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Vivenza Societe Des Inconnus
Vivenza Societe Des Inconnus
Bien souvent comparée à la bienfaitrice rosée qui tempère les chaleurs de l’été et
rafraîchit les corps, la prière, ce familier entretien avec Dieu, résorbe le feu dévorant de la
passion qui s’empare de l’esprit. Respiration de l’âme, la prière obtient la grâce, elle est
l’échelle de la Divinité par laquelle les hommes montent de la terre vers la sainte colline de
Sion, et par laquelle, à leur tour, les anges descendent vers nous pour nous instruire et nous
assister dans nos œuvres. Chaîne d’or qui rattache l’homme à Dieu, la prière est le
fondement de la foi, elle délivre des ténèbres.
Saint-Martin emploie une très belle image évangélique, image qui fait référence à
une promesse du Christ, lorsque le Seigneur nous indiqua qu'il serait présent au milieu de
ceux qui seront assemblés en son nom, pour donner plus de force évocatrice à son instructif
discours : « La prière est la principale religion de l'homme, parce que c'est elle qui relie
notre cœur à notre esprit ; et ce n'est que parce que notre cœur et notre esprit ne sont pas
liés que nous commettons tant d'imprudences, et que nous vivons au milieu de tant de
ténèbres et de tant d'illusions. Quand, au contraire, notre esprit et notre cœur sont liés,
Dieu s'unit naturellement à nous, puisqu'il nous a dit quand nous serions deux assemblés
en son nom, il serait au milieu de nous, et alors nous pouvons dire, comme le réparateur :
mon Dieu, je sais que vous m'exaucez toujours. Tout ce qui ne sort pas constamment de
cette source est au rang des œuvres séparées et mortes. » (La Prière, in Œuvres posthumes,
réédition Collection martiniste, Le Temple du cœur, Diffusion rosicrucienne, 2001, p. 51.)
Dieu veut certes faire alliance avec l'homme, mais il veut que ce soit avec l'homme
dépouillé, désencombré, vidé de ses souillures, dépossédé de ses impuretés, débarrassé de
sa vieille écorce fétide et repoussante. Il souhaite que l'homme se soit lavé et baigné dans
l'eau qui transforme, qu'il ait accompli le rituel des ablutions préparatoires à la réception de
la grâce.
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« Notre prière pourrait se transformer en une invocation active et perpétuelle, et au
lieu de dire cette prière, nous pourrions la réaliser, et l'opérer à tout moment, par une
continuelle préservation, et guérison de nous-mêmes. » (Louis-Claude de Saint-Martin, Le
Nouvel homme)
Que nous découvre Saint-Martin qui soit si pénétrant et stupéfiant pour éprouver, à
ce point, l'homme de désir, et le faire quelque peu chanceler ? Tout simplement, que
lorsque « nous avons le bonheur de parvenir à ce sublime abandon, le Dieu que nous avons
obtenu par son nom, selon sa promesse, ce Dieu qui se prie lui-même en nous, selon sa
fidélité et son désir universel, ce Dieu qui ne peut plus nous quitter, puisqu'il vient mettre
son universalité en nous, ce Dieu, dis-je, ne fait plus de nous que comme habitacle de ses
opérations. » (Saint-Martin, La Prière).
Jésus, par sa mort, a purifié les hommes pécheurs : « Par une seule offrande il a
rendu parfaits pour toujours ceux qu'il a sanctifiés » (Hébreux 10, 14). En conséquence, la
grande vérité, bouleversante et magnifique, que Saint-Martin voulut exprimer et proclamer
à ses intimes, concernant l'entière consécration ministérielle de chaque chrétien par le
Christ, n'est autre que la vérité de l'Ecriture elle-même ainsi que l'enseigne Paul : « Par le
moyen du sang de Jésus, nous avons une pleine liberté pour entrer dans les lieux saints,
par le chemin nouveau et vivant qu'il nous a consacré à travers le voile, c'est-à-dire sa
chair, et puisque nous avons un sacrificateur établi sur la maison de Dieu, approchons-
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nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs purifiés d'une mauvaise
conscience, et le corps lavé d'une eau pure. » (Hébreux 10, 19-22).
Il ne fait donc aucun doute que l'homme, tabernacle sacré de la Sainte Présence,
« est né pour être le principal ministre de la Divinité », comme il nous est signalé dans
le Ministère de l'homme-esprit, c'est pourquoi il nous faut nous agenouiller, en notre centre,
pour y entendre prier celui qui doit, après y avoir pris naissance, irradier sur nous son
incommensurable lumière. Notre prière, notre oraison pour Saint-Martin, doivent être des
instruments de la génération divine, les humbles outils de l'agir divin, les fidèles
intermédiaires de l'action du ciel.
Il ne s'apercevra même pas, tant elles sont parfois insensibles et subtiles, des
modifications significatives qui commenceront, lentement, à transformer son être et le
travailler afin de le rendre conforme à la volonté de Dieu. Mais, alors même que rien ne le
laissera supposer, « ...au moment où nous nous y attendrons le moins, notre heure
spirituelle arrivera, et nous fera connaître, comme à l'improviste, ce délicieux état du
nouvel homme. C'est dans cette classe que sont choisis ceux qui sont destinés à administrer
les sanctifications du Seigneur. » (Le Nouvel homme, § 20.)
Cette dernière phrase, loin d'être anodine, et bien plutôt d'une renversante portée
puisqu'elle ne dit rien d'autre, formellement, que le nouvel homme, après être passé par les
douleurs de la naissance, après avoir été béni par Dieu, est destiné à recevoir une sublime
onction de nature sacerdotale qui en fera un prêtre de l'Eternel.
Or la réception de cette onction porte un nom particulier, elle est désignée par un
mot précis que l'on n'évoque qu'en tremblant : ordination. En effet, il s'agit bien, à cette
étape fondamentale du cheminement, d'être « ordonné », consacré, sans aucune
médiation humaine, en tant que prêtre du Saint Nom.
En effet, nous sommes ici dans le cadre d'une communication absolument originale,
d'une nature différente de toutes celles qui sont connues en mode humain, d'une
consécration qui ne relève pas de procédés familiers. En réalité, si l'être a modifié son
rapport au monde, s'il s'est éloigné des fausses lumières de la trompeuse apparence, il est
alors devenu un étranger pour lui-même et pour les autres, il n'est plus dépendant des
méthodes temporelles mais, au contraire, sous l'influence d'une opération proprement et
entièrement Divine capable de le changer dans toutes ses facultés : « L'homme qui, comme
étant la pensée du Dieu des êtres, s'est observé au point d'avoir abandonné ses propres
facultés à la direction et à la source de toutes les pensées, n'a plus d'incertitudes dans sa
conduite spirituelle quoiqu'il n'en soit pas à l'abri dans sa conduite temporelle, si la
faiblesse l'entraîne encore dans des situations étrangères à son véritable objet ; car dans ce
qui tient à ce véritable objet, il doit espérer les secours les plus efficaces, puisqu'en
cherchant à le poursuivre et à l'atteindre, il suit la volonté Divine, elle-même, qui le presse
et l'invite de s'y porter avec ardeur.
Mais d'où lui vient cette manière d'être si avantageuse et si salutaire ? C'est que s'il
parvient à être régénéré dans sa pensée, il l'est bientôt dans sa parole qui est comme la
chair et le sang de sa pensée, et que quand il est régénéré dans cette parole, il l'est bientôt
dans l'opération qui est la chair et le sang de la parole. (...) tout en lui se transforme en
substances spirituelles et angéliques, pour le porter sur leurs ailes vers tous les lieux où
son devoir l'appelle (...). » (Le Nouvel homme, § 4.)
Il importe, de ce fait, que soit clairement annoncé à l'élu le sens plénier de cette
situation au sein de laquelle il ignore les conséquences ultimes de ce qui est en train de lui
survenir.
Quel est son objet propre, son but, sa vocation ? A quelle raison supérieure obéit-
elle ?
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Toutes ces questions, logiques et compréhensibles, reçoivent, de la part de Saint-
Martin, une unique réponse que l'on peut formuler ainsi : Dieu nous confère une onction,
une ordination, afin de disposer notre cœur à devenir le réceptacle de sa divine génération.
Dieu veut nous sanctifier, nous purifier, de manière à pouvoir prendre naissance en nous, il
désire surgir à l'être en passant par notre centre le plus intime : « Le Dieu unique a choisi
son sanctuaire unique dans le cœur de l'homme, et dans ce fils chéri de l'esprit que nous
devons tous faire naître en nous... » (Le Nouvel homme, § 27.)
Oui, Dieu cherche à s'engendrer en nous car, extraordinaire révélation, ce n'est que
là, que dans notre pauvre cœur qu'il peut naître véritablement et en plénitude. L'homme est
maintenant, depuis l'Incarnation, l'image de l'humble étable, le symbole de la misérable
crèche que le Sauveur avait choisie pour l'accueillir lorsqu'il vint en ce monde. La
perspective saint-martinienne, en son fond, en son essence, se révèle finalement comme une
théophanie, une œuvre de génération de la présence divine, car Dieu, le Verbe, c'est
substantiellement Dieu en l'homme, Dieu manifesté par l'homme, Dieu prononçant son
Verbe en nous, c'est l'Emmanuel, le Fils aimé du Père surgissant des profondeurs de l'abîme
insondable de notre être.
Telle est l’œuvre à accomplir pour les membres de cette « Société » pensée par
Saint-Martin comme une Fraternité du Bien, une Société quasi religieuse, à savoir la
Société des Frères, silencieux et invisibles, consacrant leurs travaux à la célébration des
mystères de la naissance du Verbe dans l’âme ; cercle intime des pieux Serviteurs
de YHSWH, regroupés, selon le vœu même du Philosophe Inconnu, et afin de répondre à
sa volonté initiale et première, en « Société des Indépendants », qui n’a « nulle espèce de
ressemblance avec aucune des sociétés connues » (Le Crocodile, Chant 14.)
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« Ma tâche dans ce monde a été de conduire l’esprit de l’homme par une voie
naturelle aux choses surnaturelles qui lui appartiennent de droit, mais dont il a perdu
totalement l’idée, soit par sa dégradation, soit par l’instruction fausse de ses instituteurs.
Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles ; et elle est si lente que
ce ne sera qu’après ma mort qu’elle produira les plus beaux fruits. »
(Saint-Martin, Mon Portrait historique et philosophique, 1135).
Il n'y a donc pas, que cela soit dit solennellement, d'autres possibilités offertes au
chercheur, d'autres chemins autorisant une approche des lieux saints : c'est du fond de l'âme
que doivent s'élever les encens de la prière, c'est de ce centre que se font entendre les
cantiques adressés au Roi des cieux, c'est en cet endroit que sont célébrées les ineffables
noces suressentielles qui voient, en un indescriptible mystère, la chère épouse se reposer
définitivement sur le cœur secourable du Seigneur et s'endormir, dans une paix profonde,
pour une éternité de perpétuel amour.
Ainsi, celui qui aura laissé son âme devenir le Temple du Seigneur, celui qui se sera
rendu digne d’être visité par la semence Divine : aura à féconder le germe de Dieu, la
Parole inexprimée du Verbe, puisqu'il « faut que cette œuvre sainte s'opère en nous, pour
que nous puissions dire que nous sommes admis au rang des sacrificateurs de l'Eternel »
(Le Nouvel homme, § 16.)
Telle est l’œuvre à accomplir pour les membres de cette « Société » pensée par
Saint-Martin comme une Fraternité du Bien, une Société quasi religieuse, à savoir la
Société des Frères, silencieux et invisibles, consacrant leurs travaux à la célébration des
mystères de la naissance du Verbe dans l’âme ; cercle intime des pieux Serviteurs
de YHSWH, regroupés, selon le vœu même du Philosophe Inconnu, et afin de répondre à
sa volonté initiale et première, en « Société des Indépendants », qui n’a « nulle espèce de
ressemblance avec aucune des sociétés connues » (Le Crocodile, Chant 14.)
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« Âme humaine, unis-toi à celui qui a apporté sur la terre le pouvoir de
purifier toutes les substances ;unis-toi à celui qui, étant Dieu, ne se fait connaître qu'aux
simples et aux petits, et se laisse ignorer des savants. »
(L'Homme de désir, § 201.)
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éternelle, dans laquelle est le divin engendrement. » (J. Boehme, Confessions, ch. 6, § VII,
16.)
Proposition qu’il avait d’ailleurs déjà exposée sans détour dans le premier texte
qu’il écrivit, suite à une vision dont il bénéficia en 1610, et qu’il intitula l’Aurore
naissante : « Le vrai ciel est partout, même dans le lieu où vous êtes et où vous marchez.
Lorsque votre esprit atteint la génération la plus intérieure de Dieu, et qu'il y pénètre au
travers de la génération sidérique et charnelle, dès lors il est dans le ciel. » (L'Aurore
naissante, XIX, 24.)
***
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Thaumaturge et homme de Dieu, ses connaissances, seront directement à la base des
écrits et de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin. Personnage déroutant, né à
Grenoble, Martinès semble avoir hérité, sans doute par transmission familiale, d'un
enseignement judéo-chrétien dont nul, jusqu'à présent, de par une absence quasi totale de
documents, n'a pu véritablement déterminer la nature. Il va cependant, par son action, et en
peu d’années, bouleverser la vie initiatique de nombreux maçons érigeant une structure qui
le rendra célèbre, connue sous le nom d'Ordre des Chevaliers Maçons Elus Coëns de
l'Univers, qu’il avait d’ailleurs baptisé, initialement, Ordre des Elus Coëns de Josué.
Martinès de Pasqually laissera un enseignement, ou plus exactement léguera une
doctrine et une pensée fermement établies. Présentant des caractéristiques surprenantes,
elles possèdent toutefois une cohérence admirable, fournissant, sur de nombreux points
complexes de l'Histoire universelle, des éclairages essentiels, offrant, à celui qui prend la
peine de s'y pencher un instant, d'entrer dans l'intelligence des causes premières et la
compréhension de vérités qui, pour certaines, étaient jusqu'alors bien obscures.
Le Martinisme, tel que Martinès en formulera les premières bases, possède ainsi un
corpus doctrinal fondé sur un principe premier qui se résume à cette affirmation simple, qui
traverse d’ailleurs tout son Traité de la réintégration des êtres dans leur première
propriété, vertu et puissance spirituelle divine: l'homme n'est pas actuellement dans l'état
qui fut le sien primitivement ; victime d'une Chute dont il est responsable, il vit désormais
comme un prisonnier, un exilé au sein d'un monde et d'un corps qui lui sont étrangers.
« Aussi sentons-nous que le Nom de Dieu doit avoir pour caractère essentiel d’être
l’Alliance éternelle, universelle, temporelle, spirituelle, céleste et terrestre. Lorsqu’Il
descend dans l’homme, Il doit y développer successivement toutes ces diverses Alliances et
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lui découvrir, à chaque époque, les trésors et les merveilles de l’éternelle immensité. Tant
que ces diverses Alliances ne sont pas manifestées, opérées, confirmées et consolidées en
nous, nous ne pouvons pas nous regarder comme étant parfaitement régénérés ; il faut
qu’elles prennent chacune activement et sensiblement possession de nous ; qu’elles parlent
et se prononcent en nous ; qu’elles nous vivifient de leurs bénédictions, de leur force et de
leur lumière, intérieurement et extérieurement ; qu’elles nous mettent dans le cas, indignes
que nous en sommes, d’opérer les œuvres saintes et d’exercer tous les ministères sacrés
qu’à exercés la mère de famille qui, possédant en soi toutes les propriétés divines,
inséparables du Nom de Dieu, possédait par conséquent toutes les Alliances. Il faut que,
quand ces saintes Alliances descendent sur nous, tout se prosterne en nous à leur passage
et que les ténèbres et tous les malfaiteurs fuient devant elles ; il faut enfin que nous
devenions aussi l’ensemble actif de toutes ces Alliances, puisqu’il faut que nous devenions
un jour le Nom prononcé de ce Dieu qui les renferme. »
(Louis-Claude de Saint-Martin, De l’esprit des choses)
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Si nous parlons d’un « mystère » de « l’Église intérieure », c’est que cette dernière forme
l’invisible « communauté de la lumière », selon la singulière expression que Karl von
Eckhartshausen (1752-1803) emploie dans La Nuée sur le Sanctuaire (1802), lorsqu’il
écrit : « Cette communauté de la lumière fut appelée de tous temps l'Église invisible
et intérieure, ou la communauté la plus ancienne.. » [1]
Cette communauté, ou « assemblée », est l’héritière de connaissances qui
représentent un « dépôt », le « dépôt primitif de toutes les révélations », constituant une
« doctrine » dont la base est en lien avec ce qui provoqua la chute des anges, puis celle de
l’homme, ainsi que les conditions qui permettront que puisse s’accomplir la
« réintégration universelle », mais dont les éléments ultimes, les lumières les plus élevées
et sublimes, portent en réalité, sur la génération de la Divinité, ce qui, légitimement,
participe bien du « Grand mystère » (Mysterium magnum) par excellence.
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Les cérémonies extérieures, ne sont que le « voile » des vérités intérieures.
Ce « Grand mystère », celui sur lequel veillent en son Sanctuaire les membres de
l’Église intérieure, ne pouvant être compris de la multitude, a dû être préservé, protégé et
voilé, car il concerne des vérités essentielles qu’il importe de ne point profaner et divulguer
inconsidérément, d’où la nécessité d’en dissimuler les connaissances au sein de cette
« petite Église », non oublieuse de la « sainte doctrine », qui a cessé de célébrer des
cérémonies extérieures, laissées à l’institution visible où elles servent de « voiles » aux
vérités intérieures : « L'Église intérieure naquit tout de suite après la chute de l'homme, et
reçut de Dieu immédiatement la révélation des moyens par lesquels l'espèce humaine
tombée sera réintégrée en sa dignité, et délivrée de sa misère. Elle reçut le dépôt primitif de
toutes les révélations et mystères; elle reçut la clef de la vraie science, aussi bien divine
que naturelle (…) Lorsqu'il devint nécessaire que les vérités intérieures fussent
enveloppées dans des cérémonies extérieures et symboliques, à cause de la faiblesse des
hommes qui n'étaient pas capables de supporter la vue de la lumière, le culte extérieur
naquit; mais il était toujours le type et le symbole de l'intérieur, c'est-à-dire le symbole du
vrai hommage rendu à Dieu ‘‘en esprit et en vérité’’ » [2].
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Le vide originaire, qu’il faut endurer,
est un « Rien »
dans la plénitude abyssale de l'Absolu,
en attente de sa génération dans l’âme.
Ce « Grand Mystère », est le « Mystère de l’Église intérieure », mystère dont on sait qu’il
représente le point central, l’idée fondatrice de la pensée de Louis-Claude de Saint-Martin
qui, en fidèle disciple de Martinès de Pasqually (+ 1774), ne cessa d’approfondir les
multiples aspects de l’enseignement de son premier maître, qu’il compléta avec ensuite, par
la souveraine science rencontrée chez Jacob Boehme (1575-1624).
Ce dernier lui fit voir que l'abîme du monde est un vide de carence ontologique,
c'est-à-dire un pur néant, tandis que le vide originaire, qu’il faut traverser et endurer, est un
« Rien » dans la plénitude abyssale de l'Absolu, en attente de sa génération intérieure dans
l’âme, ce en quoi consiste d’ailleurs la réalisation du « Grand mystère ».
Car ce monde, qui est le « Rien », est aussi, en mode négatif, le « Tout », le lieu de
l’avènement de la transcendance. Le « Néant », n’est donc pas la négation radicale de la
totalité de l'existant, il est la radicale négation de l’existence finie et déterminée au sein de
laquelle la transcendance fait sa brèche, réalise sa percée ; mais il n'est pas un néant pur et
simple, un néant absolu, il est le néant de tout ce qui n’est pas, la négation de ce qui voile,
masque, réduit et limite, il est le néant pensé à partir de l’existant en attente de sa
délivrance pour accéder à l’au-delà de l’Être, il est le monde et tout ce qui existe, la
négation en acte, l’acceptation et le rejet effectif des existants, le dégagement et le retrait du
monde des choses créées. Le « Néant » n'est donc ni un existant ni un objet, il en est même
l’exacte négation, mais il est aussi, de façon secrète, au cœur de cet existant qu'est
l’homme.
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paraîtront synonymes, le non-être étant appelé ‘‘rien’’ et le rien ‘‘non-être’’ (…) celui qui
est bon est identique à celui qui est. Le Mal ou le vice est opposé au Bien, le non-être
opposé à l’Être. D’où il résulte que le Mal et le vice sont non-être. » [7]
Il faut donc entrer, pour parvenir à surmonter le « non-être », dans la compréhension
de la correspondance existant entre l’élection et à la grâce, et engager l’accomplissement de
l’anéantissement volontaire afin que la créature puisse se déprendre des vestiges de la
réalité apparente, pour enfin, ultimement, participer et collaborer à la génération, en nous,
au centre de notre âme, de la Divinité.
En effet, l’âme, ou plus exactement le « très-fond » de l’âme (abditus mentis), est le saint
Tabernacle où, dansune « opération » qui est le mystère secret du silence intérieur par
lequel, dans une « union » invisible, Dieu procède à la naissance de son Fils premier né,
ainsi que Maître Eckhart (1260-1328) l’exprime : « Dieu opère dans l’âme sans aucun
intermédiaire – image ou ressemblance – mais bien dans le fond, là où jamais ne pénétra
aucune image que Lui-même, en son Être propre. Cela, aucune créature ne peut le
faire. ‘‘Comment Dieu engendre-t-il son Fils dans le fond de l’âme ? est-ce de la même
façon que font les créatures, en image et ressemblance ?’’ Croyez bien que non ! Tout au
contraire : Il l’engendre exactement de la même manière qu’Il l’engendre dans l’éternité,
ni plus ni moins. (….) C’est ainsi que Dieu le Père engendre son Fils : dans l’unité
véritable de la nature divine.» [8]
Maître Eckhart fit intervenir une idée vraiment novatrice, à partir de ce qu’il
nommera « les deux néants », à savoir celui de Dieu, en tant que néant originel et
fondateur qui n’est rien de ce qui est, et le « non-être », celui dont est tiré l’homme, un
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second « néant » en tant que possibilité infinie à l’intérieur de laquelle le Créateur décide de
faire surgir les êtres créés à partir de rien : ex nihilo. Et c’est précisément à partir de
l’attention à l’égard de ces deux néants qui embrassent la totalité des essences visibles et
invisibles, qu’Eckhart mit en lumière le rôle fondamental de l’âme de l’homme qui, par sa
capacité à prendre conscience de l’être en tant qu’être - c’est-à-dire par son pouvoir unique
d’appréhender et percevoir l’existence et ses multiples modalités, mais aussi de
penser l’Être premier et infini - relie et unit le néant divin et le néant humain.
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Saltzmann (1749-1820), ainsi qu’à Madame de Boecklin, lors de son séjour à Strasbourg
de juin 1788 à juillet 1791, les ouvrages du théosophe silésien. Saint-Martin, évidemment
profondément imprégné de la doctrine de Martinès de Pasqually, son premier maître,
c’est-à-dire de la « doctrine de la réintégration des êtres » qui traverse toute son œuvre et
confère aux écrits du Philosophe Inconnu leur fondement théorique le plus caractéristique,
va cependant considérer Boehme comme son second maître, et sans aucun doute, croyant
se lire et retrouver ses propres thèses dans les livres du visionnaire de Görlitz, le premier
selon « l’Esprit ».
« Un auteur allemand,
dont j'ai traduit et publié les deux premiers ouvrages,
savoir "l'Aurore naissante" et les "Trois principes",
peut suppléer amplement
à ce qui manque dans les miens. »
(Le Ministère de l'homme-esprit).
La supériorité de Boehme, du point de vue métaphysique, tient à un élément
important : sa capacité - alors que Martinès, quoique son enseignement puisse éclairer
grandement de nombreux aspects non abordés et laissés dans l’obscurité dans la Sainte
Écriture, aspects relatifs à l’émanation des esprits, aux événements originels ayant
entraîné la création du monde matériel, la nature primitive d’Adam, son incorporation dans
une enveloppe animale en conséquence de sa prévarication, et les fins dernières, ne s’était
jamais risqué dans les domaines touchant à la nature même de l’Éternel -, à pénétrer dans
les intimes mystères de la Divinité en éclairant l'énigme irrésolue de sa génération.
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« L'origine de tout ce qui se produit
est cachée et inconnue de ceux même
qui reçoivent cette origine !
C'est sous ce voile impénétrable
que les racines de tous les engendrements
s'anastomosent avec la source universelle.. »
(Le Ministère de l’homme-esprit).
Sur ce point, à savoir la question de la source cachée derrière le voile impénétrable
de l’origine, Saint-Martin nous dit : « L'origine de tout ce qui se produit est cachée et
inconnue, de ceux même qui reçoivent cette origine ! C'est sous ce voile impénétrable que
les racines de tous les engendrements s'anastomosent avec la source universelle. Ce n'est
que quand cette secrète anastomose s'est faite, et quand la racine des êtres a reçu dans le
mystère sa vivifiante préparation, que la substantialisation commence, et que les choses
prennent ostensiblement des formes, des couleurs et des propriétés. Cette anastomose est
insensible même dans le temps, et elle va se perdre dans l'immensité, dans l'éternel et le
permanent, comme pour nous apprendre que le temps n'est que la région de l'action visible
des êtres, mais que la région de leur action invisible est l'infini. » (Le Ministère de
l’homme-esprit, 2ème Part., « De l’homme »).
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La difficulté provient donc de cette situation en « devenir » dans la Divinité créant,
en elle, une dialectique du renoncement et de l’attente, dialectique éternelle qui
provoque et implique un lien « nécessaire » à l’égard du non-être, puisque tout ce qui
subsiste en mode d’existence, et en particulier la créature humaine, est dépourvu
d’indépendance sur le plan ontologique, c’est-à-dire réduit à l’indigence ontique, privé de
transcendance : « Dieu est un éternel désir et une éternelle volonté d'être manifesté, pour
que son magisme ou la douce impression de son existence se propage et s'étende à tout ce
qui est susceptible de la recevoir et de la sentir. L'homme doit donc vivre aussi de ce désir
et de cette volonté et il est chargé d'entretenir en lui ces affections sublimes ; car dans Dieu
le désir est toujours volonté… » (Le Ministère de l’homme-esprit, 2ème Part., « De
l’homme »).
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mal, le ciel et l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le commencement et
la fin » (Mysterium magnum, VIII, 24), un désir en transformation, en œuvre dans sa
créature et la manifestation, dans laquelle, à la fois Dieu se reconnaît, s’oublie, et se perd :
« La force dans la lumière est le feu d’amour de Dieu et la force dans les ténèbres est le feu
de l’ire divine et pourtant il ne s’agit que d’un seul feu. Mais il se scinde en deux principes,
afin que l’un se manifeste en l’autre : Car la flamme de la colère est la révélation du grand
amour ; c’est dans les ténèbres qu’ont connaît la lumière, sinon elle ne se manifesterait
pas. » (Mysterium magnum, VIII, 27).
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Le monde, et l’âme de la créature, sont donc le théâtre d’un permanent affrontement
entre deux forces contradictoires, l’expression d’une ambivalence
surnaturelle et cosmique, dont Dieu, divisé et opposé en lui-même, est à la source,
produisant forcément un monde, et les êtres qui s’y trouvent, scindés, divisés, dont le drame
personnel qui est celui de la terrible tendance ressentie en chacun à la séparation, le conflit
et le choc constant aboutissant à une lutte violente entre puissances ennemies, rejoint le
drame divin, qui est celui d’un suressentiel fondé sur deux principes coexistant en une
même et identique « Unité ».
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« sainte négation » pour que surgisse, du « fond obscur », la lumineuse « Présence »,
englobée dans le Néant, retenue à l’intérieur du Néant, se réalisant originellement dans
cette région où règne le « Rien » apparent qui, néanmoins, contenant toute chose, subsiste
en l’homme, en son « centre », de manière cachée et dissimulée, faisant de lui, et de chaque
âme qui est née à « l’Esprit », une sorte de «sentinelle du Néant ».
Angelus Silesius, qui a les formulations sans doute les plus téméraires de toute la littérature
mystique, ne craint pas l’extrême paradoxe : « Dieu est immanent au monde, mais
absolument transcendant : il est ce qu’il y a de plus commun et de plus caché ; il est révélé
dans la poussière et le brin d’herbe, et cependant il réside dans l’inaccessible : il est tout
en l’homme et tout hors de l’homme, indifférent et aimant, replié sur lui-même, et dans
l’agonie de l’angoisse si sa créature ne se donne à lui, Tout-Puissant et dépendant du
vouloir humain, éternel et incarné, roi des cieux et des mondes, qu’une vierge tient dans ses
bras, qui saigne et souffre sur la croix pour une larme de tes yeux» [13]. Et c’est dans
l’écartèlement absolu de ce paradoxe que se déploie la figure métaphysique extraordinaire,
du « tétralemme » de la non-substantialité dialectique du « Néant éternel », en elle-même
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exprimant par ses quatre propositions antagonistes et pourtant identiques, ce fait réellement
saisissant : le Vrai est le négatif des apparences.
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qui forment un « Tout »,
une parfaite et éternelle « Unité ».
Nous sommes ici en présence d’une « théosophie » du symbolisme de la Croix, de
son sens intérieur, de sa vérité invisible participant du mouvement dialectique par
lequel Dieu naît dans l’âme en mourant par un engendrement sacrificiel, processus qui
entraîne l’Absolu dans l’obscur sans-fond de l’ineffabilité, lieu où le Non-être (apparent),
enfante le Rien de ce qui est, constituant l’impensable union du Néant et de la Vacuité
infinie. La « Sphère philosophique » ouvre ainsi la conscience non sur un sommet, mais
sur un abîme, celui de l’insondable mystère qui nous habite, méta-ontologie qui conduit,
par négations successives, jusqu’à la révélation en mode nocturne de l’origine de la
Divinité au sein du Néant, d’où découle la désignation de cette connaissance métaphysique
sous le nom « d’ontologie négative ».
c) L’ontologie négative
Et cette non-substantialité, que Boehme résume ainsi : « En dehors de la nature
règne une éternité silencieuse et immobile, qui est le Néant. Dans ce Néant éternel, nait une
volonté éternelle dont la fin est de faire entrer ce Rien pour s’appréhender, se rendre
sensible à elle-même, se contempler, car dans le Néant, elle ne se connaîtrait pas » (De la
signature de la chose II, 7), est une perspective auto-abolitive de l’Être et du Non-Être,
reconnaissant comme vraie toute affirmation, toute négation, toute non-affirmation et toute
non-négation, incluant également la possibilité qu'une proposition soit tout à la fois vraie et
fausse en même temps, attitude insoutenable au titre de la logique aristotélicienne dite du
« tiers exclu », mais qui, pourtant, s’impose dans le cadre de la génération de Dieu dans
l’âme et de l’âme en Dieu, communication réciproque de l’être aboutissant à en constater sa
nature vide, son « rien », c’est-à-dire son « Néant ».
Dieu s’engendre
en un acte d’anéantissement sublime et tragique,
au centre de la « Croix »,
comme il s’engendre au centre de l’âme,
parvenant à l’existence par sa mort sacrificielle
et l’annihilation de son essence.
« Dieu », ou ce que nous savons ce qu’il convient d’entendre sous ce «Nom », et par
ailleurs ce qu’il importe d’éviter comme « idée » erronée ou concept inexact afin d’en
préserver l’extraordinaire éminence spirituelle, s’engendre, en un acte d’anéantissement
sublime et tragique, au centre de la « Croix », comme il s’engendre dans l’âme, il parvient
à l’existence par l’annihilation de son essence, réalisant, en un sacrifice extrême, sa
transcendance dans, et au sein de la radicale immanence. Voilà pourquoi nous pouvons
affirmer : le Vrai est le négatif des apparences.
30
fait surprenant qui a été largement ignoré, incompris ou in-entrevu, de la plupart de ceux
qui se sont penchés sur ces sujets.
31
l'apparence, le monde spirituel est celui de la « Révélation », c’est-à-dire la langue de
Dieu, cependant ce monde, bien que transcendant, reste encore extérieur, d’où la forme
tangible du culte et des cérémonies qu’on célèbre en son nom, or en
l’interne, «intérieurement », une loi différente règne : « c'est le silence » [15], voilà
pourquoi c’est uniquement dans le « silence », que se situe le monde divin.
Notes.
1. Karl von Eckartshausen, La Nuée sur le Sanctuaire ou Quelque chose dont la
philosophie orgueilleuse de notre siècle ne se doute pas, 1802.
2. Ibid.
33
matérielle pour l’Église, c’est-à-dire la « Création »,
n’est pas considérée comme une « ombre », une image inférieure de forme « apparente »,
ce qui la distingue irréductiblement des thèses des théogonies antiques et gnostiques, car la
« Création », fort réelle et concrète, bonne et sainte, provenant d’un acte gratuit qui est un
don, manifeste la nature de Dieu qui est « amour » ("ὁ θεòς ἀγάπη ἐστίν" / « Deus caritas
est », 1 Jean IV, 8 ; 16). Or, la doctrine de Martinès, entièrement imprégnée et sous-tendue
en son ensemble par l’idée faisant intervenir un principe de « nécessité » dans l’œuvre
divine, comme il est aisé de le constater, contredit radicalement la position de
l’Église : « Oui, Israël, je te le répète, sans la prévarication de l'homme, les esprits divins
n'auraient été assujettis que d'une seule manière au temporel, mais sans la prévarication
des premiers esprits, ils ne l'auraient point été du tout. Sans cette première prévarication,
aucun changement ne serait survenu à la création spirituelle, il n’y aurait eu aucune
émancipation d'esprits hors de l'immensité, il n'y aurait eu aucune création de borne
divine, soit surcéleste, soit céleste, soit terrestre, ni aucun esprit envoyé pour actionner
dans les différentes parties de la création. Tu ne peux douter de tout ceci, puisque les
esprits mineurs ternaires n'auraient jamais quitté la place qu'ils occupaient dans
l'immensité divine, pour opérer la formation d'un univers matériel. » (Traité, 237). Ainsi,
comme l’écrit fort justement Alain Marboeuf, la cosmogonie selon Pasqually présente de
grandes similitudes avec la gnose de Valentin (v. 100-v.155) : « Le Père dans la Monade
correspond à Dieu dans l’Immensité Divine. La première Tétradre annonce la Quadruple
Essence Divine. Les éons au sein du Plérôme seraient les Esprits de l’Immensité Surcéleste
: le drame de la chute de certains des éons, dont Sophia, rappelle ce qui s’est passé dans
l’Immensité Surcéleste quand les Êtres spirituels prévariquèrent. Le Noûs est l’image
d’Adam avant sa propre prévarication ; on y reconnaît également Hénoch, Elie ou les
Patriarches nés « sans tâche » : ils sont Christ. Le Logos correspond aux Esprits restés
avec Dieu. Quant au Démiurge, on reconnaît en lui l’Elohim de la Genèse. Les
hommes hyliques seraient représentés par Caïn, les hommes psychiques par Abel, chacune
de ces catégories ne pouvant que participer eux-aussi à la chute, activement ou
passivement : les hommes, égarés dans le temps et enfermés dans le cosmos des sept
planètes se trouvent confrontés à une aliénation qui les font souffrir et aspirer plus ou
moins consciemment aux réalités supérieures. Chez Valentin, l’homme déchu est éloigné de
la Pensée : il l’a oubliée, tout comme Adam qui, nous dit Martinès, de pensant devient
pensif. » (A. Marboeuf, Martinès de Pasqually et La Gnose Valentinienne, The Rose+Croix
Journal, vol 5, 2008, p. 69). C’est pourquoi « l’émanatisme », commun à de nombreux
courants gnostiques des premiers siècles qui en firent un élément central de leur doctrine
(Cf. J. Doresse, « La Gnose, origines des sectes gnostiques », dans Histoire des Religions,
Tome 2, coll. « La Pléiade », 1972, p. 385-389), fut condamné, en tant que doctrine
« hérétique », par le 1er Concile du Vatican (1870) qui y voyait, non sans raison sans
doute, une forme de « panthéisme » (D. 1804), contredisant non seulement la gratuité de
l’acte divin, mais également le caractère d’absolue simplicité et l’immutabilité de Dieu
puisque ce dernier était en quelque sorte regardé comme contraint de produire des êtres
semblables à lui.
34
En conséquence, rappelons ici que l’hypothèse de la préexistence des âmes, soutenue par
Martinès de Pasqually, se trouve au cœur des polémiques anti-origéniennes qui se firent
jour au VIe siècle, lorsque le second concile de Constantinople (553) condamna cette
thèse dans les termes suivants, constituant le premier des quinze
anathématismes promulgués officiellement contre Origène : « Si quelqu'un dit ou pense
que les âmes des hommes préexistent, en ce sens qu'elles étaient auparavant des esprits et
de saintes puissances qui, lassées de la contemplation de Dieu, se seraient tournés vers un
état inférieur ; que, pour ce motif, s'étant refroidies ( ) dans leur amour de Dieu et dès lors
ayant été appelées âmes ( ), elles auraient été envoyées dans des corps pour leur châtiment,
qu'il soit anathème. »(« Anathématismes contre Origène », in Henrich Denzinger, Symboles
et définitions de la foi catholique, Enchiridion Symbolorum, Le Magistère de l’Église, sous
la direction de Peter Hünermann, Éditions du Cerf, 2005, [Denzinger latin : 403 - 203], pp.
147-148). Rajoutons, que lorsqu’on souhaite aborder les thèses d’Origène - puisqu’il
convient de le signaler dans la mesure où beaucoup de lecteurs contemporains,
apparemment, ignorent ce point pourtant essentiel -, il importe de savoir que le texte dont
nous disposons aujourd’hui du Peri Archon, ou « Traité des Principes » (De Principiis),
ouvrage célèbre qui inspira les moines origénistes d’Égypte et de Palestine, et dont les
spéculations aboutiront, au IVe siècle, à l’œuvre d’Évagre le Pontique (345-399), a été
traduit en latin en 398 parRufin d’Aquiléée (v.345-v.411) qui, par souci « d’orthodoxie »,
supprima, corrigea, et parfois même modifia en lui ajoutant des développements personnels
de son invention, le texte original du « Traité des Principes ». C’est cependant ce texte,
selon la version falsifiée de Rufin, qui est le plus souvent connu et publié
(cf. Origène, Traité des Principes, par H. Crouzel et M. Simonetti, coll. Sources
chrétiennes, Ed. du Cerf, t., I, II, III & IV, 1978), alors qu’il est grandement inexact et
fortement sujet à caution, en ne témoignant absolument pas de la pensée véritable
d’Origène. On ne connaît donc les thèses effectives d’Origène, que par les fragments grecs
conservés par Épiphane, Justinien et les citations textuelles de saint Jérôme, fragments
que le philologue allemand, Paul Koetschau (1857-1939), a eu l’extrême pertinence
d’utiliser afin de rétablir, et enfin reconstituer pour lui restituer son sens initial, le texte
authentique d’Origène (cf. P. Koestschau, Origenes Werke, (Περὶ Ἀρχῶν) Fünfer Band :
De Principiis, GCS 22,Herausgegeben im Auftrag der Kirchenväter-Commission der
Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, Leipzig, 1913). C’est pourquoi la
version de Rufin, qui n’est d’ailleurs, de l’aveu même de ses éditeurs, qu’une « paraphrase
généralement exacte mais non une traduction (…) les fragments de Jérôme et Justinien
suppléent ce que Ruffin a omis… » (cf. «Traité des Principes », coll. Sources
chrétiennes, op. cit., t. I, p. 26), lorsqu’elle parvint à saint Jérôme, provoqua de sa part une
sainte colère, l’obligeant à dénoncer avec vigueur, dans sa Lettre à Rufin cette traduction
« infidèle », et, à la demande de saint Pammaque (+ 410), établira une version conforme
au texte original, qui eut pour effet d’horrifier Pammaque lorsqu’il en prit connaissance, lui
faisant « mettre sous clef » le livre, de sorte d’en empêcher la diffusion.
35
Louis-Claude de Saint-Martin, bien évidemment, n’était pas
ignorant des difficultés que représentait la thèse de Martinès au sujet de la préexistence
incorporelle d’Adam, précisément au regard des condamnations des siècles précédents
contre les positions d’Origène, et ne tenta pas de fuir le problème sachant pertinemment
que certaines affirmations de son premier maître, étaient en contradiction avec
l’enseignement de l’Église, c’est pourquoi, il décida d’aborder clairement le problème dans
un texte tardif, qu’il intitula « De la génération des âmes », publié dans son ouvrage « De
l’esprit des choses » (1800). La question que pose Saint-Martin, immédiatement, fait
directement référence au problème : « Les âmes sont-elles produites par Dieu à l'instant de
chaque corporisation humaine ? Ou bien ont-elles été produites toutes ensemble avec le
premier homme, et sont-elles dans un lieu de privation et d'attente, d'où elles viennent
s'emprisonner à chaque formation corporelle ? Ou enfin se reproduisent-elles les unes des
autres ? » Il rajoute : «Ce sont trois systèmes qui, chacun, ont leurs partisans. » La
conviction du Philosophe Inconnu n’a rien d’étonnante pour qui est familier de sa pensée :
« J'ai montré ailleurs combien il répugne de faire concourir l'acte divin avec l'acte charnel,
ce qui infirme beaucoup le premier système (…) Cette même différence peut servir à
attaquer le second système (…) Reste donc le troisième système (…) la génération du cercle
entier des chefs primitifs spirituels a dû être instantanée, parce qu'elle se faisait dans une
région où il n'y avait point de temps, et que cette génération ne devait point agir dans le
temps. » Et c’est cette troisième position, celle soutenant la préexistence des âmes (ou des
« esprits), que Saint-Martin approuve : « La génération du cercle entier des chefs primitifs
spirituels a dû être instantanée, parce qu'elle se faisait dans une région où il n'y avait point
de temps, et que cette génération ne devait point agir dans le temps. La génération du
cercle spirituel du premier homme ne se serait faite que successivement parce que le temps
était créé alors, et qu'elle devait opérer dans le temps. » Cependant, si cette génération
pour l’homme n’est plus entièrement spirituelle, mais « successive », liée à une humiliante
union charnelle, une « génération [qui] n'est plus qu'une image informe de celle des
miroirs éternels, spirituels et naturels », il n’en demeure pas moins que : « la véritable
génération à laquelle l'âme humaine est appelée aujourd'hui, est tellement sublime qu'il ne
serait peut-être pas à propos d'en parler encore. Néanmoins, disons en passant que l'âme
humaine n'est appelée à rien moins qu'àengendrer en elle son principe divin lui-même ;
car c'est une vérité qu'il n'y a pas un être qui ne soit chargé d'engendrer son père, comme
on peut s'en assurer par la réflexion. » (De l’esprit des choses, ou coup d’œil philosophique
sur la nature des êtres et sur l’objet de leur existence, ouvrage dans lequel on considère
l’homme comme étant le mot de toutes les énigmes, « De la génération des âmes », Paris,
Laran-Debrai-Fayolle, an VIII [1800], tome premier, pp. 264-267).
4. Lorsque Joseph de Maistre affirme, avec pertinence, dans son « Mémoire au Duc
de Brunswick »(1782) : « La vraie Maçonnerie, n'est que la science de l'homme par
excellence, c'est à dire la connaissance de son origine et de sa destinée», il est évident que
le fervent lecteur de Platon (v. – 427-v.-347), et d'Origène (v.185-v. 253), pense à la mise
en œuvre d'un travail de remontée vers le « Principe » débutant, préalablement, par une
36
approche exacte et fondée de ce qu’est l’homme, la finalité étant bien sûr « d'éclairer
l'homme sur sa nature, son origine et sa destination », ainsi qu’il le notera en 1814, en
conclusion de sa « Préface à l'Essai sur le principe générateur des constitutions
politiques » : « Il est temps de nous rappeler ce que nous sommes, et de faire remonter
toute science à sa source », (J. de Maistre, Préface de l'Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques, Vrin, 1992, p. 59).
5. J. Boehme, Mysterium Magnum, traduit pour la 1re fois en français, avec deux
études sur Jacob Boehme de N. Berdiaeef, Aubier, éditions Montaigne, 1945, 2.vol. (Nos
citations ultérieures du « Mysterium Magnum», proviendront de cette référence).
7. Origène, Commentaire sur Saint Jean, II, 94-96, Sources chrétiennes, 1966, pp.
269-271. Cette position d’Origène, sur laquelle il insista longuement dans ses écrits,
identifiant le « Mal » au « Non-être », pourrait faire du Père alexandrin, une source
relativement probante du dualisme médiéval, comme l’ont fort bien démontré plusieurs
auteurs. En effet, Jean Duvernoy (1917-2010), l’un des premiers, dans son étude fort
documentée sur le phénomène cathare (« La religion des cathares », Éditions E. Privat,
1976) - qui se plaçait d’ailleurs dans la continuité de la thèse de Hans Rudolf
Söderberg (1913-1988) : « La religion des cathares : étude sur le gnosticisme de la basse
antiquité et du moyen âge», Uppsala (Suède), Almqvist et Wiksell, 1949 -, souligna
combien les tenants du dualisme médiéval, étaient redevables aux conceptions origénistes
de nombreuses de leurs thèses : « Le catharisme apparaît relativement teinté de judéo-
christianisme, essentiellement origéniste (…) il suggère irrésistiblement le rapprochement
avec ces « moines origénistes » condamnés au tournant des IVe et Ve siècles, puis
officiellement encore, par Justinien en 553. » (Op.cit., Ch. III « La filiation typologique »,
p. 387). Plus haut, dans son étude, l’auteur soulignait : «L’assimilation de la matière et du
mal au néant est un lieu commun qu’Origène attribue d’abord à certains interprètes, puis
qu’il adopte, dans son Commentaire sur saint Jean (…) Le mal = amissio boni d’Augustin
n’en est pas loin. Mais c’est chez Origène que la formule, banale à l’époque hellénistique,
est liée à Jean 1, 3. » (Ibid., p. 366). Se livrant à un examen assez étendu de ce que devint
l’origénisme au cours des siècles, en particulier après la condamnation du VIe
siècle, Marcel Dando précisait : « Du temps d'Origène le christianisme était nouveau-né.
Le poids de la civilisation et de la philosophie grecques menaçaient de l’étouffer, le grand
Alexandrin — et c'est là où réside son génie — s'employa, non pas à rejeter l'hellénisme,
mais à en reconnaître la force et les grandes qualités, à greffer sur ce robuste sujet le jeune
rameau du christianisme, Il christianisa l'hellénisme. Origène ne fut pas compris, il fut
honni, anathémisé, déclaré hérétique (…) Pendant longtemps après 553, il ne semble avoir
été parlé d'Origène que pour l'accabler de reproches et le mettre en épingle comme
hérétique, responsable de toutes autres hérésies. » (M. Dando, De Origène aux
Cathares (suite), Cahiers d’Études Cathares, XXIXe année, Hiver 1978, IIe série n° 80, pp.
18-19). La conclusion que propose Marcel Dando de son étude, est assez pertinente : « Ce
37
qui, à notre sens, a le plus contribué à jeter un voile sur les activités des origénistes a été la
conspiration du silence à l’égard d’Origène. Si le docteur alexandrin a été invoqué et
mentionné maintes fois par les chercheurs modernes qui ont étudié l’iconoclasme byzantin,
Origène n’est jamais cité dans les textes grecs et même il a été condamné à diverses
occasions sans être nommé. (…) Nulle autre campagne de silence n’a jamais eu, et n’aura
jamais, un tel succès. Mais la pensée de l’alexandrin a percé (…) Il est frappant que
l’origénisme qui se retrouve dans le catharisme est à peu près le même qu’aux Ve et VIe
siècles. On peut en conclure que c’est le repli de l’origénisme sur lui-même… » (M.
Dando, De Origène aux Cathares (suite et fin), Cahiers d’Études Cathares, XXXe année,
Été 1979, IIe série n° 82, p. 20). Quant à Saint Augustin (+430), qui insistera comme on le
sait avec une certaine force, sur la « nihilisation » opérée dans la créature pécheresse sous
l’action du Mal, il reprendra l’identification d’Origène entre « Mal » et « Non-être », en
développant, à son tour, une argumentation développée qui eu un écho, à peu près
équivalent aux thèses origéniennes, au sein des courants du dualisme médiéval, qui fut une
expression relativement fidèle et radicale de l’augustinisme s’agissant de
l’ontologie. Comme l’a très bien perçu René Nelli (1906-1982) : « En ce qui concerne son
interprétationdu nihil, le Catharisme apparaît comme une hérésie issue indirectement de
l’Augustinisme.» (R. Nelli, La Philosophie du Catharisme, Payot, 1978, p. 66). « Il semble,
remarque René Nelli, que ce soit entre 1220 et 1230 – et peut-être seulement en Occitanie
(Languedoc et Comté de Foix) – qu’on ait interprété la nature du mauvais principe à la
lumière de la nihilisation que saint Augustin avait fait subir à la substance de l’archange
rebelle. Le Traité cathare de Bartholomé doit dater de 1218-1220 (c’est à cette date –
approximativement – que se répandent en Occident les Soliloques apocryphes). » (Op.cit.,
p. 64). On est donc, comme on le constate, dans la conception du dualisme médiéval inspiré
de l’augustinisme, lui-même influencé par Origène, dans une approche qui, à aucun
moment, ne postule une parfaite « égalité » entre les deux principes. Et cette position est
partagée aussi bien par les dualistes radicaux, ou « absolus », rattachés à l’Église de
Dezenzano (région du lac de Garde), qui soutenaient que les deux principes étaient
coéternels et qu’il y avait toujours eu le « Mal néant » qui s’était introduit dans le monde
Divin en corrompant les anges et les avait entraînés dans le monde matériel, que par
les dualistes dits « mitigés » de Concorezzo (Lombardie), pour qui seul le Bien avait
toujours existé, le principe du Mal étant, si l’on peut dire, « secondaire », et n’était survenu
qu’en conséquence de l’organisation de la matière par un ange déchu. Le dualisme consiste
donc, dans sa démarche spirituelle, à accéder à une « connaissance » de la coexistence des
deux principes opposés, afin de s’engager dans la voie de la « lumière » et du vrai Dieu,
instruit de la lutte permanente que se livrent l’Être et le Mal ; d’où le caractère de « dualité
absolue » de chaque aspect de la réalité, traversée par le bien, comme par le négatif.
Toute différente du dualisme médiéval, la thèse soutenant que le « Principe » est
constitué de « l'Être » et du « Non-Être », ou encore du Bien et du Mal, travaillé par une
dialectique interne représentant un fond obscur en Dieu, ce que rejettent les théologiens de
l’Église, qui critiquèrent d’ailleurs vigoureusement cette proposition
lorsque René Guénon (1886-1951), faisant siennes les thèses de Jacob Boehme (1575-
1624), et de bien d’autres théosophes, enexposa les termes : « Assimiler la possibilité à la
potentialité comme certains textes paraissent nous y autoriser, c’est introduire l’imparfait
et le changement au sein même du parfait et de l’immuable. (…).» (L. Méroz, René Guénon
ou la sagesse initiatique, Plon, 1962, pp. 161 ; 165-166). C’est ce qu’explique
parfaitement Georges Vallin (1921-1983), lorsqu’il soutient : « dans la perspective
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métaphysique et notamment chez Plotin et Shankara la transcendance du Principe qui est
visée par un double mouvement simultané de négation et d'intériorisation intégrales
s'effectuant sur le plan de la Connaissance repose sur le dépassement de l'Être en tant
qu'objet de l'ontologie et de la théologie positive (aussi bien rationnelle que "révélée") vers
le Sur-être ou le Non-Être, c'est-à-dire vers le Principe en tant que dépouillé de toute
qualité, de toute détermination, et auquel - ainsi que le notent fréquemment les védantins
non-dualistes et les néo-platoniciens - ne convient même pas le nom de Principe dans la
mesure où ce dernier implique une relation avec un terme autre que lui, c'est-à-dire une
multiplicité réelle, fût-elle tout intérieure et "transcendante". Sans doute, les théologies
traditionnelles ou classiques, qui sont unanimes à affirmer la Transcendance réelle du
Principe, c'est-à-dire son indépendance radicale à l'égard d'une manifestation dont
l'imperfection ne porte pas atteinte à son absolue plénitude et à sa perfection, insistent-
elles sur "l'unité" ou la "simplicité" divine. Mais la perspective métaphysique nous semble
les dépasser par la rigueur avec laquelle elle pose la simplicité de l'Absolu, et par les
conséquences qu'elle en tire.» (G. Vallin, Lumières du non-dualisme, Presses universitaires
de Nancy, 1987, p. 83). C’est pourquoi, on sera attentif au fait qu’en plaçant la
« Possibilité » au-dessus de l'Être, Guénon - sans-doute fort éloigné, pour diverses raisons,
d’une juste compréhension des fondements du christianisme, devant être regardé avec une
grande circonspection sur ses thèses relatives à la « Tradition primordiale » [pour un
examen des sérieuses difficultés que représentent les thèses de Guénon, relatives à la
« Tradition primordiale », dans leur rapport au christianisme, lire : « René Guénon et la
Tradition primordiale », Étude portant sur la conception guénonienne de
« Tradition primordiale » du point de vue de l’Écriture Sainte et de l’ésotérisme chrétien,
Éditions du Simorgh, 2012, ainsi qu’en complément, « René Guénon et le Rite Écossais
Rectifié », Éditions du Simorgh, 2007], mais qui n’en demeure pas moins un profond
métaphysicien -, fonde ainsi une théorie non-dualiste de l’au-delà de l'Être, en accordant
« l'infinité » à la seule « Possibilité » : « la Possibilité est en réalité identique à l'Infini.»
(R. Guénon, Les états multiples de l'être, Véga, 1980, p. 31). Si donc la « Possibilité » est
constituée de l'Être et du Non-Être, ou encore du Bien et du Mal, ce qui est assurément
inacceptable pour les docteurs et théologiens, nous sommes alors en présence, du point de
vue métaphysique, non d'un apparent dualisme, mais d’un « non-dualisme » doctrinal,
affirmant que le « Non-Être » est un élément, une partie du Principe, lui conférant, de
façon indubitable, une quasi substance malgré sa dimension de non-manifestation,
établissant, au cœur même de l'Absolu une part d'ombre et de négatif. Ainsi, la doctrine de
la non-dualité (adwaita-vâda), se révèle à nous sous un jour nouveau, en tant que
métaphysique de l’union du Bien et du Mal, de la réunion essentielle des antagonistes en
quoi consistera d’ailleurs l’ultime secret de la thèse guénonienne définie sous le nom de
« connaissance intégrale ». C’est pourquoi, toute la perspective doctrinale de Guénon,
dans sa finalité, se résume à une métaphysique de « l’Identité Suprême » considérée
comme le couronnement du dépassement de toutes les formes, car située dans un ultime
« inaccessible » et « ineffable ». À ce titre, la quête ésotérique en mode théosophique, en
aucun cas, ne peut être assimilée à un processus de « déification », de théosis ou
« d’accomplissement de l’être », tel qu’il se dessine en climat théologique par exemple
chez les Pères grecs de l’Église, pour la simple raison que l’objectif visé n’est pas un retour
dans le « sein de Dieu », mais une réunion au « Principe », ce qui est très différent, Dieu
n’étant, sauf dans son aspect non-qualifié où, là, il cesse « essentiellement » de se situer
dans l’être ou le non-être et finalement n’est strictement plus « rien » du point de vue
39
humain, qu’une détermination relative propre à la Manifestation qui caractérise le
« Principe » sous une forme particulière, c’est-à-dire parfaitement limitée. La conséquence
d'une telle position, c'est que la doctrine de Guénon rejoint de manière assez évidente les
théories et positions de l'idéalisme ontologique, expliquant que le Mal se trouve être le
produit d’une simple « erreur de perception », uni et lié intrinsèquement avec le Bien
constituant l’un et l’autre « l’Unité ». Au IVe siècle de notre ère, en Inde – avant que cette
thèse ne devienne celle l'évêque George Berkeley(1685-1753) et du courant de
l’immatérialisme philosophique, qui affirmera que notre conscience confère, par erreur, une
indépendance objective à la réalité, qui n'est au fond que le pur produit de notre pensée, soit
de « l'irréalité formelle » - deux maîtres principaux de l'idéalisme (vijnânavâda), que l'on
désigne également sous le nom d'école Yogâcara, c’est-à-dire Vasubandhu et Asanga,
soutinrent l'inexistence du monde extérieur, expliquant que celui-ci n'était que le fruit de
constructions mentales erronées qui nous font prendre pour concret ce qui n'est qu'une
conséquence de l'activité de la pensée. Il s’ensuit que nous vivons au sein d'un système
abstrait de représentation (vinapati), un mirage intellectuel trompeur, alors même que tout
n'existe, si l'on peut dire puisque nous sommes absolument immergés dans un monde
fantomatique totalement déréalisé et idéalisé, que dans la pensée. Le monde extérieur que
nous affirmons être vrai, n'est donc « que de l'esprit ». (Pour un exposé détaillé du sujet, on
se reportera à l’étude publiée sous le titre : « Tout est conscience », Albin Michel, 2010).
On est ici, comme on le voit, dans une tonalité théologique, qui ne manque pas
d’une austère sublimité d’anéantissement, que les XVIe et XVIIe siècles portèrent à son
sommet mystique, mais qui demeure assez loin du drame métaphysique intérieur que vit
« l’Abîme obscur », le « Sans-fond » de Boehme, cherchant à atteindre la « présence »,
parce que travaillé par un désir intérieur qui le crucifie, en attente de son « Verbe »,
contraint de devoir passer par une négation, afin de « néantiser » sa propre tendance au
« Rien », faisant de cette situation le cadre de l’universelle révélation de la
Divinité. Alexis Klimov(1937-2006), avec pertinence, releva donc sur ce point la parfaite
et cohérente identité de la pensée de Guénon avec celle de Jacob Boehme, qui, dans
son Mysterium Magnum, insista sur le surgissement du Verbe à partir du Néant éternel :
« La révélation du Néant est celle du principe de la manifestation universelle qui, comme
l'a par ailleurs montré René Guénon, "tout en étant un, et étant même l'unité en
soi", contient la multiplicité..» (A. Klimov, Le Philosophe teutonique ou l'esprit
d'aventure », in J. Boehme, Confessions, Fayard, 1973, p. XXII). Ainsi, la perspective
métaphysique « non-dualiste » que rappelle Guénon, dans la continuité des grands courants
spirituels indien, néoplatonicien, et de la théosophie, est donc celle de la « Possibilité »,
absolument « non-qualifiée » qui, dans sa Totale Infinité comprend : « à la fois l’Être (ou
les possibilités de manifestation) et le Non-Être (ou les possibilités de non-manifestation),
et le principe de l’un et de l’autre, donc au-delà de tous les deux....» (R. Guénon, L'Homme
et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI, Éditions Traditionnelles, 1981, pp. 178-179).
Pour un exposé étendu et approfondie de la pensée métaphysique de René Guénon, on
invitera le lecteur à se reporter à notre étude : « La Métaphysique de René Guénon », Le
Mercure Dauphinois, 2004.
8. Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, trad. Gérard Pfister,
Préface de Marie-Anne Vannier, Arfuyen, 2004, pp. 45-46.
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9. Maître Eckhart, Predigt 2, trad. A. de Libera ; Maître Eckhart, Traités et sermons,
Garnier-Flammarion, 1993, p. 236.
16. Angelus Silesius, Pèlerin chérubinique, Troisième livre, § 113, op.cit., p. 175.
17. « L’âme qui connaît ne fait plus qu’un avec l’objet connu, sa contemplation
reste en elle-même, et elle-même devient parfaitement silencieuse. » (Plotin, Ennéades III,
8, 6). Plotin (204-270) poursuit « Le sage doit s’efforcer d’échapper à la séduction
magique que les choses sensibles exercent sur son âme, et se faire impassible. La
contemplation délivre le sage du sortilège. En se recueillant, pour contempler, l’âme se
sépare de la réalité sensible, comme l’âme universelle, dont elle doit imiter l’harmonie, se
détourne des choses d’ici-bas.» (Ibid., IV, 4, 43 ; IV, 3, 12).
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