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L’oraison intérieure en saint-martinisme


« Notre prière pourrait se transformer en une invocation active et perpétuelle »
Colloque divin, prélude des béatitudes éternelles, occupation continuelle des anges,
la prière est vraiment la seule arme de triomphe que l’homme possède, le miraculeux
remède contre les tribulations, la correction de l’âme, sa véritable fécondité, sa joie et son
allégresse, le moyen de l’embrasement du Saint Esprit en nos cœurs.

Bien souvent comparée à la bienfaitrice rosée qui tempère les chaleurs de l’été et
rafraîchit les corps, la prière, ce familier entretien avec Dieu, résorbe le feu dévorant de la
passion qui s’empare de l’esprit. Respiration de l’âme, la prière obtient la grâce, elle est
l’échelle de la Divinité par laquelle les hommes montent de la terre vers la sainte colline de
Sion, et par laquelle, à leur tour, les anges descendent vers nous pour nous instruire et nous
assister dans nos œuvres. Chaîne d’or qui rattache l’homme à Dieu, la prière est le
fondement de la foi, elle délivre des ténèbres.

Saint-Martin emploie une très belle image évangélique, image qui fait référence à
une promesse du Christ, lorsque le Seigneur nous indiqua qu'il serait présent au milieu de
ceux qui seront assemblés en son nom, pour donner plus de force évocatrice à son instructif
discours : « La prière est la principale religion de l'homme, parce que c'est elle qui relie
notre cœur à notre esprit ; et ce n'est que parce que notre cœur et notre esprit ne sont pas
liés que nous commettons tant d'imprudences, et que nous vivons au milieu de tant de
ténèbres et de tant d'illusions. Quand, au contraire, notre esprit et notre cœur sont liés,
Dieu s'unit naturellement à nous, puisqu'il nous a dit quand nous serions deux assemblés
en son nom, il serait au milieu de nous, et alors nous pouvons dire, comme le réparateur :
mon Dieu, je sais que vous m'exaucez toujours. Tout ce qui ne sort pas constamment de
cette source est au rang des œuvres séparées et mortes. » (La Prière, in Œuvres posthumes,
réédition Collection martiniste, Le Temple du cœur, Diffusion rosicrucienne, 2001, p. 51.)

Dieu veut certes faire alliance avec l'homme, mais il veut que ce soit avec l'homme
dépouillé, désencombré, vidé de ses souillures, dépossédé de ses impuretés, débarrassé de
sa vieille écorce fétide et repoussante. Il souhaite que l'homme se soit lavé et baigné dans
l'eau qui transforme, qu'il ait accompli le rituel des ablutions préparatoires à la réception de
la grâce.

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« Notre prière pourrait se transformer en une invocation active et perpétuelle, et au
lieu de dire cette prière, nous pourrions la réaliser, et l'opérer à tout moment, par une
continuelle préservation, et guérison de nous-mêmes. » (Louis-Claude de Saint-Martin, Le
Nouvel homme)

La Sainte Présence du Verbe dans le cœur de l’homme


Le sens propre de la prière du cœur, pour Saint-Martin, le fruit de l'oraison
intérieure, est précisément situé dans l'accomplissement de ce quasi « envahissement »
divin dont nous sommes l'objet, par la surprenante arrivée, dans notre fond, de l'Incréé, de
ce qui dépasse tout entendement et toute raison, c'est-à-dire du Verbe éternel qui vient
prononcer son inestimable Parole au centre de notre centre, dans ce Sanctuaire où seul doit
régner le désir de Dieu.

Que nous découvre Saint-Martin qui soit si pénétrant et stupéfiant pour éprouver, à
ce point, l'homme de désir, et le faire quelque peu chanceler ? Tout simplement, que
lorsque « nous avons le bonheur de parvenir à ce sublime abandon, le Dieu que nous avons
obtenu par son nom, selon sa promesse, ce Dieu qui se prie lui-même en nous, selon sa
fidélité et son désir universel, ce Dieu qui ne peut plus nous quitter, puisqu'il vient mettre
son universalité en nous, ce Dieu, dis-je, ne fait plus de nous que comme habitacle de ses
opérations. » (Saint-Martin, La Prière).

« Lorsque tu voudras offrir ton sacrifice sur l'autel de la régénération spirituelle


pour sanctifier ton être, le purifier, et le remplir des trésors de l'amour, implore le nom du
fils, invoque le nom du fils, conjure le nom du fils, unis-toi au nom du fils, et ton cœur sera
changé en une victime de consolations... »
(Louis-Claude de Saint-Martin, Le Nouvel homme)

Nous avons une pleine liberté pour entrer dans le sanctuaire


« Par le moyen du sang de Jésus, nous avons une pleine liberté pour entrer dans
les lieux saints, par le chemin nouveau et vivant qu'il nous a consacré à travers le
voile... »(Hébreux 10, 19-22).

Depuis la venue du Christ, les ordonnances des antiques religions (païennes et


judaïque) sont devenues caduques, elles ont été renversées par la lumière de la Révélation,
l'ordre ancien est dépassé, l'homme n'a plus besoin d'un intermédiaire pour s'approcher du
trône de la Divinité, Jésus Christ s'est chargé d'abattre les voiles (Matthieu 27, 51) qui nous
séparaient du Sanctuaire : « La grâce de Dieu qui apporte le salut est apparue à tous les
hommes » (Tite 2, 11).

Jésus, par sa mort, a purifié les hommes pécheurs : « Par une seule offrande il a
rendu parfaits pour toujours ceux qu'il a sanctifiés » (Hébreux 10, 14). En conséquence, la
grande vérité, bouleversante et magnifique, que Saint-Martin voulut exprimer et proclamer
à ses intimes, concernant l'entière consécration ministérielle de chaque chrétien par le
Christ, n'est autre que la vérité de l'Ecriture elle-même ainsi que l'enseigne Paul : « Par le
moyen du sang de Jésus, nous avons une pleine liberté pour entrer dans les lieux saints,
par le chemin nouveau et vivant qu'il nous a consacré à travers le voile, c'est-à-dire sa
chair, et puisque nous avons un sacrificateur établi sur la maison de Dieu, approchons-
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nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs purifiés d'une mauvaise
conscience, et le corps lavé d'une eau pure. » (Hébreux 10, 19-22).

Il ne fait donc aucun doute que l'homme, tabernacle sacré de la Sainte Présence,
« est né pour être le principal ministre de la Divinité », comme il nous est signalé dans
le Ministère de l'homme-esprit, c'est pourquoi il nous faut nous agenouiller, en notre centre,
pour y entendre prier celui qui doit, après y avoir pris naissance, irradier sur nous son
incommensurable lumière. Notre prière, notre oraison pour Saint-Martin, doivent être des
instruments de la génération divine, les humbles outils de l'agir divin, les fidèles
intermédiaires de l'action du ciel.

« Cette arche sainte, engagera le grand prêtre de l'ordre de Melchisédech à te


revêtir lui-même de tes habits sacerdotaux qu'il aura bénis auparavant, il te donnera de sa
propre main les ordinations sanctifiantes par le moyen desquelles tu pourras, en son Nom,
verser les consolations dans les âmes, en leur faisant sentir par ton approche, par ton
verbe purificateur, et par la sainteté de tes lumières (...) La vertu attachée à l'arche sainte
te fera ouvrir les portes éternelles ... »

(Louis-Claude de Saint-Martin, Le Nouvel homme)

L’onction sacerdotale de l’homme-esprit


Le nouvel homme, comme il est normal, aura d'abord du mal à entrevoir ce
qu'entraîneront comme conséquences directes les opérations produites par sa prière active.

Il ne s'apercevra même pas, tant elles sont parfois insensibles et subtiles, des
modifications significatives qui commenceront, lentement, à transformer son être et le
travailler afin de le rendre conforme à la volonté de Dieu. Mais, alors même que rien ne le
laissera supposer, « ...au moment où nous nous y attendrons le moins, notre heure
spirituelle arrivera, et nous fera connaître, comme à l'improviste, ce délicieux état du
nouvel homme. C'est dans cette classe que sont choisis ceux qui sont destinés à administrer
les sanctifications du Seigneur. » (Le Nouvel homme, § 20.)

Cette dernière phrase, loin d'être anodine, et bien plutôt d'une renversante portée
puisqu'elle ne dit rien d'autre, formellement, que le nouvel homme, après être passé par les
douleurs de la naissance, après avoir été béni par Dieu, est destiné à recevoir une sublime
onction de nature sacerdotale qui en fera un prêtre de l'Eternel.

Or la réception de cette onction porte un nom particulier, elle est désignée par un
mot précis que l'on n'évoque qu'en tremblant : ordination. En effet, il s'agit bien, à cette
étape fondamentale du cheminement, d'être « ordonné », consacré, sans aucune
médiation humaine, en tant que prêtre du Saint Nom.

Saint-Martin nous le dévoilera d'abord discrètement sous la forme d'un entretien,


d'une révélation privée du plus haut intérêt : « Tu m'as fait sentir que, s'il n'y avait point de
prêtre pour ordonner l'homme, c'est le Seigneur qui l'ordonnerait lui-même et qui le
guérirait. » (L'Homme de désir, 65.) Puis il n'hésitera pas à nous expliciter entièrement le
sens et la valeur de cette ordination d'un genre inhabituel, ne ressemblant à aucune
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transmission classique telle que les hommes les accomplissent selon les vénérables, et
souvent immémoriaux, principes de la Tradition.

En effet, nous sommes ici dans le cadre d'une communication absolument originale,
d'une nature différente de toutes celles qui sont connues en mode humain, d'une
consécration qui ne relève pas de procédés familiers. En réalité, si l'être a modifié son
rapport au monde, s'il s'est éloigné des fausses lumières de la trompeuse apparence, il est
alors devenu un étranger pour lui-même et pour les autres, il n'est plus dépendant des
méthodes temporelles mais, au contraire, sous l'influence d'une opération proprement et
entièrement Divine capable de le changer dans toutes ses facultés : « L'homme qui, comme
étant la pensée du Dieu des êtres, s'est observé au point d'avoir abandonné ses propres
facultés à la direction et à la source de toutes les pensées, n'a plus d'incertitudes dans sa
conduite spirituelle quoiqu'il n'en soit pas à l'abri dans sa conduite temporelle, si la
faiblesse l'entraîne encore dans des situations étrangères à son véritable objet ; car dans ce
qui tient à ce véritable objet, il doit espérer les secours les plus efficaces, puisqu'en
cherchant à le poursuivre et à l'atteindre, il suit la volonté Divine, elle-même, qui le presse
et l'invite de s'y porter avec ardeur.
Mais d'où lui vient cette manière d'être si avantageuse et si salutaire ? C'est que s'il
parvient à être régénéré dans sa pensée, il l'est bientôt dans sa parole qui est comme la
chair et le sang de sa pensée, et que quand il est régénéré dans cette parole, il l'est bientôt
dans l'opération qui est la chair et le sang de la parole. (...) tout en lui se transforme en
substances spirituelles et angéliques, pour le porter sur leurs ailes vers tous les lieux où
son devoir l'appelle (...). » (Le Nouvel homme, § 4.)

Ainsi, l'ordination reçue, outrepassant toute mesure humaine, donne l'insigne


privilège de pénétrer à l'intérieur du sanctuaire, elle rend possible le passage derrière le
second voile du Temple. L'adepte peut alors entendre ces paroles surprenantes qui lui sont
délivrées secrètement : « la vertu attachée à l'arche sainte te fera ouvrir les portes
éternelles, et fera descendre sur toi quelques écoulements de ces influences vivifiantes dont
se remplissent à jamais les demeures de la lumière. » (Ibid., § 16.) Or la mise en présence
avec l'arche sainte n'est jamais anodine, c'est un acte dont la portée est souvent non
totalement appréhendée dans toute sa dimension, même parmi les initiés et les êtres
instruits dans certaines sciences.

Il importe, de ce fait, que soit clairement annoncé à l'élu le sens plénier de cette
situation au sein de laquelle il ignore les conséquences ultimes de ce qui est en train de lui
survenir.

La naissance de Dieu dans l’âme


Quel est, cependant, le sens de cette renversante ordination sacerdotale s'effectuant
sans aucune médiation humaine, s'accomplissant par l'effet d'une grâce dépassant nos
faibles mesures temporelles, ordination, par un mystère qui nous est inaccessible,
directement reçue des mains de Dieu ?

Quel est son objet propre, son but, sa vocation ? A quelle raison supérieure obéit-
elle ?

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Toutes ces questions, logiques et compréhensibles, reçoivent, de la part de Saint-
Martin, une unique réponse que l'on peut formuler ainsi : Dieu nous confère une onction,
une ordination, afin de disposer notre cœur à devenir le réceptacle de sa divine génération.
Dieu veut nous sanctifier, nous purifier, de manière à pouvoir prendre naissance en nous, il
désire surgir à l'être en passant par notre centre le plus intime : « Le Dieu unique a choisi
son sanctuaire unique dans le cœur de l'homme, et dans ce fils chéri de l'esprit que nous
devons tous faire naître en nous... » (Le Nouvel homme, § 27.)

Oui, Dieu cherche à s'engendrer en nous car, extraordinaire révélation, ce n'est que
là, que dans notre pauvre cœur qu'il peut naître véritablement et en plénitude. L'homme est
maintenant, depuis l'Incarnation, l'image de l'humble étable, le symbole de la misérable
crèche que le Sauveur avait choisie pour l'accueillir lorsqu'il vint en ce monde. La
perspective saint-martinienne, en son fond, en son essence, se révèle finalement comme une
théophanie, une œuvre de génération de la présence divine, car Dieu, le Verbe, c'est
substantiellement Dieu en l'homme, Dieu manifesté par l'homme, Dieu prononçant son
Verbe en nous, c'est l'Emmanuel, le Fils aimé du Père surgissant des profondeurs de l'abîme
insondable de notre être.

Si l'on y songe, de par l'accomplissement de la naissance du Verbe en nous, le Ciel


ne se trouve plus à une infinie distance, il cesse d’être dissimulé derrière l'immensité des
mondes visibles, il se déploie, ici même, dans notre temple intérieur, dans la chambre
secrète, dans notre intime ; il est vivant par et dans notre cœur, réel dans notre âme et
rayonnant dans notre esprit : « Oui , nouvel homme, voilà ce vrai temple où seulement tu
pourras adorer le vrai Dieu de la manière dont il veut l'être (...). Le cœur de l'homme est le
seul port où le vaisseau lancé par le grand souverain sur la mer de ce monde, pour
transporter les voyageurs dans leur patrie, peut trouver un asile sûr contre l'agitation des
flots, et un ancrage solide contre l'impétuosité des vents. » (Le Nouvel homme, § 27.)

Alors, à la seconde même où se produit la Naissance du Verbe en l'âme, il advient


une Lumière ineffable, une source inconnue, par lesquelles « nous recevons en nous des
multiplications de sanctification, des multiplications d'ordination, des multiplications de
consécration... » (Le Nouvel homme, § 3.) Nous pouvons alors entendre résonner dans
l’interne ces paroles splendides : « O mon ami, allons dresser des autels au Seigneur ; va
d'avance préparer tout ce qui nous sera nécessaire pour célébrer dignement les louanges
de sa gloire et de sa majesté ; sers d'organe à mon œuvre pour l'annoncer au peuple,
comme j'en dois servir à la Divinité pour annoncer à toutes les familles spirituelles les
mouvements de la grâce, et les vibrations de la lumière. Et toi, Dieu de ma vie, s'il te plaît
jamais de me choisir pour ton prêtre, que ta volonté soit faite ! Toutes mes facultés sont à
toi. Je me prosternerai dans mon indignité en recevant le nom de ton prêtre et de ton
prophète... » (Le Nouvel homme, § 3.)

L’âme doit devenir le Temple du seigneur


Voici ce qui surviendra à celui qui aura laissé son âme devenir le Temple du
Seigneur, à celui qui se sera rendu digne d’être visité par la semence Divine : il aura à
féconder le germe de Dieu, la Parole inexprimée du Verbe, puisqu'il « faut que cette œuvre
sainte s'opère en nous, pour que nous puissions dire que nous sommes admis au rang des
sacrificateurs de l'Eternel » (Le Nouvel homme, § 16.)
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Donnant la vie au Verbe de Dieu, à ce Fils nouveau-né « annoncé en nous par
l'Ange », conçu en nous par « l'ombombration et l'opération de l'esprit », nous rebâtissons,
concrètement, l'arche sainte, nous relevons le Tabernacle sacré de la Divinité, nous le
replaçons au centre du Temple de Jérusalem réédifié « mystiquement », rétabli
spirituellement sur ses bases en toutes ses structures et parties, nous l'installons
solennellement, accompagné par la bienveillante présence de l'Ange du Très Haut, au
centre du Temple secret à tout jamais sanctifié de l'Eternel notre Dieu.

Telle est l’œuvre à accomplir pour les membres de cette « Société » pensée par
Saint-Martin comme une Fraternité du Bien, une Société quasi religieuse, à savoir la
Société des Frères, silencieux et invisibles, consacrant leurs travaux à la célébration des
mystères de la naissance du Verbe dans l’âme ; cercle intime des pieux Serviteurs
de YHSWH, regroupés, selon le vœu même du Philosophe Inconnu, et afin de répondre à
sa volonté initiale et première, en « Société des Indépendants », qui n’a « nulle espèce de
ressemblance avec aucune des sociétés connues » (Le Crocodile, Chant 14.)

***

Culte et voie interne d’adoration


Le martinisme est une Arche où est célébré le culte de l’Alliance
Le Martinisme, s’il est fidèle à sa mission, doit être une école de prière,
conformément aux enseignements de Louis-Claude de Saint-Martin dont on sait la force
avec laquelle il insista sur la nécessaire et préalable purification du cœur pour avancer dans
le Sanctuaire de la Vérité ; c'est aussi un authentique séminaire où sont progressivement
découverts, et remis entre les mains de l'initié, les « objets » du culte intérieur, les
instruments sacrés qu'il aura à utiliser pour se présenter devant la face de Dieu.
Voie « cardiaque », voie interne d'adoration, s’appuyant et se fondant sur la pratique
de la contemplation et de la louange, le Martinisme est donc en quelque sorte, une Arche
où, pieusement, est conservée la pratique de la célébration de l'Alliance du Créateur avec
l'homme, mais avec un homme sanctifié, régénéré « perpétuellement et en entier dans la
piscine du feu, et dans la soif de l'Unité », comme l'exprima magnifiquement le
« Philosophe Inconnu », afin que puisse s'accomplir la principale religion, celle qui consiste
à relier et réunir « notre esprit et notre cœur à Dieu », pour que l'homme soit rétabli dans
les prérogatives de sa première origine, accomplissant, enfin, son indispensable
« Réconciliation ».
De façon prémonitoire, Saint-Martin avait prévu, sachant la lenteur des progrès de
l'âme humaine, que son action ne porterait ses fruits qu'après avoir quitté cette terre.
Son immense mérite, dont chaque Martiniste célèbre à présent l’aspect providentiel,
étant d’avoir su, le temps de son passage en cette vallée de larmes, nous remettre en
mémoire les devoirs que nous impose notre véritable essence, prophétisant avec une rare
lucidité :

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« Ma tâche dans ce monde a été de conduire l’esprit de l’homme par une voie
naturelle aux choses surnaturelles qui lui appartiennent de droit, mais dont il a perdu
totalement l’idée, soit par sa dégradation, soit par l’instruction fausse de ses instituteurs.
Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles ; et elle est si lente que
ce ne sera qu’après ma mort qu’elle produira les plus beaux fruits. »
(Saint-Martin, Mon Portrait historique et philosophique, 1135).

L’œuvre saint-martiniste afin d’être admis au rang des sacrificateurs de


l’Eternel
L'œuvre saint-martiniste est un travail selon l'interne parce que c'est là, dans le
cœur, en ce lieu précis, que se joue la possibilité même d'un devenir pour l'âme, c'est en cet
endroit majeur et unique, que sont scellées les conditions d'un éventuel futur d'étroite union
avec le divin pour l'homme de désir.

Il n'y a donc pas, que cela soit dit solennellement, d'autres possibilités offertes au
chercheur, d'autres chemins autorisant une approche des lieux saints : c'est du fond de l'âme
que doivent s'élever les encens de la prière, c'est de ce centre que se font entendre les
cantiques adressés au Roi des cieux, c'est en cet endroit que sont célébrées les ineffables
noces suressentielles qui voient, en un indescriptible mystère, la chère épouse se reposer
définitivement sur le cœur secourable du Seigneur et s'endormir, dans une paix profonde,
pour une éternité de perpétuel amour.

Ainsi, celui qui aura laissé son âme devenir le Temple du Seigneur, celui qui se sera
rendu digne d’être visité par la semence Divine : aura à féconder le germe de Dieu, la
Parole inexprimée du Verbe, puisqu'il « faut que cette œuvre sainte s'opère en nous, pour
que nous puissions dire que nous sommes admis au rang des sacrificateurs de l'Eternel »
(Le Nouvel homme, § 16.)

Donnant la vie au Verbe de Dieu, à ce Fils nouveau-né « annoncé en nous par


l'Ange », conçu en nous par « l'ombombration et l'opération de l'esprit », nous rebâtissons,
concrètement, l'arche sainte, nous relevons le Tabernacle sacré de la Divinité, nous le
replaçons au centre du Temple de Jérusalem réédifié « mystiquement », rétabli
spirituellement sur ses bases en toutes ses structures et parties, nous l'installons
solennellement, accompagné par la bienveillante présence de l'Ange du Très Haut, au
centre du Temple secret à tout jamais sanctifié de l'Eternel notre Dieu.

Telle est l’œuvre à accomplir pour les membres de cette « Société » pensée par
Saint-Martin comme une Fraternité du Bien, une Société quasi religieuse, à savoir la
Société des Frères, silencieux et invisibles, consacrant leurs travaux à la célébration des
mystères de la naissance du Verbe dans l’âme ; cercle intime des pieux Serviteurs
de YHSWH, regroupés, selon le vœu même du Philosophe Inconnu, et afin de répondre à
sa volonté initiale et première, en « Société des Indépendants », qui n’a « nulle espèce de
ressemblance avec aucune des sociétés connues » (Le Crocodile, Chant 14.)

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« Âme humaine, unis-toi à celui qui a apporté sur la terre le pouvoir de
purifier toutes les substances ;unis-toi à celui qui, étant Dieu, ne se fait connaître qu'aux
simples et aux petits, et se laisse ignorer des savants. »
(L'Homme de désir, § 201.)

Le culte de réconciliation et de sanctification universelle


Le Divin Réparateur, le Sauveur des hommes, est devenu tout à la fois le
« Sacrifice » et le « Sacrificateur », il est le Grand Prêtre devant la face de Dieu,
l’ordonnateur universel, la figure parfaite et l’Agneau mis à mort pour réparer les tristes
conséquences de la criminelle désobéissance d’Adam.
Don du Père aux hommes, il est entré seul dans le Saint des Saints pour y
accomplir l’holocauste qui mit fin au temps de la loi, et fit passer l’humanité dans l’ère
bénie de la grâce : « Le prêtre selon l'ordre de Melchisédek, le Sacrificateur, le
Régénérateur et Rémunérateur universel, le Christ, est sorti de la tribu de Juda. Il n'est
point venu détruire la loi qui avait été donnée à Moïse, mais, en venant accomplir les
choses dont elle était la figure, il l'a fait cesser, en lui faisant succéder la loi de grâce du
fils à la loi de l'esprit. Nous sommes sous cette deuxième loi, ou deuxième action. Comme
elle est toute spirituelle, il n'y aura plus, depuis le Christ jusqu'à la fin des temps, de
manifestations sensibles et visibles, parce que le temps de ces manifestations sensibles est
passé, puisqu'elles n'étaient que des figures pour annoncer aux hommes la loi spirituelle de
grâce qui devait suivre. » (Les Leçons de Lyon, 82, 6 décembre 1775, SM.)

Saint-Martin nous décrit, en détail, le sens du souverain sacrifice du Divin


Réparateur, et la manière dont le Maître accompagna le rite parfait et suffisant de sa vivante
oblation :
« Il a dû rentrer dans le Saint des Saints, s'y revêtir de cet ephod, de cette robe de
lin, de ce pectoral, de cette tiare dont les grands-prêtres des Hébreux faisaient usage dans
leurs fonctions sacerdotales, et qui n'étaient pour eux que le symbole des vrais
vêtements dont le Régénérateur devait couvrir un jour la nudité de la postérité humaine.
Là, il a dû développer la science aux yeux de ceux qu'il s'était choisis ; il a dû rétablir
devant eux les mots qui étaient effacés dans cet ancien livre confié autrefois à l'homme, et
que cet homme avait défigurés ; il a dû même leur donner un nouveau livre plus étendu que
le premier, afin que, par là, ceux à qui il serait transmis pussent connaître et dissiper les
maux et les ténèbres dont la postérité de l'homme était environnée, et qu'ils apprissent
encore à les prévenir et à se rendre invulnérables. » (Saint-Martin, Tableau naturel, XIX).
Poursuivant la description de cette action magnifique, et dont on n'évalue, à vue
immédiate, que très faiblement le sens effectif qu'elle revêt, tant sur le plan céleste que pour
l'homme, alors même que c'est par elle que nous fut dévoilé le secret de l'authentique
sacerdoce, que c'est par cette opération supérieure, la plus élevée qui ait été exécutée en ce
monde et dont la valeur est sans égal, qu'a été révélée à l'homme, pour le première fois, la
préparation aromatique destinée à alimenter l'autel des parfums, là où, à l'intérieur du
« Saint des Saints », se célèbre le rite pur et sacré de réconciliation, le culte de
sanctification universelle :
« Là, il a dû préparer cet antique parfums dont il est parlé dans l'Exode, composé
de quatre aromates d'égal poids, et que les prêtres Hébreux ne pouvaient employer qu'aux
usages du temple, sous les défenses les plus rigoureuses ; il a dû en remplir l'encensoir
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sacré, et après avoir parfumé toutes les régions du Temple, il a dû convaincre ses Elus
qu'ils ne pouvaient rien sans ce parfum. Enfin, son œuvre eût été inutile pour eux, s'il ne les
eût pas initiés à ses connaissances en leur enseignant à cueillir eux-mêmes ces quatre
précieux aromates, à en composer à leur tour ce même parfum incorruptible et à en
extraire ces exhalaisons pures, qui, par leur vivante salubrité, sont destinées depuis
l'origine du désordre à contenir la corruption et à assainir tout l'Univers. Car
l'Univers, ajoute Saint-Martin, est comme un grand feu allumé depuis le commencement des
choses pour la purification de tous les Êtres corrompus. »
(Saint-Martin, Tableau naturel, XIX).

La "Présence" dans la secrète chambre du cœur


Pour rendre le culte en esprit et le rétablir dans le Temple, pour allumer sur l'autel
des holocaustes un Feu Nouveau, pour élever des parfums précieux vers l'Eternel, pour
invoquer son Nom et célébrer sa Gloire, il s'agit, après avoir éprouvé et subi les
douloureuses et éprouvantes marques de la purification, de « faire place à l'Esprit », de
s'abandonner au secret et indicible pouvoir du Ciel, d'être sensible aux manifestations de la
« Cause active et intelligente », au souffle du Seigneur, à ce signe, conféré aux élus du Très
Haut, symbolisant la pleine réalité de la « Présence » dans la secrète chambre du cœur.
On notera avec attention cette lumière particulière, que nous délivre Saint-Martin, à
propos de la valeur extraordinaire du culte enseigné par le Divin Réparateur, d'autant qu'il
nous donne, dans ce passage, des indications majeures sur ce qui en constitue la clé
spirituelle profonde, à savoir la nature même de ce nouveau culte, en collaboration avec la
« Sagesse », la Sophia, complétant l'ancien et lui donnant les éléments qu'il ne pouvait
détenir sans une intervention directe du Ciel : « Le chef universel de tous les instituteurs
spirituels du culte pur et sacré a dû, comme eux, retracer sur la Terre ce qui se passe dans
la classe supérieure, et cela conformément à cette grande vérité, que tout ce qui est
sensible n'est que la représentation de ce qui ne l'est pas, et que toute action qui se
manifeste est l'expression des propriétés du Principe caché auquel elle appartient. L'Elu
universel doit même avoir accompli cette Loi d'une manière plus éminente que ne l'avaient
fait tous les Agents dont il venait compléter l'œuvre, puisque ceux-ci n'avaient montré sur
la Terre que le culte de justice et de rigueur et qu'il venait lui-même y apporter le culte de
gloire, de lumière et de miséricorde. »
Ainsi, dans tous ces actes et dans le culte qu'il a exercé, il a dû démontrer tout ce qui
s'opère dans l'ordre invisible. Du Haut de son trône, la Sagesse divine ne cesse de créer les
moyens de notre réhabilitation : « Ici-bas, le Régénérateur universel n'a pas dû cesser de
coopérer au soulagement corporel et spirituel des hommes, en leur transmettant les
différents dons relatifs à leur propre préservation et à celle de leurs semblables, en leur
apprenant à éloigner d'eux les pièges qui les environnent et à se remplir de la vérité. »
(Saint-Martin, Tableau naturel, XIX).
Dieu, malgré l'immensité de ses facultés et son infinie puissance, a néanmoins
besoin de l'homme, plus précisément de l'âme de l'homme qui est un authentique creuset,
un vase d'élection destiné, depuis la nuit des temps, à faire éclore la semence divine.
Comme le met en lumière, avec quelle science inexpliquée mais néanmoins
impressionnante assurance, Jacob Boehme, lorsqu’il affirme dans ses Confessions : « Où
veux-tu donc aller chercher Dieu ? Ne le cherche que dans ton âme qui est la nature

9
éternelle, dans laquelle est le divin engendrement. » (J. Boehme, Confessions, ch. 6, § VII,
16.)
Proposition qu’il avait d’ailleurs déjà exposée sans détour dans le premier texte
qu’il écrivit, suite à une vision dont il bénéficia en 1610, et qu’il intitula l’Aurore
naissante : « Le vrai ciel est partout, même dans le lieu où vous êtes et où vous marchez.
Lorsque votre esprit atteint la génération la plus intérieure de Dieu, et qu'il y pénètre au
travers de la génération sidérique et charnelle, dès lors il est dans le ciel. » (L'Aurore
naissante, XIX, 24.)

Notre être est secrètement amené des ténèbres à la lumière


L'œuvre de prière pour Saint-Martin, est préalablement une voie d'anéantissement,
car elle est, en son étonnante perspective, un chemin au bout duquel Dieu vient prier lui-
même en nous, nous faisant passer de l'assujettissement face à la mort aux promesses de la
résurrection.
Accepter de se faire un « véritable rien », selon l’expression du Philosophe Inconnu,
c'est permettre l'éclosion divine, c'est assister en soi à la transformation des éléments
mortels en une substance d'immortalité. « Voilà le véritable abandon, nous révèle Saint-
Martin, voilà cet état où notre être est continuellement et secrètement amené de la mort à la
vie, des ténèbres à la lumière, et si on ose dire, du néant à l'être ; passage qui nous remplit
d'admiration, non seulement par sa douceur, mais bien plus encore parce que cette œuvre
reste dans la main divine qui l'opère, et qu'heureusement pour nous, elle nous est
incompréhensible, comme toutes les générations dans toutes les classes le sont aux êtres
qui en sont les agents et les organes... » (Saint-Martin, La Prière).
Ce qui s'accomplit dans le cœur de l'homme, par l'effet de cet anéantissement, relève
donc d'un ordre tellement élevé que l'on éprouve de la peine à en énoncer le mystère. Les
fruits de l'abandon sont d'une telle nature, d'une telle surabondante grâce, que l'esprit est
soudain saisi d'un trouble qui se justifie aisément, mais qui n'est pourtant pas en mesure de
nous voiler complètement le caractère extraordinaire de ce qui se déroule dans l'interne.
Le sens propre de la prière du cœur, pour Saint-Martin, le fruit de l'oraison
intérieure, est précisément situé dans l'accomplissement de ce quasi « envahissement »
divin dont nous sommes l'objet, par la surprenante arrivée, dans notre fond, de l'Incréé, de
ce qui dépasse tout entendement et toute raison, c'est-à-dire du Verbe éternel qui vient
prononcer son inestimable Parole au centre de notre centre, dans ce Sanctuaire où seul doit
régner le désir de Dieu.

***

Dans le sillage de l’illuminisme


Martines de Pasqually, source du martinisme
Historiquement, la doctrine Martiniste prend sa source chez Martinès de Pasqually
(1710-1774), il en est, à de nombreux égards, l'incontestable père fondateur et le premier
prophète.

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Thaumaturge et homme de Dieu, ses connaissances, seront directement à la base des
écrits et de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin. Personnage déroutant, né à
Grenoble, Martinès semble avoir hérité, sans doute par transmission familiale, d'un
enseignement judéo-chrétien dont nul, jusqu'à présent, de par une absence quasi totale de
documents, n'a pu véritablement déterminer la nature. Il va cependant, par son action, et en
peu d’années, bouleverser la vie initiatique de nombreux maçons érigeant une structure qui
le rendra célèbre, connue sous le nom d'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de
l'Univers, qu’il avait d’ailleurs baptisé, initialement, Ordre des Elus Coëns de Josué.
Martinès de Pasqually laissera un enseignement, ou plus exactement léguera une
doctrine et une pensée fermement établies. Présentant des caractéristiques surprenantes,
elles possèdent toutefois une cohérence admirable, fournissant, sur de nombreux points
complexes de l'Histoire universelle, des éclairages essentiels, offrant, à celui qui prend la
peine de s'y pencher un instant, d'entrer dans l'intelligence des causes premières et la
compréhension de vérités qui, pour certaines, étaient jusqu'alors bien obscures.
Le Martinisme, tel que Martinès en formulera les premières bases, possède ainsi un
corpus doctrinal fondé sur un principe premier qui se résume à cette affirmation simple, qui
traverse d’ailleurs tout son Traité de la réintégration des êtres dans leur première
propriété, vertu et puissance spirituelle divine: l'homme n'est pas actuellement dans l'état
qui fut le sien primitivement ; victime d'une Chute dont il est responsable, il vit désormais
comme un prisonnier, un exilé au sein d'un monde et d'un corps qui lui sont étrangers.

Louis-Claude de Saint-Martin & Jean-Baptiste Willermoz


Cette doctrine , dont beaucoup d’éléments furent initialement exprimés dans
l'Ecriture Sainte, évoqués par les Apôtres, puis, au cours des siècles par les Pères de
l'Eglise, sera pieusement conservée, rappelée, mais également développée, précisée,
amendée et sur certains points singulièrement corrigée, voire même parfois nettement
redressée, d'une judicieuse et pertinente manière, par deux des disciples les plus éclairés de
Martinès de Pasqually, à savoir Louis-Claude de Saint-Martin, dit le « Philosophe Inconnu
», et Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824), ce dernier ayant travaillé à adapter au
symbolisme de la Maçonnerie Ecossaise et aux structures chevaleresques de la Stricte
Observance les enseignements martinésiens.
On ne manquera pas de rappeler, à ce titre, que l'appellation « Martiniste »,
primitivement, avant que Papus (1865-1916) et Augustin Chaboseau (1868-1946) n’en
popularisent le terme par la fondation d’un Ordre connu sous cette appellation, entre 1887
et 1891, qui bénéficia effectivement d’un certain rayonnement, provient précisément des
Maçons du Régime Ecossais Rectifié établis en Russie, désignés de la sorte puisqu'ils
étaient généralement, par-delà leur qualité de frères rattachés à la Réforme de Lyon, des
adeptes plus ou moins actifs des pratiques de Martinès, mais surtout des admirateurs
enthousiastes de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin, et pour certains même, comme
dans le cas de Nicolaï Novikof (1744-1818), des disciples directs et intimes du Philosophe
Inconnu.

Originalité de la voie "selon l’interne"


De fait, Saint-Martin avait établi, tout au long de ses écrits et dans son attitude, une
approche personnelle des thèses martinésiennes, se distinguant de manière significative, en
11
insistant très tôt, quelque peu gêné par la complexité des pratiques des élus coëns, sur
l'importance de la réception silencieuse et intime de la Parole sacrée, ainsi que sur le
caractère supérieur du cheminement "selon l'interne" pour reprendre une de ses expressions
favorites.
Déclarant ouvertement et fermement, qu'il était inutile de s'embarrasser de
techniques pesantes, qu’il était vain de laborieusement s'attarder avec les élémentaires et les
esprits intermédiaires, et qu'il convenait, bien au contraire, de s'ouvrir directement, par une
sincère purification du cœur, aux mystères de la génération du Verbe en nous, Saint-Martin
soutint : « La seule initiation que je prêche et que je cherche de toute l’ardeur de mon
âme, est celle par où nous pouvons entrer dans le cœur de Dieu, et faire entrer le cœur de
Dieu en nous, pour y faire un mariage indissoluble, qui nous rend l’ami, le frère et l’épouse
de notre divin Réparateur. Il n’y a d’autre mystère pour arriver à cette sainte initiation, que
de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être, et de ne pas
lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en sortir, la vivante et vivifiante racine ;
parcequ’alors tous les fruits que nous devrons porter, selon notre espèce, se produiront
naturellement en nous et hors de nous, comme nous voyons que cela arrive à nos arbres
terrestres, parce qu’ils sont adhérents à leur racine particulière, et qu’ils ne cessent pas
d’en pomper le suc. » (Saint-Martin à Kirchberger, 19 juin 1797).
S’écartant donc de pratiques qu'il jugeait dangereuses et contraignantes, Saint-
Martin, qui choquera par ses propos certains des anciens élèves de Martinès, prônera, dans
ce que l’on se devrait d’appeler non pas le Martinisme afin de dissiper de nombreuses
équivoques, mais le saint-martinisme, un retour à la simplicité évangélique, et se fera
l'ardent prophète d'une union substantielle avec le Divin, union dans laquelle se doivent
absolument de dominer le dépouillement le silence et l'amour.
Le Philosophe Inconnu, en effet, n'hésitera pas à défendre et encourager la
possibilité d'un travail opératif hautement spiritualisé, écartant les pièges que ne manquent
jamais de produire les procédés par trop dépendants des manifestations phénoménales.
Mais qu'est-ce qui était, au fond, à l'origine d'une telle attitude, d'autant venant du
secrétaire même de Martinès, de celui qui avait été, les dernières années avant sa
disparition, le plus proche collaborateur et l'auxiliaire privilégié du maître ? Le mystère, qui
déjà au XVIIIe siècle, intriguait et parfois troublait ceux qui étaient versés dans ces
domaines, se poursuit encore de nos jours et continue d'alimenter les légitimes réflexions et
nombreuses interrogations des « hommes de désir. »
En réalité, la nécessité de l'intériorité, de la voie purement secrète, silencieuse et
invisible, est justifiée par Saint-Martin à cause de la faiblesse constitutive de la créature, de
sa désorganisation complète et de son inversion radicale, plongeant de ce fait les êtres dans
un milieu infecté, une atmosphère viciée et corrompue, qui guettent chacun de nos pas
lorsque nous nous éloignons de notre source, qui mettent en péril notre esprit lorsque, par
imprudence et présomption, nous osons outrepasser les limites des domaines sereins
protégés par l'ombre apaisante de la profonde paix du cœur : « A peine l'homme fait-il un
pas hors de son intérieur, que ces fruits des ténèbres l'enveloppent et se combinent avec son
action spirituelle, comme son haleine, aussitôt qu'elle sort de lui, serait saisie et infestée par
des miasmes putrides et corrosifs, s'il respirait un air corrompu. (...) combien (...) l'homme
court de dangers dès qu'il sort de son centre et qu'il entre dans les régions extérieures. »
(Ecce Homo, § 4.)
L'homme doit donc se persuader, qu'il n'a rien à attendre des régions étrangères, il a,
bien au contraire, à travailler, à creuser en lui afin d'y découvrir les précieuses lumières
12
enfouies qui attendent d'être mises à jour et, enfin, portées à la révélation. Les trésors de
l'homme ne sont pas situés dans les lointains horizons inaccessibles, ils sont à ses pieds, ou
plus exactement en son cœur ; ils demeurent patiemment dissimulés, ils rayonnent
sourdement, effacés et oubliés, sous le bruit permanent de l'agitation frénétique qui porte,
dans une invraisemblable et stérile course, les énergies vers les réalités non essentielles et
périphériques.
Saint-Martin insistera sur ce point avec force : « Par ses imprudences, l'homme est
plongé perpétuellement dans des abîmes de confusion, qui deviennent d'autant plus funestes
et plus obscurs, qu'ils engendrent sans cesse de nouvelles régions opposées les unes aux
autres et qui font que l'homme se trouvant placé comme au milieu d'une effroyable
multitude de puissances qui le tirent et l'entraînent dans tous les sens, ce serait vraiment un
prodige qu'il lui restât dans son cœur un souffle de vie et dans son esprit une étincelle de
lumière. (...) l'œuvre véritable de l'homme se passe loin de tous ces mouvements extérieurs.
» (Ibid.)

La nécessaire purification du cœur


L'œuvre véritable se passe effectivement loin de l'extérieur et des mouvements
insensés, car c'est dans l'interne, derrière le second voile du Temple que se déroulent les
rites sacrés, qu'ont lieu l'authentique culte spirituel et la liturgie divine célébrés par
l'exercice constant de la prière et de l'adoration.
C'est là le saint labeur, la pure occupation, la vocation première de celui qui est
destiné au service des autels de la Divinité. Notre prière doit être un chant pur, un sublime
baume, un encens de bonne odeur ; car elle est le doux entretien auquel l'homme doit
consacrer ses jours, et, également, « consacrer » son être, car c'est ce que Dieu, dans son
insondable amour, attend et espère de ses enfants.
Cette attitude, qui put surprendre dans un premier temps les amis de Saint-Martin,
pour la plupart des adeptes instruits en quête d’initiations aux titres prestigieux, des curieux
ou des lettrés, gens du monde en recherche de connaissances mystérieuses, finira lentement
par s'imposer aux plus sensibles et éveillés aux pieuses vérités, et leur apparaître comme le
seul chemin, sûr et élevé, dispensateur d'ineffables bienfaits et de nombreux fruits, alors
même que beaucoup d'autres, hélas, ne parvenaient pas à comprendre, ne voyaient pas ce
qui était à l'origine de cette attitude chez le Philosophe Inconnu, dont ce dernier se faisait
l'avocat dans ses ouvrages, attitude nouvelle et tellement surprenante, voire choquante pour
eux, habitués aux fastueux décorums des réceptions maçonniques, à la superficielle gloire
des titres et des charges, ou encore fascinés par les impressions sensibles que provoquaient
certaines pratiques étranges et peu communes, enseignées par quelques maîtres renommés
et célèbres dont le siècle des Lumières était si friand.

L’exercice constant de la prière & de l’adoration


Si Martinès insistait principalement sur la nature horrible et ténébreuse du crime de
notre premier parent selon la chair, Saint-Martin se penchera, quant à lui, avec une attention
accrue, faisant preuve d’une capacité exceptionnelle de perception à l'égard de ce que sont
les divers rouages de l'âme humaine, sur le lamentable état dans lequel se trouvent
intérieurement à présent les fils d'Adam, et constatera, non seulement la profonde
dégradation et déchéance qui les frappent leur ayant fait perdre leur statut privilégié vis-à-
13
vis du Créateur, mais, également, les réduisant dans toutes leurs facultés et, en particulier,
les condamnant à une sorte de quasi « mort morale ».
Cette situation tragique caractérisant l'humanité actuelle, frappera et affectera
tellement Saint-Martin, qu'il considérera, non sans raison, comme vaine et stérile toute
action ne posant pas comme préalable absolu une véritable « purification », et ce avant
toute entreprise d'instauration d'un contact ou d'un dialogue avec le Ciel. L'homme est dans
un tel état d’abjection souligna Saint-Martin, qu'il lui faut d'abord, et en premier lieu, qu'il
se reconnaisse misérable pécheur et s'humilie profondément devant le Seigneur, afin
d'espérer pouvoir oser, après être passé par les différentes étapes de la repentance,
s'adresser à l'Eternel.
De ce fait, on comprend ce qui put conduire Saint-Martin à affirmer : « La prière est
la principale religion de l'homme, parce que c'est elle qui relie notre cœur à notre esprit...
» (La Prière, in Œuvres posthumes), car l'intuition majeure qui se fit jour dans sa pensée fut
de se rendre compte, dans une sorte d'illumination vive, que l'homme, malgré tous ses
efforts, mobilisant mille et une techniques, développant un appareil complexe fait de rites,
d'invocations, de gestes symboliques, s'il ne transforme pas radicalement son cœur, s'agite
en réalité en vain et reste, malheureusement, comme le dira l’Apôtre Paul, une triste et
inutile « cymbale retentissante » (I Corinthiens 12, 1).

« C’est le cœur de l’homme qu’il faut sanctifier »


Saint-Martin qui se demandait, dans les premiers temps de son initiation auprès de
Martinès, s'il était bien nécessaire d'employer tant de moyens pour s'adresser à l'Eternel,
sera en revanche assez rapidement convaincu que la seule chose, indispensable et quasi
impérative, pour pouvoir s'unir à Dieu, est de se présenter devant lui avec un cœur pur,
c’est-à-dire avec un vrai désir et une âme humiliée.

Ce sont là les uniques conditions d'une relation spirituelle authentique, d'une


ouverture effective au divin, d'un ineffable entretien de cœur à cœur avec l’Eternel. Loin
des vaines prétentions humaines désireuses de parvenir à Dieu par des voies incertaines et
fausses, le plus souvent emplies d'orgueil et de vanité, il faut, bien au contraire, préparer et
disposer l'unique organe que nous possédions pour « opérer », c'est-à-dire notre cœur, en le
conformant aux exigences de la vérité, car : « La vérité ne demande pas mieux que de faire
alliance avec l'homme ; mais elle veut que ce soit avec l'homme seul, et sans aucun
mélange de tout ce qui n'est pas fixe et éternel comme elle. » (Le Nouvel homme, § 1.)

Or ce mélange « non-fixe », c'est tout ce qui relève de la nature prévaricatrice, des


adhérences de la chair, de l'antique séduction du serpent, des illusions du vieil homme qui
ne trouvent leur réparation que dans le travail de sanctification :
« Dieu veut qu'on le serve en esprit, mais il veut qu'on le serve aussi en vérité (...)
c'est le cœur de l'homme qu'il faut sanctifier, et porter en triomphe aux yeux de toutes les
nations. Le cœur de l'homme est issu de l'amour et de la vérité ; il ne peut recouvrer son
rang qu'en s'étendant jusqu'à l'amour et à la vérité. » (L'Homme de désir, § 199.)

« Aussi sentons-nous que le Nom de Dieu doit avoir pour caractère essentiel d’être
l’Alliance éternelle, universelle, temporelle, spirituelle, céleste et terrestre. Lorsqu’Il
descend dans l’homme, Il doit y développer successivement toutes ces diverses Alliances et
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lui découvrir, à chaque époque, les trésors et les merveilles de l’éternelle immensité. Tant
que ces diverses Alliances ne sont pas manifestées, opérées, confirmées et consolidées en
nous, nous ne pouvons pas nous regarder comme étant parfaitement régénérés ; il faut
qu’elles prennent chacune activement et sensiblement possession de nous ; qu’elles parlent
et se prononcent en nous ; qu’elles nous vivifient de leurs bénédictions, de leur force et de
leur lumière, intérieurement et extérieurement ; qu’elles nous mettent dans le cas, indignes
que nous en sommes, d’opérer les œuvres saintes et d’exercer tous les ministères sacrés
qu’à exercés la mère de famille qui, possédant en soi toutes les propriétés divines,
inséparables du Nom de Dieu, possédait par conséquent toutes les Alliances. Il faut que,
quand ces saintes Alliances descendent sur nous, tout se prosterne en nous à leur passage
et que les ténèbres et tous les malfaiteurs fuient devant elles ; il faut enfin que nous
devenions aussi l’ensemble actif de toutes ces Alliances, puisqu’il faut que nous devenions
un jour le Nom prononcé de ce Dieu qui les renferme. »
(Louis-Claude de Saint-Martin, De l’esprit des choses)

***

Le mystère de l’Église intérieure


ou la « naissance » de Dieu dans l’âme

Le cœur métaphysique et ontologique


de la doctrine saint-martiniste

« Le mystère de ces choses divines et spirituelles


doit pouvoir percer jusque dans notre être fondamental.»
(Louis-Claude de Saint-Martin, Le ministère de l’homme-esprit).

Si nous parlons d’un « mystère » de « l’Église intérieure », c’est que cette dernière forme
l’invisible « communauté de la lumière », selon la singulière expression que Karl von
Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire (1802), lorsqu’il
écrit : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Église invisible
et intérieure, ou la communauté la plus ancienne.. » [1]
Cette communauté, ou « assemblée », est l’héritière de connaissances qui
représentent un « dépôt », le « dépôt primitif de toutes les révélations », constituant une
« doctrine » dont la base est en lien avec ce qui provoqua la chute des anges, puis celle de
l’homme, ainsi que les conditions qui permettront que puisse s’accomplir la
« réintégration universelle », mais dont les éléments ultimes, les lumières les plus élevées
et sublimes, portent en réalité, sur la génération de la Divinité, ce qui, légitimement,
participe bien du « Grand mystère » (Mysterium magnum) par excellence.

15
Les cérémonies extérieures, ne sont que le « voile » des vérités intérieures.
Ce « Grand mystère », celui sur lequel veillent en son Sanctuaire les membres de
l’Église intérieure, ne pouvant être compris de la multitude, a dû être préservé, protégé et
voilé, car il concerne des vérités essentielles qu’il importe de ne point profaner et divulguer
inconsidérément, d’où la nécessité d’en dissimuler les connaissances au sein de cette
« petite Église », non oublieuse de la « sainte doctrine », qui a cessé de célébrer des
cérémonies extérieures, laissées à l’institution visible où elles servent de « voiles » aux
vérités intérieures : « L'Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et
reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine
tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de
toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine
que naturelle (…) Lorsqu'il devint nécessaire que les vérités intérieures fussent
enveloppées dans des cérémonies extérieures et symboliques, à cause de la faiblesse des
hommes qui n'étaient pas capables de supporter la vue de la lumière, le culte extérieur
naquit; mais il était toujours le type et le symbole de l'intérieur, c'est-à-dire le symbole du
vrai hommage rendu à Dieu ‘‘en esprit et en vérité’’ » [2].

I. Un « Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu


L’Église intérieure, de par la bienheureuse doctrine dont elle est dépositaire depuis
l’origine, sait cependant qu’il existe, par delà les « mystères » avec lesquels il nous faut
composer tout au long de nos vies - l’un portant sur la formation des choses « physiques »
ou naturelles de par l’ascendant de notre complexion animale sur notre esprit et l’autre,
relatif à notre être fondamental et son lien avec le « Principe », mystères qui nous fondent
et nous déterminent, dont la vocation est de ne pas demeurer en permanence inaccessibles
et ignorés, ceci malgré les vigoureuses condamnations de l’institution visible vis-à-vis de
ces lumières, ce qui faisait dire à Louis-Claude de Saint-Martin (1643-1803) : « le
malheur actuel de l’homme n’est pas d’ignorer qu’il y a une vérité, mais de se méprendre
sur la nature de cette vérité » [3], nous élevant jusqu’à la compréhension intime de notre
être, la fameuse « science de l’homme » dont parle Joseph de Maistre (1753-1821) [4] -,
un « Grand mystère » relatif à la Divinité, procédant de notre centre fondamental, qui
n’est autre que le centre même de Dieu.

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Le vide originaire, qu’il faut endurer,
est un « Rien »
dans la plénitude abyssale de l'Absolu,
en attente de sa génération dans l’âme.

Ce « Grand Mystère », est le « Mystère de l’Église intérieure », mystère dont on sait qu’il
représente le point central, l’idée fondatrice de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin
qui, en fidèle disciple de Martinès de Pasqually (+ 1774), ne cessa d’approfondir les
multiples aspects de l’enseignement de son premier maître, qu’il compléta avec ensuite, par
la souveraine science rencontrée chez Jacob Boehme (1575-1624).
Ce dernier lui fit voir que l'abîme du monde est un vide de carence ontologique,
c'est-à-dire un pur néant, tandis que le vide originaire, qu’il faut traverser et endurer, est un
« Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu, en attente de sa génération intérieure dans
l’âme, ce en quoi consiste d’ailleurs la réalisation du « Grand mystère ».
Car ce monde, qui est le « Rien », est aussi, en mode négatif, le « Tout », le lieu de
l’avènement de la transcendance. Le « Néant », n’est donc pas la négation radicale de la
totalité de l'existant, il est la radicale négation de l’existence finie et déterminée au sein de
laquelle la transcendance fait sa brèche, réalise sa percée ; mais il n'est pas un néant pur et
simple, un néant absolu, il est le néant de tout ce qui n’est pas, la négation de ce qui voile,
masque, réduit et limite, il est le néant pensé à partir de l’existant en attente de sa
délivrance pour accéder à l’au-delà de l’Être, il est le monde et tout ce qui existe, la
négation en acte, l’acceptation et le rejet effectif des existants, le dégagement et le retrait du
monde des choses créées. Le « Néant » n'est donc ni un existant ni un objet, il en est même
l’exacte négation, mais il est aussi, de façon secrète, au cœur de cet existant qu'est
l’homme.

II. Le « Grand Mystère » (Mysterium magnum)


Ce « Grand Mystère » ouvre donc sur une dimension proprement « ontologique »,
car en fait l’ordre au sein duquel se situent les questions relatives au sacerdoce « en esprit »,
participe d’une région où « l’Être » et le « Non-être » entretiennent, depuis toujours, un
rapport étroit, ce qui a pour conséquence de placer l’âme au cœur d’un enjeu considérable
qu’il n’est pas évident de déceler derrière le rideau opaque des apparences de la réalité
matérielle.

«Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin,


un monde est dans l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ;
mais l'un est spirituel, l'autre corporel,
de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre,
de même que le temps et l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...)
le Verbe éternellement parlant règne partout... »
(Jacob Boehme, Mysterium magnum, II, 10).
Car, si depuis l’aube des temps, l'homme cherche l'Être là où il n'est pas, c'est qu'en
l'Être lui-même réside une déchirure, une absence, un vide, une carence originelle, dans
la mesure où il n’est rien de ce qui est, tout en ne pouvant demeurer qu’un « rien », un
« pur Néant », sans que ce qui est sur le plan ontique, ne l’engendre. Comme l’exprime
magistralement Boehme : «Pour Dieu rien n'est près et rien n'est loin, un monde est dans
l'autre et tous ne sont pourtant qu'un monde unique ; mais l'un est spirituel, l'autre
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corporel, de même que le corps et l'âme sont l'un dans l'autre, de même que le temps et
l'éternité ne sont qu'une seule chose...(...) le Verbe éternellement parlant règne partout... »
(Mysterium magnum, II, 10) [5].

Dieu reste inconnaissable,


il est impossible de le connaître,
de le penser, de le saisir par des concepts,
on peut seulement le « faire naître »…
Dieu reste inconnu aux yeux du monde, car il ne participe pas de la réalité objective,
ce n’est pas un « objet », une chose, une existence individuelle, une entité « personnelle »
indépendante de nous, selon ce que l’imaginaire pieux, à tendance anthropomorphique, le
donne à croire [6] ; pour savoir ce qui se cache derrière ce que l’on désigne comme étant
« Dieu », il est nécessaire de modifier entièrement notre vision des choses, de s’ouvrir, par
un changement de « conversion », par une authentique « métanoïa » - mετάνοια, c’est-à-
dire ce qui va au-delà, « au-dessus » (mετά), du « regard » (νοέω), ou de la « vue », voire de
la pensée -, en s’orientant, en se « retournant » vers ce qui est caché en nous, à l’intérieur,
au plus profond de l’être, car Dieu reste inconnaissable, puisqu’il est radicalement
impossible de le connaître, de le penser, de le saisir par des concepts, on peut seulement le
« faire naître » en nous par un acte qui renverse les idées reçues et la « foi commune »,
mais si cette naissance n’advient pas, une naissance par laquelle Dieu et l’âme deviennent
une seule et même substance en mode suressentiel, alors nous restons étrangers à la
Divinité, en demeurant prisonniers et enfermés dans nos visions préfabriquées inexactes.

III. Le divin engendrement de Dieu dans l’âme


Selon la doctrine de la réintégration commune à tous les disciples de Martinès de
Pasqually, l’Esprit s’est aliéné dans la matière en raison de la prévarication d’Adam,
fasciné par la puissance de création dont il avait été doté. Mais, dans le cadre d’une mise en
œuvre de la naissance du « nouvel homme », cette connaissance n’est d’aucune utilité pour
modifier l’actuel état dans lequel se trouve la créature assimilée à un « néant » de par son
entière soumission au Mal qui est un pur « non-être », selon la déclaration
d’Origène (v.185-254) : « Pour ce qui est de la signification du rien et du non-être, ils

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paraîtront synonymes, le non-être étant appelé ‘‘rien’’ et le rien ‘‘non-être’’ (…) celui qui
est bon est identique à celui qui est. Le Mal ou le vice est opposé au Bien, le non-être
opposé à l’Être. D’où il résulte que le Mal et le vice sont non-être. » [7]
Il faut donc entrer, pour parvenir à surmonter le « non-être », dans la compréhension
de la correspondance existant entre l’élection et à la grâce, et engager l’accomplissement de
l’anéantissement volontaire afin que la créature puisse se déprendre des vestiges de la
réalité apparente, pour enfin, ultimement, participer et collaborer à la génération, en nous,
au centre de notre âme, de la Divinité.

« Dieu opère dans l’âme sans aucun intermédiaire


- image ou ressemblance – mais bien dans le fond,
là où jamais ne pénétra aucune image
que Lui-même, en son Être propre. »
(Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme).

En effet, l’âme, ou plus exactement le « très-fond » de l’âme (abditus mentis), est le saint
Tabernacle où, dansune « opération » qui est le mystère secret du silence intérieur par
lequel, dans une « union » invisible, Dieu procède à la naissance de son Fils premier né,
ainsi que Maître Eckhart (1260-1328) l’exprime : « Dieu opère dans l’âme sans aucun
intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra
aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le
faire. ‘‘Comment Dieu engendre-t-il son Fils dans le fond de l’âme ? est-ce de la même
façon que font les créatures, en image et ressemblance ?’’ Croyez bien que non ! Tout au
contraire : Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité,
ni plus ni moins. (….) C’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils : dans l’unité
véritable de la nature divine.» [8]
Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, à partir de ce qu’il
nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et
fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un

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second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de
faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo. Et c’est précisément à partir de
l’attention à l’égard de ces deux néants qui embrassent la totalité des essences visibles et
invisibles, qu’Eckhart mit en lumière le rôle fondamental de l’âme de l’homme qui, par sa
capacité à prendre conscience de l’être en tant qu’être - c’est-à-dire par son pouvoir unique
d’appréhender et percevoir l’existence et ses multiples modalités, mais aussi de
penser l’Être premier et infini - relie et unit le néant divin et le néant humain.

« Vous connaîtrez la Vérité,


et la Vérité vous rendra libres. »
(Jean VIII, 32).

VI. Jacob Boehme et l'énigme irrésolue de la « génération » de la Divinité


Ce pouvoir de réunion des deux néants, de mariage d’union au sein du nihil,
d’alliance négative à l’intérieur du rien - vision que partagera et développa ensuite Jacob
Boehme - est donné uniquement à l’âme humaine qui, même si elle se trouve éloignée des
anges dont la mission est de mettre en relation le monde divin et terrestre, néanmoins, dans
la mesure où elle est seule, par son action intellective et pensante, à posséder cette capacité
- lorsqu’elle s’est déprise (Entbildung) d’elle-même, détachée de son essence en assumant
son propre néant pour rejoindre le non-être suressentiel -, et pouvoir ainsi donner naissance
en son centre au Verbe ; à « générer », comme Dieu le fait en agissant à partir du rien vis-à-
vis des créatures, le Fils.

La réunion des deux néants,


Est le mariage d’union au sein du nihil,
l’alliance négative à l’intérieur du « Rien ».
C’est de cela, de cette doctrine de « l’engendrement divin » dont va hériter Jacob
Boehme, et qui, de lui, passera chez Saint-Martin lorsqu’il découvrit, grâce à Rodolphe

20
Saltzmann (1749-1820), ainsi qu’à Madame de Boecklin, lors de son séjour à Strasbourg
de juin 1788 à juillet 1791, les ouvrages du théosophe silésien. Saint-Martin, évidemment
profondément imprégné de la doctrine de Martinès de Pasqually, son premier maître,
c’est-à-dire de la « doctrine de la réintégration des êtres » qui traverse toute son œuvre et
confère aux écrits du Philosophe Inconnu leur fondement théorique le plus caractéristique,
va cependant considérer Boehme comme son second maître, et sans aucun doute, croyant
se lire et retrouver ses propres thèses dans les livres du visionnaire de Görlitz, le premier
selon « l’Esprit ».

« Un auteur allemand,
dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages,
savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes",
peut suppléer amplement
à ce qui manque dans les miens. »
(Le Ministère de l'homme-esprit).
La supériorité de Boehme, du point de vue métaphysique, tient à un élément
important : sa capacité - alors que Martinès, quoique son enseignement puisse éclairer
grandement de nombreux aspects non abordés et laissés dans l’obscurité dans la Sainte
Écriture, aspects relatifs à l’émanation des esprits, aux événements originels ayant
entraîné la création du monde matériel, la nature primitive d’Adam, son incorporation dans
une enveloppe animale en conséquence de sa prévarication, et les fins dernières, ne s’était
jamais risqué dans les domaines touchant à la nature même de l’Éternel -, à pénétrer dans
les intimes mystères de la Divinité en éclairant l'énigme irrésolue de sa génération.

VII. La dialectique d’anéantissement de la Divinité


L’esprit de l’homme, en tant que « médium », est donc un lieu de passage, un germe
et une sève par lesquels les régions divines et la Divinité elle-même, traversent l’écran des
ténèbres matérielles assimilables au « non-être », afin que, par cette entrée – par, et dans le
« non-être » -, elles surgissent dans l’être, et c’est en ce lieu négatif, quoique en un mode
paradoxal puisque le visible y relève de la nuit et la nuit de la lumière invisible, et en nul
autre, que s’effectue la génération du Verbe en une sorte de vertigineux et déroutant mode
d’anéantissement où le risque est grand, de par la possibilité réelle de la perte radicale suite
à une décision de « kénose » consentie « d’anéantissement », acte suprême de
dépouillement radical, faisant advenir la « Présence » dont l'origine cachée témoigne de
son éternelle et invisible source.

21
« L'origine de tout ce qui se produit
est cachée et inconnue de ceux même
qui reçoivent cette origine !
C'est sous ce voile impénétrable
que les racines de tous les engendrements
s'anastomosent avec la source universelle.. »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
Sur ce point, à savoir la question de la source cachée derrière le voile impénétrable
de l’origine, Saint-Martin nous dit : « L'origine de tout ce qui se produit est cachée et
inconnue, de ceux même qui reçoivent cette origine ! C'est sous ce voile impénétrable que
les racines de tous les engendrements s'anastomosent avec la source universelle. Ce n'est
que quand cette secrète anastomose s'est faite, et quand la racine des êtres a reçu dans le
mystère sa vivifiante préparation, que la substantialisation commence, et que les choses
prennent ostensiblement des formes, des couleurs et des propriétés. Cette anastomose est
insensible même dans le temps, et elle va se perdre dans l'immensité, dans l'éternel et le
permanent, comme pour nous apprendre que le temps n'est que la région de l'action visible
des êtres, mais que la région de leur action invisible est l'infini. » (Le Ministère de
l’homme-esprit, 2ème Part., « De l’homme »).

22
La difficulté provient donc de cette situation en « devenir » dans la Divinité créant,
en elle, une dialectique du renoncement et de l’attente, dialectique éternelle qui
provoque et implique un lien « nécessaire » à l’égard du non-être, puisque tout ce qui
subsiste en mode d’existence, et en particulier la créature humaine, est dépourvu
d’indépendance sur le plan ontologique, c’est-à-dire réduit à l’indigence ontique, privé de
transcendance : « Dieu est un éternel désir et une éternelle volonté d'être manifesté, pour
que son magisme ou la douce impression de son existence se propage et s'étende à tout ce
qui est susceptible de la recevoir et de la sentir. L'homme doit donc vivre aussi de ce désir
et de cette volonté et il est chargé d'entretenir en lui ces affections sublimes ; car dans Dieu
le désir est toujours volonté… » (Le Ministère de l’homme-esprit, 2ème Part., « De
l’homme »).

« Dieu est un éternel désir


et une éternelle volonté d'être manifesté (…)
car dans Dieu le désir est toujours volonté… »
(Le Ministère de l’homme-esprit).

VIII. Les deux principes au sein de la Divinité


Jacob Boehme soutient que la Divinité, de par sa volonté de se manifester, est
travaillée par un « désir » qui présida au premier « Verbum fiat », elle est : « le bien et le

23
mal, le ciel et l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le commencement et
la fin » (Mysterium magnum, VIII, 24), un désir en transformation, en œuvre dans sa
créature et la manifestation, dans laquelle, à la fois Dieu se reconnaît, s’oublie, et se perd :
« La force dans la lumière est le feu d’amour de Dieu et la force dans les ténèbres est le feu
de l’ire divine et pourtant il ne s’agit que d’un seul feu. Mais il se scinde en deux principes,
afin que l’un se manifeste en l’autre : Car la flamme de la colère est la révélation du grand
amour ; c’est dans les ténèbres qu’ont connaît la lumière, sinon elle ne se manifesterait
pas. » (Mysterium magnum, VIII, 27).

Il y a une scission au sein de l’Absolu,


une scission entre deux forces antagonistes,
une scission antinomique entre deux principes,
qui pourtant constituent « l’Un ».
Boehme affirme qu’il y a une scission au sein de l’Absolu, une scission entre deux
forces antagonistes, une scission antinomique qui pourtant constitue « l’Un », une
séparation qui forme une unité indivisible, inséparable, une même et identique essence, un
seul et même Dieu, quoique distingué entre sa part lumineuse et sa part ténébreuse : « Le
Dieu du monde saint et le Dieu du monde ténébreux ne sont pas deux Dieux : il n’y a qu’un
Dieu unique ; il est à lui-même tout être…(…) Mais il s’appelle uniquement un Dieu selon
la lumière qui réside dans son amour et non selon les ténèbres, non plus que selon le
monde extérieur ; quoiqu’il soit lui-même le Tout, on doit néanmoins considérer la
différence de degrés : car je ne puis dire ni du ciel ni des ténèbres non plus que du monde
extérieur qu’ils sont Dieu. » (Mysterium magnum, VIII, 24-26).

24
Le monde, et l’âme de la créature, sont donc le théâtre d’un permanent affrontement
entre deux forces contradictoires, l’expression d’une ambivalence
surnaturelle et cosmique, dont Dieu, divisé et opposé en lui-même, est à la source,
produisant forcément un monde, et les êtres qui s’y trouvent, scindés, divisés, dont le drame
personnel qui est celui de la terrible tendance ressentie en chacun à la séparation, le conflit
et le choc constant aboutissant à une lutte violente entre puissances ennemies, rejoint le
drame divin, qui est celui d’un suressentiel fondé sur deux principes coexistant en une
même et identique « Unité ».

« Le désir du Verbe éternel qui est Dieu,


est le début de la nature éternelle
et le saisissement du Néant
en Quelque chose... »
(Mysterium magnum, VI, 14).
Ainsi, cette tendance antagoniste, contradictoire et opposée, subsistant au sein du
même Dieu, est la véritable origine de la manifestation universelle car, « le désir du Verbe
éternel qui est Dieu, est le début de la nature éternelle et le saisissement du Néant en
Quelque chose... » (Ibid., VI, 14). De la sorte, le grand mystère de la Création, réside bien
dans ce processus qui a conduit Dieu, ou « l'intérieur », par « nécessité » et sous la force
d’une dialectique interne, à se manifester, à s'extérioriser « avec son Verbe éternellement
parlant qui n'est autre que lui-même », mais il l’a fait non sans de réelles difficultés qui
sont allées jusqu’à générer, autour de lui et même en lui, un voile ténébreux. Il y a donc un
lien, une relation entre les deux essences opposées, les deux domaines en théorie distincts et
séparés mais qui n’en sont, ultimement, qu’un seul ; un rapport substantiel entre « le sans-
fond et le fond de tous les êtres », qui représente « un éternel Un », parce qu’en réalité, il
n’existe rien, il n’y a que du néant et de ce fait, en ce « rien » dénué de substance en quoi
consiste l’existence, il n'y a nulle part - ni avant, ni après -, de « fond », il ne subsiste depuis
toujours et pour toujours, qu’un « Rien », un « Rien » qui pourtant est tout, et pénètre tout.

Il ne subsiste depuis toujours et pour toujours,


qu’un « Rien »,
un « Rien » qui pourtant est tout, et pénètre tout.

IX. La radicale « vacuité » inessentielle, ou « l’au-delà de Dieu »


Maître Eckhart, quant à lui - que Saint-Martin certes ne cite pas, ignorant son
œuvre, quoique la connaissant indirectement par Jacob Boehme, et par la spiritualité
française de la « mystique abstraite » qui en véhiculait les principaux concepts, et à ce
titre en a donc reçu de loin l’écho métaphysique -, est parvenu à traduire d’une manière très
précise la nature de « l’Un », cet « unique Un » situé au-delà de Dieu, au-delà de l’être,
sans mode ni propriété là « où Il n'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit », qu’il désigne
comme étant le « château fort dans l'âme » : « ... si élevé au-dessus de tout mode et de
toutes puissances est cet unique Un, que jamais puissance ni mode, ni Dieu lui-même ne
peuvent y regarder (…) c'est en tant qu'Il est un ‘‘Un simple’’, sans mode ni propriété, là
où Il n'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, et cependant en tant qu'il est un quelque chose
qui n'est ni ceci, ni cela (…) il pénètre dans cet Un, que j'appelle un ‘‘château fort dans
l'âme’’ ; et il n'y peut entrer d'aucune autre manière ; ce n'est qu'ainsi qu'il y pénètre et s'y
installe. » [9]
25
« Cet unique Un,
que jamais puissance ni mode,
ni Dieu lui-même ne peuvent y regarder… »
(Maître Eckhart, Predigt 2, in Traités et sermons).
De ceci découle une vérité, celle consistant à être conscient que le « Néant »
entendu au sens de nature créée, est ce qui permet, paradoxalement, mais cependant de
façon concrète, à l'Être de s’extraire de l’indifférencié, et à l’homme, du fond abyssal de
son immanence, et du plus profond de sa radicale misère ontique, de percevoir sa
transcendance comme participant d’une ineffable dimension méta-ontologique. Le
« Rien » sépare, distingue et met donc à distance l'Être de l’étant, c’est pourquoi l’Infini de
la créature créée - et certes, du point de vue métaphysique, cette distance en quoi elle
subsiste péniblement, n'est effectivement qu’un « rien », un rien en quoi elle consiste qui
n’est « rien du tout », ce qui veut dire « rien du tout de ce qui est et n’est pas », un vide, une
absence, une désolation indigente, un manque qui se fait ressentir en des angoisses
permanentes et des limites constantes infranchissables -, n’a d’existence, ou de réalité
effective, que dans son extrême finitude qui tend, comme toutes choses, vers la disparition
et l’oubli.

IX. Le Futur est au cœur du principe


Le « commencement » est également une « fin »,
un terme et un achèvement.
En conséquence depuis toujours,
l’origine est déjà un futur.
Ainsi l’Être, travaillé par son désir, par le désir de se faire connaître, surgit de ce
« rien » existentiel, un « rien » ontologique dont il émane, si l’on peut dire, la radicale
« vacuité » inessentielle. De la sorte, et paradoxalement, de façon invariante depuis
l’origine, « l'Être » est condamné, et le restera toujours, à se manifester dans la
transcendance d'un « existant » condamné à la mort, d’une créature fragile et limitée,
radicalement retenue dans le « néant » et la finitude d’un monde réduit, structuré et fermé.
C’est pourquoi, ultimement, le sens de l’Être n’est que dans le « non-sens » puisque
l'Être, du « fond » de l’âme, est « engendré », en quelque manière, par nos possibilités
frappées par la limite. Ceci implique que l'ontologie fondamentale ne peut se développer
qu'à partir d'une analytique existentiale, et ceci sans jamais pouvoir oublier le fait que le
« commencement » est également une « fin », un terme et un achèvement. En conséquence
de quoi, et depuis toujours, l’origine est donc déjà un futur. Le principe est une destination,
un devenir en attente de son accomplissement par l’effet d’une dialectique du négatif. Ceci
implique une loi sous forme de principe : « le Futur, est au cœur du principe ».

L’Être n'existe que dans son obscure provenance,


dans le ténébreux et abyssal commencement,
qui est la détermination éperdue de l’Être
allant vers sa crucifixion.

X. « L’Être pur et le néant pur sont identiques »


L’Être n'est que dans l'homme, au-delà il n’y a strictement rien, du moins « rien de
ce qui est », rien d’ontique, rien de matériellement dicible et démontrable, rien
26
d’exprimable, rien de formulable, rien de tangible et de connaissable, ce qui implique
qu'une sorte de « néant » objectif ou « concret », est inscrit dans l’essence la plus intérieure
de l’Être, car il s'édifie, péniblement, et se détache par sacrifice, sur un arrière-fond
d'obscurité irréductible. Il n’illumine que ce qui est d'abord dans les ténèbres. C'est
pourquoi, lors de la mise en lumière du processus dialectique interne à la vie ontique, on
voit surgir du cœur de la finitude de 1’Être, son néant constitutif. Une fois encore, il
convient de le rappeler, et d’y insister à la suite de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-
1831) : « L’Être pur et le néant pur sont identiques » [10]
Il y a donc une vocation au négatif de l’ontologie, une « ontologie négative » qui
accorde au « non », à la « sainte négation », une place originelle allant jusqu’à en
découvrir la présence sous les aspects de l’existence visible, matérielle et charnelle, que
nous pouvons désigner sous le nom de « Néant ».

L’âme en son « centre »,


Doit devenir négativité et se faire l’ouvrière,
la fidèle servante de la « sainte négation »
pour que surgisse du « fond obscur »,
la lumineuse « Présence ».
L’âme, dans ce processus d’authentique transmutation, en son « centre », devient
négativité et ce dans l'ensemble de l'existant, elle se fait l’ouvrière, la fidèle servante de la

27
« sainte négation » pour que surgisse, du « fond obscur », la lumineuse « Présence »,
englobée dans le Néant, retenue à l’intérieur du Néant, se réalisant originellement dans
cette région où règne le « Rien » apparent qui, néanmoins, contenant toute chose, subsiste
en l’homme, en son « centre », de manière cachée et dissimulée, faisant de lui, et de chaque
âme qui est née à « l’Esprit », une sorte de «sentinelle du Néant ».

XI. Le « tétralemme » de la non-substantialité dialectique du « Néant éternel »


« Dieu est en toutes choses et rien en aucune »
(St. Denys l’Aréopagite, Des noms divins, VII, 3).
L'Être se révèle à nous en cela même qu'il se retire, qu’il masque son essence et se
dissimule dans l’apparence, et ne se dispensant qu’en se retirant, il faut tenir ensemble ces
deux mouvements, qui n’en forment qu’un seul et identique, et reconnaître que c’est dans
cette paradoxale donation en forme d’absence, en cette révélation dissimulatrice, que
repose toute l’histoire de l’origine impensée de l’Être, ceci dans la mesure où l’existence ne
peut apparaître que dans la lumière de l’Être qui ne se donne qu'en s'occultant ; l’Être
s’étant « toujours-déjà » retiré au profit de l’existence dont il permet l'apparition, se voilant,
précisément pour en permettre l'apparition. Il en résulte donc que l'Être lui-même est le
« Rien », voilà pourquoi : « Dieu est en toutes choses et rien en aucune » [11], il ce
« Rien » de ce qui est, qui, pourtant, n’est qu’un « Néant ».

a) Le Vrai est le négatif des apparences


Cet immense secret, en quoi consiste véritablement ce que l’on appelle « Dieu », qui
est l’un des plus profonds mystères de l’Église intérieure, est assurément celui qui en est
comme le cœur le plus essentiel et le plus caché. Il a été parfaitement entrevu par de
nombreux penseurs à travers les siècles, mais il faut convenir que Johannes Scheffler,
dit Angelus Silesius(1624-1677), a su résumer en des distiques d’une singulière
pénétration métaphysique, dans son œuvre majeure :« Cherubinischer
Wandersmann », (Le Pèlerin chérubinique,1657), l’extraordinaire profondeur de cette
vérité fondamentale : « Le début retrouve la fin. Quand Dieu s’unit et s’allie à l’homme le
début s’aperçoit qu’il retrouve sa fin » (II, § 189) [12].

« Le début retrouve la fin.


Quand Dieu s’unit et s’allie à l’homme
le début s’aperçoit qu’il retrouve sa fin »
(Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique II, § 189).

Angelus Silesius, qui a les formulations sans doute les plus téméraires de toute la littérature
mystique, ne craint pas l’extrême paradoxe : « Dieu est immanent au monde, mais
absolument transcendant : il est ce qu’il y a de plus commun et de plus caché ; il est révélé
dans la poussière et le brin d’herbe, et cependant il réside dans l’inaccessible : il est tout
en l’homme et tout hors de l’homme, indifférent et aimant, replié sur lui-même, et dans
l’agonie de l’angoisse si sa créature ne se donne à lui, Tout-Puissant et dépendant du
vouloir humain, éternel et incarné, roi des cieux et des mondes, qu’une vierge tient dans ses
bras, qui saigne et souffre sur la croix pour une larme de tes yeux» [13]. Et c’est dans
l’écartèlement absolu de ce paradoxe que se déploie la figure métaphysique extraordinaire,
du « tétralemme » de la non-substantialité dialectique du « Néant éternel », en elle-même

28
exprimant par ses quatre propositions antagonistes et pourtant identiques, ce fait réellement
saisissant : le Vrai est le négatif des apparences.

b) « L’Œil miraculeux de l’Éternité »


L’image en est représentée dans la « Sphère philosophique de Boehme », ou
« l’Œil miraculeux de l’Éternité », selon un dessin du visionnaire de Görlitz datant de
1620, qui - même si elle fait intervenir différents éléments sur la base d’unestructure
ternaire, où l’Abîme, le Rien, est la première base déterminée par l'action de trois
principes : « la source des ténèbres », « la puissance de la lumière » et « l'extra-génération
hors des ténèbres par la puissance de la lumière », déterminant le processus de la Réalité
par l’action de sept qualités, dites « sept sources-esprits » : « l'âcreté », « la douceur »,
« l'amertume », « la chaleur », « l'amour », « le ton » ou « le son » et « le corps », formant
l’œil de l’Eternité, l’Être premier, le « fond-sans-fond » (Ungrund), le « Mysterium
Magnum », la Divinité hors de la nature, et la Divinité dans la nature, le Dieu « zéro
absolu », la sphère cosmique infinie -, est assez représentative de l’union paradoxale des
opposés aboutissant à la figure quaternaire du tétralemme méta-ontologique, unissant par le
« Cœur », ou « l’Œil miraculeux de l’Éternité », en un noyau dialectique central, âme du
monde créé et incréé, Dieu et l’âme en quatre propositions qui forment un « Tout », une
parfaite et éternelle « Unité », visible et invisible, terrestre et céleste, humaine et divine,
lumineuse et nocturne, révélée et voilée, affirmée et occultée, vraie et fausse, proche et
lointaine, immédiate et inaccessible, en un mouvement qui échappe entièrement à la raison,
c’est-à-dire un « sans pourquoi », en tant qu’essence non substantielle sans origine, et qui
ne connaîtra jamais de fin.

La figure quaternaire du tétralemme méta-ontologique,


unit par le « Cœur » - « l’Œil miraculeux de l’Éternité » -,
Dieu et l’âme en quatre propositions

29
qui forment un « Tout »,
une parfaite et éternelle « Unité ».
Nous sommes ici en présence d’une « théosophie » du symbolisme de la Croix, de
son sens intérieur, de sa vérité invisible participant du mouvement dialectique par
lequel Dieu naît dans l’âme en mourant par un engendrement sacrificiel, processus qui
entraîne l’Absolu dans l’obscur sans-fond de l’ineffabilité, lieu où le Non-être (apparent),
enfante le Rien de ce qui est, constituant l’impensable union du Néant et de la Vacuité
infinie. La « Sphère philosophique » ouvre ainsi la conscience non sur un sommet, mais
sur un abîme, celui de l’insondable mystère qui nous habite, méta-ontologie qui conduit,
par négations successives, jusqu’à la révélation en mode nocturne de l’origine de la
Divinité au sein du Néant, d’où découle la désignation de cette connaissance métaphysique
sous le nom « d’ontologie négative ».
c) L’ontologie négative
Et cette non-substantialité, que Boehme résume ainsi : « En dehors de la nature
règne une éternité silencieuse et immobile, qui est le Néant. Dans ce Néant éternel, nait une
volonté éternelle dont la fin est de faire entrer ce Rien pour s’appréhender, se rendre
sensible à elle-même, se contempler, car dans le Néant, elle ne se connaîtrait pas » (De la
signature de la chose II, 7), est une perspective auto-abolitive de l’Être et du Non-Être,
reconnaissant comme vraie toute affirmation, toute négation, toute non-affirmation et toute
non-négation, incluant également la possibilité qu'une proposition soit tout à la fois vraie et
fausse en même temps, attitude insoutenable au titre de la logique aristotélicienne dite du
« tiers exclu », mais qui, pourtant, s’impose dans le cadre de la génération de Dieu dans
l’âme et de l’âme en Dieu, communication réciproque de l’être aboutissant à en constater sa
nature vide, son « rien », c’est-à-dire son « Néant ».

Dieu s’engendre
en un acte d’anéantissement sublime et tragique,
au centre de la « Croix »,
comme il s’engendre au centre de l’âme,
parvenant à l’existence par sa mort sacrificielle
et l’annihilation de son essence.
« Dieu », ou ce que nous savons ce qu’il convient d’entendre sous ce «Nom », et par
ailleurs ce qu’il importe d’éviter comme « idée » erronée ou concept inexact afin d’en
préserver l’extraordinaire éminence spirituelle, s’engendre, en un acte d’anéantissement
sublime et tragique, au centre de la « Croix », comme il s’engendre dans l’âme, il parvient
à l’existence par l’annihilation de son essence, réalisant, en un sacrifice extrême, sa
transcendance dans, et au sein de la radicale immanence. Voilà pourquoi nous pouvons
affirmer : le Vrai est le négatif des apparences.

XII. Le « mystère de la Croix »


Le lien dialectique, « s’opérant » dans l’extraordinaire naissance de Dieu en l’âme,
et de l’âme en Dieu, est donc, en effet, le « grand mystère », le mystère incroyable par
excellence de l’engendrement ontologique, fondé, non pas sur deux propositions
antagonistes qui s’affrontent et sont étrangères l’une à l’autre, d’une nature créée à une
nature incréée, mais quatre, quatre propositions interdépendantes constituant un
« quaternaire » placé au cœur du processus transcendant, ce qui représente un aspect tout à

30
fait surprenant qui a été largement ignoré, incompris ou in-entrevu, de la plupart de ceux
qui se sont penchés sur ces sujets.

Le « quaternaire » est placé


au cœur du processus transcendant.
Louis-Claude de Saint-Martin, à l’école de Jacob Boehme, sut ainsi, tout à la fois
– et ce volontairement, pour en dissimuler le joyau aux « hommes du torrent » -, dévoiler et
voiler, dans ses derniers ouvrages, la réalité intérieure de cet acte, de cette « Couronne »,
selon son expression, que les yeux profanes ne sauraient contempler : « (…) tous les points
de cet être qui est en nous, devaient être mus par les consciences vives, et progressives des
diverses régions de l'esprit, par où nous pouvons, et devons passer, jusqu'à ce que nous
soyons universellement pleins de la conscience divine. » (Le Nouvel homme, § 39). Nous
sommes, clairement, confrontés à un processus vertigineux qui relève de la pure audace
propositionnelle sur le plan théologique, mais qui participe, véritablement et intimement, du
sublime « mystère de la Croix » : « Comme il y a une sagesse qui est folie devant Dieu, il y
a aussi un ordre qui est désordre ; et par conséquent il y a une folie qui est sagesse, et un
désordre qui est un règlement véritable… » [14]
L’ordre des choses apparentes, est en réalité un ordre, inversé, renversé, travesti,
déréglé, et c’est pourquoi l’ordre réel est donc l’exact négatif de l’ordre régnant ici-bas, et il
ne peut être, notamment dans le cadre de l’essence non substantielle de l’Être incréé, qu’un
« désordre qui est un règlement véritable ».

L’ordre des choses apparentes,


est un ordre, inversé, renversé, travesti, déréglé,
et c’est pourquoi l’ordre réel
est donc l’exact négatif de l’ordre régnant ici-bas.
À ce titre, la différence entre les deux ordres de réalité, terrestre et céleste, est une
loi invariante imprimant à toute forme existante une règle constante : l’opposition entre
l’ordre de la chair et celui de l’Esprit. Mais ces deux ordres, et en cela réside une clé
importante de compréhension au sujet de la génération de la Divinité, sont en réalité trois,
trois régions, ou trois « mondes » : le monde naturel, le monde spirituel, et le monde
divin ; le monde naturel possède un mode qui lui est propre, la génération et

31
l'apparence, le monde spirituel est celui de la « Révélation », c’est-à-dire la langue de
Dieu, cependant ce monde, bien que transcendant, reste encore extérieur, d’où la forme
tangible du culte et des cérémonies qu’on célèbre en son nom, or en
l’interne, «intérieurement », une loi différente règne : « c'est le silence » [15], voilà
pourquoi c’est uniquement dans le « silence », que se situe le monde divin.

C’est uniquement dans le « silence »,


que se situe le monde divin.

Conclusion : le « suressentiel Néant »

« Je suis le temple de Dieu,


et le tabernacle de mon cœur est le Saint des Saints,
quand il est vide (leer) et pur (rein).»
(Pèlerin chérubinique, III § 113).
Il en résulte ainsi, que l’Être ne se dispense à nous dans l’intériorité et le silence,
qu’en cela même qu'il soustrait, masque et opacifie le « suressentiel Néant », et occulte
celui-ci dans le retrait, un suressentiel qui ne se manifeste qu’en se retirant, d’où la
nécessité de tenir ensemble, et constamment lier, ces deux
éléments : manifestation et occultation ; « deux » éléments qui sont en vérité « un et le
même », « deux qui sont en miroir », c’est-à-dire « quatre » : « manifestation et
occultation » (+) « Être et Non-Être », et reconnaître que c’est dans cette paradoxale
dispensation quaternaire, en forme d’absence multipliée sur elle-même, que repose toute
l’histoire métaphysique de la Divinité.

« L’interne devient « Sanctuaire »


lorsqu’il s’est installé dans le « Rien » ;
ainsi donc, toute ontologie,
ne peut être qu’une « ontologie négative ».
Une certitude désormais ne quittera plus l’âme qui se sera laissée, dans le silence,
entièrement et intimement transformée par le « mystère secret de l’Église intérieure » : « Je
suis le temple de Dieu, et le tabernacle de mon cœur est le Saint des Saints, quand il est
vide (leer) et pur (rein).» [16] Cette certitude de l’âme est avant tout la certitude que
l’interne devient « Sanctuaire » lorsqu’il s’est installé dans le « Rien » ; ainsi donc, toute
ontologie, ne peut être qu’une « ontologie négative » [17].

« … on n'apprend à connaître la parole


que dans le silence de tout ce qui est de ce monde… »
32
(Le ministère de l’homme-esprit).

Notes.
1. Karl von Eckartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire ou Quelque chose dont la
philosophie orgueilleuse de notre siècle ne se doute pas, 1802.

2. Ibid.

3. Des erreurs et de la Vérité ou les Hommes rappelés au principe universel de la


science (…), par un Ph…. Inc....(1775). Concernant cette « doctrine » de l’Église intérieure,
retenons que Louis-Claude de Saint-Martin reformula et éclaira l'enseignement
de Martinès de Pasqually (+ 1774) qui professait des thèses sur l’émanation des
esprits qui sont en totale contradiction avec l’enseignement des conciles de l’Église,
affirmant que Dieu « émana », avant le temps, des « êtres spirituels », c’est-à-dire
des esprits de nature immatérielle qui existèrent préalablement au sein de la Divinité,
dont la vocation fut de rendre un culte à l’Éternel et de célébrer sa « gloire » (sic). Cette
théorie de « l’émanation », postulant la génération d’êtres spirituels à partir d’une
substance divine préexistante - qui relève des conceptions théogoniques et cosmogoniques
de l’antiquité, reprises ensuite par les courants gnostiques qui en développèrent la théorie
lors des premiers siècles du christianisme, désignant ce monde céleste « émané » sous le
nom de « plérôme » -, est ainsi décrite dès les premiers paragraphes du « Traité sur la
réintégration des êtres » : « Avant le temps, Dieu émana des êtres spirituels, pour sa
propre gloire, dans son immensité divine. Ces êtres avaient à exercer un culte que la
Divinité leur avait fixé par des lois, des préceptes et des commandements éternels.. »
(Traité, 1). Or, Selon la conception de l’Église institutionnelle toutes confessions
chrétiennes confondues (catholique romaine, orthodoxie et réforme), Dieu « n’émane » pas
de lui-même, c’est-à-dire ne crée pas à partir de sa propre substance des esprits, des êtres ou
des choses, mais il le fait à partir de « rien » (ex nihilo). Dieu crée librement, ni par
nécessité, ni pour sa « gloire » (re-sic), ni pour une raison quelconque, mais par pure et
gratuite charité, par l’effet d’un « don ». Les esprits, et donc l’âme humaine, ne sont pas,
selon l’Église qui en arrêtera la définition dogmatique dans ses conciles, « pars divinae
subtantiae », ils ne sont pas issus de la substance divine dont ils se distinguent totalement,
ce sont des « créations » de Dieu, comme, de même, le monde matériel, acte volontaire qui
ne fut imposé par aucune faute antérieure, en réponse à la révolte des anges, ce qui signifie
sans aucune « nécessité » étant venue dicter une obligation à l’Éternel – monde matériel qui
n’est pas, non plus pour les conciles qui en condamnèrent l’idée, une prison pour y
enfermer les mauvais anges et « être le lieu fixe où ces esprits pervers auraient à agir et à
exercer en privation toute leur malice » (Traité, 6) -, révolte, en forme de drame au sein de
l’immensité divine, ayant contraint selon Martinès le Créateur à faire « force de lois sur son
immutabilité en créant l’univers physique en apparence de forme matérielle » (Ibid.),
propositions, l’une et l’autre, tout à fait inacceptables pour les Pères de l’Église. La réalité

33
matérielle pour l’Église, c’est-à-dire la « Création »,
n’est pas considérée comme une « ombre », une image inférieure de forme « apparente »,
ce qui la distingue irréductiblement des thèses des théogonies antiques et gnostiques, car la
« Création », fort réelle et concrète, bonne et sainte, provenant d’un acte gratuit qui est un
don, manifeste la nature de Dieu qui est « amour » ("ὁ θεòς ἀγάπη ἐστίν" / « Deus caritas
est », 1 Jean IV, 8 ; 16). Or, la doctrine de Martinès, entièrement imprégnée et sous-tendue
en son ensemble par l’idée faisant intervenir un principe de « nécessité » dans l’œuvre
divine, comme il est aisé de le constater, contredit radicalement la position de
l’Église : « Oui, Israël, je te le répète, sans la prévarication de l'homme, les esprits divins
n'auraient été assujettis que d'une seule manière au temporel, mais sans la prévarication
des premiers esprits, ils ne l'auraient point été du tout. Sans cette première prévarication,
aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune
émancipation d'esprits hors de l'immensité, il n'y aurait eu aucune création de borne
divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner
dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les
esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans
l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237). Ainsi,
comme l’écrit fort justement Alain Marboeuf, la cosmogonie selon Pasqually présente de
grandes similitudes avec la gnose de Valentin (v. 100-v.155) : « Le Père dans la Monade
correspond à Dieu dans l’Immensité Divine. La première Tétradre annonce la Quadruple
Essence Divine. Les éons au sein du Plérôme seraient les Esprits de l’Immensité Surcéleste
: le drame de la chute de certains des éons, dont Sophia, rappelle ce qui s’est passé dans
l’Immensité Surcéleste quand les Êtres spirituels prévariquèrent. Le Noûs est l’image
d’Adam avant sa propre prévarication ; on y reconnaît également Hénoch, Elie ou les
Patriarches nés « sans tâche » : ils sont Christ. Le Logos correspond aux Esprits restés
avec Dieu. Quant au Démiurge, on reconnaît en lui l’Elohim de la Genèse. Les
hommes hyliques seraient représentés par Caïn, les hommes psychiques par Abel, chacune
de ces catégories ne pouvant que participer eux-aussi à la chute, activement ou
passivement : les hommes, égarés dans le temps et enfermés dans le cosmos des sept
planètes se trouvent confrontés à une aliénation qui les font souffrir et aspirer plus ou
moins consciemment aux réalités supérieures. Chez Valentin, l’homme déchu est éloigné de
la Pensée : il l’a oubliée, tout comme Adam qui, nous dit Martinès, de pensant devient
pensif. » (A. Marboeuf, Martinès de Pasqually et La Gnose Valentinienne, The Rose+Croix
Journal, vol 5, 2008, p. 69). C’est pourquoi « l’émanatisme », commun à de nombreux
courants gnostiques des premiers siècles qui en firent un élément central de leur doctrine
(Cf. J. Doresse, « La Gnose, origines des sectes gnostiques », dans Histoire des Religions,
Tome 2, coll. « La Pléiade », 1972, p. 385-389), fut condamné, en tant que doctrine
« hérétique », par le 1er Concile du Vatican (1870) qui y voyait, non sans raison sans
doute, une forme de « panthéisme » (D. 1804), contredisant non seulement la gratuité de
l’acte divin, mais également le caractère d’absolue simplicité et l’immutabilité de Dieu
puisque ce dernier était en quelque sorte regardé comme contraint de produire des êtres
semblables à lui.

34
En conséquence, rappelons ici que l’hypothèse de la préexistence des âmes, soutenue par
Martinès de Pasqually, se trouve au cœur des polémiques anti-origéniennes qui se firent
jour au VIe siècle, lorsque le second concile de Constantinople (553) condamna cette
thèse dans les termes suivants, constituant le premier des quinze
anathématismes promulgués officiellement contre Origène : « Si quelqu'un dit ou pense
que les âmes des hommes préexistent, en ce sens qu'elles étaient auparavant des esprits et
de saintes puissances qui, lassées de la contemplation de Dieu, se seraient tournés vers un
état inférieur ; que, pour ce motif, s'étant refroidies ( ) dans leur amour de Dieu et dès lors
ayant été appelées âmes ( ), elles auraient été envoyées dans des corps pour leur châtiment,
qu'il soit anathème. »(« Anathématismes contre Origène », in Henrich Denzinger, Symboles
et définitions de la foi catholique, Enchiridion Symbolorum, Le Magistère de l’Église, sous
la direction de Peter Hünermann, Éditions du Cerf, 2005, [Denzinger latin : 403 - 203], pp.
147-148). Rajoutons, que lorsqu’on souhaite aborder les thèses d’Origène - puisqu’il
convient de le signaler dans la mesure où beaucoup de lecteurs contemporains,
apparemment, ignorent ce point pourtant essentiel -, il importe de savoir que le texte dont
nous disposons aujourd’hui du Peri Archon, ou « Traité des Principes » (De Principiis),
ouvrage célèbre qui inspira les moines origénistes d’Égypte et de Palestine, et dont les
spéculations aboutiront, au IVe siècle, à l’œuvre d’Évagre le Pontique (345-399), a été
traduit en latin en 398 parRufin d’Aquiléée (v.345-v.411) qui, par souci « d’orthodoxie »,
supprima, corrigea, et parfois même modifia en lui ajoutant des développements personnels
de son invention, le texte original du « Traité des Principes ». C’est cependant ce texte,
selon la version falsifiée de Rufin, qui est le plus souvent connu et publié
(cf. Origène, Traité des Principes, par H. Crouzel et M. Simonetti, coll. Sources
chrétiennes, Ed. du Cerf, t., I, II, III & IV, 1978), alors qu’il est grandement inexact et
fortement sujet à caution, en ne témoignant absolument pas de la pensée véritable
d’Origène. On ne connaît donc les thèses effectives d’Origène, que par les fragments grecs
conservés par Épiphane, Justinien et les citations textuelles de saint Jérôme, fragments
que le philologue allemand, Paul Koetschau (1857-1939), a eu l’extrême pertinence
d’utiliser afin de rétablir, et enfin reconstituer pour lui restituer son sens initial, le texte
authentique d’Origène (cf. P. Koestschau, Origenes Werke, (Περὶ Ἀρχῶν) Fünfer Band :
De Principiis, GCS 22,Herausgegeben im Auftrag der Kirchenväter-Commission der
Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, Leipzig, 1913). C’est pourquoi la
version de Rufin, qui n’est d’ailleurs, de l’aveu même de ses éditeurs, qu’une « paraphrase
généralement exacte mais non une traduction (…) les fragments de Jérôme et Justinien
suppléent ce que Ruffin a omis… » (cf. «Traité des Principes », coll. Sources
chrétiennes, op. cit., t. I, p. 26), lorsqu’elle parvint à saint Jérôme, provoqua de sa part une
sainte colère, l’obligeant à dénoncer avec vigueur, dans sa Lettre à Rufin cette traduction
« infidèle », et, à la demande de saint Pammaque (+ 410), établira une version conforme
au texte original, qui eut pour effet d’horrifier Pammaque lorsqu’il en prit connaissance, lui
faisant « mettre sous clef » le livre, de sorte d’en empêcher la diffusion.

35
Louis-Claude de Saint-Martin, bien évidemment, n’était pas
ignorant des difficultés que représentait la thèse de Martinès au sujet de la préexistence
incorporelle d’Adam, précisément au regard des condamnations des siècles précédents
contre les positions d’Origène, et ne tenta pas de fuir le problème sachant pertinemment
que certaines affirmations de son premier maître, étaient en contradiction avec
l’enseignement de l’Église, c’est pourquoi, il décida d’aborder clairement le problème dans
un texte tardif, qu’il intitula « De la génération des âmes », publié dans son ouvrage « De
l’esprit des choses » (1800). La question que pose Saint-Martin, immédiatement, fait
directement référence au problème : « Les âmes sont-elles produites par Dieu à l'instant de
chaque corporisation humaine ? Ou bien ont-elles été produites toutes ensemble avec le
premier homme, et sont-elles dans un lieu de privation et d'attente, d'où elles viennent
s'emprisonner à chaque formation corporelle ? Ou enfin se reproduisent-elles les unes des
autres ? » Il rajoute : «Ce sont trois systèmes qui, chacun, ont leurs partisans. » La
conviction du Philosophe Inconnu n’a rien d’étonnante pour qui est familier de sa pensée :
« J'ai montré ailleurs combien il répugne de faire concourir l'acte divin avec l'acte charnel,
ce qui infirme beaucoup le premier système (…) Cette même différence peut servir à
attaquer le second système (…) Reste donc le troisième système (…) la génération du cercle
entier des chefs primitifs spirituels a dû être instantanée, parce qu'elle se faisait dans une
région où il n'y avait point de temps, et que cette génération ne devait point agir dans le
temps. » Et c’est cette troisième position, celle soutenant la préexistence des âmes (ou des
« esprits), que Saint-Martin approuve : « La génération du cercle entier des chefs primitifs
spirituels a dû être instantanée, parce qu'elle se faisait dans une région où il n'y avait point
de temps, et que cette génération ne devait point agir dans le temps. La génération du
cercle spirituel du premier homme ne se serait faite que successivement parce que le temps
était créé alors, et qu'elle devait opérer dans le temps. » Cependant, si cette génération
pour l’homme n’est plus entièrement spirituelle, mais « successive », liée à une humiliante
union charnelle, une « génération [qui] n'est plus qu'une image informe de celle des
miroirs éternels, spirituels et naturels », il n’en demeure pas moins que : « la véritable
génération à laquelle l'âme humaine est appelée aujourd'hui, est tellement sublime qu'il ne
serait peut-être pas à propos d'en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l'âme
humaine n'est appelée à rien moins qu'àengendrer en elle son principe divin lui-même ;
car c'est une vérité qu'il n'y a pas un être qui ne soit chargé d'engendrer son père, comme
on peut s'en assurer par la réflexion. » (De l’esprit des choses, ou coup d’œil philosophique
sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence, ouvrage dans lequel on considère
l’homme comme étant le mot de toutes les énigmes, « De la génération des âmes », Paris,
Laran-Debrai-Fayolle, an VIII [1800], tome premier, pp. 264-267).

4. Lorsque Joseph de Maistre affirme, avec pertinence, dans son « Mémoire au Duc
de Brunswick »(1782) : « La vraie Maçonnerie, n'est que la science de l'homme par
excellence, c'est à dire la connaissance de son origine et de sa destinée», il est évident que
le fervent lecteur de Platon (v. – 427-v.-347), et d'Origène (v.185-v. 253), pense à la mise
en œuvre d'un travail de remontée vers le « Principe » débutant, préalablement, par une
36
approche exacte et fondée de ce qu’est l’homme, la finalité étant bien sûr « d'éclairer
l'homme sur sa nature, son origine et sa destination », ainsi qu’il le notera en 1814, en
conclusion de sa « Préface à l'Essai sur le principe générateur des constitutions
politiques » : « Il est temps de nous rappeler ce que nous sommes, et de faire remonter
toute science à sa source », (J. de Maistre, Préface de l'Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques, Vrin, 1992, p. 59).

5. J. Boehme, Mysterium Magnum, traduit pour la 1re fois en français, avec deux
études sur Jacob Boehme de N. Berdiaeef, Aubier, éditions Montaigne, 1945, 2.vol. (Nos
citations ultérieures du « Mysterium Magnum», proviendront de cette référence).

6. S’agissant de l’erreur anthropomorphique, dont il importe de se prémunir dans la


démarche spirituelle véritable, rappelons ce que dit avec justesse saint Thomas
d’Aquin (+1274) : « L’essence divine, par son immensité, surpasse toutes les formes que
notre intelligence peut atteindre ; et on ne peut donc pas l’appréhender en sachant ce
qu’elle est.» (Summa contra Gentiles, I, XIV).

7. Origène, Commentaire sur Saint Jean, II, 94-96, Sources chrétiennes, 1966, pp.
269-271. Cette position d’Origène, sur laquelle il insista longuement dans ses écrits,
identifiant le « Mal » au « Non-être », pourrait faire du Père alexandrin, une source
relativement probante du dualisme médiéval, comme l’ont fort bien démontré plusieurs
auteurs. En effet, Jean Duvernoy (1917-2010), l’un des premiers, dans son étude fort
documentée sur le phénomène cathare (« La religion des cathares », Éditions E. Privat,
1976) - qui se plaçait d’ailleurs dans la continuité de la thèse de Hans Rudolf
Söderberg (1913-1988) : « La religion des cathares : étude sur le gnosticisme de la basse
antiquité et du moyen âge», Uppsala (Suède), Almqvist et Wiksell, 1949 -, souligna
combien les tenants du dualisme médiéval, étaient redevables aux conceptions origénistes
de nombreuses de leurs thèses : « Le catharisme apparaît relativement teinté de judéo-
christianisme, essentiellement origéniste (…) il suggère irrésistiblement le rapprochement
avec ces « moines origénistes » condamnés au tournant des IVe et Ve siècles, puis
officiellement encore, par Justinien en 553. » (Op.cit., Ch. III « La filiation typologique »,
p. 387). Plus haut, dans son étude, l’auteur soulignait : «L’assimilation de la matière et du
mal au néant est un lieu commun qu’Origène attribue d’abord à certains interprètes, puis
qu’il adopte, dans son Commentaire sur saint Jean (…) Le mal = amissio boni d’Augustin
n’en est pas loin. Mais c’est chez Origène que la formule, banale à l’époque hellénistique,
est liée à Jean 1, 3. » (Ibid., p. 366). Se livrant à un examen assez étendu de ce que devint
l’origénisme au cours des siècles, en particulier après la condamnation du VIe
siècle, Marcel Dando précisait : « Du temps d'Origène le christianisme était nouveau-né.
Le poids de la civilisation et de la philosophie grecques menaçaient de l’étouffer, le grand
Alexandrin — et c'est là où réside son génie — s'employa, non pas à rejeter l'hellénisme,
mais à en reconnaître la force et les grandes qualités, à greffer sur ce robuste sujet le jeune
rameau du christianisme, Il christianisa l'hellénisme. Origène ne fut pas compris, il fut
honni, anathémisé, déclaré hérétique (…) Pendant longtemps après 553, il ne semble avoir
été parlé d'Origène que pour l'accabler de reproches et le mettre en épingle comme
hérétique, responsable de toutes autres hérésies. » (M. Dando, De Origène aux
Cathares (suite), Cahiers d’Études Cathares, XXIXe année, Hiver 1978, IIe série n° 80, pp.
18-19). La conclusion que propose Marcel Dando de son étude, est assez pertinente : « Ce
37
qui, à notre sens, a le plus contribué à jeter un voile sur les activités des origénistes a été la
conspiration du silence à l’égard d’Origène. Si le docteur alexandrin a été invoqué et
mentionné maintes fois par les chercheurs modernes qui ont étudié l’iconoclasme byzantin,
Origène n’est jamais cité dans les textes grecs et même il a été condamné à diverses
occasions sans être nommé. (…) Nulle autre campagne de silence n’a jamais eu, et n’aura
jamais, un tel succès. Mais la pensée de l’alexandrin a percé (…) Il est frappant que
l’origénisme qui se retrouve dans le catharisme est à peu près le même qu’aux Ve et VIe
siècles. On peut en conclure que c’est le repli de l’origénisme sur lui-même… » (M.
Dando, De Origène aux Cathares (suite et fin), Cahiers d’Études Cathares, XXXe année,
Été 1979, IIe série n° 82, p. 20). Quant à Saint Augustin (+430), qui insistera comme on le
sait avec une certaine force, sur la « nihilisation » opérée dans la créature pécheresse sous
l’action du Mal, il reprendra l’identification d’Origène entre « Mal » et « Non-être », en
développant, à son tour, une argumentation développée qui eu un écho, à peu près
équivalent aux thèses origéniennes, au sein des courants du dualisme médiéval, qui fut une
expression relativement fidèle et radicale de l’augustinisme s’agissant de
l’ontologie. Comme l’a très bien perçu René Nelli (1906-1982) : « En ce qui concerne son
interprétationdu nihil, le Catharisme apparaît comme une hérésie issue indirectement de
l’Augustinisme.» (R. Nelli, La Philosophie du Catharisme, Payot, 1978, p. 66). « Il semble,
remarque René Nelli, que ce soit entre 1220 et 1230 – et peut-être seulement en Occitanie
(Languedoc et Comté de Foix) – qu’on ait interprété la nature du mauvais principe à la
lumière de la nihilisation que saint Augustin avait fait subir à la substance de l’archange
rebelle. Le Traité cathare de Bartholomé doit dater de 1218-1220 (c’est à cette date –
approximativement – que se répandent en Occident les Soliloques apocryphes). » (Op.cit.,
p. 64). On est donc, comme on le constate, dans la conception du dualisme médiéval inspiré
de l’augustinisme, lui-même influencé par Origène, dans une approche qui, à aucun
moment, ne postule une parfaite « égalité » entre les deux principes. Et cette position est
partagée aussi bien par les dualistes radicaux, ou « absolus », rattachés à l’Église de
Dezenzano (région du lac de Garde), qui soutenaient que les deux principes étaient
coéternels et qu’il y avait toujours eu le « Mal néant » qui s’était introduit dans le monde
Divin en corrompant les anges et les avait entraînés dans le monde matériel, que par
les dualistes dits « mitigés » de Concorezzo (Lombardie), pour qui seul le Bien avait
toujours existé, le principe du Mal étant, si l’on peut dire, « secondaire », et n’était survenu
qu’en conséquence de l’organisation de la matière par un ange déchu. Le dualisme consiste
donc, dans sa démarche spirituelle, à accéder à une « connaissance » de la coexistence des
deux principes opposés, afin de s’engager dans la voie de la « lumière » et du vrai Dieu,
instruit de la lutte permanente que se livrent l’Être et le Mal ; d’où le caractère de « dualité
absolue » de chaque aspect de la réalité, traversée par le bien, comme par le négatif.
Toute différente du dualisme médiéval, la thèse soutenant que le « Principe » est
constitué de « l'Être » et du « Non-Être », ou encore du Bien et du Mal, travaillé par une
dialectique interne représentant un fond obscur en Dieu, ce que rejettent les théologiens de
l’Église, qui critiquèrent d’ailleurs vigoureusement cette proposition
lorsque René Guénon (1886-1951), faisant siennes les thèses de Jacob Boehme (1575-
1624), et de bien d’autres théosophes, enexposa les termes : « Assimiler la possibilité à la
potentialité comme certains textes paraissent nous y autoriser, c’est introduire l’imparfait
et le changement au sein même du parfait et de l’immuable. (…).» (L. Méroz, René Guénon
ou la sagesse initiatique, Plon, 1962, pp. 161 ; 165-166). C’est ce qu’explique
parfaitement Georges Vallin (1921-1983), lorsqu’il soutient : « dans la perspective
38
métaphysique et notamment chez Plotin et Shankara la transcendance du Principe qui est
visée par un double mouvement simultané de négation et d'intériorisation intégrales
s'effectuant sur le plan de la Connaissance repose sur le dépassement de l'Être en tant
qu'objet de l'ontologie et de la théologie positive (aussi bien rationnelle que "révélée") vers
le Sur-être ou le Non-Être, c'est-à-dire vers le Principe en tant que dépouillé de toute
qualité, de toute détermination, et auquel - ainsi que le notent fréquemment les védantins
non-dualistes et les néo-platoniciens - ne convient même pas le nom de Principe dans la
mesure où ce dernier implique une relation avec un terme autre que lui, c'est-à-dire une
multiplicité réelle, fût-elle tout intérieure et "transcendante". Sans doute, les théologies
traditionnelles ou classiques, qui sont unanimes à affirmer la Transcendance réelle du
Principe, c'est-à-dire son indépendance radicale à l'égard d'une manifestation dont
l'imperfection ne porte pas atteinte à son absolue plénitude et à sa perfection, insistent-
elles sur "l'unité" ou la "simplicité" divine. Mais la perspective métaphysique nous semble
les dépasser par la rigueur avec laquelle elle pose la simplicité de l'Absolu, et par les
conséquences qu'elle en tire.» (G. Vallin, Lumières du non-dualisme, Presses universitaires
de Nancy, 1987, p. 83). C’est pourquoi, on sera attentif au fait qu’en plaçant la
« Possibilité » au-dessus de l'Être, Guénon - sans-doute fort éloigné, pour diverses raisons,
d’une juste compréhension des fondements du christianisme, devant être regardé avec une
grande circonspection sur ses thèses relatives à la « Tradition primordiale » [pour un
examen des sérieuses difficultés que représentent les thèses de Guénon, relatives à la
« Tradition primordiale », dans leur rapport au christianisme, lire : « René Guénon et la
Tradition primordiale », Étude portant sur la conception guénonienne de
« Tradition primordiale » du point de vue de l’Écriture Sainte et de l’ésotérisme chrétien,
Éditions du Simorgh, 2012, ainsi qu’en complément, « René Guénon et le Rite Écossais
Rectifié », Éditions du Simorgh, 2007], mais qui n’en demeure pas moins un profond
métaphysicien -, fonde ainsi une théorie non-dualiste de l’au-delà de l'Être, en accordant
« l'infinité » à la seule « Possibilité » : « la Possibilité est en réalité identique à l'Infini.»
(R. Guénon, Les états multiples de l'être, Véga, 1980, p. 31). Si donc la « Possibilité » est
constituée de l'Être et du Non-Être, ou encore du Bien et du Mal, ce qui est assurément
inacceptable pour les docteurs et théologiens, nous sommes alors en présence, du point de
vue métaphysique, non d'un apparent dualisme, mais d’un « non-dualisme » doctrinal,
affirmant que le « Non-Être » est un élément, une partie du Principe, lui conférant, de
façon indubitable, une quasi substance malgré sa dimension de non-manifestation,
établissant, au cœur même de l'Absolu une part d'ombre et de négatif. Ainsi, la doctrine de
la non-dualité (adwaita-vâda), se révèle à nous sous un jour nouveau, en tant que
métaphysique de l’union du Bien et du Mal, de la réunion essentielle des antagonistes en
quoi consistera d’ailleurs l’ultime secret de la thèse guénonienne définie sous le nom de
« connaissance intégrale ». C’est pourquoi, toute la perspective doctrinale de Guénon,
dans sa finalité, se résume à une métaphysique de « l’Identité Suprême » considérée
comme le couronnement du dépassement de toutes les formes, car située dans un ultime
« inaccessible » et « ineffable ». À ce titre, la quête ésotérique en mode théosophique, en
aucun cas, ne peut être assimilée à un processus de « déification », de théosis ou
« d’accomplissement de l’être », tel qu’il se dessine en climat théologique par exemple
chez les Pères grecs de l’Église, pour la simple raison que l’objectif visé n’est pas un retour
dans le « sein de Dieu », mais une réunion au « Principe », ce qui est très différent, Dieu
n’étant, sauf dans son aspect non-qualifié où, là, il cesse « essentiellement » de se situer
dans l’être ou le non-être et finalement n’est strictement plus « rien » du point de vue
39
humain, qu’une détermination relative propre à la Manifestation qui caractérise le
« Principe » sous une forme particulière, c’est-à-dire parfaitement limitée. La conséquence
d'une telle position, c'est que la doctrine de Guénon rejoint de manière assez évidente les
théories et positions de l'idéalisme ontologique, expliquant que le Mal se trouve être le
produit d’une simple « erreur de perception », uni et lié intrinsèquement avec le Bien
constituant l’un et l’autre « l’Unité ». Au IVe siècle de notre ère, en Inde – avant que cette
thèse ne devienne celle l'évêque George Berkeley(1685-1753) et du courant de
l’immatérialisme philosophique, qui affirmera que notre conscience confère, par erreur, une
indépendance objective à la réalité, qui n'est au fond que le pur produit de notre pensée, soit
de « l'irréalité formelle » - deux maîtres principaux de l'idéalisme (vijnânavâda), que l'on
désigne également sous le nom d'école Yogâcara, c’est-à-dire Vasubandhu et Asanga,
soutinrent l'inexistence du monde extérieur, expliquant que celui-ci n'était que le fruit de
constructions mentales erronées qui nous font prendre pour concret ce qui n'est qu'une
conséquence de l'activité de la pensée. Il s’ensuit que nous vivons au sein d'un système
abstrait de représentation (vinapati), un mirage intellectuel trompeur, alors même que tout
n'existe, si l'on peut dire puisque nous sommes absolument immergés dans un monde
fantomatique totalement déréalisé et idéalisé, que dans la pensée. Le monde extérieur que
nous affirmons être vrai, n'est donc « que de l'esprit ». (Pour un exposé détaillé du sujet, on
se reportera à l’étude publiée sous le titre : « Tout est conscience », Albin Michel, 2010).
On est ici, comme on le voit, dans une tonalité théologique, qui ne manque pas
d’une austère sublimité d’anéantissement, que les XVIe et XVIIe siècles portèrent à son
sommet mystique, mais qui demeure assez loin du drame métaphysique intérieur que vit
« l’Abîme obscur », le « Sans-fond » de Boehme, cherchant à atteindre la « présence »,
parce que travaillé par un désir intérieur qui le crucifie, en attente de son « Verbe »,
contraint de devoir passer par une négation, afin de « néantiser » sa propre tendance au
« Rien », faisant de cette situation le cadre de l’universelle révélation de la
Divinité. Alexis Klimov(1937-2006), avec pertinence, releva donc sur ce point la parfaite
et cohérente identité de la pensée de Guénon avec celle de Jacob Boehme, qui, dans
son Mysterium Magnum, insista sur le surgissement du Verbe à partir du Néant éternel :
« La révélation du Néant est celle du principe de la manifestation universelle qui, comme
l'a par ailleurs montré René Guénon, "tout en étant un, et étant même l'unité en
soi", contient la multiplicité..» (A. Klimov, Le Philosophe teutonique ou l'esprit
d'aventure », in J. Boehme, Confessions, Fayard, 1973, p. XXII). Ainsi, la perspective
métaphysique « non-dualiste » que rappelle Guénon, dans la continuité des grands courants
spirituels indien, néoplatonicien, et de la théosophie, est donc celle de la « Possibilité »,
absolument « non-qualifiée » qui, dans sa Totale Infinité comprend : « à la fois l’Être (ou
les possibilités de manifestation) et le Non-Être (ou les possibilités de non-manifestation),
et le principe de l’un et de l’autre, donc au-delà de tous les deux....» (R. Guénon, L'Homme
et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI, Éditions Traditionnelles, 1981, pp. 178-179).
Pour un exposé étendu et approfondie de la pensée métaphysique de René Guénon, on
invitera le lecteur à se reporter à notre étude : « La Métaphysique de René Guénon », Le
Mercure Dauphinois, 2004.

8. Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, trad. Gérard Pfister,
Préface de Marie-Anne Vannier, Arfuyen, 2004, pp. 45-46.

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9. Maître Eckhart, Predigt 2, trad. A. de Libera ; Maître Eckhart, Traités et sermons,
Garnier-Flammarion, 1993, p. 236.

10. G.-W. F. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, trad. J.


Gibelin, Vrin, 1987, p. 78. On ne négligera pas le fait que Hegel, reprenant en quelque sorte
la thématique de Boehme, soutient que l’Absolu, travaillé par une force qui lui intrinsèque,
est en mode de « devenir », en processus de genèse ; se réalisant dans l’Histoire, Dieu
« s’aliène » en se divisant, ce déchirement constituant un moment nécessaire dans sa
genèse, qui s’effectue lors d’une descente dans la matière par laquelle, se manifestant en
certaines phases dialectiques, il s’engendre lui-même et prend conscience de soi : « De
l’Absolu il faut dire qu’il est essentiellement Résultat, c’est-à-dire qu’il est à la fin
seulement ce qu’il est en vérité ; en cela consiste proprement sa nature qui est d’être réalité
effective, sujet ou développement de soi-même.» (Hegel, Phänomenologie des Geistes, éd.
Hoffemeister, 1929, p. 21). Ce déchirement est inscrit non pas dans une réalité extrinsèque,
mais à l’intérieur-même de l’essence de l’Absolu : « L’Esprit conquiert sa vérité seulement
à condition de se retrouver soi-même dans l’absolu déchirement [Er gewinnt seine Warheit
nur, indem er in der obsoluten Zerrissenheit sich selbst findet]» (Ibid., p. 30). Jean
Wahl (1888-1974), souligne justement : « Dieu se fait dans le cours même de l’évolution,
en même temps, si l’on peut dire, qu’il se produit de toute éternité dans un domaine
intemporel, il faut peut-être ajouter que cette création ne s’explique que parce que Dieu
d’abord à un moment de l’évolution s’et défait, s’est déchiré. Il y aurait un acte, à la fois
péché originel cosmique et sacrifice divin, jugement par lequel Dieu s’est divisé d’avec lui-
même, création du fils et en même temps création du monde… » (J. Wahl, Le malheur de la
conscience dans la philosophie de Hegel, Rieder, « Philosophie », 1929, p. 134). Ainsi, la
manifestation est l’extériorisation d’un processus par lequel Dieu se perd, devient étranger
à lui-même, se voit comme un « autre », ce en quoi consiste, précisément, la « genèse de
l’Absolu » : « Pour qu’il soit en fait Soi et esprit, il doit d’abord devenir pour soi-même
un autre, de même que l’essence éternelle se présente comme le mouvement d’être égal à
soi-même dans son être-autre. » (Hegel, op.cit., p. 537). Cette idée est reprise et développée
par Hegel dans les « Leçons sur la philosophie de la religion » : « Le fini est un moment
essentiel de l’Infini dans la nature de Dieu, et ainsi l’on peut dire : C’est Dieu lui-même
qui se limite (qui se « finitise »), qui pose en lui des déterminations (…) Dieu détermine ;
hors de lui, il n’y a rien à déterminer ; il se détermine lui-même, en se pensant lui-même ; il
se pose à lui-même un autre comme vis-à-vis ; lui et son monde sont deux (…) Ainsi Dieu
est ce mouvement en lui-même, et seulement par là il est Dieu vivant (…) Dieu est le
mouvement dirigé vers le fini, et par là, surmontant cette finitude, vers lui-même … Dieu
revient à lui-même, et il n’est Dieu que dans ce retour. Sans monde, Dieu n’est pas Dieu. »
(Hegel, Volersung über di Philosophie der Religion, H. Glockner, 1968, pp. 209-
210). En conséquence, Dieu s’aliène, mais dans ce mouvement d’auto-aliénation, Dieu se
trouve, ou plus exactement se « retrouve » dans cet « être-autre » de Dieu qu’est le monde,
et se connaît en tant que Dieu, c’est pourquoi le mal est un élément, une composante
« nécessaire » dans la génération de l’Absolu, car sans le mal, sans l’aliénation, l’Esprit
demeurerait un pur « Néant ». Le mal pour Hegel n’est donc aucunement étranger à
l’essence divine, il est même, de façon nécessaire, le principe essentiel de sa révélation :
« le mal n’est pas autre chose que le mouvement par lequel l’existence naturelle de l’Esprit
entre en elle-même.» (Hegel, Phänomenologie des Geistes, op.cit., p. 539). Il est à noter, ce
qui n’est pas anodin pour notre sujet, que c’est Franz von Baader(1765-1841), lecteur et
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fervent admirateur de la pensée de Saint-Martin, qui fit découvrir l’œuvre de Maître
Eckhart à Hegel, rapportant ainsi l’anecdote : « J'étais à Berlin très souvent en compagnie
de Hegel. Un jour, en 1824, je lui lus des textes de Maître Eckhart, dont il ne connaissait
jusque-là que le nom. Il fut si enthousiasmé qu'il donna l'autre jour toute une conférence
sur Maître Eckhart devant moi, et qu'il finit par ces paroles : ‘‘Voilà exactement ce que
nous voulons’’. » (Franz von Baader, Sämtliche Werke, Bd., 15).

11. Denys l’Aréopagite, Des noms divins, VII, 3, 870-872.

12. Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique (Cherubinischer Wandersmann), trad.


Henri Plard, Deuxième Livre, (II, § 189), Aubier Montaigne, 1946, p. 141.

13. H. Plard, La mystique d’Angelius Silesius, Aubier, 1943, p. 195.

14. Lettre de Martin de Barcos (1600-1678) à la Mère Angélique Arnauld (1591-


1661), 5 décembre 1652. (Archives d’Amsterdam, recueil 35, in L. Goldmann, Le Dieu
caché, Gallimard, (1976), 2005, p. 222).

15. L.-C. de Saint-Martin, De l’esprit des choses, « Langues des différents


mondes ».

16. Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique, Troisième livre, § 113, op.cit., p. 175.

17. « L’âme qui connaît ne fait plus qu’un avec l’objet connu, sa contemplation
reste en elle-même, et elle-même devient parfaitement silencieuse. » (Plotin, Ennéades III,
8, 6). Plotin (204-270) poursuit « Le sage doit s’efforcer d’échapper à la séduction
magique que les choses sensibles exercent sur son âme, et se faire impassible. La
contemplation délivre le sage du sortilège. En se recueillant, pour contempler, l’âme se
sépare de la réalité sensible, comme l’âme universelle, dont elle doit imiter l’harmonie, se
détourne des choses d’ici-bas.» (Ibid., IV, 4, 43 ; IV, 3, 12).

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