le pharma­ prétation, surtoui: pas au.'{ modèles [...] de la critique litté­
leos exclu ou retranché, la coupure/couture de Glas, le coup raire » doivent être rattachées à une « autre tradition» qui
et le recoudre, d'où l'hypothèse selon laquelle c'est de ça, la « non seulement revendique le droit à la métaphore, mais
circoncision, que, sans le savoir, en n'en parlant jamais ou rappelle l'austère tradition conceptuelle à sa propre vérité
en en parlant au passage, comme d'un exemple, j e parlais métaphorique». Ici encore Circonftssion se conforme au pro­
ou me laissais parler toujours ». Vieille hypothèse. Tous ces gramme de Derridabase (puisque le texte cité peut sans fau�e y
concepts (auxquels pourraient être adjoirtts, sans difficulté être rapporté), non sans l'inquiéter profondément (et amst
majeure, ceux de différence, de dissémination), à savoir honorant le contrat de la surprise concertée) : Geoffrey Ben­
ceux de l'œuvre, soit de la périphrase généralisée, sont nington décrit Derrida comme le « juif, condamné à l'élabo­
rapportés en bloc à l'événement de la circoncision, qw ration interminable d'une loi toujours en retrait, mystérieuse,
fonde donc le circum Qui-même donnant à l'œuvre sa forme jalouse de sa vérité inconnaissable, mais dont on suivra les
et son contenu), et sen de clé à la métaph9re unique dont traces qw ne donneront jamais lieu à une perception pré­
tous les concepts inventés constituent la variation inflllÏe. sente ou à une expérience » ; d'où, ajoute-t-il, « l'errance
Le commentaire de l'œuvre, selon une doctrine qui ne désertique de la déconstruction qui n'armoncera jamais la
diffère pas fondamentalement, en somme, de celle du Contre vérité » (p. 273-274). Le rapport de l'œuvre à l'événement,
Sante-Beuve,
i cherche à rejoindre, sous les mots et les figures même s'il est présenté par Jacques Derrida comme une
de prédilection, leur invisible foyer Oe « moi profond », dit « hypothèse» (p. 70), la tentation de faire de la circoncision
Proust, « au fond, au fond de moi », ditJacques Derrida), ce la matrice de l'œuvre, menace effectivement la thèse de Der­
qw n'est jamais dit que métaphoriquement, sous une ridabase selon laquelle la matrice est un système imputable à
forme dont il s'agit qu'un lecteur sagace, Geoffrey Ben­ nul extérieur (à la chair, par exemple, au sang, aux larmes - à
nington ou l'auteur, ou un autre, élucide le sens, c'est aucun « cru»).
la tâche, finalement, finalement, du commentateur : « Ce Ce double mouvement (de soumission, donc, au texte de
que G. [...) ne peut vous laisser entendre ou deviner, et que Geoffrey Bennington ; mais de subversion aussi - subver­
sans doute mes écrits peuvent manifester mais comme sion loyale, contractuelle, presque fidèle ; mais subversion
illisiblen;ent_ suivant telle règle de lecture à formuler» (p. 39 ; je résolue) fait que Circonfession pourrait presque prétendre au
souligne). statut de commentaire. Le commentaire en effet s'engage

90 91
évidemment à dire son objet, à faire la preuve de sa non­ raconte rien de semblable. L'absence de ce récit est l'une de
indifférence ; mais rien ne le fonderait si un point de vue ses lignes de force. La conversion dont parle Circo!ifession est
extérieur ne s'efforçait de valoir en même temps que lui. encore à venir. Une page des carnets faisait d'une conversion
Cela signifie qu'une lecture littérale Qci la reconstitution du J'enjeu majeur du livre à venir ; Circonfession la cite, bien sûr,
système Derrida), pourtant spontanément ressentie comme l'espérance n'en est pas morte : « Si ce livre ne me trans­
plus fidèle, n'est jamais en réalité que l'une des lectures pos­ forme pas de fond en comble, s'il ne me donne pas le sourire
sibles. Tout aussi relative est la lecture qu'entreprendrait de divin devant la mort, la mienne et celle des aimés, s'il ne
son œuvre son propre auteur (et Jacques Derrida, qui dit m'aide pas à aimer plus encore la vie, il aura échoué » (p. 76).
vouloir, comme Augustin, foin la vérité, n'en concède pas Cette tentative, à l'époque des carnets, avait échoué en effet,
moins à son commentateur, qu'il cherche pourtant à prendre un peu comme, dans les Confissions, celle d'Augustin
en défaut1, l'absence totale de faute). Aucune de ces deux s'efforçant de lire le Nouveau Testament. Faute peut-être
lectures, qu'on croirait peut-être moins contestables que d'un livre à prendre, à ouvrir, à lire. Faute peut-être aussi
d'autres, n'est pourtant plus légitime. Et Augustin, pour qui d'une mère non mourante vers qui courir après le boulever­
tous sens sont égaux au regard de la vérité informulable, sement. C'est Geoffrey Bennington qui joue à lui tout seul,
n'est pas cité seulement comme compatriote. Sa théorie de la dans cette affaire de conversion, le rôle d'Alypius Q'arni),
pluralité des sens de l'Écriture2 est associée, étroitement celui de la voix (masculine ou féminine, on ne sait, G. est la
intégrée, sous la forme d'une citation en latin, au commen­ matrice) invitant au jeu, celui de Dieu parlant par le livre (le
taire de soi par soi qui reconnaît au commentaire de soi par théologiciel).
l'autre sa pertinence inattaquable : « Dissymétrie à laquelle « G. que j'aime et admire, on l'aura vite compris, que je
personne ne croira, sauf moi et G. qui a toujours raison, préfère, mais si» (p. 33), « j e l'aime trop» (p. 36). Sans
comme Dieu bien sûr, qui sait combien l'amour du fils peut l'amitié, la vie n'est pas changé e ; c'est par elle et, on l'a vu,
venir à manquer, c'est Dieu qui pleure en moi, qui tourne pour elle qu'elle doit l'être. Près de l'ami gît le livre par lequel
autour de moi, se réapproprie mes langages, en disperse le tout peut arriver, surtout l'imprévisible, par exemple un
sens à tous vents » (p. 207 ; suit la citation du texte autre livre, auquel il ne s'attend pas, « plus d'événement à
d'Augustin). venir de moi, du moins en tant que je parle ou écris, sauf si
j'écris ici même, sauve qui peut, cessant d'être sous sa loi,
des choses improbables qui déstabilisent, déconcertent, sur­
La conversion, Jejett et Je dijeu prennent à leur tour le programme de G. » (p. 30-32).
C'est bien une lecture qui, ici aussi, opérera peut-être la
conversion. Celle de la matrice, Derridabase, lecture elle­
Au cœur de la confession d'Augustin, comme son axe
même amicale de l'œuvre embrassée toute. Lecture que Jac­
essentiel, son foyer rayonnant, le récit de sa conversion. Il
ques Derrida aura soin - c'est la différence avec Augustin
prend le livre, l'ouvre, le lit ; à l'instant se dissipent toutes les
tombant par hasard sur Paul prêchant la pureté, la conti­
ténèbres de l'hésitation (dubitationis tenebrœ). Circotifmion ne
nence - de ne pas rapporter à soi. Seule la non-coïncidence
des deux lectures (celle de Derrida par Geoffrey Benning­
1. �� Le contre-exemple ou le démenti que je veux apporter sans cesse à
G. » (p. 46-47). ton, celle de Geoff par Jacques Derrida) a chance de faire
2. Co11j., Xli, XXXI, 42 ; cf. ci-dessous p. 116-121. advenir ce qu'ont échoué à rendre maJ.ùfesre les carnets, trop

92 93
narcissiques, trop solitaires, trop pr�s. d� soi. Quoiqu� d'�e La paralysie fadale, qui advient au chapitre 18, n'est
manière insolite, c'est encore la mediaoon proche (1 �tlé) appelée par son nom de « conversion» qu'au chapitre 24,
qui aura permis, comme de ce qui était en question, trente pages plus loin. Totalement inattendue, elle est bien
.
J'approche la moins approximative .. . .
. • l'événement attendu, « c'est la "conversion" que j'appelais
Aucune ronde enfantine, aucun couplet n aïf qw prete !Ct à de mes vœux ou aveux, ils furent entendus même si vous
confusion. Mais une initiative incontestablement ludique : tu restez sourds, si je ne pouvais prévoir ce à quoi me vouaient
me lis, je te lis, je te déjoue. Souvenir encore d'Augustin que les vœux d'aveu» (p. 119). Et elle est bien, conforme au con­
cette proximité inséparable du plus grave e t d; l'amusement, trat, ce qui déroute le système. Le système en effet est sys­
de la lecture et de son apprentissage (de l enfance) : «Je tème de pensée ; Circonftssiotz le fait imploser non pas
m'amuse beaucoup, je me serai tant amusé, mais ça coûte un seulement en le rapportant à une intimité lùstorique et dou­
prix fou [ ...] la meilleure condition pour s'amuser comm� � loureuse, à un événement perdu/gardé, en tout état de cause
fou c'est la survenue que j'oppose ou révèle au théologtctel extérieur à lui, et donc inassimilable ; mais en mettant au
abs�lu de G. » (p. 134). Il n'est pas jusqu'à l'ordre divin, �ro­ ce�tre de ses pages ce qui n'est pas logicialisable, le corps : la
.
phétique, qui ne soit, sur les mo;s, ��r le no�, de lut-meme gnmace, la douleur, l'immobilité épandues sur le visage souf­

fege• . . .
i connu, de l'auteur, comme JOUe : Elie - « vra1 >) nom de Jac­
n frant. Comme un qui se détourne, indifférent brusquement,
ques Derrida- se dit« eh ! lis », nou:eau toiLe, .
de ce à quoi il n'avait fait, au vrai, que se prêter (un jeu, en
L'ami enfin produit le texte divm, le « theologtctel », qm effet, une expérience) et retrouve, presque hautain, le com­
joue dans cette configuration le rôle du .tex.te de �·Apôtre. Du merce de toujours avec lui-même, celui auquel nul jamais
déjeu de sa lecture adviendra, comme Jadis du )CU de la lec­ n'aura de part, son corps, son désir et sa douleur, sa vie
ture de Paul un bouleversement non seulement de l'avenir, réservée, intime, son histoire n i avouable et laide, le fils au
mais une rel�cture du passé, de tout le passé, sa rectiftcation : chevet de sa mère qui n'en finit pas de mourir découvre de
«Si je réussis à Je surprendre et à surprendre son lecteur, lui et ce qu'il sait et ce qu'il ignore, et ce qu'il est depuis tou­
cette réussite, la réussite même, ne vaudra pas seulement jours et ce qu'il ne savait pas qu'il pouvait devenir : il est
pour le futur mais aussi pour Je passé » �· 33-34). converti. Le logiciel, le géo-, le théo-, sont renvoyés au
Circonfession est l'espoir d'une conversion par la lecn:u-e, monde du concept et du détour, du « sans intérêt», de
est cette lecture à l'œuvre, visant le défaut et, à travers lut, le l'indirect�, car a été entrevue, fugitivement, « la loi mons­
salut. Lecture en présence de la mère mourante, qui ja�ais trueuse du face-à-face impossible» (p. 161). Voici comment
ne verra le fils converti, jamais ne pourra, comme Moruque paralysie faciale, intimité honteuse, laideur, conversion et
vivante, s'en réjouir en son cœur. Les Confessions d'A� gustin confession se tressent dans Circonjmio11, circonvenant défini­
sont écrites au passé ; ession
Circonf de Jacques Dernda , au tivement ce qui ne se soucie que de l'esprit : «Tant que je ne
présen t. Dans l'attente. t'aurai pas comprise, à savoir suturée, ô ma jalousie [...] tant
_ ne saurai pas d'où tu viens exploser, ma jalousie, d'où
que Je

1 . Cf. encore, à propos de cette c?nio?ccion �ssentielle


j
du eu et de la
conversion : « Le feu avec lequel Je sUlS en train de JOUer se JOU�
encore 1. «Non pas l'événement imprévisible que j'aurais écrit, moi, nommé­
de moi, je ne suis plus le même depuis la PF », !'· 117 (PF design
e la �
ment es phrases propres à fissurer le géologiciel, non, cela s'est passé
parnlysie faciale dont est affecté Jacques Demda depws plus1eurs hors 1 e�nture que vous lisez, en mon corps si vous aimez mieux, cette
chapitres). conversion>> (p. 1 1 8-119).

94 95
de on c?rps �u.pire, quement - Circonjêssion, ce désir est énoncé sous la forme
tu exposes le dedans de la brûlure à vif � d'une citation (des carnets). C'est encore un trait qui tire le
ge qm depms trots Jours
le tordant de douleur comme ce visa
(28-6-89) sc paralyse en une hid�use

mace, la g;imace de
,
texte vers le commentaire.
·

ecnt un tratte marquant La complexité du dispositif textuel ne se réduit pas à la


ma lucidité [...] tant que je n'aurat pas . pratique de la citation, mais la citation y contribue grande­
i qué ma vte et
l'origine et la fin de ma jalousie [...] j'a�a ��
non e vtdemment sym­ ment. Grconfission fait se rencontrer, on s'en souvient, quatre
n'aurai rien écrit » (p. 89-90). Défigura
bolique, car le converti, par sa grâc .

e, s t « n'être plus l.e époques, qui sont aussi quatre voix dont l'entremêlement
e ce qm d�vatt arn� fait le texte. Chacune de ces voix possède son identité typo­
même visage, la même persona >>. Est arnv
t fissuré, mats le mot graphique : l'italique et le latin pour« sA>> (Augustin), traduit
ver, ce n'est pas le logiciel qui s'e�
en lecture : « Cette à la fin de chaque section ; l'italique et le français pour les
désormais en question, c'est-à-dire
événement m'arrivant carnets de lui-même que cite, abondamment, Jacques Der­
_

conversion devait être la surprise d'un


à "moi-même", qui ne le suis donc plus.

[.. ) mais q � :�� � �C: rida; les guillemets encadrant des caractères romains pour
stgrufi� pa l ilite
� l tlistb les textes de lui déjà publiés (par exemple p. 47, p. 89, etc.) et
soit pas déchiffrable ici sur la page ne
endre a la lire �endant pour les quelques mots rapportés de sa mère mourante ; les
de ladite "conversion", il me faut appr , e, Moru�u� ou
la mer caractères romains « simples » pour le texte ordinaire, inédit,
que ma mère vit encore » (p. 119). Car
r entendre le recit de configurant, celui qui effectue la tresse1•
Georgette ou Esther, est là vivante pou
La citation, d'habitude, n'est pas le fait du récit, mais du
la conversion, et la voir opérer.
i - comme toute commentaire ; dans les Confessions d'Augustin, qui, après des
La conversion défigurante donne auss
à venir, de tous les générations, théorie mu.ltiséculaire d'infidèles lecteurs, ont
conversion - la mesure des lectures
elles. EUe ouvre une engendré Circo,ifession, elle caractérise les deux derniers livres
déchiffrements de soi tentés à travers
·en fmit �a� de se (commentaire de la Genèse), plutôt que la partie strictement
ère, un champ dans lequel le soi nouveau �
r sten 0� logtct�l, par narrative qui int�gre pourtant, signaux avancés de l'exégèse,
traquer, non dans ce qui se donne pou
ée, ce n'es t pas le sot, « tu n auras des versets de l'Ecriture. La pratique cirationnelle de Jacques
exemple, c'est de la pens

jamais eu aucun témoirl >>, p. 2 ?), mals
dans tout Autre �en­ J?�rrida n'est pas celle d'Augustin, mais c'est à l'aune augus­
l mqm étud e et le désordre , le nruenne - son titre, au moins, y invite - qu'il faut l'évaluer.
contré, à qui est bouté, dans
feu de soi.
Augustin cite ce qu'il interroge : son origine est son i nquié­
tude et la Gmèse est son objet. TI la sonde, la distend,
l'écartèle, l'interprète, en somme la lit comme le dépositaire
d'un secret que nu.! autre, Monique morte, ne peut plus
Du bon usage de la citation
délivrer.
Le désir « de raconter des histoires, d'intéresser un lecteur
ou une lectrice �es plus éloignés possible), de me .faire pl�­ 1. Disposition différent<; de celle que projetaient les carnets à la date du
4 septembre 1981 : «Elie devait s'écrire comme un roman en 4 colon­
sir » (p. 182), et que satisfait régulièrement - qu01que obli- nes,.à � ni�eaux de discours [...] il faudrait sans doute ne pas en rendre
la �sbncuon apparente sous une forme typographique ou topogra­
phique, d'une phrase à l'autre du même tissu apparemment continu
1. << Terrorisant les autres par l'instabilité qu'� porte partou1 un livre
. mais selon des critères internes stricts, les 4 souffles devant se passer le
ouvert dans l'autre, une cicatrice au fond de 1 autre, comme s il creusrut relais» (p. 254).
le puits d'une escru:re dans la chair>> (p. 283).

97
96
Malgré l'abondance des textes qu'il cite, Ja ques J:?errida
�. en préparation ». Ouvrage évidemment encore fondamenta­
est sans texte. Sans texte à commenter. Et s il ne ctte pas
lement à venir, comme tout commentaire qui s'est proposé
Derridabase, en effet, s'il ne le commente pas (sauf à dire, de
un objet mettant en jeu l'identité, « question interminable­
temps à autre, qu'il est juste de bout en bou�, qu'il est exact,
ment préliminaire» (p. 279). Les carnets sont donc, au cœur
qu'il est sans faute) c'est que Geoffey Benrungton ne garde
du texte, le témoin de l'antiquité du projet, qu'ils réalisent en
aucun secret ; que, sachant tout, comme Dieu, il dît tout.
même temps qu'ils l'énoncent. Et Augustin, de même, qui
Dieu est le dédicataire des Confessions parce qu'il retient le
n'en est pas à son coup d'essai, à sa première lecture de la
secret d'Augustin qu'il serait seul à p�uvo.ir déliv
r r ; Ge�f­
� Genèse, avant d'entrer dans son - nouveau - commentaire :
frey Bennington ne peut être le dédlCat�e de Czrcon.J:s�n « Il y a longtemps que je brûle de méditer sur ta loi et de t'en
- le livre sur la circoncision ne trouvera Jamats son dedica­
confesser ce que je sais et cc que j'ignore, ce que tu as com­
taire - car il dit tout ce qu'il croit savoir ; et puisqu'il a dit ce
mencé d'illuminer et ce qui me reste de faiblesse» (XI, n, 2).
qu'il savait, il n'y a pas lieu de l'interroger. Étrange silence du
Il y a longtemps en effet. Il y a toujours longtemps.
nom de G. lorsqu'il est question, dans C irco11jêssion, du secret
Le texte que cite Circonfession comme son autre, son texte
de Jacques Derrida et de ses détente�s : «Mai� le secret
d'appui, c'est celui d'Augustin, c'est les Conjestions. Sur
dont je suis exclu, quand le secret constste en cec1 que v�us
59 « sections », 52 le citent, parfois brièvement, parfois lon­
êtes tenu au secret par ceux qui savent votre secret, combten
guement1. Plus le titre. Le livre avance ainsi entre deux tex­
sont-ils et n'osent vous avouer que ce n'est plus un secret
tes. L'un, Derridabase, d'un ami vivant, qui prétend dire sa
pour e�, qu'ils partagent avec vous le secret de polichinelle,
vérité, et qu'il ne cite quasiment pas. L'autre, les Confessions,
vous laissant supputer qu'ils savent sans dire, et, dès lors, ce
d'un « compatriote », mort, croyant, converti, et qui écrivit, il
que vous n'avez ni le droit ni la force d'avouer, il est aussi
y a plus de quinze siècles, le récit de ses erreurs, de sa ren­
inutile de le faire savoir» (p. 147).
contre de la vérité, de la mort de sa mère, et qui entreprit,
Circonjession donc cite les carnets où �t po� la premi�re pour finir l'infinissable, l'exégèse du premier chapitre du
fois énoncé le projet d'un livre sur la ctrconclSlon. Cttatlon
grand livre de l'origine. Entre un commentaire amical (com­
essentielle. Car le projet de livre est déjà le livre. Aucun com­
mentaire de ses propres livres, de son propre système de
mentaire réel n'est sans doute conforme au commentaire
pensée) écrit en français par un Anglais, et un récit de piété
projeté : autrement - et ailleurs - mené, touj urs à rec�m­
? et d'amitié, écrit en latin par un Africain, qui inventa, comme
mencer. Augustin reprendra, longtemps apres les derruers
le terme naturel de son récit interrompu par la mort, la lec­
livres des Co11jesons,
si le dossier de la Genèse, de nouveau four­
ture rapprochée, sollicitante, herméneute.
bira ses armes, les mêmes, de nouvelles aussi, pour
Le parti de ne (presque) pas citer le commentaire est
l'élaboration de la méthode adéquate, celle qui fera rendre au
d'abord l'effet d'une symétrie : Geoffrey Bennington en
texte obscur raison enfm de l'origine et de son sens. Jean­
effet, « sachant qu'il devait y avoir du texte de J. D. dans le
Paul Sartre annonce ainsi, tout au long de L'Idiot de lafamille,
livre [.. ] a cru bon de se passer de toute citation et de se limi­
.

un commentaire de Madame Bovary qui n'est jamais venu ; et


ter à une exposition argumentée» (p. 3). Un prêté, en
Circonftssion n'est pas Le livre d'Élie, n'est pas le livre �e la.cir­
somme, pour un rendu. Le résultat inattendu de cette stra-
concision annoncé, ébauché dans les carnets, mats (dit la
page de titre) un texte écrit « dans une sorte de marge inté­
1. Ja�ques Derrida parle étrangement, p. 247, des « 5 2 + 7 et quelques
rieure, entre le livre de Geoffrey Bennington et un ouvrage
fo1s où [ù a] cru tomber amoureux ».

98 99
tégie concertée est l'absence du texte de Jacques Derrida vie. Aucune de ces perceptions du livre de vie d'Augustin
dans un livre qui lui est consacré. Ce résultat a peut-être n'est absolument étrangère à Circotifession :
ni la foi simple­
aussi un sens plus profond. Ni l'œuvre, ni la pensée de Jac­ ment et longuement dite («et le mot cru laisse affluer en lui
ques Derrida ne sont approchées dans Circonjession autre­ par le canal de l'oreille, une veine encore, la foi, la profession
ment que sous le chef du « sans intérêt». L'essentiel, dès de foi ou la confession, la croyance, la crédulité », p. 7), ni la
lors, ne peut être aperçu qu'une fois abandonnée la voie sys­ parole intérieure et adressée («car si vous saviez, G., mon
témique, qu'on peut bien dire juste, exacte, véridique, mais expérience de la prière, vous sauriez tout vous qui savez
en aucun cas vraie. C'est la différence entre dire la vérité et tout >�, p. 176), ni les pleurs (« esssayant en vain de pleurer
.
ce que Jacques Derrida appelle, citant Augustin, la faire ma1s Je ne sa1s plus, de m'empêcher de pleurer, etjle i
HHJ J
re11a­
vérité1• Le grief (il ne s'appelle jamais ainsi, bien sûr), la sur­ banJ », p. 53-54 ; « toutes mes prières, toutes mes larmes
prise du commenté ne reconnaissant ni ses mots ni ses phra­ d'amour, ce que je préfère à ma vie saignant », p. 275). Ni
ses (seulement sa grammaire) peut encore regretter la bien sûr le récit de vie.
« chair» absente des mots, du «corpus » (« il a décidé, par � mode narratif est précisément la réponse de Jacques
cette circoncision rigoureuse, de se passer de mon corps, du �emda au mode explicatif - énarratif- de Geoffrey Ben­
corps de mes écrits », p. 30; l'on se souvient que le corps est rungton. Demdabase
avait tout prévu, sauf sans doute que
l'outil le plus propre - quoique ou parce que le moins sous l'appareil logique, systématique, rationnel, s'écrirait une
attendu - à fissurer le logiciel) ; le bannissement de la histoire, encore moins que cette histoire serait intime. Cette
matière langue, et donc de la langue comme corps, sonore, impr�voyance, cette « surprise » (c'est le mot qu'emploie le
vivante, belle, objet de désir et de plaisir. prcnuer lecteur de Circonfossion),
presque son désarroi rien ne
Geoffrey Bennington, donc, on voit (assez) bien pour­ �
les dit mieux que le texte écrit après Derridabase pour s tisfaire
quoi, ne sera pas cité. Mais pourquoi Augustin l'est-il avec à rune des exigences de la collection << Les Contemporains »,
cette complaisance ? cette profusion ? cette prédilection ? extgence selon laquelle le biographique ne doit pas être exclu

L'intuition de Jacques Derrida est sur ce point d'une fidélité �


de l'étu e sur le contemporain, doit, dans la mesure du pos­
Sible, y etre lntégré. «J'ai donc choisi le jour,
dit en postface
poétique exemplaire. Le rapport avec le texte latin des Con­
Geoffrey Bennington, la pauvreté du jour, ce qui se laisse en
fess ons engage l'entreprise dans son ensemble ; lui seul donne
i
tout cas violemment attirer par la visibilité. J e n'ai retenu que
son sens à la complexe, à l'inédite configuration textuelle
les "faits et gestes" publics, c'est-à-dire s11rexposé
sou "objecti­
forgée pour sa réalisation.
vement", comme on dit, "vérifiables" à partir de documents
Et d'abord, Augustin est l'homme de la confession.
accessibles [...] Les documents qui comptent le plus à mes
C'est-à-dire, enseignent les augustiniens, de la proclamation
yeux, y compris pour ce qui est de la "vie privée", restent
de foi, de la louange autant que de l'aveu ; c'est-à-dire,
encore dans la bibliographie : déchiffrables dans les écrits
confesse Jacques Derrida (p. 12), des prières et des larmes ;
publiés pour peu qu'on les lise d'une certaine manière»
c'est-à-dire encore, cette fois pour tous - et même si c'est à
(p. 296). Voilà qui explique « La loi du genre », sous-titre
tort -l'homme qu fit, l'un des premiers, le récit de sa propre
i emprunté à Jacques Derrida par Geoffrey Bennington pour
cette seconde partie « biographique » du livre : l'intimité
1. <<1:-âire la vérité [...) n'a sans doute rien à voir avec ce que vou� appelez
la vérité, car pour avouer, il ne suffit pas de porttr a a .onnausana, de
,
l
l'anecdotique, la vie racontée, et le récit structurant de Circon:
faire savoir a q�ti ut, par exemple de vous nfornltr»
i (p. 49). fession-qui, au vrai, aurait pu dispenser Geoffrey Bennington

100 101
de sacrifier à la coutume biograplùque de la collection, son l'œuvre d'Augustin, du premier chapitre de la Genèse. De Cir­
coscripteur s'étant déjà acquitté de cette obligation - ne sont conftssion on peut dire que ce n'est ni un récit ni un commen­
pas gn
i orés par les « Actes » ; mais le texte concessif qui intro­ taire, mais, tout aussi bien, que c'est un récit et un commen­
duit, si précautionneusement, au Curriculum vila les rient en taire. Le dispositif en tout cas semble inventé pour qu'on ne
une courte lisière : Je caractère << autobiogaphique » de puisse éviter d'évaluer l'entreprise autrement qu'en ces deux
l'œuvre « phllosoplùque », dont Derridabase ne souffle mot, termes.
i
peut désormais être avoué sans inconvénient (on dirait Circo11jession n'est pas un récit, puisque aucune intrgue n'y
presque « sans danger»), Circonjession gui l'avance (comme est suivie, que le déroulement textuel n'est pas narratif, c'est­
sur un éclùguier encombré le pion oublié gui changera peut­ à-dire progressant selon une loi chronologique, même trans­
être le cours, voire l'issue de la partie) étant désormais de gressée ; mais l'exercice a évidemment à voir avec le récit :
!œuvre, mesure de toute chose, c'est-à-dire du système qu'il parce qu'il est aurobiograhique, qu'y sont rapportés des épi­
s'agissait de restituer, du logiciel qu'il était question d'éla­ sodes de l'enfance, de l'adolescence ; parce que son centre
borer. «J'ai d'abord pensé, dit le récent lecteur de Cirronjession avoué est l'événement de la circoncision ; parce que la morition
confronté au vieux problème de la présentation bibliogra­ de la mère (la mort elle-même n'est pas rapportée) est l'un
plùque de son auteur, signaler d'un astérisque les ouvrages de des fils qui assurent la continuité du texte ; parce que sa divi­
J. D. dont la dimension autobiographique est la. plus mar­ sion en 59 « périodes » désigne évidemment la biographie de
guée [...] J'y ai renoncé, car tous les textes de]. D. sont de l'auteur, âgé, au moment de la publication du texte, de
quelque façon "autobiograplùques" » (ibid.). Le mot « auto­ 59 ans1 • Mais, bien plus profondément, Circonftssion penche
biographie >> dont Circonjession fait un usage si prudent1 si iro­ vers le récit, donne l'impression du moins de cette inclina­
nique aussi, pourrait donc, on s'en aperçoit à ce moment, être tion, parce qu'il est, par rapport à un autre texte (et, précisé­
introduit dans le logiciel, où, sauf erreur, il ne figure pas, si le ment, un texte de commentaire), dans une situation de vis-à­
contrat n'interdisait que ledit logiciel soit modifié après lec­ vis. C'est, à cause de ce souvenir qui l'informe, un texte fidè­
ture de la partie adverse'. Mais cet aveu tardif, outre qu'il ne lement augustinien. Dans les Confessions en effet, récit et
fait aucune part encore au sang, aux larmes, aux prières,
ignore dans l'écriture autobiographique l'aventure générique.
1. 59 ans, c'est l'âge de Jean-Paul Sartre en 1964, année de la publication
des Mots. L'entreprise de Jacques Derrida n'est pas si éloignée de celle
de Jean-Paul Sartre, qui disait vouloir tir.er au clair les raisons pour les­
Entre récit et commentaire quelles il avait écrit, appliquer à lui-même une méthode qu'il avait
appliquée à d'autres (Bauddaire, Genet), qui faisait le lien entre son
o:uvre philosophique et son œuvre littéraire, qui était litttécalement
Car les Conjessio11s, ce n'est pas seulement un récit de lar­
obsédé par le problème du rapport de l'o:uvre à la vie, et cherdtait à
mes, d'erreurs et de conversion, c'est aussi un commentaire, expliquer comment il était passé d'une esthétique du salut à une pra­
mot à mot, et selon une méthode jusqu'alors inédite dans tique de la littérature liée à l'action (cf. ces lignes de Cim»rftssion, où la
paralysie faciale ressemble à un strabisme et le parjure à la traîtrise :
«j'aurai manqué ma vie et n'aurai rien écrit, adieu le salut, paralysie
Cette intégration est mmédiatementébauchée, sous la forme de qud­
i
1. faciale incurable, masque d'hypocrisie, pacjure insondable», p. 90 ; ou
ques citations... de Jacques Derrida. Comme si l'apparition du concept encore : <<Sans parler d'autres parj ures qui me tordent la face, la divi­
hâtait le sentiment que l'abstention de la citation littérale, avec guille­ sent en deux, me strabisent d'un mauvais a:il qui fait peine à voir car un
mets ou italique, n'avait que trop duré, cette excuse liminaire de Geof­ homme qui s'accuse tant de mentir doit être amoureux fou de la
frey Bennington comporte presque un tiers de citations de son auteur. vérité>>, p. 109}.

102 103
commentaire sont dans une telle hétérogénéité, apparem­ nouillement incrédule. L'ordre qui invite au commentaire,
ment, que l'on hésite toujours à poser leur rapport, même promettant non la foi, mais la vérité, c'est, désormais pour
comme une hypothèse ; le commentaire est l' « autre » du toujours, celui entendu par Augustin près d'Alypius dans le
récit, et, donc, inversement ; leur conjonction, qu'affirme jardin de Milan : toile, lege.
pourtant le titre unique, réclame une explicitation. Cette i n'est pas un commentaire, mais est comme un
Cirro'!ftsson
affaire de la dépendance, sa question, qui est au centre commentaire. Jacques Derrida prend le livre de Geoffrey
presque matériel de ceJacques Derrida des « Contemporains », Bennington, l'ouvre, le lit et le tournant et retournant
est la trouvaille de la collaboration amicale, sans nul doute la s'efforce de formuler, grâce à lui, sa propre vérité. La posi­
plus belle du livre. tion infrapaginale, comme ancillaire, de son texte rappelle
Circonft.rsion, écrit sous Derridabase, n'est pas un commen­ celle de ces gloses médiévales écrites par les moines copistes
taire. Le commentaire ordinaire en effet cite le text� objet, dans les marges des manuscrits, de ces commentaires avertis,
cherche à l'élucider grâce à l'œuvre attenante (ou à élucider, érudits, et parfois égarants, quelquefois même peut-être fau­
grâce à lui, l'œuvre attenante), à l'aide d'une méthode adé­ tifs (et alors rectifiés par d'autres moines, lisant parfois long­
quate. Or Circonjession, loin de travailler à l'éclaircissement temps après eux) qu'ils apposaient, avec une écriture diffé­
d'un texte difficile (cela, c'est plutôt la tâche de Geoffrey rente, plus petite, au bas de ces parchemins que d'autres
Bennington, spécialiste de la déconstruction et exégète de enluminaient, pour qu'en jaillisse en effet la lumière. S'il faut
Jacques Derrida), vise au contraire, contractuellement d'ail­ au texte un commentaire, c'est que ce texte ne se suffit pas à
leurs, à l'obscurcir, à jeter sur le jour choisi par Je commenta� lui-même, et qu'aux yeux du commentateur, ce manque est
teur ( « j'ai donc choisi lejour» ), l'ombre d'une autre vérité. l'essentiel. L'expérience de Cirrotifession est exemplaire parce
qu'elle rend sensible cette évidence : que l'objet du commen­
taire, de tout« texte sur», c'est moins le texte que son défaut,
Le mime du commentaire et que ce défaut est ma vérité. Derridabase dit bien la vérité,
mais c'est la vérité du système ; or Circonfession court après
L'apport insigne de Cin:onftssion, ce n'est ni la surprise que une vérité intime, subjective, irrécusable. Le commentaire
constitue l'aveu, ni la douleur, ni les larmes elites sur l'air de supplée à son objet non en y ajoutant quoi que ce soit, mais en
l'intelligence philosophique, ni les prières insensées, ni le lit se superposant à lui pour faire apparaître, de leur réunion
de la mère infiniment mourante au pied du logiciel impec­ imprévisible, non programmée, une vérité nouvelle qu'il
cable, c'est le rapport je dirais presque désespéré au com­ opère plus qu'il ne la délivre.
mentaire. Circonjession en effet, qui n'est pas un commentaire, Les éléments qui font de Cirrotifession un « commentaire»
mime Je commentaire. En ce mime s'accomplit un geste de Derridabase définiraient assez exactement l'activité de
ultime et sans illusion. Son caractère pourtant décidé, commentaire : la vérité comme enjeu, l'intrication du texte­
comme si la vertu, autrefois reconnue, du commentaire, son objet à la question de l'origine Oe texte de Geoffrey Ben­
efficace, en tout cas, pour d'autres que pour moi, pouvait nington est la « matrice»), la discussion, même oblique, sur
être encore l'objet d'une foi, cet acquiescement virtuose à ce ses catégories Q'alliance, p. 165 ; le nom propre, p. 100; la
qu'on sait n'être plus de mise ni de saison émeut plus que mère, p. 193 ; le juif, p. 270, etc.), la reconstitution imagi­
l'imperfection du récit, plus même que son impossibilité. naire du mental de l'auteur commenté (un peu partout, Jac­
J'entends « mime» au sens de Pascal enjoignant l'age- ques Derrida prête à Geoffrey Bennington des pensées, des

104 105
intentions, des impossibilités)�, l'appel de l'altérité (dans le jumeau inconnu» (p. 256-257). Augustin, que Jacques Der­
portrait qu'on fait de moi, portrait incontestablement fidèle, rida ne commente pas, c'est entendu, serait son objet idéal, et
je ne me reconnais pas, j'avoue que je suis celui-là, mais que disons que s'il ne le COmmente pas, c'est comme s'i//e COf!Jmen­
je suis un autre aussi, et cette altérité, que je vais dire, est tait. Voici ce que, sous le couvert de Melanie Klein, disaient
mon identité). La symétrie des deux· titres (un seul mot, les carnets (cités, p. 132) sur ce thème de la gémellité- défini­
mot-valise, de quatre syllabes) dit ce rapport presque tion absolument parfaite de l'activité de commentaire : «Le
consanguin entre les deux textes. Le titre du texte « infé­ désir de se comprendre soi-même est lié au besoin d'être
rieur», « marginal » dit aussi le rapport oblique à Augustin compris par le bon objet n
i tériorisé, aspiration qui s'exprime
et à son livre. dans un fantasme universel, celui d'avoir un jumeau dont
De même que l'Hortensius de Cicéron, qui avait provoqué l'image représente toutes les parties du moi séparées par cli­
chez Augustin un tel bouleversement intérieur, était présent vage, et incomprises, que le sujet désire comprendre en s'y
-caché - dans le jardin (hortus) de Milan, de même les Confes­ reconstituant. »1 C'est pour cela donc, « pour se comprendre
sions, où Jacques Derrida a« découvert les prières etr les larmes soi-même », qu'est inventé Augustin, qui devient ainsi le
d'Augustin», habitent Circonftssion, sans elles la conversion « bon objet intériorisé » ; c'est pour cela qu'il est, jusque dans
n'aura pas lieu. D'une certaine manière on pourrait dire que si les citations littérales qui sont faites de lui, pieusement, systé­
le texte marginal de Jacques Derrida était un commentaire, matiquement détourné, selon la loi imprescriptible de
Augustin en serait l'objet plus que Geoffrey Bennington. A l'exercice2• Augustin est mi mé (ses paroles sont reproduites,
cause de la nature de l'entreprise, bien sûr. Mais à cause sur­ ses gestes rappelés, mais c'est un autre qui les dit) comme est
tout de sa proximité et de sa différence, deux conditions qui mimé aussi le commentaire. Et s'il n'opère pas la conversion,
doivent absolument être réunies, et réunies ensemble, pour ce mime au moins a la vertu de dire, mieux qu'une déftnition
que ptùsse être tenu le commentaire. Le thème de la gémel­ abstraite, la vérité du commentaire.
lité, aussi traité par Augustin (VII; VI, 10), dit cela, je crois, de
façon figurée : Jacques Derrida associe le nom de celui qui
écrivit le premier grand texte autobiographique à son frère Question de syntaxe et de syllabes
Paul Moïse « qui dut mourir rue Saint-Augustin à Alger » :
<<N'allez pas croire que saint Augustin, que d'autr.e part je
Cette autoréférence du commentaire est presque de
vénère et envie, m'envahirait ainsi [...] si je n'étais pas obsédé,
rigueur. Aucun « texte sur » ou presque n'y échappe. Comme
dans la nuit de ma docte ignorance, par le non-savoir de ce
qui se passa rue Saint-Augustin entre 1929 et 1934 [...] où la
1. Cette figure de la géme llité est liée de près au commentaire dans son
jalousie du jumeau survivant commença de se déchaîner en principe : on sait que Charles Baudelaire avait cru reconnaître en Edgar
moi pour se fixer sur l'aîné, le double en somme du faux Poe, qu'il a commenté, un autre lui-même ; j'ai montré, dans Le Lectew·
et son modèle, que le commentaire passe bien souvent, quand un enjeu
vital du moins ltù est attaché, par une pensée de la fraternité plus ou
1. <<Je me demande si Geoff le sait, comment sautait-il que ce matin-là... » moins jumelle , rivale en tout cas, et douloureuse (cf. notamment
(p. 8) ; «la veine dont je me demande si Geoffrey Bennington peut l'étude sur Voltaire lecteur de Blaise Pascal, «Mon semblable, mon
l'avoir trouvée » p( . 14) ; «SiG. a bien fait, comme je cwis qu'il a eu rai­ frère», p. 25-100, et, dans celle sur Victor Hugo lecteur de William
son de le faire et ae façon impeccable, ce théologiciel )) (p. 30) ; «ce que Shakespeare, le projet du cù:ame abandonné Lesjumeaux, p. 137).
G., là d essus, tout près ou trop tard, ne peut vous laisser entencù:e ou
- 2. La «méprise » du sens figuré de «peau », dans le commentaire
deviner » (p. 38), etc. d'Augustin, p. 213-214, est une merveille du genre.

106 107
il ne peut non plus échapper à la question de sa méthode, de La phrase pratique, à cette fin précise, la citation poétique
sa forme, de sa langue, de sa grammaire. Cette question de la et résolue (la juxtaposition, mosaïque d'altérité, ébauchant le
langue du texte « autobiographique dépendant » (ici de deux commentaire). Les deux langues seraient donc l'hébreu
autres textes, au moins) n'est pas séparée, ni en fait ni en Qangue de l'identité originelle mais perdue, étrangère désor­
droit, de celle de son objet, même innommable. Elle est mais) ct le français Qa langue imposée, substituée à l'autre,
donc Liée à la circoncision, qui sans doute n'est pas la ques­ étrangère naturalisée). Le parallèle avec Augustin (ou avec
tion mais, dans ce livre, sa métaphore logique ; elle est liée Spinoza, par exemple) s'impose avec une évidence trom­
aussi à l' « autre » mystérieux de la circoncision que cherche à peuse : « lls disent le discours, comme le signe de circonci­
faire apparaître la confession détournée. Et l'enjeu attaché à sion, extérieur ou intérieur, non, non, tu as plus de deux lan­
la syntaxe est effectivement formulé, dès les carnets, dans les gues, la figurale et l'autre, et il y au moins quatre rabbins, au
mêmes termes que ceux attachés à l'entreprise dans son moins » (p. 231). Le « tressage » des quatre voix, des quatre
ensemble : « Si je n'invente pas une nouvelle langue (à tra­ époques, le mé l ange des langues Qe latin d'Augustin, qui
vers la simplicité retrouvée), un autre fluide, une autre figure aussi la langue sacrée oubliée ; le français des carnets,
PHRASE, je manque ce livre» (p. 110). de la mère ; l'américain ; quelques lettres hébraïques) est la
Pour que le livre ne soit pas manqué il faut donc, résu­ réponse technique et propre, n i transposable.
mons : qu'il opère une conversion, qu'il soit un traité de la Le livre est fait de 59 <<phrases ». Chacune correspond à
jalousie, qu'il invente une nouvelle langue. Mais la langue une des années de l'auteur et s'appelle donc, parfois, période
est elle-même circoncise, et cette circoncision de langue (p. 122). Le péri- de la période étant par ailleurs le même que
doit donc faire l'objet d'une confession'. De même que celui de périphrase (on tourne autour de la bonne voie),
l'inoubliable événement de la circoncision a été oublié, chaque « phrase » s'appelle donc aussi périphrase (p. 241), ou
l'hébreu, qui est sa langue - langue d'origine donc , est - circonférence (p. 260). Et puisque le mot dit la périphrase, il est
i noré, et sa quête est la quête, aussi bien que celle du nom,
g lui-même l'objet de périphrases innombrables1• L'absence de
ou de la circonfession, ou du soi : « Depuis que cherchant point à l'intérieur de chaque période fait d'elle un continu,
une phrase, je me cherche dans une phrase, oui, je, et propre à circonscrire plutôt qu'à définir ou à délimiter. La
depuis une période circonrévolue au bout de laquelle je dise synta.'!{e élue est donc à l'image de la circoncision qui à la fois
je et qui ait la forme enfin, ma langue, une autre, de ce prive de soi ( « mes 59 veuves » ) et voue à la circonlocution
autour de quoi j'ai tourné » (p. 15-16). A ce problème de la infinie. Ces périodes sont liées entre elles par deux procès :
synuxe à inventer, de la « langue inconnue », de l'« idiome celui de la mon (de la mère) et celui de la vie (de l'auteur,
qui à la fin serait intraduisible dans la langue des commen­ 59 ans). Cette conjonction serait, en cas de commentaire, le
cements » (p. 1 1 1), Cirrrmftsosi n apporte deux réponses. La fù secret de son progrès. Mais le mime cherche en vain un
première concerne la phrase ; la seconde, le mode de liaison texte où s'appuyer, où se perdre ; cherche en vain ua autre à
des phrases entre elles. identifier, « j e n'ai pas l'autre dans la peau, ce serait trop
simple » (p. 201).
1.Cette question de la langue de soi a fait, depui
s, l'objet d'un livre entier
(LeMonolinguismedt fautre, Galilée, 1996), que Cirro�tjmwn, on s'en aper­ 1. « bandes de prières » (p. 241) ; « conjurations » (p. 250) ; « prises de

çoit avec un peu de recul, n'aura pas peu contribué à mener à bien. sang» (p. 65) ; « veuves » (p. 256) ; « contre-exemplarités» (p. 257) ;
2. «Elle pleure sur moi qui pleure sur moi, syntaxe à inventer, ni du père «respirations», «commotions», <<compulsions :l. quatre temps»
ni de la mère, rù de moi mais de quelle trinité» (p. 122). (p. 122).

108 109
«J'arrache la peau, comme toujours, je me démasque et formule.r quelque chose du secret dont nul n'aura su seule­
desquame en lisant sagement les autres comme un ange, je ment témoigner.
me fouille jusqu'au sang, mais eh eux, pour ne pas vous faire «A l'autre de m'inventer, moi je pleure de perdre
peur» (p. 222�223). On .ne peut guère dire mieux que Jac­ l'irremplaçable. »
ques Derrida dans Circonftssion l'office impérieux du com­ Il n'aura plus goût à l'errance, altérée désormais. Mais la
mentaire (se fouiller jusqu'au sang, ce sang que chacune des théorie ne doit pas s'interrompre, et il passe le témoin,
périodes devait laisser s'écouler tout seul de l'intérieur vers l'autre à présent courra sa chance.
l'extérieur) et sa limite consubstantielle ( « mais en eux » ) : Lui, il est seul. Il ne peut plus se tromper.
l'indirect, deuil du cru. J'ai beau aimer Augustin, Artaud,
Celan, Blanchot, je ne les connais pas plus que je ne me
connais ; je peux les citer, à satiété (non, il n'y a pas de
COMMENT LIRE LES LNRES ?
satiété, et je ne peux que les citer, parler leurs mots, inftni­
ment : ce. que Jacques Derrida appelle « lire à même la peau
de la langue >>), le sang, le leur comme le mien, reste invisible, Circonftssion naît, ftnalement, de l'idée
d'un procès de lec­
retenu, inconvocable ; seules sont lisibles les syllabes, déce­ ture : étant donné un texte écrit « sur» un objet donné,
vantes incarnations de ce qui demeure clans le retrait inap­ une lecture elle-même conduite selon des règles inédites
prochable : «Je ne connais pas sA, moins que jamais, j'aime (l'absence de citations, par exemple), l'« objet>> en question
lire à même la peau de sa langue, mon é
l ue pour un an, et écrira à son tour un texte qui sera, du texte « secondaire »
comme un ange mais à 1� différence des anges, est-ce pos­ (Derridabase), à la fois la reconnaissance et l'infirmation. Ce
sible, je ne lis que le temps des syllabes >> (p. 223). Jacques nouveau texte se retrouve, à cause de la nature du projet
Derrida découvre, en même temps qu'il invente le commen­ poétique, en position de texte lui-même « secondaire» (il
taire - c'est-à-dire son mime - sa vanité inconsolable. Le cru dépend du texte de Geoffrey Bennington) mais en même
est impossible, incroyable ; et l'indirect « au fond, au fond de temps « primaire » (signé par l'auteur commenté et donc,
moi », ne me concerne pas, « sans intérêt ». La quête de soi­ dans l'idéal, à commenter derechef) ; soit exactement dans la
·

même cesse parce que rien ne peut être ni trouvé ni position d'un commentaire.
retrouvé, et que disparaît avec l'Autre, irremplaçable mais On voit que Circonftssion se déftnit d'abord par des consi­
inapte à dire le secret de la périphrase essentielle, toute dérations poétiques, le souci du « secret » autobiographique
chance d'identification : « Moi-même ne me trouvant là où je devant composer avec deux textes : l'un, Derridabase, qui
suis, à cette date, qu'à ne plus chercher à me retrouver selon n'accorde pas - semble-t-il - à l'autobiographie une place
quelque relation régulière et géologic.ielle, entre la chance et sufftsammeot signiftcative (le tour autobiographique . de la
la nécessité » (p. 272). · réponse tenant lieu, à lui seul, de démenti) ; l'autre, les Confes­
D'une parole directe, il n'a jamais été sérieusement ques­ sions d'Augustin, qui constitue la référence quasi
universelle
tion. n sait le face-à-face impossible, sa loi monstrueuse ( ((le de toute entreprise autobiographique (le détournement des
cru auquel je ne crois pas » ) , mais il perd aussi ftnalement la citations apparentant la « répons e » à un commentaire en
foi, qu'il n'a jamais pris la peine de confesser, dans la média­ forme). La recherche d'une syntaxe nouvelle (« à inventer»,
tion - l'altérité de soi métissée que trame le commentaire. dit Jacques Derrida, et effectivement mise en œuvre), la nos­
Seul l'autre peut-être, sans qu'il le veuille ni le sache, saura talgie d'une lecture angélique, qui saurait se passer des sylla-

110 111
bes, ne peuvent être comprises qu'à la lumière de ces deux d'exégèse de ce texte par Augustin date, semble-t-il, de 389,
textes, et de la contrainte décidément embrassée de les faire soit une dizaine d'années environ avant les C01yessiom. li
« jouer » J'un avec l'autre. L'ensemble de ces préoccupations s'agit des deux livres intitulés De la Genèse contre les Manichéens
constitue exactement ce qu'on appelle une méthode. qu'Augustin a rédigés « afin de défendre l'ancienne loi qu'ils
attaquent avec une véhémence passionnée dans leur folle
erreur »1• Augustin avait été lui-même manichéen pendant
une dizaine d'années, et son premier texte est donc déjà une
Méthode et commentaire tentative de« correction », de« redressement » d'erreurs qu'il
a lui-même partagées. Les essais qui suivent, plus ou moins
Aucun texte de commentaire ne saurait esquiver la ques­ longs, plus ou moins aboutis, et qui se présentent, eux,
tion de sa méthode. Et Je cas de Jacques Derrida n'est pas comme correction, amélioration, achèvement des précé­
exceptionnel qui fait de cette question celle même de sa dents, ne pourront oblitérer totalement ce commentaire
quête. La méthode n'est pas sur ce point différente du com­ antérieur, rédigé pour l'élucidation d'une doctrine vraie, mais
mentaire lui-même : adaptée par hypothèse à son objet, elle aussi, déjà, contre le moi ancien, pécheur, mécréant. Cette
ne peut prétendre à aucune légitimité si elle a chance de entreprise, parce qu'elle est vouée, presque par hypothèse, à
manquer au sujet qui la met au point, de manquer ce sujet. l'échec (pour des raisons de temps, de genre, de méthode),
La méthode de Circonftssion (méthode de l'entre-deux-textes, devra donc être à la fois commentée et réitérée. Bien long­
méthode des citations-périodes) n'est évidemment pas temps après ce De Genesi adversus Manicheos, Augustin dira
transposable : le mot « circoncision » la légitime, comme qu'il n'a pas eu, l'ayant écrit, la sensation d'avoir réussF.
l'impossibilité de dire le secret - intime - que le mot seul est C'est pourquoi il se remet à la tâche (vers 393), utilisant cette
inapte à éclaircir (la méthode « progressive-régressive» de fois une autre méthode, avec moins de succès encore puis­
L'Idiot de kt famiile, de même, est forgée pour ce seul livre, qu'il s'interrompt presque aussitôt après avoir (re)com­
dont Jean-Paul Sartre dit par ailleurs qu'un « compte à mencé. De la Genèse selon kt lettre, livre inachevé, n'a pas été
régler » fut son point de départ) 1• Quant à Augustin, s'il inau­ détruit par Augustin qui a voulu qu'on le conserve « afin
gure une nouvelle méthode pour commenter un texte qui l'a qu'il füt le témoin, utile à fson] avis, de [ses] premiers essais
déjà longuement retenu, c'est peut-être bien que les neuf dans l'explication et le commentaire des divins oracles »3• Or
livres de préambule autobiographique ont changé sensible­ puisqu'il y a déjà eu, avant ce livre inachevé, le livre explicite­
ment la donne. ment écrit contre les Manichéens, il ne peut guère être
L'histoire des rapports d'Augustin avec le texte de la regardé comme le témoin des premiers essais (index rudimet1-
Genèse est en effet longue et compliquée2, et en cela aussi le torum) sauf à considérer, ce que semble donc faire Augustin,
commentaire final des Confessions, qui n'est ni sa première que l'entreprise est neuve quand la méthode est neuve. Or la
ni sa dernière tentative, est exemplaire. Le premier essai méthode essayée, sans succès, pour la première fois, est celle

1. Cf. à ce propos Je chapitre « En haine de soi>> dans Le ùcteur et son


modik. 1. ùs Rivisiotu, op. nt., 1, x, 1.
2. On peut en avoir un aperçu dans LA Cntise au Stlts filliraf, n
i ŒuvrtS de 2. «Je me rappelle le but que je mey r
oposai s alors et que je n'ai pas su
saint Auguslirr, Desclée de Brouwer, Bibliothèque augustinienne, 1972 ; atteindre>> (LA Cmùe au wu ilttir
a, op. nt., VIII, n, 5).
l, p. 11-18. 3. ùs Rivisions, op. cil., I, xvm.

112 113
d'une interprétation selon la lettre, «c'est-à-dire au sens où qw constitue l'inaccessible horizon de son commentaire.
les expressions du livre sacré peuvent être entendues d'après L'allégorie permet, en effet, de tenir deux choses ensemble,
leur sens historique »1• Gustave Bardy note en effet que dans et ce « deux » est la condition même du commentaire. En ce
le livre contre les Manichéens, «l'explication allégorique sens tour « commentaire >\ tout « livre sur », ne serait-ce que
tient la plus grande place, et qu'elle était à peu près inopé­ parce qu'il renvoie à un choix du commentateur, répondant
rante contre les :Manichéens qui s'attachaient presque exclu­ en cela à des exigences dont il est capable de rendre compte
sivement au sens littéral »2• Après un premier essai dirigé mais à d'autres aussi, plus diffuses, moins nommables, tout
contre un ennemi dont le langage est ignoré et un second commentaire est allégorique. Même si l'on refuse d'aller jus­
qui utilise le langage de l'ennemi mais sans le nommer qu'à dire que les trois derniers livres des Confossions ne sont
( « l'ennemi » étant ici cet « autre que soi», cet « autre» pas seulement allégoriques parce qu'il ne sont pas ad Jitteram;
qu'Augustin a d'abord été et donc, d'une certaine manière, même si l'on n'accepte pas de voir dans l'entreprise exégé­
un « autre de lui-même»), vient donc, sans doute un peu tique (surprenante, malgré tout) du récit autobiographique
avant 400, le commentaire d'action de grâce des Confossons, i une voie détournée susceptible de reprendre la question
dont la méthode est, comme dans le livre pourtant manqué « Qui suis-je ?», ou « D'où est-ce que je viens ? », posée par
contre les Manichéens, délibérément allégorique. Sans doute Je récit, on ne peut échapper à la mis.e en perspective de cette
la perspective des Confossions est-elle particulière, et la médi­ lecture finale avec les lectures initiales (elles-mêmes d'ail­
tation sur les premières pages de la Gense è vise-t-elle bien leurs accompagnées de leur cortège d'inquiétudes) auxquel­
autre chose que la conversion des incroyants ; sans doute · les ne la relie, en dehors du récit lui-même, aucun lien néces­
l'interprétation « allégorique» pratiquée ici n'est-elle pas saire et préalable. Le récit est l' « autre » du commentaire, qui
foncièrement incompatible avec l'interprétation « selon la est donc, ne serait-ce qu'en ce sens, « allégorique ».
lettre » ou « au sens littéral >> (ad litteratn) dont rêvait Augustin n ne s'agit pas de minimiser le moins du monde, évidem­
et qu'il pensera avoir réussie dans son dernier commentaire ment, le choix ou l'élaboration, pour tm commentaire, de la
en fom1e de ce texte : La Genèse au sms littéral en douze méthode qui parait appropriée ; c'est même elle, bien sou­
livres3 ; il n'empêche, il y a bien pour l'interprète Augustin vent, qui renseigne le mieux sur les enjeux du commentaire ;
deux manières d'aborder les textes et celle qu'il a retenue et les hésitations du commentateur concernent la méthode
pour les Confessions n'est pas l'interprétation selon la lettre4• autant, bien sûr, que le sens délivré. Mais il n'y a question de
C'est que le commentaire est par nature allégorique ; que, méthode, justement\ que parce que l'objet du commentaire
par le moyen du texte, l'exégète, le commentateur cherche peine à disparaître. Passent ou s'effacent les méthodes, reste
toujours à rejoindre, à dire quelque chose « d'autre>>, un le texte, tant que le compte avec lui n'est pas réglé. D'où ces
« autre que le texte >> auquel le texte ne contredit pas et relectures incessantes, parfois inquiètes, ces retours, ces
reprises, et même, dans le cas d'Augustin, ces retractationes qui
1. Ibid sont bien autre chose que des « rétractations », ou des « révi­
2. Cf. note complémentaire 17 de l'édition de la Bibliothèque augusti­ sions », mais de véritables « corrections », au sens rhétorique,
nienne, II, p. 568.
3.' Cf. LA Genèse au mu littéral, op. cit., introduction de A Solignac, p. 13-14
et 32-50, spécialement p. 37 ; cf. également Augustin, Co11j., VIII, Il, 5. 1. ((L'ldir;tde lafanlille es t la suite de Question de n1éthotk », c'est la première
4. A. Solignac note d'ailleurs que l'allégorie n'est jamais discréditée totale­ phrase de la préface de Jean-Paul Sartre à son étude sur Gustave
ment, même dans le cas d'une n i terprétation <<au sens littéral>). Raubert.

114 115
qui, loin d'exclure ou d'infirmer la démarche passée, la relan­ cialistes, a fait l'objet de travaux, de mises au point nom­
cent au contraire, lui donnant, par ce retour en arrière, légiti­ breux 1• La théorie de la pluralité des sens est évidemment
mité, vigueur, vraisemblance. Le commentaire n'est réduc­ relative : on ne peut, selon Augustin, accepter le dialogue sur
tible à aucun de ses états, et Claudel n'est pas plus proche l'interprétation qui fait question qu'avec ceux qui confessent
d'une quelconque <(vérité » de Mallarmé quand, dans sa jeu­ l'autorité de l'Écriture (ce sont les conlradictores qui ne sont
nesse prompte à l'admiration, il lui envoie ses premiers vers pas pour autant des reprehensores, des ennemis de l'Écriture)
ou écrit dans sa manière un sonnet à sa louange que lorsqu'il et l'examinent dans l 'esprit des textes sacrés, qui est la cha­
ironise, quelques jours avant sa mort, sur son échec fonda­ rité : ((Dans cette diversité d'opinions vraies, que la vérité
mental. Le commentaire claudélien sur Mallarmé, c'est toute elle-même fasse naître la concorde, et que notre Dieu ait
la vie de Claudel, ce sont tous les textes gui, de près ou de pitié de nous, afin que nous fassions un légitime usage de la
loin, le nommant ou non, prennent Mallarmé comme cible, loi, en poursuivant la fin du précepte, la pure charité. »2
au moins comme objet. Le commentaire de la Genèse, à la fin Pourvu que ces conditions soient remplies, des interpréra­
des Confissions, n'est pas isolable, en droit, des trois autres tioos divergentes, voire apparemment incompatibles, sont
tentés par Augustin. Si quelques années, peut-être même recevables, et Augustin ne fuit pas pour le dire les formules
quelques mois après les Confissionsl, Augustin éprouve le frappantes : ((Ainsi, quand t'un viendra me dire ''La pensée
besoin de « reprendre » la Genèse, c'est que la question, ne de Moïse, c'est la mienne", et un autre, "pas du tout, c'est la
serait-ce que celle de la méthode, n'est pas épuisée. mienne", j'estime avoir plus d'esprit religieux en disant :
Ces trois derniers livres présentent malgré tout, dans la "Pourquoi pas l'une et l'autre, plutôt, si l'une et l'autre sont
perspective qui est la mienne, un intérêt spécifique. D'une vraies ?" Et si quelqu'un voit un troisième, un quatrième ou
part, parce que venant après le récit autobiographique ils un autre sens vrai tout différent dans ces paroles, pourquoi
sont sans doute plus « proches » de l'essence du commen­ ne pas croire que Moïse les a tous vus, lui pour qui le Dieu
taire ; d'autre part, surtout, parce qu'ils comportent plusieurs unique a réglé les Saintes Lettres à la mesure de nombreux
remarques fondamentales sur la théorie du commentaire et esprits, qui devaient y voir des choses vraies et diverses ? »3
de l'interprération. Admettre, comme Augustin, la pluralité des sens de
l'Écriture ne signifie pas, loin de là, que le texte soit étranger
à toute idée de vérité. Ce texte fait autorité, puisqu'il est de
Commentaire et vérité Dieu ; la confession de cette autorité constitue la base mini­
mum d'accord nécessaire à tous les commentateurs virtuels ;
La plus frappante de ces remarques, l'une de celles qu'on
cite le plus souvent, concerne la «pluralité des sens littéraux 1. On trouvera à la note 50 de De Dottrina tbristiana (édition de la Biblio­
de la Sainte Écriture ». Cette question, bien connue des spé- thèque augustinienne, p. 586-587) un résumé des problèmes et répon­
ses sur ce sujet, ainsi qu'une bibliographie.
2. XII, xxx, 41. Cf. également De Domina thristiatta, 1, XXVi.
1. Cf., à propos de la date du commentaire De la Genèse a11 mu /ittiral, 3. XII, XXI, 42. Cf. également : « Mais lorsque des mêmes motS de
P. Agaësse et A. Solignac, op. dt., p. 25-31. Cette reprise est eUe-même, l'Écriture on rire non pas un seul mais deux ou plusieurs sens, tout en
semble-t-il, faite d'une suite très longue de reprises : «Augustin a donc ignorant quel sens l'écrivain a eu en vue, il n'y a aucun danger à
mis une quinzaine d'années à composer le De Genesi ad litteram, mais il admettre n'importe lequel de ces sens, � condition de pouvoir montrer
ne faudrait pas conclure qu'il y ait travaillé de façon continue et régu­ d'après d'autres passages des Saintes Ecritures qu'il s'accorde avec la
lière» (ibid, p. 27). Vérité)) (Dt Doctrina christiana, II, .lL'<VII, 38).

116 117
c'est en cette autorité que réside la vérité, c'est cette autorité plus haute autorité qui soit, je voudrais écrire de telle manière
qui est la vérité. Cette vérité, étant divine, n'est pas appré­ que tout ce que chacun peut savoir de vrai dans ces matières
hendable ni énonçable en termes humains, personnels, tem­ eût son écho dans mes paroles plutôt que d'y mettre un seul
porels, en termes relatifs. Et en face d'elle, dont la pratique sens véritable assez clairement pour exclure tous le s autres,
du commentaire suppose nécessairement l'existence, les même si leur fausseté ne pouvait me choquer. Je ne veux
commentateurs avanceront, risqueront, aligneront, accumu­ donc pas, ô mon Pieu, être assez téméraire pour croire qu'un
leront non pas des vérités mais des sens, participant à des si grand homme ait mérité de toi pareil don. Oui, dans ces
degrés peut-être divers, en tout cas non mesurables, de la paroles, Moïse a parfai tement senti et pensé, en les écrivant,
vérité. tout ce que nous avons pu y trouver de vrai, et tout ce que
Il y a plus. Ce qui est vrai de l'activité de l'interprète l'est nous n'avons pas encore pu y trouver, mais que l'on peut y
aussi, dans d'autres proportions, de celle de l'écrivain. La trouver pourtant. »1 Au commentateur en revanche le choix
vérité, incompatible a:vec l'idée de relatif, ne peut pas se dire, du sens unique, qui engage et déf.\Il.Ît, qui, à sa façon,
se déposer dans un texte, c'est-à-dire dans un dispositi f de témoigne de la rencontre personnelle et bouleversante que
langage, condamné, par hypothèse, à la succession tempo­ fut la lecture : « Laisse-moi donc te confesser plus briève­
relle, aux contingences, humaines par excellence, des com­ ment à leur sujet et choisir un seul sens, celui que tu m'auras
mencements et des fins. Le texte est donc un lieu de la vérité, inspiré sens vrai certain et bon, même s'il s'en présente
qui n'est elle-même d'aucun lieu ; il est un « ailleurs >> de la beauc;up là où b�aucoup pourront se présenter. »2 Loin de
vérité, et les commentaires entrepri s sur lui sont autant reléguer la vérité dans une région inatteignable, impensable,
d' « ailleurs » du texte, d' « ailleurs » au second degré de la cette élection d'un sens, d'un seul parmi tant d'autres possi­
vérité. Cet exil de la vérité n'est pas un deuil de la vérité, et il bles, est l'indice de la vérité puisqu'elle est le signe de la
n'y a là rien de regrettable ; le texte est cette construction reconnaissance mutuelle et personnelle , par le texte, de deux
humaine qui, ne pouvant receler la vérité, la dire, l'abriter, «personnes» ( « celui que tu m'auras inspiré, seul vrai >>).
doit permettre les accès les plus nombreux, et les plus divers, Cette théorie du commentaire, cela a été dit déjà, est dans la
à la vérité. C'est pourquoi un texte équivoque est de beau­ dépendance étroite de l'entreprise de confession ( « Laisse­
coup préférable à uo texte univoque. C'est même cette équi­ moi donc te confesser, à leur sujet, et choisir un seul sens... » )
vocité, hautement souhaitable, et concertée, du texte qui per­ et donne à cette exégèse cette t onalité si particulière qui rend
met cette richesse des interprétations dontle commentaire ne sensible, à la lecture, l'intimité des enjeux de l'entreprise.
pourra jamais choisir qu'une seule. A l'écrivain du texte sacré1 C'est ce qui fait dire à certains commentateurs de l'œuvre
de s'effacer, de laisser le plus largement ouvert le champ des d'Augustin que la méthode allégorique trouve dans la confes­
signifcations. Sa personnalité, son histoire, ses choix ne doi­ sion sa justification théorique>. Il faudrait dire, je crois, que
i
vent, dans l'idéal, aucunement infléchir sa démarche, il doit
rester un lieu d'accès, le plus neutre, le moins « qualifié » pos­
1. Conf, Xli, XXXI, 42.
sible, un pur passage : « Pour moi certes je le déclare hardi­ 2. Xli, xxxn, 43.
ment et du fond du cœur, si j'écrivais quelque chose avec la 3. «Pour en comprendre le s'ens et la portée, il faut le replacer dans la
perspective des Conftssitms qui ne sont pas seulement un aveu e péché �
mais surtout un hymne de louange et de reconnaissance a DJeu >>
(P. Agaësse et A. Solignac, introduction à La Ge11èse ausens littér'al, op. cit.,
1. Pour Augustin, c'est Moïse qui a écrit la Genèse. p. 13).

118 119
dans les Confessions, les choses sont seulement, du fait de la théologique et ecclésial », dit A. Solignac) de l'aventure émi­
nature spécifique de l'entreprise, rendues plus manifestes ; nemment personnelle, intime, que relate le récit des neuf
que tout commentaire, retenant, inventant un sens, et un premiers livres. C'est ainsi que l'histoire du commentaire (et,
seul, affirme (et peut-être donc invente en même temps) la dans le cas particulier d'Augustin, la conversion, qui partage
singularité de son auteur, définit, presque, son identité ; que et oriente sa vie) informe en profondeur non seulement son
tout commentaire, comme celui-ci, en cela encore exem­ nterprétation
i mais, ce qui revient au même, son esprit, sa
plaire, relève en fait, nécessairement, de la confession. théorie.
Sont justifiées par là toutes les interprétations possibles li ne saurait être question, dans une théorie du commen­
- pourvu toujours qu'elles aient la vérité comme horizon ­ taire, d'éluder la question du rapport entre le « commen­
aussi bien celles des simples que celles des érudits. Les sim­ tant)) et le « commenté». Augustin ne s'y dérobe pas. Et
ples se représentent Dieu comme un homme et ses « paro­ c'est par le biais de la vérité qu'il y vient. S'il faut en effet
les » comme « des mots qui commencent et finissent, réson­ faire choix d'un sens, n'importe-t-il pas de connaître celui
nent dans le temps et passent», ce sont « de petits enfants auquel pensait l'auteur, celui qu'il préférait, et de s'y confor­
tout "matériels" » (parva animalia)l. Augustin a été ce « petit mer? Augustin examine longuement cette question1• Puis­
enfant» ; c'est cet anthropomorphisme même qui l'avait que l'auteur, s'il s'est comporté selon l'idéal d'Augustin, a
poussé vers les Manichéens, et il est remarquable que la fait en sorte qu'un grand nombre de significations soient
théorie du commentaire permette, comme celle des lectures possibles, il y aurait quelque inconséquence à en privilégier
passées et coupables, le souvenir et le respect des interpréta­ une, fût-ce la sienne. Quoi qu'il en soit ce sens, auquel il a
tions frustes. Les érudits, quant à eux, «voient » le sens spiri­ pensé, et même cette intention qu'il a eue (quod voluit ille quem
tuel. C'est encore le cas d'Augustin lui-même, que sa conver­ legimus), il y aurait de la présomption à affirmer qu'on puisse
sion, l'appelant à lire et à méditer, a fait progresser dans cette les connaître, et que la vérité dépende de quelque manière de
voie. Sans entrer dans l.a difficile question de savoir s'.il pra­ cette connaissance : « Et par suite si l'on me demande quelle
tique une exégèse qui suppose la théorie - vraisemblable­ est en tout cela la vraie pensée de Moïse, ton grand serviteur,
ment « origénienne » - des quatre sens de l'Écriture2, on tel n'est pas le propos de mes confessions. Si je ne te le
peut, avec A. Solignac, admettre que le livre XIU des Confes­ confesse pas, c'est que je n'en sais rien, et je sais pourtant
sions, pratiquant la lecture allégorique de la Genèse, suit de que ce sont là des opinions vraies. »2 Qu'il ait pu penser à un
près le schéma des trois sens spirituels, et que ces trois sens sens plutôt qu'à un autre, c'est possible, après tout. Mais ce
impriment à la vie du chrétien dans l'Église une tension dia­ sens ne saurait être dit plus vrai que les autres ; tout au plus,
lectique « entre l'avant et l'après dans le maintenant de son
existence mortelle)). Le commentaire exégétique d'Augustin
1. XII, }..'Vil à L..'XIXI .
est ainsi la transposition dans l'ordre du spirituel («au plan 2. XII, xxx, 41. Augustin demandait déjà, dan$ L'Utilité dt croirt (en 391,
soit sept ou huit ans avant les Conftssio!ts : « Par quelle démarche recons­
tituer la pensée profonde d'un absent ou d'un mort, au point de pouvoir
s'en porter garant sous serment? Même s'il était présent pour répondre
1. XII, XXV!!, 37. aux questions, il y a peut-être bien des choses qu'il cachemit par obli­
2. Le sens littéral (ou historique) enseigne ce qui s'est effectivement geance, à moins d'être méchant D'ailleurs je ne pense pas que pour
passé ; les trois sens spirituels se rapportent respectivement à l'action résoudre la question il serve en rien de savoir ce que fut l'écrivain>>
humaine (quid agas), à la foi (quid t:1�das), et à l'espérance d u salut éternel i Œuvres dt saint Augustin, «La foi chrétienne )>, Desclée de
(V, 12), n
(quid peres). Brouwer, Bibliothèque augustinienne, 1951 (trad. J. Pegon).

120 121
et parce que Moïse fut choisi par Dieu pour être l'instrument puisque lui aussi les a entendues dans un sens vrai, qui n'est
1
de son verbe, pourrait-il être dit « plus élevé » (excelsior) et pourtant pas celui-là. »1 « Où est le mal ? » L'Utilité de croire

cela ne fait, quoi qu'il en soit, aucune différence pour tous autorise à dire que non seulement il n'y a aucun mal à
les commentateurs à venir. En imaginant ce sens unique que s'éloigner ainsi de la pensée de l'auteur, mais qu'il y a même,
l'auteur disparu aurait pu donner de son texte, Augustin fait dans certains cas, avantage à le faire, que la question est donc
de lUi le premier interprète, le premier commentateur de son rhétorique.
œuvre : « Que ce sens auquel il a pensé soit donc plus élevé « Trois sortes d'erreur, selon Augustin, guettent les hom­
que tous les autres ; mais à nous, Seigneur, tu nous montres mes lorsqu'ils font une lecture [...] La première consiste à
ou celui-là ou, · à ton gré, un autre qui est vrai afin que, juger vrai ce qui est faux, quand ce n'est pas la pensée de
découvrant poui nous le même sens qu'à ton serviteur lui­ l'auteur. La seconde, qui va moins loin mais qui n'est pas
même, ou un autre à l'occasion des mêmes paroles, dans les moins dangereuse, consiste à juger vrai ce qui est faux mais
deux cas, ce soit toi pourtant qui rassasies, non l'erreur qui en ne faisant que reprendre la pensée de l'auteur. La troi­
fasse illusion. »1 sième consiste à saisir dans l'œuvre de l'autre une vérité à
·C'est dans ce tte distance prise avec le sens supposé seul laquelle lui-même n'a pas pensé. Dans ce dernier cas le profit
vrai ou supposé plus vrai parce que l'auteur l'avait en vue n'est pas négligeable, et même, à y regarder de près, tout le
que la théorie d'Augustin est la plus audacieuse, pour un lec­ fruit de la lecture est sauf. »2
teur du :xxe siècle, du moins. En proclamant sans ambiguïté n se passe ici quelque chose de très comparable (peut-être
que l'indifférence est de rigueur à l'endroit de la pensée de même est-ce la même chose) à ce que Paul Ricœur décrit
l'auteur, il est bien près de dire que la vérité, qui en chaque lorsqu'il veut expliquer ce qu'est, selon lui, la « référence
texte attend chacun, n'attend que lui et ne peut se présenter métaphorique >> ou le« faire narratif» : «Toute la stratégie du
à lui sous une forme déjà empruntée pour un autre, fût-il discours poétique se joue en ce point : elle vise à obtenir
l'auteur ; qu'il n'y a pas de lecture salutaire qui ne mise sur l'abolition de la référence par l'autodestruction du sens des
cette différence, peut-être même cette divergence : « En énoncés métaphoriques, autodestruction rendue manifeste
quoi, dis-je, cela me gêne-t-il d'entendre moi autrement par une interprétation littérale impossible. »3 Du commen­
qu'un autre ne l'a entendu ce qu'entendait exprimer celui qui taire on peut certes faire une interprétation «littérale », mais
a écrit ? Bien sûr, nous tous qui lisons nous tendons tous nos il apparaît bien souvent (en fait à chaque fois qu'un com­
efforts pour dépister et saisir ce qu'a voulu dire l'auteur que mentateur écrit à la suite d'un autre, c'est-à-dire toujours)
nous lisons ; et comme nous croyons qu'il dit vrai, noùs que cette interprétation littérale témoigne d'une imperti­
n'osons pas penser qu'il ait rien dit que nous sachions ou nence foncière à l'endroit de ce que dit - semble vouloir
jugions faux. Donc, du moment que chacun s'efforce dire - le texte.
d'entendre les Saintes Écritures comme les a entendues celui Cette impertinence, la même que « l'impertinence séman­
qui a écrit, où est le mal si l'on les entend dans un sens que tique » dont parle Paul Ricœur à propos de la métaphore, est
toi, lumière de tous les esprits véridiques, tu nous montres elle aussi « l'envers d'une innovation de sens au niveau de
vrai même si celui qu'on lit ne les a pas entendues en ce sens,

1. XII, xvm, 27.


2. L'Utilité det:roire, op. tit., IV, 1O.
1. XII, XXXII, 43. 3. La Métaphore vive, Seui� 1975, p. 289.

122 123
l'énoncé tout entier, innovation obtenue par la "torsion" du res possibles - dit suffisamment que c'est du côté de la cons­
• cience de soi qu'il faut chercher cette nouvelle visée
sens littéral des mots ». La violence que fait Paul Claudel à
Stéphane Mallarmé, Jean-Paul Sartre à Gustave Flaubert, référentielle. C'est un certain échec de la référence du lan­
l'incroyable gauchissement que Victor Hugo fait subir à Wil­ gage ordinaire qui donne naissance à la métaphore ; une cer­
liam Shakespeare ne sont pas plus déplorables que cette taine incapacité de l'homme à se penser dans le temps .qui
« torsion» dont parle Paul Ricœur, ils sont la condition suscite l'activité narrative ; c'est une certaine déception de la
même du commentaire ; le commentaire pourrait être défini lecture immédiate qui fait dire autrement, qui fait écrire sa
comme cette torsion (Augustin parle d'une « erreur de lec­ lecture sous forme d'un commentaire.
ture » dans L'Utilité de croire, d'un « autre sens » dans les Con ­
La métaphore, dit encore Paul Ricœur, libère un pouvoir
fissions) qui permet le surgissement d'une « nouvelle perti­ « de référence à des concepts de notre être-au-monde qui ne
nence ». Le récit configuré est bien l'équivalent, dans l'ordre peuvent être dits de manière directe. Ces aspects sont visés, defafOn
de l'action, de ce qu'est la métaphore dans l'ordre poétique : indirecte, mais positivement assertive, à la faveur de la perti­
«J'ai soutenu que la poésie, par son muthos, redécrit le nence que l'énoncé métaphorique établit au niveau du
monde. De la même manière je dirai [. .] que le faire narratif
.
sens »1 • Le récit, de même, est conçu comme un objet
re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans la « médiat>> entre le monde et moi. On dira pareillement que
mesure où raconter, réciter, c'est refaire l'action selon l'invite le commentaire n'est jamais seulement ui1 discours sur un
du poème. »1 Pareillement je veux dire que le commentaire, texte ; tenant le texte d'une main, il tend de l'autre le miroir à
l'activité qui consiste à se confronter à un récit déjà confi­ l'exégète qui travaille à s'y reconnaître ; il est ainsi, par nature
guré est ce qui permet de me re-penser comme « autre ». Le et vocation profonde, un discours indirect. L'indirect ici, pas
« -re » est ici le même que celui dont use Paul Ricœur lors­ plus que -dans le cas de la métaphore ou du récit configuré,
qu'il dit que la métaphore « re-décrit» le. monde ou que le n'est pas une coquetterie, l'indice d'aucune pudeur ou hypo­
récit le <<re-signifie » dans sa dimension temporelle. Tout le crisie ; il atteste seulement que certaines choses << ne peuvent
début de cette étude voulait montrer que la capacité référen­ être dites de manière directe». Ce qui outrepasse la descrip­
tielle des commentaires peut être subsumée sous celle des tion, ce qui excède l'expérience du temps, ce qui désespère la
œuvres narratives, elles-mêmes subsumées sous celles des conscience de soi, tout cela a besoin pour se dire de voies
œuvres poétiques2• Cette pertinence nouvelle du commen­ indirectes : la métaphore, le récit, le commentaire. Du réel
taire ne va pas, elle non plus, sans susciter une nouvelle visée qui rie satisfait pas, la métaphore ruine quelque chose et fait,
référentielle. dans ce défaut qu'elle ouvre, une proposition de sens ; ainsi
Tentant de dire sa conversion, le converti récent dira fait, dans la trame du récit qui déçoit, le ressasse�ent du
aussi bien (avec, paradoxalement, une pertinence égale dans commentaire. Le commentaire est la métaphore du récit.
les deux cas) : «Je suis un autre homme» ou «Je rie suis plus
le même >> que «Je suis enfin moi-même ». Le commentaire
L Tenps et récit, 1, p. 151 ; je souligne.
de la Genèse, à la fin du récit autobiographique - commen­
taire évidemment allégorique de tous les autres commentai-

L Ttmps et récit, I, p. 152-153.


2. Paul Ricœur, ibid.

124
Soi-même et l'Autre

Le temps et le moi

Par la conversion, advient à soi un autre que soi. Celui


que par la conversion j e suis devenu, je ne l'aurais pas cru
possible ; or, la conversion le rend vraisemblable. li y avait
donc en moi, à mon insu, de « l'autre » gue la conversion a
transformé en « soi». L'une des fonctions du récit de
conversion est de laisser présager dans le soi supposé du
narrateur avant sa conversion cet autre qu'il va devenir. Le
récit de l'enfance, de l'adolescence, de la jeunesse d'Au­
gustin, récit entrecoupé de dialogues avec Dieu, ne peut être
lu que comme le revers ignorant de l'être nouveau que la lec­
ture de Paul va faire de lui. Symétriquement, la conversion
fait devenir « autre », d'une manière certes différente, ce moi
que j'ai été mais gui m'est devenu brusquement à moi-même
étranger. Une autre des fonctions de ce récit est d'éloigner
du soi nouveau ce soi ancien dont la mémoire garde la trace
mais gue l'intelligence fidèle éprouve un mal croissant à
appeler encore « soi». En un sens, le récit de conversion ne
fait qu'accentuer le processus de tout récit puisqu'il cherche
à restituer dans une configuration (configuration un peu par­
ticulière, c'est vrai, puisque son matériau est censé être cons­
titué d'événements réels) la cohérence, l'unité d'un individu
qui a du mal à dire, tant ses « moi » sont divers, ce qu'il est

127
véritablement. Paul Ricœur note très justement que la médi­ fications appliquées à des récits préalables »1• Ces « rectifica­
tation augustinienne sur le temps est bien à sa place, venant ' tions » sont le propre du commentaire, elles sont le
après un récit qui, comme tout récit, substitue à l'identité commentaire. L'analysant, à force de corrections, de révi­
personnelle une « identité narrative» ; qui résout poétique­ sions, de retours, de reprises, de commentaires sur des récits,
ment les apories liées au problème de la temporalité. n note des lambeaux de récits « inintelligibles et insupportables »,
encore, à propos d'Augustin, gue l'aporétique du temps ne espère pouvoir « reconnaître son ipséité». Les commentai­
se laisse jamais isoler d'autres apories qu'il dit engendrées res, retouches, repentirs, réinterprétations du récit, des récits
par elle, et il cite Jean Guitton qui, « attentif au lien entre préalables ont pour horizon naturel cette appréhension de
temps et conscience chez saint Augustin observe que soi qui est précisément en question dans l'entreprise auto­
l'aporie du temps est aussi l'aporie du moi »1• biographique. Le même processus est à l'œuvre, selon Paul
Je voudrais établir que le genre au tobiographique est le Ricœur, dans le cas de « la communauté historique qui
genre qui permet de poser ensemble le problème de la tem­ s'appelle "le peuple juif'», peuple gui a « tiré son identité de
poralité et celui de l'identité ; gui tente, par ce rapproche­ la réception même des textes qu'elle a produits »2• Il faut
ment inesguivable, de donner à ces deux problèmes une insister ici sur le mot « réception ». L'identité du peuple juif
réponse dont la juxtaposition des apories est sans doute le ne s'est pas constituée seulement « de récits qu'il a racontés
premier élément. Je voudrais encore montrer que les Confes­ sur lui-même », mais bien de leur réception, c'est-à-dire de la
sions, autobiographie particulière dont le récit est relayé par façon dont ils ont été entendus au cours de l'histoire.
un commentaire, permettent de penser que si l'aporétique · L'histoire de la communauté est parallèle à celle des com­
du temps donne lieu, selon la thèse de Paul Ricœur, à une mentaires qu'elle a faits de ces récits.
poétique du récit, l'aporétique du soi, que l'autobiographie S'agissant des limites, cette fois, du concept d'identité nar­
se propose de réduire, se résout dans une poétique du com­ rative, Paul Ricœur note que la multiplicité des récits - leur
mentaire (poétique énarrative). C'est par une expérience fic- . prolifération -prenant pour matière la même vie ne laisse pas
rive du temps gue se constitue, selon Paul Ricœur, l'« iden­ de poser problème. Si un récit succède à un autre, c'est, en un
tité narrative » ; c'est par une conscience imaginaire de sens, gue le premier a échoué (si du moins l'on admet que la
l'autre dans le commentaire que se constitue ce qu'on pour­ narration n'a éét configurée que pour « stabiliser » l'identité).
rait appeler l'« identité énarrative ». Cette dernière propo si­ Paul Ricœur ne va pas jusqu'à dire que l'existence ne serait-ce
tion prolonge le travail de Paul Ricœur bien plus qu'elle ne que d'un second récit est l'indice d'un échec et comme son
cherche à le contester. premier commentaire, mais il pose que cette identité, « ni
Dans les conclusions de Temps et récit, en effet, Paul stable ni sans faille »,« devient ain�i le titre d'un problème au
Ricœur montre en plusieurs endroits comment le concept moins autant que celui d'une solution >>, et il ajoute curieuse­
d'identité narrative peut s'articuler sur celui d'un sujet énar­ ment gue cette « instabilité principielle » de l'identité narra-
ratif ; comment aussi il rencontre sa limite interne. Prenant
l'exemple de la cure psychanalytique, il remarque que le tra­ t. Tttnps tt ricil, III, p. 444. TI ajoute : « ... de la même façon que l'histoire
vail du patient consiste effectivement en une « suite de recti- d'un peuple, d'une collectivité, d'une institution procède de la suite des
corrections que chaque nouvel historien apporte aux descriptions et
awt explications de ses prédécesseurs et, de proche en proche, aux
1. Ibid., p. 25 ; la citation vient de Jean Guitton, Le Tmlj>s et Nttrnité chez légendes qui ont précédé ce travail proprement historiog1aphique. »
Plotùt et saitrt Aug11stin, Paris, Vrin, 1933, p. 224 de la 4' éd. (1971). 2. Ibid., p. 445.

128 129
rive serait confirmée par une recherche systématique sur l'affaire. Au contraire. S'il peut arriver qu'on g
i nore l'identité
l'autobiographie et l'autoportrai t Ce n'est donc pas un
. ' du destinataire d'un commentaire seulement écri t et qu'on
hasard s i c'est d'un texte autobiographique, inapte semble-t-il puisse, dans certains cas limites, soupçonner l'ent reprise de
à rassembler ce qui du moi est épars1, qu'est« issu »2 le com­ flirter avec le solipsisme - justement -, on ne peut concevoir
mentaire de la Genèse, commentaire qu'il ne faut donc pas qu'un commentaire oral soit sans destinataire ni visée éthi­
hésiter à lire aussi comme une tentative de répondre à la ques­ que. Ces commentaires oraux sont d'ailleurs bien souvent
tion de l'identité. Enfm, le concept d'identité narrative transcrits, et deviennent vite à leur tou r « lisibles »1•
« n'épuise pas la question de l'ipséité du sujet »3 : Paul Ricœur,
pour tenter de le faire admettre, aborde une dernière fois le
problème de la lecture qui, se faisant action, comme elle doit, Idem etipse
défait le fragile édifice construit par le récit : l'identité narra­
tive, conclut-il, rencontre ici sa limite et « doit se joindre aux Maintenant, en quels termes se pose le problème de la
composantes non narratives du sujet agissant». Nul doute conscience de soi pour qu'il puisse être dit « aporétique » ?
que la pratique du commentaire soit l'une de ces composan­ Aucun texte peut-être ne le dit mieux que les Confissions,
tes et qu'elle contribue, à sa façon et dans s a mesure propres, dont l'auteur dialogue avec Dieu, imagine à la Genèse un
à l'invention de ce sujet agissant. Il n'est après tout qu'une auteur à qui il prête intentions et pensées, se rappelle celui
lecture particulière. D'abord parce qu'elle vient après beau­ qu'il a été en se demandant qui il est donc s'il est vrai qu'il ne
coup d'autres, et que cette série de relectures est en elle­ l'est plus, raconte dans quelle proximité fusionnelle il a ren­
même un acte qui témoigne d'un projet plus ou moins latent contré Virgile ou Cicéron, quel deuil, comme de lui-même, a
d être et d'agir autrement. Mais surtout parce qu'elle a choisi
' accompagné la mort de son ami, celle de sa mère, et qui
de se constituer elle-même comme un texte et que l'élabo­ entreprend le rassemblement quasi intemporel de ce que le
ration de cet objet est à situer nettement du côté de l'action, temps lui fait percevoir comme douloureusement dispersé.
une action dont n'est jamais absente une pensée prescriptive. Au moment où il quitte son récit et où, par une méditation
Que le commentaire soit oral (cours, sermon, entretien sur la mémoire et le temps, Augustin s'apprête à entrer dans
radiophonique ou télévisé) ne change évidemment rien à son commentaire (au début du livre X, donc), il indique net­
tement que dans cette partie non narrative de son travail, sur
1. Le concept de dispersio j oue un rôle important dans la problématique de ce qu'il pens e pouvoir connaître de lui-même, et qu'il a déjà
la çonscience de soi, comme l'a bien vu Hannah Arendt qui cite II, I, 1 : dit, il dira autre chose : <<De fait, le fruit de la confession du
« 0 douceur de bonheur et de sécurité, toi qui me ras sembles de la dis­
passé, j e l'ai vu et je l'ai mentionné. lvf.ais ce que je suis
persion où sans fruit je me suis éparpillé quand je me suis détourné de
toi, l'Unique, pour me perdre dans le multiple » (Le Concept d'amour chez encore (quis adhuc sim) à l'instant que voici, au moment
Augustin, Deuxtemps, Tierce, 1991, p. 21). précis de mes confessions, bien des gens aussi désirent le
2. Si le deuil doit sans doute être fait d'une étymologie qui dirait cette connaître : ils me connaissent ou ne me connaissent pas, ils
dépendance (cf. ci-dessus, p. 62), il faut pourtant insister sur la sorte
d'accomplissement, de parachèvement de ((perfection», de plénitude
,
ont appris des choses de moi ou sur moi, mais leur oreille
d'expression qui distingue t'enam;tio de la (<Simple >> narratio. Il semble n'est pas contre mon cœur, là où je suis ce que je suis (ubi ego
bien en effet que ce soit en ces termes que se pose l'équation p oétique
de la dépendance d'ungenre à l'autre. I.:ena1Tatio, c'e st ce qui accomplit la
naJTatio, ce qui, en un sens, la ria/ise. 1. C'estle cas, par e.xemple, des Homélies d'Augustin sur l'Évangile de
3. Temps et ricit, III, p. 447. Jean, de ses commentaires sur les Pst111mes, etc.

130 131
sum quiC11mq11e s11m). ils veulent donc apprendre par ma perdu, désorienté dans sa pure diversité. A l'identité conçue
confession ce que je suis moi-même au-dedans (q11id ipse intus • comme un « même » (idem), l'identité narrative substitue
sim) [...] Je révélerai donc [...] non- pas ce que je fus mais ce l'identité comprise comme un « soi-même » (ipse). «L'ipséité,
que je suis enfin et que je suis encore (non quisfuerim sed quis dit Paul Ricœur, peut échapper au dilemme du Même et de
jam sim et quis adhuc sim) . »1 La distinction est id nettement l'Autre dans la mesure où son identité repose sur une struc­
faite entre l'identité (qusi fuerim, quisjam sim) que le récit a ture temporelle conforme au modèle d'identité dynamique
tendu à transformer en ipséité et une ipséité, justement (quis issue de la composition poétique d'un texte narratif. »1
i11tus sim), dont l'évocation, en ce début du livre X, dit bien n faudrait dire, je pense, qu'elle ne Je peut que dans cette
qu'elle reste un idéal à atteindre. On ne saurait mieux dire mesure, et qu'une des limites du concept, l'un des points sur
non plus la nécessité du passage de l'identité narrative à lesquels Paul Ricœur essaie lui-même de le dépasser,
l'identité énarrative. concerne non pas les rapports du soi à ses différents états,
Le moi, que le contact de l'autre (ami, parent, autre écri­ mais avec l'autre que soi, « en» soi ou« hors >> de soi. Le com­
vain) peut émouvoir au point de lui faire se demander où il mentaire intervient précisément au moment où le moi, en
est, et donc qui il est, est également frappé de la diversité de dialogue soucieux avec lui-même, éprouve, au contact, à la
ses états dans le temps. C'est ce que la conversion a de plus pensée, dans le commerce de l'Autre, la fragilité de la cons­
profondément stupéfiant : rassemblant la personne en son truction narrative. L'identité énarrative ne reprend donc pas
entité profonde, la lui révélant, elle partage cependant la vie le problème de l'identité à zéro. Le récit (et spécialement le
en deux, faisant de moi-avant et de moi-après deux êtres si récit de conversion) a opéré déjà cette «synthèse de
distincts, l'un à l'autre tellement étrangers que la question se l'hétérogène », cette « concordance discordante » dont parle
pose effectivement de savoir s'ils sont bien «le même >>. Et Paul Ricœu.rJ. L'identité énarrative englobe donc la narrative,
c'est aussi ce qui fait que le commentaire est dans une telle contrainte qu'elle est d'étendre son effort souvent angoissé
dépendance de la conversion : venant après elle, il s'emploie de synthèse, par égard - conscient ou non, assumé ou non­
à rejoindre ces bribes, ces présences brèves mais vives de pour l'émotion, de quelque nature, de quelque ordre qu'elle
moi ailleurs (il est un dialogue avec l'autre, ici l'Autre absolu, soit, que la configuration de l'Autre a exercée sur elle. Si le
avec Dieu) et d'un autre temps (tl choisit de méditer sur un récit a bien rassemblé tous les divers propres du moi, il a
texte de l'origine et commence, avec le livre XI, par une laissé traîner, divaguer, ce que le texte de l'autre jadis a reçu de
méditation sur le temps). moi, et ce qui, de l'autre, s'est déposé en moi. Le récit auto­
On peut rappeler en quels termes Paul Ricœur formule le biographique, quand on a la chance qu'il existe, fait d'ailleurs
problème, à la fin de Temps et ricit, lorsqu'il met en place son bien souvent état, comme un signal avancé du commentaire,
concept d'identité narrative, repris et mis à l'épreuve dans de cette rencontre, lumineuse ou ratée, en tout cas décisive,
Soi-1nême comme un autre. Ce que permet le concept d'identité avec ce qu'un autre a configuré avant moi4• Si l'on admet que
narrative c'est précisément de faire disparaître Je dilemme
entre «un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses 1. Temps tl ririt, III. p. 443.
états » et, si l'on récuse cette vision substantialiste, d'un sujet 2. Soi·lfJémt romme un allfrt, p. 197-198.
3. Ibid., p. 168-169.
4. «Dix fois, vingt fois, je relus Madame Bovary », raconte Jean-Paul Sartre
dans LuMots. La relecture de Madalflt Bovar;•, maintes fois annoncée
1. X, Ill, 4 et IV, 6. dans L'Idiot de lafamille, reste d'un bout à l'autre l'horizon, comme lui

132 133
le commentaire est donc cette activité spéciale de lecture par de dire - et de déplorer - la différence de son être d'avec
laquelle un sujet se met à l'épreuve d'un autre qui a écrit avant ' celui de Dieu, différence par hypothèse incomblable), mais
lui, on peut voir dans le récit qui précède la méditation sur la l'Autre le plus proche, le plus susceptible de lui faire com­
Genseè des signes nombreux de l'impatience inquiète avec prendre de lui-même quelque chose ( « Ce que je sais de moi,
laquelle Augustin se prépare à cette confrontation, par c'est quand tu fais la lumière sur moi que je le sais » )1. Et
« autre » interposé, de soi à soi, de l' « autre-en-soi » à soi. rien ne porterait vers cette altérité inassimilable si ne
Cette inquiétude n'est pas différente, au fond, de celle que l'accompagnait la conscience de cette proximité qui fait que
fait naître « l'angoissante question "Qui suis-je?"» (Paul la crainte du regard de Dieu se tempère d'un peu de
Ricœur) et que posent à satiété aussi bien le livre d'Augustin confiance : «Je confesse [ce que je suis] devant toi avec un
que le texte de Jacques Derrida. Mais la particularité de la secret transport de joie mêlé de tremblement, avec une
« confession » réside dans l'adresse à Dieu du récit, puis du secrète amertume mêlée d'espérance. »2
commentaire qui ont donc lieu devant l'Autre, dont la pré­
sence rend moins brutale son irruption comme « auteur » du
texte commenté. Les choses ne sont évidemment pas si sim­
L'Autre et moi
ples, et une partie du problème vient de là. Dieu n'est pas
- même pour Augustin - l' « auteur» de la G e nèse, dont il
attribue la rédaction à Moïse ; il n'empêche : Dieu n'occupe L'altérité de l'Autre, son altérité la plus radicale, c'est que
pas la même place dans les deux parties des Cotifessions. Des­ lui n'a pas « d'autre » ; il est toujours « lui-même », rien de lui
tinataire du discours dans la première, il est à l'origine du dis­ ne disparaît jamais pour faire place à rien de nouveau.
cours commenté et destinataire de ce commentaire dans la Quand Augustin voit se succéder les époques de sa vie
seconde (puisque c'est son Verbe qui a nspiré
i le rédacteur). comme ·autant d'êtres qu'il a été, il s'extasi� - avec un déses­
Ce Verbe, dont Augustin s'apprête à interpréter la manifes­ poil: secret - sur l'immutabilité de celui par l'amour de qui il
tation humaine et relative, est donc à l'origine du monde et, est, et est ce qu'il est : « Et voilà que mon enfance depuis
ensemble, d'Augustin et du récit de la Création : «Te louer, longtemps est morte, et moi je vis, mais toi, Seigneur, et tu
voilà ce que veut un homme, parcelle de ta Création »1, «Le vis toujours et rien ne meurt en toi. »3 «Toi Seigneur pour
ciel et la terre que tu a faits et dans lesquels tu m'as fait »2, qui être et vivre ne sont pas une chose et une autre, puisque
« Ton Verbe, par qui tu as fait tous les êtres, et parmi eux, le suprême degré de l'être et le suprême degré de la vie, c'est
moi aussi. »3 Voilà pourquoi il est l'Autre (Augustin ne cesse tout un. Tu es en effet l'Être au suprême degré et tu ne chan­
ges pas. »4 Et encore plus extraordinaire, et difficilement tra­
duisible : « Tu autem idem ipse es. ;>5 En Dieu sont présents à la
inatteignable, de son commentaire. L'essai d'Elias Canetti sur Karl
Krnus, de même, ne surprend pas qui a lu son autobiographie, et parti­ 1. x, v, 7.
culièrement Le Flambea11 dans l'oreille. Cf. Elias Canetti, « Karl K.raus, 2. x, rv, 6.
école de la résistance», n i Karl K.raus, La Littérature démodée, Petite 3. I, Vl, 9.
Bibliothèque Rivages, 1990; et Le Flambea11 dat1s l'oreille, Histoire d'tttle 4. I, Vl, 10.
vie, trad. Michel-François Demet, Albin Ivfiche� 1982. 5. Ibid. Ces cinq mots sont une citation du psaume 101 (v. 28) dans la
1. I, !, deux fois, à quelques lignes d'intervalle. Vulgate. Tréhorel et Bouissou traduisent : «Mais toi, tu es toujours le
2. I, u, 2. même . >> Si <<toujours>> traduit idem, ce qui est possible en effet, «le
3. XI, n, 4. même>> ne saurait traduire ipse, qui ne désgi ne pas le« même >> (ce que

134 135
fois, sans variations ni altérations, les deux modes dont la l'intuition de son être unique et cohérent mais par elle aussi,
dissociation fait le drame intime d'Augustin, et, sans doute, sa vie, et quelque chose de lui, donc, est « séparé ». Comment
la difficulté pour chacun de se penser soi�même : J'idem et comprendre que celui qui donne l'être, et l'intuition de son
l'ipse. Dieu peut dire, dans la version de la Vulgate : <f Ego sum être propre, donne aussi cette séparation, ce changement de
qui sum >>1 ; Augustin peut seulement prétendre : «Ego sutn la vie, qui n'est pas l'être, si plein d'embûches pour la cons­
quicumque Sllm. J>2 Il y a dans ce -cumque, qui fait la différence, cience ? La question, dans son caractère aporétique, donne
l'iocomblable différence, tout le drame de l'identité tel que le aussi la direction de la réponse. C'est par mise en présence de
donnent à lire les Confessions. Ce n'est pas qu'il condamne à l'autre le plus autre, par mise en contact, frottement et imbri­
l'identité ; mais l'ipséité, qu'il postule, ne pourra jamais, cation avec lui si différent de moi, que je deviendrai peut-être
po urtant, être dite. Elle restera, jusqu'à la fin du livre (elle est moins opaque à moi-même. « Quel lieu y a-t-il en moi où
peut-être ce qui sera reçu, trouvé, ouvert, comme le disent puisse venir en moi mon Dieu, où Dieu puisse venir en
les tout derniers mots du texte) l'horizon de la confession3• moi ? » « Y a-t-il quelque chose en moi qui te contienne ?»
Or si le proche de moi-même reste moi, et seulement «Je ne serais donc pas, mori Dieu, je ne serais pas du tout, si
moi, le problème demeure, et demeure entier : « Quoi de tu n'étais en moi. Ou plutôt je ne serais pas si je n'étais en
plus proche de moi que moi-même ? Et voilà que la puis­ toi. »1 Ce que je suis, et que j'ignore, il ne saurait en être ques­
sance de ma mémoire échappe à ma prise, alors que je ne tion sans qu'il soit aussi question de l'Autre. Car il y a en moi
puis el..-primer ce moi lui-même sans elle. Que vais-je dire en un lieu qui est de l'Autre, comme il y a, en l'Autre, un lieu qui
effet ? }>4 « Guéris-moi, toi sous les yeux de qui je suis devenu est de moi. C'est dans ces parages étranges gue se risquera le
pour moi-même un problème. »5 La guérison, c'est-à-dire la commentaire, puisque aussi bien il ne semble pas possible
connaissance de soi et la possibilité de la dire, ne peut adve­ que le moi ne fasse pas, pour se connaître, l'épreuve du
nir de celui qui, sans commune ni pensable mesure avec. moi, « dehors-de-so i » : «Je ne puis pas moi-même saisir tout ce
me tient en son regard. C'est dans la proximité, qui est aussi que je suis. L'esprit est donc trop étroit pour se posséder
l'altérité la plus radicale, que se tient la clé de l'énigme. Cela, lui�même 1 Mais alors où est ce qu'il ne peut saisir de lui ?
Augustin le sent depuis le début, lui qui n'évoque presque Serait-ce en dehors de lui-même ? et non en lui-même ?
jamais le mystère qu'il constitue sans évoquer aussi Celui Comment donc ne le saisit-il pas ? Cette question soulève en
dont le Verbe l'a créé. moi un grand étonnement : la stupeur s'empare de moi. »2 La
C'est un autre des paradoxes de la conversion que d'aviver mémoire, dont traite le livre X, n'est certes pas ce lieu en moi
encore cette blessure. Par la conversion, Augustin éprouve gui contient Dieu, mais elle est sans doute ce qui permet Je
commentaire (qui commence au livre XI) d'un texte gui a
effectivement une histoire3• Se dire, c'est confesser Dieu (tel
fait idem) mais le « soi "· «Tu es toujours toi-même » serait une approxi­ est bien le projet d'Augustin), le commentaire du Verbe de
mation moins faut:ive, me semble-t-il. En X, :xxi. 27 qui es semperidtm,
qui ne peut être assimilé à itkm ipse es, est également (plus légitimement, Dieu permettra peut-être à son auteur d'être dit par lui : c'est
à mon sens) traduit par « Toi qui es toujours le même». cette impensable réciprocité qui est évoquée au livre X, livre
1. Exode, III, 14, cité par Augustin en VII, x, 16 et XIII, XXXI, 46.
2. x, Ill, 4.
3. Si< acdpietur, rie nvenielur,
i si< aperietur, derniers mots. 1. I, n, 2.
4. X, XVI, 25. 2. X, VIII, 15.
s. X, xxxm, so. 3. Cf. Ill, V, 9.

136 137
de la mémoire, c'est-à-dire de ce qui permet de penser à la fois sément, que si, par le commentaire, la parole de l'Autre,
le problème du temps et celui du moi. Ce livre, dont la place choisie par moi, reprise par moi, glosée par moi, me revient
fait tellement problème qu'on a même pensé qu'il était une comme quelque chose qui, passé par l'Autre, vient d'abord
addition tardive1, assure effectivement le passage, dans la de moi.
configuration d'Augustin, entre récit et commentaire, entre le On rencontre ici, une fois encore, la nécessité, pour se
genre, donc, qui s'attaque à l'aporie de la temporalité et celui connaître soi-même, de l'expression indirecte. Par le com­
qui tente de réduire l'aporie de l'identité. mentaire, j'interpose entre moi et moi la parole de l'Autre
« Qu'est-ce en effet que t'entendre parler sur soi-même, que je somme de dire quelque chose sur moi. «J'ai coulé vers
sinon se connaître soi-même ? »2 Question qui dit la lon­ les choses d'ici-bas (ad ista) et je suis devenu obscurité [...) Et
gueur du chemin parcouru depuis celle du tout début du maintenant voici que je reviens tout brûlant et haletant vers
livre I : « Que dit-on quand on dit quelque chose sur toi ? »3 ta source [...] Toi, parle-moi, toi, instruis-moi. J'ai mis foi
On ne peut parler de l'Autre que dans le doute et dans tes livres et leurs paroles sont des mystères profonds. »1
l'incertitude. La question du livre I, qui ouvre le récit auto­ «]e t'en conjure, toi, mon Dieu, ne fais pas silence loin de
biographique, montre la limite de l'entreprise si elle est moi. Toi, parle dans mon cœur en toute vérité, car t u es le ·
conçue comme le projet de tenir moi-même et l'Autre dans seul à parler ainsi [...] Et j e ne veux pas me détourner ["de
un seul et même propos. Or, telle n'est pas l'ambition de la Jérusalem ma patrie'1 jusqu'à ce qu'en la paix de cette mère
confession, qui prétend seulement à l'aveu de la foi et à très chère [...] tu rassembles tout ce que je suis de la disper­
l'action de grâces. Au contraire, la question du livre X, livre sion et difformité où je suis, et que tu le conformes et conftr­
charnière, laisse entrevoir que dans la parole de l'Autre peut mes pour jamais. »2 Mais, comme on sait, rien ni personne ne
s'entendre la vérité sur soi, vérité que le récit ne donne pas à saurait se porter garant de la signification vraie d'une parole
son narrateur, semble-t-il, le sentiment d'avoir saisie. A obscure, même son auteur3. A ses risques et périls, c'est-à­
l'impossibilité de rien dire sur Dieu (« Qu'est-ce que mon dire au risque de se manquer en même temps qu'il manque
Dieu ? Qu'est-ce, je le demande, sinon le Seigneur Dieu ? ») l'Autre, le commentateur entreprend donc de se mettre à la
le récit a fait en sorte que se substitue non pas seulement la place de celui qu'il commente, de recomposer à sa manière
possibilité mais la nécessité de dire quelque chose sur sa logique et de lui faire parler un langage qui lui convienne.
l'obscurité du Verbe de Dieu. Comment pourtant de ce
commentaire pourra-t-il venir quelque chose qui me rap­
proche de la connaissance de moi-même mise, dès les pre­
Comme moi-même
miers mots du livre, en rapport avec l'identité de celui qui
est, avec l'ipséité même, présence permanente et non
La distinction que fait Augustin entre le Verbe et
menacée de soi-même à soi-même4 ? Cela ne se peut, préci-
l'instrument du Verbe (« Moïse a écrit de lui [i.e. le Verbe,
ton fils unique] : "Cela, lui l'a dit, la Vérité l'a dit'' »4;
1. Cf. A. Solignac, op. cit., 1, p. 19-22.
2. X, m, 3.
3. l, N, 4. 1. XII, x, 10.
4. Augustin aborde ce problème dans ses ln Psolmos enmraJiones (Ps. 121, 2. XII, XVI, 2 3 ; cf. également ci-dessus, n. 1, p. 130.
3): c'est la fameuse méditation sur l'idipsum, traduite par A. Solignac in 3. Cf. ci-dessus la n. 2, p. 121 qui cite L'Utilité de crore,
i V, 12.
Conf, II, p. 551-552, note complémentaire 9. 4. XI, n, 4.

138 139
« L'Esprit de Dieu qui par son serviteur Moï se a écrit ce autorise toutes les conjectures, ou presque : « F ais que
livre » ) 1, cette distinction est capitale. Elle permet de mainte­ j'entende et comprenne comment dans le principe tu as fait
nir séparés le texte dans sa vérité et le commentaire dans ses le ciel et la terre. Moïse l'a écrit Il l'a écrit et il s'en est allé, il
vérités ; elle rapproche le commentateur de l'auteur: l'un est parti d'ici, passant de toi à toi, et maintenant il n'est pas
n'est certes pas l'autre, mais ils sont «de la même masse» devant moi. »1 Il est plutôt étonnant de lire à cet endroit que
(eadem massaj2, et le commentateur est bien plus près de si Augustin se résout finalement à se tourner vers Dieu pour
l'auteur (homme comme lui, pécheur comme lui, et comme savoir la vérité, c'est seulement parce que Moïs e n'est pas là.
lui condamné à la temporalité, à l'obscurité du langage qui Il est évoqué pourtant, brièvement, dans son absence silen­
n'est pas le Verbe) que l'auteur ne l'est de la Vérité qui cieuse, et Augustin voit manifestement, avec les yeux de son
l'inspire ; elle légitime l'une des premières formulations de esprit, un homme d'os et de chair, un homme de voix et de
cette idée qui, de Michel de Montaigne à Paul Valéry, devait paroles, qui peut-être lui fait penser à Ambroise, de qui il
connaître une fortune si grande, idée selon laquelle l'auteur reçut tant de vérités. L'entretien imaginaire rejoint ainsi les
n'est pas le détenteur de la vérité de son texte, ni même le causeries amicales et réelles, celles avec Alypius, Ponticianus,
mieux placé pour y faire parven.iil. L'énarrateur peut à bon ou d'autres. Passe alors, très fugitivement, mai s très nette­
droit se substituer mentalement au narrateur, entrer dans sa . ment, le visage d'un Moïse dont les différences avec Augus­
pensée, sa vie, son histoire, pour mieux entrer dans son tin sont peu à peu estompées, jusqu'à permettre ce bouche à
texte ; consentir (ou aspirer) au provisoire effacement de soi oreille qui serait le commentaire idéal et ne délivrerait pour­
pour une proximité plus grande avec l'autre. Cette attitude, tant qu'une vérité deux fois relayée O'entends et restitue la
parfois déguisée en méthode4, est en réalité constitutive du vérité que tu as transmise par sa bouche) : «Car s'il y était, je
genre, et c'est cette fatalité, sue ou ignorée, assumée ou le retiendrais, je le prierais, je le supplierais en ton nom de
déniée, qui rend sa lecture si précieuse et son usage si m'ouvrir le sens de ces mots ; je tendrais les oreilles de mon
amb igu. Augustin ne pratique évidemment pas l'empathie corps aux sons jaillissant de sa bouche. S'il me parlait en
avec la résolution de Jean-Paul Sartre, mais en quelques hébreu, c'est en vain que sa voix frapperait mes sens : rien
endroits de son texte s'aperçoit la tentation, diversement jus­ n'en toucherait mon intelligence. En revanche s'il me parlait
tifiée, de parler pour Moïse, l'auteur supposé, dont l'absence en latin, je saurai s ce qu'il dirait. Mais d'où saurais-je qu'il dit
vrai ? Et quand bien même j e le saurais, est-ce de lui que je le
s aurais ? C'est au-dedans de moi, oui, dans la demeure de la
1. XII, XIV, 17.
2. XII, XXVl, 36. pensée que la vérité, qui n'est ni hébraïque ni barbare, sans
3. Montaigne : «Un suffisant lecteur descouvre souvant és escrits me servir d'une bouche ni d'une langue, sans bruit de sylla­
d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et
apperceües, et y preste des sens et des visages plus riches » (,f3ssais, I,
bes, me dirait : "Il dit vrai", et moi, rempli aussitôt de certi­
XXIV) ; et Valéry : «Quand l'ouvrage a paru, son interprétation par tude, je ferais confiance à cet homme qui est tien et lui
l'auteur n'a pas plus de ''aleur que toute autre par qui que ce soit. Si j'ai dirais : ''Tu dis vrai." Mais puisque je ne peux l'interroger,
fait le portrait de Pietre, et si qudqu'un trouve que mon ouvrage res­
c'est toi, dont il était rempli quand il a dit vrai, toi, ô vérité,
semble à Jacques plus qu'à Pierre, je n'ai rien à lui opposer - et son
affirmation vaut la mienne. Mon intentio n n'est que mon .itntention et que je prie, toi, mon Dieu. » Cette évocation, dans laquelle
l'œuvre est l'œuvre >> (Tel qutl, Gallimard, « Idées >>, I, p. 198).
4. C'est le cas de Jean-Paul Sartre qui, dans la préface à L'ldwt de lafamilk,
parle de J'empathie comme de la « seule attitude possible pour com­
prendre>>. 1. XI, III, S.

140 141
Augustin a l'air de se tourner vers Dieu faute de mieux, per­ tin. Je ne suis pas Moïse, mais il est comme moi-même ; « si
met en fait le déplacement fondamental, celui qu'opère j'étais né en son temps » tu m'aurais fait écrire comme il a ·
chaque énarrateur, qu'il le dise ou non, sans se soucier néces­ écrit, et donc ma conception de cette écriture est aussi,
sairement (comme Augustin ici ou comme Jean-Paul Sartre nécessairement, la sienne. S'imaginant en auteur de la Genèse,
dans la préface à L'ldict de la famille) de se justifier. Puisque Augustin ne fait finalement qu'obéir à la loi de charité, ne
Moïse n'est pas là, je me tournerai vers toi, et puisque tu es fait que corriger, quoi qu'il en soit, un de ces hasards de
en moi, je chercherai en moi cette vérité que Moïse ne peut l'histoire (pourquoi suis-je venu après lui ?) qui n'existe pas
me délivrer. Dieu, qui est la vérité, a servi à justifier pour la Vérité1• «J'aurais voulu en effet, si pour lors j'avais
qu'Augustin parle en scrutant au-dedans de lui pour dire la été Moïse - car nous vep.ons tous de la même masse, et
vérité d'un texte écrit par un autre. qu'est-ce que l'homme si tu ne te souviens de lui ? - j'aurais
L'autre raison d'affirmer que l'on peut prêter à l'autre ses donc voulu si pour lors j'avais été ce qu'il fut et si tu m'avais
propres pensées passe encore par Dieu .. Ses conséquences attelé à écrire le livre de la Genèse, recevoir en don une telle
sont tout aussi considérables. C'est par le commandement faculté d'expression, et une telle façon de tisser les mots que
d'amour du prochain que se fait - très facilement, en ceux qui ne peuvent pas encore comprendre de quelle
somme - le passage de l'autre à moi, de l'auteur donné à cet manière Dieu crée ne pusseht récuser mes paroles comme
incontestable prochain qu'est son commentateur. Augustin excédant leurs forces ; et que ceux qui le peuvent déjà [. .] .

commence par rappeler la très grande témérité qu'il y aurait fussent à même de retrouver cette vérité qui n'a pas été
à prétendre que tel sens plutôt que tel autre fut celui auquel omise dans le peu de paroles de ton serviteur ; et que si un
pensa Moïse. Ce serait « offenser la charité» (ojfendere carita­ autre y voyait une autre pensée dans la lumière de la vérité,
lem) ; et c'est au nom de la charité, justement, qu'est opéré le celle-ci non plus ne ût f pas absente de l'intelligence des
rapprochement de Moïse et d'Augustin : «Et pourtant, pour mêmes paroles. »2 Sa pratique de l'écriture est forcément la
ma part, ô mon Dieu [.. ], puisque tu m'as ordonné d'aimer
.
mienne, ou inversement, puisque «je suis comme lui».
mon prochain comme moi-même (ut diligam proxitnum meum La similitude, finalement, de celui qui écrit et de celui qui
sicut me ipsum) je ne puis croire de Moïse ton serviteur fidèle le lit, le postulat du moins de cette similitude, est indispen­
qu'il ait reçu de toi un don moindre que je n'eusse souhaité sable à l'entreprise et à la conduite du commentaire.
et désiré pour moi-même, si j'étais né en son temps et que tu L'énarrateur n'a pas toujours à produire des alibis aussi cha­
m'aies établi pour dispenser, par le service de mon cœur et ritables qu'Augustin, mais il lui faut toujours, à un moment,
de ma langue, ces Écritures qui devaient si longtemps après à un titre ou à un autre, justifier, avant même la teneur des
profiter à toutes les nations et dominer dans le monde
entier, à un tel sommet d'autorité, les paroles de toutes les 1. C'est ainsi par exemple que Maurice Blanchot, lui-même ventriloqué
fausses et orgueilleuses doctrines. »1 Cette nterprétation,
i par Samuel Beckett, n'hésite pas, pour l'expliquer, à se citer lui-même,
assez libre semble-t-il, du sicut me ipsum, légitime par un autre prétendant (allégation proche de celle d'Augustin s'autorisant à recons­
tituer la logique d'écriture de Moïse) que Beckett lui-même s'y serait
biais (celui de l'amour et donc de la soumission à la vérité qui reconnu (« Oh tout finir», in Critique, n" 519-520, spécial Beckett, août­
le poursuit), la quasi-inversion des rôles opérée par Augus- septembre 1990, p. 636) ; c'est ainsi encore que Jean-Paul Sartre, pour
faire comprendre les conditions d'apprentissage de la lecture par le
petit Gustave, a spontanément recours à une anecdote de sa propre
enfance (L'!difJt delafamille, I, p. 285, ou p. 666 ; cf. encore III, p. 383).
1. XII, ll'VI, 36. 2. XII, XXVI, 36.

142 143
propos qu'il s'apprête à tenir sur tel ou tel, que ces propos n'est pas question d'ajouter aux commentaires érudits,
soient tenus 1• L'une des premières tâches du commentaire encore moins de proposer de cette notion une n
i terpréta­
est de construire cette similitude. Non de l'assumer. C'est tion nouvelle, mais de la mettre à sa place dans une théorie
que la similitude n'est pas supposée, mais requise. Soit que du commentaire.
l'énarrateur cherche, en arborant la construction, à dissimu­ C'est au livre VII (chap. XVI) qu'Augustin parle de son
ler une affinité plus ou moins secrète, plus ou moins cons­ séjour dans cette région. Cela semble naturel : c'est à l qu'il
ciente, et elle-même plus ou moins imaginaire. Soit que relate· ses lectures néoplatoniciennes et donc celle de Plotin,
l'hétérogéné
ité, donnée, elle, du texte et de l'énarratteur soit à qui la notion est empruntée. Elle apparaît au moment où
par trop patente pour qu'une entreprise d'énarration puisse Augustin tente de « revenir à lui-même» sous l'effet de la
se justifier. Si aucun commentaire n'est possible sans cet lecture : « Et averti par ces livres de revenir à moi-même
(< être comme » qu'Augustin forge pour lui-même avec tant (redire ad memet ipsum), j'entrai dans l'intimité de mon être (in
d'intelligence, c'est qu'une dissemblance fondamentale ntima
i mea) sous ta conduite. » <<Tu as frappé sans cesse la fai­
semble devoir ruiner toute tentative, qu'elle suppose pour­ blesse de mon regard par la violence de tes rayons sur moi,
tant, de réduire la différence. et j'ai tremblé d'amour et d'horreur (et contremui amore et hor­
rore). Et j'ai découvert que j'étais loin de toi dans la région de
la dissemblance. >> Cette dissemblance, Augustin retombera
sur elle quand, loin des livres néoplatoniciens, il lira métho­
La région de la dissemblance diquement, lorsqu'il commentera, au livre XI (chap. XI), les
premiers mots de la è : « Qu'est-ce donc, ce qui resplen­
Gense
La regio dissimiiitudins,
i qu'Augustin reprend à Plotin, a dit jusqu'à moi et frappe mon cœur sans le blesser ? Je suis à
donné lieu, elle aussi, à des études et à des commentaires la fois plein d'horreur et plein d'ardeur (inhorresco et inardesco) :
nombreux qui tous montrent l'apport insigne d'Augustin2 : plein d'horreur dans la mesure où je ne lui ressemble pas ;
l'homme se perçoit essentiellement « dissemblable» en plein d'ardeur dans la mesure où je lui ressemble. » Le mal de
regard de Celui qui ne cesse de coïncider avec lui-même (de « semblance » dont souffre Augustin n'est pas guéri par ce
l'idem ipse). La dissemblance est, profondément, chez Au­ commentaire qu'il fait, par cette découverte dont il est
gustin, ce qui sépare l'être créé de l'Être absolu qui crée. Il l'occasion et le lieu. Il est atténué pourtant, car auprès de la
dissemblance qui ne peut s'abolir, le texte commenté- et le
1. Par exemple : <<Je respecte le génie et l'éloquence de Monsieur Pascal ; commentaire, donc - a placé, comme la compagne sans la
mais plus je les respecte, plus je suis persuadé qu'il aurait lui-même cor­ vertu de qui rien ne peut se dire ou se faire, la ressemblance.
rigé· beaucoup de ces Pmsé es qu'il avait jetées au hasard sur le papier
C'est pourquoi l'on peut dire que le commentaire de la
pour les examiner ensuite. » «Je suis de plus très persuadé que s'il avait
suivi dans le livre qu'il méditait le. dessein qui paraît dans ces Pensées, il Genèse est emblématique : ce qu'il met au jour, qui concerne
aurait fait un livre plein de paralogismes é l oquents, et de faussetés la vie spirituelle et l'être-au-monde de son auteur, ce sont
adnùrablement déduites. » <<On a voulu donner pour des lois des pen­
aussi les conditions de sa possibilité. Le commentaire, qui
sées qu'il avait probablement jetées sur le papier comme des doutes. ll
ne fallait pas croire démontré ce qu'il aurait réfuét lui-même » (Voltaire, suppose, dans le rapport de mon texte avec celui que je com­
Introduction aux Premières &marques mr les Pensées de Pasca�. Voltaire mente, à la fois ressemblance (sicut me ipsum) et dissemblance
ne fait donc que terminer ce que Blaise Pascal aurait fait, s'il avait vécu.
2. Cf. A Solignac, op. cit., I, note complémentaire 26, p. 689-693, qui
(il a vécu dans un autre temps, il ne parlait pas ma langue, et
donne une bibliographie sur le thème. surtout, je ne comprends pas ce qu'il a écrit), me révèle aussi

144 145
que je suis par rapport à ce que je cherche - moi -en coïnci­ stéréoscopique ») ; la référence « métaphorique », plus diffi­
dence et écart. cile à définir, serait celle qui, visée par la métaphore et se
C'est par là encore que le commentaire est proche de la déduisant du jeu de la ressemblance, constituerait la nouvelle
métaphore. Dans la métaphore aussi il y a de la res­ ((vision », impossible à ((elire)) autrement. n ne peut en être
semblance et de la dissemblance ; et l'écart que 1•énoncé ainsi dans l'énarration où l'objet choiti constitue, explicite­
métaphorique instaure avec un énoncé qui serait seulement ment, « officiellement», la seule matière -la seule visée - du
descriptif, loin d'être le signe d'une infirmité, d'un échec, commentaire. Un exégète qui prétendraitmanquer son objet,
est au contraire la chance d'un sens nouveau, s'appliquant ne pas se soucier de ce que elit le texte qu'il entend commen­
non à la référence descriptive, mais, par son abolition - au ter, ne pourrait être pris au sérieux ; et de fait il ne serait pas
moins sa suspension - à une autre référence. Comme celui un commentateur. Le cas n'est évidemment pas impensable
de la métaphore, le schéma du commentaire suppose d'un quêteur de soi qui - coquetterie, modestie, peur de la
ce que Paul Ricœur appelle, après Jakobson, « référence censure- choisirait délibérément, au mépris du texte lu, de ne
dédoublée »1• La différence avec la métaphore est que parler que de lui-même : le texte qu'il écrirait alors ne serait
ces références y sont sans doute plus facilement nom­ pas un commentaire, mais quelque chose comme une allé­
mables. C'est la lettre du texte commenté qui constitue gorie. Quant au commentaire qui, respectueux de son objet
l'équivalent de la référence «descriptive » de la méta­ ne serait commentaire que de cet objet, il est à la lettre impen­
phore (appelons « objet» cette référence gui est aussi le sable. Un objet choisi ne saurait être - ne serait-ce que parce
matériau ou, selon les cas, l'alibi du commentaire, cette qu'il est chois� justement - un pur objet. Et le hasard, ou un
chose gui fai t que le discours énarratif est nécessaire­ tiers, l'aurait-il imposé à un sujet, il n'en resterait pas moins
ment indirect) ; c'est l'énarrateur qui constitue, qu'il le qu'il aurait pu être refusé et ne l'a pas été. Le cas d'un objet
sachel ou non3 la seconde référence (appelons « sujet» cette qu'on imposerait à un commentateur en même temps que la
référence qui n'aurait pas besoin de recourir à l'activité méthode et l'idéologie du commentaire n'est pas-dans le cas
énarrative si l'on pouvait identifier simplement la personne d'un régime totalitaire, par exemple - totalement impen­
du commentateur). sable ; mais dans ce cas non plus - de mépris méthodique du
La différence entre commentaire et métaphore tient sujet - on ne saurait parler de commentaire. Les modes du
encore à la pertinence de ces références. S'agissant de la commentaire sont certes très divers, et chaque énarrateur a sa
métaphore, les choses sont relativement simples : la réfé­ manière propre de toucher un objet en s'exposant ; mais
rence au « sens littéral » (Paul Ricœur) est, par le processus l'enjeu du discours sur l'Autre, parce qu'il a à voir aussi avec
métaphorigue, abolie, ou plutôt elle subsiste, comme estom­ les raisons du choix, avec la méthode, avec le temps passé, ne
pée, constituant, pour la référence inouïe, une sorte de fond concerne jamais l'Autre seulement.
qui lui donnerait sens et relief (Paul Ricœur parle de « Vision Le livre VII expose parfaitement la différence entre les
textes qui permettent et ceux qui ne permettent pas cette
alchimie identitaire que menace la dissemblance fondamen­
1. Cf. La Mitaphorr vive, 7< étude, er spécialement p. 282 et 289-290. tale. Augustin y retrace son parcours intellectuel et affectif
.

2. Comme Augustin parlant de la Gen ist, oomme Victor Hugo parlant de qui va des lectures néoplatoniciennes à celle, exaltante, trou­
William Shakespeare.
3. Comme Paul Claudel parlant d'lgiflr
l , comme Blaise Pascal parlant de blante, de l'apôtre Paul. Les choses, en gros, se font en trois
Michel de Montaigne. temps.

146 147
Premier temps : la lecture des textes néoplatonicieos. tout la découverte d'un équilibre possible entre l'extérieur et
Augustin les confronte, en manière de présentation, au pre­ l'intérieur, l'un des couples conceptuels dont se sert Augus­
mier Évangile de Jean et se contente, pour signifier leur tin pour poser la question du soi ( « Où est ce que U'esprit]
insuffisance, de relever les propos qu'ils ne contiennent pas 1• ne peut saisir de lui ? Serait-ce en dehors de lui-même ? et
Deuxième temps : puisque le texte O'objet, donc) ne non en lui-même ?, numquid extra ipsum et non in ipso») 1.
convient pas, retour à soi, au soi le plus nu. Retour au sujet. Avant même la conversion, relatée au livre suivant, Augustin
« Et averti par ces livres de revenir à moi-même, j'entrai dans prend donc ici conscience de la nécessité, pour saisir ce qui
l'intimité de mon être sous ta conduite. » Ce deuxième temps de soi échappe, de recourir à ce qui n'est ni soi ni l'Autre, ni
est précisément celui de la dissemblance découverte ; Augus­ extérieur ni intérieur, ni sujet ni objet : un texte «médian »,
tin y tire la leçon de sa déception passée, mais n'en chasse qui seul rendra possible ce discours sur soi que le discours
pas la promesse d'un avenir radieux qui sera - justement - direct, le simple récit de soi avait échoué à tenir jusqu'au
celui du commentaire. Le futur qui habite le cœur de ce bout2•
moment concerne précisément ce changement de soi en «Le texte, dit Paul Ricœur, est la médiation par laquelle
l'Autre qu'effectuera réellement le commentaire, c'est-à-dire nous nous comprenons nous-mêmes. »3 Et il ajoute que ce
le commerce intime avec un texte qui ne soit pas seulement thème marque l'entrée en scène de la subjectivité du lecteur.
objet. L'équation est d'une surprenante précision : « Et j'ai Or la subjectivité du commentateur, de l'énarrateur, n'est
découvert que j'étais loin de toi, dans la région de la dissem­ pas tout à fait celle du lecteur. Le commentaire en effet sup­
blance, comme si j'entendais ta voix me dire des hauteurs, pose beaucoup de lectures, de relectures préalables du texte
"Je suis l'aliment des grands, grandis et tu me mangeras. �t commenté et, probablement, une première lecture, réelle ou
tu ne me changeras pas en toi, comme l'aliment de ta chatr, supposée, que le commentaire en forme a pour fonction de
mais c'est toi qui seras changé en moi". »2 configurer (ù n'y a peut-être que de cette « première » lecture
Le troisième temps est donc celui de cette manducation, qu'on puisse dire qu'elle constitue une compréhension de
celui de la lecture de Paul, qui dissipe toutes les difficultés3• nous-mêmes). Car le commentaire, et c'est aussi pourquoi il
Cette saisie avide du texte de l'autre n'efface pas la dissem­ diffère de la simple lecture, est écrit, et cette écriture fait de
blance, mais elle la définit avec exactitude ; elle permet sur- son texte une œuvre à part entière : il est composé, il se
«range » dans tm genre déjà constitué, et reçoit son « iden­
tité » du travail sur le langage effectué par son auteur. Il
1 . Presque tous parlent, directement ou non, d'un échange possible entre s'ensuit que l'appropriation qu'opère l'acte de commentaire
Dieu et qui le confesse : « Quant à ceci "Il est venu dans son propre
domaine et les siens ne l'ont pas reçu, mais à tous ceux qm l'ont reçu il n'a pas le texte pour « objet», mais cette première appropria­
a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu, en croyant en son nom", tion (corrigée par toutes les relectures qui l'ont suivie) qu'a
dans ces livres je ne l'ai pas lu.» « Cependant, que le Verbe s'est fait
chair et a habité parmi nous, dans ces livres je ne l'ai pas lu. » «Mais
qu'il s'est anéanti lui-même en prenant la condition d'esclave, fait à la 1. X, vm, 15.
ressemblance des hommes et reconnu à sa manière d'être pour un 2. Sur cette continuité de la partie narrative à la partie méditative sur
homme [...) : non, ces livres ne le contiennent pas.>> « Que ru n'as pas l'Écriture, cf. l'analyse de Geneviève Bollème, << Progresser en écrivant :
épargné ton fils unique mais pour nous tu l'as livré, non, cela ne s'y saint Augustin», in Parler d'écrire, Seuil, 1993, p. 279-354, et plus préci­
trouve pas» (X, rx, 13-14). sément 330-342.
2. VII, x, 16. 3. << La fonction herméneutique de la distanciation», n i Du texte à faction,
3. VII, XXI, 27. Essais d'hermé11eutique Il, Seuil, 1986, p. 115.

148 149
constituée la première lecture. L'exégèse de la Genèse, qui lui-même, parce qu'il est configuré, une « proposltl.on
commence au livre XI des Confessions, vie nt ainsi après plu­ d'existence». Ce serait une expérience limite, mais finale­
sieurs lectures de ce texte, dont le récit d'ailleurs ne fait ment une expérience pensable, que celle d'une lecture, faite
qu'une recension partielle. L'auteur du texte commenté ne pour elle-même, d'un commentaire. Le sartrien scrupuleux,
fait pas pour autant par là sa réapparition dans le commen­ par exemple, devrait-il absolument, pour bien lire L'Idiot de
taire : dès la première lecture son existence, son intention et, la famille, lire tous les textes de Gustave Flaubert auxquels
pour tout dire, sa réalité ont été rendues imaginaires. Mais Jean-Paul Sartre fait allusion dans son étude ? Il choisira plu­
cette personne, pour déréalisée qu'elle soit, n'en continue tôt de rapporter l'étude en question à l'œuvre de Jean-Paul
pas moins de peser, après le choix du texte à commenter, sur Sartre, sans se soucier au premier chef de savoir dans quelle
l'élaboration du commentaire. Et il apparaît bien souvent mesure les flaubertiens y verraient une proposition perti­
qu'elle est, plus que le texte qu'elle a produit un jour, à nente. Et l'on peut imaginer que L'Idi ot de lafamille donne à
l'origine, consciente ou non, de ce choix. Le Mishima de Mar­ son tour naissance, comme n' importe quel texte, à un com­
guerite Yourcenar\ pour le dire autrement, ressemble sans mentaire qui lui-même.. .
doute plus à l'Hadrien des Mé moires d'Hadriett, qui eut pour­ Cette appropriation ancienne sur laquelle travaille, que
tant un ancêtre-prétexte, ou au Zénon, inventé de toutes piè­ travaille le commentaire, ne rend sa lecture ni facile ni trans­
ces, de L'Œuvre au noir qu'au Mishima de Giuseppe Fino2 ou, parente. S'il y a commentaire, c'est qu'il y a contentieux
afortiori, au Yukio Mishima « réel ». Le « monde de l'œuvre » («compte à régler », dit Jean-Paul Sartre), et s'il y a conten­
n'est l'objet du commentaire que dans la mesure où l'a tieux, il y a fort à parier que les choses ne seront effective­
engendré celui que le commentaire a tôt fait de changer de ment ni simples ni claires. Il arrive par exemple que le com­
personne en personnage. mentaire ne règle pas seulement le compte qu'il a l'air de
« Comprendre, dit encore Paul Ricœur, c'est se comprendre régler, qu'un commentaire en cache un autre : Jean-Paul
devant k texte. Non point imposer au texte sa propre capacité Sartre ne parle pas de Gustave Flaubert que lorsqu'il le
finie de comprendre, mais s'exposer au texte et recevoir de nomme, ni Paul Claudel de Stéphane Mallarmé seulement
lui un soi plus vaste. »3 Cette exposition au texte, cette pro­ dans La Catastrophe d'lgitur. Et nul doute qu'on trouve, dans
position d'un « soi plus vaste», a sans doute été l'opération le commentaire par Augustin du premi�r livre de la Genèse,
d'une lecture tellement ancienne que le souvenir même en a des souvenirs de 1'Horten.ri ms ou de L'Enéide. (La lecture de
parfois été perdu ; le commentaire travaille sur cette lecture l'Hortensius avait été suivie d'une tentative - ratée - de lec­
ancienne un peu comme l'autobiographe sur les souvenirs ture de l'Écriture; l'exégèse, qui vient après la conversion,
lointains auxquels il s 'agit de donner une histoire cohérente. ne peut être séparée totalement de l'élan qui avait succédé à
Et ce retour qu'il constitue, essentiellement, sur l'appro­ cette quasi-conversion opérée par la lecture de Cicéron. Une
priation qui l'a fait, sans doute, ce qu'il est, ce retour est, en certaine fidélité se fa�t jour, derrière le mot à mot patient.
Une promesse est tenue.) Ou plutôt: l'existence du com­
mentaire met, par la force de la configuration, tous ces textes
1. Marguerite Yow:cenar, Mùhima ou la vision till vitk, Gallimard, 198�. . en résonance. Une résonance qui n'existe - et n'importe ­
2. Giuseppe Fino, Mithin1a imvain etguerrie,., Ph. Baillet trad., La Mlllsnle, que pour qui la rend possible. Cette dissemblance, qui fait
1983. peser sur toute tentative de « synthèse de l'hétérogène » une
3. «La fonction herméneutique de la distanciation», loc. cit., p. 117 ; c'est
Paul Ricœur qui souligne.
menace si grave (originelle), le texte du commentaire

150 151
s'emploie donc, selon ses modes qui sont divers, parfois savent de Jean-Paul Sartre par lui-même. Mon hypothèse est
inattendus, à la conjurer. Si bien que la mesure n'est guère que la distance de l'énarration à la narration (ici, des trois
facile à trouver qui évaluerait la pertinence de sa proposition. derniers livres des Confessiofls au récit de la Genèse) qui est,
Entre quels éléments faut-il mesurer la distance ? Et sur quoi c'est vrai, le plus facilement appréhendable, est l'indice le
renseignerait, en tout état de cause, le chiffre avancé ? moins incertain de la pertinence du discours énarratif par
rapport au soi de la narration qu'elle suppose (même si cette
narration n'existe pas). Ou encore : qu'il ne peut y avoir
d'expression subjective que figurée, et que cette distance
LOGIQUE DE L'ÉNARRATION dont l'importance et la qualité varient tellement d'un énarra­
teur à l'autre a précisément la forme d'une figure.
Il en va, ici, à très peu près, comme du rappon du dis­
Ce que vise l'énarration est double en effet: elle vise le cours historique à la réalité, quelle qu'elle soit, d'un événe­
récit qu'elle commente, mais elle vise aussi, par texte com­ ment passé, quel qu'il soit. Paul Ricœur emprunte à Hayden
menté interposé, indirectement donc, le soi qui, commen­ White, qu'il cite longuement!, et qui réfléchit sur les condi­
tant, se constitue. C'est cette double référence1 qui rend dif­ tions d'émission du discours des historiens, ou des théori­
ficile - hasardeuse, souvent - l'évaluation d'un discours ciens de l'histoire, sa théorie des tropes mise au service d'une
énarratif. L'appréciation risque d'être très différente selon théorie du récit historique. L'historien doit inventer un récit
que l'on considère l'énarratioo dans ses rapports avec la nar­ qui sera, quant au déroulement des faits narrés, dans un cer­
ration - par exemple - qu'elle a prise comme objet, ou dans tain rapport de représentation. Son récit manifeste la nature
ses rapports avec le soi qu'on peut supposer à partir des du lien qui l'attache aux événements qu'il relate, ou plutôt,
autres textes déjà produits par le même énarrateur. ces événements n'existent que manifestés par ces figures ou
L'analyse, au besoin érudite, théologique, qu'on fera des préfigures que White (en lecteur discipliné de Vico) limite à
trois derniers livres des Confessions, l'examen, même critique, quatre : la métaphore, la métonymie, la synecdoque, l'ironie2.
de la méthode retenue (allégorique, à la lettre, etc.) Le projet de White n'est pas, semble-t-il, de penser la subjec­
n'envisagent l'énarration qu'en fonction de son objet; les tivité du discours historique, mais bien de le mettre en rela­
débats, les querelles, les hypothèses sur l'unité des Confessions tion étroite avec le récit de fiction, en montrant qu'ils relè­
ne l'envisagent jamais qu'en fonction du soi dont le narra­ vent l'un et l'autre des mêmes schémas tropologiques. Le
teur du récit autobiographique a tenté de dire quelque chose. passage d'une théorie du discours historique à une théorie
C'est ainsi aussi qu'on voit des flauberriens, soucieux de leur du discours énarratif peut se faire sans réelle solution de
objet, ironiser sur l'entreprise de Jean-Paul Sartre et des sar­ continuité : « Finalement, la tropologie nous fournit un
triens (consciencieux) se contenter, sans souci réel de Gus­ moyen de classer les différentes sortes de discours en fonc-
tave Flaubert, de rapporter L'Idiot de la famille à ce qu'ils

1. Il vaut mieux, dans le cas du commentaire, parler de <<double réfé­ 1. Ttnlj>s tl ricit, III, p. 273-283.
rence » plutôt que de « réérence
f dédoublée », car l'�rion est con­ 2. Cf. «The Tropics of History: the Deep Structure of the New
trainte de tenir ensemble, et au même tltte, le texte objet et le SUJet en Science», in Tro pi c
s ifDiscourse, etS<!J! ilz cultural critici.sm, Baltimore and
question. Ce qui n'est pas le cas de la métaphore, par l'office de laquelle London, The John Hopkins University Press, 1978, puis 1982, puis
la référence métaphorisée prend le pas sur la référence littérale. 1992; p. 197-217.

152 153
tion de leur mode linguistique dominant plutôt que de leurs au contraire qui, regorgeant d'antithèses, ne soit nullement
supposés "contenus" qui sont toujours diversement inter­ antithétique dans son principe Qe William Shakespeare de Vic­
i terprètes. »1 «Tout encodage
prétés selon les différents n tor Hugo). Elle affecte d'abord, et principalement, le choix
nouveau, dit Paul Ricœur commentant White, est, à un d'objet. Paul Claudel choisit Stéphane Mallarmé comme son
niveau profond, figuratif. »2 L'écart qui sépare, disons, l'lgitur double inversé et il écrit à son propos des textes violemment
de Stéphane Mallarmé de LA catastrophe d'Igi tur de Paul Clau­ antithétiques ; Charles Baudelaire choisit Edgar Poe comme
del est finalement comparable à l'écart qui sépare une façon un autre lui-même : le discours qu'il tient sur lui sera donc
de parler de la fameuse « expression simple et commune » analogique. Et l'on peut imaginer, l'on peut rencontrer des
dont parle Pierre Fontanier pour définir la figure3• Norme commentaires motivés, profondément, par un désir de
aussi labile et incertaine que le texte « tel qu'en lui-même», métaphore, d'allégorie, de métonymie, d'ironie, de péri­
qui n'existe pas même (Augustin le dit avec une clarté défini­ phrase sans que la figure en question vienne, à chaque fois,
tive) dans l'esprit de son auteur. L'énarration, parce qu'elle redoubler, redire, manifester ce qu'elle dit déjà dans le reste
suppose le 2 Qe sujet, l'objet ; la narration, l'énarration ; le de l'œuvre. C'est que l'énarration doit tenir l'Autre en même
soi, l'Autre) est proche de la figure qui le suppose aussi temps que soi. Qu'elle est donc, essentiellement, allégorique.
(puisque l'écart, quels que soient les deux termes entre les­ Le caractère essentiellement allégorique de l'énarration a
quels il bée, la caractérise). Comme la figure qui, tournant la comme corollaire qu'elle exclut nécessairement de son
pensée, le vocable, tourne aussi autour de la chose à dire champ toute tentative qui viserait à nier l'un ou l'autre des
(périphrase), Je commentaire, tournant autour de son objet, pôles entre lesquels elle se tient. Un commentaire mené sous
le circonvenant patiemment, dit quelque chose de l'être-au­ le signe exclusif du Même (qui tendrait à dire de l'auteur
monde de qui le tisse, le mime, Je tente ; dit quelque chose de commenté : il est un autre moi-même, rien de lui n'est diffé­
son rapport à l'Autre. rent de moi) est aussi impensable qu'un commentaire mené
La figure du commentaire telle que je l'imagine n'affecte sous le signe de l'Autre (qui chercherait à dire, ou dirait en
pas seulement, et même n'affecte pas au premier chef (elle effet : celui dont j e parle est en tout différent de moi, je n'ai
peut même ne pas affecter du tout) la langue du commen­ rien à voir avec lui). Ces cas peuvent pourtant se présenter
taire, mais son exercice même et son organisation profonde. (Charles Baudelaire dit bien que lorsqu'il a rencontré l'œuvre
On peut imaginer une énarration, antithétique dans le prin­ d'Edgar Poe il a eu la sensation troublante de lire l'œuvre
cipe, qui ne manie pas systématiquement l'antithèse (celle de d'un autre lui-même' ; et Jean-Paul Sartre dit de Gustave
Voltaire commentant Blaise Pascal, par exemple) ; une autre Flaubert aussi bien que de Jean Genet qu'il n'a personnelle­
ment rien à voir avec eux), mais ils peuvent toujours, une
fois mis au jour l'aveuglement, repérée la dénégation, être
1. «Tropology, Discourse, and the Modes of Human Conscienceness >>, soumis à un schéma moins rigide : entre l'objet et le sujet,
introduction à Trupics ofDiJcoum, op. rit., p. 21 ; je traduis. entre le texte et son commentaire, l'activité énarrative, si peu
2. Temp1 tl ric
i l, III, p. 277, n. 1.
3. «Les figures du discours sont les traits, les formes ou les tours plus ou
moins remarquables et d'un effet plus ou moins heureux, par lesquels
le discours, dans l'expression des idées, des pensées ou des sentiments, 1. « Pourquoi n'avouerais-je pas que ce qui a soutenu ma volonté c'était
s'éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l'expression simple et com­ le plaisir de présenter un homme qui me ressemblait un peu, p::r quel­
mune » (Pierre Fontanier, .LeJ FigHm du dùcours, Flammacion, 1977, ques points, c'est-à-dire une partie de moi-même ?»,« Avis du traduc­
p. 64). teur», ni Œuvres complèteJ, Seuil, « L'Intégrale», p. 357.

154 155
que ce soit, fissure l'identité, apprivoise l'altérité Pa: le rap­ mentaire. L'allégorie, constitutive de l'énarration, n'est évi­
port, par la figure qu'il invente et qu'on peut �és1gner du demment pas son dernier mot ; et à sa mise en évidence,
nom très général d'analogie'. Toute figure énarrattve �st ana­ quand elle n'est pas patente, ne saurait se limiter l'entreprise
logisante dans la mesure où par elle ne sont pas m� tenus d'élucidation des rapports qu'entretiennent la narration et
étrangers les deux mondes du texte et du commentatre. On l'énarration, le sujet et l'objet, le soi et l'Autre. Paul Claudel,
dira donc que l'antithèse aussi bien que l'ironi� ou que_ la par exemple, ne cache nullement que, parlant de Stéphane
métaphore sont « analogiques », de cette analogie du moms Mallarmé, il parle aussi de lui, et il use, même, de la première
qui caractérise l'énarration. . . . personne en un sens qui l'implique profondément ; mais
,
,

L'allégorie du commenta1re n a nen a votr avec sa l'antithèse qu'il confesserait avec d'autant moins de réticence
méthode, et l'on pourrait aller jusqu'à prétendre que même qu'il la construit solidement (et qui tient effectivement- par
un coinmentaire littéral est allégorique, puisque sa référence hypothèse - les deux bouts de l'allégorie) dissimule mal une
est double. Si le commentaire d'Augustin est allégorique, ce secrète affinité avec son objet, affinité important seule, en
n'est pas qu'il prenne les paroles de la Genèse au sens figuré, fin de compte, et que seul peut dire, de cette façon déniée, le
ce n'est pas qu'il interprète les reptiles comme les sacre­ commentaire.
ment s les monstres marins comme les miracles, les volatiles L'allégorie, donc, n'est jamais seule. Elle « double » la
rr:
com e les messagers de l'Évangile2 ; c'est que son texte figure de l'énarration. Et c'est elle, en un sens, qui interdit
réussit à tenir ensemble Genèse et origine, conversion person­ qu'on imagine la possibilité même d'une taxinomie des énar­
nelle et conversion spirituelle Qa conversio répondant alors à la rations. On peut certes tenter de classer les figures du dis­
Jormatio), Marcus Tullius et Paul ; c'es\ qu'il n:est absent cours (encore que l'entreprise ne soit pas sans difficultés ni
comme sujet (non comme personne) d aucun lieu de son sans péril), en regroupant, par exemple, les «écarts » de
énarration. même nature : la synecdoque, quoi qu'il en soit, est plus
J'entends donc « allégorie >> �ans son sens le .plus l�g e,
proche de la métonymie que de la métaphore, et celle-ci de
quasi étymologiqu� : �st allégonq�e to':te assex:no� (fût-ce l'analogie que de la synecdoque. Mais ces distinctions sont
un simple mot) qw, Vtsant un obJet, veille ausst s01gneuse­ inopérantes dans le cas des figures d'énarration. A cause de
ment à ne pas en manquer un autre. Ce « veille à » n'indique la double référence, d'abord, c'est-à-dire de l'allégorie :
aucunement que la démarche soit consciente, ni le procédé puisque la référence est double, l'écart est vraisemblable­
concerté ; le texte, s'élaborant, cherche seulement à dire (au ment double lui aussi, sans être pour autant analogue dans
moins) deux choses à la fois. C'est inconsciemment, par
exemple, que le commentaire d'Augustin est
_ ?
_
onque� �� les deux cas (l'antithèse construite entre un texte et l'autre
peut très bien cacher une analogie redoutée entre soi et
mais c'est consciemment que le ouen cherche a l etre, qw l'autre). Ensuite parce que la figure en question ne saurait, à
prétend dire, à partir de ce commentaire d'Augustin, les elle seule, rendre compte de la forme prise ftnalement par
conditions de possibilité et de fonctionnement de tout corn- l'énarration. Que celle-ci soit un récit (L'Idiot de la famille),
une série de « remarques » Qa Lettre philosqphique de Voltaire
sur Blaise Pascal, elle-même augmentée, jusqu'à la mort de
1 . Sur l'analogie comme résolution. di ec
al tiq�c; de la tension entre �e Voltaire, de remarques toujours nouvelles), une dissertation
nt, III, p. 256-283 et 32:>-
même et l'autre, cf. Paul Ricœur, Trmps tl re
326. en cinq points (Les ci11q tmtations de La Fo11taine de Jean
2. XIII, xx, 26. Giraudoux), un roman (U!Jsse de James Joyce), une exégèse

156 157
poétique (Paul Cla11del lit la Bible), un poème (« Le tombeau circonstance, témoignant d'un intérêt intense mais bref dans
d'Edgar Poe>>, de Stéphane Mallarmé) n'est évidemment pas le cas d'André Malraux préfaçant Pierre Choderlos de
indifférent. Le recours à un genre est en lui-même un choix, Laclos) me paraît encore un paramètre à ne pas sous­
qui a ses implications, et qu'il serait déraisonnable de négli­ estimer. Le ton enfin, semblable ou différent du reste, la sur­
ger. Le difficile est que ce choix générique n'a évidemment prise plus ou moins grande que constitue le choix de tel
pas la même signification selon qu'il double une métonymie, objet ou l'adoption, l'invention de telle méthode, surprise
une antithèse, une métaphore (classer dans la même que cause, au fond, ce que j'appelle la « figure énarrative »,
rubrique le récit que Jean-Paul Sartre fait de la vie de Gus­ est encore une de ces variables, si nombreuses, finalement,
tave Flaubert ou celui que Charles Baudelaire fait de la vie que chaque texte énarratif- comme chaque texte narratif­
d'Edgar Poe1 sous prétexte que ce sont deux· récits n''aurait peut être dit unique, et inclassable (c'est-à-dire classable sous
finalement ni grand intérêt ni grand sens : la relation du sujet plusieurs rubriques à la fois). Le texte de François Mauriac
à son objet est différente dans les deux cas, et jamais Jean­ sur Blaise PascaJI, par exemple, s'intègre mieux au reste de
Paul Sartre n'eût confessé d'ailleurs qu'il y eût eu, de sa part, son œuvre que, disons, le Michelet par lui-même à celle de
à l'endroit de Gustave Flaubert, le moindre investissement Roland Barthes qui, venant après Sade, Fourier, Loyola, con­
idenritaire, fût-il d'ordre métonymique). traint presque à réenvisager son œuvre tout entière pour lui
La dernière chose qu'il faudrait prendre en considération restituer son identité profonde2•
(la croisant, donc, avec les deux autres) si l'on voulait « clas­ Dans chaque expérience énarrative, finalement, peut
ser» les énarrations, c'est la situation de chacune dans le s'apercevoir l'effort d'approcher, voire d'inventer, par autre
reste de l'œuvre de son auteur. Que l'énarration, par imaginaire interposé3, ce soi que le récit a échoué (l'énar­
exemple, soit une pratique habituelle (comme c'est le cas ration, sinon, ne serait pas là) à dire ou à constituer.
pour Jean-Paul Sartre qui fut critique littéraire et écrivit, L'énarration, tendue vers cet idéal, tient, en même temps,
outre L'Idiot de la famille, un Baudelaire, une étude sur Sté­ par beaucoup d'attaches, à un récit autobiographique, fût-il
phane Mallarmé, Saint Genet comédien et martyr>; ou exception­ virtuel, et c'est quand elle pratique avec le moins de dégui­
nelle (Francis Ponge écrivant, et publiant, Pour un Malherbe) a sement cet aller-retour, dont le texte commenté est le
bien sûr son importance ; mais la place, c'est-à-dire le nécessaire alibi, qu'elle s'approche au plus près de son
volume, le nombre de pages, la proportion de l'énarration essence.
par rapport au reste des textes écrits, ne devrait pas non plus L'énarration en effet est « ruminante ». C'est à la rumina­
être tenue pour insignifiante : les quelques pages que Jean­ tion qu'est vouée l'obscurité qui justifie le commentaire.
Jacques Rousseau consacre au Mi.ranthrope dans sa Lettre à « Non, ce n'est pas pour rien que tu as voulu faire écrire tant
d'Aie111berl ne sauraient, quelle que puisse être la dispropor­ de pages obscures et secrètes, dit Augustin au moment
tion entre valeur et volun1e, être lues comm� les 3 500 pages d'entrer dans la Genèse, et ces belles forêts ne sont pas sans
de L'Idiot de lafamille. Le temps consacré à l'énarration (qui
est l'affaire d'une vie dans le cas d'Augustin commentant la
Genèse, de Voltaire annotant Blaise Pascal, ou le fruit d'une 1. Blaise Pascal tl sa saurjatqlltlùre, Paris, 1931.
Roland Barthes, Mic heletpar lui-mémt, Seuil, 1988 ; Sade, Fo11rier, ÙJv
�o
la
2.
'
Seuil, 1970.
1. « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages » ou « Edgar Poe, sa vie et ses 3. Cf. le titre du petit livre de Maurice Blanchot Micbtl FoNtaNil tel q11eje
œuvres », in OC, Seuil, «L'Intégrale>>, p. 319 et 326. fimagi"t, Fata Morgana, 1986.

158 159
avoir leurs cerfs qui viennent là se ressaisir et se �estaurer, se tombe, morceaux qui font correspondre à une époque révolue
promener et pâturer, se coucher et ruminer. 0 Seigneur, de l'existence une situation actuelle avec laquelle l'écriture va
· parachève-moi et révè
le-moi ces pages ! »1 Pour ambulantes la placer dans un rapport de plus ou moins grande proxi­
que Tréhorel et Bouissou traduisent par « se promener >>, mité).
Labriolle propose, dans un esprit que je trouve plus · La méthode «progressive-régressive», forgée par Jean­
conforme à la pratique du commentaire, celle même . Paul Sartre pour L'Idiot de lafamille, est ainsi la méthode.énar­
qu'Augustin cherche ici à caractériser, « aller et venir )>2• Le rative par excellence. Et ce n'est pas un hasard si la liberté
discours énarratif, comme le tissu qui ne s'allonge que si la est son horizon déclaré. Car l'activité énarrative, qui s'appa­
navette qui le tisse va et vient sur la trame, progresse par ce rente à la lecture autant qu'à l'écriture, a à voir avec la liberté.
seul et incessant mouvement d'allers et de retours. Du texte Libre, le commentaire ne l'est pas seulement parce que le
commenté au texte qui commente, bien sûr, entre lesquels commentateur prend ses distances avec le texte qu'il com­
est tendue la trame figurale, soubassement de l'énarration ; mente (son commentaire est «libre » comme on dit qu'un
mais aussi bien, sous le prétexte du texte-objet, de cet autre film est «librement » adapté d'un récit) ; ni seulement parce
récit que cache celui que je commente à la vie que je cherche que le commentaire, son existence même et, sinon son achè­
à vivre, de l'Autre fictif à moi innommable qui l'ai choisi, et vement du moins le commencement, plus ou moins long, de
feint, pour me façonner. Ce mouvement, qui n'est ni tou­ sa réalisation, représente pour le commentateur une victoire
jours visible ni toujours perçu, qui n'est non plus presque sur lui-même, l'affranchissement d'une œuvre, d'un thème,
jamais théorisé, est encore un trait qui relie l'énarration à d'une personne vécue (et parfois présentée) comme un lien,
l'autobiographie, dont l'écriture suppose tme progression une dépendance, un esclavage : Augustin parle de toutes les
non pas linéaire mais « radiale »3, puisque à chaque jour qui techniques qui ont le langage pour support et destination
passe, une page nouvelle ne peut s'écrire, un chapitre venir comme de techniques « serviles »1 ; et, relatant le mauvais
s'ajouter au précédent que par un retour mental à telle ou usage qu'enfant il faisait des lettres, il demande à Dieu de le
telle période passée de la vie à raconter. Certains textes auto­ délivrer. Ce qui relie le commentaire des trois derniers livres
biographiques maintiennent d'ailleurs en parallèle la vie au récit des premières années, dans le premier livre, c'est jus­
relatée et la vie de celui qui relate au moment où il relate, tement cette opposition entre l'apprentissage des lettres, de
rendant ainsi sensible à la lecture cette contrainte, cette la lecture et de l'écriture vécu comme une insupportable
donnée essentielle de l'écriture de soi (c'est la raison d'être, contrainte\ à une pratique utile et salutaire, libre enfin, de ce
par exemple, des « prologues obligés » des Mémoires d'outre- que la conversion a métamorphosé.
Libre, le commentaire l'est, profondément, parce qu'il est
aussi un acte de lecture, c'est-à-dire une confrontation avec
1. XI, 11, 3. l'Autre, et de relecture, c'est-à-dire une tentative d'appli­
2. «Ce n'est pas pour rien que vous avez voulu que soient écrites tant de
pages profondément mystérieuses. Ces forêts-là n'ont-elles pas aussi cation pour soi-même du texte-objet. Autrement dit, cette
leurs "cerfs" qui s'y réfugient, s'y rassurent, y vont et vimnent, y paissent, fois dans les termes de Paul Ricœur, non seulement le corn-
s'y couchent et y ruminent» (II, p. 298). C'est Labriolle qui a le pre­
mier, semble-t-il, mis en rapport ces « cerfs » avec ceux du psaume 28
qu'Augustin identifie, dans le commentaire qu'il en fait, à ceux qui veu­ 1. Lù1guosis arlibus {. .JfamulanlibM, I, IX, 14.
lent pénétrer l'obscurité des rêves saints. 2. I, x, 16.
3. Radius, ii, m, la navette. 3. !, XII, 19.

160 161
mentaire rend « libre de », mais il rend aussi « libre pour ». Ce ne perdra jamais totalement sa qualité d'objet dont il ren­
mouvement de « liberté pour», qui s'effectue à l'occasion de verra, comme l'indice de son échec, l'image mal déformée.
la clarification, de la transposition affective et cognitive en La liberté, du coup, est plutôt le sens de l'énarration que son
quoi consiste précisément l'énarration, Paul Ricœur le rap­ essence ; elle n'est jamais qu'un équilibre menacé sans faute
porte à l'allégorise, justement, qui est (ù cite la définition de par l'irréductibilité de l'objet. Entrer dans le commentaire
Jauss) le procédé par lequel on traduit « le sens d'un texte de c'est s'exposer, et s'exposer à n'en sortir jamais. Et puisque
son premier contexte dans un autre contexte, ce qui revient à j'avance, que je vieillis, puisque l'Autre - c'est peut-être mon
dire : lui donner une signification nouvelle qui dépasse fai t - n'est plus tout à fait pour moi ce qu'il a été (bien qu'il
l'horizon du sens délimité par l'intentionnalité du texte dans soit toujours autre), le commentaire doit donc être repris,
son contexte originaire »1• Dans l'énarratioo, les mouve­ corrigé, amendé, sans cesse ni repos ; la relecture reprendre
ments de retour incessants rendent « libre de» : ils permet­ la lecture, la mienne, celle des autres, inlassablement. Le
tent, par l'appropriation méthodique et progressive, l'affran­ sujet est inépuisable.

chissement de la lettre du texte commenté ; les mouvements


d'aller, mouvements en avant, tendent eux à rendre « libre
pour». Avant la conversion, qui réhabilite les lettres et
conduità la lecture, à l'écriture, ·à l'Écriture et à l'écriture de
ses lectures, avant 386, Augustin n'a écrit, ou très peu s'en
faut, que Le Beau et le Convenable, traité perdu mais dont on
peut légitimement penser, semble-t-il, que beaucoup d'in­
fluences s'y faisaient encore sentir. L'énarration, qu'Au­
gustin converti pratique assidûment, est pour lui le moyen
de poursuivre la conversion, de compenser, par ces reprises,
cet exercice inlassable de confrontation de soi à l'Autre dans
le souvenir du soi encore assujetti, la précarité d'un équilibre
toujours menacé.
L'énarrarion, qui est un discours n
i direct, est donc aussi
un discours libre. Cette liberté, on le voit, doit être rap­
portée, comme l' indirect, non à un vécu, mais au projet, sans
cesse réactivé, relancé, revivifié, d'être un sujet libre. Le
genre énarrarif, pourtant, si c'en est un, porte avec lui
(comme Je récit qui ne pense pas l'aporie du soi) sa propre
limite. Le sujet ne peut accéder pleinement à lui-même (ou :
devenir pleinement sujet) que par objet interposé. Cet objet,
que l'énarration cherchera par tous les moyens à assujettir,

1. « Limites et tâches d'une herméneutique littéraire », Diogène, n" 109, jan­


vier-mars 1980, p. 124 ; cité par Paul Ricceur, Tempset réât, III, p. 323.

162
La deuxième personne

Les larmes d'Augustin, sa « désolation » dirait Paul


Ricœur, ne l'amènent pas seulement à inventer le récit auto­
biographique ; pleurant et priant, peinant sur lui-même,
Augustin se risque aussi, non sans précautions de toutes sor­
tes, à élaborer à sa suite un texte de commentaire dont le
fonctionnement m'a paru en tous points exemplaire. C'est
que l'inquiérode à l'endroit de la temporalité, nûment
confessée, est inséparable dans son entreprise de l'« im­
mense >> et angoissante question de son identité, elle aussi
explicite et posée sous tant de formes dans son livre. La
proximité des soucis du temps et du soi, leur caractère, de
fait, n
i dissoluble, lui font tôt rencontrer les limites consubs­
tantielles du récit, qui est donc suivi ici du commentaire qui
lui convient, celui de la Genèse.
La difficulté qu'il y a à appréhender la condition du com­
mentaire (sa secondarité) tient à sa double dépendance : par
rapport au texte qu'il commente d'une part, au récit qu'il relaie
de l'autre. Or, le rapport du commentaire à l'objet qu'il s'est
donné est impossible à saisir, me semble-t-il, dans l'ignorance
du récit à la suite duquel il s'inscrit Le lecteur n'a pas toujours
la chance de lire l'un après l'autre, comme dans les Co1ifessions,
le récit d'une vie et le commentaire d'un récit d'origine. Peu de
textes à ma connaissance disent mieux que Circo!ifession- qui la
dit en creux - cette conjonction fondamentale : si Jacques

165
Derrida en effet n'y commente aucun texte, c'est faute d'un retarder nflniment
i l'accès au commentaire ne fait pas appa­
récit antérieur dont ce commentaire serait le prolongement. remment si grande différence : le silence gardé constitue une
Ou encore : c'est qu'il a éprouvé l'impossibilité du récit en défection qu'est chargée de pallier la lecture dans les deux cas
même temps que sa limite propre. Les deux textes nécessaires du texte qu'un autre (Moïse, Geoffrey) a écrit dans le souci
à la tenue d'un commentaire sont bien présents dans Circonfes­ d'une vérité, impossible désormais (du fait précisément de
sion, et peu s'en faut effectivement que s'y ébauche une exé­ cette élection) à définir sans lui.
gèse ; mais manque la vérité qui les mettrait en rapport. Entre Les deux expériences ne sont plus sur ce point exacte­
le récit d'une vie qui n'est pas la sienne et un commentaire de ment comparables. Mais l'une et l'autre permettent d'éprou­
son œuvre rigoureusement vrai qui pourtant - c'est toute la ver une autre hypothèse de Paul Ricœur sur ce qu'il appelle
question - n'estpas la vérité il ne peut y avoir de commune (( les limites externes du récit ». (( n est une autre façon pour
mesure, Geoffrey Bennington ignore désespérément Augus­ le temps d'envelopper le récit, dit-il, c'est de susciter la for­
tin d'Hippone. Cette impossibilité renseigne précieusement mation de modes discursifs autres que le mode narratif, qui
sur la nature des deux genres en question, que Circonfession en disent, d'une autre façon, la profonde éiligme. »1 Le com­
donne ainsi l'impression de découvrir. mentaire (auquel ne songe pas Paul Ricœur, semble-t-il) peut
sans grande difficulté être tenu pour l'un de ces modes. Mais
que l'engendrement d'un mode par l'autre Oe récit étant, évi­
Frontières du récit demment, celui qui engendre) ait la « profonde énigme» du
temps comme principe de « compréhension », cela ne va pas
«Le récit n'est pas tout », dit Paul Ricœur à la fln de Temps et sans quelques difflcultés.
récit, et il ajoute que « le temps se dit encore autrement, parce A l'appui de son hypothèse, Paul Ricœur cite la Bible, jus­
que pour le récit aussi il reste l'inscrutable »1• Cet inscrutable tement, les confrontations qu'elie opère entre l'immémorial
-c'est l'hypothèse que je propose- se dirait aussi bien « iden­ de la narration Oa Genèse, les Rois, etc.) et celui de la sagesse
tité ». A la question de l'origine, qui conjugue rigoureusement (des Proverbes, de Job, de Qohelet, etc_)2 ; et il interroge
les thèmes de la temporalité et de l'identité, Augustin e t Jac­ l'alternance, dans les histoires racontées, de passages stricte­
ques Derrida apportent des réponses très différentes, c'est ment narratifs et de passages méditatifs ou spéculatifs qui
vrai, mais qui confument, chacune à sa façon, l'intuition de trouent régulièrement le récit. Il ajoute que ces brèches, si ne
Paul Ricœur selon laquelle « l'identité narrative n'épuise pas la les enchâssait une trame épisodique, ressortiraient à la poésie
question de l'ipséité du sujet». C'est, pour le dire un peu vite, lyrique. n y a là deux problèmes : d'abord celui du sens de
la figure de la mère qui dans les deux cas donne sa forme pre­ l'acte de configuration (le récit, par exemple, comme la
mière à cette curiosité angoissée, presque furieuse par métaphore selon La Métaphore vive, est un instrument de re-fi­
moments dans le cas de Circonfession, relative à l'origine. guration), ensuite celui de la spécificité d'un genre Oe com­
Monique et Georgette, « ta servante» ou « la matrice », la mentaire) qui, dépendant manifestement du récit, fait inter­
morte ou la mourante, gardent un secret qu'elles n'auront venir une nouvelle personne, celle-ci brouillant le jeu en
donc jamais délivré - et que l'une meure entre récit et com­ même temps qu'elle dit sa vérité profonde.
mentaire ou que l'interminable agonie de l'autre semble
1. Ibid.
1. TentpJ et récit, III, p. 485-486. 2. Ibid., n. 1 .

166 167
Poétique de findirect D me semble pourtant que se joue dans le commentaire
une autre partie : l'identité du narrateur, du lecteur converti,
que la mort de l'autre Q.'ami, la mère) a plusieurs fois secouée
Le mode qui, selon Paul Ricœur, permettrait d'aller n'y fait plus seulement l'épreuve de la temporalité, mais celle
« droit au fondamental », c'est ce qu'il appelle le fyrisfllt de la de l'altérité. C'est ce trait, caractéristique, je le crois, du jeu
pmsée méditante, qui ne contraindrait pas à « passer par l'art de entre les personnes qui permet de penser Je rapport presque
raconter ». On ne sait trop, à dire vrai, si c'est la pensée ou dialectique du commentaire avec la métaphore et le récit.
le lyrisme qui dispense du recours. Le lyrisme est ici, semble­ Augustin est obligé, pour poursuivre sa méditation sur le
t-il, assez vaguement entendu, mais il n'est pas évoqué long­ temps et sur l'origine, de« passer par» le texte d'un autre, et
temps après la poésie lyrique, et il est assez difficile il ne peut éluder, ce faisant, la question de la personne - évi­
d'imaginer une poésie qui dirait sans truchement le fonda­ demment supposée - de son auteur. (Que l'existence de
mental, à moins de l'imaginer sans métaphore aucune, ce cette deuxième personne soit un problème, cela pourrait par
que Temps et récit ne nous a pas habitués à penser, qui pose ailleurs défmi.r assez exactement la démarche de Jacques
que l'effacement de la réf érence descriptive dans la méta­ Derrida dans Circonfessiotz.)
phore vise une autre référence, « à des aspects de notre être­ U y aurait donc, dans l' « or dre » : la métaphore, chargée
au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe ». de dire, par l'impertinence, mon « vrai » rapport avec le
Quant à la pensée, qu'elle soit ou non méditante, il est peu monde ; le récit, qui s' essaierait, par la fiction, à donner sens
vraisemblable qu'elle atteigne jamais quoi que ce soit direc­ à la découverte que, étant au monde, je suis aussi « dans » le
tement, contrainte qu'elle est de se donner des objets (des temps, et que j'ai une histoire ; enfin le commentaire qui
textes le plus souvent) pour s'exprimer : si Temps et récit n'a s'affronterait, par l'allégorie, aux apories de l'identité appré­
pas cherché à étouffer la voix de la « sempiternelle élégie, hendée cette fois non dans sa dimension temporelle mais
figure lyrique de la plainte », Paul Ricœur confesse que c'est personnelle.
« à foccasiotl d'une simple note sur le temps dans le Ttmét» Entre le récit d'Augustin et son commentaire, il y a le
qu'elle se fait entendre, ou « à foccasion d'une réflexion sus­ livre X, le grand livre de la mémoire et de l'oubli.
citée par Heidegger sur les empiétements mutuels entre L'ignorance de la« vraie » origine tient peut-être à un certain
l'intra-temporalité et le temps dit vulgaire >>1• « oubli » de la vérité ( « Dis-moi si c'est à quelque période
Le direct, donc, ne fait pas bon ménage avec l'expression déjà morte de ma vie qu'a succédé mon enfance. Ou cette
configurée. Ni la métaphore, ni le récit, ni la pensée médi­ période est-elle celle que j'ai passée dans les entrailles de ma
tante en tout cas n'échappent, selon leur mode propre, au mère ? [...] Qu'en était-il même avant celle-ci, ô ma douceur,
détour du fondamental, impossible à dire sans figure. Le mon Dieu ? Étais-je quelque part ou quelqu'un ? En fait, qui
commentaire de la Genèse auquel se livre Augustin, dans les peut me le dire ? je n'ai personne. Ni mon père, ni ma mère
derniers livres des Confessions, serait un exemple parfait de ne l'ont pu, ni l'expérience des autres, ni mon propre souve­
« lyrisme de la pensée méditante », et nul doute qu'on assiste nir») ; et l'indicible circoncision est elle auss� comme
là à une tentative d'aborder par un biais nouveau la question l'origine qu'elle constitue sans doute, inoubliable et oubliée.
du livre XI, celle du temps, en effet. Le récit des Confessions s'interrompt donc presque naturelle­
ment après la mort de celle qui donna la naissance ; et Circon­
1. Ibid., p. 487 ; je souligne. fession ne peut que tenter de penser l'impossibilité de racon-

168 169
ter («Cette histoire ne ressemble à rien », p. 127). Or, véritable. Le texte se termine sur le deuil de ce vocatif
lorsque le récit est comme ici impossible, c'est ce qui est impossible, lui-même appelé de vœux incrédules près de dix
possible, seulement possible, qui est tenu pour indirect ; le ans plus tôt, dans les Carnets, une dernière et opportune fois
direct Qe « cru»), c'est ce qui est impossible, déclaré cités : « La résurrection sera pour toiplus quejamais fadresse, la
d'emblée «incroyable». L'indirect, quoi qu'il en soit, est une relation stabilisée d'11ne destination, u11 je11 mfin riglé de fa­
fatalité qui ne fait jamais oublier tout à fait le bonheur que destillation [..J c'est maintenatlt le travail pour destiner qui doit
constituerait une formulation dispensée du détour, « le femporter. »1 Toi, personne facticement seconde, ne parvient
vocable cru ». Loin de répudier l'indirect, Circonfession en fait pas à en cacher tout à fait une première, lucide et désem­
le seul moyen d'apercevoir la vérité : « mon écriture, plus parée («toi contrepartie de moi», « toi seul>>, p. 291 ), ren­
nue, quoi qu'ils disent, grâce au simulacre » « le Juif circon­ voyant pour finir Geoff et Augustin, les deux (faux)
cis, plus nu, peut-être, donc plus pudique, sous le surcroît témoins, à leur inanité : « toi la traversée entre ces deux .fan­
des vêtements, se protège davantage d'être plus exposé, par tômes de témoins qui j�ais ne reviendront au même » (der­
l'intériorité, le pseudonyme, l'ironie, l'hypocrisie, le détour et niers mots). Car lorsque manque le témoin manque aussi la
le dérelai, d'où mon thème, prépuce et vérité» (p. 129). vérité ( « cette vérité secrète, c'est-à-dire sevrée de la vérité, à
Le détour désirable, celui qui ne fait pas défaut aux Confes­ savoir que tu n'auras jamais eu aucun témoin » ) et lorsque
sions, c'est celui de la deuxième personne, dont l'absence manque la vérité, demeure une personne, une seule, pour
réelle dans Circon.ftssion empêche la tenue du commentaire, toujours première, en mal incurable d'identité.
contraint à l'allégorie simple (c'est-à-dire privée du récit Qu'il s'agisse de la métaphore, du récit ou du commen­
configuré). Le commentaire en effet est confronté - dans taire, l'indirect est donc la loi. L'indirect, soit le figuré.
son principe - à cette question de la deuxième personne, qui Si l'on entend en effet par métaphore tqute attribution
n'est dissociable ni de la question de son objet ni de celle de mal pertinente visant à dire obliquement quelque chose de
sa grammaire. Augustin est ici encore d'une exigence - et l'être-au-monde que manquerait une référence plus directe,
d'une clarté - exemplaires. « A qui le elire ? Comment le alors c'est toute figure qui doit être dite vive. Seul en effet
dire ? » (XIII, vn, 8), «Je raconte cela, mais à qui? Ce n'est l'écart de la figure peut opérer entre le monde et moi le rap­
pas à toi, mon Dieu ; mais devant toi je le raconte à ma race, prochement qui le rend (et sans doute me rend) pensable,
à la race humaine, si petite que puisse être la portion de ceux c'est-à-dire vivable, me donnant du moins la force de sur- ·
qui tomberont sur cet écrit» (II, HI, 5). Toute l'affaire est seoir. La figure est le chiffre selon lequel un objet, quel qu'il
sans doute là : la deuxième personne, impérieusement soit, se présente à moi : quelque chose comme la forme de
requise, n'est pas le destinataire du discours de commentaire l'intentionnalité de la conscience.
mais son témoin, garante de la vérité, vérité elle-même. Le récit quant à lui - je souscris pleinement à cette formu­
Moïse est comme Augustin, la vérité l'a autrefois inspiré, lation de Paul Ricœur - re.ftgure une expérience mal satisfaite
mais Augustin ne peut pas lui elire, comme à Dieu : « toi, ma de la seule perception phénoménologique. L'accent légitime­
vérité », il est l'autre première personne, disons la troisième. ment mis sur le re- et sur la vocation du récit à travailler un
Cette loi fondamentale de l'écriture énarrative, nul ne la matériau de vie ancien ne doit pas faire oublier la nature du
connaît mieux que l'auteur de Circon.ftssoni qui sait (d'un triste
savoir) que mimer le commentaire, c'est aussi mimer la
deuxième personne ; que le salut, s'il existait, serait un tu 1 . P. 290 ; je souligne.

170 171
travail effectué, c'est-à-dire la figuration. Le retour sur nous trouvons assurément des multitudes, et dans les créatu­
l'expérience vécue n'est efficace qu'au prix d'une transposi­ res spirituelles et corporelles ». La conclusion d'Augustin sur
tion, d'un écart ici encore, dont la forme est, selon les récits ce point, d'une logique poétique implacable, opère un rap­

à chaque fois différente, et qui travaille, en lui donnant so� prochement malgré tout renversant : « Oui, dans cette béné­
sens, à réduire l'aporie. diction, tu nous as concédé, à mon sens, la faculté et la puis­
Le commentaire quant à lui, c'est une des propositions sance d'énoncer de multiples manières ce que nous aurons
que je fais à l'issue de cette lecture d'Augustin et de son lec­ tenu comme conçu d'une seule manière, et de concevoir de
teur, le commentaire a lieu selon une figure à laquelle la multiples manières ce que nous aurons lu comme énoncé
méthode donne une allure plus ou moins présentable . C'est, obscurément d'une seule manière . Ainsi se remplissent les

dans le cas d'Augustin, le débat sur une lecture littérale ou eaux de la mer, qui ne s'agitent que par la variété des inter­
figurée ; dans celui de Jacques Derrida, l'invention de la prétations ; ainsi la terre même se remplit aussi des rejetons
périphrase comme foyer de circonlocution fatale et infinie. de l'homme » (XIII, XXIV, 37). C'est ainsi qu'un mystère est
ramené à un mystère semblable. Les rejetons humains, celui
par exemple qu'engendrèrent Monique et Patrice, sont donc
Figure du commentateur da�s un rapport de �orrespondance profonde avec la prolifé­
ratton des sens de l'Ecriture. Croissez et multipliez-vous est une
Crescete et multiplicamitli, « Croissez et multipliez-vous », elit invite à la lecture fructueuse ; l'ordre ntimé
i n'est guère diffé­

le �vre qu'Augu�tin a choisi de lire pour finir. « Mais <J.U'es t rent, au fond, de. celui entendu sous le figuier de l'inter­
cect, demande -t-il, quel est ce mystère ? Voici que tu béni s les prétation : prends, lis, transpose, prends, lis, transpose. Le
hom�es ô Seigneur, pour qu'ils croissent et se multiplient et même qui s'interroge sur le mystère de son origine selon

remplissent la terre 1 Ne nous indiques-tu rien par là, qtù nous « l'abîme de la chair » s'interroge aussi sur le mystère d'un

fasse comprendre quelque chose ? » (XIII, XXIV, 35). impératif enjoignant une procréation nombreuse, univer­
S'�gissant de l'origine de la vie - et du livre qui, l'un des se�e ; s 'interroge enfin sur la multiplicité des sens de

prerruers sans doute, en donne sa version - le choix est, l'Ecriture. Entre ces mystères, tous préoccupants, Augustin

presque depuis l'origine elle-même, entre littéralité et allé­ inscrit le chiffre de son commentaire, invente le lien rhéto­

gorie. L'option allégorique des Cotifèssiotls n'est pas défini­ rique qui révèle aussi leur affinité profonde, trame leur iden­

tive, o� 1� s�
it, elle ne peut de toute façon - par hypothè se,
tité : l'allégorie, semence du sens.
pour ams1 dire - se donner comme vraie absolument ; mais La figure matricielle, celle qui permet la réduction
sa formulation, à propos de cet impératif épinemc et exi­ - comme d'une fracture - d'un invivable écart, cette figure

geant, es t tout à fait éclairante. «Si nous considérons la est dans une hisroire : c'est l'énigme de la nais sance que
nature même des choses, non plus allégoriquement mais au s'épuisent à poser, donc à éclairer, les lectures de la Genèse
se ns propre, c'est à tous les êtres qui naissent d'une semence qu'Augustin, sa vie durant, accroît et multiplie à loisir ; c'est
que convient la parole : Croissez et mHitipliez-vous. Mais si nou� un trauma biographique qui interdit à Jacques Derrida la
prenons cela pour des expressions employées figurément confession simple et commune, qui condamne ses commen­
- ce qui est plutôt, à mon sens, l'intention de l'Écrirure qui taires à venir, comme ceux déjà écrits, au parcours d'un péri­

évidemment n'a pas attribué de façon superflue cette bêné­ mètre infini, à l'inéluctable entour de la vérité : à la péri­

diction aux seuls rejetons des eaux et des hommes - alors phrase, qui tient dans sa main toutes les autres figure s

172 173
(« circoncision passible de toutes les figures et de tous les même et l'autre, que d istingue et brouille avec constance un
traits, vieux noms ou catachrèses», p. 126). troisième larron : le lecteur du commentaire.
Dans l'aventure énarrative, la deuxième personne elle­ A cet intrus indélicat, analogiste par conviction, allégo­
même a sa figure, elle aussi évidemment rhétorique : Moïse riste par principe, le commentaire, qui l'ignore évidemment,
n'est qu'un des rejetons du sens innombrable, une allégorie fait une place secrète. « A l'autre de m'inventer>>, dit Jac­
parmi d'autres ; et Geoff, qtù dit la vérité, ne sera jamais la ques Derrida à la fm de Circonjessio11 ; et cet envoi ne décou­
vérité, restera sur son bord, tournant autour et la tournant, la rage pas de lire allégoriquement telle page de Psyché qui
circonscrivant savamment, rigoureusement. parle moins de l'autre que de l'invention : « L'invention de
l'autre ne s'oppose pas à celle du même. Sa différence fait
sgi ne vers une autre survenue, vers cette autre invention
Invention de fallégorie dont nous rêvons, celle du tout autre, celle qui laisse venir
une altérité encore inanticipable et pour laquelle aucun hori­
L'allégorie essentielle, celle par exemple qu'Augustin zon d'attente ne paraît encore prêt, disposé, disponible. >>
choisit contre la lettre, ou que Jacques Derrida, « forçant ces Rêve d'une « autre invention, ou plutôt d'une invention de
mêmes vieux textes à dire tout autre chose que ce qu'ils l'autre qui viendrait, à travers l'économie du même, voire en
avaient semblé toujours dire »1, pratique pour parler aussi de la mimant ou en la répétant [...] donner lieu à l'autre, laisser
lui-même (ii rapporte que Diderot, lisant Sénèque, .déclare : venir l'autre [...] Le venir de l'autre ou son revenir, c'est la
« C'est mon histoire», et il ajoute : « Voilà ce qu'il faut tou­ seule survenue possible, mais elle ne s'invente pas, même
jours entendre quand quelqu'un parle de quelqu'un d'autre, s'il faut la plus géniale inventivité qui soit pour se préparer à
le cite ou le loue»? l'allégorie, figure par excellence du com­ l'accueillir >> 1 • Inventivité attentive et laborieuse, indispen­
mentaire, est donc aussi figure de la deuxième personne. sable si l'on veut que ne s'interrompe pas la théorie des lec­
Non parce qu'elle vise l'Autre, mais, précisément, parce teurs, en chemin depuis les Confessions. «J'aime ce qu'ils
qu'elle le manque et que dans cette esquive irrésolue repose disent quand ils disent vrai, confesse Augustin parlant de
la chance d'une altérité inconnue, dont Jacques Derrida dit ses collègues ex·égètes, non parce que c'est d'eux, mais
parfois qu'il faut (qu'il faudrait) l'inventer. L'altérité de parce que c'est vrai; et dès lors ce n'est déjà plus à eux,
Sénèque pour Denis Diderot, celle de Moïse pour Augustin, parce que c'est vrai » (Xll, XXV, 34). Ce souci de la voix
d'Augustin pour Jacques Derrida, de Friedrich Nietzsche parallèle, quoique étrangère, le soin employé à ne pas gêner
pour Martin Heidegger, du Tintoret pour Jean-Paul Sartre, sa compatibilité conduisent sans solution aux lectures épri­
est là pour une autre altérité, plus radicale, moins facilement ses de vérité, inquiètes d'identité, qui ont le texte d'Augustin
nommable, qu'elle est chargée de faire advenir. Ainsi se comme objet, au moins comme support : celle, très libre, de
mêlent indistinctement, dans l'allégorie de l'énarration, le Robert Arnaud d'Andilly, son traducteur ; celle, infidèle et
respectueuse, de Jacques Derrida qui le détourne mot à
1. Geoffrey Bennington, Dmidabast, p. 10. mot ; toute autre qui sans lui serait devant soi-même
2. Jacques Denida,Aporie.r, Galilée, 1996, p. 17. Cf. également, à propos démunie.
de Paul de Man : «L'allégorie représenterait une possibilité essentielle,
celle qui lui permet de dire l'autre et de parler de lui-même en parlant
d'autre chose, de dire toujours autre chose que ce qu'il donne à lire »
(Mimoim, pour Paul de Man, Galilée, 1988, p. 34): 1. Jacques Derrida, Prychl, Ùtllf.ntiotts dei'autre, Galilée, 1987, p. 53 et 60.

174 175
Augustin lit, Augustin pleure. De cette f
écondation Table
inquiète et studieuse naît bientôt une autre lecture, imprévi­
sible elle aussi, et que prépare pourtant, qu'appelle la sienne.
Lecture d'autres yeux qui, venant après lui, liront ses lectu­
res, pleureront ses larmes. Effusion neuve, espérant qu une '

autre lecture encore quelque JOur l'inventera, elle, en vérité.


Lecture qui à son tour, fidèle, trahira, à s on tour dira la lec­
ture et les larmes.

La lecture et les lar!l1es

Le livre de l'Apôtre 9

<f Tolle, lege » 9


Apprentissages 10
Souci de soi, oubli de soi 12
Souvenir d e l'Hortensius 15
L'oubli du Beau et du Convenable 20
De la vanité de lire, de l'inutilité de commenter 24
Des livres, des livres, des livres 27
L'esprit du commentaire 30
Théorie de la lecture 34
« An-ipui, aperui et legi>> 41
Les mots qui convertissent 46
« Comme si l'on disait pour lui ce qu'on lisait}> 49
Le récit de conversion 51
Autrement, vraiment 53
Vers la Genèse 57

Récit et commentaire 59
Narratio et enarratio 59
Temps et commentaire 62
Lecture et commentaire 67
Le lim d'Élie 73
«Fils, voici ta mère ! » 75
Le texte mère 77

177
Origine, identité, circoncision 81
Le cru et le cuit 85
La vie et l'œuvre : l'hypothèse de la figure 90
La conversion, le jeu et le déjeu 92
Du bon usage de la citation 96
Entre récit et commentaire 102
Le mime du commentaire 104
Question de syntaxe et de syllabes 107

Comment lire les livres ? 111

Méthode et commentaire 112


Commentaire et vérité 116

Soi-n1in1t tl l'Autre 127

Le temps et le moi 127


ld�m et ipse 131
L'Autre et moi 135
Imprimé en France
Comme moi-même Imprimerie des Presses Urùvcrsiraires de: France
139
La région de la dissemblance 144 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Mars 2000 - N• 46 954
Logique de l'énarration 152

La deuxiè111e personne 165


Le commentaire du premier chapitre de la Genèse, à la fin
'
des Confessions d'Augustin, n'avait j amais encore été mis en rela­
tion avec le récit de vie qui le précède. Le travail que voici • •

. 1nvent1on
établit que les deux parties du livre, ordinairement tenues
pour hétérogènes, sont en réa.lité dans un rapport de dépen­
dance existentielle et poétique profonde Connexion sans doute
essentielle, autrement observable dans Circonftssion de Jacques
Derrida, où la tentative autobiographique, conduite au bas de
pages écrites sur son œuvre, tient lieu de commentaire.
C'est à partir de ces deux expériences singulières, symétri­
du
ques, sans commune mesure apparente et pourtant insépara­ •
bles, que le présent travail cherche à déftnir la place et la fonc­
tion du texte « secondaire ». Car chacun des deux textes pose à
sa façon le problème de la vérité du commentaire qui éprouve
commenta1re :
sement, court décidément la chance de l'allégorie Et en aucun
lieu de l'un ni de l'autre, où se mêlent confusément récit et
.
vite l'impossibilité de la fidélité au texte lu, se résout au gauchis­

Augustin, Jacques Derrida


commentaire, où s'embrassent et s'excluent sens littéral et sens
figuré, où se br01.ùllent les figures de l'auteur et de son lecteur,
l'identité ne se distingue simplement de l'altérité.

Bruno Clément, L'œttvre satu q11alités, rhétorique de Samuel Bec­


kett, Seuil, 1994 ; Le lecteur et son f!IOdèle, PUF, 1999. BR UNO CLÉMENT

1pufl écriture
128 FF 22415984 /03/ 2000
ÉCRITURE

Cette collection voudrait être un


L'INVENTION DU COMMENTAIRE
lieu de rencontre des méthodes cri­
tiques les plus diverses s'exerçant non
seulement dans le champ de la litté­
rature, mais aussi pour d'autres for­
mes d'expression : musique, peinture,
cinéma. Les rapports de la littérature
-et de la société, de la littérature er de
la psychanalyse, l'analyse du récit,
l'étude des genres littéraires s'y
trouvent définis dans des perspec­
tives neuves.
Chaque volume se propose de dé­
gager les aspects essentiels d'une
question théorique qui se trouve
éclairée par l'analyse d'un certain
nombre d'œuvres. La forme de l'essai,
traditionnellement la plus libre qui
soit, est bien celle qui convient à ces
perspectives.

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