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DU MÊME AUTEUR :

Neuf heures trente

Dix heures quarante

Le fil de l’Indienne

Le khan verrouillé

Moussiou Toumanians

La maison de poupée

Clark quelque chose

Onze heures vingt

Massoud l’électricien

Midi trente

Quinze heures

Seize heures dix

Dix-sept heures dix-huit

Dix-neuf heures
Et c’était fini

Mme Ilkhan

Retrait du voile

Arriva l’automne

La prophétie de Kohan Banou

L’accordéon

Dix-neuf heures trente

Les Mazandaranis

Sa cerisaie

Vends tes terres

Vingt et une heures trente

Le frère Massoud

Confrontation constante avec le régime oppresseur

La chute du voltage

Au nom de Dieu, celui qui punit les oppresseurs

Monsieur V. ?

Studio, vue dégagée, cour arborée, refait neuf

Eins, zwei, drei

Créature de Dieu

Irréparable perte
Maintenant il faut courir
© 2010, éditions Jean-Claude Lattès.
(Première édition avril 2010)
978-2-709-63494-6
DU MÊME AUTEUR :

Mani, le Bouddha de Lumière, Catéchisme manichéen chinois, Sources


gnostiques et manichéennes, t. 3, Paris, Cerf, 1990.
Les Porteurs de lumière, Péripéties de l’Église chrétienne de Perse III - e

VII siècle, Paris, Plon, 1993.


e

MOWLANA, Le livre de Chams de Tabriz, Cent poèmes, traduit du persan et


annoté par Mahin Tajadod, Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière ;
introduction de Mahin Tajadod, Connaissance de l’Orient, Paris, Gallimard,
1993.
Le dernier album des miracles, Chronique d’une famille persane, Paris,
Plon, 1995.
À l’est du Christ, Vie et mort des chrétiens dans la Chine des Tang VII -
e

IX siècle, Paris, Plon, 2000.


e

Roumi le brûlé, Paris, Lattès, 2004.


ROUMI, Amour, ta blessure dans mes veines, traduit du persan par Mahin
Tajadod, Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière ; introduction de Jean-Claude
Carrière, Calligraphiés par L. Metoui, Paris, Lattès, 2004.
Sur les pas de Rûmi, Nahal Tajadod, Federica Matta, Paris, Albin Michel,
2006.
Les Chants d’amour de Rûmi, Nahal Tajadod, Jean-Claude Carrière, Kudsi
Erguner, Pierre Rigopoulos, Paris, Gallimard, CD à voix haute, 2006.
Passeport à l’iranienne, Paris, Lattès, 2007.
www.editions-jclattes.fr
Je n’ai jamais désiré

Devenir une étoile dans le mirage du ciel

Ou, comme l’âme des élus,

Le compagnon silencieux des anges.

Je n’ai jamais été séparée de la terre

Jamais intime avec le ciel.

Je suis debout sur la terre

Avec mon corps qui, pareil à une plante,

Pour vivre,

Aspire le vent, le soleil et l’eau.

Enceinte de désirs,

Enceinte de douleurs,

Je suis debout sur la terre,

Pour que les étoiles me vénèrent,

Pour que les brises me caressent.


Forough Farrokhzad (1935-1967)

L’homme qui, en ce mois d’avril 1976, vient de s’asseoir dans le bureau du


président de la Télévision nationale iranienne est un politicien francophone,
auteur d’une biographie de Victor Hugo. Il s’appelle Monsieur V., a représenté
plusieurs fois l’Iran dans des discussions bilatérales et rencontré
personnellement, à ce titre, le général de Gaulle, en France, en 1960. De ce
voyage, il a rapporté une des premières montres-bracelets électroniques, une
Citroën DS couleur cerise, les œuvres complètes de François Mauriac – qu’il
comptait traduire en persan – et deux obsessions : celle du nouveau franc qui,
selon lui, devrait servir d’exemple à toutes les nations modernes, et celle de la
taille du général. « Il avoisinait les deux mètres ! » aimait rappeler Monsieur
V. alors que lui-même atteignait difficilement le mètre soixante, et qu’il en
souffrait.
Monsieur V. s’est rendu plusieurs fois en Inde. Il répète à qui veut
l’entendre qu’il préfère Nehru à Gandhi, le moderniste au traditionaliste,
l’athée au religieux.
Il vient de publier une récente biographie de Victor Hugo en persan. Le
livre, placé officiellement en tête des ventes, permet enfin aux lecteurs
iraniens de disserter sur le grand auteur – « et homme politique », précise
chaque fois l’auteur –, sans en avoir lu une seule ligne.
Les mauvaises langues, les francophones surtout, murmurent que la
biographie de Victor Hugo rédigée par Monsieur V. n’est que la simple
traduction, à peine déguisée, d’un ouvrage français, agrémentée de quelques
citations de Hafez, de Khayyam et de Roumi, rajoutées de la main du vieux
dandy.
Reçu, en grande pompe, « ce n’est pas tous les jours qu’une telle notoriété
se déplace dans les locaux de la Télévision », par le président en personne,
Monsieur V. lui offre un exemplaire dédicacé de son ouvrage. Le président est
un jeune homme d’une trentaine d’années, respecté de tous ses employés. On
peut le surprendre perché sur des échelles en train de donner un coup de main
à son personnel, même aux éclairagistes et aux preneurs de son. Il est réputé
pour avoir subventionné des films d’art, encouragé le théâtre expérimental,
créé des festivals, ouvert des centres culturels, relancé l’artisanat,
subventionné des artistes marginaux. Un homme rare.
Il ouvre le livre et lit la dédicace, écrite en français et à l’encre bleue, en
caractères bien lisibles :
« On pourvoit à l’éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait
très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques ;
quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire dans le monde moral et
qu’il faut allumer des flambeaux dans les esprits ? »
VH

À vous, qui essayez d’allumer des flambeaux dans les esprits.


V

Le président se dit très honoré par ces marques d’attention. Sans détour,
sans tarof, Monsieur V. lui dit alors qu’il tient absolument à ce qu’une série de
télévision, très docu mentée, soit tirée de son livre. En caressant le nœud
Ascot de son foulard en soie, il ajoute que le Paris romantique du XIX siècle, e

sauvagement détruit par Haussmann, devra revoir le jour dans les studios de la
télévision iranienne. Et cela tout en frappant le parquet en noyer de plusieurs
coups de canne comme pour souligner l’exigence de ses paroles.
Tout en dirigeant ses yeux vers le sol, vers le point de contact entre la canne
et le parquet en noyer, le président de la Télévision nationale est saisi, au
passage, par le rouge des chaussettes de Monsieur V. et par ses chaussures
faites d’une seule pièce de cuir. « Du sur-mesure, à coup sûr », pense-t-il. Il
relève les yeux et rassure son interlocuteur :
– J’ai l’homme de la situation. C’est Fereydoun Sardari, francophone,
diplômé de l’Idhec…
– Savez-vous que j’ai assisté en 1943 à l’inauguration de l’Idhec ? demande
abruptement Monsieur V., avant d’ajouter mais en articulant mot par mot :
« Institut des hautes études cinématogtraphiques. »
Le président s’en réjouit.
– Excellence, Fereydoun Sardari est non seulement diplômé de l’Idhec mais
il est aussi l’heureux réalisateur d’une série qui a récemment battu tous les
records d’audience.
Pour avoir, à diverses reprises, présenté le film, le président en connaît le
résumé par cœur :
– La série montrait la résistance armée des nationalistes du sud de l’Iran, au
début de la Première Guerre mondiale, contre les Anglais.
Et il n’a pas tort. Le succès de la série fut tel qu’en un an, au grand bonheur
de la direction, le feuilleton dut être diffusé à deux reprises.
Une fois par semaine, à vingt heures trente très précisément, les pères de
famille, tous dignes propriétaires de la voiture nationale, la Peykan, une
cigarette aux lèvres, tournaient le bouton de réglage des chaînes de 1 à 2 – il y
en avait trois en tout – et se demandaient, pendant tout le film, en croquant des
cornichons et en vidant de petits verres de vodka : « Comment cette série qui
dénonce l’ingérence des étrangers dans la politique iranienne a-t-elle pu
échapper au contrôle de la Savak ? »
Il aurait suffi aux officiers des services secrets de remplacer les Anglais du
début du siècle par les Américains des années soixante-dix pour que la série
ne fût jamais diffusée, pour que les bobines du film soient définitivement
rangées au triple fin fond des archives de la Télévision nationale iranienne ou
dans les sous-sols obscurs de la police secrète, de la Savak. Mais le lien ne
s’était pas fait. La série ne fut pas détectée par la censure et elle connut un
succès prodigieux auprès des téléspectateurs. Immédiatement, ils identifièrent
le combat contre les Anglais à leur propre sentiment antiaméricain. Lors de la
diffusion de la série, même les étudiants gauchistes des universités Téhéran et
Aryamehr, ceux qui d’ordinaire boycottaient systématiquement tous les
programmes de la télé officielle, la seule qui existât, envahissaient
massivement les dortoirs où scintillait un poste et regardaient, silencieux,
attentifs.
Blottis dans des fauteuils à oreilles, les vieux, de leur côté, ceux qui
attribuaient aux Anglais tous les maux de la terre et notamment ceux de l’Iran,
approuvaient de la tête – faisant chanceler d’un côté à l’autre leur double
menton –, ou d’un frappement de canne, ou des deux mouvements à la fois,
chaque parole forte des héros.
Leurs petites-filles, vêtues de tee-shirts achetés en Europe, pour la plupart à
l’effigie de Che Guevara – les commerces iraniens se voyaient privés de toute
marchandise considérée comme « révolutionnaire » –, fondaient en larmes
chaque fois que tombait, dans une bataille, un beau nationaliste iranien. Une
d’elles, la fille d’une amie très chère, trop chère, du cinéaste, obligea même sa
mère à se rendre dans le sud, dans le village natal du chef de la résistance,
celui-là même qui avait failli chasser les Anglais des palmeraies de ses
ancêtres, arbres qu’il considérait, selon le hadis du Prophète, comme « ses
propres tantes ».
Assises par terre devant le poste, les servantes, à la diction pourtant
douteuse, riaient aux éclats en écoutant l’accent des fonctionnaires anglais qui
se débattaient avec le persan.
Tandis que les cendriers se remplissaient et que se vidaient les bouteilles,
les maîtresses de maison, tout en limant obstinément leurs ongles, soupiraient
sans réserve face à la beauté des protagonistes, rebelles trentenaires aux yeux
noirs en amande, aux sourcils noblement arqués, à la barbe sombre.
Un vrai succès. Monsieur V. n’en demande pas plus.
– Si votre homme réussit à dégager l’âme de mon livre, je vous garantis que
mes amis de la télévision française pourront se montrer intéressés par cette
adaptation. Je vous le garantis.
Il se lève. Le président quitte son bureau pour l’accompagner – honneur
rare – jusqu’au rez-de-chaussée. Là, au moment des adieux, au moment où il
lui tend la main, l’homme aux belles chaussettes rouges se hausse, pour se
grandir quelque peu, sur la pointe de ses petits pieds.
Quelques heures après le départ du célèbre écrivain – et homme politique –,
le président convoque le réalisateur à succès pour l’informer de ce nouveau
projet. Comme les héros de son film, le réalisateur a la trentaine passée et
porte une barbe fournie. Ses cheveux sont longs et bouclés.
Le président l’embrasse et lui dit aussitôt :
– Une série, tirée de la biographie de Victor Hugo, écrite par Monsieur V.,
ne se fera jamais, évidemment. J’en suis à peu près certain. Le projet n’a
aucune chance. Je vous demande pourtant de vous rendre chez lui, juste par
correction, pour ne pas le froisser.
Il prend un livre posé sur son bureau et le tend au réalisateur.
– La voici, la fameuse biographie. Vous l’avez lue ?
Fereydoun Sardari saisit le livre, examine rapidement la couverture – une
photo en pleine page de Victor Hugo par le très célèbre Nadar, l’index sur le
front, la barbe et les cheveux blancs – et relève le menton, en signe de
négation.
Non, il n’a pas lu le livre.
– C’est mon exemplaire personnel, récemment dédicacé, je vous le prête
mais prenez-en soin.
Fereydoun Sardari retourne le volume et découvre sur la quatrième de
couverture une autre photo, celle de l’auteur lui-même, dans un format plus
petit, certes, mais dans une pose comparable : l’index sur le front, une bague à
l’annulaire. Dans la marge se lit le nom du photographe : Nader.
Fereydoun Sardari mordille quelques poils de sa barbe et se demande si
Monsieur V. a délibérément choisi, comme photographe, un homme
prénommé Nader. Puis il ouvre au hasard une page et tombe sur une image de
l’Hôtel de Rohan-Guéménée, place des Vosges à Paris. La légende dit :
Appartement des bonheurs et des malheurs, appartement du drame, celui
de la disparition de sa fille Léopoldine, âgée de dix-neuf ans, mais aussi
appartement de toutes les gloires, de l’Académie, de la pairie de France, de
la députation.
En parcourant ces lignes, Fereydoun Sardari pense à la contrainte qu’il
s’imposait lorsque, plus jeune, étudiant à Paris, il prenait à cœur de faire
visiter à ses parents, à des amis et à des parents d’amis, tous venus d’Iran, la
maison de Victor Hugo, place des Vosges, par des après-midi de dimanche
froids et humides. Il serrait avec soin le cache-col de son père, donnait son
bras à sa mère et expliquait, tout en montant le long de l’escalier, que
Lamartine, Mérimée et Alexandre Dumas en personne avaient gravi les
mêmes marches, glorieusement usées sous leurs pieds. Ensuite, dans le bureau
du maître, il ajoutait avec la solennité nécessaire que là s’était écrite une
grande partie des Misérables. Il veillait à ne pas mentionner Lucrèce Borgia,
Ruy Blas et Les Chants du crépuscule, œuvres que son père et sa mère
ignoraient. Après quoi il accélérait le pas et conduisait ses parents, ses amis ou
les parents de ses amis, au premier café à droite sous les arcades pour leur
offrir, d’une manière assez expéditive, un chocolat chaud et une tarte tatin.
Aussitôt après les dernières gorgées, ou bouchées, il déguerpissait pour
rejoindre une amie allemande, encore endormie, dans la pénombre d’une
chambre de bonne, sous une couette déjà froissée par la nuit.
Le président lui dit encore, avant de décrocher le téléphone :
– Oui, je me disais que pour ne pas le blesser ça serait bien de lui rendre
visite. Vous n’avez rien contre ?
Fereydoun Sardari gratte sa barbe et remonte une nouvelle fois son menton,
en signe de négation. Il n’a, en effet, aucune objection à se rendre chez le
vieux francophone.
Sans avoir recours à sa secrétaire, ni à son agenda, le président compose de
mémoire un numéro.
– Son numéro, dit-il avec un rien de malice, est un des plus faciles à retenir.
Si je vous le donne, vous ne l’oublierez plus jamais. Il vous accompagnera
pour le restant de votre vie, vous verrez.
Le réalisateur veut protester. Il ne tient pas à retenir, comme la table de
multiplication et pour le restant de sa vie, le numéro de l’auteur d’une pseudo-
biographie de Victor Hugo. Trop tard. Lorsqu’il remonte de nouveau le
menton en signe de refus, il entend :
– 881188.
En énonçant une seule fois ces six chiffres, le président vient en effet de
graver, à jamais, le numéro de téléphone de Monsieur V. dans les neurones de
Fereydoun Sardari, lui transmettant ainsi un fardeau de mémoire. Le président
n’est plus seul. Ils sont deux, désormais, quoi qu’il arrive dans l’avenir, à se
souvenir de la combinaison inutile. Des années plus tard, Fereydoun
continuera à associer son président, alors exilé en Amérique, Monsieur V.,
décédé en France, et Victor Hugo, célébré en tout lieu, à une série de chiffres
ineffaçable : 881188.
Après avoir présenté, au téléphone, les salutations d’usage à Monsieur V. et
souligné l’intérêt qu’il manifeste personnellement à la diffusion de la culture
française en Iran, « et quel porte-drapeau plus noble, plus universel que Victor
Hugo ? », le président lui demande d’accorder un rendez-vous au grand
réalisateur, « l’honneur de notre Télévision ».
Fereydoun Sardari se gratte de nouveau la barbe.
– Demain matin à dix heures ? demande le président à « l’honneur de notre
Télévision », en se tournant vers lui.
– Demain matin à dix heures, répète l’heureux réalisateur, qui a pour
habitude de parler les dents presque serrées.
Puis il demande au président, avant que celui-ci ne raccroche, de
transmettre à Monsieur V. toute la gratitude qu’il ressent à la simple idée
d’être reçu par une personnalité aussi éminente.
– Notre ami vous transmet toute sa gratitude, redit mot pour mot le
président quand il est interrompu par une salve de Monsieur V., lequel décrète,
haut et fort, qu’il faut en finir une fois pour toutes avec ces manières
cérémonieuses qui n’ont pour effet que de ralentir toute démarche,
d’appesantir tout travail créateur. Ils doivent se considérer, lui l’écrivain connu
et « l’honneur de notre télévision », comme deux simples collègues à peine
séparés par une fragile différence d’âge.
Toujours par souci de courtoisie, le président de la chaîne ne mentionne pas
que son employé pourrait avoir l’âge du petit-fils de Monsieur V., et prononce,
avant de raccrocher, les interminables formules de politesse :
– Que votre ombre continue à s’étendre sur nous. M. Sardari se rendra chez
Votre Excellence demain matin à dix heures pile.
Fereydoun Sardari retire de sa poche un petit agenda, le débarrasse du reste
d’un joint et s’apprête à y noter l’adresse de son nouveau collègue. Mais le
président, de la main, lui fait signe de tout ranger :
– L’adresse est aussi simple que le numéro de téléphone.
Le réalisateur pense immédiatement aux chiffres 881188.
– Monsieur V. habite dans une rue qui porte son nom.
– À quel numéro ?
– Dans la rue V., il n’y a qu’une seule maison.
Subitement, Fereydoun Sardari regrette d’être célibataire. Avoir comme
collaborateur une personne qui a donné son nom à sa rue : imagine-t-on plus
agréable revanche sur une belle-mère à prétentions mondaines ?
Le lendemain, il se réveille assez tard et ouvre la radio. Une voix féminine
annonce, sur un ton résolu, les nouvelles de neuf heures. Il ne prend pas de
douche, « pas le temps », enfile, rapidement, des jeans, un polo bleu marine et
un gilet en cuir. Il traverse le jardin. Là, en marchant sur le gravillon, il est
troublé par le bruit de ses pas. Quelque chose ne va pas. Il est en retard, ça il
le sait, il est toujours en retard, mais ce bruit de pas qui le gêne est comme une
alarme. Il s’arrête et réfléchit. Il doit se rendre chez Monsieur V., il est en
retard… Ah, ça lui revient. Il remonte en toute hâte à son appartement et
cherche à trouver la biographie de Victor Hugo, la raison même de sa visite.
Après l’avoir repérée sur sur une pile de livres, il la prend et retraverse le
jardin, sans prêter attention, cette fois, au bruit du gravillon sous ses pas. Il
monte dans sa Land Rover et pose, à côté d’un Leica, la biographie de Victor
Hugo rédigée par Monsieur V.
Neuf heures trente
Parvenu au milieu du chemin, place Tadjrish, il se dit que sa belle-mère
prétentieuse – si jamais il s’était marié – lui aurait suggéré de ne pas se rendre
les mains vides, pour la première fois, chez un individu qui avait donné son
nom à sa rue et dont le numéro de téléphone, grâce sans doute à l’intervention
du ministre des Télécommunications en personne, restera à jamais
inoubliable.
Il fait donc un détour par la pâtisserie danoise de Téhéran pour acheter le
gâteau, composé de pâtes feuilletées moelleuses, que l’on sert dans la bonne
société des quartiers nord de la capitale. Il se place silencieusement derrière
deux dames qui attendent leur tour. La première appartient à la catégorie des
femmes minuscules. Fereydoun les appelle des transistors. De dos, en
pantalon, une femme transistor pourrait être prise pour un adolescent de
quatorze ans. Il se trouve cependant que celle de la pâtisserie porte un tailleur
griffé, serré à la taille, des talons démesurés, des cheveux dégradés,
permanentés et décolorés. Son parfum fait concurrence aux odeurs de
chocolat, de beurre et d’amandes qui émanent de la cuisine. Elle n’est
définitivement pas un adolescent, mais une femme mûre. Plus grande, moins
parfumée et moins décolorée, son amie porte un imperméable dont la ceinture
n’est même pas fermée.
Leur conversation ne peut échapper à l’heureux réalisateur :
– Le mois dernier, à Lucca, je dînais dans la propriété des Rossi. Tu les
connais, ceux qui possèdent la moitié de toute l’industrie milanaise. À table, à
ma droite, il y avait un collectionneur texan. Quand je lui ai dit que j’étais
iranienne, il a demandé : Irakian ?
– No, I’m from Persia, Cyrus, Persepolis ! Rien à faire. Il me voyait en
Irakienne. J’ai abandonné, j’ai continué à bavarder avec mon voisin de
gauche. À un moment donné, comme tout le monde parlait de nourriture, le
Texan s’est tourné vers moi et m’a demandé : What’s your national food,
couscous ? Et moi je lui ai répondu : No, Caviar !
La femme à l’imperméable pouffe de rire. Elle éternue et tire de la poche de
son manteau, qui n’est même pas fermé, un tube de Vicks. L’odeur
d’eucalyptus se mêle au parfum de la femme-transistor et aux effluves de la
pâtisserie.
– Excuse-moi, c’est la pollution, dit-elle.
La queue n’avance pas. Fereydoun allume une cigarette. Sans se retourner,
la femme-transistor, gênée, secoue sa main dans tous les sens. Mais cela n’a
pas l’air de gêner Fereydoun.
La femme demande à son amie importunée :
– Qu’est-ce que tu fais pour te soigner ?
– Rien. Des inhalations par-ci, par-là.
– Je vais te dire, moi. Il te faut quitter Téhéran au moins une fois par mois.
Si tu en as marre d’aller en Europe, va dans le sud, à Kish. Téhéran, c’est
devenu impossible. Moi, si je reste ici deux mois de suite, je meurs.
Fereydoun a envie de l’interroger sur sa destination favorite. Mais elle
change déjà de sujet. Elle raconte en dénouant sa chevelure :
– La dernière fois que je me suis fait couper les cheveux par Shahin, elle a
mis un pied d’un côté, un pied de l’autre et elle a chié sur ma tête. Comme je
te le dis. J’ai prévenu Behrouz : la prochaine fois, c’est Paris ou rien !
– Alors ?
– Tu connais Behrouz, il ne sait pas me dire non. Le week-end prochain, je
vais à Paris me faire couper les cheveux par Alexandre.
Et elle ajoute :
– Alexandre lui-même.
La femme à l’imperméable éternue et crache discrètement dans un
mouchoir.
– Non mais écoute, reprend l’autre, tu ne peux pas continuer comme ça ! Va
à Kish ! Je te promets qu’au retour de Paris, je prendrai le Concorde, Paris-
Kish. Nous passerons alors deux journées entières à jouer au golf. Qu’est-ce
que tu en dis ?
L’autre avale une partie de son crachat et approuve de la tête.
Leur tour arrive. Celle qui n’est pas encore sûre de passer le week-end
prochain à Kish, cette île iranienne du golfe Persique, qui plus tard, par suite
de la révolution islamique, s’éteindra et verra surgir Dubaï en face d’elle,
demande en toussant deux shirini danmarki, tandis que l’autre, luttant contre
la fumée de la cigarette de Fereydoun, attend qu’on lui apporte sa commande.
Un peu embarrassé, Fereydoun, le seul homme parmi les clients, écrase sa
cigarette par terre, sous le regard désapprobateur de la femme enrhumée,
demande lui aussi un shirini danmarki et s’approche de la caisse. Les deux
amies se trouvent toujours devant lui. La première dit alors à l’autre :
–Tu me rendrais un service inouï si tu me laissais régler tes deux shirini. Tu
ne peux pas imaginer comme c’est pénible de m’encombrer chaque jour de
pièces de monnaie et de petits billets froissés. Avant de venir ici, j’ai vidé mon
porte-monnaie, je n’en pouvais plus, j’ai tout donné à mon chauffeur.
– Quinze toman pour les deux shirini, annonce le caissier.
La touriste capillaire, celle qui ne consomme que du caviar et se fait coiffer
par Alexandre en personne, écarte énergiquement sa camarade et s’écrie :
– Laisse-moi payer, je te dis ! C’est quoi, quinze toman ? Je viens de me
débarrasser de quelque chose comme mille ou deux mille toman.
L’autre résiste, éternue et tousse. Le caissier attend. Fereydoun regarde
l’horloge suspendue au mur. Dans un quart d’heure, il doit se trouver chez
Monsieur V.
– Madame, dit-il en glissant sa voix dans l’oreille de la plus bavarde,
voulez-vous payer aussi mon shirini ? Si cela peut vous soulager…
Les deux femmes se retournent, jettent un coup d’œil à l’intrus. Il n’est pas
pour leur déplaire, ce barbu. La femme-transistor croit même le reconnaître.
– Vous ne seriez pas le très successfull Fereydoun Sardari ? J’ai vu votre
photo la semaine dernière dans le journal quand je prenais l’avion pour
Londres.
Puis, sans attendre la réponse du réalisateur, elle explique à son amie
enrhumée :
– C’est à cause de lui que ma dernière soirée a été complètement ratée. Les
invités, à peine arrivés, se sont regroupés dans la pièce de la télé, celle du
haut, et n’ont fait que regarder la série de Monsieur.
– Quatre cent douze toman pour les deux shirini et la commande de
Mme Miri, annonce alors le caissier.
Sans lui répondre, la femme se tourne vers Fereydoun et lui dit :
– Pour moi la résistance du sud de l’Iran, pendant la Première Guerre
mondiale…, c’est bien ça non ?
Fereydoun gratte sa barbe et hoche la tête.
– … contre la mainmise des Anglais, c’est impénétrable, tellement loin de
mes préoccupations ! Si vous saviez ! En revanche, ce garçon qui joue le rôle
principal, ah pour lui, je suis toute prête à organiser une soirée, mais alors là,
tout de suite, pas le jour de la diffusion de votre série, bien sûr, j’ai retenu la
leçon, et cette fois, vous devez être des nôtres, dit-elle en le menaçant de son
index manucuré.
– Je n’y manquerai pas.
– Il faut non seulement m’emmener votre héros mais aussi son bras
droit. Voyons, comment il s’appelle dans la série ?
– Khalou Hosseyn.
– Vous savez, cette scène où ils brandissent leurs armes contre le général
anglais et l’interpellent de toutes leurs forces, ah, cette scène m’a désarmée, ça
m’a fait fondre – elle joint ses mains sur son cœur. Vous les emmènerez aussi,
n’est-ce pas ? S’il vous plaît !
– C’est comme si c’était fait.
Il désigne le caissier et ajoute :
– Je pense que Monsieur attend votre paiement.
La femme-transistor cherche son portefeuille dans un sac Kelly ouvert.
Fereydoun n’a jamais su pourquoi tous les sacs Hermès, y compris ceux de la
maman de sa petite amie française, devaient rester ouverts en permanence.
Une brochure glisse du sac et tombe par terre. Fereydoun se penche et le
ramasse. Le texte est en français. Il y jette un coup d’œil : Les appartements
du Front de Seine répondent à vos exigences de beauté, de modernité et de
commodité. La femme récupère le prospectus en remerciant Fereydoun, le
déplie et montre à son amie la photo d’une tour sur les rives de la Seine, à
Paris.
– Ah, j’ai complètement oublié de te dire que ce matin, en prenant mon
petit-déjeuner au Hilton, je me suis laissé entraîner dans un achat immobilier.
Il y avait là des agents qui vendaient sur plan des appartements à Paris, et j’ai
craqué. J’ai appelé Behrouz, tu le connais, il ne me refuse jamais rien.
Fereydoun brûle d’envie de demander : « Alors ? »
– Alors j’en ai réservé deux petits, un pour Mithra et un pour Anahita, avec
vue sur la Seine, bien sûr. Comme ça, lorsqu’elles iront à Paris pour leurs
études, la question de leur logement sera réglée.
Elle place la brochure dans son sac, continue de fouiller et en retire
finalement un portefeuille en crocodile, où elle prend cinq billets de cent
toman, tout neufs, sans aucun pli. Le caissier rend une poignée de petite
monnaie, l’accablant ainsi d’un surcroît de pièces et de billets salis par trop de
circulation. Elle ouvre sa main et recueille cet argent en soupirant, comme une
souillure, avec le secret espoir de s’en débarrasser le plus vite possible. Son
amie récupère ses deux shirini et jette le tube de Vicks dans son sac. Un
employé arrive, chargé de deux gros emballages en carton, la commande de
Mme Miri. Le caissier rajoute deux sucettes roses et interpelle sa cliente :
– Madame Miri ! Madame Miri ! Voici, deux sucettes pour les « mesdames-
filles » Mithra et Anahita.
Puis il s’adresse à Fereydoun :
– Sept toman et demi.
Fereydoun prend dans la poche de son gilet quelques pièces et, à voix
haute, il les compte une à une.
Avant de sortir, la femme-transistor lui dit :
– Je ne vous ai même pas demandé votre numéro de téléphone.
Avec beaucoup d’assurance, Fereydoun lance :
– 881188.
Elles sortent de la pâtisserie, suivies du commis. La femme-transistor se
répète à voix haute le numéro. Devant la vitrine, une fille de huit ans, foulard
troué et morve tombant sur les lèvres, tend une main charbonneuse et vend des
chewing-gums Khorous Neshan pour moins d’un toman.

Cinq minutes plus tard, Fereydoun se retrouve dans la pharmacie du docteur


Pirasteh. Celui-ci, en blouse blanche, des lunettes accrochées au cou, les
cheveux gris, consulte un gros livre. Au-dessus de sa tête se déploient ses
diplômes universitaires, rédigés en français, et plus haut encore les portraits
du roi et de la reine, ceux qu’on trouve partout, aussi bien dans
l’administration que dans les premières pages des livres scolaires. De part et
d’autre du comptoir, des rayonnages en bois, au nombre de dix-neuf, sont
remplis de fioles et de boîtes à médicaments. Le docteur est de confession
bahaï et Fereydoun sait que le chiffre 19 est sacré pour les adeptes de cette
religion ; sacré jusque dans le nombre des rayonnages.
Ami de longue date du père de Fereydoun, le pharmacien se lève pour
l’accueillir.
– Fereydoun djan, quel bon vent t’amène ? Aurais-tu perdu ton chemin ?
Le cinéaste sent qu’il est gravement menacé. Si par malheur la conversation
s’engage, elle durera longtemps. Impossible d’arriver à temps à son rendez-
vous. Il s’informe d’abord, comme il se doit, de la santé du docteur et de toute
sa famille, puis il demande du désinfectant. Le docteur Pirasteh met ses
lunettes, tourne les pages de son gros livre et dit en articulant chaque mot :
– Quelle sorte de désinfectant il te faudrait, et pour quel usage ? Explique-
moi.
Fereydoun jette un coup d’œil sur le trottoir, dans l’espoir de voir entrer un
client qui le délivrerait de ce bavardage, mais en vain.
– Si c’est pour la piscine de ton père, il te faudrait de l’hypochlorite de
sodium, ajoute le pharmacien en explorant le premier quart du gros livre, la
zone correspondant à la lettre H.
Fereydoun se gratte la barbe et remonte le menton de bas en haut. Non, ce
n’est pas pour la piscine. Le docteur poursuit, en lâchant le début du gros livre
et en optant, cette fois, pour l’avant-dernière série de lettres.
– Si c’est pour son aquarium, il faudrait que je te prépare du permanganate
de potassium.
– Écoutez-moi, je regrette de ne pas pouvoir rester davantage. Mais il me
faut partir là, à l’instant même, dit Fereydoun avec sa manière si particulière
de prononcer les mots, sans desserrer les lèvres, comme s’il était obligé de
mâcher chaque syllabe.
Le docteur Pirasteh referme l’encyclopédie, retire ses lunettes et dit :
– Rien de grave, j’espère ?
Fereydoun remonte de nouveau son menton de bas et en haut.
– Si c’est pour appliquer sur les plaies, sur la peau, l’alcool ferait tout aussi
bien l’affaire.
– Oui docteur, c’est ça, c’est bien ça… Je voudrais juste de l’alcool.
– Rien de grave, tu me promets ? dit le pharmacien en allant chercher un
flacon d’alcool, légèrement déçu de l’inefficacité de son encyclopédie et de
tout son savoir médical.
Fereydoun se retient de préciser qu’il utilisera cet alcool pour désinfecter le
couteau du jardinier de la femme qu’il aime, et cela pour favoriser une simple
greffe de cerisier, à partir d’un greffon prélevé dans le jardin de son père. À
quoi bon raconter tout ça ?
Le docteur lui tend le flacon d’alcool. Fereydoun demande le prix. Le
docteur, par tarof, refuse d’être payé.
– Non, non, tu ne me dois rien, c’est un plaisir pour moi de te servir.
Une politesse traditionnelle, un jeu social : refuser ce que l’on désire, ou ce
qu’on vous doit.
Le cinéaste s’apprête à partir sans payer, au risque de paraître discourtois,
sent qu’il doit vaguement être en retard, pose un billet de cinq toman sur le
présentoir de la pharmacie et sort en se courbant à plusieurs reprises.
– Fereydoun djan ! Fereydoun djan ! crie le docteur.
Fereydoun se retourne et, à travers l’enseigne plaquée sur les vitres qui
indique PHARMACIE DU DOCTEUR PIRASTEH, DIPLÔMÉ DE LA
FACULTÉ DE PHAR MACIE DE NANCY, FRANCE, voit le vieil homme
lui tendre un flacon d’alcool.
Il rentre, saisit ce qu’on lui propose, se courbe en mettant la main sur sa
poitrine et sort le plus vite possible afin d’éviter une salve de nouvelles
informations. Il monte dans sa voiture et dépose sur le siège avant, à côté de la
biographie de Victor Hugo, de son Leica et du shirini danmarki, le flacon
d’alcool.
Dix heures quarante
L’heureux réalisateur arrive dans la rue V., devant le portail ouvert de la
propriété. Il descend de sa voiture et appuie sur l’interphone. Un vieux
jardinier est en train de pousser une brouette. Il le salue. Le jardinier ne
répond pas : un petit homme borgne, bossu et légèrement sourd. Le réalisateur
attend quelques instants puis il allume une cigarette et sonne de nouveau.
Toujours rien. Il s’apprête à remonter dans sa voiture lorsque le jardinier lui
dit :
– Mais qu’est-ce que vous attendez ? Entrez !
– J’ai rendez-vous avec Monsieur V.
Le jardinier continue de pousser sa brouette en fredonnant quelque chose.
– Je peux rentrer ma voiture ?
– Oui, avancez et garez-vous à côté de l’autre.
L’autre est une Citroën DS cerise, avec un toit blanc et un pare-chocs avant
chromé. Fereydoun Sardari suit les indications du jardinier, descend de sa
Land Rover poussiéreuse, jette un coup d’œil à l’intérieur de la Citroën et
admire en passant les sièges en cuir.

Il a tout à coup vingt-trois ans et il conduit une autre Citroën, un cabriolet


de la même couleur, la voiture du père – un nom à particule – d’une fiancée
française, Marie-Christine de Sucy. Ils se sont connus à la Sorbonne, à Paris,
pendant les manifestations de Mai 68, alors qu’elle se ren dait, trébuchant sur
ses talons, en jupe droite sous son mini manteau, en mission dans les usines de
banlieue. Elle y ravitaillait de son mieux – sandwiches, eau minérale et
bananes – les ouvriers grévistes. Fereydoun, de son côté, remontait sa veste en
velours sur sa tête pour éviter les seaux d’eau que les Parisiens versaient par
les fenêtres – cela afin d’atténuer l’effet des gaz lacrymogènes et pour
soutenir, à leur manière, les étudiants en révolte.
De Paris, ils allèrent à Cannes, ils assistèrent à l’irruption de Louis Malle,
président du jury cette année-là, de François Truffaut, de Jean-Luc Godard,
descendu tout exprès de Paris, de Claude Berri, de Roman Polanski et d’autres
noms connus dans le Palais du festival. Ils notèrent, en vue d’en informer la
jeunesse estudiantine iranienne, toutes les paroles, brillantes et confuses,
souvent violentes, qui s’échangeaient et se chevauchaient. Fereydoun, éberlué,
vit des metteurs en scène qu’il admirait s’accrocher à un rideau pour interdire
une projection. Il vit Carlos Saura et Milos Forman qui, assez tristement, se
retiraient sans comprendre d’une compétition célèbre, où ils étaient admis
pour la première fois.
Lui qui attendait beaucoup de ce festival, auquel il se faisait fête d’assister,
il le vit s’arrêter soudain. Festival annulé par solidarité. Il ne savait que penser.
Il rédigea un article assez obscur qui, citant Godard, avait pour titre : Je vous
parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, et vous me parlez travelling
et gros plan ! À peine publié en Iran, un peu plus tard, cet article alla
directement grossir les archives de la Savak et le dossier personnel de son
auteur, dans l’ombre active des services secrets.
En sortant du Palais du festival, ils croisèrent Milos Forman, assez hagard,
que Jean-Claude Carrière tentait de consoler et qui demandait à Vadim :
– Mais pourquoi vous donnez-vous tant de mal pour hisser le drapeau
rouge, alors que nous avons tant de mal à l’abattre ?
Fereydoun et Marie-Christine préférèrent oublier cette phrase. Ils faisaient
partie des gens qui, égarés dans ce printemps-là, voulaient à toute force, sans
savoir pourquoi, faire danser le drapeau rouge sur la France.

La vitre de la voiture de Monsieur V. est ouverte. Fereydoun y passe la tête


et en hume l’odeur : celle d’un vrai cigare. Sa voiture, en France, ou plutôt
celle du père de Marie-Christine, gardait plutôt l’odeur des gauloises sans
filtre. Pendant tout l’été 1968, ils roulèrent tous les deux dans cette voiture,
amoureusement, en écoutant en boucle Aquarius, Let the Sunshine in et Mrs
Robinson, sur les routes du Midi, allant et venant du château familial situé à
Tourtour, dans le Haut-Var, jusqu’au lac de Sainte-Croix et aux gorges du
Verdon, où ils se risquaient déjà au rafting.
Loin de scandaliser M. et Mme de Sucy, l’arrivée de leur fille au bras de
Fereydoun Sardari, jeune Iranien, étudiant à l’Idhec, alla même jusqu’à les
rassurer. Ils avaient, selon leur propre vocabulaire, « vu pire ». L’été
précédent, en 1967, leur fille Marie-Christine était descendue au château avec
un travailleur clandestin burkinabé, qu’elle comptait épouser dans l’urgence
avant qu’il ne fût expulsé. Elle avait contraint son père, maire de Tourtour, à
fermer les yeux sur la situation du prétendant, lequel ne pouvait fournir ni
extrait d’acte de naissance – dans son village natal, on consignait les
naissances sur la première page d’un Coran –, ni attestation de domicile –
avant de s’installer chez Marie-Christine il vivait sous les ponts –, ni même
de célibat – sa famille africaine comportait déjà deux épouses et plusieurs
enfants –, ni aucun autre papier, même froissé, d’identité.
La veille de la cérémonie, M. de Sucy vida à lui seul une bouteille de
whisky et Mme de Sucy se bourra de Valium. Marie-Christine de Sucy, leur
fille, passa son temps dans la garde-robe maternelle pour choisir finale ment
un tailleur écru avec une chemise en collerette blanche et une capeline Chanel
en toile de coton rayée, tandis que le Burkinabé posait son front sur la pierre
de prière, qu’il pointa vers La Mecque, et interrogeait longuement Allah sur la
convenance de cette troisième union.
À la fin de son invocation, lorsqu’il parvint aux salutations au Prophète et à
sa famille, il se trouva formellement convaincu de son erreur et persuadé qu’il
ne devait en aucun cas épouser une infidèle, fût-elle belle et fortunée. C’est
pourquoi le lendemain fut une journée sans mariage. Le marié disparut,
préférant éviter les foudres d’Allah plutôt que celles de la Police nationale. Le
maire, qui arborait pour l’occasion chemise blanche et cravate bleue, retira
son écharpe tricolore à franges d’or, la mariée enleva sa capeline et défit son
chignon. En signe de gratitude, Mme de Sucy fit le vœu de se rendre, chaque
année à la même date, à la chapelle du Saint-Rosaire, au-dessus du village, et
d’y réciter son chapelet agenouillée devant la grande croix en fer forgé. Elle
alla même, dirent certaines mauvaises langues, jusqu’à remercier Allah.
Les rares invités eurent droit aux petits-fours et aux coupes de champagne.
Ils ne savaient pas très bien de quoi parler.
L’été 1967 se termina ainsi, sans trop de dégâts.
L’année suivante, Fereydoun Sardari réussit à mettre Mme de Sucy dans sa
poche. Et cela dès le premier jour de leur rencontre. Peu après, cette femme
sèche et pincée, habituée depuis l’enfance à contrôler et même à étouffer ses
sentiments, frappa de très bonne heure à la porte de Marie-Christine et lui
demanda, mot pour mot, l’autorisation d’emprunter son homme. Bientôt
« l’Iranien », comme ils l’appelaient, se montra si charmant, se rendit si
indispensable que même le comptable dut lui soumettre les salaires du
personnel, les factures des fournisseurs, les entrées et les sorties d’argent.
Très attaché à ses voitures, M. de Sucy, dans un geste héroïque,
comparable, pensait-il peut-être, à celui de Prométhée donnant le feu aux
hommes, lui remit son trousseau de clés sans même demander s’il savait
conduire. Élu par la grand-mère elle-même, Fereydoun se résigna à lutter
contre le sommeil et à rester assis de longues heures, l’après-midi, sur le sofa
du salon à côté de la vieille dame, laquelle sifflait une après l’autre des coupes
de champagne et feuilletait sans cesse, une cigarette entre son index et son
majeur décharnés, nervurés et tordus, mais manucurés et laqués, de vastes
albums poussiéreux.

– Sobhanallah ! J’aurai tout vu dans cette maison !


Fereydoun retire sa tête de la Citroën. Il demande :
– Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
– Rien, rien.
Le jardinier bossu saisit les bras de la brouette, s’éloigne du visiteur et
ajoute :
– Il y a là un parterre de jasmins et il hume l’intérieur d’une voiture.
Sobhanallah !
Fereydoun s’avance maintenant vers la maison de Monsieur V., de style
Bauhaus adapté. Les façades des deux étages d’habitation, qui donnent sur de
larges terrasses, sont entièrement vitrées. Il ne sait par où entrer. Il s’approche
d’une baie à demi ouverte, écrase sa cigarette par terre, la glisse avec la pointe
de sa chaussure sous un paillasson, inspecte furtivement le hall et, en se
retournant, le jardin, pour s’assurer qu’il n’a pas été pris en flagrant délit. De
là, du jardin, surgit alors une grande fille blonde en short et maillot blanc qui,
dès qu’elle l’aperçoit, lui adresse des signes répétés, avec une raquette de
tennis. Il regarde autour de lui. Il est seul avec le jardinier plongé dans la
brouette à inspecter le fumier.
La jeune fille lui demande :
– Do you want to play with me ?
Fereydoun s’engage aussitôt dans une allée de buis qui conduit au tennis et
à la jeune fille. Il semble oublier Monsieur V. et même sa cigarette,
probablement mal éteinte. Arrivé devant le court, il se laisse accueillir par
l’étrangère qui lui tend un bras longiligne, couvert de duvet blond, et se
présente :
– Eva.
Elle prononce son prénom en appuyant nettement sur le E.
Il se présente à son tour. Son bras, à lui, est enseveli sous une pelisse de
poils noirs. Tout en refusant poliment de jouer avec elle, il apprend que Eva –
en appuyant sur le E – est suédoise, d’où son accent, et que sa famille loue
une des deux maisons de la propriété.
Brusquement, une fois de plus, Fereydoun se rappelle son rendez-vous
d’aujourd’hui, la série sur Victor Hugo et la voix du président de la chaîne de
télévision, « demain matin à dix heures pile ». Il fixe le poignet d’Eva. Une
grosse montre en argent affiche onze heures. Il promet à la jeune fille, qui se
dit en manque de partenaire, d’expédier sa réunion, persuadé, tout comme son
chef, que la série ne se fera pas, que personne ne se dévouera pour suivre les
péripéties de la vie de Victor Hugo avec dans le rôle principal Nassirian ou
tout autre acteur iranien, une vie reposant pour l’essentiel sur une étude
comparative entre l’exilé de Guernesey et le poète de Shiraz.
Il rebrousse chemin et remonte l’allée vers la maison, accompagné par le
bruit des balles d’Eva qui frappent la terre battue. Il atteint la maison et tape
du doigt contre les vitres.
Le jardinier passe par là avec sa brouette. L’odeur du fumier emplit les
narines de Fereydoun Sardari. Personne ne vient l’accueillir. Il se retourne
vers le jardinier, secoue la tête et agite les mains, semblant lui demander ce
qu’il doit faire.
– Commence par ne pas humer une voiture, chuchote le vieil homme.
– Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
– Rien, rien.
– J’ai rendez-vous avec Monsieur V. Pouvez-vous appeler quelqu’un pour
me conduire jusqu’à lui ?
– Ça hume l’intérieur d’une voiture et ça exige qu’on lui trouve quelqu’un !
– Pedar djan, père, je ne comprends rien à ce que vous dites. Mais je devais
voir Monsieur V. à dix heures et je ne voudrais pas me présenter trop en
retard. Pouvez-vous faire quelque chose ?
Fereydoun tape de nouveau contre la baie vitrée.
– Vous pouvez continuer à taper, personne ne passera par-là.
– Il y a une autre entrée ?
– Oui.
– Elle se trouve où ?
– De l’autre côté, par-derrière.
Fereydoun s’engage à contourner la maison, lorsqu’il entend :
– C’est l’entrée des domestiques.
– Tant mieux. Avec un peu de chance, j’y trouverai peut-être quelqu’un.
L’heureux réalisateur s’aventure alors du côté ombragé, qui donne sur le
nord et les montagnes Alborz. Une porte-fenêtre est ouverte sur la cuisine. Il
reste sur le palier.
– Bonjour ! s’écrie-t-il, même s’il ne voit personne. Il y a quelqu’un ?
Au même moment, le couvercle d’une grande marmite, posée sur la
cuisinière, saute. Une soupe verdâtre, probablement aux légumes et aux
herbes, déborde d’un seul coup, coule le long des parois, se mêle au feu
qu’elle éteint en partie. Fereydoun prend la décision d’entrer dans la cuisine
pour arrêter les dégâts. Tandis qu’il s’efforce d’éteindre le feu, il demande
encore :
– Il y a quelqu’un ?
La soupe dégouline sur les boutons de la cuisinière. Fereydoun saisit un
torchon et nettoie de son mieux. Un homme entre alors dans la cuisine, fixe
Fereydoun comme s’il l’a déjà vu quelque part, et lui demande s’il sait où se
trouve la boîte de distribution d’électricité.
Tout en rinçant le torchon sous le robinet, Fereydoun répond :
– La boîte de quoi ?
– De distribution d’électricité.
– Et comment je pourrais le savoir ?
– Vous n’habitez pas ici ? demande l’homme, qui tient dans sa main un
testeur de continuité.
– J’ai rendez-vous avec Monsieur V. Vous avez l’heure, au fait ?
– Onze heures quinze.
– Il est là ? Je peux le voir ?
– Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Moi, ça fait deux jours que
je cherche dans cette maison la boîte de distribution et personne n’est foutu de
me répondre.
Précédé par l’électricien, un jeune homme aux sourcils arqués, Fereydoun
s’engage dans un couloir qui mène d’un côté au salon et à la salle à manger,
de l’autre à une grande pièce sombre aux rideaux presque fermés. Une fente
de lumière s’échappe de justesse à travers deux pans de rideaux. Les murs
sont recouverts de livres, de photos.
L’électricien précise :
– Voici la bibliothèque de Monsieur V.
– Je peux l’attendre ici ? demande Fereydoun en entrant dans la pièce.
Le jeune homme hausse les épaules. Il n’y voit pour sa part aucun
inconvénient. Fereydoun traverse la pièce, se dirige vers le bureau anglais de
Monsieur V. et, une main dans la poche, jette un coup d’œil aux photos
accrochées au mur.
Là s’affichent plusieurs photographies qui montrent Monsieur V. en
compagnie de chefs d’État étrangers. Sur une d’elles, il serre la main de
Nehru. Celui-ci porte sa veste stricte boutonnée jusqu’au col – la future veste
dite « Nehru » –, et son calot blanc, sous le regard souriant d’Indira Gandhi,
encore jeune, sans sa mèche blanche, drapée dans un sari impeccablement
repassé.
Une autre photo, cependant, sur le même mur, présente un adolescent vêtu
d’un costume trois pièces sombre, arborant une cravate noire sur une chemise
blanche, une montre de gousset, et tenant dans sa main gauche un chapeau
anglais en toile cirée. Écrite en biais, à l’encre bleue, sous la photo, la légende
dit : « Nehru à Harrow en 1905. Un Indien comme je les aime. »
Sur ce mur se trouvent également d’autres étrangers « tels qu’il doit les
aimer » : Tchang Kai-chek, souriant et chauve, accompagné de son épouse.
Celle-ci, en tailleur à l’occidentale, les cheveux tirés en arrière, des boucles
d’oreilles assorties à ses bracelets, les ongles parfaitement manucurés, tend à
Monsieur V., lui-même en toge, écharpe et coiffe à cordon, un document
officiel enroulé, probablement quelque diplôme.

Lorsque Monsieur V. recevait un visiteur, sans se retourner et sans attendre


les questions de son interlocuteur, il ne cessait de décrire les diverses
photographies :
– Il s’agit là de la remise de mon doctorat d’honneur à l’Université
catholique de Fujen, à Taïwan bien sûr, par la femme de Tchang Kai-chek. Ah,
quelle femme ! Quelle intelligence ! Quelle élégance ! Quelle classe ! Vous
savez qui c’est ?
La plupart des invités ignoraient tout de Song Meiling. Monsieur V. se
lançait alors dans une assez longue tirade sur l’épouse de Tchang Kai-chek :
– Cette femme, regardez-la bien ! Cette femme a été l’hôte du couple
Roosevelt et elle a plaidé la cause de son mari devant le Congrès américain.
Vous me suivez ?
Même si le personnage qui lui faisait face n’était que l’électricien – ce qui
était le cas ce jour-là –, Monsieur V. poursuivait avec détermination :
– Cette femme, retenez son nom, Song Meiling…
L’électricien, ou tout autre visiteur, contraint de mémoriser ce nom, répétait
du bout des lèvres :
– Song Dingding…
– … a pu réunir lors de sa tournée de conférences aux États-Unis entre
vingt-cinq et trente mille personnes. Vous entendez bien ce que je dis ? Entre
vingt-cinq et trente mille Américains ! Elle a fait la une de Time Magazine
sous le titre de « Madame Dragon ».
L’électricien, ou tout autre visiteur, reprenait alors, docile :
– Madame Dragon, Time Magazine, Song Dingding…
Sans se soucier du chaos phonétique qu’il infligeait à son visiteur, Monsieur
V. continuait, imperturbable et sûr de lui :
– Parfaitement anglophone, elle éclipsait son époux dans les pourparlers
officiels. Roosevelt lui-même déclara qu’il ne gardait de leur rencontre que le
souvenir de Mme Song. Je dois vous avouer, monsieur, aghayé – en traînant
sur yé et en témoignant enfin un léger intérêt à l’électricien – comment vous
vous appelez déjà ?
– Votre serviteur, Massoud.
– Oui, moi aussi je dois vous avouer que de cette cérémonie je n’ai gardé,
jusqu’à ce jour – il frappait la surface du bureau avec ses doigts repliés –, que
le souvenir de la beauté de Mme Song et, rapprochez-vous, rapprochez-
vous…
Assis sur une chaise, en face du bureau anglais de Monsieur V., Massoud
l’électricien – ou tout autre visiteur, un autre jour – piétinait le tapis de ses
pieds et, pour exécuter l’ordre de son hôte, poussait son siège jusqu’à la table
de travail.
À travers la baie vitrée, Monsieur V. regardait son jardin, où le chien Rexy,
couché à l’ombre d’un saule pleureur, secouait aussitôt la queue. Rassuré, il
enchaînait à voix basse :
– Et son parfum ! Depuis ce jour, à Taïwan, le souvenir de cette fragrance –
il claquait ses doigts sous son nez, inspirait un peu d’air et éloignait sa main
de son visage en continuant à claquer les doigts jusqu’à ouvrir largement la
paume de sa main pour laisser échapper cette odeur, enfin saisie – ne m’a
jamais quitté. Ah, depuis cet instant…
– Ah…, soupirait ce jour-là Massoud, qui semblait accompagner son hôte,
et presque l’aider, dans la résurgence de cette souffrance olfactive.
Monsieur V. étirait son cou, redressait son torse minuscule pour épier la
présence d’un éventuel délateur, qui se serait posté à l’entrée de la pièce, et
ajoutait, comme une confession :
– J’ai longtemps cherché, mais en vain, dans le creux des oreilles de la gent
féminine, l’émanation, la trace de ce parfum lointain.
Massoud, l’électricien, se rappelait peut-être alors son atelier, où l’odeur de
la soudure l’emportait sur le remugle du cambouis et des cigarettes bon
marché de marque Homa, puis il tentait, lui aussi vainement, d’identifier une
seule odeur agréable chez un membre de son entourage féminin. Même le
savon, dans leur foyer, sentait la graisse de mouton.
– Après la réunion au palais de l’Élysée, remontez votre regard un peu plus
à gauche de la photo de Nehru, vous voyez ? Sous la photo de Leurs
Majestés…, précisait Monsieur V. tout en suivant, sans se retourner lui-même,
le mouvement des yeux de l’électricien ou de tout autre invité. Oui, c’est ça.
Vous y êtes ?
Le regard de Massoud, prenant l’adolescent occidentalisé comme repère,
déviait sur la gauche et frôlait un instant l’image du shah et de la shahbanou,
laquelle, ciseaux en main, s’apprêtait à couper un ruban tout neuf. Ce laps de
temps suffisait pour que, en un mouvement imperceptible, l’électricien se
crispât devant l’image des souverains.
Monsieur V., lui, ne s’arrêtait plus :
– Après cette rencontre inoubliable avec le général de Gaulle, j’ai remonté
toute l’avenue des Champs-Élysées à pied pour arriver chez Guerlain, dans
l’unique espoir d’identifier enfin le parfum de Song Meiling. Je suis entré
dans la boutique et j’ai demandé à la vendeuse, une blonde, imaginez-vous,
une jolie blonde, de me présenter toute leur gamme. Massoud, c’est bien ça ?
Tout est passé sous mon nez : Shalimar, Mitsouko, Jicky…
En dix minutes, le vocabulaire de l’électricien venait de s’enrichir de noms
jusque-là insoupçonnables, Song Meiling, Tchang Kai-chek, Jicky, Mitsouko,
Champs-Élysées – bien qu’il connût ce nom-là par les vieux commerçants de
l’avenue Lalehzar, qui prétendaient avec une certaine nostalgie que, du temps
de leur jeunesse, leur rue n’avait rien à envier aux Champs-Élysées. Massoud
se demandait comment il pourrait résumer son entrevue avec Monsieur V. aux
négociants de Lalehzar, pour la plupart turcophones, sans se ridiculiser.
Impossible de prendre des notes. D’ailleurs, l’écriture n’avait jamais été son
fort. Sa mémoire, aussi loin qu’elle remontait, se souvenait de manufactures,
d’usines, de dépôts encrassés. Jamais ne lui avait été offerte l’opportunité de
s’asseoir toute une année derrière un pupitre pour fixer les mouvements d’une
craie blanche sur un tableau noir.
Soudain Monsieur V. regardait sa montre et demandait à son interlocuteur :
– Au fait, quelle est la raison de votre visite ?
Massoud expliquait qu’il était venu réparer les fusibles.
– Mais vous êtes déjà venu la semaine dernière !
– La semaine dernière, c’était un autre.
Monsieur V. soupirait – cette fois la cause du soupir n’était pas d’ordre
olfactif – et disait :
– Savez-vous que Gustave Eiffel chiffra le nombre exact, au boulon près –
il cognait son index contre le bureau, produisant un son proche de celui d’un
petit marteau –, de tout le matériel nécessaire avant même de commencer la
construction de sa Tour ? Oui, le nombre exact, imaginez-vous ! Et vous,
aujourd’hui, quatre-vingt-sept ans plus tard, vous êtes incapable d’empêcher
que les fusibles de ma maison ne sautent toutes les demi-heures !
– Votre grandeur, la semaine dernière ce n’était pas moi, répétait
l’électricien qui essayait de ranger Eiffel et sa Tour, dans sa mémoire étonnée,
aux côtés de Jicky, de Shalimar et de Song quelque chose.
– Alors que fabriques-tu assis dans mon bureau à me faire perdre mon
temps ? s’écriait Monsieur V., oubliant toute politesse et passant brusquement
au tutoiement. Va réparer les fusibles !
– Je ne sais pas où se trouve la boîte de distribution.
– Moi non plus ! D’ailleurs comment es-tu rentré ? Qui t’a ouvert la porte ?
Qui t’a fait venir ?
Au lieu de répondre à cette avalanche soudaine de questions, l’électricien,
presque courbé de honte, préférait se lever et quitter la pièce. Avant de sortir,
il se retournait pour jeter un dernier coup d’œil aux photos des célébrités
mondiales. À l’exception de celles du roi et de la reine, il n’avait sans doute
aucune chance de les revoir.
Engagé dans le couloir qui menait à la cuisine, il entendait cependant la
voix de Monsieur V. qui soulignait encore, telle une litanie sacrée, les
performances de Gustave Eiffel :
– 18 038 pièces métalliques, c’est ce qu’il avait chiffré depuis le premier
jour, et 2 500 000 rivets !

Fereydoun se rapproche de plus en plus des photos. Son regard va du roi et


de la reine, à Nehru, à Tchang Kai-chek, à Monsieur V. en pilote, en docteur
ès lettres, en Victor Hugo, pour se fixer sur Monsieur V. derrière Reza shah et
le prince héritier, souriant à une adolescente en blouse et jupe-culotte,
entourée d’un groupe d’écolières portant ruban cravate et bandeau plat sur les
cheveux – première promotion à sortir sans tchador. Il regarde longuement la
fillette de la photo. Elle ne peut être que la femme qu’il aime.
Ensiyeh Ilkhan est une auteure reconnue, au demeurant grande propriétaire
foncière, veuve et de vingt ans l’aînée de Fereydoun. Avant de la connaître,
l’heureux réalisateur sortait avec des étudiantes pa beh bakht, des filles qui
avaient un pied dans le bonheur, dans le foyer de l’époux, autrement dit :
prêtes à marier. Généralement, elles avaient une dizaine d’années de moins
que lui. Jamais ponctuel, il arrivait à ses rendez-vous avec parfois trois heures
de retard. La plupart du temps, on ne l’attendait plus, ce dont il ne se souciait
pas.
Avec cette veuve, au contraire, il était toujours en avance. Il appelait
rarement ses conquêtes au téléphone, ce qui rendait hystériques les jeunes, les
pauvres, les beaux partis, mais qui l’arrangeait, elle. Et il disparaissait
souvent, sans prévenir. À son retour, les autres ne manquaient pas de faire le
décompte des jours et même des heures où il s’était absenté sans demander
une seule fois de leurs nouvelles, alors que celle-ci, l’écrivain, Ensiyeh,
l’encourageait au contraire à s’absenter, à réduire encore leurs rencontres.
Le beau, le riche, le célibataire, le fils de bonne famille et le très successfull
– comme disait la femme-transistor – Fereydoun pouvait même se marier, s’il
le voulait, avec la grande Gougoush en personne. Les journaux auraient alors
titré : La reine de la chanson a dit oui au roi de la télé. Fereydoun pouvait tout
aussi bien épouser une belle héritière trilingue ou quadrilingue, qui se vantait
de connaître le nom de papillon dans toutes les langues. « Butterfly, farfalle,
mariposa, schmetterlinck », lui aurait-elle glissé lors d’un dîner aux
chandelles. Ils se seraient parlé en français, ils auraient engagé une nounou
philippine pour leur progéniture avant de les envoyer tous en Angleterre dans
un boarding school. Puis il y aurait eu l’éclatement inévitable de leur couple,
le divorce, l’ultime réunion de leurs vieux parents, le partage des biens et le
majestueux « prends tout » de Fereydoun, « prends même, si tu veux, le
collier de ma grand-mère ».
Fereydoun pouvait continuer à passer d’une femme à l’autre, d’une
monteuse à une habilleuse, d’une dentiste installée dans un cabinet tout neuf à
une avocate zozotante, il pouvait aussi épouser une de ses conquêtes
étrangères, Marie-Christine de Sucy par exemple, ou cette blonde allemande
qui se teignait les cheveux en noir pour ressembler, comme l’autre moitié
d’une pomme, à Ulrike Meinhof, ou bien encore une de ces militantes
américaines rencontrées à Washington lors d’un sit-in contre la guerre du
Vietnam. Mais il se décida – il s’agissait bien d’une décision – ou plus
exactement il choisit – comme on choisit un métier – de tomber amoureux
d’Ensiyeh Ilkhan, de cette femme qui, par principe – quel principe ? Il se le
demandera jusqu’à sa mort à elle, et longtemps après –, n’acceptera jamais,
malgré un amour réciproque, de s’afficher à son bras. Au lieu de brandir sa
carte de visite, Fereydoun choisit, un beau jour, d’évoluer dans le seul sillage
d’Ensiyeh. Il se sentait prêt à inscrire, dans la case des formulaires
administratifs affectée à la profession : « épris d’Ensiyeh Ilkhan », faisant
d’elle la partie précieuse de son identité.

Veuve depuis quelques années, la dame vivait avec sa fille, âgée de seize
ans, et tout un personnel (chauffeur, jardinier, femme de ménage et cuisinier)
devant lequel il fallait garder la tête haute, attitude qu’elle pensait
incompatible avec les visites de Fereydoun Sardari. Celui-ci surgissait vaghto
bi vaght, à chaque instant, quand il fallait et quand il ne fallait pas.
Pourtant, dans sa maison, tout le monde aimait cet homme agréable et
nonchalant, à commencer par la jeune fille de seize ans qu’il allait chercher à
l’improviste à la sortie de son école, devant les yeux ébahis de ses camarades,
qui avaient pris l’habitude de raccrocher au nez de leurs petits amis dès que la
série de Fereydoun démarrait ; en passant même par le chauffeur turcophone
et moustachu, dont l’haleine sentait perpétuellement les cigarettes et les
oignons crus, goulûment avalés à chaque bouchée de kebab. Fereydoun avait
réussi à l’amadouer en lui faisant boire en cachette, pendant les soirées de
fête, des verres entiers de vrai whisky.
Même mashd Hassan, le sobre jardinier, l’aimait bien. Fereydoun l’avait
apprivoisé non par le whisky – mashd Hassan se glorifiait d’avoir visité la
tombe vénérée de l’imam Reza à Mashad, d’où son titre de mashd, et ne
buvait pas une seule goutte d’alcool – mais par l’étalage de ses connaissances
en botanique.
Un jour d’automne, alors qu’il faisait les cent pas dans le jardin en attendant
la dame, sous le regard soupçonneux de mashd Hassan, tout occupé à greffer
un cerisier, Fereydoun se dirigea vers lui et engagea la conversation par un
khasteh nabashin de circonstance, que vous ne soyez pas fatigué. Il
l’interrogea aussitôt sur son métier. Mashd Hassan se plaignit du manque de
pluie, des greffes qui ne prenaient pas, du plaqueminier qui ne donnait pas
assez de kakis pour que madame en fît sa provision de confiture, des pots de
géranium qu’il fallait changer chaque année et ne se transmettaient plus,
comme du temps de son père, feu mashd Norouz, que son âme repose en paix,
d’une génération à l’autre.
Fereydoun Sardari saisit sa boîte de cigarettes, la lui tendit, en prit une pour
lui-même et alluma les deux.
– Mashd Hassan, dit-il en expirant la fumée et en desserrant à peine ses
dents, pour la pluie, pour la confiture de madame – il prononça le mot
madame avec délectation comme s’il voulait en savourer chaque lettre – et
pour les pots de géranium, je ne peux pas t’aider, mais pour la greffe, je suis
sûr que si tu utilisais du mastic…
Mashd Hassan leva les yeux, lui qui, par respect hiérarchique, évitait de
regarder directement ses employeurs. Il considérait en effet qu’un simple
jardinier analphabète n’était pas digne de soutenir un tête-à-tête avec un
arbab, un maître, diplômé de kharedj, capable de surcroît de s’exprimer, avec
madame et mademoiselle, dans une langue kharedji, étrangère, et de lire,
étendu sur la balançoire, des journaux écrits avec des lettres autres que celles
du Coran.
– Du mastic pour la greffe ? demanda-t-il, légèrement soupçonneux, en
frottant son pouce contre le tranchant du couteau qu’il tenait à la main.
– Oui, du mastic pour la greffe. J’ai appris ça quand j’étudiais là-bas – il
pencha sa tête vers le nord, au-delà du palais du shah et des cimes enneigées
d’Alborz – et que, pour me faire de l’argent de poche, je travaillais dans des
vignobles.
Mashd Hassan jeta un coup d’œil aux mains de Fereydoun Sardari – rien à
voir avec les siennes –, se rassura en constatant que l’invité de madame n’était
pas un manœuvre et essaya de rayer de sa mémoire l’image de l’illustre
visiteur métamorphosé en travailleur agricole dans le kharedj.
– La prochaine fois, mashd Hassan, je t’apporterai du mastic et de l’alcool
pour désinfecter ton couteau.
Le jardinier racla à plusieurs reprises son pouce contre le couteau et se dit
que du temps de son père, mashd Norouz, que son âme repose en paix, dans ce
temps où les pots ne se brisaient pas, les fils des maîtres ne s’expatriaient pas
à l’étranger pour travailler dans des vignobles et les greffes prenaient sans
qu’on eût recours au mastic et à l’alcool.
À ce moment-là, Fereydoun se rappela un rendez-vous manqué. Il tapota
l’épaule du jardinier, jeta son mégot par terre et lui réitéra sa promesse :
– La prochaine fois, mastic et alcool.
Mashd Hassan leva les yeux sur le cerisier maigrichon et sembla lui
promettre que, avec le mastic et l’alcool, son avenir s’éclairerait.
Le lendemain, en effet, Fereydoun arriva avec son matériel, se rendit
directement dans le jardin, salua le jardinier par l’habituel khasteh nabashin et
lui présenta le greffon d’une branche de cerisier.
– Mashd Hassan, ce greffon provient du jardin de mon père. Je me suis levé
à six heures du matin pour aller le prélever. Une heure plus tard, la sève aurait
été moins riche.
Mashd Hassan examina le greffon. Rien à dire : il ne présentait aucune trace
de maladie et semblait provenir d’une jeune branche.
– J’ai mis une échelle, mashd Hassan, à six heures du matin, oui, et j’ai
prélevé ce greffon tout en haut du plus beau cerisier du jardin, sur le côté
exposé au sud. Et voilà aussi le mastic promis.
Il s’approcha du jardinier et lui dit dans le creux de l’oreille :
– Avec tout ça, tu n’auras plus à te plaindre des greffons.
– Que Dieu bénisse ton père, lui répondit mashd Hassan, qui anticipait son
triomphe parmi les autres jardiniers.
– Une dernière chose : j’ai tenu à te l’apporter aujourd’hui même parce que
c’est le début de la lune montante. C’est maintenant qu’il faut prélever le
greffon et greffer. Maintenant, crois-moi.
– Allaho akbar, chuchota mashd Hassan, noyé dans l’étonnement.
– Mashd Hassan, je te promets, le greffon que je t’ai apporté n’a pas son
pareil. Tu seras étonné de toute la quantité de confiture que Madame tirera de
ton cerisier !
Le fil de l’Indienne
Cette femme, aimée de Fereydoun, descend d’une ancienne tribu kurde, qui
fut installée au début du XVI siècle, par les rois safavides, dans les territoires
e

septentrionaux de l’Iran.
Un de ses ancêtres, Abdal khan, participa en 1739, au côté de Nader shah, à
la campagne victorieuse de l’Inde. Général de l’armée perse, son ancêtre
assista à la chute du souverain moghol Mohammad shah, participa à la mise à
sac de Delhi et assura le transfert délicat, mais prodigieusement fructueux, du
trésor moghol de l’Inde à la Perse. Son souverain, Nader shah, venait de priver
les Indiens, entre autres merveilles, d’un des plus gros diamants taillés du
monde, le Daryayé nour, « la mer de lumière ».
Au printemps de l’année 1739, sur la route du retour, alors que la caravane
royale – des milliers d’éléphants, de chameaux, de chevaux – faisait halte dans
un campement militaire, il revenait à l’aïeul d’Ensiyeh, chaque soir, de vérifier
le contenu des coffres, qui regorgeaient de joyaux fabuleux.
À l’entrée de la tente, Abdal khan échangeait le mot de passe avec les
soldats de garde, retirait ses bottes et pénétrait dans ce lieu qui abritait, pour
quelques nuits, la plus grande concentration de richesse au monde. Là, il se
débarrassait de son arc, de son épée et de son arme à feu pour s’agenouiller
sur la terre aux côtés de deux autres personnages de l’État, le grand argentier
et le sheikh ol-eslam. Éclairés par des candélabres, les trois hommes
introduisaient, en même temps, leur clé particulière dans un cadenas à trois
serrures, ouvraient ainsi les coffres et procédaient à l’inventaire du butin, en
commençant toujours par les diamants et par un besmellah d’action de grâce.
Parfois, il arrivait à Abdal khan de prendre dans le creux de sa main un
autre diamant, le Kouhé nour, « la montagne de lumière », et de songer aux
souverains qui l’avaient admiré bien avant lui, le rajah de Malva, Akbar,
Djahangir, shah Djahan, Aurangzib, Bahador, Djahandar et enfin le roi vaincu,
Mohammad shah. Ses rêveries le conduisaient aussi à l’admirable Momtaz
Mahal, muse des poètes et des peintres, l’épouse favorite de shah Djahan,
cette reine dont le mausolée n’était autre que le Taj Mahal, à Agra.
Il ne pouvait pas imaginer que, plus tard, après la disparition ou plus
précisément l’assassinat de son roi, cette même « montagne de lumière »
reprendrait le chemin de l’Est pour être caressée, en Afghanistan, par les
mains d’Ahmad shah et de shah Shodja, puis, au Pandjab, par celles des
maharajas aux noms difficiles. L’aïeul d’Ensiyeh était loin de penser que la
pierre qu’il tenait à ce moment-là entre ses doigts quitterait ensuite l’Inde,
traverserait les mers et les océans pour être présentée, un siècle plus tard, en
1850, à une reine qui détenait le pouvoir en Engelestan, une reine nommée
Victoria, à l’occasion du 250 anniversaire de la Compagnie anglaise des Indes
e

orientales et qu’elle ornerait finalement, en 1953, la couronne d’une autre


souveraine ingilisi, appelée cette fois Élisabeth.
Lorsqu’Abdal khan détachait ses yeux des diamants, il distinguait la ligne
horizontale des moustaches des soldats de garde, qui effectuaient paisiblement
leur ronde autour de la tente, une torche allumée à la main. Son regard suivait
cette moustache dont la largeur était nettement supérieure à celle des lèvres
recouvertes et, immanquablement, il arrondissait la partie supérieure de la
sienne. Il en remontait les petites pointes et pensait aux soins du lendemain, au
bros sage latéral, à l’ajustement aux ciseaux droits, au lent frottis de pommade
et enfin à l’application de la cire de maintien.
Les trois hommes se dirigeaient ensuite vers d’autres coffres, notamment
ceux qui renfermaient les différentes parties du trône démontable de shah
Djahan, le fameux Trône du Paon, arraché, au cours de la même guerre
victorieuse, au hall d’audience publique du Palais impérial de Delhi. Alors
que l’aïeul d’Ensiyeh et le grand argentier inventoriaient minutieusement les
saphirs, les rubis, les émeraudes, les perles et autres pierres précieuses qui
ornaient les deux paons déployant leurs parures, le sheikh ol-eslam, assis par
terre, cochait chaque soir, dans un registre, la case qui correspondait à la
moindre pièce de cette énumération extraordinaire.
Après l’ouverture, selon le même procédé, de nouvelles caisses, Abdal khan
approchait le candélabre des quatre pieds du trône. Il comptait et recomptait
les gros rubis et les émeraudes, respectivement 108 et 116. Le sheikh ol-eslam
jetait un coup d’œil à son registre : tout semblait en ordre, cela correspondait
aux chiffres qui figuraient sur le répertoire indien. Après quoi Abdal khan
contemplait distraitement, sur les douze colonnes servant à soutenir la
canopée du trône, les souples caprices d’un ruisseau de perles.
Chaque fois que Fereydoun se rendait au Musée des joyaux impériaux, à
Téhéran, il ne pouvait pas s’empêcher de dénombrer les rubis et les émeraudes
qui ornaient le Trône du Paon. D’après les dires d’Ensiyeh, il devait y en avoir
108 et 116. Sous les yeux vigilants des gardiens, Fereydoun se rapprochait le
plus possible du Trône et commençait le chiffrage. Puis, au cri du surveillant,
« Reculez ! Je vous dis de reculer ! », il revenait sur ses pas sans pourtant
s’arrêter de compter : « 106, 107, 108. Ouf, rien ne manque. »
Parfois, au campement, pendant les nuits de pleine lune, il arrivait au
militaire, au financier et au religieux de souffler toutes les bougies, faisant
ainsi disparaître leurs propres silhouettes, recroquevillées sur les caisses
d’émeraudes, aux yeux des gardes aux longues moustaches rectilignes.
Tous les trois, dans la pénombre, assis au milieu du plus gros trésor du
monde, ils rêvaient un moment. Le premier trésor du monde.
Plus loin, s’élevaient les tentes des femmes hindoues et musulmanes,
enlevées elles aussi comme butin de guerre à la cour mongole. Aucun des trois
hommes ne possédait le mot de passe qui donnait accès à ce lieu où les
princesses indiennes, par crainte d’un viol, veillaient à tour de rôle tout au
long de la nuit. En regagnant leur propre tente, les trois hommes pouvaient
entendre le chant de ces prisonnières qui, sans jamais s’interrompre,
psalmodiaient des raga liées à la résignation, à la frayeur, au printemps
d’amertume, à la déportation acerbe et au jour qui succède quand même à
toute nuit de désespoir.
Arrivé à la capitale de la Perse, le roi offrit à ses plus vaillants généraux
quelques miettes du fameux trésor et une ou deux femmes indiennes.
Ainsi l’aïeul d’Ensiyeh emprunta les routes de sa province natale, le
Mazandaran, avec un takhté ravan – une litière fermée, portée par quatre
mulets – chargé d’une adolescente indienne appelée Parvani et de quelques
caissons de pierres précieuses.
Sur la route du retour, le muletier conduisait ses montures sous un ciel
voilé, où toutes les formes semblaient des ombres, et s’efforçait d’éviter les
ravins au fond desquels gisaient des carcasses de chameaux. Par moments, la
jeune Indienne tirait les rideaux du takhté ravan et respirait l’air marin du
Mazandaran, qui montait de la mer Caspienne.
Pour préparer l’arrivée du guerrier victorieux, les épouses d’Abdal khan
renouèrent avec une coquetterie abandonnée. Elles ôtèrent hâtivement la
couche de moisissure qui recouvrait leurs malles, en détachèrent les sangles
bleuies de putréfaction et y choisirent des tuniques humides, presque
trempées, qui dégageaient une forte odeur de terre. Elles les exposèrent, entre
deux averses, aux rayons indécis du soleil, et les saupoudrèrent de feuilles de
menthe. Pour récurer le fond brûlé de leurs marmites en cuivre, les cuisiniers
les laissèrent bouillir, des heures durant, dans un mélange de cendres, de bois
et d’eau. La mère du khan plongea en personne le samovar en argent dans une
bassine de lait caillé, le laissa sécher puis le polit avec un de ses vieux
tchadors. Cela fait, elle approcha son visage du samovar et y distingua
clairement la triple bombe de son menton, parsemé de méchants poils.
Ah, les poils ! Aucun miroir ne les épargnait.
Au sortir d’une longue inaction, les intendants du khan, tous terriblement
moustachus, s’emparèrent d’arcs, de flèches et se précipitèrent dans les
clairières. Ils en revinrent chargés de faisans, de perdrix et de grives. Jusqu’à
la veille du grand retour, toute la cour fut envahie par le plumage des faisans :
blanche et noire la tête, brun et or le corps, blanche striée de noir la queue.
L’arrivée d’Abdal khan fut célébrée, dans le Mazandaran, par des fêtes qui
durèrent, comme dans les récits anciens, sept jours et sept nuits. Le déballage
des bijoux impressionna à tel point les autorités locales qu’elles donnèrent au
bourg, où habitait l’aïeul d’Ensiyeh – elle y possède encore des propriétés et
s’y fait parfois rejoindre, malgré ses réticences, par Fereydoun Sardari –, le
nom de Gohar Baran, « pluie de joyaux ».
Quant à Parvani, l’adolescente hindoue, coupée de tout, elle fut longtemps
exposée aux regards acérés des femmes de la tribu. Certaines poussèrent la
curiosité jusqu’à approcher une mèche de leurs cheveux des siens, pour
décréter après examen que le noir des deux chevelures n’était pas le même.
Dans le noir de l’étrangère se glissaient par instants des reflets bleus. La mère
du khan elle-même inspecta ses paupières, son menton, ses aisselles, ses
cuisses et ses mollets. Elle n’y détecta aucun poil.
– Quel était son secret ? demandait le très poilu Fereydoun à Ensiyeh
lorsqu’elle consentait à lui raconter l’histoire de sa tribu.
Fereydoun n’était pas le seul à se poser la question.
Dès le lendemain de la révélation de cette qualité rare, sous la pluie
incessante, toutes les femmes de la maisonnée, du hameau et de
l’agglomération, rendirent visite à l’Indienne. Elles arrivèrent toutes
trempées : de longues tuniques en coton se plaquaient contre leur peau et des
filets d’eau se déversaient dans les doubles volants du bas de leurs robes,
transformant les plis en autant de gouttières. Dès leur deuxième entrevue, on
les surprit en train d’effectuer, selon les instructions de Parvani elle-même, un
mouvement synchronisé de la tête et des mains pour arracher leurs propres
poils à l’aide de deux fils torsadés, en tenant l’une des extrémités des fils entre
leurs incisives, supérieures et inférieures.
Pour les paupières, il fallut user et abuser de l’autorité du khan en personne
pour que, de Delhi, fût envoyé au Mazandaran du vrai sang de chauve-souris.
Sans avoir appris à parler le persan, le kurde ou le saravi, Parvani réussit à
s’intégrer dans une communauté de femmes, a priori hostiles, grâce à de
simples procédés d’épilation.
Le temps passa. Moins chanceux qu’Abdal khan, ses descendants n’eurent
aucune opportunité de conquérir un empire et de revenir en vainqueurs,
traînant sur une mule – « non, sur quatre mules, corrigeait Fereydoun pour
montrer qu’il était à cent pour cent à l’écoute de ce récit » – une adolescente
spécialisée dans l’épilation au fil et à l’hémoglobine, et serrant sous leur bras
un coffre rempli de calames, de colliers, de boucliers et d’épées cloutées de
pierres précieuses. Aussi se contentèrent-ils de sauvegarder, tant bien que mal,
plutôt mal que bien, les fameuses frontières du nord.
En 1796, un des fils d’Abdal khan et de Parvani – qui avait pris sa place
parmi les épouses – défendit, au prix de sa vie, l’Azerbaïdjan et le Gilan
contre les armées russes de Catherine II. Lorsque la nouvelle de la mort de ce
hardi combattant parvint à sa mère indienne, ce butin de guerre devenu une
vieille Mazandarani à la longue tresse blanche, elle brisa subitement le fil avec
lequel elle redessinait les sourcils d’une de ses petites-filles. Aussitôt après,
elle cessa, en signe d’affliction, de s’épiler et d’épiler la gent féminine de tout
le hameau de Gohar Baran.
Pendant la première période de deuil, d’une durée de quarante jours, les
jeunes femmes du gynécée virent leurs lèvres supérieures se recouvrir
lentement d’un duvet noir et les plus âgées, celles qui parlaient encore du
retour légendaire d’Abdal khan, de poils blancs. Un an plus tard, une
moustache de forme concave s’étirait au-dessus de toutes les lèvres du harem.
Un jour, vers la fin de sa vie, alors que cette même Parvani débattait avec
un marchand turkmène du prix d’un tissu indien, elle apprit, entre « je ne te
donnerai pas un gheran de plus » et « tu peux ranger tes tissus, de toute façon,
à mon âge, plus rien ne me plaît », que le diamant Kouhé nour, après un
passage éclair en Afghanistan, ornait à présent en Inde le trésor d’un
maharaja. Le lendemain, elle ouvrit sa boîte à couture, en retira une bobine de
fil où se distinguaient encore des lettres en sanskrit, se dirigea vers un miroir
marqueté d’ébène et d’os qui provenait de l’Inde, à l’instar de la vieille dame
elle-même et de son fil, et se remit à s’épiler.
Mais elle ne dévoila à personne, pas même à sa fille, qu’elle fêtait ainsi le
retour de la « montagne de lumière » dans sa patrie d’origine. Aspirait-elle
encore, elle-même, à un retour ? À son âge, le désirait-elle encore ? Priait-elle,
à cette intention, ses dieux lointains, qu’elle n’avait pas oubliés ? À sa mort,
en tout cas, la laveuse de cadavres découvrit un visage et un corps exempts de
tout poil.
En 1828, ce fut au tour du nouveau chef, Moussa khan, le petit-fils de
Parvani, de batailler pour la défense du nord de l’Iran et de participer à une
offensive, une de plus, contre la Russie. Peine perdue. Vaincu, l’État iranien
dut signer un des traités les plus humiliants de son histoire. L’Iran cédait à la
Russie tous les territoires du Caucase, renonçait à toute navigation sur la
Caspienne et accordait aux Russes les droits dits capitulaires.
Rongé par la honte de la défaite, Moussa khan rassembla les hommes de sa
tribu sur la colline de Khoram-din, lacéra ses joues avec ses ongles et couvrit
son visage de poussière en proclamant : « Aussi longtemps que Iravan,
Nakhdjavan, Ordoubad et Moghan n’auront pas réintégré l’Iran, je ne quitterai
pas ma tenue de combat, je ne me raserai pas, je ne laverai pas mes joues
tachées de poussière et je ne me laisserai plus gagner par la joie ! »
Cette période sombre et humiliante de l’histoire iranienne, Fereydoun la
connaissait par cœur. « La Perse, en vertu de l’article 6 du traité, promet de
payer 10 Koroor d’or à la Russie », répétait-il avec amertume, comme s’il
subissait encore, un siècle plus tard, les conséquences de cet accord.
Un scénario, écrit avec la collaboration de plusieurs historiens, dormait
dans quelque tiroir de son bureau désordonné. Cependant, le jour où il apprit
par Ensiyeh que son aïeul avait personnellement participé à la guerre contre
les Russes, il décida de retrouver coûte que coûte le scénario abandonné, et de
retravailler sur les personnages afin de faire de Moussa khan un des
principaux protagonistes.
Le vrai Moussa khan tint parole. Jusqu’à la fin de sa vie, personne ne le vit
en civil, la mine pimpante et les traits déridés. Sa barbe, qui camouflait
presque tout son visage, se répandait, tel un lierre rampant, sur son torse. Elle
s’accrochait aux boutons et aux coutures d’une vieille veste de combat.
– Poussait-il l’esthétique du malheur jusqu’à se badigeonner de poussière
chaque matin ? demandait, à Ensiyeh, le réalisateur, toujours avide de détails.
Ensiyeh n’en savait rien. Mais elle pouvait jurer que lorsque les successeurs
du khan à la barbe-lierre subirent à leur tour la perte de la côte d’Aral, de
Tachkent, de Boukhara, de Samarkand, de Kharazm et de l’Amou-Daria, ils
décidèrent, malgré l’outrage, de se raser, de se laver et de s’habiller
correctement. Leur seule consolation était d’ordre géographique. Les
territoires perdus, situés tous à l’est de la Perse, ne relevaient pas
véritablement de leur zone d’influence personnelle.
En 1907, les Russes signèrent avec les Anglais une convention qui séparait
l’Iran en deux zones d’influence : le nord aux Russes et le sud aux Anglais –
cette même convention que devait dénoncer Fereydoun Sardari, sept
décennies plus tard, dans sa série télévisée, si populaire.
À la date du traité, en 1907, le chef du clan était l’arrière-petit-fils de
Parvani, le père d’Ensiyeh, Issa khan. Son souci principal, outre la défense des
frontières iraniennes, consistait à assurer à sa tribu une descendance mâle.
Sur une des photos que possède Ensiyeh, et que Fereydoun a reproduite en
plusieurs exemplaires, Issa khan ne ressemble à aucun autre Mazandarani. Son
nez n’est pas crochu, son front ne rappelle ni de près ni de loin une coupole,
son menton n’est pas charnu, sa moustache, discrète et sobre, ne paraît être là
que pour dissimuler la superbe ondulation de sa lèvre supérieure. Ses oreilles
ne sont ni pointues, ni décollées. Ses sourcils ne frappent pas par quelque
épaisseur excessive. Il a le visage carré, les joues creuses. Ses yeux reflètent
une sorte de douleur, un regret. Ensiyeh l’identifie au désir inassouvi de laisser
un fils après lui.
Derrière Issa khan se tient une rangée d’hommes aux mains jointes, aux
yeux satisfaits – leur lignée personnelle est déjà garantie –, aux sourcils de
m’as-tu vu, tellement exubérants qu’ils paraissent en former quatre, aux nez
voûtés, aux bouches immenses, aux moustaches arrogantes, aux oreilles en
chou-fleur, stigmates d’une longue pratique de la lutte, bref des spécimens de
cette espèce d’hommes qui te font jaunir les pantalons : tu les vois et tu pisses
de peur.
Derrière lui se tient également une femme qui porte un turban autour de la
tête et une coiffure composée de quarante et une tresses nouées par des grelots
en pièces d’argent. Elle est aussi au service d’Issa khan. Elle s’appelle Kohan
Banou, la « dame antérieure ». Comme lui, elle est kurde.
Le khan verrouillé
Issa khan se maria trois fois. « Et moi jamais », précisait Fereydoun. Mais
Ensiyeh ne bronchait pas. Elle était ailleurs, dans le passé : la première épouse
de son père venait d’accoucher d’un enfant mort-né. La sage-femme lui
interdisait formellement de retomber enceinte : « Que je me sacrifie pour ton
beau visage ! Si tu veux continuer à vivre, empêche-le de t’engrosser ! »
Après avoir donné deux filles à Issa khan, la première épouse avait en effet
subi une série de fausses couches et mis au monde plusieurs enfants morts,
d’où cette sentence qui contrariait radicalement le vœu du khan. Peu après, les
giss sefid, les servantes aux cheveux blancs, avec à leur tête Kohan Banou, se
mirent à réaménager l’andarouni de telle sorte que l’endroit pût accueillir une
nouvelle conjointe. Alitée après l’accouchement, ce fut depuis sa chambre que
la malheureuse épouse comprit, par le djiring djiring des grelots de quarante
et une tresses, que Kohan Banou était occupée à déplacer ses coffres et ses
literies, la dépossédant ainsi de la moitié de son appartement. Elle sut aussi
que son aisance matérielle ne résisterait pas à l’éventuelle naissance du fils
d’un autre lit. Aussi, utilisant les méthodes de son temps, prit-elle toutes les
dispositions pour déjouer cet enfantement menaçant. Elle consulta plusieurs
devins, ensorceleurs et géomanciens, et choisit le processus du
« verrouillage », lequel consistait à empêcher, par magie, toute érection
infidèle de l’époux.
Fereydoun pensa aussitôt à une multitude de ses petites amies qui auraient
payé cher l’obtention d’une telle amulette.
Quant au khan, il jeta son dévolu sur la descendante d’une des plus
importantes familles de la province et envoya ses émissaires demander la
main de l’élue. La réponse fut positive.
Pour préparer ce deuxième mariage, Kohan Banou, qui supervisait une
troupe de gholam siyah, d’hommes noirs venus de loin, d’un pays dont elle
n’arrivait pas à retenir le nom, un nom rempli de z, fit recouvrir de tapis les
pavés de la cour, dans la maison de la future mariée. Elle plaça sur les
pourtours du jardin des coussins, des traversins et des poufs, préalablement
enveloppés dans des draps blancs, immaculés. Les serviteurs à la peau noire
disposèrent pour chaque invité un plateau de fruits et de gâteaux ainsi qu’un
plaid pour ceux, nombreux, qui souffraient d’arthrose et préféraient garder au
chaud leurs articulations douloureuses. Ils suspendirent aux murs, comme
dans les takieh, les salles où se jouaient les tragédies religieuses, des portraits
d’imams et de héros légendaires – Kohan Banou avait une préférence pour ces
derniers –, et accrochèrent aux toits des cordes où ils fixèrent, à grand renfort
de besmellah, mashallah et inshallah, un nombre incalculable de lustres porte-
bougies. Ils changèrent toute l’eau du bassin et plantèrent aux quatre coins des
lampes à pied. Ils montèrent pour le marié une estrade en forme d’arc,
illuminée par des appliques en forme de tulipes et décorée d’orangers en pot,
d’un lit pour lui et pour ses garçons d’honneur, mais aussi d’un large brasero.
« J’entends déjà le tcheregh, tcheregh des graines d’encens », disait Kohan
Banou. Sur cette estrade, ils disposèrent des plateaux garnis de verres à pied
pour les sirops de griotte, d’épine-vinette, de fleur d’oranger et de rose, ainsi
que des tasses à thé, des morceaux de sucre dans chaque soucoupe, et enfin
des narguilés aux réservoirs en cristal rehaussés de l’image du roi Nasser od-
din.
Le père de Fereydoun, grand collectionneur d’art persan, possédait lui aussi
une série de narguilés avec le portrait de tous les rois qadjars. À l’école,
pendant le cours d’histoire, Fereydoun n’avait qu’à se rappeler les têtes
peintes sur les vases pour réciter les noms des monarques de la dynastie
déchue : l’imberbe était le fondateur, l’homme à la barbe qui n’en finissait
plus ne pouvait être que son successeur, le numéro trois portait lui aussi une
grosse barbe et le moustachu, présenté sous les traits d’un jeune homme puis
d’un vieillard grisonnant, n’était autre que le roi Nasser od-din, celui-là même
dont le portrait ornait le narguilé posé sur l’estrade du prochain mariage d’Issa
khan Ilkhan.
À coups de thé et de tamarin, Kohan Banou réussit à tenir debout et à
ordonnancer, malgré les instructions contrariantes de la famille de la mariée,
la fameuse « nappe de noces » sur laquelle ils disposèrent un Coran et un
miroir – ce miroir appelé « de la chance » –, qui devait être immaculé et
éclatant. Elle criait sans cesse : « Ahay ! Ne pose pas tes doigts sales là-
dessus ! Une petite souillure et c’est son destin que tu noircis ! »
Déchaussée, l’indispensable Kohan Banou plaçait de part et d’autre de la
nappe des candélabres, des plateaux de pains, d’encens, des tchadors de ville
en crêpe de Chine, des tchadors de prière en cotonnade Hadj Ali Akbari, des
voiles pour visage avec ouverture en dentelle, des pantalons larges, des jupes
courtes et des chaussures ghondoreh – les premières qui fussent à talon,
réclamées par toutes les jeunes femmes en raison du bruit qu’elles
produisaient –, mais aussi des boîtes de maquillages, avec fer à friser et
chaufferette, du khôl pour les yeux, du sorkhab pour animer les joues, du
sefidab pour blanchir le visage.
Kohan Banou veilla à ce qu’on garnît également la « nappe des noces » de
sucre candi, de pyramides de fruits – aussi hautes que la taille des gholam
siyah –, de sirops de rose, de henné, de savons. Elle criait à qui voulait
l’entendre : « Attention ! Surtout ne jetez pas du charbon et du tabac sur la
nappe, sinon ce sera votre faute si leur vie devient amère et noire ! »
Leur vie, cependant, fut amère et noire.
– Par la faute des gholam siyah ? D’un morceau de charbon tombé par
mégarde sur la nappe ? demandait Fereydoun.
– Non, écoute la suite, lui répondait Ensiyeh.
Le jour des noces, un inconnu, à la solde de la première épouse, se glissa
discrètement parmi les invités. Au moment où le mollah récitait la prière de
l’union, cet homme introduisit discrètement sa main dans sa ceinture, faite de
larges bandeaux de tissus. Puis il attendit l’instant où le khan consentait au
mariage pour enfoncer l’anneau métallique d’un cadenas, qu’il tenait caché, et
« verrouiller » ainsi le mécanisme de procréation du père d’Ensiyeh.
Fereydoun allumait une cigarette, enlaçait Ensiyeh, et disait en riant, non
sans une certaine fiereté, que son mécanisme de procréation, à lui, n’était
visiblement pas encore verrouillé.
– Chut ! répondait-elle en l’écartant.
L’ancienne magie se révéla effective : des années passèrent sans que la
deuxième épouse fût enceinte. Soupçonnant que son maître avait été
clandestinement envoûté, Kohan Banou convoqua, elle aussi, la fine fleur des
oracles de la province. À dos d’âne, à quatre pattes et à pied, ils se
présentèrent devant les grilles de la propriété. Il y avait là un homme coiffé
d’un turban noir qui, pour arriver à ses fins, crachait sur les pierres noires des
cimetières, un estropié qui avançait à l’aide de ses mains et tenait entre ses
dents un livre de divination (exemplaire unique), un derviche aux pieds nus et
aux cheveux ébouriffés, qui ne s’exprimait qu’après avoir fait tournoyer douze
fois un lourd bâton sur son épaule. Et d’autres encore. Informés de la
défaillance du khan, ils émirent des avis radicalement divergents :
L’homme enturbanné décréta :
– Ça va être compliqué. Oui, très difficile ! Ils ont noué, au nom du khan,
des fils entiers du cardage ! Je ne pourrai pas cracher sur n’importe quelle
pierre. Oui, même si tu inscris la sourate Iza ja’a sur un bol en porcelaine,
même si tu lui fais lécher le bol, j’aurai du mal à identifier la bonne pierre !
Kohan Banou préféra se taire. Elle ne voyait pas son khan se soumettre à un
acte pareil, fût-il susceptible de garantir un fils.
– Ey baba, que tu es optimiste ! disait l’estropié à son collègue, son livre
ouvert sur le sol. Si ce n’était que ça ! Moi, je vois un homme qui souffle du
khôl derrière un cercueil, comme ça – il réunissait ses lèvres noircies par
l’opium et faisait mine de souffler. Oui, c’est du khôl noir qu’ils ont éparpillé
sur sa vie ! Une traînée de poudre noire ! Oui, c’est ça l’origine du
verrouillage ! De la poudre noire !
De son côté, son gros bâton sur l’épaule, le derviche piétinait le livre de
divination de l’estropié et vociférait :
– Quelle poudre noire ? Ils ont noué et séché en son nom, sous le soleil
ardent, les testicules d’un bélier ! Voilà ce qu’ils ont fait !
Kohan Banou demandait aux trois hommes, du bout des lèvres :
– Mais comment corriger tout ça ?
– Fais chauffer dans le feu une hache sans manche et dis-lui de pisser
dessus ! décréta le derviche après douze tours de bâton.
Sans oser en parler à Issa khan, Kohan Banou disposa dans toutes les
latrines de la maison des haches sans manches, préalablement chauffées au
feu, dans l’espoir, ô combien dérisoire, que l’envoûté urinât dessus, même par
hasard, au passage. Mais cela n’advint pas.
Quant à la première épouse, la jeteuse du sort, elle suivait l’avertissement
médical et fermait, pendant les jours de fécondation, les portes de sa chambre
au khan ensorcelé.
Soudain, nouveau malheur, la fille aînée d’Issa Khan s’enfuit avec un
berger. Fugue imprévisible, insensée. Un berger ! Pour contrecarrer le mauvais
sort insistant, Issa khan, qui s’estimait déshonoré, répudia la mère indigne.
« Que rien, dans cette maison, ne me rappelle sa présence ! » ordonna-t-il. La
femme obéit. Elle emporta docilement chez ses parents des malles entières de
vêtements, de mobilier et de tapis. Après ce renvoi, en inspectant l’andarouni,
les appartements réservés aux femmes, le khan y trouva leur deuxième fille,
occupée à jouer avec un bâton de berger. « Que rien ni personne, dans cette
maison, ne me rappelle sa présence ! » hurla-t-il de nouveau après avoir
fracassé la houlette et enfoncé les portes de l’andarouni.
Peu après, de sa fenêtre, la deuxième épouse, sourire aux lèvres, assistait au
départ précipité de l’adolescente et suivait du regard l’éloignement, puis la
disparition, de la calèche qui jetait dans l’oubli cette dernière héritière.
Descendante d’une vieille famille Mazandarani, la deuxième épouse
méprisait les coutumes tribales de l’entourage du khan et ne manquait pas, à
chaque occasion, de lui signifier cette différence :
– Je viens de voir un spectacle incroyable ! Je me promenais là-bas, de
l’autre côté de l’étang, quand j’entendis des femmes, cachées par les roseaux,
qui riaient aux éclats. Je m’approchai et je vis une sorte de tente, faite de tapis
suspendus à quatre bâtons, qui abritait, vous n’en croirez pas vos oreilles, une
mariée et ses parentes ! Elles se mirent à me parler, mais je ne comprenais rien
à leurs paroles. Vous savez, moi et le kurde ! Une des femmes commença à
jouer du tambourin, comme pour m’inviter à danser. J’ai déguerpi très vite.
S’adressant à son époux, sous le regard vitrifié d’un cerf empaillé qui
dominait la cage d’escalier, la deuxième épouse secouait nerveusement sa
main, comme si elle se sentait encore sous la menace d’une danse avec –
comme elle tenait à les appeler – les ilyate. Ce mot, qui signifiait « nomades »,
prenait dans sa bouche une amertume péjorative et creusait encore et encore le
fossé qui séparait son univers urbain du monde tribal – qu’elle estimait
primitif – du khan.
Après quoi elle poursuivit :
– Une fois rentrée à la maison, loin de tout ça – elle secoua la main comme
pour chasser une mouche désagréable –, on m’apprit que la mariée était la
nièce de Kohan Banou et que c’était dans cette prétendue tente, à même le sol,
sur une terre humide, que le mariage allait être consommé. Ma tête s’est mise
à siffler ! Vous vous rendez compte ? Un hedjleh, une chambre nuptiale, en
rase campagne !
Le khan était prêt à tout encaisser pourvu que la hautaine lui fît un garçon.
Son silence contre une descendance mâle. Kohan Banou, qui avait tout
entendu, reculait sans un mot, laissant s’exprimer à sa place les grelots
tremblotants de ses quarante et une tresses.
Une autre fois, réveillée par une lamentation qui s’élevait dans une cour
voisine, et sachant qu’un décès y avait eu lieu quelque trente jours plus tôt, la
deuxième épouse se rhabilla pour aller aux nouvelles. « Dors ! » lui dit le
khan, mais en vain. Il entendit sa femme descendre, la porte claquer, le chien
aboyer et Mardan khan, l’intendant, s’affoler. Il se leva à son tour et aperçut, à
travers les vitres, deux silhouettes, celles de sa femme et de l’intendant,
éclairées par une lanterne, qui s’enfonçaient dans la nuit. Le chant de
lamentation parvint finalement à l’endormir.
– Khan ! Khan ! Réveillez-vous ! cria alors son épouse, bien décidée à lui
ôter, cette nuit-là, tout sommeil.
Et elle continua :
– Vous aviez raison. Je n’aurais pas dû appeler Mardan khan pour partir
dans le froid et l’obscurité. Je me suis donné tout ce mal pour rien. C’était
juste un visiteur venu présenter ses condoléances. La coutume funéraire des
ilyate, ils me l’ont expliqué, exige qu’un invité signale sa présence par des
clameurs enragées. Lorsque j’entrai dans la maison, les hommes fumaient
tranquillement leur tchopogh, polissaient leurs armes et buvaient du thé. Les
femmes peignaient la laine, tournaient le rouet et emmaillotaient, comme si de
rien n’était, un nouveau-né. Vous vous rendez compte ? Un visiteur, assis dans
la cour, poussait des hurlements effroyables et toute la maisonnée achevait
tranquillement ses besognes quotidiennes ! En ville, on l’aurait au moins
invité à entrer, au lieu de le laisser gémir dans la cour !
Le khan gardait le silence, fermait les yeux et remettait au lendemain
l’impossible procréation.
Cependant, après quelques années de mariage, où il maintint un mutisme
total face à l’arrogance permanente de la deuxième épouse et à l’absence d’un
descendant mâle, il décida d’assurer sa lignée par d’autres moyens.
Un ami avisé conseilla au général kurde de se rendre à la capitale afin d’y
épouser une jeune fille qui, élevée sous d’autres cieux, serait sans doute à
même de lui donner enfin le fils tant désiré. Cet ami avisé citait les noms
d’autres dignitaires qui s’étaient soumis, et avec succès, au même parcours.
– J’en connais une qui est tout à fait naturelle, un coing cotonneux en
surface, disait l’ami avisé en faisant tourner sa main sur elle-même, comme
s’il palpait un fruit imaginaire. Elle n’a pas encore touché à ses sourcils – il
effleurait les siens –, ni à son visage, ni à son front. Elle est soumise,
silencieuse, obéissante, accommodante, serviable, sérieuse. Je connaissais feu
son père, que Dieu garde son âme, un grand commerçant du bazar. Pendant
tout le mois de ramadan, il répandait des offrandes dans toute la ville. Qu’est-
ce que je disais déjà ? Ah oui, la fille, c’est un coing cotonneux et par-dessus
le marché pas le moins du monde vulgaire. Elle s’appelle Leyla. On lui a
appris à se lever tôt, à respecter son futur mari, à se soumettre aux décisions
des plus grands, à porter le voile. Cette fille, Issa khan, je te le garantis, j’en
mets ma main au feu, ne rapportera pas un mot de ta maison à l’extérieur. Elle
est patiente, économe, discrète, une vraie pratiquante qui n’oublie jamais ses
prières, ses jeûnes et ses ablutions. Elle ne distingue pas ses biens de ceux de
son mari, ah oui, j’ai oublié de te dire qu’elle est aussi une petite héritière, elle
n’est pas dépensière, elle ne ment pas, elle n’est pas fille à chercher des
camarades. Rien de tout ça. Bref, elle arrive chez toi avec son tchador et quitte
ta maison avec le linceul. Elle est de cette catégorie dont les yeux s’ouvrent
sur les tiens et se ferment sur ceux d’Azraël. Elle te fera des enfants, mariera
tes fils, elle deviendra Madame Grande…
Le mot était lâché, « tes fils ». Il n’en fallait pas plus pour décider le khan.
Tout le reste, soumission, héritage, discrétion, lui semblait superflu. Aussi
leva-t-il les mains et les yeux vers le ciel en ajoutant : « Je me fie à la volonté
de Dieu ! Va demander sa main. »
Le djiring djiring des grelots annonça Kohan Banou. Elle aussi était
consentante. Oui, le khan devait encore se remarier, sans aucun doute. Mais
pour éviter de nouveaux verrouillages, il fallait que la cérémonie se passât à
Téhéran, dans la discrétion absolue, ni vu ni connu, sans aucun bruit, chut. Il
fallait juste qu’on veillât juste à ce que le jour et l’heure fussent fastes, que la
lune ne fût pas dans le scorpion et bas, ça suffirait.
Quelques semaines plus tard, le khan apposait sa signature sur le contrat du
mariage qui l’unissait à Leyla, une jeune fille de Téhéran, de vingt ans sa
cadette.
– Leyla, c’est bien ta mère ? demandait Fereydoun, légèrement égaré dans
le gynécée du khan.
À cette occasion, le coing cotonneux, « ma mère », précisait Ensiyeh, fut
peint au henné dans la plus absolue sobriété. Pas de copines, pas de cousines,
pas de tantes, pas de tambourin, pas de lili, lili, pas de danse, aucun
déhanchement. Seules la mariée, sa mère et la tatoueuse, réunies dans une
chambre autour d’une cuvette en cuivre, dans laquelle trempait le henné. La
tatoueuse tenait des aiguilles et traçait sur les poignets de la promise des
feuilles, sur ses paumes des fleurs et sur ses ongles des bourgeons. Pour
honorer les consignes de Kohan Banou – pas de vacarme, surtout, pas de
cérémonie –, le coing cotonneux fut épilé avec la même austérité. Assise face
à la direction de La Mecque, les cheveux enroulés dans un foulard blanc,
Leyla s’abandonna aux mains expertes de l’épileuse sans que sa belle-mère ou
une autre femme de la famille du khan retirât, comme il était d’usage, le
premier poil de ses sourcils et garnît ensuite la jupe de l’épileuse d’ashrafi de
pièces en or. Ce fut du bout des lèvres que celle-ci, privée des libéralités des
femmes de la belle-famille, prononça les formules de circonstance : « Que
cette mariée apporte cent autres mariages ! Qu’elle fasse, avec la volonté de
Dieu, d’un individu mille individus ! »
Ce fut également sans les plateaux de jus de pastèque, de grenade et de
mandarine, d’œufs colorés, d’omelettes aux herbes et de soupes aux
vermicelles, sans le service du thé, qu’elle accomplit le rituel du hammam
prénuptial : dans un silence total, sans qu’une horde de femmes dénudées
chantât au rythme des sons émis par des cuvettes, des seaux et des arrosoirs. Il
fallait au contraire, pour assurer la descendance mâle du khan, préparer le
mariage en catimini. « Chut ! » avait dit Kohan Banou.
Pour regagner la province du nord, où vivait le khan, Leyla et sa mère
montèrent dans un takhté ravan, une litière fermée, assez semblable à celles
d’autrefois, attelée à quatre mulets et recouverte de tapis qu’elles garnirent de
nourriture, de matériel de cuisson, du nécessaire de couchage et d’un narguilé.
Installée à l’intérieur, la mère ferma aussitôt les rideaux – pour empêcher les
hommes de voir –, prononça un besmellah et donna au cocher l’ordre de
démarrer. Pendant tout le voyage, la mère et la fille ne quittèrent pas le takhté
ravan, sauf pour aller déféquer de temps en temps derrière des mottes de terre,
à l’intérieur d’une grotte, ou dans une crevasse. Seul témoignage de leur
présence dans la litière : la fumée du narguilé.
Chaque fois que Fereydoun prenait la route montagneuse qui séparait
Téhéran du Mazandaran, il pensait inévitablement à l’image déjà ancienne
d’une mère et d’une fille, enfermées dans une litière couverte, en route vers
une province basse et humide pour rejoindre un homme inconnu, qu’elles
avaient à peine vu.
Cinq jours plus tard, sachant l’arrivée imminente, la mère se mit à peigner
les longs cheveux de sa fille, des cheveux vantés par toutes les laveuses des
hammams de Sar Tcheshmeh comme les plus abondants, les plus épais, les
plus lisses et les plus noirs, sinon de toute la capitale, du moins de tout le
quartier. Elle rehaussa la frange de Leyla à l’aide de gomme de katira, lui
arrangea une tresse derrière la tête et paracheva la coiffure avec un bouquet de
plumes de paon.
Quelques heures plus tard, la jeune mariée, épilée, tatouée et coiffée, se fit
dépuceler par le khan. Là encore, personne n’attendait à la sortie de la
chambre nuptiale, pour saisir le chiffon ensanglanté. Discrétion, toujours.
Rapidement enceinte, la nouvelle venue fut aussitôt traitée par le khan
comme la porteuse de son futur héritier, de celui qui régnerait sur la tribu des
Ilkhan et continuerait à défendre, à l’instar de ses valeureux ancêtres, l’Iran du
nord contre les Russes.
Afin de choyer sa nouvelle épouse, le khan demanda à Kohan Banou de lui
masser les pieds plusieurs heures par jour. Il fut lui-même surpris par les
employés de maison, comble de dégradation pour un guerrier à la haute
vaillance, tout occupé à frictionner les mollets enflés de sa femme. Plus tard,
un demi-siècle plus tard, les mêmes soins seront prodigués à Ensiyeh par les
mains amoureuses de Fereydoun Sardari.
Ainsi, tout au long de sa grossesse, Leyla vit ses pieds passer de la main
rugueuse de Kohan Banou à celle du khan, cette main d’homme aux doigts
recroquevillés et à l’index relevé, attitude qui évoquait un contact fréquent
avec la gâchette, même quand cette main ne tenait aucune arme. Ces massages
se racontaient un peu partout, le long des rives par des pêcheurs à moitié nus,
dans le bazar par des porteurs aux balances lourdes, dans les hammams par
des laveurs en sueur et dans les fêtes de circoncision par des musiciens juifs,
qui ont l’exaltation facile.
Suivant en cela les instructions de sa mère, Leyla demandait tous les jours à
une fillette, pas encore pubère, de pisser contre les murs intérieurs des
appartements privés. Pour sa mère, qu’on appelait khanoum bozorg,
« Madame Grande », cette opération constituait le meilleur moyen de conjurer
le mauvais sort. Kohan Banou, qui n’avait jamais apprécié l’ostentation
méprisante de la deuxième épouse, mit toute son énergie à protéger la
nouvelle venue. De mèche avec Madame Grande, elle ne négligeait jamais de
déverser, après chaque passage de la pisseuse, une quantité considérable de
bicarbonate de soude sur tous les endroits souillés, sans que jamais le khan,
intrigué par cette couche blanchâtre, ne se doutât des manœuvres féminines.
Seules ces trois femmes savaient que, durant toute la période de grossesse,
leur dépense en bicarbonate de soude irait en s’élargissant. Madame Grande
répétait à bon escient : « Pour neutraliser l’acidité de l’urine, absorber son
odeur et dissimuler le tout aux yeux du khan, nous ne pouvons compter que
sur ce produit. Le bicarbonate. »
Kohan Banou hochait inlassablement la tête. Cela signifiait que, dans son
échiquier imaginaire de produits ménagers, la poudre blanche, jusque-là
simple pion, devenait subitement tour, fou ou même roi, un roi doté de tous
ses attributs, un roi devant lequel il convenait de se prosterner sans murmure.
Kohan Banou ne poussa jamais la dévotion jusqu’à s’incliner devant le flacon
de bicarbonate de soude mais, chaque fois qu’elle le dévissait, ses lèvres,
machinalement, récitaient des incantations.
Ce fut également Kohan Banou qui fut chargée par Madame Grande de
trouver dans les alentours – la mère et la fille n’étaient au fond que deux
Tehrani, étrangères aux mœurs de la région – une femme dévote et quelque
peu illuminée pour œuvrer en faveur de la conception d’un garçon. Kohan
Banou se démena et revint avec une seyed, une soi-disant descendante du
Prophète, très noire de peau, mais réputée pour l’efficacité de sa ferveur.
Celle-ci allongea Leyla sur le dos, à même le sol, prit dans sa besace une
plume et de l’encre, puis elle recouvrit lentement le ventre de la femme
enceinte de prières coraniques. « Ces mots divins feront de ton embryon un
futur guerrier à condition qu’ils ne soient, en aucun cas, effacés ! Même s’il
empeste, ne lave jamais ton ventre ! Jamais ! » décréta la seyed.
Au fur et à mesure que le ventre de Leyla se gonflait, les caractères arabes
s’amplifiaient et se déformaient. Un soir, le khan entreprit de caresser le giron
de son épouse. Il souleva les draps, les sous-vêtements et découvrit, dans le
clair-obscur de leur chambre, la peau-amulette de sa femme. De ses doigts
longilignes et recroquevillés, il souligna chaque lettre, puis il posa sa tête sur
le ventre de Leyla et pleura doucement, en silence. Terrorisée à l’idée qu’une
larme n’effaçât les suppliques magiques, Leyla se mit à tousser
énergiquement. Le khan se releva et essuya ses yeux. La sainte écriture n’en
fut pas altérée. Leyla pensa : je viens de sauver notre fils.
Avant d’aller au hammam, elle recouvrait les prières de plusieurs couches
de feutre imperméable et prenait soin, sur place, de ne pas immerger son
ventre dans les bassins. Elle recommandait à la laveuse de veiller à ce
qu’aucune goutte ne fût déversée sur le bandage.
C’était sans compter sur les manigances de la deuxième épouse. Originaire
du Mazandaran, celle-ci sut très vite, par les employées du hammam, que la
préoccupation principale de la Tehrani était de préserver son ventre de tout
contact avec l’eau. La deuxième épouse comprit sans effort toute la manœuvre
et décida d’une contre-attaque. Il fallait mouiller coûte que coûte le corps tout
entier de sa rivale.
La deuxième épouse d’Issa khan, victime elle-même d’un sortilège – jamais
elle ne réussit à se faire mettre enceinte –, soudoya la laveuse du hammam
Sahar, pour qu’elle mouillât le ventre de la troisième épouse du khan, afin de
contrecarrer les écritures sacrées et d’empêcher la naissance d’un fils.
Ainsi fut fait. Un jour, alors que Leyla se laissait frictionner les bras par la
masseuse, la laveuse déversa, prétendument par inadvertance, en trébuchant,
un grand seau d’eau sur le bouclier de feutre. Puis, avec une précipitation
feinte, elle retira maladroitement le feutre et mouilla entièrement la peau de sa
malheureuse cliente. Sous le regard apeuré des deux employées – en les
dénonçant au khan, la victime les exposait à la plus terrible des punitions –,
Leyla assista à la dislocation des lettres qui devaient favoriser la procréation
d’un garçon. Elle regarda l’encre couler tristement sur son ventre et renonça,
en un instant, au rêve de materner un fils. Le khan resterait sans héritier mâle.
Ainsi en avaient décidé le destin – et une autre épouse.
À la fin de cette même année, Leyla accoucha. Lorsqu’on apprit au khan la
naissance d’une fille, il se prosterna dans la direction de La Mecque et
remercia Dieu de lui avoir enfin donné le fils tant désiré. Il appela l’enfant
d’un prénom féminin, mais il le gratifia du titre, ô combien masculin, de khan.
– Ce khan, c’était moi, disait Ensiyeh à Fereydoun.
À peine lavé et emmailloté, le nourrisson fut accaparé par Kohan Banou et
transporté dans une des pièces condamnées depuis la mort de Parvani, là où se
trouvaient encore les effets personnels de l’Indienne. Alors que toute la
maisonnée cherchait « le nouveau khan », Kohan Banou « le » démaillota,
puis elle ouvrit posément la boîte de couture de l’ancêtre indienne et en retira
un pot qui contenait une matière noire et gluante. Le bébé, silencieux,
paraissait suivre du regard les gestes de cette femme avec qui il venait de
passer la première heure de son existence. Celle-ci se mit à appliquer, avec
une extrême minutie, la substance noirâtre sur les aisselles, les bras et les
jambes fraîchement venus au monde. Friction efficace : Ensiyeh ne connut
jamais, de toute sa vie, à l’exception des poils pubiens, le moindre duvet sur
son corps. Même à son adolescence, lorsque le visage de ses amies deviendra
un terrain vague où s’affronteront boutons et poils, Ensiyeh cherchera
vainement, munie d’une loupe, à la lumière du soleil, la plus légère trace
d’une poussée pileuse aux abords de ses lèvres.
Fereydoun, pour sa part, renoncera très vite à explorer les poils possibles. Il
n’y en avait pas. Un point c’est tout.
Les tantes paternelles d’Ensiyeh affirmaient unanimement que la pâte,
appliquée le jour de sa naissance par Kohan Banou, n’était autre chose que des
œufs de fourmis, ramassés un siècle et demi plus tôt en Inde par l’épouse
indienne d’Abdal khan. Ces œufs conservaient encore l’étrange pouvoir de
rendre imberbes, pour toute leur vie, les nourrissons.
L’imberbe Ensiyeh khan fut élevée comme un garçon. En lieu et place
d’institutrice, un précepteur s’occupa de son éducation. Très tôt, à l’âge où ses
congénères jouaient à la poupée, elle dut apprendre à monter à cheval, à
manipuler les armes à feu, à s’impliquer dans l’administration du domaine
familial, à transformer son timbre de fillette en voix d’homme, plutôt rude et
autoritaire. Les accès à la filature de chanvre, de laine et de coton, au dosage
des confitures, à la confection des vêtements, à la neutralisation des amulettes
et aux chuchotements incantatoires lui furent définitivement fermés.
Une femme qui cache un homme, se murmurait parfois Fereydoun.
Moussiou Toumanians
Au printemps 1926 – cinq ans après la naissance d’Ensiyeh – Issa khan,
comme tous les Mazandaranis, fêta le couronnement de leur concitoyen, Reza
shah. Celui-ci venait de renverser les Qadjars et d’instaurer la dynastie
Pahlavi.
Issa khan se rendait très souvent à Sari, capitale de la province, dans le
magasin de M. Toumanians, un élégant Arménien établi dans cette petite ville
du nord. Il y entrait pour s’approvisionner en munitions, en bibelots – objets
pratiquement absents des intérieurs iraniens –, et pour examiner toutes les
marchandises récemment importées. Plus elles venaient de loin, mieux il les
appréciait. Lors d’une de ses visites, il découvrit sur le bureau de
M. Toumanians, dans un vieux journal en langue étrangère, la photo d’une
cérémonie officielle sous un grand arc de pierre tout sculpté.
– Ce que vous regardez, vous savez ce que c’est ?
– Non.
– C’est l’inhumation d’un soldat non identifié, mort pendant la grande
guerre en France, lui dit son hôte, tout en ravivant les coques bouffantes de sa
cravate lavallière.
– D’un soldat inconnu ? Pourquoi ?
– Ah, je ne sais pas, répondit le marchand. Ils disent : « En hommage à tous
les soldats morts. »
« Une photo de guerre, un journal anglais, voilà ce qui m’a manqué, ce que
j’aurais dû mettre dans une des scènes de mon film ! » disait avec regret
Fereydoun. Sa série se passait précisément à l’époque de la Première Guerre
mondiale.
Le marchand arménien tendit le journal vers Issa khan, lui proposa de
s’asseoir, puis il s’adressa à son employé :
– Hacop, sourtch ber !
Sans pratiquer le tarof traditionnel, sans se laisser aller aux bonnes manières
iraniennes, le khan saisit le journal, prit aussitôt place sur une chaise dite
« polonaise » et attendit qu’on lui servît un café turc. Vêtu d’une tunique
militaire en drap bleu foncé et coiffé d’un chapeau cylindrique en astrakan, il
se mit à flairer, à travers les poils de sa moustache, l’arôme de cette boisson
importée. Il l’associait à l’odeur du cuir des fauteuils club, exposés et vendus
dans le magasin, et aussi à cette eau de Cologne française qui s’appelait Roger
et Gallet, avec laquelle son hôte aspergeait parfois sa propre moustache en
accent circonflexe, aux remugles froissés des journaux étrangers, qui
s’entassaient un peu partout, aux arômes des cigarillos Romeo y Julieta qui
arrivaient de Lahabana, cette île au-delà de la Caspienne, au-delà de la mer
Noire, au-delà de la Méditerranée, au-delà même du grand océan Atlantique.
Après des années de fréquentation de la maison Toumanians, le père
d’Ensiyeh ne s’était pas encore habitué au nez en bec de vautour de l’assistant,
Hacop, lequel fendait l’air comme un prédateur. À chacune de ses apparitions,
Issa khan frissonnait comme s’il s’identifiait lui-même à une proie.
Cependant, en vrai général kurde, il se ressaisissait aussitôt et tranquillisait
cette proie tapie au plus profond de son être. Dès que le trouble dû à l’arrivée
de Hacop se dissipait, le père d’Ensiyeh se mettait à scruter chaque détail du
service à café : la cafetière au manche en cuivre gravé, les deux tasses, les
deux verres d’eau.
M. Toumanians versa du café dans la tasse, la tendit à son client et lui dit
dans un persan approximatif :
– C’est du café Mehmet Efendi qui vient de Turquie.
– Vous en vendez ?
– Ici je vends tout sauf moi, répondit le marchand en riant.
Le général kurde dit alors, calmement :
– Je voudrais le café, le service à café et la recette pour faire ce café.
– Hacop ! Hacop ! cria M. Toumanians.
L’oiseau de proie accourut. M. Toumanians lui demanda en arménien de
communiquer le mode d’emploi du café turc, en persan, à leur client kurde.
Hacop fit de son mieux :
– Il faut mélanger café, sucre et trois verres d’eau dans cafetière.
Hacop pencha son nez de vautour trois fois en avant – afin d’insister sur le
nombre de verres – et continua :
– Après attendre que ça ghol ghol.
Cette fois le nez traça plusieurs cercles, évoquant le vol en spirale du
vautour et laissant croire que Hacop identifiait le bouillonnement, qu’il
désignait par ghol ghol, à un mouvement circulaire.
– Puis il faut tout retirer hors feu, remuer bien, remettre cafetière sur feu et
attendre que ça ghol ghol de nouveau.
Il accompagna ses paroles de mouvements du nez tels qu’Issa khan eut
l’impression de se trouver soudain dans un belvédère de vautours. C’est ainsi
qu’il assimila le retrait de la cafetière du feu au décollage du prédateur, le
remuement du café au vol qu’on appelle battu, lorsque l’oiseau s’enfuit ou que
le mauvais temps l’empêche de chasser, et le bouillonnement, le ghol ghol, à
un nouveau vol en spirale.
– Sartip !
Issa khan, que M. Toumanians venait d’interpeller par son titre militaire,
quitta subitement son belvédère imaginaire, détourna ses yeux du nez de
Hacop et fixa le marchand arménien.
– Sartip ! répéta M. Toumanians. Avec tous les oran gers que vous
possédez, vous pouvez ajouter dans chaque tasse quelques gouttes d’eau de
fleur d’oranger.
La première gorgée de café avalée, le père d’Ensiyeh se blottit contre le
dossier de la chaise, rejeta sa tête en arrière et se sentit étrangement bien. Cet
Arménien, si peu semblable aux hommes de sa tribu, aux émissaires du
gouvernement central et au reste de ses compatriotes, le détachait de tout
tracas : le manque de descendance mâle, le pont emporté par la rivière Tadjen,
la fugue de sa fille aînée avec un berger, les dépenses exorbitantes de la
deuxième épouse, l’omniprésence des Russes, la mystérieuse couche
blanchâtre qui avait recouvert son intérieur, la désintégration progressive de la
Perse, la mauvaise qualité de l’opium, la rareté de la pluie… En présence de
M. Toumanians, Issa khan, général kurde à la tête d’une tribu de trois mille
âmes, se sentait ailleurs, calme et allégé. Il fermait les yeux et se laissait
habiter par les souvenirs de son hôte. Sans aucun effort, il se trouvait à Paris,
au 331 d’une rue qui s’appelait Saint-Honoré. Il tenait dans une main le flacon
élancé de cette eau de Cologne qui jouissait, cent ans plus tôt, d’une
particularité précieuse, celle de se glisser aisément dans les bottes des soldats
de Napoléon.
Le khan reposa la tasse de café et, d’un geste discret, presque
imperceptible, glissa sa main dans sa propre botte, pour en extraire l’eau de
Cologne, répétant peut-être sans le savoir un geste de Napoléon, jadis, sur un
champ de bataille.
– Sartip, voici votre service à café, déclara Hacop, en déposant une boîte
sur le bureau de son employeur.
Il évoquait, toujours par son nez, l’atterrissage en falaise du prédateur,
freinage vigoureux, corps tendu. Il ajouta, en redressant son pouce :
– Avec recette donnée à vous, votre café numéro un de tout Sari.
Issa khan retira précipitamment sa main de sa botte, comme s’il voulait
éviter d’être débusqué par Hacop, renonça au belvédère des vautours et aux
manœuvres d’Austerlitz pour s’imaginer dans un autre endroit décrit par son
hôte, à Istanbul. Soudain il se trouvait assis au café Markiz, en face des
célèbres carreaux des quatre saisons. Il avait chaud, il dégustait une pâtisserie
élaborée par les soins du chef français, M. Lebon, et répétait à mi-voix le
slogan de la maison : « Chez Lebon, tout est bon ! »
– Pardon, que venez-vous de dire ? lui demanda M. Toumanians.
– Rien, rien.
Avant de se ressaisir, il eut tout juste le temps d’avaler le gâteau imaginaire.
M. Toumanians ouvrit un tiroir, en retira une boîte de cigarillos cubains et
en proposa un au khan. Celui-ci, cherchant à dissimuler sa jubilation, déclina
l’offre.
– Sartip, moi, je ne sais pas insister. C’est le non du tarof ou c’est un vrai
non ?
Le khan, qui plaçait le cigare au-dessus même de l’opium, inclina la tête,
caressa sa moustache et répondit :
– Je ne dirai pas non, moussiou. Votre sens de l’hospitalité, définitivement,
me rendra dépendant de vos bons cigares.
– Laissez-vous aller, Sartip.
Le khan ne demandait pas mieux. Il se laissa aller. Cette fois, il se retrouva
à La Havane, dans la manufacture de cigares Romeo y Julieta, sous une
gravure qui représentait un homme grimpant à un balcon d’où se penchait une
femme aux longues tresses blondes. Issa khan fixa la peau noire des
fabricantes de cigares qui, assises en longues rangées, roulaient sur leurs
cuisses brunes les longues feuilles de tabac.
Sous le regard émerveillé du Kurde, M. Toumanians mit le cigarillo en
bouche, porta la flamme à la bonne hauteur et aspira trois ou quatre bouffées
saccadées. Issa khan fit de même. Lorsque la première fumée se mélangea à sa
salive, il ne put s’empêcher de demander qu’on ajoutât à ses emplettes deux
ou trois boîtes de cigarillos, une pour Sardar Djalil, le haut dignitaire de la
province, une autre pour le chef des Bavand, et le restant pour son usage
personnel. Ainsi, un cigarillo aux lèvres, il admirerait, du haut de la colline de
Khoram-din, les larges étendues de sa propriété, les sentiers entre les
chaumières, les collines de guet, le vol des serins à tête rouge, ces oiseaux
migrateurs qui reliaient sous ses yeux la Turquie à l’Inde, au Népal, au Tibet.
– C’est tout ce que j’ai, déclara M. Toumanians en extirpant deux boîtes de
Romeo y Julieta du tiroir. Vous m’avez déshabillé. Et c’est parce que c’est
vous, autrement, vous savez, elles ne sont pas à vendre.
– C’est vraiment tout ce que vous avez ?
– Ici, avec l’humidité du Mazandaran, je n’ose pas stocker le cigare. Un
cigare humide ne développe pas ses arômes, il s’éteint facilement et court le
risque de moisir. Même si je vivais à Téhéran, j’agirais de la même manière.
Je n’en aurais pas stocké davantage. Un cigare trop sec, mon cher Sartip,
devient âcre, il se déchire et se consume trop vite.
Lorsque Fereydoun apprit par la bouche d’Ensiyeh tous les dommages que
pouvait subir un cigare conservé à Téhéran, il comprit enfin pourquoi son père
ne fumait le cigare qu’en Europe.
Mais à Sari, dans le magasin de M. Toumanians, Issa khan pensa aux
solides qualités de l’opium local, indifférent à tout changement de climat.
L’idée qu’un jour l’opium pourrait craindre l’humidité lui fit gâcher quelques
aspirations intenses, vers la fin du cigarillo.
Sachant que le général kurde avait une fille de cinq ans, qu’il choyait
particulièrement et qu’il élevait comme un garçon, M. Toumanians le dirigea
vers une vitrine où il exposait un ensemble de meubles de poupée en bois
peint. Après avoir initié le Kurde au café turc et au cigare cubain, aspirait-il
également à féminiser l’univers de sa progéniture ?
Le père d’Ensiyeh ouvrit la vitrine en expirant la fumée du tabac. La
chambre en miniature fut aussitôt engloutie dans un nuage terne. En voulant
chasser la fumée, il introduisit sa main dans l’étagère, l’agita maladroitement
et renversa les bibelots. Il s’écarta de quelques pas et parvint à distinguer,
après la disparition de la fumée, une armoire à glace, une coiffeuse, une table
de chevet et un lit, retournés comme après un tremblement de terre.
Pour s’épargner de demander pardon, il dit alors :
– Je prends tout.
Issa khan venait, pour la première fois, d’acheter pour sa fille un cadeau
adapté à son sexe. Avant cet incident, il rentrait toujours du magasin de
M. Toumanians chargé de jumelles, de cravaches et de gilets de chasse,
destinés à Ensiyeh khan, au seigneur Ensiyeh, à cette fille vouée, un jour, à le
remplacer.
Ensiyeh conserva longtemps ce mobilier de poupée. Elle changeait de
maison, changeait de vêtements, elle vendait ses meubles, témoins de sa vie,
et cependant elle gardait dans un coin de cave, ou au-dessus d’une vieille
armoire, quelque part, un emballage jauni et décrépit qui contenait un mobilier
de poupée en bois peint, hantise de toutes les servantes.
Cette maison de poupée, Fereydoun aurait tout donné pour la voir, mais
Ensiyeh ne la lui montrait jamais. Elle lui en parlait très souvent. Il lui aurait
suffi de tendre le bras, d’ouvrir la porte du placard et de dévoiler à cet homme
qui l’aimait tant ce débris de son enfance. Mais elle se retenait et préférait la
décrire avec ses mots et parfois même avec son silence.
Lorsque Mehri, la dernière femme de ménage, celle qui renseignait avec
soin Fereydoun, entreprenait le dépoussiérage annuel, à l’occasion du Nouvel
An, où il faut littéralement « secouer la maison » pour la nettoyer de fond en
comble, elle ne manquait jamais, du haut de son échelle vacillante, de blâmer
le contenu de la vieille boîte et de s’en prendre à sa maîtresse.
– À son âge, elle n’a pas honte de jouer encore à la poupée ? Aïe ! Aïe !
Foutue échelle ! Il ne manquerait plus que je me brise un os, la veille du
Nouvel An, à cause de cette vieille boîte pourrie !
Elle grognait ainsi, en chancelant d’un côté et de l’autre.
Hacop prépara l’emballage – qui, en cette année 1926, était frais et bien
charpenté – et le posa, sur le bureau de son employeur, à côté du service à café
et des deux boîtes de cigarillos. Issa khan demanda la note, à laquelle il fallait
ajouter le prix des munitions. M. Toumanians, aux petits soins pour un aussi
bon client, lui tendit un papier à en-tête du mont Ararat.
Hacop sortit dans la rue pour appeler le domestique du khan, qui fumait un
tchopogh et discutait avec un vendeur de thé. Il lui dit d’emporter la
marchandise.
– Dans ta tribu, ils sont pour la république ou la monarchie ? demandait le
vendeur de thé.
– République, monarchie, qu’est-ce que ça change pour nous ?
– Pour toi rien. Pour ton khan beaucoup.
Hacop agita les bras, signifiant au domestique de rentrer au plus vite et
d’interrompre sa conversation.
Comme il passait plusieurs fois par jour devant le magasin de
M. Toumanians, le marchand de thé se voyait soupçonné de complicité avec
les encombrants voisins du nord, les Soviétiques. À ce titre, les commerçants
le considéraient comme quelqu’un de louche, de « malodorant », disaient-ils.
Et pourtant toute la rue courait après son thé à la cannelle.
Il ne se séparait jamais de son samovar portatif, ni de sa ceinture en cuir qui
possédait autant de poches que de tasses et de soucoupes, ni d’un seau rempli
d’eau dans lequel il lavait son service, ni d’une serviette suspendue à son
épaule qu’il employait pour sécher les tasses. Ses poches étaient remplies de
bonbons, de thé, de cannelle et de gingembre. Il portait un chapeau galeux, un
ghaba ouvert, un pantalon reprisé, des chaussures raccommodées par une
multitude de semelles et un tchopogh, une pipe à long tuyau, toujours prête à
l’emploi.
Le domestique tira une dernière bouffée de tchopogh, haussa les épaules,
« république, monarchie, Hassan le chauve ou le chauve Hassan ? », tendit le
tchopogh au vendeur de thé et pénétra dans le magasin.
Issa khan jeta un coup d’œil à la facture à en-tête du mont Ararat. À la vue
de la montagne légendaire, il s’imagina sous les plumes d’un aigle qui
regagnait son nid sur les cimes du volcan endormi.
La maison de poupée
Tous les automnes, Ensiyeh se réveillait avec les rires et les ricanements des
rizicultrices qui déposaient leurs tuniques sur la terrasse du rez-de-chaussée
surélevé de la maison de l’intendant, enveloppaient leur tête dans un mouchoir
blanc, enfilaient une chemisette fine, repliaient leur jupe autour de leurs reins
et gagnaient les rizières en chantant.
Ensiyeh savait qu’une longue journée la guettait, que son tuteur ne tarderait
pas à arriver, un exemplaire du Shahnameh sous le bras, pour lui conter le
chapitre concernant la naissance de Rostam. Elle savait aussi que le
palefrenier l’attendrait à l’étable pour nourrir, avec de l’huile de pied de bœuf,
le cuir de sa toute nouvelle selle, que l’intendant lui apprendrait à faire une
addition en lui indiquant, du haut de la terrasse du premier étage, les
différentes parcelles de terre de son père :
– Tu ajoutes les mille acres de ce côté du marécage aux deux mille acres de
Panbeh Tchouleh, et tu me donnes le résultat.
Elle savait que sa mère, cette Tehrani, montée jusqu’au Mazandaran dans le
seul but d’assurer au khan une descendance mâle, l’enverrait cueillir du
jasmin et des clématites pour décorer les corbeilles de fruits. Elle savait que
Kohan Banou, qui n’avait plus les yeux de ses vingt ans, la solliciterait pour
trier les graines de grenades, elle savait qu’elle devrait, en vue de la chasse à
la bécassine, régler ses petits pas sur ceux du chien Khalkhal, ralentir à
l’approche d’une platière et se fier au flair exceptionnel de ce bécassier qui
distinguait de très loin les subtils effluves du gibier, mêlés aux senteurs du
marais.
Son père criait :
– Ensiyeh khan, Ensiyeh khan, mets tes bottes et sors ! Les bécassines
n’attendent pas !
À la différence d’Eva, la Suédoise rencontrée par Fereydoun dans le jardin
de Monsieur V., Ensiyeh ne savait pas jouer au tennis, mais elle pouvait, à six
ans, chasser les bécassines et interpréter, à cet effet, les moindres attitudes de
Khalkhal, son chien.
Ce matin de l’an 1927 – elle avait six ans et demi –, Ensiyeh, accompagnée
de son père, suivait silencieusement son chien dans les marais, surveillait sa
démarche et réglait son humeur sur la sienne. Khalkhal avait la tête haute, les
muscles souples. Il balançait sa queue. Aussi avançait-elle d’un pas calme en
laissant ses pensées s’égarer sur le dernier cadeau de son père, un mobilier de
poupée en bois peint composé d’une armoire à glace, d’une coiffeuse, d’une
table de chevet et d’un lit – mais sans la moindre poupée.
Elle décida, là, sur-le-champ, en suivant son chien, d’offrir tout ce mobilier
à une occupante imaginaire. Celle-ci serait une comédienne de théâtre, comme
celle dont elle avait vu la photo dans un journal soviétique rapporté par son
père du magasin de M. Toumanians. L’actrice se tenait sur le pont supérieur
d’une canonnière et jetait un long regard vers l’horizon, que recouvrait une
brume matinale. Son visage tendu projetait une inquiétude, et même une
angoisse indescriptible. Plus tard, quand Ensiyeh se mettra à fréquenter le
monde du théâtre et à écrire des pièces, elle apprendra que la résidente
imaginaire de la maison de poupée n’était autre que la comédienne Maria
Babanova, dans une mise en scène de Meyerhold. Plus tard encore, Fereydoun
lui-même emploiera tous ses réseaux féminins – les ex-petites amies
françaises, allemandes et polonaises – pour dénicher aux Puces de Paris ou
dans une vieille brocante de province un exemplaire de l’affiche de Maria
Babanova, aperçue par Ensiyeh un jour de son enfance, dans le magasin d’un
certain moussiou Toumanians.
Mais à six ans et demi Ensiyeh ignorait encore qui était Maria Babanova.
Soudain Khalkhal ralentit, son cou se raidit, ses muscles se crispèrent et sa
queue se figea. Le cœur d’Ensiyeh se mit à battre. Elle devina, elle sentit que
la bécassine n’était pas loin. Khalkhal ploya ses pattes, rentra sa tête et
s’avança soudain comme un fauve, le ventre dans l’herbe. Localisée, la
bécassine était à portée de tir. Sans un bruit, Issa khan tendit la carabine à sa
fille. Elle tira. La proie tomba sur le sol. Khalkhal agita la queue.
De retour à la maison, Ensiyeh courut dans sa chambre et déballa le
mobilier de poupée sur son lit. Puis elle ouvrit les portes de la minuscule
armoire à glace et demanda d’une voix qui ne ressemblait pas à la sienne, avec
un cri d’effroi :
– Mais qui a vidé mon armoire ?
Elle saisit la petite coiffeuse, ternie et altérée, souffla dessus et ajouta :
– Je rentre du théâtre, je suis très fatiguée – elle se mit à bâiller –, je veux
me changer et me démaquiller. Mais je ne trouve ni mes vêtements, ni mes
cosmétiques ! Mais où sont mes servantes ?
Avec le pan de sa chemise, elle se mit à frotter énergiquement le miroir de
la coiffeuse et elle reprit, très irritée :
– Je ne peux même pas me regarder dans le miroir, tellement c’est sale !
– Ton miroir est sale ? demanda Kohan Banou, qui s’avançait avec le
djiring djiring de ses tresses.
– Non, pas le mien, le sien.
Kohan Banou regarda autour d’elle mais ne vit personne. La petite fille lui
dit alors :
– Rentre, Kohan Banou ! Assieds-toi par terre, en face du lit. Rapproche-
toi. Encore un peu. Voilà. Maintenant ne bouge plus.
D’un geste familier, Kohan Banou jeta une vingtaine de ses tresses derrière
la tête – des djiring retentissants, cette fois – et plia ses jambes, en poussant
les aïe, aïe familiers des habitants du Mazandaran, qui souffraient presque tous
d’arthrose.
Ensiyeh lui confia à voix basse :
– Je vais te montrer un spectacle que tu n’as jamais vu, mais à une seule
condition : que tu gardes le secret.
Kohan Banou savait garder les secrets. La quantité de bicarbonate de soude
qu’elle avait déversée en silence, malgré les soupçons du khan, sur les
endroits souillés de la maison, après chaque passage de la pisseuse
professionnelle engagée autrefois par sa maîtresse et Madame Grande pour
conjurer le mauvais sort, fournissait le meilleur gage de sa franchise, de son
honnêteté.
– Tu promets ?
– Je promets, dit-elle en enfermant dans ses mains rêches celles, lisses et
soyeuses, de la fillette.
Ensiyeh rapprocha la petite table de chevet du lit et poursuivit :
– Maintenant tu regardes cette chambre et tu écoutes ma voix. Celle qui
habite ici est une femme qui joue au théâtre, tu comprends ? Une actrice ! Une
grande actrice ! Elle connaît plein d’histoires, un peu comme notre conteur.
Elle est d’accord pour nous les dire à condition que tu ne les répètes à
personne. Elle est célèbre dans la moitié de la terre.
Tout en admirant la perfection de ce mobilier miniature, Kohan Banou
hocha négativement la tête de bas en haut : les aventures de la célèbre
comédienne ne sortiraient pas de la pièce.
Pendant des années, de l’âge de six ans et demi à quatorze ans, Ensiyeh
interpréta pour Kohan Banou, sur la scène de son propre lit et dans un décor
de poupée, des centaines de rôles. Toutes les figures de la littérature persane y
passèrent : l’héroïne du shahnameh, Gordafarid, qui, au retour d’une bataille
exténuante où elle avait écrasé tous ses adversaires, se jetait dans le petit lit, et
aussi Shirin qui, dans l’intimité de la même chambre minuscule, hésitait à
donner son cœur à son amant ou au roi son époux, sans oublier la princesse
Vis, qui, chaque soir, en tressant ses longs cheveux noirs devant la coiffeuse,
imaginait un stratagème pour écarter d’elle son promis, un souverain qu’elle
n’aimait pas ; et surtout Leyli qui, en claquant la porte de l’armoire, montrait
qu’elle n’en pouvait plus de l’amour insensé de Madjnoun.
Lorsqu’Ensiyeh parlait des sentiments de Madjnoun pour Leyli, Fereydoun
décelait, dans les mots mêmes qu’elle employait, combien la folie d’un amant
l’épuiserait. Il se chuchotait la leçon apprise, « modération, modération ».
Silence, silence. Pendant huit ans, Kohan Banou se prêta au jeu, garda le
secret et ne rata, pour rien au monde, une seule séance. Avec le temps,
Ensiyeh mûrissait et les histoires se ramifiaient, s’enrichissaient. Elles
vieillissaient avec elle. Durant le mois de moharam, du deuil shiite, la petite
voix devenait celle de Zeynab, la sœur de l’imam Hosseyn. À cette occasion
Kohan Banou et Ensiyeh veillaient tard, allumaient des bougies et attendaient
l’apparition de la voix de Zeynab. Lorsqu’elle se manifestait, Kohan Banou,
émue, récitait des prières. Assoiffée et ensanglantée, Zeynab, sur le petit lit, ne
se lamentait pas comme dans les tazieh et les représentations religieuses. Elle
analysait les erreurs stratégiques des combattants. Zeynab réagissait en vraie
guerrière kurde.
Quand Ensiyeh eut douze ans, la toujours célèbre comédienne commença à
manifester des soucis matériels, des angoisses de confiscation. Il lui arrivait de
plus en plus souvent de caresser son mobilier en bois peint en
soupirant : « Devrai-je me séparer de tout ça ? », comme si, dans peu de
temps, elle allait en être dépossédée. Dans ces moments-là, le spectacle donné
par Ensiyeh reflétait tous les désarrois de son père, ses calculs interminables
en compagnie de l’intendant, les chuchotements nocturnes avec Leyla, les
sollicitations auprès de Madame Grande : « N’oubliez pas de prier pour moi et
pour toute la tribu des Ilkhan ! », les phrases en kurde échangées avec Kohan
Banou et leurs regards qui, d’un seul mouvement, s’élevaient vers le ciel
comme pour implorer quelque secours céleste.
Ensiyeh, qui lisait les journaux, pressentait qu’une vraie menace guettait
leur clan, que le nouveau grand roi, celui qui s’était intronisé sur le Trône du
Paon rapporté en Perse par son arrière-arrière-grand-père, ne pensait qu’à
neutraliser les tribus, qu’à confisquer leurs armes et saisir leurs propriétés.
Cela se chuchotait craintivement un peu partout.
Un soir, au beau milieu du spectacle, la comédienne s’adressa directement à
Kohan Banou et lui demanda :
– Qu’allons-nous devenir si on nous prend tout ? Dis-moi ! Devant quel
miroir pourrai-je me coiffer ?
Kohan Banou, qui savait garder les secrets mais ne savait pas mentir,
regarda dans la direction du petit décor d’où provenait la voix et répondit :
– Nous changerons de vie et de miroir.
La comédienne éclata en sanglots. Kohan Banou dénoua le turban qu’elle
portait autour de la tête, faisant entendre de légers djiring, djiring, essuya les
larmes de la fillette et ajouta :
– Apprends à ne pas pleurer. Réagis !
Ensiyeh ravala ses larmes, sa morve, et l’actrice ajouta :
– D’accord. Nous irons ailleurs.
Cela dura jusqu’aux quatorze ans de la jeune fille, en 1935.
Un soir, son père reçut la visite inopinée de M. Toumanians. Prévenu par
l’intendant, Issa khan alla l’accueillir en personne devant le grand portail, puis
ils se dirigèrent d’un même pas vers le salon. Le fait que l’Arménien se
déplaçât jusqu’à leur maison de campagne sans y être invité était d’assez
mauvais augure. Madame Grande, Leyla, Kohan Banou et Ensiyeh
descendirent, chacune à son rythme, le long des marches qui menaient au hall
du rez-de-chaussée. Elles se postèrent derrière la porte du salon. Même le cerf
empaillé de la cage d’escalier semblait alarmé.
Madame Grande et Kohan Banou – toujours l’arthrose – s’assirent, après
une série d’aïe-aïe, à même le sol. Leyla avança une chaise et colla son oreille
contre la porte. Ensiyeh épia, à travers le trou de la serrure, la conversation
entre les deux hommes. Ils étaient éclairés par un lustre en bronze doré
provenant de Russie et acheté, comme tout le reste du mobilier, chez
M. Toumanians. À la manière dont celui-ci refusa l’offre d’Issa khan de
manger ou de boire, Ensiyeh sentit que la nouvelle imminente serait pire que
ses prévisions. Elle n’avait pas tort.
– Sartip, je vais droit au but…
Le cœur d’Ensiyeh s’emballa soudain, comme lorsqu’elle poursuivait
Khalkhal et que le cou du chien se raidissait, annonçant une proie toute
proche.
–Vous savez que je n’ai pas l’habitude de tourner en rond, poursuivit
l’Arménien.
Issa khan approuva de la tête. Cette fois, le cœur d’Ensiyeh ne fit plus
qu’un avec celui de la proie.
– Des amis à moi, haut placés, m’ont averti que le Parlement a ratifié hier
matin la loi sur le désarmement et l’expropriation des tribus. Je suis venu vous
avertir aussi vite que j’ai pu.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda Madame Grande.
– Chut, khanoum djan, répondit Leyla, laissez-nous écouter.
Kohan Banou interrogea du regard Ensiyeh. Celle-ci lui chuchota à
l’oreille :
– Nous devons changer de vie et de miroir.
Kohan Banou la fit asseoir sur ses genoux, glissa sa main rugueuse sur les
fines jambes de la fillette et commença à les masser.
Leyla remonta dans sa chambre, se vêtit hâtivement, pour pouvoir se
présenter devant M. Toumanians, du hedjab, pantalon large et voile, et, sans y
être conviée, elle fit irruption dans le salon.
Les deux hommes étaient assis. À la vue de Leyla, M. Toumanians se leva
mais se garda bien de lui serrer la main ou, pire, de la lui baiser. Une simple
inclinaison de la tête lui suffit pour manifester sa courtoisie. Leyla leur
demanda si sa famille, établie à Téhéran, et plus particulièrement son frère et
ses cousins, fonctionnaires dans les ministères, pouvaient intervenir en leur
faveur.
– Madame, c’est plus grave que ça, précisa M. Toumanians avec son accent
étranger.
Le général s’écria :
– Nous ne pouvons pas assister à la confiscation de nos biens et garder les
bras croisés ! Il y a toujours une solution. Il suffit de trouver la bonne
personne !
– C’est ça, la bonne personne… C’est exactement pour ça que je suis venu.
Pour que vous réagissiez le plus vite possible.
– Et la seule personne, reprit le général en toussant pour chasser son
étouffement, la seule personne qui puisse nous aider c’est mon ami, Monsieur
V. Il est député et il connaît Reza shah en personne. Il faut que j’aille le voir.
La première fois qu’Ensiyeh parla de Monsieur V. à Fereydoun, celui-ci
était loin d’imaginer qu’il passerait, plus tard, en l’absence du bienfaiteur de
sa bien-aimée, une journée entière dans la maison du petit grand homme.
– Allez-y tous ! suggérait M. Toumanians. Et restez quelque temps à
Téhéran ! C’est là que les choses se décident. Partez le plus vite possible !
– Qu’est-ce qu’ils disent ? demanda de nouveau Madame Grande.
Ensiyeh se redressa, colla son oreille à la porte et dit :
– Il est question de partir.
– Quand ? demanda Leyla à M. Toumanians.
– Quand ? demanda la grand-mère à Ensiyeh.
M. Toumanians répondit :
– Si vous pouvez, ce soir.
– Ce soir, répéta Ensiyeh.
Kohan Banou cessa de caresser la fillette. Elle devait la préparer pour une
longue nuit, une nuit sans retour peut-être.
Madame Grande, qui montait péniblement le long des escaliers, une main
sur le dos, murmura que tout ce malheur était de sa faute, qu’elle n’aurait
jamais dû laisser sa jeune fille épouser un vieux ilyati du nord, qu’elle espérait
que cet ami de la famille, celui qui avait arrangé le mariage, en resterait
tourmenté pour le reste de sa vie. Elle disait entre ses dents serrées :
– Que tu aies du pain mais pas de dents ! Qu’aucune eau claire ne coule
dans ton gosier ! Que tu sois déshonoré ! Que Dieu te prive de tes ongles pour
t’empêcher de te gratter !
– Khanoum djan, qu’est-ce que vous dites encore ? demanda Leyla qui la
suivait sous le regard trouble du cerf empaillé.
Madame Grande n’accorda pas la moindre importance à la présence de sa
fille.
– C’est entièrement de ma faute. Je l’ai sacrifiée, je l’ai offerte sur mes
deux mains.
Ensiyeh monta les marches quatre à quatre, tira sur le voile de sa mère et lui
dit :
– Il paraît que les femmes, à Téhéran, seront bientôt obligées de sortir sans
le hedjab.
– Astaghforellah ! Que je ne voie jamais ce jour ! grommela Madame
Grande.
Kohan Banou, elle aussi une main sur le dos, s’engagea dans les escaliers
derrière la grand-mère, la mère et la fille, puis leva ses yeux jusqu’au cerf. Les
agitations, les ensorcellements, les nettoyages clandestins d’urine, les retours
de chasse, « on ne rentre pas avec le gibier dans la maison, si tu veux que je
déplume la bécassine, apporte-moi vite un seau d’eau bouillante ! », le
déballage des marchandises « modernes » provenant du magasin de
M. Toumanians, les « adjab, adjab » des ouvriers déconcertés lorsque, selon
les plans de l’Arménien, ils installaient dans la salle de bains – la toute
première de la province – des toilettes farangi, des toilettes à siège, à
l’intérieur de la maison, oui à l’intérieur de la maison, dans la pièce jadis
occupée par la fille répudiée du khan, les cris aigus de Madame Grande,
« éloignez surtout la petite Ensiyeh de cette cuve ! », la préparation du
breuvage anti-toux pour le khan, huile de grenade et amande sucrée, la voix de
la petite Ensiyeh qui argumentait sur chaque chose, toute cette vie, toute cette
vie qui allait quitter la maison…
Dans quelques jours, il n’y aurait plus que Kohan Banou et le cerf empaillé.
Dans quelques années, il ne resterait que le cerf, avec son regard de faïence.
M. Toumanians et le khan sortirent lentement du salon. Leyla ouvrit les
coffres, les armoires, les ballots, sans pouvoir se décider à en retirer quelques
effets personnels. Elle resta longtemps à fixer une paire de bottines, puis,
voyant que l’heure avançait, elle ferma les couvercles des coffres et les portes
des armoires, noua les ballots et descendit dans le hall, persuadée qu’il fallait
chasser toutes les mauvaises pensées et qu’avec l’aide de Dieu – et de l’ami
du khan –, ils retourneraient dans cette maison le plus tôt possible.
Madame Grande, qui voyait dans la perspective du départ une possibilité de
fuir l’humidité du Mazandaran et de soulager enfin son arthrose, rassembla ses
livres de prière et, en très peu de temps, réussit à trier ses affaires. Elle donnait
ses vieux chandails aux membres les plus démunis de la tribu des Ilkhan et
son tchador kamari, le plus précieux et le plus lourd de tous les tchadors, garni
d’un tablier en dentelle noué à la taille avec, en bordure, un ruban à pompons,
à Kohan Banou en personne, sachant que, comme toute femme kurde, elle ne
se voilait pas et ne le porterait donc jamais.
Ensiyeh commençait à savourer secrètement ce voyage. L’idée de partir en
catastrophe, dans la nuit, avec toute sa famille, était loin de lui déplaire. À
partir du moment où le khan, son père, était avec elles, rien de mauvais ne
pouvait leur arriver. Aussi évita-t-elle de penser à tout ce qu’elle devait laisser,
à commencer par Kohan Banou.
– Ensiyeh, descendez ! cria le khan, afin d’éviter de prononcer devant
M. Toumanians le nom de Leyla et de sa mère.
Kohan Banou, la fillette dans ses bras, prononça à voix basse, en kurde,
dans ses oreilles, des paroles de protection, et lui dit qu’elle devrait être forte
et inébranlable.
– Rassure-toi, père est avec nous.
– Il ne sera pas longtemps avec vous, ajouta Kohan Banou en baissant
encore la voix.
Ensiyeh ne voulut pas entendre la dernière phrase. Elle avait reçu assez
d’instruction pour savoir que l’avenir n’existait pas et que, pour le temps
présent, père était bel et bien avec eux.
Tout le monde se retrouva à l’extérieur, devant la calèche de
M. Toumanians. Le khan fit quelques recommandations à son intendant,
s’enquit des travaux de la caserne, puis il monta dans la voiture, suivi des
deux femmes et de sa fille. Lorsque le cocher donna le signal du départ,
Kohan Banou posa sur les genoux de sa petite protégée un emballage en
carton ficelé. La calèche démarra. Khalkhal les suivit en courant aussi
longtemps que son souffle le lui permit. À la sortie de l’allée de frênes,
profitant du clair de lune, Ensiyeh jeta un coup d’œil à l’intérieur de la boîte.
Elle y découvrit son mobilier de poupée.
Khalkhal s’était arrêté. Il aboyait encore, dans la nuit.
Clark quelque chose
À Sari, ils se séparèrent de M. Toumanians. Un emari les attendait devant
son magasin. Ils montèrent tous les quatre dans cette voiture, que tiraient
quatre mulets. Elle était composée d’une large cabine, avec portes, fenêtres,
rideaux, literie, nourriture, thé, narguilé et même opium. Pendant tout le
voyage, qui dura quatre jours et demi, Ensiyeh ne cessa de faire évoluer sa
comédienne imaginaire dans le mobilier de poupée et Issa khan de se préparer
au pire, « que ferons-nous sans armes, sans terre, sans subordonnés ? » Quant
à Madame Grande, elle ne fit que prier. Sans doute aussi maudissait-elle le
destin. Pourquoi avoir gâché son enfant, une part de son foie, en la donnant à
un ilyati – elle commençait elle aussi à utiliser ce terme de manière péjorative
– au destin ténébreux ?
Leyla, pour sa part, « la soumise, la silencieuse, l’obéissante,
l’accommodante, la serviable, la sérieuse », resta fidèle à la description
qu’avait donnée d’elle l’ami bien avisé du khan, avant son mariage. Elle fit et
défit les draps, prépara le narguilé et l’opium sans protester, sans poser la
moindre question.
Épuisés et accablés, ils arrivèrent enfin à Téhéran. Il faisait nuit, mais
lorsque leur convoi traversa l’avenue Tcheragh Bargh, éclairée à l’électricité,
Ensiyeh lâcha son mobilier de poupée, colla sa tête contre les vitres et regarda,
éblouie, les garages qui exposaient en vitrine des automobiles toutes neuves.
Ils descendirent dans la maison familiale de Madame Grande. Dès qu’ils
franchirent la porte, la vieille dame retrouva en quelques instants ses repères,
oublia ses maux de dos, marcha droit, ignora l’effarement de son fils et de sa
bru, et écrasa les domestiques de recommandations pressantes. Il fallait que le
petit déjeuner soit prêt à six heures précises, que les vêtements de la route
soient lavés, séchés et repassés avant la tombée du soir, que les enfants des
voisins, avec leurs cheveux peuplés de poux, ne fréquentent surtout pas
Ensiyeh, que la cousine, celle qui était réputée pour son mauvais œil, ne soit
pas avertie de leur arrivée, que… Ses yeux se fermèrent et elle s’endormit sur
une liste inachevée.
Le lendemain, avant que le khan ne décidât de sortir, Hamid, le beau-frère,
pénétra dans sa chambre en apportant un de ses propres complets sur le bras.
Il lui suggéra de se vêtir d’une manière conforme aux nouvelles lois. Une
récente législation imposait en effet aux hommes de retirer leur tenue
traditionnelle au profit de vêtements occidentaux. On encourageait même les
religieux à troquer leur aba et amameh contre costumes et chapeaux.
– On nous change nos vêtements, on nous retire nos armes, on nous
soustrait nos biens. Agha Hamid, que va-t-il rester de nous ?
Vêtu d’une tenue d’intérieur traditionnelle, une tunique boutonnée sur un
pantalon large et, en guise de robe de chambre, un long aba en laine de
chameau, le beau-frère ajouta :
– Khan, tout va changer. Il n’y a pas que vous. Tenez, ils ont imposé des
horaires fixes aux commerçants et décrété que le vendredi serait férié. Comme
ça – il fait claquer ses doigts –, et tout le monde doit fermer sa boutique.
L’autre jour, le boulanger m’a affirmé qu’il devrait construire, dans sa
boulangerie, un présentoir en briques pour y déposer le pain et empêcher qu’il
ne tombe par terre. Il doit aussi carreler le sol et suspendre au mur un carton
enduit de sirop de sucre pour attirer les moustiques. Mais vous vous rendez
compte ? Et c’est pareil pour les autres, pour tous les autres commerçants !
Dans les rues, vous allez voir tout à l’heure, les piétons n’ont pas le droit de se
promener sur la voie réservée aux voitures. Les chiens doivent avoir des
laisses…
Issa khan imagina Khalkhal en laisse, oui, voilà à quoi il allait lui-même
ressembler en costume-cravate, désarmé et exproprié, à un chien de chasse en
laisse.
– Sinon, considérés comme chiens vagabonds, ils seront abattus.
Voilà donc à quoi s’exposerait Issa khan s’il ne se laissait pas attacher.
– Ils ont interdit de faire voler les oiseaux sur les toits, interdit d’exposer les
perroquets, les rossignols, les canaris, les chardonnerets, les cailles…
– J’ai compris, passe, passe, dit le khan.
– Je dis tout ça pour vous montrer que rien n’est plus comme avant.
– Ça aussi, je l’ai compris.
– Écoutez ! Écoutez !
– Et alors ? Quoi ?
– Il y a encore quelque temps, à cette heure-ci, on entendait toutes les dix
minutes le cri d’un colporteur. Tous passaient par ici, un qui vendait de la
vaisselle, l’autre qui achetait des serrures, un autre des vieux vêtements.
Maintenant, tout ça est interdit. On n’entend plus rien. Silence dans les rues.
Doucement, devant le grand miroir au cadre ouvragé, avec au centre la
couronne Pahlavi, le khan commença à déboutonner sa veste militaire et à
retirer son pantalon destiné, en un temps désormais révolu, à rentrer dans des
bottes lors de l’inspection des troupes.
– Tout à l’heure, à la fin de votre entrevue, si jamais vous passez par un
abgoushti, vous serez étonné par l’attitude du restaurateur. Désormais, ils
n’ont pas le droit de se tenir sur le trottoir et d’inviter, avec des befarma,
befarma, les passants à manger chez eux. Même les aveugles sont obligés de
porter un brassard de couleur jaune et une canne…
– De quelle couleur la canne ? demanda le khan en enfilant un pantalon à
carreaux.
– C’est bien, c’est bien, je vous retrouve enfin. Vous n’avez pas perdu tout
votre humour.
Tandis que le khan revêtait une chemise unie, un gilet et un veston assortis,
le beau-frère continua, sombre litanie, à dérouler la longue liste des nouvelles
interdictions. Défendus le port d’un couteau, d’un poignard et d’un sabre, les
chansons à haute voix dans les rues, le harcèlement des bêtes de somme à
l’aide d’un bâton, d’un aiguillon et de chaînes, la surcharge des ânes.
Le khan saisit la cravate, la tourna dans tous les sens et finit par demander
l’aide de Hamid. Celui-ci, tout en la nouant autour du cou d’Issa khan,
poursuivait son énumération. Finis les charmeurs de serpents, les
prestidigitateurs, les mendiants, les devins, les tapeurs, les filous.
Le khan posa le chapeau que lui tendait Hamid sur sa tête et sentit que cette
transformation d’un khan kurde en citoyen occidental était décidément
irrévocable. Elle allait de pair avec le désarmement des tribus, l’arrestation des
charmeurs de serpents, l’interdiction d’aiguillonner les bœufs, d’exposer un
canari sur le trottoir, de crier à chaque coin de rue : « Ghofl, kilid, kaseh,
boshghab, nous prenons tout, clés, loquet, bol, assiette ! » Un monde se
fermait et l’image que lui renvoyait le miroir en était témoin.
Tout en aidant le khan à ajuster son chapeau, Hamid reprit :
– Mashallah, on dirait que vous étiez fait pour le costume-cravate. Quelle
taille ! Quelle prestance ! Si ce n’était pas dommage de noyer tout ça dans des
tenues de guerrier, hein ? Dites-moi !
Le khan se regarda furtivement dans le miroir. Son beau-frère n’avait pas
tort. Il se sentait prêt à affronter cette rue où les grilles des commerçants
devaient être, à l’avenir, unifor mément peintes en vert, les calèches pourvues
de « plaques d’immatriculation », d’un klaxon et d’une lanterne, les bouchers
habillés de blanc et les portes des boucheries recouvertes d’un filet. Oui, il
allait se fondre dans une rue où il était désormais interdit aux garçons de bain
de quitter les hammams à moitié nus, où l’on ne pouvait même plus fumer de
l’opium dans les ghahveh khaneh.
Lorsqu’il sortit de la chambre, Ensiyeh poussa un cri de joie. Soudain, son
père ressemblait à la photo d’un acteur de cinéma américain, apparemment
très connu, qui s’appelait Clark quelque chose. À Sari, elle avait vu l’affiche
d’un film, toujours dans le magasin de M. Toumanians : une photo en couleurs
sur laquelle on distinguait, pour la première fois, les teintes des cheveux, les
nuances du maquillage, la nature même des bijoux. Clark quelque chose
portait une cravate bleue sur une chemise bleu clair et un veston vert. Son
regard atteignait un horizon invisible, situé quelque part à droite du cadre. Son
menton touchait le chignon d’une femme aux lèvres peintes en rouge, qui
portait des boucles d’oreilles en aigue-marine et dont le regard, avec la même
mélancolie, se perdait dans un autre territoire, à l’opposé de celui de son
partenaire.
Clark quelque chose ne riait pas. Son visage montrait au contraire de la
tristesse, tout comme celui du khan, obligé de se déguiser en civil
occidentalisé pour tenter de sauvegarder, dans un monde où désormais il était
interdit de trancher, dans les lieux publics, la tête des moutons, des coqs et des
poules – Hamid poursuivait son inventaire –, de sauvegarder l’identité de sa
tribu, ce pour quoi ses ancêtres avaient guerroyé pendant des siècles, leur
tradition, leur attitude, leur honneur militaire. Impressionnée par la nouvelle
allure de son mari, Leyla elle-même prétexta quelque ajustement des épaules
pour le caresser brièvement. Elle se convainquit, une fois de plus, que l’ami
bien placé du khan allait tout arranger.
Quant à Madame Grande, réveillée à quatre heures du matin, elle s’était
appliquée à confectionner un talisman contre l’appauvrissement et le
dénuement. Pour cela, elle avait recopié les cent dix versets de la sourate al-
Kahf pour les glisser dans un flacon au col serré et les dissimuler dans un
coffre. Avant que le khan, assis sur un tabouret, ne chaussât des souliers cirés
– toujours ceux du beau frère –, elle se pencha légèrement et lui demanda de
répéter après elle une série de mots arabes promettant courage et
détermination. Déguisé en Clark quelque chose, le khan kurde accepta de
répéter une tirade en arabe : al-shadid, al-qaher, al-moqtader, ce qui devait le
rendre « sévère, victorieux et puissant ».
Ensiyeh, à qui l’on avait dit que les filles scolarisées à Téhéran devaient
désormais sortir sans tchador et rouband, sans voile ni masque, n’avait qu’une
envie : se rendre dans une école et voir « ça » de près. Chez elle, dans le nord,
les mœurs tribales n’imposaient aucune restriction vestimentaire. Il suffisait
de suivre la tradition et la tradition ignorait le voile. Les femmes portaient sur
leur tête un simple bandeau et déambulaient dans les prairies vêtues d’une
longue robe multicolore. Quant à son éducation, elle se faisait à domicile, au-
dessus de la colline de Khoram-din, dans les marais d’Esfandin, sur les
barques des pêcheurs le long de la rivière Tadjen, à dos de cheval, dans le
vestibule du magasin de M. Toumanians et, dans la maison familiale, sous le
korsi, la table du brasero, entourée de tous les recueils de la poésie persane.
Elle n’avait jamais porté le voile.
Avant de sortir, le khan ordonna qu’on préparât Ensiyeh pour
l’accompagner. En sa qualité d’héritière unique, elle devait commencer à se
préoccuper de leur bien. Jusqu’à ce jour, elle avait constamment porté, selon
le désir de son père, des costumes militaires adaptés à son âge. Les rares
occasions où elle s’était vêtue de jupes et de robes se comptaient sur les doigts
des deux mains. Cela se passait le jour du Nouvel An, où après une longue
cérémonie de bain, il fallait s’habiller de vêtements neufs. Chaque année,
Madame Grande faisait venir de Téhéran une panoplie complète de toilettes
pour filles : chaussures vernies, jupe-culotte et fleurs pour les cheveux. Ainsi
vêtue, Ensiyeh s’asseyait avec ses parents autour de la table de haft sin, garnie
de sept ingrédients commençant par la lettre S, censés garantir santé et
bonheur, tout le long de l’année, à chaque membre de la famille. Ensuite elle
déguerpissait pour se changer, aussitôt après que la nouvelle année fut
annoncée et qu’elle eut reçu, des mains du khan, une bourse remplie de pièces
d’or ou bien des billets de banque, les tout premiers, fraîchement sortis de
l’imprimerie de la toute jeune Banque centrale.
Madame Grande, qui la suivait pour lui faire goûter les sucreries du Nouvel
An, préparées par ses soins longtemps avant la venue du printemps, la
retrouvait dans sa chambre, dans sa tenue de petit soldat, occupée à démonter
sa carabine pour que cette arme subît également le nettoyage annuel.
Prévoyante, Madame Grande avait apporté du Mazandaran, à l’usage de sa
petite-fille, âgée à présent de quatorze ans, la toute dernière livraison, celle qui
était destinée au Nouvel An de l’année 1314 de l’hégire (1935 pour les
chrétiens). Pour suivre son père, elle coiffa ses cheveux courts et passa, sur la
jupe-culotte, une cape en fourrure. Dehors, une calèche attendait le père et
l’adolescente pour un rendez-vous avec Monsieur V.
– N’oubliez pas d’ôter votre chapeau avant de serrer la main à Monsieur V.,
précisa à voix basse Hamid, le frère de Leyla, posté à l’entrée.
Pendant tout le parcours, Ensiyeh n’eut d’yeux que pour les voitures
automobiles. Chez elle, dans le Mazandaran, elle avait eu, en quelques années,
l’occasion d’en apercevoir une dizaine, tout au plus. Personne, parmi ses
connaissances, n’en possédait une, pas même M. Toumanians. Mais ici, en
moins d’une heure, dans la seule avenue Tcheragh Bargh, elle en avait vu
passer deux ou trois douzaines. Elle ne les comptait plus.
Issa khan se faisait la même remarque. À sa dernière visite à Téhéran, dans
cette même avenue, on ne voyait que des garages pour charrettes. D’ailleurs
cette même avenue ne s’appelait pas encore Tcheragh Bargh, « lumière
électrique », mais Tcheragh Gaz, « lumière du gaz ». Magasins d’outils
métalliques, ferronneries, coutelleries, tout était remplacé par des Compani et
des garages de voitures automobiles. Il vit au passage les garages Fardé
Shisheh et Fouladi, d’où sortaient respectivement des camions de
marchandises et des véhicules de poste, accompagnés chaque fois par deux
gendarmes. Il vit même une voiture dans la vitrine d’un magasin qui avait
pour enseigne Compani Ford et un peu plus loin une autre exposée sous
l’enseigne Compani Chevrolet. Il avait envie de descendre de la calèche, de
pénétrer dans ces magasins, de contempler ces voitures, de les toucher et de
les acheter, sans même négocier le prix, comme si tout allait encore pour le
mieux, comme s’il se trouvait encore, cigare aux lèvres, chez son fournisseur
arménien. Alors que la calèche tournait dans l’avenue Nazem ol-Ateba, il ne
put s’empêcher de demander au cocher le prix de ces voitures.
– Quelque chose comme quatre cents ou cinq cents toman. Et si vous
achetez la voiture, ils vous offrent des montres, des briquets, des ceintures, des
vestes en cuir, des étuis à cigarettes. Hazraté agha, notre temps à nous, c’est
fini. Pour combien de temps encore les gens voudront se déplacer avec des
chevaux, des ânes, des mulets et des chameaux ? C’est fini, je vous dis, fini
les litières à chameaux, les emari, les chariots, les diligences, les guimbardes,
adieu ! – il lâcha la bride pour frapper ses mains l’une contre l’autre. Les gens
ne parlent que des voitures avec gearbox, et des noms à te faire siffler la tête,
Hudson, Pontiac, Graham ! Si vous saviez !
Plus il avançait dans la ville, plus Issa khan sentait que son beau-frère avait
raison. Un changement colossal s’était abattu sur tout le pays.
Personne n’allait en réchapper.
– Vous venez du nord. Bon. Mais est-ce que vous savez quel est le métier le
plus recherché dans cette capitale, maintenant ? Chauffeur de voiture,
Monsieur. Eh oui, chauffeur. Vous savez combien ça gagne, un chauffeur ?
Vous avez une idée ? Quarante toman par mois, autant qu’un général de
brigade ! Oui, Monsieur. Toutes les familles rêvent de donner leur fille en
mariage à un chauffeur. Tous les propriétaires des ghahveh khouneh se
réveillent le matin dans l’espoir qu’un chauffeur mange chez eux. Il y a même
– il se retourna pour fixer Ensiyeh –, excusez-moi, excusez-moi, je ne veux
offenser personne, il y a même des jeunes filles pardeh neshin, celles qui ne
doivent pas sortir de la maison, qui, pour monter une seule fois – il leva son
index – une seule fois à bord d’une de ces voitures, ont fugué pour de bon !
Oui ! On a vu ça ! Il y a même des femmes, oui Monsieur, des femmes qui ont
abandonné leur mari, leur honneur et leurs enfants en échange d’une seule – il
releva son index – une seule promenade en voiture ! L’avenir est à eux, aux
chauffeurs, ça je peux vous le dire. L’avenir tout entier !
Issa khan, le chef des Ilkhan, un général kurde à la tête d’une tribu de trois
mille âmes et d’un territoire qui incluait une bonne vingtaine de villages, se
sentit subitement très proche de ce simple cocher. Pour lui comme pour le
khan, comme pour le boucher qui devait carreler sa boucherie et s’habiller de
blanc, comme pour le charmeur de serpents, comme pour le marchand
ambulant qui n’avait plus le droit de crier dans les rues, les choses allaient
changer, et changer pour toujours.
Ils arrivèrent enfin au Parlement. Issa khan paya le cocher et lui souhaita du
courage. Avant de s’en aller, celui-ci lui dit :
– Allez, ne vous inquiétez pas trop. J’ai encore quelques belles années
devant moi. Vous savez, tous ceux qui ont peur des voitures, ceux qui les
considèrent comme des attelages du diable et qui pensent qu’en y montant ils
commettent un grand péché, non pas un de ces petits péchés, un péché
kabireh, mais un grand, un énorme péché (il déploya ses bras), ceux à qui ça
donne le vertige, ou la nausée, eh bien tous ces gens-là m’empêcheront de
mourir de faim.
Le khan et Ensiyeh descendirent de la calèche. Issa khan tapa sur l’épaule
du cocher et jeta un coup d’œil au bâtiment du Parlement où il espérait
rencontrer Monsieur V., concitoyen de Reza shah – ils étaient Mazandaranis
l’un et l’autre – et son allié dans cette bataille.
Issa khan connaissait Monsieur V. depuis leur jeunesse. En 1904, à l’âge de
seize ans, au cours d’un voyage à Karbela où ils se recueillirent, avec son
père, sur la tombe de l’imam Hosseyn et s’acquittèrent, auprès d’un grand
ayatollah, de l’impôt religieux, Issa khan y croisa le fils de ce dignitaire.
Enturbanné, englouti dans la blancheur de son aba, il y recevait des cours
d’exégèse du Coran. Il s’appelait Mehdi et sa famille, étant donné leur poids
dans la hiérarchie shiite, portait le nom de Modjtahed, « docteur de la loi
shiite ». Mehdi était un Mazandarani d’Irak et Issa un Kurde du Mazandaran.
Ils parlèrent alors du brouillard de la Caspienne qui mouillait comme la pluie,
des toitures de chaume verdies par la mousse, du pullulement des couleuvres
vertes dans les rizières et des grenadiers tourmentés par le sel marin.
Deux ans plus tard, en 1906, installé à Téhéran et entraîné par son père dans
la révolution constitutionnelle, le très jeune Mehdi Modjtahed, futur Monsieur
V., un journal clandestin dissimulé sous son aba, se rendait dans les noyaux de
rébellion pour assurer les émeutiers de la solidarité des religieux – en tout cas
d’une partie des religieux. Descendu à Téhéran pour se faire une plus juste
idée de la situation, Issa khan y découvrit un Mehdi qui désormais ne jurait
que par la Constitution, par des élections parlementaires, la liberté, l’égalité et
ainsi de suite…
Quelle surprise. Dans leurs conversations, l’humidité de Mazandaran faisait
place à présent à la dénonciation répétée des guerres irano-russes, de
l’abandon des territoires du nord-ouest à ce « chien de tsar », Nicolas II, des
contrats de type colonial, « qui te font couler la sueur de la honte », passés
entre l’Iran et l’Occident et de la loi de capitation.
Les deux hommes ne parlaient que de nouvelles idées prêchées par des
intellectuels venus d’Europe. Cela concernait l’État de droit, la monarchie
constitutionnelle, le droit des peuples et la liberté individuelle. Que
d’explications nécessaires !
Une vingtaine d’années plus tard, en 1926, le Parlement, avec l’appui de
députés comme Mehdi Modjtahed, renversait la dynastie des Qadjars et
proclamait roi Reza shah.
Sachant que son ami kurde se trouvait à Téhéran, Mehdi Modjtahed,
devenu député de Mazandaran et directeur d’un journal progressiste, tint à le
recevoir au siège de son journal. Lorsque le jeune père – Ensiyeh venait
d’avoir cinq ans – se rendit à son rendez-vous, il eut quelque mal à reconnaître
son hôte. Le religieux de naguère avait cédé la place à un homme totalement
occidentalisé qui ne portait plus de turban mais un chapeau dit « pahlavi » et
avait complètement rasé sa barbe. Lorsqu’il l’embrassa, Issa khan détecta sur
la peau de son ami, non plus les variations habituelles de l’eau de rose, mais
un parfum semblable à celui de M. Toumanians.
– Eau de Cologne Roger et Gallet ? demanda-t-il.
– Oui, Roger et Gallet à la place de l’eau de rose, le costume à la place de
l’aba, le libre penseur à la place du religieux, le Parlement à la place de la
mosquée, un journal progressiste – il ouvrit un exemplaire de son journal
appelé Vekalat, « députation » – qui donne enfin la parole au peuple, à la place
des farman et des hadis. La modernité à la place de l’archaïsme. Oui.
Issa khan, qui se laissait volontiers envoûter par les récits de
M. Toumanians concernant l’Europe et l’Amérique, ne pouvait qu’apprécier le
saut vertigineux effectué par son ami Mehdi et, à travers des hommes comme
lui, par le pays tout entier.
Neuf ans plus tard, appliquant une toute nouvelle loi – il en pleuvait sans
cesse – qui imposait aux individus de changer leur appellation traditionnelle
contre des noms de famille, Mehdi Modjtahed adopta le nom de son journal et
devint M. Vekalat. Lors des longs débats parlementaires, ses amis députés
abrégèrent son nom et l’appelèrent « Monsieur V. ». Abréviation qui fut loin
de déplaire au roi en personne. En appelant l’ex-monsieur Modjtahed, devenu
M. Vekalat, Monsieur V. tout court, Reza shah immortalisa définitivement ce
nom.
En escaladant les marches du Parlement, Issa khan posa furtivement le
regard sur le grand miroir de la cage d’escalier et y aperçut un père en
costume-cravate-chapeau accompagné d’une adolescente en jupe-culotte et
cape en fourrure. Déguisés en Occidentaux, ils montaient d’un pas décidé vers
un rendez-vous incertain. Étaient-ils bien les descendants de ce grand guerrier
kurde, chargé, plusieurs siècles auparavant, d’acheminer de l’Inde vers la
Perse un des plus importants butins de guerre que l’Histoire eût jamais
connu ? Que resterait-il de leur âme guerrière, contraints à déposer leurs
armes, à transformer leurs troupes en paysans et leur camp d’entraînement en
rizières ? Accoutrés de la sorte, le père et la fille pouvaient être n’importe qui,
des inconnus dans une foule occidentale, ou bien Clark Gable et Claudette
Colbert dans New York-Miami, avec une légère différence d’âge. Ils étaient
pourtant deux Kurdes du Mazandaran, ils s’appelaient Ilkhan – du nom de leur
tribu –, ils circulaient dans des calèches, s’éclairaient avec des lampes à
pétrole, engageaient des pisseuses pour engendrer un garçon, et jamais, que
Dieu ne fasse venir ce jour, ils ne retiraient leur maillot de corps ni ne
remontaient leur jupe, comme Clark Gable et Claudette Colbert dans le film.
Le père et la fille savaient qu’ils n’allaient plus quitter cet accoutrement.
Avec le retrait de la tenue militaire, aussi bien pour Issa khan que pour le petit
soldat Ensiyeh, une longue branche de leur vie s’arrachait.
– Quel est votre nom ? demanda le secrétaire parlementaire de Monsieur V.
– Issa khan Ilkhan.
– C’est votre appellation ?
– Mon appellation et mon nom de famille.
– Et elle ?
– Ensiyeh Ilkhan, déclara l’adolescente avant que son père prît le temps de
répondre.
Onze heures vingt
Fereydoun décroche le téléphone, posé sur le bureau anglais de Monsieur
V., compose le numéro d’Ensiyeh et tombe sur Mehri, la femme de ménage. Il
a la cote auprès d’elle, il le sait.
Elle aussi fait partie de ses doa gou, de ceux qui prient pour lui, car il a
engagé son gendre, chômeur et analphabète, comme chauffeur sur un de ses
tournages. Et depuis lors les emplois s’enchaînent, la roue tourne dans le bon
sens et Fereydoun bénéficie, sans qu’il ait à le demander, d’un flot de
renseignements sur toutes les activités de Madame. Ainsi :
– Madame est rentrée il y a une demi-heure. Elle est montée directement
dans sa chambre. Puis elle a demandé du thé. Non, elle a demandé du thé
avant de monter dans sa chambre. Oui, c’est ça, agha Fereydoun, Madame est
rentrée, a demandé du thé, puis elle est montée dans sa chambre.
Elle reprend son souffle et continue :
– Je lui ai versé le thé…
Tout en écoutant les confidences précises de Mehri, Fereydoun marche
malencontreusement sur la main de l’électricien, accroupi par terre sous le
bureau, en train de tester une à une toutes les prises
– Excusez-moi. Je n’ai pas fait attention. Je regardais les photos et…
– Qu’est-ce que vous dites ? lui demande Mehri, au téléphone.
L’électricien se relève d’un bond, vise avec sa pince la photo de Song
Meiling et demande :
– Vous la connaissez, celle-là ?
Fereydoun désigne le combiné qu’il tient à l’oreille pour insinuer qu’il ne
peut accorder son attention à autre chose qu’à sa conversation téléphonique.
La voix de Mehri demande encore :
– Qu’est-ce que vous dites ?
– Rien, continue ! Ce n’est pas à toi que je parlais.
– Quand je suis montée dans sa chambre – Mehri halète comme si elle
venait de gravir les escaliers –, le thé était froid. C’est que, entre temps, le
téléphone avait sonné deux fois. Une première fois c’était un mardom azar, un
qui ne pense qu’à déranger les gens avec des paroles qui te font siffler la tête.
La deuxième fois, sûre et certaine que c’était le même, j’ai répondu en criant :
« Raccroche ou je vais te maudire de telle façon que toi et sept générations
après toi vous brûliez dans les feux de l’enfer ! »
Testeur et pince à la main, l’électricien persiste :
– C’est Song Dingding. Elle est l’épouse de l’autre, du chauve, là, du
Chinois……
Fereydoun secoue de nouveau le combiné comme pour se préserver d’une
autre déferlante d’informations. Mehri lui crie, au téléphone :
– Agha Fereydoun, vous ne pourrez jamais deviner qui c’était ! Yallah !
Allez-y ! Essayez, essayez de deviner qui c’était, le deuxième !
– Mehri, là, je t’assure, je n’ai vraiment pas le temps de deviner. Peux-tu
juste passer le téléphone à Madame ?
– Bon, je le dis parce que c’est vous. C’était son professeur, le petit, qui
porte une barbichette blanche, celui qui vient une ou deux fois par mois, le
jeudi, déjeuner à la maison. Vous voyez de qui je veux parler ?
– Non, passe-moi Madame. Je ne vois pas qui c’est, cet homme à
barbichette.
– Mais si, vous le connaissez, vous avez même fait des photos de lui ! C’est
cet homme qui ne parle pas comme nous ! Il parle comme s’il lisait un livre !
Fereydoun comprend alors que l’homme en question est un éminent
professeur de littérature persane, le sommet des études mystiques, celui qui,
pour son savoir incomparable, est vénéré par le petit peuple aussi bien que par
la cour royale.
– Mehri, je t’en prie, passe le téléphone à Madame ! Non, dis-moi
d’abord… Qu’est-ce qu’il t’a répondu, le professeur Forouz ?
À l’énoncé du nom de l’éminent professeur, l’électricien se rappelle
soudain l’endroit où il a déjà vu le visiteur de Monsieur V. « Mehri, le
professeur Forouz, madame, voilà, j’y suis, j’ai vu ce type à Sahebgharanieh,
dans une assemblée de femmes endeuillées. » Il ne se trompe pas. Il avait bien
aperçu, pour la première fois, Fereydoun dans la maison d’Ensiyeh, peu après
le décès de son époux.
Il ajoute :
– Saluez Mme Ilkhan de ma part.
– Oui, c’est ça, le professeur Norouz, précise au même moment Mehri avec
fierté, mettant au défi tous ceux qui misent sur son incapacité à retenir les
noms des correspondants de madame.
– Non, pas Norouz, Forouz, oh, et puis peu importe…, répond Fereydoun
tout en secouant la tête de haut en bas, à l’intention de l’électricien, lui
signifiant qu’il ne manquerait pas de saluer, de sa part, la maîtresse de cette
femme qui vient d’envoyer en enfer le grand professeur Forouz et sept
générations après lui.
Il demande à Mehri :
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Il m’a demandé la même chose que vous. Si Madame était là. Ah, j’ai
oublié de vous dire une chose : lorsque je lui ai monté le deuxième thé, celui
qui était bouillant, elle était en train de changer de chaussures pour repartir.
Découragé par une conversation qui s’alanguit, l’électricien se réfugie sous
le bureau et actionne son testeur. Sifflement discontinu : bip, bip…
– Est-elle là ? demande Fereydoun en bouchant son autre oreille pour
essayer d’entendre la voix de Mehri, écrasée par le bruit du testeur.
– Mais non ! Elle a changé de chaussures – bip, bip –, bu le thé bouillant –
bip, bip – et elle est repartie – bip – je ne sais où – bip, bip, bip !
Fereydoun repose le combiné. Le jeune électricien arrête le test, refait
surface et pointe victorieusement son doigt vers la photo du couple chinois. Le
réalisateur n’a plus aucun argument pour lui échapper.
– Cette femme, explique l’électricien, est un très grand médecin.
Rapprochez-vous, fixez cette photo.
Fereydoun s’exécute.
– Là, vous voyez, oui, là, elle remet à Monsieur V. son titre de docteur.
C’est vous dire. Très peu de gens connaissent l’importance de cette femme.
Moi-même, il y a quelques jours, je ne savais rien d’elle. Absolument rien.
Mais le docteur V. m’a tout expliqué. Regardez-la bien. Cette femme a
parcouru toute l’Amérique pour guérir vingt-cinq ou trente mille personnes !
Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à demander au docteur lui-même !
Au fait, j’ai oublié de lui demander pourquoi les Américains l’appelaient
« Madame Dragon ».
Subitement la pièce s’obscurcit. La fente entre les rideaux est obstruée par
une présence filiforme, la joueuse de tennis suédoise. De l’extérieur, elle tape
contre la baie vitrée. Fereydoun tire le rideau. Elle rit et, d’un geste de la
main, l’invite à sortir.
Fereydoun redemande l’heure.
– Onze heures trente, répond l’électricien, testeur à la main.
– Bon. Eh bien, je m’en vais.
– Et votre rendez-vous avec le docteur V. ?
Sans se presser inutilement, Fereydoun se dirige vers la porte en déclarant :
– Je ne peux tout de même pas l’attendre éternellement.
De nouveau accroupi sous le bureau, l’électricien ajoute à voix basse,
comme une confidence, ou presque :
– Je ne vous ai pas tout dit sur le docteur V. et Madame Dragon.
Il fait signe à Fereydoun de se rapprocher et de s’asseoir près de lui, à
même le sol, abrité sous la tablette du bureau anglais.
– Venez par là. Je ne veux pas crier et déshonorer les gens. À quoi bon ?
Fereydoun le rejoint sous le bureau. L’électricien lui glisse dans l’oreille :
– Le docteur était amoureux de Madame Dragon.
La Suédoise cogne à la porte, cette fois avec sa raquette. Fereydoun se
rappelle soudain qu’il a laissé dans sa voiture le gâteau aux pâtes feuilletées. Il
se lève d’un coup, sa tête heurte la tablette du bureau, il étouffe un aïe, tape
sur l’épaule de l’électricien, semble déjà oublier que celui-ci lui avait
demandé de saluer Mme Ilkhan, et quitte la pièce. Le testeur émet un bruit
discontinu, toujours le même.
– Wait, I’m coming, dit Fereydoun à la joueuse de tennis qui persiste à
tapoter la vitre avec sa raquette.
Il quitte le bureau pour regagner l’extérieur par la baie vitrée du vestibule
qui était, tout à l’heure, ouverte et contre laquelle il avait désespérément
frappé. La porte est à présent fermée. Il tire sur la poignée. Rien à faire. Elle
est verrouillée. Par qui ? À part l’électricien et lui-même, personne ne s’est
manifesté. De l’autre côté, Eva, toujours en short et maillot blanc, semble, par
les mouvements de son visage et de sa raquette, vouloir lui adresser des
paroles très importantes.
– I’ll go round the house, dit-il en levant l’index pour tracer un cercle dans
l’air.
Eva colle son visage à la vitre et expose une belle rangée de dents blanches
en guise de sourire. Des dents à utiliser dans une publicité pour un dentifrice,
se dit Fereydoun.
Il répète, en lui faisant signe d’attendre :
– Round the house.
Il entre dans la cuisine. Là, il aperçoit une très vieille servante, pliée
presque en deux, pas plus haute que la cuisinière. Elle porte un foulard sur la
tête et tient une cuillère en bois à la main.
– Bonjour ! lance-t-il énergiquement, comme un mot de passe.
Il espère ainsi pouvoir s’engager dans la cuisine – territoire assuré de la
vieille servante – et en sortir indemne.
Au son de cette voix étrangère, la servante, Gol Bibi, sursaute et relève
machinalement la cuillère comme pour affronter l’intrus. Amusé, il se rend,
les mains en l’air. Il dit, presque en riant :
– Je cherche Monsieur V.
Malgré son dos plié, elle maintient sa position menaçante et demande :
– Par où tu es rentré ? Qui t’a ouvert la porte ?
Sans répondre, Fereydoun avance de quelques pas.
– N’approche pas ou j’appelle la police !
– Vous pouvez interroger l’électricien. Tenez, il est là dans le bureau de
Monsieur V. Je lui ai tenu compagnie pendant une bonne heure.
– Tu veux que moi, moi – elle se tape sur la poitrine de son autre main –,
que moi j’aille interroger ce vaurien d’électricien ? D’ailleurs qui sait
comment lui-même est arrivé ici ? Hein ? Un jour, il s’est planté devant moi
avec son instrument qui rend sourd et il n’est plus parti. Dieu sait de combien
il va les plumer !
Eva apparaît de nouveau derrière la vitre. Les mains toujours en l’air,
Fereydoun lui demande d’intercéder en sa faveur. La Suédoise pénètre dans la
cuisine, dépose sa raquette sur la grande table, à côté d’un pot de miel, et dit à
la servante en caressant l’épaule de Fereydoun :
– Gol Bibi, I know him.
En abaissant légèrement la cuillère, Gol Bibi demande alors à l’heureux
réalisateur :
– Si tu as rendez-vous avec celle-là, qu’est-ce que tu faisais dans le bureau
de Monsieur ?
– Gol Bibi khanoum, c’est vous qui avez préparé cette délicieuse soupe ?
demande-t-il alors, les dents toujours serrées, en désignant le potage aux
légumes qui débordait, et dont il a arrêté la cuisson.
– Premièrement, on ouvre sa bouche pour parler, deuxièmement on ne me
tourne pas en bourrique avec une simple histoire de soupe. Elle jette un coup
d’œil à la cuisinière et remarque que le feu est coupé. Et puis d’abord quel est
ton nom ?
Il répond en abaissant ses mains :
– Fereydoun Sardari, dit-il en se donnant du mal pour articuler
normalement.
À ce moment-là, toujours équipé du testeur, l’électricien fait irruption dans
la cuisine et dit à la vieille femme :
– Gol Bibi khanoum, coopère avec moi – de son pouce et de son index, il
souligne le contour de son menton, en signe de supplication – et montre-moi,
une fois pour toutes, où se trouve la boîte de distribution.
– C’est toi qui as éteint la soupe ? demande-t-elle à l’électricien en
brandissant de nouveau la cuillère.
Les deux hommes échangent un regard. Massoud, le jeune homme au
testeur, décide de ne pas dénoncer le réalisateur. Comme pour honorer cette
solidarité secrète, ce dernier reprend spontanément :
– Gol Bibi khanoum, je m’appelle Fereydoun Sardari…
– What a beautiful name ! dit alors Eva.
Gol Bibi demande, un peu perdue :
– C’est à moi qu’elle parle ?
– Je m’appelle Fereydoun Sardari et je suis venu voir Monsieur V. pour
adapter sa biographie de Victor Hugo à la télévision.
Massoud l’électricien pressent qu’il va devoir ajouter de nouveaux noms à
la liste de Song, Tchang, Mitsouko…
Fereydoun demande à Gol Bibi :
– Vous regardez la télévision ?
– Télévisioun ! s’écrie-t-elle. Tu crois que du matin, quand je me lève,
jusqu’au soir, où je ferme mes yeux, j’ai le temps de m’asseoir ? À peine j’ai
détourné mon attention de ce feu qu’un fils de chien est venu saboter ma
soupe. Télévisioun !
De l’extérieur, un homme frappe à la fenêtre. Une voix demande :
– Je peux entrer par là ?
– Entrez ! Entrez ! dit Massoud, en accueillant le nouveau venu à l’intérieur
de la cuisine.
Et il lui demande :
– Vous êtes bien le technicien du Bureau d’électricité ?
– Tu te sentais seul, alors tu as fait venir un complice ? demande Gol Bibi à
l’électricien.
– Ey baba, réplique l’électricien en ouvrant les deux mains devant son
visage, ici, on ne sait jamais à qui on a affaire. Monsieur – il montre l’homme
qui vient d’arriver – possède les plans électriques de la maison et il pourra,
enfin, me renseigner sur l’emplacement de la boîte de distribution. Agha djan,
cher Monsieur, prenez une chaise et détendez-vous.
Le nouvel arrivant, la cinquantaine récente, porte une perruque noire trop
foncée et légèrement décentrée. Il obéit et tire une chaise qui grince.
L’électricien lui dit :
– Agha djan, vous me pardonnerez si je ne vous propose ni du thé ni quoi
que ce soit d’autre. D’abord, je ne suis pas chez moi, et ensuite…
– Vous jeûnez ? Qu’il soit récompensé, lui dit Fereydoun.
– Shit ! s’écrie soudain Eva en touchant le manche de sa raquette, tout
collant de miel.
La Suédoise se dirige vers l’évier. Fereydoun la suit. L’homme à la
perruque demande :
– Si c’est possible, je voudrais bien un verre d’eau.
Visiblement déçu par le manque de foi de son collègue, « non, il ne jeûne
pas », l’électricien lui lance, avant même qu’il ne se désaltère :
– Le temps que vous vous reposiez, dites-moi donc où se trouve la boîte de
distribution.
– Quelle boîte ? demande l’homme en buvant un verre d’eau fraîche, servi
par Fereydoun, sous la surveillance de Gol Bibi.
L’électricien pose fermement le testeur devant l’homme et insiste,
légèrement énervé – mais il se contrôle :
– La boîte de distribution d’électricité ! Le boîtier ! Quoi d’autre ?
– Je n’en sais rien. Comment je pourrais le savoir, moi ?
La servante, l’heureux réalisateur, l’électricien et même la joueuse de
tennis, qui ne maîtrise pas vraiment le persan, s’exclament alors, tous
ensemble :
– Alors, qu’est-ce que vous voulez ?
– J’ai rendez-vous avec Monsieur V.
L’homme à la perruque noire est un tailleur. Il compte parmi ses clients des
sénateurs ventrus, des ministres aux longs bras mais aux jambes courtes ainsi
que des députés petits et maigres qui, avant de fréquenter son atelier, ne
pouvaient se vêtir qu’au rayon « enfants » des grands magasins. Aussi, sur la
recommandation d’un collègue aux jambes en parenthèses, Monsieur V., lui-
même très petit, s’était-il forcé à délaisser ses costumes Lanvin – dont il avait
fallu raccourcir les pantalons – pour se faire habiller sur mesure par ce
couturier hors pair. La cour allait fêter le cinquantième anniversaire de
l’instauration de la dynastie Pahlavi et tout ce que le pays comptait comme
hommes d’État valables se devait de participer à une imposante céré monie,
qui promettait d’être longue de plusieurs heures, devant le tombeau de Reza
shah.
Fidèle parmi les fidèles, Monsieur V. n’échappait pas au lot commun.
– Vous ne savez vraiment pas où se trouve la boîte de distribution ?
demande une fois de plus l’électricien au nouveau venu.
– Agha, je le jure, par le Prophète et tous les saints, je suis tailleur ! affirme
l’homme en reproduisant le mouvement d’un fil et d’une l’aiguille.
Bip, bip, bip. Le testeur grogne, là où se trouve l’électricien. Eva attend,
elle s’impatiente. Le tailleur finit son verre d’eau, puis il dit :
– J’ai rendez-vous avec Monsieur V. pour un essayage. J’ai son costume
dans ma voiture.
Puis il regarde l’électricien et ajoute :
– Et aussi une boîte – il lui décoche un clin d’œil –, mais une boîte de
couture.
– Aïe ! Aïe ! crie Eva, qui vient de s’ébouillanter la main sous le robinet
d’eau.
Elle jette sa raquette par terre, agite son bras, sautille sur ses pieds chaussés
de baskets blanches, de socquettes blanches, et recouverts d’un duvet blond.
Elle ne fixe que les yeux de Fereydoun pour solliciter un peu d’aide.
– Gol Bibi khanoum, vous avez de la pommade Vali ? demande Fereydoun
à la servante pliée en deux.
– Comment tu as appris mon nom ? dit-elle, à deux doigts de brandir de
nouveau sa cuillère.
– Gol Bibi khanoum, ne soyez pas modeste, la moitié de Téhéran connaît
votre nom. Si vous permettez, j’écrirai même un rôle pour vous dans ma
nouvelle série et tout le monde, alors, vous verra à la télé…
– Aïe ! Aïe ! Please, do something for me !
– On me verra à la télévisioun ? demande Gol Bibi en souriant presque,
entrouvrant une bouche où de rares dents encore présentes évoquent les
colonnades de temples anciens, fracassées, isolées, délaissées.
– On vous verra à la télévision, ça c’est sûr. Mais, en attendant la diffusion
de la série, est-ce que vous pourriez me trouver de la pommade Vali, là, tout
de suite ?
– Monte toi-même dans la salle de bains de Monsieur. Au-dessus du lavabo,
il y a un meuble à miroir avec toute sa pharmacie.
Elle attrape une boîte d’allumettes et rallume le feu.
– Moi, ça sert à rien que j’y aille. Premièrement, le temps que je monte, la
fille sera morte, et puis je ne sais pas lire le nom des produits qui sont dans la
boîte, dit Gol Bibi, nettement amadouée par la perspective de tenir un rôle
dans la prochaine série de l’heureux réalisateur.
– Aïe ! Aïe ! hurle toujours Eva, en agitant sa main.
Fereydoun saisit la main brûlée de la Suédoise et, par un geste habile,
rapide et imperceptible, il la porte à ses lèvres. Les aïe-aïe faiblissent et même
se taisent. Fereydoun s’adresse alors aux deux autres hommes et leur dit :
– Boîte de distribution, boîte de couture, boîte à pharmacie ! Messieurs, ici,
il n’est question que de boîtes !
Il lâche la main d’Eva et se dirige vers la porte qui donne sur le couloir,
pour monter à l’étage.
L’électricien interrompt le bip, bip du testeur et, dans l’espoir entêté de
trouver la boîte de distribution, il suit Fereydoun au premier étage. Eva
s’assied à côté du tailleur lequel, souhaitant pêcher une cliente inattendue,
réunit tout son vocabulaire anglais et lui dit : « I copy evry dress. » Eva, qui a
posé son coude sur la table gluante, le relève aussitôt, laisse échapper un
nouveau shit suivi d’un aïe. Après quoi, n’osant pas ouvrir le robinet pour se
laver, elle reste assise. Gol Bibi remue la soupe, en insultant les ancêtres de
celui qui a osé éteindre son feu et en rêvant d’un rôle où elle ne serait plus
pliée en deux, où elle montrerait toutes ses dents, où, pareille à Samantha dans
la Sorcière bien-aimée, elle pourrait nettoyer, cuisiner, laver et repasser juste
en remuant le bout de son nez.
Fereydoun entre dans la salle de bains de Monsieur V. et ouvre le meuble à
pharmacie. Tout un dandy octogénaire est rangé là : des flacons d’Habit rouge,
des shampooings colorants châtain clair, des crèmes de dépigmentation, un
blaireau en ivoire, un coffret de rasoir électrique recouvert de poils blancs sur
lequel Fereydoun souffle instinctivement, une tondeuse à nez et à oreilles, une
crème dépilatoire, « à quoi sert-elle ? », et tout un set de manucure.
Fereydoun l’ouvre et jette un coup d’œil : lime, ciseaux, repousse-chair et
coupe-ongles en acier bossé. Il extrait la lime et corrige rapidement les ongles
de sa main droite. Puis il la range et laisse défiler sous ses yeux des sirops
expectorants, fortifiants, dynamisants, relaxants, laxatifs, digestifs.
Poursuivant son exploration, il finit par découvrir, derrière le savon de rasage,
un tube de pommade Vali et se rappelle immédiatement la voix de sa mère :
« Dans chaque maison, il faut qu’il y ait un Coran, un recueil de Hafez et un
tube de pommade Vali. Le Coran c’est pour le Ciel, la poésie de Hafez pour la
terre et la pommade Vali pour les brûlures, les piqûres, les fistules, les
hémorroïdes, les démangeaisons, les contusions, les coups, les crampes, les
entorses, les eczémas, les mycoses, les verrues, les gerçures… »
Il prend la pommade. Avant de sortir, il observe par la fenêtre, dressées
entre deux flacons de produits capillaires, les cimes enneigées de la montagne
Alborz. Il recule et se cogne à une pile de magazines, posée près de la cuvette
des toilettes. Il parcourt machinalement quelques gros titres : modification
radicale du calendrier – on passe de l’an 1355 de l’hégire, date de la venue du
Prophète à Médine, à 2535, référence au couronnement plus lointain de Cyrus
l’Achéménide. Fereydoun effectue, pour une énième fois, un calcul mental :
son année de naissance n’est plus 1320, mais 2500. « C’est pourtant facile,
mais je n’arrive pas à le retenir. 2500, il n’y a pas plus facile et pourtant. » Il
sait que, tout à l’heure, il devra sans doute communiquer à Eva sa troisième
date de naissance, 1941 de l’ère chrétienne.
Il poursuit sa lecture. La production d’automobiles a atteint 180 000 unités.
Saddam Hussein, à Paris, rencontre Jacques Chirac. Il remarque aussi une
citation de quelque prince, chargé des Affaires sportives, à l’occasion de
l’inauguration de la fédération nationale du handball iranien :
Le handball est né au Danemark. Il a été pratiqué en Tchécoslovaquie,
perfectionné en Allemagne et introduit, au début du vingtième siècle, par un
Irlandais, aux États-Unis. À la pointe des compétences internationales, l’Iran
devait se doter d’une équipe nationale…
Il s’engage dans le couloir, et soudain il se retrouve dans le noir.
L’électricité vient de sauter. De toutes parts, des cris de contestation s’élèvent :
« Ahay, Monsieur l’électricien ! », auxquels s’ajoutent, dans l’ombre, de
nouveaux bip, bip. Fereydoun allume son briquet et se laisse guider par le son.
Dans une des chambres, probablement celle de Monsieur V., il repère
Massoud, agenouillé, le front au sol, prosterné devant cinq ou six manuscrits.
Lorsque celui-ci entend des pas s’approcher, il relève la tête, expose un visage
mouillé de larmes et dit :
– Je cherchais la boîte de distribution. J’ai ouvert ce placard et regardez :
j’y ai découvert tous ces Corans ! Un plus beau que l’autre… Je ne sais pas
lire l’arabe, mais ceux qui ont copié ces manuscrits, c’est sûr et certain,
n’étaient pas des gens comme vous et moi.
Entre les bips du testeur, il s’essuie le visage, saisit un des Corans, le porte à
ses lèvres et le tend à Fereydoun.
– Allez-y, prenez, ouvrez une page et voyez jusqu’où elle vous transporte.
Le réalisateur s’assied sur le lit, la pommade Vali et le briquet dans la main
droite et ouvre le Coran de la main gauche.
– Non ! Non ! Pas avec cette main ! Il n’est pas licite d’ouvrir le Coran avec
la main gauche ! s’écrie l’électricien indigné, toujours assis par terre et
toujours insensible aux bips.
Fereydoun pose la pommade Vali sur la table de chevet, à côté d’un flacon
d’eau, d’un verre déteint par le calcaire et d’une boîte de Kleenex. Il fait
passer son briquet dans sa main gauche et le rallume. Puis il ouvre le Coran,
de la main licite, à la première page, et admire l’enluminure du frontispice, les
titres à l’encre dorée et l’inscription qui se détache sur un fond d’arabesques,
de torsades et de motifs géométriques. Il lui semble qu’il ne tient pas un livre
mais qu’il se promène dans une mosquée, où il contemple des décors en stuc,
en bois, en pierre.
Fereydoun n’est pas pratiquant. Il a dépucelé plusieurs vierges sans les
épouser et il a couché avec des infidèles sans les convertir. II boit de l’alcool,
mange du porc, ne prie pas et il n’est toujours pas marié à trente-cinq ans. Il
raconte volontiers des blagues sur le puits au fond duquel, en 874, le
douzième imam des shiites, à l’âge de cinq ans, s’est caché du monde visible.
Il héberge des filles trotskistes qui fuient la police secrète, la Savak, des filles
qui, pour se rapprocher à tout prix du prolétariat, sont allées jusqu’à
s’accoupler avec plusieurs ouvriers en même temps.
Mais il ne refuse jamais à sa mère de la déposer à des rozeh, ces cérémonies
religieuses où un mollah, gavé de soupe aux vermicelles, de gâteaux au miel,
de sirop à l’eau de rose et de thé à la cardamome, célèbre les lèvres assoiffées
de Hosseyn sur le champ de bataille de Karbela, juste avant que le bourreau ne
lui tranche la tête. Il arrive également à Fereydoun de porter du noir les jours
de l’Ashoura, qui marque le martyre du l’imam Hosseyn. Il lui est arrivé de
filmer, pour l’inclure dans sa série à succès, tout le déroulement de la prière
islamique, des ablutions aux salutations. En tournage, dans le sud de l’Iran, il
a même jeûné, sans toutefois s’abstenir de fumer, en compagnie des
personnages de son film. Entouré de farouches athées qui s’étaient juré de ne
jamais mettre les pieds dans une mosquée, dans une église ou dans un temple
même tombés en ruine, « la religion est assurément l’opium du peuple »,
Fereydoun a cependant photographié et filmé, souvent même, la ferveur des
pèlerins, qu’ils fussent iraniens, indiens ou africains. À la suite de L’Inde
fantôme de Louis Malle, il s’est rendu à Calcutta pour capter, à sa manière,
des images qu’aucun guide touristique ne se risquait à dévoiler
Massoud l’électricien lui demande, en montrant les enluminures du Coran :
– Agha Fereydoun, que je meure, est-ce que ça ne vous a pas transporté
jusque dans le ciel ?
Massoud l’électricien
Avril 1976 : Massoud a vingt-quatre ans. Il est de taille moyenne, plutôt
maigre. Ses cheveux sont toujours coupés court. Quand on travaille dans la
soudure, même si on porte un masque, il vaut mieux éviter les cheveux longs.
Ses sourcils se rejoignent par une forte taroupe en v. Quand agha Massoud
l’électricien ne porte pas de masque de soudure, ses sourcils attirent le regard.
On les voit avant ses yeux.
Il habite à Sar-asiab Doulab, un quartier sud de Téhéran, avec sa mère, sa
sœur et ses grands-parents, dans un minuscule deux pièces, au fond d’une
cour, dans le sous-sol d’une forge. Il n’a jamais connu son père. Un jour,
raconte-t-on, celui-ci est parti sans un mot. Massoud avait alors onze ans. Son
grand-père vint le chercher à l’école et le déposa dans le bric-à-brac d’un
voisin. Il y fut chargé d’extraire le thermostat des fers à repasser, le système
d’enfilage des machines à coudre, l’amplificateur des postes de radio et les
hélices des ventilateurs. De la récupération, du bricolage. Très vite, à l’aide de
ces objets endommagés et brisés, ensevelis sous une mixture de poussières et
de cambouis, qui attendaient une main salvatrice, le petit Massoud créa des
objets hybrides, et pourtant fonctionnels et utiles.
Il était doué. Sa réputation grandit vite. Il fut débauché et installé dans un
vrai atelier électrique sur l’avenue Lalehzar, située en plein cœur de la
capitale, et jouxtant des salles de cinéma qui projetaient des films iraniens et
indiens, des comptoirs à sandwiches, des boutiques de cosmétiques déployant,
dans la vitrine, toute une gamme de vernis violet, pourpre et rouge, au-dessus
d’une pancarte qui proclamait : LE ROUGE C’EST L’AMOUR, LA
PASSION, L’APPÉTIT, LA VIE, LA FÊTE, LE SPECTACLE ET LA
RICHESSE.
Dans cette même avenue se succédaient des magasins de lingerie féminine
et des kiosques à journaux. Massoud, devenu l’ami du vendeur, pouvait
feuilleter à sa guise tous les magazines, à condition de ne pas y laisser de trace
de doigts, de ne pas mouiller son pouce et son index pour tourner les pages.
À la fin de chaque mois, il remettait tout son salaire à sa mère, laquelle se
chargeait de répartir cet argent entre la nourriture pour la famille, les
médicaments pour les vieux, les cahiers et crayons pour la fille et, rarement,
très rarement, le luxe d’un nouveau tchador. Quarante ans après la loi
imposant le retrait du voile, les femmes pratiquantes, issues de familles
traditionnelles, mais aussi toutes celles qui habitaient dans les quartiers
défavorisés et les campagnes, étaient revenues à l’ancien usage.
Malgré son salaire risible, Massoud prenait du bon temps à son nouveau
travail. Dès qu’il le pouvait, il allait flâner dans les rues adjacentes où les
étrangères, qui piquaient du jasmin dans leurs cheveux et étalaient des
tatouages sur leurs jambes, venaient chiner de la poterie préislamique et des
pages de miniatures. Lorsqu’il passait devant elles, « mon Dieu, tu n’as pas
chômé en les créant », agha Massoud se sentait observé. Tout en le regardant,
ces femmes souriaient. Elles se chuchotaient des phrases, des mots. Elles
parlaient de lui, Massoud en était sûr. Mais hélas, cent fois hélas, « pourquoi
j’ai quitté l’école avant de baragouiner deux mots d’anglais ? », il ne pouvait
pas savoir que ces Américaines désiraient, pour commencer, caresser sa
farouche taroupe, et aussi ces poils noirs qui débordaient de sa chemise à
carreaux.
« Good bye ! » Il se contentait de marcher aux côtés des Iraniennes qui,
cheveux au vent, sacs en bandoulière et semelles compensées, remplissaient et
vidaient à heure fixe l’École de dactylographie Manoutchehri. Celles-ci ne le
dévisageaient guère. Sa taroupe touffue ne leur procurait pas la même émotion
qu’aux Américaines et aux Allemandes, pas plus que le poil de sa poitrine.
Ces Iraniennes-là nourrissaient le même rêve : devenir secrétaires de direction
et épouser, plus tard, le directeur en personne. Avec ses chaussures à
emboîtage rabattu – aménagement qui rendait plus facile le déchaussement –,
ses pantalons déteints et sa chemise à carreaux plutôt graisseuse, agha
Massoud n’avait aucun moyen de rivaliser avec les directeurs, les
« manageurs », qui exhibaient des costumes taillés sur le modèle de celui
d’Alain Delon. Là encore, aucune chance, « au revoir, khoda hafez ! »
Pour avoir réparé plusieurs fois de suite, et toujours gratuitement, le vieux
projecteur du cinéma Cristal Massoud avait le droit d’entrer quand il le
désirait dans la salle, sans passer par la caisse. Quand un film lui plaisait, il
notait à quelle heure était projetée la scène la plus émouvante et il revenait,
chaque jour, revoir les minutes choisies.
C’est ainsi que, durant tout un hiver, il pénétra dans la salle obscure du
Cristal à dix-sept heures dix-huit précises, pour se lamenter sur le sort d’un
jeune homme nommé Gheyssar. Assis parmi des hommes qui décortiquaient, à
l’aide de leurs incisives, des graines de tournesol grillées, Massoud fixait
l’écran. Il comptait le nombre de coups que frappait Gheyssar à la porte de la
maison de sa fiancée. Lorsque, recouverte de son tchador fleuri, celle-ci
ouvrait la porte, puis laissait délibérément le vêtement glisser jusqu’à sa taille,
c’était le cœur même de Massoud qui chavirait. Au moment où, malgré tout
son amour pour la belle Azam, Gheyssar lui déclarait qu’il ne pouvait pas
l’épouser, c’étaient encore les lèvres de Massoud qui prononçaient les
répliques malheureuses : « J’ignore ce que je deviendrai demain. Tu es belle.
Tu es fidèle. Tu es une bonne ménagère. Ton chien vaut un millier de ces
femmes fringantes qui se pavanent dans les rues. Je ne ruse pas avec toi. Je ne
ruse même pas avec mon ennemi. Azam, je t’aime. »
À dix-sept heures vingt-cinq, l’électricien quittait le Cristal, le visage
brillant de larmes. Massoud aimait le cinéma, il chérissait l’acteur indien Raj
Kappor et ne ratait pas un seul de ses films. À force de les voir, il connaissait
par cœur un large répertoire de chansons indiennes.
Massoud était aussi l’électricien attitré d’un des fameux cabarets de
l’avenue Lalehzar, l’Horizon doré. Après un dépannage d’urgence, une
réparation de l’air conditionné en plein mois d’août, le patron l’invita à
assister au spectacle, à sa propre table. Et l’invitation se répéta. La favorite de
Massoud était la danseuse Lobat. Entourée de son orchestre, des joueurs de
zarb, de vièle et de violon, vêtue d’une courte tunique à bretelles, elle exhibait
de grosses cuisses blanches en balançant une fière chevelure noire, et, dos au
public, faisait virevolter ses fesses en chantant :

Regarde, je les secoue, je les secoue,


Je les lâche en haut, je les lâche en bas,
Je les noue, je les balance, je les enroule.
Je les secoue pour ton cœur.

Les hommes buvaient de la vodka, les femmes fumaient, les jeunes couples
s’embrassaient et Massoud laissait son esprit se balancer au rythme irrésistible
du fessier de Lobat. Par malheur, lorsque les réparations se faisaient rares, il
savait qu’il n’avait ni le droit de s’asseoir à la table d’honneur, ni même de
regarder le spectacle depuis les coulisses. À l’heure précise où Lobat enfonçait
ses mains dans ses cheveux et chantait : « J’emmêle et je brouille cette touffe
ondulée », la grand-mère de Massoud récitait l’asha, la prière de la nuit. Et
même lorsqu’il se contentait de fixer des spots supplémentaires dans les loges
des artistes, loin de la table du patron, le jeune électricien ne se privait pas de
décrocher du cintre le costume de scène du très populaire chanteur Aghassi,
de le tenir un instant devant lui et de se regarder dans le miroir, éclairé de
mille feux grâce à lui. Ce fut d’ailleurs par l’entremise du patron de l’Horizon
doré qu’agha Massoud eut accès à la clientèle du « haut », des quartiers
résidentiels du nord de Téhéran, et parmi eux à Monsieur V.
Massoud n’avait pas les moyens d’acheter ses vêtements dans un des
grands magasins de l’avenue Lalehzar, le General Mode. Mais cela ne
l’empêchait pas de s’y rendre une ou deux fois par jour, d’épier la caissière
aux cheveux courts, coupés façon Gougoush, à la Twiggy, qui portait des
créoles aux oreilles, du vernis rose écaillé et une minijupe à franges. Il la
regardait taper, de la main droite, sur les touches vertes de la caisse pour
enregistrer les marchandises et, de la main gauche, à un rythme moins rapide,
sur la boule rosâtre de son chewing-gum gonflable. Chez lui, en « bas », une
jeune fille « bien comme il faut » avait été sélectionnée par sa grand-mère en
vue de fiançailles imminentes. Cette jeune fille s’enveloppait d’un tchador,
prenait des leçons de Coran, ne travaillait pas et ne mâchait pas de chewing-
gum, du moins en public. Elle ne mettait pas les pieds au cinéma et ne
regardait jamais la télévision. Son frère aîné, un musulman fervent, le lui
interdisait. Elle savait se montrer soumise, silencieuse, obéissante,
accommodante, serviable et sérieuse – autant de qualificatifs qu’un ami avisé
utilisa, un demi-siècle auparavant, pour décrire Leyla à Issa khan.
Massoud l’avait vue à peine une fois, chez elle, accompagnée de sa mère,
de sa grand-mère et de sa sœur. Pendant la réunion, avalant coup sur coup
plusieurs tasses de thé, il n’avait cessé de se prendre pour Gheyssar, le héros
du film que projetait le Cristal, et d’identifier la jeune fille « bien comme il
faut » à la belle Azam, jouée par l’Ava Gardner iranienne. C’est pourquoi
peut-être, immédiatement, il se sentit fort épris d’elle. Cependant, chaque fois
qu’il pensait à sa fiancée, boum, une boule de chewing-gum, celle de la
caissière de General Mode, éclatait dans sa tête. À l’inverse, lorsqu’il lorgnait
trop longuement les mollets blancs de la caissière, recouverts de collants
effilochés qui se balançaient à dix centimètres du sol, le tchador de la fille
« bien comme il faut » venait obstruer le panorama.
Un jour d’hiver, en 1970, pendant le ramadan, alors qu’il se rendait pour un
dépannage au cabaret l’Horizon doré, son testeur – toujours le testeur –, dans
une main et une cigarette dans l’autre, Massoud fut accosté par un jeune
homme, qui, d’un geste vif, se servant de son chapelet, cogna contre la
cigarette et lui lança : « Jeudi soir, mosquée de Moussa ibn Djafar ! »
Massoud se sentit immédiatement fautif. Traîner dans le Lalehzar, une
cigarette à la main, un œil sur les collants effilochés de la caissière de General
Mode, en plein mois de ramadan, était indigne d’un vrai musulman. Il allait se
rattraper et suivre cet homme déterminé qui, avec un peu de chance,
comblerait la place vide du père disparu. Il s’appelait Mostafa. À peine plus
âgé que Massoud, il étudiait l’électronique à la prestigieuse Université
Aryamehr.
Le jeudi suivant, Massoud franchit les portes de la mosquée et repéra
aussitôt son jeune mentor, une chaise en fer sous le bras, qui se démenait sur
le parvis. Mostafa s’avança vers Massoud et l’embrassa, comme s’ils se
connaissaient depuis longtemps. Après quoi, sans attendre, il le chargea de
disposer sur le sol des pierres de prière. Une demi-heure plus tard, lorsque
Massoud écouta le prêche de l’ayatollah Saïdi, il lui sembla qu’on parlait des
difficultés mêmes de sa vie et des moyens de s’en sortir. Il eut l’impression
que Dieu s’adressait directement à lui. Dieu lui parlait de son salaire, juste
assez élevé pour subvenir aux frais de sa famille deux semaines par mois, il
lui parlait aussi de la générosité tranquille de sa grand-mère qui, faute de
viande, nourrissait les siens avec de l’aubergine grillée, il lui parlait de
l’ardoise qui s’allongeait de jour en jour chez l’épicier et le boucher, et aussi
des crayons de sa sœur, à l’extrémité desquels il introduisait une tige en
plastique afin qu’elle pût les utiliser jusqu’au bout du bout. Dieu conversait
avec lui, agha Massoud l’électricien, et de surcroît en persan. Jusqu’alors, les
versets du Coran lui semblaient réservés aux funérailles et aux sempiternelles
prières de sa grand-mère, laquelle ne parlait pas un mot d’arabe mais récitait
par cœur, « tel un perroquet », les mots divins.
Une autre fois, assis sur une chaise en fer et entouré d’un auditoire restreint,
le prédicateur, à l’instar de son maître l’ayatollah Khomeyni, alors exilé en
Irak, condamna férocement la loi sur le statut des Forces, une mesure qui
accordait l’immunité à tout le personnel militaire américain qui résidait en
Iran et à leurs familles. Le jeudi suivant, la mosquée était fermée et l’ayatollah
emprisonné. Les disciples habituels de l’orateur, avec à leur tête Mostafa,
chargèrent Massoud de la distribution clandestine de tracts parmi les
commerçants et le petit peuple qui fréquentait la mosquée avoisinante de
Lalehzar. Il s’agissait de les informer de l’arrestation du religieux.
Quelques mois plus tard, le religieux, à peine relaxé, se rendit dans sa
mosquée, remercia Dieu de l’avoir soutenu dans son épreuve et remit en garde
son entourage contre la présence américaine en Iran :
– À présent, les serviteurs des oppresseurs occidentaux ont préparé une
nouvelle victime pour les dieux du dollar et de l’armement. Ils vont sacrifier
notre économie, notre religion et nos gloires. Pesez le danger que représente
l’investissement américain en Iran et l’érection d’un cinéma dans la ville
sainte de Qom ! Mes frères, il est temps de crier. Élevez votre voix !
Protestez ! Hurlez ! Dénoncez ce traité !
Le message était clair. Il fallait crier, protester, hurler, dénoncer, mais il
fallait aussi cesser d’aller au cinéma, de rêver devant la rangée de flacons de
vernis exposée dans la vitrine du magasin de cosmétiques en disant à voix
basse : « Le rouge c’est l’amour, l’appétit, la fête, le spectacle, la richesse. » Il
fallait se préparer à ce que le rouge devînt le sang, la passion, le martyre.
Un monde se fermait peu à peu. Massoud ne ratait plus une seule prière et
passait son temps libre à lire les journaux du kiosque de Lalehzar,
gratuitement, avec cependant un pincement au cœur lorsque, entre dix-sept
heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq, il pressentait que, dans la salle
obscure du cinéma Cristal, son héros favori prononçait la tirade de séparation :
« Azam ! Je ne peux pas t’épouser, je ne sais pas ce que je deviendrai
demain. Azam ! Ton chien vaut un millier de ces femmes fringantes qui se
pavanent dans les rues ! »
Il surveillait sa montre. À dix-sept heures vingt-cinq précises, juste après le
déchirant adieu, alors que, dans la salle, les larmes ruisselaient sur les visages
des célibataires, des divorcés, des mariés et des veufs, Massoud, assis au bord
du ruisseau de l’avenue Lalehzar, à l’ombre de vieux platanes, le quotidien
Keyhan sur les genoux, pensait à son propre avenir. Comment deviner à quoi
ressembleraient ses lendemains ? Devait-il, à seule fin d’écarter la tentation de
la caissière, épouser la « fille bien comme il faut », au risque, bientôt, s’il
prenait la décision de s’engager dans la voie de la résistance, de faire d’elle
une jeune veuve ?
Massoud n’osa plus fréquenter l’Horizon doré, ni rôder autour de la caisse
du magasin General Mode. Il boutonna sa chemise à carreaux jusqu’au col et
prit garde à ne plus exhiber ses poils aux yeux des touristes qui flânaient dans
le quartier des antiquaires. Il encouragea sa grand-mère à accélérer le rituel
des fiançailles avec « la fille bien comme il faut », celle qui ne mâchait pas de
chewing-gum en public, servait le thé en baissant les yeux et se couvrait d’un
tchador pour sortir, si jamais elle sortait. Ensuite, boum, il claqua la porte qui
menait aux mollets blancs de la caissière, à ses bas effilochés et à la boule du
chewing-gum qui se gonflait hors de ses lèvres rouges.
À coup sûr, un bon départ. Mais il lui restait beaucoup à faire. Il avait un
modèle, Mostafa, le brillant étudiant en électronique, déjà marié et plusieurs
fois emprisonné. Les cellules d’Eshrat-abad, de Ghezel Ghaleh et d’Evin
n’avaient aucun secret pour lui. Pour l’imiter, il ne suffisait pas de s’interdire
d’aller au cinéma, de fredonner la réplique de Gheyssar et de lorgner la
caissière du General Mode. Non, il fallait faire plus. Beaucoup plus. Il fallait
accomplir quelque chose, suivre Mostafa les yeux fermés.
Afin de mobiliser la jeunesse, agha Mostafa organisait des randonnées à la
montagne ou des campements sur les hauteurs de Téhéran. Il savait, par
expérience, qu’au terme de ces activités, la majorité des participants
rejoindraient sa cause. Son groupe ne militait pas ouvertement. Ils agissaient
par la prière, par l’exemple, par l’exaltation de la vie des saints et la
comparaison incessante entre leur propre révolte et le soulèvement, jadis, de
l’imam Hosseyn. Des hommes comme lui réussissaient à intercepter et à
capter la sympathie d’une génération qui vacillait entre le marxisme-
léninisme, proposé par les groupes armés gauchisants, et le libéralisme
américanisé du régime.
Au début du mois d’avril 1976, une dizaine de jours avant l’intervention de
Massoud chez Monsieur V., juste après la prière collective, Mostafa désigna
du doigt quelques-uns des participants et s’écria : « Toi, toi, non pas toi, mais
le frère à ta gauche, oui, toi, et l’autre, vous deux assis derrière, procurez-vous
des sacs de couchage. Jeudi prochain, je vous emmène prendre l’air ! » Le
doigt de l’étudiant s’était ainsi posé sur Massoud l’électricien.
Le jeudi suivant, après trois heures de route, un énième tournant, la
récitation ininterrompue de la sourate Qasiyeh, réputée effacer les difficultés
du voyage : « Ce jour-là, il y aura des visages épanouis, contents de leurs
efforts, dans un haut jardin », et le mâchonnement d’une quantité
impressionnante de nabat pour adoucir le mal de route, Mostafa et ses élus
arrivèrent enfin au bord du lac de Tar, bleu comme les faïences de la mosquée
d’Ispahan et dominé par les rochers d’Alborz.
Aussitôt descendus du car, les jeunes cherchèrent à déterminer les coins de
prière, de repas et de jeux. En campeur avisé, Mostafa releva l’orientation des
vents et celle du terrain par rapport au soleil et à l’ombre.
– Il faut faire vite ! Yallah ! Yallah !
Des tentes se dressèrent au milieu d’un amoncellement de gamelles, de
passoires, de réchauds, de bouteilles de gaz, de bassines, de cordes, de piquets,
de couvertures, de radiocassettes, de bougies et de livres de prière. Massoud
grimpa sur la montagne. Lorsque, du haut d’un pic, il regarda la vallée, un
reflet argenté illuminait la silhouette de ses compères, de ses « frères ».
Alignés derrière Mostafa, ils psalmodiaient la prière du soir.
Comment définir ces deux jours passés sur le lac de Tar ? Des vacances ?
De toute sa vie, jamais Massoud ne s’était payé de vacances. Le mot n’était
pas approprié. D’ailleurs il ne savait pas ce que pouvait désigner ce mot,
« vacances », tatilat, « fermeture »… Fermeture de quoi ? S’il lui arrivait de
fermer le magasin de Lalehzar un ou deux vendredis par mois, il ne pouvait
pas se permettre de fermer la porte sur ses obligations quotidiennes. Une
famille de quatre personnes, dans le sous-sol d’une forge, attendait tous les
soirs sa maigre paye. Le vendredi, il ne le considérait pas comme un jour
férié, loin de là. Le vendredi lui apportait l’occasion de travailler pour sa
propre poche. Depuis qu’il avait quitté l’Horizon doré – ses obligations
religieuses lui interdisaient dorénavant de manger le pain d’un patron qui tirait
ses ressources de la vente d’alcool et de danseuses à demi nues,
« astaghforellah, qu’Allah pardonne mon passé ! », sa clientèle s’était
amenuisée. Mais il ne désespérait pas, il se répétait : « Si Dieu par sa sagesse
ferme une porte, il en ouvrira, par sa générosité, une autre. » En attendant
l’ouverture de la seconde porte, il observait, le cœur serré, le crayon d’éco
lière de sa sœur, qui se réduisait chaque jour, qu’il faudrait bientôt remplacer.
Un grand changement dans sa vie : il ne se sentait plus seul. À défaut de
père, il s’était trouvé un régiment de frères, des gens qui lui ressemblaient,
enfin. Lorsque, dans sa vie d’avant, d’avant la mosquée Moussa ibn Djafar et
de la rencontre avec Mostafa, il se laissait capturer par le déhanchement de
Lobat ou par les bas effilochés de la caissière du General Mode, il savait à
présent que la porte en tôle du sous-sol de la forge du quartier Sar-asiab
Doulab serait fermée à l’une comme à l’autre. Ces femmes-là n’étaient pas
pour lui. Il ne les connaîtrait jamais. Il ne pouvait pas davantage fréquenter les
hommes qu’il rencontrait dans le cabaret, ces moustachus corpulents qui
vidaient verre après verre des bouteilles de vodka et qui glissaient, une fois la
danse de Lobat achevée, un billet de cent toman dans la fente qui palpitait
entre ses seins inondés de sueur. Un billet de cent toman, l’équivalent de cinq
cents crayons pour sa sœur, enfoui dans les seins d’une danseuse !
Mais il existait aussi un autre monde, celui du bala, « d’en haut », des
quartiers résidentiels du nord de Téhéran, habités par des gens qui, de toute
façon, se situaient au-dessus de sa condition et même de celle de Lobat, de la
caissière du General Mode et des moustachus de l’Horizon doré. Il s’agissait
de Monsieur V., du professeur Forouz et de sa protégée Mme Ilkhan. Son
testeur à la main, électricien chevronné, Massoud avait ses entrées partout.
Mais sans ses outils, laquelle de ces trois éminentes personnes le
reconnaîtrait ? Et même s’ils le reconnaissaient, même s’ils l’invitaient à leur
table, de quoi pourraient-ils parler ? Du doctorat d’honneur de Monsieur V.
décerné par l’épouse de Tchang Kai-chek, « ah, quelle femme, quelle
intelligence ! », à l’Université catholique de Fujen, à Taïwan ?
Non. Sa place à lui, agha Massoud l’électricien, n’était ni dans le bala, ni à
l’Horizon doré. De son index, il caressait l’épaisse taroupe qui rejoignait ses
sourcils et se disait que sa place était marquée dans la mosquée Moussa ibn
Djafar, ou bien au campement sur les bords du lac de Tar, en compagnie de
Mostafa et de ses autres frères. Quand ils se rassemblaient, il n’était pas
question de Song Meiling mais de l’imam Hosseyn, de la bataille de Karbela,
des soixante-douze compagnons dressés contre toute une armée, de la
disparition du douzième imam dans un puits et de sa parousie prochaine.
L’islam était en danger. Partout s’élevaient des restaurants, des bars, des
cinémas, « aïe, les cinémas ! Pourrait-on au moins épargner le cinéma Cristal
et le film Gheyssar ? ». S’ouvraient aussi des salles de théâtre sans que
personne ne parût se soucier des préceptes du Prophète. Les femmes
exhibaient leur chair dans la rue. « Dans le taxi, astaghforellah, que Dieu nous
pardonne, quand leur minijupe remonte un tant soit peu, on ne voit plus que
leur ourat, leur partie honteuse. » C’est donc ça, la « grande civilisation »
promise ?
En attendant d’agir, en ce printemps 1976, il se mettait au bord du ruisseau
de l’avenue Lalehzar, poursuivait gratuitement la lecture des nouvelles du jour
et se laissait prendre au jeu. Il devait calculer, comme tous les autres Iraniens,
sa nouvelle date de naissance. Elle passait en effet, en un seul décret, de
l’an 1331 de l’hégire à l’an 2500 et quelque chose de l’avènement de Cyrus
l’Achéménide.
Midi trente
– Un voyage dans le ciel, non. Mais dans une mosquée, oui. En feuilletant
ces Corans, j’ai vraiment l’impression de déambuler dans une mosquée,
répond Fereydoun, qui garde le pouce de sa main gauche sur le briquet pour le
maintenir allumé, et l’index de la main droite sur son oreille pour atténuer le
son des bips.
Il finit par demander à l’électricien :
– Massoud djoun, pourrais-tu descendre un moment sur terre et éteindre ton
engin ? Tu me rends sourd avec ton bip, bip !
Massoud appuie sur un bouton et étouffe un dernier bip. Fereydoun lâche le
poussoir de son briquet. Ils se retrouvent, pour un moment, dans le silence et
dans le noir.
L’heureux réalisateur repose respectueusement le Coran sur le lit, s’empare
de la pommade Vali et quitte la chambre. Il dévale les escaliers jusqu’à la
cuisine, saisit la main brûlée d’Eva et la traîne dans le jardin. Gol Bibi pose un
bol de soupe – celle-là même que Fereydoun, en éteignant le feu, avait
empêché de bien cuire – devant le tailleur à perruque et s’aperçoit que la
Suédoise vient d’oublier sa raquette. Elle la saisit et, tandis qu’elle tient
encore la raquette gluante – ce qui n’a pas l’air de la déranger –, elle se
demande quel rôle lui confiera le réalisateur dans son prochain film : une
joueuse de tennis élancée ou une servante au dos plié ?
Dehors, le lampadaire du jardin s’allume. Fereydoun se dit : « Massoud
vient de rétablir le contact. » En passant, le vieux jardinier murmure quelques
phrases en arabe, remerciant le Prophète et sa descendance.
Eva conduit Fereydoun dans la maison que son père, consul de Suède à
Téhéran, loue à Monsieur V. Il s’agit d’un grand duplex aux murs blancs et au
mobilier réduit à de très beaux tapis ilyati, tribaux – le mot ici n’est pas
péjoratif, comme il l’était jadis dans la bouche de la deuxième épouse d’Issa
Khan et quelquefois même dans celle de Madame Grande –, à une enfilade de
lits recouverts de coussins en guise de canapés, à des coffres en bois aux
cadenas grossiers, au lieu de tables basses. Sur les murs sont accrochées des
œuvres de Zenderoudi, un jeune peintre très coté, qui travaille à partir de
formes calligraphiques. Eva baisse les stores. Fereydoun observe que, là
encore, le choix des Suédois est dicté par la tradition iranienne. Alors que ses
propres compatriotes ont tous opté pour des stores en aluminium – faisant de
leur salon un vrai solarium –, ces Nordiques utilisent les stores en raphia, très
bon marché, qui se vendent dans tous les bazars. Ils rafraîchissent ainsi les
pièces, en les plongeant dans une agréable pénombre.
Fereydoun, serrant la pommade Vali dans sa main, s’étale sur un des lits.
Eva se dirige vers la cuisine et revient avec une carafe en poterie bleue
d’Ispahan, remplie d’un sirop à base de menthe et de vinaigre. Au bruit des
glaçons, Fereydoun se redresse.
– It’s the famous Mrs V’s sekandjebin.
Fereydoun verse le sirop dans un verre, également bleu Ispahan, et se dit
que, s’il se trouvait chez des Iraniens de l’upper class, cette bourgeoisie jaillie
du pétrodollar, on lui aurait servi un gin fiz dans des verres en cristal de
baccarat, au milieu d’un mobilier venu tout droit de la revue française Maison
et Jardin.
Eva s’assied au côté de Fereydoun sur le lit. Celui-ci saisit la main brûlée et
s’entend dire :
– In Africa, to heal a burn skin they lick it.
Il se met donc à lécher la main brûlée de la Suédoise en oubliant Monsieur
V. et même, momentanément, Ensiyeh Ilkhan. Eva – il faut insister sur le E –
ne semble pas résister. Elle approche ses lèvres de celles, plutôt noirâtres, de
Fereydoun, et fait glisser un glaçon dans sa bouche. Leurs deux langues font
tourner ce glaçon dans tous les recoins de la cavité buccale, du palais au
gosier, pour le rendre finalement à la bouche, aux lèvres roses, d’Eva. Elle
prend alors la main du réalisateur et le conduit dans sa chambre. Il saisit la
pommade Vali et la suit.
Le lit d’Eva, pareil à un trône, est surélevé et marqueté. Fereydoun y accède
par trois marches. Il n’a jamais couché dans ce genre de lits, pourtant
typiquement iraniens, mais il les a utilisés, lors du tournage de sa série,
comme éléments de décor pour la chambre du gouverneur. Il regrette de ne
pas les avoir alors achetés. Le brocanteur les lui aurait laissés pour presque
rien.
Un instant, alors qu’il garde dans sa bouche le glaçon réduit maintenant à la
taille d’un petit pois – dans un dernier échange, il lui a été restitué –,
Fereydoun pense à une de ses amies, nommée Narguess. Dans de pareilles
circonstances, elle n’aurait pas hésité, entre deux entrelacs de langues, à
demander le prix du lit.
Il avale le reste du glaçon, qui coule dans son gosier, et s’étend sur un
couvre-lit en kalamkar, dont les motifs dessinés au charbon de bois évoquent
la forme stylisée du cyprès. Fereydoun allonge son bras gauche, étreint Eva et
dépose la pommade Vali sous le grand oreiller en plumes d’oie recouvert
d’une taie en lin, où sont brodés les monogrammes MF. Sa pensée, il ne sait
pourquoi, s’échappe de nouveau vers Narguess. Celle-ci, à la vue des initiales
et avant de se laisser déshabiller par un amant originaire de Suède ou
d’ailleurs, aurait inévitablement demandé : « Qui est MF ? » Sans attendre la
réponse, elle aurait ajouté : « Moi je connais une dame iranienne qui a fait tout
le Marché aux puces à la recherche de draps avec les initiales de sa grand-
mère : ZW – pourtant rares en Europe –, pour garnir les lits des chambres
d’amis de leur villa, dans le nord. Elle avouait alors à ses invités qu’elle
n’utilisait que très rarement les draps de sa chère grand-mère, francophone et
même francophile. » Dans ces cas-là, Narguess ne se privait pas d’ajouter que
la grand-mère, tout à fait inculte, avait du mal à s’exprimer correctement,
même en persan, avant de conclure que la même grand-mère n’avait bien
entendu jamais mis les pieds hors de l’Iran.
Eva, toujours en short de tennis, grimpe sur le lit et de là sur Fereydoun.
Celui-ci découvre subitement, à travers les cheveux blond cendré qui se
déversent sur lui, la décoration du plafond, un paysage qadjar du XIX siècle
e

avec, de chaque côté, une figure de femme aux joues remplies, aux sourcils
arqués, aux yeux charbonneux et aux mamelons généreux. « Ah si Eva
bénéficiait au moins des rondeurs de ces créatures du plafond ! » songe-t-il, en
déplorant secrètement que la Suédoise soit tout à fait plate.
Cependant, elle remonte le polo de Fereydoun, mettant en évidence des
poils noirs qui, comme une famille d’arbres, prennent racine dans le pubis,
gravissent l’abdomen et explosent, en une multitude de branches, sur le
thorax.
Ah, les poils ! Ils rappellent ceux de Massoud, ces poils que lorgnaient les
touristes américaines à travers les chemises ouvertes de l’électricien, avant
qu’il ne portât des cols boutonnés, avant qu’il ne troquât le dialogue oublié de
Gheyssar contre les prières de l’imam Hosseyn.
De ses doigts aux ongles coupés, Eva dégage de la touffe noire les
mamelons de son partenaire et commence à les lécher. Doucement. Fereydoun
tâte la pommade Vali, dissimulée sous l’oreiller aux monogrammes MF, avec
une différence : cette fois, la voix de Narguess ne se fait plus entendre. Eva
mouille de ses lèvres le tronc de l’arbre, puis descend vers la racine. Au même
moment, Fereydoun, aidé de ses pieds, balance ses chaussures par terre et,
avec une maestria remarquable, en utilisant ses orteils, se débarrasse de ses
chaussettes. « Quoi de plus ridicule qu’un homme torse nu, sur le point d’être
délivré de son pantalon, mais qui garde chaussures et chaussettes ? » aurait dit
Narguess, qui fait une irruption furtive.
Eva se lève, se rend dans la salle de bains, revient avec un bassin de cuivre
rempli d’eau parfumée à la fleur d’oranger et raconte, en anglais, que dans une
tribu iranienne, les jeunes mariées accueillent leur époux en leur jetant des
amandes et des dattes. Après quoi, elles lavent le pied droit de l’époux avec de
l’eau de fleur d’oranger, avant qu’ils ne franchissent enfin le seuil de la tente
nuptiale.
Que viennent faire les rituels tribaux de mariage dans une escapade
amoureuse à une heure de l’après-midi entre la fille d’un diplomate suédois et
un heureux réalisateur iranien ? Fereydoun se le demande. Il pense à de jeunes
Iraniennes de son milieu – pas à Narguess, pour une fois – qui ne rêvent que
de se débarrasser le plus vite possible de leur virginité afin de rompre
radicalement avec la tradition et préparer, dès avant leurs noces, les futurs
époux à une vie conjugale à l’occidentale. « Si par malheur tu prends une
maîtresse, il me sera très facile de coucher avec un autre homme. Je ne serai ni
comme ta mère, ni comme la mienne, qui ont fermé leurs yeux, pendant toute
une vie, sur les infidélités de leurs conjoints en essayant de s’adonner à autre
chose, aux œuvres caritatives, aux pilules antidépressives, aux tours d’Europe
– Paris, Rome, Londres, Madrid –, sans jamais parvenir à oublier que là, à ce
moment même, leur mari s’empressait auprès d’une jeune secrétaire. Non,
moi, je ne serai pas comme ça. N’oublie pas ! Nous partagerons tout, même
nos infidélités ! » avait l’habitude de dire la jeune génération aisée de la
capitale, celle que côtoyait Fereydoun au Key club ou dans d’autres boîtes de
nuit particulièrement branchées.
Et pourtant ces mêmes femmes, une fois mariées, devront à leur tour,
comme leurs mères, supporter les aventures extraconjugales de leur époux, à
grands coups de Valium, d’ashrams et de psychanalystes.
Ces femmes ne ressemblent ni à l’Azam du film que projette le cinéma
Cristal, ni à la caissière du magasin General Mode, ni à la fiancée « bien
comme il faut » de Massoud. Elles ont entre vingt-deux et trente ans. Leurs
parents possèdent de vastes maisons dans les quartiers nord de Téhéran, une
villa au bord de la Caspienne et, depuis la hausse du baril du pétrole, des
appartements sur la Côte d’Azur et des chalets à Gstaad. Elles ont fréquenté
soit le lycée français, soit le collège américain de Téhéran, et poursuivi leurs
études universitaires à la Sorbonne, à Berkeley ou à Boston. Pour celles qui
sont encore étudiantes, elles rentrent chaque été en Iran, bronzent toute la
journée autour de la piscine familiale, ignorant que le cuisinier, le jardinier ou
le chauffeur n’ont, excepté le corps de leur propre femme – et encore –, jamais
assisté à pareille exposition de chair féminine.
Ces filles font de longues siestes dans des chambres climatisées, alors que
la chaleur fait fondre l’asphalte des rues, et empruntent le cabriolet de baba
pour se rendre à des soirées où il est préférable d’avoir oublié son persan. Là
elles fument des joints, piquent par moments de longs fous rires, s’abstiennent
de trop manger et boivent sans mesure. Vers minuit, elles appellent leurs
chauffeurs pour qu’ils viennent chercher la Mercedes de baba – elles n’ont
pas encore tout à fait perdu le sens des responsabilités –, se pressent à six ou
sept dans les voitures de leurs amis – ou dans la Jeep de Fereydoun Sardari –
et vont au Key Club pour retrouver d’autres filles et garçons. Ceux-ci, après
avoir eux aussi lézardé toute la journée au soleil, profité de l’air conditionné,
conduit la voiture paternelle, dîné en ville, intensément fumé, longuement bu
et rarement mangé, se sont déversés à leur tour dans la fameuse boîte de nuit.
Bien éméchées, les filles flirtent sur la piste avec les jeunes célibataires et
finissent assez souvent la nuit – ou commencent la journée – dans les
appartements tout neufs de leurs amis d’un soir. Les parents, de leur côté, ont
passé la soirée à jouer aux cartes tout en imaginant un moyen de rapprocher
leurs progénitures – sans que cela ressemble à un mariage arrangé, ce qui ne
se fait plus : « Oh, ça non ! Très démodé ! » Ils ont aussi songé à ajouter la
fortune familiale, qui repose par exemple sur des huiles de cuisine, à celle du
prétendant, qui vit des pneumatiques.
Eva saisit le pied droit de Fereydoun, le trempe dans l’eau parfumée du
bassin et le masse orteil après orteil. Comme la menace d’un contact avec les
seins plats est provisoirement écarté – Eva est assise sur la troisième marche
du lit –, Fereydoun continue d’examiner les femmes du plafond, qui
pourraient être les grands-mères des allumées du Key club. Qu’ont-elles légué
à cette génération ? De quoi celles-ci sont-elles redevables à leurs aînées ?
Que reste-t-il du monde d’autrefois, même bien caché ? Quel lien entre le
harem et la boîte de nuit ? Pourquoi une Suédoise dort sur un lit qadjar, boit
un sirop local dans des verres aux couleurs de la mosquée bleue d’Ispahan, et
fait précéder l’acte d’amour d’un cérémonial emprunté à quelque tribu
iranienne ?
Il a envie de fumer, mais son pantalon et son paquet de cigarettes gisent
quelque part sur un sol recouvert d’un kilim, lui aussi tribal, mais avec une
particularité : il a été tissé par la minorité arménienne qui vit dans le voisinage
des nomades bakhtiyaris. Fereydoun, qui ne veut en aucun cas se priver du
massage annoncé, renonce à la cigarette même si, à force d’être frictionné, il
risque de s’endormir et de faillir à ses devoirs du mâle insatiable, oriental et
généreusement poilu. Soudain, il pense aux interminables descriptions du
docteur Pirasteh, le pharmacien, quand un insomniaque manifeste son désir
d’acheter un flacon d’eau de fleur d’oranger : « Les feuilles d’oranger sont
reconnues comme sédatives, les huiles d’oranger sont toniques et
antidépressives. Quant à l’eau de fleur d’oranger, elle favorise
l’endormissement… » Après une demi-heure de discours, le docteur Pirasteh
aurait tendu à son client, déjà entré en somnolence sans avoir eu recours à un
seul des médicaments, une fiole d’eau de fleur d’oranger. Et celle-ci, en
l’absence de la voix monotone du pharmacien diplômé de la Faculté de Nancy
en France, se montrerait totalement inefficace. Quant à Fereydoun, l’état dans
lequel il est plongé correspond parfaitement à la description donnée par le
docteur Pirasteh des vertus de la fleur d’oranger. Il est en phase
d’assoupissement.
Quinze heures
Bip, bip…
Fereydoun se réveille et reconnaît aussitôt le bruit du testeur. Que fait-il
allongé dans le lit de la fille du consul de Suède à Téhéran à trois heures
environ de l’après-midi ? Il porte juste un slip – il n’a jamais été un adepte du
caleçon – et ne tient absolument pas à se montrer ainsi dévêtu à agha Massoud
avec qui, deux ou trois heures plus tôt, il a feuilleté des pages du Coran.
Les bips se rapprochent. Fereydoun saute du lit, remet en vitesse sa
chemise, enfile son pantalon, cherche vainement ses chaussettes. Les bips se
font de plus en plus menaçants. Aux abois, il met en toute hâte ses chaussures,
attrape au passage un livre et sort de la chambre, les yeux plongés
dans Studies in the Language of the Iranian Tribes.
L’électricien lui demande, entre deux bips :
– Agha Fereydoun, qu’est-ce que vous faites ici ? Tout le monde vous
cherche dans l’autre maison.
– Monsieur V. est rentré ? demande le réalisateur en feuilletant l’ouvrage
afin d’attirer l’attention de Massoud sur les illustrations, et non sur ses pieds
privés de chaussettes.
– Non, mais le tailleur s’impatiente et tient absolument à faire l’essayage du
costume de Monsieur V. sur quelqu’un de valable, de distingué. Entre le
jardinier, vous et moi, son choix s’est posé sur vous. Il vous réclame, les
ciseaux à la main.
– Il y a quelques années encore, dans tous les jardins de Téhéran courait
toujours une légère brise. Maintenant, avec toutes ces voitures et la pollution,
il n’y a plus aucun endroit où on peut se rafraîchir, dit alors Fereydoun,
nonchalamment, en fermant le dernier bouton de sa chemise et en descendant
les escaliers, suivi de l’électricien et de ses bips.
Avant de sortir, il cherche des yeux la Suédoise. Massoud baisse la tête et
ajoute :
– Tout à l’heure, madame l’étrangère est venue me dire que l’électricité
avait sauté chez elle, puis elle est partie.
Ils traversent le jardin qui sépare les deux maisons. Le testeur continue
d’émettre. Le vieux jardinier, qui pousse toujours sa brouette, la pose sur le
sol, s’avance vers Massoud, met ses mains sur sa tête et dit : « Tu m’as
déchiré les oreilles ! Tu n’as pas autre chose à faire dans la vie que de faire
siffler cet engin ? »
Massoud éteint le testeur. Fereydoun affecte de ne pas être touché par le
départ de madame l’étrangère. Pourtant, il ne peut s’empêcher de penser à ses
chaussettes. Étaient-elles propres ? Depuis combien de jours les portait-il ? Il
ne s’en souvient pas précisément. Ne sentaient-elles pas la transpiration ?
Pourquoi, ce matin, lorsqu’il a acheté le flacon d’alcool pour le jardinier
d’Ensiyeh, « à propos, Ensiyeh fait-elle encore sa sieste ? », n’avait-il pas
pensé à se procurer un déodorant pour les pieds ? De nouveau la voix du
docteur Pirasteh le hante : « La transpiration est l’excrétion de la sueur par les
glandes sudoripares. On peut lutter contre les mauvaises odeurs des pieds par
de simples déodorants. Mais parfois la transpiration des pieds se complique
d’une pathologie que seul un médecin peut diagnostiquer. Dans ce cas, l’odeur
dégagée par les pieds est franchement nauséabonde. »
Tandis qu’il passe sous une tonnelle, Fereydoun revoit une fois encore le
menton et les lèvres, savamment recou verts d’une barbe assez semblable à
celle d’un bouc, du docteur Pirasteh. Menton et lèvres se contractent et les
ailes du nez busqué s’écartent, en signe de dégoût. La tonnelle franchie, il ne
cesse de penser aux commentaires du pharmacien : « Et un bon médecin
prescrit alors des médicaments antimycosiques. »
Gol Bibi, le jardinier et le tailleur attendent Fereydoun dans la cuisine. La
marmite de soupe est posée sur la grande table. Le réalisateur les rejoint,
soulève le couvercle du potage, en hume l’odeur et félicite sa future
comédienne pour son exploit : elle a ressuscité un plat trépassé.
– Vous n’avez pas déjeuné chez elle ? demande Gol Bibi en secouant sa tête
dans la direction de la maison des Suédois.
– Non, j’ai juste bu un verre du sekandjebin de Madame V. Mais, Gol Bibi
khanoum, celui qui refusera votre bol de soupe n’est pas encore né.
– Agha Fereydoun, vous ne jeûnez pas ? demande l’électricien qui espérait
secrètement que le réalisateur pratiquerait la religion à la lettre et non pas
comme la plupart des Iraniens qui se disaient musulmans, se rendaient en
pèlerinage à Mashad sur la tombe du huitième imam des shiites et cependant
ne priaient que rarement et, plus grave encore, buvaient avec régularité, voire
avec plaisir.
– Massoud djoun, voilà bien longtemps que j’ai renoncé au paradis. Je suis
sûr que, si j’ai la chance d’aller en enfer, j’y trouverai Marilyn Monroe et
peut-être aussi Anna Magnani.
Bien que déçu par l’aveu de celui qu’il croit être devenu un ami, Massoud
se demande où diriger, une fois morte, la caissière du General Mode, avec son
chewing-gum perpétuellement gonflé : en enfer, à côté de Marilyn dont le film
Certains l’aiment chaud est resté à l’affiche du Rex plusieurs mois de suite ?
Ou bien au paradis, près de Navab Safavi, le fondateur des Fedayins de
l’islam, exécuté en 1956 ?
Sur le sort post mortem de la « fille bien comme il faut », il n’a aucun
doute : le paradis. Mais où envoyer la comédienne qui joue Azam, l’Ava
Gardner iranienne, qui laisse négligemment glisser son tchador autour de sa
taille lorsque Gheyssar pénètre dans leur maison, alors qu’ils sont seuls ?
Cette femme qui, cheveux défaits et mollets apparents, s’assied devant un na
mahram, un homme qui n’est ni son père, ni son frère, ni même son futur
époux ? Où donc expédier cette femme irrespectueuse qui pourtant, tous les
jours, entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq précises, le
faisait pleurer ? Où ? Dans quel au-delà ?
– Et Kennedy aussi ! ajoute Gol Bibi, en essayant d’étirer sa nuque et de
relever sa tête en signe de fierté, comme pour une annonce solennelle : non
seulement elle va jouer dans un film mais elle connaît aussi le nom d’un
président américain.
Le tailleur lui rétorque :
– Gol Bibi khanoum, que Dieu vous bénisse, trois milliards de personnes
ont pleuré sa mort et vous en deux secondes, comme un ballon de foot, vous
l’envoyez en enfer !
Visiblement, il fait partie des trois milliards d’individus qui ont été touchés
par l’assassinat, à Dallas, du président américain.
Le jardinier murmure des phrases incompréhensibles, à moitié en arabe –
formules du Coran, tronquées, mal prononcées – et à moitié en persan avec
l’accent de Yazd, une ville du centre de l’Iran réputée pour la qualité de ses
jardiniers. Narguess, l’amie de Fereydoun, soutient qu’il faut toujours avoir un
cuisinier turc, un gardien kurde, un jardinier yazdi, un électricien arménien,
une nounou philippine et un boulanger français. Mais Narguess n’essaie
jamais de se conformer à ses propres déclarations : où dénicher un boulanger
français à Téhéran ?
– Qu’est-ce que vous racontez ? Quand j’ai vu à la télévisioun qu’ils avaient
tué Kennedy, je n’ai pas dormi de la nuit ! Je me rappelle très bien. C’était il y
a quelques années et j’avais encore tous mes yeux. Le lendemain, j’ai
demandé à Madame de me donner quelques pelotes de laine et j’ai tricoté un
pull pour le neveu de mon frère avec la tête de Kennedy dessus !
Le tailleur demande :
– Alors pourquoi l’envoyer en enfer ?
– Parce qu’il n’est pas musulman.
En bon pratiquant, Massoud se sent obligé de corriger l’erreur de Gol Bibi :
– Gol Bibi khanoum, veuillez excuser ma maladresse. Vous êtes comme ma
mère, je ne vous dois que du respect. Mais il y a un point de doctrine qu’il faut
éclairer : le paradis est réservé à tous les croyants, qu’ils soient chrétiens,
musulmans ou juifs. Si Kennedy est en enfer, et je suis persuadé qu’il y est bel
et bien, c’est pour les injustices qu’il a commises.
Le tailleur, le réalisateur et Gol Bibi redressent la tête. Personne ne parle
d’injustice ni, par extension, de politique, ni même du sort post mortem des
présidents américains. Bouche cousue sur tout ce qui concerne l’Amérique, sa
mission militaire en Iran – la plus importante dans le monde –, et son armée,
principal fournisseur des troupes iraniennes. On ne dit pas de mal de
l’Amérique ni des Américains. C’est comme ça. Captée par les oreilles ultra-
réceptives des membres de la Savak, cette inadvertance pourrait aboutir à un
licenciement, au rejet d’un emprunt bancaire, au non-renouvellement d’un
passeport, à une expropriation, même à l’arrêt du versement d’une retraite.
Préférant couper court à toute conversation qui risquerait de compromettre
le jeune électricien, Fereydoun se tourne vers Gol Bibi :
– Et cette soupe, alors ?
Mieux vaut, en effet, prendre toutes les précautions et suivre à la lettre le
dicton persan qui dit : « Les murs ont des souris et les souris ont des
oreilles ! » Qui sait ? Le tailleur, avec sa perruque, ses ciseaux pointus et son
costume à essayer, n’est peut-être qu’un savaki.
Gol Bibi sert un bol de soupe à Fereydoun. Il rapproche une chaise de la
table, s’y accoude et commence à manger. Le potage est plutôt infect. Mais il
ne le montre pas. Il fait même semblant de l’apprécier. Gol Bibi, qui attend le
verdict de son futur employeur, finit par entendre le fameux bah bah et se
réjouit d’avoir concocté une mixture qu’apprécie un des réalisateurs
talentueux de la Télévision Nationale.
Fereydoun avale la soupe, gorgée après gorgée, en regrettant sa foi
défaillante, source de tous ces petits malheurs, entre lesquels figure celui
d’être obligé, pour se rassasier, d’ingurgiter n’importe quel brouet. Après la
dernière cuillerée, il s’adresse au tailleur :
– Monsieur…
– Talebi, je m’appelle Talebi.
– Monsieur Talebi, quel service puis-je vous rendre ?
– Essayer le costume de Monsieur V., répond le tailleur en actionnant
spontanément ses ciseaux.
– Cher monsieur Talebi, je suis là depuis dix heures du matin pour voir
Monsieur V. et maintenant vous me demandez… D’ailleurs quelle heure est-
il ?
– Trois heures quinze, dit le tailleur en regardant sa montre.
– Trois heures quinze ! s’écrie Fereydoun en se souvenant de ses rendez-
vous sautés, en particulier d’un déjeuner à La Tour avec une de ses conquêtes
récentes.
Peut-il encore téléphoner au restaurant et demander à son complice Touradj,
ce garçon qui, pour lui rendre service, a déjà reconduit poliment, à plusieurs
reprises, des jeunes dames contrariées, d’aller cette fois encore chercher la
jolie brune aux cheveux longs, habillée d’une tenue traditionnelle iranienne ?
« Touradj djoun, tu vois bien de qui je parle, celle qui porte la robe blanche
brodée des vieilles zoroastriennes, oui, oui, elle est assise à la table qui donne
sur l’avenue Pahlavi, que je me sacrifie pour toi, préviens-la que je serai en
retard d’une bonne petite demi-heure… Tu es un seigneur, je te le revaudrai,
je… »
Le tailleur pose les ciseaux sur la table – gluante –, retire la housse du
costume et l’expose aux yeux de Fereydoun.
– Un seul essayage ! S’il vous plaît !
– C’est vraiment impossible, monsieur Talebi. Je dois absolument partir.
Tant pis pour le film sur Victor Hugo. Mais vous, restez encore un peu.
Monsieur V. finira bien par venir, et il essaiera lui-même son costume !
L’électricien lui demande :
– Vous partez ?
– Eh oui, je pars, dit Fereydoun en pensant à la place vide de la jolie brune,
devant les fenêtres du restaurant La Tour.
En voulant ramasser le bol, Gol Bibi cogne délibérément son coude contre
le menton de Fereydoun, qui lui dit en se frottant la mâchoire :
– Gol Bibi khanoum, mashallah, que Dieu te protège, tu as failli me mettre
K.O.
– Vous avez renoncé à votre série ? demande Gol Bibi, qui croit voir dans le
départ de Fereydoun la fin de son rêve.
– Non, certainement pas, mais il faut d’abord que je sorte indemne d’ici.
– Mais vous avez dit : « Tant pis pour le film ! »
Sans se retourner, le jardinier, qui ouvre tous les tiroirs à la recherche de
quelque chose, ajoute :
– Quand Madame l’appelle, elle fait semblant de ne pas entendre et la laisse
hurler jusqu’à ce que celle-ci, sa canne à la main, se traîne jusqu’à la cuisine.
Et maintenant, il suffit qu’un étranger prononce une petite phrase pour que
Gol Bibi khanoum la prenne pour elle et nous fasse un caprice !
– Gol Bibi khanoum, j’ai renoncé à collaborer avec Monsieur V. mais pas
avec vous. D’ailleurs je vous présenterai à mes collègues qui travaillent dans
le cinéma d’action. Devant vous, Bruce Lee devrait se mettre à plat ventre.
– Voilà, je l’ai trouvé, j’étais sûr que quelqu’un l’avait caché là, dit le
jardinier en ramassant un sécateur dans une étagère. Gol Bibi khanoum, je
vous préviens, ne soyez pas étonnée si, dans quelques jours, vous trouvez
votre casserole dans ma brouette.
Gol Bibi répond vigoureusement :
– Premièrement tu sors d’ici, et ensuite, apprends que ce n’est pas moi qui
ai pris tes ciseaux !
Visiblement, elle a remis pied à terre et renoué avec ses préoccupations
habituelles.
Le jardinier ajoute en se dirigeant vers la porte, son sécateur à la main :
– Premièrement, ce ne sont pas de simples ciseaux et deuxièmement, j’ai
dit : « Quelqu’un l’a caché », je n’ai pas dit : « Gol Bibi khanoum l’a caché. »
– En parlant de ciseaux, dit alors le tailleur en s’adressant à Fereydoun, je
ne veux certainement pas vous retarder, monsieur, mais je vous assure que cet
essayage ne vous demandera que cinq minutes. Vous venez de dire que vous
êtes ici depuis dix heures du matin. Qu’est-ce que cela peut vous faire, dix
minutes de plus ou de moins ? Et puis, en restant dix minutes de plus vous
aurez peut-être enfin l’opportunité de voir Monsieur V.
Toujours assis à la table, Fereydoun tâte le tissu du costume.
– Allez-y ! N’hésitez pas ! Touchez et admirez ! lui dit le tailleur. Regardez
les deux poches horizontales de ce pantalon et là – il montre le bas du
pantalon –, ce revers de quatre centimètres qui va tomber pile sur le haut des
lacets ! Hein ? Qu’en dites-vous ?
Le réalisateur jette un coup d’œil au complet. Il lui semble que le pantalon
va lui arriver aux genoux et que le fameux revers, loin d’atterrir sur les lacets
des chaussures, frôlera les poils de ses rotules.
Le tailleur est lancé :
– La cérémonie est prévue pour dans deux jours et le costume n’est même
pas fini ! J’ai laissé toutes mes commandes en suspens pour me concentrer sur
celle-ci. Mais lorsque j’appelle, soit Monsieur V. est absent, soit il est occupé,
soit il se repose, ou bien alors il est injoignable. Avec eux, on ne sait jamais
sur quel pied danser.
– De qui parlez-vous ? demandent Gol Bibi et le jardinier presque de
concert.
– De votre honorable employeur. Il m’a commandé, en urgence, presque en
me suppliant, ce costume pour la célébration du cinquantième anniversaire de
la dynastie Pahlavi et depuis plus rien ! répond le tailleur en frappant ses
mains l’une contre l’autre. Plus rien ! Plus un mot !
Fereydoun cherche une solution :
– Écoutez, monsieur Talebi, je veux bien vous aider, mais vous ne pensez
pas que Monsieur le jardinier, vu sa silhouette, serait mieux adapté que moi à
cet essayage ?
Le jardinier n’est pas d’accord :
– Agha, est-ce que votre raison est toujours en place ? D’abord vous parlez
de faire jouer Gol Bibi dans un film, ensuite vous voulez me faire essayer le
costume de Monsieur, celui dans lequel il va se montrer au shahanshah !
Allaho akbar ! On aura tout vu !
L’électricien, qui a décidé de s’en mêler, insiste auprès du jardinier :
– Pouvez-vous me dire ce qui vous empêche d’essayer le costume de
Monsieur ?
– Ey baba, d’où tu sors, toi ? On doit tout expliquer à ces jeunes ! De notre
temps, les jeunes ne sortaient pas leurs têtes de leur kilim. Ils ne dépassaient
pas leurs limites. Agha, ça ne se fait pas, c’est tout. Tu comprends ? Ça ne se
fait pas ! J’ai grandi dans cette maison et, même si Dieu a voulu que je sois
aussi petit que Monsieur, je n’ai jamais porté un seul de ses pantalons !
Jamais !
L’électricien hausse les épaules. L’islam prêché les jeudis après-midi par
son maître rejetait clairement toute hiérarchie sociale. À choisir entre
Monsieur V. et le vieux jardinier, leur Dieu, le Dieu des déshérités, choisirait
incontestablement le plus démuni. Le religieux disait : « Le temps des
changements est proche. Bientôt les sans voix prendront la parole, les
prisonniers seront libres, les petits deviendront grands, les affamés seront
rassasiés, la nappe vide des pauvres se couvrira de victuailles, l’argent du
pétrole brillera sur les mains crevassées des laboureurs… » Et le vieux
jardinier pourra enfin porter les pantalons de Monsieur V.
Fereydoun juge bon d’intervenir :
– Monsieur Talebi, juste une question. Parmi votre clientèle, vous ne
pouviez pas trouver quelqu’un de la même taille, ou à peu près, que Monsieur
V., pour lui faire essayer son costume ?
– Le prix que je demande inclut deux essayages. Je ne peux pas arriver un
beau jour avec le costume fini, comme si c’était du prêt-à-porter, et réclamer
mon dû. Non, monsieur, je ne peux pas faire ça, précise le tailleur en
remontant énergiquement la tête de bas en haut, en signe de négation, mettant
ainsi en danger l’équilibre délicat de sa perruque.
– C’est hors de question, ajoute-t-il.
De plus en plus persuadé que le tailleur est un savaki, Fereydoun qui,
comme tous les Iraniens, voit des délateurs partout, se lève pour se soumettre
à l’essayage et se débarrasser au plus vite de cet homme. Il lui dit :
– Monsieur Talebi, vous pouvez disposer de moi.
– Bien. Maintenant que j’ai votre accord, il me reste à trouver une pièce très
bien éclairée avec un grand miroir et une tasse de thé à la turque.
Gol Bibi continue de laver la vaisselle et fait semblant de ne pas entendre.
– Si j’avais son toupet…, dit le jardinier en sortant de la cuisine.
Sachant qu’il peut tout demander à Gol Bibi, Fereydoun la prie de leur
indiquer une pièce éclairée avec une grande glace. Elle lui répond sèchement :
– Allez dans le hall.
– Mais le hall n’est pas bien éclairé, ose dire Fereydoun.
– Je ne vais pas conduire quand même deux inconnus dans la chambre de
Madame, pour la simple raison que Monsieur le tailleur exige une grande
glace et un bon éclairage ! dit Gol Bibi en frottant une casserole en étain.
Bip, bip…
– L’éclairage, je m’en charge, décrète alors Massoud en actionnant une fois
de plus son testeur.
L’électricien sort de la pièce, revient avec une grande torche et rejoint le
tailleur et le réalisateur, déjà à moitié nu, dans le hall. Soudain, un bruit de
voiture. Fereydoun cherche à remettre son pantalon. Le tailleur lui passe le
modèle d’essayage et, dans la précipitation du moment, Fereydoun l’enfile au
lieu du sien. La porte s’ouvre. Un homme d’une cinquantaine d’années entre.
Il est le fils de Monsieur V. et présentement ministre de la Culture. À chaque
festival de théâtre, sa photo est exhibée dans toute la presse, debout juste
derrière la reine. Le tailleur, qui le reconnaît immédiatement, se courbe en
deux. Comme il a croisé à plusieurs reprises le ministre dans les locaux de la
Télévision, Fereydoun, qui se débat avec la braguette du pantalon destiné à
Monsieur V., sourit et bredouille :
– Monsieur le ministre, ne prenez pas mon attitude pour de l’insolence. Si
j’ai enfilé le pantalon de votre père, ce n’est pas pour prendre sa place.
– Vous êtes bien Fereydoun Sardari, n’est-ce pas ?
Fereydoun hoche la tête.
– Vous deviez le voir pour l’adaptation de son livre, n’est-ce pas ?
– Oui, ce matin, à dix heures. Mais je ne pourrais pas vous dire pourquoi je
suis encore là.
Le tailleur se courbe et explique :
– Avec la permission de Votre Excellence, je dois dire que c’est à la
demande de votre serviteur que M. Sardari s’est vu contraint d’essayer le
costume de votre honorable père, costume que j’ai conçu pour la cérémonie
du cinquantième anniversaire de la dynastie Pahlavi.
– Très bien, continuez. Je ne veux surtout pas vous importuner, dit le
ministre.
Après quoi il appelle Gol Bibi.
La servante arrive avec deux tasses de thé, destinées au réalisateur et au
tailleur, et ne sait comment les partager entre quatre convives. Le tailleur se
saisit d’une tasse et la tend humblement, des deux mains, au ministre.
Celui-ci – tarof oblige – refuse :
– Mais non, mais non.
– Mais si, mais si. Si je bois une seule gorgée de ce thé, je m’étoufferai,
assure le tailleur.
Convaincu que ce tailleur est non seulement un savaki mais un savaki
lèche-bottes, Fereydoun saisit l’autre tasse de thé et la boit d’un seul coup. Le
ministre refuse le thé et demande du sekandjebin, le fameux sirop de menthe
et de vinaigre de sa mère. Il prend place sur un fauteuil, non loin du grand
miroir, et invite les hommes à poursuivre l’essayage.
Fereydoun croit bon de suggérer :
– Vous ne voudriez pas, à ma place, rendre ce service à votre père ?
– Non, je vous en prie. Je suis venu en coup de vent pour voir mes parents
et faire dédicacer quelques exemplaires de la biographie de Victor Hugo pour
mes collègues.
Massoud coupe le testeur. Il veut mémoriser un maximum de
renseignements sur les collègues du ministre afin de les répéter à ses frères de
combat.
Gol Bibi apporte un verre de sekandjebin au ministre. Celui-ci le prend et
rappelle à la servante qu’il faut toujours présenter un verre sur un plateau :
– Gol Bibi djan, servir est un art, un art de vivre. Servir le sekandjebin sur
un plateau en argent dans un verre à cocktail givré et décoré d’une feuille de
menthe, c’est un art d’aimer.
Massoud, qui brûle d’envie de demander : « Mais qui vous dit que Gol Bibi
vous aime ? », garde le silence et ne montre aucune hostilité. La première
consigne donnée, lors des réunions clandestines, est de rester discret, ne pas
attirer l’attention, les ennuis. Il remet cependant le testeur en marche – bip,
bip –, ce qui, dans le vocabulaire électrique, pourrait signifier : « Comment
pouvez-vous demander à Gol Bibi, qui vous a servi toute sa vie le dos plié, de
vous aimer ? Comment le vieux jardinier, qui n’a jamais osé porter un seul
pantalon, même usagé, de Monsieur V., pourrait-il exercer son métier comme
un art de vivre ? Comment l’électricien que je suis pourrait-il concevoir de
réparer vos fusibles “avec amour”, alors que mes grands-parents, ma mère et
ma sœur s’entassent dans le sous-sol d’une forge et qu’un homme comme
Monsieur V., dont la préoccupation principale, après sa rencontre avec de
Gaulle, était d’identifier le parfum d’une Chinoise surnommée Madame
Dragon, dispose de plusieurs maisons dans le quartier le plus cher de
Téhéran ? Au diable les fusibles ! »
Le ministre – un visage rond, joufflu, encore juvénile – déguste la boisson
sous l’œil très attentif de Gol Bibi. Le sekandjebin de Madame V. n’a pas son
pareil au monde et même si, après un demi-siècle de service, Gol Bibi ne sait
toujours pas pratiquer l’art de vivre, « l’art d’aimer », elle n’autorise personne
à critiquer le sirop de sa maîtresse, personne, pas même Monsieur le ministre,
qu’elle a d’ailleurs pouponné pendant son enfance. Gol Bibi n’a pas besoin de
montrer son amour en apportant du sekandjebin dans un verre givré sur un
plateau en argent. L’affection qu’elle porte à sa maîtresse se détecte dans
l’angoisse qu’elle éprouve lorsqu’un invité, après une gorgée de ce breuvage,
tarde à manifester son plaisir. Gare à celui qui boit le sekandjebin en parlant
au téléphone, en fumant, en prenant des notes ou en regardant la télévisioun !
Il perd aussitôt toute estime aux yeux de Gol Bibi et s’expose – s’il habite
sous le même toit que la famille V. – à une cascade de fléaux journaliers :
disparition des lunettes, des clés, éparpillement du courrier, inextricable
confusion de chaussettes. Dans le cas où l’offenseur, celui qui n’a pas su
apprécier le sekandjebin de Madame à sa juste valeur, est un simple visiteur, il
ne réussira jamais à ce que Gol Bibi prononce son nom correctement. Le thé
lui sera servi froid, la glace fondue, le gâteau en miettes, la pastèque
cotonneuse, l’eau chaude et le nougat durci. S’il se manifeste un jour de pluie,
son parapluie ne lui sera pas rendu et son imperméable, à moitié sec à son
arrivée, lui sera restitué complètement trempé. Aucun orateur, aucune réunion
politique, aucune association islamique ne peut ébranler la foi de Gol Bibi en
Madame V. et en la perfection de son sekandjebin.
– Bah, bah ! Ça valait vraiment le détour, déclare le ministre après avoir
goûté au sekandjebin de sa mère.
Il reprend, en montrant l’électricien :
– Et pour Monsieur… D’ailleurs auriez-vous une carte de visite, une
facture, quelque chose avec vos coordonnées pour que je puisse vous
contacter ? Mon épouse est dans tous ses états. Dès qu’on allume le four, tous
les fusibles sautent !
– Je regrette, je n’ai aucune carte, répond Massoud, qui, pourtant aimerait
repérer la maison du ministre, y avoir ses entrées.
– Bon, je demanderai votre numéro à mon père, dit le ministre en désignant
l’électricien à Gol Bibi et en ajoutant :
– Pour Monsieur pas de thé, pas de sekandjebin ?
Gol Bibi, qui n’a pas apprécié la remarque du ministre au sujet du
manquement au service, ne répond pas. À quoi bon se donner tant de mal pour
être critiquée en retour ? Cependant, elle ne peut s’empêcher, après les
louanges du ministre à propos du sekandjebin, de lui offrir un autre verre. Il
refuse de la main.
– Je vous remercie, monsieur, répond l’électricien. Ce n’est pas l’envie qui
manque, mais je jeûne.
– Ah ! J’aurais aimé, moi aussi, jeûner. Quand j’étais encore adolescent,
j’aimais par-dessus tout me réveiller à l’aube, pendant le ramadan, et prendre,
avec le reste de la famille, le sahari, le repas matinal.
Massoud, qui préfère rester dans le sillage du ministre, toujours pour
récolter des informations pour ses « frères », fait taire son émetteur et suspend
le bip, bip. Il demande :
– En fait, Monsieur le ministre, est-ce que vous pourriez m’indiquer où se
trouve la boîte de distribution ? Ici, dans cette maison ?
– Je regrette, mais j’ai toujours été de passage ici. La maison dans laquelle
j’ai grandi était au sud de Téhéran. Elle ne ressemblait pas à celle-là. Nous
n’avions pas de piscine, ni de court de tennis. Mais qu’est-ce qu’on s’amusait
avec nos cerfs-volants !
Fereydoun en profite pour retirer discrètement le pantalon qui n’est pas le
sien, mais il reste bloqué au niveau des hanches. Il insiste : rien à faire.
Soudain, il entend comme un bruit de déchirure, de coutures qui cèdent.
Rendu prudent, il renonce à manipuler plus longtemps l’étoffe. Il veut capter
le regard du tailleur pour lui demander d’intervenir. Mais celui-ci est de
nouveau lancé :
– Je voudrais attirer l’attention de Monsieur le ministre sur la qualité de
cette gabardine. Le tissu est cent pour cent anglais. Je dis bien : cent pour cent.
Si j’ai l’honneur de compter parmi ma clientèle des hommes aussi illustres
que Son Excellence votre père, c’est que nul autre que moi, dans tout Téhéran,
n’est en mesure d’exécuter ces poches horizontales, ici, voyez-vous ?
Il tire Fereydoun par la taille pour le placer dans le champ de vision du
ministre de la Culture, qui approuve :
– Oui, oui. C’est effectivement très précis.
Et Fereydoun reprend :
– Si Monsieur le ministre a apprécié la finition du pantalon, permettez-moi
de l’ôter parce que, si je le garde encore deux minutes, il va tout simplement
exploser.
– Attendez, attendez…
Le tailleur se rapproche en toute hâte du réalisateur et essaie, avec des
gestes délicats, de tirer le pantalon vers le bas. En vain. Il suggère alors :
– Rentrez votre ventre.
Fereydoun rentre son ventre. Le pantalon résiste.
– Rentrez votre ventre et retenez votre respiration.
Fereydoun obéit de son mieux, mais, malgré les efforts du tailleur, le
pantalon ne bouge pas d’un centimètre. L’électricien vient spontanément au
secours du tailleur, comme s’il était dans la rue et qu’il portait son aide, par
exemple, à un automobiliste en panne. Le tailleur de face, Massoud de dos et
Fereydoun au centre – en rentrant son ventre et en retenant son souffle –
collaborent tous au retrait du pantalon, de leur mieux, mais sans résultat.
Gol Bibi propose :
– Couchez-vous sur le canapé et montez les pieds.
– Gol Bibi khanoum, et quoi encore ? Je vous croyais de mon côté, lui dit
Fereydoun.
Le ministre remarque en riant :
– J’ai peur que Gol Bibi n’ait raison.
– Eh bien, avec la permission de Monsieur le ministre, dit Fereydoun qui
s’étend sur le canapé et élève ses pieds.
Guidés par Gol Bibi, Massoud et le tailleur tirent chacun une jambe du
pantalon. Gol Bibi dirige d’une voix ferme l’opération :
– Tirez des deux mains ! Lâchez ! Recommencez !
Dans sa position horizontale, Fereydoun se met à penser, soudain, il ne sait
trop pourquoi, à une conversation entre des contrôleurs aériens et un avion
piloté par de simples passagers. Il songe aussi à la jolie brune qui peut-être
l’attend encore au restaurant La Tour. Il se dit qu’il lui sera impossible, dans
un proche avenir, de l’amadouer de nouveau. Comment pourra-t-il jamais
persuader une femme, qui l’a attendu pendant des heures au restaurant, que les
raisons de son retard sont une application de la pommade Vali sur la brûlure
d’une étrangère – il ne dira pas une Suédoise, par prudence – et un essayage
du costume officiel de l’auteur de la biographie de Victor Hugo en persan ?
Gol Bibi s’écrie :
– Arrêtez ! Vous y êtes !
Le pantalon se déchire d’un coup et les deux hommes s’effondrent. Gol
Bibi, de joie, exhibe les rares dents qui lui restent. Cette journée fera sans le
moindre doute partie de celles qu’elle n’oubliera jamais : elle a reçu une
proposition pour jouer dans la série d’un réalisateur courtisé par la Suédoise
d’à côté, ce même réalisateur a apprécié sa soupe, elle a entendu de ses
propres oreilles le ministre dire : « Bah, bah, quelle merveille ! » à propos du
sekandjebin de Madame, et elle vient d’assister à la chute simultanée de deux
hommes – l’électricien et le tailleur – qu’elle considère comme des pique-
assiette, des inutiles qui débarquent toujours au mauvais moment l’un avec
son émetteur, l’autre avec ses ciseaux et son costume, et qui ne cessent de
déranger et d’embêter le personnel de la maison. Bien fait pour eux !
Les trois hommes se relèvent. L’électricien restitue au tailleur désolé l’une
des jambes du pantalon. Le ministre, qui regarde sa montre, se lève pour
partir.
– Messieurs, je ne regrette vraiment pas d’être venu, dit-il en regardant avec
espièglerie le pantalon scindé en deux.
Et il ajoute :
– Cela me change des réunions interministérielles où nous discutons
pendant des heures sur la loi de protection familiale.
Puis il se tourne vers Gol Bibi :
– Je laisse quelques exemplaires du livre d’agha djan sur son bureau.
Rappelle-lui de les signer. J’envoie le chauffeur les chercher ce soir. Il y en a
un pour le Premier ministre.
Massoud, qui se rappelle la révolte des Assassins, aimerait saisir
l’exemplaire destiné au chef du gouvernement et, à la manière des fidèles de
Hassan Sabah, qui fixaient au couteau des messages menaçants au-dessus du
lit des califes, y glisser des paroles alarmantes. Mais il se retient. Le moment
n’est pas venu d’agir.
Le ministre s’avance de quelques pas et prie le tailleur de le suivre jusqu’au
bureau. Le tailleur s’exécute. Le ministre le laisse entrer et ferme la porte
vitrée du bureau derrière lui. À présent, Fereydoun est véritablement persuadé
que le tailleur est bel et bien un informateur, à la solde de la Savak. Quant au
tailleur, il se sent subitement privilégié par ce tête-à-tête, voulu par le ministre
de la Culture en personne. Il pense déjà au nombre de costumes qui naîtront –
qui sait ? – de cette entrevue, des dizaines de milliers de costumes, peut-être,
pour tous les artistes de l’Iran.
Le ministre lui dit à voix basse :
– Monsieur, maintenant que je vous connais et que j’estime votre talent, je
voudrais vous demander…
Le cœur du tailleur s’emballe. Que va lui demander le ministre ? La
conception d’un uniforme pour les ouvreuses de théâtre ?
– … de concevoir une paroi intérieure dans le pantalon de mon père pour
qu’il puisse placer une poche d’évacuation de l’urine. Il ne vous le demandera
jamais. Mais faites-le pour moi, je vous prie. La cérémonie va durer au moins
cinq heures et le protocole n’a pas prévu de toilettes. J’ai peur que mon père, à
son âge, ne puisse pas supporter ces longues heures d’attente. Faites-le pour
moi, sans qu’il le sache. Je vous en serai à jamais reconnaissant.
– Je le ferai sur les yeux, sans aucune hésitation, répond le tailleur
désenchanté, qui doit, à cet instant même, cesser de rêver à une enseigne :
ATELIER TALEBI, FOURNISSEUR OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA
CULTURE.
Avant de sortir, le ministre pose trois exemplaires reliés de la biographie de
Victor Hugo sur le bureau de son père, sous les photos de Nehru à Harrow en
1905, de Song Meiling et de Tchang Kai-chek remettant à Monsieur V. son
doctorat d’honneur, et de Reza shah passant en revue la première promotion
d’écolières dévoilées. Le roi sourit à une adolescente en jupe-culotte et blouse,
les cheveux retenus par un bandeau, Ensiyeh Ilkhan.
Seize heures dix
Fereydoun enfile son pantalon et remonte la fermeture Éclair. Il se voit déjà
raconter à son président, dans les moindres détails, une journée entière passée
chez Monsieur V. sans même avoir réussi à l’apercevoir. Il se remémore tous
les déboires de ce 4 avril 1976 : le très recherché gâteau des quartiers nord de
la capitale abandonné sur le siège de sa voiture et liquéfié au soleil, la jolie
brune du restaurant La Tour humiliée par une longue et vaine attente, la
Suédoise aux seins plats qui s’est éclipsée pour une raison mystérieuse,
Monsieur V. intouchable, évanoui, la boîte de distribution introuvable, et pour
finir le costume destiné à la célébration du cinquantième anniversaire de la
dynastie Pahlavi très sérieusement endommagé. Cependant, alors qu’il remet
ses pieds nus dans ses chaussures – il a oublié ses chaussettes chez la
Suédoise –, il ressent dans son corps, quelque part au creux de son thorax, un
bien-être profond. Surgit alors dans sa mémoire le cerisier fleuri du jardin
d’Ensiyeh, à cette greffe à laquelle il a contribué en fournissant à mashd
Hassan un greffon prélevé à six heures du matin « tout en haut du plus beau
cerisier, sur le côté exposé au sud ».
« Où est Ensiyeh ? » Il n’a pas oublié qu’il doit l’accompagner le soir
même au Théâtre de la Ville pour voir La Cerisaie.
– Quelle heure est-il ? demande-t-il à l’électricien.
– Vous ne savez vraiment pas où se trouve la boîte de distribution ?
demande à son tour Massoud, qui a passé là toute une journée, lui aussi, sans
avoir pu localiser la panne.
– Non, Massoud djoun, vraiment pas, répond Fereydoun, désolé.
Il fait alors ses adieux à l’électricien et au tailleur ainsi qu’à Gol Bibi qui le
gratifie une dernière fois de son sourire particulier. Le tailleur rassemble tant
bien que mal, en gémissant, les deux jambes décousues de son pantalon.
L’électricien enroule le câble de la torche. Gol Bibi s’en va dans la cuisine en
tenant dans sa main droite les deux tasses de thé et dans sa main gauche le
verre de sekandjebin. Elle préfère ce genre d’acrobatie à tout usage d’un
plateau, à toute application de ce que d’autres appellent un « art de vivre ».
Le réalisateur sort de la maison, monte dans sa Land Rover et met le
contact. Le moteur vibre, vrombit, la voiture démarre. Le vieux jardinier qui
s’avance lentement dans la ruelle s’arrête, lève le bras droit vers le ciel en
signe de protestation et demande :
– Qu’est-ce qui se passe ? C’est une voiture ou une crécelle ?
Fereydoun baisse la vitre pour lui demander s’il peut le conduire quelque
part.
Le jardinier, sans répondre, ouvre la portière et monte dans la voiture.
– Où voulez-vous que je vous dépose ?
– Je vais acheter du pain.
– Où se trouve la boulangerie ?
– Je vous dirai où vous arrêter.
Fereydoun quitte la rue V. et s’engage dans une large artère de la ville. Il
conduit assez lentement, de peur de manquer la cible du jardinier. Entre lui et
son passager, pas un mot. Fereydoun aperçoit le four d’une boulangerie et une
petite queue de clients divers, des gros, des vieux, des femmes en tchador –
les servantes, ou bien les épouses des petits commerçants du bazar de
Tadjrish –, les ordonnances des militaires. Il freine. Le jardinier ne dit mot.
Fereydoun appuie de nouveau sur l’accélérateur. Une deuxième boulangerie
apparaît un peu plus loin avec toujours un four, du pain ovale suspendu,
comme un homme à une potence, à un clou planté sur le mur de la devanture,
et une file d’habitués attendant la toute dernière fournée. Le feu passe au
rouge. Fereydoun interroge du regard le jardinier : aucun signe. Celui-ci n’a
d’yeux que pour le tableau de bord. Dans la file d’attente, Fereydoun
remarque un petit garçon, âgé de six ans tout au plus, expédié là probablement
par sa mère pour acheter du pain, et qui est constamment piétiné, bousculé,
dépassé par les adultes. À chaque heurt, le garçon aux grands yeux noirs se
replace patiemment dans la queue. À peine arrivé devant le guichet du
boulanger, il se fait réexpédier vers l’arrière.
Le feu passe au vert. La voiture redémarre. Le jardinier ne dit toujours rien.
Fereydoun, qui rentre chez lui, au centre de la ville, rebrousse subitement
chemin. Il vient de se dire qu’avant le spectacle du Théâtre de la Ville, il est
plus prudent de se rendre directement chez Ensiyeh, quitte à bavarder quelque
temps avec la femme de ménage ou à vérifier la greffe du cerisier. Tout plutôt
que la faire attendre. Quand il s’agit d’Ensiyeh, Fereydoun est toujours en
avance.
Le jardinier ne réagit pas au demi-tour. La voiture repasse devant la
boulangerie où le jeune garçon aux yeux noirs fait toujours la queue, à la
dernière place. Elle continue et dépasse l’autre boulangerie, à présent désertée.
– Je vais jusqu’au Parc de Sahebgharanieh. Si ce n’est pas sur votre chemin,
dites-le-moi. Je vous déposerai où vous voudrez. J’ai tout mon temps.
– Je vais acheter du pain, répond sèchement le jardinier.
Fereydoun n’ose pas préciser qu’ils viennent de passer devant deux
boulangeries, et ce à deux reprises. Il demande à son passager :
– D’ici au Parc, il y a encore d’autres boulangeries ?
– J’en sais rien.
Un commissariat de police apparaît. Fereydoun, qui voudrait établir une
sorte de conversation, allume une cigarette et reprend :
– J’ai dormi une nuit entière ici. On m’avait arrêté parce que je portais des
cheveux très longs. Le lendemain, quand on m’a relâché, mon crâne était rasé.
– Vous étiez hippy ?
Fereydoun n’ose pas lui demander comment il connaît le mouvement hippy.
– Hippy, je pense bien, répond-il, et pas n’importe quel hippy !
Fereydoun, qui se réjouissait d’avoir pu soustraire quelques mots de la
bouche du jardinier, se voit de nouveau contraint d’affronter son silence.
Ce silence dure quelque temps. Et soudain, alors que Fereydoun n’espère
plus aucun mot, le jardinier se met à pouffer et dit :
– Le fils de Monsieur le ministre aussi était hippy ! Quand il a voulu faire
son service militaire, il a dû couper ses cheveux ! Et Monsieur le ministre
disait qu’il y avait de quoi en faire une perruque. Que Dieu protège ses
créatures !
– Vous connaissez Monsieur le ministre depuis longtemps ?
– Quand on lui a coupé ses cheveux, il les a ramassés et il les a rapportés à
la maison. Puis il s’est fait photographier avec son crâne chauve. Après ça, il a
collé ses cheveux sur la photo. Bien soigneusement. Il a encadré la photo et il
l’a offerte à ses parents avant son départ pour le service militaire. Que Dieu
protège ses créatures ! répète-t-il en riant et en arrosant de postillons le tableau
de bord de la Land Rover.
Fereydoun finit par se taire et se dirige vers la maison d’Ensiyeh. Si le
jardinier y consent, peut-être pourra-t-il lui demander son avis sur la greffe du
cerisier. Oui, c’est une idée.
Mais le jardinier s’écrie soudain :
– Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous là !
Fereydoun, du regard, cherche une boulangerie, mais en vain. De l’autre
côté de la rue un homme est en train de changer la roue de sa voiture.
– Arrêtez-vous ! C’est la voiture de Madame !
Fereydoun ralentit, puis s’arrête.
– Descendez ! Il faut les aider ! Descendez !
Fereydoun descend, accompagné du jardinier. Ils traversent la rue. Le
jardinier dit quelques mots au chauffeur, qui porte un costume et une cravate
bleu marine.
– Bonjour, monsieur, dit le chauffeur en passant la clé à molette de sa main
droite à sa main gauche pour serrer la main de Fereydoun. Et il lui dit :
– Ça vous dérangerait de déposer Madame à la maison ? Elle rentre d’une
cérémonie de deuil. Elle est très fatiguée.
Fereydoun se penche et observe l’intérieur de la voiture. Une dame âgée,
assez petite, en tailleur noir, son sac posé sur les genoux, lui sourit.
Il ouvre la portière et dit :
– Madame, je m’appelle Fereydoun Sardari. J’avais rendez-vous avec votre
époux mais je n’ai pas eu la chance de le rencontrer. Permettez-moi de vous
reconduire chez vous.
À ses pieds, le chauffeur desserre les boulons du pneu, met en place le cric
et commence à soulever la voiture à la manivelle.
– Non, monsieur, jamais je ne m’autoriserai à vous déranger, répond de
l’intérieur la dame en noir, qui s’élève de plus en plus sous l’effet du cric.
Après quoi, tandis que sa tête se renverse vers l’arrière, elle demande :
– Dites-moi, j’espère que rien de grave n’est arrivé à mon mari ?
Fereydoun, qui ne quitte pas le chauffeur de l’œil, lui suggère :
– Place les boulons dans l’enjoliveur, sinon tu vas les perdre.
– Mon mari s’est perdu ? demande la dame, le crâne vissé sur l’appuie-tête.
Que lui est-il arrivé ?
Un des boulons glisse sur l’asphalte et tombe dans le ruisseau qui coule tout
le long de l’avenue. Le chauffeur, en se penchant vers le ruisseau, déplace
malencontreusement le cric. La voiture culbute, retombe sur ses roues avant.
Madame V. émet toute une série de cris :
– Aïe ! Aïe ! Mon dos ! Je ne peux plus respirer ! Je ne peux plus bouger !
Monsieur s’est perdu ! Aïe !
– Rassurez-vous, madame. Monsieur V. n’est pas du tout perdu.
Simplement, je n’ai pas eu le bonheur de le rencontrer.
– Mais qu’est-ce que vous faites là ? Aïe ! Docteur Partovi, où êtes-vous ?
Où est le docteur Partovi ?
Le chauffeur, qui a repêché in extremis le boulon, remet en place le cric et
remonte de nouveau l’avant de la voiture. La tête de Madame V. se hausse par
à-coups et s’incline lentement vers l’arrière.
– Madame, je passais par hasard. J’ai vu votre voiture en panne. Je me suis
arrêté pour vous aider.
Madame V. aperçoit soudain leur jardinier.
– Que fait-il là ? Monsieur V. a eu un accident ? Aïe ! Mon dieu, aide-nous !
Mon dos ! Il est hospitalisé ? Monsieur le ministre est au courant ?
– Place la roue de secours, dit Fereydoun au chauffeur. Dépêche-toi.
– Il est noyé ? Quelqu’un l’a poussé dans le barrage de Karadj ? Il s’est
étouffé en faisant du ski nautique ? Quoi ? Dites-moi !
– Monsieur V. fait du ski nautique ? demande Fereydoun au chauffeur.
Celui-ci, qui a mis en place la roue de secours, ôte le cric, relève enfin la
tête et dit :
– Si le docteur Partovi le laissait faire, il sauterait en parachute.
La voiture regagne le sol, non sans un léger cahot. Madame V. se retrouve
bien droite. Le jardinier s’approche d’elle et veut la rassurer :
– Madame, tout va bien. Pourquoi vous vous énervez ? Rappelez-vous la
phrase de l’imam caché : « Nous ne vous abandonnerons pas ! »
– Ça y est, ça y est, il s’est noyé. Vous voyez quelle poussière s’est jetée sur
ma tête ? Quel malheur s’est abattu sur moi ? Monsieur le ministre est
orphelin.
– Pour que la roue soit bien droite, procède en étoile pour les boulons,
recommande Fereydoun au chauffeur.
– Il n’était pas une étoile. Il était le soleil même.
– Madame, je parle de la roue, dit Fereydoun.
– Aïe, la roue du destin ! Aïe, la roue du destin !
Fereydoun poursuit, à l’adresse du chauffeur :
– Serre un premier boulon au hasard, puis celui qui lui est diagonalement
opposé.
– Oui, toute sa vie, il s’est opposé à l’analphabétisme, à l’ignorance, à
l’incompétence. Quel homme d’État c’était ! Aïe, mon dos ! Mon dos !
Emmenez-moi au cabinet du docteur Partovi ! Vite !
Les boulons sont serrés selon la méthode des diagonales. La voiture peut
redémarrer. Le jardinier fait signe à Fereydoun de monter dans la voiture de
Madame.
– Qui, moi ? demande ce dernier.
– Oui, vous, répond le jardinier. Vous voyez bien qu’elle a besoin de vous.
Ce n’est pas moi qui saurai la conduire à un médecin.
– Oui, bon, d’accord. Mais avant ça, je vais me garer un peu mieux.
Il déplace sa propre voiture, puis, le flacon d’alcool – destiné au cerisier
d’Ensiyeh – dans la poche de son gilet et le gâteau à la main – ce gâteau qui
constitue la sensation du dessert dans les dîners en ville –, il rejoint le
jardinier, le chauffeur et Madame V. devant l’Arya blanche. Il tire un gros
feutre noir de la poche de son gilet et note, d’une écriture bien lisible :
Fereydoun Sardari, tél. : 275469.
– Ce gâteau, dit-il en écrivant, était pour Monsieur V. Faites-en ce que vous
voulez, mais si possible demandez-lui de m’appeler.
Puis, il jette un regard inquiet à sa voiture, arrêtée à proximité du
commissariat, ce qui lui rappelle de mauvais souvenirs.
Le jardinier, qui a suivi son regard, le rassure :
– Ne vous inquiétez pas pour votre voiture. Je dirai à l’agent que vous êtes
notre invité. Accompagnez Madame l’esprit tranquille. Vous n’aurez pas de
contravention, tout au plus (il imite avec ses doigts le mouvement de ciseaux),
en souvenir du passé, quelques mèches en moins, ghertch, ghertch.
Et il éclate de rire.
Dix-sept heures dix-huit
À dix-sept heures dix-huit précises, Massoud, toujours occupé à localiser la
boîte de distribution, regarde sa montre et répète, malgré lui, malgré les
consignes de ses frères de lutte, « les salles de cinéma sont des lieux de
perdition et les films les griffes du grand satan plantées dans la chair des
musulmans », la réplique de Gheyssar : « Azam, tu es belle. Tu es fidèle. Tu
es une bonne ménagère… Azam, je t’aime. »
Au même moment, Fereydoun prend place dans la voiture de Madame V.,
une Arya blanche, montée en Iran. Madame V. s’agrippe à son sac Céline, en
frotte l’anse d’une main moite et ne cesse de geindre. Fereydoun tente en vain
de la rassurer.
– Madame, il n’y a aucune raison de vous alarmer. Monsieur V. se porte
bien. J’ai seulement eu le malheur, je vous l’ai dit, de ne pas le rencontrer.
– Mais pourquoi êtes-vous venus me chercher avec notre jardinier ?
demande-t-elle en ouvrant son sac et en saisissant un mouchoir fin, brodé d’un
V, afin de sécher ses mains.
Une odeur de cuir mêlée à un parfum de femme se répand dans la voiture.
Fereydoun ne peut s’empêcher de l’apprécier. Il commence à raconter :
– Figurez-vous que je voulais déposer votre jardinier à une boulangerie. En
passant, nous avons remarqué que votre voiture avait crevé…
– Mais il n’y a pas de boulangerie par ici !
– C’est ce que je pensais aussi. Mais ce n’était pas l’avis de votre jardinier.
Le chauffeur regarde Madame V. dans le rétroviseur et lui demande :
– Où est-ce qu’on va ?
– Au cabinet du docteur Partovi, bien sûr.
Fereydoun connaît, comme toute la bonne société de Téhéran, le docteur
Partovi et son cabinet, situé au centre ville. Il suggère, pour ne pas faire
attendre Ensiyeh, de se rendre à la pharmacie voisine, celle du docteur
Pirasteh.
– Madame, dit-il, le docteur Pirasteh est un ami personnel de mon père. Il
est diplômé de la Faculté de médecine de Nancy. Je suis sûr qu’il pourra vous
soulager.
– Rappelez-moi votre nom.
– Sardari.
– Vous êtes de quels Sardari ? demande-t-elle en ouvrant de nouveau son
sac pour en retirer, cette fois, un poudrier Caron.
– Nous descendons de Sardar Aziz khan.
Madame V., qui a fini de se poudrer, ferme la boîte, clic, et dit :
– Bah, bah ! Dans ce cas vous devriez être le neveu d’Ashraf Molouk.
Fereydoun hoche la tête. Ça y est, il est situé. Sa tante paternelle est bien
Ashraf Molouk.
– Nous sommes allées à l’école ensemble. Puis nous nous sommes mariées,
et vous savez ce que c’est…
– Madame, où est-ce qu’on va ? demande de nouveau le chauffeur.
– Oui, nous nous sommes mariées. J’ai suivi Monsieur V. un peu partout en
Europe…
En attendant la réponse de Madame V., le chauffeur roule au pas. Les
voitures qui le suivent klaxonnent. Le conducteur d’une Jiyan, réplique
iranienne de la 2CV Citroën, le dépasse.
– Malheur à cette voiture qui est conduite par un nase comme toi ! hurle le
chauffeur de la Jiyan, considérant probablement que le chauffeur de Madame
V., qui roule à tâtons, ne mérite pas d’être au volant d’une voiture bien plus
puissante que la sienne.
– Quand nous étions en Suisse, continue Madame V., Ashraf Molouk est
même venue me voir.
Fereydoun dit au chauffeur :
– Allez au carrefour de Sahebgharanieh.
Le chauffeur, qui n’attendait que ça pour accélérer, rattrape la Jiyan, baisse
la vitre et dit à l’autre chauffeur :
– Si tu es un homme, suis-moi maintenant !
– Qu’est-ce qui se passe encore ? demande Madame V., fermement
accrochée à l’anse de son sac Céline.
– Rien, madame, tout va bien, ajoute le chauffeur qui, depuis son
rétroviseur, lance un regard assassin au conducteur de la Jiyan.
– Oui, je la vois bien. Ashraf Molouk. Je la vois très bien. À l’époque, elle
me racontait qu’elle avait un neveu qui étudiait à Paris. Ne serait-ce pas vous,
par hasard ?
– Si, madame. J’ai bien étudié à Paris.
– Aïe, mon dos ! Mais qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu roules aussi
vite ? demande-t-elle au chauffeur.
Comme la Jiyan, vite larguée, a disparu de son rétroviseur, le chauffeur
ralentit.
– La semaine dernière, à l’enterrement de feu M. Modaber, j’étais assise à
deux rangs de madame votre mère. Elle me paraissait un peu souffrante. Rien
de grave, j’espère ?
– Non, Dieu merci, tout va bien. Mais depuis toujours elle souffre
d’hypertension.
– Qui est son médecin ?
– Le docteur Partovi.
– Aïe ! Conduis moins vite, dit-elle au chauffeur.
Celui-ci vient de repérer, dans son rétroviseur, la Jiyan qui de nouveau le
suit, qui s’efforce probablement de le rattraper.
– Elle a aussi du cholestérol ?
– Je n’en sais rien.
– Dites-lui de ma part de faire deux choses : supprimer la salière de la table
et prendre tous les jours une infusion de queues de cerises.
Ah ! Le cerisier d’Ensiyeh !
– Rappelez-moi le nom de son médecin ?
– Le docteur Partovi.
Elle ouvre son sac et en retire en vrac une paire de gants, un étui à lunettes,
le mouchoir brodé, le poudrier Caron, un peigne en ivoire, un Coran miniature
et enfin un agenda en cuir beige. Elle met ses lunettes, ouvre l’agenda à la
lettre D – pour docteur – et demande :
– Vous avez de quoi noter ?
Fereydoun prend dans sa poche l’invitation pour La Cerisaie. Il sent qu’il
va être en retard. Il s’informe de l’heure.
– Six heures moins le quart, répond le chauffeur.
– Six heures moins le quart de maintenant. Cinq heures moins le quart
d’avant, précise la vieille dame, encore bouleversée par les récents
changements d’horaire été-hiver.
– Notez s’il vous plaît ! Docteur Dabiri : 885296
Fereydoun écrit sous Anton Tchekhov : hypertension, maman, docteur
Dabiri.
– Appelez-le de ma part. Demandez-le directement au téléphone et faites
tout pour éviter sa secrétaire, qui est une teigne.
Madame V. ne sait pas encore que tout l’art, tout le charme, de Fereydoun,
justement, consiste à passer par les secrétaires afin d’’obtenir, par leur biais,
toute affaire cessante, un rendez-vous on ne peut plus urgent – même si
l’agenda du médecin est saturé, même si la secrétaire doit gommer le nom
d’un autre patient et inscrire au crayon noir celui de Fereydoun, ou de
quelqu’un de sa famille.
La voiture arrive au carrefour de Sahebgharanieh. Fereydoun descend et
entre dans la pharmacie du docteur Pirasteh. Celui-ci est en train de lire le
quotidien Keyhan.
– Bonjour, docteur ! Pourriez-vous, s’il vous plaît, venir examiner l’épouse
de Monsieur V. ? Vous connaissez Monsieur V., n’est-ce pas ?
Le docteur Pirasteh hoche la tête.
– Elle a eu un malaise tout à l’heure et elle souffre du dos.
– Qu’est-ce que tu entends par mal de dos ? Une scoliose ? Une cyphose ?
Une lordose ? Une sciatique ? Une hernie discale ? Quoi exactement ?
– Docteur, venez ! Elle est là, dans la voiture, elle va vous l’expliquer elle-
même.
Les deux hommes sortent. Fereydoun ouvre la portière de l’Arya. Le
docteur se penche vers Madame V.
– Bonjour, madame ! Que vous arrive-t-il ?
– Je vous remercie de vous être déplacé. Aïe ! Aïe ! C’est mon dos ! Aïe !
– Madame, le dos s’étend de la nuque au bassin. Tous les éléments de la
colonne vertébrale peuvent donc intervenir dans un mal de dos : les vertèbres,
les disques, les articulations, les ligaments, les muscles…
– Docteur, s’il vous plaît, faites-moi une injection intra-musculaire. C’est
tout ce que je vous demande. Autrement, je ne pourrai pas me rendre, demain,
à l’enterrement d’une amie d’enfance. Et cela est hors de question. Elle
comptait beaucoup sur moi. J’irai même sur une civière. Même si je dois
mourir.
– Nous n’en sommes pas là, madame. Je ne demanderais pas mieux que de
vous administrer un anti-inflammatoire par voie orale, rectale ou même
injectable. Mais vous devez savoir que pour vaincre le mal de dos il faudrait
d’abord adopter, dans toutes les tâches de la vie, la bonne posture.
– Quelle heure est-il ? demande Fereydoun, presque au désespoir.
– Ainsi, lorsque vous ramassez quelque chose, il faut plier vos genoux et
saisir l’objet. Lorsque vous êtes assise, maintenez votre dos bien droit,
installez-vous au fond du siège et veillez à avoir les pieds bien à plat. En plus,
il est essentiel de renforcer votre masse musculaire par une pratique constante
de la marche. De la marche rapide, si possible.
– Docteur, faites-lui la piqûre et je vous garantis que je veillerai
personnellement à la bonne observation de vos conseils, dit Fereydoun, qui
vient de vérifier l’heure.
– Madame, pourriez-vous venir à l’intérieur ?
– Je vais essayer.
Elle tente de mettre un pied à terre. Impossible.
– Je ne peux pas bouger d’une semelle.
Le docteur repart en direction de la pharmacie. Madame V. le suit du regard
et interroge Fereydoun :
– Il s’appelle bien Pirasteh ?
– Oui.
– Ce sont les Pirasteh de Shiraz ?
– Oui, madame. C’est bien eux. Tout Marvdasht leur appartient.
– Mais pourquoi vous ne me l’avez pas dit plus tôt ?
Le docteur arrive avec une seringue, de l’alcool, un coton et une ampoule
anti-inflammatoire. Il s’agenouille par terre. Fereydoun et le chauffeur
s’éloignent discrètement de la voiture.
– Rassurez-vous, madame, je ne vous ferai aucun mal.
Elle l’interroge encore :
– Vous avez gardé votre maison à Marvdasht ?
– Respirez profondément. Non, malheureusement, après le séisme, nous
avons dû la raser. Il n’en reste rien.
– Aïe ! Quel dommage.
Fereydoun, pendant ce temps, se rend au kiosque à tabac. Sur le poignet du
marchand de cigarettes, la montre affiche dix-huit heures quinze. S’il ne quitte
pas à l’instant même Madame V. et le docteur Pirasteh, il devra abandonner
toute idée d’accompagner Ensiyeh au spectacle. Aussi s’approche-t-il
rapidement de la voiture pour voir si tout s’est bien passé.
Madame V. lui dit :
– Mashallah ! La main du docteur est comme du velours. Je n’ai même pas
senti la piqûre.
– Dans ce cas, vous pourriez marcher, dit le pharmacien.
– Oui, je me sens déjà mieux. Je pourrai tranquillement, demain, me rendre
à l’enterrement de Nezhat khanoum Salimi. Oui, je sens que je pourrai.
– Maintenant que vous êtes guérie, ajoute poliment Fereydoun, que vous
pouvez même faire du ski nautique avec Monsieur V., permettez-moi donc de
partir.
– Mais votre voiture n’est pas là.
– Ne vous souciez pas de ma voiture ! J’ai rendez-vous avec des amis à
cinq minutes d’ici.
– Voulez-vous qu’on vous y dépose ?
– Non, non, j’y vais à pied.
– Allez, montez ! Pas de tarof entre nous, dit-elle.
Fereydoun s’approche de la voiture, serre la main de la dame et du docteur
Pirasteh et ajoute :
– Si vous ne voyez pas d’inconvénient, je veux écouter le docteur et faire
un peu d’exercice.
– Soit, dit la dame.
Fereydoun prend alors congé. Il s’éloigne. Des bribes de la voix de
Madame V. lui parviennent encore :
– Les Pirasteh de Shiraz descendent bien de…
Dix-neuf heures
Le quartier de Sahebgharanieh, à proximité du Palais royal, est sous
surveillance policière. Il n’est pas donné à n’importe qui de franchir le barrage
dressé devant le portail de l’entrée principale. Fereydoun, qui a réussi à
charmer tous les gardiens et même leurs remplaçants, passe sans aucun
problème. Un jour où elle était contrôlée, il arriva même à Ensiyeh de devoir
se faire parrainer par l’heureux réalisateur pour pouvoir rentrer chez elle.
Comme à son habitude, Fereydoun pénètre chez sa dame sans frapper. En le
croisant dans l’entrée, Mehri, la femme de ménage, retourne sur ses pas et
traverse en trottinant la courette pour entrer dans sa chambre, se changer et
réapparaître avec son illustre chemise Emilio Puci, laquelle faillit, quelques
jours auparavant, provoquer une rupture entre Ensiyeh et une cousine de son
défunt mari. Dans les soirées où elle était invitée, ou qu’elle organisait elle-
même, Ensiyeh s’habillait en aristocrate russe du XIX siècle ou en tenue
e

ethnique iranienne – tunique brodée multicolore sur jupe bouffante et cheveux


enturbannés à la mode kurde. Cette habitude avait précipité le sacrifice de sa
garde-robe, en particulier d’une chemise Puci, octroyée à Mehri. Les autres
invitées, cependant, continuaient à s’exhiber dans des tenues de grands
couturiers.
Quelques jours auparavant donc, vêtue de sa belle chemise Puci, Mehri
avait ouvert la porte à une amie de la famille pour constater, « malheur ! »,
que celle-ci portait exactement la même. La même chemise Puci. Mehri, une
femme plutôt cocasse, n’avait pas pris l’affaire au sérieux. Mais ce ne fut pas
le cas de l’amie de la famille, laquelle fit demi-tour et traversa le jardin en
vociférant :
– De qui se moque Ensiyeh ? De nous ou d’elle-même ?
Il avait fallu l’intervention personnelle de la maîtresse de maison et des
excuses interminables pour que la cousine de feu son mari daignât poser des
conditions pour rejoindre la soirée : « Que Mehri se change ! » Mehri se
changea immédiatement mais elle ne put s’empêcher de demander aux
serveurs de priver l’amie de la famille de tout ce qu’il y avait de bon ce soir-
là.
– Bah, bah, Mehri khanoum, tu devrais toujours porter du bleu et du vert,
lui dit Fereydoun en posant le flacon d’alcool sur la console de l’entrée.
– Je voudrais bien. Mais c’est que tout le monde ne pense pas comme vous.
Il y a quelques jours, Madame avait des invités…
Ensiyeh apparaît alors dans l’escalier, ce qui interrompt le récit de Mehri.
Elle porte un gilet en velours gris sur une longue robe dont le col en
mousseline est incrusté d’une très ancienne dentelle. Ses cheveux sont relevés.
Le chignon est bas et les bandeaux sont posés sur une bourrure, sans
ondulations, avec à peine quelques bouclettes qui tombent sur le front. Elle
continue de descendre, en boutonnant ses longs gants. Même son parfum a
changé : l’ambre, le musc et le jasmin des bazars de Shiraz et de Yazd ont
cédé la place à un parfum Coty, très Belle Époque.
Elle déclare en s’acharnant sur le dernier bouton de son gant droit :
– J’ai demandé à Homayoun, le costumier de La Cerisaie, de me dessiner
des tenues dans l’esprit de la pièce. Pour cette seule robe, il m’a traînée quatre
fois au centre ville. À la fin, je n’en pouvais plus.
Fereydoun s’approche pour l’aider. Elle refuse, recule d’un pas et continue :
– Pour les cheveux, c’était aussi toute une histoire. Moi qui déteste aller
chez le coiffeur, j’ai dû me résigner à appeler cette Shahin, chez qui tout
Téhéran débarque…
Fereydoun est sur le point d’ajouter : « Je vois de qui tu parles. De cette
femme qui a mis un pied d’un côté, un pied de l’autre et qui a chié sur la tête
de la femme-transistor, provoquant ainsi un départ forcé à Paris pour le week-
end, puis un retour par Concorde via Kish, et un tournoi de golf avec une amie
enrhumée. » Mais il se tait. Ils sont déjà en retard. Il est persuadé, cependant,
qu’il s’agit de la même Shahin.
Ensiyeh poursuit :
– Quand je suis arrivée, elle m’a prise avant tout le monde, avant toutes
celles qui portaient aux doigts des solitaires et au poignet des sacs Hermès.
– Très bien.
– Je n’ai pas compris pourquoi, mais par la suite j’ai appris que depuis deux
ans elle fermait son salon au mois de septembre et descendait à Shiraz pour le
festival. C’est là où elle m’a vue chanter les hymnes avestiques.
Elle réussit enfin à fermer le dernier bouton.
– Je lui ai dit : « Coiffez-moi d’une façon très, très démodée. » Et voilà le
résultat.
Elle s’exhibe sans aucun embarras.
– Je ne pense pas que tu aies le temps de grignoter quelque chose, dit-elle à
Fereydoun qui, de toute la journée, n’a eu droit qu’à un verre du célèbre
sekandjebin de Madame V. – Ah ! Il a oublié de la complimenter pour son
sekandjebin –, à un bol de soupe infâme et à une tasse de thé servie contre
toutes les règles de l’art de vivre.
Il est affamé et assoiffé. S’il n’avait pas trop traîné, il aurait droit à son
verre de scotch. Il croit même entendre le tintement délicieux des glaçons. Il
explique que sa voiture est garée devant le commissariat de Niavaran et qu’il
faudra demander à Akbar, le chauffeur, de les déposer là.
Avant même que sa maîtresse ne le réclame, Mehri sort pour chercher le
chauffeur. Les désirs de Fereydoun, du bienfaiteur de son gendre, doivent être
réalisés sur-le-champ, même si, quelquefois, ils sont en contradiction avec
ceux de Madame.
Lorsqu’Akbar se présente en blue jeans et marcel, comme pour souligner
que son service est achevé et que, de ce fait, il est lui-même en repos,
Fereydoun, là encore, devance Ensiyeh, tapote les épaules du chauffeur et dit :
– Bah, bah, le voilà mon Akbar agha à moi.
Il va jusqu’à lui caresser les triceps et constate :
– Et musclé en plus. Dis-moi Akbar djoun, comment arrives-tu à dissimuler
autant de muscles dans tes manches ?
Akbar incline timidement sa tête. Il cède. Il est prêt à les conduire au bout
de la ville et même à se faire pardonner sa tenue.
– Madame, dit-il, excusez-moi. Mehri m’a tellement pressé que j’ai dû
quitter ma chambre sans me changer.
– À la fin, c’est sur ma tête que sont cassés tous les vases et toutes les
jarres, à la fin c’est à moi qu’on attribue toutes les fautes, dit Mehri en
arrangeant une des ondulations de sa chemise Puci.
Fereydoun remarque en souriant :
– Le cœur de Mehri est comme de la porcelaine, tu le palpes et il se casse.
– À qui le dis-tu ! ajoute Ensiyeh, en experte, avant de taper dans ses mains
pour donner le signal du départ.
Akbar court se changer. Mehri passe dans la cuisine et revient avec un verre
de scotch et un petit sandwich, fromage et basilic. Fereydoun avale d’un trait
le verre de whisky, « le flacon d’alcool, là-bas, est pour mashd Hassan, je le
lui donnerai personnellement demain », et ne fait qu’une bouchée du
sandwich, tout en se demandant s’il ne placerait pas Mehri, sa bienfaitrice, au-
dessus de toutes ses fréquentations.
Ils montent dans la Range Rover. Le chauffeur, très familier, glisse à son
oreille :
– Ah ! Le veinard ! Il a tout fait pour avoir son whisky.
La voiture démarre au son de la voix française de Maxime Le Forestier :
« Ceux qui vivent là ont jeté la clé… » Akbar coupe la musique et explique :
– C’est la cassette de Shahrzad. De l’école jusqu’à la maison, c’est ça ou
rien. Pauvre de moi qui ne comprends pas un mot de ce qu’il raconte, ce
chanteur.
Il saisit la pochette, la tend à Fereydoun :
– N’est-ce pas qu’il ressemble à tous ces hippies qui courent le Lalehzar ?
Ah, si au moins, au lieu de ce barbu, elle me laissait entendre la voix de
Homeyra !
– Qu’as-tu fait de ta journée ? demande alors Ensiyeh à Fereydoun.
L’heureux réalisateur, qui se trouve assis sur le siège avant, se retourne,
prend son élan pour passer son bras gauche en arrière et saisit furtivement la
main d’Ensiyeh. Cette dernière, embarrassée – c’est dans ce genre de
situations, et seulement celles-là, qu’elle se sent embarrassée –, repousse la
main aventureuse.
Oui, qu’a-t-il fait de sa journée, au fait ?
Ils arrivent devant le commissariat. La Land Rover de Fereydoun est là,
exempte, grâce à l’entremise personnelle du très influent jardinier de
Monsieur V., de tout procès-verbal. Ils donnent congé à Akbar et montent dans
la Land Rover. Des adolescentes, jeans pattes d’éph et vestes fleuries,
s’arrêtent devant eux. Elles ont reconnu l’heureux réalisateur, elles lui
demandent :
– Madam joue dans votre prochain film ?
– Vous n’avez pas de devoirs à faire ? leur répond Fereydoun avec un clin
d’œil.
Il démarre et répond enfin à Ensiyeh :
– J’ai passé la journée entière chez ton Monsieur V.
Et c’était fini
Le secrétaire parlementaire ouvrit la porte du bureau de Monsieur V. en
annonçant :
– Monsieur Ilkhan et son honorable progéniture demandent à vous voir.
Issa khan et Ensiyeh pénétrèrent dans une pièce aux murs recouverts de
livres et dominée par un bureau. Les deux hommes, l’un grand et l’autre petit,
s’étreignirent longuement.
– Tu n’as pas honte ? Tu ne m’emmènes ta fille que lorsqu’elle est grande
comme moi ! s’écria Monsieur V., toujours très conscient de sa petite taille.
Il ajouta, tout en caressant maladroitement les cheveux d’Ensiyeh :
– J’ai un grand fils. J’espère qu’un jour, elle sera ma belle-fille.
– Père, le chapeau, murmura Ensiyeh en lui tirant le rebord de sa veste.
Le khan ôta son chapeau de sa main droite, le glissa dans sa main gauche, le
plaça de nouveau dans sa main droite, jusqu’à ce qu’Ensiyeh le saisît elle-
même pour le poser sur un des fauteuils destinés aux visiteurs.
Monsieur V. leur proposa de s’asseoir. Ensiyeh s’empara de nouveau du
chapeau. Le khan le lui prit des mains et le déposa sous son fauteuil. Le
député s’assit derrière son bureau. Au-dessus de lui, accrochées au mur,
scintillaient plusieurs photographies, parmi lesquelles – la mieux placée, au
centre – celle du couronnement de Reza shah, prise neuf ans plus tôt, en 1926.
L’image était en noir et blanc, mais Issa khan n’eut aucune peine à mettre
de la couleur sur les joyaux impériaux. Le plus gros diamant du diadème, il le
vit jaune. La boucle de la ceinture vira au vert – le vert de l’impressionnante
émeraude qui la constituait –, la patte révéla des fils d’or et chaque œillet un
diamant blanc. Sur le Trône du Paon, il identifia aisément des saphirs, des
rubis, des émeraudes et des perles, tant la description de ces pierres,
transportées de l’Inde en Iran sous la bonne garde de son aïeul, avait nourri
l’imaginaire de sa tribu d’une transhumance à l’autre.
Un peu au-dessous de la photographie du couronnement se trouvait celle
d’un jeune homme en costume trois pièces sombre, portant une cravate noire
sur une chemise claire, un chapeau dans la main. « Ah ! Avec quelle aisance il
tient le chapeau dans sa main ! » songea le khan, tout en touchant de la pointe
du pied, sous son propre fauteuil, l’encombrant accessoire.
Sans se retourner vers le mur, derrière lui, Monsieur V. suivait le regard de
son visiteur. Il précisa :
– C’est Jawaharlal Nehru, le plus proche collaborateur de Gandhi. Tous les
deux rêvent de l’indépendance de l’Inde. Mais, tandis que Gandhi reste
traditionaliste, avec comme dessein l’autonomie du peuple indien, Nehru, lui,
qui est moderniste et athée, rêve d’intégrer l’Inde dans le concert des nations.
Autrement dit, il imagine une Inde débarrassée des Anglais, mais non sans
adopter leur modèle industriel.
Le mot « athée », prononcé dans la bouche d’un fils et petit-fils d’ayatollah,
n’échappa pas à Issa khan, qui ne pensait qu’au désarmement de sa tribu et à
la confiscation de ses terres. À cet instant précis, l’indépendance de l’Inde
était bien la dernière de ses préoccupations.
Loin de se montrer « sévère, victorieux et puissant », comme le voulait la
tirade arabe soufflée à son oreille par Madame Grande, il continua de
promener ses yeux sur les autres photographies du mur. Sur une d’elles
Monsieur V., tout petit, participait au côté de Reza shah, celui-ci de très haute
taille, à l’inauguration de l’Université de Téhéran.
Décidément, Monsieur V. était la bonne personne. Il ne s’était pas trompé
en frappant à sa porte.
– Agha Mehdi…
Il se mit à tousser. Ensiyeh se leva et lui tendit une tasse de thé. Le khan but
quelques gorgées, avant de reprendre :
– Je n’ai jamais su comment me débarrasser de cette toux. Cela me prend
de plus en plus souvent.
Il toussa encore. Sa fille lui dit alors :
– Père, laissez-moi expliquer notre requête.
Elle se leva et, sous le regard étonné et bientôt admiratif du député, elle
expliqua l’histoire de leur tribu et de leurs déplacements, autrefois, dans le
nord de l’Iran, pour défendre le pays contre ses ennemis. Elle alla jusqu’à
parler de leur soutien à la révolution constitutionnelle et au renversement des
monarques qadjars, sans oublier d’en mentionner les dates – 1906 et 1925 –
comme si elle récitait avec aisance un livre d’histoire.
– Jamais la tribu des Ilkhan ne s’est dressée contre l’intérêt du pays. Nous
avons toujours été loyaux et patriotes. Nous désarmer, Monsieur le député,
c’est en quelque sorte nous amputer, conclut-elle avant de s’asseoir.
Monsieur V. et le khan échangèrent un regard. Elle avait tout dit. Que
pouvait ajouter le père ?
– À te voir et à t’écouter, reprit alors Monsieur V., je pense que mon fils ne
te mérite pas. Tu es en quelle classe ?
– En neuvième.
– Khan ! Il faut qu’elle obtienne vite son diplôme et qu’elle entre à
l’université !
Il laissa tomber sa tête en arrière comme pour viser la photo où, les mains
jointes en signe de respect, il admirait du bas en haut le souverain.
– Elle ira à l’université à condition que je puisse…
Une quinte de toux, de nouveau, interrompit le père.
– Excellence ! Nous sommes venus demander votre aide, ajouta Ensiyeh,
d’une voix « sévère, victorieuse et puissante ».
– Définitivement, mon fils ne te mérite pas.
Après ce compliment, Monsieur V. regarda Issa khan et ajouta, avec des
paroles lentes et tristes :
– La loi du désarmement est irrévocable. Cependant, en ce qui concerne vos
terres, si vous pouvez apporter une preuve que vous (il pointa son index sur
Issa khan) les avez défrichées, il se peut que je sois en mesure de faire quelque
chose.
– Agha Mehdi, qui d’autre que nous aurait pu défricher nos terres ? Cela
fait quatre cents ans que mes ancêtres vivent dans le Mazandaran et
combattent pour l’Iran ! Nous avons versé notre sang pour ce pays et
maintenant il faut que je vous apporte des papiers pour le prouver ?
– Excellence, dit alors l’adolescente, nous pouvons vous les fournir, ces
preuves.
Elle pensait aux livres de compte qui lui avaient servi de manuels pour
apprendre les mathématiques.
– Dans ton école, comment es-tu classée ? demanda Monsieur V. à Ensiyeh.
– Je ne suis jamais allée à l’école. Mais j’ai passé tous mes examens et j’ai
toujours été reçue première.
– Alors aide ton père à apporter ces preuves. Et le plus vite possible.
Le père et la fille se levèrent. Monsieur V. caressa la poitrine de son ami
comme pour apaiser sa toux. Avant de sortir, Ensiyeh tira de nouveau le
rebord de la veste de son père et lui chuchota :
– Père, le chapeau.

Issa khan décida de repartir le jour même pour le Mazandaran. Ensiyeh, qui
voulait l’accompagner, dut se résoudre, face à la désapprobation de Madame
Grande, de sa mère, de son oncle et de sa tante, à rester à Téhéran.
Le khan se rendit dans sa chambre, retira les chaussures cirées qu’il rangea
au pied du lit et enleva le costume qu’il plia consciencieusement – la veste sur
les coutures, le pantalon en deux, jambe contre jambe – et qu’il posa ensuite
sur le lit, à côté du chapeau en feutre. Il remit lentement sa tenue militaire et
son chapeau cylindrique en astrakan. Avant de quitter la pièce, il jeta un
regard sur le lit, se rappela la photo de l’inhumation du soldat inconnu,
aperçue des années plus tôt dans le magasin de M. Toumanians, et il eut
l’impression qu’il assistait là à l’enterrement d’un homme inconnu. Était-ce
lui ?
Sachant que le khan lui-même refuserait de se soumettre aux rituels
destinés à le préserver des dangers de la route, Madame Grande se mit à
psalmodier onze fois la sourate al-Towhid, puis l’Ayat al-korsi, la sourate an-
Nas et enfin al-Falaq. Lorsque le khan enfourcha un cheval, Madame Grande
était sur le point de prononcer les derniers mots de la sourate d’al-Falaq, dite
du point du jour : « Je me réfugie chez le Seigneur du point du jour, contre le
ravage causé par Sa créature, contre le ravage de l’heure où la nuit s’épaissit,
contre l’envie des envieux. »
Enveloppée d’un tchador, Leyla s’approcha de son époux et s’acharna un
moment sur une tache incrustée sur son pantalon, à tel point que le cavalier
eut du mal à retenir sa monture. Aussi, saisissant cette main obstinée, la porta-
t-il à ses lèvres.
En jupe et pull rayé, Ensiyeh se dressa sur la pointe des pieds et lui
suggéra :
– Père, surtout, demandez à Kohan Banou de vous aider.
La recommandation d’Ensiyeh parut au khan plus profitable que toutes les
sourates du Coran. Depuis la veille, il avait vainement cherché à localiser, par
la pensée, quelques endroits susceptibles, dans leur maison du Mazandaran,
d’abriter encore des titres de propriété sans doute froissés, émiettés, rongés
par les années. Kohan Banou connaissait la maison mieux que personne. Il se
sentit encouragé et même enhardi par ce conseil. Il frappa du talon les flancs
de son cheval et disparut aux yeux de sa fille de quatorze ans et des deux
autres femmes. Elles le voyaient pour la dernière fois.
Une douzaine de jours plus tard, un autre cavalier vint frapper à la porte de
la maison de Madame Grande. Il demanda à rencontrer Ensiyeh khan. Touba,
la grosse servante au visage rond, à la bouche ronde, aux yeux ronds, au
ventre rond, aux mains et aux pieds ronds, le laissa seul dans le vestibule et
alla chercher l’adolescente.
– Ensiyeh khan… Ensiyeh khan… Comme si, que ma langue devienne
muette, cette fillette était un homme.
Il arrive parfois à Fereydoun de l’appeler aussi Ensiyeh khan ou khan tout
court : « Khan ! Mon cher khan ! Je ne manquerai jamais d’accomplir tous tes
désirs. »
Répondant à l’appel de Touba, Ensiyeh pressentit que sa vie allait, ce jour-
là, en cet instant, se transformer. Elle ralentit le pas comme pour profiter
encore, ne fût-ce que quelques secondes, de cet état de grâce qui avait
enveloppé son enfance. Puis elle se rappela la formule de sa grand-mère,
« sévère, victorieux et puissant », et elle reprit sa marche.
À sa vue, un homme de leur tribu éclata en sanglots, puis il lui tendit une
lettre, écrite d’une main qu’elle reconnaissait, celle de l’intendant Mardan
khan.
Dès son arrivée, le khan nous chargea, Kohan Banou et moi-même, de
fouiller tous les coffres, ceux du grenier, du cellier, de la grange, à la
recherche des titres de propriété, des preuves de déboisement, des farman de
concession de terre. La pile de documents que nous lui présentâmes
dégageait une forte odeur de moisi. Il les regarda avec hâte, sans paraître
satisfait, puis il se leva, ouvrit la fenêtre et fixa le troupeau qui broutait. Il
écouta longuement la flûte du berger. Il revint s’asseoir, puis il me dit :
« Mardan khan, c’en est fini de nous ! » Je ne pouvais que l’approuver et je
lui répondis : « Khan ! Lorsque nous donnerons nos armes, lorsque nous
donnerons nos harnachements et qu’il ne nous restera que notre vie, si Dieu
le veut, nous la donnerons aussi. » Il porta la pipe d’opium à ses lèvres, but
une gorgée de vodka, se leva, puis il tomba mort, une main sur le cœur. Et
c’était fini.
Ensiyeh relut plusieurs fois le dernier mot, « fini », et réalisa que le moment
était venu d’accomplir pleinement le souhait de son père. Elle devait devenir,
même sans arme, même sans monture, le dernier grand guerrier des Ilkhan.
Une heure plus tard, le deuil recouvrait déjà la maison. Dans la partie
réservée aux hommes, un mollah doué d’une voix exceptionnelle récitait la
prière des morts : « Fais en sorte que ce départ soit une porte parmi les portes
du pardon, une clé parmi les clés de la miséricorde… » Du côté des femmes,
Leyla, en noir – une couleur qu’elle ne quittera plus – recevait, hébétée, les
condoléances de ses congénères. Madame Grande murmurait sans cesse :
« Tout est de ma faute, je la lui ai offerte sur mes deux mains ! » Elle ajoutait à
l’adresse de cet ami avisé qui avait intercédé pour le mariage du khan et de
Leyla : « Que le pain coure, que l’eau coure et que tu coures après eux ! » Peu
après, elle arrachait avec ses dents un pan de son voile et poursuivait : « Je
leur ai donné ma jeune fille, ils me rendent une veuve ! »
Sans voile ni tchador, Ensiyeh se déplaça du côté des hommes et assista à la
cérémonie funèbre. Gêné par sa présence, le mollah interrompit sa litanie,
mais elle lui ordonna de continuer avec une telle autorité que l’homme
s’exécuta sur-le-champ. Le soir, au lieu de mettre son pyjama, elle alla
chercher, en catimini, sur la pointe des pieds, « pourvu que personne ne me
surprenne », ses bottes, ses pantalons, son gilet en cuir, toute sa panoplie de
petit khan, celle dans laquelle elle évoluait, à Gohar Baran, au côté de son
père. Elle les enfila et s’endormit ainsi. Elle voulait sans doute lui offrir, où
qu’il fût, l’image d’un chef, d’un invincible petit chef, qui n’avait que
quatorze ans.
Dans la nuit, elle rêva qu’elle devait absolument dire à son père de fouiller
dans les coffres de Parvani. Elle venait de se rappeler que les vraies preuves se
trouvaient là, cachées dans les plis de vieux saris. Ensiyeh se réveilla dans un
état de hâte indescriptible et sut, dès que la conscience lui revint, que, comme
le disait la lettre, tout était fini. Elle se mit alors à déambuler dans la maison.
Elle se rendit dans la chambre qu’avait occupée son père quelques jours plus
tôt. Là, elle fixa longuement le costume, le chapeau et les chaussures,
impeccablement pliés et alignés, accessoires éphémères d’un soldat désormais
inconnu.
Mme Ilkhan
De nouveau la longue route montagneuse et pluvieuse qui séparait Téhéran
du Mazandaran, les mêmes embarras pour arrêter les mulets, pour sortir un
moment et se soulager, à l’abri des regards, les pieds dans la boue. De
nouveau les mêmes haltes – certaines réputées pour la qualité de leurs œufs au
plat –, les mêmes moqueries de quelques voyageuses étonnées par la tenue
masculine de l’adolescente. Tout, de nouveau, mais sans le père.
Lorsqu’elles arrivèrent enfin devant le grand portail de leur propriété à
Gohar Baran, Kohan Banou les attendait debout, droite, telle une stèle. Depuis
combien de temps se tenait-elle là ?
Elle monta dans la litière couverte et, sans détour, expliqua aux deux
femmes qu’il ne leur restait plus rien. Dès l’annonce de la mort du khan, la
deuxième épouse, « que Dieu fasse qu’elle n’ait pas de sépulture », avait
débarqué et, malgré la résistance de l’intendant Mardan khan, elle avait tout
emporté.
– Elle a tout pris ? demanda Leyla.
– Tout, précisa Kohan Banou.
– Tout ? répéta Ensiyeh.
Kohan Banou se pencha vers l’adolescente et lui souffla :
– Tout sauf le coffre de Parvani.
À cet instant précis, Ensiyeh oublia le deuil, l’expropriation, le
désarmement obligatoire de la tribu, la razzia de sa belle-mère et, grâce à une
intuition profonde qui lui venait de son rêve, elle se persuada que tout n’était
pas vraiment perdu. Elles entrèrent dans une maison où les objets avaient été
enlevés, les tapis de Tabriz, les rideaux en velours et le mobilier provenant de
la maison Toumanians – consoles, pendules, commodes, armoires, chaises,
tables. Il n’y avait plus ni buffet, ni porcelaine, ni argenterie. Dans la salle de
bains, la première de toute la province, on avait même arraché la cuvette des
toilettes.
Immobile au milieu du lieu sinistré, Kohan Banou tint à préciser :
– Elle a pris le bassin en cuivre, le broc à eau, le plateau pour les pieds que
vous aviez acheté il y a peu, celui qui était sans créneau, le bol du henné, le
petit miroir rond, vous vous rappelez, avec le joli cadre en argent. Dieu fasse
qu’elle ne connaisse pas de jours heureux, elle a même pris la boîte de graisse.
Leyla ferma la porte de la salle de bains. Les trois femmes se dirigèrent vers
la chambre d’Ensiyeh.
– Ici, il ne reste plus rien, même pas un drap, déclara Kohan Banou..
L’adolescente ramassa par terre ses cahiers de devoirs, une règle, quelques
crayons de couleur. Après quoi elles pénétrèrent dans la pièce où le khan avait
trépassé.
Ensiyeh revit la scène de la mort : son père se lève, ouvre la fenêtre, fixe le
troupeau qui broute et écoute un instant la flûte du berger. Puis il se rassied,
fume un peu d’opium, boit une vodka, se relève et s’effondre. Ensiyeh vit le
nez de son père s’écraser contre le sol.
– Où sont ses vêtements ? demanda Leyla, en poussant la porte de la
penderie.
– Partis avec les coffres.
Leyla ne posa aucune question sur ses propres affaires. De tous ses effets,
les boîtes cadenassées recouvertes de velours, les flacons de parfums, les
diffuseurs d’eau de rose, les éventails, les peignes, le fer à friser, la bonne
pince à épiler, la seule qui venait à bout de ses poils rebelles, le vase où elle
préparait le bleu de pastel pour la teinture de ses sourcils, les tchadors, les
robes et les jupes, elle ne trouva qu’une seule chaussure, coincée entre les
battants d’une fenêtre. Elle la tira, la garda quelques instants dans sa main puis
la laissa glisser par terre et quitta la pièce. Elles descendirent dans la cuisine
où ne restaient que des verres ébréchés, des casseroles éventrées, des pots
troués et quelques auréoles d’huile sur les tomettes.
– Elle a pris le nécessaire du samovar, le service à café que le khan avait
acheté chez l’Arménien, nos vieux services à thé, les plats, les assiettes, les
bols, le pilon à safran, disait Kohan Banou – en parcourant des yeux la place
vide de chaque objet –, les braseros pour les brochettes, pour l’opium et
l’encens, les boîtes de cannelle, de cumin et d’herbes séchées. Elle a pris
toutes nos huiles, le riz, le safran, le miel, les condiments…
Ensiyeh l’interrompit dans sa longue liste :
– Où tu as mis le coffre de Parvani ?
– Dans la niche de Khalkhal.
– Où est Khalkhal ?
– Mardan khan l’a pris avec lui.
Les trois femmes sortirent dans la cour. Par la porte entrouverte, Ensiyeh
releva les yeux, jeta un dernier coup d’œil à l’intérieur de la maison et vit,
toujours à sa place, dominant la cage d’escalier, la tête du cerf empaillé. Elle
rejoignit sa mère sur le perron. Kohan Banou leur apporta le coffre de Parvani.
Elle retira le velours de protection, couleur de griotte, frotta avec la manche de
sa tunique l’épaisse couche de poussière et tendit le coffre à Ensiyeh.
Ensiyeh le reconnut aussitôt. Enfant, elle l’ouvrait en cachette malgré les
interdictions réitérées du khan et de Kohan Banou. Elle écarta ses doigts et
mesura la profondeur du coffre, un, deux, trois, quatre vadjab. Lorsque, âgée
de cinq ans, elle tendait ses petits doigts pour mesurer la hauteur de l’objet
interdit, elle totalisait huit empans et même plus. Elle se pencha et huma, sur
le dessus du coffre, l’odeur de peau tannée, elle caressa le pourtour des
plaques de fer en forme de soleil et d’étoiles, ouvrit les lanières de cuir
pourries par l’humidité, s’acharna contre les loquets rouillés et déballa, pour la
première fois de sa vie, au vu et au su de tous, le contenu du coffre. Il y avait
là quelques vieux saris effilochés, des pommades gluantes, des dessins
incompréhensibles – un danseur à quatre mains, le pied droit posé sur la tête
d’un démon, mais aussi une sorte d’homme replet, tout en rouge, doté d’une
tête d’éléphant, d’une seule défense, et lui aussi de quatre mains. Il y avait
encore un être humain, semblait-il, à trois têtes et à six bras, entouré de chiens
et de vaches.
– Jette tout ça, ne le touche pas. Tous nos malheurs ne te suffisent pas ?
demanda Leyla à sa fille qui tenait dans ses mains une griffe de loup, une patte
de renard et un sabot de cerf.
Persuadée de l’inefficacité de ces talismans, par ailleurs défraîchis et usés,
Ensiyeh les jeta avec négligence, bien au-delà des escaliers. Que pouvait-il
leur arriver de pire ? Elle plongea sa main dans le coffre. Plus rien. Elle y
engloutit sa tête : juste une bobine de fil. Aucune trace des titres de propriété.
Elle refusait pourtant d’accepter la fatalité. Elle tentait de se persuader
encore que cette réalité désastreuse n’était que le passage d’un rêve.
– Allons-nous-en. Partons en ville. Notre place n’est plus ici, déclara Leyla.
Ensiyeh introduisit de nouveau la main dans le coffre.
– Mais qu’est-ce que tu cherches dans cette chose infecte ? Tu vois bien
qu’il n’y a plus rien.
– Il reste une bobine de fil, dit-elle en la saisissant.
La bobine résista. Elle tira sur le fil, en vain. Elle insista et soudain, sous
ses yeux, le fil fendit la doublure du coffre, laissant apparaître tout au fond,
dans les entrailles, des documents anciens. Elle les retira doucement, essaya
d’en déchiffrer la calligraphie et d’en parcourir le contenu. Un rouleau en
papier bleu à en-tête doré, portant le sceau royal de la dynastie Afshar et le
nom de Nader shah, le souverain en personne, semblait prouver leur droit de
propriété :
Par la volonté de Dieu, nous, Nader shah, conférons à Abdal khan, khan
des Ilkhan, en échange de son courage et de sa fidélité à la couronne, les
territoires allant de Farahabad à Sari…
La lecture de ces quelques lignes permit à Ensiyeh de flairer un espoir,
même si elle savait que, pour conserver ne fût-ce qu’une parcelle de cet
immense domaine, il lui faudrait encore se battre. Tout prenait sens. Elle avait
reçu une éducation de guerrière et se sentait d’ores et déjà prête à affronter le
Parlement, l’administration, la cour et même s’il le fallait le roi en personne.
Elle déclara à sa mère, en lui tendant les papiers :
– J’ai les actes de propriété, madar. Là. J’ai toutes les preuves.
Leyla regarda alentour, comme si elle commettait un délit et cacha aussitôt
les documents sous son tchador.
– Et ce n’est pas fini, fit remarquer Kohan Banou qui déchirait
tranquillement toute la doublure.
Pour se protéger de la poussière, Kohan Banou mit une main sur son nez et
de l’autre tendit une nouvelle liasse de papiers à sa protégée. En passant d’une
main à l’autre quelques feuilles s’effritèrent, d’autres se détachèrent, mais la
plupart, après déchiffrage, témoignèrent clairement d’un droit de propriété et
de jouissance sur des milliers d’hectares de terre, droits accordés naguère aux
chefs de la tribu des Ilkhan.
– Qu’est-ce que ça dit ? demanda Leyla.
– Celui-ci parle de l’implication d’Abdal khan pour déjouer la tentative
d’assassinat de Nader shah dans les forêts du Mazandaran, alors qu’il les
traversait pour châtier la rébellion d’une peuplade qui se nommait « Lezgis »,
oui c’est ça – elle pointe ses yeux sur le document – c’est bien Lezgis, dans le
Daghestan.
Leyla saisit le papier et le dissimula vivement sous son tchador, avec les
autres documents, entre ses genoux.
– Là… Oui… regarde, on décrit la bravoure de Shir khan quand il
neutralisa les pillards turcomans.
Une main sur le nez, Kohan Banou approuva de la tête, tout en expliquant :
– Dès qu’on signalait leur approche, personne n’osait plus sortir. Ils
arrivaient en petit nombres, emmenaient des troupeaux, des vivres, des
femmes et des enfants, puis disparaissaient dans la nature. Ce fut Shir khan,
que Dieu inonde sa tombe de lumière, et personne d’autre, qui débarrassa
notre tribu de leurs menaces.
L’aboiement de Khalkhal interrompit le lent décodage des services rendus
par les Ilkhan aux habitants du Mazandaran. Étalée sur les marches de
l’escalier, Ensiyeh se laissa envelopper par le chien. Mardan khan, qui le
suivait, présenta les condoléances de toute la tribu. Il dit en se courbant
devant :
– Je me dois, maintenant, de suivre les directives d’Ensiyeh khan.
Ensiyeh se leva et lui promit qu’elle défendrait jusqu’à son dernier souffle
les intérêts de leur tribu, qu’elle ne laisserait aucune loi, édictée quelque part à
Téhéran, spolier leurs âmes et leurs biens.
Elle n’avait que quatorze ans.
Le disque du soleil se posa sur la colline de Khoram-din. Le temps était
venu de se séparer et de regagner la ville. Ensiyeh demanda à Kohan Banou
de les accompagner à Sari comme à Téhéran. Elle refusa.
– Ma place est ici, avec les miens.
Ensiyeh savait qu’il était inutile d’insister, que Kohan Banou ne répétait
jamais ses phrases. Elle interrogea du regard Mardan khan, espérant que lui,
au moins, les suivrait dans l’aventure. Il lui dit :
– La tribu est orpheline. Je me dois, moi aussi, de rester avec eux. Mais au
moindre signe, j’accourrai à Téhéran.
– Et Khalkhal ?
– Tu imagines que tu vas chasser la bécassine dans la cour de la maison de
ta grand-mère ? demanda Leyla.
Ensiyeh frotta son menton contre le front du chien. Khalkhal, lui aussi,
faisait partie du monde qu’elle devait quitter. Les deux femmes montèrent
dans la litière couverte. Le soleil s’engouffra derrière la colline. Le berger se
mit à jouer de la flûte. Il jouait l’air de la séparation.

À Sari, le convoi s’arrêta devant le magasin de M. Toumanians. Le


négociant se tenait sur le pas de la porte et donnait des ordres à son employé
Hacop, occupé à nettoyer les vitres, perché en haut d’un escabeau. Dès qu’elle
l’aperçut à travers l’ouverture de la litière, Ensiyeh enjamba la marche et se
jeta dans les bras de cet homme qui avait enchanté la vie de son père. Puis elle
leva les yeux et aperçut le nez en bec de vautour de Hacop qui la visait, tel un
prédateur prêt à fendre l’air et à s’abattre. Elle ignorait que son père, déjà,
appréhendait lui aussi ce nez. Elle pénétra dans le magasin et huma, comme le
khan, l’odeur si particulière de cet établissement, un mélange de café, d’eau
de Cologne, de journaux, de cuir verni, de cigares.
À l’extérieur, M. Toumanians s’avança vers la calèche, prit la main de
Leyla et, cédant à une douleur qui dépassait toute consigne religieuse, y posa
ses lèvres. Loin de réagir – c’était la première fois pourtant qu’un homme, de
surcroît un non-musulman, lui faisait un baisemain –, elle alla jusqu’à tendre
son bras à l’Arménien et à se laisser guider par lui.
Hacop servit du café à Leyla et M. Toumanians lui remit, « ô merveille »,
un numéro de l’Officiel de la mode. Elle ouvrit le magazine et, malgré le
deuil, malgré son ignorance du français et de l’anglais, elle se laissa emporter
par la magie du farang, de l’Occident, là-bas. Tandis qu’Ensiyeh, tantôt
effondrée dans un fauteuil club – le même modèle que celui qu’ils possédaient
naguère dans leur maison de Gohar Baran et que la deuxième épouse avait
emporté –, tantôt marchant de long en large, parlait de l’incursion de sa belle-
mère et des menaces du gouvernement, Leyla, toujours voilée, ne détachait
pas les yeux des femmes qui, à moitié habillées, étirant leurs bras vers le ciel,
vantaient les mérites des gaines. « Ah, si je pouvais moi aussi en porter une et
effacer mon ventre ! » se disait-elle, sans doute.
– Qu’est-il advenu de vos bijoux ? demanda M. Toumanians.
– Elle les a pris avec le reste. Elle est arrivée le jour même de la mort de
khan baba et a tout pris. Tout.
Confirmant les propos de sa fille, Leyla tourna la page. À la vue d’un flacon
de parfum, elle porta machinalement le magazine à son nez.
– Mais vous pouvez l’attaquer devant la justice ! s’écria M. Toumanians,
tout en essayant d’ajuster sa cravate.
Ensiyeh, qui n’avait pas encore envisagé ce recours, demanda à sa mère :
– Madar, qu’en dites-vous ?
– Excuse-moi, de quoi tu parles ? répondit Leyla en s’efforçant de lâcher
des yeux, momentanément, une publicité pour des voyages en avion.
– Vous connaîtriez un bon avocat ? demanda Ensiyeh à M. Toumanians,
sans répondre à sa mère.
– Oui, je pourrai donner à Mme Ilkhan, si elle le désire, le nom et l’adresse
du cabinet d’un très bon avocat, à Téhéran.
Leyla détacha enfin les yeux du magazine. Pour la toute première fois on
l’appelait, on l’interpellait de la sorte. Auparavant, son identité s’était toujours
définie par rapport à son père, au khan ou à Ensiyeh : fille de, épouse de, mère
de. Elle parut savourer cette désignation nouvelle, « Mme Ilkhan », et elle dit,
en appuyant sur le je :
– Oui, je le souhaite.
Elle exprimait enfin son vrai désir. Elle se permettait de ne plus être
« soumise, silencieuse, obéissante, accommodante, serviable, sérieuse ».
M. Toumanians inscrivit sur un papier à en-tête du mont Ararat, le même
que celui des factures fournies au khan, l’adresse de l’avocat. Leyla, la toute
nouvelle Mme Ilkhan, qui avait gardé entre l’index et le majeur de sa main
droite la page sur les voyages aériens, la tourna enfin. Elle découvrit, plus
loin, la dernière tendance des intérieurs français : une femme blonde aux
cheveux courts, moulée dans une robe de soir en lamé, posait nonchalamment
devant une console en verre. Le reste de l’ameublement paraissait également
fait de dalles de verre, les tables comme le sol. Si le khan était encore en vie,
Leyla aurait tout fait pour vendre leur grossier salon en bois et acquérir ce
mobilier gracieux, aérien, translucide. Mais le khan n’était plus, ni d’ailleurs
leur grossier mobilier en bois, ni même – oserait-elle se l’avouer ? –, le
chagrin lié au deuil et aux privations. Elle avait trente et un ans et elle venait,
pour la première fois de sa vie, de se faire appeler Mme Ilkhan.
Des bruits couraient, dans la capitale, assurant que le port du voile serait
bientôt interdit et que les femmes devraient sortir sans le tchador, sans le
masque, sans le pantalon bouffant ou la jupe longue, juste en tailleur et
chapeau. Elle tenait à la main des images d’un monde qui allait s’ouvrir à
elle : des femmes enveloppées de la tête aux pieds, non pour respecter les
interdits religieux, mais pour glisser sur la neige, des femmes au volant, des
femmes médecins, des femmes sans hommes. Leyla avait soudain la
possibilité d’en faire partie. Aucun deuil, aucune spoliation ne pourrait
l’empêcher de se transformer, de sortir de sa chrysalide, de devenir papillon,
de jeter aux orties le tchador, de se vêtir d’un tailleur droit, d’un manteau
vague et d’un chapeau en velours garni d’une mousseline de soie. Si les
transformations de la société exigeaient l’enterrement de tout un monde, à
commencer par le sien, elle ne s’y opposerait pas. Loin de là. Elle perdait un
buffet, elle perdait même la soumission de trois mille personnes, mais elle
gagnait le droit de sortir, de se promener à sa guise dans les rues, d’étudier, de
travailler, de regarder les hommes droit dans les yeux.
Tandis qu’Ensiyeh notait avec soin l’adresse de l’avocat, elle feuilleta en
vitesse les dernières pages de l’Officiel de la mode, retint l’ultime modèle de
coiffure parisienne – cheveux courts, ondulés et bouclés – et regretta, non sans
amertume, la disparition de ses ciseaux comme de son fer à friser.
– Les cheveux doivent être coiffés à plat au départ du front et se terminer,
pour bien dégager le cou, par des boucles souples, haut sur la nuque. Voilà
comment il faut faire, dit-elle avec un étrange empressement en tapotant son
front, en reproduisant des demi-cercles sur sa nuque et en se frottant le cou.
– Madar, je ne vous ai pas bien entendue, dit alors Ensiyeh en la regardant
de travers.
Leyla cessa tout mouvement capillaire et reprit, quelque peu embrouillée :
– Il est temps de partir.
Avant que les deux femmes ne regagnent leur calèche, M. Toumanians
s’absenta quelques minutes et revint avec un calame incrusté d’émeraude, de
rubis et de diamants. Il le présenta à Ensiyeh et lui dit :
– C’est ton père qui me l’a donné. Il lui venait du père du père de son père
et faisait partie du butin de Nader shah. Je pense qu’il te revient. Pour le
moment, tu en as plus besoin que moi.
Ensiyeh interrogea sa mère du regard. Leyla lui fit signe d’accepter. La
jeune fille s’avança et prit le calame. Pour remercier l’Arménien, Leyla
voulut, par un geste qu’on n’avait jamais vu jusque-là, lui serrer la main.
M. Toumanians s’approcha et porta une nouvelle fois à ses lèvres cette main
qui émergeait du tchador, de l’invisibilité, de l’enfermement, de l’obéissance
et du silence.
Mme Ilkhan venait de naître.
Retrait du voile
À Téhéran, on ne parlait plus que du kashfé hedjab, du retrait du voile. La
loi fut adoptée par le Parlement. Le 7 janvier 1936, jour où Reza shah devait
décorer les lauréats de l’École normale supérieure, il se fit accompagner, par
la reine et deux des princesses – quel ne fut le choc ! – dévoilées, en tenue
occidentale.
La vague était lancée. Pour commencer, les enseignantes, les écolières et les
épouses des militaires furent contraintes à sortir sans voile. Aucune femme
tchadori ne pouvait désormais franchir les portes de l’administration, monter
dans les bus, aller au théâtre ou au cinéma, se promener dans les parcs, se faire
hospitaliser. Une immense campagne de propagande fut lancée, à travers tout
le pays. Afin de faire appliquer la loi, les forces de l’ordre arrêtaient les
tchadori en pleine rue et les libéraient à la seule condition de les voir se
dévoiler, là, à l’instant même. Si elles résistaient, les policiers tiraient sur leur
tchador et exposaient, aux yeux de centaines de passants, les cheveux et les
courbes de ces femmes qui, de mémoire de musulmanes, ne s’étaient jamais
montrées à d’autres hommes qu’à leur père, leur époux, leur fils et quelquefois
leur gendre. Enveloppant leur tête pour essayer de les protéger des regards,
celles qui trouvaient le courage de tenir tête aux agents, et même parfois de les
insulter, se voyaient poursuivies jusqu’à leur maison. Là, recroquevillées dans
une pièce, elles entendaient les adjan fouiller leurs coffres et confisquer toute
pièce de tissu semi-circulaire et ouverte sur le devant, tout ce qui pouvait être
appelé tchador.
Administrateur à la Banque centrale, Hamid, l’oncle d’Ensiyeh, rapportait
tous les soirs, au retour du travail, des anecdotes sur le phénomène du kashfé
hedjab. Invités à assister à des manifestations publiques avec leurs épouses
chapeautées et non voilées, les hauts fonctionnaires épuisèrent vite tous les
subterfuges pour faillir à leur devoir. Au tout début, ils se présentaient à ces
rassemblements en costume, cravate et chapeau, mais sans leurs conjointes,
avec pour prétexte unanime l’indisposition de celles-ci, comme si une
épidémie générale et brutale venait de toucher la gent féminine du
fonctionnariat iranien.
Vivement réprimandés – un sous-lieutenant en civil chargé de les dénoncer
se tenait, stylo et cahier à la main, à l’entrée de chaque réunion –, ils arrivèrent
ensuite avec leurs épouses, vêtues pour l’occasion d’une robe longue et
coiffées d’un foulard. Elles assuraient qu’elles se trouvaient enrhumées et que
le moindre courant d’air pouvait leur être fatal. Imperturbable, le délateur en
civil continuait à remplir ses fiches. Menacés d’être destitués, les
fonctionnaires apparurent enfin avec des femmes en tenue autorisée, c’est-à-
dire en tailleur, collants, chaussures à talon et chapeau, sans foulard. Mais
lorsque l’espion, rattaché au ministère de l’Intérieur, voulut ranger son stylo et
son cahier, il crut déceler, parmi ces dames de la haute société, quelques
visages familiers. Il s’avança, les fixa de plus près et reconnut, sur la joue de
la dame assise à côté du vice-ministre de l’Urbanisme, l’inimitable plaie
cutanée de Fakhri Salaki, la maquerelle en chef des bas quartiers de Téhéran.
Démasquer les autres n’était plus qu’un jeu d’enfant. Le sous-lieutenant se
serait cru dans les maisons de plaisir du Shahré-no. Aucune de ces dames de
peu, parmi les plus célèbres, ne manquait à l’appel. Il y avait Zeynab Bec-de-
lièvre, Guiti la Lanceuse de poignards et Shohreh Quatre yeux, respectivement
aux côtés du secrétaire d’État à l’Agriculture, du chef du cabinet du Premier
ministre et même du porte-parole de la cour. Le surveillant échangea quelques
mots furtifs avec ces prétendues femmes du monde qui, hier encore,
traversaient Téhéran dans la fourgonnette de la police. Ensuite, il se remit à
griffonner le nom de tous ceux qui, pour échapper à la circulaire, avaient
imaginé cette mascarade : louer les services des prostituées et des maquerelles
pour remplacer, en représentation officielle, leurs vraies épouses. Face au zèle
de ce sous-lieutenant, le vice-ministre et ses acolytes durent, à l’occasion de la
prochaine soirée, se résigner à exhiber, non sans mille souffrances, leurs
propres conjointes.
Sa mission accomplie, le délateur zélé fut affecté à un autre poste.
L’oncle rapportait aussi que le premier corps de métier à profiter de cette
loi, après les tailleurs et les chapeliers, était celui des maçons et des plombiers.
Fermement décidées à ne pas sortir sans leur tchador et à rester, « quoi qu’il
advienne », à la maison, les vieilles dames ne fréquentaient plus les hammams
et se faisaient construire des salles de bains à l’intérieur de leurs demeures. De
là une surcharge de travail pour ces ouvriers qui, subitement arrogants, ne
répondaient même plus au salut de leurs anciens clients.
Tandis que l’oncle énumérait ainsi les conséquences imprévues du retrait
obligatoire du voile, assise à une table rectangulaire qui servait aussi bien à
manger qu’à travailler, la belle-fille, Nezhat, souffrant de calvitie précoce,
concoctait une mixture à base de jaunes d’œuf et d’huile de foie de poisson
pour une application nocturne. Ensiyeh recopiait leurs titres de propriété
centenaires, Leyla frottait son chapeau en feutre marine.
Madame Grande intervint tout à coup :
– Tu n’as pas à t’en faire. Quand toi aussi tu les auras engagés, ces maçons
et ces plombiers te diront bonjour.
Autrement dit : elle avait décidé de ne pas se dévoiler, même si le prix à
payer était une claustration à vie entre leurs propres « quatre murs ». Et elle
n’était pas la seule à agir ainsi. Presque toutes ses congénères optaient pour la
même solution : une salle de bains dans la maison et le moins de déplacements
possible à l’extérieur.
– Khanoum djan, jusqu’à quand allez-vous résister à la loi ? demanda
Ensiyeh, qui n’avait jamais vu les femmes de sa tribu porter le tchador, ni
d’ailleurs aucun autre voile.
– Jusqu’à ma mort.
– Astaghforellah, que Dieu nous pardonne ! s’écria Leyla. Comme toujours
Khanoum djan exagère et amplifie tout. Nous parlons d’une simple histoire de
voile et Khanoum djan nous ramène, que ma langue devienne muette, à sa
propre mort !
– Leyla, ne te tracasse donc pas. Madame Grande nous enterrera tous,
assura Nezhat en secouant ses doigts maculés d’huile et de jaunes d’œuf.
– De toute façon vous avez autre chose à faire que de surveiller mes allées
et venues. Je connais suffisamment le quartier et ses habitants pour pouvoir
déjouer, pour les quelques années qui me restent à vivre, les contrôles
policiers !
– Et comment allez-vous procéder ? demanda Ensiyeh, intriguée par cette
grand-mère qui, au crépuscule de sa vie, se révélait une rebelle.
– J’ai mes propres circuits, les toits, les caves, les terrasses, les ruelles
obscures. Tous ces endroits seront désormais mes alliés.
Soudain, Ensiyeh vit sa grand-mère souffreteuse se transformer en membre
de la secte des Assassins, ces hommes qui jadis, chargés de tuer, rampaient
dans les souterrains, escaladaient les murs, franchissaient les toits et
surgissaient subitement dans la nuit au-dessus du lit d’un vizir endormi pour
lui porter le coup fatal et se donner ensuite la mort. Madame Grande, jusque-
là dame bien aimée, devenait à elle seule un commando-suicide.
Très tôt le matin, sachant que la décision de sa mère rendait urgente la
construction d’une salle de bains, Hamid le banquier noua sa cravate, laça ses
chaussures, mit son chapeau et sortit à la recherche d’ouvriers.
Décidée à accompagner sa fille au Parlement, Leyla s’habilla d’un tailleur
en lainage noir, avec une ceinture et un col en tissu tressé, enfila des bas et se
chaussa de souliers en vernis noir. Elle saisit le chapeau en feutre, le posa sur
sa tête et se regarda dans l’armoire à glace. Sans éprouver aucun étonnement
devant sa transformation, elle enfonça instinctivement – comme en un geste
familier, mille fois répété – ses doigts dans sa chevelure, coupée la veille
suivant la mode du jour, a la garson, dans un des premiers salons de coiffure
pour dames. L’établissement s’était paré d’une enseigne en latin, couafour, et,
phénomène encore impensable une année plus tôt, il y avait un homme aux
commandes.
La veille, Leyla, enfoncée dans un fauteuil en cuir rouge, fixait le portrait
de Reza shah dans le miroir horizontal qui lui faisait face. Elle déchiffra les
titres du journal Gharné bistom, « Vingtième siècle », dressa l’oreille au
ghertch, ghertch des ciseaux de l’élégant coiffeur, parfumé à t’envoyer en
enfer, vêtu d’une veste cintrée, de pantalons collants en flanelle et de
chaussures bicolores en daim. Leyla ferma les yeux et marmonna toute une
série de vœux pour conjurer le sort : « Si après ça – se faire couper les
cheveux par un homme aussi désirable – rien ne m’arrive, si rien n’arrive à ma
famille, j’aiderai toute ma vie les aveugles à traverser les rues, je recouvrirai
tous les fossés d’écoulement pour prévenir la chute des passants, j’installerai
des lampes à pétrole dans les passages sombres des rues, je nourrirai tous les
chiens vagabonds de notre quartier, – ghertch, ghertch, des touffes de cheveux
noircissaient le sol en damier noir et blanc –, et j’irai moi-même, une fois par
mois, visiter les prisonnières déshéritées ! »
Un dernier ghertch. C’en était fini des deux heures quotidiennes de
démêlage de cheveux et de grimaces. C’en était fini, une fois par semaine,
dans le hammam, des coups de peigne redoutables de Soghra dalak, au
poignet aussi épais que ceux des lutteurs dont les photos garnissaient tous les
murs des ghahveh khaneh. C’en était fini des tresses en cheveux naturels
accrochées à ses propres nattes, de la coiffure dite « queue de paon », celle
avec laquelle elle s’était montrée pour la première fois dans la maison d’Issa
khan, et du modèle « pattes de corbeau », où il fallait se coller de petites
mèches sur le front, se couvrir les oreilles par des boucles et rassembler le
reste, derrière la tête, en huit nattes. C’en était fini, fini, des chansons de son
enfance qui décrivaient sa chevelure comme un très long lasso, comme une
coulée de jais d’un noir profond. Dans son sillage, elle n’entendrait plus gis
borideh, l’insulte commune adressée aux femmes dévergondées, cette offense
qui, à l’origine, visait les prostituées dont on avait, par punition, raccourci les
cheveux.
Devant le miroir de sa maison, Leyla, fille d’un honorable commerçant du
bazar et veuve d’un chef de tribu, arborait à présent, que Dieu lui pardonne,
l’irrésistible coiffure des gis borideh. Elle saisit un manteau trois-quarts en
lainage noir, le passa par-dessus sa robe, se regarda de nouveau dans la glace.
Il lui sembla que le seul passage chez le couafour lui avait fait sauter le pas de
l’austère XIV siècle de l’hégire au séduisant XX siècle de l’ère chrétienne.
e e

Ensiyeh, qui avait consacré toute la journée précédente à mettre en ordre


leurs documents administratifs, s’habilla rapidement d’une jupe-culotte et
d’une blouse en piqué de soie, déposa les titres de propriété dans une serviette
et, « vay, mon Dieu ! », poussa un cri de surprise à la vue de sa mère.
Pourtant, elle avait parcouru avec elle, de long en large, le bazar des
marchands d’étoffes, du comptoir des parfumeurs à celui des oiseleurs, elle
avait tripoté tous les tissus, les indiennes, les mousselines, les coutils, les
voiles, les gabardines, les satins, les velours, les crêpes de Chine, les dentelles.
Elle avait même participé au marchandage : « Je jure par cet Hazraté Abbas,
qui est tatoué sur mon bras, que la laine que vous avez choisie m’a coûté deux
fois le prix que vous voulez payer ! »
Elle avait aussi assisté aux multiples essayages, avenue Molavi, dans la
boutique de Mostafa khan Mobarak, mais jamais elle n’avait imaginé sa mère
métamorphosée, à son tour, en actrice de cinéma. « Pourvu que cet
accoutrement ne lui soit pas fatal », se dit-elle en pensant à son père, qui
s’était déguisé, juste avant sa mort, en Clark Gable.
L’oncle revint avec deux maçons. Comme toujours, il toussa afin de
prévenir les femmes de l’arrivée d’hommes étrangers à la famille. Madame
Grande se couvrit de son tchador. Par respect pour sa propre mère, Leyla
voulut regagner sa chambre, mais Ensiyeh l’en empêcha. Digne, et même
altière, l’adolescente accueillit les deux ouvriers, tandis que Leyla s’obligeait
à supporter leurs regards furtifs. C’en était fini du voile. Au moins pour
quelques décennies.
– Le gouvernement veut qu’on change de tenue, mais ce n’est pas donné à
tout le monde de s’habiller comme ces dames, dit en soupirant Nezhat, dont
les cheveux, sous traitement, étaient entortillés dans une grande serviette
tachée d’auréoles jaunes.
Ensiyeh voulut répondre, mais Leyla lui serra la main. Mieux valait la
laisser dire. Cette femme – il fallait essayer de la comprendre –, en minorité
dans la maison, était tenue à l’écart des moindres décisions, même de l’achat
d’un oignon.
À l’extérieur, une voiture de la Banque centrale attendait la mère et la fille
pour les conduire à leur rendez-vous. Hamid sortit et leur ouvrit la portière.
Elles relevèrent le pan de leur jupe et montèrent dans une Lorraine 20CV,
tandis que d’un salon de thé voisin leur parvenait – diffusée par un
gramophone – la voix de la chanteuse Ghamar :

Oiseau de l’aurore, lamente-toi,


Et rafraîchis ma blessure.
Avec ton soupir qui étincelle,
Fracasse cette cage et ébranle-la.
Ô rossignol à plumes nouées, quitte la cage,
Et chante l’hymne de la liberté des hommes.

– J’aimerais tellement assister à un de ses concerts, dit Ensiyeh.


Leyla qui désirait, tout autant que sa fille, voir en chair et en os la célèbre
Ghamar, aux cheveux coupés a la garson, chanter dans une robe décolletée,
accompagnée par le tar de Morteza khan et le ney du flûtiste juif Davoud,
émit un « oui » du bout des lèvres et ajouta immédiatement à sa liste de vœux
d’autres promesses.
La voiture traversa une ville que les femmes avaient désertée. De temps à
autre, cependant, un groupe d’écolières, cheveux au vent, surgissaient en
criant et disparaissaient tout aussi bruyamment, qui dans une pâtisserie, qui
dans un bus, qui dans un parc. Ensiyeh, qui révisait encore ses notes, eut
soudain la gorge sèche. Elle demanda d’arrêter la voiture et qu’on lui apportât
de l’eau, du sirop, n’importe quoi qui pût l’aider à respirer. Le chauffeur
descendit et revint avec du thé.
Dorénavant, aussi longtemps qu’elle aura une voiture et un chauffeur,
Ensiyeh demandera qu’on lui serve du thé à bord. Fereydoun lui-même, un
certain jour, poussera la sollicitude jusqu’à immobiliser sa voiture, en pleine
circulation, et à chercher une tasse de thé pour son « khan », sans qu’elle le lui
demande.
Assise dans la Lorraine, Ensiyeh avala quelques gorgées de son thé et se
sentit nettement mieux. Une indigente, elle aussi dévoilée, portant dans ses
bras un petit garçon atrophié, frappa à la vitre. Leyla, qui avait gardé la tête
baissée afin de ne pas voir et de ne pas être vue, releva le visage, aperçut les
yeux de l’enfant et ajouta à sa liste de vœux : aider les infirmes. « Si après ma
coupe de cheveux, le retrait du voile et le concert de Ghamar, rien ne nous
arrive, je ne laisserai plus sur mon chemin un seul mutilé sans ressources ! »
Elle ouvrit la vitre et glissa sous l’aisselle du garçon, à qui il manquait un
bras, un billet immaculé, un des tout nouveaux sortis de l’Imprimerie
nationale. Avant que la voiture ne redémarre, la mère saisit le billet et le
dissimula sous sa chemise en guenilles, entre ses seins.
– Je ne veux pas me mêler des affaires qui ne me regardent pas, dit le
chauffeur, mais vous n’auriez pas dû lui donner cet argent. Tous les jours,
cette femme fait son marché d’estropiés. Elle loue à des parents sans-le-sou
leurs enfants impotents, infirmes, ou bien mutilés, ou paralytiques.
Leyla se retourna pour revoir l’enfant et murmura, pour elle-même : « Je ne
laisserai jamais aucun impotent, aucun infirme, aucun mutilé, aucun
paralytique, dans le besoin… »
Arrivées devant le Parlement, leur tenue occidentale aidant, elles n’eurent
aucun mal à franchir le portail principal. À l’étage, le secrétaire du député leur
signifia que Monsieur V., convoqué par la cour, avait dû partir pour accueillir
Sa Majesté lors de la parade des écolières. Il avait toutefois précisé que ces
dames devraient le rejoindre.
Le secrétaire les fit descendre en toute hâte, si vite que Leyla n’eut même
pas le temps d’examiner leur propre reflet dans le grand miroir de la cage
d’escalier, celui-là même où Issa khan, quelques mois plus tôt, en costume et
chapeau, avait hésité à se reconnaître.
Une demi-heure plus tard, bloquées par un barrage policier et un
attroupement de badauds, elles descendirent de voiture, se dirigèrent vers un
garde et lui communiquèrent leurs noms. Il vérifia sur sa liste, leur adressa un
salut militaire et les laissa franchir le cordon de sécurité pour rejoindre la
délégation officielle. Là, une troupe de filles, en chemises à manches
bouffantes, jupe aux genoux, ruban-cravate et bandeau plat sur les cheveux,
attendait l’arrivée du roi. Leyla marchait sur du gazon et ses hauts talons
s’enfonçaient dans l’herbe. Elle faillit tomber à la renverse à plusieurs
reprises.
Après quelques minutes d’attente, Monsieur V. finit par se manifester.
– Je vous présente, honorable dame, toutes mes condoléances, dit-il à
Leyla, en la scrutant du bas en haut, des souliers en vernis noir au chapeau en
feutre marine.
– Sa destinée était de nous laisser et de partir, dit Leyla qui luttait contre
l’enfouissement de ses talons en terrain mou.
Sa serviette sous le bras, Ensiyeh ajouta :
– Excellence, à propos des terres, j’ai ici tous les documents que vous nous
aviez demandés.
– Bien, bien, ça tombe très bien, dit Monsieur V. avant de les quitter et de se
diriger vers un officiel, probablement le chef de protocole.
Il lui adressa quelques mots, attendit sa réponse et revint vers Leyla et
Ensiyeh. Il demanda à l’adolescente :
– Ma fille, pourrais-tu réciter ici même, devant Sa Majesté le roi et Son
Altesse royale le prince héritier, quelques vers d’un poème classique ?
– Je peux vous réciter des ghazal entiers de Hafez, de Saadi, de Mowlana,
de Khadjou.
– Et les poèmes épiques aussi ?
– Je connais le Shahnameh par cœur, affirma-t-elle, sans aucune fausse
modestie..
– Bon, tu es très correctement habillée et très bien coiffée, tout comme ta
mère, dit Monsieur V. en jetant un nouveau coup d’œil admiratif à Leyla.
Lorsque Sa Majesté et Son Altesse royale en auront fini avec les écolières, tu
monteras sur la petite estrade là-bas et tu déclameras, à ton choix, un poème à
la gloire de l’Iran.
– Qu’est-ce que je fais de ma serviette ? demanda Ensiyeh, qui ne paraissait
pas le moins du monde troublée.
– Tu la confies à ta mère, qui d’ailleurs restera à mon côté pour que je
puisse également la présenter comme l’exemple même de la réussite de la
politique du retrait du voile.
Leyla s’enfonça encore dans l’herbe, d’un centimètre ou deux. D’un geste
qu’elle voulait discret, elle remonta légèrement le pied gauche, se baissa
quelque peu et retira la boue de sa chaussure. Puis, jugeant qu’elle ne pouvait
pas assurer en même temps la conversation avec Monsieur V. et l’extraction
d’un mouchoir de son sac – un sac assorti aux chaussures –, elle préféra frotter
sa main boueuse contre son manteau.
Monsieur V., l’œil fixé sur les collants, demanda à Leyla :
– Noble dame, savez-vous que cinq mille kilomètres de soie entourent vos
jambes ?
Leyla, qui s’apprêtait à nettoyer son talon droit, reposa subitement son pied
par terre et, confondue – personne ne lui avait encore parlé de ses jambes –,
s’enfonça davantage dans le sol.
– Cinq mille kilomètres ! Presque aussi long que le fleuve Amazone !
Leyla, qui ne savait probablement pas où se trouvait le fleuve Amazone,
enfonça davantage encore ses talons dans le sol, comme pour se faire
engloutir par la terre.
La directrice de l’école de filles, qui portait un chapeau de feutre sur des
cheveux également raccourcis et une écharpe autour du cou, examina les cinq
mille kilomètres de soie qui entouraient les jambes de l’interlocutrice du
député du Mazandaran, directeur renommé du journal progressiste Vekalat.
Elle remarqua subitement, sur le cuir verni de ses propres chaussures,
exposées au soleil, le nœud défait de son écharpe en mousseline. Disposerait-
elle d’assez de temps pour réajuster son foulard et vérifier le résultat dans le
reflet de ses chaussures avant d’étaler ses connaissances géographiques face
au très influent Monsieur V. ?
D’une main ferme, elle renoua le tissu, remonta sèchement le pied comme
si elle maniait un miroir et, visiblement satisfaite, se lança :
– Le fleuve Amazone, madame – elle avait décidé d’utiliser l’ignorance
d’Ensiyeh pour se faire valoir –, prend sa source dans les Andes et, après avoir
traversé le Pérou et le Brésil, se jette dans…
– Dans l’Atlantique, conclut Ensiyeh, venant à la rescousse de sa mère.
Celle-ci se demandait sans doute si la lutte pour la sauvegarde de leurs
biens méritait une conversation à propos de ses collants et la remarque
désobligeante d’une institutrice zélée.
Le cortège officiel arriva. De toutes parts, des voix acclamaient la venue du
souverain : « Djavid shah ! Djavid shah ! » Un poing levé vers le ciel, un œil
sur le verni de ses chaussures – pour veiller à ce que le chapeau fût bien à
l’endroit –, la directrice quitta l’écolière, la femme aux collants et l’homme
influent, tout en criant : « Vive le roi ! »
Reza shah, en tenue et cape militaire, suivi du jeune prince héritier en
manteau long et bottes noires, descendirent de leur voiture et passèrent
rapidement en revue les écolières, qui formaient une haie. D’une voix
sifflante, la directrice souhaita la bienvenue au souverain et conclut son
discours par un poème : « Ô femme, revêts-toi de l’habit de la science, et sois
fière de ce que tu portes ! »
Le chef du protocole fit signe à Ensiyeh de monter à son tour sur l’estrade.
Monsieur V. s’approcha du roi et du prince héritier, s’inclina, alourdi de
respect, et annonça :
– Avec l’autorisation de Sa Majesté, un poème du Livre des rois lui sera
déclamé par une jeune fille originaire du Mazandaran.
Le roi approuva. Par un mouvement de tête, Monsieur V. indiqua à Ensiyeh
qu’elle devait commencer. Celle-ci se redressa, regarda droit dans les yeux le
souverain et récita un poème d’une voix « sévère, victorieuse et puissante » :
Observe ce qu’il y a dans le monde, non seulement au grand jour mais
aussi en secret. Il y a un temps pour amasser les trésors et un temps pour les
dépenser. Recherche les enfants sans mère, les veuves sans abri, les
vieillards dans le besoin qui cachent leur misère, ouvre pour eux la porte du
trésor, sois généreux et crains la mauvaise fortune.
Apparemment captivé, le roi applaudit et s’approcha de l’estrade, suivi du
prince héritier, de Monsieur V., du ministre de l’Éducation et de quelques
autres dignitaires.
– Quel beau poème ! s’écria Reza shah.
En un mouvement harmonieux d’approbation, toutes les têtes présentes
s’agitèrent de haut en bas.
Le shah inclina sa très haute taille pour demander au ministre :
– Qu’est-ce qu’il y avait après « recherche les enfants sans mère » ?
Le ministre recula et interrogea Monsieur V., en vain. Il ne fallait pas
compter sur le prince héritier non plus. Celui-ci venait de rentrer en Iran au
terme de cinq années passées au collège du Rosey, en Suisse. La directrice
zélée, incollable sur l’Amazone, se montra elle aussi incapable de compléter
les vers. C’est pourquoi le roi demanda directement à la jeune récitante de
reprendre sa lecture. Elle s’exécuta cette fois sous les flashes des
photographes.
Le roi et le prince héritier, peu après, s’avancèrent et lui parlèrent
longuement en aparté. Monsieur V. invita Leyla, toujours enfoncée dans
l’herbe, à se rapprocher de l’estrade. Lorsque Reza shah eut fini de parler avec
Ensiyeh, Monsieur V. les rejoignit et dit :
– Majesté ! Voici Mme Ilkhan, la mère d’Ensiyeh, l’épouse du feu Issa khan
de la tribu des Ilkhan.
Leyla baissa la tête.
– Madame, je vous félicite pour avoir éduqué une telle fille, déclara le roi.
Leyla garda la tête baissée.
– Soyez fière d’elle et ôtez de votre esprit le moindre souci. Je ne suis pas
celui qui laisse les « veuves sans abri ».
La serviette passa des mains de Leyla à celles de Monsieur V., puis aux
mains, complaisantes, du prince héritier.
Une partie des terres venait d’être sauvée.
Arriva l’automne
À peine rentrée à la maison, Ensiyeh se débarrassa de « ce satané bandeau »
qui lui tirait les cheveux en arrière, et courut annoncer la bonne nouvelle à sa
grand-mère. Le roi en personne avait interpellé sa mère et la serviette qui
contenait leurs titres de propriété se trouvait, « je vous jure que c’est vrai,
grand-mère », dans les mains mêmes du prince héritier.
La nuit entière ne suffit pas à Ensiyeh pour raconter par le détail sa brève
rencontre avec le shah et le shahzadeh. Elle cita le nom de Monsieur V., à
plusieurs reprises, mais parla surtout des bottes noires du jeune prince, de sa
longue cape et de son sourire.
« Ah, si Kohan Banou était là pour endormir la petite », pensa Madame
Grande, qui, attaquée par les soldats du sommeil, avait de plus en plus de mal
à suivre l’interminable récit de sa petite fille. À défaut des mains rugueuses de
Kohan Banou, façonnées pour masser et gratter, Madame Grande se mit à
chantonner un air populaire afin de calmer son adolescente surexcitée aux
yeux noirs grands ouverts.

Je ne la donnerai à aucun homme,


Je ne la donnerai à aucun chef,
Si le shah arrive avec son armée,
J’hésiterai à la lui donner.

Ensiyeh écoutait sans rien dire, mais, dès que la chanson touchait à sa fin,
elle ajoutait un élément qui lui semblait avoir été omis. « Les collants des
femmes : cinq mille kilomètres de soie, grand-mère ! Plusieurs fois la distance
entre Téhéran et Karbela sur les jambes d’une seule femme ! »
« Chut », dit Madame Grande qui n’appréciait pas la mention du lieu saint
du shiisme, Karbela, où se trouvait la tombe sacrée de l’imam Hosseyn, dans
la même phrase que les jambes d’une femme. « Chut, tais-toi, laisse-moi
imaginer ma réplique au shah, au cas où j’hésiterais vraiment à te donner au
prince, dans deux trois ans, quand tu seras une belle jeune fille de dix-huit
ans… »
Dans une autre chambre, étendue sur un lit en fer et laiton, Leyla caressait
sa nuque dégagée. Elle se remémorait chaque instant de cette journée, dans le
désordre et la délectation. Pourtant, elle n’osait se joindre à sa mère et lui
dévoiler toute sa joie, de peur de paraître frivole, insouciante, une de celles
qu’on devait enfermer à la maison pour sauvegarder l’honneur de la famille.
Leyla anticipait la réponse de Madame Grande : « Sois irréprochable. Tu es
veuve et l’avenir de ta fille – qu’elle-même, Madame Grande, hésitait à
donner au roi – dépend entièrement de ta dignité. Fais en sorte que nous
puissions toujours garder la tête haute ! »
La tête haute, ce sentiment qui, des années plus tard, empêchait la fille de
Leyla, Ensiyeh, de se laisser caresser par Fereydoun devant sa propre fille et
le personnel de la maison, alors qu’elle était veuve et n’avait de compte à
rendre à personne. « La tête haute », chantonnait Fereydoun, en mâchouillant
les mots et arrachant sa barbe.
Leyla restait dans sa chambre à savourer, seule, tout le plaisir de sa
première journée de femme dévoilée. Lorsque, le matin même, elle s’était
regardée dans le miroir ouvragé du placard avec, au centre, la couronne
Pahlavi, préoccupée par sa coiffure a la garson et la position de son chapeau,
elle avait à peine osé observer ses jambes. Elle était déjà sortie sans voile,
mais jamais pour se rendre au Parlement et visiter un député. Elle qui pensait
attirer le mauvais sort en se coupant les cheveux et en s’exhibant dévoilée,
venait d’avoir l’honneur de rencontrer le roi en personne et d’œuvrer même
pour la sauvegarde de leurs terres. Loin de se fâcher, Allah les avait mises,
elle et sa fille, sur le chemin du shahanshah. Allah s’était-il lui aussi mis à
l’heure de la modernité ? Pourquoi désormais craindre les voisins et les qu’en-
dira-t-on, à partir du moment où Dieu montrait sa clémence ? Elle enroula ses
petites mèches dans ses doigts et, « pourvu que l’aube arrive le plus vite
possible », programma ses lendemains. J’achèterai un gramophone et tous les
disques de Ghamar. J’écouterai, à la radio, Badizadeh et je fredonnerai, devant
tout le monde, devant ma mère, devant Nezhat et même agha Hamid les
refrains de ma chanson préférée :

Arriva l’automne dans le jardin de notre liaison,


Et la séparation mit le feu à mon âme,
Va ! Toi qui es exempt de tendresse,
Va ! Toi qui ne connais pas la fidélité,
Fleur ! Pas un instant, tu ne penses à moi,
À celui que tu as évacué de tes yeux,
Comme une goutte de larme.

Un bruit de pas, dans le couloir, interrompit sa récitation nocturne. Les


cheveux dégoulinant d’une décoction d’orties, Nezhat fit irruption dans la
chambre.
– Tu chantes ?
Leyla faillit s’engouffrer sous la couverture, se taire et jouer l’endormie,
mais un nouvel élan, quelque chose qui ressemblait à l’invulnérabilité, oui
l’invulnérabilité, la fit se redresser dans le lit et répondre : « Oui, Nezhat
djoun, je chante ! »
Elle savait qu’une avalanche de blâmes – « à cette heure-ci ? », « mais le
linceul de ton mari est encore tout frais ! », « que vont dire les voisins ? » –
ainsi que des menaces – « si Madame Grande t’entendait, elle ne te laisserait
plus jamais sortir ! » – allaient lui tomber sur la tête. Mais elle poursuivit sa
chanson :

Fleur ! Séduis-moi autant que tu peux,


Car je me consume dans le feu de ton amour.

Un liquide verdâtre glissa sur le front de Nezhat et coula sur ses yeux :
– Aïe ! Aïe ! Le sort est vraiment trop injuste, cria-t-elle avant de s’en aller.
Pourtant, depuis sa chambre, Leyla l’entendit dire :
– Il y en a qui supportent tout, tout, des idiotes comme moi qui sont
récompensées par le vinaigre qui leur crève les yeux, parce qu’elles veulent
encore conserver les deux mèches de cheveux qui leur restent, et par un mari
radin qui ne revient jamais avec un seul coupon de tissu pour les faire sourire
au moins une fois dans la semaine. Ah, il y a destin et destin ! Oui, il y en a
des comme elle et des comme moi qui vivent avec une belle-mère qui ne les
laisse pas respirer même une seconde, une belle-sœur qui chante en pleine nuit
à faire trembler le cadavre de son mari dans la tombe, et une servante qui joue
la sourde…
Leyla ne voulut pas gâcher sa journée. Elle poursuivit à voix basse : « Je me
consume dans le feu… », tout en rêvant de longues promenades, dans
l’avenue Tcheragh Bargh, en tailleur et chapeau, les jambes enveloppées dans
cinq mille kilomètres de soie, au bras de Monsieur V., pourquoi pas ? Après
tout, c’était lui qui avait, le premier, remarqué ses collants et complimenté sa
tenue de femme moderne. « J’achèterai une voiture, j’engagerai un chauffeur
qui porterait un uniforme et des gants – blancs, les gants. J’irai une fois par
semaine chez le couafour en espérant que ce soit l’homme aux pantalons
moulants qui me coupe les cheveux lui-même, et aïe que se fende mon
cœur ! »
Leyla continua à fredonner :

De tristesse tu ensanglantas mon cœur !


Comment pourrai-je décrire ta conduite ?

À qui pensait-elle ? Quel homme, quel amant aurait pu ensanglanter son


cœur ? Issa khan, son mari défunt ? Ou bien Monsieur V., ou encore le
coiffeur aux pantalons collants ?
« J’accompagnerai Ensiyeh à tous les concerts, je l’emmènerai
personnellement au tiatr, je m’inscrirai au cours d’anglais, j’apprendrai à
jouer du… piano, non, du violon non plus, de l’accordéon, voilà, c’est ça, je
ferai venir un professeur d’accordéon à la maison. J’enverrai un télégramme à
M. Toumanians pour qu’il me procure un accordéon, un très joli qui brille. »
Elle étira ses bras comme si elle manipulait le soufflet de l’accordéon et se
balança suivant un rythme imaginaire.
« Je ferai tout mon possible pour m’introduire dans le Club des bachelières
de l’École américaine, je demanderai la carte de la Ligue des femmes, je ferai
du sport. Lequel ? Je verrai plus tard. Du sport. J’enverrai mes dons à l’Union
Caritative de Mme Tarbiyat, je fréquenterai assidûment l’Association de
Formation de la Mère, je leur emprunterai des livres, j’insisterai pour que la
bibliothécaire retienne mon nom, je créerai à Sari une succursale de la Ligue
des Femmes, je m’occuperai personnellement de dix femmes analphabètes – à
commencer par Kohan Banou –, j’apprendrai à dresser une table à
l’occidentale. J’obligerai Touba de mettre à droite, à cinq centimètres de
l’assiette, la cuillère du potage, puis les couteaux de l’entrée, du poisson et du
plat principal, et tant pis si nous ne servons jamais de poisson, ni aucune
entrée. Je prendrai des cours sur la psychologie des hommes, même si je suis
censée passer le restant de ma vie sans homme. Je veillerai à asssimiler les
règles de l’hygiène, l’art de la décoration, la pâtisserie, la couture, je
m’abonnerai dès demain à la revue Les Filles de l’Iran – bien que je ne sois
plus considérée comme une fille –, je composerai des poèmes que j’enverrai à
la gazette L’Univers des femmes, signés d’un pseudonyme. Voyons, quel
pseudonyme choisir ? Il faut que cela fasse moderne, pourquoi pas tajadod,
oui je me ferai appeler Mme Tajadod, Madame Modernité. Avec un nom
pareil, ils ne pourront pas refuser mes poèmes. Je pourrai même leur écrire des
articles sur la condition de vie des femmes dans le Mazandaran, sur le mariage
des filles en bas âge, sur la polygamie, que Dieu fasse qu’elle soit effacée de
la surface de la terre. Je n’oublierai jamais le jour où, après la mort du khan,
nous sommes rentrées à la maison de Gohar Baran, vidée, vidée de tout, ce
jour maudit où la deuxième épouse n’avait même pas épargné une de mes
chaussures dépareillées. »
Elle répéta encore une fois le refrain de sa chanson préférée :

Fleur ! Pas un instant, tu ne penses à moi,


À celui que tu as évacué de tes yeux,
Comme une goutte de larme.

Et le sommeil l’emporta alors que la voix de Badizadeh résonnait, dans sa


tête, en boucle, et qu’elle-même énumérait les étapes qui la séparaient encore
d’une femme moderne, libre et engagée.
« J’enverrai demain un télégramme à M. Toumanians. Un accordéon, un
accordéon brillant… »
La prophétie de Kohan Banou
L’assistant du metteur en scène Papazian dit, en russe :
– Ensiyeh Ilkhan ? Avec le nom qu’elle porte, elle doit sûrement faire partie
d’une tribu.
Ensiyeh Ilkhan, Ensiyeh Ilkhan, combien de fois, comme une incantation,
comme un charme, Fereydoun a-t-il répété ce nom pour lui-même, à voix
basse ?
Entrée par hasard dans le hall du Grand Hôtel, Ensiyeh – qui à dix-neuf ans
n’avait pas encore épousé le prince héritier – fut retenue par un groupe de
comédiens qui y répétaient Othello. Elle reconnut l’acteur et metteur en scène
Vahram Papazian, d’après ses photos dans les journaux. De lui, elle savait tout
ce que pouvait savoir, à Téhéran, en 1940, une jeune fille férue de théâtre. Elle
savait, par exemple, qu’il était un grand shakespearien et que, avant de venir à
Téhéran, il avait joué à l’Odéon, à Paris. En le reconnaissant, elle s’y attarda
dans le hall. C’était un jour de casting. Elle s’approcha et donna son nom.
Lorsqu’Ensiyeh racontait à Fereydoun sa rencontre avec Papazian, celui-ci
se gardait bien de préciser qu’en 1940 il n’était pas encore né, qu’il faudrait
attendre encore quelques mois avant que sa mère ne le mît au monde.
Toujours en russe, Papazian dit quelques phrases à son assistant. Ensiyeh
put y reconnaître la mention d’Emilia. Elle avait lu la pièce, elle savait que
son âge correspondait plus ou moins à celui de ce personnage. Son cœur de
petit soldat, dressé à affronter des armées ennemies, se mit alors à battre. Elle
n’était plus cette jeune fille à la voix « sévère, victorieuse et puissante » qui
s’était adressée au grand Reza shah. Elle se tenait au bord d’un précipice
irrésistible. Un da du metteur en scène et elle sautait.
Elle fut engagée.
La veille de la représentation, elle répéta son texte, comme tous les soirs.
Elle ferma les yeux en imaginant le déroulement de la pièce en accéléré. Par
moments, comme si elle appuyait sur un bouton, les scènes, celles dans
lesquelles elle jouait, ralentissaient, et elle essayait d’appliquer soigneusement
les conseils, traduits du russe en persan, de M. Papazian : « Observe les
indications tracées sur le sol, mais sans laisser penser que tu regardes par
terre ! Élève la voix en faisant croire que tu chuchotes ! Parle au public, dans
la salle, comme si tu parlais à l’être que tu connais le mieux au monde ! »
– Tout ça en même temps, et pour demain, pour demain, se disait-elle avant
de s’abandonner au sommeil.
Elle se réveilla en pleine nuit, le corps trempé de sueur et le visage couvert
de larmes. Elle savait que son état n’avait rien à voir avec la représentation du
lendemain. Aussi, lentement, essaya-t-elle de se souvenir de son rêve : elle se
trouvait dans la propriété de Gohar Baran, elle courait après le chien Khalkhal
– était-il encore vivant ? Elle tombait sur un caillou, se relevait péniblement,
le genou en sang, fixait la colline de Khoram-din et y distinguait nettement la
haute silhouette de Kohan Banou – était-elle en train de mourir ?
Elle se leva, réveilla sa grand-mère. Elle lui expliqua qu’elle pressentait
qu’un événement grave, très important, allait se produire dans le Mazandaran
et que sa place était là-bas, parmi les siens.
– Quand veux-tu partir ?
– À l’aube.
– Et la pièce ?
– Au Grand Hôtel, ils peuvent facilement me remplacer. À Gohar Baran, je
suis irremplaçable.
– Tu sais que je ne peux pas venir avec toi.
Ensiyeh le savait. Depuis la loi imposant le retrait du voile, sa grand-mère
n’avait plus mis les pieds dehors.
– J’irai seule.
– Je dis à Hamid de t’accompagner.
– Il ne s’accordera pas deux jours sans aller à la Banque, répliqua Ensiyeh.
– Mais si. Il n’aura pas le choix.
Quelques heures plus tard, l’administrateur à la Banque centrale et sa nièce
prenaient le train pour Sari. C’était la première fois qu’ils montaient dans un
train et pourtant ni l’un ni l’autre n’en ressentirent la moindre joie. Pendant
tout le voyage, alors que les wagons sillonnaient, le long d’une voie
vertigineuse, la montagne Alborz, Ensiyeh voyait, à travers les vitres, le chien
Khalkhal aboyer en courant, et son père, à cheval, galoper à leur côté sur les
pentes abruptes.
Pendant tout le voyage, son oncle, en vrai fonctionnaire précautionneux, ne
cessa de redouter les réactions de son supérieur. Comment celui-ci allait-il
réagir lorsqu’il ne verrait pas le chapeau de l’administrateur accroché, comme
tous les matins, au perroquet, près de l’entrée du bureau collectif ? Allait-il, à
son retour, le réprimander devant les autres collègues, ceux qui n’attendaient
qu’un faux pas de cet employé modèle, sans ambition et sans talent, pour le
remplacer ? Il se demandait aussi comment sa propre mère avait pu placer le
simple désir d’une fille de dix-neuf ans au-dessus des intérêts d’un homme
mûr. Il s’était senti humilié lorsque sa mère, Madame Grande, voyant son
refus, ne lui avait pas laissé le choix : « Tu la suis ou je t’interdis d’assister à
mes funérailles ! » Ce qui, dans la tête de l’employé modèle, prenait un sens
nettement plus précis : « Tu la suis ou je te déshérite ! » C’est pourquoi
Hamid, qui tenait à obtenir la grande maison de Sar Tcheshmeh pour pouvoir
garder la tête haute devant ses beaux-frères, rejetons des Qadjars, avait
accepté d’accompagner la jeune fille dans ses terres, ou tout au moins dans ce
qu’il lui en restait.
Ils descendirent en gare de Sari. Quelques jours auparavant, en creusant le
sol, des ouvriers y avaient déterré des plats en argent représentant des scènes
de chasse des rois sassanides, datant du III siècle. Objets splendides et très
e

rares, à ce qu’on disait.


Fereydoun en savait quelque chose. Averti parmi les premiers, son père
avait tenu à en acquérir une paire, qu’il extrayait de sa vitrine à de très rares
occasions. Un jour, cherchant à plaire à Ensiyeh, Fereydoun arriva avec un
vieux journal qui titrait Le Trésor de la gare de Sari. Il avait passé une
semaine entière dans un immeuble désaffecté, appelé dakhmeh, où l’on jetait
de la vieille paperasse destinée aux rats, pour dénicher un exemplaire du
journal qui avait annoncé cette découverte. Lorsqu’il le tendit à Ensiyeh, il lui
dit, toujours nonchalant : « Je passais par là, alors… » Ensiyeh saisit le journal
et reconnut, sur les illustrations, les quais chaotiques de la gare de Sari, où
suivie de son oncle, elle s’était sentie totalement égarée, à son arrivée.
Militaires et archéologues étrangers se bousculaient pour figurer au premier
rang sur les photos officielles. Dans cette confusion, Ensiyeh réussit, non sans
mal, à fendre la foule excitée et à s’ouvrir un chemin vers la sortie, tandis que
l’administrateur à la Banque centrale, à force de garder les yeux baissés – pour
éviter d’être reconnu au cas où il serait photographié –, donnait l’impression,
sinon de reculer, du moins de faire du sur-place. Il n’arrêtait pas de penser à la
réaction de son supérieur, lorsqu’il ouvrirait le journal et distinguerait la tête
de son employé en première page, en gare de Sari, sous un titre comme
Découverte du siècle ou encore Le Trésor de la gare. Son supérieur le verrait,
et le reconnaîtrait, au côté d’officiers et de scientifiques qui commentaient les
circonstances peu communes de la mise au jour de ces plats magnifiques. Des
rois, à cheval, y visaient de leurs arcs des cerfs ou des antilopes, alors que
l’employé modèle aurait dû se trouver assis à son bureau, tout occupé à
trouver le montant exact qui correspondait aux 13 % de 1 352 000 toman.
– Dayi djan ! Oncle ! Oncle ! Dépêchez-vous ! J’ai arrêté une calèche !
lança Ensiyeh en arrachant Hamid à sa torpeur craintive.
À peine montèrent-ils dans la calèche que le conducteur les questionna :
– Vous aussi, vous êtes venus pour le trésor ?
– Quel trésor ? demanda Hamid qui se sentit aussitôt menacé.
Non seulement, il ne s’était pas rendu à son travail, non seulement il n’avait
nullement contribué au calcul des 13 % de 1 352 000 toman, mais voici, que
par la faute de sa mère, un simple doroshkeh-tchi de province venait de
l’impliquer dans une affaire de contrebande d’antiquités.
– Le trésor, voyons. Toutes ces statuettes en or massif qu’ils ont tirées de
terre ! Vous êtes bien venus pour ça, non ? Toute la ville est remplie de gens
comme vous, des Tehrani venus nous dépouiller de notre or.
Hamid ne dit mot. Il ne se sentait pas de taille à affronter le cocher sur ce
terrain-là.
Ensiyeh se contenta de dire :
– Il ne s’agit pas d’or, mais de plats en argent qui valent beaucoup plus que
de l’or.
– C’est ça, des plats en argent ! Vous dites ça pour nous laisser l’argent et
garder l’or.
– Faites en sorte, s’il vous plaît, que nous arrivions le plus vite possible à
Gohar Baran, répliqua simplement Ensiyeh. C’est tout ce que nous vous
demandons.
– Ah, Gohar Baran ! Il paraît que là-bas aussi il y a de l’or ! Je sais, et par
des sources sûres, qu’il suffit d’y piocher une seule motte de terre pour
ramasser, comme des racines, des bracelets et des boucles d’oreilles en or.
– Yallah, hâtez-vous ! dit Ensiyeh.
– Vous y allez pour ça, pas vrai ? Vous y allez pour le trésor, pour les
lingots ?
Ensiyeh ne dit plus un mot et Hamid continua à remâcher, silencieusement,
les sévères réprimandes, et peut-être même les soupçons, qui l’attendaient.
La calèche traversa le pont Tadjen et la petite route qui longeait les
marécages pour arriver devant le portail de Gohar Baran. À la vue d’Ensiyeh,
un berger s’inclina et cria de toutes ses forces :
– Le khan est arrivé, le khan est arrivé !
Il abandonna son troupeau et courut au-devant de la calèche pour accueillir
Ensiyeh. Lorsqu’elle descendit de la voiture, il se jeta à terre pour lui baiser
les pieds.
– Khan, nous vous attendions…
– Je vous demande pardon, dit aussitôt le cocher, informé de l’identité
d’Ensiyeh. Je ne savais pas qui vous étiez. Vous comprenez, de nos jours, il
faut se méfier de son ombre. Quand j’ai chargé deux passagers qui arrivaient
de Téhéran et qui voulaient se rendre à Gohar Baran, j’avais toutes les raisons
de me méfier.
– Combien je vous dois ? demanda-t-elle.
– Rien, je ne me pardonnerai jamais de vous avoir offensée. Non, non, vous
ne me devez rien, dit le cocher en s’inclinant lui aussi.
Ensiyeh saisit son portefeuille et lui offrit toute une liasse de billets, sans les
compter. Le cocher se courba davantage encore. À la vue de cette somme,
Hamid, qui avait passé la journée à regretter de ne pas avoir pu calculer les
13 % de 1 352 000 toman, estima rapidement, à vue d’œil, le montant du
bakchich accordé par sa nièce : un quart de son salaire mensuel.
– Que Dieu fasse que nous restions longtemps sous votre ombre protectrice,
déclara le cocher, toujours plié comme un vieil arbre.
D’un signe de la main, Ensiyeh mit un terme à ces conjurations. Elle savait
que, à peine franchi le seuil de la maison, le cocher recourbé, l’oncle prudent
et la découverte archéologique ne seraient plus que futilités, qu’indifférences.
Elle poussa la poignée, la porte grinça. Elle entra dans ce qui était, jadis, la
maison de son enfance. Rien n’avait changé depuis sa dernière visite, cinq ans
plus tôt. Les pièces semblaient tout aussi vides, tout aussi dépourvues de vie.
Dans la cage d’escalier régnait encore la tête du cerf empaillé : un mort qui
avait triomphé des vivants. Elle monta dans les chambres, recouvertes de
toiles d’araignée, de traces de moisissures, de fientes de chauves-souris. Elle
retrouva, presque à l’endroit où l’avait laissée tomber sa mère, une chaussure
défraîchie, esseulée, égarée. Elle se rendit dans la pièce où son père, avant de
mourir, avait écouté la flûte du berger, fumé de l’opium et avalé sa dernière
vodka. Elle revit son père s’effondrer, le nez de son père s’écraser sur le sol.
Jusqu’à la fin de sa vie, Ensiyeh continuera à voir la mort comme un nez
écrasé sur le sol, un nez meurtri, mutilé, estropié.
Elle ouvrit la fenêtre. Dans la cour, le cocher continuait ses prières :
– Que vous n’ayez jamais à voir un médecin ni à prendre un médicament !
Que vous plongiez vos mains dans de la cendre et que vous extrayiez de l’or !
Que Dieu bénisse vos ancêtres jusqu’à la septième génération !
Ensiyeh remonta rapidement jusqu’à la septième génération de ses ancêtres
et tomba sur Abdal khan, ce chef de tribu qui avait participé en 1739, au côté
du roi iranien, à la campagne victorieuse contre l’Inde, celui qui avait
contribué à rapporter en Iran, outre une épouse indienne spécialisée dans
l’épilation au fil, un des plus gros diamants taillés du monde, le Daryayé nour,
« la mer de lumière ».
Hamid, son oncle, s’était assis sur les marches de l’escalier, défoncées,
couvertes de crottes. Elle se rappela les soins particuliers prodigués par sa
mère à ces mêmes marches, du vivant d’Issa khan. Tous les matins, Leyla
veillait en personne à faire disparaître les traces circulaires de rouille laissées
par les pots en fer, l’empreinte des fleurs de bougainvilliers échouées sur le sol
et les restes des mouches prématurément abattues.
– Ensiyeh ! Ensiyeh !
C’était la voix de Kohan Banou.
Elle se dirigea vers la pièce d’où venait l’appel. Dans sa chambre
d’enfance, elle vit une tente de nomades et, à l’intérieur de la tente, Kohan
Banou, assise sur une natte. Elle s’était rétrécie, raccourcie. Elle n’était plus
que le résumé d’elle-même. Ensiyeh eut l’impression qu’elle pouvait en faire
un balluchon et la transporter sur son dos dans tous ses déplacements, au
Grand Hôtel, pendant ses répétitions, ou chez le couafour de sa mère ou
encore à la Ligue des femmes. Kohan Banou, la mémoire de leur tribu,
pourrait ainsi se mouvoir en tous lieux avec elle.
– Assieds-toi !
Ensiyeh s’assit et posa sa tête sur les genoux de la vieille femme. Elle huma
le tissu de la jupe, cette même odeur qu’elle sentait autrefois lorsqu’elle
rentrait, enfant, d’une chasse et qu’elle s’écroulait de fatigue dans les bras de
Kohan Banou. Ce corps, même par les temps de chaleur, dégageait l’odeur
d’une couche de neige sur un tronc d’arbre. Tout en caressant les cheveux de
sa protégée, Kohan Banou se mit à parler, tandis que, du dehors, leur parvenait
le son de la flûte.
Elle raconta que, depuis le départ des Ilkhan, tout avait changé. L’intendant
lui-même se montrait incapable de résister aux bouleversements, au
désarmement de la tribu. Il tenait à présent une boutique dans Sari et vivait du
commerce de l’huile. Une fois par semaine, au lieu d’assister, auprès des plus
vaillants sardar de la tribu, au conseil de défense de la province de
Mazandaran – comment empêcher les gardes frontaliers soviétiques de
déplacer les délimitations entre les deux pays, comment prévenir les razzias
des tribus insoumises, sur quel armement porter son choix, et autres
problèmes –, il se rendait chez un grossiste et marchandait le tarif de l’huile de
tournesol. Voilà à quoi l’intrépide Mardan khan était réduit. Les trois mille
membres de la tribu des Ilkhan se trouvaient eux aussi éparpillés. Les plus
favorisés, ceux qui possédaient un lopin de terre, vivaient tant bien que mal de
l’agriculture. Il leur avait fallu deux bonnes années pour oublier les usages et
même les gestes des guerriers, et se transformer en simples paysans. Certains
d’entre eux, au départ, ne savaient même pas manier une pioche. Les autres,
les nécessiteux, ceux dont la survie dépendait directement de l’aide d’Issa
khan, émigrèrent vers les villes. Une simple loi avait transformé ces
combattants kurdes, fiers de défendre les frontières de l’Iran, en petits
domestiques au service des familles prospères de la capitale.
Dressés pour défendre les frontières, ils se firent, plus tard, reconnaître pour
leur talent de gardiens et, à défaut de frontière, ils se contentèrent d’exercer
leur mainmise sur les entrées des immeubles, pour finir par figurer en bonne
place dans la liste de serviteurs modèles de Narguess, l’amie de Fereydoun,
aux côtés de cuisiniers turcs, de jardiniers yazdis, d’électriciens arméniens, de
nounous philippines et de boulangers français.
Ensiyeh demanda :
– Et Khalkhal ?
– Il n’y a que moi qui ai pu t’attendre, répondit Kohan Banou.
Elle releva la tête de la jeune femme et ajouta :
– Ensiyeh, écoute-moi ! Je n’ai plus la force de vivre. Je sens que les autres
– elle ne montra pas le ciel, mais la pièce dans laquelle le khan était mort –
m’appellent.
– Es-tu malade ?
– Peu importe.
– Je t’emmène à l’hôpital. Le cocher est en bas. Dans une heure, nous
serons à Sari. Laisse-moi t’y emmener.
– Non, écoute-moi. Je vais bientôt mourir. Mais je veux que tu te prépares à
d’autres morts.
– Ma mère ?
Kohan Banou hocha la tête.
– Et qui d’autre ? Il ne me reste plus personne.
– Ta grand-mère. Elle ne survivra pas à la mort de sa fille. Je le sais. Je
savais que tu allais venir et je voulais te préparer à toutes ces morts. Bientôt tu
ne pourras plus compter que sur toi. J’espérais que tu viendrais. Je dois te
rappeler qu’il te faudra être forte. N’oublie pas, ma fille, qu’aucun homme fort
ne pourra affronter une femme forte. Sois forte et n’oublie jamais d’où vient ta
force.
Elle prononça les derniers mots en penchant la tête vers la colline de
Khoram-din.
Ensiyeh, qui ne réalisait pas encore toutes les conséquences de ce sombre
oracle, essaya d’évoquer sa propre vie avec Kohan Banou.
– Tu te rappelles quand, enfant, dans cette même pièce, je te faisais assister
à des représentations ? Je prenais la voix d’une femme imaginaire, j’inventais
des histoires qui se déroulaient à l’intérieur du mobilier de poupée en bois
peint… Tu te rappelles ?
Kohan Banou se rappelait chacune des histoires d’Ensiyeh. Elle hocha la
tête, faisant vibrer les grelots de ses quarante et une tresses, toutes blanches à
présent. Elle crut comprendre qu’elle pourrait tranquillement répondre à
l’appel des autres, de ceux de la pièce à côté, et emporter dans le tourbillon du
départ Leyla et Madame Grande, sans que cette fille de dix-neuf ans trébuchât,
dans son jeune parcours, d’un seul pas.
– Oui, je me souviens, murmura-t-elle.
– À Téhéran, figure-toi, je fais la même chose, mais en vrai. Je ne suis plus
la voix d’une femme qui ouvre la porte d’un placard miniature, mais j’ouvre,
dans un endroit qui s’appelle le théâtre, devant de vrais spectateurs, un vrai
placard. Je réagis comme si ce placard était le mien et que j’y cherchais
quelque chose. Kohan Banou djan, il m’arrive aussi d’écrire des histoires de
femmes qui ouvrent des placards.
– Je vois. Oui, je vois.
– Dommage que tu ne puisses pas venir à Téhéran.
Elle se mit à jouer la scène où Emilia vole le mouchoir.
Au même moment, Hamid pénétra dans la chambre et cria, à l’adresse
d’Ensiyeh :
– Tu as fait tout ce chemin pour réciter à cette vieille des nullités ?
Le changement que redoutait Kohan Banou était bien celui-là : qu’une fille
élevée comme un petit guerrier, chevauchant dans les plaines, sachant manier
toutes les armes et réciter entièrement le Livre des rois, fût obligée de se
soumettre à un simple employé de banque, vêtu d’un costume-cravate et
constamment obnubilé par la peur de se faire enguirlander par son supérieur
hiérarchique.
Ensiyeh lui dit calmement :
– Dayi djan, veuillez m’attendre sur le perron. Nous ne partirons que
lorsque j’aurai réglé toutes nos affaires avec Kohan Banou.
L’oncle sortit de la chambre. Il descendit l’escalier en maugréant :
– C’est ça : régler les affaires ! Je voudrais bien qu’on me dise quelles
affaires peuvent traiter une fille de dix-neuf ans et une vieille mégère kurde,
sinon ces âneries apprises dans les théâtres, que Dieu fasse qu’aucun homme
sensé ne soit tenté d’y pénétrer !
Du haut des marches, surplombant la tête du cerf empaillé, Kohan Banou,
qui l’avait entendu, lui répondit :
– Agha Hamid, je traite avec Ensiyeh khan – elle insista sur le terme khan
pour installer la jeune fille au cœur de sa propre histoire – du sort de cette
maison !
Hamid s’arrêta au milieu de l’escalier et répondit :
– La maison, comme ce qui reste de la propriété, lui appartient. Les titres de
propriété, frappés du sceau du ministère de la justice, portent son nom. Elle est
l’unique héritière.
– Non, il y a deux autres filles d’une première épouse, reprit Kohan Banou.
Leur mère est morte. Leurs époux les ont quittées. Elles ont eu une multitude
d’enfants qui sont livrés à eux-mêmes. Il est indigne des descendants d’Issa
khan Ilkhan d’errer pieds nus dans les vastes propriétés de leur grand-père, la
morve au nez, les mains crasseuses, incapables de proférer autre chose que des
insultes grossières.
– À qui la faute ? Les deux filles avaient été déshéritées parce qu’une
d’elles avait fugué avec un berger ! Je dis la vérité ou non ?
– Oui, c’est vrai, répondit Kohan Banou.
– Vous voulez qu’Ensiyeh agisse contre la volonté de son père ?
– Non, je veux qu’Ensiyeh agisse selon son propre devoir. On nous a
toujours rappelé, dans notre tribu, une parole que disait quelquefois leur
arrière-grand-mère, une Indienne. D’après ce qu’on nous a raconté, il lui
arrivait de dire : « Il peut arriver, mais très rarement, que, pour sauvegarder la
loi, on soit obligé de violer la loi. »
Sans se soucier du bruit de ses grelots, elle fixa le visage de l’oncle et
poursuivit :
– Non, monsieur, je veux qu’Ensiyeh khan – à dessein, de nouveau, elle
prononça le titre de khan – applique son vrai devoir, quitte à violenter le désir
de son père.
– Où sont mes sœurs ? demanda Ensiyeh.
L’oncle, désireux d’accrocher au plus vite son chapeau au perroquet du
bureau collectif de la Banque centrale, prévint alors sa nièce :
– Moi, je dois rentrer dès demain. Je ne suis pas autorisé à te laisser dans
cette maison délabrée.
Ensiyeh répondit en descendant le long de l’escalier :
– Nous partirons dès que j’aurai trouvé une solution pour aider mes sœurs.
Kohan Banou la suivit quelques instants plus tard, munie de quelques
crayons de couleur et de cahiers de devoir, ceux-là mêmes qui avaient survécu
au pillage de la deuxième épouse.
– Donne-leur cette maison, lui dit-elle. Elle t’a procuré tout le bonheur dont
tu avais besoin. Dorénavant, elle te sera une prison, une prison de mémoire.
Tu y viendras pour écouter ton père, pour étreindre ta mère, pour t’abandonner
dans les plis de mes jupes et pour courir après Khalkhal. Tu viendras ici pour
t’enchaîner à des choses qui ne sont plus. Offre cette maison à tes deux sœurs
et pars libre. Ton père, ta mère et moi-même, nous te suivrons partout. Ne
nous réduis pas à ces quatre murs.
Ensiyeh sortit pour appeler le cocher et le berger. Tous les deux entrèrent
comme par effraction, considérant que la maison, malgré la décrépitude
évidente, dépassait leur condition. Ils se tinrent debout dans le vestibule, aux
côtés de l’oncle et de Kohan Banou.
Ensiyeh leur dit :
– Je vais léguer cette maison à mes demi-sœurs. Je vous demande d’être
mes témoins et de signer le document que je vais écrire.
– Je ne sais pas écrire, dit le cocher.
– Khan, moi non plus, dit aussi le berger.
– Pourquoi vous ne demandez pas à votre noble oncle de le signer ? suggéra
le cocher, dont la méfiance venait de se réveiller.
L’employé modèle leur répondit :
– Parce qu’elle sait que je ne le ferai jamais. Je ne signerai aucun document
qui dépossède ma famille.
Ensiyeh insista :
– Les nouvelles lois exigent la présence de deux témoins pour n’importe
quelle transaction. Je mentionnerai juste vos deux noms.
Kohan Banou tendit à Ensiyeh un de ses vieux cahiers de devoirs. Ensiyeh
en arracha une page vierge, demanda le nom des témoins, y écrivit quelques
lignes au crayon vert. Puis, elle lut :
Je cède, de mon plein gré, devant les témoins ici présents M. Naghd Ali
Omidvar, cocher à Sari, et M. Rostam Djavan, berger à Esfandin, la maison
de Gohar Baran, à mes demi-sœurs Aftab et Mahtab.
Ensiyeh Ilkhan, née le 4 juillet 1921 à Sari, exerçant le métier de…
– Au fait, quel est mon métier ?
– Khan, souffla le berger.
– Propriétaire, dit le cocher.
– Étudiante, étudiante, préconisa l’oncle, toujours pressé.
– Écrivain, décréta alors Kohan Banou. Tu seras écrivain.
Avec le crayon vert de ses quatorze ans, Ensiyeh ajouta la mention
« écrivain » au bas du document et en finit ainsi avec son enfance.

Quelques jours plus tard, de retour à Téhéran, elle reçut un télégramme de


Sari, envoyé par l’ancien intendant, le nouveau négociant d’huile. Il annonçait
la mort de Kohan Banou et le rassemblement, à cette occasion, de toute la
tribu des Ilkhan :
Toute la plaine était noire de monde. On aurait dit les anciens temps. Il ne
manquait que vous. Par ailleurs, permettez-moi de vous annoncer que, selon
votre désir, la maison de Gohar Baran a été cédée aux deux filles de la
première épouse de Sartip votre père. Que Dieu conserve votre ombre
protectrice sur la tête de chaque membre de la tribu des Ilkhan !
Pendant qu’elle déchiffrait le télégramme, le bruit des grelots des quarante
et une tresses de Kohan Banou accompagnait encore sa lecture. Avait-on
pensé à lui défaire sa chevelure, dans la mort ?
L’accordéon
Leyla envoya un télégramme à M. Toumanians. Elle demandait de lui
procurer, « je vous en prie, d’une manière urgente », un accordéon, sans se
soucier aucunement du prix. Depuis qu’elles étaient assurées de pouvoir
conserver une partie de leurs terres, leurs finances se portaient bien. Aussi
l’Arménien de Sari n’eut-il aucun mal à lui dénicher un Hohner tout neuf qui
fut livré, quelques jours plus tard, à Sar Tcheshmeh dans une mallette en cuir
noir.
Lorsque Touba vint prévenir Leyla qu’elle venait de recevoir une valise,
« grande comme ça » – elle déploya ses mains de la largeur de sa propre
taille –, celle-ci n’attendit pas la fin de la phrase pour courir jusqu’à la porte.
Le livreur était déjà reparti, mais une mallette en cuir noir, posée à même le
sol, dominait royalement le hashti. Leyla la souleva, « ce n’est pas si lourd
que ça », descendit les quelques marches qui menaient à la cour, contourna le
bassin, s’introduisit dans le hall, évita Madame Grande et Nezhat, puis elle se
retira dans sa chambre en hésitant, pour quelques secondes, à s’y enfermer. Sa
main s’écarta du loquet. Après tout, elle n’avait aucune raison de se cacher.
Elle s’assit sur son lit, ouvrit la mallette, caressa la caisse en bois, effleura de
ses doigts manucurés les renforts métalliques de la grille, compta les boutons
de la main droite – vingt et un – et ceux de la main gauche – huit –, déchiffra
le nom de la marque, Hohner, huma le soufflet, fixa les bretelles et osa même
produire quelques sons. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? » Des
voix retentirent de toutes parts, suivies de pas rapides dans le couloir.
L’accordéon suspendu à son cou, « mais où le cacher, sous le lit en fer et
laiton ? Non. Dans le placard ? Non plus. Derrière les rideaux ? », Leyla vit
pénétrer dans sa chambre Madame Grande, Hamid, Nezhat et Touba. Comme
un large bouclier, elle garda l’accordéon sur sa poitrine et entendit Madame
Grande chuchoter : « Tout est la faute de cet Arménien ! Non, tout est de ma
faute, si je ne t’avais pas donnée à ce… » Madame Grande ravala ses paroles,
pour ne pas offenser le souvenir du khan, même si son cœur y était attaché, et
continua : « Aujourd’hui, tu ne serais pas veuve, tu aurais vécu à l’ombre de
ton mari… »
Et ainsi de suite.
Ne voulant pas argumenter avec sa propre mère, Leyla approuva de la tête.
Si elle tenait un accordéon dans ses bras, « c’est parce que mon mari est mort,
c’est parce que je connais M. Toumanians ». Après tout, ce n’était pas si loin
de la vérité.
Lentement, elle retira l’instrument de son cou et le posa sur le lit.
Madame Grande, qui ne voulait jamais créer de dispute sous son propre toit,
se contenta de la prétendue reddition de sa fille et s’approcha d’elle pour
frotter le poignet de sa chemise comme s’il était taché. Réconfortée par
l’attitude conciliatrice de Madame Grande, Touba fixa l’instrument et
demanda :
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un accordéon, Touba khanoum, répondit Hamid. Un instrument que les
colporteurs aveugles traînent d’un bordel à l’autre… Excusez-moi, mère.
– Tais-toi, dit sèchement Madame Grande.
– Je ne peux pas me taire. Car cet instrument, le nouveau joujou de madame
ma sœur, après la Ligue des femmes, les cours de culture physique, l’Union
caritative de Mme Tarbiyat, l’Association de formation de la mère, qu’est-ce
que je disais déjà ?
Nezhat, sa femme, avança d’un pas et lui souffla :
– Que l’instrument…
– Oui, reprit Hamid, que l’instrument nous a coûté ausi cher que la parcelle
de terre que je voulais acheter à Lavizan.
– Cet instrument, Hamid djan, ne t’a strictement rien coûté. Je l’ai réglé
avec la rente de nos terres à nous, à Ensiyeh et à moi.
– Ah ! Moi qui ne voulais jamais voir le jour où mes propres enfants
distingueraient leurs biens ! dit Madame Grande dans un long soupir.
– Si j’ai parlé de la provenance de cet argent, c’était juste pour réconforter
Hamid djan et son épouse, précisa Leyla en ressaisissant l’accordéon.
L’instrument fit de nouveau un bruit, da da, ce qui fit sursauter Touba et
sourire Madame Grande, dont l’une des occupations favorites était de se faire
décrire par Touba les prodiges de l’éclairage électrique, « lorsque le soir
tombe, dix mille fées invisibles arrivent en même temps avec des bougies et
illuminent tout ! Allaho akbar ! » et aussi le fonctionnement des automobiles,
« ces énormes boîtes qui n’avancent pas par les roues, oh non, je vais vous
dire moi ce qui les fait avancer, c’est les pattes des djinns, qui sont bien
cachées dans les pneus… »
– Je ne veux me mêler de rien mais, Leyla djan, sache que le souci principal
de ta mère est son obsession du bon voisinage. Si jamais ils se mettent à
médire sur nous…, dit Nezhat en grattant son front dégarni en signe de
détresse.
– Sans vouloir offenser personne, répliqua Leyla, je tiens à signaler que
cette maison appartient à ma mère. Si par malheur, elle décide que mon
comportement nuit à la famille – elle tira sur le soufflet de l’engin, dada
dada –, Ensiyeh et moi, nous déménagerons dans la minute qui suivra. Ce
n’est pas les endroits qui manquent. D’ailleurs, j’ai promis à mes collègues de
la Ligue des femmes d’ouvrir une succursale à Sari. Nous irons pour quelque
temps…
– Vous n’irez nulle part. Si quelqu’un doit déménager, ce n’est certainement
pas toi, ni ta fille, dit alors Madame Grande, mettant ainsi un terme à la
discussion.
Madame Grande visait directement Nezhat. Sachant que le salaire de son
mari ne lui permettait pas le luxe d’une séparation avec sa belle-mère, cette
dernière préféra donc se taire. Nezhat resterait dans la maison de Sar
Tcheshmeh et fermerait les yeux sur la coiffure, en mutation permanente, de
Leyla, sur la bakélite brune de la radio qui diffusait des chansons d’amour, sur
les gestes incompréhensibles de cette belle-sœur qui, les yeux rivés sur un
manuel de sport, repliait à heure fixe ses jambes et allongeait son corps en
avant jusqu’à poser tout son poids sur ses bras et sa tête, sur les patrons de
couture et les échantillons de tissu qu’elle laissait traîner un peu partout et sur
les bouquets de fleurs qu’elle avait appris à disposer selon les règles
impératives de l’arrangement floral. Nezhat décida donc de se taire mais, en
sortant de la chambre de Leyla, elle laissa traîner longuement ses yeux sur une
tisane d’herbes, à moitié consommée, et un petit flacon d’huile, censés aider
Leyla à lutter contre sa tuberculose, « c’est elle qui s’en ira la première ».
Quelques jours plus tard, grâce à l’entremise des comédiens de Papazian,
un professeur d’accordéon, juif de surcroît, M. Sakhayi, fit irruption dans la
maison. Toujours dans le souci de garder la « tête haute », Madame Grande
chargea Touba de rester, pendant toutes les séances d’instruction musicale,
auprès de Leyla.
M. Sakhayi était un homme d’une quarantaine d’années, svelte, grand, avec
une chevelure abondante poivre et sel et l’œil gauche qui louchait, comme
pour fuir son nez. Embarrassée par le strabisme de son professeur, Leyla
décida de ne regarder que son œil droit, exercice qui s’avéra tout aussi
difficile que l’apprentissage des notes. Privé de thé et de gâteau – la servante
Touba ne devait en aucun cas quitter la pièce où s’entraînait Leyla –,
M. Sakhayi attaqua ainsi sa première leçon :
– Madame, je vais commencer par le soufflet. Je dirai que le soufflet – il
gonfla sa poitrine pour aspirer l’air – est le souffle de l’accordéon, son centre
vital, son cœur, dit-il en mettant sa main sur sa propre poitrine.
Leyla, mal préparée à ce que le premier cours commençât par le mot
« cœur », voulut, par timidité, baisser la tête et ne regarder que les motifs
floraux du tapis. Puis, se rappelant les cours dispensés à la Ligue des femmes
sur les règles de la politesse qui exigent qu’on regarde son interlocuteur dans
les yeux, elle releva le menton, « l’œil gauche, je ne regarderai que l’œil
gauche », et elle fixa précisément cet œil qui divergeait.
– Il y a un cœur dans ça ? demanda Touba en se plissant le front, comme un
chiffon, et en désignant l’accordéon.
Prise d’un accès de toux, Leyla fit signe à Touba de se taire. M. Sakhayi
attendit que son élève se calmât pour indiquer les fonctions du clavier
d’accompagnement.
Après une heure de travail, il regarda sa montre, « on ne me donnera ni thé,
ni gâteau », rangea l’instrument et interrogea Leyla sur la date de la prochaine
séance.
– Demain, ce sera possible pour vous ? dit-elle en fixant, cette fois, l’œil
droit du musicien, le bon œil.
M. Sakhayi revint tous les jours, à heure fixe, avec des partitions et sans
aucun espoir de gâteries. De son côté, Leyla commença, peu à peu, à jouer des
airs iraniens, tirés des chansons de Ghamar et de Badizadeh, mais aussi la
Java bleue et autres musiques farangi. Entre seize heures et dix-sept heures,
rien ne pouvait les interrompre, sauf les quintes de toux de Leyla. Elle quittait
alors la pièce et crachait dans un mouchoir, loin des yeux de son professeur,
de son œil droit comme de son œil gauche.
Un soir, alors qu’elle jouait l’air d’Arriva l’automne, elle fut prise d’un
violent accès de toux. Madame Grande, Touba et Ensiyeh se relayèrent pour
masser sa poitrine. Ensiyeh lui montra même la photo d’un sanatorium en
Suisse, avec un mot de M. Toumanians qui suggérait qu’on l’envoyât là-bas.
– Je t’y enverrai avec Touba, promit Madame Grande. Avec Touba.
Lorsque la toux s’apaisa, les trois autres s’en allèrent. Ensiyeh entendit sa
mère se remettre aussitôt à s’entraîner. Jusqu’à l’aube, elle l’entendit jouer.
Puis, soudain, plus rien. « Vay, madar ! » Elle se précipita dans la chambre de
Leyla et la découvrit morte, la tête appuyée sur le soufflet de l’accordéon.
Après le père, la mère.
Une fois de plus la maison s’endeuilla. Renvoyé par Hamid, le frère de la
défunte – qui en avait fait une affaire d’honneur, « on n’admet pas chez soi
n’importe quel saltimbanque juif ! » –, M. Sakhayi, venu présenter ses
condoléances, dut se rendre à la cérémonie organisée au siège de la Ligue des
femmes. Là, sous la photo du jeune et nouveau roi – Reza shah avait abdiqué
quelques mois plus tôt en septembre 1941–, il écouta des intervenantes qui se
succédaient pour vanter l’aptitude de Leyla à épouser la vie moderne : « Elle
était un modèle pour nous toutes, une vraie citoyenne du XX siècle ! », « Sans
e

son aide, de nombreuses orphelines n’auraient pas été scolarisées ! », « Sa


réussite, elle ne la devait qu’à elle ! »
Lorsque la dernière oratrice descendit de la tribune, M. Sakhayi, cheveux
poivre et sel, monta craintivement sur l’estrade et, après avoir demandé
l’autorisation de jouer de l’accordéon, interpréta la Java bleue, à la mémoire
de Mme Ilkhan.
Assise au premier rang, Ensiyeh ferma les yeux en se disant que personne,
personne, tout le long de cette commémoration, n’avait qualifié sa mère de
« soumise, silencieuse, obéissante… ».

Madame Grande ne se releva pas de la mort de sa fille. Elle dissimula ses


médicaments diurétiques sous le lit, déversa ses sirops curatifs dans les
lavabos et ouvrit expressément toutes les fenêtres pour provoquer, ce qu’elle
avait fui toute sa vie, des courants d’air. Elle se mit à avaler, dans l’espoir
d’une indigestion, des bols entiers de yaourt sur du poisson, et lorsqu’un soir,
enfin, elle sentit que la vie s’en allait, elle posa son front sur le sol et
murmura : « Dieu, fais en sorte que mon Ensiyeh soit protégée, fais en sorte
qu’elle ne soit jamais dans le besoin, fais en sorte… »
Après les cérémonies d’enterrement de Madame Grande, la dernière des
trois femmes vouées à mourir, Ensiyeh se sentit véritablement seule. Pourtant,
Kohan Banou l’avait préparée aux changements de l’existence, et aussi au
deuil. La prédiction s’était bel et bien accomplie. Dorénavant, et peut-être
pour longtemps, rien de grave ne pouvait plus lui arriver. Elle avait vingt ans
et elle était seule. Oui, tout à fait seule. Cependant une voix intime et secrète,
la voix « sévère, victorieuse et puissante », lui rappelait qu’elle était aussi
jeune, riche et belle.
Hamid hérita, comme prévu, de la maison de Sar Tcheshmeh, où Ensiyeh
possédait, du vivant de sa grand-mère, une chambre au rez-de-chaussée qui
donnait sur la cour et sur un bassin orné d’un jet d’eau en forme de tête de
lion. Tous les jours, Madame Grande, après sa prière matinale, ouvrait le jet et
Ensiyeh se réveillait au bruit du crachat du lion. Dans sa chambre elle
conservait un cadeau de son père, le mobilier de poupée en bois peint, dans
son emballage d’origine. Jamais elle n’avait voulu l’ouvrir et jouer, comme
auparavant, avec le lit, le placard et la coiffeuse. De temps en temps, après les
trois décès par exemple, elle soulevait le couvercle, humait l’odeur, une odeur
de renfermé, d’humidité, de bois peint et aussi, bien que de plus en plus faible,
celle des cigares Romeo y Julieta de son père. Elle déplaçait à l’intérieur
même du carton les meubles en miniature, récitait un poème de Hafez – celui
qui l’avait le plus marquée à son cours de littérature : « Monde et œuvre du
monde, tout cela est rien dans rien, mille fois j’ai moi-même vérifié ce point »,
soufflait sur le miroir pour en retirer la poussière et attendait ainsi le passage
du temps.
Lorsqu’Ensiyeh reprenait conscience, il lui semblait qu’elle achevait de
nettoyer à la va-vite son mobilier de poupée, alors qu’en réalité elle venait
d’exorciser ses deuils. Pendant cinq ans, la femme de son oncle, Nezhat, avait
usé de tous les stratagèmes pour découvrir le contenu de cette boîte. Pendant
cinq ans, Madame Grande et Leyla, les vraies maîtresses de la maison, avaient
déjoué ses ruses et interdit à cette femme l’accès à la chambre d’Ensiyeh.
Mais à présent que la maison appartenait à l’oncle, son épouse pouvait
circuler partout, pénétrer à sa guise dans toutes les pièces et ouvrir n’importe
quel coffre. Ce qu’elle ne se priva pas de faire.
Quelques jours après l’enterrement de Madame Grande, lorsqu’Ensiyeh
revint de l’université, elle remarqua que ses affaires personnelles avaient été
balancées dans une courette, derrière la cuisine. Elle y chercha aussitôt ses
livres, des recueils de poésie persane. Elle les trouva jetés à terre pêle-mêle,
comme un tas de gravats. Elle les rempila et les rangea de son mieux dans un
coin. Puis elle porta son regard sur tous les objets qui lui appartenaient –
vêtements, journaux, titres de propriété, photographies, cosmétiques – afin de
retrouver le cher mobilier en bois peint. En vain. Tout était là, dans un chaos
invraisemblable, sauf la boîte fétiche.
– Nezhat khanoum ! cria-t-elle.
Tout occupée à allumer le samovar, celle-ci faisait mine de ne pas entendre.
– Nezhat khanoum, où se trouve la boîte que je gardais dans ma chambre ?
Nezhat attendit que la braise prît, puis, d’un ton qu’elle voulait posé, elle
répondit :
– J’ai pensé que tu serais mieux si on te changeait d’endroit. Tu dois avoir
tellement de souvenirs dans la pièce du rez-de-chaussée avec ah, les deux
trépassées, que Dieu fasse que leur âme repose en paix, que j’ai fait
transporter tes affaires dans la courette pour te préparer un joli petit nid au
sous-sol. Tu y seras au calme et tu n’auras pas à nous supporter toute la
journée.
– Nezhat khanoum, dites-moi juste où se trouve la petite boîte qui était dans
ma chambre.
– Quelle boîte ? demanda négligemment Nezhat en s’avançant et en
essayant de toucher les cheveux d’Ensiyeh, qu’elle voulait comparer à ceux de
Leyla et de Madame Grande.
Pour empêcher tout contact avec Nezhat, Ensiyeh leva vivement le bras et
la cogna, par mégarde. Nezhat se réfugia aussitôt dans la cour et se mit à
hurler pour alarmer le voisinage :
– Aïe ! Aïe ! Je ne suis plus en sécurité chez moi ! Je veux éviter à cette
demoiselle qui fréquente l’université de mauvais souvenirs et qu’est-ce que
qu’elle me fait en récompense ? Elle me calomnie ! Je veux la caresser, elle
me gifle !
Elle criait aussi :
– Touba ! Touba ! Apporte-moi du sirop ! Je vais m’évanouir !
Elle tapotait de ses doigts ses rares mèches de cheveux et vérifiait qu’elles
étaient toujours en place, que la gifle ne les avait pas arrachées. Ensuite, en
pensant aux voisines, qui ne manqueraient pas de se pencher du haut de leurs
toits et de découvrir sa tête dégarnie, elle releva aussitôt sa frange vers son
crâne, où sa calvitie était plus prononcée.
Touba s’approcha en portant un sirop d’eau de rose. De mémoire de
domestique, elle n’avait jamais entendu un tel tapage dans la maison. Ni
Madame Grande, ni Leyla, naguère, ne cherchaient à provoquer des
esclandres pour aviver la curiosité des voisines. Touba était arrivée de son
village chez Madame Grande alors qu’elle avait onze ans. Son univers était la
maison de Sar Tcheshmeh et son entourage immédiat : la pâtisserie Yekta et la
maison de hadj agha. La première avait pour spécialité un zaboun pour lequel
elle était prête à commettre les plus viles bassesses, à soustraire quelques
gheran de l’argent des commissions, à pénétrer le cœur haletant dans la
boutique, à demander en bégayant un zaboun, à régler en gardant le poignet
quasiment fermé afin de dissimuler l’argent dont elle disposait, à avaler sur
place le gâteau-délit, à retirer avec la manche de sa chemise sa moustache
blanche – l’excédent de farine –, à rentrer aussitôt à la maison, à boire sans
attendre un verre d’eau pour éviter que son haleine mielleuse ne la trahisse,
avant de remettre au plus vite les pièces restantes dans un bol réservé à la
petite monnaie.
Quant à la maison d’en face, elle abritait la famille d’un grand religieux,
respecté de toute la capitale, dont le nom échappait à Touba mais que tout le
monde appelait hadj agha. Depuis la loi sur le retrait du voile, sa femme et ses
filles ne sortaient plus. Le monde extérieur venait à elles par l’intermédiaire
des invités et plus particulièrement par le biais d’Ensiyeh, qui avait le même
âge que leur fille aînée, Pouran. Deux ou trois fois par semaine, Ensiyeh lui
rendait visite et racontait à Pouran les films qu’elle avait vus, lui chantait les
morceaux de musique, ceux de Ghamar par exemple, qui couraient sur toutes
les lèvres, lui faisait porter ses propres vêtements, jupes et chemises à
manches bouffantes, et lui décrivait en détail les vitrines du magasin Pirayesh.
Au lendemain de ces entrevues, assise au bord du bassin de leur cour, à
l’ombre d’un platane maigrelet, les cheveux bien dissimulés au regard des
visiteurs masculins, Pouran récitait son chapelet, prononçait patiemment le
nom des saints shiites, Djafar Sadegh, Moussa Kazem, tout en pensant
intensément à Clark Gable dans New York Miami.
Dans la maison de hadj agha vivait également leur fils. De l’avis général,
c’est-à-dire de l’avis de la femme du pâtissier, de Madame Grande, de Nezhat
la chauve et de Touba la ronde, il offrait l’image du plus bel homme que Dieu
eût jamais créé : des yeux verts, des sourcils noirs, des lèvres roses, des dents
blanches, une taille élancée, des épaules larges, des doigts longilignes et un
cœur à prendre. La pâtissière était mariée au pâtissier, Madame Grande
incarnait la veuve irréprochable, référence d’honnêteté et de fidélité, et
Nezhat, qui était parvenue, malgré sa calvitie, à se faire épouser par un
homme plus jeune qu’elle, n’avait qu’à « s’asseoir à sa place » et à savourer sa
conquête.
Quant à Touba, elle s’imaginait, étant donné son âge avancé – celui de la
grand-mère de la plus belle créature de Dieu –, et son statut de célibataire,
qu’elle pouvait se permettre de contempler le chef-d’œuvre incarné. Vaghto bi
vaght, quand il fallait et quand il ne fallait pas, Touba trouvait un prétexte
pour se rendre dans la maison de hadj agha et écouter la voix de la plus belle
créature de Dieu, répétant après son père les versets coraniques. Le zaboun de
la pâtisserie Yekta et la voix de la plus belle créature de Dieu faisaient de
Touba une servante heureuse et ronde ; d’autant plus heureuse que, en
cinquante ans de service, Madame Grande n’avait jamais élevé la voix contre
elle. Elle s’était toujours sentie soutenue et protégée, sauf quand, à la suite du
mariage de Leyla, Madame Grande avait suivi sa fille dans le Mazandaran, la
laissant à Téhéran pour servir Hamid et son épouse Nezhat. Sous la houlette
de celle-ci, Touba la ronde s’aigrit et même maigrit quelque peu. Puis, au
retour de sa Madame, de la vraie Madame, de Madame Grande, de Leyla et
d’Ensiyeh, les choses se remirent en place. Touba redevint aussi grosse que
gaie et servit, avec consentement et harmonie, ces trois générations de
femmes. Aussi la scène provoquée par Nezhat ne correspondait-elle en rien
aux habitudes de la maison.
Alors qu’elle envoyait des prières de bénédiction à l’âme de Madame
Grande et regrettait sa disparition, elle voyait, de part et d’autre des toits, se
dresser des têtes qui venaient aux nouvelles :
– Tout va bien, Touba khanoum ? demandait la grand-mère de la plus belle
créature de Dieu, en étendant son linge.
– Que Dieu vous protège des jours néfastes ! ajoutait une autre, tout en
couvrant d’une gaze une casserole remplie de tomates.
– Vous voulez que j’appelle un médecin ? proposait une troisième,
enveloppée, malgré les prohibitions officielles, d’un tchador.
Une femme vociférait, en brandissant un balai :
– Voisins ! Voisins ! Remuez-vous ! Un individu se meurt et vous ne faites
que lui poser des questions !
– Si tu es vraiment si préoccupée par son sort, si ton ventre, comme du
vinaigre et de l’ail, bouillonne pour elle, pourquoi tu ne descends pas toi-
même ? répliquait la grand-mère de la plus belle créature de Dieu.
– Hadj khanoum, moi aussi, comme vous, j’ai mes propres empêchements
pour ne pas sortir.
– Et quels sont tes empêchements ? demandait la femme en tchador.
Ensiyeh cria de toutes ses forces :
– Ça suffit ! Cette maison est endeuillée. Taisez-vous toutes !
Touba arriva en portant un verre de sirop d’eau de rose. Nezhat se releva
péniblement, en but quelques gorgées, se recoiffa immédiatement pour
remettre sa frange sur son front, en regrettant le temps où les femmes portaient
le foulard et dissimulaient ainsi leur calvitie aux yeux de tous.
– La boîte se trouve sous ma coiffeuse, indiqua-t-elle à Ensiyeh.
– Et l’accordéon de ma mère ?
– Je l’ai vendu, avec des bricoles qui puaient…
Une heure plus tard, Ensiyeh sonnait à la porte de son avocat, celui qui,
recommandé par M. Toumanians, l’avait aidée à récupérer une partie de ses
terres. Elle tenait entre ses mains une boîte en carton. L’avocat, un homme
d’une qua rantaine d’années, originaire comme elle du Mazandaran, la reçut
dans son bureau. Elle lui dit :
– Maître, trouvez-moi une maison.
– Vous êtes chez vous ici.
Une semaine plus tard, Ensiyeh Ilkhan épousa cet avocat, qui s’appelait
Reza Dadgar. Un mois plus tard, Touba emménagea chez le couple avec toutes
les affaires de la jeune mariée, ses livres, son exemplaire d’Othello portant les
annotations en français de Papazian, ses vêtements et ses titres de propriété.
« Je viens avec tout ce que j’ai pu récupérer. Mais il manque un tas de photos
et surtout celle où tu portais cette jolie jupe-culotte que Madame Grande, que
son âme repose en paix, t’avait achetée au magasin Pirayesh. Tu vois ? Cette
photo sur laquelle tu récitais un poème devant le roi. »
Dix-neuf heures trente
En route, ivre du parfum Coty, Fereydoun fait à Ensiyeh un récit détaillé de
sa journée chez Monsieur V., en omettant la séquence suédoise.
– Tu as passé une journée entière là-bas et tu ne l’as pas vu ?
– Non, mais j’ai vu sa femme, son fils, son tailleur, son électricien, son
jardinier, sa servante et…
Il s’accorde une courte pause avant d’ajouter :
– Sa locataire.
– Tu ne t’es pas ennuyé ?
– Pas une seconde. Peut-être, s’il avait été là, je me serais lassé davantage.
– Ça ne t’a pas énervé ?
– À un moment donné, j’ai failli partir. Puis je me suis dit : « Je me trouve
dans une situation exceptionnelle. Je suis dans la maison de quelqu’un que je
ne connais pas et, précisément parce qu’il n’est pas là, toutes les portes
s’ouvrent. »
Ils arrivent devant le Théâtre de la Ville, fraîchement inauguré par le shah et
la shahbanou. Dans la salle, Ensiyeh connaît tout le monde, du directeur à
l’ouvreuse. Au théâtre, elle est chez elle.
Ce soir-là, le 4 avril 1976, le metteur en scène Aram a pris la précaution de
réserver quatre places pour Ensiyeh et trois autres amis : une scénographe, un
peintre et une compositrice, Malekeh, Bahman et Soraya. Cette « bande des
cinq » a l’habitude de se retrouver, hormis les réunions de travail à la
Télévision ou dans les locaux d’un atelier de théâtre, une fois par mois, chez
l’un ou chez l’autre. Tout Téhéran voudrait participer à ces soirées. Mais
aucun des cinq n’a jamais consenti à inviter une sixième personne. Aussi est-
ce le plus naturellement du monde qu’Ensiyeh s’assied à côté des trois autres,
laissant Fereydoun seul – il ne le restera pas longtemps –, quelques rangs plus
loin. Les quatre comparses viennent de rentrer du festival de Shiraz. Pour
avoir hué, devant la shahbanou et un parterre d’Iraniens, un compositeur grec
qui avait osé écrire sur les collines de Persépolis : « Nous sommes les porteurs
de lumière sur la terre », ils ont failli passer la nuit au poste de police.
La scénographe, cheveux noirs coupés en un carré impeccable, sourcils
droits, nez droit, s’est donné pour mission de mythifier toutes leurs aventures.
Du matin au soir, que son interlocuteur soit le président de la Télévision ou un
simple maçon venu monter le décor d’un show télévisé, elle évoque en les
glorifiant les frasques du groupe :
– Lorsqu’à la fin du spectacle Ensiyeh cria : « Les lampes de poche n’ont
jamais été les porteurs de lumière sur la terre ! », la shahbanou en personne se
retourna et les agents de la sécurité, qui ne s’attendaient pas à ce que la
protestation jaillisse des tout premiers rangs, saisirent, dans le désarroi le plus
total, leur talkie-walkie pour annoncer : « C’est les VIP qui chahutent ! »
Ce soir, Aram, le metteur en scène, ajoute un détail :
– J’ai même vu Corbin sortir son calepin et prendre des notes. Il était assis à
côté de moi, dans le public.
Malekeh saisit un éventail, l’agite, et enveloppe tout le rang C d’une
fragrance poudrée. Aram regarde sa montre. Il doit rejoindre ses comédiens.
Malekeh n’en a cure. Elle reste debout, répond vaguement aux saluts de
quelques connaissances, puis continue :
– Une minute avant de huer et de crier, la dame que voici – elle vise
Ensiyeh avec son éventail – me dit : « Cet endroit est sacré. À Persépolis,
nous ne devons pas laisser faire n’importe quoi. »
Aram pose une main sur l’épaule de Malekeh et lui dit :
– Je dois partir. Mais sache que nous ne regrettons rien, et que si c’était à
refaire, Ensiyeh et moi, nous le referions.
L’allure altière, Malekeh, enveloppée d’un caftan bogolan qui provient d’un
voyage au Mali où elle devait étudier les techniques de tissage et de coloriage
des pagnes, relate avec minutie la scène où les agents de sécurité, pas à pas,
s’approchèrent de leurs places. Elle le fait pour ses amis et aussi, au-delà,
sinon pour tout le public du Théâtre de la Ville, du moins à l’intention des
rangs D, E, F et G.
– Alors que les lampes de poche scintillaient encore sur les collines de
Persépolis, ils se sont avancés et nous ont demandé de les suivre « sans
protester, sans montrer de résistance, sans déranger l’assitance ». Alors la
dame que voici – elle désigne une fois de plus Ensiyeh, toujours en inclinant
l’éventail – demande en riant si elle a le droit de passer quelques coups de fil.
Bahman éclate de rire en émettant des ha, ha, ha, ha, ha cinglants. Les rangs
C, D, E, F, G, et même H, I et J, font de même, reproduisant le son particulier
de son rire.
Bahman est raffiné, subtil, charmeur. Il a tout lu, tout vu et n’a rien oublié.
Il peut être d’une délicatesse illimitée comme il peut se montrer
singulièrement cruel. Jamais personne n’a pu saisir la piste qui conduit de l’un
à l’autre et cependant, du nouveau-né qui tète encore au vieux pèlerin
essoufflé qui revient de La Mecque, tout le monde le réclame. Il peut parler
intimement du Christ – dans sa prime jeunesse, il entra même dans un ordre
chrétien –, comme du Prophète, dans la grotte duquel, plus récemment, il s’est
isolé des nuits entières, sur le mont Harra. Il sait parler comme personne des
nuits et des aubes coraniques, du Laylat al-qadr, « la nuit de la destinée », du
Layli Idhaa Yasr, « la nuit quand elle s’écoule », d’al-falaq, « l’aube
naissante », et d’al-fajr, « l’aube » du désert d’Arabie. En raison de son amitié
avec des personnes très haut placées, il a pu rentrer dans la Kaaba même. Mais
là-dessus, silence.
Il a voyagé en Inde, bien avant tout le monde. Il y a vu tous les rishis, les
gurus, les yogis, les maha-yogis, les rishi-gurus, les maha-rishis, les sadhus,
les swamis, les babas, les munis, sans jamais adhérer. Il connaît les cent huit
noms de Shiva. Il peut, au milieu d’une conversation sur des placements
immobiliers, les réciter à tout va : « Il s’appelle Rudra, “Seigneur des larmes”,
Bhava, “l’Eau”, Ishana, “le Soleil”, Ugra, “le terrible”, Agora, “le Non
terrible”, Kama, “le Seigneur du désir”, Shambu, “la Demeure de la joie”,
Buteshvar, “le Seigneur des esprits”… » Et ainsi de suite. À la fin de
l’énumération, il est capable de demander à son interlocuteur, un businessman
averti par exemple, placé à la tête d’une chaîne hôtelière à Kish, s’il a bien
prononcé les cent huit titres, si un de ces noms, par mégarde, ne lui a pas
échappé. Et personne, naturellement, ne peut lui répondre.
Installée juste devant Fereydoun, au rang E, est assise la femme-transistor.
Elle a changé de coiffure, de sac et de tailleur. Un homme, probablement le
Behrouz qui ne sait rien lui refuser, et surtout pas un week-end à Paris, a pris
place à son côté. Elle se penche vers lui et précise à son oreille :
– C’est Bahman qui a empêché que la Savak les arrête.
– Bahman lui-même me l’a dit, ajoute-t-elle, non sans fierté..
Juste derrière eux se trouve Fereydoun. Il est également au courant de
« l’affaire des lampes de poche » par les assistants décorateurs qui travaillent
avec Malekeh. Tous possèdent leur propre version. Dans celle qui lui a été
rapportée par un jeune décorateur au crâne rasé, venu faire son service
militaire à la Télévision, Bahman avait dû intervenir auprès de la shahbanou
en personne pour qu’Ensiyeh et Aram ne fussent pas embarqués.
La femme-transistor jette un coup d’œil furtif alentour et reconnaît
Fereydoun, aperçu le matin même dans la pâtisserie danoise. Elle dit à
Behrouz, comme une confidence :
– Il paraît que Sa Majesté elle-même ne supporte plus le zèle de la Savak.
– C’est Bahman qui te l’a dit ? demande Behrouz.
– Peu importe, si c’est vrai.
Au même moment, les lumières de la salle faiblissent. Malekeh s’assied.
Sur la scène, une femme entre avec une bougie. Ensiyeh se retourne, jette un
regard furibond à la femme-transistor et dit :
– Chut !
Puis elle ouvre son sac et, alors que les lumières baissent dans la salle, elle
y cherche un stylo, un cahier de notes et ses lunettes. Mais chaque fois sa
main frôle ses boules Quiès. Elle continue sa fouille, sans résultat. Toujours
les boules Quiès.

Si souvent, avant de se rendre à une soirée où elle était assurée de


s’ennuyer, elle prenait la précaution de se munir de l’équivalent iranien des
boules Quiès, ou à défaut de quelques lamelles de coton, pour se boucher les
conduits auditifs. Dès qu’une cruche parfumée, de retour d’un voyage en
Europe – comme celle qui se trouvait ce soir au rang E – s’exprimait sur
Scènes de la vie conjugale, le dernier film de Bergman, Ensiyeh se fermait les
oreilles. Dans ces cas-là, et malgré l’usage des boules Quiès ou des lamelles
de coton, elle avait le génie de ponctuer la conversation par des oui et des non
tout à fait appropriés, de manière à ne pas froisser son interlocutrice, que son
ami Bahman rangeait dans la catégorie des gens « un peu artistes, un peu
touristes ».
Tandis qu’Ensiyeh se privait volontairement de l’analyse de Scènes de la
vie conjugale, Bahman bombardait l’admiratrice de Bergman de questions :
« Tu l’as vu à la télé ? Tu as vu les six épisodes ? Il y en a bien six ? » La
dame ne pouvait qu’approuver, que répondre oui à chaque question.
« Comment s’appelle Liv Ullman dans le film ? » La dame avouait ne pas s’en
souvenir. Bahman frottait sa moustache avec son index et ajoutait :
« Marianne, ça me revient. Elle s’appelait Marianne et son mari Johan. Quel
merveilleux acteur que ce… Comment s’appelle-t-il déjà, celui qui jouait le
rôle de Johan ?
– Tu sais, Bahman djoun, finissait par avouer la dame, les noms suédois,
pour moi, c’est comme de l’acétone sur du coton, ça se volatilise ! »
Bahman reprenait : « Olov Josephson ou quelque chose de semblable, ah, si
Aram était là, il nous aurait dit le nom exact. »
Il se retournait alors vers Ensiyeh pour lui demander si elle savait le nom de
l’acteur qui jouait le rôle principal dans Scènes de la vie conjugale. Mais
Ensiyeh portait dans ses oreilles des boules Quiès, ou leur équivalent iranien,
et n’était capable que de répondre oui ou non. Elle remonta la tête de bas en
haut, ce qui signifiait : non. Si, au lieu de Bahman, Aram s’était trouvé là, il
n’aurait pas glissé des boules dans ses oreilles, ni harcelé son interlocutrice de
questions. Il lui aurait tout simplement demandé : « Ce film, vous l’avez
aimé ? Vraiment ? Il ne vous a pas effrayée ? » La dame aurait dit oui et non –
oui, elle avait aimé le film, non il ne l’avait pas effrayée. Alors, non sans
malice et délectation, Aram aurait enchaîné : « Et pourtant tous les ingrédients
y sont réunis pour qu’une personne comme vous soit totalement déstabilisée.
Ou alors, vous n’y avez rien compris. »
Embarrassée, la dame « un peu artiste, un peu touriste » se serait alors
levée, aurait traversé la salle, changé de partenaire et déclaré à son intention :
« Il faut que tu voies le plus tôt possible Scènes de la vie conjugale, le dernier
Bergman, c’est un film qui te fait trembler du début à la fin, un film qui te
déstabilise à cent pour cent », écartant de la sorte la honte, l’abjection, de
n’avoir rien compris du film.
En voyant s’éloigner la cruche, Ensiyeh dégageait ses boules Quiès, Aram
lui jetait un regard triomphal qui signifiait « bon débarras ». Quant à Bahman,
insatisfait de sa série de questions laissées sans réponse, il traversait la salle,
enlevait sa victime à son nouvel entourage, l’arrachant du même coup à une
table couverte de pistaches, de graines de tournesol, d’olives, de cornichons et
de yaourt aux concombres, et lui disait : « Ça y est, ça m’est revenu. L’acteur
qui joue le rôle de Johan ne s’appelle pas Olov Josephson mais Erland
Josephson. C’est bien ça, non ? Erland ? »
Harcelée, traquée, la pauvre femme finissait d’avaler une grosse bouchée de
salades composées et répondait, avec une haleine sentant la mayonnaise
fraîchement libérée du réfrigérateur : « Moush, moush ! À partir de dix heures
du soir, je ne peux plus parler de Bergman ! »
Pour Bahman, mission accomplie.

Ensiyeh finit par retrouver son stylo, son carnet de notes et ses lunettes. Elle
range les boules Quiès dans la pochette de son sac, « un peu d’ordre dans ce
chaos ».
Un peu plus tard, sur scène, arrive Lioubov, la propriétaire de la cerisaie,
dont la tenue de scène a servi de modèle pour le vêtement d’Ensiyeh. Elle
revient de Paris. La propriété va être prochainement vendue, à cause des dettes
accumulées.
– Cette cerisaie ne donne des cerises qu’une année sur deux, et personne ne
sait qu’en faire, personne ne les achète, déclare Lopakhine, le fils parvenu
d’un de leurs moujiks, enrichi dans les affaires.
Il a la solution : abattre la maison, la vieille cerisaie, tout le domaine. Et
construire des villas pour les estivants.
Les Mazandaranis
Ensiyeh apporta à l’honnête avocat ses vingt ans et, en dot, un millier
d’hectares de terres qu’elle avait réussi à préserver malgré une première
confiscation et dont la sauvegarde devait rester, tout au long de sa vie, son
obsession majeure.
Pourtant, dès les premières années de leur mariage, elle se remit à écrire des
pièces. Une d’elles gagna le prix de la Radio. Entezami, un grand acteur de ce
genre de théâtre, que seuls les connaisseurs traitaient de « Boulevard »,
l’interpréta. La carrière d’Ensiyeh était lancée.
À côté des salles de théâtre, où se jouaient ses pièces, elle fréquentait
assidûment l’Université de Téhéran et les cours de littérature persane du
professeur Forouz. Elle s’y rendait en costume pantalon, avec voiture et
chauffeur, alors que la plupart de ses compagnons n’étaient que des fils de
paysans montés – ou descendus – à Téhéran pour étudier Hafez sous tous les
angles.
À la maison, tout allait pour le mieux. Son mari, M Dadgar, exerçait son
e

métier le plus dignement possible. Un soir de l’automne 1943, alors que l’Iran
entrait officiellement en guerre aux côtés des Alliés et qu’à Téhéran s’ouvrait
une Conférence qui réunissait Churchill, Roosevelt et Staline, Ensiyeh et M e

Dadgar, son époux, recevaient chez eux la crème des hommes politiques et des
professeurs émérites.
La discussion portait sur un traité tripartite où les puissances occupantes –
l’Angleterre et l’URSS – s’engageaient à respecter l’intégrité territoriale de
l’Iran, à payer les frais engendrés par leurs troupes et à se retirer six mois
après la fin de la guerre. Deux ans auparavant, les Anglais avaient contraint
Reza shah à l’abdication en faveur du prince héritier et à l’exil, en lui
reprochant ses sympathies avec l’Allemagne nazie – premier partenaire
commercial de l’Iran.
Crâne dégarni, moustache blanche, frappant contre le sol l’embout en
caoutchouc de sa canne, un vieux politicien, naguère très prisé par la cour, un
homme qui avait participé à la Révolution constitutionnaliste de 1906 et au
renversement des rois qadjars en 1925, critiquait les pratiques des Anglais :
– Ils décident de tout : des arrestations de personnalités réputées en
intelligence avec les Allemands, des nominations aux fonctions
gouvernementales, de tout, je vous dis. Descendez à Abadan, autour des
gisements, et voyez vous-même – il frappe fermement le sol de sa canne –
l’ampleur de leur présence militaire terrestre et maritime ! Les troubles à
Kerman, à Yazd, à Esfahan ? Ne cherchez pas ! C’est eux ! Les agitations dans
les tribus arabes, bakhtiyaris et qashqais ? Made in England ! N’oublions pas,
mes amis, que c’est avec réticence, beaucoup de réticence, qu’ils ont
finalement accepté que Mohammad Reza shah succède à son père. Je vous le
dis : ils se croient encore au bon vieux temps.
M Dadgar, lui aussi le crâne dégarni – comme la plupart des Iraniens de
e

son âge –, mais sans moustache, costume trois pièces et boutons de manchette
formés de pièces sassanides, trouvées en labourant les terres d’Ensiyeh,
l’index posé sur la joue droite, le majeur et le pouce sur le menton, inclina la
tête et confirma :
– Oui. C’est ce que disent tous les avocats du barreau.
Ensiyeh, vêtue d’une robe boutonnée jusqu’au col, en soie noire
transparente, un long fume-cigarette à la main, conduisit les convives vers la
salle à manger. Là, un serveur en gilet, chemise et nœud papillon, engagé pour
la circonstance, avait admirablement disposé sur la table les plateaux de riz, de
gheymeh, de fesendjoun, de kebabs et de kashké bademdjoun. Entre les « bah,
bah ! C’est chez vous qu’on mange les meilleurs gheymeh ! », l’éminent
professeur Forouz, petit de taille, portant un bouc, la main au gousset,
rapprocha son siège de la table et ajouta :
– Vous parlez des Anglais, je suis d’accord, mais que dire de l’engouement
pour Staline ? Hein ? À l’université, la majorité des étudiants ont adhéré au
parti Toudeh. Ils ne pensent qu’à lui et ne parlent que de lui : « Staline !
Staline ! » Mais qu’est-ce qu’ils lui trouvent ? Je me le demande.
Tandis que le serveur veillait à ce qu’aucune assiette ne manquât de sauce,
de kebabs et de riz, un jeune avoué, qui travaillait à l’étude de M Dadgar,
e

grand, mince, costume croisé, moustache à la Douglas Fairbanks, apostropha


subitement le professeur et lui dit :
– Ostad, j’ai une cousine qui a l’habitude, tous les jours, à son réveil, de
saisir sur sa table de chevet la photo de Staline, celle où il est en uniforme de
l’Armée rouge, et de l’embrasser, encore et encore. Elle l’embrasse jusqu’à ce
que le verre du cadre s’inonde de sa salive ! Inutile de vous dire que la photo
est encadrée. Le « petit père des peuples » dans un cadre en argent ciselé !
– Les Soviétiques, eux au moins, sont visibles, fit remarquer le politicien.
Des syndicats par ci, des syndicats par là, le parti Toudeh partout. Et une
concession pétrolière dans le nord. Mais les Anglais ! Méfiez-vous des
Anglais ! Voulez-vous que je vous dise ?
Sans attendre l’approbation de ses interlocuteurs, il poursuivit :
– La politique en Iran est une histoire de fils et de marionnettes.
Le professeur retira la main de son gousset et dit à son tour :
– Ahsand ! J’admire votre jugement. Mais en ce qui me concerne, je ne
comprends toujours pas comment on peut vénérer un homme qui s’est choisi
comme pseudonyme Staline, un nom formé sur le mot russe stal, qui signifie
« acier ». Jamais l’idée ne viendrait à un de nos poètes de se faire appeler
« Acier » !
L’avoué, à la moustache à la Douglas Fairbanks, croqua sa croûte de riz –
dont la mastication se fait toujours à grand bruit – avant de reprendre :
– Et moi je ne comprends toujours pas ce qu’on peut trouver chez un poète
comme Nima, qui pense qu’il suffit de malmener la métrique pour faire de la
poésie, alors que nous jouissons de trésors inimitables, comme Hafez et
Khayyam !
– Qu’est-ce que tu reproches à Nima ? lui demanda Ensiyeh, fervente
partisane de ce qu’on commençait à appeler le shé’ré no, « la nouvelle
poésie ».
– J’ai essayé de lire quelques-uns de ses poèmes. C’est tout simplement
incompréhensible, c’est du charabia.
Ensiyeh chercha à capter le regard du serveur, afin qu’il remplît de vin le
verre du professeur, mais en vain. Elle toussa, rien à faire. Elle l’appela par
son nom : « Heydar agha ! Heydar agha ! », toujours rien. Elle finit par se
lever, fit le tour de la table et servit personnellement son professeur.
– Parce que tu comprends tout dans la poésie classique ? demanda-t-elle à
l’avoué.
– Oui, répondit ce dernier, fort imprudemment.
Aussitôt Ensiyeh quitta la pièce, se rendit dans la bibliothèque, prit le Divan
de Hafez, revint à pas résolus et ouvrit une page au hasard. « Avec votre
autorisation, professeur. » Et elle lut : « Colore de vin le tapis de prière si le
maître des mages te l’ordonne ! »
– Qu’est-ce que tu entends par là ? Dis-moi !
– Ce n’est pas à moi, simple admirateur de la poésie persane, d’analyser,
devant Son Excellence Monsieur le pro fesseur, les poèmes bénis de Hafez.
Mais même s’il m’arrive de ne pas tout – il mit l’accent sur tout – comprendre
dans la poésie classique, la beauté de la langue, le respect des rimes et l’usage
de la métrique me procurent un plaisir indéfinissable. Cela, personne ne peut
le nier.
Des voix se firent entendre du couloir et subitement déferlèrent, dans la
salle à manger, un groupe de Mazandaranis déchaussés et un agneau, qui
portait une corde autour du cou et qui venait d’échapper à leur contrôle. Une
odeur de moisi et d’humidité, si particulière à cette province maritime, remplit
brusquement la pièce. Une femme enceinte s’écroula sur le sol. L’agneau
courut dans tous les sens en bêlant. Le tchador noué à la taille – depuis le
départ forcé de Reza shah, l’usage du tchador se répandait de nouveau parmi
les femmes des milieux traditionnels et ruraux –, sa belle-mère se frappa la
tête en criant :
– Khanem djan, ma chère dame, que ton ombre continue à s’étendre sur nos
têtes, cette infortunée – elle désigna la femme étendue par terre – a des
contractions depuis hier. Comme les autres fois, les sages-femmes du village
n’ont pas réussi à sortir son enfant indemne, alors on a décidé de te l’amener.
Mais sur la route, sa poche s’est fendue. Ah, Khanem ! Khanem ! Fais quelque
chose !
L’agneau enjamba la femme enceinte. Le mari essaya de l’attraper.
Constatant que sa soirée politico-littéraire était définitivement ruinée, Ensiyeh
quitta la table, désigna l’animal, secoua la tête et demanda, non sans dédain :
– Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
Parvenu à agripper enfin la corde attachée au cou de l’agneau, le mari
répondit en haletant :
– Khanem djan, nous ne voulions pas arriver les mains vides.
Ensiyeh sortit, pour revenir aussitôt enveloppée d’un long manteau
difforme, celui qu’elle portait, dans sa salle de bains, pendant la demi-heure
où elle devait attendre que les couleurs se fixent sur ses cheveux. À Gohar
Baran, elle ne s’était jamais montrée dans une robe en mousseline de soie
transparente. Son autorité locale exigeait une dignité vestimentaire. Il lui
arrivait même, lors des célébrations des martyres shiites, d’arpenter sa
propriété habillée de noir, les cheveux dissimulés dans un turban.
Lorsqu’elle réapparut dans la salle à manger, elle saisit au passage la carafe
de vin et, ne tenant pas à ce que ces villageois sachent qu’on servait du vin
chez leur khanem, elle la rangea dans le buffet. Après quoi elle ordonna à ceux
qui accompagnaient la femme enceinte de la placer sur le canapé, en
murmurant : « C’est déjà un peu plus convenable ! » Elle s’assit à côté d’elle,
lui posa des compresses d’eau sur le front et demanda à ce que M Dadgar
e

prévînt le docteur Partovi, le père de celui qui devait, trente ans plus tard,
s’efforcer de débloquer le dos de Madame V.
Tous quittèrent la table. Le vieux politicien, le professeur et l’avoué se
regroupèrent autour de la femme enceinte, de sa belle-mère, de son mari qui
se débattait avec l’agneau, de son frère, du chef du village, le kadkhoda, qui
portait un chapeau en feutre sur la tête et tenait un balluchon à la main.
La femme enceinte ne cessait de se plaindre :
– Khanem ! Je meurs ! Aïe, khanem ! Je meurs !
Ensiyeh prit la main de la mourante dans la sienne et essaya de la rassurer.
Puis elle regarda tour à tour la belle-mère, le mari, le frère, le kadkhoda avec
chapeau et balluchon, et leur demanda s’ils avaient déjà mangé. La réponse, à
l’unanimité, fut négative. Aussi leur proposa-t-elle de s’attabler. Le serveur,
recommandé par l’ambassadeur du Liban et formé, au prix de longues heures
d’entraînement, à servir par la gauche et à desservir par la droite, fut assez vite
débordé. On lui avait conseillé de commencer par les femmes puis par
l’homme placé à droite de Madame Ensiyeh, puis par celui placé à sa gauche
et ainsi de suite. Il se dirigea vers la belle-mère et, dans le laps de temps où il
hésitait encore entre sa gauche et sa droite, la femme au tchador noué à la
taille rapprocha son assiette du plateau de riz, saisit une cuillère et se servit
elle-même à satiété.
Désemparé, le serveur regagna la cuisine, dénoua son nœud papillon et
abdiqua. Le cuisinier, interdit de salle par le fait même qu’il ne savait pas de
quel côté servir et desservir, fit une réapparition triomphale. Il prit les choses
en main et remplit les assiettes de la belle-mère, du mari – celui-ci avait
attaché la corde de l’agneau au pied de la chaise –, du frère et du kadkhoda,
qui portait toujours son chapeau mais avait déposé le balluchon par terre. Ce
fut rondement mené. Ensiyeh plaça la compresse sur son propre visage. Le
professeur s’approcha du kadkhoda et l’interrogea :
– Il y a combien de communistes dans votre village ?
Sa cerisaie
Ensiyeh parvint à sauver la mère et l’enfant. Quant à son propre enfant, elle
devait accoucher d’une fille dix-sept ans plus tard, en 1960, et en perdre un
autre, trois ans après, alors qu’elle essayait de protéger ses terres des serres
d’une nouvelle loi.
Durant ces vingt ans, l’Iran verra son pétrole nationalisé et son Premier
ministre, Mossadegh, emprisonné et arrêté, à l’issue d’un coup d’État fomenté
par les Américains avec l’accord des Anglais – toujours eux – qui rendait le
pouvoir au shah. Quelques jours auparavant, le 15 août 1953, celui-ci avait dû
quitter l’Iran pour Rome au bras de son épouse, la belle Soraya, harcelée par
les paparazzis telle une star internationale.
Le retour du monarque s’accompagna de la diabolisation de Mossadegh et
de la répression du parti Toudeh. Dans les universités, les étudiants ne juraient
plus par Staline, du moins publiquement, et la cousine du jeune avoué – la
moustache à la Douglas Fairbanks – dut retirer la photo du « petit père des
peuples » de son cadre en argent et la dissimuler au fin fond du grenier de sa
grand-mère, entre les vinaigriers et les jarres à riz.
Les Américains remplacèrent les Anglais bien qu’une théorie, partagée par
la majorité des Iraniens, voulût que Washington fût manipulé par Londres et
qu’Eisenhover ne fût pas autre chose qu’un pantin dans les mains de
Churchill, pantin enfumé par le gros cigare. La menace de l’Union soviétique
contraignit le shah à s’allier avec les États-Unis et le danger d’une Égypte et
d’un Irak soviétisés à reconnaître l’État d’Israël. L’Iran se fournissait en
armement auprès des Américains et le Mossad israélien entraînait désormais
la Savak.
Ce fut dans le contexte d’un Iran américanisé, mécanisé, industrialisé,
qu’Ensiyeh réussit enfin à mener à terme sa grossesse. Le jour de
l’accouchement, toute la tribu des Ilkhan – du moins ce qu’il en restait –
investit les couloirs de l’hôpital. Confrontés à ces grands Kurdes encombrants,
aux bras et aux jambes démesurés, à la diction tonitruante, les membres
occidentalisés de la famille de M Dadgar, tous frêles et miniaturisés, pour la
e

plupart des diplomates récemment rentrés de Suisse ou du Vatican, qui


chuchotaient en français, durent se replier, bien à l’abri, à l’étage inférieur.
Apercevant, à travers les claquements de la porte de la salle d’opération, le
va-et-vient de ses congénères, seule Ensiyeh pouvait pressentir que, dans un
fragile élan d’espoir, ils étaient venus provoquer la naissance de leur dernier
khan. « Je vais préparer la perfusion pour vous éviter l’hypoglycémie », disait
une infirmière en sortant. Ensiyeh, étendue sur le lit, découvrait soudain des
mains, de robustes mains de guerriers, qui se joignaient maladroitement pour
prier. Un médecin lui écartait les jambes, Ensiyeh se crispait. « N’ayez pas
peur. Il faut que j’examine la dilatation du col et la position du bébé », mais
Ensiyeh n’entendait que les invocations des Kurdes : « Pourvu que ce soit un
fils ! Pourvu que naisse notre khan ! » Ils arpentaient les couloirs et priaient
pour qu’enfin vînt au monde leur futur chef, leur rassembleur, leur fierté, leur
mémoire, celui qui arracherait de leurs mains les pelles et pioches maudites
pour les gratifier de nouveau du fusil Nagant. « C’est bien ça, oui, Nagant, le
fusil préféré d’Issa khan. » Aucun d’entre eux n’a oublié ce jour néfaste où
Issa khan, sous les yeux d’un émissaire du gouvernement, avait jeté son fusil
par terre. Chacun des six cents cavaliers de la tribu des Ilkhan fit de même :
une pyramide de fusils Nagant.
Les contractions s’intensifièrent.
– Maintenant poussez ! Poussez ! ordonna la sage-femme qui se tenait au-
dessus d’Ensiyeh.
Elle tourna le visage vers la porte, poussa, poussa, poussa encore en se
disant : « Celui-là doit être le fils de l’intendant de khan baba. Je parie que ses
mains sont aussi lourdes que celles de Mardan khan. Quand il me prenait dans
ses bras… »
– Aïe ! Aïe ! cria-t-elle.
– Lâchez ! Respirez !
Elle respira. Puis elle fixa le visage du Kurde. Aussitôt celui-ci croisa ses
deux mains sur sa poitrine. Elle lui sourit. Il s’agissait bien du fils de Mardan
khan. Quand l’intendant prenait Ensiyeh dans ses bras, naguère, ses doigts
laissaient leurs empreintes, pendant un long moment, sur le corps de la petite
fille.
La sage-femme essuya les gouttes de sueur qui coulaient sur le front
d’Ensiyeh. Un deuxième Kurde, Niyaz, le fils du palefrenier d’Issa khan, vint
se poster devant la porte. Il se courba.
– Ensiyeh khan, n’aie pas peur. Nous sommes là. Rien ne peut t’arriver.
Aussi longtemps qu’elle vivra, dans des moments de détresse et de solitude,
elle se répétera cette phrase protectrice. Elle se la répétera, plus tard, même
quand elle aura perdu toute trace de ces Kurdes aux longs bras. Elle la
chuchotera, bien plus tard, aux oreilles de son enfant : « S’il t’arrive un
malheur, où que tu sois, adosse-toi à la colline de Khoram-din, appuie-toi sur
elle, et laisse-toi entourer par les cavaliers de mon père. Si tu réussis à les
visualiser, rien ne peut t’arriver. Aucune crainte n’est à la hauteur d’une
colline ancestrale ! »
– Respirez !
Ensiyeh respira et secoua plusieurs fois la tête, pour rassurer le Kurde
prévenant. Elle n’avait pas peur. Comment pourrait-elle avoir peur, quand le
fils du palefrenier de son père se tenait à quelques pas de là, dans les couloirs
de l’hôpital ? Elle se rappela le jour où, enfants, leurs chevaux s’emballèrent
subitement dans les prairies d’Esfandin. Le père de Niyaz, qui les
accompagnait, se mit aussitôt au galop :
– Garde ton sang-froid, raccourcis la rêne, prends la crête avec ta main
gauche. Ensiyeh khan – il ne s’adressait qu’à elle –, écoute-moi, maintenant
avec l’autre main tire la rêne d’une manière sèche, vive, saccadée. Oui, c’est
ça, tire-la de bas en haut, tire-la vers l’arrière.
Lorsque les chevaux se mirent au pas, le palefrenier regarda le ciel et
remercia Dieu d’avoir protégé le seul enfant du khan. « S’il arrivait quelque
chose à celui-là, confia-t-il à Ensiyeh en montrant Niyaz, ses frères et ses
sœurs sauraient calmer ma douleur. Mais si toi, toi, tu disparaissais, que ma
langue devienne muette, que je ne voie pas ce jour, aucun baume n’apaiserait
la blessure de ton père. »
« Celui-là » se tenait maintenant de l’autre côté de la porte. Avait-il lui aussi
à l’esprit ce jour où leurs chevaux s’étaient emballés ?
Un troisième Kurde, bien plus âgé que les deux autres, entra soudain dans
la pièce.
– Poussez ! Poussez ! ordonnait la sage-femme à Ensiyeh.
Puis elle se tourna vers l’intrus et lui dit :
– Qui vous a laissé entrer ? Sortez d’ici ! Qui êtes-vous, monsieur ?
– J’ai mangé le pain et le sel de son père.
– Poussez ! Continuez à pousser ! Le pain et le sel, comment ça ?
– Je leur suis entièrement dévoué, ajouta-t-il en s’avançant d’un autre pas.
– Sortez ! Reculez ! Poussez ! Poussez encore !
Le médecin tira l’enfant, le montra à Ensiyeh, puis le posa sur son ventre.
C’était une fille.
– Encore une, se dit-elle.
Le Kurde dévoué avança d’un pas et tapota l’épaule de la sage-femme, qui
était occupée à examiner le placenta.
– Nimandin ! cria-t-il en kurde.
– Comment ? Que dites-vous ?
– C’est une fille, dit Ensiyeh.
– Montre-le ! Montre-le-nous ! ajouta-t-il en persan.
– C’est une fille, répéta Ensiyeh.
M Dadgar pénétra dans la pièce, suivi des deux autres visiteurs. Le bébé
e

passa des mains du père à celles, robustes et solides, des Kurdes. Le médecin
félicita les parents et leur demanda s’ils avaient pensé à un prénom. Pour
conjurer le mauvais sort, ils n’avaient rien préparé. Que de fois, Ensiyeh,
enceinte, avait imaginé des prénoms tirés du Livre des rois, et que de
déceptions lorsque les présumés Siavash et Sohrab, ces héros légendaires
réputés pour avoir traversé le feu avec allégresse et affronté sans ciller
plusieurs démons, des lions, des panthères et même des baleines, n’avaient
même pas réussi à se développer in utero. Que de fois une perte de sang, une
légère douleur abdominale, avait mis un terme au rêve d’enfanter une
Tahmineh, une Roudabeh, une de ces femmes dont le nom même évoquait
courage, liberté et intransigeance.
En redonnant le bébé à sa mère, le vieux Kurde dit :
– La fille du shah s’appelle Shahnaz, celle-ci, fille du khan, doit s’appeler
Khannaz.
Ensiyeh, qui caressait de ses longues mains le petit corps de sa fille, sentit
que là, à cet instant précis, se jouait le destin de l’enfant. Elle entendit la voix
de son père qui l’appelait : « Ensiyeh khan ! », elle sentit le poids du fusil
lorsqu’elle partait pour la chasse à la bécassine, elle se rappela mot par mot la
phrase dite par Mardan khan à son père avant que celui-ci ne mourût : « Khan,
lorsque nous donnerons nos armes, lorsque nous donnerons nos
harnachements et qu’il ne nous restera que notre vie, si Dieu le veut, nous la
donnerons aussi », elle se vit, adolescente, déclamant les vers du Livre des rois
devant Reza shah et le prince héritier, elle ressentit les nausées éprouvées sur
la route sinueuse qui séparait Téhéran du Mazandaran, et elle décida que
l’enfant ne s’appellerait pas Khannaz.
– Appelons-la Vis.
– Vis ? demanda le médecin, mais c’est très difficile à héler. Vis ! Vis !
– Peu importe. C’est le seul personnage de notre littérature qui, par amour,
brave tous les interdits.
– Que penses-tu de Hamideh ? Je sais que c’est banal, mais j’ai tellement
aimé ma sœur Hamideh…
Le fils de l’intendant toussa énergiquement, aspergeant le visage du
nouveau-né de sa salive, et dit :
– Ensiyeh khan, tu te rappelles quand tu faisais asseoir Kohan Banou autour
d’un mobilier de poupée et que tu lui racontais des histoires ?
Ensiyeh se rappelait.
– Quand tes yeux se refermaient et que Kohan Banou regagnait sa
maisonnette, nous l’entourions et nous la suppliions pour qu’elle nous raconte,
à son tour, tes histoires. Mais rien à faire. Elle nous disait que Shahrzad la
conteuse le lui avait défendu. Appelle ta fille Shahrzad. Kohan Banou s’en
réjouira.
Il n’en fallait pas plus pour qu’Ensiyeh donnât son accord. Elle approuva ce
nom. Shahrzad.
La famille de M Dadgar et les diplomates chics envahirent la pièce. Les
e

Kurdes descendirent les escaliers, sortirent de l’hôpital, prirent un taxi, puis un


car, puis un nouveau taxi, arrivèrent à Gohar Baran, reprirent leurs pelles et
leurs pioches. Ils savaient que jamais, plus jamais, ils ne graviraient la colline
de Khoram-din, un fusil Nagant sur l’épaule. L’enfant qui venait de naître ne
serait pas une guerrière. Tout au plus une conteuse.
Le lendemain, alors qu’Ensiyeh et M Dadgar rentraient en voiture à la
e

maison, ils s’aperçurent, en cours de route, qu’ils avaient oublié Shahrzad à


l’hôpital.
– Où est la petite ? Qui l’a prise au dernier moment ? Ralentissez !
Retournez vite à l’hôpital ! Vite, plus vite ! Il n’y a plus personne là-bas. Tout
le monde est parti avant nous. Pourvu qu’elle soit encore dans son couffin, dit
Ensiyeh qui serrait dans ses bras un bouquet de fleurs.
Le chauffeur fit demi-tour et regagna, après un temps qui leur sembla sans
fin, l’hôpital. Ensiyeh descendit en laissant tomber les fleurs sur l’asphalte et
courut vers la maternité.
Cet enfant, l’aurait-elle oublié s’il avait été un garçon, l’héritier dont
rêvaient son père et les rescapés de sa tribu ?

Un an plus tard, en 1961, en visite officielle aux États-Unis, le shah et la


nouvelle shahbanou, Farah – un bouquet de roses à la main, bibi blanc et
manteau ivoire, deux pas devant une Jackie en noir et blanc –, écoutaient, un
sourire aux lèvres, le discours du président américain, lequel annonçait que
son pays partageait désormais les mêmes intérêts que l’Iran, la sauvegarde de
la paix et de la liberté dans le monde.
Selon le vocabulaire des démocrates américains, ces paroles devaient se
traduire par l’ouverture de l’Iran à de vraies réformes politiques. De retour de
Washington, interrogé par des journalistes sur le tarmac d’un aéroport suisse,
le shah annonçait déjà les futurs engagements de son pays : justice sociale et
répartition des biens. En l’absence de tout parti politique, il dut initier
personnellement ces changements qui prirent le nom de « Révolution
blanche ». Cela consistait en une réforme agraire avec redistribution des terres
– Aïe ! Les terres…
Ce fut pendant l’hiver 1963 que M Dadgar apprit à sa femme enceinte,
e

alors âgée de quarante-deux ans – « c’est la dernière tentative, je vous


préviens, lui avait dit, avec sévérité, le plus grand obstétricien de l’Iran, sinon
c’est votre vie que vous mettez en danger » – la teneur de la nouvelle loi. La
Révolution blanche allait tout simplement la spolier. Pour tenter d’y échapper,
il fallait prouver, cette fois, que les terres étaient cultivées. Pour ce faire,
Ensiyeh regagna aussitôt Gohar Baran, réunit la progéniture des employés de
son père et établit un plan de bataille : transformer les terres en friche en
terrains agricoles, et cela en quelques jours. Elle acheta tous les tracteurs
disponibles dans la région, trois en tout : un neuf, un d’occasion et un
accidenté. Sur son insistance, ils furent livrés au coucher du soleil, alors que
l’astre « tombait » littéralement de l’autre côté de la colline. Enfant, elle s’était
toujours demandé si le soleil se couchait vraiment là-bas, à portée de leur
main, derrière leur colline à eux.
Elle fit le tour d’un des engins, un Massey-Ferguson rouge, monta dans la
cabine et posa ses mains gantées sur le volant.
– Khanem djan, tu ne sais pas conduire, lui dit Niyaz, le fils du palefrenier
de son père.
– Tu vas m’apprendre. Allez, monte !
Dans le clair-obscur qui suivait le coucher du soleil, Niyaz s’installa à côté
d’elle et lui montra, grâce à une lanterne qu’il tenait à la main, les trois
pédales de la machine :
– Celle de gauche est l’embrayage, celle du milieu est le frein, celle de
droite est l’accélérateur. L’embrayage, tu l’utilises pour les changements de
vitesse. Mais il est tard, on ne voit pas grand-chose, tu n’auras pas à l’utiliser
souvent.
Il fit reculer le siège pour éviter que le ventre déjà proéminent d’Ensiyeh ne
frôlât le volant et ajouta :
– Quand tu veux descendre du tracteur, pose bien tes pieds sur le
marchepied. Aïe, Khanem, que Dieu veille sur ma fin et mon destin. Si mon
père était vivant, en me voyant là, en train de t’apprendre à conduire cet engin
dans l’état où tu es, il me couperait en morceaux !
– Pour le moment, il repose en paix. Allez, descends ! Nous n’avons pas de
temps à perdre.
– Khanem, renonce. Pense à ton enfant. Si jamais c’est un garçon, c’est le
sort de toute la tribu qui va changer. Préserve-le.
– Pour l’instant, je dois préserver les terres. Descends, Niyaz ! Tu es
toujours aussi bavard que lorsque nous avions dix ans.
Niyaz s’exécuta, très précautionneusement, presque au ralenti, comme pour
démontrer à Ensiyeh l’usage des marchepieds métalliques.
Elle démarra. Secouée par les vibrations du tracteur et effrayée par le bruit
qu’il dégageait, un « mais qu’est-ce que je fais là dans l’obscurité ? » traversa
un instant sa pensée. Alors, elle fixa la colline de Khoram-din, celle-là même
où, un siècle plus tôt, son arrière-grand-père avait rassemblé tous les hommes
de leur tribu et juré qu’il ne quitterait plus sa tenue de combat aussi longtemps
que l’Iran n’aurait pas récupéré tous les territoires du nord. Elle contempla
cette colline d’où, selon les prédications de Kohan Banou, elle, Ensiyeh,
devait tirer toute sa force, cette colline censée l’aider à devenir la femme forte
qui saurait braver tous les hommes et toutes les lois, puis elle appuya sur la
pédale, « voyons, c’est laquelle déjà ? », celle de droite, et s’engagea sur des
terres qu’elle avait arpentées, enfant, un fusil de chasse à l’épaule, précédée
du chien Khalkhal, traquant des bécassines.
– Une dernière chose ! Avant de monter, fais toujours le tour du tracteur,
lança Niyaz, du haut d’un Mc Cormick tout neuf, fraîchement importé du
Canada.
Un autre homme dévoué, qui disait avoir mangé le pain et le sel d’Issa
Khan, grimpa sur le troisième tracteur et tous les trois se lancèrent à l’assaut
des terres. Ensiyeh passa toute une nuit à labourer. Par moments elle
s’éloignait tellement des deux autres qu’elle se sentait aussi solitaire qu’une
barque au milieu d’un lac. Pas de vrom-vrom, pas de secousse, juste le reflet
de la lune dans l’eau et le bruit cadencé des rames. Et lorsque, de loin, elle
apercevait les phares des autres tracteurs, elle imaginait d’autres embarcations
qui, munies de lanternes, surgissaient brièvement du cœur de la nuit avant de
disparaître dans la brume.
Pendant plus de deux semaines, ils labourèrent nuit et jour, par tous les
temps, sans répit. Elle savait que, si elle lâchait prise, les deux autres
s’arrêteraient immédiatement. Aussi, durant ces dix-huit jours, ne descendit-
elle que très rarement de son Massey-Ferguson. La cabine de conduite était
devenue sa maison. Elle posait une flasque de thé sur le siège, un exemplaire
du Masnavi sur le volant, une main sur son ventre, un pied sur la pédale,
« laquelle est l’embrayage ? », et labourait, parfois pendant onze heures
d’affilée, une terre forte et dure, pour ne sauver, finalement, que huit hectares
de sa propriété.
Quand ils se rencontraient, Niyaz insistait pour qu’elle travaillât sur la terre
légère où, pour le même nombre d’heures, elle défricherait trois hectares de
plus. Mais elle ne l’écoutait pas. Elle n’avait jamais écouté personne. Des
centaines de fois, elle calcula le temps qu’elle devrait passer, au volant du
Massey-Ferguson, pour préserver ses mille hectares. Elle savait que son
combat était perdu d’avance, que la loi serait appliquée avant qu’elle n’ait pu
disposer de mille trois cent soixante-quinze heures de labourage. Cependant,
elle fixait sa colline et récitait, comme une litanie, le nom des villages dont
elle venait de labourer le pourtour : Dolmarz, Espoukala, Enardin. Puis elle
énonçait les noms des autres, de tous les autres, Esfandin, Kord kheyl,
Ghadjar kheyl, Sourbon, Marzoud, Panbeh Tchouleh, tous ceux qu’elle n’avait
pas encore atteints et qui, pareils à des enfants abandonnés, lui demandaient :
« Pourquoi pas nous ? »
Lors de leur première expropriation, du temps de son père et du père du
shah, c’était le gouvernement qui avait décidé du choix des terres. Il confisqua
les trois quarts des biens d’Issa khan Ilkhan et restitua à son héritière, Ensiyeh,
un millier d’hectares de terres arides. Aux yeux de son entourage, elle sortait
vainqueur d’un bras de fer avec les législateurs. Elle était la seule à savoir
qu’elle ne pouvait rien tirer de ses terrains, que sa victoire invisible était
ailleurs : elle n’avait pas baissé les bras.
À présent, elle avait le choix. Quel village élire ? Lequel abandonner ? Le
tracteur déchirait la brume matinale. Elle se disait sans cesse qu’il suffisait de
changer de direction, de foncer hors des lignes labourées, pour préserver,
sauvegarder les parties condamnées. Il lui arrivait aussi de se
demander : « Pourquoi ? Pourquoi moi ? »
Elle pouvait tout laisser tomber, ne jamais remettre les pieds dans cette
province mouillée, à l’odeur de moisi, source d’arthrose pour tous les
membres de sa tribu, pouponner sa fille Shahrzad et vivre dans une aisance
véritable avec M Dadgar, recevoir les hauts personnages de la politique et de
e

l’art, débarrassée du souci d’hospitaliser toute cette paysannerie qui vivait sur
ses terres, et même faire du théâtre – M Dadgar n’y voyait aucun
e

inconvénient, au contraire –, voyager seule en Europe en costume-pantalon –


il était d’usage de se faire confectionner une tenue spéciale pour l’avion –,
séjourner quelques mois à Paris pour apprendre le français, sillonner l’Italie et
envoyer aux amis restés en Iran quelques cartes postales de Pompéi. Pourtant,
elle retournait immanquablement à Gohar Baran, au prix de perpétuels maux
de genoux, de longues insomnies dues à des nuits passées à même le sol, au
prix aussi d’une consommation excessive de laxatifs, car elle ne supportait
plus l’odeur des trous à ciel ouvert qui servaient de toilettes, lieux dépourvus
d’eau, de papier, de savon, souvent fermés par le capot d’une voiture
accidentée.
À Gohar Baran, elle n’avait plus de maison. Celle de son enfance était
désormais habitée par les descendants de ses demi-sœurs, parmi lesquels les
rejetons de cette infortunée qui, dans d’autres temps, s’était enfuie avec un
berger, déshonorant ainsi le khan. Lorsqu’il arrivait à Ensiyeh de pénétrer
dans cette maison, où, sous le regard du cerf empaillé, seul survivant des
fastes d’antan, pullulaient à présent des enfants morveux, des oies agressives,
des vieillards opiomanes, des fils alcooliques, des chats galeux et des
adolescents enturbannés – les mollahs commençaient à enrôler ceux pour qui
toutes les portes vers la « grande civilisation » voulue par le shah semblaient
condamnées –, elle ne regrettait rien. Elle regardait le cours du destin en
simple observatrice, avec les yeux du cerf. Elle tirait de sa poche un mouchoir,
nettoyait la morve d’une ou deux fillettes, puis elle s’étendait par terre, non
pas sur un tapis de Tabriz, mais sur un namad en feutre de laine de mouton,
toujours humide et moisi. Elle partageait même le vafour, la pipe à opium du
vieux berger, jadis voleur de cœur de sa défunte demi-sœur.
Quand passaient des jeunes gens, ceux qui puaient la cigarette et l’alcool,
elle tâchait de les dénigrer, sans même leur accorder un regard. Cependant elle
interrogeait les futurs mollahs, ceux qui tenaient un chapelet à la main et
montraient une barbe de trois jours sur le visage, à propos d’Al-Siyouti, en
écartant à coups de parapluie les oies insupportables et, avec des pish, pish, les
chats galeux, dans l’attente que quelqu’un fît irruption, en catastrophe, dans la
pièce de l’opium, pour lui demander un coup de piston auprès d’un hôpital,
d’une université, d’une banque, de l’armée, du ministère de l’Agriculture et
même du Premier ministre en personne.
Elle s’était chargée de régler à elle seule tous les tourments de la
paysannerie locale. Si un fils mal tourné était attrapé par la police alors qu’il
vendait de l’opium, c’était à elle de se rendre à la gendarmerie, de gifler
l’apprenti dealer devant ses propres parents, de payer la caution, de se porter
garante et de l’entraîner dehors en lui disant : « Que ça ne se reproduise
plus ! » Si un autre sollicitait un prêt auprès de la Banque Bazargani, c’était
encore Ensiyeh qui devait aller au siège de la Banque, déjeuner avec le
président, converser tout le long du repas de Khayyam et de Saadi, et glisser,
avant que la dernière goutte du thé ne fût avalée, un : « Au fait je vous
appellerai demain pour tout à fait autre chose. Un Mazandarani que j’ai vu
grandir a besoin de… »
C’était encore Ensiyeh qui devait œuvrer pour qu’un jeune garçon fût
réformé du service militaire parce que « voyez-vous, disait-elle au colonel, ses
parents sont vieux et malades, s’il ne les aide pas, ils mourront de faim ! »
Jamais elle ne s’était dérobée à ce qu’elle considérait comme un devoir. Jadis
son père, le père de son père et tous les hommes de sa tribu avaient agi de la
sorte. Elle ne voyait, en ce qui la concernait, aucune excuse possible pour ne
pas le faire, même au détriment des cours de langue à Paris et des visites à
Pompéi.
À Gohar Baran, elle n’avait donc plus de maison.
Une nuit, alors qu’elle refaisait une fois de plus le calcul du nombre
d’heures et de la surface labourée, elle sentit des contractions dans son ventre.
Elle changea de direction pour rejoindre la chaussée en regrettant que
l’accouchement survînt à un si mauvais moment. Elle essaya d’apercevoir les
deux autres tracteurs : aucun signe. Ils étaient loin, très loin. Elle conduisit
alors son Massey-Ferguson sur la route principale, celle qui reliait la mer à
Sari, et, de là, elle se mit à calculer le temps qu’il lui faudrait pour parcourir
quelque vingt kilomètres jusqu’à l’hôpital, celui-là même où elle avait fait
hospitaliser de si nombreuses fois les diabétiques, les migraineuses, les
neurasthéniques, les tuberculeux de tous les villages de son père.

Des heures plus tard, alors que Niyaz et le chauffeur du troisième tracteur,
le dévoué, celui qui tenait le volant de l’engin accidenté, cherchaient leur
khanem et son Massey-Ferguson, Ensiyeh arrivait aux portes de l’hôpital de
Sari, entièrement vidée de ses eaux. Les infirmiers la conduisirent au bloc
opératoire et, après les examens préliminaires, lui annoncèrent que l’enfant
était déjà sans vie, qu’elle allait accoucher d’un mort. Alors, pendant qu’un
médecin essayait de la délivrer, elle se mit à fredonner la prière de la mort :
« Seigneur ! Ce mort est Ton serviteur… Il a quitté les plaisirs du monde –
quels plaisirs ? se demandait-elle, tout en poursuivant l’incantation –, il
descendra dans l’obscurité de la tombe et affrontera seul les épreuves du
tombeau. Tu le connais mieux que nous… »
Le médecin tenait le front de l’enfant entre ses doigts. Ensiyeh continuait :
« Seigneur ! Il est Ton hôte. S’il a fait le bien, augmente sa rétribution… Mais
qu’est-ce que je suis en train de dire ? »
Elle abrégea la prière, les phrases qui concernaient la rétribution des actes,
se contentant de dire: « Seigneur ! exempte-le de l’épreuve de la tombe et de
ses supplices. Reçois-le en paix par Ta Miséricorde jusqu’à sa résurrection
dans Ton Paradis. Seigneur ! Réserve-lui un accueil généreux, lave-le avec de
l’eau et de la neige… »
Elle accoucha d’un garçon mort. Le khan que tout le monde attendait, qu’on
espérait depuis des générations, était enfin là, mais sans vie. Elle saisit alors le
corps inanimé et cria longuement, de ces cris qu’on qualifie d’originels, de
primordiaux, de ces cris qui, dans certaines mythologies, passent pour avoir
provoqué la création même. Tout en gardant les yeux ouverts, elle hurla. Elle
serrait entre ses poings le corps de son fils. Elle en voulait à ses terres, elle en
voulait même à sa bienveillante Kohan Banou de ne pas l’avoir préparée à
cette mort. Puis, tandis qu’elle continuait à crier, tenant à distance le médecin
de garde et la sage-femme, elle sentit sur ses jambes le contact rugueux de la
main de la Kurde et elle entendit, à travers les djiring djiring des quarante et
une tresses, la voix si proche de Kohan Banou : « Sois forte et n’oublie jamais
d’où vient ta force. N’oublie pas, ma fille : aucun homme fort ne pourra
jamais affronter une femme forte. »
Elle cessa de crier et posa une main imaginaire entre celle inerte de l’enfant
mort.
« Que tes ongles sont longs », lui dit-elle.
Le lendemain, alors qu’elle enterrait l’enfant mort-né au pied de la colline
de Khoram-din – d’où elle était censée tirer sa force –, entourée de Niyaz, de
l’autre conducteur, du berger opiomane, des fillettes morveuses, des oies et
des chats, des jeunes mollahs et de leurs frères alcooliques, M Dadgar arriva
e

en voiture. Quand il s’avança vers Ensiyeh, son corps semblait désaxé. Il


marchait en boitant. Il avait, comme disent les légendes, vieilli en une nuit. Il
posa les deux mains d’Ensiyeh sur son visage et pleura jusqu’à ce que ses
yeux, épuisés, lui refusent leurs larmes. Il mit sa tête sur l’épaule d’Ensiyeh et
assista, déformé et courbé, à l’enterrement du khan mort-né.
Pendant toute la cérémonie, Ensiyeh ne regarda que la colline. Elle se vit,
enfant, âgée de six ou sept ans, tenant la main de son père, Issa khan, et
escaladant péniblement les pentes, jusqu’au sommet. Elle se vit fermer les
yeux à la demande de son père, tourner et tourner sur elle-même, puis ouvrir
les yeux et entendre la voix paternelle lui dire : « Ensiyeh, regarde, regarde
bien. Tout ce que tu vois t’appartient ! »
Elle détacha ses yeux de la colline, de son enfance, et demanda à son
époux :
– Quelles nouvelles de Téhéran ?
M Dadgar releva sa tête, se redressa, avala sa salive, essuya sa morve,
e

sécha son visage, toussa plusieurs fois avant de dire :


– La loi s’applique dès aujourd’hui, répondit-il.
Niyaz avança d’un pas, fixa la terre fraîche qui recouvrait le minuscule
corps et dit :
– Khanem, grâce à lui, avec lui, nous avons réussi à labourer quatre cent
quarante hectares.
Ensiyeh s’agenouilla, caressa la terre à laquelle elle venait d’offrir son
enfant et réalisa que la colline de Khoram-din serait, dorénavant, le cœur, le
sens même de sa vie. Sans la colline, rien.
La première expropriation avait amputé de plus de trois mille hectares la
propriété des Ilkhan. Issa khan, le chef de la tribu, y avait laissé sa vie. Les
guerriers avaient été dépossédés de leurs armes. De combattants héroïques,
dont les récits de conquête accompagnaient le sommeil des enfants, ils
s’étaient métamorphosés en simples propriétaires terriens, dorénavant
soucieux de la pluie et des caprices des nuages. Pendant un certain temps, les
khans continuèrent à se vêtir de la tenue militaire, arborant des vestes avec des
galons et des chevrons au bas des manches. Mais un décret, arrivé d’en bas, de
Téhéran, leur interdit jusqu’à la simple joie d’exhiber ce déguisement. Même
les masques du passé s’effaçaient. Les deux cousins d’Issa khan, à la tête de la
tribu kurde – pouvait-on encore parler de tribu ? –, adoptèrent alors sans
broncher les vêtements civils, costumes, pochettes, cravates, chapeaux,
chaussettes blanches et chaussures qu’ils faisaient cirer deux fois par jour –
comme si le lustre du cuir pouvait rappeler les splendeurs disparues de leur
tribu : la conquête de l’Inde, l’acheminement du trésor des Moghols,
l’étouffement du complot contre Nader shah, la répression des rebelles
turcomans.
Quant aux terres confisquées, après des démarches et décisions complexes,
elles furent octroyées aux frères du souverain. Aussi, Ensiyeh et les deux
chefs kurdes – chefs de qui ? de quoi ? – se trouvèrent-ils dans l’obligation de
considérer les jeunes princes en voisins influents, trop influents.
La nature de la réforme agraire de 1963 était différente. Elle consistait à
redistribuer des terres aux plus démunis et cassait les structures
traditionnelles, sans offrir la moindre contrepartie. Cette réforme passa, certes,
par une phase de répartition de terres aux plus nécessiteux, mais elle aboutit,
concrètement, à une fuite massive des paysans vers les villes, ces paysans qui
n’eurent rien de plus pressé que de vendre leur tout nouveau lopin de terre, qui
pour acheter une moto Yamaha, qui pour partir en pèlerinage à La Mecque,
qui pour ajouter un réfrigérateur General Motors à la dot de sa fille, qui pour
régler enfin des dettes d’opium.
À Gohar Baran, une seule personne eut la clairvoyance de ne pas vendre
mais d’acheter, à bas prix, tout ce qui se trouvait sur le marché : l’associé de
Niyaz, le fils du palefrenier d’Issa khan. Soucieux du qu’en-dira-t-on, les deux
frères placés à la tête de la tribu kurde n’eurent pas le courage de monter sur
un tracteur. Ils perdirent donc toutes leurs possessions et moururent l’un après
l’autre dans la plus totale détresse avec cependant, aux pieds, des chaussures
impeccablement cirées. À partir de 1964, Ensiyeh dut partager l’ancienne
propriété de son père avec certains princes, devenus les premiers producteurs
du blé du Mazandaran, de l’Iran, du Moyen-Orient et pourquoi pas de l’Asie
tout entière – la folie des grandeurs s’étendait jusqu’à la production régionale
de blé – et aussi avec l’associé de Niyaz, le Lopakhine local.
Ni l’opposition des religieux à la réforme agraire, laquelle devait
démanteler les grandes fondations administrées jusque-là par le clergé, ni la
virulence de l’opposant Ali Shariati, qui voulait créer un centre de formation
islamique moderne, par opposition aux écoles théologiques traditionnelles, ni
la lutte armée des marxistes-léninistes, ni les sabotages des modjahedins,
entraînés dans des camps palestiniens en Jordanie ou au Liban, ni la
détérioration des relations avec l’Irak, ne réussirent à freiner la course vers la
« grande civilisation ».
En octobre 1971, l’Iran fêta le 2 500 anniversaire de la fondation de
e

l’empire et une parade, qui devait illustrer l’histoire du pays de Cyrus à


Mohammad Reza shah, défila à Persépolis devant un parterre de têtes
couronnées et de chefs d’État. Le shah voulait ainsi témoigner aux yeux du
monde que son pouvoir tirait sa légitimité du passé glorieux de l’Iran. Il
justifiait du même coup son « grand bond en avant », son désir de la « grande
civilisation », cette vision qui ferait de l’Iran le « Japon du Moyen-Orient ».
Ce « grand bond en avant » souleva un écho dans la vie professionnelle
d’Ensiyeh. Après avoir vu une pièce dirigée par un jeune metteur en scène,
Aram, qui la bouleversa, elle changea d’écriture et de directeur et participa,
avec ce même Aram, qu’elle plaçait dans la catégorie des plus grands metteurs
en scène de son temps, à des expériences théâtrales qui finissaient au festival
de Shiraz, avec pour spectateurs et admirateurs Grotowski, Brook et Kantor.
Mis en rage par ce succès, ses comédiens d’avant sa rencontre avec Aram
organisèrent même, dans leur maison respective, des parodies de toutes les
dernières pièces qu’Ensiyeh avait écrites et qui leur avaient échappé. Une fois,
elle fut accostée par un d’eux qui, tout en se tortillant la moustache, lui lança :
« Madame Ilkhan, on ne voit plus nulle part vos pièces. Le recteur de
l’Université les aurait-il refusées pour sa grande salle ? » Ensiyeh lui demanda
des nouvelles de son épouse et s’informa de la réussite scolaire de son fils.
« C’est gentil de vous préoccuper de ma famille, répondit l’homme – il
dissimula que son fils avait redoublé. En contrepartie, je pourrais, peut-être,
mais je ne vous garantis rien, vous trouver une salle, "en bas", du côté du
bazar. Il y a encore, Dieu merci, de vieux directeurs qui ne nous refusent
rien. » Ensiyeh haussa le menton et ajouta : « Ne vous donnez pas tant de mal.
Ma toute dernière pièce sera jouée à Persépolis, dans la salle du Trône ! »
L’acteur avala une partie de sa moustache droite et prit aussitôt congé de son
ancienne dramaturge.
Le metteur en scène favori, le jeune « moussiou Aram » comme l’appelait
Akbar et Mehri, devint très vite un habitué de la maison. Au grand dam
d’Akbar, moussiou Aram – joues creuses, longs cils et regard brillant – qui
était d’origine arménienne, tout comme le Papazian d’Othello, avec lequel
Ensiyeh avait répété le rôle d’Emilia –, ne buvait pas, ne fumait pas, ne
lorgnait pas les jolies filles et, en voiture, ne lançait aucun quolibet. Si
Madame lui demandait de déposer moussiou Aram, quelque part en ville,
Akbar devrait se considérer comme seul. Très courtois, moussiou Aram
montait dans la Range Rover, sur le siège avant, regardait Akbar, lui posait la
question habituelle : « Comment allez-vous ? », puis gardait un long silence,
jusqu’à sa destination. Alors, il disait : « Merci et à la prochaine fois », avant
de sortir.
Pour Mehri, moussiou Aram demeurait également plein de mystères. Mais
pourquoi Madame l’estimait-elle à ce point-là ? Qu’elle le plaçât au même
rang que Grotowski ne pouvait pas être considéré comme un argument
valable. Mehri ignorait qui était Grotowski. Il lui arrivait, très souvent, de se
mettre derrière la porte du salon et d’épier leur conversation. Ils pouvaient
rester longtemps silencieux puis échanger quelques phrases, s’emporter l’un
contre l’autre, s’apaiser et se séparer dans une sérénité absolue.
Shahrzad, la fille d’Ensiyeh, les appelait Tom and Jerry. Jamais elle ne sut
lequel des deux était Tom et lequel Jerry, mais Ensiyeh, dont la préoccupation
principale était de garder toujours la tête haute, savait que, avec un partenaire
comme lui, elle maintiendrait toujours sa tête au-dessus de la mêlée, dans le
travail comme dans la vie. Ce Tom (ou ce Jerry) était, dans la vie, d’une
intégrité totale, trop totale peut-être.
Au cours de ce « grand bond en avant », Ensiyeh, qui enseignait par ailleurs
à l’Université, passait ses vacances d’été en Suisse et publiait des livres, alors
que M Dadgar, retiré du barreau, mais qui continuait à travailler sur des
e

manuscrits anciens, accordait encore quelques consultations à de vieux redjal,


des hommes politiques qui avaient conservé leurs entrées à la cour.
Un jour, en plein milieu de ce « grand bond en avant », M Dadgar, en béret,
e

col roulé et gilet de laine, se trouvait dans la bibliothèque de la maison de


Sahebgharanieh, plus sombre et plus fraîche que les autres pièces. Un
radiateur électrique, posé au pied de son bureau, réchauffait ses pieds.
La servante Mehri avait déjà apporté le café et le cake de dix heures. Elle en
avait également terminé avec le dépoussiérage sommaire de la maison qui
cédait la place, en un temps record, à une propreté de façade. Si par malheur
quelqu’un s’inclinait un tant soit peu et s’aventurait à passer le doigt sous une
table ou dans la fente d’un tiroir, il regrettait aussitôt sa curiosité. Il avait en
effet le plus grand mal à débarrasser son index d’une mixture gluante,
graisseuse – due aux couches successives d’huile de lin –, de couleur bleuâtre,
inlavable.
À la maison, tout le monde mesurait l’inutilité de ce genre d’entreprise.
Ensiyeh elle-même, censée diriger le personnel, préférait conserver une bonne
entente avec Mehri, quitte à fermer les yeux sur les boules de poussière
amassées derrière les portes et sur les toiles d’araignée tendues dans les coins
des murs. Elle ne voulait pas courir le risque de la perdre et de tomber sur une
femme de ménage bavarde qui ne respecterait pas la sérénité un peu grise de
la maison.
Pour Ensiyeh, la plus grande qualité de Mehri était son aptitude au silence.
Elle ne tenait pas à engager la conversation – sauf, plus tard, avec Fereydoun
Sardari, par gratitude personnelle – et elle avait tendance, au téléphone par
exemple, à couper court à toutes les questions. Ce rejet du bavardage valait,
pour Ensiyeh, tous les diplômes de house keeping. Pour le silence de Mehri,
Ensiyeh était capable de renoncer à tous ses rêves d’une maison bien
entretenue, d’un lit aux draps assortis, de chaussettes lavées et rangées par
paires, d’ampoules mortes aussitôt remplacées, de rideaux rectilignes
fidèlement suspendus aux tringles, sans aucun anneau décroché, du
changement régulier de l’eau des fleurs avant qu’elle ne stagne et ne diffuse,
dans la pièce, une vague odeur de marécage, de couverts très correctement
placés : « Mehri djan, le couteau, on le met à droite, à droite ! » et enfin de
chemisiers de soie repassés et restitués sans même un « j’ai fait comme
d’habitude, Madame, mais je ne sais pas pourquoi, dès que j’ai appuyé un peu,
j’ai senti l’odeur de brûlé, alors j’ai retiré tout de suite le fer, mais trop tard
déjà, je n’ai pas pu tout sauver, il y a juste un petit trou, un trou de rien du
tout, sur le dos, ça ne se voit même pas, regardez vous-même, si je ne vous
l’avais pas dit, vous ne vous en seriez même pas rendu compte ! »
Non. Dans la maison de Sahebgharanieh, personne n’effleurait en douce les
dessous de table, les envers, les revers, les côtés, les bords, les dos des
fauteuils. Dans la maison de Sahebgharanieh, les gens n’admiraient et
n’appréciaient que la propreté de surface.
Si, poussée par un vague masochisme, Ensiyeh palpait le fond d’un tiroir de
la cuisine et montrait à Mehri, comme un reproche, ses doigts soudain
visqueux, elle recevait comme explication : « Je n’avais pas de gants en
plastique. Tenez ! Il faut que vous m’en achetiez, vous savez que je suis
allergique aux produits d’entretien, si je n’ai pas de gants, je ne peux pas faire
le ménage. Pas de gants, pas de ménage ! » Et puis le silence. Aucune excuse,
aucune promesse d’un lendemain lisse et décrassé pour les fonds de tiroirs.
Mehri se taisait. Le silence était sa vraie force.
Si M Dadgar, après avoir pénétré dans la cuisine, événement des plus rares,
e

et ouvert un tiroir à la recherche de ciseaux, se dirigeait vers le lavabo pour se


laver les doigts et demandait à Mehri la raison de toute cette crasse, il la
voyait se laisser tomber sur une des quatre chaises polonaises de la cuisine et
pleurer à chaudes larmes : « Monsieur, je ne peux me confier qu’à vous. Mon
gendre s’est endetté pour acheter une voiture d’occasion et faire le taxi. Le
jour où je devais faire les tiroirs – elle se mouchait –, la police a débarqué
chez eux et a confisqué la voiture parce que c’était une voiture volée. Alors
maintenant il n’a plus de voiture mais il a des dettes, des dettes jusque-là » –
elle cognait violemment sa main contre son cou, à se faire mal.
Alors M Dadgar débarrassait tant bien que mal ses doigts du mélange
e

d’huile de lin, de poussière et de la graisse des fonds de casserole. Puis il


expliquait à Mehri qu’il ne pourrait pas intervenir juridiquement dans une
affaire où, selon toute vraisemblance, le gendre était fautif. Il lui promettait
cependant d’augmenter son salaire de deux cents toman par mois – et cela
dans le secret le plus strict, sans le dire à Madame – pour venir en aide au
gendre, endetté jusqu’au fond de la gorge. Mehri séchait ses larmes avec un
pan de son foulard – elle portait le foulard à la maison et le tchador dans les
rues –, prenait la main de Monsieur, l’embrassait en disant : « Mais qu’est-ce
que nous ferions sans vous ? », sans rien ajouter de plus. Car Mehri n’était pas
bavarde.
Si c’était Shahrzad qui, s’aventurant dans la cuisine et ouvrant le même
tiroir avec l’espoir de dénicher la cassette de la chanteuse Gougoush, prêtée à
Mehri et jamais récupérée, se plaignait de ses doigts encrassés, celle-ci
subissait alors les blâmes les plus inquiétants. Mehri l’accusait en effet d’avoir
entraîné, malgré son refus, l’autre jour – le jour où elle se rendit compte qu’il
n’y avait plus de gants, ce jour néfaste qui vit l’irruption du policier chez son
gendre –, la sale petite fille du jardinier dans l’enceinte ô combien sacrée de la
cuisine et laissé cette garce s’y ébattre à sa guise, comme si elle était chez « sa
tante ». Les doigts collés, la jeune Shahrzad finissait par renoncer à la cassette
de Gougoush et regagnait sa chambre. Tandis qu’elle montait l’escalier, le
bruit de la fermeture du fameux tiroir lui parvenait de la cuisine. Mehri ne
rouspétait pas. Mehri n’était pas bavarde.
Le dépoussiérage fini, Mehri s’apprêtait à allumer le samovar pour le thé de
onze heures. Dehors, les branches du cerisier – celui-là même qui, deux ans
plus tard, bénéficiera de toutes les attentions de Fereydoun Sardari – s’étaient
revêtues de neige. La veille, Shahrzad avait imploré les douze imams, le
Prophète et Dieu lui-même pour que la neige continuât de tomber jusqu’au
blocage total des routes, jusqu’à la fermeture des écoles.
Le téléphone sonna. Mehri répondit. Au bout du fil, un homme demandait à
parler à M Dadgar.
e

– Vous êtes qui ? demanda-t-elle.


– Monsieur V.
– V. tout court ?
– V. tout court, répéta la voix.
Ce nom avait tout pour plaire à Mehri. Pour une fois, elle n’avait pas, tout
le long du trajet de la cuisine à la bibliothèque, à se répéter des patronymes
abracadabrants, Nakhayi, Behbahani, Arbab Key Khosrow, pour les restituer
écorchés, décousus. Elle pressa le pas et annonça ce diminutif comme un
trophée. Tout le monde devrait s’appeler comme ça. Pourquoi se compliquer
la vie à se faire appeler Dadgar, Ilkhan, Nakhayi, Arbab Key Khosrow ? Alors
qu’une simple lettre – Mehri était illettrée mais Shahrzad, dans ses heures de
loisir, lui avait lentement appris l’alphabet – faisait tout aussi bien l’affaire.
M Dadgar alluma une cigarette, en cachette. Personne ne devait le
e

découvrir, ni Ensiyeh, ni surtout Shahrzad. La fillette possédait un flair de


chien et parvenait à détecter la moindre odeur du tabac dans la bibliothèque et
même sur son père, et ce malgré toutes les précautions que celui-ci prenait –
aération de la pièce, vaporisation de déodorant, changement de chemise,
brossage des dents, consommation de gâteaux. Il décrocha le combiné du
téléphone à cadran noir, avala la dernière goutte de son café, tira sur sa
cigarette et dit :
– Bonjour, Excellence, comment se fait-il que vous ayez frappé aux portes
des plus démunis ?
– Mon cher maître, entre nous pas de tarof. Je vous appelle pour vous tenir
au fait d’une réunion à laquelle j’ai assisté hier et qui va changer toute
l’économie du pays.
– Je vous écoute.
– Le gouvernement s’est réuni à Dizin…
– À Dizin, dans la station de ski ?
– Oui, maître, à Dizin. Cela me permit, entre autres choses, de comparer
mes compétences de descendeur à celles du ministre du Budget.
– Et alors ?
– Je ne vous appelle pas pour ça. Écoutez-moi bien. Comme le prix du baril
de pétrole est monté de trois à onze dollars, le Premier ministre a annoncé les
principes de base d’un nouveau plan. Tout va être multiplié. Maître, vous
n’avez pas oublié votre table de multiplication, j’espère ?
– Non, je la connais encore.
– À partir de maintenant, écoutez bien mon cher maître, le budget de
fonctionnement des ministères va augmenter de 31 % – M Dadgar saisit son
e

bic bleu et griffonna 31 % au coin d’une feuille –, les investissements de


l’Organisation de la planification et du budget de 279 % – l’avocat ajouta
279 % –, la croissance du revenu national va passer de 11 % à 25 % par an – il
inscrivit 11 %, traça une flèche et nota 25 %.
– Maître, vous me suivez ?
– Je ne fais que ça.
– Le gouvernement a aussi parlé de quelques projets phares avec la France,
l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Japon, la Grande-Bretagne et bien sûr les
États-Unis.
Tandis que Monsieur V. énumérait les pays qui s’apprêtaient à passer des
contrats avec l’Iran, M Dadgar ajoutait sous les chiffres (31 %, 279 %, 11 %,
e

flèche, 25 %,) les noms de France, Italie, Belgique, Japon, Grande- Bretagne
et États-Unis. Il souligna ce dernier de deux traits.
– Qu’en pensez-vous ?
– Je ne sais trop quoi dire.
– N’est-ce pas un formidable big push ?
À l’autre bout du fil, Monsieur V. pivota sur son fauteuil, fixa des yeux les
photos accrochées au mur, Nehru en tenue occidentale, Tchang Kai-chek et
Song Meiling, le général de Gaulle, le shah et la shahbanou, ciseaux à la main,
participant à quelque inauguration. Il se leva, prit garde à ne pas trop tirer sur
le téléphone et, tandis qu’il prononçait pour la seconde fois l’expression big
push, il ajusta les cadres des photos, qui penchaient tous vers la gauche – et
cela à cause du mouvement du torchon de Gol Bibi, la femme de ménage au
dos plié et aux dents incomplètes.
Au troisième big push, alors qu’il tenait toujours le combiné à la main, il
remarqua une trace sur la photo de Reza shah, du prince héritier et d’une
fillette oratrice, qu’il savait être l’actuelle épouse de son « cher maître ». Il ne
put s’empêcher de se dresser sur la pointe des pieds et d’exhaler son haleine
sur le verre. Puis, avec la manche de son veston, il essaya de retirer le
brouillard de son souffle. Le téléphone glissa sur toute la surface du bureau
anglais et échoua sur le sol, interrompant la communication.
Monsieur V. finit de nettoyer la photo, récupéra le téléphone et s’assit
paisiblement sur son fauteuil : « Allô ? Allô ? Mon cher maître, je viens
justement de nettoyer la photo de votre charmante épouse. Un jour, je me
connais, je finirai par vous l’offrir. »
Dehors, une neige fine et drue s’apprêtait à bloquer les routes, à fermer les
écoles. Dans la maison de Sahebgharanieh, M Dadgar venait de tomber
e

brutalement et de s’écraser contre son bureau. Sa cigarette, posée au coin du


cendrier, achevait de se consumer. À onze heures, lorsque Mehri arriva avec le
plateau de thé, M Dadgar était mort.
e

C’était le mardi 12 mars 1974.


Mehri regarda le trépassé, sortit pour faire ses ablutions, revint dans la
bibliothèque, se plaça dans la direction de La Mecque et prononça quatre fois
le takbir, « Dieu est le plus grand », mais à sa façon à elle, tout à fait
défectueuse, Allaho ashpar, Allaho ashpar, Allaho ashpar, Allaho ashpar, au
lieu d’akbar. Puis elle récita le Fateheh, dans un arabe très approximatif.
Après quoi, assise par terre à côté du bureau, son regard posé sur les branches
du cerisier qui s’inclinaient de plus en plus sous le poids de la neige, elle
pensa à ses deux cents toman supplémentaires qu’elle venait de perdre et elle
attendit, dans le silence, le retour de Madame.
À son arrivée, Ensiyeh souleva la tête de son époux, retira le béret bleu
marine et le huma longuement. Cela lui rappela l’odeur si particulière de
l’oreiller de son mari : un mélange de cheveux gras et d’eau de Cologne.
« Mehri changera les draps, exposera les oreillers au soleil, aérera les
couvertures et cette odeur s’en ira aussi. »
Sur le béret, elle repéra des cheveux blancs, d’autres qui étaient gris. Elle se
mit à les avaler, un à un, comme si elle voulait assimiler quelques parcelles de
son mari. Elle se rappela aussi ce jour lointain où elle avait frappé à sa porte
pour qu’il lui trouvât un logement. « Vous êtes chez vous ici », lui avait-il dit.
Elle l’épousa, « sans amour » diraient certains. Mais elle réalisa très vite que
le « chez vous » qu’il lui offrait n’était pas une maison, un jardin, un
appartement, non rien de tout ça, mais sa personne même. Lui seul avait
compris qu’après Gohar Baran cette femme, si profondément liée à sa terre, ne
pouvait considérer aucun autre lieu comme « chez elle ».
Elle avala les cheveux, les blancs comme les gris. « Je devrais en garder
quelques-uns, comme la plume de Simorgh, pour les brûler au cas où un jour
j’aurais vraiment besoin d’aide. » Elle en laissa une dizaine, une vingtaine –
de combien de cheveux aura-t-elle vraiment besoin ? –, et se dit que
dorénavant elle avait Reza Dadgar en elle, dans le sang qui coulait le long de
ses veines. Le béret à la main, elle se rendit dans sa chambre : elle avait vu
juste, le lit avait été défait, l’oreiller changé. Là, avant que le deuil ne
commençât officiellement, elle monta sur un tabouret, retira du fond de
l’étagère supérieure de son placard son mobilier de poupée et posa au-dessus
du lit en miniature le béret bleu marine de son époux.
Elle descendit du tabouret, s’étendit sur le lit et se demanda comment elle
pourrait atténuer la douleur de sa fille. Elle-même, à chaque perte, la mort
d’Issa khan, de Leyla, de Madame Grande, de Kohan Banou et du nouveau-
né, elle avait agi en guerrière, comme un général sur le front, sans pleurs ni
gémissements. À l’enterrement de sa mère, elle avait même entendu l’épouse
du maire, la bouche pleine de halva, murmurer, à l’oreille de la fiancée de
l’oculiste, que personne n’avait jamais vu Ensiyeh pleurer. « Pas une seule
goutte de larme, comment est-ce possible ? » Ensieyh avait voulu la gifler.
Mais elle s’était retenue. Un général, sur le front, ne frappe jamais les
parasites, les écumeurs de deuil.
« Mais cette petite Shahrzad n’est pas de la même étoffe que moi. Je dois la
protéger, l’entourer, il faut que je lui organise une fête, vite, il faut que je lui
épargne la cérémonie d’enterrement. Elle s’effondrera, je la connais. »
Ensiyeh appela la mère de la meilleure amie de Shahrzad et la pria de
s’occuper d’elle, pour quelques heures. Les adolescentes enchaînèrent avec
plaisir un restaurant, une séance de cinéma et une virée au magasin de
disques, puis elles rentrèrent à la maison.
– Baba a encore fumé. Je vais lui dire deux mots, déclara Shahrzad en jetant
ses livres d’école sur le sofa de l’entrée avant de se diriger vers la
bibliothèque.
Sa meilleure amie ne bougea pas. Sa mission était finie. La vieille cousine,
qui l’attendait pour lui annoncer la mort de son père, la prit dans ses bras et lui
tendit une lettre d’Ensiyeh.
L’adolescente y jeta un coup d’œil rapide et vit immédiatement que la lettre
ne pouvait être que de mauvais augure. L’écriture de sa mère, d’habitude
rectiligne et sans rature, montait, descendait, zigzaguait. Elle comportait des
phrases entières qui étaient rayées, rayées avec tant de force que les mots
condamnés avaient laissé des trous dans le papier. Avant même de lire, elle sut
que ce qu’elle craignait depuis toujours, « mon Dieu ne me prends pas mon
père, fais en sorte qu’il vive encore très très très longtemps ! », avait eu lieu.
Son Dieu ne l’avait pas écouté. Avant même de lire, elle sut que cette nuit, sa
prière, cette prière qu’elle adressait à Allah, aux imams, aux grands poètes
persans – Ensiyeh lui avait appris que le pouvoir des poètes était aussi étendu
que celui du grand créateur – serait superflue. Mais ils ne l’avaient pas
écoutée. Baba était mort. Elle lut :
Quelques images de ton père :
Un jour d’automne, le premier automne après notre mariage, il me
demande de l’accompagner « quelque part en ville ». Je n’ai rien à faire, je le
suis. La voiture entre dans l’enceinte de l’Université de Téhéran et s’arrête
devant la Faculté de littérature. « Je me suis permis de te réinscrire au cours
de littérature. Dépêche-toi de rejoindre le professeur Forouz dans son
bureau. Il t’attend à neuf heures pile. » C’est ainsi que je poursuivis, moi qui
m’étais entièrement engagée dans le combat pour les terres, mes études
littéraires.
Une autre fois, je découvre sur la console de l’entrée une pile de livres,
avec une couverture cuivrée, ma couleur préférée. J’en saisis un. Le livre
porte mon nom. Ton père avait fait publier un de mes recueils. Avant, je n’y
avais jamais pensé. Le travail, pour moi, c’était écrire quelques pages et les
montrer à une dizaine de personnes. Je n’écrivais que pour eux.
Je le vois encore, dans la salle à manger, agitant des billets d’avion – first
class – pour que je puisse accompagner, en Europe et aux États-Unis, la
troupe qui jouait ma pièce. J’avais envie d’y aller. Mais je ne pouvais pas me
le permettre. Tu allais à l’école. Il y avait ton cours de piano, tes séances de
patinage, la gestion de la maison, Mehri qui, dès que je tournais le dos,
partait le mercredi pour ne rentrer que le dimanche, le jardinier qui n’arrosait
plus, Akbar qui cachait une bouteille d’alcool dans le dash board. Non !
Non ! Sans moi rien ne tournait rond. Puis comment m’autoriser à partir
avec une bande de jeunes acteurs ? Que dirait ton père ? Alors, sans que je
lui demande rien, je le vois me tendre ces fameux billets pour Paris, Caracas,
New York. Qui d’autre que lui, quel autre mari normal et soi-disant
moderne, aurait anticipé le désir de sa jeune épouse ?
Un soir, il me force à sortir sans lui : « Si je viens, ce n’est plus pareil. Ma
présence suscitera un certain respect. Va sans moi et sois désinvolte ! »
À Paris, dans la boutique Balenciaga, il demande à la vendeuse un bustier
pour mettre en valeur mes clavicules. « Je veux que tout le monde les admire
autant que moi ! Je veux qu’on puisse boire du champagne dans le creux de
ses clavicules ! » La vendeuse se tourne vers moi et dit : « Madame, vous
êtes très aimée ! »
La veille de mon départ pour une conférence sur Roumi en Turquie, ma
jambe se casse. Je défais ma valise en pleurant. J’entends la voix de ton père
au téléphone qui dit au chirurgien : « Je veux que vous pratiquiez votre art et
non de la simple technique. Il faut qu’elle puisse voyager ! » On m’opère
une seconde fois. Le lendemain, je m’envole pour Istanbul, la jambe sur le
siège avant et la recommandation du chirurgien dans la tête : « Je vous en
conjure, placez le plâtre toujours plus haut que la hanche ! »
Pour le repérage d’un film, dont j’avais écrit le scénario, je dois
accompagner un des plus beaux photographes de l’époque dans le désert.
J’hésite encore à donner mon accord. Plusieurs nuits d’isolement dans le
kavir… C’est encore ton père qui convie le photographe pour le blâmer de
ne pas m’avoir mise d’emblée sur sa liste.
Un jour, je lui dis : « Mon plus grand regret, c’est de n’avoir jamais joué
au théâtre. » Qu’à cela ne tienne, l’après-midi même, convoqué à
Sahebgharanieh, tout le ban et l’arrière-ban de la culture cherchait à me
trouver un rôle.
Ma Shahrzad, mon père avait fait de moi un soldat, un petit soldat kurde,
vaillant et intrépide, qui ne pourrait être saisi, compris, par aucun homme.
Mais il y a eu ton père, sa générosité et son élan. Il ne voulait pas une épouse
modèle mais une femme libre.
Si je ne l’avais pas rencontré, crois-moi, je serais restée sans homme.
Il est [ici plusieurs trous dans le papier] mort aujourd’hui, autour de onze
heures.
Alors que Shahrzad lisait la lettre, Ensiyeh, entourée de ses intimes,
enterrait M Dadgar, dans le tout nouveau cimetière de Beheshté Zahra, celui-
e

là même qui, dix ans plus tard, regorgera de milliers de tombes de martyrs,
trente mille, dira-t-on, tous tombés sur le front de l’Irak.
Cependant, l’Iran s’élançait pour son « grand bond en avant ».
Vends tes terres
La semaine qui suivit la mort de M Dadgar, la maison ne désemplit pas.
e

Les amis se relayaient pour présenter leurs condoléances et, de toutes parts,
des voix, surgissant de tailleurs noirs, recommandaient à Ensiyeh de faire
ceci ou cela : « Tu vends ta maison pour trois millions de toman, tu achètes un
grand appartement avenue Foch, tu te fournis en mobilier chez Nobilis, ils ont
des tables en verre à te rendre dingue, tu scolarises Shahrzad à Janson-de-
Sailly, qui se trouve juste à côté, rue de la Pompe, une très bonne école, tu
verras, Giscard d’Estaing en est sorti, tu engages une bonne philippine (en
appuyant sur le pays d’origine de la femme de ménage et en excluant ainsi
toutes les autres nations susceptibles de fournir une servante), et tu oublies
Mehri. Vends aussi tes terres. Oui vends-les et achète un appartement à
Cannes, avec vue sur la mer et piscine. C’est le moment. »
Une autre voix, surgie d’un tailleur tout aussi noir, affirmait au contraire :
« Moi si j’étais toi, je vendrais la maison, j’achèterais un petit quelque chose à
Saint-Sulpice, je m’inscrirais à la Sorbonne en cours de littérature française et
je prendrais un amant, un jeune professeur de philo, hein ? Pourquoi pas ? »
Mais la première voix revenait sur ses recommandations : « Pas de
précipitation, surtout. Installe-toi avenue Foch, train une Philippine, va
assidûment à l’Opéra et fais-toi draguer par un banquier luxembourgeois, par
exemple. Ça se trouve ! »
Ensiyeh, elle aussi tout en noir, recroquevillée au fond d’un gros fauteuil en
velours, écoutait en silence. À chaque conseil, son cœur culbutait. Elle ne
voulait ni s’installer avenue Foch, ni inscrire sa fille dans l’école de Giscard
d’Estaing, ni se débarrasser de Mehri, ni échanger sa table crasseuse contre
une planche en verre « à rendre dingue », ni écouter Eugène Onéguine auprès
d’un banquier luxembourgeois, après des heures passées avec une Philippine à
lui apprendre la préparation du riz à l’iranienne, comment le laver, le faire
bouillir, l’égoutter en le laissant cuire à la vapeur dans l’espoir d’aboutir au
fameux tah dig, le riz croustillant du « fond de casserole », ni rentrer se
coucher dans une chambre donnant sur une des plus larges avenue de Paris.
« Où sont mes boules Quiès ? Pourquoi mes amies tiennent-elles absolument à
me loger avenue Foch, se disait-elle. Qui est ce Foch ? Vite le dictionnaire ! »
Ensiyeh se leva du fauteuil et se rendit à pas décidés dans la bibliothèque,
qui sentait encore les cigarettes mal éteintes de M Dadgar et les jets d’eau de
e

Cologne dont il s’aspergeait pour neutraliser l’odeur du tabac. Là, elle


feuilleta une encyclopédie. Foch : « Maréchal de France, de Grande-Bretagne
et de Pologne. Coordinateur des armées alliées, planificateur de l’offensive
générale qui força l’Allemagne à demander l’armistice le 11 novembre
1918. » Pourquoi devrait-elle habiter avenue Foch, alors qu’elle se contentait
agréablement de son intime et familier Sahebgharanieh, de ce quartier édifié
autour du palais du très décadent Naser od-din shah, celui qui, loin d’avoir
laissé une grande renommée, avait au contraire contribué à morceler le
territoire perse et à brader le pays en offrant des concessions par-ci par-là ?
Ensiyeh ne se sentait pas prête à échanger son souverain, amateur de femmes
moustachues et friand de bouffons immortalisés sous les noms de Karim
l’Opiomane, Habib le Fou et Shaykh Trompette, contre une sommité
européenne, « époux de Julie Bienvenue, la petite-cousine de Fulgence
Bienvenue, le créateur du métro de Paris ». Au diable le métro de Paris.
Elle regagna le salon et son fauteuil de velours. « J’ai encore mieux à te
proposer, reprit aussitôt la première voix. Il faut que tu envoies Shahrzad dans
un internat en Angleterre. Le Chalet de Caux en Suisse, le Lycée français de
Téhéran, bon, c’est gentil. La Sorbonne, la langue de Molière, le professeur de
philo, c’est pour toi, mais pas pour une fille dont l’avenir se jouera au
XXI siècle ! Si Shahrzad veut percer dans la vie, il faut qu’elle maîtrise
e

l’anglais, qu’elle fréquente les universités américaines. »


Sima, une cousine éloignée, ni riche, ni belle, qui passait toutes les fins de
semaine à Sahebgharanieh, présente ce jour-là comme à son habitude, ne
disait rien. Personne ne lui demandait son avis. Comment pouvait-elle
s’autoriser à décider de l’avenir d’Ensiyeh ou de Shahrzad ? Assise toute
droite sur une chaise, elle pesait le pour et le contre entre un appartement
avenue Foch – ne connaissant pas Paris, elle situait avenue Foch du côté de la
tour Eiffel – et un appartement à Saint-Sulpice – toujours à proximité de la
Tour. Une fois installée dans l’un ou l’autre, Ensiyeh pensera-t-elle à la faire
venir, paiera-t-elle son billet d’avion pour qu’elle s’installe toute droite sur
une chaise, dans un salon tout neuf, à observer ses nouveaux amis en gardant
le même silence ?
Un peu plus tard, lorsque la conversation se mit à tourner autour de
Shahrzad, elle pensa à ses promenades des vendredis après-midi avec
l’adolescente, dont elle écoutait patiemment les histoires de cœur : « Pendant
toute la récréation, je l’ai attendu en haut des marches et, non seulement il
n’est pas venu, mais il a été vu, la tête posée sur les genoux de cette moins que
rien, cette eynaki avec ses lunettes aussi épaisses que la planche d’une table,
les yeux clos, l’écoutant réciter des poèmes. Sur quoi ? Tu ne devineras jamais
Sima djoun. Sur le communisme et la lutte armée. Des poèmes sur la lutte
armée, la tête posée sur les genoux d’une eynaki, alors que moi, je poireautais
en haut des marches… »
Il leur arrivait souvent, tandis qu’elles montaient les rues en pente de
Sahebgharanieh, de choisir au hasard un des amis d’Ensiyeh et d’en faire la
proie, imaginaire bien sûr, de Sima. Elles révisaient ensemble tout le
vocabulaire qu’offrait le langage des rues pour des situations
préliminaires, tends-lui des fils, dégage-lui la voie, donne-lui de l’élan, et une
fois que tu le tiens, si tu n’en as pas l’usage immédiat, garde-le dans une
marinade, dans de la saumure, congèle-le, sale-le. Si Shahrzad est envoyée en
internat, qui développera les autres possibilités ? Si tu ne le veux que pour de
temps en temps, humecte-le. Si tu veux retourner vers un ex – Sima n’en avait
jamais eu, mais il fallait envisager toutes les possibilités – rouvre les vieux
dossiers pour les consulter.
Mehri arriva avec un plateau de thé. La première voix demanda :
– Ensiyeh djoun, il faut savoir : tu veux rester ou partir ?
– Madame, agha Massoud est là, annonça Mehri en tirant sa tête du côté de
la cuisine.
– Je ne sais pas, répondit Ensiyeh. Oui, j’aimerais partir, peut-être…
Elle pensa subitement au Mazandaran, à ses villageois en détresse, en mal
de médecins, d’emplois, d’inscriptions, de prêts, de toute régularisation, et elle
ajouta aussitôt :
– Pour quelques mois. Juste pour quelques mois. Un an tout au plus.
Elle s’interrompit subitement afin que Mehri ne fût pas au courant de ses
éventuels projets de départ et ne se mît pas à la recherche d’un nouvel emploi.
Si Mehri s’en va, songea Ensiyeh, aucune autre femme de ménage ne pourra
se substituer à elle. Même si la nouvelle s’acharne à faire disparaître tous les
moutons de poussière logés depuis des années sous les meubles, toute la
crasse accumulée sur les tables et toutes les traces de doigts sur les vitres,
Mehri restera irremplaçable.
Quant à l’intéressée, elle non plus n’appréciait pas le départ de sa maîtresse.
Que pouvait signifier un an d’absence ? Continuerait-elle à toucher son salaire
alors qu’elle n’aurait strictement rien à faire ? Debout au-dessus du gros
fauteuil en velours, elle se pencha vers Ensiyeh et lui dit :
– Madame, qu’est-ce que je fais de cet homme ?
– De qui parles-tu ? demanda Ensiyeh d’un air énervé, ne tolérant pas que
Mehri restât à l’écoute, dans le salon.
– Il dit qu’il est électricien.
Brusquement Ensiyeh se redressa. Depuis une semaine, elle n’avait pas
cessé d’appeler cet homme, recommandé par le professeur Forouz et le doyen
de l’Université de Téhéran : « Confiez les circuits électriques de votre maison
à Massoud et dormez l’esprit tranquille ! » disait le doyen en personne. Et le
professeur Forouz de surenchérir : « C’est Edison réincarné ! »
Dès le lendemain de la mort de M Dadgar, Ensiyeh, se souvenant des
e

sentences des deux érudits, avait décidé de confier les circuits électriques de
sa maison à l’Edison réincarné pour « faire quelque chose », « pour se
ressaisir », « pour ne pas s’engloutir ». À toute heure, entre deux appels de
condoléance : « Ensiyeh djoun, pourvu que ce soit ta dernière peine ! » et
« Jusqu’à quand porteras-tu le deuil ? », elle composait le numéro du magasin
du génie en électricité, sans que jamais celui-ci répondît. Pourtant un jour, elle
ne se rappelait plus quand exactement, un homme décrocha. « Massoud
agha ? Massoud agha ? » La voix précisa que Massoud agha s’était absenté
pour quelque temps mais que, « promis, promis », il se rendrait à
Sahebgharanieh dès son retour. Ensiyeh avait raccroché, se disant qu’une fois
de plus elle venait de rater une occasion de dormir l’esprit tranquille.
Ensiyeh quitta le salon en toute hâte et se dirigea vers la cuisine, où elle
trouva assis autour de la table son chauffeur et l’électricien. À son arrivée, les
deux hommes se levèrent. Elle remarqua aussitôt la forte taroupe qui ornait le
visage d’Edison.
– Enfin, Massoud agha.
Massoud agha garda la tête baissée.
– Voilà… Depuis de nombreuses années, nos radiateurs tombent
régulièrement en panne. Il suffit qu’on utilise en même temps le four et
l’aspirateur pour que tout saute. En été, dans certaines pièces, à l’étage, on se
sent comme en Sibérie. Akbar a beau régler la clim, rien n’y fait. C’est pareil
pour la pompe de la piscine, elle fonctionne une semaine sur deux. Vous
n’avez qu’à interroger mashd Hassan, ajouta-t-elle en désignant la porte qui
donnait sur le jardin. Et vous savez quand elle s’arrête ?
En signe de négation, « non, je ne sais pas à quel moment la pompe de votre
piscine s’arrête », Massoud remonta ses sourcils, faisant tressaillir la taroupe.
– Juste le jour où ma fille fête, avec ses amis, à la piscine, la fin de l’année
scolaire.
Massoud laissa sa taroupe retrouver sa place initiale. Il ne pouvait pas
compatir. Il n’avait jamais sauté dans une de ces piscines du « haut de la
ville », pour lesquelles il avait sué des heures durant. Mais il allait, quand
même, remédier à tous les dysfonctionnements de la maison de la protégée du
professeur Forouz, à la faiblesse des radiateurs, à la panne du courant, au
dérèglement de la clim et peut-être même à tous les caprices de la pompe.
– Vous commencez quand ? demanda Ensiyeh.
Tout de noir vêtues, les « deux voix » firent irruption dans la cuisine et
demandèrent, en même temps :
– Vous pouvez nous donner votre numéro de téléphone ?
– Madame vous la communiquera, dit Massoud en gardant la tête baissée,
pour éviter de les regarder.
– Mais si jamais Madame n’est pas là ? demanda une des voix.
– Madame ne bougera pas d’ici, précisa Mehri d’un ton résolu.
– Est-ce que Madame envisage de partir ? demanda le chauffeur.
– Si vous voulez partir, permettez-moi de commencer les travaux à votre
retour.
– Il a raison. Ensiyeh, ce n’est pas la peine d’engager les travaux si tu as
décidé de quitter l’Iran, dit la première voix.
– Mais qu’est-ce que vous racontez tous ? D’abord vous deux, qu’est-ce
que vous fabriquez dans la cuisine ?
– Nous sommes venues demander à Monsieur son numéro de téléphone.
– Badan, badan, je vous le donnerai plus tard. Laissez-moi d’abord lui
parler. Ça fait une semaine que je lui cours après.
Les « deux voix » vêtues de noir quittèrent la cuisine.
– Vous commencez quand ? répéta Ensiyeh.
– Vous êtes pressée ?
Arrivèrent à ce moment-là dans la cuisine Shahrzad et son amoureux, un
adolescent qui portait une barbe déjà fournie et une parka militaire. Il
embrassa Akbar, le chauffeur, Mehri, la femme de ménage et même
l’électricien qu’il voyait pour la première fois. « Que dieu te donne des
forces », lui dit-il en tapotant son épaule, du haut de ses quatorze ans.
– Nous sommes très pressés, répondit Shahrzad, à la place de sa mère. Si
vous montez avec moi là-haut, vous verrez par vous-même tout ce qui ne va
pas. J’ai des ampoules de cent watts dans ma chambre et c’est comme si je
m’éclairais aux bougies !
Ensiyeh demanda, une fois encore :
– Vous commencez quand ?
– Il faut tout d’abord que j’établisse un bilan. Au fait, où se trouve votre
boîte de distribution ?
Ensiyeh désigna le chauffeur, censé répondre aux questions techniques.
Pour dire qu’il s’en chargerait, Akbar ferma les yeux et secoua la tête du haut
en bas.
– Après le bilan, je vous dirai combien tout ça vous coûtera.
– Massoud agha, considérez cette maison comme celle du professeur
Forouz. Actuellement, je ne suis pas en mesure – elle montra sa tenue de
deuil – de discuter du prix. Je vous fais entièrement confiance. La seule chose
que je désire, c’est que vous commenciez les travaux.
– Je n’y manquerai pas, je le ferai sur les yeux, répondit Massoud.
Sima qui, entre-temps, s’était introduite également dans la cuisine, ajouta :
– Par la même occasion, pouvez-vous aussi venir chez nous ? Vous verrez,
là-bas ce n’est pas grand comme ici, quelques heures suffiront. Ce n’est pas la
peine que vous veniez par vos propres moyens, Akbar agha vous y conduira.
Si vous saviez ! Je n’ai jamais réussi à repasser une chemise entièrement. Dès
que j’allume le fer à repasser…
– Agha Massoud verra ça plus tard, lui dit Ensiyeh en la reconduisant vers
le salon. Pour le moment, il a largement de quoi faire ici.
Ensiyeh et Sima quittèrent la cuisine. Morad, l’amoureux de Shahrzad, tira
de la poche de sa parka un mégot et le ralluma. Massoud monta, à la suite des
adolescents, au premier étage. Dans la cage d’escalier, son regard fut attiré par
les photos d’une représentation théâtrale à Persépolis. Il crut y reconnaître
Mme Ensiyeh. Elle y figurait vêtue d’une longue tunique blanche, éclairée par
la lumière de l’aube, sortant d’une tombe achéménide.
Lorsqu’Ensiyeh regagna le salon, la première voix dit aussitôt :
– Nous avons réglé le problème ! Tu envoies Shahrzad en internat ! Je vais
tout de suite appeler la femme du ministre de l’Intérieur. Elle a ses deux
enfants en Angleterre. Je lui demande de faire les démarches pour inscrire la
petite dans leur boarding school.
Ensiyeh, qui regrettait de ne pas porter ses boules Quiès – ou leur
équivalent iranien –, ajouta :
– Mais Shahrzad ne parle pas anglais.
– Justement. Nous l’envoyons en Angleterre pour qu’elle l’apprenne ! La
vraie éducation se fait en Angleterre. Et uniquement là. Toi, tu as le choix
entre un appartement avenue Foch, un petit quelque chose à Saint-Sulpice –
son regard se porta sur la deuxième voix, qui préférait la Rive gauche –, ou, si
tu ne te décides pas à partir, ta maison à Téhéran – elle ouvrit les deux bras en
haussant les épaules, comme pour souligner la médiocrité de la dernière
option.
Ensiyeh scruta son salon : les murs se cachaient sous un papier peint
baroque, de couleur rouge et doré. Le canapé et les gros fauteuils, sur lesquels
avaient pris place ses convives, étaient recouverts de velours bordeaux et les
rideaux, qu’elle ne fermait jamais, de soie dorée. Une dizaine d’années
auparavant, profitant de la hausse du prix du blé – elle possédait quelques
centaines d’hectares de terres agricoles dans le Mazandaran, le grenier de
l’Iran –, elle s’était offert cette maison. L’acte d’achat signé, elle avait mis tout
au plus une heure pour choisir le papier peint, les rideaux et le mobilier de son
salon. L’idée de consulter un décorateur, ou quelque amateur éclairé, ne
l’effleura même pas. Elle était alors comme ces animaux qui savent en
naissant comment aménager leur nid.
Lorsque Shahrzad revint dans la pièce, les deux voix vêtues de noir, qui
dissertaient sur son sort, se turent instantanément. Derrière elle apparut le
jeune Morad. Contre tout usage, il ne salua personne, agissant ainsi en bon
marxiste-léniniste, résistant aux règles de comportement imposées par la
classe dominante, et nécessairement alié nante. Son cœur, pourtant, battait
pour Shahrzad, descendante d’un très célèbre avocat et d’une grande
propriétaire terrienne. Ils venaient d’échanger leur premier baiser, là-haut,
dans la chambre de la jeune fille, elle adossée au placard et lui plaqué tout
contre elle. L’adolescente ferma les yeux et oublia pour une seconde la mort
de son père. À cet instant précis, si une des femmes lui avait proposé de
quitter la maison de Sahebgharanieh, sa chambre, son placard et son lycée, où
elle flirtait tous les jours avec son amoureux, pour Janson-de-Sailly ou un
pensionnat en Angleterre, elle eût pu se montrer capable, elle aussi, d’agir en
révolutionnaire et de mettre à la porte, contre tout usage, la conseillère mal
venue.
Shahrzad embrassa toutes les convives. Chacune voulut la consoler à sa
manière, qui par des mots, qui par un regard, qui par un serrement de main.
Mais Ensiyeh ne voulait pas de leur compassion pour sa fille. Elle savait que
le réconfort ne pouvait venir que des bras de l’adolescent rebelle, barbu,
portant parka. Aussi les laissait-elle seuls le plus souvent possible. Désiraient-
ils aller au cinéma ? Pas de problème. Le chauffeur ne demandait qu’à les y
conduire. Seulement voilà : les deux jeunes gens avaient décidé, sous
l’impulsion du révolutionnaire et dans le dessein de partager les tracas et
fatigues du peuple, d’y aller en bus. Ensiyeh n’avait pas de ticket de bus, ni
aucune de ses amies.
– Mais le bus, c’est sale, ça pue ! On dirait que ces gens-là ne se lavent
jamais, s’écria la première voix.
– Ils se lavent au moins trois fois par jour ! À chaque ablution qui précède
les prières ! Et ils portent des vêtements qui ne doivent être entachés ni de
sang, ni d’urine, ni d’aucune autre salissure, répliqua l’adolescent rebelle.
Morad, l’amoureux révolutionnaire, connaissait les préceptes islamiques
par cœur. Il ne faisait pas partie de ces Iraniens qui se prétendaient musulmans
shiites sans même connaître le nom de leurs douze imams, et pour lesquels
l’islam se résumait à quelques pèlerinages annuels sur la tombe du huitième
imam. Avant d’épouser le marxisme-léninisme, à l’âge de treize ans, Morad
s’était adonné à la pratique rigoureuse de l’islam duodécimain : prières
quotidiennes, jeûnes, amré beh marouf, « encourager ce qui est bon », et nahi
az monker, « empêcher ce qui est mauvais ». C’est ainsi qu’il avait entraîné
deux autres garçons de sa classe à agir conformément à la shariat. Il n’était
pas rare, dans les surboums, de voir ce trio se retirer dans une pièce et réciter,
en direction de La Mecque, les quatre rakat de la prière du soir, alors que leurs
congénères dansaient sur Superstition de Stevie Wonder.
Lorsque, après un an de soumission à l’islam, Morad choisit le
communisme et milita de son mieux pour la dictature du prolétariat, ses deux
disciples, fils d’industriels, restèrent dans le giron familial et consacrèrent leur
énergie, jusque-là réservée à la religion, aux filles, et à elles seules. Morad
commença à boire de l’arak, l’alcool des pauvres – pensait-il –, à fumer de
l’herbe et à arpenter les trottoirs de l’Université de Téhéran à la recherche
d’un vendeur à la sauvette qui négocierait, dans la clandestinité, page par
page, les quarante-cinq volumes des Œuvres complètes de Lénine. Il se mit
aussi à mémoriser tout le Divan de Hafez, intriguant, par ces contrastes
incessants, les élèves, les professeurs et même le directeur de l’école.
Il dit en haussant les épaules :
– C’est pas grave, on montera sans ticket. Et même si on se fait prendre,
qu’est-ce qu’on risque, nous ? Rien. On paie l’amende et on continue.
Sima, la cousine, qui se déplaçait en bus, n’avait qu’un seul ticket sur elle,
pour le retour à son bureau, le lendemain. Ensiyeh se leva et sortit pour
chercher deux fois deux rial, le prix de deux tickets de bus. Elle ouvrit tous les
tiroirs de la cuisine, fouilla dans les poches de tous ses manteaux accrochés
dans le placard de l’entrée, inspecta les bols posés sur le bureau de son époux
en respirant de nouveau les effluves de tabac et d’eau de Cologne. Impossible
de trouver deux fois deux rial.
Ensiyeh croisa Edison dans la cage d’escalier.
– Excusez-moi, lui demanda-t-il, mais pourriez-vous me montrer la boîte de
distribution ?
– Je vous l’ai dit. Il faut voir tout ça avec Akbar.
– Akbar ! Akbar ! cria-t-elle.
Aucune réponse.
– Massoud agha, auriez-vous deux fois deux rial ?
L’électricien les prit dans sa poche et les tendit à Ensiyeh.
– C’est pour les enfants. Ils veulent prendre le bus pour se rapprocher du
peuple, dit-elle en écartant ses bras, en signe d’étonnement.
Ce peuple dont voulaient se rapprocher les enfants… Massoud se dit que ce
n’était rien d’autre que sa mère, ses grands-parents, sa sœur, lui-même.
Ensiyeh voulut lui donner une pièce d’un toman en échange. Mais il refusa.
Quelqu’un sonna. Ensiyeh alla ouvrir, Sima sur ses talons. Sur le pas de la
porte se tenait un homme, la trentaine passée, brun, barbu, pas trop grand,
musclé, assez mince.
– Salam. Je m’appelle Fereydoun Sardari. Je viens chercher madame…
Il dit le nom de la deuxième voix, de celle qui tenait à la Rive gauche.
Sima rentra au salon pour appeler cette deuxième voix. Ensiyeh dit au
nouveau venu :
– Entrez, entrez, s’il vous plaît.
– Je ne veux pas vous importuner, dit-il en forçant sur ses dents serrées.
Annoncez-lui simplement que je suis là, que je l’attends dans la voiture.
– Mais si, entrez, dit-elle pour la troisième fois, prête à ne pas renouveler
son invitation en cas d’un nouveau refus.
Car Ensiyeh n’était pas le genre à s’adonner au tarof. Pas du tout. Quand
elle désirait quelque chose, elle le demandait de but en blanc. Elle répondait
oui aux gens qui, dans une soirée, lui proposaient de la déposer en voiture,
alors que le bon usage, la pratique du tarof, exigeait qu’elle répondît non. Elle
affichait la même franchise avec ses propres invités. Si elle leur proposait de
se servir de nourriture et que, par tarof, ils refusaient, elle ne se donnait pas la
peine de réitérer sa proposition. Pour elle, ils n’avaient pas faim. Il ne fallait
donc pas insister. Souvent, ils s’en retournaient le ventre vide.
– Je voudrais également vous présenter toutes mes condoléances, déclara
l’homme en pénétrant dans la maison – il croyait avoir senti que, s’il résistait
davantage, on lui claquerait la porte au nez.
L’homme entra donc, salua au passage l’électricien, puis suivit Ensiyeh
dans le salon. Il venait de réaliser la série télévisée qui avait battu tous les
records d’audience, celle qui racontait la résistance armée des patriotes du sud
de l’Iran, au début de la Première Guerre mondiale, contre les Anglais.
Shahrzad, subjuguée, comme toutes les adolescentes de son âge, par la série
héroïque, paraissait prête à renoncer à son périple en bus, même en compagnie
de son amoureux. Elle prit place dans un des gros fauteuils en velours
bordeaux du salon. Morad lui-même, pourtant hostile à tout ce qui portait le
sceau de l’État – une série diffusée à la Télévision nationale ne pouvait en
aucun cas être « révolutionnaire » –, semblait se réjouir de cette rencontre
inattendue. Il s’installa sur l’accoudoir du fauteuil, oubliant bus et cinéma. De
son côté, Sima se dit que ce nouveau venu, séduisant et célibataire – aucune
alliance en vue –, ne serait définitivement pas pour elle, même si elle tendait
vers lui des kilomètres de fils, même si elle lui dégageait non seulement la
voie mais l’autobané shahanshahi, la toute nouvelle autoroute, même si elle
lui donnait toute son ardeur, toute sa vivacité, tout son allant, toute sa fougue.
Non, il ne serait jamais à lui. Sima n’aurait jamais l’occasion de le conserver
dans une marinade, de le congeler pour le cas où, ni même de le saler.
– Mehri, Mehri, apporte du thé ! cria Ensiyeh.
– Non merci. Nous devons partir, ajouta le nouveau venu en faisant un
signe à son amie.
La deuxième voix se leva, prête à le suivre. Mais la première voix
s’exclama :
– Mais tu ne peux pas partir avant de déterminer le sort d’Ensiyeh ! Alors ?
Avenue Foch ? Saint-Sulpice ? Sahebgharanieh ?
Ensiyeh dit alors :
– Et pourquoi pas le Mazandaran ? Si je m’établissais dans le Mazandaran,
je protégerais mes biens, je les ferais fructifier cinq fois plus, je toucherais dix
fois plus que ce que ne me donnent mes intendants aujourd’hui, et je ne serais
pas obligée de vendre !
Fereydoun – qui la voyait ce jour-là pour la première fois – lui demanda :
– Vous avez une propriété dans le Mazandaran ?
– Elle y a tout une agglomération, précisa la deuxième voix.
– Oui, quelques centaines d’hectares.
Ensiyeh regarda Shahrzad et l’interrogea :
– Si on allait vivre là-bas ? Vraiment ?
Shahrzad fixa Morad. La décision de l’adolescent était déjà prise. Il la
suivrait dans le Mazandaran, il la suivrait partout.
La fille répondit à sa mère :
– Oui, allons-y. Allons-y le plus tôt possible.
– Pas avant demain matin, précisa Ensiyeh. Il faut que j’appelle les gens, là-
bas. Ils doivent aérer la maison, y faire entrer des chats. Ah, l’humidité, les
souris…
Fereydoun demanda, les dents toujours serrées :
– Je peux venir aussi ?
Vingt et une heures trente
Sur la scène du Théâtre de la Ville déambulent des musiciens. Un lustre est
allumé. C’est le soir. Des personnages dansent un quadrille dans une salle de
bal. D’autres jouent aux cartes. « Eins, zwei, drei ! Cherchez le huit de
pique ! » Une femme, apparemment une étrangère – peut-être une
Allemande ? –, présente un numéro de ventriloque. Dehors, quelque part en
ville, la propriété est mise en vente. Aux enchères.
Comme à son habitude, lorsqu’elle est au cinéma ou qu’elle assiste à un
spectacle, Ensiyeh a posé sur ses genoux un petit carnet de notes. Ce soir, à la
demande d’Aram, elle y inscrit les fautes de diction des acteurs, ou ses
remarques personnelles. Lorsque Lioubov, très agitée, veut savoir si la
propriété est déjà vendue ou non, Ensiyeh, qui connaît la pièce par cœur – elle
a assisté à de nombreuses répétitions –, ne peut s’empêcher de noter sa
réplique : « Je suis née ici, ici ont vécu mon père et ma mère, mon grand-père,
j’aime cette maison, sans la cerisaie je ne comprends pas ma vie… S’il faut la
vendre, alors qu’on me vende avec elle… Après tout mon fils s’est noyé
ici… »
Ces paroles, Ensiyeh pourrait les prononcer une à une, pour son propre
compte. Son père, sa mère et son grand-père ont vécu dans la propriété du
Mazandaran. Sans ces terres, elle ne comprend pas sa vie. Après tout, elle leur
a sacrifié son enfant, qui mourut avant même de naître.
Commencent alors les coups de hache sur les troncs d’arbre, le départ des
personnages, l’oubli de l’employé de maison, le vieux Firs, « comment peut-
on oublier Firs ? », le bruit étrange, à l’extérieur, d’une corde qui se casse,
« est-ce bien une corde ? », les applaudissements, les saluts des acteurs, la
brève apparition d’Aram sur la scène, la lourde tombée du rideau, les
spectateurs qui s’éparpillent.
La femme-transistor s’approche de Bahman et lui dit :
– Si j’étais l’auteur, j’aurais commencé la pièce au moment où on abat la
cerisaie, où on construit des villas.
– Vous parlez comme Lopakhine, lui fait remarquer Ensiyeh.
– Je parle comme tous les gens sensés, comme ceux qui en ont assez de
toutes ces vieilleries.
Ensiyeh regrette une fois de plus de ne pas avoir mis ses boules Quiès.
Mais, en elle, une petite voix, la voix même de la raison, celle qui, à l’instar
de ses amies, lui conseille l’achat d’un appartement avenue Foch, le renvoi de
Mehri, l’engagement d’une bonne philippine, l’inscription de Shahrzad dans
un boarding school en Angleterre, approuve secrètement ce que dit la petite
femme. Ensiyeh elle aussi est enfermée dans sa propre cerisaie, une cerisaie
menacée, délaissée. Elle sait que, malgré tous ses efforts et ses sacrifices, sa
cerisaie ne verra plus jamais le retour de guerriers chargés de joyaux et de
femmes expertes en épilation au fil et à l’hémoglobine. Elle ne verra plus le
déversement d’une quantité considérable de bicarbonate de soude par Kohan
Banou sur tous les endroits souillés par une pisseuse experte, engagée pour
écarter le mauvais sort d’une femme enceinte, laquelle portait dans son ventre
tout l’espoir d’un homme et toute la foi d’une tribu. Elle n’entendra plus les
petits pas d’une fillette habillée en garçon qui court derrière un chien pour
chasser la bécassine, ni le déballage des marchandises acquises chez
M. Toumanians, « au fait, où se cache mon mobilier de poupée ? »
Plus jamais tout ça.
Afin de regagner le plus vite possible la loge des acteurs, Ensiyeh bouscule
violemment la femme-transistor, la piétine presque, et s’ouvre un chemin vers
la sortie. Rejetée en arrière, la petite femme pousse un cri d’effroi. Mais
Ensiyeh n’en a cure. Malekeh, qui, responsable de la section « décor » de la
Télévision nationale, veut éviter tout incident dans les locaux du Théâtre de la
Ville, sous tutelle du même ministère, s’adresse à la femme malmenée, en
s’enroulant dans son manteau et en ajustant son chapeau :
– Chère Madame, notre temps, à nous, est révolu. Nous le savons. À vous,
maintenant, de construire les villas. Bon courage. La cerisaie est à vous,
comme d’ailleurs tous les terrains à bâtir. Mais sachez que, dans
l’amphithéâtre de mon cerveau, vous n’aurez jamais droit… non jamais…
même à un strapontin.
Behrouz, le mari de la femme-transistor, est un promoteur immobilier.
Toute la conversation lui a échappé, sauf la partie concernant les villas, les
terrains à bâtir. Son oreille exercée n’entend que ces choses-là. Il produit
instantanément sa carte de visite et la tend à Malekeh. « S’il vous plaît,
Madame ». Celle-ci y jette un coup d’œil : Behrouz Miri, Regency Property
Developer, Téhéran, London.
Elle glisse la carte aux lettres dorées dans la poche de son manteau en
velours noir, puis elle se dirige vers le hall, où elle rejoint Fereydoun. Ils
projettent de dîner tous ensemble Chez Michel, le restaurant français de
Téhéran. Bahman, ce soir, est retenu ailleurs. Et Soraya, qui se sent fatiguée,
préfère rentrer. Apparaît alors Ensiyeh, dans sa tenue d’aristocrate russe du
siècle dernier. Elle a faim. Elle ne rechigne pas à suivre les deux autres au
restaurant.
Fereydoun, Malekeh et Ensiyeh se dirigent vers la voiture de l’heureux
réalisateur. Ils traversent un grand parc et croisent, malgré l’heure tardive, de
jeunes couples enlacés, des étudiants assis sous les réverbères qui semblent
réviser leurs manuels, des hommes pliés en deux sous l’effet de la drogue et
d’autres qui, debout, marchent avec vigueur. Parmi ces derniers, un groupe de
trois hommes leur emboîte le pas. Fereydoun, qui tient Malekeh par la taille,
reconnaît un des trois. Il l’appelle par son nom :
– Agha Massoud ! Agha Massoud !
Le plus jeune des trois se retourne : Massoud, l’électricien.
– Salam agha, dit-il à Fereydoun.
– Quelle coïncidence ! J’ai passé toute la journée avec lui chez Monsieur V.,
explique-t-il aux deux femmes.
– Chez Monsieur V. ? demande Malekeh.
– Oui, ce type était venu réparer un fusible et moi j’avais rendez-vous avec
Monsieur V., répond Fereydoun, non sans une certaine satisfaction.
L’apparition inespérée de Massoud, qui pouvait ainsi témoigner devant
Ensiyeh de l’emploi de temps de Fereydoun tout au long de cette journée, bel
et bien passée chez Monsieur V. et non pas dans les bras d’une autre femme,
était loin de lui déplaire.
– Mais c’est notre agha Massoud à nous ! s’exclame Ensiyeh qui a reconnu
l’Edison réincarné. Agha Massoud, je vais vous tirer les oreilles. Combien de
fois vous ai-je appelé et vous n’êtes même pas passé à la maison !
Tandis que les deux autres hommes s’éloignent, Massoud salue Ensiyeh en
traînant le pas :
– Salam khanoum.
– Agha Massoud, vous êtes venu au théâtre ? demande Fereydoun.
– Non, je me rends à un cours, avec des amis.
– À cette heure-ci ?
– Oui, vous savez, il n’est jamais tard pour étudier.
– Et qu’est-ce que vous étudiez ? demande Malekeh avec beaucoup de
sympathie, toute prête à engager cet électricien zélé dans la section « décor »
de la Télévision nationale.
– Le Coran.
Le frère Massoud
Pendant ces années du « grand bond en avant », les consignes qui arrivaient
de l’Irak, où l’ayatollah Khomeyni vivait en exil depuis son expulsion d’Iran
en 1964, chargeaient Mostafa, Massoud et leurs acolytes de célébrer
assidûment les deuils religieux. Aussi l’électricien, qui avait laborieusement
essayé de se familiariser avec le nouveau calendrier, lequel reposait sur
l’avènement de Cyrus l’Achéménide, fut-il contraint, pour les besoins des
passions shiites, de se référer désormais aux mois arabes du calendrier lunaire.
Il n’était plus question du sacre de Cyrus, celui qui se faisait appeler « roi du
monde, grand roi, roi de Babylone, roi de la terre de Sumer et d’Akkad, roi
des quatre quarts », mais de la triste passion du « roi des martyrs », l’imam
Hosseyn.
Au mois de décembre 1976, deux semaines avant l’anniversaire de la mort
de l’imam Hosseyn, Massoud laissa pousser sa barbe et, oubliant toute
préoccupation pour sa famille, « au diable le crayon de ma sœur », il céda à
l’achat d’un blouson noir. En dandy du deuil, il avait décidé de sévir dans son
quartier.
Pendant ces quinze jours, Massoud dut tout d’abord polycopier,
clandestinement, les tracts de l’ayatollah en exil. Pour ce faire, il baissait les
grilles de son magasin, éteignait tous les luminaires et s’isolait dans le cagibi,
derrière la boutique. Assis par terre, il prenait une planche en verre et
l’enduisait d’encre. Il y plaçait ensuite une feuille du stencil à l’envers, puis
un papier blanc par-dessus. Pour finir, « ya Ali ! », il y appliquait un rouleau
en plastique. Durant tout le processus d’encrage et de tirage, il ne pouvait
s’empêcher de lire les paroles proscrites par le régime : « La passion de
l’imam Hosseyn est comme une épée dans les mains des soldats de l’islam. En
vous appuyant sur Dieu et en vous armant de cette épée, sectionnez les racines
de l’oppression et de la trahison. Les étendards ensanglantés de l’imam
Hosseyn annoncent les représailles de la victime sur son bourreau. Dressez-les
le plus haut possible ! »
À la centième feuille, les caractères devenaient pâles et flous, des phrases
entières disparaissaient. Ne restaient plus que « Hosseyn… épée… soldats…
Dieu… oppression… » : une guirlande de mots éparpillés, sans syntaxe, mais
qui pouvaient suffire à déclencher un soulèvement. À la deux cent
cinquantième copie tout s’éclipsait : Hosseyn, Dieu et oppression. En même
temps, ou presque. Massoud lavait la planche et la dissimulait au-dessus d’un
coffre à outils. Après quoi il rangeait les tracts dans un emballage de lessive
Tide – le même que Monsieur V. utilisera, un jour, comme placard de
fortune –, les posait sur le porte-bagages de sa moto, roulait jusqu’à l’avenue
Iran shahr, pénétrait dans la mosquée Khalili, de préférence à l’heure de la
sieste, veillait tout de même à s’y trouver seul et glissait hâtivement les tracts
dans les casiers de mohr, les pierres de prière. Il devait aussi se rendre à la
papeterie du neveu de feu ayatollah Saïdi, exécuté en prison quelques années
auparavant, « le retour de tous est vers Dieu », et réceptionner les cassettes
d’agha Khomeyni, acheminées secrètement d’Irak. Cette fois, il camouflait les
cassettes non pas sous les paquets de Tide, mais au fond de boîtes de Pofak-
namaki, de chips gonflantes, et il se rendait à moto jusqu’à la librairie d’un
frère bazari où l’attendait son compère Mostafa. Après réception de la
marchandise, celui-ci passait la nuit entière à transcrire les cassettes, à les
polycopier et à les brocher afin de les vendre, sous le manteau, avec pour titre
Velayaté faghih, le « Gouvernement exercé par le Guide ».
« Dressez les étendards ensanglantés de Hosseyn le plus haut possible ! »
Pour exaucer les paroles de son Guide – le mot était lancé, le Guide –, il fallait
attirer la foule par la beauté des alam, ces étendards gigantesques composés
de tissus onéreux, très onéreux même aux yeux de l’électricien – que
fournissaient généreusement les frères bazari –, de plumes de faisan, d’épées,
de boucliers, de casques et de deux ejdeha, monstres à gueule ouverte, prêts à
avaler l’ennemi.
Cette année, le cinq du mois de moharam – il fonctionnait désormais en
mois lunaire –, Massoud veilla à ce que son alam fût glorieusement sorti de la
mosquée Moussa ibn Djafar.
– Ahay, prenez garde à ce qu’il ne tombe pas ! Si par malheur il tombe, un
sage meurt ! criait le portier de la mosquée.
L’alam traversa tout le quartier sans tomber, sans écourter la vie d’un sage.
À la vue de la procession, les hommes, comme attirés par un aimant, la
rejoignirent spontanément en se frappant la poitrine. Les femmes délaissèrent
leurs courses et les enfants leurs ballons de foot. Les visages mouillés de
larmes, ils s’agglutinèrent au cortège. Les gens abandonnèrent leur maison,
qui pour sacrifier un mouton, qui pour brûler de l’encens, qui pour distribuer
du riz au lait, qui pour accrocher sur l’étendard un bout de tissu et faire un
vœu. Massoud se sentit comblé. Des hommes déjà parlaient du prodige de son
alam :
– Le mois dernier mon fils est tombé malade.
– Qui ? Nasser le goal ?
– Oui, Nasser le goal, mais ça faisait longtemps qu’il ne pouvait plus jouer.
Je l’ai emmené voir tous les médecins, tous l’ont renvoyé. Hier soir, j’ai
suspendu un verre d’eau à cet alam, ya emam Hosseyn (il leva les deux mains
au ciel), puis je lui ai fait boire cette eau. Et il a guéri. Oui, guéri ! Il ne souffre
plus.
– Messieurs, bénissez la famille du Prophète !
Le chef-d’œuvre de Massoud était pourtant son hedjleh. Il passa des nuits
entières à électrifier minutieusement l’intérieur de cette construction
hexagonale, censée représenter la tombe de l’imam, et veilla à ce qu’aucun fil
électrique ne fût visible à travers les ornementations de miroirs taillés. Aucun
autre quartier ne pouvait se vanter de posséder une tombe miniature
électrifiée. Le jour où enfin il dévoila son hedjelh, les intrépides, les louti et
les héros des maisons de force de Darvazeh-ghar, de Molavi et de Sampaz-
khouneh, tous accoururent pour l’admirer. Debout à quelques mètres de là,
Massoud, gonflé de fierté, télécommande à la main, régla à distance les
illuminations aux couleurs du drapeau de l’Iran, vert, rouge et blanc. Les durs
de durs roulèrent les épaules, gonflèrent leurs biceps, tordirent la pointe de
leurs moustaches et firent pleuvoir une avalanche de « mashallah, pourvu que
ta main ne se fatigue jamais, que ton souffle s’anime, agha Massoud, c’est une
fleur que tu as plantée là ! » Pour le seul éclairage de ses hedjleh, toutes les
mères de Sar-asiab Doulab rêvèrent de l’avoir comme gendre.
Pour la confection des beyragh, Massoud mit à contribution sa mère, sa
grand-mère et sa sœur. Deux semaines avant les célébrations – non pas le 27
azar 2536 du calendrier impérial iranien, ou le 17 décembre 1976, mais bien
le 25 zihadjeh 1396 du calendrier lunaire musulman –, elles se relayèrent
derrière une machine à coudre Singer, prêtée par les épouses des mêmes
donateurs bazari. Leur mission : broder, en récitant des prières
ininterrompues, sur un long tissu vert ou noir, la main coupée de Hazraté
Abolfazl, le frère de l’imam martyrisé, et un poème disant que, par amour
fraternel, le saint était tout prêt à sacrifier son autre main. Après avoir cousu
une centaine de mains et de poèmes, les femmes plièrent les beyragh et les
portèrent à leurs yeux, puis sur leurs lèvres, comme on le faisait avec le
Coran.
Les dix derniers jours, dans la cour de la forge, tous les après-midi, un
madah enturbanné et barbu monta sur une boîte en tôle et raconta, en
chantant, la passion de l’imam Hosseyn. Sur les recommandations de
Massoud, le madah n’hésitait pas, au détour d’une phrase, à comparer la
résistance d’agha Khomeyni à celle du petit-fils du Prophète.
Un de ces après-midi, Mostafa, barbe et parka noires, pénétra dans la cour,
s’assit au dernier rang et écouta le madah. À la fin de la récitation, lorsque les
voisins regagnèrent leurs logis, Mostafa posa une main sur sa poitrine et de
l’autre tendit un portefeuille ouvert, rempli de billets de cent toman, vers le
chanteur. Celui-ci recula. Il était hors de question d’accepter même un seul
billet. Il œuvrait pour l’amour de Dieu et du Prophète. Recevoir de l’argent
serait une insulte. Mostafa garda le portefeuille ouvert et expliqua que la
somme provenait de la collecte des taxes islamiques – au nom du Guide –, et
que cet argent appartenait en fait à tous les musulmans. Le madah regarda les
billets, approcha sa main du portefeuille et, « pourvu que mes doigts saisissent
un plus grand nombre de billets », en retira cinq ou six cents toman, un
pactole. « Que Dieu subvienne à tous tes besoins, qu’il assure ton avenir, qu’il
fasse en sorte que tu ne tendes ta main devant personne… » dit le madah en
s’enveloppant de son aba avant de s’éloigner.
Sur l’invitation de Massoud, Mostafa descendit dans leur sous-sol. Les trois
femmes se rangèrent dans la pièce de derrière. Le grand-père se leva pour
accueillir dignement l’étudiant en électronique, le mentor de sa progéniture.
Mostafa se courba pour embrasser le visage, parsemé de barbe blanche, du
vieil homme, et leur annonça qu’il leur apportait une bonne nouvelle. Il était
intervenu auprès de la direction de l’école islamique Refah afin qu’Esmat
khanoum, la sœur de Massoud – il inclina la tête du côté de la pièce où se
trouvaient les femmes – y poursuivît sa scolarité, sans aucun souci matériel.
Le grand-père essaya de saisir la main de Mostafa pour la baiser. « Celui
qui doit être gratifié, c’est vous hadj agha. Vous avez élevé deux fleurs pour la
société islamique ! » assura Mostafa en retirant énergiquement sa main.
En observant ces tiraillements, « laissez-moi vous embrasser la main »,
« non c’est moi qui dois embrasser vos pieds », Massoud réalisa soudain que
les tracas concernant sa sœur étaient finis, que la trésorerie des musulmans
allait remplacer automatiquement tous les crayons largement entamés.
Le lendemain, alors que Téhéran s’éveillait sous la neige, Esmat, enroulée
dans un tchador noir prêté par une voisine – il était hors de leur portée
d’acheter quatre mètres et demi de polyester noir –, et accompagnée par
Massoud, se rendit à l’école Refah. On la sépara de son frère, on l’installa
dans une salle de cours, on lui demanda si ses parents priaient, s’ils
possédaient un poste de télévision, s’ils allaient au cinéma – elle ne dit mot du
cœur ému de son frère qui, tous les jours, malgré son engagement sur la voie
de Hosseyn, entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq,
continuait à battre au rythme de celui de Gheyssar –, s’ils écoutaient de la
musique, si une de leurs proches sortait sans tchador, et enfin si elle portait
quelquefois une jupe devant son frère.
Elle sortit la tête haute de cet interrogatoire et intégra, dès le lendemain,
dans le même tchador, sa nouvelle école. Deux jours plus tard, elle fut
chargée, en vue de la célébration de la passion de l’imam Hosseyn, de couvrir
les murs de leur amphithéâtre de tissus noirs. Une semaine plus tard, toutes les
écolières découvrirent dans leur casier un polycopié du tract de l’ayatollah
Khomeyni. Le frère et la sœur militaient ensemble, « deux fleurs dressées
dans la société islamique ».
Rassuré sur l’avenir de sa sœur, Massoud pouvait songer à se marier. Il
communiqua son intention à sa mère. « Je remercie Dieu, enfin mon fils est
venu à la raison ! » s’écria-t-elle en claquant ses doigts de joie, anticipant déjà
le mariage.
La fille « bien comme il faut » de naguère, faute d’engagement sérieux de
la part de Massoud, avait été mariée. Où se trouvait la caissière de General
Mode ? Et Lobat ? Continuait-elle à balancer ses fesses à l’Horizon doré ? Un
jour ou l’autre, si leur combat aboutissait, quatre mètres et demi de tchador
noir recouvriraient le corps de la caissière et cinq mètres de tissu blanc, en
guise de linceul, celui de la danseuse. Fallait-il les avertir ? Devrait-il
s’introduire dans le cabaret, interrompre Lobat au milieu de sa prestation,
« regarde mes fesses, je les secoue, je les secoue, je les lâche en haut, je les
lâche en bas… », pour lui dire de tout arrêter, de déguerpir, de foutre le camp
avant la lapidation, avant le lynchage ? Mais pour aller où ? Si tous les soirs
Lobat ne balançait pas ses fesses, qui prendrait soin de son mari héroïnomane
et de ses enfants en bas âge ? Qui ?
Une chose était sûre : lui, agha Massoud l’électricien, ne pouvait pas régler
tous les problèmes, désintoxiquer par exemple le mari de Lobat, inshallah,
pour qu’il mène une autre vie. Si les préceptes islamiques régnaient dans ce
pays, plus jamais Lobat ne balancerait ses fesses, non, plus jamais, même si
ses enfants, ses propres enfants crevaient de faim sous ses yeux. Et d’ailleurs
si les préceptes islamiques régnaient dans ce pays, jamais plus les enfants ne
souffriraient de la faim, jamais plus les maris ne se défonceraient à l’héroïne.
De toute façon, préceptes islamiques ou pas, la danseuse et la caissière étaient
désormais répréhensibles. Ces deux femmes faisaient partie de son passé, du
temps perdu précédant son éveil, son engagement. Aujourd’hui, il était
ballotté entre l’organisation des campements, le tirage des tracts, les prières, la
distribution de la taxe islamique parmi les plus pauvres des pauvres, l’achat de
disjoncteurs, interrupteurs, goulottes et moulures pour son propre travail. Il ne
lui restait même pas assez de temps pour laisser son cœur chavirer quelques
minutes par jour entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq. Il
avait même réussi à se débarrasser de Gheyssar et d’Azam. Enfin.
D’ailleurs, ces deux-là n’étaient que les personnages d’un film, tourné Dieu
sait dans quelles conditions et projeté dans des salles où des femmes, assises
en minijupe à côté des na mahram, des hommes qui n’étaient même pas de
leur famille, exposaient leurs cuisses blanches. Dans ces mêmes salles, on
pouvait entendre les femmes casser bruyamment des graines de pastèque et les
éjecter du bout de leur langue sur les têtes chauves alignées devant elles, tof,
tof. Le jour où l’islam régnera sur ce pays, les salles de cinéma seront
partagées en deux zones et les hommes seront enfin séparés des femmes, elahi
amin. Ou bien il y aura, ce qui paraît encore plus judicieux, des séances
destinées aux hommes et d’autres aux femmes : les matinées pour les femmes,
les après-midis et les soirs pour les hommes. Ou encore, et cette troisième
possibilité lui semblait de loin la meilleure, les salles de cinéma seront, à toute
heure, interdites aux femmes. Oui, des salles de cinéma réservées uniquement
aux hommes et projetant des… Des quoi ? Quels films ? Massoud n’avait rien
d’un réalisateur, ni d’un producteur. Le choix des films qui seraient projetés
pour un public d’hommes dans une société régie par les lois islamiques ne le
concernait pas, du moins dans l’immédiat. Bien sûr, si jamais les autorités le
consultaient, il aurait son mot à dire. Il suggérerait peut-être à demi-mot, en
mangeant les syllabes, de tourner un remake de Ghey… de Gheyssar.
Quant à son mariage, oh, les filles ne manquaient pas. Naneh djoun, sa
mère, n’avait que l’embarras du choix. Le hedjleh électrifié, le seul de tout
Téhéran, associé au blouson noir, avait produit un plein effet. Aucune mère de
Sar-asiab Doulab n’aurait refusé la demande de Naneh djoun. Mais dès que
celle-ci décrivait une telle, fille d’un tel, Massoud se détournait, se
rétractait. Il ne se donnait pas le droit, en continuant la voie qui était la sienne
et qui, inévi tablement, menait à la prison, de se marier et d’avoir des enfants.
– Naneh djoun, j’ai mal à la tête. Toute la journée, j’ai bouffé du gasoil,
plus tard, s’il te plaît, la jolie fille du boucher…
Et il empêchait Naneh djoun de se rendre, une boîte de gâteaux à la main,
auprès des parents de l’élue.
À Mostafa, cependant, il ne savait pas dire non. Celui-ci lui lança, un matin
du mois de mars, en faisant vrombir sa moto :
– Massoud, mets-toi derrière, je t’emmène faire des courses !
Massoud grimpa derrière son ami. Durant tout le trajet, malgré les klaxons,
les injures des conducteurs : « Ahay, animal, regarde devant toi ! », les cris des
vendeurs ambulants : « Collants Starlight ! Collants Starlight ! », et le chant
de hadji Firouz qui, son tambourin à la main, annonçait le Nouvel An, il posa
sa tête contre l’oreille du conducteur et lui glissa quelques mots sur les
activités des membres de leurs groupes, sur leur empressement à vouloir agir,
à entreprendre la lutte armée.
– Chaque chose en son temps, répondit Mostafa. Pour le moment, nous
allons faire des courses.
Massoud pensa qu’il s’agissait d’achats de charité. Il lui arrivait souvent
d’aller au bazar, les mains presque vides, de faire la quête au nom de leur
groupe islamique en assurant que les destinataires étaient vraiment dans le
besoin, des déshérités, des exclus. Il en revenait avec une fourgonnette
remplie de chaussures Kafshé Melli, de pantalons, de pulls et de blousons. Le
Nouvel An approchait. Il fallait penser à vêtir les démunis. « Il faut laver la
maison, se laver et, pour les souhaits de bon augure, porter un vêtement
neuf ! » disait Naneh djoun. Le nettoyage de leur deux-pièces ne demandait
pas un effort surhumain. Quant au hammam, ils s’y rendaient en petits
groupes séparés : la grand-mère, Naneh djoun et Esmat d’une part, le grand-
père et Massoud de l’autre. Les complications apparaissaient avec le port du
vêtement neuf. Depuis qu’Esmat fréquentait l’école Refah et donnait des
cours privés aux élèves des classes inférieures, Dieu merci, les choses
s’étaient nettement arrangées. Mais ce n’était hélas pas le cas pour d’autres. Il
fallait penser à eux, au vêtement neuf qui est de bon augure quand on le porte
le jour du Nouvel An.
Mostafa s’arrêta devant un magasin de costumes pour hommes sur l’avenue
Nasser Khosrow.
– Choisis-toi un joli costume de marié, conseilla-t-il à Massoud en
franchissant le seuil de la boutique.
À Mostafa, agha Massoud l’électricien ne pouvait rien refuser. Si sa peau
avait été blanche, dans pareil cas, il aurait rougi. Il baissa la tête et attendit que
Mostafa sollicitât le vendeur :
– Apportez-moi ce que vous faites de plus beau pour Monsieur le marié que
voici !
Le vendeur décrocha deux costumes du présentoir, en disant :
– S’il vous plaît. Je sollicite une minute d’attention. Il y a ici un costume
noir avec doublure gris foncé et un costume blanc avec doublure marron. Ceci
pour vous dire que nous avons, dans notre magasin, quelque cinq cents
modèles. Il faut que vous me précisiez la couleur du costume, celle de la
doublure, le nombre de poches extérieures pour la veste, le style du dos de la
veste, par exemple avec ou sans fente, le style des poches du devant du
pantalon, verticales, en biais, horizontales…
Pendant que le vendeur récitait sa litanie, Massoud, qui se demandait à qui
on voulait le marier, caressait presque malgré lui la matière des deux
costumes, « c’est comme un toboggan, la main glisse dessus, tellement c’est
doux ! », et en cherchait des yeux le prix, sur les étiquettes. À l’exception du
fameux pantalon, fendu en deux, de Monsieur V., environ un an auparavant, il
n’avait jamais eu l’occasion de toucher une matière aussi souple.
Le vendeur poursuivait :
– Messieurs, ce n’est pas tout, il faut aussi indiquer le nombre de poches à
l’arrière du pantalon, par exemple une à droite, une à gauche, une à droite et à
gauche, et également le nombre de plis et de faux plis du pantalon, à partir de
la taille. Enfin l’ourlet, vous le voulez à l’intérieur ou à l’extérieur ?
– Ey baba, lui dit Mostafa, nous sommes venus pour acheter un costume de
marié, pas pour résoudre une formule mathématique.
Une demi-heure plus tard, le vendeur sélectionna un costume noir, doublé
de tissu beige. La veste avait deux poches extérieures et deux fentes dans le
dos, le pantalon des poches en biais sur le devant. Un seul pli et l’ourlet à
l’extérieur.
Ils ne prirent pas de cravate.
– C’est compris dans le prix du costume.
– Nous n’en voulons pas.
La cravate était bonne pour les oppresseurs occidentalisés des quartiers
nord, pour ceux qui voulaient à tout prix ressembler à ces impies qui se
soûlaient dans les cabarets avec des filles à demi nues sur leurs genoux.
Aucun homme engagé dans la résistance, fût-ce pour son mariage, ne se
montrerait ainsi déguisé.
– Pas de nœud papillon non plus ? Du moment que vous ne prenez pas de
cravate, je peux consulter la direction, si vous le désirez, et vous offrir le nœud
papillon.
– Tu te moques de nous ou quoi ? répliqua Massoud en relevant ses sourcils
et la taroupe qui les unissait.
Tandis que Mostafa comptait les billets de cent toman, Massoud gardait la
tête baissée. Sur la route du retour, alors qu’il serrait le costume qui coûtait le
prix de mille cinq cents crayons d’école (il n’avait pas pu s’empêcher
d’effectuer le calcul), Mostafa tourna la tête vers lui et dit :
– Je ne laisserai aucune famille te dérober à nous. Tu seras notre propre
gendre. Le mari de celle qui a bu le même lait que moi, notre Zahra.
À Mostafa, Massoud ne savait pas dire non.
Confrontation constante avec le régime oppresseur
– Leur Zahra va à la même école que notre Esmat, dit Massoud à son grand-
père.
Naneh djoun claqua des doigts. Esmat se mit à chantonner un air de
Gougoush : « Gissou nagou kamandé vallah ! Ses cheveux, on dirait un
lasso ! », et presque aussitôt elle se tut. Une fille qui fréquentait l’école
islamique Refah ne devait pas regarder la télévision ni fredonner du
Gougoush. La grand-mère retira difficilement de son poignet trois bracelets en
or, djiring : « C’est pour Zahra khanoum ! » Seul Massoud ne partageait pas la
joie de sa famille. Comment subvenir aux frais du mariage ? Comment rester
la tête haute auprès de Mostafa, dont le père, en sa qualité de gardien d’école,
avait un vrai salaire, une vraie habitation ? Comment ne pas inviter au mariage
les collègues de l’avenue Lalehzar, les membres du groupe islamique, ceux
qui dix jours par an s’acharnaient à ce que leur alam attirât la foule la plus
dense ? « Ya Hosseyn, aide-moi ! Fais en sorte que je ne sois pas
déshonoré ! »
L’imam Hosseyn exauça son souhait. Une semaine après l’achat du
costume, les intrépides, les louti et les héros des maisons de force de
Darvazeh-ghar, de Molavi et de Sampaz-khouneh, ceux qui admiraient chaque
année le hedjleh électrifié de Massoud, arrivèrent porteurs de dix mille toman.
Connaissant le dénuement dans lequel vivait la famille de Massoud, ils avaient
organisé une collecte dans les maisons de force et, « Massoud djoun, tu
mérites beaucoup plus que ça, accepte de nous cette modeste somme », ils lui
tendaient une enveloppe ventrue.
Deux cents personnes assistèrent à son mariage. Les fruits furent fournis par
les grossistes du Meydoun, ceux-là mêmes qui s’entraînaient dans les maisons
de force et transportaient sur leurs épaules, à coups de ya Hosseyn, le très
lourd et pesant alam. Les gâteaux – de sa vie Naneh djoun n’en avait goûté
d’aussi savoureux – provenaient non pas du shirini danmarki, celui qu’avait
choisi Fereydoun pour Monsieur V., mais de la confiserie islamique hadj
Zarifi et frères. Pendant la semaine qui précéda le mariage, les services de la
Savak s’étonnèrent de l’absence de tracts dans les casiers à mohr de la
mosquée Khalili et l’Arménien qui vendait des stencils de la défection de ses
clients. Délaissant leurs activités clandestines, les militants passaient leur
temps dans un salon de coiffure pour hommes, chez Djazireh.
Après le mariage, il resta suffisamment d’argent au couple pour acheter un
deux-pièces, mais cette fois à l’étage, à proximité de Meydan Khorassan.
Pendant cette période, Massoud fut courtisé par les membres des modjahedins,
lesquels, capsule de cyanure sous la dent, menaient une existence clandestine
et se consacraient à la lutte armée. Son rêve était de les imiter, de faire
exploser des bombes dans les bâtiments de l’Organisation de la planification,
à la succursale de Pan American, au siège des compagnies pétrolières Shell et
Lavan, dans les salles de cinéma Polydor et Radio City, « non, pitié, pas dans
le cinéma Cristal », à la cafétéria de l’hôtel International, au commissariat de
police de Baharestan. Mais chaque fois qu’il regrettait son inaction, Mostafa,
son beau-frère, lui rappelait les paroles de leur Guide : « Sans la participation
du peuple, aucun mouvement armé ne saura réussir. Réveillez le peuple à
l’islam ! Éveillez-les ! » Et Massoud continuait, comme par le passé, à se
recroqueviller dans le cagibi, derrière sa boutique, pour polycopier des tracts
en provenance de l’Irak.
Un soir, alors qu’il s’apprêtait à rentrer et à goûter au dizi de sa femme,
trois hommes firent irruption dans son magasin.
– C’est toi Massoud ?
– Oui.
C’en était fini de sa liberté. Ils firent baisser les grilles, menottèrent
l’électricien et fouillèrent la boutique de fond en comble. Ils trouvèrent, bien
entendu, les stencils, la planche de verre qui portait encore des traces toutes
fraîches d’encre et une photo de l’ayatollah Khomeyni.
– Qui c’est ?
– Ma source d’imitation.
– C’est Shariat Madari ?
– Oui.
Ils jetèrent la photo par terre, sur un fouillis de vieilles boîtes de chevilles,
d’embouts, d’ampoules usagées et de fils noués. Ils bandèrent les yeux de
Massoud, le firent monter dans une voiture et le conduisirent à la prison
d’Evin. Lorsqu’ils lui enlevèrent sa cagoule, l’électricien se trouvait dans un
local sans fenêtre, les pieds sur des câbles jetés à même le sol. Au milieu de la
pièce un lit en fer, sans matelas. Une ampoule pendait du plafond.
Ils attachèrent ses mains et ses pieds. Un des enquêteurs lui annonça :
– Cher monsieur Massoud, nous avons décidé de t’agrandir d’un demi-
mètre !
Ils le frappèrent alors avec des câbles électriques – les mêmes qu’il avait
maniés toute sa vie – et lui demandèrent instamment de dénoncer les membres
de son groupe. Massoud résista. Il n’avait pas brandi pendant des années
l’alam de l’imam Hosseyn pour s’effondrer au premier coup. À l’aube, il fut
conduit au quartier numéro 1 de la prison, où il trouva les ayatollahs
Taleghani, Montazeri, Lahouti, Anvari, Rabani, les religieux Karoubi,
Rafsandjani, Mahdavi Kani, et d’autres comme Radjayi, Askar Oladi,
Ladjevardi – tous les dirigeants de la future république islamique. À la suite
d’une pétition, signée par les ayatollahs emprisonnés qui demandaient à être
séparés des prisonniers marxistes, qu’ils considéraient comme infidèles et
impurs, ils se retrouvaient là tous ensemble.
Huit mois de prison transformèrent Massoud en un pratiquant pur et dur. À
l’aube, il récitait l’appel à la prière. Ensuite, dans le hammam collectif, il
veillait à ce que les modjahedins et les marxistes, largement plus représentés
que les religieux, ne montrent pas leur nudité.
– Quelle différence y a-t-il entre la paume de la main et la peau des fesses ?
Hein, dis-moi Massoud ! Dis-le-moi !
– Vous avez intérêt à vous couvrir, sinon je détraque les ventilateurs, et je
sais de quoi je parle.
Quarante degrés à l’ombre. Malgré toute leur résistance aux coups de
câbles, ni les modjahedins ni les marxistes ne souhaitaient qu’on les privât de
ventilateur.
À midi, l’électricien se postait à l’entrée du réfectoire et veillait
personnellement à ce qu’aucun modjahed, aucun maoïste, ne touchât à la
nourriture, ni aux couverts destinés au quartier numéro 1, celui des islamistes.
À l’heure de la sieste, il apprenait l’arabe et étudiait le Coran, et le Nahdj ol-
balagheh. L’après-midi, il se rendait dans les toilettes pour épier ceux qui,
parmi les modjahedins, urinaient debout. S’il en surprenait un, à la sortie de la
pissotière, il le prenait à part et le blâmait sévèrement :
– Toi aussi, tu es passé à gauche ?
– Boro baba, lâche-moi, avançait le fautif en tentant d’écarter Massoud de
son chemin. Tu n’as pas autre chose à faire que de guetter si on pisse
correctement, si on se lave correctement, non ? Tu n’as pas autre chose à
faire ?
– Je veille à ce que tu restes dans le droit chemin.
– Il n’est pas interdit de pisser debout, que je sache.
– Non mais il est recommandé de le faire assis, compte tenu de la parole
d’Ayesheh. Rappelle-toi : « Si quelqu’un vous dit que le Prophète, bénédiction
et salut soient sur lui, a uriné debout, ne le croyez pas ! Il n’urinait qu’assis. »
Nous, musulmans, nous devons le copier dans chacun de ses gestes.
– D’accord, d’accord. Mais si un obstacle, une douleur, empêche qu’on
pisse assis, qu’est-ce qu’il faut faire ?
– Il faut veiller à ne pas être éclaboussé par l’urine et surtout ne pas laisser
découvrir ses parties honteuses. Cette concession a été rapportée par un des
compagnons du Prophète.
– D’accord, répliquait le modjahed, dorénavant je pisserai assis et si, pour
une raison ou pour une autre, je pisse debout, je veillerai à ne pas m’asperger
d’urine, ni à exposer ma bite à l’air libre.
Ils finissaient par se séparer, et chacun de regagner son propre quartier.
Cependant, les jours suivants, Massoud finissait par apprendre que le
modjahed continuait d’uriner debout. Quelque temps plus tard, il en obtenait
la confirmation : le modjahed était effectivement passé à gauche, il avait
même cessé de prier.
Le soir, Massoud pénétrait dans les toilettes, qu’il ne quittait plus – pour
inspecter, selon la méthode islamique, les recoins où les prisonniers avaient
l’habitude de cacher toutes sortes d’objets.
– Avec leur ration de raisin sec, les gauchistes sont en train de faire du vin.
– Où ? Comment ? Dis-moi !
Il était de son devoir de déjouer cette entreprise irrespectueuse des détenus
gauchistes. Aussi se cramponnait-il aux parois des toilettes pour fouiller le
contenu des réservoirs de chasse d’eau. Il y pêchait des lames de rasoir,
cachées là par ceux qui préparaient leur suicide, des trousseaux de clés, des
pièces de monnaie, des alliances. Un soir, il trouva, au-dessus des mêmes
réservoirs, des ballons de foot remplis d’un liquide qui dégageait une odeur
aigre. Pas de doute : il s’agissait du vin fabriqué par les tchapi, ces gauchistes
qui, dans une prison à la réputation redoutable, avaient eu le loisir de presser
clandestinement du raisin sec, d’en tirer un liquide sirupeux et de le laisser
fermenter dans des balles de foot.
En un clin d’œil Massoud déversa dans les cuvettes le produit de plusieurs
mois d’astuce et de dissimulation. Durant toute la semaine suivante, il dut
s’enfermer dans le quartier réservé aux religieux. Ses codétenus craignaient
pour sa vie. Les gauchistes et même les modjahedins, qui ne juraient que par
la lutte armée et l’homicide politique, lui en voulaient à mort.
Lorsque, après huit mois d’étroite fréquentation des docteurs en religion –
de sa vie, il ne les avait jamais côtoyés d’aussi près –, Massoud quitta enfin la
prison, il était persuadé, il savait que son cœur ne battrait jamais plus entre
dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq. Il se sentait même
capable, maintenant, de mettre le feu au cinéma Cristal.
Libéré, il continua, testeur à la main, à rétablir le courant dans les maisons
du bala, au nord de la ville, baissant chaque fois la tête lorsque la jeune fille
de la maison plongeait dans la piscine, vêtue d’un satanique bikini. Que de
fois, il eut envie de casser les bouteilles d’alcool entassées dans les caves de
ces résidents « d’en haut », mais « attention il ne faut pas prendre de risques et
se faire attraper pour des babioles », alors il se retenait, il crachait sur les
whiskies, les cognacs et les vodkas tout en maudissant ces non-musulmans,
« que vous brûliez tous dans le feu de l’enfer ! »
À la fin du printemps, alors qu’il regagnait sa boutique après une réparation
de piscine, il apprit la mort de l’opposant Ali Shariati, survenue en Angleterre,
le 19 juin 1974, après trois ans d’emprisonnement en Iran. Il lui était arrivé,
par solidarité religieuse, de polycopier certains passages des ouvrages de
Shariati et de les distribuer dans la mosquée Hedayat, à proximité de son lieu
de travail. À l’annonce de sa mort, il essaya de se remémorer une des phrases
qu’il avait reproduites à grands coups de tirage et d’encrage : « Dans le
shiisme des imams, la stratégie de la lutte n’est ni le soulèvement armé – oui,
c’était bien ça, il n’avait pas tout oublié –, ni le combat idéologique, ni
l’inaction, ni l’enseignement de l’islam. La stratégie de la lutte se trouve – se
trouve dans quoi ? Il redoutait de modifier le phrasé si particulier de Shariati –
… dans une confrontation constante avec le régime oppresseur ».
– Dieu merci, se disait-il, je n’ai pas de diplôme, mais j’ai quand même pu
retenir ces quelques phrases par cœur.
Désormais, Massoud pouvait passer devant le cinéma Cristal sans même
relever la tête pour entrevoir les affiches. Confrontation constante avec le
régime oppresseur.
Pendant cette période, et plus particulièrement en octobre 1977, tout occupé
à « réveiller le peuple à l’islam », il ignora les dix soirées poétiques organisées
par l’Institut Goethe.
On y retrouvait la plupart des intellectuels, parmi lesquels Fereydoun et
Ensiyeh, qui s’imaginaient sincèrement œuvrer pour l’abolition de la censure.
Ils connaissaient la plupart des intervenants, comme les écrivains Saedi,
Moshiri et Kasrayi. Le cinquième soir, un vendredi, les poètes abandonnèrent
les microphones, quittèrent la salle de conférences et rejoignirent la foule,
massée dans le jardin. Recroquevillés sous un même parapluie, Ensiyeh se
permit enfin, « maintenant que tout le monde luttait contre la censure », de
poser sa tête contre l’épaule de Fereydoun. De sa main gauche – l’autre tenant
le parapluie –, Fereydoun la serra aussitôt dans ses bras et souhaita
intensément qu’il continuât de pleuvoir, que la voix de Golshiri décrivant
La mort prématurée dans la prose contemporaine persane ne s’interrompît
jamais, que la police restât menaçante et armée. Les langues se déliaient.
Après des années de censure, les poètes pouvaient enfin utiliser le mot
« sang » sans le remplacer par « hémoglobine ». Un vrai mouvement de
contestation, ils en étaient alors convaincus, voyait le jour dans un cercle de
poètes, désormais libres de penser, d’écrire, de publier. Mieux encore,
Fereydoun sentait qu’Ensiyeh commençait enfin à se relâcher. La révolution
avait réussi à percer son armure.
Un des premiers jours du mois de janvier 1978, Fereydoun fit irruption chez
Ensiyeh, comme toujours sans appeler au préalable et sans sonner. Il se rendit
dans la cuisine, où il retrouva Mehri, la femme de ménage, la tête renversée en
arrière et le visage couvert d’une purée de bananes. Sans un mot, afin d’éviter
que son masque ne s’écroulât, celle-ci dirigea son index vers le haut, vers
l’étage supérieur, pour indiquer le lieu où devait se trouver Madame. Tout
absorbé par le spectacle du masque, Fereydoun, qui se rappelait les litres de
milkshake à la banane qu’il avait ingurgités en 1970 à San Francisco, entre
deux joints, une manifestation contre la guerre du Biafra et un drive in
cinema, ne bougea pas.
– Bala ! Bala ! En haut ! finit-elle par dire, en éprouvant un certain mépris
pour cet homme qui, ne comprenant pas le b a ba d’un masque de beauté,
l’avait contrainte à briser son silence et à faire couler la purée de fruit sur sa
chemise immaculée, amidonnée.
Fereydoun, pour qui l’amitié de Mehri comptait par-dessus tout – elle
informait le réalisateur sur l’emploi du temps d’Ensiyeh à la minute près –, la
félicita sur l’irrésistible odeur d’amidon qu’elle dégageait en permanence :
– Mehri djoun, comme tu sens bon ! Ah ! Si seulement les parfumeurs se
donnaient la peine d’exploiter cette odeur !
Mehri, les commissures des lèvres agglutinées par les bananes, sourit, ce
qui fit tomber une nouvelle coulée sur sa chemise désormais définitivement
sale. Fereydoun huma encore l’air, « ah, cette odeur ! », quitta la cuisine et
escalada l’escalier.
– Mets ton manteau. Je t’emmène à Niavaran. Là, tout près du Palais, sur un
mur, je viens de découvrir, en petits caractères (il s’approcha d’Ensiyeh pour
lui chuchoter au creux de l’oreille) : « Mort au shah ! »
– Mort au shah ?
Ensiyeh l’accompagna jusqu’au mur. Fereydoun, qui marchait devant elle,
dépassa une épicerie, s’arrêta puis se retourna et pencha la tête pour désigner
l’inscription. Elle lut en toute hâte : « Mort au shah ! » Dix ou douze
centimètres de gribouillages sur un mur en brique, trois mots qui allaient
bouleverser leur vie.
Ils en indiquèrent l’emplacement à tous leurs amis. Ils y retournèrent eux-
mêmes, à plusieurs reprises, seuls ou en groupes, comme s’ils se rendaient à
une maternité pour contempler quelque étrange nouveau-né.
À peine quelques jours plus tard, la publication d’un article qui injuriait
l’ayatollah Khomeyni transforma le mécontentement des milieux
traditionnels, précisément, en une « confrontation constante avec le régime
oppresseur ». Une manifestation éclata à Qom, la ville sainte. Le clergé
rejoignit le mouvement, des hommes tombèrent sous les balles de l’armée. Ce
qui provoqua d’autres rassemblements, célébrés, conformément au rituel shiite
du deuil, au quarantième jour du décès. De janvier 1978 à février 1979, la
révolution naquit dans le deuil célébré des victimes.
Il y eut, tout d’abord, le 18 février, la révolte de la ville de Tabriz, qui
associait pour la première fois la gauche, les libéraux et les religieux. Les
émeutiers saccagèrent non seulement les bâtiments officiels mais aussi des
cinémas, des boutiques de vêtements, des débits d’alcool. L’armée riposta,
faisant de nouveaux morts, dont le culte, si cher au shiisme, allait captiver le
peuple entier. Des manifestants firent leurs ablutions dans le sang même des
martyrs, écrivirent avec ce sang « Ya Hosseyn » sur leur propre front, et
brandirent, telles des bannières, les vestes ensanglantées des morts, en
attendant la prochaine procession, quarante jours plus tard.
Pendant l’été, le shah nomma un nouveau Premier ministre et annonça le
retour au calendrier musulman : de l’année 2538 le pays revint brusquement à
1357.
Après plusieurs intervalles de quarante jours, le 7 septembre 1978, la foule
exigea pour la première fois le départ du shah et le retour de Khomeyni.
Le lendemain, l’armée ouvrit le feu sur les manifestants de la place Jaleh.
Ce fut le « vendredi noir ». Le soir, un tremblement de terre détruisit la ville
de Tabas : la nature semblait également opter pour une « confrontation
constante avec le régime oppresseur ».
Un samedi matin, le beau-frère de Massoud, agha Mostafa, arriva chez
l’électricien avec la liste des victimes de la place Jaleh, un portefeuille bourré
de billets ainsi qu’une serviette contenant des photos et les cassettes de
l’ayatollah Khomeyni. La mission de Massoud était de se rendre auprès des
familles endeuillées, de les aider matériellement et de capter ainsi leur deuil.
Sa femme Zahra, désireuse elle aussi de servir leur cause, se couvrit
immédiatement de son tchador noir – on en voyait de plus de plus dans les
rues de Téhéran –, et s’apprêta à accompagner Massoud. Ils allèrent chercher
le madah, celui-là même qui avait l’habitude de déclamer pendant dix jours,
dans la cour de la forge, la passion de l’imam Hosseyn, et commencèrent leurs
visites par leur voisinage immédiat. Les victimes, dans ces quartiers, étaient
pour la plupart de simples ouvriers travaillant dans le bâtiment ou l’industrie.
– Où est la maison du martyr ? demanda Massoud au détour d’une rue.
Le mot était sur toutes les lèvres. Le protestataire de la veille, qui avait
quitté son foyer pour manifester son désarroi ou tout simplement rejoindre un
ami opposant, n’avait pas disparu, ni péri. Il était tombé martyr.
Le passant désigna une porte en fer ouverte un peu plus loin sur la droite.
Les deux hommes, suivis de la femme, pénétrèrent dans la cour, déjà
largement investie. Massoud et Zahra s’ouvrirent un chemin parmi la foule,
montèrent les marches jusqu’au seuil de la maison, abandonnèrent leurs
chaussures aux côtés d’une vingtaine d’autres paires et entrèrent. Zahra fit la
queue pour monter à l’étage. Campé dans le vestibule, Massoud entendit la
voix de la veuve – il ne pouvait s’agir que d’elle – : « Vay, regardez quelle
calamité s’est abattue sur ma tête ! Vay ! Vay ! » En guise de réponse lui
parvinrent aux oreilles, une série de hurlements, poussés par les visiteuses, qui
se transformèrent doucement en lamentations et se terminèrent par un silence
entrecoupé de « on dirait que vous n’avez jamais servi le thé, laissez-le
infuser, bande d’oisifs ! », et aussi de « si notre samovar ne suffit pas, allez
emprunter celui de Heshmat khanoum ! »
Couvertes de leur tchador, des femmes aux yeux mouillés descendirent le
long des escaliers et se virent aussitôt remplacer par un nouveau flot, dans
lequel se trouvait Zahra. « Quelle faute avaient commise mes petits pour être
ainsi privés de leur père ? », « Vay, qui maintenant va s’occuper de mes
enfants ? » D’en bas, Massoud entendit les cris des visiteuses, puis leurs
sanglots, puis leur silence. La même voix qui protestait réclama de nouveau
des assiettes : « Mais voyons, ce n’est pas un zoo ici ! » Zahra était absente du
groupe qui redescendit. Elle devait avoir commencé à apprivoiser la veuve.
Quant à Massoud, il ne tarda pas à identifier le frère de la victime.
L’homme, la trentaine, ne s’était pas rasé et portait une chemise noire.
Triturant entre ses doigts un chapelet, il veillait à ce que le plateau de halva
circulât parmi les visiteurs. Allant de la pièce principale à la cuisine, il
embrassait les nouveaux arrivants, posait sa tête sur leur épaule en disant :
– Dadash est parti. Il est parti comme de la fumée !
Puis il soufflait dans l’air pour mieux décrire la disparition de son frère. À
la vue de Massoud, il l’étreignit comme une vieille connaissance avant de lui
dire, dans un soupir :
– Où est mon frère ? Où est mon soutien ?
– Écoute, lui dit Massoud.
De la cour leur parvint la voix du madah, juché comme à son habitude sur
une boîte en tôle, qui psalmodiait :
– Zeynab pria l’imam Hosseyn de renoncer au combat en lui disant : « Ô
frère, on te tuera demain, laisse-moi te remplacer sur le front ! » L’imam
Hosseyn lui répondit : « Dieu a décidé de te voir enchaînée et de me voir
décapité. Demain, moi, je serai tué et toi, tu seras enchaînée. Veille sur les
enfants, prie pour moi ! »
Instinctivement, la foule amassée dans la cour commença à se frapper la
poitrine. Massoud conduisit le frère du martyr sur la terrasse.
Le madah pousuivait :
– Le lendemain, lorsque le cheval de l’imam réintégra le campement, les
enfants crièrent : « Baba est arrivé ! Baba est arrivé ! » Puis, voyant que les
pieds du cheval étaient ensanglantés, ils demandèrent au destrier :
« Zoldjanah ! Où est notre père ? Qu’est-il advenu de lui ? »
À ce récit, la foule, le frère du martyr et même Massoud, laissèrent jaillir
leurs larmes.
Le madah cria :
– Musulmans, ce soir c’est l’Ashoura, c’est le martyre de l’imam, ya
Hosseyn !
Tout en se flagellant, le frère de la victime entonna :
– Ya Hosseyn ! Ya Hosseyn !
Le madah venait d’assimiler le mort de la place Jaleh à l’imam Hosseyn
lui-même, ses enfants aux enfants orphelins de Karbela, jadis, et le désarroi de
ses survivants à l’antique affliction de Zeynab.
– Ya Hosseyn ! Ya Hosseyn !
Massoud regagna la maison, alla dans la cuisine, prit un tabouret et
commença à accrocher dans l’entrée, dans la pièce principale et dans le
couloir, le portrait de l’ayatollah Khomeyni. Zahra ayant pris le dessus, la
cage d’escalier était déjà ornée des photos du religieux en exil.
Deux heures plus tard, les murs extérieurs de la maison étaient recouverts
de tissus noirs. Diffusée par une radio-cassette, la voix d’agha Khomeyni
exhortait les musulmans à suivre l’exemple de l’imam Hosseyn et à hisser au
plus haut son étendard. À midi, la veuve n’eut aucun besoin de pallier
l’absence d’assiette, ni d’emprunter le samovar de Heshmat khanoum, la
voisine. Offerts par le groupe islamique du quartier, de larges plateaux de
tchelo kabab, de brochettes et de riz, circulèrent parmi les convives. Porté sur
les épaules de Massoud, un des fils de la victime ne voulait plus se séparer de
son nouvel oncle : « Amou, tu reviens demain ? Dis-moi oui, dis-moi oui. »
Au même moment, Zahra dorlotait dans ses bras le fils cadet, qui avait à peine
six ans et lui demandait : « Si tu fais un enfant, il sera mon cousin ? »
Prenant Massoud pour le sahebaza, le « propriétaire du deuil », tant il
agissait en maître des lieux et du deuil, les nouveaux arrivants se jetaient en
gémissant dans ses bras : « C’était une fleur dont a arraché tous les pétales ! »
Massoud inévitablement répondait : « C’était une offrande à notre Guide ! »
Vers la fin de l’après-midi, alors que le madah poursuivait son éloge
funèbre, un homme sonna à la porte, pourtant restée ouverte. On venait
chercher Massoud, car ce n’était plus la peine de convoquer le frère de la
victime. Toute décision importante – la distribution du tchelo kabab, la
transformation de la maison en sanctuaire du deuil – était prise par lui.
Massoud se dirigea vers la porte et aperçut un homme, autour de la
quarantaine, brun, barbu, pas trop grand, musclé et assez mince.
Il s’étonna et demanda :
– Agha Fereydoun, c’est bien vous ?
L’homme brun, barbu, pas trop grand, musclé et assez mince fixa Massoud,
qui reprit :
– Agha Fereydoun, je suis votre serviteur Massoud, l’électricien. Vous vous
rappelez ce jour, chez Monsieur V., où vous cherchiez à le voir ? Et moi qui
courais après la boîte de distribution ?
Fereydoun fixa la taroupe de Massoud, la reconnut et serra l’électricien
dans ses bras en lui demandant :
– La victime, serait-ce..?
Il ne termina pas sa phrase, de peur que le mort ne fût un proche de
Massoud.
– Non, je ne suis qu’un ami. Mais entrez, entrez, le frère du martyr est celui
qui se tient devant la porte vitrée. Et vous, agha Fereydoun, qu’est-ce que
vous êtes venu faire ici, en bas de la ville, auprès de nous les pauvres ?
Depuis le début des manifestations, pour se ressourcer dans la rue, où tout
semblait le nourrir, Fereydoun sillonnait toute la ville, le haut comme le bas. Il
photographiait, pendant les manifestations, les femmes qui enfonçaient des
tiges de glaïeul dans les armes de soldats désemparés. Il reconduisait, quand
son réservoir le lui permettait, les ouvriers dans leurs bidonvilles « du bas du
bas » et ne refusait jamais une invitation à prendre un thé dans leur baraque,
où trônait souvent, à côté du portrait fictif de l’imam Ali, la photo de
Gougoush, « la reine de la pop iranienne ». Il s’asseyait où il pouvait et tendait
l’oreille aux revendications de ces hommes. Des hommes qui ne cherchaient
pas à renverser le shah, mais qui voulaient un logement décent. Chaque matin,
il se rendait fidèlement devant l’Université de Téhéran et arpentait les
trottoirs, transformés en foire du livre, à la recherche d’ouvrages jusqu’alors
interdits. Un jour, il trouva, tapissant entièrement les dalles qui séparaient
deux rues, les quarante-cinq volumes des Œuvres complètes de Lénine,
jusque-là fermement prohibées. Il les acheta aussitôt pour le fiancé révolté de
Shahrzad, la fille d’Ensiyeh, et plaça deux toman dans la main d’un vieillard
nécessiteux, assis sur le sol contre le mur d’une banque fermée, pour qu’il les
transportât jusqu’à sa Land Rover, tandis qu’il continuerait ses emplettes
révolutionnaires sur d’autres trottoirs.
– C’était quoi, tous ces livres ? lui demanda l’indigent en lui remettant les
clés de la voiture.
– Les œuvres de Lénine. Un homme qui, il y a cinquante ans, a dirigé la
révolution, en Russie.
– Et là-bas, ils sont heureux maintenant ?
Fereydoun hésita et choisit de se taire.
Il déambulait dans une ville qui ne se ressemblait plus. Tous – gauchistes,
islamistes ou libéraux – se parlaient, discutaient, s’injuriaient, puis se
réconciliaient et se séparaient comme les membres d’une même famille après
un long et copieux déjeuner. Fereydoun ne quittait la rue que vers le soir pour
regagner alors la bibliothèque de la maison. Là, assis sous des portraits
qadjars, son père, en peignoir de soie et souliers d’intérieur, écoutait
nerveusement les informations en persan de Radio Israël, de Voice of America
et de la BBC.
– Tout est perdu, Fereydoun djan. Quand la BBC fourre son nez quelque
part, c’est que tout a été décidé, bouclé, ficelé chez eux, à la Chambre des
communes et à la Chambre des lords, disait M. Sardari en dressant son index
en direction du nord, ou du nord-ouest, là où était supposée se trouver
l’Angleterre.
– Demain, je vous emmène avec moi, répondait chaque soir Fereydoun.
Tout Téhéran est dans la rue. Venez et voyez par vous-même l’élan du
peuple !
– Que tu es naïf ! Tu vois l’élan du peuple et tu ne vois pas les ficelles que
tire Callaghan !
Fereydoun bouillonnait, mais là encore il se taisait et attendait le lendemain.
Ayant récolté de l’aide pour les blessés et les tués de la place Jaleh, l’Union
des écrivains l’avait chargé de se rendre auprès des familles meurtries.
– Je suis venu distribuer cet argent, annonça-t-il à Massoud, les dents
toujours aussi serrées.
– Vous êtes grand, agha Fereydoun. Mais vous le verrez par vous-même, ils
n’en ont pas besoin. Notre groupe islamique a tout prévu. Ils ne manqueront
de rien.
– Massoud djoun, je suis venu plusieurs fois à Lalehzar dans ton magasin,
mais tu n’y étais jamais. Tu as changé de métier ou quoi ?
– Non, j’y suis toujours. Mais quand vous êtes passé, je buvais de l’eau
fraîche dans la prison d’Evin.
Main dans la main, ils traversèrent la cour. Fereydoun entendit le madah
qui, du haut de sa boîte en tôle, décrivait les atrocités du jour de l’Ashoura, le
Coran piétiné, la tête de Hosseyn tranchée.
À l’intérieur, une cassette diffusait en boucle un appel à la résistance.
– Qui est-ce ? demanda Fereydoun.
– Agha Khomeyni.
La chute du voltage
Un peu plus tard, au mois d’octobre 1978, la raffinerie d’Abadan entra en
grève et les exportations de pétrole furent interrompues. Par suite de la
campagne de désobéissance civile, les bazars fermèrent, les journaux ne
parurent plus, la télévision et la radio cessèrent d’émettre. Chaque soir, les
habitants de toutes les villes montaient sur les terrasses et, à vingt heures
précises, criaient : « Allaho akbar, mort au shah ! »
Enroulé dans un gros pull en cachemire, Fereydoun gravissait deux à deux
les marches qui menaient au toit de la maison paternelle et, « je dis
rapidement quelques allaho akbar puis je monte vite dans la Land Rover pour
rejoindre Ensiyeh et l’emmener dîner », accomplissait ses devoirs
révolutionnaires. Au restaurant, ils ne parlaient que des manifestations, des
grilles baissées du grand bazar, « moi-même, je ne vais plus à la Télévision.
D’ailleurs la plupart de mes copains ont démissionné… », du manque
d’essence, « comme la voiture est immobilisée, Akbar s’est mis à faire de la
confiture », et des longues et amères disputes opposant les amis royalistes et
ceux qui appelaient à un changement de régime.
Dans la maison de style Bauhaus de Monsieur V., son fils, l’ancien ministre
de la Culture, fraîchement démi de ses fonctions, regrettait d’avoir raté les
soirées poétiques de l’Institut Goethe : « Baba, je ne pouvais pas me permettre
d’y aller. Qu’aurait alors pensé l’impératrice ? » Toujours assis sous les photos
de Tchang Kai-chek et de Nehru – qui eux aussi avaient assisté à des
bouleversements, naguère –, Monsieur V. répétait : « Ces deux jours, le
vendredi et le samedi, les coups de feu et le tremblement de terre. Quarante-
huit heures qui ont secoué une nation ! » Il citait le livre de John Silas Reed,
Les Dix Jours qui ébranlèrent le monde, « à propos duquel Lénine lui-même
disait qu’il aimerait que des millions de personnes pussent le lire ». Après
quoi il abandonnait cet Américain, « le seul parmi ses compatriotes à être
enterré au Kremlin », pour s’emparer du téléphone et composer le numéro de
la clinique des Grangettes, à Genève, où Madame V. était hospitalisée pour un
check-up. Tandis que l’ex-ministre de la Culture feuilletait les revues
protestataires, empilées sur le bureau de son père, en se demandant si
Monsieur V., à l’instar de Victor Hugo, avait également opté pour la
révolution, son père faisait de son mieux pour rassurer la vieille dame sur la
solidité du régime, sur sa stabilité, sur les racines « inextricables, inaltérables,
immortelles » de la monarchie en Iran. Gol Bibi arrivait avec son plateau de
thé, sur lequel forcément quelque chose manquait – un sucrier, une cuillère,
une serviette – et implorait Monsieur V. pour qu’il rappelât avec insistance à
Madame de prendre régulièrement ses deux tasses quotidiennes de sonbolé tiv
et de se sécher, après chaque bain, très convenablement, « sinon, elle tombera
malade et dans le kharedj, il n’y a personne pour s’occuper d’elle ».
– Gol Bibi djoun, mère est dans une clinique, précisait l’ancien ministre.
– Kilinik ou pas kilinik, elle est dans le kharedj. Ça veut dire qu’elle n’a
personne.
Elle n’avait pas tort.
Madame V. fixait avec inquiétude les Alpes. « Faites-moi rentrer en Iran,
disait-elle, ou bien rejoignez-moi. Il paraît que des familles entières cherchent
à quitter le pays. D’ici tout me semble catastrophique. »
– En fait, Gol Bibi vous recommande de vous sécher et de… (Monsieur V.
se tourna vers la servante) Et de ?
– De boire son sonbolé tiv.
– N’oubliez pas de boire votre sonbolé tiv, c’est ce que Gol Bibi veut que
vous fassiez. Pour le reste ne vous inquiétez pas. L’Iran a connu d’autres
soubresauts.
Puis il raccrochait, avalait, sous les yeux critiques de son fils, qui avait pour
devise « servir est un art, un art de vivre, un art d’aimer », une gorgée de thé
froid, amer, dans une tasse ébréchée et murmurait, comme s’il craignait que sa
femme ne l’entendît :
– Quarante-huit heures qui ébranlèrent une nation !

De son côté, si l’Iran refusait de travailler, agha Massoud l’électricien


n’avait plus le temps de se rendre à la maison, d’apprécier le ventre de son
épouse qui s’arrondissait de jour en jour et de préparer, comme chaque année,
son fameux hedjleh électrifié, son alam, décoré de plumes de faisan, qu’il
commandait habituellement des mois à l’avance auprès du plus fameux
plumassier de tout le bazar, hadj Mehdi Shokati, « Hadji djan, je t’implore au
nom de tes enfants, fais passer mes plumes une à une à la vapeur. Mes plumes,
je les aime gonflées. Tu sais, comme lorsque les oiseaux ont froid et qu’ils
gonflent leur plumage ! »
Pendant tout le mois de décembre 1978, le madah, qui venait à la forge, fut
occupé à crier des slogans dans les manifestations tandis que les intrépides, les
louti et les héros des maisons de force de Darvazeh-ghar, de Molavi et de
Sampaz-khouneh, à défaut de hedjleh électrifié et d’alam orné de plumes bien
gonflées, tordaient leurs moustaches dans les ghahveh khouneh, manipulaient
leur chapelet, buvaient thé sur thé et attendaient que cela aussi passât.
Massoud était sur tous les fronts, hissé sur les poteaux électriques des
avenues Shah Reza et Eisenhower, afin d’assurer la couverture audio des
manifestations, penché sur le capot d’une voiture pour, « Ya Hosseyn ! Ce
n’est pas le moment de m’abandonner », assurer le transport, le logement, la
restauration et toute l’infrastructure des rassemblements de plusieurs millions
de personnes. Son beau-frère Mostafa, l’ex-étudiant en électronique de
l’Université Aryamehr, restait en contact permanent avec les représentants
officiels de l’ayatollah Khomeyni, alors que sa propre épouse Zahra,
accompagnée de sa sœur Esmat et d’autres élèves de l’école islamique Refah,
décidaient, dans les rangs des femmes – la séparation des sexes se mettait en
place –, du choix des slogans.
Enveloppées dans leurs tchadors noirs, un haut-parleur à la main, elles
criaient au même rythme : « Indépendance, liberté, république islamique ! »
Derrière elles, des milliers de femmes répétaient machinalement ces mots,
sans même avoir lu un seul des ouvrages de l’ayatollah Khomeyni, le « Guide
de la révolution ». Privées de parole, les laïques, les communistes et les
modjahedins, brandissant qui l’effigie de Mossadegh, qui le portrait de
Golsorkhi, qui les photos des frères Rezayi, constataient déjà que le
mouvement de protestation leur avait définitivement échappé.
Depuis les fameuses « quarante-huit heures », celles qui allaient abattre le
plus vieil empire du monde, Massoud avait cessé de travailler sans que son
patron, un bazari, le blâmât en aucune manière. Encouragé par ses collègues,
celui-ci avait également fermé son autre échoppe, au cœur même du grand
bazar. L’insoumission civile n’empêchait pourtant pas Massoud de se rendre
régulièrement dans son magasin, transformé pour les besoins de la révolution
en entrepôt révolutionnaire où s’entassaient des micros, des enceintes, des
amplis et des câbles.
Dans l’avenue Lalehzar, la plupart des commerces restaient fermés. De peur
d’être incendiés comme d’autres cabarets, de salles de cinéma et des magasins
de mode, l’Horizon doré, le Cristal et le General Mode, avaient également
baissé les grilles. Le propriétaire de l’Horizon doré décrocha lui-même de la
vitrine les photos de Lobat, celles qui la montraient les mains sur les fesses en
train de « les secouer, de les lâcher en haut, de les lâcher en bas, de les nouer,
de les balancer, de les enrouler ». Après le départ précipité du propriétaire,
seules quelques épingles réfractaires et indociles, pendillant au velours doré
des vitrines, rappelaient encore l’existence d’une danseuse populaire.
Lorsqu’il arrivait à Massoud de se rendre dans son magasin, il ne pensait
plus à Lobat, « que fait-elle sans l’Horizon doré ? », « se laisse-t-elle frapper
par son mari en manque d’héroïne ? », ni d’ailleurs, entre dix-sept heures dix-
huit et dix-sept heures vingt-cinq, au dialogue sentimental de Gheyssar, ni au
chewing-gum de la caissière du General Mode. Lorsqu’il se promenait dans
l’avenue Lalehzar, même la boutique de cosmétique avait retiré ses vernis
pourpres et violets ainsi que la pancarte : « Le rouge c’est l’amour, la passion,
l’appétit, la vie, la fête, le spectacle, la richesse. »
Dans sa boutique, Massoud ne s’affairait qu’à contrôler son matériel sono,
en particulier son haut-parleur fétiche, celui qui possédait une chambre de
compression étanche, « dans le cas où, le jour de la grande manifestation,
l’armée lance de l’eau ».
Ce jour-là, le 10 décembre, à l’occasion de la commémoration de la mort de
l’imam Hosseyn, un million de personnes déferlèrent dans la rue, parmi
lesquels Fereydoun, toujours avec son appareil photo, et Ensiyeh, « pour voir,
pour essayer de comprendre », disait-elle. Pourtant, elle ne s’éloignait jamais
trop de son chauffeur Akbar – qui, exceptionnellement, avait pu
s’approvisionner en essence et accompagnait le cortège, à pas d’homme, en
suivant un trajet parallèle. Dans le rang des manifestants défilaient aussi sa
fille Shahrzad et son amoureux, l’ancien adolescent rebelle. Ils avaient dix-
huit ans, ils étudiaient à Paris, s’aimaient encore et se trouvaient à Téhéran
pour les vacances de Noël.
Vers midi, le cortège passa, dans l’avenue Shah Reza, devant l’immense
maison de l’oncle de Shahrzad. Tandis que, bras levé, elle scandait « les
prisonniers politiques doivent être libérés », la jeune fille appuya – de l’autre
main – sur la sonnette de la grille d’entrée. Le gardien ouvrit
précautionneusement la porte et, croyant la nièce de Monsieur le sénateur en
danger, essaya de la tirer à l’intérieur. «
– Mon oncle est à la maison ? demanda-t-elle en guettant Morad qui hésitait
sur le trottoir, transformé en une librairie marxiste-léniniste à ciel ouvert, entre
l’achat de Que faire et de L’État et la révolution.
– Tu connais ces gens-là ? lança à Shahrzad le vendeur, lui aussi marxiste-
léniniste.
– Leur chauffeur est mon oncle, répondit la jeune fille.
De peur d’être démasquée, elle claqua fermement la porte au nez du
gardien, ne lui laissant aucune chance de la ramener dans le giron familial.
Elle enjamba le trottoir, saisit la main de Morad qui, après maintes hésitations,
venait d’opter pour Que faire, et rejoignit les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
mille neuf-cent quatre-vingt-dix-huit autres manifestants.
Le 16 janvier 1979, le shah et la shahbanou quittèrent le pays. Ce jour-là,
dans sa maison blanche de style Bauhaus, Monsieur V. se leva de son bureau
et parcourut des yeux les photos accrochées au mur : Nehru, Tchang Kai-chek,
le shah et la shahbanou inaugurant, dans un autre temps, une institution. Son
instinct politique – il connaissait assez bien l’histoire pour savoir que le
couple royal ne retournerait pas de sitôt en Iran – le poussa à décrocher, par
précaution, la photo des souverains. À quoi bon s’exposer au danger quand
son fils n’était plus ministre ? Les compères très haut placés, ceux qui auraient
pu s’offusquer de l’absence de cette photo, s’étaient déjà expatriés et les rares
éditeurs qui s’intéressaient encore à son travail venaient de se métamorphoser
en farouches révolutionnaires. Oui, il faut la retirer, cette photo, se dit-il.
Tandis que, hissé sur la pointe des pieds, il élevait les bras pour saisir le
cadre, un homme, dans son dos, lui lança un « je vous adresse mon salut ».
Monsieur V. se retourna et invita, comme à son habitude, son hôte, petit, gros
et chauve, à prendre place de l’autre côté du bureau. Puis, tandis qu’il
prononçait les formules d’usage, « j’espère que vous vous portez bien, vous
n’avez pas eu trop de difficultés pour venir », il se mit à feuilleter
énergiquement son agenda Hermès. Un rapide coup d’œil à la page
correspondant au 16 janvier 1979 lui suffit pour identifier l’intrus. Il s’agissait
en effet d’un membre effacé de sa famille, qu’il avait toujours négligé, par
manque de temps ou tout simplement d’intérêt. Maintenant, le shah parti,
Monsieur le ministre n’ayant pas d’autres soucis que ses orchidées et que les
amis présidents, directeurs, ambassadeurs et gouverneurs se trouvant tous à
l’étranger, il pouvait enfin accorder quelques minutes au fils d’un cousin
médiocre, sans titre, sans-le-sou, sans gloire aucun.
– Vous n’avez pas froid ? Il paraît que dehors il souffle un vent glacial,
n’est-ce pas ? demanda-t-il en surveillant les yeux de son visiteur qui erraient
sur le mur, entre la photo de Nehru, de Tchang Kai-chek et du couple royal.
– Ils sont partis. Vous vous rendez compte ? Le shah est parti ! dit le
visiteur.
Oui, Monsieur V. se rendait compte. Et la plus infime conséquence du
départ du shah était bien la présence de cet homme insipide dans son bureau, à
l’heure même où il avait l’habitude de converser avec le chef du
gouvernement en personne.
Il devait se ressaisir. Victor Hugo lui-même s’était adapté à l’exil. « Gol
Bibi, apporte du thé ! » cria-t-il avant de demander des nouvelles de ce « cher
cousin », adjectif que, du temps du shah, du temps de son fils ministre, il
n’aurait jamais employé à propos de cet homme obscur, qu’il connaissait à
peine. Gol Bibi survint avec un plateau de thé, de plus en plus encrassé – la
longue absence de la maîtresse de maison y était évidemment pour quelque
chose – et rappela à Monsieur qu’il fallait à tout prix rappeler Madame pour la
tenir au courant du départ du… Elle se tut et dirigea son menton vers la photo
du couple royal. « Oui, je n’y manquerai pas », lui dit Monsieur V. pour la
rassurer, immensément réconforté de ne pas avoir déplacé la photo.
« Qu’aurait dit Gol Bibi si elle ne voyait pas la photo à sa place ? Rien que
pour elle, je la laisserai toujours sur ce mur ! » Il présenta la tasse de thé à son
visiteur, demanda l’âge de son père, « avec qui j’ai passé toute mon enfance à
jouer au cerf-volant sur les plages du Mazandaran », et enchaîna sur le moyen
de locomotion de son convive, la « lumière de ses yeux ».
– Je suis venu avec ma Peykan.
– Ton réservoir est plein ? demanda-t-il en passant soudainement au
tutoiement.
– Oui, les Peykan ne consomment pas beaucoup.
– Alors, dépose-moi chez mon fils. Il sera ravi de te rencontrer. Vois-tu, il
aimerait établir l’arbre généalogique de notre famille et je suis sûr que toi,
« lumière de mes yeux », tu pourras l’aider.
Le fils insipide du cousin anodin devenait soudain quelqu’un. Le shah était
bel et bien parti. La révolution était en marche.
La lumière des yeux de Monsieur V. avala une dernière gorgée de thé, dans
une tasse ébréchée, et, fixant les photos d’une page de vie définitivement
tournée du vieil homme, lui tendit le bras pour l’accompagner, dans sa
Peykan, chez l’ancien ministre de la Culture.
– C’est même assez confortable, fit remarquer le célèbre écrivain, quand il
se fut installé dans la voiture nationale.
Trois jours plus tard, du haut d’un poteau électrique, alors qu’il s’occupait
de la couverture sonore d’une manifestation qui fêtait le départ du shah, et que
ses yeux ne voyaient, à perte de vue, qu’une immense foule, Massoud
remercia son Dieu.

Vers la fin du mois de janvier, Mostafa, le beau-frère de Massoud, le


chargea d’assumer la sonorisation du premier discours de l’ayatollah
Khomeyni, qui devait être prononcé depuis le cimetière du Beheshté Zahra. Sa
seule hantise devint dès lors la chute possible du voltage. Il se réveillait en
pleine nuit, couvert de sueur, comme une femme ménopausée, et essayait
d’anticiper les dysfonctionnements insupportables.
Le 1 février, lorsque, à bord d’un vol Air France, l’ayatollah atterrit sur
er

l’aéroport de Téhéran, Massoud se trouvait déjà, avec son beau-frère et des


ingénieurs démissionnaires de la Télévision, dans la division 17 du cimetière
de Beheshté Zahra, occupé à inspecter, une dernière fois, le matériel
technique.
– Ici Mostafa, connecte les terminaux de la batterie sans les enlever, je
t’écoute.
– Ici Massoud, connexion établie, je t’écoute.
– Ici Mostafa, Blazer de l’imam arrive dans cimetière, je t’écoute.
– Ici Massoud, connecte pince positive sur câble négatif, je t’écoute.
– Ici Mostafa, foule propulse Blazer jusqu’à hélicoptère, je t’écoute.
Massoud regarda le ciel. Un hélicoptère tournoyait au-dessus de sa tête et
des dizaines de milliers de bras se soulevaient pour l’agripper.
– Ici Massoud, effectue une load de 15 amps, je t’écoute.
– Ici Mostafa, aucune chute de voltage, je t’écoute.
– Ici Massoud, imam descend d’hélicoptère, je t’écoute.
– Ici Mostafa, ya Hosseyn ! Pourvu que tout se passe bien, je t’écoute.
– Ici Massoud, imam prend place sur estrade, je t’écoute.
La voix de l’ayatollah retentit soudain dans tout le cimetière :
– Je vais nommer un gouvernement. Et je vais gifler ce gouvernement.
Nous avons donné notre sang. Nous avons donné notre jeunesse. Nous avons
donné notre dignité. Nos religieux ont été emprisonnés, nos religieux ont été
maltraités…
Le discours terminé, Massoud saisit le microphone et le porta, comme une
relique, à ses lèvres. L’hélicoptère lança un coup de rotor. Une trentaine
d’hommes se précipitèrent et s’accrochèrent à la queue de l’appareil.
– De Mostafa à Massoud, je t’écoute.
– Ici Massoud, je t’écoute.
– Ici Mostafa, conduis imam à ambulance, je t’écoute.
Massoud se rapprocha d’un des gardes du corps, un lutteur, et lui transmit
l’instruction. Puis, il reprit son talkie-walkie :
– Ici Massoud, fais démarrer l’hélicoptère, je t’écoute.
Quelques minutes plus tard, alors que le lutteur emmenait dans ses bras un
ayatollah méconnaissable, Khomeyni sans turban et sans aba, vers
l’ambulance, l’hélicoptère décolla avec cinq ou six personnes en délire
suspendues aux patins. La foule regarda le ciel et, s’imaginant l’ayatollah
parti, commença à se disperser.
– De Mostafa à Massoud, fais partir ni vu ni connu l’ambulance, je t’écoute.
Massoud ouvrit la porte de l’ambulance, installa l’ayatollah dans la cellule
arrière et, talkie-walkie à la main, cria :
– Un religieux s’est évanoui, évacuez le chemin ! Évacuez le chemin !
Il sauta sur le siège avant et ordonna au chauffeur d’avancer.
Le talkie-walkie résonna :
– De Mostafa à Massoud, changement de véhicule à la sortie du cimetière,
je t’écoute.
– Ici Massoud, nous partons, je t’écoute.
– Allumez la climatisation, dit l’ayatollah.
– Allume la climatisation, répéta Massoud au chauffeur, tandis que des
gouttes de sueur coulaient sur son propre visage.
Malgré les exhortations de Massoud, la foule continuait à bloquer le
passage. De l’arrière, une main se posa sur son épaule. Il se retourna.
L’ayatollah lui dit :
– Calme, calme, tout se passera bien.
Durant tout le trajet, malgré ses échanges par talkie-walkie et ses
vociférations contre le peuple, Massoud réalisa que derrière lui se trouvait
l’homme qui, à ce moment précis, portait en lui toute l’énergie du peuple
iranien.
– De Mostafa à Massoud, fais monter imam dans Volkswagen, je t’écoute.
– Va jusqu’à la Volkswagen, dit Massoud au chauffeur.
Arrivé à la voiture, Massoud ouvrit la porte de l’ambulance, aida l’ayatollah
à sortir, l’installa sur le siège arrière, lui baisa les mains, ferma la portière et
parla, de nouveau, dans le talkie-walkie :
– Ici Massoud, imam dans Volkswagen, je t’écoute.
– Ici Mostafa, cent bravos, je t’écoute.
La Volkswagen démarra. À travers la vitre arrière de la voiture, Massoud
fixa le crâne dégarni de son imam. Il le vit s’éloigner, s’amoindrir et puis
disparaître. Mission accomplie.
Au nom de Dieu, celui qui punit les oppresseurs
Le Comité d’accueil de l’imam Khomeyni choisit les écoles islamiques
Refah et Alavi, situées côte à côte, comme lieu de résidence de l’ayatollah.
Dès le premier jour, les caméras de télévision du monde entier se fixèrent sur
l’entrée de ces établissements, filmant un peuple en liesse. La reddition de
l’armée de l’Air et les grandes décisions, comme le choix du gouvernement,
« celui qui allait être giflé », l’arrestation et la confiscation des biens des
dignitaires de l’ancien régime, eurent lieu dans l’enceinte même de l’école
Alavi.
Dans le hall d’entrée, transformé en salle de rassemblement, la foule, de
plus en plus nombreuse et pressante, venait assister aux discours de
l’ayatollah. Lorsque le hall, la cour et les rues adjacentes grouillaient de
monde, l’imam Khomeyni – impossible désormais de l’appeler autrement – se
montrait à la fenêtre et s’adressait aux hommes, aux femmes et aux enfants
amassés. Tous n’aspiraient qu’à le toucher. Il n’était plus le meneur politique,
le religieux résistant, mais le véritable envoyé de Dieu. Dès que la fenêtre
s’ouvrait, hommes et femmes hissaient leurs enfants, espérant les voir
caressés, frôlés par les mains de l’ayatollah, de l’Imam, de l’homme de Dieu.
Si l’enfant était touché, le père le maintenait brandi comme un trophée et le
faisait circuler dans la cour afin que des moins chanceux puissent eux aussi
jouir de l’effleurement divin.
Tout au long de ces journées-là, Mostafa et Massoud ne quittèrent presque
pas les écoles Refah et Alavi. Massoud fit convoquer sa sœur et son épouse.
Elles devaient au plus vite s’occuper des centaines de milliers de femmes qui,
de tous les confins du pays, accouraient pour rencontrer l’imam. Il leur arrivait
de s’évanouir, de perdre leur enfant, de s’égarer dans la capitale, de manquer
d’argent. Enroulées dans leurs propres tchadors, Zahra et Esmat prirent les
choses en main. En qualité d’anciennes élèves de l’école Refah, elles n’eurent
aucun mal à transformer l’atelier de couture en infirmerie et la salle de réunion
des professeurs en dépôt d’objets perdus, où l’on trouvait aussi bien des
sacoches remplies de pain et de dattes que des moutons égarés – des
Mazandaranis seraient-ils passés par là ? – et des bébés emmaillotés. Pourtant,
lorsqu’elles voulurent accéder à certaines pièces, au sous-sol, un « frère »
armé les en empêcha. Le soir, lorsqu’elles interrogèrent Massoud, lequel
continuait, malgré ses nouvelles responsabilités politiques, à se préoccuper de
la chute du voltage, elles l’entendirent leur répondre :
– Il y a là quatre généraux de l’armée. Nous les détenons ici parce que nous
n’avons pas encore pris possession des prisons. N’y descendez plus. Ce n’est
pas un endroit pour vous. Compris ?
Intriguées, les deux femmes qui connaissaient toutes les fêlures des salles
de classe, celles-là mêmes par lesquelles elles s’étaient transmis des
antisèches au temps de leur scolarité, descendirent immédiatement au sous-sol
et réussirent, à travers les fentes des murs, à voir :
– Un, deux, trois, quatre…
– Je n’en vois que trois.
– Regarde là, dans le coin.
L’homme désigné se trouvait accroupi par terre. Deux autres étaient repliés
derrière une table d’école en métal – la seule de la pièce – et le quatrième
marchait de long en large.
Elles collèrent leurs yeux aux fissures des murs.
– Tu vois Hoveyda ? Il paraît qu’il est là lui aussi.
Soudain, le détenu qui marchait de long en large, pressentant une présence
derrière le mur, s’en approcha et localisa les fissures. De l’autre côté, les deux
femmes s’enveloppèrent tant bien que mal dans leur tchadors et se hâtèrent de
quitter leur cachette. Lorsque, trois jours plus tard, elles regagnèrent
discrètement leur poste d’observation, elles ne virent plus trace des quatre
hommes. Le lendemain, elles découvrirent, dans les journaux, les photos de
leurs cadavres, prises à la morgue : quatre tiroirs ouverts montrant la tête et le
buste des généraux de l’armée impériale.
L’exécution avait eu lieu la veille, sur les toits de leur école, en présence de
Massoud.
Lorsqu’il fut question de préparer la salle du procès, Massoud écrivit de sa
propre main, en haut au centre d’un tissu noir : « Au nom de Dieu, celui qui
punit les oppresseurs. » Et un peu plus bas : « Tribunal révolutionnaire
islamique de l’Iran. » Puis, comme un bon élève convoqué au tableau – ils se
trouvaient réellement dans une école –, il calligraphia, en essayant de ne pas
commettre la moindre faute d’orthographe, sous la dictée d’un religieux, la
sourate al-Qasas. Il accrocha le tissu au centre d’un des murs, y disposa des
lits, les recouvrit de tapis – pour faire bon effet ? – et apporta des chaises pour
les accusés et leurs juges, des chaises d’école en métal blanc. Ce fut aussi
Massoud qui photographia les quatre hommes dans leurs costumes civils, assis
sur la chaise blanche, sous le panneau calligraphié de sa propre main.
Le maréchal Nassiri, chef de la Savak, les mains menottées derrière le dos,
portait un manteau noir. Il avait raison de le garder. Il faisait froid et la pièce
n’était pas chauffée. Clic. Première photo.
Arriva le tour du général Khosrodad, commandant en chef des forces
aériennes. Vêtu d’un costume de couleur claire, une écharpe autour du cou et
coiffé d’une casquette, il ne daigna même pas regarder l’apprenti photographe.
Malgré son arrestation et ses trois jours de détention, ses bottes continuaient à
briller. Des quatre hommes, il était de loin le plus beau. Pour la première fois
de sa vie, il ne s’était pas rasé depuis trois jours. Dans une autre vie, celle où,
entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq, Massoud pleurait
en entendant le héros de son film favori s’adresser à sa fiancée (« Azam, tu es
belle. Tu es fidèle. Tu es une bonne ménagère. Azam, je t’aime »), dans cette
vie déjà lointaine, le général Khosrodad aurait pu faire du cinéma. Il avait un
physique pour ça. Dans une autre vie. Clic. Deuxième photo.
Il céda sa place sur la chaise au général Rahimi, préfet de police et
gouverneur militaire de Téhéran. Celui-ci était en chemise et pantalon. Il avait
eu chaud. Il ne remettra plus sa veste. « Repens-toi », lui dit un ancien officier
de l’armée, lequel se trouvait maintenant du bon côté, du côté de ceux qui
photographiaient, énonçaient les verdicts, possédaient les armes, injuriaient et
exécutaient. « J’ai juré allégeance au roi », répondit le général Rahimi en
fixant l’objectif de Massoud. La main de Massoud trembla un instant. Le
général ne le lâcha pas du regard. Troisième clic.
L’homme se leva, les mains derrière le dos.
– Vous êtes musulmans, lorsque je suis entré dans l’armée, j’ai mis ma main
(il secoua énergiquement sa main ligotée) sur le Coran et j’ai juré fidélité au
roi. Qu’est-ce que vous voudriez maintenant ? Que je me parjure ?
La chaise en métal blanc fut alors occupée par le général Nadji, gouverneur
militaire d’Ispahan. Celui-ci était en col roulé. Lui aussi avait souffert de la
chaleur. Pourtant, dans la pièce, il ne devait pas faire plus de dix degrés. Le
général transpirait et n’arrêtait pas de souffler sur son menton. S’il avait eu les
mains libres, il aurait sans doute abaissé son col. Dernier clic.
Massoud, qui portait un bonnet sur la tête, sentit des gouttes de sueur couler
sur son visage. Il retira le bonnet et, ne sachant où le poser – sur les lits
recouverts de tapis ? sur les chaises des accusés ? sur les poignées des
portes ? –, il le jeta par terre, sur les vestes des généraux. On lui fit signe de
ranger son appareil et de ne pas photographier le procureur en train de lire le
verdict :
– Au nom de Dieu le Vengeur. Le Tribunal révolutionnaire islamique
condamne à mort le maréchal Nematollah Nassiri… Ils sont des corrupteurs
sur la terre. Il faut purifier la terre de leur pourriture.
Le procureur tendit le verdict aux condamnés à mort. Ils le lurent. Massoud
regarda sa montre : vingt-trois heures quinze. Des « frères » armés
encadrèrent les généraux. Un religieux recueillit leurs dernières volontés.
Massoud n’entendit rien. Pourtant, dans la salle de classe, personne ne parlait.
Quelqu’un ouvrit la porte. Des hommes conduisirent les généraux sur le toit.
Là-haut, tout semblait calme. La ville entière dormait. Il était vingt-trois
heures trente. Le général Khorsodad refusa qu’on lui bandât les yeux.
Massoud aperçut le pied du maréchal Nassiri trébucher. Le général Rahimi se
mit de lui-même au garde-à-vous.
L’officier réfractaire donna le signal du tir. Les rafales des mitraillettes,
quelques gémissements, des corps qui se pliaient dans le clair de lune naissant.
Le même officier tira les coups de grâce. Quatre corps ensanglantés, gisants,
sur l’asphalte du toit de l’école Refah. Massoud se rapprocha des cadavres et
observa, au clair de lune, le visage de chacun des hommes : un était tendu, les
autres, tour à tour, larmoyant, effarouché et serein.
Le lendemain, ce fut à lui de se rendre à la résidence du général Khosrodad
pour confisquer sa maison et rendre ses effets personnels. Dans le sac-
poubelle noir qu’il tendit à une servante terrorisée se trouvaient des bottes
luisantes, des chaussettes, un costume de couleur claire, une écharpe, une
casquette, une chemise, des sous-vêtements et un bonnet – le sien.
Massoud était armé. Les aboiements des chiens l’énervèrent. Il abattit, un à
un, ces molosses qui continuaient de défendre la maison et le fantôme de leur
maître.
Le lendemain, Massoud fut nommé préfet de Téhéran. Les caméras de la
télévision iranienne et internationale le montrèrent debout, derrière le Guide
de la révolution. Il écoutait, après la constitution du gouvernement provisoire,
le premier discours du nouveau maître.

À vingt heures, Gol Bibi apporta le plateau-dîner de Monsieur V. dans sa


chambre – du riz, un œuf au plat, un bol de yaourt, pas de serviette, ni de verre
d’eau, négligeant encore une fois la devise de Monsieur le ministre : « Gol
Bibi djan, servir est un art, un art de vivre, un art d’aimer. » Le vieux jardinier,
présent lui aussi, était venu demander l’autorisation, « maintenant que
Madame V. se trouve à l’étranger », de tailler très court la glycine. La
télévision montrait le Guide, s’adressant au premier gouvernement provisoire,
et derrière lui, les mains croisées, Massoud. « Il me semble que je connais ce
type, cette taroupe, se dit Monsieur V. Il faut que je réfléchisse. Je l’ai déjà vu
quelque part. » Gol Bibi posa le plateau sur la table, fixa la télévision et
marmonna : « Il a fini par la trouver, sa boîte de distribution ! » Et le jardinier
posa ses deux mains sur ses oreilles comme pour les protéger du sifflement du
testeur de l’électricien.
Enveloppée dans sa robe de chambre en molleton, Ensiyeh, qui se faisait
masser les pieds par Mehri, regardait elle aussi les informations. Derrière
l’ayatollah Khomeyni se trouvait… « Mais c’est Edison ! » s’exclama-t-elle.
Comme elle n’était pas très physionomiste, il lui arrivait souvent de confondre
les gens. Elle était parfaitement capable de prendre un Grec blond, aux yeux
bleus, imberbe et légèrement potelé, pour un Iranien brun, maigre et
moustachu. Pourtant, ce soir-là, elle ne se trompait pas. C’était bien Edison.
– Madame, regardez derrière l’imam, c’est notre agha Massoud à nous !
Vous voyez où il est maintenant !
Mehri ne poursuivit pas sa phrase. Mais Ensiyeh devinait aisément le
reste : « Madame, vous voyez où il est maintenant. Et où je suis moi, toujours
assise par terre, inlassablement occupée à vous masser les pieds. C’est ça la
récompense de ma fidélité ? »
Des hommes toussèrent, mashd Hassan et Akbar venus toucher leur salaire
à la fin du mois. Se demandant pour combien de temps encore, elle pourrait
maintenir ce train de vie – une révolution s’accompagnait toujours de la perte
des terres –, Ensiyeh présenta une enveloppe à chacun d’eux. Tandis qu’il
comptait les billets, le chauffeur jeta un coup d’œil à la télévision : « Allaho
akbar ! Mais c’est ce coquin de Massoud ! Maintenant je comprends pourquoi
il n’a jamais fini les travaux, ici ! » Mashd Hassan approuva de la tête : jamais
Massoud n’avait voulu se consacrer entièrement à la pompe de la piscine.
Shahrzad continuait à recevoir ses amies alors que la piscine, malgré les
efforts du jardinier, disparaissait toujours sous les feuillages.
Fereydoun, qui devait se rendre vers dix-neuf heures pour un apéritif chez
une amie, se trouvait encore à vingt heures à la maison, tout occupé à
combattre les certitudes anglophobes de son père : « Ces Anglais, ils nous ont
eus encore une fois ! Tu crois qu’une bande de mollahs, ignares et
inexpérimentés, auraient pu ébranler la cinquième armée du monde ? Tu crois
ça ? Mais que tu es naïf, Fereydoun ! Que tu es bête ! Tu parles d’un
soulèvement populaire ! Toutes les ficelles sont tirées à Londres ! »
Fereydoun fixa le poste comme pour détecter les ficelles de Londres.
Lorsqu’il vit Massoud, il ne s’en étonna pas. La première cassette de
Khomeyni, il l’avait entendue en compagnie, précisément, de l’électricien.
À Stockholm, la fille de l’ancien consul de Suède, Eva – appuyer sur le E –
étendue sur un canapé avec Billy son amant américain, sous un paysage qadjar
du XIX siècle avec de chaque côté une figure de femme aux joues bien rondes,
e

aux sourcils arqués, aux yeux charbonneux et aux mamelons généreux,


s’écarta des bras du beau blond. Lorsqu’elle découvrit, derrière l’ayatollah –
appuyer sur le to – , le visage de cet électricien qui actionnait sans cesse son
testeur dans la maison de Monsieur V., elle dit sans hausser la voix :
– I know him. I swear, I know him.
Monsieur V. ?
Quatre ans après le rendez-vous manqué avec Monsieur V., en 1980,
Fereydoun refait le trajet de sa maison jusqu’à la résidence du célèbre
écrivain. Depuis la victoire de la révolution, tout a changé. L’avenue qu’il
traverse ne s’appelle plus Pahlavi mais Vali Asr, du nom de l’imam caché –
après un éphémère passage par le nom de Mossadegh. Les femmes ne sortent
plus en jupe et en bottes. Elles portent toutes un foulard sur la tête, un
manteau large et des baskets aux pieds. Pourquoi même les grand-mères se
sont-elles mises à se chausser de baskets ? Personne ne peut l’expliquer. Les
hommes se sont tous laissé pousser la barbe. Ceux qui ont le courage
d’affronter la nouvelle administration se peignent en s’efforçant de tracer une
raie inhabituelle dans leur chevelure. Pourquoi ? Là encore, mystère. Les murs
sont couverts de slogans. Ceux d’avant la révolution n’ont pas encore été
effacés. Griffonnés à la hâte, avec appréhension et nervosité, ils dénoncent
toujours le régime Pahlavi et réclament le départ du shah. Très soigneusement
calligraphiés – un ministère spécifique est même chargé de les entretenir –, les
nouveaux slogans encouragent les « étudiants suivant la ligne de l’imam » à
poursuivre leur œuvre anti-impérialiste, autrement dit à garder en otages les
diplomates américains, capturés et emprisonnés depuis le 4 novembre 1979,
dans leur ambassade, à Téhéran.
Le lycée français Razi, naguère inauguré par le général de Gaulle et par
l’impératrice, est devenu un lycée public pour garçons. De l’autre côté du
trottoir, le snack Shahram, où se pressaient, aux heures de récréation, bras
dessus bras dessous, les garçons et les filles du lycée, ne sert plus ni alcool, ni
viande de porc. La radio qui diffusait en boucle de la pop iranienne est à
présent muette. Chez Shahram, comme partout ailleurs, on suit la directive de
l’imam Khomeyni, qui a comparé la musique, toute la musique, à l’opium du
peuple.
Fereydoun freine légèrement et jette un coup d’œil à l’intérieur du snack.
Pas de client, plus de refrain : « Man amadeh am keh naz boniad konam, je
suis venue pour instaurer la coquetterie. » Pas de bière, aucun couple enlacé,
seul un employé passe lentement la serpillière. Plus loin, en montant vers le
nord, sur le mur du restaurant La Tour où justement, quatre ans plus tôt,
Fereydoun avait laissé une monteuse de la Télé l’attendre pendant des heures
alors qu’il se trouvait chez Monsieur V., ou plutôt dans le lit d’Eva la
Suédoise, une phrase de l’imam Khomeyni, dessinée en belles lettres
nastaligh, encourage le peuple à pleurer. Les larmes sont bonnes et Dieu les
aime.
La rue est pleine de fourgonnettes, de camionnettes et de Peykan. Les
Jaguar, les Mercedes, les Cadillac et autres voitures de prestige ont été
confisquées, avec le reste des biens de leurs propriétaires. Le chemin menant
au siège de la Télévision nationale est barricadé, gardé par des camions
militaires. Fereydoun n’ose même pas relever la tête et regarder cette route
qu’il a empruntée pendant plus d’une décennie, à bord de sa Land Rover
chargée de caméras, de pellicules et souvent de quelques très jolies femmes.
S’il passe de l’autre côté de la barrière et entre dans les anciens bureaux de ses
collègues, il ne reconnaîtra personne. Personne. Après une campagne
d’épuration, tout le personnel de la Télévision a été viré. Si par miracle il
parvient au sommet de la colline, là-haut, qui ira-t-il voir ?
Il fonce, il traverse à toute allure l’ancienne avenue Pahlavi (il ne peut pas
l’appeler autrement) et arrive à la place Tadjrish. Devant la station de bus,
encore réservée – un an plus tôt –, aux plus démunis, se tient une file de mères
de famille, panier en plastique sous le bras, venues s’approvisionner en
pelotes de laine au petit bazar local ; et cela afin de tricoter des pulls, des pulls
pour les époux emprisonnés, des pulls pour assurer la scolarité des enfants,
pour pouvoir se chausser, pour pouvoir acheter des baskets, des kilomètres de
laines pour tenter d’oublier leur soudaine détresse.
Un an auparavant, ces femmes étaient encore des épouses comblées, elles
passaient leurs vendredis après-midi à exhiber leurs mains manucurées, lors
d’interminables parties de cartes. Ces mains, qui tiennent aujourd’hui les
anses de paniers en matière plastique, ne sont plus ornées d’aucun vernis.
Comment pourraient-elles encore curer, brosser, polir, limer et vernir les
ongles de leurs mains alors que celles de leurs époux sont ligotées ? Et puis
les femmes de ménage sont parties, pas du jour au lendemain, non, mais elles
ont commencé à ne plus rester la nuit, puis à ne venir qu’un jour sur deux. À
la fin elles téléphonaient une fois par semaine, « juste pour voir si tout va
bien ».
À présent, il leur faut tout faire, seules, sans leurs époux, sans femmes de
ménage et sans argent. Il faut même penser à gagner de l’argent.
Un jour, elles collèrent des étiquettes sur leurs vases en cristal – à quoi bon
garder des vases ? Qui pourrait encore avoir l’idée de leur offrir des fleurs ? –,
leurs manteaux en fourrure, leurs skis, le piano, les bijoux, le mobilier qui
encombrait la cave et elles décidèrent de vendre tout ce superflu. À la fin de
l’après-midi, ouf, il ne restait plus rien. Tout avait été liquidé, acheté par les
anciens employés de maison et quelques lointaines cousines, considérées
jusque-là comme nécessiteuses, à qui elles avaient toujours offert leurs
vêtements démodés, mais de « très bonne qualité ». Venues pour donner un
coup de main, celles-ci repartaient chargées du faste inutile de la partie déchue
de leur famille.
Tout a terriblement augmenté. Les femmes de la station, qui, un an plus tôt,
ne connaissaient pas le prix du pain, récitent, telle une litanie nouvelle, le coût
de toutes les marchandises : « La viande coûtait 13 toman le kilo, elle est à 50
toman aujourd’hui, le bidon d’huile Varamin a triplé, un sac de riz long
Tarom, s’il y en a, se négocie à plus de 100 toman, alors qu’on l’achetait cinq
fois moins cher ! Cent toman pour un sac de riz ! Pour cent toman, avant, on
avait une pièce d’or ! »
À travers sa vitre ouverte, Fereydoun entend une de ces femmes, qui ne
portent plus de vernis à ongles mais un sac en plastique, raconter : « Hier, je
suis allée au marché du jour de Sar-asiab, ça m’a pris toute la journée. Mais,
pour le prix d’un kilo, j’ai ramené trois fois plus de fruits. Leurs oranges ne
sont pas des Siyah-varazi, mais ce sont des oranges quand même. Il faut trier
bien sûr, surtout les herbes et le céleri. Tu achètes trois bottes et tu en jettes
deux. Mais quand même, ça m’a fait du bien de revenir avec un panier
rempli. » Elle secoue fièrement son panier.
Le feu passe au vert. Fereydoun accélère.
Dix minutes plus tard, il est devant la maison de Monsieur V. Le panneau
de la rue a été arraché. Rue désormais anonyme. 881188 : ce numéro de
téléphone fonctionne-t-il encore ? Il descend de la voiture, veut appuyer sur
l’interphone, mais il se retient. La grande maison est inoccupée, il le sait, car
Monsieur V. le lui a précisé au téléphone. Il frappe au portail. De l’intérieur,
une voix l’invite à entrer. Il laisse sa voiture dans la rue sans panneau,
précédemment appelée rue V. Il pousse le portail et retrouve la maison blanche
d’il y a quatre ans, la Citroën DS cerise, garée au même endroit, le tennis au
fond de l’allée centrale et le vieux jardinier devant sa cabane. Il le salue et se
dirige vers lui.
– Salam, baba djan.
– Salam.
– Mashallah, je remercie Dieu, depuis la dernière fois, vous n’avez pas
changé du tout ! s’écrie le réalisateur.
Il s’approche et il poursuit, ne recevant pas de réponse :
– Vous vous souvenez de moi, n’est-ce pas ?
Son interlocuteur ne réagit toujours pas. Fereydoun se rappelle que
l’homme n’était pas très bavard.
– Je cherche Monsieur V. Il m’a dit que je le trouverais ici.
– Je suis Monsieur V.

Fereydoun veut présenter ses excuses, mais le vieil homme le rassure. Il fait
tout son possible pour qu’on l’identifie au jardinier. Seule façon d’échapper à
l’arrestation, en attendant. En attendant quoi ? Quel espoir Monsieur V. peut-il
encore nourrir ? Le retour des Pahlavi ? Il se tait. Après un an de solitude, ou
presque, il retrouve un homme de son milieu, un homme avec lequel il peut
enfin parler d’autre chose que de pain et de fromage, du combustible pour le
réchaud et de quelques vieux journaux.
Fereydoun regarde la maigre silhouette, un mètre soixante de vieilles
étoffes tombant sur des galoches usées. Il ne cherche même pas à entrevoir
l’homme d’avant, réputé, entre autres coquetteries, pour la variété de ses
chaussures faites à la main, et sur mesure, avec deux essayages. Les
journalistes qui avaient l’habitude de l’interviewer ne parlaient, dans les salles
de rédaction, que de ses mocassins en cuir marron, de ses chaussures à
boucles en métal argenté, de ses Oxford aux motifs perforés, de ses bottines à
inserts élastiques et de ses Trekker ultra-souples. Et que sont devenus ses
produits d’hygiène ? Les flacons d’Habit rouge, le coffret de rasoir électrique
sur lequel Fereydoun avait soufflé spontanément lorsqu’il était entré dans la
salle de bains à la recherche de… de quoi ? Il ne se rappelle plus. Le set de
manucure, peut-être ?
Il serre la main de Monsieur V. et s’incline en signe de respect. La main du
petit homme est rugueuse. Le froid ne l’a pas épargnée, ni la saleté. Et cette
enfilade de pots de crème ? Où est-elle ? Fereydoun relève la tête. Le visage
de Monsieur V. brille de larmes. C’est la première fois qu’il pleure. Même à la
mort du ministre, de son fils, il n’a pas pu pleurer. Fereydoun tire de sa poche
un mouchoir, veut le lui tendre, pense qu’il doit sentir le tabac – il n’offrirait
jamais à Monsieur V. un mouchoir sentant le tabac –, le jette discrètement par
terre et demande :
– Excellence, que puis-je faire pour vous ?

Les deux hommes montent dans la Land Rover. Depuis un an Monsieur V. –


comment l’appeler autrement ? – n’a pas franchi les strictes limites de son
quartier. Il essaie de tout raconter à Fereydoun à sa manière méthodique et
précise – deux millions et demi de rivets pour la construction de la tour Eiffel,
et le reste… Il commence par l’expédition de sa femme à Genève – sans
s’attarder sur la douceur des consonnes g, n et v délicatement placées entre les
trois e –, ni sur la réputation de la clinique des Grangettes, où Madame V.
avait procédé à son check-up. Non, pas de temps à perdre. Il reste, du moins il
essaie de rester logique. Il y eut donc le départ de sa femme, la grande
manifestation du 7 septembre 1978, la loi martiale proclamée le soir même,
l’armée qui ouvrit le feu, le lendemain matin, place Jaleh – Fereydoun s’y
trouvait avec quelques-uns de ses amis –, et le tremblement de terre à Tabas,
le soir de ce « vendredi noir ».
Blotti sur le siège de la Land Rover de Fereydoun et ranimé par l’air chaud
qui sort des bouches d’aération du tableau de bord, Monsieur V. se surprend à
énumérer correctement, très respectueux de la bonne chronologie, le cours des
événements. Il y eut les appels constants de Madame V., « voyez-vous, elle
voulait rentrer à tout prix pour s’occuper de moi », puis la généralisation des
grèves, la fermeture du bazar, la télévision et la radio qui cessèrent d’émettre.
Soudain il suspend son énumération et demande :
– Est-il dans un endroit sûr ? A-t-il pu quitter le pays ?
Il parle du président de la Télévision nationale, de celui-là même qui avait
organisé sa rencontre avec Fereydoun pour préparer une adaptation de sa vie
de Victor Hugo. Comme tout cela est loin ! Si loin déjà, le parquet en noyer du
bureau du président que l’écrivain frappait à coups de canne, signifiant par
son geste que le Paris romantique du XIX devait être fidèlement restitué dans
e

les studios de la Télévision.


Fereydoun ne sait pas grand-chose de son président ; tout juste qu’il a pu
quitter l’Iran à temps, qu’il a eu la vie sauve.
Monsieur V. continue, d’une voix monocorde, les yeux absents. Il y a eu ce
réveil pénible. Il répète : « Le réveil pénible de ce matin même. » Après toute
une nuit d’insomnie et de froid. Depuis deux jours le réchaud était hors
d’usage. Pour acheter un peu de pétrole, les gens faisaient la queue des heures
durant. Lui, il préférait grelotter plutôt que de se traîner jusqu’à une pompe à
essence, et là se faire piétiner par les jeunes, les costauds, les femmes
encombrées d’enfants, et puis attendre debout sans pouvoir se reposer ne
serait-ce qu’une minute, énumérer, pour passer le temps, les plaques
d’immatriculation des voitures finissant par un chiffre pair et se contorsionner
pour lire, presque par effraction, les titres macabres d’un journal plié en quatre
dans la poche d’un autre malheureux, juste devant lui.
D’ailleurs, à quoi lui servirait de sortir ? Même s’il parvenait à se
convaincre de s’immobiliser devant une station-service, de se concentrer sur
les plaques des voitures et d’essayer, coûte que coûte, de se tenir informé des
nouvelles, ses poches resteraient vides. Il n’a pas d’argent. Un point c’est tout.
Ce matin, il a voulu enfoncer ses pieds dans des galoches aux languettes
raidies par l’humidité et le gel, et offrir ses membres inférieurs en pâture aux
gueules ouvertes de ces vieux loups affamés, mais il ne reconnaissait pas ses
orteils. Ces ongles broyés, ces plaques rouges recouvertes de pellicules, ces
bosses, ces fissures aux talons évoquant des écailles de poissons, là sous ses
yeux, à qui appartenaient-ils ? Il se pencha vers le sol et, pour vérifier que ces
excroissances odieuses étaient bien ses orteils, ses orteils à lui, il tenta de les
écarter. 1, 2, 3 : les orteils lui obéirent. Pas de doute. Ils étaient à lui, ils lui
appartenaient.
Il les bouge, de nouveau, ses orteils. Ils lui obéissent. Ils lui appartiennent
toujours. Rien n’a changé. Les galoches et les orteils sont les mêmes. Pourtant
il s’est mis, lui, à parler. Il est assis dans la voiture de Fereydoun Sardari. Les
choses vont changer. Il le sent. Il reprend le récit des orteils et des galoches. Il
reprend l’histoire au moment où il a englouti ses orteils dans les galoches. Il
n’avait plus de chaussettes. Cela faisait déjà plusieurs mois qu’il s’en passait.
Sa dernière paire, celle dont il s’était séparé pendant l’été, en pleine chaleur,
faisant fi des hivers de Téhéran, avait fini par ressembler à deux cylindres sans
pointe – ses ongles les avaient tailladées –, et sans aucun maillage sur le haut.
Deux cylindres en guise de chaussettes. Maintenant, il se rappelait très bien le
jour où il les avait jetées par-dessus le mur du jardin. Il faisait ce jour-là
quarante degrés à l’ombre, peut-être même davantage. Plus aucun moyen de
vérifier la température de cette journée brûlante. Il pouvait tout juste dire qu’il
faisait chaud, oui, très chaud. Combien de degrés exactement ? Il n’en savait
rien. Très chaud. Dans la pièce où il se trouvait aucune douche, aucun
ventilateur. Il fallait suer sans cesse et supporter cette température qui par
endroits faisait fondre l’asphalte.
Dehors la piscine à moitié vide, remplie de grenouilles, de serpents,
d’insectes noyés, de feuilles et d’une eau verdâtre. Une grande cuve de vomi.
– Oui, monsieur Sardari, une grande cuve de vomi.
Ce jour-là, en y pensant, il haussait les épaules. Cette piscine eût-elle été
limpide, filtrée et nettoyée, sans larves et sans vipères, avec des transats et des
parasols tout autour, il n’aurait pas pu y plonger. Impossible. Interdiction de
s’aventurer dans le jardin. Mieux valait ne pas quitter sa pièce, ce réduit de
deux mètres sur trois. La consigne était : « Aftabi nashin ! Ne sortez pas ! »
Deux mètres sur trois et tout un été.
Oui, durant une de ces journées brûlantes, il avait finalement décidé de se
débarrasser des deux cylindres qu’il portait aux pieds. Cela lui prit une ou
deux minutes, pas plus. Il les retira avec précision et les plaça sur la bordure
d’un vieux namad, par terre, près du corps endormi du jardinier. Il aurait
donné une partie de sa vie pour poser ses pieds sur du carrelage froid. Ne fût-
ce qu’un instant. Mais le sol était couvert d’un namad en laine, le tapis des
pauvres. Il ne pouvait pas l’enrouler. L’enrouler pour en faire quoi ? Pour le
jeter dehors ? Interdit. Autre consigne : « Produisez le moins de déchets
possibles, sinon les éboueurs soupçonneront votre présence ! » Pas d’air, pas
de fraîcheur, pas de déchets. Il ne pouvait détourner ses yeux des chaussettes.
Soudain, elles remplissaient la chambre et détruisaient l’harmonie qu’il avait
essayée, malgré tout, de créer. Un petit lit à l’extrême droite, au-dessous de la
lucarne qui donnait sur l’Alborz, une glacière, ce namad collé au sol, une
ampoule au milieu du plafond, sous le lit, en guise de commode deux cartons
de lessive Tide, dont l’un contenait ses affaires, celles qu’il recommençait à
accumuler, et l’autre celles du jardinier. Sous le lit, toujours, un matelas
enroulé, sur lequel se couchait toutes les nuits le jardinier. En face du lit, du
côté sud, la porte. Deux mètres sur trois et deux vieillards dans la canicule.
Il se saisit de ses chaussettes et les rangea dans un des deux cartons, le sien.
Il s’assit sur le lit. Les chaussettes le dérangeaient encore. Il ouvrit la glacière,
s’efforçant de ne pas humer la mauvaise odeur qui s’en dégageait, et but une
gorgée d’eau, directement, à la bouteille. L’eau était tiède et la paire de
chaussettes toujours de trop. Il les retira du carton, en dessous du lit, du carton
de lessive Tide, il se leva, ouvrit la poignée de la porte et, malgré les
instructions reçues, s’engagea dans le jardin. La Citroën DS cerise était
toujours là, immuable. Qui l’avait ramenée ? Le jardinier devait le savoir. Oui,
il faudrait l’interroger. Mais à quoi bon ? Pas un bavard, le jardinier.
Il se pencha légèrement – homme de petite stature – et contempla, quelques
instants, à l’intérieur de la voiture, les vestiges d’une autre vie : une paire de
gants en cuir, des lunettes de soleil, un vieux flacon d’Habit Rouge, quelques
cassettes de musique classique. Il appuya sur la serrure de la portière. Un chat
cria, sursauta et se faufila entre ses pieds. Il la lâcha vivement, recula de
quelques pas et s’adossa le cœur battant au mur blanc de la maison.
Il laissa passer quelques minutes, puis il revint caler les chaussettes,
rapidement, sous les pneus avant de la voiture. Il regagna sa chambre. Les
chaussettes ne le dérangeaient plus. Mais il avait toujours chaud, très chaud.
Vers deux ou trois heures du matin, il fut réveillé par une salve de coups de
feu, tirée depuis le commissariat révolutionnaire installé, un peu plus haut,
dans la maison d’un haut dignitaire de l’ancien régime.
Tandis que la voiture avance, Monsieur V. regarde autour de lui, pour
essayer de localiser leur trajet, ou de reconnaître l’emplacement du
commissariat révolutionnaire.
Cette nuit-là, il avait compté les coups de feu. Son fils était en prison.
Fereydoun connaissait ce fils. Il s’était même présenté à lui, quatre ans
auparavant, affublé des pantalons trop courts et trop serrés de Monsieur V.
Il avait été arrêté dans la serre de son jardin, occupé à vaporiser ses
orchidées. Ministre de la Culture, il refusait de fuir le pays, persuadé que son
bilan s’affichait irréprochable. Pourquoi s’enfuir quand on a multiplié par
trente les subventions de son ministère, assuré la retraite des comédiens, créé
des festivals de marionnettes, de danse folklorique, de théâtre de rue, de
musique ethnique, accordé aux artistes des prêts à taux zéro pour l’achat d’un
logement, envoyé des boursiers aux Beaux-Arts de Paris, à l’Academia del
Giglio à Florence ?
– Pourquoi, avec un tel bilan, partir ? demande Monsieur V., le regard perdu
dans la circulation.
Fereydoun n’a aucune réponse.
Les pasdarans n’étaient pas du même avis. Kalachnikov sous le bras, ils
firent, un jour, irruption dans la serre, arrachèrent le brumisateur des mains du
ministre, piétinèrent ses orchidées et menottèrent ses mains, qui pouvaient se
flatter d’avoir signé des centaines de décrets multipliant les emplois culturels.
« Mais je suis en tenue de jardinage ! » s’écria-t-il avant d’être jeté dans le
coffre arrière d’une Peykan.
Le ministre déchu portait en effet un tablier de coton, des gants et des
bottes. Cela ne changeait rien pour les pasdarans. Là où il allait, il n’aurait
besoin de rien.

Une autre salve. Le petit homme se tordit sur lui-même, virgule géante dans
un petit lit, un vieux bébé dans un couffin démesuré. Il se dit :
– Cette fois, c’est lui qu’on fusille.
Toutes les nuits, il s’imaginait l’exécution. Il voyait le corps de son fils
troué de balles. Il entendait le plomb entrer dans la chair de son fils. Le
lendemain, le jardinier arrivait avec du pain et les photos des exécutés
affichées à la une des journaux. Le ministre aux joues joufflues, en tenue de
jardinage, avait encore échappé à la mort.
Une autre salve. Cette fois-ci, c’est lui. C’est lui.
Il fallait absolument déplacer les chaussettes. Quelle idée de les avoir calées
sous les pneus de la Citroën ! N’importe qui allait les trouver, ces chaussettes
rouges, achetées à Rome dans cette boutique – comment déjà ? – qui
fournissait les cardinaux. Gammarelli, c’est ça. Le nom lui revenait.
Gammarelli.
Les chaussettes attiraient les regards, forcément, même morcelées, même
tailladées. Il se leva de nouveau, bravant une fois de plus les interdictions, se
dirigea vers la Citroën et s’étonna que Rexy n’aboyât pas. Rexy ne pouvait
plus aboyer. Les pasdarans, ceux qui le cherchaient, avaient assommé le chien
d’un coup de crosse de fusil. Il aboyait trop, ce qui les rendait malades. Et
puis, le chien était un animal nadjess, impur. Le tuer n’était pas un acte
répréhensible, loin de là.
Le petit homme s’accroupit sur le sol, lutta contre les chaussettes rouges
pour les arracher des pneus – il les avait vraiment bien calées – et avança vers
le mur, en passant devant la niche de Rexy. Là il s’arrêta, se replia de
nouveau, rentra sa tête par l’ouverture et découvrit deux balles de tennis. Il
entendit une voix, venant d’une autre vie, la sienne, dire : « Rexy a tous les
défauts des collectionneurs. En ce moment, il thésaurise les balles de
tennis ! »
Les chaussettes ! Pouvait-il les cacher là ? Personne n’irait les chercher
dans la niche d’un chien abattu. Un endroit sûr. Mais, en hommage à Rexy, il
se retint de les poser à côté des balles de tennis. Son chien n’avait jamais
collectionné des chaussettes.
Il se haussa et contourna la maison aux portes et fenêtres scellées.
Subitement, il se rappela une des vitres de la cave, que personne n’arrivait à
fermer. « Le cadre s’est affaissé, il s’est bombé, il est devenu “ventru”, rien à
faire, à moins que vous ne me donniez l’autorisation de tout changer », disait,
à chacun de ses passages, le menuisier. Comme personne ne l’avait autorisé à
tout changer, le cadre de la fenêtre resta ventru et le mécanisme de la
fermeture, par conséquent, inopérant.
Il se baissa et poussa la fenêtre. Celle-ci s’ouvrit sans faire sauter les scellés
des pasdarans. Il se dit que, s’il était plus jeune, il pénétrerait dans la maison
et prendrait…, prendrait quoi ? Un ventilateur. Oui, à coup sûr il prendrait un
ventilateur. Mais un ventilateur ferait du bruit et alerterait les passants, les
éboueurs zélés, les voisins avertis. Il ne pouvait rien prendre de la maison.
Aucun vêtement, aucun livre ne lui était utile, désormais. Il lui suffirait de se
montrer dans la rue avec une des tenues rangées dans le placard en noyer du
premier étage pour être aussitôt identifié, arrêté. Autre consigne stricte :
« Portez toujours les vêtements du jardinier. Ne prenez surtout pas le risque de
les changer pour autre chose ! »
Il s’assit sur le bord de la fenêtre, les chaussettes toujours dans la main, et
fixa l’intérieur de la cave. Sur le sol gisaient encore des bouteilles cassées.
Avant de sceller la maison, les gardiens de la révolution avaient cassé toutes
les bouteilles d’alcool. Un an plus tard, on sentait encore les effluves du
cognac, mêlés à ceux du whisky, du vin. Les chaussettes dans la main, il se vit
verser du whisky dans un verre, pour en examiner la belle couleur d’ambre, en
le dirigeant vers une lumière. Un geste familier, à jamais perdu.
Et s’il jetait les chaussettes, là, dans la cave, parmi les débris de verres ? Il
allait le faire. Mais juste avant que sa main ne les lâchât, il se releva et ramena
le battant de la fenêtre comme pour la fermer. Il se dirigea vers le mur du côté
est, celui qui donnait sur un terrain vague, fier de ne pas avoir commis
d’impair. Ni la chaleur, ni les salves de coups de feu, destinées peut-être à son
fils, n’avaient réussi à lui faire oublier la menace que représentait une vieille
paire de chaussettes rouges Gammarelli échouées sur une bouteille de fine
Courvoisier brisée.
Lorsqu’il parvint au mur, il colla son oreille droite contre la pierre, sa
meilleure oreille, celle qu’il tendait vers ses interlocuteurs en l’entourant de sa
main, lorsqu’il parlait à de vieilles connaissances. Pour la jeunesse féminine,
les choses se compliquaient, surtout dans une voiture avec chauffeur. Assis sur
le siège arrière à droite de sa partenaire, il devait, pour saisir quelques bribes
de la conversation : « Où est-ce que vous avez appris le français ? », « Je rêve
de monter au dernier étage de la tour Eiffel », s’adosser à la portière et se
pencher de biais, tout en conservant un air naturel. Par coquetterie, il avait
toujours refusé de porter un appareil auditif, même lorsque son fils, le ministre
de la Culture, lui avait arrangé une audience avec le souverain. C’est
pourquoi, quand il sortait avec une dame, il préférait conduire lui-même, ce
qui lui permettait de tendre à sa passagère sa bonne oreille, la droite.
La bonne oreille, la droite, restait collée au mur. De l’autre côté, aucun bruit
de pas. De l’autre côté, un mur bleu entourant la propriété. Il se souvint d’une
réunion interministérielle, à l’occasion du voyage de Nixon en Iran, avec le
gouverneur de Téhéran.
– Est-il toujours en vie, celui-là ? demande-t-il.
Fereydoun préfère ne pas répondre. Le gouverneur a été fusillé.
Quelqu’un, lors de cette réunion, Monsieur V. ne se rappelait plus qui,
suggéra de repeindre tous les murs, sur le passage du convoi présidentiel. Tout
le monde en tomba d’accord. Si la mairie repeignait tous les murs, de façon
uniforme, les brèches, les percées, les fissures ne se verraient pas. Tout
semblerait neuf et pimpant. Mais quelle couleur choisir ? Le jaune, emblème
de l’or, couleur de la lumière céleste ? Non, trop ostentatoire. On nous
prendrait pour un État africain. Le vert de la régénération, de l’espérance ?
Cela ferait Arabie saoudite. Le blanc de la pureté ? Très zoroastrien. Le bleu
de la loyauté ? Le gouverneur, le directeur de son cabinet, et les autres
participants, « que sont-ils devenus, tous ceux-là ? », s’étaient alors tournés
vers lui, l’homme de la culture, « l’encyclopédie ambulante », comme ils
aimaient à l’appeler.
Son avis, vite.
Il leur avait répondu, en ponctuant chacune de ses indications par un coup
de canne sur le plancher.
– Le bleu, messieurs, est associé à la divinité dans toutes les mythologies. À
Amon Ra en Égypte, à Jupiter en Grèce, à Vishnou en Inde, au Tao en Chine,
au cosmos chez nous. C’est la couleur de la vérité, de la fidélité, de la loyauté,
de la justice. Le bleu, dans les rêves, messieurs, est le symbole de la tolérance,
de l’équilibre, du contrôle de soi, en un mot de la sérénité…
Le mur extérieur, repeint dans la couleur du cosmos, d’Amon Ra, de
Jupiter, de Vishnou et du Tao, exhibait à présent des slogans révolutionnaires :
« Mort au shah ! Mort au savaki ! » Le savaki, le membre honni des services
secrets de l’ancien régime, que tout le monde pourchassait, pouvait-il être ce
petit homme qui venait de coller son oreille, sa bonne oreille, à la pierre, des
chaussettes rouges à la main ? Soudain, il fut pris d’une envie irrépressible de
sortir et de se rendre chez son fils, à peine quelques rues plus haut, comme
avant. Mais il savait que sa maison, la maison de son fils, et le trajet qui les
reliait, parcouru des milliers de fois « les yeux fermés », sans même prêter
attention aux feux de la circulation, lui étaient désormais hostiles. Sa ville, son
quartier, sa rue, sa maison, la cabane de deux mètres sur trois qu’il partageait
avec le jardinier, et même le sol qu’il foulait à chaque pas, lui criaient gare. Il
était en danger partout.
Le petit homme renonça à sortir. D’ailleurs comment sortir sans attirer
l’attention ? Sauter par-dessus le mur ? Et où aller ? Jusqu’au seuil d’une autre
maison aux portes scellées ? Dans la maison de son fils, il n’y avait plus
personne. Quelques jours après son arrestation, sa femme et les enfants étaient
partis. Où ? Il ne le savait pas. Le jardinier avait beau interroger tout le
voisinage, la réponse restait la même : « Son frère est venu – on ne disait plus
« le beau-frère de Monsieur le ministre » – et les a emmenés à toute vitesse.
Ils n’avaient pas beaucoup de bagages. De toute façon, disait-on en pointant la
maison –, là-bas tout est sous scellés. Elle ne nous a même pas dit au revoir.
Vingt ans de voisinage et pas un petit adieu. Bien fait pour eux. »
Pourquoi gardait-il l’oreille collée au mur ? Il perdait la tête. Il avait chaud,
oui, dans sa chambre, il avait eu chaud, très chaud, c’est ça, il était sorti pour
prendre l’air, un chat avait sauté, Rexy était mort, Rexy avait été tué d’un
coup de crosse de fusil, son fils était en prison, peut-être même exécuté, toutes
ces fusillades, et sa belle-fille qui n’avait même pas fait ses adieux à la
voisine… Oui, mais pourquoi se trouvait-il là, au pied du mur ? Ce mur que le
gouverneur fit repeindre en bleu, quelle bonne idée, à l’occasion du voyage de
Nixon. Le nom de l’actuel président américain ? Ah, voyons, voyons. Il fallait
rentrer, boire quelques gorgées d’eau tiède et essayer de dormir. Son esprit
reviendrait. Sans aucun doute. Non, il fallait d’abord qu’il se souvînt pourquoi
il se trouvait là. Peu importe, après tout, le nom d’un président. Il reprit depuis
le début. Une salve de coups de feu l’avait réveillé, oui, il lui fallait
absolument se débarrasser de quelque chose qui mettait en péril sa sécurité.
Les chaussettes ! C’était ça, les chaussettes ! Il était venu jusqu’ici pour jeter
les chaussettes par-dessus le mur. Voilà. Très simple.
Il sauta, tendit son bras et lança les chaussettes rouges par-dessus le mur
bleu. Mission bien accomplie. Aucun délateur ne pourrait assimiler les deux
cylindres de laine rouge à des chaussettes susceptibles de lui avoir appartenu.
Il rentra dans la cabane, enjamba le jardinier, regagna son lit et dormit, non
sans un vague sentiment de satisfaction. Il avait eu chaud, mais enfin il s’était
débarrassé de ses chaussettes sans laisser de trace. Une bonne chose de faite.
Le lendemain, le jardinier arriva avec du pain et, exceptionnellement, des
dattes. En quelques mots, il lui annonça que son fils, l’ancien ministre, avait
été exécuté vers trois heures du matin.
Fereydoun ne dit mot. Il avait appris par les journaux l’exécution du fils de
Monsieur V. Ce jour-là, il voulut appeler les proches de la victime pour
essayer, au moins, de les réconforter. « Ils sont partis. Tous les V. sont partis »,
entendit-il dire à gauche et à droite. Il prit sa voiture et parcourut la rue V. une
fois, deux fois, trois fois jusqu’à ce qu’un voisin, un voisin avisé, un de ceux
que redoutait Monsieur V., l’interpellât :
– Ahay, qu’est-ce que tu fais ici ? Si tu traverses encore une fois la rue, je
communique ton numéro au Comité.
Fereydoun recula, s’engagea dans la grande avenue, roula jusqu’à son
domicile, se rendit dans la bibliothèque de son père et appela, adossé aux
portraits qadjars, Ensiyeh qui se trouvait, depuis peu, à Paris.
– Ils ont tué Amir Ali V. Je regrette de te l’apprendre comme ça.
À l’instar d’autres Iraniennes, qui cherchaient elles aussi à oublier le
mauvais sort, les maris emprisonnés, les maisons confisquées, les amis
exécutés, elle s’était ruée sur les aiguilles et les pelotes de laine.
Elle murmura, comme pour un exorcisme :
– Un rang à l’endroit, un rang à l’envers…
Un mois plus tôt, pour rejoindre sa fille à Paris, Ensiyeh avait posé sa valise
par terre en y jetant pêle-mêle une paire de sandales, deux ensembles
Christian Aujard – elle en retira aussitôt un, pourquoi se charger
inutilement ? –, deux ou trois pulls Sonia Rykiel, un imperméable, son
exemplaire du Masnavi et plusieurs écharpes, « ah, l’air frais de Paris ». Le
jour de son départ, en l’absence d’Akbar, le chauffeur, Fereydoun tint à
l’accompagner à l’aéroport de Téhéran. « Pas la peine, je n’ai qu’une seule
valise, je saurai me débrouiller seule. » Il l’y accompagna pourtant et
l’embrassa longuement devant les guichets des passeports.
Installée à Paris, pas un jour ne passait sans qu’un ami, fraîchement
débarqué, ne l’appelât pour lui demander de l’héberger. Ensiyeh, qui n’avait
pas vendu sa maison de Sahebgharanieh pour trois millions de toman, ni
acheté un appartement avenue Foch, ou dans le quartier de Saint-Sulpice,
partageait alors un petit deux-pièces avec sa fille et occasionnellement son
amoureux rebelle. « Non, je regrette, nous sommes déjà assez à l’étroit ici. »
Parfois, quand le téléphone sonnait, c’était pour annoncer une exécution.
Elle s’était mise à redouter ce téléphone gris, de marque Socotel – en
écoutant les mauvaises nouvelles de Téhéran, elle avait pris l’habitude de
déchiffrer les lettres qui composaient ce nom –, avec son cadran à roulette et
son écouteur. Lorsqu’il sonnait, elle préférait être seule. Comment exprimer sa
douleur devant l’amoureux de sa fille, qui militait pour la dictature du
prolétariat en Iran et trouvait que le régime islamique était trop mou, trop
clément envers les partisans de l’ancien régime ?

– J’ai vu la photo de son cadavre, ce matin, dans le journal. Je t’appelle


pour te présenter mes condoléances. Ici, ils n’ont plus personne, poursuivit
Fereydoun. Ensiyeh, tu m’écoutes ?
– Un rang à l’endroit, un rang à l’envers, un rang à l’endroit, un rang à
l’envers.
Monsieur V. revient à la description de la veille, de sa nuit d’insomnie, de
froid, de manque. Pouvait-il retourner à l’endroit du mur où, par cette nuit
d’été… Comment la qualifier, cette nuit ? La nuit de la perte de son fils ? La
nuit du deuil ?
– Un peloton d’exécution se compose de combien d’hommes ? Le savez-
vous, monsieur Sardari ? demande-t-il.
Heureusement, Fereydoun ne répond pas. Il est au volant, assis à gauche de
Monsieur V., du côté de sa mauvaise oreille.
La veille, pendant cette nuit blanche, le vieil homme avait senti qu’il
oubliait tout, qu’il ne savait plus rien. Et puis, quelle importance, il n’avait
plus aucune responsabilité. Rien ni personne ne dépendaient plus de lui. La
vie allait sans lui. Le plaqueminier continuait de donner des kakis sans qu’il
en contrôlât, pendant tout l’été, l’arrosage. La montagne Alborz, pour laquelle
il composa jadis une ode qui courait alors sur toutes les lèvres, se laissait
couvrir de neige, comme avant, exactement comme avant, comme si de rien
n’était, une montagne totalement insensible à l’exécution de son fils. Combien
de jours fallait-il, après la mort, pour qu’un cadavre se décomposât ? Où était-
il enterré, son fils ? Ses joues étaient-elles encore rebondies ?
Il perdait le fil de son esprit. Le fil, oui. Chaque réflexion lui demandait une
marche arrière, un parcours à reculons sur le fil tremblant de son esprit. Il
fallait qu’il parvînt, à tout prix, à l’origine, à la racine de sa pensée sans se
perdre dans les branchages. Il fallait relier la montagne Alborz à la
récupération des chaussettes rouges jetées par-dessus le mur du jardin pendant
la nuit de l’exécution de son fils, et à partir de là il devait veiller à ne pas se
laisser entraîner par les joues rebondies, ni par la composition exacte d’un
peloton d’exécution.
Non, il n’allait pas retourner au mur. Il préférait grelotter de froid, un
vieillard dans le froid. C’est tout. Shams de Tabriz l’avait déjà dit, autrefois :
« Et moi le vieillard dans ce froid ! » Pourquoi pensait-il à Shams, tout à
coup ? Les consignes ne lui disaient-elles pas : « Évitez de divaguer ! »
Pourquoi ?
Le jardinier avait remplacé la glacière par un réchaud, mais sans
combustible. Depuis qu’il se cachait là, dans cette cabane de deux mètres sur
trois, sa survie ne dépendait que du bon vouloir du jardinier. Ils partageaient
tout, le peu de nourriture, le peu de vêtements, le peu d’espace. Chaque jour la
ration diminuait. Le jardinier ne touchait plus son salaire. Comment pouvait-il
encore le percevoir ? C’était un homme fier. Il suffisait juste de dévoiler son
vrai regard, celui de tous les jours, tourmenté et désabusé, pour que le
boulanger élargît, si peu que ce fût, sa tranche de pain. Mais le jardinier ne le
faisait pas. Il présentait sa pièce de monnaie et attendait d’être servi, sans un
mot. Il n’avait jamais été très bavard. Un pain lavash sous le bras, il entendait,
derrière lui, les gens dire : « Toute sa vie, il a servi la famille V. Et puis ils
l’ont abandonné, tout simplement oublié. Il paraît qu’ils ont même emmené
leur chien en Europe. Un jour ou l’autre, il tombera raide mort et personne ne
songera à s’occuper de lui ! » Il ne se retournait pas. Il ne leur répondait pas.
Tout ce qu’il voulait, c’était leur montrer que, pour lui en tout cas, rien n’avait
changé.
Le jardinier revint, un pain sous le bras. Il ne pouvait même pas faire du
thé. Pas de thé, pas de combustible. Il salua son hôte, enleva ses chaussures,
s’assit par terre, sur le namad, et partagea le lavash en deux, le regard fixé sur
les pieds cloqués et crevassés du vieil homme, enfoncés dans des galoches. Ils
avalèrent le pain en silence. Le jardinier n’avait plus d’argent. Il avait épuisé
toutes ses économies, tout l’argent qu’il avait mis de côté pour le jour
mabada, ce jour… Ah, il avait prié toute sa vie pour que ce jour n’arrivât
jamais. Il se leva pour sortir. S’il restait, il se dénoncerait. Pas par des mots,
non. Ce n’était pas un homme loquace. Mais le vieil homme devinerait son
inquiétude. Ou alors il sentirait l’absence totale d’argent. Il saurait.
Le jardinier sortit. Il marcha, dans la neige, longtemps, puis il s’assit sur le
bord d’un ruisseau et il regarda l’eau s’écouler, les paumes de ses mains
ouvertes vers le ciel. Une femme et une fillette passèrent devant lui. Après
quelques pas, la fillette revint et déposa un billet de cent toman dans sa main.
Il voulut se lever, appeler la petite fille et sa mère : « Ne partez pas, reprenez
votre argent ! » Mais il n’aimait pas parler. Les mots ne sortirent pas
facilement de sa gorge. Un temps passa. La mère et la fille étaient déjà loin. Il
n’existait plus pour elles.
Que faire de ce billet ? Il regarda autour de lui. Une voiture glissa sur la
chaussée. Deux garçons se lancèrent des boules de neige. Une femme, qui
paraissait avoir la soixantaine, s’agrippa au bras d’un jeune homme pour
traverser la rue. Personne n’avait remarqué le billet de cent toman, échoué
dans sa main râpée. Il le mit dans sa poche et se dirigea vers la maison. Sur le
chemin du retour, il pensa acheter des chaussettes pour son hôte. Il savait que
l’autre avait froid, très froid. Mais il se retint. De toute sa vie, il n’avait jamais
rien offert au vieillard.
Il rentra, enleva ses chaussures, salua le vieil homme et déposa le billet de
cent toman sur le lit, comme un butin, comme un gage de bien-être, de
combustible pour le réchaud, de thé au réveil et pourquoi pas de chaussettes
toutes neuves. Le jardinier était même secrètement prêt, si son hôte le lui
demandait, à se rendre tous les jours au même endroit et à tendre ses mains
ouvertes vers le ciel.
Le fugitif… Il fuyait qui, déjà ? Ah oui, ça lui revenait. Une révolution
avait eu lieu, qui les avait chassés du pouvoir. Une révolution, c’était bien ça.
Le shah et sa famille sont partis. Certains ministres, dont son propre fils, ont
été exécutés. Fusillés, oui. La nuit. Lui, il se cachait dans une cabane de deux
mètres sur trois. Sa femme devait être à Genève. Qu’elles étaient douces ces
consonnes qui précédaient, dans le mot Genève, les trois e. Comme Genève
était douce, vue de cette cabane étroite. Si douce. Quelques mois avant la
révolution, sa femme s’y était rendue pour un check-up. Jusqu’au dernier jour,
jusqu’au jour où les pasdarans envahirent la maison pour arrêter le vieil
homme, elle le suppliait, au téléphone, de la laisser rentrer en Iran. En vain. Il
répondait, systématiquement, qu’elle devrait rester à Genève – il ne fallait pas
perdre le fil de son esprit. Surtout pas. Le fil. Mais quelle douceur que ces
consonnes, dans le mot Genève ! Ne pas perdre le fil jusqu’à ce que les choses
se calment. Rester à Genève. Sa femme suivait les nouvelles à la télé, chaque
soir à vingt heures précises. Elle voyait la cavale de la famille royale et se
demandait comment les choses pourraient encore s’arranger. Le vieil homme
la rassurait de loin, en lui rappelant l’exil du shah et de Soraya à Rome, des
années plus tôt. Après quelques jours, tout avait fini par rentrer dans l’ordre.
De quoi vivait sa femme à Genève ?
Il fixa le billet de cent toman et se demanda s’il se rappelait encore le taux
d’échange du franc suisse. Un an plus tôt, ses proches venaient le consulter
pour placer leur argent. Que pouvait-il faire de ce billet ? Comment pouvait-il
tolérer que cet homme, dont la fierté exagérée faisait, auparavant, la joie de
toute la famille, se rendît ainsi dans la rue pour mendier ? N’était-il pas plus
sage de se rendre ? Oui, mais quand il serait emprisonné, que deviendrait sa
femme, à Genève ? Qui s’occuperait d’elle ? Et son fils, plusieurs mois après
son exécution, gardait-il encore ses joues rebondies ?
Il demanda au jardinier :
– Pourquoi tu fais tout ça pour moi ?
Mais le jardinier n’était pas bavard. Le jour où les pasdarans assaillirent la
maison, à la recherche du vieil homme, il se rendit dans sa chambre, enfila sur
ses propres vêtements une tenue complète et sortit.
– Ahay, où vas-tu ? lui lança un des gardiens de la révolution, posté ce jour-
là près de l’entrée.
Le jardinier s’arrêta, le regarda longuement et attendit que l’adolescent, à
peine âgé de quatorze ans, l’autorisât à sortir.
– Yallah, vas-y, tu es gelé ou quoi ? lui dit alors le jeune homme en pointant
le canon de sa kalachnikov vers la rue.
Le jardinier baissa la tête, quitta la propriété et alla attendre au carrefour de
Shemiran son vieux maître, qui ne tarderait pas à rentrer à la maison à bord de
sa Citroën DS cerise. Pas un instant, il ne songea qu’il pourrait la louper. Deux
heures plus tard, quand la Citroën apparut, il leva le bras. La voiture s’arrêta.
Il monta dedans et dit, en retirant soigneusement ses vêtements
supplémentaires :
– Ils sont là. Ils ont fouillé toute la maison. Ils vous attendent.
Puis il ajouta :
– Ils sont venus pour vous. Je n’ai pas pu faire grand-chose. Enfilez ça.
Nous avons, pardonnez la comparaison, la même taille.
Le vieil homme gara la voiture au coin d’une rue, retira sa montre-bracelet
électronique, une des premières du genre, enleva son complet Lanvin et se
revêtit de la tenue du jardinier. Ils échangèrent leurs chaussures mais pas les
chaussettes, les chaussettes rouges Gammarelli.
– Maintenant marchez jusqu’à la maison et rejoignez directement ma
chambre. Un adolescent garde l’entrée. Il est maladroit. Il va vous confondre,
pardonnez la comparaison, avec moi.
– Et toi ?
– Je vous rejoindrai quand ils seront partis.
– Et la voiture ?
– Je demanderai aux gars du commissariat de Niavaran de s’en charger.
– Et les clés ?
– Je m’en occuperai. Mais aujourd’hui, pardonnez-moi, c’est vous qu’il faut
sauver.
Le jardinier venait probablement de prononcer les phrases les plus longues
de toute sa vie.
Il tint parole et s’occupa du vieil homme.
Pourquoi faisait-il tout ça pour lui ? Si Monsieur V. l’y autorisait, le
jardinier était même prêt à aller mendier. Après tout, ce n’était pas si difficile
que ça, il suffisait d’ouvrir les mains et d’attendre.
« Que faire de ce billet de cent toman ? » se demanda-t-il une fois de plus.
Les autres jours, les jours sans argent, tout allait presque mieux.
Il devait prendre une décision. Se rendre aux autorités, ou bien ?… Ou bien
quoi ? Laisser le jardinier mendier ? Il devait aider sa femme et ses petits-
enfants. Où étaient-ils, ses petits-enfants ? À Genève ? Il voulait à tout prix
rester lucide. Ne pas perdre la tête. L’esprit. Garder l’esprit, le fil de l’esprit. Il
s’assit par terre, sur le namad, et tira vers lui l’emballage en carton de la
lessive Tide, son placard de fortune. Il y trouva une coupure de journal qui
annonçait l’exécution de son fils. Il y jeta un coup d’œil. Le numéro était
froissé. Quelques semaines après la mort de son fils, il avait vu son nom sur
un papier journal, enroulé en forme de cône et contenant des noix, entre les
mains d’un garçon de onze, douze ans. Il attendit que le garçon finît ses noix
et jetât le journal pour le récupérer.
À présent, il n’avait nul besoin de le lire. Les mots fatals, il les connaissait
par cœur. « Amir Ali Vekalat, fils de Mehdi Vekalat, titulaire de la carte
d’identité n 78522 – jamais, du vivant de son fils, le vieil homme n’avait
o

connu par cœur le numéro de cette carte –, ancien ministre de la Cour


impériale déchue, est accusé de corruption sur terre, guerre contre Dieu et
contre le représentant de l’imam caché, renforcement de l’influence de
l’impérialisme et de ses acolytes européens, participation active dans les
affaires d’espionnage et du sionisme, répression du peuple, restriction des
libertés, fermeture des journaux, mise en place de la censure, propagation de
la corruption culturelle et morale… Compte tenu des procès-verbaux des
réunions du gouvernement déchu et des aveux de l’accusé – et là, à chaque
lecture, à chaque récitation, le vieil homme enfonçait ses ongles dans sa chair
en pensant dans quelles conditions les aveux étaient extorqués –, le juge du
tribunal révolutionnaire condamne l’accusé à mort. »
À mort. Son fils, corrupteur sur la terre ! Combien de temps après la mort
un cadavre se décompose-t-il ? Qu’en est-il maintenant de ses joues
rebondies ? Dans quelle fosse commune l’a-t-on jeté ?
Le journal, qu’il tenait à la main, était froissé. Il avait servi à emballer les
noix fraîches d’un petit garçon. Non, pas si petit, le garçon. Il fallait réfléchir.
Il fallait voir clairement les choses. Ses petits-enfants avaient besoin de lui. Il
possédait un billet de cent toman. Sa femme était à Genève. Lui, il était à
genoux devant un carton de Tide. Il tira l’autre carton de Tide, celui qui
contenait les affaires du jardinier. Quelle différence ? Depuis un an, les deux
hommes ne faisaient qu’un. Ils ne sortaient jamais ensemble, même pas dans
le jardin.
Dans le carton du jardinier se trouvaient un exemplaire du Coran, deux
chapelets rapportés de La Mecque par Madame, un bonnet de nuit et une boîte
de gâteaux. Le vieil homme l’ouvrit et y trouva des photos d’avant, le
jardinier englouti dans un talus de roses, le jardinier assis sur le porte-bagages
de la moto d’un adolescent souriant aux joues rebondies et aux cheveux
bouclés, celui-là même qui venait d’être exécuté comme corrupteur sur la
terre. Il remit les photos dans la boîte et aperçut, inscrits sur le couvercle, un
nom et un numéro de téléphone : Fereydoun Sardari, 821196.
– Votre numéro de téléphone, précise Monsieur V.
Le couvercle dans la main, il se rappela un rendez-vous manqué avec un
cinéaste, oui, c’était bien ça, il s’appelait Fereydoun Sardari, qui devait
adapter pour la télévision la biographie de Victor Hugo. Il venait de retrouver
son numéro de téléphone et il possédait sur lui un billet de cent toman. En
quoi ce billet pouvait-il l’aider ? Il se redressa, ferma les lacets des galoches,
remonta le col de sa veste, cette veste prêtée par le jardinier. Il marcha jusqu’à
un kiosque de téléphone, prit son billet de cent toman et demanda à un passant
une pièce de deux rial. Celui-ci lui donna la pièce, sans prendre le billet. Voilà
à quoi servait un billet de cent toman. Il composa le numéro. Un homme
répondit.
– C’était vous. Ensuite je me suis présenté.
Le vieil homme s’entendit dire « Monsieur V. », mais que lui restait-il
encore de Monsieur V. ? Depuis un an, il était le sosie, il était l’ombre du
jardinier. Il marchait à petits pas dans son jardin, sachant que plus rien ne lui
appartenait. La maison de style Bauhaus, avec ses larges terrasses, était placée
sous scellés. Se souvenait-il encore du nom du fondateur du style Bauhaus, lui
qui connaissait le nombre exact de rivets employés pour la construction de la
tour Eiffel ? À présent toutes les baies étaient plombées, scellées, en attendant
que la famille des pasdarans vînt habiter la maison. Ils arriveraient en nombre,
dix ou quinze personnes, étendraient aussitôt leur linge de part et d’autre des
terrasses et arracheraient les rideaux. Il avait vu ça en se promenant dans les
rues : des maisons cossues se transformer, en un seul jour, en campements.
Et tous ses biens seraient confisqués. À quoi bon se lamenter sur le sort de
sa terrasse bâtie juste pour apporter un élément d’équilibre aux lignes
verticales ? À quoi bon ? Son espace, depuis un an, se réduisait à une pièce de
deux mètres sur trois – pourquoi l’avait-il conçue si exiguë ? – réservée
naguère au jardinier. Le jour où, après l’assaut des pasdarans, il pénétra pour
la première fois dans la cabane, il s’imagina, pour quelques secondes, se
trouver dans une sorte de sas. Pourquoi le jardinier ne s’était-il jamais plaint
de l’étroitesse de son habitation ?
Même quand le vieil homme regardait la Citroën DS cerise avec, à
l’intérieur, ses propres gants, ses propres lunettes de soleil et son flacon
d’Habit rouge, il ne parvenait plus à s’identifier à cet homme. À l’homme
d’avant. Il devait exister quelque part, pensa-t-il, un monde parallèle où
l’homme de lettres continuait de rouler en Citroën, tendant sa bonne oreille à
une jolie jeune femme assise à sa droite, un monde où un ministre joufflu
penchait sa tête pour recevoir une médaille honorifique des mains parfumées
de l’impératrice sans soupçonner que cette même tête serait, un jour, trouée
par la balle d’un coup de grâce.

Fereydoun observe ce vieux passager. Il n’a jamais rencontré le Monsieur


V. d’avant, le dandy, l’homme au foulard de soie, aux chaussettes Gammarelli,
le soupirant de Song Meiling, l’admirateur de Nehru – et non pas de Gandhi.
Était-il plus gros que ce petit homme assis dans la voiture ? Et ce dernier, au
fait, n’a-t-il pas faim ? Faut-il l’emmener au restaurant ? Que faire de lui ? Ils
passent devant le Palais royal. Monsieur V. n’ose relever la tête et regarder le
portail qu’il avait l’habitude de franchir lorsqu’il se rendait à une audience
royale. A-t-il peur que le pasdar ne détecte un regard familier aux lieux ?
La voiture descend le long de la pente qui mène vers le quartier de
Sahebgharanieh. Fereydoun jette un coup d’œil à la pharmacie du docteur
Pirasteh. Il a quitté l’Iran, lui aussi. Pour aller où ? Fereydoun l’ignore. Il sait
seulement que, peu après l’instauration de la république islamique, un soir, des
inconnus investirent la pharmacie, cassèrent les fioles, les burettes, les
piluliers, puis tabassèrent le docteur à mort et partirent, avant de l’abandonner
dans un amas de sirops, d’huiles, de baumes, d’emplâtres, de poudres et de
comprimés. La chasse aux Bahaïs était lancée. Avant de partir en catastrophe,
le docteur confia les clés de sa pharmacie et de sa maison à son assistant
musulman. Depuis sa voiture, Fereydoun peut très bien le voir, cet assistant,
car l’enseigne PHARMACIE DU DOCTEUR PIRASTEH, DIPLÔMÉ DE LA
FACULTÉ DE PHARMACIE DE NANCY, FRANCE, a été effacée des
vitres. Au-dessus de l’actuel pharmacien trône la photo de l’imam Khomeyni,
à la place de celle du shah, et se devinent les légères auréoles laissées par le
portrait de la shahbanou et les diplômes universitaires de l’ex-étudiant d’une
faculté française. Fereydoun a juste le temps de compter le nombre de
rayonnages : 19, rien n’a changé. Ni l’assistant, ni personne d’autre n’était au
courant du secret que recelait ce nombre.
À quelque deux cents mètres de la pharmacie se trouve la maison
d’Ensiyeh. Avant, il y a longtemps déjà, avant le départ du docteur Pirasteh,
avant de pouvoir acheter les œuvres de Lénine sur les trottoirs de Téhéran,
avant de confondre Monsieur V. avec son jardinier, Fereydoun ne pouvait
s’empêcher de remonter la grande rue et de se rendre chez elle, qu’elle fût
présente ou pas.
– J’espère, Excellence, que vous ne voyez aucun inconvénient à passer
quelques jours chez Ensiyeh Ilkhan.
Studio, vue dégagée, cour arborée, refait neuf
Installée – balayée, oubliée – à Paris, Ensiyeh se mit à apprendre, entre
autres – auparavant, avant tout cela, et même plus loin encore, du temps où
elle chassait la bécassine avec son père, elle s’astreignait à retenir un poème
par jour –, la conjugaison du subjonctif imparfait des verbes français. Il lui
arrivait très souvent de laisser le téléphone retentir alors qu’elle piquait
l’aiguille droite du tricot dans la première maille en la passant sous l’aiguille
gauche, tout en méditant sur l’emploi du subjonctif imparfait. Elle enroulait le
fil de la pelote : « Le subjonctif imparfait remplace le subjonctif présent dans
une proposition subordonnée, quand la principale est au passé et que l’action
de la subordonnée, aïe, aïe, cette maille qui fuit, est simultanée ou postérieure
avec l’action de la principale. »
À cinq mille kilomètres de ce deux pièces où elle se trouvait, les tricoteuses
iraniennes récitaient : « Rang 1 : 3 mailles à l’endroit, 3 mailles à l’envers.
Rang 2 : tout à l’endroit. » Le téléphone continuait de résonner. À chaque
sonnerie, sa mort. Mille sonneries !
Lorsqu’elle maîtrisa l’emploi du subjonctif passé – elle nourrissait depuis
toujours une passion pour la grammaire –, Ensiyeh entretint une nouvelle
obsession sur la locution « en fait ». À table, dans le métro, devant la télé, elle
n’arrêtait pas de demander à sa fille quel pouvait être en persan l’équivalent
du français « en fait ». Shahrzad était incapable de lui répondre.
– C’est comme actually en anglais.
– Est-ce que ça pourrait être dar vaghé, en persan ?
Shahrzad n’aimait plus son amoureux. Elle songeait à rompre. Elle ne
pouvait pas certifier que cette locution française, qu’elle employait au début
de chacune de ses phrases, correspondait vraiment, à 100 %, à en mettre la
main au feu, à dar vaghé.
– Ah, si j’avais mon encyclopédie Moin, ou mon Dehkhoda ! disait sa mère.
Elle n’avait ni son encyclopédie Moin, ni son Dehkhoda. Ses affaires
tenaient dans une valise.
Après le téléphone, qu’elle redouta pour le restant de sa vie, la télévision
devint elle aussi son ennemi personnel. Journal de treize heures et de vingt
heures : séances quotidiennes de supplice. Une simple information, énoncée
par un grand-reporter : « En Iran, les minorités religieuses sont, en fait, de
plus en harcelées… », faisait ressurgir en elle les polémiques sur en fait. Ça ne
peut pas être dar vaghé, songeait-elle. Je ne dirai jamais que M. Toumanians,
Aram, le docteur Pirasteh sont, dar vaghé, de plus en plus harcelés. Où est
Aram ? Que devient le docteur Pirasteh ? Et M. Toumanians, est-il encore
vivant ? Non, dar vaghé n’est pas l’équivalent d’en fait. Il se peut que actually
le soit. Mais je n’ai jamais bien parlé l’anglais.
Le commentateur poursuivait : « En fait, les commerçants juifs, les Bahaïs,
les chrétiens et même les confréries soufies ne jouissent plus, en Iran,
d’aucune sécurité. » Elle laissait tomber la maille de l’aiguille gauche en
maintenant les autres avec l’index et récitait la conjugaison d’un verbe du
deuxième groupe à l’imparfait ou au présent du subjonctif : « Que je finisse,
que tu finisses, qu’il finît…, qu’est devenue la famille d’Aram ? Que nous
finissions, que vous finissiez, dar vaghé n’est définitivement pas l’équivalent
d’en fait, en aucune manière, qu’ils finissent, ah ces mailles qui ne veulent pas
glisser de l’aiguille gauche à l’aiguille droite. Que sont devenus tous les
commerçants juifs du quartier Manoutchehri ? Que peut faire Hacop dans une
Sari révoltée ? »
Un après-midi du mois de septembre, le téléphone Socotel gris, avec
écouteur – les téléphones en Iran n’en avaient pas – sonna. Elle ne répondit
pas, tout comme elle n’alluma pas la télé. Le soir, tandis qu’elle faisait goûter
à Shahrzad son extraordinaire khoreshté gheymeh, les appels reprirent. Il était
vingt et une heures quinze. Compte tenu des deux heures et demie de décalage
horaire, l’appel ne pouvait pas venir de l’Iran. Ensiyeh faillit répondre, mais
Shahrzad se jeta sur le combiné, dans l’espoir que ce fût son nouvel
amoureux.
Ce n’était pas le nouvel amoureux – le Vénézuelien, comme l’appelait
Ensiyeh. C’était Mehri qui, contre tout usage, appelait à minuit moins le quart
de la maison de Sahebgharanieh.
Shahrzad lui dit :
– Mehri djoun, comment vas-tu ? Et ta fille ? Et tes petits-enfants ? As-tu
reçu le médicament que tu avais demandé ? Je t’ai écrit le mode d’emploi en
persan. Tu ne prends pas plus d’un comprimé par jour, surtout ! Mais il faut
attendre un an pour que tes cheveux repoussent.
Mehri protestait. Une de ses collègues avait eu recours à un médicament
suisse et s’était vu pousser des cheveux du jour au lendemain :
– Le soir, elle était chauve. Le matin, quand elle s’est levée, elle a vu que du
duvet avait poussé aux endroits où il n’y avait aucun cheveu la veille ! Ça a
pris une nuit, une seule nuit ! Pour le prix, je demanderai à mon gendre…
– Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Ensiyeh à sa fille.
– C’est une affaire de calvitie. Je lui ai envoyé un médicament qui ne lui
plaît pas.
Ensiyeh savait, avec certitude, que Mehri n’aurait jamais téléphoné pour
dénigrer un traitement contre la calvitie à minuit moins le quart. Les tarifs
longue distance coûtaient cher et Mehri se couchait régulièrement entre neuf
heures et neuf heures et demie, le soir. Ensiyeh en savait quelque chose. Il lui
était arrivé, au beau milieu d’une réception, alors que les invités n’étaient pas
encore partis, de remarquer l’absence de Mehri.
Elle saisit le téléphone comme pour aller au-devant du malheur. La veille
déjà, elle avait rapproché son visage du four allumé et s’était dit : « Si je colle
mes lèvres à la porte du four, elles brûlent ! » Elle le fit et regretta, à l’instant
même, l’absence de la pommade cicatrisante Vali.
Au téléphone, elle ne prit aucune nouvelle de Mehri elle-même, ni de sa
fille, ni de ses petits-enfants. Elle détestait ces formules.
– Mehri, qu’est-ce qui se passe ?
– Madame, aujourd’hui à midi, ils ont appelé du Mazandaran. Un mollah
avec quatre ou cinq personnes sont venus sur les terres et ont demandé à vous
voir. On leur a répondu que vous étiez en France.
– Qui leur a dit que j’étais en France ? Je peux revenir dès demain matin.
– Madame, c’est trop tard. Ils ont laissé un document. Les terres sont
confisquées. Ils ont dit que vous aviez trop de terres et ils les ont prises.
Ensiyeh voulut raccrocher mais Shahrzad attrapa le téléphone et ajouta :
– Mehri, je ne sais pas ce que c’est que ce médicament suisse, mais le mien,
celui que je t’ai envoyé est le numéro un, ici en France ! Aie la patience de le
prendre pendant un an et tes cheveux déborderont de ton foulard.
Ensiyeh retourna s’isoler à la cuisine. Où aller ? Que faire ? Elle pensa à
son père Issa khan, au soir où M. Toumanians était arrivé chez eux, à
l’improviste, pour leur apprendre que le Parlement venait de ratifier la loi sur
le désarment et l’expropriation des tribus. Il fallait, disait-il, descendre dare-
dare à Téhéran et tenter le tout pour le tout. À l’annonce de la mauvaise
nouvelle, Leyla, sa mère, s’était rapidement revêtue du hedjab pour se rendre
au salon et éviter que son époux ne restât seul, Madame Grande avait remonté
le long des escaliers, une main sur le dos, en maudissant le destin. Kohan
Banou l’avait prise, elle, Ensiyeh, sur ses genoux, et caressée de ses mains
rugueuses.
Où sont les mains rugueuses de Kohan Banou ?
Lorsque Shahrzad eut fini ses explications médicales, Ensiyeh regagna le
séjour, la chambre, la pièce principale, « mais comment s’appelle cette pièce
unique ? », et déclara :
– En fait, on nous a pris toutes nos terres.

Ensiyeh ne parla plus d’hectares, ni d’avenue Foch, ni de Janson-de-Sailly,


ni de chauffeur, ni de femme de ménage, ni de cerisier qui ne donnait pas
assez de fruits pour en faire de la confiture à l’usage de toute la famille, ni de
Nima, le « père de la nouvelle poésie ». En quelques mois son vocabulaire
changea du tout au tout. Au téléphone, avec Fereydoun, les mots qui
revenaient étaient métro, carte orange, studio, garantie bancaire, Monoprix,
braderie, Préfecture de police, carte de séjour, photo d’identité – de toute sa
vie, jamais elle n’en avait fourni autant –, attestation de domicile, sécurité
sociale, avis d’imposition – pour quelles ressources ? – et plan de Paris.
La liste de ses obligations allait croissant de jour en jour. Elle qui, après son
accouchement, avait oublié sa fille à la maternité et était rentrée à la maison
sans le nouveau-né, se voyait à présent obligée de prendre garde à chacun de
ses gestes : inscrire son nom sur la carte orange, mettre ses papiers et son
argent dans un sac banane, « mais ça n’allait pas du tout avec son ensemble
Christian Aujard », se méfier des Gitans, prendre la ligne Boulogne-
Austerlitz, sans avoir une seule pensée pour M. Toumanians qui se flattait de
porter la même eau de Cologne que Napoléon, bien suivre les indications dans
les couloirs du métro et s’interdire de s’apitoyer sur les musiciens.
– Fereydoun, lui disait-elle, il y a quelques jours, j’ai croisé dans le métro
un Iranien qui jouait du santour. Son visage me disait quelque chose. J’ai dû
le croiser à Shiraz, au moment du festival. Il devait être un de ceux qui
jouaient sur la tombe de Hafez.
Il fallait passer vite et ne pas pleurer sur le sort de ce musicien, peut-être un
des plus grands, aujourd’hui contraint de se produire dans le métro, parce que
dans son propre pays toute musique était désormais considérée comme de
l’opium.
Les consignes ne s’arrêtaient pas là. Il fallait, dans le métro, tenir son sac
fermement, descendre à la bonne station. Pour se rendre chez Malekeh, par
exemple, il fallait traverser Monoprix sans se laisser tenter par les pancartes
STOP AFFAIRES et succomber, faute de lunettes, à l’achat de trois paires de
collants XS. Il fallait également renoncer à l’acquisition de cinq bouquets pour
dix francs, afin d’éviter à Malekeh, chez qui elle se rendait, de placer les
modestes roses dans un verre à moutarde.
À Téhéran, quand elle voulait se rendre quelque part, il lui suffisait de le
demander à Akbar.
Fereydoun l’interrogeait justement sur Malekeh. « Ah, Malekeh… »
commençait-elle à répondre.
« Épurée » de la Télévision, c’est-à-dire renvoyée, virée, sans préavis et
sans indemnité, installée à Paris depuis quelques mois, elle eut la chance de
louer le deux-pièces d’un couple iranien, les Miri – le nom disait quelque
chose à Fereydoun –, sans fiche de paye, sans caution bancaire, sans un
chèque de garantie, et elle se donnait six mois pour trouver un nouvel emploi.
Malekeh se réveillait toutes les nuits et relisait la rubrique emploi du
Figaro. Un matin, elle se rendit à un entretien d’embauche au Club Med. On
lui demanda :
– Avez-vous auparavant effectué des stages, des petits boulots ?
Elle n’osa pas dire qu’elle dirigeait, avant, la section « décor » de la
Télévision nationale iranienne.
– Avez-vous des enfants ? Envisagez-vous d’en avoir ?
Elle secoua la tête tout en espérant, « j’en suis sûre Fereydoun », trouver
enfin un homme désirable et tomber enceinte avant que la chose ne fût plus
possible.
– Quels sont vos défauts ?
Elle se souvint d’Ensiyeh, qui lui reprochait d’être bavarde. Des années
auparavant, à l’occasion d’un dîner avec un photographe qu’elle convoitait et
juste avant de passer à table, Ensiyeh lui avait soufflé dans l’oreille : « Quand
je sens que tu parles trop, j’appuie sur ton pied. » Ensiyeh appuya, pressa,
écrasa le pied de la femme éprise, mais en vain. Malekeh continuait à parler et
parler. Ensiyeh toussa de plus belle, toujours sans effet. Elle cogna le pied et
toussa en même temps. Malekeh ne s’arrêtait pas. Le lendemain, le pied enflé
et bleui par les coups, elle appela son amie pour l’avertir que le photographe
l’avait reconduite jusqu’à la porte de sa maison et lui avait souhaité bon
courage.
« A ton avis, que voulait-il dire par bon courage ? » Ensiyeh n’avait su que
répondre.
– Quels sont vos défauts ? répétait le conseiller en embauche du Club Med.
Réputée pour être bavarde, Malekeh ne pouvait ouvrir la bouche.
– Quel est le dernier film que vous avez vu ?
– Violette Nozière, répondit-elle du bout des lèvres, se rappelant les
réunions où, en qualité de vice-présidente de la Cinémathèque iranienne, elle
devait décider de la programmation annuelle des films.
Malekeh ne fut pas retenue. Il lui restait six mois d’économies.
– Et après ? Et après ? demandait Fereydoun.
Ensiyeh, au téléphone, séchait la sueur qui coulait le long de son cou :
– Après, comment te dire ? Elle va éplucher toutes les annonces, et pas
seulement celles du Figaro.
Que de fois avait-elle fait la queue, elle-même, sous l’averse et sans
parapluie, devant un immeuble à façade écaillée, Le Figaro, justement, sous le
bras, dans l’attente de rencontrer la femme d’une agence immobilière et de
visiter un studio, souligné dans l’annonce : « Vue dégagée, cour arborée, refait
neuf, chauffage individuel ».
Précédée d’autres candidats, elle montait quatre étages à pied. Une porte
s’ouvrait, six personnes entraient en même temps dans seize mètres carrés.
Des couples s’interrogeaient des yeux. La dame de l’agence ouvrait son
dossier sur le plan de travail encrassé de la cuisine et enregistrait les
candidatures. Le cœur d’Ensiyeh se mettait à battre comme ce jour où, face au
professeur Forouz, pour un ultime examen de littérature persane, elle avait dû
comparer la poésie de Khaghani et celle de Hafez.
Elle s’avança.
– Votre nom ?
– Ilkhan.
– Comment on l’écrit ?
– I, L, K, six cents guerriers de sa tribu galopèrent dans sa tête, H, A, N.
– Ilkan ? C’est bien ça ?
De peur de voir son dossier refusé, elle ne corrigea pas. Qui, parmi les
visiteurs de ce studio de seize mètres carrés, pouvait apprécier la différence
entre khan et kan ? Elle laissa tomber.
– C’est de quelle origine ?
– Iranienne.
La malédiction était lâchée. La dame de l’agence releva sa tête et examina
la tenue d’Ensiyeh, qui lui sembla plus que correcte, même si l’employée était
sans doute incapable de deviner que l’ensemble était de Christian Aujard et le
manteau de Sonia Rykiel. Elle ferma le dossier en se demandant comment
cette femme, cette Iranienne, osait encore, après que son pays eut pris en
otages des diplomates américains et brûlé la bannière étoilée, espérer se loger
à Paris.
– Je regrette, madame.
Ensiyeh descendit les escaliers, traversa la cour en cherchant les « arbres »
dans la « cour arborée » et aperçut, entre deux poubelles, enfoui dans un pot
de terre, un cyprès nain. Elle essaya d’ouvrir le portail mais se souvint que,
pour sortir, il fallait reculer et appuyer sur un bouton, fixé elle ne savait où.
Elle claqua la porte. Tandis qu’elle s’éloignait, des milliers de cyprès, plantés
dans sa propriété du Mazandaran, l’entourèrent.
Fereydoun l’interrogeait sur les amis qui étaient partis, il ne disait pas
encore « ceux qui avaient fui, ceux qui s’étaient exilés ».
Ensiyeh lui apprit qu’Aram venait tout juste d’arriver à Paris et
n’envisageait plus de retourner là-bas. Retourner vers quoi ? Sa troupe était
dissoute. Son auteur fétiche, Abbas Nalbandian, un ancien vendeur de
journaux, devenu le dramaturge par excellence du nouveau théâtre iranien,
gémissait en prison.
Quel était son crime ?
Pour se remettre au travail, Aram appelait la plupart des directeurs de
troupes naguère invitées en Iran, à l’occasion du festival de Shiraz. Aucun ne
lui proposa de monter une pièce. Tous compatissaient, mais tous, à tour de
rôle, raccrochaient en disant : « Si jamais tu as besoin de quelque chose… »
Célibataire, sans enfant, il avait toujours gagné très peu et n’était pas
dépensier. À Paris, il partageait l’appartement d’un étudiant en cinéma,
mangeait à peine, se déplaçait en métro et s’attachait à varier ses tenues. Sa
palette allait du vert foncé au marron : pantalon marron et veste vert foncé,
pantalon vert foncé et veste marron. De quoi pouvait-il avoir besoin ? Et que
pouvait-il faire, sinon diriger des acteurs ?
– Et Bahman ? demandait Fereydoun.
Bahman avait quitté clandestinement l’Iran en traversant la frontière de
Turquie. Il laissa tout en Iran, ses parents et ses biens. Des amis l’hébergeaient
à Paris. Sur les mille exécutions de partisans du régime du shah, il devait en
connaître personnellement le tiers : trois cents nuques percées par trois cents
coups de grâce. Il n’évoquait ni les otages américains, ni tout autre événement
concernant l’Iran. Entre l’Iran et lui, il avait dressé trois cents cadavres.
La dernière fois qu’Ensiyeh l’avait vu, c’était chez Malekeh. Il interrogeait
assidûment un ami philosophe sur la traduction en persan des Upanishad. Le
philosophe lui répondit :« Dans sa traduction en persan, Dara Shokouh a
comparé la trinité indienne, Brahma, Vishnu et Shiva, à leurs équivalents
islamiques Djebrail, Mikaïl et Esrafil… » Ensiyeh était sur le point de dire que
le zoroastrisme, qu’elle avait longuement étudié à l’Université de Téhéran,
connaissait également une trinité, Ohrmazd, Spihr et Zurvan, quand la femme-
transistor et son mari, M. et Mme Miri, eux aussi invités, firent leur apparition
dans le petit salon de Malekeh, en fourrure pour elle et manteau de cachemire
pour lui, le catalogue de l’exposition Viollet-le-Duc sous le bras.
– Nous venons de l’exposition. Vous ne pouvez pas imaginer comme c’est
sublime. Ils ont rouvert, à cette occasion, la chapelle de l’école des Beaux-
Arts. Grandiose, vraiment.
Elle savait que les Miri disposaient d’un autre deux-pièces dans le même
immeuble que Malekeh et que, par solidartié, ils le loueraient volontiers à
Ensiyeh dans les mêmes conditions : sans fiche de paye, sans caution
bancaire, sans chèque de garantie. Elle se tut, calcula rapidement le loyer, les
charges, les autres dépenses – en incluant les achats en solde de pulls Sonia
Rykiel –, sourit et embrassa, malgré elle, les Miri. La femme-transistor,
définitivement, avait vu juste. Alors qu’Ensiyeh s’exhibait dans les dîners de
Téhéran déguisée en Lioubov, les Miri investissaient à Londres. Ah, si à la
mort de son mari, M Dadgar, elle avait écouté ses amies, vendu les terres et la
e

maison de Sahebgharanieh et fait sortir l’argent, kharedj kardeh boud – la


phrase en persan revenait sur toutes les lèvres –, elle n’aurait pas à implorer
l’aide de cette femme qui reprochait à Tchekhov d’avoir commencé sa pièce
bien avant la destruction de la cerisaie et la construction de villas !
Les Miri parurent ravis de l’avoir comme locataire. Elle but une gorgée de
tisane de camomille, posa la tasse dans la soucoupe et se surprit à vouloir
disposer le mobilier de poupée de son enfance – où se trouvait-il donc, en ce
moment même ? –, dans ce deux-pièces du XV arrondissement de Paris. Elle
e

placerait le petit lit tout au long de la fenêtre, le placard adossé au mur de la


cuisine et, dans le placard, le contenu d’une seule valise.
Une fois, une seule fois, à la fin d’une conversation téléphonique, elle dit à
Fereydoun :
– J’ai besoin de toi, il faut que tu viennes, je ne peux plus vivre seule.
Fereydoun raccrocha et se dit qu’il avait fallu une révolution, la mort de la
monarchie, l’instauration d’une république islamique, des milliers
d’exécutions pour qu’Ensiyeh, enfin, lui avouât son amour. Au bout d’un fil.
Eins, zwei, drei
Monsieur V. connaissait Ensiyeh depuis son adolescence, depuis ce jour où
elle avait récité devant Reza shah et le prince héritier, le shah déchu, « où est-
il maintenant, le shah ? », attention, il faut qu’il reste lucide et ne saute pas
constamment d’un sujet à l’autre, il faut qu’il se retienne d’interroger
Fereydoun Sardari sur l’exil du shah et qu’il essaie de répondre précisément,
très précisément, à la question qu’il vient de lui poser. C’était quoi déjà, la
question ?
La voiture passe devant la maison de l’ancien ministre du Pétrole –
Monsieur V. s’abstient de demander ce qu’il est advenu de lui – et aperçoit, à
travers le portail entrouvert de la résidence, six ou sept garçons au crâne rasé
qui jouent au football, dans le jardin. À l’entrée, un adolescent, assis sur un
bidon derrière un étalage de cigarettes, ne cesse de crier :
– Winiston ! Kent ! Zar !
C’était quoi la question ? Il faut qu’il canalise sa pensée. Voilà : qu’il la
canalise. Il ne faut pas que « Winiston, Winiston et Goal ! » viennent perturber
sa concentration. Avant, oui, avant, chaque fois qu’il se rendait chez le
ministre, un serviteur en livrée le guidait en silence à l’intérieur.
– Winiston ! Winiston !
La voiture remonte le long de l’avenue principale.
– Nous allons chez Ensiyeh Ilkhan, dit Fereydoun.
Ah, oui. Ensiyeh Ilkhan. C’est cela. Bien sûr. Il la connaît depuis ce jour où
elle récita un poème devant Reza shah et le prince héritier. Cette jeune fille.
Par la suite elle épousa M Dadgar. Monsieur V. se réjouit de ne pas avoir
e

oublié le nom de ce juriste. Il espère même, avec un peu de repos, retrouver


tous les noms qui lui ont échappé.
– Je vous conduis chez elle. Vous y serez en sécurité. Vous avez avant tout
besoin de vous détendre.
Les deux hommes descendent de la voiture. Fereydoun sonne. Mehri, la
femme de ménage, les accueille. Elle porte une des tenues d’Ensiyeh et des
chaussures à hauts talons. Mehri est restée fidèle à Madame. Elle ne s’est pas
précipitée dans un comité révolutionnaire pour la dénoncer. Mais elle porte ses
escarpins.

Le jour où les pasdarans investirent la maison d’Ensiyeh, Mehri resta dans


la cuisine, décrocha le téléphone et appela son gendre, celui-là même que
Fereydoun avait embauché comme chauffeur sur un de ses tournages. Une
demi-heure plus tard, le gendre, devenu chef du comité du quartier de Tchizar,
débarqua avec une bande armée. Il s’isola avec l’autre chef dans la
bibliothèque de M Dadgar, au milieu de livres de jurisprudence, tandis que
e

leurs soldats piétinaient, dans le jardin, les bulbes de mashd Hassan et que
Mehri allumait le samovar. Pendant que l’eau bouillonnait, elle devina, au
bruit ininterrompu de numérotation sur le téléphone de la cuisine, que les deux
hommes interrogeaient à distance leurs supérieurs. Lorsqu’elle apporta le thé,
le chef de la première bande rappela ses hommes et se contenta de prendre
comme butin les albums des Ilkhan et des Dadgar, ainsi que les titres de
propriété des terres de Gohar Baran.
– Dis à ta Madame que, sans la médiation des frères de Tchizar, nous
aurions mis sa maison sous scellés, nous l’aurions traitée comme tous les
autres taghoutiyé farari.
Taghoutiyé farari ! Ensiyeh, pilier de la mécréance, en cavale !
Mehri appela aussitôt Paris.
– Que Dieu ne suscite pas le mauvais jour ! Ils sont arrivés, les pasdarans,
et ils se sont répandus dans la maison comme des fourmis, comme des
sauterelles. Ils n’ont épargné aucun endroit. Madame, heureusement que vous
n’étiez pas là. Ils ont fouillé partout, les poches des vêtements, les dossiers de
Monsieur, l’intérieur du buffet. Par chance, agha Fereydoun, quelques jours
auparavant, avait vidé les bouteilles de whisky. Après, ah oui, les bouteilles
étaient tellement jolies que je n’ai pas eu le cœur de les jeter. Alors je les ai
bien lavées, mais vraiment bien, à sept eaux, pour les purifier du nedjasat, et
je les ai remplies du sekandjebin.
– Mehri, dis-moi, ont-ils mis la maison sous scellés ? demanda Ensiyeh, de
Paris.
– Non, madame, je vous téléphone justement pour vous donner la bonne
nouvelle. Ils étaient en train de mettre la maison sens dessus dessous, alors j’ai
pris le téléphone et j’ai appelé mon gendre. Vous savez, avec votre permission,
il est maintenant le commandant du comité de Tchizar. Que Dieu prolonge sa
vie. Dès qu’il s’est montré, les autres ont aligné leurs pieds et leurs mains. Ah,
là, vous auriez dû être présente ! « Frère commandant par ci », « Frère
commandant par là ». Jusqu’à ce qu’il, que ses enfants profitent du fruit de ses
bontés, les chasse jusqu’au dernier : « Allez vous-en et que je ne vous revoie
plus par ici ! Si par malheur un de vous se représente dans cette maison, je
tirerai sur son ombre ! » Il a dit ça, Madame. Il a dit ça.
Ensiyeh pensa aussitôt : « Comment pourrai-je récompenser cet ancien
chômeur, engagé comme chauffeur sur les tournages de Fereydoun, devenu
soudain commandant, général, maréchal du comité révolutionnaire de
Tchizar ? » Ses comptes étaient bloqués : taghoutiyé farari. Plus de liquidités,
plus rien.
– Mehri, comment pourrais-je le remercier ?
– Madame, il a fait ça juste pour la satisfaction de Dieu.
– Mehri, ses enfants ont-ils besoin de quelque chose ?
– Madame, le commandant habite toujours en bas, dans le Meydoun. Pour
venir tous les jours au Tchizar, il continue à prendre le bus. Ça lui demande
des heures. S’il pouvait, ah, s’il pouvait juste emprunter la Range Rover…
– Mehri, la Range Rover est à lui.
– Ah, madame, la bibliothèque, si le commandant n’était pas venu, ces
hommes qui ne connaissent ni père, ni mère auraient tout brûlé ! Oui, ils
auraient brûlé vos livres !
– Mehri, donne-lui les clés et les papiers de la voiture ! Ils sont dans le tiroir
de la bibliothèque.
– Madame, que votre ombre continue à protéger nos vies.

Accompagné de Monsieur V., Fereydoun pénètre dans la maison d’Ensiyeh.


Tous deux se dirigent vers le salon. Les meubles sont recouverts d’une
cotonnade blanche. Les tapis sont roulés, les tableaux posés à même le sol, les
rideaux démontés, les radiateurs éteints. Fereydoun enlève la housse d’un
fauteuil et propose à Monsieur V. d’y prendre place. Ensuite, il se dirige vers
les portes-fenêtres et observe un instant le jardin. Un chat, le rouquin dont
personne n’arrivait à se débarrasser et qui, malgré tous les efforts de Shahrzad
– fermeture des portes, blocage des fenêtres, pish, pish –, réussissait à se
faufiler sous son lit, oscille doucement, à la lumière du soleil, sur la
balançoire.
Fereydoun revient vers Monsieur V. et lui dit, en posant une main sur son
épaule :
– J’expliquerai que vous êtes un Mazandarani, un des métayers d’Ensiyeh,
venu à Téhéran pour se rendre en pèlerinage à La Mecque. Oui, voilà. Je vais
dire qu’elle m’a chargé de vous conduire dans sa maison et de vous confier à
Mehri jusqu’à votre départ.
Monsieur V. acquiesce. Qu’on le confonde avec un laboureur, un jardinier,
un homme de basse naissance est chose possible. Oui, tout à fait possible,
après tout. La main protectrice de Fereydoun sur son épaule en témoigne.
Avant, avant la révolution, c’est lui qui usait de ce geste, une petite main sur
une épaule large – une main fluette, et pourtant prévenante, rassurante.
D’ailleurs, il est lui aussi originaire du Mazandaran. Avant, toujours avant,
il connaissait la superficie de cette province par cœur : 23 833 kilomètres
carrés, ça lui revient, ça ne peut pas être autre chose. Après quoi déferlent
dans sa tête, comme un torrent, les noms de tous les conquérants du
Mazandaran, Saad ibn Abi Waqqas, Ala od-din Mohammad Kharazm shah,
Nader shah…
Fereydoun s’en va.
– Je reviens dans une petite demi-heure, dit-il en caressant le dos de Mehri
et en lui recommandant le pèlerin. Traite-le bien. Fais-lui sentir qu’il est chez
lui. Il a toujours beaucoup soutenu Madame.
Une femme pénètre dans le salon. Monsieur V. – le pèlerin – se lève et la
salue maladroitement. Elle dévisage le petit homme, puis s’assied sur un
fauteuil, recouvert d’une housse blanche – elle ne retire pas la housse – et
s’occupe à remplir des mots croisés. Lorsqu’elle efface, avec sa gomme, une
des cases, elle lève discrètement sa tête et épie l’homme.

Elle s’appelle Sima, la cousine éloignée d’Ensiyeh. Elle a une quarantaine


d’années. Elle a emménagé, à la demande d’Ensiyeh, à Sahebgharanieh, pour
remplir de sa présence la maison et empêcher ainsi que des familles de
pasdarans ne s’y installent.
Toute sa vie, Sima la moche, Sima la pauvre, a profité des générosités de la
famille maternelle d’Ensiyeh. Elle n’avait quitté l’Iran qu’une fois, pour se
rendre en Autriche. Grâce à la générosité des Ensiyeh, Keyhaneh, Afsaneh,
elle s’inscrivit à l’Université de Vienne et étudia la compta bilité. Avant son
départ pour l’Autriche, elle avait tout d’une élève modèle. Rentrée en Iran et
engagée au ministère du Budget – grâce au soutien de M Dadgar –, elle devint
e

une employée modèle. Son histoire se résumait à un passage, sans histoire, de


l’école au bureau. Des tantes l’emmenaient en vacances – ses propres parents
n’ayant pas les moyens de quitter Téhéran – et Ensiyeh la sortait dans les
dîners en ville, dans les vernissages, dans les projections très recherchées du
Kanouné film. On ne lui connaissait aucune aventure. Aucun homme n’avait
posé sur elle un regard de désir. Aucune femme ne l’avait jamais considérée
comme une concurrente. Elle avait ses entrées partout. Elle ne dérangeait
personne.
Elle arrivait à la maison le jeudi après-midi avec une valisette remplie d’un
pyjama en pilou, de bigoudis électriques, de magazines de mots croisés, d’un
tube de Supradyn et d’une boîte de bandes hygiéniques car, même entre ses
règles, il lui arrivait de perdre beaucoup de sang.
Dès son arrivée, elle courait à la salle de bains et restait une bonne heure
sous la douche. Chez elle, le jet était si faible que sa mère avait renoncé à s’y
laver et se rendait une fois par semaine au hammam de leur quartier. Sima,
elle, trouvait qu’il était dégradant pour une employée moderne du ministère du
Budget de suivre sa mère au garmabéyé Fereshteh. C’était démodé, obsolète,
ça ne se faisait plus et si jamais elle y rencontrait une collègue, quelle honte !
Non, Sima venait se laver dans la salle de bains américaine de sa cousine.
Lorsqu’elle en sortait, ses joues, pourtant creuses, luisaient. Il lui fallait
quelques minutes, durant lesquelles elle se collait au radiateur, pour que ses
doigts, longtemps restés au contact de l’eau, reprennent leur texture habituelle.
Ensuite, elle posait ses bigoudis électriques, de fabrication allemande, « rien
n’égale l’industrie allemande », s’installait devant la télévision et
s’ensevelissait dans ses mots croisés. Mehri ne lui apportait ni thé ni café. La
condition sociale de Sima n’étant que légèrement supérieure à la sienne, Sima
ne pouvait pas espérer se faire servir par Mehri. Lorsqu’elle voulait du thé ou
autre chose, elle devait descendre et se servir elle-même. Les soirs de
vernissage, Ensiyeh lui prêtait ses robes, ses manteaux, ses chaussures, et
emmenait avec elle sa cousine flottant dans ces accoutrements.
À peine descendue de la voiture, Ensiyeh, toujours distraite, l’oubliait
généralement au seuil de la galerie – après tout l’employée du ministère du
Budget pouvait bien se débrouiller toute seule – et disparaissait parmi ses amis
peintres, décorateurs, metteurs en scène, acteurs. Sima vidait, verre après
verre, toute la panoplie des jus nouvellement industrialisés, ananas, tomates et
pamplemousses. Personne ne la regardait. En revanche, elle regardait tout le
monde. Chaque vendredi matin, en été, elle se réveillait dès huit heures,
enfilait son maillot de bain et, cramponnée à la rampe de l’escalier de la
piscine, elle se livrait pendant une heure à de longues séries de battements de
jambes. Lorsqu’elle s’arrêtait, il était neuf heures pile. De nouveau, elle
prenait un bain chaud, ses joues s’illuminaient, ses doigts se ridaient et ses
cheveux s’enroulaient autour des bigoudis électriques allemands. Lorsqu’elle
venait prendre son petit déjeuner, Mehri avait tout rangé. Elle avait même
éteint le samovar. Sima se préparait un Nescafé, ouvrait une boîte de biscottes
Vitana, les beurrait abondamment, buvait son Nescafé et répondait au
téléphone quand il sonnait. L’après-midi, elle allait se promener dans les rues
de Sahebgharanieh avec Shahrzad et donnait son opinion sur les célibataires
qui pullulaient autour d’Ensiyeh.
– Je te verrais bien sortir avec Kaveh le compositeur. Je vais dire à maman
de l’inviter, comme ça il pourra te voir et…
Et rien. Rien ne se passait.
Ensiyeh, un jour, convia le compositeur, Sima se débarrassa de ses
bigoudis, gonfla ses cheveux à coups de Taft, ou d’un autre spray
volumisateur, et descendit le long des escaliers, nageant dans une tenue
d’Ensiyeh. Avant qu’elle ne pénétrât dans le salon, Shahrzad courut lui
arranger sa frange et son collier ras du cou. Sima s’immergea au milieu des
invités, Shahrzad la présenta à Kaveh, Ensiyeh, elle, ne se donnait jamais la
peine d’introduire les gens. Il embrassa la jeune fille et serra la main de la
cousine dans un accès de toux.
– Ça sent l’insecticide, dit-il en reculant.
Ce qui le faisait fuir était l’odeur qui se dégageait des cheveux de Sima.
Chaque samedi matin, Sima montait son réveil à cinq heures, se préparait
pour aller directement, en bus, au ministère et demandait que le chauffeur,
ensuite, déposât sa valisette, et des filets remplis de boîtes de friandises,
« personne ne mange de chocolat ici, même pas Mehri », deux ou trois kiwis
pour les parents qui n’avaient pas encore goûté à ce fruit, des livres « que si tu
ne prends pas on les jette, et quelques pulls que je ne mets plus », dans leur
maison de Pitché Shemroun. Le chauffeur râlait.
– C’est gonflé. Elle habite à l’autre bout du monde et c’est à moi de lui
apporter tout ce bric-à-brac, ces khenzer penzer.

Deux heures plus tard, et après quelques coups de fil à son habilleur : « Il
faut que tu me prépares les effets personnels d’un vieux provincial qui
voudrait se rendre à La Mecque, c’est pour un documentaire », Fereydoun
revient avec une valise en carton de couleur vert et marron. L’intérieur, tapissé
de papier, contient la tenue d’ehram, du pèlerinage, mais aussi des pantalons,
des chemises, des vestes, des chaussettes, « enfin des chaussettes ! », une
paire de chaussures, un pyjama, une montre, des rasoirs jetables, un peigne,
une brosse à dents.
– J’espère n’avoir pas trop tardé. Nasser khan, je vous apporte votre valise,
annonce Fereydoun à Monsieur V.
Monsieur V. revient doucement à la vie. Il se lave, il se rase et il ose même
s’aventurer jusqu’à la coiffeuse d’Ensiyeh pour se vaporiser un peu d’eau de
toilette First. Les noms lui reviennent. Il retrouve aussi, petit à petit, le fil de
son esprit, ce fil qu’il redoutait de perdre dans la cabane de deux mètres sur
trois. À présent, toute son attention est concentrée sur sa nouvelle identité :
Nasser khan, natif de Panbeh Tchouleh, cultivateur.
Dans la peau d’un futur pèlerin et afin de ne pas éveiller la méfiance des
deux femmes, il se doit de prier. Après une cinquantaine d’années, « la
dernière fois, voyons, c’était quand ? », il se met debout, dans la direction de
La Mecque, ses mains entourant ses oreilles, puis… Que faut-il faire
exactement ? Exécuter les gestes sans réciter les mots ? Il reste figé une
seconde, dix minutes, une heure ? Il ne peut pas le dire. Lorsqu’il revient à lui,
il se surprend à enchaîner le takbir, le Fateheh, le qol ho vallah, à accomplir
l’inclinaison rituelle, les mains sur les genoux, « sobhana rabi al-azim », à se
redresser en prononçant les louanges au Seigneur, à se prosterner, le front et le
nez contre le sol, puis à s’asseoir, à se prosterner de nouveau, à psalmodier les
deuxième, troisième et quatrième rakat et à invoquer le salam final : « Que la
paix d’Allah, Sa miséricorde et Ses bénédictions soient sur vous ! »
La paix d’Allah, Sa miséricorde et Ses bénédictions…
Le vieil homme se relève, il se réjouit de ne pas tout avoir oublié. « C’est
comme le vélo », pense-t-il. Il suffit de monter sur la selle et de pédaler. Après
le takbir, tout lui est revenu, comme s’il avait encore neuf ans et priait derrière
son père.
Depuis – Monsieur V. ou Nasser khan ? –, il ne manque aucune de ses
prières.

– Comment se fait-il que je ne sois jamais venue à Panbeh Tchouleh ? lui


demande Sima, un soir, assise à la table de la cuisine
– C’est la malchance de notre village, répond Monsieur V. sans lever la tête.
Mehri débarrasse la table et laisse Sima, comme toujours, comme avant –
pour cela, pas de changement – remettre son assiette dans le lavabo.
– Elahi shokr. Je remercie Dieu et aussi Mehri khanoum, que vos mains ne
se fatiguent jamais. J’espère un jour vous recevoir chez moi et réparer enfin
tout le dérangement que je vous cause.
Monsieur V. monte le long de l’escalier et regagne sa chambre. Ces mots
qu’il vient d’employer, « je remercie Dieu », « que vos mains ne se fatiguent
jamais », sont-ils vraiment ses paroles à lui, ou celles de Nasser khan ? Peut-
être est-il véritablement ce paysan de Panbeh Tchouleh, désireux d’accueillir
sa bienfaitrice Mehri dans son propre village ? Là-bas, dans le nord, une
femme, un fils, joufflu et cultivateur comme lui – un fils qui n’a pas été criblé
de balles – et des petits-enfants à l’avenir clair et assuré l’attendent de pied
ferme. Il s’interdit de penser à ses propres petits-enfants, ses enfants en chair
et en os. Il préfère s’immerger dans le bien-être vague de sa nouvelle identité.
Il imagine la maison de Nasser khan dans le village de Panbeh Tchouleh : un
toit couvert de tuiles et un balcon en bois. Sa femme, en jupe longue et gros
chandail, s’occupe à introduire le pain dans un four rond et voûté. Des oies
l’entourent. « Kishteh ! Kishteh, allez vous-en ! » Sur le champ de coton, son
fils vérifie si les capsules ont éclaté et déjà libéré les fibres. Les petits-enfants
– cheveux coiffés en deux nattes longues pour la fille et rasés à la tondeuse,
« position un », pour le garçon – s’engagent, cartable sous le bras, sur le
sentier qui mène à l’école. Leur mère, un balai à la main, se redresse et les
somme de se dépêcher : « Vite, vite, il est bientôt huit heures ! »
Monsieur V. savoure cette vie, cette vie sans fils exécuté, sans épouse
égarée, « Madame V. est-elle encore en Suisse ? » – il ne dit pas Genève pour
éviter de revenir sur la douceur des trois consonnes –, et sans belle-fille
devenue sauvagement veuve. Il envisage même, en sa qualité de Nasser khan,
de réitérer son invitation, au retour de son pèlerinage à La Mecque, auprès de
Mehri khanoum et de toute sa famille, le gendre frère-commandant du comité
de Tchizar compris, « qu’ils viennent donc profiter du climat tempéré du
Mazandaran ».
« Sima khanoum, vous serez vous aussi la bienvenue. Comme ça vous
connaîtrez enfin Panbeh Tchouleh », se dit-il, dans sa tête confuse. « Mais que
dira la femme de Nasser khan ? » pense-t-il encore, tandis qu’il accomplit,
dans la salle de bains d’Ensiyeh, ses ablutions pour la prière du soir.
Si jamais Sima khanoum vient dans le Mazandaran, comment justifiera-t-il
cette invitation ? « Tu es allée à Téhéran, lui reprochera sa femme, et la seule
chose que tu as réussi à faire, avant ton pèlerinage, c’est flirter avec la cousine
de Madame, cette vieille fille aigre et desséchée ! » Il récite la prière du soir,
se revêt de son pyjama, acheté par l’habilleur de Fereydoun, éteint la lumière
et pénètre dans le lit. L’angoisse le prend. Cette proposition vient de troubler
la vie paisible de Nasser khan. Ce qu’il doit faire, c’est inviter dans le
Mazandaran Mehri et sa famille, surtout pas Sima, et les traiter comme il se
doit, avec un agneau entier grillé, qu’il exposera au beau milieu d’une nappe
en toile cirée multicolore, entouré d’une large variété de mets : esturgeons
farcis, gibier à la grenade, riz à la tige d’ail.
Oui, voilà ce qu’il convient de faire. Accroupi par terre, dans le séjour de sa
maison, Nasser khan, qui a préalablement lavé ses mains, découpe l’agneau.
Sa femme, en jupe longue et chandail qui sent le savon, supervise depuis la
pièce voisine le bon déroulement du déjeuner. Son fils déchaussé marche sur
la nappe et tend une assiette bourrée de souris d’agneau, de poisson farci et de
bécassines rôties – cette même variété après laquelle couraient Ensiyeh, le
khan kurde et leur chien Khalkhal – oui, il tend cette assiette au frère-
commandant. Celui-ci porte sa cigarette à ses lèvres, saisit d’une main
l’assiette surchargée et passe, de l’autre main, les clés de sa Range Rover à
son hôte : « Que ce ne soit pas une peine, fais-moi vérifier rapidement la
pression des pneus ! »
Non, Sima khanoum n’a définitivement pas sa place à Panbeh Tchouleh.
Elle y descendra une autre fois, accompagnée de sa cousine, si celle-ci le
souhaite. De son poste d’observation, la femme de Nasser khan ne supportera
jamais que son mari sectionne de ses propres mains le gigot d’agneau et le
tende à Sima khanoum. « Befarmayin, servez-vous. Ceci est le morceau le
plus succulent, le plus tendre ! » Non, elle ne se laissera pas faire. Elle n’a pas
enduré toute une vie de soumission et de résignation pour que la première
vieille fille Tehrani vienne lui voler son homme.

Quelque chose s’approche de son lit. Il sent une présence. Il entrouvre les
yeux. La lumière est éteinte. Il voit pourtant un corps de femme qui vient à lui,
illuminé par le clair de lune. Enfant, il avait peur du clair de lune. Sa mère
criait : « Ça ne se fait pas. Un garçon ne doit pas craindre le clair de lune ! » Il
fermait les yeux et sentait, malgré la pression exercée sur ses paupières,
qu’une lumière blanchâtre pénétrait son être.
Le corps qui s’approche est nu, décharné, efflanqué. Les bras sont étirés,
une paire de vers de terre visqueux. Si cette femme se couche par terre, pense-
t-il, elle doit pouvoir, par le seul mouvement de ses anneaux, ramper en ligne
droite. Une femme conduite par un couple de vers de terre qui se balancent.
Ses épaules sont désaxées : un complexe d’articulations en pente reliant deux
vers de terre. Les seins pendent, tombent, comme s’ils voulaient coûte que
coûte rejoindre le sol et s’y reposer. Ils sont la preuve visible de la loi de la
gravitation. Isaac Newton. Peut-il oser se remémorer les dates relatives à
Newton ? Le savant anglais est né en 1642, akhey, il se rappelle tout. La
mémoire lui revient. Newton est resté célibataire toute sa vie et Voltaire
soutiendra qu’il n’a connu aucune femme.
Le sexe de la femme est une zone galeuse de forme indéfinie, ni
triangulaire, ni autre chose, difforme. Les jambes sont deux tuyaux rouillés,
rongés, agressés. Deux tuyaux rouillés rejoignant un interstice difforme et à
moitié pelé, sur lequel pendouillent deux extensions flasques en guise de
poitrine. Voilà le corps qui s’avance vers lui.
Il regarde le visage. C’est Sima : les mêmes joues creuses, le même nez aux
narines pointées vers l’avant, les mêmes lèvres pincées, dessinant un fil, qui
lui sourient. Allaho akbar, aurait dit Nasser khan en pareil cas, pour conjurer
le mauvais sort.
Il s’assied sur son lit. Elle lui dit :
– Ne vous dérangez pas, Monsieur V. Je sais qui vous êtes. Je l’ai su dès le
premier instant où je vous ai vu. J’ai lu tous vos livres. La biographie de
Victor Hugo est mon livre de chevet. Je l’ai même apporté ici. Chaque soir, je
pose mon verre d’eau à côté de votre photo, celle qui se trouve sur le dos de
votre livre. N’ayez pas peur de moi. Je ne vous dénoncerai pas. Vous pouvez
me faire confiance. Au bureau, Monsieur le directeur général des douanes me
confiait les tâches les plus sensibles. Il me convoquait et, dès qu’il portait les
mains à ses lèvres comme s’il voulait les zipper, je savais qu’il était question
de gros sous et que la hiérarchie comptait sur ma discrétion. Si vous voulez,
maintenant qu’ils sont tous partis, je vous raconterai tout ce que je sais. Vous
pourrez en faire un livre et pourquoi pas un film. Vous avez l’air de bien
connaître Fereydoun Sardari. Dites-moi juste s’il couchait avec Ensiyeh. Mes
oreilles sont pleines de voix de femmes qui me demandent : « Sima djoun, toi
qui passes les fins de semaine chez elle, tu es la plus à même de dire s’ils font
l’amour ou non… » Jamais, jamais elles ne se sont intéressées à moi, la
célibataire, la femme disponible, sans mari, sans enfant, sans engagement.
Toutes les questions tournaient autour d’Ensiyeh : « Où font-ils l’amour ? »,
« Est-ce que Shahrzad est au courant de leur relation ? », « Est-ce qu’il
l’emmène dans son studio, au-dessus de la maison de son père ? »,
« Voyagent-ils ensemble ? » Pas une seule question qui me concerne.
J’essayais quand même de répondre. Vous savez pourquoi ? Parce que, avec
mes réponses, je les tenais tous, Ensiyeh et son entourage. Oui, je tenais enfin
Ensiyeh. Un seul mot de ma part et sa tête haute, qui signifiait : « Non, je ne
suis jamais montée dans ce studio où Fereydoun traînait ses conquêtes », sa
fameuse tête haute vacillait, se courbait, s’abaissait. Je n’avais qu’à faire un
geste, un tout petit geste, brandir au nez de Mehri une ceinture d’homme, par
exemple, et demander si elle appartenait à Fereydoun, pour que tout s’écroule
autour de ma cousine, comme un château de cartes. Mais j’ai été digne, je n’ai
jamais rien dit, sauf de toutes petites insinuations de droite et de gauche pour
entretenir la flamme, pour que les copines ne puissent se passer de moi, de
mes précieuses informations : « Oui, ils voyagent ensemble, tenez ils
projettent de partir dans le désert, eux deux seuls, sans Shahrzad, sans le
chauffeur ! » Ah, je m’embrouille. En fait, pourquoi le projet de Fereydoun
d’une série tirée de votre biographie de Victor Hugo ne s’est-il pas fait ?
Maintenant, c’est trop tard. Qui s’intéresse encore à Victor Hugo ? Ceux qui
nous gouvernent ne savent même pas qui est Victor Hugo. En revanche, un
film qui repose sur les mémoires d’une employée du ministère du Budget,
coécrit par un homme aussi talentueux que vous, on changera votre nom, ne
vous inquiétez pas, intéressera tous les producteurs, même les plus durs des
durs. Je vous le garantis.
Elle s’approche un peu plus. Monsieur V. ferme le bouton du col de son
pyjama. Sima soulève l’un de ses bras, l’un des deux vers de terre, et l’agite
devant son visage.
– Qu’est-ce que je raconte ? D’ici là, nous avons tellement de chose à faire
ensemble. Je disais que j’ai lu tous vos livres. Oui. Car j’avais le temps de les
lire. Je ne suis pas mariée, même pas fiancée. Alors du temps, j’en avais, vous
pensez. J’avais tout le temps. Je sais que vous aimez les classifications, les
chapitres bien ordonnancés, les titres, les sous-titres, les grands A, les petits b,
je vais donc essayer d’être à la hauteur.
Elle se penche sur lui et effleure son front avec ses seins. Monsieur V.
essaie de se lever. Elle appuie l’une de ses mains contre son épaule et l’en
l’empêche.
– Ce soir, vous allez me faire l’amour. Je n’ai jamais dit cette phrase, même
pas dans mes rêves. Oui, dans mes rêves aussi, j’ai toujours été vierge et laide,
personne ne me sollicitait. Vous allez me faire l’amour, je l’ai dit, je l’ai enfin
dite cette phrase, vous allez même me baiser, me pénétrer.
Monsieur V. essaie encore de se redresser. Elle le bloque. Sa main est
lourde, déterminée. Forte.
– Laissez-moi articuler ces mots, vous allez me percer – ses lèvres s’étirent,
per, et se réduisent, cer –, me traverser – elle ferme les yeux –, m’enfoncer,
me défoncer. Je suis jeune, j’ai la moitié de votre âge. Vous ne pourrez pas me
résister. Tout Téhéran était au courant de vos histoires de cul, de cul. Je l’ai dit
ce mot, cul, cul, voilà. J’ai dit le mot cul devant Monsieur V. en personne, le
grand écrivain, l’homme d’État, « l’encyclopédie ambulante ». Il est là. Mes
seins touchent son front, le front de Monsieur V., et je prononce le mot cul.
Chapitre I : me dépuceler. On s’en fiche, du sang. Mes parents, ça fait
longtemps qu’ils ont renoncé à exalter ma virginité. Ne vous en faites pas pour
les draps, je les changerai moi-même demain, avant que Mehri ne s’en
aperçoive. De toute façon, ici, depuis toujours j’ai moi-même changé mes
draps. Grand A : excitez-moi, petit a : embrassez mes lèvres, prenez mes
lèvres, mordez-les, je ne dirai rien, je ne crierai pas. Petit b : léchez mon
corps, tout mon corps, de la tête aux pieds (« les vers de terre y compris ? » se
demande Monsieur V.) Petit c : branlez mon clitoris, sans hâte, accordez-vous
du temps, nous avons toute la vie devant nous maintenant. Note de bas de
page, vous savez comme celles qui se trouvent dans tous vos livres : pour le
point g, je vous aiderai à le localiser. Mes doigts s’y dirigent comme un
troupeau vers son étable. Grand B : pénétrez-moi, ne vous en faites pas pour
les draps. Je me répète, voyez-vous nous avons déjà un passé, des phrases qui
reviennent. Grand B, petit a : Faites-moi jouir. Oui. Faites-moi jouir comme
bon vous semble. Là encore prenez votre temps. Petit b : j’en veux encore,
continuez, enculez-moi. Une fois, dans un bus, à travers le rétroviseur, j’ai vu
les yeux du chauffeur, il me voulait, il voulait mon cul. J’ai failli ne pas
descendre et continuer jusqu’au terminus. Mais là, maintenant, je ne regrette
pas d’avoir résisté à un pauvre chauffeur de rien du tout. Au contraire. J’ai
attendu ça toute ma vie, me faire enculer par quelqu’un devant qui mon père
se lèverait avec respect. Oui, dans grand B, petit b, je me fais enculer par cette
personne importante dont le nom, dans les mots croisés, ne requiert qu’une
seule case : V. Petit c : jouissez dans ma bouche. Je veux avaler, non, savourer
votre éjaculation. Je la ferai adhérer à mes dents, je l’appliquerai contre mes
gencives, je la ferai descendre goutte à goutte dans ma gorge.
Elle repousse Monsieur V. sur le lit et s’assied à califourchon sur lui : un
tuyau rouillé de part et d’autre du corps du tout petit homme. Il essaie de
penser à Newton, à la formule de la gravitation universelle : « Deux corps
ponctuels de masse MA et MB s’attirent avec une force proportionnelle à
chacune des masses. » Ce soir, le clair de lune est comme un phare, un phare
projeté sur le visage sillonné de Sima. « Les rivets de la tour Eiffel, combien y
en avait-il au juste ? » Rien à faire. Ni la formule de la gravitation ni le
nombre de rivets ne peuvent divertir un instant son esprit. « Newton ? Quel
âge donnait-il à l’univers ? Cinq mille, six mille ans ? » Il ne se rappelle plus.
Il pense à Nasser khan, oui, peut-être le salut viendra-t-il de cet homme-là. Il
se laisse emporter à Panbeh Tchouleh. Le cultivateur a acheté une
fourgonnette. Tout le village est assemblé devant la maison. Les poules
courent de toutes parts. Les enfants sont assis sur le bord du mur, les jambes
en l’air. Son beau-frère porte le couteau à la gorge d’un mouton bien gras. Il
dirige la tête de l’animal vers La Mecque et dit à haute voix Besmellah. Le
sang coule. La fourgonnette bénie ne fera pas de victime.
– Chapitre II, vous emménagez chez moi, poursuit-elle. N’ayez peur de
rien. Mes parents sont vieux, presque aussi vieux que vous. Ils ne vous
dénonceront pas. Loin de là. Ils seront aux petits soins pour vous. Ma mère va
vous engorger de ses fameuses soupes et mon père, ah, il n’en reviendra pas
de vous avoir sous son toit, mon père fera vos courses, frottera vos chaussures,
changera les cartouches de vos stylos. Chapitre II, grand A : vous allez
m’épouser. Ça, bon, c’est juste une formalité. Ce n’est pas parce que je suis
croyante. Mais puisque je vous ai sous la main (elle serre davantage ses
jambes autour du corps de Monsieur V.), je veux que tout soit fait selon les
règles. Je ne ferai pas venir un mollah. Mon père lui-même récitera le verset
d’union. Note en bas de page : je ne veux pas de dot. Si, j’en veux. J’ai
tellement rêvé de montrer de la grandeur et de ne demander qu’un, un seul épi
de blé. Grand B : ne vous tracassez pas pour les frais de la maison. Nous
sommes une famille humble. Nous savons nous contenter de peu. Je sais que,
pour le moment, vous n’avez rien. Vos comptes doivent être bloqués. Mais les
choses ne resteront pas éternellement ainsi. Dans deux ou trois ans la
révolution va s’essouffler. Forcément. Le pays ne peut pas se passer
d’hommes comme vous. Ils viendront vous chercher en rampant, ajoute-telle
en faisant glisser son corps le long de celui de Monsieur V.
Il se désole : « Nasser khan, aide-moi. » La fourgonnette, le sang, Nasser
khan accroche une pierre de protection turquoise et une effigie de Hazraté Ali
au rétroviseur, il monte dans sa voiture et klaxonne, bough, bough.
– Mais si, par malheur, que ma langue devienne muette, vous trépassez d’ici
là, ah ! Il va de soi que je porterai votre deuil. Où en étais-je déjà de ma
classification ? Chapitre I : vous me baisez. C’est celui que je préfère de tous
les chapitres. Chapitre II : vous m’épousez. Chapitre III : vous me donnez une
procuration totale sur vos comptes bancaires, même s’ils sont bloqués, sur vos
biens immobiliers. Je sais, je sais, ils sont mis sous scellés. Sur tout votre
patrimoine, sur votre voiture aussi, la Citroën DS cerise. Est-il vrai que c’est
le général de Gaulle qui vous l’a offerte ? Grand A : il me faut aussi tous les
droits d’exploitation de votre œuvre. C’est vrai que, pour le moment, l’Iran
n’applique pas le système des droits d’auteur, mais quand j’étais en
Autriche… Ça y est, mon allemand me revient. Kapitel I : bumsen Sie mich, je
ne l’avais pas dit en allemand non plus. Kapitel II : heiraten Sie mich. Je
prononce cette phrase en allemand, mais pour rien au monde je n’aurais voulu
épouser un Allemand, ni un Autrichien d’ailleurs. Hey Hitler !
Elle tend le bras pour un salut nazi.
Dans la tête de Monsieur V., Nasser khan tourne la clé de contact, débraye
et enclenche la vitesse. Les enfants sautent des murs et encerclent la voiture.
– Kapitel III : geben Sie mir Vollmacht über all ihre Bankkonten… En fait,
vos livres sont-ils traduits en allemand ? De toute façon, ça rentre dans le petit
a. Atchoum ! Elle lève la tête vers le ciel et prononce une formule de
bénédiction au Prophète et à sa famille, puis elle frotte son bras contre son nez
et en sèche l’écoulement.
– Je ne vois pas pourquoi je vous vouvoie. Mehdi, est-ce que tes livres sont
déjà traduits en allemand ? Ça fait tout de suite jeune, moderne. Comme si
nous avions trente ans et même moins. Oui, je vais te tutoyer. C’est mieux.
Beaucoup mieux. Et puis non. Ensiyeh n’a jamais tutoyé son mari, M Dadgar. e

Elle l’appelait « Monsieur » et le vouvoyait. Je vais faire de même. Monsieur


V., vous allez m’enculer ! Ça aussi c’est moderne.
Elle commence à trembler. Monsieur V. tire le bord de la couette pour
couvrir son dos. Elle la rejette en arrière.
– Je ne veux aucun geste paternel. Aucun. J’ai été claire, non ? De la
compassion, j’en ai eu toute ma vie. J’étais là pour donner bonne conscience
aux autres. Uniquement pour ça. « Tiens, ça lui fera du bien qu’on la sorte un
peu ! » disaient mes collègues et toutes les femmes de ma famille. J’étais leur
bonne action. Seul, M Dadgar ne m’a jamais traitée en subalterne. Un jour, il
e

devait venir me chercher à mon bureau pour me ramener à Sahebgharanieh. Il


a klaxonné deux fois, bough, bough. Je suis descendue à toute allure. Assise
dans sa voiture, je lui ai dit combien ces deux coups de klaxon, qui n’étaient
destinés qu’à moi, m’avaient enchantée. Depuis, tous les matins, à huit heures
quarante-cinq pile, lorsqu’il passait sous les fenêtres de mon bureau, il
klaxonnait : bough, bough. Quelqu’un dans la ville pensait à moi, tous les
jours à huit heures quarante-cinq. Après sa mort…
Elle tremble. Monsieur V. n’ose plus remonter la couette. Elle se détache du
corps du vieil homme et se baisse pour fouiller le sol :
– Où sont mes pantoufles ? J’ai froid, je vais attraper la crève.
Elle se relève, tâte le sol avec ses pieds, se dirige vers la porte et actionne
l’interrupteur.
– Ah, pardon, j’ai oublié que la lumière était éteinte. Je vais faire chauffer
ma bouillotte, prendre mon quart de Valium et bien dormir.
Elle éteint la lumière et s’engage dans le couloir. Atchoum !

Monsieur V. a beau se glisser dans la peau de Nasser khan, rien n’y fait.
D’ailleurs pourquoi chercher à tout prix le réconfort et l’apaisement alors qu’il
faut agir dans l’urgence ? Que faire ? Que faire là, dans l’immédiat ?
Premièrement : éviter de réfléchir sur le nombre exact de rivets dans la
construction de la tour Eiffel. Oublier, oublier ça ! Éviter aussi de réciter la
formule universelle de la gravitation, d’évoquer le bien-être d’un cultivateur
de coton dans un village du nord. Deuxièmement… Cela lui rappelle le grand
A petit b de tout à l’heure. Qu’est-ce qu’elle avait demandé dans grand A petit
b ? Deuxièmement : ne pas se remémorer les sommations de Sima. Surtout
pas. Oublier ça aussi. Troisièmement : laisser tomber les classements. Les
laisser tomber une fois pour toutes. Prendre sa valise, descendre l’escalier et
sortir. Non, attendre les premières lueurs matinales – quitter la maison, une
valise à la main, en pleine nuit, pourrait éveiller les soupçons des voisins – et
partir avant que Mehri ne se lève pour la prière. Alors que faire, d’ici aux
premières lueurs matinales ?
Il s’étend de nouveau sur le lit. Il doit prendre des forces. Quel intérêt y
aurait-il à se précipiter dans la rue, à trois heures du matin ? La raison, la
logique exigent que… exigent quoi ? Il se rappelle soudain le titre du livre
d’un certain Stanislas Breton, Foi et raison logique, paru quelques années plus
tôt à Paris et qu’il voulait faire traduire en persan. Laisser aussi tomber les
théories de Stanislas Breton, toutes les théories, et agir raisonnablement. Se
reposer jusqu’à cinq heures du matin et, si possible, essayer de dormir, en tout
cas de ne pas fatiguer son esprit.
Il retire le haut de son pyjama. Il a deux heures ou plus pour le ranger, bien
comme il faut, dans la valise en carton. Il évite d’allumer la lumière. Le clair
de lune, celui qui a participé au délire de Sima – il comprend à présent
pourquoi, enfant, il craignait tellement le clair de lune –, illumine largement la
pièce. Il lisse du plat de la main les faux plis de la chemise, puis il se met à
chercher un livre, un magazine, un objet rectangulaire et ferme pour le poser
dessus. Il ne veut pas descendre jusqu’à la cuisine et s’emparer du plateau de
thé, ni pénétrer dans la bibliothèque de feu M Dadgar pour en retirer quelque
e

gros ouvrage de jurisprudence. Un magazine, n’importe lequel pourvu qu’il


soit compact, lui suffira, un de ceux que Sima trimballe avec elle du séjour à
la cuisine, de la cuisine aux toilettes. Il n’ira pas dans la chambre de Sima,
non, il ne fera pas ça. Il se contentera de trouver sur place une chose plate,
rectangulaire et ferme. Il se met à inspecter les tiroirs et les commodes.
Attention à ne pas faire de bruit. Il ouvre les portes pliantes du placard, en
admirant au passage le savoir-faire des Américains, les maîtres d’œuvre des
maisons de ce quartier : « Si ces portes étaient faites par des Iraniens, jamais
elles n’auraient tenu plus d’un mois ! »
Dans le grand placard, il trouve des vêtements d’hiver qui sentent la
naphtaline, une paire de chaussures de patinage pour enfant de couleur rouge,
des bottes, des sandales et un emballage déformé qui ne peut en aucun cas
servir au pliage de sa chemise. Même s’il en vide le contenu, ça ne servira à
rien : carton trop mou, trop avachi.
Il retire pourtant le couvercle. À l’intérieur, il découvre un béret bleu
marine posé sur un mobilier de poupée en bois peint, un lit, une armoire à
glace, une coiffeuse et une table de chevet. Il porte la minuscule glace devant
son visage, comme une femme qui ne peut pas s’empêcher de vérifier son
rouge à lèvres dans le miroir d’un poudrier, ou comme lui-même lorsqu’il
inspectait discrètement, dans le rétroviseur de sa Citroën cerise, les poils de
son nez. Dans la petite armoire à glace déformante, « à qui appartenait-
elle ? », il voit ses yeux qui se touchent. Cela le ramène à une balade avec son
fils, « ne pas penser, surtout pas, au délai de décomposition des cadavres »,
dans une fête foraine sur la place Pigalle, du temps où il était en mission en
France et où le petit Amir Ali, aux joues rebondies, jeté aujourd’hui dans une
fosse commune, découvrait les miroirs déformants, sur un stand.
Il range soigneusement le béret bleu marine, l’armoire à glace et le reste du
mobilier dans la vieille boîte et la ferme de son mieux. Il s’interdit de penser
au sort de ces meubles miniatures après la confiscation ou la vente de la
maison. En rangeant la boîte, il sent que sa main effleure une pile de
magazines. Il les attrape : quatre ou cinq numéros de Khandaniha. Il les
feuillette en vitesse. Ils contiennent des articles sur les pièces d’Ensiyeh
Ilkhan : « De quel droit Mme Ilkhan s’est-elle autorisée à manipuler nos
classiques littéraires ? » se demande un critique. Ne pas se distraire en lisant
des écrits qui appartiennent désormais à un autre monde. Se concentrer sur le
monde d’aujourd’hui, celui qui exclut et le critique et sa victime. Il doit quitter
la maison avant la prière de l’aube.
Il empile les magazines et les place sur la chemise, plus exactement sous la
ligne inférieure du col de la chemise. Ensuite, il plie le côté droit contre la
bordure droite des numéros de Khandaniha en prenant soin de replier la
manche sur elle-même. Avec la même minutie, il effectue les pliages du côté
gauche, puis il rabat le bas de la chemise en deux, près des magazines, et une
troisième fois par-dessus les magazines. Il jette un coup d’œil sur son
ouvrage : peu convaincant. Aussi recommence-t-il les dernières opérations.
Cette fois, il rabat, toujours en deux, le bas de la chemise aussi près que
possible de la pile des magazines, il appuie sur les plis du plat de la main et
essaie d’ôter, sans déstructurer le pliage impeccable, ces documents dans
lesquels un critique théâtral a malmené l’adaptation, par Ensiyeh Ilkhan, d’un
classique persan. Et cette fois il s’en sort haut la main.
Sa montre – celle que l’habilleur de Fereydoun a annexée à la tenue d’un
pèlerin – affiche cinq heures pile. Il s’habille presque hâtivement, « il ne faut
pas que je tarde trop non plus », quitte la maison sur la pointe des pieds et
descend le long de l’avenue principale de Sahebgharanieh.
Il porte le costume de Nasser khan.
Le jour se lève. Le voici dans la rue. Il passe devant la porte de la maison
de l’ancien ministre du Pétrole. Le vendeur de cigarettes n’a pas encore
déballé son étalage. Un homme, un barbu, une raie de cheveux fixée à
l’extrême gauche de sa tête, l’interpelle depuis le jardin :
– Vous partez déjà ? Inshallah, à votre retour, je tuerai moi-même un
mouton sous vos pas. Priez pour nous.
– Albateh, albateh, je n’y manquerai pas.
– Père, attendez-moi cinq minutes. Je viens vous déposer. Où est-ce que
vous allez comme ça ?
Pourquoi refuser son offre et vouloir à tout prix sauver sa peau, fuir le pays,
retrouver sa famille, rembourser les bienfaiteurs de Madame V., ceux qui ont
acquitté ses frais médicaux à Genève, et constituer un nouveau foyer autour de
la veuve et des orphelins de son fils ? Pourquoi ? Il lui suffit de monter dans la
voiture de cet homme, installé dans la résidence de l’ancien ministre du
Pétrole, et de se laisser aller doucement, agréablement, comme une barque
dans une rivière, vers la mort. Plus aucun souci à se faire. Aucune
responsabilité à assumer. Seul lendemain, seule rive : la mort.
– C’est très aimable. Mais un cousin doit venir me chercher à l’entrée du
Parc.
– Je vous conduis jusqu’à votre cousin. Sinon, les Mazandaranis vont nous
traiter de lâches, de grossiers. Ce n’est pas du tarof. Allez, laissez-moi faire. Si
j’avais su que vous partiez aujourd’hui…
– Ce n’est vraiment pas la peine. Je vous l’ai dit, mon cousin m’attend.
– C’est quand même dommage, si je l’avais su, j’aurais préparé quelque
chose comme trois, quatre cents dollars pour vous demander de m’acheter un
poste de télévision. Il paraît que tout ce qui est électronique est donné là-bas, à
La Mecque.
– La prochaine fois, si Dieu le veut et si je suis encore en vie, je vous
promets de vous avertir bien avant mon départ.
– La prochaine fois, nous irons, inshallah, ensemble.
– Inshallah, dit Monsieur V. en se laissant embrasser par le barbu.
Il marche maintenant vers le Parc, inspecte les lieux autour de lui – pas de
trace du candidat au pèlerinage –, repère un taxi, lève la main, indique sa
destination et monte.
Il descend à Tadjrish et s’engage dans le petit bazar. Le marchand de
poissons aligne des mahi sefid, des esturgeons, des sandres. Il pose, sur des
étagères éclairées par des tubes de néon, des bocaux remplis de poissons
rouges. Plus loin, le vendeur d’herbes aromatiques confectionne dans des
papiers journaux – les mêmes dans lesquels il a lu le compte-rendu de la
condamnation de son fils, Amir Ali Vekalat, corrupteur sur la terre – des
bottes de menthe, de sauge, de basilic, d’estragon. Un vieillard remonte le
store de son magasin de jouets et fait tomber, par inadvertance, un ours en
peluche dans l’allée boueuse. Monsieur V. prend garde à ses chaussures, aux
chaussures du pèlerin de La Mecque, des Kafshé melli, de deux tailles plus
grandes que ses pieds. Avant, avant tout ça, avant, il possédait à Paris, chez
Berlutti, le propre moulage de ses petits pieds, pointure 39, un anus valgus sur
le côté droit. Il continue. Un vannier accroche des paniers en osier à des
piques. Il a le nez busqué et la nuque plate des tous les Mazandaranis. Et si le
vannier le prenait pour un vrai pèlerin, originaire de Mazandaran ? Et s’il le
reconnaissait et s’adressait à lui dans le dialecte saravi : « Nasser khan, a
berar, khané bouri hadj ? »
Monsieur V. parle français, anglais, allemand et arabe, mais il ignore le
dialecte de sa province d’origine. Il est tard, il est beaucoup trop tard
maintenant pour l’apprendre. Il accélère le pas, il traverse le bazar en essayant
d’éviter les échoppes des orfèvres, où il risque de rencontrer une vieille
connaissance, la femme d’un ancien sénateur par exemple, venue vendre ses
bracelets en cachette, tôt le matin. En face du bureau de poste, se trouve un
mosafer khaneh. Il y rentre et demande aussitôt une chambre pour deux ou
trois nuits.
– Chambre individuelle ou collective ? demande un homme assis sous un
casier à six accroche-clés, derrière un comptoir en mélamine sur lequel trône
le portrait de l’ayatollah Khomeyni, à côté d’un cendrier rempli de mégots.
L’homme réchauffe ses mains au-dessus d’un poêle à pétrole portatif. Sur le
sol, la moquette ressemble à un serpent qui pèle.
Tâcher de répondre à cet homme, ne pas laisser son esprit vagabonder dans
les couloirs du Ritz et boucher ses oreilles à la voix de feutre du
réceptionniste parisien : « Excellence ! Nous vous avons réservé votre suite
habituelle. » Ne pas être ici et là-bas. Que d’obligations ! Que de choses en
tête ! Qu’il est lassant de se concentrer et d’agir !
– Je veux une chambre individuelle – il ne dit pas « je voudrais ». Et je
veux aussi téléphoner.
L’homme pose un téléphone de couleur orange sur le comptoir.
– Cinq rial.
Il tend le billet de cent toman, celui du jardinier.
– Garde ton billet – on le tutoie maintenant. Je le mettrai sur ton compte.
Il introduit son doigt dans le disque rotatif du téléphone. Le disque est
crasseux et le combiné sent la viande hachée. Un poste de radio diffuse l’azan
du matin. Ne pas le comparer – aucun rapprochement n’est de toute façon
possible – au concerto pour violon de Brahms, diffusé dans le hall du Ritz. Ne
pas être Monsieur V. et Nasser khan à la fois. Essayer, dans la mesure du
possible, de savourer son actuelle liberté. Le disque rotatif du téléphone est
encrassé, et alors ? Il vient d’échapper à Sima et à sa famille, au dépucelage
de la vieille fille, à la soupe de sa mère et à l’éternel respect de son père, à ses
futurs beaux-parents. Avec un peu d’aide et de chance, il pourra même espérer
quitter l’Iran, retrouver sa vieille épouse et mourir en exil, dans quarante
mètres carrés, entouré des siens.
– Agha Fereydoun – là encore, il s’exprime comme Nasser khan, Monsieur
V. aurait dit Fereydoun tout court ou Fery djan –, je viens d’arriver à Téhéran.
Je suis à Tadjrish, dans un mosafer khaneh. Je vous y attends.
– J’arrive, dit Fereydoun.
Il raccroche en regrettant de ne pas avoir demandé le numéro de téléphone
de ce mosafer khaneh. 881188. À quoi bon se rappeler encore le numéro de la
maison de Monsieur V., communiqué par le président de la Télévision, à peine
quelques années plus tôt, des années qui paraissent appartenir à des temps
engloutis, enterrés, ensevelis, perdus ?
Il compose quand même ce numéro : bough, bough. La ligne n’est pas
interrompue. La sonnerie du téléphone résonne dans le bureau de Monsieur V.
Les rideaux sont tirés et une faible fente de lumière éclaire les photos de
Nehru, de Tchang Kai-chek et de son épouse Song Dingding, comme
l’appelait l’électricien Massoud – « Ah, Massoud, oui, c’est justement lui que
je dois voir » –, le shah et la shahbanou en posture d’inauguration, Monsieur
V. très jeune, bien placé derrière Reza shah, le prince héritier et une
adolescente en jupe – culotte et blouse. Dring, dring : la sonnerie retentit dans
la cuisine au-dessus de la plaque de cuisson de Gol Bibi. Elle erre dans la salle
de bains du premier étage, comme une brise au milieu des flacons d’eau de
toilette et de sirops expectorants. Elle pénètre jusque dans la chambre de
Monsieur V., elle se faufile entre les pages enluminées d’un Coran.
Arrivé au mosafer khaneh, Fereydoun fait demander le pèlerin. Le
réceptionniste, comment l’appeler autrement, se lève et s’engage dans un
couloir, en traînant ses pantoufles en plastique. Il appelle son client :
– Nasser khan, Nasser khan. C’est pour vous !
Monsieur V. sort de sa chambre. Fereydoun le conduit à un tchelo kababi
qui se trouve au-dessus du bazar. En chemin, Monsieur V. lui explique tout,
presque tout.
Ils s’installent, commandent des brochettes.
– Je vais essayer d’être bref. Excellence. Comme Sima connaît maintenant
le lien entre vous et moi, il est imprudent que je continue à vous voir. Ce n’est
pas une méchante fille, mais il suffit qu’elle parle à quelqu’un. Bon, je ne
veux pas vous alarmer. Mais vous n’êtes plus en sécurité. Il faut que vous
quittiez l’Iran…
Le garçon garnit la table de plateaux de basilic, de pain, de bols de
cornichons, de yaourt, puis il revient avec les brochettes et les assiettes de riz,
sur lesquelles sont posés des œufs crus.
– Premièrement…, reprend Fereydoun en cassant un œuf sur son riz.
Le petit homme a désormais peur de toutes les classifications.
Premièrement quoi ? Grand A : excitez-moi. Non. Oublier ça. Oublier tout ça.
Maintenir le fil de son esprit. Ne pas le lâcher, ne pas le nouer, ne pas le
tordre. Il n’y a jamais eu de grand A : excitez-moi. Mais il y a ce
premièrement de Fereydoun.
– Premièrement quoi ? demande Monsieur V.
– Premièrement, je vais organiser votre fuite. Je connais des gens qui
peuvent s’en charger.
– Je vous interromps avant le deuxièmement, dit Monsieur V. en
saupoudrant le riz du somagh. Admettons que ma fuite se passe bien, que
ferai-je de l’autre côté sans argent ? Si je quitte l’Iran, voyez-vous, c’est pour
m’occuper de ma famille. Ils seront ravis de me voir, j’en suis certain, mais
après ? Si je dois partir les mains vides, autant y renoncer tout de suite.
– Avez-vous une suggestion ?
– J’ai de l’argent à la banque, pas beaucoup, mais suffisamment pour
protéger les miens pendant un an ou deux. Le problème est que mes comptes
sont bloqués. Si vous pouviez intervenir à ce niveau, vous nous aideriez
davantage. Ma vie importe peu. Mais si nous réussissons à toucher cet argent
(il tambourine sur la table de ses petits doigts), au moins je serai tranquille.
Maintenant attaquez votre deuxièmement.
– Deuxièmement, je pense pouvoir aussi régler ça. Je ne sais pas si vous
vous rappelez un électricien qui travaillait chez vous, un certain Massoud ? Eh
bien, il est actuellement le préfet de police de Téhéran.
– Je crois voir de qui vous parlez. Ce Massoud, vous le connaissez ?
– Oui, je crois qu’il ne repoussera pas ma requête.
Monsieur V. saisit son verre, rempli d’une boisson à base de yaourt, et dit :
– Alors champagne.
Créature de Dieu
Fereydoun se tient devant la préfecture de Téhéran, dont le bâtiment,
construit sous Reza shah, laisse encore voir quelques éléments inspirés de
Persépolis. Il monte le long des marches, copiées sur celles du palais
achéménide d’Apadana et souhaite de tout son cœur – il n’est pas croyant, il
ne peut pas implorer Dieu, ni le Prophète ni aucun des imams, en particulier
l’imam Hosseyn, très prisé en ce moment – que son intervention auprès du
frère combattant Massoud Manzeli, le préfet de police de Téhéran, aboutisse.
Il se laisse fouiller par des gardiens de la révolution, tous armés et barbus –
le port de barbe est recommandé pour les hommes comme celui du tchador
pour les femmes. L’immense hall de la préfecture est investi par une horde de
gens, également barbus, habillés de parkas militaires et de pantalons kurdes.
Ils ont des fronts difformes, des lèvres déplacées, des yeux asymétriques, des
joues dépareillées. D’où viennent-ils ? Le bruit court en ville que des
Palestiniens sont venus entraîner l’armée des pasdarans. Mais que font-ils,
dans ce cas, à la préfecture ? Fereydoun tend l’oreille. Ils parlent tous persan.
Aucun étranger. D’accord, le shah est parti, les hommes ne se rasent plus, ils
ont troqué leur costume-cravate pour un kapshen et des pantalons qui se
ferment avec un élastique. Oui, il suffit d’observer leur démarche pour
s’apercevoir que les tongs, même en hiver, ont remplacé les bottes et les
chaussures. Mais pourquoi leur visage a-t-il changé ?
Fereydoun arrive à l’accueil. Des centaines d’hommes, uniformément
hideux – à ses yeux –, le bousculent. Un garçon de neuf ou dix ans, marche
sur ses pieds et se faufile devant lui, brandissant un dossier. Fereydoun, qui
tente d’épargner à un ou deux hommes très âgés l’agression des plus jeunes,
reçoit au passage d’autres coups de coude. Ce n’est plus le public de la
préfecture, ce sont des pèlerins exaltés qui se tiennent à quelques pas de la
tombe de l’imam Reza et veulent à tout prix effleurer la grille entourant le
cénotaphe. Fereydoun n’a aucun dossier sous le bras. Il glisse juste un mot,
plutôt un nom, aux hommes qui se tiennent près du bureau d’accueil. Aucun
d’eux ne porte l’uniforme de la police, ni celui de l’armée, ni d’ailleurs, celui
des pasdarans. Pourtant, c’est à eux qu’il faut s’adresser :
– Hadj agha Massoud… Je voudrais voir hadj agha !
Il a eu la clairvoyance de ne pas demander M. Massoud Manzeli.
Les hommes de l’accueil lui jettent un regard suspect. Ils ont raison. À part
la barbe qu’il partage avec les autres, tous les autres, les employés et le public,
ses vêtements et ses chaussures, même s’ils sont modestes, trahissent son
appartenance à un monde depuis peu condamné. Il a pourtant passé la matinée
à choisir un pull usagé et des pantalons assez larges – surtout pas de jeans
serrés, pour ne pas surexposer ses « parties honteuses ». Mais en vain. Il ne
fait pas partie de ces gens-là. On ne lui répond même pas.
– C’est hadj agha lui-même qui m’a demandé de venir. Aïe, faites un peu
attention. Vous avez cassé tous mes orteils, dit-il à un homme à sa droite.
– Reviens demain, hadj agha est absent pour toute la journée.
Avant, avant la révolution, pour avoir un rendez-vous avec le préfet, « il
paraît que, avant d’être exécuté, il s’est mis au garde-à-vous », il suffisait à
Fereydoun de passer un ou deux coups de fil.
La vague humaine l’aspire vers l’arrière et de là vers la sortie. Il se retrouve
sur les marches d’inspiration achéménide de la préfecture de Téhéran.
Mais Fereydoun ne désespère pas. Il doit sauver Monsieur V. et, « tant pis si
on me piétine », il y retourne le lendemain. Cette fois, lui aussi écrase les
jeunes, les vieux, les enfants et il atteint, en un rien de temps, le bureau
d’accueil. Les mêmes hommes, qu’il ne reconnaît pas mais qui, eux, se
souviennent de lui, se tiennent au même endroit et lui lancent un « hadj agha
est absent, reviens demain », avant même qu’il ne dise quoi que ce soit.
– Demain à quelle heure ?
– Ça, on ne peut pas te le dire. Reviens demain.
Il se retrouve sur les marches de la préfecture de police.
Le soir, il annule son rendez-vous avec une ancienne secrétaire de la
Télévision qui, évincée de son poste, est devenue institutrice à domicile. Il
écoute patiemment ses reproches :
– Ça fait déjà plusieurs fois que tu annules, écoute, dis-moi, si tu ne veux
plus qu’on se voie…
– Je t’expliquerai plus tard, badan, badan…
Il raccroche et décide de parler à Ensiyeh qui se trouve à Paris. La verrait-il
de si tôt ? Son cœur, ou plus exactement un endroit bien défini au milieu de sa
cage thoracique, se met à frémir. Il se rappelle soudain son voyage en Inde où
un sadou, mettant sa main sur cet endroit précis de sa cage thoracique, lui dit
un jour en secouant la tête de gauche à droite que c’est par là qu’il aimera
vraiment : « Do you understand ? I mean the true love. » Depuis, il avait aimé
de différentes façons mais il ne lui était arrivé qu’une seule fois d’aimer par
cet endroit précis de sa cage thoracique. Une seule fois.
Il cherche son carnet de téléphone et, « mais pourquoi elle n’est plus à
Sahebgharanieh, pourquoi je n’arrive pas à retenir son numéro à Paris ? », il
l’appelle. Dès la première sonnerie, Ensiyeh répond. Fini le temps où il fallait
passer par Mehri et où celle-ci, lasse de quitter la cuisine, mettait du temps à
décrocher le combiné et après un allô-allô indifférent, criait : « Madame,
Madame, c’est pour vous ! », sans que Madame ne répondît. Elle n’entendait
pas. La maison était grande. Certaines fois, lorsqu’elle se trouvait tout près de
Mehri et que quelqu’un appelait, Ensiyeh lui faisait signe, systématiquement,
de dire qu’elle n’était pas là. Si c’était Fereydoun, Mehri simulait une barbe
et, sans attendre le refus de Madame, lui passait le combiné. Tout autre
interlocuteur avait peu de chance de parler à la maîtresse de maison.
« Madame est sortie. » Et elle raccrochait. Bough.
À présent, Mehri n’est plus là, la maison n’est pas grande et Ensiyeh n’a
personne à qui parler. Quand le téléphone sonne – le temps des confiscations
et des exécutions est révolu –, elle répond immédiatement. La voix de
Fereydoun la ramène au temps où sa plus vive inquiétude était : « Pourvu
qu’un jour Akbar ne vienne pas rendre les clés de la voiture pour aller
travailler ailleurs ! » Après les « comment va Mehri ? A-t-elle besoin
d’argent ? Sima ne s’ennuie pas trop dans la maison ? », il y a la voix de
Fereydoun, si proche : « Victor Hugo… »
– Attends, dit-elle, laisse-moi prendre une tasse de café.
Elle se lève et tend la main, la kitchenette est tout près. Elle se sert un café.
De son côté, Fereydoun allume une cigarette et, toujours dans la crainte
d’être épié par les services secrets, dit :
– Depuis mon dernier appel, il y a eu du nouveau. Sima a failli violer Victor
Hugo. Du coup il a pris une chambre dans un hôtel. Mais il voudrait bien
rentrer chez lui, regagner sa terrre natale, alors j’ai pensé à Edison. Ensiyeh, tu
me manques. Penses-tu revenir bientôt ?
Comme Ensiyeh ne dit rien, Fereydoun continue :
– Je suis sûr qu’Edison m’aidera mais l’ennui c’est que tous les jours je me
rends à son bureau, tu sais le palais achéménide construit sous Reza shah,
mais les lions à l’entrée m’empêchent de le voir.
Ensiyeh traduit, tant bien que mal : « Sima a failli violer Monsieur V. Il
s’est réfugié dans un hôtel. Il veut se rendre en France. Fereydoun veut se
faire aider par Massoud. Mais des lions – il doit s’agir des gardes du corps ou
de quelque chose de semblable – l’empêchent d’accéder à la préfecture. »
Elle comprend aussi, surtout, qu’elle lui manque.
Elle avale une gorgée de café et dit :
– Demande à ton ancien protégé, le gendre de Mehri. Il est actuellement…
Redoutant toujours une interception, Fereydoun lui coupe la parole et
ajoute :
– Je sais, je sais. Mais est-il fiable ?
– Tu as une autre solution ?
Non, pas d’autre solution. Il raccroche.
Elle a oublié – oublié ? – de lui dire qu’il lui manque tout le temps, matin et
soir, que lorsqu’il lui arrive de se regarder dans le miroir, c’est à travers ses
yeux à lui – à Fereydoun –, qu’elle se voit. Elle ne lui a pas dit que, lorsqu’elle
est assise dans un café, elle se surprend encore à éloigner son cou de son
visage barbu, « non, pas ici, pas devant tout le monde », que le matin, au
moment où elle ouvre les yeux, avant tout, avant toutes les préoccupations,
avant « comment assumer les frais universitaires de Shahrzad ? », « comment
payer le loyer des Miri ? », « comment fera Malekeh, si elle ne réussit pas à
travailler ? », « que sera Aram sans le théâtre ? », « où Bahman ira,
maintenant que ses amis ont quitté la France ? », c’est à Fereydoun qu’elle
pense. Elle regrette de ne pas lui avoir dit, encore et encore, de venir, de la
rejoindre.
Et puis non, pense-t-elle, dans le fond j’ai bien fait, ces choses-là, on ne les
dit qu’une seule fois.

Aussitôt après avoir raccroché, Fereydoun appelle le comité de Tchizar et


demande le frère commandant. Il attend. Le téléphone diffuse une bande
sonore, des extraits du Coran. Après quelques versets en arabe, Fereydoun
entend la voix du gendre de Mehri, l’ancien chômeur qu’il avait engagé
comme chauffeur sur un de ses tournages.
– C’est vous agha Fereydoun ? Votre père va bien ? Votre mère va bien ?
Tout va bien ?
– Oui, tout va bien !
– Je remercie Dieu. Si toutefois vous avez besoin de quoi que ce soit, dites-
le-moi. Je ne fais pas partie de ceux qui ont oublié le sel qu’ils ont goûté.
– Je t’appelle, justement…
– Vous voulez des tickets d’essence ?
– Non, je veux un rendez-vous avec le préfet.
– J’arrive.
Une demi-heure plus tard, Fereydoun monte dans l’ancienne Range Rover
d’Ensiyeh et se fait conduire par le frère commandant en personne à la
préfecture. Une heure et demie plus tard – le manque d’essence n’a pas
amélioré la circulation dans Téhéran –, il se retrouve face aux mêmes
hommes, « les lions » de l’accueil. Le frère commandant et les lions
s’embrassent et se tapent dans le dos à grands coups de que la fatigue ne vous
guette pas.
– Nous montons voir hadj agha, annonce le frère commandant.
De peur d’être reconnu, Fereydoun garde la tête baissée.
– Qui c’est, celui-là ?
– Il est de la famille de hadj agha.
– Le pauvre ! Il n’avait pas de langue pour le dire lui-même ? demande un
des lions avant de leur donner un laissez-passer.
En montant l’escalier, Fereydoun constate que, malgré tous les
changements, il lui a fallu, cette fois encore, deux coups de fil pour rencontrer
le préfet, à cette différence près que l’intermédiaire n’est plus un ami ministre
mais le gendre d’une femme de ménage, et que le préfet lui-même n’est plus
l’oncle d’un collègue mais un ancien électricien.
Un homme, également barbu et chaussé de tongs, tient lieu de secrétaire. Le
frère commandant l’embrasse, lui montre le laissez-passer et explique :
– Cette créature de Dieu est venue voir hadj agha deux jours de suite. Les
frères de l’accueil ne l’ont pas laissé monter. Je lui suis très redevable. Si tu
savais combien hadj agha le chérit…
Assis derrière un bureau en fer – où donc est passé le mobilier en acajou de
l’ancien préfet ? –, le secrétaire se baisse et récupère une de ses tongs, qui a
glissé derrière la poubelle en plastique ajouré. Il se lève, pénètre dans le
cabinet du préfet et revient en laissant la porte ouverte.
– Vous pouvez y aller.
Les deux hommes se déchaussent. Fereydoun, qui marche dans des rangers
à longs lacets, « ah, je comprends pourquoi ils sont tous affublés de tongs »,
est obligé de s’asseoir par terre pour les retirer. Quant au frère commandant,
bien que revêtu de l’uniforme des gardiens de la révolution, il porte à ses
pieds des chaussures pliées à la manière des babouches, très faciles à enlever.
Dans le cabinet du préfet ne restent qu’une série de chaises en fer, un
bureau en métal et une table basse sur laquelle sont posés deux boîtes de
gâteaux secs et un sucrier en porcelaine blanc qui porte des taches de doigts.
Dans un coin de la pièce, Massoud est en prière. Deux jeunes garçons jouent
au ballon sous la grande fenêtre du fond. Une femme en tchador tient un
enfant dans ses bras. Une autre femme, toujours en tchador, ouvre et ferme
systématiquement les tiroirs du bureau du préfet.
Fereydoun et le frère commandant prennent place sur les chaises. La femme
assise leur propose des gâteaux. Le secrétaire apporte du thé. Le préfet achève
sa prière, s’avance vers les deux hommes et déclare, en désignant les femmes
et les enfants : « Je n’ai plus le temps de me rendre chez moi. Alors ce sont les
enfants qui viennent. » Les « enfants », dans sa bouche, signifient son épouse
et sa sœur – il n’est pas convenable d’attirer l’attention directement sur les
femmes. Il étreint Fereydoun mais aussi le frère commandant et il s’assied sur
une des chaises, à côté d’eux :
– Que puis-je faire pour vous ?
Un des garçons dribble avec le ballon, le fait passer entre les chaises, sous
le bureau, au-dessus de la table basse. La femme assise protège le nouveau-
né :
– Hé, allez jouer ailleurs ! Il n’y a pas une salle de conférences par ici ?
– Que puis-je faire pour vous ?
– Hadj agha, nous sommes venus…, commence le frère commandant avant
d’être coupé par le préfet.
– Vous êtes de quel comité ?
– De Tchizar.
– C’est Dieu qui vous envoie.
Il saisit le téléphone et convoque son secrétaire.
– Conduisez le commandant au quatrième étage. Une pile de dossiers l’y
attend.
Puis il s’adresse de nouveau au frère commandant :
– C’est vraiment Dieu qui vous envoie. J’aimerais avoir votre avis sur des
dépôts de plaintes qui concernent votre quartier.
Le secrétaire conduit le frère commandant à l’extérieur de la pièce.
L’apprenti footballeur continue à dribbler devant l’entrée.
– Petit monsieur, laisse sortir ton oncle, dit le frère commandant.
La femme, qui est debout, continue d’actionner les tiroirs sans attirer
l’attention de Massoud et de son épouse. Le bébé pleure. Sa maman prend un
morceau de sucre, le pose sur sa langue et berce le nouveau-né. Il porte un
ensemble rouge en laine, un bonnet rouge fourré de blanc et des chaussettes
assorties, blanches et rouges : un petit papa Noël dans les bras d’une femme
voilée de noir, de la tête aux pieds.
– Hadj agha…, reprend le nouveau préfet, préférant appeler Fereydoun par
le titre remis au goût du jour depuis la victoire de la révolution, hadj agha,
« le pèlerin de La Mecque », que puis-je faire pour vous ?
Pour sa part, Fereydoun évite de le tutoyer, comme il le faisait auparavant :
– Je suis venu vous voir pour Monsieur V.
Le préfet rehausse sa taroupe, remonte le coin de ses lèvres et ouvre les
bras :
– C’est fait, c’est fait. Son fils a été tué. Je le sais. Mais jette un coup d’œil,
ajoute-t-il en abandonnant le vouvoiement, à cette prison, là-derrière. Elle
était une des plus redoutables à l’époque du shah. Nos meilleurs éléments y
ont laissé leur vie. Et puis, comme dit le dicton : « Lorsqu’il y a le feu, le sec
et le mouillé brûlent en même temps. » C’est fini, c’est fini.
Fereydoun se retient de rétorquer que la prison là-derrière est loin d’être
vide et que d’autres éléments, parmi les meilleurs eux aussi, sont en train d’y
laisser leur vie. Il doit penser à sa mission : le déblocage des comptes de
Monsieur V.
– Je ne suis pas venu pour son fils. Comme vous dites c’est fini, c’est fini.
Mais pour le vieillard. Il est encore temps de le sortir du feu. C’est un
littéraire. Il a toujours œuvré pour la culture. S’il a eu du succès, c’est à cause
de ses livres, de ses biographies, tenez, celle de Victor Hugo, par exemple.
– Il aurait pu écrire la biographie du Prophète, ç’aurait été plus utile.
– Oui, il aurait pu. Peut-être qu’il le fera. Avec toutes les connaissances
qu’il a et tous les exemplaires du Coran qu’il possède…
Il préfère ne pas rappeler directement au préfet ce temps où, simple
électricien, à la recherche de la boîte de distribution, il avait trouvé dans la
chambre de Monsieur V., en sa présence, une dizaine de Coran enluminés.
Le ballon cogne la tête du préfet.
– Ah, faites sortir cet enfant.
La femme, debout derrière le bureau, ferme une dernière fois un tiroir et
appelle :
– Venez, les enfants ! On va attendre dans la voiture.
L’autre femme se lève elle aussi, pose la tête du bébé Noël sur son épaule et
se prépare à sortir en demandant à son mari, le nouveau préfet :
– Tu viens ? Ou bien on rentre ?
– Rentrez.
Il se retourne vers Fereydoun :
– Que puis-je faire pour lui ?
– Son compte est bloqué. Sa femme est en Suisse, la famille de son fils,
quelque part en France, et tout ce beau monde n’a rien pour survivre.
– Est-il sur la liste des gens dont les biens doivent être saisis ?
– Sa maison est déjà sous scellés.
– Je le sais.
Massoud se déplace, s’assied sur son fauteuil de bureau et le fait glisser en
arrière. Puis, il compose un numéro de téléphone et dit :
– Bah, bah, hadj agha Mohsen. Dis-moi, pour le mariage de ton fils, quand
est-ce qu’on vient manger les gâteaux ? Ne traînez pas trop. De nos jours,
pareille belle-fille ne court pas les rues. Pour la cérémonie, il faut juste que tu
choisisses l’endroit. Tu veux un hôtel, un club ? Tu veux le club de la
préfecture ?
Le préfet a peut-être oublié, déjà, que deux ans plus tôt, pour que son
mariage puisse avoir lieu, il a fallu réunir les cotisations des intrépides, des
louti et des héros des maisons de force de Darvazeh-ghar, de Molavi et de
Sampaz-khouneh.
– Mohsen, est-ce qu’on peut débloquer le compte de cette créature de Dieu,
ce vieillard, Monsieur V., tu sais, celui qui écrivait des biographies de je ne
sais plus qui ?
Fereydoun avale la dernière gorgée de son thé, qui a refroidi.
– Tu es grand, Mohsen. Qui de nos compagnons se trouve à la Banque
centrale maintenant ?
À l’autre bout de fil, hadj agha Mohsen donne des instructions. Fereydoun
jette un coup d’œil à sa chaussette. Elle est trouée.
– Ça ne pouvait pas mieux tomber. Je vais lui faire une lettre. Mais ça serait
bien si de ton côté tu lui glissais deux mots à propos de cette créature de Dieu.
Tu es grand.
Il raccroche, écrit une courte note, la glisse dans une enveloppe et la ferme
du bout de sa langue.
– Allez à la Banque centrale demain matin et retirez tout ce qu’il y a.
– Je n’oublierai jamais ce que vous venez de faire, dit Fereydoun.
– Et moi je n’ai pas oublié le jour où vous êtes venu aider – place au
vouvoiement, de nouveau – la famille du martyr de la place Jaleh.
Il demande encore :
– Cette créature de Dieu, où il est maintenant ?
– Chez des amis, répond Fereydoun.
– Si j’ai un conseil à vous donner, aidez-le à sortir, dit-il sans le regarder, en
ouvrant un tiroir.
Fereydoun saisit la tasse vide et la porte à ses lèvres. Il entend alors :
– Et si j’ai un autre conseil à vous donner, vous aussi, pensez à sortir.
Fereydoun prend la lettre. Massoud ferme le tiroir puis il contourne le
bureau. Fereydoun l’embrasse et se dirige vers la porte. Massoud aperçoit la
chaussette trouée de Fereydoun.
– Agha Fereydoun, ce jour-là, vous savez, chez Monsieur V., quand vous
êtes monté chez la Suédoise, finalement, oui ?
À cet instant précis, avec cette brusque résurgence du passé – agha
Fereydoun, Monsieur V. –, Massoud a-t-il permis à son esprit, pour une ou
deux secondes, « de se secouer, de se secouer, de se lâcher en haut, de se
lâcher en bas », au rythme des fesses de Lobat ?
Irréparable perte
Il est neuf heures du soir, Fereydoun, en compagnie du jardinier de
Monsieur V., s’est accroupi dans le noir devant une vitre de la cave de sa
maison. Pas d’autre moyen d’y entrer que cette ouverture. Le jardinier lui
désigne le passage :
– C’est ici. Jamais personne n’a réussi à fermer cette fenêtre. Le menuisier
disait toujours que c’était à cause du cadre, que le cadre s’était affaissé, qu’il
fallait tout changer. Mais notre bon Monsieur, à l’époque, n’avait pas que ça à
faire ! Vous pensez ! Se soucier du cadre de cette vitre qui s’était
bombé ! D’une vitre ventrue !
Fereydoun pousse la vitre. Elle s’ouvre. Il s’assied sur le cadre, allume la
torche et saute. Sous ses pieds, des bouteilles cassées : cognac et whisky. Le
jardinier passe sa tête :
– Avancez, avancez encore, la porte est tout de suite à gauche. Puis montez,
faites attention à la troisième marche. Elle est glissante. Une fois en haut,
dirigez-vous tout droit. Au bout du couloir, à droite, c’est le bureau de
Monsieur. Moi, je vais guetter dans le jardin, derrière la baie vitrée. Je suis
vieux. Je ne peux plus sauter. Autrement j’y serais allé, moi. Tellement plus
facile !
Fereydoun continue à marcher sur les débris de bouteilles, ouvre la porte,
« un, deux, trois, c’est vrai qu’elle glisse, cette marche », monte jusqu’au rez-
de-chaussée et s’engage dans le couloir. Il a peur, très peur même. Pourvu
qu’il ne soit pas vu. Pourvu qu’on ne le découvre pas. Il est dans la maison de
Monsieur V. à sa demande, mais il s’y sent comme un voleur. Il lui faut faire
vite. Il connaît assez bien les lieux pour y avoir passé, quatre ans auparavant,
toute une journée. C’est ici même qu’il avait rencontré la joueuse de tennis,
Eva – appuyer sur le E.
Il y a quelques heures, à la recherche du numéro de téléphone d’Eva, « quel
dommage que ce ne soit pas le 881188 ! », il avait finalement laissé, pour la
énième fois, son nom au standardiste d’un ministère à Stockholm. Peu après
son téléphone sonna : « This is Eva, can I talk to Fereydoun Sardari ? » Pour
un instant, oubliant Monsieur V., Fereydoun faillit se replonger dans les
délices de cet après-midi où, tout en savourant the famous Mrs V’s
sekandjebin, étalé sur le lit surélevé et marqueté d’Eva, que dominait une
peinture qadjare du XIX siècle, il se laissait masser les pieds selon le rituel de
e

some iranian tribe. Cela s’était passé dans une des deux maisons de Monsieur
V., à Téhéran même, et pourtant rien au monde, aucun événement, aucune
force n’était en mesure de reproduire ces gestes-là. La maison que louaient les
parents d’Eva à Monsieur V. était mise sous scellés et Monsieur V. lui-même
attendait, dans une minuscule chambre d’un mosafer khaneh, un signal de
Fereydoun pour quitter l’Iran.
Répondant à Eva, Fereydoun prit soin, par crainte d’être intercepté, de ne
pas mentionner le nom de Monsieur V. Il lui dit que « the owner of the
house », « the famous writer », « the husband of Mrs sekandjebin », irait
bientôt visiter le Topkapi mais que ce serait formidable si Eva pouvait lui
dépêcher une connaissance, là-bas : « Now, he is really fragile, really old ! »
Eva raccrocha, lui promettant de s’en occuper, de trouver un accompagnateur
afin que « the owner of the house », « the famous writer », « the husband of
Mrs sekandjebin », ne visitât pas seul le palais turc de Topkapi.
Il se trouve à présent dans le hall. La torche qu’il tient à la main éclaire
précisément l’endroit où se trouvait assis, il y a quatre ans, Monsieur le
ministre, aujourd’hui assassiné. Qu’avait-il fait pour mériter cette mort ? Des
chiffres lui traversent la tête : 170 dollars, le revenu par tête des Iraniens en
1963, passant à plus de 2 000 dollars l’année même de la révolution.
Récompense : corrupteur sur la terre, mort par fusillade. Il avance vers le
bureau, mais il se retourne plusieurs fois comme pour éviter le coup de
cuillère de Gol Bibi. Ce 4 avril 1976, elle l’avait accueilli en brandissant une
cuillère. Il ne l’a pas oublié. Où se trouve-t-elle, Gol Bibi ? Il lui avait promis
de l’engager dans sa prochaine série. « On me verra à la télévisioun ? »
Le jardinier doit certainement savoir où elle se trouve, Gol Bibi. Il faut la
retrouver, et voir si elle est dans le besoin. Que peut faire Gol Bibi sans
Madame V., sans les remarques de Monsieur le ministre sur l’art de servir, sur
l’art d’aimer ? Il faut la trouver, absolument.
Fereydoun est entré dans le bureau. De l’extérieur, le jardinier frappe à la
vitre. Fereydoun ouvre le rideau. Le vieil homme lui fait comprendre que tout
va bien, qu’il peut continuer tranquillement. Fereydoun referme le rideau et
s’avance vers la table de travail. Massoud l’électricien serait-il toujours
accroupi là-dessous ? Il ouvre le tiroir de gauche, d’abord celui du dessus.
Monsieur V. est un homme extrêmement précis, « mon passeport, ma carte
d’identité et mon certificat de mariage sont dans le tiroir de gauche, celui du
dessus, les papiers de la banque, les chéquiers, les travellers chèques, dans le
tiroir du dessous ». Fereydoun s’empare de tous les documents et les glisse
dans une grande enveloppe qui se trouve « dans le tiroir de droite, celui du
dessus ».
Sur le bureau un agenda Hermès, avec une couverture en veau chocolat. Le
père de Marie-Christine de Sucy possédait exactement le même modèle.
Chaque année, à Noël, de retour de la place Beauvau, où elle allait déposer
quelque requête pour régulariser la situation d’un clandestin, Marie-Christine
faisait un saut chez Hermès, tout près de là, et achetait la recharge du
semainier pour son père, M. le maire de Tourtour.
Il faut qu’il l’appelle aussi, Marie-Christine. À son arrivée en France –
Fereydoun ne disait pas inshallah, il n’était pas croyant –, Monsieur V. aura
besoin de régulariser ses papiers, ceux de sa femme, de sa belle-fille et de ses
petits enfants. Eva s’occupera de réceptionner Monsieur V. en Turquie – une
visite à Topkapi –, tandis que Marie-Christine se chargera de la paperasserie
française. Il faut qu’il lui demande également d’inviter Monsieur V. dans leur
domaine, à Tourtour, pour quelques jours. Le vieil homme s’y plairait, c’est
certain. Il parlerait du général, de Nehru et de Song Meiling à M. le maire. La
vie reprendrait petit à petit.
Fereydoun feuillette l’agenda et se demande comment s’arrangeait
Monsieur V. pour faire coïncider les dates des calendriers grégorien et persan.
Voilà peut-être une des raisons pour lesquelles, quatre ans auparavant, il
n’avait pas honoré son rendez-vous avec l’heureux réalisateur. Fereydoun
poursuit son exploration du semainier Hermès. Les pages sont annotées
jusqu’au 6 mai 1979, presque un an auparavant, ce jour où Monsieur V., sorti
pour une simple course, perdit l’autorisation de rentrer dans sa propre maison.
Fereydoun, qui commence à avoir des problèmes de vue, éloigne l’agenda
de ses yeux et lit, à cette page-là : « Appris par cœur le poème de VH ». Un
poème qui est transcrit là, de la main même de Monsieur V. :

Et puis vous n’aurez pas assez dit, pauvre mère,


À ce fils si frêle et si doux,
Que vous étiez à lui dans cette vie amère,
Mais aussi qu’il était à vous ;
Que, tant qu’on est petit, la mère sur nous veille,
Mais que plus tard on la défend ;
Et qu’elle aura besoin, quand elle sera vieille,
D’un homme qui soit son enfant ;
Vous n’aurez point assez dit à cette jeune âme
Que Dieu veut qu’on reste ici-bas,
La femme guidant l’homme et l’homme aidant la femme,
Pour les douleurs et les combats ;
Si bien qu’un jour, ô deuil ! Irréparable perte !
Le doux être s’en est allé !…
Hélas ! Vous avez donc laissé la cage ouverte,
Que votre oiseau s’est envolé !

Il prend le temps de lire tout le poème, puis il dirige une dernière fois sa
torche sur les photos qui ornent le mur. Tchang Kai-chek, Song Meiling,
Nehru. Toujours très précis, Monsieur V. Même déguisé en pèlerin
Mazandarani, même caché dans un minable mosafer khaneh, il lui aurait dit,
sans se retourner : « Au-dessus de Nehru, un Indien comme je les aime, il y a
deux photos, sur celle de gauche, Leurs Majestés. Sur celle de droite, Reza
shah, le prince héritier et une adolescente. La fillette, vous la voyez ? C’est
Ensiyeh Ilkhan. » Fereydoun éclaire la photo de Nehru, puis celle du shah et
de la shahbanou. Au Panama. Ils sont actuellement au Panama. Il éclaire enfin
celle d’Ensiyeh qui s’adresse aux souverains. Il fixe pour quelques instants
cette photo, il la décroche, il la range dans la grande enveloppe et, « tant pis si
les pasdarans s’aperçoivent qu’une photo manque », il quitte la pièce.
Dans le noir, il se dirige instinctivement vers la porte de sortie, avant de
réaliser qu’il devrait descendre et remonter par la vitre « ventrue » de la cave.
Dehors, le jardinier l’attend. Ils font quelques pas jusqu’au portail. À la
demande de Monsieur V., Fereydoun tend au jardinier une enveloppe, une
autre, pas celle qu’il vient de retirer du « tiroir de droite, celui du dessus ».
– C’est pour vous, de la part de qui vous savez.
Le jardinier refuse :
– Si c’est de l’argent, Monsieur sait bien que je n’en ai pas besoin.
– Prenez-le quand même, on ne sait jamais.
Lorsque Fereydoun sort de la maison, dans la rue deux hommes s’avancent
vers lui :
– Vous êtes le propriétaire de cette maison ?
– Oui, je fais partie de la famille, pourquoi ?
– Nous sommes des promoteurs immobiliers, cette maison nous intéresse, si
un jour vous décidez de la vendre…
– Ne vous fatiguez pas, elle est sous scellés.
– Ça ne nous pose aucun problème, nous avons des amis partout.
– Admettons que vous réussissiez à l’acheter, que ferez-vous de cette vieille
chose ?
– Une tour, la plus haute tour de Téhéran. Voici notre carte. On ne sait
jamais.
Maintenant il faut courir
Fereydoun a appelé Marie-Christine de Sucy. Elle a promis de s’occuper de
tout, des papiers de toute la famille de Monsieur V. ainsi que de son séjour
dans le Midi. Assis à l’ombre d’un olivier, en chapeau de paille, il aura tout le
loisir de siroter du vin rosé. Eva a appelé, elle aussi. Des amis suédois
l’attendront à Istanbul : « Reassure him. He will not be alone in Topkapi ! »
Fereydoun a acheté pour Monsieur V. de bonnes chaussures de marche,
pointure 39, et, grâce à l’argent retiré de la banque, il a organisé sa fuite. « Pas
de sac à dos », ont dit les passeurs.
Il est six heures du matin. Monsieur V. quitte le mosafer khaneh, traverse la
place Tadjrish et monte dans une voiture où l’attendent Fereydoun et les
passeurs. Ils doivent d’abord gagner Makou. La dernière fois qu’il a parcouru
la route séparant Téhéran de Makou, c’était en compagnie de Reza shah, en
1934, cinq décennies plus tôt. Presque cinquante ans, un demi-siècle. La
délégation iranienne se rendait en Turquie pour y rencontrer Ataturk.
Ils arrivent au coucher du soleil. Traversée par une rivière, Makou est
enserrée entre deux montagnes, dont l’une surplombe la ville, tel un parasol.
Ils descendent dans la maison d’un maçon azerbaïdjani. Les gens parlent turc
entre eux. Monsieur V. et Fereydoun ne comprennent pas tout ce qui se dit. Ils
mangent légèrement : du pain, du fromage et quelques œufs. Et c’est le départ.
Une voiture, d’une autre marque que celle de ce matin, les conduit jusqu’à un
pâturage. En descendant, Monsieur V., « encyclopédie ambulante », ne peut
s’empêcher d’expliquer que Makou, en arménien, signifie justement
« pâturage ». Les passeurs, ils sont au nombre de deux, secouent la tête :
« Vous avez raison, à Makou, il y a beaucoup d’Arméniens. » Un villageois
s’avance avec un cheval, destiné à Monsieur V. Fereydoun aide le petit
homme, qui souffre encore de ses pieds crevassés, à s’installer en selle. Ils
traversent ainsi le pâturage. Arrivé au pied de la montagne, le villageois
récupère son cheval et disparaît dans le noir. Les quatre hommes escaladent
lentement les rochers. De place en place, un des passeurs donne la main à
Monsieur V.
La frontière entre l’Iran et la Turquie suit la crête. Le clair de lune permet
de distinguer le sentier. Monsieur V. a peur. « C’est à cause du clair de lune »,
semble-t-il dire à quelqu’un. Il entend la voix sévère de sa mère : « Ça ne se
fait pas. Un garçon ne doit pas craindre le clair de lune ! » Monsieur V. a
quatre-vingts ans passés et il a toujours peur du clair de lune. Ses pieds lui
font mal. Il ne doit pas s’arrêter. Il ne faut pas qu’il ralentisse la marche. Les
orteils, la voûte plantaire, les talons abîmés, il faut qu’il les oublie. Il faut
penser à autre chose, à Victor Hugo, à la couronne de sa fille Léopoldine
aperçue, il y a longtemps déjà, dans un mas en Camargue, sous une cloche en
verre. Oui, il faut penser à Léopoldine.
À mi-chemin, les passeurs proposent de faire une halte. Fereydoun allume
une cigarette.
– Éteins-la ! Éteins-la ! crient les deux hommes. Ici, sous chaque buisson se
cache un gardien. Et il n’y a pas que les gardiens, il y a aussi les trafiquants.
Tu as failli tout faire échouer !
Monsieur V., hors de souffle, essaie d’imaginer quel sens précis peuvent
revêtir, à ce moment précis de sa vie, ces quelques mots : « tout faire
échouer ». Les pasdarans confisqueront les liasses de dollars qui se trouvent
dans sa valise – toute l’épargne d’une vie – et ils le mettront, lui, le petit
homme, pris en flagrant délit, en prison, où il mourra rapidement loin des
siens. « Irréparable perte ? » Il n’en sait rien.
Le petit groupe reprend sa lente ascension. De temps à autre, les passeurs
leur montrent les phares des voitures qui traversent la vallée, tout en bas :
– Ce sont les Jeeps des pasdarans. Au moindre doute, ils peuvent déferler
sur nous !
« En quelle année est morte Léopoldine ? Morte noyée, oui, mais en quelle
année ? Je l’ai su, pourtant. Ah ! Comme on oublie… »
À l’aube, ils atteignent le sommet. Le mont Ararat, c’est tout ce que voit
Monsieur V. Là, en face. Un mont splendide sur un socle de brume. Il s’arrête
et récite quelques lignes du récit biblique : « Le vingt-septième jour du
septième mois, l’arche atterrit sur le mont Ararat. »
Fereydoun prend Monsieur V. à part :
– Ce versant, là, c’est la Turquie. Moi, je dois vous quitter ici. Ces deux
hommes vous accompagneront jusqu’à un village, en bas. Vous y passerez la
nuit. Demain matin, ils iront faire tamponner votre passeport et puis, si tout va
bien – il a failli dire inshallah –, une voiture vous conduira jusqu’à Arzeroum.
Un chauffeur vous déposera dans un hôtel où vous pourrez vous reposer toute
une nuit. Après-demain, il vous conduira à l’aéroport. De là, vous partirez
pour Istanbul. Faites attention à ne pas trop parler avec les Iraniens, même
dans l’avion, même à Istanbul. Là-bas, à l’hôtel Sheraton, des amis d’Eva
vous attendent avec une bière. Quand vous en aurez assez de leur hospitalité,
il paraît qu’ils ont un des plus beaux yali qui donnent sur le Bosphore, vous
savez, ces maisons en bois…
Monsieur V., bien évidemment, connaît les yali. Ataturk lui-même leur
avait organisé un déjeuner dans le yali Afif Pacha. C’était quoi déjà le nom de
l’architecte qui construisit ce yali ? Alexandre Vallaury, oui, c’est ça. C’est
bien Alexandre Vallaury qui avait construit ce yali en 1895. Monsieur V. est
ravi. Il se souvient encore du nom de cet architecte, le plus en vue dans
l’Istanbul, à la fin du XIX siècle. Il se sent un peu mieux.
e

– Ils organiseront votre départ pour Paris, poursuit Fereydoun. Une de mes
amies, Marie-Christine de Sucy, fille d’un homme politique que vous ne
pourrez qu’apprécier, viendra vous chercher à Orly et vous emmènera dans le
Midi, chez elle. Elle y conviera toute votre famille pour les retrouvailles.
Un instant, Monsieur V. regrette ses chaussettes Gammarelli. Dans quelle
tenue se présentera-t-il devant cette fille de bonne famille ?
– Mais…, s’interrompt Fereydoun.
– Mais, quoi ?
Un des passeurs s’approche et dit :
– Les gardes-frontières turcs sont actuellement en bas. Ils sont descendus
pour le changement de garde. C’est comme ça que ça se passe. Avant l’arrivée
de leurs remplaçants, nous avons moins de deux heures pour descendre. Et
c’est tout juste. S’ils nous voient, ils nous rendent aux autorités iraniennes. Il
faut donc courir.
Fereydoun passe la valise à l’un des deux hommes.
Monsieur V. se retourne. Il voit son chien Rexy aboyer en se précipitant à sa
rencontre, il se voit, enfant, baiser la main de son père au retour de l’école, il
voit et il entend Madame V. crier « Gol Bibi ! Gol Bibi ! », sans que celle-ci
réponde. Il voit les pêcheurs du Mazandaran lui offrir « le plus bel esturgeon
de toute la côte », il voit Monsieur le ministre, son fils, rentrer d’une audience
royale. Il voit les trente oiseaux d’Attar, déplumés, épuisés, arriver enfin
devant le Simorgh, leur roi, il voit les sept vallées, il voit une plaine, des
montagnes, il voit d’un même regard la mer et le désert, la mosquée
d’Ispahan, il voit même des lieux qu’il n’a jamais connus. Il voit l’Iran.
Il se tourne vers Fereydoun et l’enlace :
– Comment je peux vous remercier ?
Fereydoun lui dit simplement :
– Maintenant il faut courir.
Les trois hommes dévalent la pente en courant. Le jour se lève à peine.
Fereydoun s’assied sur un rocher et voit Monsieur V., main dans la main avec
un passeur, trébucher, tomber, puis se relever, puis tomber de nouveau. Il crie :
– Courez, courez !
Il est là, sur la crête, seul. Il regarde une dernière fois le vieil homme qui
dégringole le long de la montagne, qui court vers un avenir embrumé, et de
toute façon si mince.
Et il est là, lui. D’un côté l’Europe, Paris, cette femme qu’il aime depuis
longtemps – il pose sa main sur sa poitrine, à l’endroit désigné autrefois par
l’Indien –, cette femme qui finalement lui a demandé de venir auprès d’elle.
Pourquoi, au fait ? Pourquoi maintenant, si tard ?
Et de l’autre côté l’Iran, un Iran embrouillé, inconnu, un nouveau pays où
tout est à refaire. Qui sait ? Et s’il restait ? Peut-être est-ce la meilleure façon
d’éprouver l’amour d’Ensiyeh ?
Si elle m’aime, si elle m’aime vraiment, songe-t-il, elle reviendra et nous
vivrons ensemble. À Sahebgharanieh ? Non. Dans le Mazandaran non plus. Je
lui achèterai une nouvelle maison avec un cerisier dont je m’occuperai moi-
même et une cage d’escalier au-dessus de laquelle j’accrocherai le cerf
empaillé de Gohar Baran. Oui, j’irai à Gohar Baran, je négocierai le cerf
empaillé, je l’arracherai du mur s’il le faut, je le lui offrirai.
Plus besoin d’Akbar, de Mehri, de mashd Hassan. Je la conduirai partout. Je
ferai ses courses. Je lui préparerai la daube de Mme de Sucy – sans pourtant
lui avouer qui est Mme de Sucy. Je déposerai ses vêtements au pressing, je lui
ferai l’amour sans qu’elle se soucie du claquement d’une porte, de l’arrivée
d’une voiture, d’un toussotement dans le jardin, de l’odeur de la cigarette
d’Akbar « qui, vay, ne doit pas être si loin que ça ! »
Le jour se lève, le paysage alentour se précise. On entend des bruits de
bestiaux, plus bas. Tout près de Fereydoun, un oiseau s’envole. Peut-être un
aigle, en chasse matinale.
Si je pars là-bas, à Paris, que ferons-nous dix jours, vingt jours, un an après
nos retrouvailles ? Comment tiendrons-nous, toute une vie, dans
l’appartement des Miri ? Qui voudra de nous ? Marie-Christine arrangera nos
papiers, oui, elle le fera. Nous serons un couple en situation régulière. Mais je
ne serai plus qu’un réalisateur aigri, sans travail. Quelques-uns diront de moi :
Oui, vous vous rappelez ? C’est lui qui nous clouait devant nos postes, qui
nous empêchait de sortir ! Je serai celui qui avait eu du succès. Quelques
sexagénaires iraniens, eux aussi exilés, se souviendront encore de mon nom.
Ce sera tout. Et Ensiyeh ? Voudra-t-elle encore de cet homme dont les
souvenirs se sont immobilisés en 1979 ? Et moi, dans vingt ans, continuerai-je
à désirer une septuagénaire coupée de ses terres, de son théâtre, de sa
bibliothèque ? Peut-être, de son côté, en me demandant d’aller la rejoindre, a-
t-elle voulu vérifier quelque chose. Que je lui suis encore attaché, que je n’ai
pas d’existence sans elle. Si je reste ici, reviendra-t-elle ?
Un regard à droite, un regard à gauche. Monsieur V. a disparu. Fereydoun
hésite une dernière fois. Il joue sa vie, à cet instant-là. La dernière partie de sa
vie. Se décider, pour une fois. Ne plus accepter de se laisser glisser au fil des
choses.
Il va faire demi-tour, il va revenir vers l’Iran, il le sent.
Et si elle rentre, je déposerai à ses pieds sa maison de poupée. Ce qu’il en
reste.

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