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DU MÊME AUTEUR :
Le fil de l’Indienne
Le khan verrouillé
Moussiou Toumanians
La maison de poupée
Massoud l’électricien
Midi trente
Quinze heures
Dix-neuf heures
Et c’était fini
Mme Ilkhan
Retrait du voile
Arriva l’automne
L’accordéon
Les Mazandaranis
Sa cerisaie
Le frère Massoud
La chute du voltage
Monsieur V. ?
Créature de Dieu
Irréparable perte
Maintenant il faut courir
© 2010, éditions Jean-Claude Lattès.
(Première édition avril 2010)
978-2-709-63494-6
DU MÊME AUTEUR :
Pour vivre,
Enceinte de désirs,
Enceinte de douleurs,
Le président se dit très honoré par ces marques d’attention. Sans détour,
sans tarof, Monsieur V. lui dit alors qu’il tient absolument à ce qu’une série de
télévision, très docu mentée, soit tirée de son livre. En caressant le nœud
Ascot de son foulard en soie, il ajoute que le Paris romantique du XIX siècle, e
sauvagement détruit par Haussmann, devra revoir le jour dans les studios de la
télévision iranienne. Et cela tout en frappant le parquet en noyer de plusieurs
coups de canne comme pour souligner l’exigence de ses paroles.
Tout en dirigeant ses yeux vers le sol, vers le point de contact entre la canne
et le parquet en noyer, le président de la Télévision nationale est saisi, au
passage, par le rouge des chaussettes de Monsieur V. et par ses chaussures
faites d’une seule pièce de cuir. « Du sur-mesure, à coup sûr », pense-t-il. Il
relève les yeux et rassure son interlocuteur :
– J’ai l’homme de la situation. C’est Fereydoun Sardari, francophone,
diplômé de l’Idhec…
– Savez-vous que j’ai assisté en 1943 à l’inauguration de l’Idhec ? demande
abruptement Monsieur V., avant d’ajouter mais en articulant mot par mot :
« Institut des hautes études cinématogtraphiques. »
Le président s’en réjouit.
– Excellence, Fereydoun Sardari est non seulement diplômé de l’Idhec mais
il est aussi l’heureux réalisateur d’une série qui a récemment battu tous les
records d’audience.
Pour avoir, à diverses reprises, présenté le film, le président en connaît le
résumé par cœur :
– La série montrait la résistance armée des nationalistes du sud de l’Iran, au
début de la Première Guerre mondiale, contre les Anglais.
Et il n’a pas tort. Le succès de la série fut tel qu’en un an, au grand bonheur
de la direction, le feuilleton dut être diffusé à deux reprises.
Une fois par semaine, à vingt heures trente très précisément, les pères de
famille, tous dignes propriétaires de la voiture nationale, la Peykan, une
cigarette aux lèvres, tournaient le bouton de réglage des chaînes de 1 à 2 – il y
en avait trois en tout – et se demandaient, pendant tout le film, en croquant des
cornichons et en vidant de petits verres de vodka : « Comment cette série qui
dénonce l’ingérence des étrangers dans la politique iranienne a-t-elle pu
échapper au contrôle de la Savak ? »
Il aurait suffi aux officiers des services secrets de remplacer les Anglais du
début du siècle par les Américains des années soixante-dix pour que la série
ne fût jamais diffusée, pour que les bobines du film soient définitivement
rangées au triple fin fond des archives de la Télévision nationale iranienne ou
dans les sous-sols obscurs de la police secrète, de la Savak. Mais le lien ne
s’était pas fait. La série ne fut pas détectée par la censure et elle connut un
succès prodigieux auprès des téléspectateurs. Immédiatement, ils identifièrent
le combat contre les Anglais à leur propre sentiment antiaméricain. Lors de la
diffusion de la série, même les étudiants gauchistes des universités Téhéran et
Aryamehr, ceux qui d’ordinaire boycottaient systématiquement tous les
programmes de la télé officielle, la seule qui existât, envahissaient
massivement les dortoirs où scintillait un poste et regardaient, silencieux,
attentifs.
Blottis dans des fauteuils à oreilles, les vieux, de leur côté, ceux qui
attribuaient aux Anglais tous les maux de la terre et notamment ceux de l’Iran,
approuvaient de la tête – faisant chanceler d’un côté à l’autre leur double
menton –, ou d’un frappement de canne, ou des deux mouvements à la fois,
chaque parole forte des héros.
Leurs petites-filles, vêtues de tee-shirts achetés en Europe, pour la plupart à
l’effigie de Che Guevara – les commerces iraniens se voyaient privés de toute
marchandise considérée comme « révolutionnaire » –, fondaient en larmes
chaque fois que tombait, dans une bataille, un beau nationaliste iranien. Une
d’elles, la fille d’une amie très chère, trop chère, du cinéaste, obligea même sa
mère à se rendre dans le sud, dans le village natal du chef de la résistance,
celui-là même qui avait failli chasser les Anglais des palmeraies de ses
ancêtres, arbres qu’il considérait, selon le hadis du Prophète, comme « ses
propres tantes ».
Assises par terre devant le poste, les servantes, à la diction pourtant
douteuse, riaient aux éclats en écoutant l’accent des fonctionnaires anglais qui
se débattaient avec le persan.
Tandis que les cendriers se remplissaient et que se vidaient les bouteilles,
les maîtresses de maison, tout en limant obstinément leurs ongles, soupiraient
sans réserve face à la beauté des protagonistes, rebelles trentenaires aux yeux
noirs en amande, aux sourcils noblement arqués, à la barbe sombre.
Un vrai succès. Monsieur V. n’en demande pas plus.
– Si votre homme réussit à dégager l’âme de mon livre, je vous garantis que
mes amis de la télévision française pourront se montrer intéressés par cette
adaptation. Je vous le garantis.
Il se lève. Le président quitte son bureau pour l’accompagner – honneur
rare – jusqu’au rez-de-chaussée. Là, au moment des adieux, au moment où il
lui tend la main, l’homme aux belles chaussettes rouges se hausse, pour se
grandir quelque peu, sur la pointe de ses petits pieds.
Quelques heures après le départ du célèbre écrivain – et homme politique –,
le président convoque le réalisateur à succès pour l’informer de ce nouveau
projet. Comme les héros de son film, le réalisateur a la trentaine passée et
porte une barbe fournie. Ses cheveux sont longs et bouclés.
Le président l’embrasse et lui dit aussitôt :
– Une série, tirée de la biographie de Victor Hugo, écrite par Monsieur V.,
ne se fera jamais, évidemment. J’en suis à peu près certain. Le projet n’a
aucune chance. Je vous demande pourtant de vous rendre chez lui, juste par
correction, pour ne pas le froisser.
Il prend un livre posé sur son bureau et le tend au réalisateur.
– La voici, la fameuse biographie. Vous l’avez lue ?
Fereydoun Sardari saisit le livre, examine rapidement la couverture – une
photo en pleine page de Victor Hugo par le très célèbre Nadar, l’index sur le
front, la barbe et les cheveux blancs – et relève le menton, en signe de
négation.
Non, il n’a pas lu le livre.
– C’est mon exemplaire personnel, récemment dédicacé, je vous le prête
mais prenez-en soin.
Fereydoun Sardari retourne le volume et découvre sur la quatrième de
couverture une autre photo, celle de l’auteur lui-même, dans un format plus
petit, certes, mais dans une pose comparable : l’index sur le front, une bague à
l’annulaire. Dans la marge se lit le nom du photographe : Nader.
Fereydoun Sardari mordille quelques poils de sa barbe et se demande si
Monsieur V. a délibérément choisi, comme photographe, un homme
prénommé Nader. Puis il ouvre au hasard une page et tombe sur une image de
l’Hôtel de Rohan-Guéménée, place des Vosges à Paris. La légende dit :
Appartement des bonheurs et des malheurs, appartement du drame, celui
de la disparition de sa fille Léopoldine, âgée de dix-neuf ans, mais aussi
appartement de toutes les gloires, de l’Académie, de la pairie de France, de
la députation.
En parcourant ces lignes, Fereydoun Sardari pense à la contrainte qu’il
s’imposait lorsque, plus jeune, étudiant à Paris, il prenait à cœur de faire
visiter à ses parents, à des amis et à des parents d’amis, tous venus d’Iran, la
maison de Victor Hugo, place des Vosges, par des après-midi de dimanche
froids et humides. Il serrait avec soin le cache-col de son père, donnait son
bras à sa mère et expliquait, tout en montant le long de l’escalier, que
Lamartine, Mérimée et Alexandre Dumas en personne avaient gravi les
mêmes marches, glorieusement usées sous leurs pieds. Ensuite, dans le bureau
du maître, il ajoutait avec la solennité nécessaire que là s’était écrite une
grande partie des Misérables. Il veillait à ne pas mentionner Lucrèce Borgia,
Ruy Blas et Les Chants du crépuscule, œuvres que son père et sa mère
ignoraient. Après quoi il accélérait le pas et conduisait ses parents, ses amis ou
les parents de ses amis, au premier café à droite sous les arcades pour leur
offrir, d’une manière assez expéditive, un chocolat chaud et une tarte tatin.
Aussitôt après les dernières gorgées, ou bouchées, il déguerpissait pour
rejoindre une amie allemande, encore endormie, dans la pénombre d’une
chambre de bonne, sous une couette déjà froissée par la nuit.
Le président lui dit encore, avant de décrocher le téléphone :
– Oui, je me disais que pour ne pas le blesser ça serait bien de lui rendre
visite. Vous n’avez rien contre ?
Fereydoun Sardari gratte sa barbe et remonte une nouvelle fois son menton,
en signe de négation. Il n’a, en effet, aucune objection à se rendre chez le
vieux francophone.
Sans avoir recours à sa secrétaire, ni à son agenda, le président compose de
mémoire un numéro.
– Son numéro, dit-il avec un rien de malice, est un des plus faciles à retenir.
Si je vous le donne, vous ne l’oublierez plus jamais. Il vous accompagnera
pour le restant de votre vie, vous verrez.
Le réalisateur veut protester. Il ne tient pas à retenir, comme la table de
multiplication et pour le restant de sa vie, le numéro de l’auteur d’une pseudo-
biographie de Victor Hugo. Trop tard. Lorsqu’il remonte de nouveau le
menton en signe de refus, il entend :
– 881188.
En énonçant une seule fois ces six chiffres, le président vient en effet de
graver, à jamais, le numéro de téléphone de Monsieur V. dans les neurones de
Fereydoun Sardari, lui transmettant ainsi un fardeau de mémoire. Le président
n’est plus seul. Ils sont deux, désormais, quoi qu’il arrive dans l’avenir, à se
souvenir de la combinaison inutile. Des années plus tard, Fereydoun
continuera à associer son président, alors exilé en Amérique, Monsieur V.,
décédé en France, et Victor Hugo, célébré en tout lieu, à une série de chiffres
ineffaçable : 881188.
Après avoir présenté, au téléphone, les salutations d’usage à Monsieur V. et
souligné l’intérêt qu’il manifeste personnellement à la diffusion de la culture
française en Iran, « et quel porte-drapeau plus noble, plus universel que Victor
Hugo ? », le président lui demande d’accorder un rendez-vous au grand
réalisateur, « l’honneur de notre Télévision ».
Fereydoun Sardari se gratte de nouveau la barbe.
– Demain matin à dix heures ? demande le président à « l’honneur de notre
Télévision », en se tournant vers lui.
– Demain matin à dix heures, répète l’heureux réalisateur, qui a pour
habitude de parler les dents presque serrées.
Puis il demande au président, avant que celui-ci ne raccroche, de
transmettre à Monsieur V. toute la gratitude qu’il ressent à la simple idée
d’être reçu par une personnalité aussi éminente.
– Notre ami vous transmet toute sa gratitude, redit mot pour mot le
président quand il est interrompu par une salve de Monsieur V., lequel décrète,
haut et fort, qu’il faut en finir une fois pour toutes avec ces manières
cérémonieuses qui n’ont pour effet que de ralentir toute démarche,
d’appesantir tout travail créateur. Ils doivent se considérer, lui l’écrivain connu
et « l’honneur de notre télévision », comme deux simples collègues à peine
séparés par une fragile différence d’âge.
Toujours par souci de courtoisie, le président de la chaîne ne mentionne pas
que son employé pourrait avoir l’âge du petit-fils de Monsieur V., et prononce,
avant de raccrocher, les interminables formules de politesse :
– Que votre ombre continue à s’étendre sur nous. M. Sardari se rendra chez
Votre Excellence demain matin à dix heures pile.
Fereydoun Sardari retire de sa poche un petit agenda, le débarrasse du reste
d’un joint et s’apprête à y noter l’adresse de son nouveau collègue. Mais le
président, de la main, lui fait signe de tout ranger :
– L’adresse est aussi simple que le numéro de téléphone.
Le réalisateur pense immédiatement aux chiffres 881188.
– Monsieur V. habite dans une rue qui porte son nom.
– À quel numéro ?
– Dans la rue V., il n’y a qu’une seule maison.
Subitement, Fereydoun Sardari regrette d’être célibataire. Avoir comme
collaborateur une personne qui a donné son nom à sa rue : imagine-t-on plus
agréable revanche sur une belle-mère à prétentions mondaines ?
Le lendemain, il se réveille assez tard et ouvre la radio. Une voix féminine
annonce, sur un ton résolu, les nouvelles de neuf heures. Il ne prend pas de
douche, « pas le temps », enfile, rapidement, des jeans, un polo bleu marine et
un gilet en cuir. Il traverse le jardin. Là, en marchant sur le gravillon, il est
troublé par le bruit de ses pas. Quelque chose ne va pas. Il est en retard, ça il
le sait, il est toujours en retard, mais ce bruit de pas qui le gêne est comme une
alarme. Il s’arrête et réfléchit. Il doit se rendre chez Monsieur V., il est en
retard… Ah, ça lui revient. Il remonte en toute hâte à son appartement et
cherche à trouver la biographie de Victor Hugo, la raison même de sa visite.
Après l’avoir repérée sur sur une pile de livres, il la prend et retraverse le
jardin, sans prêter attention, cette fois, au bruit du gravillon sous ses pas. Il
monte dans sa Land Rover et pose, à côté d’un Leica, la biographie de Victor
Hugo rédigée par Monsieur V.
Neuf heures trente
Parvenu au milieu du chemin, place Tadjrish, il se dit que sa belle-mère
prétentieuse – si jamais il s’était marié – lui aurait suggéré de ne pas se rendre
les mains vides, pour la première fois, chez un individu qui avait donné son
nom à sa rue et dont le numéro de téléphone, grâce sans doute à l’intervention
du ministre des Télécommunications en personne, restera à jamais
inoubliable.
Il fait donc un détour par la pâtisserie danoise de Téhéran pour acheter le
gâteau, composé de pâtes feuilletées moelleuses, que l’on sert dans la bonne
société des quartiers nord de la capitale. Il se place silencieusement derrière
deux dames qui attendent leur tour. La première appartient à la catégorie des
femmes minuscules. Fereydoun les appelle des transistors. De dos, en
pantalon, une femme transistor pourrait être prise pour un adolescent de
quatorze ans. Il se trouve cependant que celle de la pâtisserie porte un tailleur
griffé, serré à la taille, des talons démesurés, des cheveux dégradés,
permanentés et décolorés. Son parfum fait concurrence aux odeurs de
chocolat, de beurre et d’amandes qui émanent de la cuisine. Elle n’est
définitivement pas un adolescent, mais une femme mûre. Plus grande, moins
parfumée et moins décolorée, son amie porte un imperméable dont la ceinture
n’est même pas fermée.
Leur conversation ne peut échapper à l’heureux réalisateur :
– Le mois dernier, à Lucca, je dînais dans la propriété des Rossi. Tu les
connais, ceux qui possèdent la moitié de toute l’industrie milanaise. À table, à
ma droite, il y avait un collectionneur texan. Quand je lui ai dit que j’étais
iranienne, il a demandé : Irakian ?
– No, I’m from Persia, Cyrus, Persepolis ! Rien à faire. Il me voyait en
Irakienne. J’ai abandonné, j’ai continué à bavarder avec mon voisin de
gauche. À un moment donné, comme tout le monde parlait de nourriture, le
Texan s’est tourné vers moi et m’a demandé : What’s your national food,
couscous ? Et moi je lui ai répondu : No, Caviar !
La femme à l’imperméable pouffe de rire. Elle éternue et tire de la poche de
son manteau, qui n’est même pas fermé, un tube de Vicks. L’odeur
d’eucalyptus se mêle au parfum de la femme-transistor et aux effluves de la
pâtisserie.
– Excuse-moi, c’est la pollution, dit-elle.
La queue n’avance pas. Fereydoun allume une cigarette. Sans se retourner,
la femme-transistor, gênée, secoue sa main dans tous les sens. Mais cela n’a
pas l’air de gêner Fereydoun.
La femme demande à son amie importunée :
– Qu’est-ce que tu fais pour te soigner ?
– Rien. Des inhalations par-ci, par-là.
– Je vais te dire, moi. Il te faut quitter Téhéran au moins une fois par mois.
Si tu en as marre d’aller en Europe, va dans le sud, à Kish. Téhéran, c’est
devenu impossible. Moi, si je reste ici deux mois de suite, je meurs.
Fereydoun a envie de l’interroger sur sa destination favorite. Mais elle
change déjà de sujet. Elle raconte en dénouant sa chevelure :
– La dernière fois que je me suis fait couper les cheveux par Shahin, elle a
mis un pied d’un côté, un pied de l’autre et elle a chié sur ma tête. Comme je
te le dis. J’ai prévenu Behrouz : la prochaine fois, c’est Paris ou rien !
– Alors ?
– Tu connais Behrouz, il ne sait pas me dire non. Le week-end prochain, je
vais à Paris me faire couper les cheveux par Alexandre.
Et elle ajoute :
– Alexandre lui-même.
La femme à l’imperméable éternue et crache discrètement dans un
mouchoir.
– Non mais écoute, reprend l’autre, tu ne peux pas continuer comme ça ! Va
à Kish ! Je te promets qu’au retour de Paris, je prendrai le Concorde, Paris-
Kish. Nous passerons alors deux journées entières à jouer au golf. Qu’est-ce
que tu en dis ?
L’autre avale une partie de son crachat et approuve de la tête.
Leur tour arrive. Celle qui n’est pas encore sûre de passer le week-end
prochain à Kish, cette île iranienne du golfe Persique, qui plus tard, par suite
de la révolution islamique, s’éteindra et verra surgir Dubaï en face d’elle,
demande en toussant deux shirini danmarki, tandis que l’autre, luttant contre
la fumée de la cigarette de Fereydoun, attend qu’on lui apporte sa commande.
Un peu embarrassé, Fereydoun, le seul homme parmi les clients, écrase sa
cigarette par terre, sous le regard désapprobateur de la femme enrhumée,
demande lui aussi un shirini danmarki et s’approche de la caisse. Les deux
amies se trouvent toujours devant lui. La première dit alors à l’autre :
–Tu me rendrais un service inouï si tu me laissais régler tes deux shirini. Tu
ne peux pas imaginer comme c’est pénible de m’encombrer chaque jour de
pièces de monnaie et de petits billets froissés. Avant de venir ici, j’ai vidé mon
porte-monnaie, je n’en pouvais plus, j’ai tout donné à mon chauffeur.
– Quinze toman pour les deux shirini, annonce le caissier.
La touriste capillaire, celle qui ne consomme que du caviar et se fait coiffer
par Alexandre en personne, écarte énergiquement sa camarade et s’écrie :
– Laisse-moi payer, je te dis ! C’est quoi, quinze toman ? Je viens de me
débarrasser de quelque chose comme mille ou deux mille toman.
L’autre résiste, éternue et tousse. Le caissier attend. Fereydoun regarde
l’horloge suspendue au mur. Dans un quart d’heure, il doit se trouver chez
Monsieur V.
– Madame, dit-il en glissant sa voix dans l’oreille de la plus bavarde,
voulez-vous payer aussi mon shirini ? Si cela peut vous soulager…
Les deux femmes se retournent, jettent un coup d’œil à l’intrus. Il n’est pas
pour leur déplaire, ce barbu. La femme-transistor croit même le reconnaître.
– Vous ne seriez pas le très successfull Fereydoun Sardari ? J’ai vu votre
photo la semaine dernière dans le journal quand je prenais l’avion pour
Londres.
Puis, sans attendre la réponse du réalisateur, elle explique à son amie
enrhumée :
– C’est à cause de lui que ma dernière soirée a été complètement ratée. Les
invités, à peine arrivés, se sont regroupés dans la pièce de la télé, celle du
haut, et n’ont fait que regarder la série de Monsieur.
– Quatre cent douze toman pour les deux shirini et la commande de
Mme Miri, annonce alors le caissier.
Sans lui répondre, la femme se tourne vers Fereydoun et lui dit :
– Pour moi la résistance du sud de l’Iran, pendant la Première Guerre
mondiale…, c’est bien ça non ?
Fereydoun gratte sa barbe et hoche la tête.
– … contre la mainmise des Anglais, c’est impénétrable, tellement loin de
mes préoccupations ! Si vous saviez ! En revanche, ce garçon qui joue le rôle
principal, ah pour lui, je suis toute prête à organiser une soirée, mais alors là,
tout de suite, pas le jour de la diffusion de votre série, bien sûr, j’ai retenu la
leçon, et cette fois, vous devez être des nôtres, dit-elle en le menaçant de son
index manucuré.
– Je n’y manquerai pas.
– Il faut non seulement m’emmener votre héros mais aussi son bras
droit. Voyons, comment il s’appelle dans la série ?
– Khalou Hosseyn.
– Vous savez, cette scène où ils brandissent leurs armes contre le général
anglais et l’interpellent de toutes leurs forces, ah, cette scène m’a désarmée, ça
m’a fait fondre – elle joint ses mains sur son cœur. Vous les emmènerez aussi,
n’est-ce pas ? S’il vous plaît !
– C’est comme si c’était fait.
Il désigne le caissier et ajoute :
– Je pense que Monsieur attend votre paiement.
La femme-transistor cherche son portefeuille dans un sac Kelly ouvert.
Fereydoun n’a jamais su pourquoi tous les sacs Hermès, y compris ceux de la
maman de sa petite amie française, devaient rester ouverts en permanence.
Une brochure glisse du sac et tombe par terre. Fereydoun se penche et le
ramasse. Le texte est en français. Il y jette un coup d’œil : Les appartements
du Front de Seine répondent à vos exigences de beauté, de modernité et de
commodité. La femme récupère le prospectus en remerciant Fereydoun, le
déplie et montre à son amie la photo d’une tour sur les rives de la Seine, à
Paris.
– Ah, j’ai complètement oublié de te dire que ce matin, en prenant mon
petit-déjeuner au Hilton, je me suis laissé entraîner dans un achat immobilier.
Il y avait là des agents qui vendaient sur plan des appartements à Paris, et j’ai
craqué. J’ai appelé Behrouz, tu le connais, il ne me refuse jamais rien.
Fereydoun brûle d’envie de demander : « Alors ? »
– Alors j’en ai réservé deux petits, un pour Mithra et un pour Anahita, avec
vue sur la Seine, bien sûr. Comme ça, lorsqu’elles iront à Paris pour leurs
études, la question de leur logement sera réglée.
Elle place la brochure dans son sac, continue de fouiller et en retire
finalement un portefeuille en crocodile, où elle prend cinq billets de cent
toman, tout neufs, sans aucun pli. Le caissier rend une poignée de petite
monnaie, l’accablant ainsi d’un surcroît de pièces et de billets salis par trop de
circulation. Elle ouvre sa main et recueille cet argent en soupirant, comme une
souillure, avec le secret espoir de s’en débarrasser le plus vite possible. Son
amie récupère ses deux shirini et jette le tube de Vicks dans son sac. Un
employé arrive, chargé de deux gros emballages en carton, la commande de
Mme Miri. Le caissier rajoute deux sucettes roses et interpelle sa cliente :
– Madame Miri ! Madame Miri ! Voici, deux sucettes pour les « mesdames-
filles » Mithra et Anahita.
Puis il s’adresse à Fereydoun :
– Sept toman et demi.
Fereydoun prend dans la poche de son gilet quelques pièces et, à voix
haute, il les compte une à une.
Avant de sortir, la femme-transistor lui dit :
– Je ne vous ai même pas demandé votre numéro de téléphone.
Avec beaucoup d’assurance, Fereydoun lance :
– 881188.
Elles sortent de la pâtisserie, suivies du commis. La femme-transistor se
répète à voix haute le numéro. Devant la vitrine, une fille de huit ans, foulard
troué et morve tombant sur les lèvres, tend une main charbonneuse et vend des
chewing-gums Khorous Neshan pour moins d’un toman.
Veuve depuis quelques années, la dame vivait avec sa fille, âgée de seize
ans, et tout un personnel (chauffeur, jardinier, femme de ménage et cuisinier)
devant lequel il fallait garder la tête haute, attitude qu’elle pensait
incompatible avec les visites de Fereydoun Sardari. Celui-ci surgissait vaghto
bi vaght, à chaque instant, quand il fallait et quand il ne fallait pas.
Pourtant, dans sa maison, tout le monde aimait cet homme agréable et
nonchalant, à commencer par la jeune fille de seize ans qu’il allait chercher à
l’improviste à la sortie de son école, devant les yeux ébahis de ses camarades,
qui avaient pris l’habitude de raccrocher au nez de leurs petits amis dès que la
série de Fereydoun démarrait ; en passant même par le chauffeur turcophone
et moustachu, dont l’haleine sentait perpétuellement les cigarettes et les
oignons crus, goulûment avalés à chaque bouchée de kebab. Fereydoun avait
réussi à l’amadouer en lui faisant boire en cachette, pendant les soirées de
fête, des verres entiers de vrai whisky.
Même mashd Hassan, le sobre jardinier, l’aimait bien. Fereydoun l’avait
apprivoisé non par le whisky – mashd Hassan se glorifiait d’avoir visité la
tombe vénérée de l’imam Reza à Mashad, d’où son titre de mashd, et ne
buvait pas une seule goutte d’alcool – mais par l’étalage de ses connaissances
en botanique.
Un jour d’automne, alors qu’il faisait les cent pas dans le jardin en attendant
la dame, sous le regard soupçonneux de mashd Hassan, tout occupé à greffer
un cerisier, Fereydoun se dirigea vers lui et engagea la conversation par un
khasteh nabashin de circonstance, que vous ne soyez pas fatigué. Il
l’interrogea aussitôt sur son métier. Mashd Hassan se plaignit du manque de
pluie, des greffes qui ne prenaient pas, du plaqueminier qui ne donnait pas
assez de kakis pour que madame en fît sa provision de confiture, des pots de
géranium qu’il fallait changer chaque année et ne se transmettaient plus,
comme du temps de son père, feu mashd Norouz, que son âme repose en paix,
d’une génération à l’autre.
Fereydoun Sardari saisit sa boîte de cigarettes, la lui tendit, en prit une pour
lui-même et alluma les deux.
– Mashd Hassan, dit-il en expirant la fumée et en desserrant à peine ses
dents, pour la pluie, pour la confiture de madame – il prononça le mot
madame avec délectation comme s’il voulait en savourer chaque lettre – et
pour les pots de géranium, je ne peux pas t’aider, mais pour la greffe, je suis
sûr que si tu utilisais du mastic…
Mashd Hassan leva les yeux, lui qui, par respect hiérarchique, évitait de
regarder directement ses employeurs. Il considérait en effet qu’un simple
jardinier analphabète n’était pas digne de soutenir un tête-à-tête avec un
arbab, un maître, diplômé de kharedj, capable de surcroît de s’exprimer, avec
madame et mademoiselle, dans une langue kharedji, étrangère, et de lire,
étendu sur la balançoire, des journaux écrits avec des lettres autres que celles
du Coran.
– Du mastic pour la greffe ? demanda-t-il, légèrement soupçonneux, en
frottant son pouce contre le tranchant du couteau qu’il tenait à la main.
– Oui, du mastic pour la greffe. J’ai appris ça quand j’étudiais là-bas – il
pencha sa tête vers le nord, au-delà du palais du shah et des cimes enneigées
d’Alborz – et que, pour me faire de l’argent de poche, je travaillais dans des
vignobles.
Mashd Hassan jeta un coup d’œil aux mains de Fereydoun Sardari – rien à
voir avec les siennes –, se rassura en constatant que l’invité de madame n’était
pas un manœuvre et essaya de rayer de sa mémoire l’image de l’illustre
visiteur métamorphosé en travailleur agricole dans le kharedj.
– La prochaine fois, mashd Hassan, je t’apporterai du mastic et de l’alcool
pour désinfecter ton couteau.
Le jardinier racla à plusieurs reprises son pouce contre le couteau et se dit
que du temps de son père, mashd Norouz, que son âme repose en paix, dans ce
temps où les pots ne se brisaient pas, les fils des maîtres ne s’expatriaient pas
à l’étranger pour travailler dans des vignobles et les greffes prenaient sans
qu’on eût recours au mastic et à l’alcool.
À ce moment-là, Fereydoun se rappela un rendez-vous manqué. Il tapota
l’épaule du jardinier, jeta son mégot par terre et lui réitéra sa promesse :
– La prochaine fois, mastic et alcool.
Mashd Hassan leva les yeux sur le cerisier maigrichon et sembla lui
promettre que, avec le mastic et l’alcool, son avenir s’éclairerait.
Le lendemain, en effet, Fereydoun arriva avec son matériel, se rendit
directement dans le jardin, salua le jardinier par l’habituel khasteh nabashin et
lui présenta le greffon d’une branche de cerisier.
– Mashd Hassan, ce greffon provient du jardin de mon père. Je me suis levé
à six heures du matin pour aller le prélever. Une heure plus tard, la sève aurait
été moins riche.
Mashd Hassan examina le greffon. Rien à dire : il ne présentait aucune trace
de maladie et semblait provenir d’une jeune branche.
– J’ai mis une échelle, mashd Hassan, à six heures du matin, oui, et j’ai
prélevé ce greffon tout en haut du plus beau cerisier du jardin, sur le côté
exposé au sud. Et voilà aussi le mastic promis.
Il s’approcha du jardinier et lui dit dans le creux de l’oreille :
– Avec tout ça, tu n’auras plus à te plaindre des greffons.
– Que Dieu bénisse ton père, lui répondit mashd Hassan, qui anticipait son
triomphe parmi les autres jardiniers.
– Une dernière chose : j’ai tenu à te l’apporter aujourd’hui même parce que
c’est le début de la lune montante. C’est maintenant qu’il faut prélever le
greffon et greffer. Maintenant, crois-moi.
– Allaho akbar, chuchota mashd Hassan, noyé dans l’étonnement.
– Mashd Hassan, je te promets, le greffon que je t’ai apporté n’a pas son
pareil. Tu seras étonné de toute la quantité de confiture que Madame tirera de
ton cerisier !
Le fil de l’Indienne
Cette femme, aimée de Fereydoun, descend d’une ancienne tribu kurde, qui
fut installée au début du XVI siècle, par les rois safavides, dans les territoires
e
septentrionaux de l’Iran.
Un de ses ancêtres, Abdal khan, participa en 1739, au côté de Nader shah, à
la campagne victorieuse de l’Inde. Général de l’armée perse, son ancêtre
assista à la chute du souverain moghol Mohammad shah, participa à la mise à
sac de Delhi et assura le transfert délicat, mais prodigieusement fructueux, du
trésor moghol de l’Inde à la Perse. Son souverain, Nader shah, venait de priver
les Indiens, entre autres merveilles, d’un des plus gros diamants taillés du
monde, le Daryayé nour, « la mer de lumière ».
Au printemps de l’année 1739, sur la route du retour, alors que la caravane
royale – des milliers d’éléphants, de chameaux, de chevaux – faisait halte dans
un campement militaire, il revenait à l’aïeul d’Ensiyeh, chaque soir, de vérifier
le contenu des coffres, qui regorgeaient de joyaux fabuleux.
À l’entrée de la tente, Abdal khan échangeait le mot de passe avec les
soldats de garde, retirait ses bottes et pénétrait dans ce lieu qui abritait, pour
quelques nuits, la plus grande concentration de richesse au monde. Là, il se
débarrassait de son arc, de son épée et de son arme à feu pour s’agenouiller
sur la terre aux côtés de deux autres personnages de l’État, le grand argentier
et le sheikh ol-eslam. Éclairés par des candélabres, les trois hommes
introduisaient, en même temps, leur clé particulière dans un cadenas à trois
serrures, ouvraient ainsi les coffres et procédaient à l’inventaire du butin, en
commençant toujours par les diamants et par un besmellah d’action de grâce.
Parfois, il arrivait à Abdal khan de prendre dans le creux de sa main un
autre diamant, le Kouhé nour, « la montagne de lumière », et de songer aux
souverains qui l’avaient admiré bien avant lui, le rajah de Malva, Akbar,
Djahangir, shah Djahan, Aurangzib, Bahador, Djahandar et enfin le roi vaincu,
Mohammad shah. Ses rêveries le conduisaient aussi à l’admirable Momtaz
Mahal, muse des poètes et des peintres, l’épouse favorite de shah Djahan,
cette reine dont le mausolée n’était autre que le Taj Mahal, à Agra.
Il ne pouvait pas imaginer que, plus tard, après la disparition ou plus
précisément l’assassinat de son roi, cette même « montagne de lumière »
reprendrait le chemin de l’Est pour être caressée, en Afghanistan, par les
mains d’Ahmad shah et de shah Shodja, puis, au Pandjab, par celles des
maharajas aux noms difficiles. L’aïeul d’Ensiyeh était loin de penser que la
pierre qu’il tenait à ce moment-là entre ses doigts quitterait ensuite l’Inde,
traverserait les mers et les océans pour être présentée, un siècle plus tard, en
1850, à une reine qui détenait le pouvoir en Engelestan, une reine nommée
Victoria, à l’occasion du 250 anniversaire de la Compagnie anglaise des Indes
e
Les hommes buvaient de la vodka, les femmes fumaient, les jeunes couples
s’embrassaient et Massoud laissait son esprit se balancer au rythme irrésistible
du fessier de Lobat. Par malheur, lorsque les réparations se faisaient rares, il
savait qu’il n’avait ni le droit de s’asseoir à la table d’honneur, ni même de
regarder le spectacle depuis les coulisses. À l’heure précise où Lobat enfonçait
ses mains dans ses cheveux et chantait : « J’emmêle et je brouille cette touffe
ondulée », la grand-mère de Massoud récitait l’asha, la prière de la nuit. Et
même lorsqu’il se contentait de fixer des spots supplémentaires dans les loges
des artistes, loin de la table du patron, le jeune électricien ne se privait pas de
décrocher du cintre le costume de scène du très populaire chanteur Aghassi,
de le tenir un instant devant lui et de se regarder dans le miroir, éclairé de
mille feux grâce à lui. Ce fut d’ailleurs par l’entremise du patron de l’Horizon
doré qu’agha Massoud eut accès à la clientèle du « haut », des quartiers
résidentiels du nord de Téhéran, et parmi eux à Monsieur V.
Massoud n’avait pas les moyens d’acheter ses vêtements dans un des
grands magasins de l’avenue Lalehzar, le General Mode. Mais cela ne
l’empêchait pas de s’y rendre une ou deux fois par jour, d’épier la caissière
aux cheveux courts, coupés façon Gougoush, à la Twiggy, qui portait des
créoles aux oreilles, du vernis rose écaillé et une minijupe à franges. Il la
regardait taper, de la main droite, sur les touches vertes de la caisse pour
enregistrer les marchandises et, de la main gauche, à un rythme moins rapide,
sur la boule rosâtre de son chewing-gum gonflable. Chez lui, en « bas », une
jeune fille « bien comme il faut » avait été sélectionnée par sa grand-mère en
vue de fiançailles imminentes. Cette jeune fille s’enveloppait d’un tchador,
prenait des leçons de Coran, ne travaillait pas et ne mâchait pas de chewing-
gum, du moins en public. Elle ne mettait pas les pieds au cinéma et ne
regardait jamais la télévision. Son frère aîné, un musulman fervent, le lui
interdisait. Elle savait se montrer soumise, silencieuse, obéissante,
accommodante, serviable et sérieuse – autant de qualificatifs qu’un ami avisé
utilisa, un demi-siècle auparavant, pour décrire Leyla à Issa khan.
Massoud l’avait vue à peine une fois, chez elle, accompagnée de sa mère,
de sa grand-mère et de sa sœur. Pendant la réunion, avalant coup sur coup
plusieurs tasses de thé, il n’avait cessé de se prendre pour Gheyssar, le héros
du film que projetait le Cristal, et d’identifier la jeune fille « bien comme il
faut » à la belle Azam, jouée par l’Ava Gardner iranienne. C’est pourquoi
peut-être, immédiatement, il se sentit fort épris d’elle. Cependant, chaque fois
qu’il pensait à sa fiancée, boum, une boule de chewing-gum, celle de la
caissière de General Mode, éclatait dans sa tête. À l’inverse, lorsqu’il lorgnait
trop longuement les mollets blancs de la caissière, recouverts de collants
effilochés qui se balançaient à dix centimètres du sol, le tchador de la fille
« bien comme il faut » venait obstruer le panorama.
Un jour d’hiver, en 1970, pendant le ramadan, alors qu’il se rendait pour un
dépannage au cabaret l’Horizon doré, son testeur – toujours le testeur –, dans
une main et une cigarette dans l’autre, Massoud fut accosté par un jeune
homme, qui, d’un geste vif, se servant de son chapelet, cogna contre la
cigarette et lui lança : « Jeudi soir, mosquée de Moussa ibn Djafar ! »
Massoud se sentit immédiatement fautif. Traîner dans le Lalehzar, une
cigarette à la main, un œil sur les collants effilochés de la caissière de General
Mode, en plein mois de ramadan, était indigne d’un vrai musulman. Il allait se
rattraper et suivre cet homme déterminé qui, avec un peu de chance,
comblerait la place vide du père disparu. Il s’appelait Mostafa. À peine plus
âgé que Massoud, il étudiait l’électronique à la prestigieuse Université
Aryamehr.
Le jeudi suivant, Massoud franchit les portes de la mosquée et repéra
aussitôt son jeune mentor, une chaise en fer sous le bras, qui se démenait sur
le parvis. Mostafa s’avança vers Massoud et l’embrassa, comme s’ils se
connaissaient depuis longtemps. Après quoi, sans attendre, il le chargea de
disposer sur le sol des pierres de prière. Une demi-heure plus tard, lorsque
Massoud écouta le prêche de l’ayatollah Saïdi, il lui sembla qu’on parlait des
difficultés mêmes de sa vie et des moyens de s’en sortir. Il eut l’impression
que Dieu s’adressait directement à lui. Dieu lui parlait de son salaire, juste
assez élevé pour subvenir aux frais de sa famille deux semaines par mois, il
lui parlait aussi de la générosité tranquille de sa grand-mère qui, faute de
viande, nourrissait les siens avec de l’aubergine grillée, il lui parlait de
l’ardoise qui s’allongeait de jour en jour chez l’épicier et le boucher, et aussi
des crayons de sa sœur, à l’extrémité desquels il introduisait une tige en
plastique afin qu’elle pût les utiliser jusqu’au bout du bout. Dieu conversait
avec lui, agha Massoud l’électricien, et de surcroît en persan. Jusqu’alors, les
versets du Coran lui semblaient réservés aux funérailles et aux sempiternelles
prières de sa grand-mère, laquelle ne parlait pas un mot d’arabe mais récitait
par cœur, « tel un perroquet », les mots divins.
Une autre fois, assis sur une chaise en fer et entouré d’un auditoire restreint,
le prédicateur, à l’instar de son maître l’ayatollah Khomeyni, alors exilé en
Irak, condamna férocement la loi sur le statut des Forces, une mesure qui
accordait l’immunité à tout le personnel militaire américain qui résidait en
Iran et à leurs familles. Le jeudi suivant, la mosquée était fermée et l’ayatollah
emprisonné. Les disciples habituels de l’orateur, avec à leur tête Mostafa,
chargèrent Massoud de la distribution clandestine de tracts parmi les
commerçants et le petit peuple qui fréquentait la mosquée avoisinante de
Lalehzar. Il s’agissait de les informer de l’arrestation du religieux.
Quelques mois plus tard, le religieux, à peine relaxé, se rendit dans sa
mosquée, remercia Dieu de l’avoir soutenu dans son épreuve et remit en garde
son entourage contre la présence américaine en Iran :
– À présent, les serviteurs des oppresseurs occidentaux ont préparé une
nouvelle victime pour les dieux du dollar et de l’armement. Ils vont sacrifier
notre économie, notre religion et nos gloires. Pesez le danger que représente
l’investissement américain en Iran et l’érection d’un cinéma dans la ville
sainte de Qom ! Mes frères, il est temps de crier. Élevez votre voix !
Protestez ! Hurlez ! Dénoncez ce traité !
Le message était clair. Il fallait crier, protester, hurler, dénoncer, mais il
fallait aussi cesser d’aller au cinéma, de rêver devant la rangée de flacons de
vernis exposée dans la vitrine du magasin de cosmétiques en disant à voix
basse : « Le rouge c’est l’amour, l’appétit, la fête, le spectacle, la richesse. » Il
fallait se préparer à ce que le rouge devînt le sang, la passion, le martyre.
Un monde se fermait peu à peu. Massoud ne ratait plus une seule prière et
passait son temps libre à lire les journaux du kiosque de Lalehzar,
gratuitement, avec cependant un pincement au cœur lorsque, entre dix-sept
heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq, il pressentait que, dans la salle
obscure du cinéma Cristal, son héros favori prononçait la tirade de séparation :
« Azam ! Je ne peux pas t’épouser, je ne sais pas ce que je deviendrai
demain. Azam ! Ton chien vaut un millier de ces femmes fringantes qui se
pavanent dans les rues ! »
Il surveillait sa montre. À dix-sept heures vingt-cinq précises, juste après le
déchirant adieu, alors que, dans la salle, les larmes ruisselaient sur les visages
des célibataires, des divorcés, des mariés et des veufs, Massoud, assis au bord
du ruisseau de l’avenue Lalehzar, à l’ombre de vieux platanes, le quotidien
Keyhan sur les genoux, pensait à son propre avenir. Comment deviner à quoi
ressembleraient ses lendemains ? Devait-il, à seule fin d’écarter la tentation de
la caissière, épouser la « fille bien comme il faut », au risque, bientôt, s’il
prenait la décision de s’engager dans la voie de la résistance, de faire d’elle
une jeune veuve ?
Massoud n’osa plus fréquenter l’Horizon doré, ni rôder autour de la caisse
du magasin General Mode. Il boutonna sa chemise à carreaux jusqu’au col et
prit garde à ne plus exhiber ses poils aux yeux des touristes qui flânaient dans
le quartier des antiquaires. Il encouragea sa grand-mère à accélérer le rituel
des fiançailles avec « la fille bien comme il faut », celle qui ne mâchait pas de
chewing-gum en public, servait le thé en baissant les yeux et se couvrait d’un
tchador pour sortir, si jamais elle sortait. Ensuite, boum, il claqua la porte qui
menait aux mollets blancs de la caissière, à ses bas effilochés et à la boule du
chewing-gum qui se gonflait hors de ses lèvres rouges.
À coup sûr, un bon départ. Mais il lui restait beaucoup à faire. Il avait un
modèle, Mostafa, le brillant étudiant en électronique, déjà marié et plusieurs
fois emprisonné. Les cellules d’Eshrat-abad, de Ghezel Ghaleh et d’Evin
n’avaient aucun secret pour lui. Pour l’imiter, il ne suffisait pas de s’interdire
d’aller au cinéma, de fredonner la réplique de Gheyssar et de lorgner la
caissière du General Mode. Non, il fallait faire plus. Beaucoup plus. Il fallait
accomplir quelque chose, suivre Mostafa les yeux fermés.
Afin de mobiliser la jeunesse, agha Mostafa organisait des randonnées à la
montagne ou des campements sur les hauteurs de Téhéran. Il savait, par
expérience, qu’au terme de ces activités, la majorité des participants
rejoindraient sa cause. Son groupe ne militait pas ouvertement. Ils agissaient
par la prière, par l’exemple, par l’exaltation de la vie des saints et la
comparaison incessante entre leur propre révolte et le soulèvement, jadis, de
l’imam Hosseyn. Des hommes comme lui réussissaient à intercepter et à
capter la sympathie d’une génération qui vacillait entre le marxisme-
léninisme, proposé par les groupes armés gauchisants, et le libéralisme
américanisé du régime.
Au début du mois d’avril 1976, une dizaine de jours avant l’intervention de
Massoud chez Monsieur V., juste après la prière collective, Mostafa désigna
du doigt quelques-uns des participants et s’écria : « Toi, toi, non pas toi, mais
le frère à ta gauche, oui, toi, et l’autre, vous deux assis derrière, procurez-vous
des sacs de couchage. Jeudi prochain, je vous emmène prendre l’air ! » Le
doigt de l’étudiant s’était ainsi posé sur Massoud l’électricien.
Le jeudi suivant, après trois heures de route, un énième tournant, la
récitation ininterrompue de la sourate Qasiyeh, réputée effacer les difficultés
du voyage : « Ce jour-là, il y aura des visages épanouis, contents de leurs
efforts, dans un haut jardin », et le mâchonnement d’une quantité
impressionnante de nabat pour adoucir le mal de route, Mostafa et ses élus
arrivèrent enfin au bord du lac de Tar, bleu comme les faïences de la mosquée
d’Ispahan et dominé par les rochers d’Alborz.
Aussitôt descendus du car, les jeunes cherchèrent à déterminer les coins de
prière, de repas et de jeux. En campeur avisé, Mostafa releva l’orientation des
vents et celle du terrain par rapport au soleil et à l’ombre.
– Il faut faire vite ! Yallah ! Yallah !
Des tentes se dressèrent au milieu d’un amoncellement de gamelles, de
passoires, de réchauds, de bouteilles de gaz, de bassines, de cordes, de piquets,
de couvertures, de radiocassettes, de bougies et de livres de prière. Massoud
grimpa sur la montagne. Lorsque, du haut d’un pic, il regarda la vallée, un
reflet argenté illuminait la silhouette de ses compères, de ses « frères ».
Alignés derrière Mostafa, ils psalmodiaient la prière du soir.
Comment définir ces deux jours passés sur le lac de Tar ? Des vacances ?
De toute sa vie, jamais Massoud ne s’était payé de vacances. Le mot n’était
pas approprié. D’ailleurs il ne savait pas ce que pouvait désigner ce mot,
« vacances », tatilat, « fermeture »… Fermeture de quoi ? S’il lui arrivait de
fermer le magasin de Lalehzar un ou deux vendredis par mois, il ne pouvait
pas se permettre de fermer la porte sur ses obligations quotidiennes. Une
famille de quatre personnes, dans le sous-sol d’une forge, attendait tous les
soirs sa maigre paye. Le vendredi, il ne le considérait pas comme un jour
férié, loin de là. Le vendredi lui apportait l’occasion de travailler pour sa
propre poche. Depuis qu’il avait quitté l’Horizon doré – ses obligations
religieuses lui interdisaient dorénavant de manger le pain d’un patron qui tirait
ses ressources de la vente d’alcool et de danseuses à demi nues,
« astaghforellah, qu’Allah pardonne mon passé ! », sa clientèle s’était
amenuisée. Mais il ne désespérait pas, il se répétait : « Si Dieu par sa sagesse
ferme une porte, il en ouvrira, par sa générosité, une autre. » En attendant
l’ouverture de la seconde porte, il observait, le cœur serré, le crayon d’éco
lière de sa sœur, qui se réduisait chaque jour, qu’il faudrait bientôt remplacer.
Un grand changement dans sa vie : il ne se sentait plus seul. À défaut de
père, il s’était trouvé un régiment de frères, des gens qui lui ressemblaient,
enfin. Lorsque, dans sa vie d’avant, d’avant la mosquée Moussa ibn Djafar et
de la rencontre avec Mostafa, il se laissait capturer par le déhanchement de
Lobat ou par les bas effilochés de la caissière du General Mode, il savait à
présent que la porte en tôle du sous-sol de la forge du quartier Sar-asiab
Doulab serait fermée à l’une comme à l’autre. Ces femmes-là n’étaient pas
pour lui. Il ne les connaîtrait jamais. Il ne pouvait pas davantage fréquenter les
hommes qu’il rencontrait dans le cabaret, ces moustachus corpulents qui
vidaient verre après verre des bouteilles de vodka et qui glissaient, une fois la
danse de Lobat achevée, un billet de cent toman dans la fente qui palpitait
entre ses seins inondés de sueur. Un billet de cent toman, l’équivalent de cinq
cents crayons pour sa sœur, enfoui dans les seins d’une danseuse !
Mais il existait aussi un autre monde, celui du bala, « d’en haut », des
quartiers résidentiels du nord de Téhéran, habités par des gens qui, de toute
façon, se situaient au-dessus de sa condition et même de celle de Lobat, de la
caissière du General Mode et des moustachus de l’Horizon doré. Il s’agissait
de Monsieur V., du professeur Forouz et de sa protégée Mme Ilkhan. Son
testeur à la main, électricien chevronné, Massoud avait ses entrées partout.
Mais sans ses outils, laquelle de ces trois éminentes personnes le
reconnaîtrait ? Et même s’ils le reconnaissaient, même s’ils l’invitaient à leur
table, de quoi pourraient-ils parler ? Du doctorat d’honneur de Monsieur V.
décerné par l’épouse de Tchang Kai-chek, « ah, quelle femme, quelle
intelligence ! », à l’Université catholique de Fujen, à Taïwan ?
Non. Sa place à lui, agha Massoud l’électricien, n’était ni dans le bala, ni à
l’Horizon doré. De son index, il caressait l’épaisse taroupe qui rejoignait ses
sourcils et se disait que sa place était marquée dans la mosquée Moussa ibn
Djafar, ou bien au campement sur les bords du lac de Tar, en compagnie de
Mostafa et de ses autres frères. Quand ils se rassemblaient, il n’était pas
question de Song Meiling mais de l’imam Hosseyn, de la bataille de Karbela,
des soixante-douze compagnons dressés contre toute une armée, de la
disparition du douzième imam dans un puits et de sa parousie prochaine.
L’islam était en danger. Partout s’élevaient des restaurants, des bars, des
cinémas, « aïe, les cinémas ! Pourrait-on au moins épargner le cinéma Cristal
et le film Gheyssar ? ». S’ouvraient aussi des salles de théâtre sans que
personne ne parût se soucier des préceptes du Prophète. Les femmes
exhibaient leur chair dans la rue. « Dans le taxi, astaghforellah, que Dieu nous
pardonne, quand leur minijupe remonte un tant soit peu, on ne voit plus que
leur ourat, leur partie honteuse. » C’est donc ça, la « grande civilisation »
promise ?
En attendant d’agir, en ce printemps 1976, il se mettait au bord du ruisseau
de l’avenue Lalehzar, poursuivait gratuitement la lecture des nouvelles du jour
et se laissait prendre au jeu. Il devait calculer, comme tous les autres Iraniens,
sa nouvelle date de naissance. Elle passait en effet, en un seul décret, de
l’an 1331 de l’hégire à l’an 2500 et quelque chose de l’avènement de Cyrus
l’Achéménide.
Midi trente
– Un voyage dans le ciel, non. Mais dans une mosquée, oui. En feuilletant
ces Corans, j’ai vraiment l’impression de déambuler dans une mosquée,
répond Fereydoun, qui garde le pouce de sa main gauche sur le briquet pour le
maintenir allumé, et l’index de la main droite sur son oreille pour atténuer le
son des bips.
Il finit par demander à l’électricien :
– Massoud djoun, pourrais-tu descendre un moment sur terre et éteindre ton
engin ? Tu me rends sourd avec ton bip, bip !
Massoud appuie sur un bouton et étouffe un dernier bip. Fereydoun lâche le
poussoir de son briquet. Ils se retrouvent, pour un moment, dans le silence et
dans le noir.
L’heureux réalisateur repose respectueusement le Coran sur le lit, s’empare
de la pommade Vali et quitte la chambre. Il dévale les escaliers jusqu’à la
cuisine, saisit la main brûlée d’Eva et la traîne dans le jardin. Gol Bibi pose un
bol de soupe – celle-là même que Fereydoun, en éteignant le feu, avait
empêché de bien cuire – devant le tailleur à perruque et s’aperçoit que la
Suédoise vient d’oublier sa raquette. Elle la saisit et, tandis qu’elle tient
encore la raquette gluante – ce qui n’a pas l’air de la déranger –, elle se
demande quel rôle lui confiera le réalisateur dans son prochain film : une
joueuse de tennis élancée ou une servante au dos plié ?
Dehors, le lampadaire du jardin s’allume. Fereydoun se dit : « Massoud
vient de rétablir le contact. » En passant, le vieux jardinier murmure quelques
phrases en arabe, remerciant le Prophète et sa descendance.
Eva conduit Fereydoun dans la maison que son père, consul de Suède à
Téhéran, loue à Monsieur V. Il s’agit d’un grand duplex aux murs blancs et au
mobilier réduit à de très beaux tapis ilyati, tribaux – le mot ici n’est pas
péjoratif, comme il l’était jadis dans la bouche de la deuxième épouse d’Issa
Khan et quelquefois même dans celle de Madame Grande –, à une enfilade de
lits recouverts de coussins en guise de canapés, à des coffres en bois aux
cadenas grossiers, au lieu de tables basses. Sur les murs sont accrochées des
œuvres de Zenderoudi, un jeune peintre très coté, qui travaille à partir de
formes calligraphiques. Eva baisse les stores. Fereydoun observe que, là
encore, le choix des Suédois est dicté par la tradition iranienne. Alors que ses
propres compatriotes ont tous opté pour des stores en aluminium – faisant de
leur salon un vrai solarium –, ces Nordiques utilisent les stores en raphia, très
bon marché, qui se vendent dans tous les bazars. Ils rafraîchissent ainsi les
pièces, en les plongeant dans une agréable pénombre.
Fereydoun, serrant la pommade Vali dans sa main, s’étale sur un des lits.
Eva se dirige vers la cuisine et revient avec une carafe en poterie bleue
d’Ispahan, remplie d’un sirop à base de menthe et de vinaigre. Au bruit des
glaçons, Fereydoun se redresse.
– It’s the famous Mrs V’s sekandjebin.
Fereydoun verse le sirop dans un verre, également bleu Ispahan, et se dit
que, s’il se trouvait chez des Iraniens de l’upper class, cette bourgeoisie jaillie
du pétrodollar, on lui aurait servi un gin fiz dans des verres en cristal de
baccarat, au milieu d’un mobilier venu tout droit de la revue française Maison
et Jardin.
Eva s’assied au côté de Fereydoun sur le lit. Celui-ci saisit la main brûlée et
s’entend dire :
– In Africa, to heal a burn skin they lick it.
Il se met donc à lécher la main brûlée de la Suédoise en oubliant Monsieur
V. et même, momentanément, Ensiyeh Ilkhan. Eva – il faut insister sur le E –
ne semble pas résister. Elle approche ses lèvres de celles, plutôt noirâtres, de
Fereydoun, et fait glisser un glaçon dans sa bouche. Leurs deux langues font
tourner ce glaçon dans tous les recoins de la cavité buccale, du palais au
gosier, pour le rendre finalement à la bouche, aux lèvres roses, d’Eva. Elle
prend alors la main du réalisateur et le conduit dans sa chambre. Il saisit la
pommade Vali et la suit.
Le lit d’Eva, pareil à un trône, est surélevé et marqueté. Fereydoun y accède
par trois marches. Il n’a jamais couché dans ce genre de lits, pourtant
typiquement iraniens, mais il les a utilisés, lors du tournage de sa série,
comme éléments de décor pour la chambre du gouverneur. Il regrette de ne
pas les avoir alors achetés. Le brocanteur les lui aurait laissés pour presque
rien.
Un instant, alors qu’il garde dans sa bouche le glaçon réduit maintenant à la
taille d’un petit pois – dans un dernier échange, il lui a été restitué –,
Fereydoun pense à une de ses amies, nommée Narguess. Dans de pareilles
circonstances, elle n’aurait pas hésité, entre deux entrelacs de langues, à
demander le prix du lit.
Il avale le reste du glaçon, qui coule dans son gosier, et s’étend sur un
couvre-lit en kalamkar, dont les motifs dessinés au charbon de bois évoquent
la forme stylisée du cyprès. Fereydoun allonge son bras gauche, étreint Eva et
dépose la pommade Vali sous le grand oreiller en plumes d’oie recouvert
d’une taie en lin, où sont brodés les monogrammes MF. Sa pensée, il ne sait
pourquoi, s’échappe de nouveau vers Narguess. Celle-ci, à la vue des initiales
et avant de se laisser déshabiller par un amant originaire de Suède ou
d’ailleurs, aurait inévitablement demandé : « Qui est MF ? » Sans attendre la
réponse, elle aurait ajouté : « Moi je connais une dame iranienne qui a fait tout
le Marché aux puces à la recherche de draps avec les initiales de sa grand-
mère : ZW – pourtant rares en Europe –, pour garnir les lits des chambres
d’amis de leur villa, dans le nord. Elle avouait alors à ses invités qu’elle
n’utilisait que très rarement les draps de sa chère grand-mère, francophone et
même francophile. » Dans ces cas-là, Narguess ne se privait pas d’ajouter que
la grand-mère, tout à fait inculte, avait du mal à s’exprimer correctement,
même en persan, avant de conclure que la même grand-mère n’avait bien
entendu jamais mis les pieds hors de l’Iran.
Eva, toujours en short de tennis, grimpe sur le lit et de là sur Fereydoun.
Celui-ci découvre subitement, à travers les cheveux blond cendré qui se
déversent sur lui, la décoration du plafond, un paysage qadjar du XIX siècle
e
avec, de chaque côté, une figure de femme aux joues remplies, aux sourcils
arqués, aux yeux charbonneux et aux mamelons généreux. « Ah si Eva
bénéficiait au moins des rondeurs de ces créatures du plafond ! » songe-t-il, en
déplorant secrètement que la Suédoise soit tout à fait plate.
Cependant, elle remonte le polo de Fereydoun, mettant en évidence des
poils noirs qui, comme une famille d’arbres, prennent racine dans le pubis,
gravissent l’abdomen et explosent, en une multitude de branches, sur le
thorax.
Ah, les poils ! Ils rappellent ceux de Massoud, ces poils que lorgnaient les
touristes américaines à travers les chemises ouvertes de l’électricien, avant
qu’il ne portât des cols boutonnés, avant qu’il ne troquât le dialogue oublié de
Gheyssar contre les prières de l’imam Hosseyn.
De ses doigts aux ongles coupés, Eva dégage de la touffe noire les
mamelons de son partenaire et commence à les lécher. Doucement. Fereydoun
tâte la pommade Vali, dissimulée sous l’oreiller aux monogrammes MF, avec
une différence : cette fois, la voix de Narguess ne se fait plus entendre. Eva
mouille de ses lèvres le tronc de l’arbre, puis descend vers la racine. Au même
moment, Fereydoun, aidé de ses pieds, balance ses chaussures par terre et,
avec une maestria remarquable, en utilisant ses orteils, se débarrasse de ses
chaussettes. « Quoi de plus ridicule qu’un homme torse nu, sur le point d’être
délivré de son pantalon, mais qui garde chaussures et chaussettes ? » aurait dit
Narguess, qui fait une irruption furtive.
Eva se lève, se rend dans la salle de bains, revient avec un bassin de cuivre
rempli d’eau parfumée à la fleur d’oranger et raconte, en anglais, que dans une
tribu iranienne, les jeunes mariées accueillent leur époux en leur jetant des
amandes et des dattes. Après quoi, elles lavent le pied droit de l’époux avec de
l’eau de fleur d’oranger, avant qu’ils ne franchissent enfin le seuil de la tente
nuptiale.
Que viennent faire les rituels tribaux de mariage dans une escapade
amoureuse à une heure de l’après-midi entre la fille d’un diplomate suédois et
un heureux réalisateur iranien ? Fereydoun se le demande. Il pense à de jeunes
Iraniennes de son milieu – pas à Narguess, pour une fois – qui ne rêvent que
de se débarrasser le plus vite possible de leur virginité afin de rompre
radicalement avec la tradition et préparer, dès avant leurs noces, les futurs
époux à une vie conjugale à l’occidentale. « Si par malheur tu prends une
maîtresse, il me sera très facile de coucher avec un autre homme. Je ne serai ni
comme ta mère, ni comme la mienne, qui ont fermé leurs yeux, pendant toute
une vie, sur les infidélités de leurs conjoints en essayant de s’adonner à autre
chose, aux œuvres caritatives, aux pilules antidépressives, aux tours d’Europe
– Paris, Rome, Londres, Madrid –, sans jamais parvenir à oublier que là, à ce
moment même, leur mari s’empressait auprès d’une jeune secrétaire. Non,
moi, je ne serai pas comme ça. N’oublie pas ! Nous partagerons tout, même
nos infidélités ! » avait l’habitude de dire la jeune génération aisée de la
capitale, celle que côtoyait Fereydoun au Key club ou dans d’autres boîtes de
nuit particulièrement branchées.
Et pourtant ces mêmes femmes, une fois mariées, devront à leur tour,
comme leurs mères, supporter les aventures extraconjugales de leur époux, à
grands coups de Valium, d’ashrams et de psychanalystes.
Ces femmes ne ressemblent ni à l’Azam du film que projette le cinéma
Cristal, ni à la caissière du magasin General Mode, ni à la fiancée « bien
comme il faut » de Massoud. Elles ont entre vingt-deux et trente ans. Leurs
parents possèdent de vastes maisons dans les quartiers nord de Téhéran, une
villa au bord de la Caspienne et, depuis la hausse du baril du pétrole, des
appartements sur la Côte d’Azur et des chalets à Gstaad. Elles ont fréquenté
soit le lycée français, soit le collège américain de Téhéran, et poursuivi leurs
études universitaires à la Sorbonne, à Berkeley ou à Boston. Pour celles qui
sont encore étudiantes, elles rentrent chaque été en Iran, bronzent toute la
journée autour de la piscine familiale, ignorant que le cuisinier, le jardinier ou
le chauffeur n’ont, excepté le corps de leur propre femme – et encore –, jamais
assisté à pareille exposition de chair féminine.
Ces filles font de longues siestes dans des chambres climatisées, alors que
la chaleur fait fondre l’asphalte des rues, et empruntent le cabriolet de baba
pour se rendre à des soirées où il est préférable d’avoir oublié son persan. Là
elles fument des joints, piquent par moments de longs fous rires, s’abstiennent
de trop manger et boivent sans mesure. Vers minuit, elles appellent leurs
chauffeurs pour qu’ils viennent chercher la Mercedes de baba – elles n’ont
pas encore tout à fait perdu le sens des responsabilités –, se pressent à six ou
sept dans les voitures de leurs amis – ou dans la Jeep de Fereydoun Sardari –
et vont au Key Club pour retrouver d’autres filles et garçons. Ceux-ci, après
avoir eux aussi lézardé toute la journée au soleil, profité de l’air conditionné,
conduit la voiture paternelle, dîné en ville, intensément fumé, longuement bu
et rarement mangé, se sont déversés à leur tour dans la fameuse boîte de nuit.
Bien éméchées, les filles flirtent sur la piste avec les jeunes célibataires et
finissent assez souvent la nuit – ou commencent la journée – dans les
appartements tout neufs de leurs amis d’un soir. Les parents, de leur côté, ont
passé la soirée à jouer aux cartes tout en imaginant un moyen de rapprocher
leurs progénitures – sans que cela ressemble à un mariage arrangé, ce qui ne
se fait plus : « Oh, ça non ! Très démodé ! » Ils ont aussi songé à ajouter la
fortune familiale, qui repose par exemple sur des huiles de cuisine, à celle du
prétendant, qui vit des pneumatiques.
Eva saisit le pied droit de Fereydoun, le trempe dans l’eau parfumée du
bassin et le masse orteil après orteil. Comme la menace d’un contact avec les
seins plats est provisoirement écarté – Eva est assise sur la troisième marche
du lit –, Fereydoun continue d’examiner les femmes du plafond, qui
pourraient être les grands-mères des allumées du Key club. Qu’ont-elles légué
à cette génération ? De quoi celles-ci sont-elles redevables à leurs aînées ?
Que reste-t-il du monde d’autrefois, même bien caché ? Quel lien entre le
harem et la boîte de nuit ? Pourquoi une Suédoise dort sur un lit qadjar, boit
un sirop local dans des verres aux couleurs de la mosquée bleue d’Ispahan, et
fait précéder l’acte d’amour d’un cérémonial emprunté à quelque tribu
iranienne ?
Il a envie de fumer, mais son pantalon et son paquet de cigarettes gisent
quelque part sur un sol recouvert d’un kilim, lui aussi tribal, mais avec une
particularité : il a été tissé par la minorité arménienne qui vit dans le voisinage
des nomades bakhtiyaris. Fereydoun, qui ne veut en aucun cas se priver du
massage annoncé, renonce à la cigarette même si, à force d’être frictionné, il
risque de s’endormir et de faillir à ses devoirs du mâle insatiable, oriental et
généreusement poilu. Soudain, il pense aux interminables descriptions du
docteur Pirasteh, le pharmacien, quand un insomniaque manifeste son désir
d’acheter un flacon d’eau de fleur d’oranger : « Les feuilles d’oranger sont
reconnues comme sédatives, les huiles d’oranger sont toniques et
antidépressives. Quant à l’eau de fleur d’oranger, elle favorise
l’endormissement… » Après une demi-heure de discours, le docteur Pirasteh
aurait tendu à son client, déjà entré en somnolence sans avoir eu recours à un
seul des médicaments, une fiole d’eau de fleur d’oranger. Et celle-ci, en
l’absence de la voix monotone du pharmacien diplômé de la Faculté de Nancy
en France, se montrerait totalement inefficace. Quant à Fereydoun, l’état dans
lequel il est plongé correspond parfaitement à la description donnée par le
docteur Pirasteh des vertus de la fleur d’oranger. Il est en phase
d’assoupissement.
Quinze heures
Bip, bip…
Fereydoun se réveille et reconnaît aussitôt le bruit du testeur. Que fait-il
allongé dans le lit de la fille du consul de Suède à Téhéran à trois heures
environ de l’après-midi ? Il porte juste un slip – il n’a jamais été un adepte du
caleçon – et ne tient absolument pas à se montrer ainsi dévêtu à agha Massoud
avec qui, deux ou trois heures plus tôt, il a feuilleté des pages du Coran.
Les bips se rapprochent. Fereydoun saute du lit, remet en vitesse sa
chemise, enfile son pantalon, cherche vainement ses chaussettes. Les bips se
font de plus en plus menaçants. Aux abois, il met en toute hâte ses chaussures,
attrape au passage un livre et sort de la chambre, les yeux plongés
dans Studies in the Language of the Iranian Tribes.
L’électricien lui demande, entre deux bips :
– Agha Fereydoun, qu’est-ce que vous faites ici ? Tout le monde vous
cherche dans l’autre maison.
– Monsieur V. est rentré ? demande le réalisateur en feuilletant l’ouvrage
afin d’attirer l’attention de Massoud sur les illustrations, et non sur ses pieds
privés de chaussettes.
– Non, mais le tailleur s’impatiente et tient absolument à faire l’essayage du
costume de Monsieur V. sur quelqu’un de valable, de distingué. Entre le
jardinier, vous et moi, son choix s’est posé sur vous. Il vous réclame, les
ciseaux à la main.
– Il y a quelques années encore, dans tous les jardins de Téhéran courait
toujours une légère brise. Maintenant, avec toutes ces voitures et la pollution,
il n’y a plus aucun endroit où on peut se rafraîchir, dit alors Fereydoun,
nonchalamment, en fermant le dernier bouton de sa chemise et en descendant
les escaliers, suivi de l’électricien et de ses bips.
Avant de sortir, il cherche des yeux la Suédoise. Massoud baisse la tête et
ajoute :
– Tout à l’heure, madame l’étrangère est venue me dire que l’électricité
avait sauté chez elle, puis elle est partie.
Ils traversent le jardin qui sépare les deux maisons. Le testeur continue
d’émettre. Le vieux jardinier, qui pousse toujours sa brouette, la pose sur le
sol, s’avance vers Massoud, met ses mains sur sa tête et dit : « Tu m’as
déchiré les oreilles ! Tu n’as pas autre chose à faire dans la vie que de faire
siffler cet engin ? »
Massoud éteint le testeur. Fereydoun affecte de ne pas être touché par le
départ de madame l’étrangère. Pourtant, il ne peut s’empêcher de penser à ses
chaussettes. Étaient-elles propres ? Depuis combien de jours les portait-il ? Il
ne s’en souvient pas précisément. Ne sentaient-elles pas la transpiration ?
Pourquoi, ce matin, lorsqu’il a acheté le flacon d’alcool pour le jardinier
d’Ensiyeh, « à propos, Ensiyeh fait-elle encore sa sieste ? », n’avait-il pas
pensé à se procurer un déodorant pour les pieds ? De nouveau la voix du
docteur Pirasteh le hante : « La transpiration est l’excrétion de la sueur par les
glandes sudoripares. On peut lutter contre les mauvaises odeurs des pieds par
de simples déodorants. Mais parfois la transpiration des pieds se complique
d’une pathologie que seul un médecin peut diagnostiquer. Dans ce cas, l’odeur
dégagée par les pieds est franchement nauséabonde. »
Tandis qu’il passe sous une tonnelle, Fereydoun revoit une fois encore le
menton et les lèvres, savamment recou verts d’une barbe assez semblable à
celle d’un bouc, du docteur Pirasteh. Menton et lèvres se contractent et les
ailes du nez busqué s’écartent, en signe de dégoût. La tonnelle franchie, il ne
cesse de penser aux commentaires du pharmacien : « Et un bon médecin
prescrit alors des médicaments antimycosiques. »
Gol Bibi, le jardinier et le tailleur attendent Fereydoun dans la cuisine. La
marmite de soupe est posée sur la grande table. Le réalisateur les rejoint,
soulève le couvercle du potage, en hume l’odeur et félicite sa future
comédienne pour son exploit : elle a ressuscité un plat trépassé.
– Vous n’avez pas déjeuné chez elle ? demande Gol Bibi en secouant sa tête
dans la direction de la maison des Suédois.
– Non, j’ai juste bu un verre du sekandjebin de Madame V. Mais, Gol Bibi
khanoum, celui qui refusera votre bol de soupe n’est pas encore né.
– Agha Fereydoun, vous ne jeûnez pas ? demande l’électricien qui espérait
secrètement que le réalisateur pratiquerait la religion à la lettre et non pas
comme la plupart des Iraniens qui se disaient musulmans, se rendaient en
pèlerinage à Mashad sur la tombe du huitième imam des shiites et cependant
ne priaient que rarement et, plus grave encore, buvaient avec régularité, voire
avec plaisir.
– Massoud djoun, voilà bien longtemps que j’ai renoncé au paradis. Je suis
sûr que, si j’ai la chance d’aller en enfer, j’y trouverai Marilyn Monroe et
peut-être aussi Anna Magnani.
Bien que déçu par l’aveu de celui qu’il croit être devenu un ami, Massoud
se demande où diriger, une fois morte, la caissière du General Mode, avec son
chewing-gum perpétuellement gonflé : en enfer, à côté de Marilyn dont le film
Certains l’aiment chaud est resté à l’affiche du Rex plusieurs mois de suite ?
Ou bien au paradis, près de Navab Safavi, le fondateur des Fedayins de
l’islam, exécuté en 1956 ?
Sur le sort post mortem de la « fille bien comme il faut », il n’a aucun
doute : le paradis. Mais où envoyer la comédienne qui joue Azam, l’Ava
Gardner iranienne, qui laisse négligemment glisser son tchador autour de sa
taille lorsque Gheyssar pénètre dans leur maison, alors qu’ils sont seuls ?
Cette femme qui, cheveux défaits et mollets apparents, s’assied devant un na
mahram, un homme qui n’est ni son père, ni son frère, ni même son futur
époux ? Où donc expédier cette femme irrespectueuse qui pourtant, tous les
jours, entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq précises, le
faisait pleurer ? Où ? Dans quel au-delà ?
– Et Kennedy aussi ! ajoute Gol Bibi, en essayant d’étirer sa nuque et de
relever sa tête en signe de fierté, comme pour une annonce solennelle : non
seulement elle va jouer dans un film mais elle connaît aussi le nom d’un
président américain.
Le tailleur lui rétorque :
– Gol Bibi khanoum, que Dieu vous bénisse, trois milliards de personnes
ont pleuré sa mort et vous en deux secondes, comme un ballon de foot, vous
l’envoyez en enfer !
Visiblement, il fait partie des trois milliards d’individus qui ont été touchés
par l’assassinat, à Dallas, du président américain.
Le jardinier murmure des phrases incompréhensibles, à moitié en arabe –
formules du Coran, tronquées, mal prononcées – et à moitié en persan avec
l’accent de Yazd, une ville du centre de l’Iran réputée pour la qualité de ses
jardiniers. Narguess, l’amie de Fereydoun, soutient qu’il faut toujours avoir un
cuisinier turc, un gardien kurde, un jardinier yazdi, un électricien arménien,
une nounou philippine et un boulanger français. Mais Narguess n’essaie
jamais de se conformer à ses propres déclarations : où dénicher un boulanger
français à Téhéran ?
– Qu’est-ce que vous racontez ? Quand j’ai vu à la télévisioun qu’ils avaient
tué Kennedy, je n’ai pas dormi de la nuit ! Je me rappelle très bien. C’était il y
a quelques années et j’avais encore tous mes yeux. Le lendemain, j’ai
demandé à Madame de me donner quelques pelotes de laine et j’ai tricoté un
pull pour le neveu de mon frère avec la tête de Kennedy dessus !
Le tailleur demande :
– Alors pourquoi l’envoyer en enfer ?
– Parce qu’il n’est pas musulman.
En bon pratiquant, Massoud se sent obligé de corriger l’erreur de Gol Bibi :
– Gol Bibi khanoum, veuillez excuser ma maladresse. Vous êtes comme ma
mère, je ne vous dois que du respect. Mais il y a un point de doctrine qu’il faut
éclairer : le paradis est réservé à tous les croyants, qu’ils soient chrétiens,
musulmans ou juifs. Si Kennedy est en enfer, et je suis persuadé qu’il y est bel
et bien, c’est pour les injustices qu’il a commises.
Le tailleur, le réalisateur et Gol Bibi redressent la tête. Personne ne parle
d’injustice ni, par extension, de politique, ni même du sort post mortem des
présidents américains. Bouche cousue sur tout ce qui concerne l’Amérique, sa
mission militaire en Iran – la plus importante dans le monde –, et son armée,
principal fournisseur des troupes iraniennes. On ne dit pas de mal de
l’Amérique ni des Américains. C’est comme ça. Captée par les oreilles ultra-
réceptives des membres de la Savak, cette inadvertance pourrait aboutir à un
licenciement, au rejet d’un emprunt bancaire, au non-renouvellement d’un
passeport, à une expropriation, même à l’arrêt du versement d’une retraite.
Préférant couper court à toute conversation qui risquerait de compromettre
le jeune électricien, Fereydoun se tourne vers Gol Bibi :
– Et cette soupe, alors ?
Mieux vaut, en effet, prendre toutes les précautions et suivre à la lettre le
dicton persan qui dit : « Les murs ont des souris et les souris ont des
oreilles ! » Qui sait ? Le tailleur, avec sa perruque, ses ciseaux pointus et son
costume à essayer, n’est peut-être qu’un savaki.
Gol Bibi sert un bol de soupe à Fereydoun. Il rapproche une chaise de la
table, s’y accoude et commence à manger. Le potage est plutôt infect. Mais il
ne le montre pas. Il fait même semblant de l’apprécier. Gol Bibi, qui attend le
verdict de son futur employeur, finit par entendre le fameux bah bah et se
réjouit d’avoir concocté une mixture qu’apprécie un des réalisateurs
talentueux de la Télévision Nationale.
Fereydoun avale la soupe, gorgée après gorgée, en regrettant sa foi
défaillante, source de tous ces petits malheurs, entre lesquels figure celui
d’être obligé, pour se rassasier, d’ingurgiter n’importe quel brouet. Après la
dernière cuillerée, il s’adresse au tailleur :
– Monsieur…
– Talebi, je m’appelle Talebi.
– Monsieur Talebi, quel service puis-je vous rendre ?
– Essayer le costume de Monsieur V., répond le tailleur en actionnant
spontanément ses ciseaux.
– Cher monsieur Talebi, je suis là depuis dix heures du matin pour voir
Monsieur V. et maintenant vous me demandez… D’ailleurs quelle heure est-
il ?
– Trois heures quinze, dit le tailleur en regardant sa montre.
– Trois heures quinze ! s’écrie Fereydoun en se souvenant de ses rendez-
vous sautés, en particulier d’un déjeuner à La Tour avec une de ses conquêtes
récentes.
Peut-il encore téléphoner au restaurant et demander à son complice Touradj,
ce garçon qui, pour lui rendre service, a déjà reconduit poliment, à plusieurs
reprises, des jeunes dames contrariées, d’aller cette fois encore chercher la
jolie brune aux cheveux longs, habillée d’une tenue traditionnelle iranienne ?
« Touradj djoun, tu vois bien de qui je parle, celle qui porte la robe blanche
brodée des vieilles zoroastriennes, oui, oui, elle est assise à la table qui donne
sur l’avenue Pahlavi, que je me sacrifie pour toi, préviens-la que je serai en
retard d’une bonne petite demi-heure… Tu es un seigneur, je te le revaudrai,
je… »
Le tailleur pose les ciseaux sur la table – gluante –, retire la housse du
costume et l’expose aux yeux de Fereydoun.
– Un seul essayage ! S’il vous plaît !
– C’est vraiment impossible, monsieur Talebi. Je dois absolument partir.
Tant pis pour le film sur Victor Hugo. Mais vous, restez encore un peu.
Monsieur V. finira bien par venir, et il essaiera lui-même son costume !
L’électricien lui demande :
– Vous partez ?
– Eh oui, je pars, dit Fereydoun en pensant à la place vide de la jolie brune,
devant les fenêtres du restaurant La Tour.
En voulant ramasser le bol, Gol Bibi cogne délibérément son coude contre
le menton de Fereydoun, qui lui dit en se frottant la mâchoire :
– Gol Bibi khanoum, mashallah, que Dieu te protège, tu as failli me mettre
K.O.
– Vous avez renoncé à votre série ? demande Gol Bibi, qui croit voir dans le
départ de Fereydoun la fin de son rêve.
– Non, certainement pas, mais il faut d’abord que je sorte indemne d’ici.
– Mais vous avez dit : « Tant pis pour le film ! »
Sans se retourner, le jardinier, qui ouvre tous les tiroirs à la recherche de
quelque chose, ajoute :
– Quand Madame l’appelle, elle fait semblant de ne pas entendre et la laisse
hurler jusqu’à ce que celle-ci, sa canne à la main, se traîne jusqu’à la cuisine.
Et maintenant, il suffit qu’un étranger prononce une petite phrase pour que
Gol Bibi khanoum la prenne pour elle et nous fasse un caprice !
– Gol Bibi khanoum, j’ai renoncé à collaborer avec Monsieur V. mais pas
avec vous. D’ailleurs je vous présenterai à mes collègues qui travaillent dans
le cinéma d’action. Devant vous, Bruce Lee devrait se mettre à plat ventre.
– Voilà, je l’ai trouvé, j’étais sûr que quelqu’un l’avait caché là, dit le
jardinier en ramassant un sécateur dans une étagère. Gol Bibi khanoum, je
vous préviens, ne soyez pas étonnée si, dans quelques jours, vous trouvez
votre casserole dans ma brouette.
Gol Bibi répond vigoureusement :
– Premièrement tu sors d’ici, et ensuite, apprends que ce n’est pas moi qui
ai pris tes ciseaux !
Visiblement, elle a remis pied à terre et renoué avec ses préoccupations
habituelles.
Le jardinier ajoute en se dirigeant vers la porte, son sécateur à la main :
– Premièrement, ce ne sont pas de simples ciseaux et deuxièmement, j’ai
dit : « Quelqu’un l’a caché », je n’ai pas dit : « Gol Bibi khanoum l’a caché. »
– En parlant de ciseaux, dit alors le tailleur en s’adressant à Fereydoun, je
ne veux certainement pas vous retarder, monsieur, mais je vous assure que cet
essayage ne vous demandera que cinq minutes. Vous venez de dire que vous
êtes ici depuis dix heures du matin. Qu’est-ce que cela peut vous faire, dix
minutes de plus ou de moins ? Et puis, en restant dix minutes de plus vous
aurez peut-être enfin l’opportunité de voir Monsieur V.
Toujours assis à la table, Fereydoun tâte le tissu du costume.
– Allez-y ! N’hésitez pas ! Touchez et admirez ! lui dit le tailleur. Regardez
les deux poches horizontales de ce pantalon et là – il montre le bas du
pantalon –, ce revers de quatre centimètres qui va tomber pile sur le haut des
lacets ! Hein ? Qu’en dites-vous ?
Le réalisateur jette un coup d’œil au complet. Il lui semble que le pantalon
va lui arriver aux genoux et que le fameux revers, loin d’atterrir sur les lacets
des chaussures, frôlera les poils de ses rotules.
Le tailleur est lancé :
– La cérémonie est prévue pour dans deux jours et le costume n’est même
pas fini ! J’ai laissé toutes mes commandes en suspens pour me concentrer sur
celle-ci. Mais lorsque j’appelle, soit Monsieur V. est absent, soit il est occupé,
soit il se repose, ou bien alors il est injoignable. Avec eux, on ne sait jamais
sur quel pied danser.
– De qui parlez-vous ? demandent Gol Bibi et le jardinier presque de
concert.
– De votre honorable employeur. Il m’a commandé, en urgence, presque en
me suppliant, ce costume pour la célébration du cinquantième anniversaire de
la dynastie Pahlavi et depuis plus rien ! répond le tailleur en frappant ses
mains l’une contre l’autre. Plus rien ! Plus un mot !
Fereydoun cherche une solution :
– Écoutez, monsieur Talebi, je veux bien vous aider, mais vous ne pensez
pas que Monsieur le jardinier, vu sa silhouette, serait mieux adapté que moi à
cet essayage ?
Le jardinier n’est pas d’accord :
– Agha, est-ce que votre raison est toujours en place ? D’abord vous parlez
de faire jouer Gol Bibi dans un film, ensuite vous voulez me faire essayer le
costume de Monsieur, celui dans lequel il va se montrer au shahanshah !
Allaho akbar ! On aura tout vu !
L’électricien, qui a décidé de s’en mêler, insiste auprès du jardinier :
– Pouvez-vous me dire ce qui vous empêche d’essayer le costume de
Monsieur ?
– Ey baba, d’où tu sors, toi ? On doit tout expliquer à ces jeunes ! De notre
temps, les jeunes ne sortaient pas leurs têtes de leur kilim. Ils ne dépassaient
pas leurs limites. Agha, ça ne se fait pas, c’est tout. Tu comprends ? Ça ne se
fait pas ! J’ai grandi dans cette maison et, même si Dieu a voulu que je sois
aussi petit que Monsieur, je n’ai jamais porté un seul de ses pantalons !
Jamais !
L’électricien hausse les épaules. L’islam prêché les jeudis après-midi par
son maître rejetait clairement toute hiérarchie sociale. À choisir entre
Monsieur V. et le vieux jardinier, leur Dieu, le Dieu des déshérités, choisirait
incontestablement le plus démuni. Le religieux disait : « Le temps des
changements est proche. Bientôt les sans voix prendront la parole, les
prisonniers seront libres, les petits deviendront grands, les affamés seront
rassasiés, la nappe vide des pauvres se couvrira de victuailles, l’argent du
pétrole brillera sur les mains crevassées des laboureurs… » Et le vieux
jardinier pourra enfin porter les pantalons de Monsieur V.
Fereydoun juge bon d’intervenir :
– Monsieur Talebi, juste une question. Parmi votre clientèle, vous ne
pouviez pas trouver quelqu’un de la même taille, ou à peu près, que Monsieur
V., pour lui faire essayer son costume ?
– Le prix que je demande inclut deux essayages. Je ne peux pas arriver un
beau jour avec le costume fini, comme si c’était du prêt-à-porter, et réclamer
mon dû. Non, monsieur, je ne peux pas faire ça, précise le tailleur en
remontant énergiquement la tête de bas en haut, en signe de négation, mettant
ainsi en danger l’équilibre délicat de sa perruque.
– C’est hors de question, ajoute-t-il.
De plus en plus persuadé que le tailleur est un savaki, Fereydoun qui,
comme tous les Iraniens, voit des délateurs partout, se lève pour se soumettre
à l’essayage et se débarrasser au plus vite de cet homme. Il lui dit :
– Monsieur Talebi, vous pouvez disposer de moi.
– Bien. Maintenant que j’ai votre accord, il me reste à trouver une pièce très
bien éclairée avec un grand miroir et une tasse de thé à la turque.
Gol Bibi continue de laver la vaisselle et fait semblant de ne pas entendre.
– Si j’avais son toupet…, dit le jardinier en sortant de la cuisine.
Sachant qu’il peut tout demander à Gol Bibi, Fereydoun la prie de leur
indiquer une pièce éclairée avec une grande glace. Elle lui répond sèchement :
– Allez dans le hall.
– Mais le hall n’est pas bien éclairé, ose dire Fereydoun.
– Je ne vais pas conduire quand même deux inconnus dans la chambre de
Madame, pour la simple raison que Monsieur le tailleur exige une grande
glace et un bon éclairage ! dit Gol Bibi en frottant une casserole en étain.
Bip, bip…
– L’éclairage, je m’en charge, décrète alors Massoud en actionnant une fois
de plus son testeur.
L’électricien sort de la pièce, revient avec une grande torche et rejoint le
tailleur et le réalisateur, déjà à moitié nu, dans le hall. Soudain, un bruit de
voiture. Fereydoun cherche à remettre son pantalon. Le tailleur lui passe le
modèle d’essayage et, dans la précipitation du moment, Fereydoun l’enfile au
lieu du sien. La porte s’ouvre. Un homme d’une cinquantaine d’années entre.
Il est le fils de Monsieur V. et présentement ministre de la Culture. À chaque
festival de théâtre, sa photo est exhibée dans toute la presse, debout juste
derrière la reine. Le tailleur, qui le reconnaît immédiatement, se courbe en
deux. Comme il a croisé à plusieurs reprises le ministre dans les locaux de la
Télévision, Fereydoun, qui se débat avec la braguette du pantalon destiné à
Monsieur V., sourit et bredouille :
– Monsieur le ministre, ne prenez pas mon attitude pour de l’insolence. Si
j’ai enfilé le pantalon de votre père, ce n’est pas pour prendre sa place.
– Vous êtes bien Fereydoun Sardari, n’est-ce pas ?
Fereydoun hoche la tête.
– Vous deviez le voir pour l’adaptation de son livre, n’est-ce pas ?
– Oui, ce matin, à dix heures. Mais je ne pourrais pas vous dire pourquoi je
suis encore là.
Le tailleur se courbe et explique :
– Avec la permission de Votre Excellence, je dois dire que c’est à la
demande de votre serviteur que M. Sardari s’est vu contraint d’essayer le
costume de votre honorable père, costume que j’ai conçu pour la cérémonie
du cinquantième anniversaire de la dynastie Pahlavi.
– Très bien, continuez. Je ne veux surtout pas vous importuner, dit le
ministre.
Après quoi il appelle Gol Bibi.
La servante arrive avec deux tasses de thé, destinées au réalisateur et au
tailleur, et ne sait comment les partager entre quatre convives. Le tailleur se
saisit d’une tasse et la tend humblement, des deux mains, au ministre.
Celui-ci – tarof oblige – refuse :
– Mais non, mais non.
– Mais si, mais si. Si je bois une seule gorgée de ce thé, je m’étoufferai,
assure le tailleur.
Convaincu que ce tailleur est non seulement un savaki mais un savaki
lèche-bottes, Fereydoun saisit l’autre tasse de thé et la boit d’un seul coup. Le
ministre refuse le thé et demande du sekandjebin, le fameux sirop de menthe
et de vinaigre de sa mère. Il prend place sur un fauteuil, non loin du grand
miroir, et invite les hommes à poursuivre l’essayage.
Fereydoun croit bon de suggérer :
– Vous ne voudriez pas, à ma place, rendre ce service à votre père ?
– Non, je vous en prie. Je suis venu en coup de vent pour voir mes parents
et faire dédicacer quelques exemplaires de la biographie de Victor Hugo pour
mes collègues.
Massoud coupe le testeur. Il veut mémoriser un maximum de
renseignements sur les collègues du ministre afin de les répéter à ses frères de
combat.
Gol Bibi apporte un verre de sekandjebin au ministre. Celui-ci le prend et
rappelle à la servante qu’il faut toujours présenter un verre sur un plateau :
– Gol Bibi djan, servir est un art, un art de vivre. Servir le sekandjebin sur
un plateau en argent dans un verre à cocktail givré et décoré d’une feuille de
menthe, c’est un art d’aimer.
Massoud, qui brûle d’envie de demander : « Mais qui vous dit que Gol Bibi
vous aime ? », garde le silence et ne montre aucune hostilité. La première
consigne donnée, lors des réunions clandestines, est de rester discret, ne pas
attirer l’attention, les ennuis. Il remet cependant le testeur en marche – bip,
bip –, ce qui, dans le vocabulaire électrique, pourrait signifier : « Comment
pouvez-vous demander à Gol Bibi, qui vous a servi toute sa vie le dos plié, de
vous aimer ? Comment le vieux jardinier, qui n’a jamais osé porter un seul
pantalon, même usagé, de Monsieur V., pourrait-il exercer son métier comme
un art de vivre ? Comment l’électricien que je suis pourrait-il concevoir de
réparer vos fusibles “avec amour”, alors que mes grands-parents, ma mère et
ma sœur s’entassent dans le sous-sol d’une forge et qu’un homme comme
Monsieur V., dont la préoccupation principale, après sa rencontre avec de
Gaulle, était d’identifier le parfum d’une Chinoise surnommée Madame
Dragon, dispose de plusieurs maisons dans le quartier le plus cher de
Téhéran ? Au diable les fusibles ! »
Le ministre – un visage rond, joufflu, encore juvénile – déguste la boisson
sous l’œil très attentif de Gol Bibi. Le sekandjebin de Madame V. n’a pas son
pareil au monde et même si, après un demi-siècle de service, Gol Bibi ne sait
toujours pas pratiquer l’art de vivre, « l’art d’aimer », elle n’autorise personne
à critiquer le sirop de sa maîtresse, personne, pas même Monsieur le ministre,
qu’elle a d’ailleurs pouponné pendant son enfance. Gol Bibi n’a pas besoin de
montrer son amour en apportant du sekandjebin dans un verre givré sur un
plateau en argent. L’affection qu’elle porte à sa maîtresse se détecte dans
l’angoisse qu’elle éprouve lorsqu’un invité, après une gorgée de ce breuvage,
tarde à manifester son plaisir. Gare à celui qui boit le sekandjebin en parlant
au téléphone, en fumant, en prenant des notes ou en regardant la télévisioun !
Il perd aussitôt toute estime aux yeux de Gol Bibi et s’expose – s’il habite
sous le même toit que la famille V. – à une cascade de fléaux journaliers :
disparition des lunettes, des clés, éparpillement du courrier, inextricable
confusion de chaussettes. Dans le cas où l’offenseur, celui qui n’a pas su
apprécier le sekandjebin de Madame à sa juste valeur, est un simple visiteur, il
ne réussira jamais à ce que Gol Bibi prononce son nom correctement. Le thé
lui sera servi froid, la glace fondue, le gâteau en miettes, la pastèque
cotonneuse, l’eau chaude et le nougat durci. S’il se manifeste un jour de pluie,
son parapluie ne lui sera pas rendu et son imperméable, à moitié sec à son
arrivée, lui sera restitué complètement trempé. Aucun orateur, aucune réunion
politique, aucune association islamique ne peut ébranler la foi de Gol Bibi en
Madame V. et en la perfection de son sekandjebin.
– Bah, bah ! Ça valait vraiment le détour, déclare le ministre après avoir
goûté au sekandjebin de sa mère.
Il reprend, en montrant l’électricien :
– Et pour Monsieur… D’ailleurs auriez-vous une carte de visite, une
facture, quelque chose avec vos coordonnées pour que je puisse vous
contacter ? Mon épouse est dans tous ses états. Dès qu’on allume le four, tous
les fusibles sautent !
– Je regrette, je n’ai aucune carte, répond Massoud, qui, pourtant aimerait
repérer la maison du ministre, y avoir ses entrées.
– Bon, je demanderai votre numéro à mon père, dit le ministre en désignant
l’électricien à Gol Bibi et en ajoutant :
– Pour Monsieur pas de thé, pas de sekandjebin ?
Gol Bibi, qui n’a pas apprécié la remarque du ministre au sujet du
manquement au service, ne répond pas. À quoi bon se donner tant de mal pour
être critiquée en retour ? Cependant, elle ne peut s’empêcher, après les
louanges du ministre à propos du sekandjebin, de lui offrir un autre verre. Il
refuse de la main.
– Je vous remercie, monsieur, répond l’électricien. Ce n’est pas l’envie qui
manque, mais je jeûne.
– Ah ! J’aurais aimé, moi aussi, jeûner. Quand j’étais encore adolescent,
j’aimais par-dessus tout me réveiller à l’aube, pendant le ramadan, et prendre,
avec le reste de la famille, le sahari, le repas matinal.
Massoud, qui préfère rester dans le sillage du ministre, toujours pour
récolter des informations pour ses « frères », fait taire son émetteur et suspend
le bip, bip. Il demande :
– En fait, Monsieur le ministre, est-ce que vous pourriez m’indiquer où se
trouve la boîte de distribution ? Ici, dans cette maison ?
– Je regrette, mais j’ai toujours été de passage ici. La maison dans laquelle
j’ai grandi était au sud de Téhéran. Elle ne ressemblait pas à celle-là. Nous
n’avions pas de piscine, ni de court de tennis. Mais qu’est-ce qu’on s’amusait
avec nos cerfs-volants !
Fereydoun en profite pour retirer discrètement le pantalon qui n’est pas le
sien, mais il reste bloqué au niveau des hanches. Il insiste : rien à faire.
Soudain, il entend comme un bruit de déchirure, de coutures qui cèdent.
Rendu prudent, il renonce à manipuler plus longtemps l’étoffe. Il veut capter
le regard du tailleur pour lui demander d’intervenir. Mais celui-ci est de
nouveau lancé :
– Je voudrais attirer l’attention de Monsieur le ministre sur la qualité de
cette gabardine. Le tissu est cent pour cent anglais. Je dis bien : cent pour cent.
Si j’ai l’honneur de compter parmi ma clientèle des hommes aussi illustres
que Son Excellence votre père, c’est que nul autre que moi, dans tout Téhéran,
n’est en mesure d’exécuter ces poches horizontales, ici, voyez-vous ?
Il tire Fereydoun par la taille pour le placer dans le champ de vision du
ministre de la Culture, qui approuve :
– Oui, oui. C’est effectivement très précis.
Et Fereydoun reprend :
– Si Monsieur le ministre a apprécié la finition du pantalon, permettez-moi
de l’ôter parce que, si je le garde encore deux minutes, il va tout simplement
exploser.
– Attendez, attendez…
Le tailleur se rapproche en toute hâte du réalisateur et essaie, avec des
gestes délicats, de tirer le pantalon vers le bas. En vain. Il suggère alors :
– Rentrez votre ventre.
Fereydoun rentre son ventre. Le pantalon résiste.
– Rentrez votre ventre et retenez votre respiration.
Fereydoun obéit de son mieux, mais, malgré les efforts du tailleur, le
pantalon ne bouge pas d’un centimètre. L’électricien vient spontanément au
secours du tailleur, comme s’il était dans la rue et qu’il portait son aide, par
exemple, à un automobiliste en panne. Le tailleur de face, Massoud de dos et
Fereydoun au centre – en rentrant son ventre et en retenant son souffle –
collaborent tous au retrait du pantalon, de leur mieux, mais sans résultat.
Gol Bibi propose :
– Couchez-vous sur le canapé et montez les pieds.
– Gol Bibi khanoum, et quoi encore ? Je vous croyais de mon côté, lui dit
Fereydoun.
Le ministre remarque en riant :
– J’ai peur que Gol Bibi n’ait raison.
– Eh bien, avec la permission de Monsieur le ministre, dit Fereydoun qui
s’étend sur le canapé et élève ses pieds.
Guidés par Gol Bibi, Massoud et le tailleur tirent chacun une jambe du
pantalon. Gol Bibi dirige d’une voix ferme l’opération :
– Tirez des deux mains ! Lâchez ! Recommencez !
Dans sa position horizontale, Fereydoun se met à penser, soudain, il ne sait
trop pourquoi, à une conversation entre des contrôleurs aériens et un avion
piloté par de simples passagers. Il songe aussi à la jolie brune qui peut-être
l’attend encore au restaurant La Tour. Il se dit qu’il lui sera impossible, dans
un proche avenir, de l’amadouer de nouveau. Comment pourra-t-il jamais
persuader une femme, qui l’a attendu pendant des heures au restaurant, que les
raisons de son retard sont une application de la pommade Vali sur la brûlure
d’une étrangère – il ne dira pas une Suédoise, par prudence – et un essayage
du costume officiel de l’auteur de la biographie de Victor Hugo en persan ?
Gol Bibi s’écrie :
– Arrêtez ! Vous y êtes !
Le pantalon se déchire d’un coup et les deux hommes s’effondrent. Gol
Bibi, de joie, exhibe les rares dents qui lui restent. Cette journée fera sans le
moindre doute partie de celles qu’elle n’oubliera jamais : elle a reçu une
proposition pour jouer dans la série d’un réalisateur courtisé par la Suédoise
d’à côté, ce même réalisateur a apprécié sa soupe, elle a entendu de ses
propres oreilles le ministre dire : « Bah, bah, quelle merveille ! » à propos du
sekandjebin de Madame, et elle vient d’assister à la chute simultanée de deux
hommes – l’électricien et le tailleur – qu’elle considère comme des pique-
assiette, des inutiles qui débarquent toujours au mauvais moment l’un avec
son émetteur, l’autre avec ses ciseaux et son costume, et qui ne cessent de
déranger et d’embêter le personnel de la maison. Bien fait pour eux !
Les trois hommes se relèvent. L’électricien restitue au tailleur désolé l’une
des jambes du pantalon. Le ministre, qui regarde sa montre, se lève pour
partir.
– Messieurs, je ne regrette vraiment pas d’être venu, dit-il en regardant avec
espièglerie le pantalon scindé en deux.
Et il ajoute :
– Cela me change des réunions interministérielles où nous discutons
pendant des heures sur la loi de protection familiale.
Puis il se tourne vers Gol Bibi :
– Je laisse quelques exemplaires du livre d’agha djan sur son bureau.
Rappelle-lui de les signer. J’envoie le chauffeur les chercher ce soir. Il y en a
un pour le Premier ministre.
Massoud, qui se rappelle la révolte des Assassins, aimerait saisir
l’exemplaire destiné au chef du gouvernement et, à la manière des fidèles de
Hassan Sabah, qui fixaient au couteau des messages menaçants au-dessus du
lit des califes, y glisser des paroles alarmantes. Mais il se retient. Le moment
n’est pas venu d’agir.
Le ministre s’avance de quelques pas et prie le tailleur de le suivre jusqu’au
bureau. Le tailleur s’exécute. Le ministre le laisse entrer et ferme la porte
vitrée du bureau derrière lui. À présent, Fereydoun est véritablement persuadé
que le tailleur est bel et bien un informateur, à la solde de la Savak. Quant au
tailleur, il se sent subitement privilégié par ce tête-à-tête, voulu par le ministre
de la Culture en personne. Il pense déjà au nombre de costumes qui naîtront –
qui sait ? – de cette entrevue, des dizaines de milliers de costumes, peut-être,
pour tous les artistes de l’Iran.
Le ministre lui dit à voix basse :
– Monsieur, maintenant que je vous connais et que j’estime votre talent, je
voudrais vous demander…
Le cœur du tailleur s’emballe. Que va lui demander le ministre ? La
conception d’un uniforme pour les ouvreuses de théâtre ?
– … de concevoir une paroi intérieure dans le pantalon de mon père pour
qu’il puisse placer une poche d’évacuation de l’urine. Il ne vous le demandera
jamais. Mais faites-le pour moi, je vous prie. La cérémonie va durer au moins
cinq heures et le protocole n’a pas prévu de toilettes. J’ai peur que mon père, à
son âge, ne puisse pas supporter ces longues heures d’attente. Faites-le pour
moi, sans qu’il le sache. Je vous en serai à jamais reconnaissant.
– Je le ferai sur les yeux, sans aucune hésitation, répond le tailleur
désenchanté, qui doit, à cet instant même, cesser de rêver à une enseigne :
ATELIER TALEBI, FOURNISSEUR OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA
CULTURE.
Avant de sortir, le ministre pose trois exemplaires reliés de la biographie de
Victor Hugo sur le bureau de son père, sous les photos de Nehru à Harrow en
1905, de Song Meiling et de Tchang Kai-chek remettant à Monsieur V. son
doctorat d’honneur, et de Reza shah passant en revue la première promotion
d’écolières dévoilées. Le roi sourit à une adolescente en jupe-culotte et blouse,
les cheveux retenus par un bandeau, Ensiyeh Ilkhan.
Seize heures dix
Fereydoun enfile son pantalon et remonte la fermeture Éclair. Il se voit déjà
raconter à son président, dans les moindres détails, une journée entière passée
chez Monsieur V. sans même avoir réussi à l’apercevoir. Il se remémore tous
les déboires de ce 4 avril 1976 : le très recherché gâteau des quartiers nord de
la capitale abandonné sur le siège de sa voiture et liquéfié au soleil, la jolie
brune du restaurant La Tour humiliée par une longue et vaine attente, la
Suédoise aux seins plats qui s’est éclipsée pour une raison mystérieuse,
Monsieur V. intouchable, évanoui, la boîte de distribution introuvable, et pour
finir le costume destiné à la célébration du cinquantième anniversaire de la
dynastie Pahlavi très sérieusement endommagé. Cependant, alors qu’il remet
ses pieds nus dans ses chaussures – il a oublié ses chaussettes chez la
Suédoise –, il ressent dans son corps, quelque part au creux de son thorax, un
bien-être profond. Surgit alors dans sa mémoire le cerisier fleuri du jardin
d’Ensiyeh, à cette greffe à laquelle il a contribué en fournissant à mashd
Hassan un greffon prélevé à six heures du matin « tout en haut du plus beau
cerisier, sur le côté exposé au sud ».
« Où est Ensiyeh ? » Il n’a pas oublié qu’il doit l’accompagner le soir
même au Théâtre de la Ville pour voir La Cerisaie.
– Quelle heure est-il ? demande-t-il à l’électricien.
– Vous ne savez vraiment pas où se trouve la boîte de distribution ?
demande à son tour Massoud, qui a passé là toute une journée, lui aussi, sans
avoir pu localiser la panne.
– Non, Massoud djoun, vraiment pas, répond Fereydoun, désolé.
Il fait alors ses adieux à l’électricien et au tailleur ainsi qu’à Gol Bibi qui le
gratifie une dernière fois de son sourire particulier. Le tailleur rassemble tant
bien que mal, en gémissant, les deux jambes décousues de son pantalon.
L’électricien enroule le câble de la torche. Gol Bibi s’en va dans la cuisine en
tenant dans sa main droite les deux tasses de thé et dans sa main gauche le
verre de sekandjebin. Elle préfère ce genre d’acrobatie à tout usage d’un
plateau, à toute application de ce que d’autres appellent un « art de vivre ».
Le réalisateur sort de la maison, monte dans sa Land Rover et met le
contact. Le moteur vibre, vrombit, la voiture démarre. Le vieux jardinier qui
s’avance lentement dans la ruelle s’arrête, lève le bras droit vers le ciel en
signe de protestation et demande :
– Qu’est-ce qui se passe ? C’est une voiture ou une crécelle ?
Fereydoun baisse la vitre pour lui demander s’il peut le conduire quelque
part.
Le jardinier, sans répondre, ouvre la portière et monte dans la voiture.
– Où voulez-vous que je vous dépose ?
– Je vais acheter du pain.
– Où se trouve la boulangerie ?
– Je vous dirai où vous arrêter.
Fereydoun quitte la rue V. et s’engage dans une large artère de la ville. Il
conduit assez lentement, de peur de manquer la cible du jardinier. Entre lui et
son passager, pas un mot. Fereydoun aperçoit le four d’une boulangerie et une
petite queue de clients divers, des gros, des vieux, des femmes en tchador –
les servantes, ou bien les épouses des petits commerçants du bazar de
Tadjrish –, les ordonnances des militaires. Il freine. Le jardinier ne dit mot.
Fereydoun appuie de nouveau sur l’accélérateur. Une deuxième boulangerie
apparaît un peu plus loin avec toujours un four, du pain ovale suspendu,
comme un homme à une potence, à un clou planté sur le mur de la devanture,
et une file d’habitués attendant la toute dernière fournée. Le feu passe au
rouge. Fereydoun interroge du regard le jardinier : aucun signe. Celui-ci n’a
d’yeux que pour le tableau de bord. Dans la file d’attente, Fereydoun
remarque un petit garçon, âgé de six ans tout au plus, expédié là probablement
par sa mère pour acheter du pain, et qui est constamment piétiné, bousculé,
dépassé par les adultes. À chaque heurt, le garçon aux grands yeux noirs se
replace patiemment dans la queue. À peine arrivé devant le guichet du
boulanger, il se fait réexpédier vers l’arrière.
Le feu passe au vert. La voiture redémarre. Le jardinier ne dit toujours rien.
Fereydoun, qui rentre chez lui, au centre de la ville, rebrousse subitement
chemin. Il vient de se dire qu’avant le spectacle du Théâtre de la Ville, il est
plus prudent de se rendre directement chez Ensiyeh, quitte à bavarder quelque
temps avec la femme de ménage ou à vérifier la greffe du cerisier. Tout plutôt
que la faire attendre. Quand il s’agit d’Ensiyeh, Fereydoun est toujours en
avance.
Le jardinier ne réagit pas au demi-tour. La voiture repasse devant la
boulangerie où le jeune garçon aux yeux noirs fait toujours la queue, à la
dernière place. Elle continue et dépasse l’autre boulangerie, à présent désertée.
– Je vais jusqu’au Parc de Sahebgharanieh. Si ce n’est pas sur votre chemin,
dites-le-moi. Je vous déposerai où vous voudrez. J’ai tout mon temps.
– Je vais acheter du pain, répond sèchement le jardinier.
Fereydoun n’ose pas préciser qu’ils viennent de passer devant deux
boulangeries, et ce à deux reprises. Il demande à son passager :
– D’ici au Parc, il y a encore d’autres boulangeries ?
– J’en sais rien.
Un commissariat de police apparaît. Fereydoun, qui voudrait établir une
sorte de conversation, allume une cigarette et reprend :
– J’ai dormi une nuit entière ici. On m’avait arrêté parce que je portais des
cheveux très longs. Le lendemain, quand on m’a relâché, mon crâne était rasé.
– Vous étiez hippy ?
Fereydoun n’ose pas lui demander comment il connaît le mouvement hippy.
– Hippy, je pense bien, répond-il, et pas n’importe quel hippy !
Fereydoun, qui se réjouissait d’avoir pu soustraire quelques mots de la
bouche du jardinier, se voit de nouveau contraint d’affronter son silence.
Ce silence dure quelque temps. Et soudain, alors que Fereydoun n’espère
plus aucun mot, le jardinier se met à pouffer et dit :
– Le fils de Monsieur le ministre aussi était hippy ! Quand il a voulu faire
son service militaire, il a dû couper ses cheveux ! Et Monsieur le ministre
disait qu’il y avait de quoi en faire une perruque. Que Dieu protège ses
créatures !
– Vous connaissez Monsieur le ministre depuis longtemps ?
– Quand on lui a coupé ses cheveux, il les a ramassés et il les a rapportés à
la maison. Puis il s’est fait photographier avec son crâne chauve. Après ça, il a
collé ses cheveux sur la photo. Bien soigneusement. Il a encadré la photo et il
l’a offerte à ses parents avant son départ pour le service militaire. Que Dieu
protège ses créatures ! répète-t-il en riant et en arrosant de postillons le tableau
de bord de la Land Rover.
Fereydoun finit par se taire et se dirige vers la maison d’Ensiyeh. Si le
jardinier y consent, peut-être pourra-t-il lui demander son avis sur la greffe du
cerisier. Oui, c’est une idée.
Mais le jardinier s’écrie soudain :
– Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous là !
Fereydoun, du regard, cherche une boulangerie, mais en vain. De l’autre
côté de la rue un homme est en train de changer la roue de sa voiture.
– Arrêtez-vous ! C’est la voiture de Madame !
Fereydoun ralentit, puis s’arrête.
– Descendez ! Il faut les aider ! Descendez !
Fereydoun descend, accompagné du jardinier. Ils traversent la rue. Le
jardinier dit quelques mots au chauffeur, qui porte un costume et une cravate
bleu marine.
– Bonjour, monsieur, dit le chauffeur en passant la clé à molette de sa main
droite à sa main gauche pour serrer la main de Fereydoun. Et il lui dit :
– Ça vous dérangerait de déposer Madame à la maison ? Elle rentre d’une
cérémonie de deuil. Elle est très fatiguée.
Fereydoun se penche et observe l’intérieur de la voiture. Une dame âgée,
assez petite, en tailleur noir, son sac posé sur les genoux, lui sourit.
Il ouvre la portière et dit :
– Madame, je m’appelle Fereydoun Sardari. J’avais rendez-vous avec votre
époux mais je n’ai pas eu la chance de le rencontrer. Permettez-moi de vous
reconduire chez vous.
À ses pieds, le chauffeur desserre les boulons du pneu, met en place le cric
et commence à soulever la voiture à la manivelle.
– Non, monsieur, jamais je ne m’autoriserai à vous déranger, répond de
l’intérieur la dame en noir, qui s’élève de plus en plus sous l’effet du cric.
Après quoi, tandis que sa tête se renverse vers l’arrière, elle demande :
– Dites-moi, j’espère que rien de grave n’est arrivé à mon mari ?
Fereydoun, qui ne quitte pas le chauffeur de l’œil, lui suggère :
– Place les boulons dans l’enjoliveur, sinon tu vas les perdre.
– Mon mari s’est perdu ? demande la dame, le crâne vissé sur l’appuie-tête.
Que lui est-il arrivé ?
Un des boulons glisse sur l’asphalte et tombe dans le ruisseau qui coule tout
le long de l’avenue. Le chauffeur, en se penchant vers le ruisseau, déplace
malencontreusement le cric. La voiture culbute, retombe sur ses roues avant.
Madame V. émet toute une série de cris :
– Aïe ! Aïe ! Mon dos ! Je ne peux plus respirer ! Je ne peux plus bouger !
Monsieur s’est perdu ! Aïe !
– Rassurez-vous, madame. Monsieur V. n’est pas du tout perdu.
Simplement, je n’ai pas eu le bonheur de le rencontrer.
– Mais qu’est-ce que vous faites là ? Aïe ! Docteur Partovi, où êtes-vous ?
Où est le docteur Partovi ?
Le chauffeur, qui a repêché in extremis le boulon, remet en place le cric et
remonte de nouveau l’avant de la voiture. La tête de Madame V. se hausse par
à-coups et s’incline lentement vers l’arrière.
– Madame, je passais par hasard. J’ai vu votre voiture en panne. Je me suis
arrêté pour vous aider.
Madame V. aperçoit soudain leur jardinier.
– Que fait-il là ? Monsieur V. a eu un accident ? Aïe ! Mon dieu, aide-nous !
Mon dos ! Il est hospitalisé ? Monsieur le ministre est au courant ?
– Place la roue de secours, dit Fereydoun au chauffeur. Dépêche-toi.
– Il est noyé ? Quelqu’un l’a poussé dans le barrage de Karadj ? Il s’est
étouffé en faisant du ski nautique ? Quoi ? Dites-moi !
– Monsieur V. fait du ski nautique ? demande Fereydoun au chauffeur.
Celui-ci, qui a mis en place la roue de secours, ôte le cric, relève enfin la
tête et dit :
– Si le docteur Partovi le laissait faire, il sauterait en parachute.
La voiture regagne le sol, non sans un léger cahot. Madame V. se retrouve
bien droite. Le jardinier s’approche d’elle et veut la rassurer :
– Madame, tout va bien. Pourquoi vous vous énervez ? Rappelez-vous la
phrase de l’imam caché : « Nous ne vous abandonnerons pas ! »
– Ça y est, ça y est, il s’est noyé. Vous voyez quelle poussière s’est jetée sur
ma tête ? Quel malheur s’est abattu sur moi ? Monsieur le ministre est
orphelin.
– Pour que la roue soit bien droite, procède en étoile pour les boulons,
recommande Fereydoun au chauffeur.
– Il n’était pas une étoile. Il était le soleil même.
– Madame, je parle de la roue, dit Fereydoun.
– Aïe, la roue du destin ! Aïe, la roue du destin !
Fereydoun poursuit, à l’adresse du chauffeur :
– Serre un premier boulon au hasard, puis celui qui lui est diagonalement
opposé.
– Oui, toute sa vie, il s’est opposé à l’analphabétisme, à l’ignorance, à
l’incompétence. Quel homme d’État c’était ! Aïe, mon dos ! Mon dos !
Emmenez-moi au cabinet du docteur Partovi ! Vite !
Les boulons sont serrés selon la méthode des diagonales. La voiture peut
redémarrer. Le jardinier fait signe à Fereydoun de monter dans la voiture de
Madame.
– Qui, moi ? demande ce dernier.
– Oui, vous, répond le jardinier. Vous voyez bien qu’elle a besoin de vous.
Ce n’est pas moi qui saurai la conduire à un médecin.
– Oui, bon, d’accord. Mais avant ça, je vais me garer un peu mieux.
Il déplace sa propre voiture, puis, le flacon d’alcool – destiné au cerisier
d’Ensiyeh – dans la poche de son gilet et le gâteau à la main – ce gâteau qui
constitue la sensation du dessert dans les dîners en ville –, il rejoint le
jardinier, le chauffeur et Madame V. devant l’Arya blanche. Il tire un gros
feutre noir de la poche de son gilet et note, d’une écriture bien lisible :
Fereydoun Sardari, tél. : 275469.
– Ce gâteau, dit-il en écrivant, était pour Monsieur V. Faites-en ce que vous
voulez, mais si possible demandez-lui de m’appeler.
Puis, il jette un regard inquiet à sa voiture, arrêtée à proximité du
commissariat, ce qui lui rappelle de mauvais souvenirs.
Le jardinier, qui a suivi son regard, le rassure :
– Ne vous inquiétez pas pour votre voiture. Je dirai à l’agent que vous êtes
notre invité. Accompagnez Madame l’esprit tranquille. Vous n’aurez pas de
contravention, tout au plus (il imite avec ses doigts le mouvement de ciseaux),
en souvenir du passé, quelques mèches en moins, ghertch, ghertch.
Et il éclate de rire.
Dix-sept heures dix-huit
À dix-sept heures dix-huit précises, Massoud, toujours occupé à localiser la
boîte de distribution, regarde sa montre et répète, malgré lui, malgré les
consignes de ses frères de lutte, « les salles de cinéma sont des lieux de
perdition et les films les griffes du grand satan plantées dans la chair des
musulmans », la réplique de Gheyssar : « Azam, tu es belle. Tu es fidèle. Tu
es une bonne ménagère… Azam, je t’aime. »
Au même moment, Fereydoun prend place dans la voiture de Madame V.,
une Arya blanche, montée en Iran. Madame V. s’agrippe à son sac Céline, en
frotte l’anse d’une main moite et ne cesse de geindre. Fereydoun tente en vain
de la rassurer.
– Madame, il n’y a aucune raison de vous alarmer. Monsieur V. se porte
bien. J’ai seulement eu le malheur, je vous l’ai dit, de ne pas le rencontrer.
– Mais pourquoi êtes-vous venus me chercher avec notre jardinier ?
demande-t-elle en ouvrant son sac et en saisissant un mouchoir fin, brodé d’un
V, afin de sécher ses mains.
Une odeur de cuir mêlée à un parfum de femme se répand dans la voiture.
Fereydoun ne peut s’empêcher de l’apprécier. Il commence à raconter :
– Figurez-vous que je voulais déposer votre jardinier à une boulangerie. En
passant, nous avons remarqué que votre voiture avait crevé…
– Mais il n’y a pas de boulangerie par ici !
– C’est ce que je pensais aussi. Mais ce n’était pas l’avis de votre jardinier.
Le chauffeur regarde Madame V. dans le rétroviseur et lui demande :
– Où est-ce qu’on va ?
– Au cabinet du docteur Partovi, bien sûr.
Fereydoun connaît, comme toute la bonne société de Téhéran, le docteur
Partovi et son cabinet, situé au centre ville. Il suggère, pour ne pas faire
attendre Ensiyeh, de se rendre à la pharmacie voisine, celle du docteur
Pirasteh.
– Madame, dit-il, le docteur Pirasteh est un ami personnel de mon père. Il
est diplômé de la Faculté de médecine de Nancy. Je suis sûr qu’il pourra vous
soulager.
– Rappelez-moi votre nom.
– Sardari.
– Vous êtes de quels Sardari ? demande-t-elle en ouvrant de nouveau son
sac pour en retirer, cette fois, un poudrier Caron.
– Nous descendons de Sardar Aziz khan.
Madame V., qui a fini de se poudrer, ferme la boîte, clic, et dit :
– Bah, bah ! Dans ce cas vous devriez être le neveu d’Ashraf Molouk.
Fereydoun hoche la tête. Ça y est, il est situé. Sa tante paternelle est bien
Ashraf Molouk.
– Nous sommes allées à l’école ensemble. Puis nous nous sommes mariées,
et vous savez ce que c’est…
– Madame, où est-ce qu’on va ? demande de nouveau le chauffeur.
– Oui, nous nous sommes mariées. J’ai suivi Monsieur V. un peu partout en
Europe…
En attendant la réponse de Madame V., le chauffeur roule au pas. Les
voitures qui le suivent klaxonnent. Le conducteur d’une Jiyan, réplique
iranienne de la 2CV Citroën, le dépasse.
– Malheur à cette voiture qui est conduite par un nase comme toi ! hurle le
chauffeur de la Jiyan, considérant probablement que le chauffeur de Madame
V., qui roule à tâtons, ne mérite pas d’être au volant d’une voiture bien plus
puissante que la sienne.
– Quand nous étions en Suisse, continue Madame V., Ashraf Molouk est
même venue me voir.
Fereydoun dit au chauffeur :
– Allez au carrefour de Sahebgharanieh.
Le chauffeur, qui n’attendait que ça pour accélérer, rattrape la Jiyan, baisse
la vitre et dit à l’autre chauffeur :
– Si tu es un homme, suis-moi maintenant !
– Qu’est-ce qui se passe encore ? demande Madame V., fermement
accrochée à l’anse de son sac Céline.
– Rien, madame, tout va bien, ajoute le chauffeur qui, depuis son
rétroviseur, lance un regard assassin au conducteur de la Jiyan.
– Oui, je la vois bien. Ashraf Molouk. Je la vois très bien. À l’époque, elle
me racontait qu’elle avait un neveu qui étudiait à Paris. Ne serait-ce pas vous,
par hasard ?
– Si, madame. J’ai bien étudié à Paris.
– Aïe, mon dos ! Mais qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu roules aussi
vite ? demande-t-elle au chauffeur.
Comme la Jiyan, vite larguée, a disparu de son rétroviseur, le chauffeur
ralentit.
– La semaine dernière, à l’enterrement de feu M. Modaber, j’étais assise à
deux rangs de madame votre mère. Elle me paraissait un peu souffrante. Rien
de grave, j’espère ?
– Non, Dieu merci, tout va bien. Mais depuis toujours elle souffre
d’hypertension.
– Qui est son médecin ?
– Le docteur Partovi.
– Aïe ! Conduis moins vite, dit-elle au chauffeur.
Celui-ci vient de repérer, dans son rétroviseur, la Jiyan qui de nouveau le
suit, qui s’efforce probablement de le rattraper.
– Elle a aussi du cholestérol ?
– Je n’en sais rien.
– Dites-lui de ma part de faire deux choses : supprimer la salière de la table
et prendre tous les jours une infusion de queues de cerises.
Ah ! Le cerisier d’Ensiyeh !
– Rappelez-moi le nom de son médecin ?
– Le docteur Partovi.
Elle ouvre son sac et en retire en vrac une paire de gants, un étui à lunettes,
le mouchoir brodé, le poudrier Caron, un peigne en ivoire, un Coran miniature
et enfin un agenda en cuir beige. Elle met ses lunettes, ouvre l’agenda à la
lettre D – pour docteur – et demande :
– Vous avez de quoi noter ?
Fereydoun prend dans sa poche l’invitation pour La Cerisaie. Il sent qu’il
va être en retard. Il s’informe de l’heure.
– Six heures moins le quart, répond le chauffeur.
– Six heures moins le quart de maintenant. Cinq heures moins le quart
d’avant, précise la vieille dame, encore bouleversée par les récents
changements d’horaire été-hiver.
– Notez s’il vous plaît ! Docteur Dabiri : 885296
Fereydoun écrit sous Anton Tchekhov : hypertension, maman, docteur
Dabiri.
– Appelez-le de ma part. Demandez-le directement au téléphone et faites
tout pour éviter sa secrétaire, qui est une teigne.
Madame V. ne sait pas encore que tout l’art, tout le charme, de Fereydoun,
justement, consiste à passer par les secrétaires afin d’’obtenir, par leur biais,
toute affaire cessante, un rendez-vous on ne peut plus urgent – même si
l’agenda du médecin est saturé, même si la secrétaire doit gommer le nom
d’un autre patient et inscrire au crayon noir celui de Fereydoun, ou de
quelqu’un de sa famille.
La voiture arrive au carrefour de Sahebgharanieh. Fereydoun descend et
entre dans la pharmacie du docteur Pirasteh. Celui-ci est en train de lire le
quotidien Keyhan.
– Bonjour, docteur ! Pourriez-vous, s’il vous plaît, venir examiner l’épouse
de Monsieur V. ? Vous connaissez Monsieur V., n’est-ce pas ?
Le docteur Pirasteh hoche la tête.
– Elle a eu un malaise tout à l’heure et elle souffre du dos.
– Qu’est-ce que tu entends par mal de dos ? Une scoliose ? Une cyphose ?
Une lordose ? Une sciatique ? Une hernie discale ? Quoi exactement ?
– Docteur, venez ! Elle est là, dans la voiture, elle va vous l’expliquer elle-
même.
Les deux hommes sortent. Fereydoun ouvre la portière de l’Arya. Le
docteur se penche vers Madame V.
– Bonjour, madame ! Que vous arrive-t-il ?
– Je vous remercie de vous être déplacé. Aïe ! Aïe ! C’est mon dos ! Aïe !
– Madame, le dos s’étend de la nuque au bassin. Tous les éléments de la
colonne vertébrale peuvent donc intervenir dans un mal de dos : les vertèbres,
les disques, les articulations, les ligaments, les muscles…
– Docteur, s’il vous plaît, faites-moi une injection intra-musculaire. C’est
tout ce que je vous demande. Autrement, je ne pourrai pas me rendre, demain,
à l’enterrement d’une amie d’enfance. Et cela est hors de question. Elle
comptait beaucoup sur moi. J’irai même sur une civière. Même si je dois
mourir.
– Nous n’en sommes pas là, madame. Je ne demanderais pas mieux que de
vous administrer un anti-inflammatoire par voie orale, rectale ou même
injectable. Mais vous devez savoir que pour vaincre le mal de dos il faudrait
d’abord adopter, dans toutes les tâches de la vie, la bonne posture.
– Quelle heure est-il ? demande Fereydoun, presque au désespoir.
– Ainsi, lorsque vous ramassez quelque chose, il faut plier vos genoux et
saisir l’objet. Lorsque vous êtes assise, maintenez votre dos bien droit,
installez-vous au fond du siège et veillez à avoir les pieds bien à plat. En plus,
il est essentiel de renforcer votre masse musculaire par une pratique constante
de la marche. De la marche rapide, si possible.
– Docteur, faites-lui la piqûre et je vous garantis que je veillerai
personnellement à la bonne observation de vos conseils, dit Fereydoun, qui
vient de vérifier l’heure.
– Madame, pourriez-vous venir à l’intérieur ?
– Je vais essayer.
Elle tente de mettre un pied à terre. Impossible.
– Je ne peux pas bouger d’une semelle.
Le docteur repart en direction de la pharmacie. Madame V. le suit du regard
et interroge Fereydoun :
– Il s’appelle bien Pirasteh ?
– Oui.
– Ce sont les Pirasteh de Shiraz ?
– Oui, madame. C’est bien eux. Tout Marvdasht leur appartient.
– Mais pourquoi vous ne me l’avez pas dit plus tôt ?
Le docteur arrive avec une seringue, de l’alcool, un coton et une ampoule
anti-inflammatoire. Il s’agenouille par terre. Fereydoun et le chauffeur
s’éloignent discrètement de la voiture.
– Rassurez-vous, madame, je ne vous ferai aucun mal.
Elle l’interroge encore :
– Vous avez gardé votre maison à Marvdasht ?
– Respirez profondément. Non, malheureusement, après le séisme, nous
avons dû la raser. Il n’en reste rien.
– Aïe ! Quel dommage.
Fereydoun, pendant ce temps, se rend au kiosque à tabac. Sur le poignet du
marchand de cigarettes, la montre affiche dix-huit heures quinze. S’il ne quitte
pas à l’instant même Madame V. et le docteur Pirasteh, il devra abandonner
toute idée d’accompagner Ensiyeh au spectacle. Aussi s’approche-t-il
rapidement de la voiture pour voir si tout s’est bien passé.
Madame V. lui dit :
– Mashallah ! La main du docteur est comme du velours. Je n’ai même pas
senti la piqûre.
– Dans ce cas, vous pourriez marcher, dit le pharmacien.
– Oui, je me sens déjà mieux. Je pourrai tranquillement, demain, me rendre
à l’enterrement de Nezhat khanoum Salimi. Oui, je sens que je pourrai.
– Maintenant que vous êtes guérie, ajoute poliment Fereydoun, que vous
pouvez même faire du ski nautique avec Monsieur V., permettez-moi donc de
partir.
– Mais votre voiture n’est pas là.
– Ne vous souciez pas de ma voiture ! J’ai rendez-vous avec des amis à
cinq minutes d’ici.
– Voulez-vous qu’on vous y dépose ?
– Non, non, j’y vais à pied.
– Allez, montez ! Pas de tarof entre nous, dit-elle.
Fereydoun s’approche de la voiture, serre la main de la dame et du docteur
Pirasteh et ajoute :
– Si vous ne voyez pas d’inconvénient, je veux écouter le docteur et faire
un peu d’exercice.
– Soit, dit la dame.
Fereydoun prend alors congé. Il s’éloigne. Des bribes de la voix de
Madame V. lui parviennent encore :
– Les Pirasteh de Shiraz descendent bien de…
Dix-neuf heures
Le quartier de Sahebgharanieh, à proximité du Palais royal, est sous
surveillance policière. Il n’est pas donné à n’importe qui de franchir le barrage
dressé devant le portail de l’entrée principale. Fereydoun, qui a réussi à
charmer tous les gardiens et même leurs remplaçants, passe sans aucun
problème. Un jour où elle était contrôlée, il arriva même à Ensiyeh de devoir
se faire parrainer par l’heureux réalisateur pour pouvoir rentrer chez elle.
Comme à son habitude, Fereydoun pénètre chez sa dame sans frapper. En le
croisant dans l’entrée, Mehri, la femme de ménage, retourne sur ses pas et
traverse en trottinant la courette pour entrer dans sa chambre, se changer et
réapparaître avec son illustre chemise Emilio Puci, laquelle faillit, quelques
jours auparavant, provoquer une rupture entre Ensiyeh et une cousine de son
défunt mari. Dans les soirées où elle était invitée, ou qu’elle organisait elle-
même, Ensiyeh s’habillait en aristocrate russe du XIX siècle ou en tenue
e
Issa khan décida de repartir le jour même pour le Mazandaran. Ensiyeh, qui
voulait l’accompagner, dut se résoudre, face à la désapprobation de Madame
Grande, de sa mère, de son oncle et de sa tante, à rester à Téhéran.
Le khan se rendit dans sa chambre, retira les chaussures cirées qu’il rangea
au pied du lit et enleva le costume qu’il plia consciencieusement – la veste sur
les coutures, le pantalon en deux, jambe contre jambe – et qu’il posa ensuite
sur le lit, à côté du chapeau en feutre. Il remit lentement sa tenue militaire et
son chapeau cylindrique en astrakan. Avant de quitter la pièce, il jeta un
regard sur le lit, se rappela la photo de l’inhumation du soldat inconnu,
aperçue des années plus tôt dans le magasin de M. Toumanians, et il eut
l’impression qu’il assistait là à l’enterrement d’un homme inconnu. Était-ce
lui ?
Sachant que le khan lui-même refuserait de se soumettre aux rituels
destinés à le préserver des dangers de la route, Madame Grande se mit à
psalmodier onze fois la sourate al-Towhid, puis l’Ayat al-korsi, la sourate an-
Nas et enfin al-Falaq. Lorsque le khan enfourcha un cheval, Madame Grande
était sur le point de prononcer les derniers mots de la sourate d’al-Falaq, dite
du point du jour : « Je me réfugie chez le Seigneur du point du jour, contre le
ravage causé par Sa créature, contre le ravage de l’heure où la nuit s’épaissit,
contre l’envie des envieux. »
Enveloppée d’un tchador, Leyla s’approcha de son époux et s’acharna un
moment sur une tache incrustée sur son pantalon, à tel point que le cavalier
eut du mal à retenir sa monture. Aussi, saisissant cette main obstinée, la porta-
t-il à ses lèvres.
En jupe et pull rayé, Ensiyeh se dressa sur la pointe des pieds et lui
suggéra :
– Père, surtout, demandez à Kohan Banou de vous aider.
La recommandation d’Ensiyeh parut au khan plus profitable que toutes les
sourates du Coran. Depuis la veille, il avait vainement cherché à localiser, par
la pensée, quelques endroits susceptibles, dans leur maison du Mazandaran,
d’abriter encore des titres de propriété sans doute froissés, émiettés, rongés
par les années. Kohan Banou connaissait la maison mieux que personne. Il se
sentit encouragé et même enhardi par ce conseil. Il frappa du talon les flancs
de son cheval et disparut aux yeux de sa fille de quatorze ans et des deux
autres femmes. Elles le voyaient pour la dernière fois.
Une douzaine de jours plus tard, un autre cavalier vint frapper à la porte de
la maison de Madame Grande. Il demanda à rencontrer Ensiyeh khan. Touba,
la grosse servante au visage rond, à la bouche ronde, aux yeux ronds, au
ventre rond, aux mains et aux pieds ronds, le laissa seul dans le vestibule et
alla chercher l’adolescente.
– Ensiyeh khan… Ensiyeh khan… Comme si, que ma langue devienne
muette, cette fillette était un homme.
Il arrive parfois à Fereydoun de l’appeler aussi Ensiyeh khan ou khan tout
court : « Khan ! Mon cher khan ! Je ne manquerai jamais d’accomplir tous tes
désirs. »
Répondant à l’appel de Touba, Ensiyeh pressentit que sa vie allait, ce jour-
là, en cet instant, se transformer. Elle ralentit le pas comme pour profiter
encore, ne fût-ce que quelques secondes, de cet état de grâce qui avait
enveloppé son enfance. Puis elle se rappela la formule de sa grand-mère,
« sévère, victorieux et puissant », et elle reprit sa marche.
À sa vue, un homme de leur tribu éclata en sanglots, puis il lui tendit une
lettre, écrite d’une main qu’elle reconnaissait, celle de l’intendant Mardan
khan.
Dès son arrivée, le khan nous chargea, Kohan Banou et moi-même, de
fouiller tous les coffres, ceux du grenier, du cellier, de la grange, à la
recherche des titres de propriété, des preuves de déboisement, des farman de
concession de terre. La pile de documents que nous lui présentâmes
dégageait une forte odeur de moisi. Il les regarda avec hâte, sans paraître
satisfait, puis il se leva, ouvrit la fenêtre et fixa le troupeau qui broutait. Il
écouta longuement la flûte du berger. Il revint s’asseoir, puis il me dit :
« Mardan khan, c’en est fini de nous ! » Je ne pouvais que l’approuver et je
lui répondis : « Khan ! Lorsque nous donnerons nos armes, lorsque nous
donnerons nos harnachements et qu’il ne nous restera que notre vie, si Dieu
le veut, nous la donnerons aussi. » Il porta la pipe d’opium à ses lèvres, but
une gorgée de vodka, se leva, puis il tomba mort, une main sur le cœur. Et
c’était fini.
Ensiyeh relut plusieurs fois le dernier mot, « fini », et réalisa que le moment
était venu d’accomplir pleinement le souhait de son père. Elle devait devenir,
même sans arme, même sans monture, le dernier grand guerrier des Ilkhan.
Une heure plus tard, le deuil recouvrait déjà la maison. Dans la partie
réservée aux hommes, un mollah doué d’une voix exceptionnelle récitait la
prière des morts : « Fais en sorte que ce départ soit une porte parmi les portes
du pardon, une clé parmi les clés de la miséricorde… » Du côté des femmes,
Leyla, en noir – une couleur qu’elle ne quittera plus – recevait, hébétée, les
condoléances de ses congénères. Madame Grande murmurait sans cesse :
« Tout est de ma faute, je la lui ai offerte sur mes deux mains ! » Elle ajoutait à
l’adresse de cet ami avisé qui avait intercédé pour le mariage du khan et de
Leyla : « Que le pain coure, que l’eau coure et que tu coures après eux ! » Peu
après, elle arrachait avec ses dents un pan de son voile et poursuivait : « Je
leur ai donné ma jeune fille, ils me rendent une veuve ! »
Sans voile ni tchador, Ensiyeh se déplaça du côté des hommes et assista à la
cérémonie funèbre. Gêné par sa présence, le mollah interrompit sa litanie,
mais elle lui ordonna de continuer avec une telle autorité que l’homme
s’exécuta sur-le-champ. Le soir, au lieu de mettre son pyjama, elle alla
chercher, en catimini, sur la pointe des pieds, « pourvu que personne ne me
surprenne », ses bottes, ses pantalons, son gilet en cuir, toute sa panoplie de
petit khan, celle dans laquelle elle évoluait, à Gohar Baran, au côté de son
père. Elle les enfila et s’endormit ainsi. Elle voulait sans doute lui offrir, où
qu’il fût, l’image d’un chef, d’un invincible petit chef, qui n’avait que
quatorze ans.
Dans la nuit, elle rêva qu’elle devait absolument dire à son père de fouiller
dans les coffres de Parvani. Elle venait de se rappeler que les vraies preuves se
trouvaient là, cachées dans les plis de vieux saris. Ensiyeh se réveilla dans un
état de hâte indescriptible et sut, dès que la conscience lui revint, que, comme
le disait la lettre, tout était fini. Elle se mit alors à déambuler dans la maison.
Elle se rendit dans la chambre qu’avait occupée son père quelques jours plus
tôt. Là, elle fixa longuement le costume, le chapeau et les chaussures,
impeccablement pliés et alignés, accessoires éphémères d’un soldat désormais
inconnu.
Mme Ilkhan
De nouveau la longue route montagneuse et pluvieuse qui séparait Téhéran
du Mazandaran, les mêmes embarras pour arrêter les mulets, pour sortir un
moment et se soulager, à l’abri des regards, les pieds dans la boue. De
nouveau les mêmes haltes – certaines réputées pour la qualité de leurs œufs au
plat –, les mêmes moqueries de quelques voyageuses étonnées par la tenue
masculine de l’adolescente. Tout, de nouveau, mais sans le père.
Lorsqu’elles arrivèrent enfin devant le grand portail de leur propriété à
Gohar Baran, Kohan Banou les attendait debout, droite, telle une stèle. Depuis
combien de temps se tenait-elle là ?
Elle monta dans la litière couverte et, sans détour, expliqua aux deux
femmes qu’il ne leur restait plus rien. Dès l’annonce de la mort du khan, la
deuxième épouse, « que Dieu fasse qu’elle n’ait pas de sépulture », avait
débarqué et, malgré la résistance de l’intendant Mardan khan, elle avait tout
emporté.
– Elle a tout pris ? demanda Leyla.
– Tout, précisa Kohan Banou.
– Tout ? répéta Ensiyeh.
Kohan Banou se pencha vers l’adolescente et lui souffla :
– Tout sauf le coffre de Parvani.
À cet instant précis, Ensiyeh oublia le deuil, l’expropriation, le
désarmement obligatoire de la tribu, la razzia de sa belle-mère et, grâce à une
intuition profonde qui lui venait de son rêve, elle se persuada que tout n’était
pas vraiment perdu. Elles entrèrent dans une maison où les objets avaient été
enlevés, les tapis de Tabriz, les rideaux en velours et le mobilier provenant de
la maison Toumanians – consoles, pendules, commodes, armoires, chaises,
tables. Il n’y avait plus ni buffet, ni porcelaine, ni argenterie. Dans la salle de
bains, la première de toute la province, on avait même arraché la cuvette des
toilettes.
Immobile au milieu du lieu sinistré, Kohan Banou tint à préciser :
– Elle a pris le bassin en cuivre, le broc à eau, le plateau pour les pieds que
vous aviez acheté il y a peu, celui qui était sans créneau, le bol du henné, le
petit miroir rond, vous vous rappelez, avec le joli cadre en argent. Dieu fasse
qu’elle ne connaisse pas de jours heureux, elle a même pris la boîte de graisse.
Leyla ferma la porte de la salle de bains. Les trois femmes se dirigèrent vers
la chambre d’Ensiyeh.
– Ici, il ne reste plus rien, même pas un drap, déclara Kohan Banou..
L’adolescente ramassa par terre ses cahiers de devoirs, une règle, quelques
crayons de couleur. Après quoi elles pénétrèrent dans la pièce où le khan avait
trépassé.
Ensiyeh revit la scène de la mort : son père se lève, ouvre la fenêtre, fixe le
troupeau qui broute et écoute un instant la flûte du berger. Puis il se rassied,
fume un peu d’opium, boit une vodka, se relève et s’effondre. Ensiyeh vit le
nez de son père s’écraser contre le sol.
– Où sont ses vêtements ? demanda Leyla, en poussant la porte de la
penderie.
– Partis avec les coffres.
Leyla ne posa aucune question sur ses propres affaires. De tous ses effets,
les boîtes cadenassées recouvertes de velours, les flacons de parfums, les
diffuseurs d’eau de rose, les éventails, les peignes, le fer à friser, la bonne
pince à épiler, la seule qui venait à bout de ses poils rebelles, le vase où elle
préparait le bleu de pastel pour la teinture de ses sourcils, les tchadors, les
robes et les jupes, elle ne trouva qu’une seule chaussure, coincée entre les
battants d’une fenêtre. Elle la tira, la garda quelques instants dans sa main puis
la laissa glisser par terre et quitta la pièce. Elles descendirent dans la cuisine
où ne restaient que des verres ébréchés, des casseroles éventrées, des pots
troués et quelques auréoles d’huile sur les tomettes.
– Elle a pris le nécessaire du samovar, le service à café que le khan avait
acheté chez l’Arménien, nos vieux services à thé, les plats, les assiettes, les
bols, le pilon à safran, disait Kohan Banou – en parcourant des yeux la place
vide de chaque objet –, les braseros pour les brochettes, pour l’opium et
l’encens, les boîtes de cannelle, de cumin et d’herbes séchées. Elle a pris
toutes nos huiles, le riz, le safran, le miel, les condiments…
Ensiyeh l’interrompit dans sa longue liste :
– Où tu as mis le coffre de Parvani ?
– Dans la niche de Khalkhal.
– Où est Khalkhal ?
– Mardan khan l’a pris avec lui.
Les trois femmes sortirent dans la cour. Par la porte entrouverte, Ensiyeh
releva les yeux, jeta un dernier coup d’œil à l’intérieur de la maison et vit,
toujours à sa place, dominant la cage d’escalier, la tête du cerf empaillé. Elle
rejoignit sa mère sur le perron. Kohan Banou leur apporta le coffre de Parvani.
Elle retira le velours de protection, couleur de griotte, frotta avec la manche de
sa tunique l’épaisse couche de poussière et tendit le coffre à Ensiyeh.
Ensiyeh le reconnut aussitôt. Enfant, elle l’ouvrait en cachette malgré les
interdictions réitérées du khan et de Kohan Banou. Elle écarta ses doigts et
mesura la profondeur du coffre, un, deux, trois, quatre vadjab. Lorsque, âgée
de cinq ans, elle tendait ses petits doigts pour mesurer la hauteur de l’objet
interdit, elle totalisait huit empans et même plus. Elle se pencha et huma, sur
le dessus du coffre, l’odeur de peau tannée, elle caressa le pourtour des
plaques de fer en forme de soleil et d’étoiles, ouvrit les lanières de cuir
pourries par l’humidité, s’acharna contre les loquets rouillés et déballa, pour la
première fois de sa vie, au vu et au su de tous, le contenu du coffre. Il y avait
là quelques vieux saris effilochés, des pommades gluantes, des dessins
incompréhensibles – un danseur à quatre mains, le pied droit posé sur la tête
d’un démon, mais aussi une sorte d’homme replet, tout en rouge, doté d’une
tête d’éléphant, d’une seule défense, et lui aussi de quatre mains. Il y avait
encore un être humain, semblait-il, à trois têtes et à six bras, entouré de chiens
et de vaches.
– Jette tout ça, ne le touche pas. Tous nos malheurs ne te suffisent pas ?
demanda Leyla à sa fille qui tenait dans ses mains une griffe de loup, une patte
de renard et un sabot de cerf.
Persuadée de l’inefficacité de ces talismans, par ailleurs défraîchis et usés,
Ensiyeh les jeta avec négligence, bien au-delà des escaliers. Que pouvait-il
leur arriver de pire ? Elle plongea sa main dans le coffre. Plus rien. Elle y
engloutit sa tête : juste une bobine de fil. Aucune trace des titres de propriété.
Elle refusait pourtant d’accepter la fatalité. Elle tentait de se persuader
encore que cette réalité désastreuse n’était que le passage d’un rêve.
– Allons-nous-en. Partons en ville. Notre place n’est plus ici, déclara Leyla.
Ensiyeh introduisit de nouveau la main dans le coffre.
– Mais qu’est-ce que tu cherches dans cette chose infecte ? Tu vois bien
qu’il n’y a plus rien.
– Il reste une bobine de fil, dit-elle en la saisissant.
La bobine résista. Elle tira sur le fil, en vain. Elle insista et soudain, sous
ses yeux, le fil fendit la doublure du coffre, laissant apparaître tout au fond,
dans les entrailles, des documents anciens. Elle les retira doucement, essaya
d’en déchiffrer la calligraphie et d’en parcourir le contenu. Un rouleau en
papier bleu à en-tête doré, portant le sceau royal de la dynastie Afshar et le
nom de Nader shah, le souverain en personne, semblait prouver leur droit de
propriété :
Par la volonté de Dieu, nous, Nader shah, conférons à Abdal khan, khan
des Ilkhan, en échange de son courage et de sa fidélité à la couronne, les
territoires allant de Farahabad à Sari…
La lecture de ces quelques lignes permit à Ensiyeh de flairer un espoir,
même si elle savait que, pour conserver ne fût-ce qu’une parcelle de cet
immense domaine, il lui faudrait encore se battre. Tout prenait sens. Elle avait
reçu une éducation de guerrière et se sentait d’ores et déjà prête à affronter le
Parlement, l’administration, la cour et même s’il le fallait le roi en personne.
Elle déclara à sa mère, en lui tendant les papiers :
– J’ai les actes de propriété, madar. Là. J’ai toutes les preuves.
Leyla regarda alentour, comme si elle commettait un délit et cacha aussitôt
les documents sous son tchador.
– Et ce n’est pas fini, fit remarquer Kohan Banou qui déchirait
tranquillement toute la doublure.
Pour se protéger de la poussière, Kohan Banou mit une main sur son nez et
de l’autre tendit une nouvelle liasse de papiers à sa protégée. En passant d’une
main à l’autre quelques feuilles s’effritèrent, d’autres se détachèrent, mais la
plupart, après déchiffrage, témoignèrent clairement d’un droit de propriété et
de jouissance sur des milliers d’hectares de terre, droits accordés naguère aux
chefs de la tribu des Ilkhan.
– Qu’est-ce que ça dit ? demanda Leyla.
– Celui-ci parle de l’implication d’Abdal khan pour déjouer la tentative
d’assassinat de Nader shah dans les forêts du Mazandaran, alors qu’il les
traversait pour châtier la rébellion d’une peuplade qui se nommait « Lezgis »,
oui c’est ça – elle pointe ses yeux sur le document – c’est bien Lezgis, dans le
Daghestan.
Leyla saisit le papier et le dissimula vivement sous son tchador, avec les
autres documents, entre ses genoux.
– Là… Oui… regarde, on décrit la bravoure de Shir khan quand il
neutralisa les pillards turcomans.
Une main sur le nez, Kohan Banou approuva de la tête, tout en expliquant :
– Dès qu’on signalait leur approche, personne n’osait plus sortir. Ils
arrivaient en petit nombres, emmenaient des troupeaux, des vivres, des
femmes et des enfants, puis disparaissaient dans la nature. Ce fut Shir khan,
que Dieu inonde sa tombe de lumière, et personne d’autre, qui débarrassa
notre tribu de leurs menaces.
L’aboiement de Khalkhal interrompit le lent décodage des services rendus
par les Ilkhan aux habitants du Mazandaran. Étalée sur les marches de
l’escalier, Ensiyeh se laissa envelopper par le chien. Mardan khan, qui le
suivait, présenta les condoléances de toute la tribu. Il dit en se courbant
devant :
– Je me dois, maintenant, de suivre les directives d’Ensiyeh khan.
Ensiyeh se leva et lui promit qu’elle défendrait jusqu’à son dernier souffle
les intérêts de leur tribu, qu’elle ne laisserait aucune loi, édictée quelque part à
Téhéran, spolier leurs âmes et leurs biens.
Elle n’avait que quatorze ans.
Le disque du soleil se posa sur la colline de Khoram-din. Le temps était
venu de se séparer et de regagner la ville. Ensiyeh demanda à Kohan Banou
de les accompagner à Sari comme à Téhéran. Elle refusa.
– Ma place est ici, avec les miens.
Ensiyeh savait qu’il était inutile d’insister, que Kohan Banou ne répétait
jamais ses phrases. Elle interrogea du regard Mardan khan, espérant que lui,
au moins, les suivrait dans l’aventure. Il lui dit :
– La tribu est orpheline. Je me dois, moi aussi, de rester avec eux. Mais au
moindre signe, j’accourrai à Téhéran.
– Et Khalkhal ?
– Tu imagines que tu vas chasser la bécassine dans la cour de la maison de
ta grand-mère ? demanda Leyla.
Ensiyeh frotta son menton contre le front du chien. Khalkhal, lui aussi,
faisait partie du monde qu’elle devait quitter. Les deux femmes montèrent
dans la litière couverte. Le soleil s’engouffra derrière la colline. Le berger se
mit à jouer de la flûte. Il jouait l’air de la séparation.
Ensiyeh écoutait sans rien dire, mais, dès que la chanson touchait à sa fin,
elle ajoutait un élément qui lui semblait avoir été omis. « Les collants des
femmes : cinq mille kilomètres de soie, grand-mère ! Plusieurs fois la distance
entre Téhéran et Karbela sur les jambes d’une seule femme ! »
« Chut », dit Madame Grande qui n’appréciait pas la mention du lieu saint
du shiisme, Karbela, où se trouvait la tombe sacrée de l’imam Hosseyn, dans
la même phrase que les jambes d’une femme. « Chut, tais-toi, laisse-moi
imaginer ma réplique au shah, au cas où j’hésiterais vraiment à te donner au
prince, dans deux trois ans, quand tu seras une belle jeune fille de dix-huit
ans… »
Dans une autre chambre, étendue sur un lit en fer et laiton, Leyla caressait
sa nuque dégagée. Elle se remémorait chaque instant de cette journée, dans le
désordre et la délectation. Pourtant, elle n’osait se joindre à sa mère et lui
dévoiler toute sa joie, de peur de paraître frivole, insouciante, une de celles
qu’on devait enfermer à la maison pour sauvegarder l’honneur de la famille.
Leyla anticipait la réponse de Madame Grande : « Sois irréprochable. Tu es
veuve et l’avenir de ta fille – qu’elle-même, Madame Grande, hésitait à
donner au roi – dépend entièrement de ta dignité. Fais en sorte que nous
puissions toujours garder la tête haute ! »
La tête haute, ce sentiment qui, des années plus tard, empêchait la fille de
Leyla, Ensiyeh, de se laisser caresser par Fereydoun devant sa propre fille et
le personnel de la maison, alors qu’elle était veuve et n’avait de compte à
rendre à personne. « La tête haute », chantonnait Fereydoun, en mâchouillant
les mots et arrachant sa barbe.
Leyla restait dans sa chambre à savourer, seule, tout le plaisir de sa
première journée de femme dévoilée. Lorsque, le matin même, elle s’était
regardée dans le miroir ouvragé du placard avec, au centre, la couronne
Pahlavi, préoccupée par sa coiffure a la garson et la position de son chapeau,
elle avait à peine osé observer ses jambes. Elle était déjà sortie sans voile,
mais jamais pour se rendre au Parlement et visiter un député. Elle qui pensait
attirer le mauvais sort en se coupant les cheveux et en s’exhibant dévoilée,
venait d’avoir l’honneur de rencontrer le roi en personne et d’œuvrer même
pour la sauvegarde de leurs terres. Loin de se fâcher, Allah les avait mises,
elle et sa fille, sur le chemin du shahanshah. Allah s’était-il lui aussi mis à
l’heure de la modernité ? Pourquoi désormais craindre les voisins et les qu’en-
dira-t-on, à partir du moment où Dieu montrait sa clémence ? Elle enroula ses
petites mèches dans ses doigts et, « pourvu que l’aube arrive le plus vite
possible », programma ses lendemains. J’achèterai un gramophone et tous les
disques de Ghamar. J’écouterai, à la radio, Badizadeh et je fredonnerai, devant
tout le monde, devant ma mère, devant Nezhat et même agha Hamid les
refrains de ma chanson préférée :
Un liquide verdâtre glissa sur le front de Nezhat et coula sur ses yeux :
– Aïe ! Aïe ! Le sort est vraiment trop injuste, cria-t-elle avant de s’en aller.
Pourtant, depuis sa chambre, Leyla l’entendit dire :
– Il y en a qui supportent tout, tout, des idiotes comme moi qui sont
récompensées par le vinaigre qui leur crève les yeux, parce qu’elles veulent
encore conserver les deux mèches de cheveux qui leur restent, et par un mari
radin qui ne revient jamais avec un seul coupon de tissu pour les faire sourire
au moins une fois dans la semaine. Ah, il y a destin et destin ! Oui, il y en a
des comme elle et des comme moi qui vivent avec une belle-mère qui ne les
laisse pas respirer même une seconde, une belle-sœur qui chante en pleine nuit
à faire trembler le cadavre de son mari dans la tombe, et une servante qui joue
la sourde…
Leyla ne voulut pas gâcher sa journée. Elle poursuivit à voix basse : « Je me
consume dans le feu… », tout en rêvant de longues promenades, dans
l’avenue Tcheragh Bargh, en tailleur et chapeau, les jambes enveloppées dans
cinq mille kilomètres de soie, au bras de Monsieur V., pourquoi pas ? Après
tout, c’était lui qui avait, le premier, remarqué ses collants et complimenté sa
tenue de femme moderne. « J’achèterai une voiture, j’engagerai un chauffeur
qui porterait un uniforme et des gants – blancs, les gants. J’irai une fois par
semaine chez le couafour en espérant que ce soit l’homme aux pantalons
moulants qui me coupe les cheveux lui-même, et aïe que se fende mon
cœur ! »
Leyla continua à fredonner :
Ensiyeh finit par retrouver son stylo, son carnet de notes et ses lunettes. Elle
range les boules Quiès dans la pochette de son sac, « un peu d’ordre dans ce
chaos ».
Un peu plus tard, sur scène, arrive Lioubov, la propriétaire de la cerisaie,
dont la tenue de scène a servi de modèle pour le vêtement d’Ensiyeh. Elle
revient de Paris. La propriété va être prochainement vendue, à cause des dettes
accumulées.
– Cette cerisaie ne donne des cerises qu’une année sur deux, et personne ne
sait qu’en faire, personne ne les achète, déclare Lopakhine, le fils parvenu
d’un de leurs moujiks, enrichi dans les affaires.
Il a la solution : abattre la maison, la vieille cerisaie, tout le domaine. Et
construire des villas pour les estivants.
Les Mazandaranis
Ensiyeh apporta à l’honnête avocat ses vingt ans et, en dot, un millier
d’hectares de terres qu’elle avait réussi à préserver malgré une première
confiscation et dont la sauvegarde devait rester, tout au long de sa vie, son
obsession majeure.
Pourtant, dès les premières années de leur mariage, elle se remit à écrire des
pièces. Une d’elles gagna le prix de la Radio. Entezami, un grand acteur de ce
genre de théâtre, que seuls les connaisseurs traitaient de « Boulevard »,
l’interpréta. La carrière d’Ensiyeh était lancée.
À côté des salles de théâtre, où se jouaient ses pièces, elle fréquentait
assidûment l’Université de Téhéran et les cours de littérature persane du
professeur Forouz. Elle s’y rendait en costume pantalon, avec voiture et
chauffeur, alors que la plupart de ses compagnons n’étaient que des fils de
paysans montés – ou descendus – à Téhéran pour étudier Hafez sous tous les
angles.
À la maison, tout allait pour le mieux. Son mari, M Dadgar, exerçait son
e
métier le plus dignement possible. Un soir de l’automne 1943, alors que l’Iran
entrait officiellement en guerre aux côtés des Alliés et qu’à Téhéran s’ouvrait
une Conférence qui réunissait Churchill, Roosevelt et Staline, Ensiyeh et M e
Dadgar, son époux, recevaient chez eux la crème des hommes politiques et des
professeurs émérites.
La discussion portait sur un traité tripartite où les puissances occupantes –
l’Angleterre et l’URSS – s’engageaient à respecter l’intégrité territoriale de
l’Iran, à payer les frais engendrés par leurs troupes et à se retirer six mois
après la fin de la guerre. Deux ans auparavant, les Anglais avaient contraint
Reza shah à l’abdication en faveur du prince héritier et à l’exil, en lui
reprochant ses sympathies avec l’Allemagne nazie – premier partenaire
commercial de l’Iran.
Crâne dégarni, moustache blanche, frappant contre le sol l’embout en
caoutchouc de sa canne, un vieux politicien, naguère très prisé par la cour, un
homme qui avait participé à la Révolution constitutionnaliste de 1906 et au
renversement des rois qadjars en 1925, critiquait les pratiques des Anglais :
– Ils décident de tout : des arrestations de personnalités réputées en
intelligence avec les Allemands, des nominations aux fonctions
gouvernementales, de tout, je vous dis. Descendez à Abadan, autour des
gisements, et voyez vous-même – il frappe fermement le sol de sa canne –
l’ampleur de leur présence militaire terrestre et maritime ! Les troubles à
Kerman, à Yazd, à Esfahan ? Ne cherchez pas ! C’est eux ! Les agitations dans
les tribus arabes, bakhtiyaris et qashqais ? Made in England ! N’oublions pas,
mes amis, que c’est avec réticence, beaucoup de réticence, qu’ils ont
finalement accepté que Mohammad Reza shah succède à son père. Je vous le
dis : ils se croient encore au bon vieux temps.
M Dadgar, lui aussi le crâne dégarni – comme la plupart des Iraniens de
e
son âge –, mais sans moustache, costume trois pièces et boutons de manchette
formés de pièces sassanides, trouvées en labourant les terres d’Ensiyeh,
l’index posé sur la joue droite, le majeur et le pouce sur le menton, inclina la
tête et confirma :
– Oui. C’est ce que disent tous les avocats du barreau.
Ensiyeh, vêtue d’une robe boutonnée jusqu’au col, en soie noire
transparente, un long fume-cigarette à la main, conduisit les convives vers la
salle à manger. Là, un serveur en gilet, chemise et nœud papillon, engagé pour
la circonstance, avait admirablement disposé sur la table les plateaux de riz, de
gheymeh, de fesendjoun, de kebabs et de kashké bademdjoun. Entre les « bah,
bah ! C’est chez vous qu’on mange les meilleurs gheymeh ! », l’éminent
professeur Forouz, petit de taille, portant un bouc, la main au gousset,
rapprocha son siège de la table et ajouta :
– Vous parlez des Anglais, je suis d’accord, mais que dire de l’engouement
pour Staline ? Hein ? À l’université, la majorité des étudiants ont adhéré au
parti Toudeh. Ils ne pensent qu’à lui et ne parlent que de lui : « Staline !
Staline ! » Mais qu’est-ce qu’ils lui trouvent ? Je me le demande.
Tandis que le serveur veillait à ce qu’aucune assiette ne manquât de sauce,
de kebabs et de riz, un jeune avoué, qui travaillait à l’étude de M Dadgar,
e
prévînt le docteur Partovi, le père de celui qui devait, trente ans plus tard,
s’efforcer de débloquer le dos de Madame V.
Tous quittèrent la table. Le vieux politicien, le professeur et l’avoué se
regroupèrent autour de la femme enceinte, de sa belle-mère, de son mari qui
se débattait avec l’agneau, de son frère, du chef du village, le kadkhoda, qui
portait un chapeau en feutre sur la tête et tenait un balluchon à la main.
La femme enceinte ne cessait de se plaindre :
– Khanem ! Je meurs ! Aïe, khanem ! Je meurs !
Ensiyeh prit la main de la mourante dans la sienne et essaya de la rassurer.
Puis elle regarda tour à tour la belle-mère, le mari, le frère, le kadkhoda avec
chapeau et balluchon, et leur demanda s’ils avaient déjà mangé. La réponse, à
l’unanimité, fut négative. Aussi leur proposa-t-elle de s’attabler. Le serveur,
recommandé par l’ambassadeur du Liban et formé, au prix de longues heures
d’entraînement, à servir par la gauche et à desservir par la droite, fut assez vite
débordé. On lui avait conseillé de commencer par les femmes puis par
l’homme placé à droite de Madame Ensiyeh, puis par celui placé à sa gauche
et ainsi de suite. Il se dirigea vers la belle-mère et, dans le laps de temps où il
hésitait encore entre sa gauche et sa droite, la femme au tchador noué à la
taille rapprocha son assiette du plateau de riz, saisit une cuillère et se servit
elle-même à satiété.
Désemparé, le serveur regagna la cuisine, dénoua son nœud papillon et
abdiqua. Le cuisinier, interdit de salle par le fait même qu’il ne savait pas de
quel côté servir et desservir, fit une réapparition triomphale. Il prit les choses
en main et remplit les assiettes de la belle-mère, du mari – celui-ci avait
attaché la corde de l’agneau au pied de la chaise –, du frère et du kadkhoda,
qui portait toujours son chapeau mais avait déposé le balluchon par terre. Ce
fut rondement mené. Ensiyeh plaça la compresse sur son propre visage. Le
professeur s’approcha du kadkhoda et l’interrogea :
– Il y a combien de communistes dans votre village ?
Sa cerisaie
Ensiyeh parvint à sauver la mère et l’enfant. Quant à son propre enfant, elle
devait accoucher d’une fille dix-sept ans plus tard, en 1960, et en perdre un
autre, trois ans après, alors qu’elle essayait de protéger ses terres des serres
d’une nouvelle loi.
Durant ces vingt ans, l’Iran verra son pétrole nationalisé et son Premier
ministre, Mossadegh, emprisonné et arrêté, à l’issue d’un coup d’État fomenté
par les Américains avec l’accord des Anglais – toujours eux – qui rendait le
pouvoir au shah. Quelques jours auparavant, le 15 août 1953, celui-ci avait dû
quitter l’Iran pour Rome au bras de son épouse, la belle Soraya, harcelée par
les paparazzis telle une star internationale.
Le retour du monarque s’accompagna de la diabolisation de Mossadegh et
de la répression du parti Toudeh. Dans les universités, les étudiants ne juraient
plus par Staline, du moins publiquement, et la cousine du jeune avoué – la
moustache à la Douglas Fairbanks – dut retirer la photo du « petit père des
peuples » de son cadre en argent et la dissimuler au fin fond du grenier de sa
grand-mère, entre les vinaigriers et les jarres à riz.
Les Américains remplacèrent les Anglais bien qu’une théorie, partagée par
la majorité des Iraniens, voulût que Washington fût manipulé par Londres et
qu’Eisenhover ne fût pas autre chose qu’un pantin dans les mains de
Churchill, pantin enfumé par le gros cigare. La menace de l’Union soviétique
contraignit le shah à s’allier avec les États-Unis et le danger d’une Égypte et
d’un Irak soviétisés à reconnaître l’État d’Israël. L’Iran se fournissait en
armement auprès des Américains et le Mossad israélien entraînait désormais
la Savak.
Ce fut dans le contexte d’un Iran américanisé, mécanisé, industrialisé,
qu’Ensiyeh réussit enfin à mener à terme sa grossesse. Le jour de
l’accouchement, toute la tribu des Ilkhan – du moins ce qu’il en restait –
investit les couloirs de l’hôpital. Confrontés à ces grands Kurdes encombrants,
aux bras et aux jambes démesurés, à la diction tonitruante, les membres
occidentalisés de la famille de M Dadgar, tous frêles et miniaturisés, pour la
e
passa des mains du père à celles, robustes et solides, des Kurdes. Le médecin
félicita les parents et leur demanda s’ils avaient pensé à un prénom. Pour
conjurer le mauvais sort, ils n’avaient rien préparé. Que de fois, Ensiyeh,
enceinte, avait imaginé des prénoms tirés du Livre des rois, et que de
déceptions lorsque les présumés Siavash et Sohrab, ces héros légendaires
réputés pour avoir traversé le feu avec allégresse et affronté sans ciller
plusieurs démons, des lions, des panthères et même des baleines, n’avaient
même pas réussi à se développer in utero. Que de fois une perte de sang, une
légère douleur abdominale, avait mis un terme au rêve d’enfanter une
Tahmineh, une Roudabeh, une de ces femmes dont le nom même évoquait
courage, liberté et intransigeance.
En redonnant le bébé à sa mère, le vieux Kurde dit :
– La fille du shah s’appelle Shahnaz, celle-ci, fille du khan, doit s’appeler
Khannaz.
Ensiyeh, qui caressait de ses longues mains le petit corps de sa fille, sentit
que là, à cet instant précis, se jouait le destin de l’enfant. Elle entendit la voix
de son père qui l’appelait : « Ensiyeh khan ! », elle sentit le poids du fusil
lorsqu’elle partait pour la chasse à la bécassine, elle se rappela mot par mot la
phrase dite par Mardan khan à son père avant que celui-ci ne mourût : « Khan,
lorsque nous donnerons nos armes, lorsque nous donnerons nos
harnachements et qu’il ne nous restera que notre vie, si Dieu le veut, nous la
donnerons aussi », elle se vit, adolescente, déclamant les vers du Livre des rois
devant Reza shah et le prince héritier, elle ressentit les nausées éprouvées sur
la route sinueuse qui séparait Téhéran du Mazandaran, et elle décida que
l’enfant ne s’appellerait pas Khannaz.
– Appelons-la Vis.
– Vis ? demanda le médecin, mais c’est très difficile à héler. Vis ! Vis !
– Peu importe. C’est le seul personnage de notre littérature qui, par amour,
brave tous les interdits.
– Que penses-tu de Hamideh ? Je sais que c’est banal, mais j’ai tellement
aimé ma sœur Hamideh…
Le fils de l’intendant toussa énergiquement, aspergeant le visage du
nouveau-né de sa salive, et dit :
– Ensiyeh khan, tu te rappelles quand tu faisais asseoir Kohan Banou autour
d’un mobilier de poupée et que tu lui racontais des histoires ?
Ensiyeh se rappelait.
– Quand tes yeux se refermaient et que Kohan Banou regagnait sa
maisonnette, nous l’entourions et nous la suppliions pour qu’elle nous raconte,
à son tour, tes histoires. Mais rien à faire. Elle nous disait que Shahrzad la
conteuse le lui avait défendu. Appelle ta fille Shahrzad. Kohan Banou s’en
réjouira.
Il n’en fallait pas plus pour qu’Ensiyeh donnât son accord. Elle approuva ce
nom. Shahrzad.
La famille de M Dadgar et les diplomates chics envahirent la pièce. Les
e
l’art, débarrassée du souci d’hospitaliser toute cette paysannerie qui vivait sur
ses terres, et même faire du théâtre – M Dadgar n’y voyait aucun
e
Des heures plus tard, alors que Niyaz et le chauffeur du troisième tracteur,
le dévoué, celui qui tenait le volant de l’engin accidenté, cherchaient leur
khanem et son Massey-Ferguson, Ensiyeh arrivait aux portes de l’hôpital de
Sari, entièrement vidée de ses eaux. Les infirmiers la conduisirent au bloc
opératoire et, après les examens préliminaires, lui annoncèrent que l’enfant
était déjà sans vie, qu’elle allait accoucher d’un mort. Alors, pendant qu’un
médecin essayait de la délivrer, elle se mit à fredonner la prière de la mort :
« Seigneur ! Ce mort est Ton serviteur… Il a quitté les plaisirs du monde –
quels plaisirs ? se demandait-elle, tout en poursuivant l’incantation –, il
descendra dans l’obscurité de la tombe et affrontera seul les épreuves du
tombeau. Tu le connais mieux que nous… »
Le médecin tenait le front de l’enfant entre ses doigts. Ensiyeh continuait :
« Seigneur ! Il est Ton hôte. S’il a fait le bien, augmente sa rétribution… Mais
qu’est-ce que je suis en train de dire ? »
Elle abrégea la prière, les phrases qui concernaient la rétribution des actes,
se contentant de dire: « Seigneur ! exempte-le de l’épreuve de la tombe et de
ses supplices. Reçois-le en paix par Ta Miséricorde jusqu’à sa résurrection
dans Ton Paradis. Seigneur ! Réserve-lui un accueil généreux, lave-le avec de
l’eau et de la neige… »
Elle accoucha d’un garçon mort. Le khan que tout le monde attendait, qu’on
espérait depuis des générations, était enfin là, mais sans vie. Elle saisit alors le
corps inanimé et cria longuement, de ces cris qu’on qualifie d’originels, de
primordiaux, de ces cris qui, dans certaines mythologies, passent pour avoir
provoqué la création même. Tout en gardant les yeux ouverts, elle hurla. Elle
serrait entre ses poings le corps de son fils. Elle en voulait à ses terres, elle en
voulait même à sa bienveillante Kohan Banou de ne pas l’avoir préparée à
cette mort. Puis, tandis qu’elle continuait à crier, tenant à distance le médecin
de garde et la sage-femme, elle sentit sur ses jambes le contact rugueux de la
main de la Kurde et elle entendit, à travers les djiring djiring des quarante et
une tresses, la voix si proche de Kohan Banou : « Sois forte et n’oublie jamais
d’où vient ta force. N’oublie pas, ma fille : aucun homme fort ne pourra
jamais affronter une femme forte. »
Elle cessa de crier et posa une main imaginaire entre celle inerte de l’enfant
mort.
« Que tes ongles sont longs », lui dit-elle.
Le lendemain, alors qu’elle enterrait l’enfant mort-né au pied de la colline
de Khoram-din – d’où elle était censée tirer sa force –, entourée de Niyaz, de
l’autre conducteur, du berger opiomane, des fillettes morveuses, des oies et
des chats, des jeunes mollahs et de leurs frères alcooliques, M Dadgar arriva
e
flèche, 25 %,) les noms de France, Italie, Belgique, Japon, Grande- Bretagne
et États-Unis. Il souligna ce dernier de deux traits.
– Qu’en pensez-vous ?
– Je ne sais trop quoi dire.
– N’est-ce pas un formidable big push ?
À l’autre bout du fil, Monsieur V. pivota sur son fauteuil, fixa des yeux les
photos accrochées au mur, Nehru en tenue occidentale, Tchang Kai-chek et
Song Meiling, le général de Gaulle, le shah et la shahbanou, ciseaux à la main,
participant à quelque inauguration. Il se leva, prit garde à ne pas trop tirer sur
le téléphone et, tandis qu’il prononçait pour la seconde fois l’expression big
push, il ajusta les cadres des photos, qui penchaient tous vers la gauche – et
cela à cause du mouvement du torchon de Gol Bibi, la femme de ménage au
dos plié et aux dents incomplètes.
Au troisième big push, alors qu’il tenait toujours le combiné à la main, il
remarqua une trace sur la photo de Reza shah, du prince héritier et d’une
fillette oratrice, qu’il savait être l’actuelle épouse de son « cher maître ». Il ne
put s’empêcher de se dresser sur la pointe des pieds et d’exhaler son haleine
sur le verre. Puis, avec la manche de son veston, il essaya de retirer le
brouillard de son souffle. Le téléphone glissa sur toute la surface du bureau
anglais et échoua sur le sol, interrompant la communication.
Monsieur V. finit de nettoyer la photo, récupéra le téléphone et s’assit
paisiblement sur son fauteuil : « Allô ? Allô ? Mon cher maître, je viens
justement de nettoyer la photo de votre charmante épouse. Un jour, je me
connais, je finirai par vous l’offrir. »
Dehors, une neige fine et drue s’apprêtait à bloquer les routes, à fermer les
écoles. Dans la maison de Sahebgharanieh, M Dadgar venait de tomber
e
là même qui, dix ans plus tard, regorgera de milliers de tombes de martyrs,
trente mille, dira-t-on, tous tombés sur le front de l’Irak.
Cependant, l’Iran s’élançait pour son « grand bond en avant ».
Vends tes terres
La semaine qui suivit la mort de M Dadgar, la maison ne désemplit pas.
e
Les amis se relayaient pour présenter leurs condoléances et, de toutes parts,
des voix, surgissant de tailleurs noirs, recommandaient à Ensiyeh de faire
ceci ou cela : « Tu vends ta maison pour trois millions de toman, tu achètes un
grand appartement avenue Foch, tu te fournis en mobilier chez Nobilis, ils ont
des tables en verre à te rendre dingue, tu scolarises Shahrzad à Janson-de-
Sailly, qui se trouve juste à côté, rue de la Pompe, une très bonne école, tu
verras, Giscard d’Estaing en est sorti, tu engages une bonne philippine (en
appuyant sur le pays d’origine de la femme de ménage et en excluant ainsi
toutes les autres nations susceptibles de fournir une servante), et tu oublies
Mehri. Vends aussi tes terres. Oui vends-les et achète un appartement à
Cannes, avec vue sur la mer et piscine. C’est le moment. »
Une autre voix, surgie d’un tailleur tout aussi noir, affirmait au contraire :
« Moi si j’étais toi, je vendrais la maison, j’achèterais un petit quelque chose à
Saint-Sulpice, je m’inscrirais à la Sorbonne en cours de littérature française et
je prendrais un amant, un jeune professeur de philo, hein ? Pourquoi pas ? »
Mais la première voix revenait sur ses recommandations : « Pas de
précipitation, surtout. Installe-toi avenue Foch, train une Philippine, va
assidûment à l’Opéra et fais-toi draguer par un banquier luxembourgeois, par
exemple. Ça se trouve ! »
Ensiyeh, elle aussi tout en noir, recroquevillée au fond d’un gros fauteuil en
velours, écoutait en silence. À chaque conseil, son cœur culbutait. Elle ne
voulait ni s’installer avenue Foch, ni inscrire sa fille dans l’école de Giscard
d’Estaing, ni se débarrasser de Mehri, ni échanger sa table crasseuse contre
une planche en verre « à rendre dingue », ni écouter Eugène Onéguine auprès
d’un banquier luxembourgeois, après des heures passées avec une Philippine à
lui apprendre la préparation du riz à l’iranienne, comment le laver, le faire
bouillir, l’égoutter en le laissant cuire à la vapeur dans l’espoir d’aboutir au
fameux tah dig, le riz croustillant du « fond de casserole », ni rentrer se
coucher dans une chambre donnant sur une des plus larges avenue de Paris.
« Où sont mes boules Quiès ? Pourquoi mes amies tiennent-elles absolument à
me loger avenue Foch, se disait-elle. Qui est ce Foch ? Vite le dictionnaire ! »
Ensiyeh se leva du fauteuil et se rendit à pas décidés dans la bibliothèque,
qui sentait encore les cigarettes mal éteintes de M Dadgar et les jets d’eau de
e
sentences des deux érudits, avait décidé de confier les circuits électriques de
sa maison à l’Edison réincarné pour « faire quelque chose », « pour se
ressaisir », « pour ne pas s’engloutir ». À toute heure, entre deux appels de
condoléance : « Ensiyeh djoun, pourvu que ce soit ta dernière peine ! » et
« Jusqu’à quand porteras-tu le deuil ? », elle composait le numéro du magasin
du génie en électricité, sans que jamais celui-ci répondît. Pourtant un jour, elle
ne se rappelait plus quand exactement, un homme décrocha. « Massoud
agha ? Massoud agha ? » La voix précisa que Massoud agha s’était absenté
pour quelque temps mais que, « promis, promis », il se rendrait à
Sahebgharanieh dès son retour. Ensiyeh avait raccroché, se disant qu’une fois
de plus elle venait de rater une occasion de dormir l’esprit tranquille.
Ensiyeh quitta le salon en toute hâte et se dirigea vers la cuisine, où elle
trouva assis autour de la table son chauffeur et l’électricien. À son arrivée, les
deux hommes se levèrent. Elle remarqua aussitôt la forte taroupe qui ornait le
visage d’Edison.
– Enfin, Massoud agha.
Massoud agha garda la tête baissée.
– Voilà… Depuis de nombreuses années, nos radiateurs tombent
régulièrement en panne. Il suffit qu’on utilise en même temps le four et
l’aspirateur pour que tout saute. En été, dans certaines pièces, à l’étage, on se
sent comme en Sibérie. Akbar a beau régler la clim, rien n’y fait. C’est pareil
pour la pompe de la piscine, elle fonctionne une semaine sur deux. Vous
n’avez qu’à interroger mashd Hassan, ajouta-t-elle en désignant la porte qui
donnait sur le jardin. Et vous savez quand elle s’arrête ?
En signe de négation, « non, je ne sais pas à quel moment la pompe de votre
piscine s’arrête », Massoud remonta ses sourcils, faisant tressaillir la taroupe.
– Juste le jour où ma fille fête, avec ses amis, à la piscine, la fin de l’année
scolaire.
Massoud laissa sa taroupe retrouver sa place initiale. Il ne pouvait pas
compatir. Il n’avait jamais sauté dans une de ces piscines du « haut de la
ville », pour lesquelles il avait sué des heures durant. Mais il allait, quand
même, remédier à tous les dysfonctionnements de la maison de la protégée du
professeur Forouz, à la faiblesse des radiateurs, à la panne du courant, au
dérèglement de la clim et peut-être même à tous les caprices de la pompe.
– Vous commencez quand ? demanda Ensiyeh.
Tout de noir vêtues, les « deux voix » firent irruption dans la cuisine et
demandèrent, en même temps :
– Vous pouvez nous donner votre numéro de téléphone ?
– Madame vous la communiquera, dit Massoud en gardant la tête baissée,
pour éviter de les regarder.
– Mais si jamais Madame n’est pas là ? demanda une des voix.
– Madame ne bougera pas d’ici, précisa Mehri d’un ton résolu.
– Est-ce que Madame envisage de partir ? demanda le chauffeur.
– Si vous voulez partir, permettez-moi de commencer les travaux à votre
retour.
– Il a raison. Ensiyeh, ce n’est pas la peine d’engager les travaux si tu as
décidé de quitter l’Iran, dit la première voix.
– Mais qu’est-ce que vous racontez tous ? D’abord vous deux, qu’est-ce
que vous fabriquez dans la cuisine ?
– Nous sommes venues demander à Monsieur son numéro de téléphone.
– Badan, badan, je vous le donnerai plus tard. Laissez-moi d’abord lui
parler. Ça fait une semaine que je lui cours après.
Les « deux voix » vêtues de noir quittèrent la cuisine.
– Vous commencez quand ? répéta Ensiyeh.
– Vous êtes pressée ?
Arrivèrent à ce moment-là dans la cuisine Shahrzad et son amoureux, un
adolescent qui portait une barbe déjà fournie et une parka militaire. Il
embrassa Akbar, le chauffeur, Mehri, la femme de ménage et même
l’électricien qu’il voyait pour la première fois. « Que dieu te donne des
forces », lui dit-il en tapotant son épaule, du haut de ses quatorze ans.
– Nous sommes très pressés, répondit Shahrzad, à la place de sa mère. Si
vous montez avec moi là-haut, vous verrez par vous-même tout ce qui ne va
pas. J’ai des ampoules de cent watts dans ma chambre et c’est comme si je
m’éclairais aux bougies !
Ensiyeh demanda, une fois encore :
– Vous commencez quand ?
– Il faut tout d’abord que j’établisse un bilan. Au fait, où se trouve votre
boîte de distribution ?
Ensiyeh désigna le chauffeur, censé répondre aux questions techniques.
Pour dire qu’il s’en chargerait, Akbar ferma les yeux et secoua la tête du haut
en bas.
– Après le bilan, je vous dirai combien tout ça vous coûtera.
– Massoud agha, considérez cette maison comme celle du professeur
Forouz. Actuellement, je ne suis pas en mesure – elle montra sa tenue de
deuil – de discuter du prix. Je vous fais entièrement confiance. La seule chose
que je désire, c’est que vous commenciez les travaux.
– Je n’y manquerai pas, je le ferai sur les yeux, répondit Massoud.
Sima qui, entre-temps, s’était introduite également dans la cuisine, ajouta :
– Par la même occasion, pouvez-vous aussi venir chez nous ? Vous verrez,
là-bas ce n’est pas grand comme ici, quelques heures suffiront. Ce n’est pas la
peine que vous veniez par vos propres moyens, Akbar agha vous y conduira.
Si vous saviez ! Je n’ai jamais réussi à repasser une chemise entièrement. Dès
que j’allume le fer à repasser…
– Agha Massoud verra ça plus tard, lui dit Ensiyeh en la reconduisant vers
le salon. Pour le moment, il a largement de quoi faire ici.
Ensiyeh et Sima quittèrent la cuisine. Morad, l’amoureux de Shahrzad, tira
de la poche de sa parka un mégot et le ralluma. Massoud monta, à la suite des
adolescents, au premier étage. Dans la cage d’escalier, son regard fut attiré par
les photos d’une représentation théâtrale à Persépolis. Il crut y reconnaître
Mme Ensiyeh. Elle y figurait vêtue d’une longue tunique blanche, éclairée par
la lumière de l’aube, sortant d’une tombe achéménide.
Lorsqu’Ensiyeh regagna le salon, la première voix dit aussitôt :
– Nous avons réglé le problème ! Tu envoies Shahrzad en internat ! Je vais
tout de suite appeler la femme du ministre de l’Intérieur. Elle a ses deux
enfants en Angleterre. Je lui demande de faire les démarches pour inscrire la
petite dans leur boarding school.
Ensiyeh, qui regrettait de ne pas porter ses boules Quiès – ou leur
équivalent iranien –, ajouta :
– Mais Shahrzad ne parle pas anglais.
– Justement. Nous l’envoyons en Angleterre pour qu’elle l’apprenne ! La
vraie éducation se fait en Angleterre. Et uniquement là. Toi, tu as le choix
entre un appartement avenue Foch, un petit quelque chose à Saint-Sulpice –
son regard se porta sur la deuxième voix, qui préférait la Rive gauche –, ou, si
tu ne te décides pas à partir, ta maison à Téhéran – elle ouvrit les deux bras en
haussant les épaules, comme pour souligner la médiocrité de la dernière
option.
Ensiyeh scruta son salon : les murs se cachaient sous un papier peint
baroque, de couleur rouge et doré. Le canapé et les gros fauteuils, sur lesquels
avaient pris place ses convives, étaient recouverts de velours bordeaux et les
rideaux, qu’elle ne fermait jamais, de soie dorée. Une dizaine d’années
auparavant, profitant de la hausse du prix du blé – elle possédait quelques
centaines d’hectares de terres agricoles dans le Mazandaran, le grenier de
l’Iran –, elle s’était offert cette maison. L’acte d’achat signé, elle avait mis tout
au plus une heure pour choisir le papier peint, les rideaux et le mobilier de son
salon. L’idée de consulter un décorateur, ou quelque amateur éclairé, ne
l’effleura même pas. Elle était alors comme ces animaux qui savent en
naissant comment aménager leur nid.
Lorsque Shahrzad revint dans la pièce, les deux voix vêtues de noir, qui
dissertaient sur son sort, se turent instantanément. Derrière elle apparut le
jeune Morad. Contre tout usage, il ne salua personne, agissant ainsi en bon
marxiste-léniniste, résistant aux règles de comportement imposées par la
classe dominante, et nécessairement alié nante. Son cœur, pourtant, battait
pour Shahrzad, descendante d’un très célèbre avocat et d’une grande
propriétaire terrienne. Ils venaient d’échanger leur premier baiser, là-haut,
dans la chambre de la jeune fille, elle adossée au placard et lui plaqué tout
contre elle. L’adolescente ferma les yeux et oublia pour une seconde la mort
de son père. À cet instant précis, si une des femmes lui avait proposé de
quitter la maison de Sahebgharanieh, sa chambre, son placard et son lycée, où
elle flirtait tous les jours avec son amoureux, pour Janson-de-Sailly ou un
pensionnat en Angleterre, elle eût pu se montrer capable, elle aussi, d’agir en
révolutionnaire et de mettre à la porte, contre tout usage, la conseillère mal
venue.
Shahrzad embrassa toutes les convives. Chacune voulut la consoler à sa
manière, qui par des mots, qui par un regard, qui par un serrement de main.
Mais Ensiyeh ne voulait pas de leur compassion pour sa fille. Elle savait que
le réconfort ne pouvait venir que des bras de l’adolescent rebelle, barbu,
portant parka. Aussi les laissait-elle seuls le plus souvent possible. Désiraient-
ils aller au cinéma ? Pas de problème. Le chauffeur ne demandait qu’à les y
conduire. Seulement voilà : les deux jeunes gens avaient décidé, sous
l’impulsion du révolutionnaire et dans le dessein de partager les tracas et
fatigues du peuple, d’y aller en bus. Ensiyeh n’avait pas de ticket de bus, ni
aucune de ses amies.
– Mais le bus, c’est sale, ça pue ! On dirait que ces gens-là ne se lavent
jamais, s’écria la première voix.
– Ils se lavent au moins trois fois par jour ! À chaque ablution qui précède
les prières ! Et ils portent des vêtements qui ne doivent être entachés ni de
sang, ni d’urine, ni d’aucune autre salissure, répliqua l’adolescent rebelle.
Morad, l’amoureux révolutionnaire, connaissait les préceptes islamiques
par cœur. Il ne faisait pas partie de ces Iraniens qui se prétendaient musulmans
shiites sans même connaître le nom de leurs douze imams, et pour lesquels
l’islam se résumait à quelques pèlerinages annuels sur la tombe du huitième
imam. Avant d’épouser le marxisme-léninisme, à l’âge de treize ans, Morad
s’était adonné à la pratique rigoureuse de l’islam duodécimain : prières
quotidiennes, jeûnes, amré beh marouf, « encourager ce qui est bon », et nahi
az monker, « empêcher ce qui est mauvais ». C’est ainsi qu’il avait entraîné
deux autres garçons de sa classe à agir conformément à la shariat. Il n’était
pas rare, dans les surboums, de voir ce trio se retirer dans une pièce et réciter,
en direction de La Mecque, les quatre rakat de la prière du soir, alors que leurs
congénères dansaient sur Superstition de Stevie Wonder.
Lorsque, après un an de soumission à l’islam, Morad choisit le
communisme et milita de son mieux pour la dictature du prolétariat, ses deux
disciples, fils d’industriels, restèrent dans le giron familial et consacrèrent leur
énergie, jusque-là réservée à la religion, aux filles, et à elles seules. Morad
commença à boire de l’arak, l’alcool des pauvres – pensait-il –, à fumer de
l’herbe et à arpenter les trottoirs de l’Université de Téhéran à la recherche
d’un vendeur à la sauvette qui négocierait, dans la clandestinité, page par
page, les quarante-cinq volumes des Œuvres complètes de Lénine. Il se mit
aussi à mémoriser tout le Divan de Hafez, intriguant, par ces contrastes
incessants, les élèves, les professeurs et même le directeur de l’école.
Il dit en haussant les épaules :
– C’est pas grave, on montera sans ticket. Et même si on se fait prendre,
qu’est-ce qu’on risque, nous ? Rien. On paie l’amende et on continue.
Sima, la cousine, qui se déplaçait en bus, n’avait qu’un seul ticket sur elle,
pour le retour à son bureau, le lendemain. Ensiyeh se leva et sortit pour
chercher deux fois deux rial, le prix de deux tickets de bus. Elle ouvrit tous les
tiroirs de la cuisine, fouilla dans les poches de tous ses manteaux accrochés
dans le placard de l’entrée, inspecta les bols posés sur le bureau de son époux
en respirant de nouveau les effluves de tabac et d’eau de Cologne. Impossible
de trouver deux fois deux rial.
Ensiyeh croisa Edison dans la cage d’escalier.
– Excusez-moi, lui demanda-t-il, mais pourriez-vous me montrer la boîte de
distribution ?
– Je vous l’ai dit. Il faut voir tout ça avec Akbar.
– Akbar ! Akbar ! cria-t-elle.
Aucune réponse.
– Massoud agha, auriez-vous deux fois deux rial ?
L’électricien les prit dans sa poche et les tendit à Ensiyeh.
– C’est pour les enfants. Ils veulent prendre le bus pour se rapprocher du
peuple, dit-elle en écartant ses bras, en signe d’étonnement.
Ce peuple dont voulaient se rapprocher les enfants… Massoud se dit que ce
n’était rien d’autre que sa mère, ses grands-parents, sa sœur, lui-même.
Ensiyeh voulut lui donner une pièce d’un toman en échange. Mais il refusa.
Quelqu’un sonna. Ensiyeh alla ouvrir, Sima sur ses talons. Sur le pas de la
porte se tenait un homme, la trentaine passée, brun, barbu, pas trop grand,
musclé, assez mince.
– Salam. Je m’appelle Fereydoun Sardari. Je viens chercher madame…
Il dit le nom de la deuxième voix, de celle qui tenait à la Rive gauche.
Sima rentra au salon pour appeler cette deuxième voix. Ensiyeh dit au
nouveau venu :
– Entrez, entrez, s’il vous plaît.
– Je ne veux pas vous importuner, dit-il en forçant sur ses dents serrées.
Annoncez-lui simplement que je suis là, que je l’attends dans la voiture.
– Mais si, entrez, dit-elle pour la troisième fois, prête à ne pas renouveler
son invitation en cas d’un nouveau refus.
Car Ensiyeh n’était pas le genre à s’adonner au tarof. Pas du tout. Quand
elle désirait quelque chose, elle le demandait de but en blanc. Elle répondait
oui aux gens qui, dans une soirée, lui proposaient de la déposer en voiture,
alors que le bon usage, la pratique du tarof, exigeait qu’elle répondît non. Elle
affichait la même franchise avec ses propres invités. Si elle leur proposait de
se servir de nourriture et que, par tarof, ils refusaient, elle ne se donnait pas la
peine de réitérer sa proposition. Pour elle, ils n’avaient pas faim. Il ne fallait
donc pas insister. Souvent, ils s’en retournaient le ventre vide.
– Je voudrais également vous présenter toutes mes condoléances, déclara
l’homme en pénétrant dans la maison – il croyait avoir senti que, s’il résistait
davantage, on lui claquerait la porte au nez.
L’homme entra donc, salua au passage l’électricien, puis suivit Ensiyeh
dans le salon. Il venait de réaliser la série télévisée qui avait battu tous les
records d’audience, celle qui racontait la résistance armée des patriotes du sud
de l’Iran, au début de la Première Guerre mondiale, contre les Anglais.
Shahrzad, subjuguée, comme toutes les adolescentes de son âge, par la série
héroïque, paraissait prête à renoncer à son périple en bus, même en compagnie
de son amoureux. Elle prit place dans un des gros fauteuils en velours
bordeaux du salon. Morad lui-même, pourtant hostile à tout ce qui portait le
sceau de l’État – une série diffusée à la Télévision nationale ne pouvait en
aucun cas être « révolutionnaire » –, semblait se réjouir de cette rencontre
inattendue. Il s’installa sur l’accoudoir du fauteuil, oubliant bus et cinéma. De
son côté, Sima se dit que ce nouveau venu, séduisant et célibataire – aucune
alliance en vue –, ne serait définitivement pas pour elle, même si elle tendait
vers lui des kilomètres de fils, même si elle lui dégageait non seulement la
voie mais l’autobané shahanshahi, la toute nouvelle autoroute, même si elle
lui donnait toute son ardeur, toute sa vivacité, tout son allant, toute sa fougue.
Non, il ne serait jamais à lui. Sima n’aurait jamais l’occasion de le conserver
dans une marinade, de le congeler pour le cas où, ni même de le saler.
– Mehri, Mehri, apporte du thé ! cria Ensiyeh.
– Non merci. Nous devons partir, ajouta le nouveau venu en faisant un
signe à son amie.
La deuxième voix se leva, prête à le suivre. Mais la première voix
s’exclama :
– Mais tu ne peux pas partir avant de déterminer le sort d’Ensiyeh ! Alors ?
Avenue Foch ? Saint-Sulpice ? Sahebgharanieh ?
Ensiyeh dit alors :
– Et pourquoi pas le Mazandaran ? Si je m’établissais dans le Mazandaran,
je protégerais mes biens, je les ferais fructifier cinq fois plus, je toucherais dix
fois plus que ce que ne me donnent mes intendants aujourd’hui, et je ne serais
pas obligée de vendre !
Fereydoun – qui la voyait ce jour-là pour la première fois – lui demanda :
– Vous avez une propriété dans le Mazandaran ?
– Elle y a tout une agglomération, précisa la deuxième voix.
– Oui, quelques centaines d’hectares.
Ensiyeh regarda Shahrzad et l’interrogea :
– Si on allait vivre là-bas ? Vraiment ?
Shahrzad fixa Morad. La décision de l’adolescent était déjà prise. Il la
suivrait dans le Mazandaran, il la suivrait partout.
La fille répondit à sa mère :
– Oui, allons-y. Allons-y le plus tôt possible.
– Pas avant demain matin, précisa Ensiyeh. Il faut que j’appelle les gens, là-
bas. Ils doivent aérer la maison, y faire entrer des chats. Ah, l’humidité, les
souris…
Fereydoun demanda, les dents toujours serrées :
– Je peux venir aussi ?
Vingt et une heures trente
Sur la scène du Théâtre de la Ville déambulent des musiciens. Un lustre est
allumé. C’est le soir. Des personnages dansent un quadrille dans une salle de
bal. D’autres jouent aux cartes. « Eins, zwei, drei ! Cherchez le huit de
pique ! » Une femme, apparemment une étrangère – peut-être une
Allemande ? –, présente un numéro de ventriloque. Dehors, quelque part en
ville, la propriété est mise en vente. Aux enchères.
Comme à son habitude, lorsqu’elle est au cinéma ou qu’elle assiste à un
spectacle, Ensiyeh a posé sur ses genoux un petit carnet de notes. Ce soir, à la
demande d’Aram, elle y inscrit les fautes de diction des acteurs, ou ses
remarques personnelles. Lorsque Lioubov, très agitée, veut savoir si la
propriété est déjà vendue ou non, Ensiyeh, qui connaît la pièce par cœur – elle
a assisté à de nombreuses répétitions –, ne peut s’empêcher de noter sa
réplique : « Je suis née ici, ici ont vécu mon père et ma mère, mon grand-père,
j’aime cette maison, sans la cerisaie je ne comprends pas ma vie… S’il faut la
vendre, alors qu’on me vende avec elle… Après tout mon fils s’est noyé
ici… »
Ces paroles, Ensiyeh pourrait les prononcer une à une, pour son propre
compte. Son père, sa mère et son grand-père ont vécu dans la propriété du
Mazandaran. Sans ces terres, elle ne comprend pas sa vie. Après tout, elle leur
a sacrifié son enfant, qui mourut avant même de naître.
Commencent alors les coups de hache sur les troncs d’arbre, le départ des
personnages, l’oubli de l’employé de maison, le vieux Firs, « comment peut-
on oublier Firs ? », le bruit étrange, à l’extérieur, d’une corde qui se casse,
« est-ce bien une corde ? », les applaudissements, les saluts des acteurs, la
brève apparition d’Aram sur la scène, la lourde tombée du rideau, les
spectateurs qui s’éparpillent.
La femme-transistor s’approche de Bahman et lui dit :
– Si j’étais l’auteur, j’aurais commencé la pièce au moment où on abat la
cerisaie, où on construit des villas.
– Vous parlez comme Lopakhine, lui fait remarquer Ensiyeh.
– Je parle comme tous les gens sensés, comme ceux qui en ont assez de
toutes ces vieilleries.
Ensiyeh regrette une fois de plus de ne pas avoir mis ses boules Quiès.
Mais, en elle, une petite voix, la voix même de la raison, celle qui, à l’instar
de ses amies, lui conseille l’achat d’un appartement avenue Foch, le renvoi de
Mehri, l’engagement d’une bonne philippine, l’inscription de Shahrzad dans
un boarding school en Angleterre, approuve secrètement ce que dit la petite
femme. Ensiyeh elle aussi est enfermée dans sa propre cerisaie, une cerisaie
menacée, délaissée. Elle sait que, malgré tous ses efforts et ses sacrifices, sa
cerisaie ne verra plus jamais le retour de guerriers chargés de joyaux et de
femmes expertes en épilation au fil et à l’hémoglobine. Elle ne verra plus le
déversement d’une quantité considérable de bicarbonate de soude par Kohan
Banou sur tous les endroits souillés par une pisseuse experte, engagée pour
écarter le mauvais sort d’une femme enceinte, laquelle portait dans son ventre
tout l’espoir d’un homme et toute la foi d’une tribu. Elle n’entendra plus les
petits pas d’une fillette habillée en garçon qui court derrière un chien pour
chasser la bécassine, ni le déballage des marchandises acquises chez
M. Toumanians, « au fait, où se cache mon mobilier de poupée ? »
Plus jamais tout ça.
Afin de regagner le plus vite possible la loge des acteurs, Ensiyeh bouscule
violemment la femme-transistor, la piétine presque, et s’ouvre un chemin vers
la sortie. Rejetée en arrière, la petite femme pousse un cri d’effroi. Mais
Ensiyeh n’en a cure. Malekeh, qui, responsable de la section « décor » de la
Télévision nationale, veut éviter tout incident dans les locaux du Théâtre de la
Ville, sous tutelle du même ministère, s’adresse à la femme malmenée, en
s’enroulant dans son manteau et en ajustant son chapeau :
– Chère Madame, notre temps, à nous, est révolu. Nous le savons. À vous,
maintenant, de construire les villas. Bon courage. La cerisaie est à vous,
comme d’ailleurs tous les terrains à bâtir. Mais sachez que, dans
l’amphithéâtre de mon cerveau, vous n’aurez jamais droit… non jamais…
même à un strapontin.
Behrouz, le mari de la femme-transistor, est un promoteur immobilier.
Toute la conversation lui a échappé, sauf la partie concernant les villas, les
terrains à bâtir. Son oreille exercée n’entend que ces choses-là. Il produit
instantanément sa carte de visite et la tend à Malekeh. « S’il vous plaît,
Madame ». Celle-ci y jette un coup d’œil : Behrouz Miri, Regency Property
Developer, Téhéran, London.
Elle glisse la carte aux lettres dorées dans la poche de son manteau en
velours noir, puis elle se dirige vers le hall, où elle rejoint Fereydoun. Ils
projettent de dîner tous ensemble Chez Michel, le restaurant français de
Téhéran. Bahman, ce soir, est retenu ailleurs. Et Soraya, qui se sent fatiguée,
préfère rentrer. Apparaît alors Ensiyeh, dans sa tenue d’aristocrate russe du
siècle dernier. Elle a faim. Elle ne rechigne pas à suivre les deux autres au
restaurant.
Fereydoun, Malekeh et Ensiyeh se dirigent vers la voiture de l’heureux
réalisateur. Ils traversent un grand parc et croisent, malgré l’heure tardive, de
jeunes couples enlacés, des étudiants assis sous les réverbères qui semblent
réviser leurs manuels, des hommes pliés en deux sous l’effet de la drogue et
d’autres qui, debout, marchent avec vigueur. Parmi ces derniers, un groupe de
trois hommes leur emboîte le pas. Fereydoun, qui tient Malekeh par la taille,
reconnaît un des trois. Il l’appelle par son nom :
– Agha Massoud ! Agha Massoud !
Le plus jeune des trois se retourne : Massoud, l’électricien.
– Salam agha, dit-il à Fereydoun.
– Quelle coïncidence ! J’ai passé toute la journée avec lui chez Monsieur V.,
explique-t-il aux deux femmes.
– Chez Monsieur V. ? demande Malekeh.
– Oui, ce type était venu réparer un fusible et moi j’avais rendez-vous avec
Monsieur V., répond Fereydoun, non sans une certaine satisfaction.
L’apparition inespérée de Massoud, qui pouvait ainsi témoigner devant
Ensiyeh de l’emploi de temps de Fereydoun tout au long de cette journée, bel
et bien passée chez Monsieur V. et non pas dans les bras d’une autre femme,
était loin de lui déplaire.
– Mais c’est notre agha Massoud à nous ! s’exclame Ensiyeh qui a reconnu
l’Edison réincarné. Agha Massoud, je vais vous tirer les oreilles. Combien de
fois vous ai-je appelé et vous n’êtes même pas passé à la maison !
Tandis que les deux autres hommes s’éloignent, Massoud salue Ensiyeh en
traînant le pas :
– Salam khanoum.
– Agha Massoud, vous êtes venu au théâtre ? demande Fereydoun.
– Non, je me rends à un cours, avec des amis.
– À cette heure-ci ?
– Oui, vous savez, il n’est jamais tard pour étudier.
– Et qu’est-ce que vous étudiez ? demande Malekeh avec beaucoup de
sympathie, toute prête à engager cet électricien zélé dans la section « décor »
de la Télévision nationale.
– Le Coran.
Le frère Massoud
Pendant ces années du « grand bond en avant », les consignes qui arrivaient
de l’Irak, où l’ayatollah Khomeyni vivait en exil depuis son expulsion d’Iran
en 1964, chargeaient Mostafa, Massoud et leurs acolytes de célébrer
assidûment les deuils religieux. Aussi l’électricien, qui avait laborieusement
essayé de se familiariser avec le nouveau calendrier, lequel reposait sur
l’avènement de Cyrus l’Achéménide, fut-il contraint, pour les besoins des
passions shiites, de se référer désormais aux mois arabes du calendrier lunaire.
Il n’était plus question du sacre de Cyrus, celui qui se faisait appeler « roi du
monde, grand roi, roi de Babylone, roi de la terre de Sumer et d’Akkad, roi
des quatre quarts », mais de la triste passion du « roi des martyrs », l’imam
Hosseyn.
Au mois de décembre 1976, deux semaines avant l’anniversaire de la mort
de l’imam Hosseyn, Massoud laissa pousser sa barbe et, oubliant toute
préoccupation pour sa famille, « au diable le crayon de ma sœur », il céda à
l’achat d’un blouson noir. En dandy du deuil, il avait décidé de sévir dans son
quartier.
Pendant ces quinze jours, Massoud dut tout d’abord polycopier,
clandestinement, les tracts de l’ayatollah en exil. Pour ce faire, il baissait les
grilles de son magasin, éteignait tous les luminaires et s’isolait dans le cagibi,
derrière la boutique. Assis par terre, il prenait une planche en verre et
l’enduisait d’encre. Il y plaçait ensuite une feuille du stencil à l’envers, puis
un papier blanc par-dessus. Pour finir, « ya Ali ! », il y appliquait un rouleau
en plastique. Durant tout le processus d’encrage et de tirage, il ne pouvait
s’empêcher de lire les paroles proscrites par le régime : « La passion de
l’imam Hosseyn est comme une épée dans les mains des soldats de l’islam. En
vous appuyant sur Dieu et en vous armant de cette épée, sectionnez les racines
de l’oppression et de la trahison. Les étendards ensanglantés de l’imam
Hosseyn annoncent les représailles de la victime sur son bourreau. Dressez-les
le plus haut possible ! »
À la centième feuille, les caractères devenaient pâles et flous, des phrases
entières disparaissaient. Ne restaient plus que « Hosseyn… épée… soldats…
Dieu… oppression… » : une guirlande de mots éparpillés, sans syntaxe, mais
qui pouvaient suffire à déclencher un soulèvement. À la deux cent
cinquantième copie tout s’éclipsait : Hosseyn, Dieu et oppression. En même
temps, ou presque. Massoud lavait la planche et la dissimulait au-dessus d’un
coffre à outils. Après quoi il rangeait les tracts dans un emballage de lessive
Tide – le même que Monsieur V. utilisera, un jour, comme placard de
fortune –, les posait sur le porte-bagages de sa moto, roulait jusqu’à l’avenue
Iran shahr, pénétrait dans la mosquée Khalili, de préférence à l’heure de la
sieste, veillait tout de même à s’y trouver seul et glissait hâtivement les tracts
dans les casiers de mohr, les pierres de prière. Il devait aussi se rendre à la
papeterie du neveu de feu ayatollah Saïdi, exécuté en prison quelques années
auparavant, « le retour de tous est vers Dieu », et réceptionner les cassettes
d’agha Khomeyni, acheminées secrètement d’Irak. Cette fois, il camouflait les
cassettes non pas sous les paquets de Tide, mais au fond de boîtes de Pofak-
namaki, de chips gonflantes, et il se rendait à moto jusqu’à la librairie d’un
frère bazari où l’attendait son compère Mostafa. Après réception de la
marchandise, celui-ci passait la nuit entière à transcrire les cassettes, à les
polycopier et à les brocher afin de les vendre, sous le manteau, avec pour titre
Velayaté faghih, le « Gouvernement exercé par le Guide ».
« Dressez les étendards ensanglantés de Hosseyn le plus haut possible ! »
Pour exaucer les paroles de son Guide – le mot était lancé, le Guide –, il fallait
attirer la foule par la beauté des alam, ces étendards gigantesques composés
de tissus onéreux, très onéreux même aux yeux de l’électricien – que
fournissaient généreusement les frères bazari –, de plumes de faisan, d’épées,
de boucliers, de casques et de deux ejdeha, monstres à gueule ouverte, prêts à
avaler l’ennemi.
Cette année, le cinq du mois de moharam – il fonctionnait désormais en
mois lunaire –, Massoud veilla à ce que son alam fût glorieusement sorti de la
mosquée Moussa ibn Djafar.
– Ahay, prenez garde à ce qu’il ne tombe pas ! Si par malheur il tombe, un
sage meurt ! criait le portier de la mosquée.
L’alam traversa tout le quartier sans tomber, sans écourter la vie d’un sage.
À la vue de la procession, les hommes, comme attirés par un aimant, la
rejoignirent spontanément en se frappant la poitrine. Les femmes délaissèrent
leurs courses et les enfants leurs ballons de foot. Les visages mouillés de
larmes, ils s’agglutinèrent au cortège. Les gens abandonnèrent leur maison,
qui pour sacrifier un mouton, qui pour brûler de l’encens, qui pour distribuer
du riz au lait, qui pour accrocher sur l’étendard un bout de tissu et faire un
vœu. Massoud se sentit comblé. Des hommes déjà parlaient du prodige de son
alam :
– Le mois dernier mon fils est tombé malade.
– Qui ? Nasser le goal ?
– Oui, Nasser le goal, mais ça faisait longtemps qu’il ne pouvait plus jouer.
Je l’ai emmené voir tous les médecins, tous l’ont renvoyé. Hier soir, j’ai
suspendu un verre d’eau à cet alam, ya emam Hosseyn (il leva les deux mains
au ciel), puis je lui ai fait boire cette eau. Et il a guéri. Oui, guéri ! Il ne souffre
plus.
– Messieurs, bénissez la famille du Prophète !
Le chef-d’œuvre de Massoud était pourtant son hedjleh. Il passa des nuits
entières à électrifier minutieusement l’intérieur de cette construction
hexagonale, censée représenter la tombe de l’imam, et veilla à ce qu’aucun fil
électrique ne fût visible à travers les ornementations de miroirs taillés. Aucun
autre quartier ne pouvait se vanter de posséder une tombe miniature
électrifiée. Le jour où enfin il dévoila son hedjelh, les intrépides, les louti et
les héros des maisons de force de Darvazeh-ghar, de Molavi et de Sampaz-
khouneh, tous accoururent pour l’admirer. Debout à quelques mètres de là,
Massoud, gonflé de fierté, télécommande à la main, régla à distance les
illuminations aux couleurs du drapeau de l’Iran, vert, rouge et blanc. Les durs
de durs roulèrent les épaules, gonflèrent leurs biceps, tordirent la pointe de
leurs moustaches et firent pleuvoir une avalanche de « mashallah, pourvu que
ta main ne se fatigue jamais, que ton souffle s’anime, agha Massoud, c’est une
fleur que tu as plantée là ! » Pour le seul éclairage de ses hedjleh, toutes les
mères de Sar-asiab Doulab rêvèrent de l’avoir comme gendre.
Pour la confection des beyragh, Massoud mit à contribution sa mère, sa
grand-mère et sa sœur. Deux semaines avant les célébrations – non pas le 27
azar 2536 du calendrier impérial iranien, ou le 17 décembre 1976, mais bien
le 25 zihadjeh 1396 du calendrier lunaire musulman –, elles se relayèrent
derrière une machine à coudre Singer, prêtée par les épouses des mêmes
donateurs bazari. Leur mission : broder, en récitant des prières
ininterrompues, sur un long tissu vert ou noir, la main coupée de Hazraté
Abolfazl, le frère de l’imam martyrisé, et un poème disant que, par amour
fraternel, le saint était tout prêt à sacrifier son autre main. Après avoir cousu
une centaine de mains et de poèmes, les femmes plièrent les beyragh et les
portèrent à leurs yeux, puis sur leurs lèvres, comme on le faisait avec le
Coran.
Les dix derniers jours, dans la cour de la forge, tous les après-midi, un
madah enturbanné et barbu monta sur une boîte en tôle et raconta, en
chantant, la passion de l’imam Hosseyn. Sur les recommandations de
Massoud, le madah n’hésitait pas, au détour d’une phrase, à comparer la
résistance d’agha Khomeyni à celle du petit-fils du Prophète.
Un de ces après-midi, Mostafa, barbe et parka noires, pénétra dans la cour,
s’assit au dernier rang et écouta le madah. À la fin de la récitation, lorsque les
voisins regagnèrent leurs logis, Mostafa posa une main sur sa poitrine et de
l’autre tendit un portefeuille ouvert, rempli de billets de cent toman, vers le
chanteur. Celui-ci recula. Il était hors de question d’accepter même un seul
billet. Il œuvrait pour l’amour de Dieu et du Prophète. Recevoir de l’argent
serait une insulte. Mostafa garda le portefeuille ouvert et expliqua que la
somme provenait de la collecte des taxes islamiques – au nom du Guide –, et
que cet argent appartenait en fait à tous les musulmans. Le madah regarda les
billets, approcha sa main du portefeuille et, « pourvu que mes doigts saisissent
un plus grand nombre de billets », en retira cinq ou six cents toman, un
pactole. « Que Dieu subvienne à tous tes besoins, qu’il assure ton avenir, qu’il
fasse en sorte que tu ne tendes ta main devant personne… » dit le madah en
s’enveloppant de son aba avant de s’éloigner.
Sur l’invitation de Massoud, Mostafa descendit dans leur sous-sol. Les trois
femmes se rangèrent dans la pièce de derrière. Le grand-père se leva pour
accueillir dignement l’étudiant en électronique, le mentor de sa progéniture.
Mostafa se courba pour embrasser le visage, parsemé de barbe blanche, du
vieil homme, et leur annonça qu’il leur apportait une bonne nouvelle. Il était
intervenu auprès de la direction de l’école islamique Refah afin qu’Esmat
khanoum, la sœur de Massoud – il inclina la tête du côté de la pièce où se
trouvaient les femmes – y poursuivît sa scolarité, sans aucun souci matériel.
Le grand-père essaya de saisir la main de Mostafa pour la baiser. « Celui
qui doit être gratifié, c’est vous hadj agha. Vous avez élevé deux fleurs pour la
société islamique ! » assura Mostafa en retirant énergiquement sa main.
En observant ces tiraillements, « laissez-moi vous embrasser la main »,
« non c’est moi qui dois embrasser vos pieds », Massoud réalisa soudain que
les tracas concernant sa sœur étaient finis, que la trésorerie des musulmans
allait remplacer automatiquement tous les crayons largement entamés.
Le lendemain, alors que Téhéran s’éveillait sous la neige, Esmat, enroulée
dans un tchador noir prêté par une voisine – il était hors de leur portée
d’acheter quatre mètres et demi de polyester noir –, et accompagnée par
Massoud, se rendit à l’école Refah. On la sépara de son frère, on l’installa
dans une salle de cours, on lui demanda si ses parents priaient, s’ils
possédaient un poste de télévision, s’ils allaient au cinéma – elle ne dit mot du
cœur ému de son frère qui, tous les jours, malgré son engagement sur la voie
de Hosseyn, entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq,
continuait à battre au rythme de celui de Gheyssar –, s’ils écoutaient de la
musique, si une de leurs proches sortait sans tchador, et enfin si elle portait
quelquefois une jupe devant son frère.
Elle sortit la tête haute de cet interrogatoire et intégra, dès le lendemain,
dans le même tchador, sa nouvelle école. Deux jours plus tard, elle fut
chargée, en vue de la célébration de la passion de l’imam Hosseyn, de couvrir
les murs de leur amphithéâtre de tissus noirs. Une semaine plus tard, toutes les
écolières découvrirent dans leur casier un polycopié du tract de l’ayatollah
Khomeyni. Le frère et la sœur militaient ensemble, « deux fleurs dressées
dans la société islamique ».
Rassuré sur l’avenir de sa sœur, Massoud pouvait songer à se marier. Il
communiqua son intention à sa mère. « Je remercie Dieu, enfin mon fils est
venu à la raison ! » s’écria-t-elle en claquant ses doigts de joie, anticipant déjà
le mariage.
La fille « bien comme il faut » de naguère, faute d’engagement sérieux de
la part de Massoud, avait été mariée. Où se trouvait la caissière de General
Mode ? Et Lobat ? Continuait-elle à balancer ses fesses à l’Horizon doré ? Un
jour ou l’autre, si leur combat aboutissait, quatre mètres et demi de tchador
noir recouvriraient le corps de la caissière et cinq mètres de tissu blanc, en
guise de linceul, celui de la danseuse. Fallait-il les avertir ? Devrait-il
s’introduire dans le cabaret, interrompre Lobat au milieu de sa prestation,
« regarde mes fesses, je les secoue, je les secoue, je les lâche en haut, je les
lâche en bas… », pour lui dire de tout arrêter, de déguerpir, de foutre le camp
avant la lapidation, avant le lynchage ? Mais pour aller où ? Si tous les soirs
Lobat ne balançait pas ses fesses, qui prendrait soin de son mari héroïnomane
et de ses enfants en bas âge ? Qui ?
Une chose était sûre : lui, agha Massoud l’électricien, ne pouvait pas régler
tous les problèmes, désintoxiquer par exemple le mari de Lobat, inshallah,
pour qu’il mène une autre vie. Si les préceptes islamiques régnaient dans ce
pays, plus jamais Lobat ne balancerait ses fesses, non, plus jamais, même si
ses enfants, ses propres enfants crevaient de faim sous ses yeux. Et d’ailleurs
si les préceptes islamiques régnaient dans ce pays, jamais plus les enfants ne
souffriraient de la faim, jamais plus les maris ne se défonceraient à l’héroïne.
De toute façon, préceptes islamiques ou pas, la danseuse et la caissière étaient
désormais répréhensibles. Ces deux femmes faisaient partie de son passé, du
temps perdu précédant son éveil, son engagement. Aujourd’hui, il était
ballotté entre l’organisation des campements, le tirage des tracts, les prières, la
distribution de la taxe islamique parmi les plus pauvres des pauvres, l’achat de
disjoncteurs, interrupteurs, goulottes et moulures pour son propre travail. Il ne
lui restait même pas assez de temps pour laisser son cœur chavirer quelques
minutes par jour entre dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq. Il
avait même réussi à se débarrasser de Gheyssar et d’Azam. Enfin.
D’ailleurs, ces deux-là n’étaient que les personnages d’un film, tourné Dieu
sait dans quelles conditions et projeté dans des salles où des femmes, assises
en minijupe à côté des na mahram, des hommes qui n’étaient même pas de
leur famille, exposaient leurs cuisses blanches. Dans ces mêmes salles, on
pouvait entendre les femmes casser bruyamment des graines de pastèque et les
éjecter du bout de leur langue sur les têtes chauves alignées devant elles, tof,
tof. Le jour où l’islam régnera sur ce pays, les salles de cinéma seront
partagées en deux zones et les hommes seront enfin séparés des femmes, elahi
amin. Ou bien il y aura, ce qui paraît encore plus judicieux, des séances
destinées aux hommes et d’autres aux femmes : les matinées pour les femmes,
les après-midis et les soirs pour les hommes. Ou encore, et cette troisième
possibilité lui semblait de loin la meilleure, les salles de cinéma seront, à toute
heure, interdites aux femmes. Oui, des salles de cinéma réservées uniquement
aux hommes et projetant des… Des quoi ? Quels films ? Massoud n’avait rien
d’un réalisateur, ni d’un producteur. Le choix des films qui seraient projetés
pour un public d’hommes dans une société régie par les lois islamiques ne le
concernait pas, du moins dans l’immédiat. Bien sûr, si jamais les autorités le
consultaient, il aurait son mot à dire. Il suggérerait peut-être à demi-mot, en
mangeant les syllabes, de tourner un remake de Ghey… de Gheyssar.
Quant à son mariage, oh, les filles ne manquaient pas. Naneh djoun, sa
mère, n’avait que l’embarras du choix. Le hedjleh électrifié, le seul de tout
Téhéran, associé au blouson noir, avait produit un plein effet. Aucune mère de
Sar-asiab Doulab n’aurait refusé la demande de Naneh djoun. Mais dès que
celle-ci décrivait une telle, fille d’un tel, Massoud se détournait, se
rétractait. Il ne se donnait pas le droit, en continuant la voie qui était la sienne
et qui, inévi tablement, menait à la prison, de se marier et d’avoir des enfants.
– Naneh djoun, j’ai mal à la tête. Toute la journée, j’ai bouffé du gasoil,
plus tard, s’il te plaît, la jolie fille du boucher…
Et il empêchait Naneh djoun de se rendre, une boîte de gâteaux à la main,
auprès des parents de l’élue.
À Mostafa, cependant, il ne savait pas dire non. Celui-ci lui lança, un matin
du mois de mars, en faisant vrombir sa moto :
– Massoud, mets-toi derrière, je t’emmène faire des courses !
Massoud grimpa derrière son ami. Durant tout le trajet, malgré les klaxons,
les injures des conducteurs : « Ahay, animal, regarde devant toi ! », les cris des
vendeurs ambulants : « Collants Starlight ! Collants Starlight ! », et le chant
de hadji Firouz qui, son tambourin à la main, annonçait le Nouvel An, il posa
sa tête contre l’oreille du conducteur et lui glissa quelques mots sur les
activités des membres de leurs groupes, sur leur empressement à vouloir agir,
à entreprendre la lutte armée.
– Chaque chose en son temps, répondit Mostafa. Pour le moment, nous
allons faire des courses.
Massoud pensa qu’il s’agissait d’achats de charité. Il lui arrivait souvent
d’aller au bazar, les mains presque vides, de faire la quête au nom de leur
groupe islamique en assurant que les destinataires étaient vraiment dans le
besoin, des déshérités, des exclus. Il en revenait avec une fourgonnette
remplie de chaussures Kafshé Melli, de pantalons, de pulls et de blousons. Le
Nouvel An approchait. Il fallait penser à vêtir les démunis. « Il faut laver la
maison, se laver et, pour les souhaits de bon augure, porter un vêtement
neuf ! » disait Naneh djoun. Le nettoyage de leur deux-pièces ne demandait
pas un effort surhumain. Quant au hammam, ils s’y rendaient en petits
groupes séparés : la grand-mère, Naneh djoun et Esmat d’une part, le grand-
père et Massoud de l’autre. Les complications apparaissaient avec le port du
vêtement neuf. Depuis qu’Esmat fréquentait l’école Refah et donnait des
cours privés aux élèves des classes inférieures, Dieu merci, les choses
s’étaient nettement arrangées. Mais ce n’était hélas pas le cas pour d’autres. Il
fallait penser à eux, au vêtement neuf qui est de bon augure quand on le porte
le jour du Nouvel An.
Mostafa s’arrêta devant un magasin de costumes pour hommes sur l’avenue
Nasser Khosrow.
– Choisis-toi un joli costume de marié, conseilla-t-il à Massoud en
franchissant le seuil de la boutique.
À Mostafa, agha Massoud l’électricien ne pouvait rien refuser. Si sa peau
avait été blanche, dans pareil cas, il aurait rougi. Il baissa la tête et attendit que
Mostafa sollicitât le vendeur :
– Apportez-moi ce que vous faites de plus beau pour Monsieur le marié que
voici !
Le vendeur décrocha deux costumes du présentoir, en disant :
– S’il vous plaît. Je sollicite une minute d’attention. Il y a ici un costume
noir avec doublure gris foncé et un costume blanc avec doublure marron. Ceci
pour vous dire que nous avons, dans notre magasin, quelque cinq cents
modèles. Il faut que vous me précisiez la couleur du costume, celle de la
doublure, le nombre de poches extérieures pour la veste, le style du dos de la
veste, par exemple avec ou sans fente, le style des poches du devant du
pantalon, verticales, en biais, horizontales…
Pendant que le vendeur récitait sa litanie, Massoud, qui se demandait à qui
on voulait le marier, caressait presque malgré lui la matière des deux
costumes, « c’est comme un toboggan, la main glisse dessus, tellement c’est
doux ! », et en cherchait des yeux le prix, sur les étiquettes. À l’exception du
fameux pantalon, fendu en deux, de Monsieur V., environ un an auparavant, il
n’avait jamais eu l’occasion de toucher une matière aussi souple.
Le vendeur poursuivait :
– Messieurs, ce n’est pas tout, il faut aussi indiquer le nombre de poches à
l’arrière du pantalon, par exemple une à droite, une à gauche, une à droite et à
gauche, et également le nombre de plis et de faux plis du pantalon, à partir de
la taille. Enfin l’ourlet, vous le voulez à l’intérieur ou à l’extérieur ?
– Ey baba, lui dit Mostafa, nous sommes venus pour acheter un costume de
marié, pas pour résoudre une formule mathématique.
Une demi-heure plus tard, le vendeur sélectionna un costume noir, doublé
de tissu beige. La veste avait deux poches extérieures et deux fentes dans le
dos, le pantalon des poches en biais sur le devant. Un seul pli et l’ourlet à
l’extérieur.
Ils ne prirent pas de cravate.
– C’est compris dans le prix du costume.
– Nous n’en voulons pas.
La cravate était bonne pour les oppresseurs occidentalisés des quartiers
nord, pour ceux qui voulaient à tout prix ressembler à ces impies qui se
soûlaient dans les cabarets avec des filles à demi nues sur leurs genoux.
Aucun homme engagé dans la résistance, fût-ce pour son mariage, ne se
montrerait ainsi déguisé.
– Pas de nœud papillon non plus ? Du moment que vous ne prenez pas de
cravate, je peux consulter la direction, si vous le désirez, et vous offrir le nœud
papillon.
– Tu te moques de nous ou quoi ? répliqua Massoud en relevant ses sourcils
et la taroupe qui les unissait.
Tandis que Mostafa comptait les billets de cent toman, Massoud gardait la
tête baissée. Sur la route du retour, alors qu’il serrait le costume qui coûtait le
prix de mille cinq cents crayons d’école (il n’avait pas pu s’empêcher
d’effectuer le calcul), Mostafa tourna la tête vers lui et dit :
– Je ne laisserai aucune famille te dérober à nous. Tu seras notre propre
gendre. Le mari de celle qui a bu le même lait que moi, notre Zahra.
À Mostafa, Massoud ne savait pas dire non.
Confrontation constante avec le régime oppresseur
– Leur Zahra va à la même école que notre Esmat, dit Massoud à son grand-
père.
Naneh djoun claqua des doigts. Esmat se mit à chantonner un air de
Gougoush : « Gissou nagou kamandé vallah ! Ses cheveux, on dirait un
lasso ! », et presque aussitôt elle se tut. Une fille qui fréquentait l’école
islamique Refah ne devait pas regarder la télévision ni fredonner du
Gougoush. La grand-mère retira difficilement de son poignet trois bracelets en
or, djiring : « C’est pour Zahra khanoum ! » Seul Massoud ne partageait pas la
joie de sa famille. Comment subvenir aux frais du mariage ? Comment rester
la tête haute auprès de Mostafa, dont le père, en sa qualité de gardien d’école,
avait un vrai salaire, une vraie habitation ? Comment ne pas inviter au mariage
les collègues de l’avenue Lalehzar, les membres du groupe islamique, ceux
qui dix jours par an s’acharnaient à ce que leur alam attirât la foule la plus
dense ? « Ya Hosseyn, aide-moi ! Fais en sorte que je ne sois pas
déshonoré ! »
L’imam Hosseyn exauça son souhait. Une semaine après l’achat du
costume, les intrépides, les louti et les héros des maisons de force de
Darvazeh-ghar, de Molavi et de Sampaz-khouneh, ceux qui admiraient chaque
année le hedjleh électrifié de Massoud, arrivèrent porteurs de dix mille toman.
Connaissant le dénuement dans lequel vivait la famille de Massoud, ils avaient
organisé une collecte dans les maisons de force et, « Massoud djoun, tu
mérites beaucoup plus que ça, accepte de nous cette modeste somme », ils lui
tendaient une enveloppe ventrue.
Deux cents personnes assistèrent à son mariage. Les fruits furent fournis par
les grossistes du Meydoun, ceux-là mêmes qui s’entraînaient dans les maisons
de force et transportaient sur leurs épaules, à coups de ya Hosseyn, le très
lourd et pesant alam. Les gâteaux – de sa vie Naneh djoun n’en avait goûté
d’aussi savoureux – provenaient non pas du shirini danmarki, celui qu’avait
choisi Fereydoun pour Monsieur V., mais de la confiserie islamique hadj
Zarifi et frères. Pendant la semaine qui précéda le mariage, les services de la
Savak s’étonnèrent de l’absence de tracts dans les casiers à mohr de la
mosquée Khalili et l’Arménien qui vendait des stencils de la défection de ses
clients. Délaissant leurs activités clandestines, les militants passaient leur
temps dans un salon de coiffure pour hommes, chez Djazireh.
Après le mariage, il resta suffisamment d’argent au couple pour acheter un
deux-pièces, mais cette fois à l’étage, à proximité de Meydan Khorassan.
Pendant cette période, Massoud fut courtisé par les membres des modjahedins,
lesquels, capsule de cyanure sous la dent, menaient une existence clandestine
et se consacraient à la lutte armée. Son rêve était de les imiter, de faire
exploser des bombes dans les bâtiments de l’Organisation de la planification,
à la succursale de Pan American, au siège des compagnies pétrolières Shell et
Lavan, dans les salles de cinéma Polydor et Radio City, « non, pitié, pas dans
le cinéma Cristal », à la cafétéria de l’hôtel International, au commissariat de
police de Baharestan. Mais chaque fois qu’il regrettait son inaction, Mostafa,
son beau-frère, lui rappelait les paroles de leur Guide : « Sans la participation
du peuple, aucun mouvement armé ne saura réussir. Réveillez le peuple à
l’islam ! Éveillez-les ! » Et Massoud continuait, comme par le passé, à se
recroqueviller dans le cagibi, derrière sa boutique, pour polycopier des tracts
en provenance de l’Irak.
Un soir, alors qu’il s’apprêtait à rentrer et à goûter au dizi de sa femme,
trois hommes firent irruption dans son magasin.
– C’est toi Massoud ?
– Oui.
C’en était fini de sa liberté. Ils firent baisser les grilles, menottèrent
l’électricien et fouillèrent la boutique de fond en comble. Ils trouvèrent, bien
entendu, les stencils, la planche de verre qui portait encore des traces toutes
fraîches d’encre et une photo de l’ayatollah Khomeyni.
– Qui c’est ?
– Ma source d’imitation.
– C’est Shariat Madari ?
– Oui.
Ils jetèrent la photo par terre, sur un fouillis de vieilles boîtes de chevilles,
d’embouts, d’ampoules usagées et de fils noués. Ils bandèrent les yeux de
Massoud, le firent monter dans une voiture et le conduisirent à la prison
d’Evin. Lorsqu’ils lui enlevèrent sa cagoule, l’électricien se trouvait dans un
local sans fenêtre, les pieds sur des câbles jetés à même le sol. Au milieu de la
pièce un lit en fer, sans matelas. Une ampoule pendait du plafond.
Ils attachèrent ses mains et ses pieds. Un des enquêteurs lui annonça :
– Cher monsieur Massoud, nous avons décidé de t’agrandir d’un demi-
mètre !
Ils le frappèrent alors avec des câbles électriques – les mêmes qu’il avait
maniés toute sa vie – et lui demandèrent instamment de dénoncer les membres
de son groupe. Massoud résista. Il n’avait pas brandi pendant des années
l’alam de l’imam Hosseyn pour s’effondrer au premier coup. À l’aube, il fut
conduit au quartier numéro 1 de la prison, où il trouva les ayatollahs
Taleghani, Montazeri, Lahouti, Anvari, Rabani, les religieux Karoubi,
Rafsandjani, Mahdavi Kani, et d’autres comme Radjayi, Askar Oladi,
Ladjevardi – tous les dirigeants de la future république islamique. À la suite
d’une pétition, signée par les ayatollahs emprisonnés qui demandaient à être
séparés des prisonniers marxistes, qu’ils considéraient comme infidèles et
impurs, ils se retrouvaient là tous ensemble.
Huit mois de prison transformèrent Massoud en un pratiquant pur et dur. À
l’aube, il récitait l’appel à la prière. Ensuite, dans le hammam collectif, il
veillait à ce que les modjahedins et les marxistes, largement plus représentés
que les religieux, ne montrent pas leur nudité.
– Quelle différence y a-t-il entre la paume de la main et la peau des fesses ?
Hein, dis-moi Massoud ! Dis-le-moi !
– Vous avez intérêt à vous couvrir, sinon je détraque les ventilateurs, et je
sais de quoi je parle.
Quarante degrés à l’ombre. Malgré toute leur résistance aux coups de
câbles, ni les modjahedins ni les marxistes ne souhaitaient qu’on les privât de
ventilateur.
À midi, l’électricien se postait à l’entrée du réfectoire et veillait
personnellement à ce qu’aucun modjahed, aucun maoïste, ne touchât à la
nourriture, ni aux couverts destinés au quartier numéro 1, celui des islamistes.
À l’heure de la sieste, il apprenait l’arabe et étudiait le Coran, et le Nahdj ol-
balagheh. L’après-midi, il se rendait dans les toilettes pour épier ceux qui,
parmi les modjahedins, urinaient debout. S’il en surprenait un, à la sortie de la
pissotière, il le prenait à part et le blâmait sévèrement :
– Toi aussi, tu es passé à gauche ?
– Boro baba, lâche-moi, avançait le fautif en tentant d’écarter Massoud de
son chemin. Tu n’as pas autre chose à faire que de guetter si on pisse
correctement, si on se lave correctement, non ? Tu n’as pas autre chose à
faire ?
– Je veille à ce que tu restes dans le droit chemin.
– Il n’est pas interdit de pisser debout, que je sache.
– Non mais il est recommandé de le faire assis, compte tenu de la parole
d’Ayesheh. Rappelle-toi : « Si quelqu’un vous dit que le Prophète, bénédiction
et salut soient sur lui, a uriné debout, ne le croyez pas ! Il n’urinait qu’assis. »
Nous, musulmans, nous devons le copier dans chacun de ses gestes.
– D’accord, d’accord. Mais si un obstacle, une douleur, empêche qu’on
pisse assis, qu’est-ce qu’il faut faire ?
– Il faut veiller à ne pas être éclaboussé par l’urine et surtout ne pas laisser
découvrir ses parties honteuses. Cette concession a été rapportée par un des
compagnons du Prophète.
– D’accord, répliquait le modjahed, dorénavant je pisserai assis et si, pour
une raison ou pour une autre, je pisse debout, je veillerai à ne pas m’asperger
d’urine, ni à exposer ma bite à l’air libre.
Ils finissaient par se séparer, et chacun de regagner son propre quartier.
Cependant, les jours suivants, Massoud finissait par apprendre que le
modjahed continuait d’uriner debout. Quelque temps plus tard, il en obtenait
la confirmation : le modjahed était effectivement passé à gauche, il avait
même cessé de prier.
Le soir, Massoud pénétrait dans les toilettes, qu’il ne quittait plus – pour
inspecter, selon la méthode islamique, les recoins où les prisonniers avaient
l’habitude de cacher toutes sortes d’objets.
– Avec leur ration de raisin sec, les gauchistes sont en train de faire du vin.
– Où ? Comment ? Dis-moi !
Il était de son devoir de déjouer cette entreprise irrespectueuse des détenus
gauchistes. Aussi se cramponnait-il aux parois des toilettes pour fouiller le
contenu des réservoirs de chasse d’eau. Il y pêchait des lames de rasoir,
cachées là par ceux qui préparaient leur suicide, des trousseaux de clés, des
pièces de monnaie, des alliances. Un soir, il trouva, au-dessus des mêmes
réservoirs, des ballons de foot remplis d’un liquide qui dégageait une odeur
aigre. Pas de doute : il s’agissait du vin fabriqué par les tchapi, ces gauchistes
qui, dans une prison à la réputation redoutable, avaient eu le loisir de presser
clandestinement du raisin sec, d’en tirer un liquide sirupeux et de le laisser
fermenter dans des balles de foot.
En un clin d’œil Massoud déversa dans les cuvettes le produit de plusieurs
mois d’astuce et de dissimulation. Durant toute la semaine suivante, il dut
s’enfermer dans le quartier réservé aux religieux. Ses codétenus craignaient
pour sa vie. Les gauchistes et même les modjahedins, qui ne juraient que par
la lutte armée et l’homicide politique, lui en voulaient à mort.
Lorsque, après huit mois d’étroite fréquentation des docteurs en religion –
de sa vie, il ne les avait jamais côtoyés d’aussi près –, Massoud quitta enfin la
prison, il était persuadé, il savait que son cœur ne battrait jamais plus entre
dix-sept heures dix-huit et dix-sept heures vingt-cinq. Il se sentait même
capable, maintenant, de mettre le feu au cinéma Cristal.
Libéré, il continua, testeur à la main, à rétablir le courant dans les maisons
du bala, au nord de la ville, baissant chaque fois la tête lorsque la jeune fille
de la maison plongeait dans la piscine, vêtue d’un satanique bikini. Que de
fois, il eut envie de casser les bouteilles d’alcool entassées dans les caves de
ces résidents « d’en haut », mais « attention il ne faut pas prendre de risques et
se faire attraper pour des babioles », alors il se retenait, il crachait sur les
whiskies, les cognacs et les vodkas tout en maudissant ces non-musulmans,
« que vous brûliez tous dans le feu de l’enfer ! »
À la fin du printemps, alors qu’il regagnait sa boutique après une réparation
de piscine, il apprit la mort de l’opposant Ali Shariati, survenue en Angleterre,
le 19 juin 1974, après trois ans d’emprisonnement en Iran. Il lui était arrivé,
par solidarité religieuse, de polycopier certains passages des ouvrages de
Shariati et de les distribuer dans la mosquée Hedayat, à proximité de son lieu
de travail. À l’annonce de sa mort, il essaya de se remémorer une des phrases
qu’il avait reproduites à grands coups de tirage et d’encrage : « Dans le
shiisme des imams, la stratégie de la lutte n’est ni le soulèvement armé – oui,
c’était bien ça, il n’avait pas tout oublié –, ni le combat idéologique, ni
l’inaction, ni l’enseignement de l’islam. La stratégie de la lutte se trouve – se
trouve dans quoi ? Il redoutait de modifier le phrasé si particulier de Shariati –
… dans une confrontation constante avec le régime oppresseur ».
– Dieu merci, se disait-il, je n’ai pas de diplôme, mais j’ai quand même pu
retenir ces quelques phrases par cœur.
Désormais, Massoud pouvait passer devant le cinéma Cristal sans même
relever la tête pour entrevoir les affiches. Confrontation constante avec le
régime oppresseur.
Pendant cette période, et plus particulièrement en octobre 1977, tout occupé
à « réveiller le peuple à l’islam », il ignora les dix soirées poétiques organisées
par l’Institut Goethe.
On y retrouvait la plupart des intellectuels, parmi lesquels Fereydoun et
Ensiyeh, qui s’imaginaient sincèrement œuvrer pour l’abolition de la censure.
Ils connaissaient la plupart des intervenants, comme les écrivains Saedi,
Moshiri et Kasrayi. Le cinquième soir, un vendredi, les poètes abandonnèrent
les microphones, quittèrent la salle de conférences et rejoignirent la foule,
massée dans le jardin. Recroquevillés sous un même parapluie, Ensiyeh se
permit enfin, « maintenant que tout le monde luttait contre la censure », de
poser sa tête contre l’épaule de Fereydoun. De sa main gauche – l’autre tenant
le parapluie –, Fereydoun la serra aussitôt dans ses bras et souhaita
intensément qu’il continuât de pleuvoir, que la voix de Golshiri décrivant
La mort prématurée dans la prose contemporaine persane ne s’interrompît
jamais, que la police restât menaçante et armée. Les langues se déliaient.
Après des années de censure, les poètes pouvaient enfin utiliser le mot
« sang » sans le remplacer par « hémoglobine ». Un vrai mouvement de
contestation, ils en étaient alors convaincus, voyait le jour dans un cercle de
poètes, désormais libres de penser, d’écrire, de publier. Mieux encore,
Fereydoun sentait qu’Ensiyeh commençait enfin à se relâcher. La révolution
avait réussi à percer son armure.
Un des premiers jours du mois de janvier 1978, Fereydoun fit irruption chez
Ensiyeh, comme toujours sans appeler au préalable et sans sonner. Il se rendit
dans la cuisine, où il retrouva Mehri, la femme de ménage, la tête renversée en
arrière et le visage couvert d’une purée de bananes. Sans un mot, afin d’éviter
que son masque ne s’écroulât, celle-ci dirigea son index vers le haut, vers
l’étage supérieur, pour indiquer le lieu où devait se trouver Madame. Tout
absorbé par le spectacle du masque, Fereydoun, qui se rappelait les litres de
milkshake à la banane qu’il avait ingurgités en 1970 à San Francisco, entre
deux joints, une manifestation contre la guerre du Biafra et un drive in
cinema, ne bougea pas.
– Bala ! Bala ! En haut ! finit-elle par dire, en éprouvant un certain mépris
pour cet homme qui, ne comprenant pas le b a ba d’un masque de beauté,
l’avait contrainte à briser son silence et à faire couler la purée de fruit sur sa
chemise immaculée, amidonnée.
Fereydoun, pour qui l’amitié de Mehri comptait par-dessus tout – elle
informait le réalisateur sur l’emploi du temps d’Ensiyeh à la minute près –, la
félicita sur l’irrésistible odeur d’amidon qu’elle dégageait en permanence :
– Mehri djoun, comme tu sens bon ! Ah ! Si seulement les parfumeurs se
donnaient la peine d’exploiter cette odeur !
Mehri, les commissures des lèvres agglutinées par les bananes, sourit, ce
qui fit tomber une nouvelle coulée sur sa chemise désormais définitivement
sale. Fereydoun huma encore l’air, « ah, cette odeur ! », quitta la cuisine et
escalada l’escalier.
– Mets ton manteau. Je t’emmène à Niavaran. Là, tout près du Palais, sur un
mur, je viens de découvrir, en petits caractères (il s’approcha d’Ensiyeh pour
lui chuchoter au creux de l’oreille) : « Mort au shah ! »
– Mort au shah ?
Ensiyeh l’accompagna jusqu’au mur. Fereydoun, qui marchait devant elle,
dépassa une épicerie, s’arrêta puis se retourna et pencha la tête pour désigner
l’inscription. Elle lut en toute hâte : « Mort au shah ! » Dix ou douze
centimètres de gribouillages sur un mur en brique, trois mots qui allaient
bouleverser leur vie.
Ils en indiquèrent l’emplacement à tous leurs amis. Ils y retournèrent eux-
mêmes, à plusieurs reprises, seuls ou en groupes, comme s’ils se rendaient à
une maternité pour contempler quelque étrange nouveau-né.
À peine quelques jours plus tard, la publication d’un article qui injuriait
l’ayatollah Khomeyni transforma le mécontentement des milieux
traditionnels, précisément, en une « confrontation constante avec le régime
oppresseur ». Une manifestation éclata à Qom, la ville sainte. Le clergé
rejoignit le mouvement, des hommes tombèrent sous les balles de l’armée. Ce
qui provoqua d’autres rassemblements, célébrés, conformément au rituel shiite
du deuil, au quarantième jour du décès. De janvier 1978 à février 1979, la
révolution naquit dans le deuil célébré des victimes.
Il y eut, tout d’abord, le 18 février, la révolte de la ville de Tabriz, qui
associait pour la première fois la gauche, les libéraux et les religieux. Les
émeutiers saccagèrent non seulement les bâtiments officiels mais aussi des
cinémas, des boutiques de vêtements, des débits d’alcool. L’armée riposta,
faisant de nouveaux morts, dont le culte, si cher au shiisme, allait captiver le
peuple entier. Des manifestants firent leurs ablutions dans le sang même des
martyrs, écrivirent avec ce sang « Ya Hosseyn » sur leur propre front, et
brandirent, telles des bannières, les vestes ensanglantées des morts, en
attendant la prochaine procession, quarante jours plus tard.
Pendant l’été, le shah nomma un nouveau Premier ministre et annonça le
retour au calendrier musulman : de l’année 2538 le pays revint brusquement à
1357.
Après plusieurs intervalles de quarante jours, le 7 septembre 1978, la foule
exigea pour la première fois le départ du shah et le retour de Khomeyni.
Le lendemain, l’armée ouvrit le feu sur les manifestants de la place Jaleh.
Ce fut le « vendredi noir ». Le soir, un tremblement de terre détruisit la ville
de Tabas : la nature semblait également opter pour une « confrontation
constante avec le régime oppresseur ».
Un samedi matin, le beau-frère de Massoud, agha Mostafa, arriva chez
l’électricien avec la liste des victimes de la place Jaleh, un portefeuille bourré
de billets ainsi qu’une serviette contenant des photos et les cassettes de
l’ayatollah Khomeyni. La mission de Massoud était de se rendre auprès des
familles endeuillées, de les aider matériellement et de capter ainsi leur deuil.
Sa femme Zahra, désireuse elle aussi de servir leur cause, se couvrit
immédiatement de son tchador noir – on en voyait de plus de plus dans les
rues de Téhéran –, et s’apprêta à accompagner Massoud. Ils allèrent chercher
le madah, celui-là même qui avait l’habitude de déclamer pendant dix jours,
dans la cour de la forge, la passion de l’imam Hosseyn, et commencèrent leurs
visites par leur voisinage immédiat. Les victimes, dans ces quartiers, étaient
pour la plupart de simples ouvriers travaillant dans le bâtiment ou l’industrie.
– Où est la maison du martyr ? demanda Massoud au détour d’une rue.
Le mot était sur toutes les lèvres. Le protestataire de la veille, qui avait
quitté son foyer pour manifester son désarroi ou tout simplement rejoindre un
ami opposant, n’avait pas disparu, ni péri. Il était tombé martyr.
Le passant désigna une porte en fer ouverte un peu plus loin sur la droite.
Les deux hommes, suivis de la femme, pénétrèrent dans la cour, déjà
largement investie. Massoud et Zahra s’ouvrirent un chemin parmi la foule,
montèrent les marches jusqu’au seuil de la maison, abandonnèrent leurs
chaussures aux côtés d’une vingtaine d’autres paires et entrèrent. Zahra fit la
queue pour monter à l’étage. Campé dans le vestibule, Massoud entendit la
voix de la veuve – il ne pouvait s’agir que d’elle – : « Vay, regardez quelle
calamité s’est abattue sur ma tête ! Vay ! Vay ! » En guise de réponse lui
parvinrent aux oreilles, une série de hurlements, poussés par les visiteuses, qui
se transformèrent doucement en lamentations et se terminèrent par un silence
entrecoupé de « on dirait que vous n’avez jamais servi le thé, laissez-le
infuser, bande d’oisifs ! », et aussi de « si notre samovar ne suffit pas, allez
emprunter celui de Heshmat khanoum ! »
Couvertes de leur tchador, des femmes aux yeux mouillés descendirent le
long des escaliers et se virent aussitôt remplacer par un nouveau flot, dans
lequel se trouvait Zahra. « Quelle faute avaient commise mes petits pour être
ainsi privés de leur père ? », « Vay, qui maintenant va s’occuper de mes
enfants ? » D’en bas, Massoud entendit les cris des visiteuses, puis leurs
sanglots, puis leur silence. La même voix qui protestait réclama de nouveau
des assiettes : « Mais voyons, ce n’est pas un zoo ici ! » Zahra était absente du
groupe qui redescendit. Elle devait avoir commencé à apprivoiser la veuve.
Quant à Massoud, il ne tarda pas à identifier le frère de la victime.
L’homme, la trentaine, ne s’était pas rasé et portait une chemise noire.
Triturant entre ses doigts un chapelet, il veillait à ce que le plateau de halva
circulât parmi les visiteurs. Allant de la pièce principale à la cuisine, il
embrassait les nouveaux arrivants, posait sa tête sur leur épaule en disant :
– Dadash est parti. Il est parti comme de la fumée !
Puis il soufflait dans l’air pour mieux décrire la disparition de son frère. À
la vue de Massoud, il l’étreignit comme une vieille connaissance avant de lui
dire, dans un soupir :
– Où est mon frère ? Où est mon soutien ?
– Écoute, lui dit Massoud.
De la cour leur parvint la voix du madah, juché comme à son habitude sur
une boîte en tôle, qui psalmodiait :
– Zeynab pria l’imam Hosseyn de renoncer au combat en lui disant : « Ô
frère, on te tuera demain, laisse-moi te remplacer sur le front ! » L’imam
Hosseyn lui répondit : « Dieu a décidé de te voir enchaînée et de me voir
décapité. Demain, moi, je serai tué et toi, tu seras enchaînée. Veille sur les
enfants, prie pour moi ! »
Instinctivement, la foule amassée dans la cour commença à se frapper la
poitrine. Massoud conduisit le frère du martyr sur la terrasse.
Le madah pousuivait :
– Le lendemain, lorsque le cheval de l’imam réintégra le campement, les
enfants crièrent : « Baba est arrivé ! Baba est arrivé ! » Puis, voyant que les
pieds du cheval étaient ensanglantés, ils demandèrent au destrier :
« Zoldjanah ! Où est notre père ? Qu’est-il advenu de lui ? »
À ce récit, la foule, le frère du martyr et même Massoud, laissèrent jaillir
leurs larmes.
Le madah cria :
– Musulmans, ce soir c’est l’Ashoura, c’est le martyre de l’imam, ya
Hosseyn !
Tout en se flagellant, le frère de la victime entonna :
– Ya Hosseyn ! Ya Hosseyn !
Le madah venait d’assimiler le mort de la place Jaleh à l’imam Hosseyn
lui-même, ses enfants aux enfants orphelins de Karbela, jadis, et le désarroi de
ses survivants à l’antique affliction de Zeynab.
– Ya Hosseyn ! Ya Hosseyn !
Massoud regagna la maison, alla dans la cuisine, prit un tabouret et
commença à accrocher dans l’entrée, dans la pièce principale et dans le
couloir, le portrait de l’ayatollah Khomeyni. Zahra ayant pris le dessus, la
cage d’escalier était déjà ornée des photos du religieux en exil.
Deux heures plus tard, les murs extérieurs de la maison étaient recouverts
de tissus noirs. Diffusée par une radio-cassette, la voix d’agha Khomeyni
exhortait les musulmans à suivre l’exemple de l’imam Hosseyn et à hisser au
plus haut son étendard. À midi, la veuve n’eut aucun besoin de pallier
l’absence d’assiette, ni d’emprunter le samovar de Heshmat khanoum, la
voisine. Offerts par le groupe islamique du quartier, de larges plateaux de
tchelo kabab, de brochettes et de riz, circulèrent parmi les convives. Porté sur
les épaules de Massoud, un des fils de la victime ne voulait plus se séparer de
son nouvel oncle : « Amou, tu reviens demain ? Dis-moi oui, dis-moi oui. »
Au même moment, Zahra dorlotait dans ses bras le fils cadet, qui avait à peine
six ans et lui demandait : « Si tu fais un enfant, il sera mon cousin ? »
Prenant Massoud pour le sahebaza, le « propriétaire du deuil », tant il
agissait en maître des lieux et du deuil, les nouveaux arrivants se jetaient en
gémissant dans ses bras : « C’était une fleur dont a arraché tous les pétales ! »
Massoud inévitablement répondait : « C’était une offrande à notre Guide ! »
Vers la fin de l’après-midi, alors que le madah poursuivait son éloge
funèbre, un homme sonna à la porte, pourtant restée ouverte. On venait
chercher Massoud, car ce n’était plus la peine de convoquer le frère de la
victime. Toute décision importante – la distribution du tchelo kabab, la
transformation de la maison en sanctuaire du deuil – était prise par lui.
Massoud se dirigea vers la porte et aperçut un homme, autour de la
quarantaine, brun, barbu, pas trop grand, musclé et assez mince.
Il s’étonna et demanda :
– Agha Fereydoun, c’est bien vous ?
L’homme brun, barbu, pas trop grand, musclé et assez mince fixa Massoud,
qui reprit :
– Agha Fereydoun, je suis votre serviteur Massoud, l’électricien. Vous vous
rappelez ce jour, chez Monsieur V., où vous cherchiez à le voir ? Et moi qui
courais après la boîte de distribution ?
Fereydoun fixa la taroupe de Massoud, la reconnut et serra l’électricien
dans ses bras en lui demandant :
– La victime, serait-ce..?
Il ne termina pas sa phrase, de peur que le mort ne fût un proche de
Massoud.
– Non, je ne suis qu’un ami. Mais entrez, entrez, le frère du martyr est celui
qui se tient devant la porte vitrée. Et vous, agha Fereydoun, qu’est-ce que
vous êtes venu faire ici, en bas de la ville, auprès de nous les pauvres ?
Depuis le début des manifestations, pour se ressourcer dans la rue, où tout
semblait le nourrir, Fereydoun sillonnait toute la ville, le haut comme le bas. Il
photographiait, pendant les manifestations, les femmes qui enfonçaient des
tiges de glaïeul dans les armes de soldats désemparés. Il reconduisait, quand
son réservoir le lui permettait, les ouvriers dans leurs bidonvilles « du bas du
bas » et ne refusait jamais une invitation à prendre un thé dans leur baraque,
où trônait souvent, à côté du portrait fictif de l’imam Ali, la photo de
Gougoush, « la reine de la pop iranienne ». Il s’asseyait où il pouvait et tendait
l’oreille aux revendications de ces hommes. Des hommes qui ne cherchaient
pas à renverser le shah, mais qui voulaient un logement décent. Chaque matin,
il se rendait fidèlement devant l’Université de Téhéran et arpentait les
trottoirs, transformés en foire du livre, à la recherche d’ouvrages jusqu’alors
interdits. Un jour, il trouva, tapissant entièrement les dalles qui séparaient
deux rues, les quarante-cinq volumes des Œuvres complètes de Lénine,
jusque-là fermement prohibées. Il les acheta aussitôt pour le fiancé révolté de
Shahrzad, la fille d’Ensiyeh, et plaça deux toman dans la main d’un vieillard
nécessiteux, assis sur le sol contre le mur d’une banque fermée, pour qu’il les
transportât jusqu’à sa Land Rover, tandis qu’il continuerait ses emplettes
révolutionnaires sur d’autres trottoirs.
– C’était quoi, tous ces livres ? lui demanda l’indigent en lui remettant les
clés de la voiture.
– Les œuvres de Lénine. Un homme qui, il y a cinquante ans, a dirigé la
révolution, en Russie.
– Et là-bas, ils sont heureux maintenant ?
Fereydoun hésita et choisit de se taire.
Il déambulait dans une ville qui ne se ressemblait plus. Tous – gauchistes,
islamistes ou libéraux – se parlaient, discutaient, s’injuriaient, puis se
réconciliaient et se séparaient comme les membres d’une même famille après
un long et copieux déjeuner. Fereydoun ne quittait la rue que vers le soir pour
regagner alors la bibliothèque de la maison. Là, assis sous des portraits
qadjars, son père, en peignoir de soie et souliers d’intérieur, écoutait
nerveusement les informations en persan de Radio Israël, de Voice of America
et de la BBC.
– Tout est perdu, Fereydoun djan. Quand la BBC fourre son nez quelque
part, c’est que tout a été décidé, bouclé, ficelé chez eux, à la Chambre des
communes et à la Chambre des lords, disait M. Sardari en dressant son index
en direction du nord, ou du nord-ouest, là où était supposée se trouver
l’Angleterre.
– Demain, je vous emmène avec moi, répondait chaque soir Fereydoun.
Tout Téhéran est dans la rue. Venez et voyez par vous-même l’élan du
peuple !
– Que tu es naïf ! Tu vois l’élan du peuple et tu ne vois pas les ficelles que
tire Callaghan !
Fereydoun bouillonnait, mais là encore il se taisait et attendait le lendemain.
Ayant récolté de l’aide pour les blessés et les tués de la place Jaleh, l’Union
des écrivains l’avait chargé de se rendre auprès des familles meurtries.
– Je suis venu distribuer cet argent, annonça-t-il à Massoud, les dents
toujours aussi serrées.
– Vous êtes grand, agha Fereydoun. Mais vous le verrez par vous-même, ils
n’en ont pas besoin. Notre groupe islamique a tout prévu. Ils ne manqueront
de rien.
– Massoud djoun, je suis venu plusieurs fois à Lalehzar dans ton magasin,
mais tu n’y étais jamais. Tu as changé de métier ou quoi ?
– Non, j’y suis toujours. Mais quand vous êtes passé, je buvais de l’eau
fraîche dans la prison d’Evin.
Main dans la main, ils traversèrent la cour. Fereydoun entendit le madah
qui, du haut de sa boîte en tôle, décrivait les atrocités du jour de l’Ashoura, le
Coran piétiné, la tête de Hosseyn tranchée.
À l’intérieur, une cassette diffusait en boucle un appel à la résistance.
– Qui est-ce ? demanda Fereydoun.
– Agha Khomeyni.
La chute du voltage
Un peu plus tard, au mois d’octobre 1978, la raffinerie d’Abadan entra en
grève et les exportations de pétrole furent interrompues. Par suite de la
campagne de désobéissance civile, les bazars fermèrent, les journaux ne
parurent plus, la télévision et la radio cessèrent d’émettre. Chaque soir, les
habitants de toutes les villes montaient sur les terrasses et, à vingt heures
précises, criaient : « Allaho akbar, mort au shah ! »
Enroulé dans un gros pull en cachemire, Fereydoun gravissait deux à deux
les marches qui menaient au toit de la maison paternelle et, « je dis
rapidement quelques allaho akbar puis je monte vite dans la Land Rover pour
rejoindre Ensiyeh et l’emmener dîner », accomplissait ses devoirs
révolutionnaires. Au restaurant, ils ne parlaient que des manifestations, des
grilles baissées du grand bazar, « moi-même, je ne vais plus à la Télévision.
D’ailleurs la plupart de mes copains ont démissionné… », du manque
d’essence, « comme la voiture est immobilisée, Akbar s’est mis à faire de la
confiture », et des longues et amères disputes opposant les amis royalistes et
ceux qui appelaient à un changement de régime.
Dans la maison de style Bauhaus de Monsieur V., son fils, l’ancien ministre
de la Culture, fraîchement démi de ses fonctions, regrettait d’avoir raté les
soirées poétiques de l’Institut Goethe : « Baba, je ne pouvais pas me permettre
d’y aller. Qu’aurait alors pensé l’impératrice ? » Toujours assis sous les photos
de Tchang Kai-chek et de Nehru – qui eux aussi avaient assisté à des
bouleversements, naguère –, Monsieur V. répétait : « Ces deux jours, le
vendredi et le samedi, les coups de feu et le tremblement de terre. Quarante-
huit heures qui ont secoué une nation ! » Il citait le livre de John Silas Reed,
Les Dix Jours qui ébranlèrent le monde, « à propos duquel Lénine lui-même
disait qu’il aimerait que des millions de personnes pussent le lire ». Après
quoi il abandonnait cet Américain, « le seul parmi ses compatriotes à être
enterré au Kremlin », pour s’emparer du téléphone et composer le numéro de
la clinique des Grangettes, à Genève, où Madame V. était hospitalisée pour un
check-up. Tandis que l’ex-ministre de la Culture feuilletait les revues
protestataires, empilées sur le bureau de son père, en se demandant si
Monsieur V., à l’instar de Victor Hugo, avait également opté pour la
révolution, son père faisait de son mieux pour rassurer la vieille dame sur la
solidité du régime, sur sa stabilité, sur les racines « inextricables, inaltérables,
immortelles » de la monarchie en Iran. Gol Bibi arrivait avec son plateau de
thé, sur lequel forcément quelque chose manquait – un sucrier, une cuillère,
une serviette – et implorait Monsieur V. pour qu’il rappelât avec insistance à
Madame de prendre régulièrement ses deux tasses quotidiennes de sonbolé tiv
et de se sécher, après chaque bain, très convenablement, « sinon, elle tombera
malade et dans le kharedj, il n’y a personne pour s’occuper d’elle ».
– Gol Bibi djoun, mère est dans une clinique, précisait l’ancien ministre.
– Kilinik ou pas kilinik, elle est dans le kharedj. Ça veut dire qu’elle n’a
personne.
Elle n’avait pas tort.
Madame V. fixait avec inquiétude les Alpes. « Faites-moi rentrer en Iran,
disait-elle, ou bien rejoignez-moi. Il paraît que des familles entières cherchent
à quitter le pays. D’ici tout me semble catastrophique. »
– En fait, Gol Bibi vous recommande de vous sécher et de… (Monsieur V.
se tourna vers la servante) Et de ?
– De boire son sonbolé tiv.
– N’oubliez pas de boire votre sonbolé tiv, c’est ce que Gol Bibi veut que
vous fassiez. Pour le reste ne vous inquiétez pas. L’Iran a connu d’autres
soubresauts.
Puis il raccrochait, avalait, sous les yeux critiques de son fils, qui avait pour
devise « servir est un art, un art de vivre, un art d’aimer », une gorgée de thé
froid, amer, dans une tasse ébréchée et murmurait, comme s’il craignait que sa
femme ne l’entendît :
– Quarante-huit heures qui ébranlèrent une nation !
Fereydoun veut présenter ses excuses, mais le vieil homme le rassure. Il fait
tout son possible pour qu’on l’identifie au jardinier. Seule façon d’échapper à
l’arrestation, en attendant. En attendant quoi ? Quel espoir Monsieur V. peut-il
encore nourrir ? Le retour des Pahlavi ? Il se tait. Après un an de solitude, ou
presque, il retrouve un homme de son milieu, un homme avec lequel il peut
enfin parler d’autre chose que de pain et de fromage, du combustible pour le
réchaud et de quelques vieux journaux.
Fereydoun regarde la maigre silhouette, un mètre soixante de vieilles
étoffes tombant sur des galoches usées. Il ne cherche même pas à entrevoir
l’homme d’avant, réputé, entre autres coquetteries, pour la variété de ses
chaussures faites à la main, et sur mesure, avec deux essayages. Les
journalistes qui avaient l’habitude de l’interviewer ne parlaient, dans les salles
de rédaction, que de ses mocassins en cuir marron, de ses chaussures à
boucles en métal argenté, de ses Oxford aux motifs perforés, de ses bottines à
inserts élastiques et de ses Trekker ultra-souples. Et que sont devenus ses
produits d’hygiène ? Les flacons d’Habit rouge, le coffret de rasoir électrique
sur lequel Fereydoun avait soufflé spontanément lorsqu’il était entré dans la
salle de bains à la recherche de… de quoi ? Il ne se rappelle plus. Le set de
manucure, peut-être ?
Il serre la main de Monsieur V. et s’incline en signe de respect. La main du
petit homme est rugueuse. Le froid ne l’a pas épargnée, ni la saleté. Et cette
enfilade de pots de crème ? Où est-elle ? Fereydoun relève la tête. Le visage
de Monsieur V. brille de larmes. C’est la première fois qu’il pleure. Même à la
mort du ministre, de son fils, il n’a pas pu pleurer. Fereydoun tire de sa poche
un mouchoir, veut le lui tendre, pense qu’il doit sentir le tabac – il n’offrirait
jamais à Monsieur V. un mouchoir sentant le tabac –, le jette discrètement par
terre et demande :
– Excellence, que puis-je faire pour vous ?
Une autre salve. Le petit homme se tordit sur lui-même, virgule géante dans
un petit lit, un vieux bébé dans un couffin démesuré. Il se dit :
– Cette fois, c’est lui qu’on fusille.
Toutes les nuits, il s’imaginait l’exécution. Il voyait le corps de son fils
troué de balles. Il entendait le plomb entrer dans la chair de son fils. Le
lendemain, le jardinier arrivait avec du pain et les photos des exécutés
affichées à la une des journaux. Le ministre aux joues joufflues, en tenue de
jardinage, avait encore échappé à la mort.
Une autre salve. Cette fois-ci, c’est lui. C’est lui.
Il fallait absolument déplacer les chaussettes. Quelle idée de les avoir calées
sous les pneus de la Citroën ! N’importe qui allait les trouver, ces chaussettes
rouges, achetées à Rome dans cette boutique – comment déjà ? – qui
fournissait les cardinaux. Gammarelli, c’est ça. Le nom lui revenait.
Gammarelli.
Les chaussettes attiraient les regards, forcément, même morcelées, même
tailladées. Il se leva de nouveau, bravant une fois de plus les interdictions, se
dirigea vers la Citroën et s’étonna que Rexy n’aboyât pas. Rexy ne pouvait
plus aboyer. Les pasdarans, ceux qui le cherchaient, avaient assommé le chien
d’un coup de crosse de fusil. Il aboyait trop, ce qui les rendait malades. Et
puis, le chien était un animal nadjess, impur. Le tuer n’était pas un acte
répréhensible, loin de là.
Le petit homme s’accroupit sur le sol, lutta contre les chaussettes rouges
pour les arracher des pneus – il les avait vraiment bien calées – et avança vers
le mur, en passant devant la niche de Rexy. Là il s’arrêta, se replia de
nouveau, rentra sa tête par l’ouverture et découvrit deux balles de tennis. Il
entendit une voix, venant d’une autre vie, la sienne, dire : « Rexy a tous les
défauts des collectionneurs. En ce moment, il thésaurise les balles de
tennis ! »
Les chaussettes ! Pouvait-il les cacher là ? Personne n’irait les chercher
dans la niche d’un chien abattu. Un endroit sûr. Mais, en hommage à Rexy, il
se retint de les poser à côté des balles de tennis. Son chien n’avait jamais
collectionné des chaussettes.
Il se haussa et contourna la maison aux portes et fenêtres scellées.
Subitement, il se rappela une des vitres de la cave, que personne n’arrivait à
fermer. « Le cadre s’est affaissé, il s’est bombé, il est devenu “ventru”, rien à
faire, à moins que vous ne me donniez l’autorisation de tout changer », disait,
à chacun de ses passages, le menuisier. Comme personne ne l’avait autorisé à
tout changer, le cadre de la fenêtre resta ventru et le mécanisme de la
fermeture, par conséquent, inopérant.
Il se baissa et poussa la fenêtre. Celle-ci s’ouvrit sans faire sauter les scellés
des pasdarans. Il se dit que, s’il était plus jeune, il pénétrerait dans la maison
et prendrait…, prendrait quoi ? Un ventilateur. Oui, à coup sûr il prendrait un
ventilateur. Mais un ventilateur ferait du bruit et alerterait les passants, les
éboueurs zélés, les voisins avertis. Il ne pouvait rien prendre de la maison.
Aucun vêtement, aucun livre ne lui était utile, désormais. Il lui suffirait de se
montrer dans la rue avec une des tenues rangées dans le placard en noyer du
premier étage pour être aussitôt identifié, arrêté. Autre consigne stricte :
« Portez toujours les vêtements du jardinier. Ne prenez surtout pas le risque de
les changer pour autre chose ! »
Il s’assit sur le bord de la fenêtre, les chaussettes toujours dans la main, et
fixa l’intérieur de la cave. Sur le sol gisaient encore des bouteilles cassées.
Avant de sceller la maison, les gardiens de la révolution avaient cassé toutes
les bouteilles d’alcool. Un an plus tard, on sentait encore les effluves du
cognac, mêlés à ceux du whisky, du vin. Les chaussettes dans la main, il se vit
verser du whisky dans un verre, pour en examiner la belle couleur d’ambre, en
le dirigeant vers une lumière. Un geste familier, à jamais perdu.
Et s’il jetait les chaussettes, là, dans la cave, parmi les débris de verres ? Il
allait le faire. Mais juste avant que sa main ne les lâchât, il se releva et ramena
le battant de la fenêtre comme pour la fermer. Il se dirigea vers le mur du côté
est, celui qui donnait sur un terrain vague, fier de ne pas avoir commis
d’impair. Ni la chaleur, ni les salves de coups de feu, destinées peut-être à son
fils, n’avaient réussi à lui faire oublier la menace que représentait une vieille
paire de chaussettes rouges Gammarelli échouées sur une bouteille de fine
Courvoisier brisée.
Lorsqu’il parvint au mur, il colla son oreille droite contre la pierre, sa
meilleure oreille, celle qu’il tendait vers ses interlocuteurs en l’entourant de sa
main, lorsqu’il parlait à de vieilles connaissances. Pour la jeunesse féminine,
les choses se compliquaient, surtout dans une voiture avec chauffeur. Assis sur
le siège arrière à droite de sa partenaire, il devait, pour saisir quelques bribes
de la conversation : « Où est-ce que vous avez appris le français ? », « Je rêve
de monter au dernier étage de la tour Eiffel », s’adosser à la portière et se
pencher de biais, tout en conservant un air naturel. Par coquetterie, il avait
toujours refusé de porter un appareil auditif, même lorsque son fils, le ministre
de la Culture, lui avait arrangé une audience avec le souverain. C’est
pourquoi, quand il sortait avec une dame, il préférait conduire lui-même, ce
qui lui permettait de tendre à sa passagère sa bonne oreille, la droite.
La bonne oreille, la droite, restait collée au mur. De l’autre côté, aucun bruit
de pas. De l’autre côté, un mur bleu entourant la propriété. Il se souvint d’une
réunion interministérielle, à l’occasion du voyage de Nixon en Iran, avec le
gouverneur de Téhéran.
– Est-il toujours en vie, celui-là ? demande-t-il.
Fereydoun préfère ne pas répondre. Le gouverneur a été fusillé.
Quelqu’un, lors de cette réunion, Monsieur V. ne se rappelait plus qui,
suggéra de repeindre tous les murs, sur le passage du convoi présidentiel. Tout
le monde en tomba d’accord. Si la mairie repeignait tous les murs, de façon
uniforme, les brèches, les percées, les fissures ne se verraient pas. Tout
semblerait neuf et pimpant. Mais quelle couleur choisir ? Le jaune, emblème
de l’or, couleur de la lumière céleste ? Non, trop ostentatoire. On nous
prendrait pour un État africain. Le vert de la régénération, de l’espérance ?
Cela ferait Arabie saoudite. Le blanc de la pureté ? Très zoroastrien. Le bleu
de la loyauté ? Le gouverneur, le directeur de son cabinet, et les autres
participants, « que sont-ils devenus, tous ceux-là ? », s’étaient alors tournés
vers lui, l’homme de la culture, « l’encyclopédie ambulante », comme ils
aimaient à l’appeler.
Son avis, vite.
Il leur avait répondu, en ponctuant chacune de ses indications par un coup
de canne sur le plancher.
– Le bleu, messieurs, est associé à la divinité dans toutes les mythologies. À
Amon Ra en Égypte, à Jupiter en Grèce, à Vishnou en Inde, au Tao en Chine,
au cosmos chez nous. C’est la couleur de la vérité, de la fidélité, de la loyauté,
de la justice. Le bleu, dans les rêves, messieurs, est le symbole de la tolérance,
de l’équilibre, du contrôle de soi, en un mot de la sérénité…
Le mur extérieur, repeint dans la couleur du cosmos, d’Amon Ra, de
Jupiter, de Vishnou et du Tao, exhibait à présent des slogans révolutionnaires :
« Mort au shah ! Mort au savaki ! » Le savaki, le membre honni des services
secrets de l’ancien régime, que tout le monde pourchassait, pouvait-il être ce
petit homme qui venait de coller son oreille, sa bonne oreille, à la pierre, des
chaussettes rouges à la main ? Soudain, il fut pris d’une envie irrépressible de
sortir et de se rendre chez son fils, à peine quelques rues plus haut, comme
avant. Mais il savait que sa maison, la maison de son fils, et le trajet qui les
reliait, parcouru des milliers de fois « les yeux fermés », sans même prêter
attention aux feux de la circulation, lui étaient désormais hostiles. Sa ville, son
quartier, sa rue, sa maison, la cabane de deux mètres sur trois qu’il partageait
avec le jardinier, et même le sol qu’il foulait à chaque pas, lui criaient gare. Il
était en danger partout.
Le petit homme renonça à sortir. D’ailleurs comment sortir sans attirer
l’attention ? Sauter par-dessus le mur ? Et où aller ? Jusqu’au seuil d’une autre
maison aux portes scellées ? Dans la maison de son fils, il n’y avait plus
personne. Quelques jours après son arrestation, sa femme et les enfants étaient
partis. Où ? Il ne le savait pas. Le jardinier avait beau interroger tout le
voisinage, la réponse restait la même : « Son frère est venu – on ne disait plus
« le beau-frère de Monsieur le ministre » – et les a emmenés à toute vitesse.
Ils n’avaient pas beaucoup de bagages. De toute façon, disait-on en pointant la
maison –, là-bas tout est sous scellés. Elle ne nous a même pas dit au revoir.
Vingt ans de voisinage et pas un petit adieu. Bien fait pour eux. »
Pourquoi gardait-il l’oreille collée au mur ? Il perdait la tête. Il avait chaud,
oui, dans sa chambre, il avait eu chaud, très chaud, c’est ça, il était sorti pour
prendre l’air, un chat avait sauté, Rexy était mort, Rexy avait été tué d’un
coup de crosse de fusil, son fils était en prison, peut-être même exécuté, toutes
ces fusillades, et sa belle-fille qui n’avait même pas fait ses adieux à la
voisine… Oui, mais pourquoi se trouvait-il là, au pied du mur ? Ce mur que le
gouverneur fit repeindre en bleu, quelle bonne idée, à l’occasion du voyage de
Nixon. Le nom de l’actuel président américain ? Ah, voyons, voyons. Il fallait
rentrer, boire quelques gorgées d’eau tiède et essayer de dormir. Son esprit
reviendrait. Sans aucun doute. Non, il fallait d’abord qu’il se souvînt pourquoi
il se trouvait là. Peu importe, après tout, le nom d’un président. Il reprit depuis
le début. Une salve de coups de feu l’avait réveillé, oui, il lui fallait
absolument se débarrasser de quelque chose qui mettait en péril sa sécurité.
Les chaussettes ! C’était ça, les chaussettes ! Il était venu jusqu’ici pour jeter
les chaussettes par-dessus le mur. Voilà. Très simple.
Il sauta, tendit son bras et lança les chaussettes rouges par-dessus le mur
bleu. Mission bien accomplie. Aucun délateur ne pourrait assimiler les deux
cylindres de laine rouge à des chaussettes susceptibles de lui avoir appartenu.
Il rentra dans la cabane, enjamba le jardinier, regagna son lit et dormit, non
sans un vague sentiment de satisfaction. Il avait eu chaud, mais enfin il s’était
débarrassé de ses chaussettes sans laisser de trace. Une bonne chose de faite.
Le lendemain, le jardinier arriva avec du pain et, exceptionnellement, des
dattes. En quelques mots, il lui annonça que son fils, l’ancien ministre, avait
été exécuté vers trois heures du matin.
Fereydoun ne dit mot. Il avait appris par les journaux l’exécution du fils de
Monsieur V. Ce jour-là, il voulut appeler les proches de la victime pour
essayer, au moins, de les réconforter. « Ils sont partis. Tous les V. sont partis »,
entendit-il dire à gauche et à droite. Il prit sa voiture et parcourut la rue V. une
fois, deux fois, trois fois jusqu’à ce qu’un voisin, un voisin avisé, un de ceux
que redoutait Monsieur V., l’interpellât :
– Ahay, qu’est-ce que tu fais ici ? Si tu traverses encore une fois la rue, je
communique ton numéro au Comité.
Fereydoun recula, s’engagea dans la grande avenue, roula jusqu’à son
domicile, se rendit dans la bibliothèque de son père et appela, adossé aux
portraits qadjars, Ensiyeh qui se trouvait, depuis peu, à Paris.
– Ils ont tué Amir Ali V. Je regrette de te l’apprendre comme ça.
À l’instar d’autres Iraniennes, qui cherchaient elles aussi à oublier le
mauvais sort, les maris emprisonnés, les maisons confisquées, les amis
exécutés, elle s’était ruée sur les aiguilles et les pelotes de laine.
Elle murmura, comme pour un exorcisme :
– Un rang à l’endroit, un rang à l’envers…
Un mois plus tôt, pour rejoindre sa fille à Paris, Ensiyeh avait posé sa valise
par terre en y jetant pêle-mêle une paire de sandales, deux ensembles
Christian Aujard – elle en retira aussitôt un, pourquoi se charger
inutilement ? –, deux ou trois pulls Sonia Rykiel, un imperméable, son
exemplaire du Masnavi et plusieurs écharpes, « ah, l’air frais de Paris ». Le
jour de son départ, en l’absence d’Akbar, le chauffeur, Fereydoun tint à
l’accompagner à l’aéroport de Téhéran. « Pas la peine, je n’ai qu’une seule
valise, je saurai me débrouiller seule. » Il l’y accompagna pourtant et
l’embrassa longuement devant les guichets des passeports.
Installée à Paris, pas un jour ne passait sans qu’un ami, fraîchement
débarqué, ne l’appelât pour lui demander de l’héberger. Ensiyeh, qui n’avait
pas vendu sa maison de Sahebgharanieh pour trois millions de toman, ni
acheté un appartement avenue Foch, ou dans le quartier de Saint-Sulpice,
partageait alors un petit deux-pièces avec sa fille et occasionnellement son
amoureux rebelle. « Non, je regrette, nous sommes déjà assez à l’étroit ici. »
Parfois, quand le téléphone sonnait, c’était pour annoncer une exécution.
Elle s’était mise à redouter ce téléphone gris, de marque Socotel – en
écoutant les mauvaises nouvelles de Téhéran, elle avait pris l’habitude de
déchiffrer les lettres qui composaient ce nom –, avec son cadran à roulette et
son écouteur. Lorsqu’il sonnait, elle préférait être seule. Comment exprimer sa
douleur devant l’amoureux de sa fille, qui militait pour la dictature du
prolétariat en Iran et trouvait que le régime islamique était trop mou, trop
clément envers les partisans de l’ancien régime ?
leurs soldats piétinaient, dans le jardin, les bulbes de mashd Hassan et que
Mehri allumait le samovar. Pendant que l’eau bouillonnait, elle devina, au
bruit ininterrompu de numérotation sur le téléphone de la cuisine, que les deux
hommes interrogeaient à distance leurs supérieurs. Lorsqu’elle apporta le thé,
le chef de la première bande rappela ses hommes et se contenta de prendre
comme butin les albums des Ilkhan et des Dadgar, ainsi que les titres de
propriété des terres de Gohar Baran.
– Dis à ta Madame que, sans la médiation des frères de Tchizar, nous
aurions mis sa maison sous scellés, nous l’aurions traitée comme tous les
autres taghoutiyé farari.
Taghoutiyé farari ! Ensiyeh, pilier de la mécréance, en cavale !
Mehri appela aussitôt Paris.
– Que Dieu ne suscite pas le mauvais jour ! Ils sont arrivés, les pasdarans,
et ils se sont répandus dans la maison comme des fourmis, comme des
sauterelles. Ils n’ont épargné aucun endroit. Madame, heureusement que vous
n’étiez pas là. Ils ont fouillé partout, les poches des vêtements, les dossiers de
Monsieur, l’intérieur du buffet. Par chance, agha Fereydoun, quelques jours
auparavant, avait vidé les bouteilles de whisky. Après, ah oui, les bouteilles
étaient tellement jolies que je n’ai pas eu le cœur de les jeter. Alors je les ai
bien lavées, mais vraiment bien, à sept eaux, pour les purifier du nedjasat, et
je les ai remplies du sekandjebin.
– Mehri, dis-moi, ont-ils mis la maison sous scellés ? demanda Ensiyeh, de
Paris.
– Non, madame, je vous téléphone justement pour vous donner la bonne
nouvelle. Ils étaient en train de mettre la maison sens dessus dessous, alors j’ai
pris le téléphone et j’ai appelé mon gendre. Vous savez, avec votre permission,
il est maintenant le commandant du comité de Tchizar. Que Dieu prolonge sa
vie. Dès qu’il s’est montré, les autres ont aligné leurs pieds et leurs mains. Ah,
là, vous auriez dû être présente ! « Frère commandant par ci », « Frère
commandant par là ». Jusqu’à ce qu’il, que ses enfants profitent du fruit de ses
bontés, les chasse jusqu’au dernier : « Allez vous-en et que je ne vous revoie
plus par ici ! Si par malheur un de vous se représente dans cette maison, je
tirerai sur son ombre ! » Il a dit ça, Madame. Il a dit ça.
Ensiyeh pensa aussitôt : « Comment pourrai-je récompenser cet ancien
chômeur, engagé comme chauffeur sur les tournages de Fereydoun, devenu
soudain commandant, général, maréchal du comité révolutionnaire de
Tchizar ? » Ses comptes étaient bloqués : taghoutiyé farari. Plus de liquidités,
plus rien.
– Mehri, comment pourrais-je le remercier ?
– Madame, il a fait ça juste pour la satisfaction de Dieu.
– Mehri, ses enfants ont-ils besoin de quelque chose ?
– Madame, le commandant habite toujours en bas, dans le Meydoun. Pour
venir tous les jours au Tchizar, il continue à prendre le bus. Ça lui demande
des heures. S’il pouvait, ah, s’il pouvait juste emprunter la Range Rover…
– Mehri, la Range Rover est à lui.
– Ah, madame, la bibliothèque, si le commandant n’était pas venu, ces
hommes qui ne connaissent ni père, ni mère auraient tout brûlé ! Oui, ils
auraient brûlé vos livres !
– Mehri, donne-lui les clés et les papiers de la voiture ! Ils sont dans le tiroir
de la bibliothèque.
– Madame, que votre ombre continue à protéger nos vies.
Deux heures plus tard, et après quelques coups de fil à son habilleur : « Il
faut que tu me prépares les effets personnels d’un vieux provincial qui
voudrait se rendre à La Mecque, c’est pour un documentaire », Fereydoun
revient avec une valise en carton de couleur vert et marron. L’intérieur, tapissé
de papier, contient la tenue d’ehram, du pèlerinage, mais aussi des pantalons,
des chemises, des vestes, des chaussettes, « enfin des chaussettes ! », une
paire de chaussures, un pyjama, une montre, des rasoirs jetables, un peigne,
une brosse à dents.
– J’espère n’avoir pas trop tardé. Nasser khan, je vous apporte votre valise,
annonce Fereydoun à Monsieur V.
Monsieur V. revient doucement à la vie. Il se lave, il se rase et il ose même
s’aventurer jusqu’à la coiffeuse d’Ensiyeh pour se vaporiser un peu d’eau de
toilette First. Les noms lui reviennent. Il retrouve aussi, petit à petit, le fil de
son esprit, ce fil qu’il redoutait de perdre dans la cabane de deux mètres sur
trois. À présent, toute son attention est concentrée sur sa nouvelle identité :
Nasser khan, natif de Panbeh Tchouleh, cultivateur.
Dans la peau d’un futur pèlerin et afin de ne pas éveiller la méfiance des
deux femmes, il se doit de prier. Après une cinquantaine d’années, « la
dernière fois, voyons, c’était quand ? », il se met debout, dans la direction de
La Mecque, ses mains entourant ses oreilles, puis… Que faut-il faire
exactement ? Exécuter les gestes sans réciter les mots ? Il reste figé une
seconde, dix minutes, une heure ? Il ne peut pas le dire. Lorsqu’il revient à lui,
il se surprend à enchaîner le takbir, le Fateheh, le qol ho vallah, à accomplir
l’inclinaison rituelle, les mains sur les genoux, « sobhana rabi al-azim », à se
redresser en prononçant les louanges au Seigneur, à se prosterner, le front et le
nez contre le sol, puis à s’asseoir, à se prosterner de nouveau, à psalmodier les
deuxième, troisième et quatrième rakat et à invoquer le salam final : « Que la
paix d’Allah, Sa miséricorde et Ses bénédictions soient sur vous ! »
La paix d’Allah, Sa miséricorde et Ses bénédictions…
Le vieil homme se relève, il se réjouit de ne pas tout avoir oublié. « C’est
comme le vélo », pense-t-il. Il suffit de monter sur la selle et de pédaler. Après
le takbir, tout lui est revenu, comme s’il avait encore neuf ans et priait derrière
son père.
Depuis – Monsieur V. ou Nasser khan ? –, il ne manque aucune de ses
prières.
Quelque chose s’approche de son lit. Il sent une présence. Il entrouvre les
yeux. La lumière est éteinte. Il voit pourtant un corps de femme qui vient à lui,
illuminé par le clair de lune. Enfant, il avait peur du clair de lune. Sa mère
criait : « Ça ne se fait pas. Un garçon ne doit pas craindre le clair de lune ! » Il
fermait les yeux et sentait, malgré la pression exercée sur ses paupières,
qu’une lumière blanchâtre pénétrait son être.
Le corps qui s’approche est nu, décharné, efflanqué. Les bras sont étirés,
une paire de vers de terre visqueux. Si cette femme se couche par terre, pense-
t-il, elle doit pouvoir, par le seul mouvement de ses anneaux, ramper en ligne
droite. Une femme conduite par un couple de vers de terre qui se balancent.
Ses épaules sont désaxées : un complexe d’articulations en pente reliant deux
vers de terre. Les seins pendent, tombent, comme s’ils voulaient coûte que
coûte rejoindre le sol et s’y reposer. Ils sont la preuve visible de la loi de la
gravitation. Isaac Newton. Peut-il oser se remémorer les dates relatives à
Newton ? Le savant anglais est né en 1642, akhey, il se rappelle tout. La
mémoire lui revient. Newton est resté célibataire toute sa vie et Voltaire
soutiendra qu’il n’a connu aucune femme.
Le sexe de la femme est une zone galeuse de forme indéfinie, ni
triangulaire, ni autre chose, difforme. Les jambes sont deux tuyaux rouillés,
rongés, agressés. Deux tuyaux rouillés rejoignant un interstice difforme et à
moitié pelé, sur lequel pendouillent deux extensions flasques en guise de
poitrine. Voilà le corps qui s’avance vers lui.
Il regarde le visage. C’est Sima : les mêmes joues creuses, le même nez aux
narines pointées vers l’avant, les mêmes lèvres pincées, dessinant un fil, qui
lui sourient. Allaho akbar, aurait dit Nasser khan en pareil cas, pour conjurer
le mauvais sort.
Il s’assied sur son lit. Elle lui dit :
– Ne vous dérangez pas, Monsieur V. Je sais qui vous êtes. Je l’ai su dès le
premier instant où je vous ai vu. J’ai lu tous vos livres. La biographie de
Victor Hugo est mon livre de chevet. Je l’ai même apporté ici. Chaque soir, je
pose mon verre d’eau à côté de votre photo, celle qui se trouve sur le dos de
votre livre. N’ayez pas peur de moi. Je ne vous dénoncerai pas. Vous pouvez
me faire confiance. Au bureau, Monsieur le directeur général des douanes me
confiait les tâches les plus sensibles. Il me convoquait et, dès qu’il portait les
mains à ses lèvres comme s’il voulait les zipper, je savais qu’il était question
de gros sous et que la hiérarchie comptait sur ma discrétion. Si vous voulez,
maintenant qu’ils sont tous partis, je vous raconterai tout ce que je sais. Vous
pourrez en faire un livre et pourquoi pas un film. Vous avez l’air de bien
connaître Fereydoun Sardari. Dites-moi juste s’il couchait avec Ensiyeh. Mes
oreilles sont pleines de voix de femmes qui me demandent : « Sima djoun, toi
qui passes les fins de semaine chez elle, tu es la plus à même de dire s’ils font
l’amour ou non… » Jamais, jamais elles ne se sont intéressées à moi, la
célibataire, la femme disponible, sans mari, sans enfant, sans engagement.
Toutes les questions tournaient autour d’Ensiyeh : « Où font-ils l’amour ? »,
« Est-ce que Shahrzad est au courant de leur relation ? », « Est-ce qu’il
l’emmène dans son studio, au-dessus de la maison de son père ? »,
« Voyagent-ils ensemble ? » Pas une seule question qui me concerne.
J’essayais quand même de répondre. Vous savez pourquoi ? Parce que, avec
mes réponses, je les tenais tous, Ensiyeh et son entourage. Oui, je tenais enfin
Ensiyeh. Un seul mot de ma part et sa tête haute, qui signifiait : « Non, je ne
suis jamais montée dans ce studio où Fereydoun traînait ses conquêtes », sa
fameuse tête haute vacillait, se courbait, s’abaissait. Je n’avais qu’à faire un
geste, un tout petit geste, brandir au nez de Mehri une ceinture d’homme, par
exemple, et demander si elle appartenait à Fereydoun, pour que tout s’écroule
autour de ma cousine, comme un château de cartes. Mais j’ai été digne, je n’ai
jamais rien dit, sauf de toutes petites insinuations de droite et de gauche pour
entretenir la flamme, pour que les copines ne puissent se passer de moi, de
mes précieuses informations : « Oui, ils voyagent ensemble, tenez ils
projettent de partir dans le désert, eux deux seuls, sans Shahrzad, sans le
chauffeur ! » Ah, je m’embrouille. En fait, pourquoi le projet de Fereydoun
d’une série tirée de votre biographie de Victor Hugo ne s’est-il pas fait ?
Maintenant, c’est trop tard. Qui s’intéresse encore à Victor Hugo ? Ceux qui
nous gouvernent ne savent même pas qui est Victor Hugo. En revanche, un
film qui repose sur les mémoires d’une employée du ministère du Budget,
coécrit par un homme aussi talentueux que vous, on changera votre nom, ne
vous inquiétez pas, intéressera tous les producteurs, même les plus durs des
durs. Je vous le garantis.
Elle s’approche un peu plus. Monsieur V. ferme le bouton du col de son
pyjama. Sima soulève l’un de ses bras, l’un des deux vers de terre, et l’agite
devant son visage.
– Qu’est-ce que je raconte ? D’ici là, nous avons tellement de chose à faire
ensemble. Je disais que j’ai lu tous vos livres. Oui. Car j’avais le temps de les
lire. Je ne suis pas mariée, même pas fiancée. Alors du temps, j’en avais, vous
pensez. J’avais tout le temps. Je sais que vous aimez les classifications, les
chapitres bien ordonnancés, les titres, les sous-titres, les grands A, les petits b,
je vais donc essayer d’être à la hauteur.
Elle se penche sur lui et effleure son front avec ses seins. Monsieur V.
essaie de se lever. Elle appuie l’une de ses mains contre son épaule et l’en
l’empêche.
– Ce soir, vous allez me faire l’amour. Je n’ai jamais dit cette phrase, même
pas dans mes rêves. Oui, dans mes rêves aussi, j’ai toujours été vierge et laide,
personne ne me sollicitait. Vous allez me faire l’amour, je l’ai dit, je l’ai enfin
dite cette phrase, vous allez même me baiser, me pénétrer.
Monsieur V. essaie encore de se redresser. Elle le bloque. Sa main est
lourde, déterminée. Forte.
– Laissez-moi articuler ces mots, vous allez me percer – ses lèvres s’étirent,
per, et se réduisent, cer –, me traverser – elle ferme les yeux –, m’enfoncer,
me défoncer. Je suis jeune, j’ai la moitié de votre âge. Vous ne pourrez pas me
résister. Tout Téhéran était au courant de vos histoires de cul, de cul. Je l’ai dit
ce mot, cul, cul, voilà. J’ai dit le mot cul devant Monsieur V. en personne, le
grand écrivain, l’homme d’État, « l’encyclopédie ambulante ». Il est là. Mes
seins touchent son front, le front de Monsieur V., et je prononce le mot cul.
Chapitre I : me dépuceler. On s’en fiche, du sang. Mes parents, ça fait
longtemps qu’ils ont renoncé à exalter ma virginité. Ne vous en faites pas pour
les draps, je les changerai moi-même demain, avant que Mehri ne s’en
aperçoive. De toute façon, ici, depuis toujours j’ai moi-même changé mes
draps. Grand A : excitez-moi, petit a : embrassez mes lèvres, prenez mes
lèvres, mordez-les, je ne dirai rien, je ne crierai pas. Petit b : léchez mon
corps, tout mon corps, de la tête aux pieds (« les vers de terre y compris ? » se
demande Monsieur V.) Petit c : branlez mon clitoris, sans hâte, accordez-vous
du temps, nous avons toute la vie devant nous maintenant. Note de bas de
page, vous savez comme celles qui se trouvent dans tous vos livres : pour le
point g, je vous aiderai à le localiser. Mes doigts s’y dirigent comme un
troupeau vers son étable. Grand B : pénétrez-moi, ne vous en faites pas pour
les draps. Je me répète, voyez-vous nous avons déjà un passé, des phrases qui
reviennent. Grand B, petit a : Faites-moi jouir. Oui. Faites-moi jouir comme
bon vous semble. Là encore prenez votre temps. Petit b : j’en veux encore,
continuez, enculez-moi. Une fois, dans un bus, à travers le rétroviseur, j’ai vu
les yeux du chauffeur, il me voulait, il voulait mon cul. J’ai failli ne pas
descendre et continuer jusqu’au terminus. Mais là, maintenant, je ne regrette
pas d’avoir résisté à un pauvre chauffeur de rien du tout. Au contraire. J’ai
attendu ça toute ma vie, me faire enculer par quelqu’un devant qui mon père
se lèverait avec respect. Oui, dans grand B, petit b, je me fais enculer par cette
personne importante dont le nom, dans les mots croisés, ne requiert qu’une
seule case : V. Petit c : jouissez dans ma bouche. Je veux avaler, non, savourer
votre éjaculation. Je la ferai adhérer à mes dents, je l’appliquerai contre mes
gencives, je la ferai descendre goutte à goutte dans ma gorge.
Elle repousse Monsieur V. sur le lit et s’assied à califourchon sur lui : un
tuyau rouillé de part et d’autre du corps du tout petit homme. Il essaie de
penser à Newton, à la formule de la gravitation universelle : « Deux corps
ponctuels de masse MA et MB s’attirent avec une force proportionnelle à
chacune des masses. » Ce soir, le clair de lune est comme un phare, un phare
projeté sur le visage sillonné de Sima. « Les rivets de la tour Eiffel, combien y
en avait-il au juste ? » Rien à faire. Ni la formule de la gravitation ni le
nombre de rivets ne peuvent divertir un instant son esprit. « Newton ? Quel
âge donnait-il à l’univers ? Cinq mille, six mille ans ? » Il ne se rappelle plus.
Il pense à Nasser khan, oui, peut-être le salut viendra-t-il de cet homme-là. Il
se laisse emporter à Panbeh Tchouleh. Le cultivateur a acheté une
fourgonnette. Tout le village est assemblé devant la maison. Les poules
courent de toutes parts. Les enfants sont assis sur le bord du mur, les jambes
en l’air. Son beau-frère porte le couteau à la gorge d’un mouton bien gras. Il
dirige la tête de l’animal vers La Mecque et dit à haute voix Besmellah. Le
sang coule. La fourgonnette bénie ne fera pas de victime.
– Chapitre II, vous emménagez chez moi, poursuit-elle. N’ayez peur de
rien. Mes parents sont vieux, presque aussi vieux que vous. Ils ne vous
dénonceront pas. Loin de là. Ils seront aux petits soins pour vous. Ma mère va
vous engorger de ses fameuses soupes et mon père, ah, il n’en reviendra pas
de vous avoir sous son toit, mon père fera vos courses, frottera vos chaussures,
changera les cartouches de vos stylos. Chapitre II, grand A : vous allez
m’épouser. Ça, bon, c’est juste une formalité. Ce n’est pas parce que je suis
croyante. Mais puisque je vous ai sous la main (elle serre davantage ses
jambes autour du corps de Monsieur V.), je veux que tout soit fait selon les
règles. Je ne ferai pas venir un mollah. Mon père lui-même récitera le verset
d’union. Note en bas de page : je ne veux pas de dot. Si, j’en veux. J’ai
tellement rêvé de montrer de la grandeur et de ne demander qu’un, un seul épi
de blé. Grand B : ne vous tracassez pas pour les frais de la maison. Nous
sommes une famille humble. Nous savons nous contenter de peu. Je sais que,
pour le moment, vous n’avez rien. Vos comptes doivent être bloqués. Mais les
choses ne resteront pas éternellement ainsi. Dans deux ou trois ans la
révolution va s’essouffler. Forcément. Le pays ne peut pas se passer
d’hommes comme vous. Ils viendront vous chercher en rampant, ajoute-telle
en faisant glisser son corps le long de celui de Monsieur V.
Il se désole : « Nasser khan, aide-moi. » La fourgonnette, le sang, Nasser
khan accroche une pierre de protection turquoise et une effigie de Hazraté Ali
au rétroviseur, il monte dans sa voiture et klaxonne, bough, bough.
– Mais si, par malheur, que ma langue devienne muette, vous trépassez d’ici
là, ah ! Il va de soi que je porterai votre deuil. Où en étais-je déjà de ma
classification ? Chapitre I : vous me baisez. C’est celui que je préfère de tous
les chapitres. Chapitre II : vous m’épousez. Chapitre III : vous me donnez une
procuration totale sur vos comptes bancaires, même s’ils sont bloqués, sur vos
biens immobiliers. Je sais, je sais, ils sont mis sous scellés. Sur tout votre
patrimoine, sur votre voiture aussi, la Citroën DS cerise. Est-il vrai que c’est
le général de Gaulle qui vous l’a offerte ? Grand A : il me faut aussi tous les
droits d’exploitation de votre œuvre. C’est vrai que, pour le moment, l’Iran
n’applique pas le système des droits d’auteur, mais quand j’étais en
Autriche… Ça y est, mon allemand me revient. Kapitel I : bumsen Sie mich, je
ne l’avais pas dit en allemand non plus. Kapitel II : heiraten Sie mich. Je
prononce cette phrase en allemand, mais pour rien au monde je n’aurais voulu
épouser un Allemand, ni un Autrichien d’ailleurs. Hey Hitler !
Elle tend le bras pour un salut nazi.
Dans la tête de Monsieur V., Nasser khan tourne la clé de contact, débraye
et enclenche la vitesse. Les enfants sautent des murs et encerclent la voiture.
– Kapitel III : geben Sie mir Vollmacht über all ihre Bankkonten… En fait,
vos livres sont-ils traduits en allemand ? De toute façon, ça rentre dans le petit
a. Atchoum ! Elle lève la tête vers le ciel et prononce une formule de
bénédiction au Prophète et à sa famille, puis elle frotte son bras contre son nez
et en sèche l’écoulement.
– Je ne vois pas pourquoi je vous vouvoie. Mehdi, est-ce que tes livres sont
déjà traduits en allemand ? Ça fait tout de suite jeune, moderne. Comme si
nous avions trente ans et même moins. Oui, je vais te tutoyer. C’est mieux.
Beaucoup mieux. Et puis non. Ensiyeh n’a jamais tutoyé son mari, M Dadgar. e
Monsieur V. a beau se glisser dans la peau de Nasser khan, rien n’y fait.
D’ailleurs pourquoi chercher à tout prix le réconfort et l’apaisement alors qu’il
faut agir dans l’urgence ? Que faire ? Que faire là, dans l’immédiat ?
Premièrement : éviter de réfléchir sur le nombre exact de rivets dans la
construction de la tour Eiffel. Oublier, oublier ça ! Éviter aussi de réciter la
formule universelle de la gravitation, d’évoquer le bien-être d’un cultivateur
de coton dans un village du nord. Deuxièmement… Cela lui rappelle le grand
A petit b de tout à l’heure. Qu’est-ce qu’elle avait demandé dans grand A petit
b ? Deuxièmement : ne pas se remémorer les sommations de Sima. Surtout
pas. Oublier ça aussi. Troisièmement : laisser tomber les classements. Les
laisser tomber une fois pour toutes. Prendre sa valise, descendre l’escalier et
sortir. Non, attendre les premières lueurs matinales – quitter la maison, une
valise à la main, en pleine nuit, pourrait éveiller les soupçons des voisins – et
partir avant que Mehri ne se lève pour la prière. Alors que faire, d’ici aux
premières lueurs matinales ?
Il s’étend de nouveau sur le lit. Il doit prendre des forces. Quel intérêt y
aurait-il à se précipiter dans la rue, à trois heures du matin ? La raison, la
logique exigent que… exigent quoi ? Il se rappelle soudain le titre du livre
d’un certain Stanislas Breton, Foi et raison logique, paru quelques années plus
tôt à Paris et qu’il voulait faire traduire en persan. Laisser aussi tomber les
théories de Stanislas Breton, toutes les théories, et agir raisonnablement. Se
reposer jusqu’à cinq heures du matin et, si possible, essayer de dormir, en tout
cas de ne pas fatiguer son esprit.
Il retire le haut de son pyjama. Il a deux heures ou plus pour le ranger, bien
comme il faut, dans la valise en carton. Il évite d’allumer la lumière. Le clair
de lune, celui qui a participé au délire de Sima – il comprend à présent
pourquoi, enfant, il craignait tellement le clair de lune –, illumine largement la
pièce. Il lisse du plat de la main les faux plis de la chemise, puis il se met à
chercher un livre, un magazine, un objet rectangulaire et ferme pour le poser
dessus. Il ne veut pas descendre jusqu’à la cuisine et s’emparer du plateau de
thé, ni pénétrer dans la bibliothèque de feu M Dadgar pour en retirer quelque
e
some iranian tribe. Cela s’était passé dans une des deux maisons de Monsieur
V., à Téhéran même, et pourtant rien au monde, aucun événement, aucune
force n’était en mesure de reproduire ces gestes-là. La maison que louaient les
parents d’Eva à Monsieur V. était mise sous scellés et Monsieur V. lui-même
attendait, dans une minuscule chambre d’un mosafer khaneh, un signal de
Fereydoun pour quitter l’Iran.
Répondant à Eva, Fereydoun prit soin, par crainte d’être intercepté, de ne
pas mentionner le nom de Monsieur V. Il lui dit que « the owner of the
house », « the famous writer », « the husband of Mrs sekandjebin », irait
bientôt visiter le Topkapi mais que ce serait formidable si Eva pouvait lui
dépêcher une connaissance, là-bas : « Now, he is really fragile, really old ! »
Eva raccrocha, lui promettant de s’en occuper, de trouver un accompagnateur
afin que « the owner of the house », « the famous writer », « the husband of
Mrs sekandjebin », ne visitât pas seul le palais turc de Topkapi.
Il se trouve à présent dans le hall. La torche qu’il tient à la main éclaire
précisément l’endroit où se trouvait assis, il y a quatre ans, Monsieur le
ministre, aujourd’hui assassiné. Qu’avait-il fait pour mériter cette mort ? Des
chiffres lui traversent la tête : 170 dollars, le revenu par tête des Iraniens en
1963, passant à plus de 2 000 dollars l’année même de la révolution.
Récompense : corrupteur sur la terre, mort par fusillade. Il avance vers le
bureau, mais il se retourne plusieurs fois comme pour éviter le coup de
cuillère de Gol Bibi. Ce 4 avril 1976, elle l’avait accueilli en brandissant une
cuillère. Il ne l’a pas oublié. Où se trouve-t-elle, Gol Bibi ? Il lui avait promis
de l’engager dans sa prochaine série. « On me verra à la télévisioun ? »
Le jardinier doit certainement savoir où elle se trouve, Gol Bibi. Il faut la
retrouver, et voir si elle est dans le besoin. Que peut faire Gol Bibi sans
Madame V., sans les remarques de Monsieur le ministre sur l’art de servir, sur
l’art d’aimer ? Il faut la trouver, absolument.
Fereydoun est entré dans le bureau. De l’extérieur, le jardinier frappe à la
vitre. Fereydoun ouvre le rideau. Le vieil homme lui fait comprendre que tout
va bien, qu’il peut continuer tranquillement. Fereydoun referme le rideau et
s’avance vers la table de travail. Massoud l’électricien serait-il toujours
accroupi là-dessous ? Il ouvre le tiroir de gauche, d’abord celui du dessus.
Monsieur V. est un homme extrêmement précis, « mon passeport, ma carte
d’identité et mon certificat de mariage sont dans le tiroir de gauche, celui du
dessus, les papiers de la banque, les chéquiers, les travellers chèques, dans le
tiroir du dessous ». Fereydoun s’empare de tous les documents et les glisse
dans une grande enveloppe qui se trouve « dans le tiroir de droite, celui du
dessus ».
Sur le bureau un agenda Hermès, avec une couverture en veau chocolat. Le
père de Marie-Christine de Sucy possédait exactement le même modèle.
Chaque année, à Noël, de retour de la place Beauvau, où elle allait déposer
quelque requête pour régulariser la situation d’un clandestin, Marie-Christine
faisait un saut chez Hermès, tout près de là, et achetait la recharge du
semainier pour son père, M. le maire de Tourtour.
Il faut qu’il l’appelle aussi, Marie-Christine. À son arrivée en France –
Fereydoun ne disait pas inshallah, il n’était pas croyant –, Monsieur V. aura
besoin de régulariser ses papiers, ceux de sa femme, de sa belle-fille et de ses
petits enfants. Eva s’occupera de réceptionner Monsieur V. en Turquie – une
visite à Topkapi –, tandis que Marie-Christine se chargera de la paperasserie
française. Il faut qu’il lui demande également d’inviter Monsieur V. dans leur
domaine, à Tourtour, pour quelques jours. Le vieil homme s’y plairait, c’est
certain. Il parlerait du général, de Nehru et de Song Meiling à M. le maire. La
vie reprendrait petit à petit.
Fereydoun feuillette l’agenda et se demande comment s’arrangeait
Monsieur V. pour faire coïncider les dates des calendriers grégorien et persan.
Voilà peut-être une des raisons pour lesquelles, quatre ans auparavant, il
n’avait pas honoré son rendez-vous avec l’heureux réalisateur. Fereydoun
poursuit son exploration du semainier Hermès. Les pages sont annotées
jusqu’au 6 mai 1979, presque un an auparavant, ce jour où Monsieur V., sorti
pour une simple course, perdit l’autorisation de rentrer dans sa propre maison.
Fereydoun, qui commence à avoir des problèmes de vue, éloigne l’agenda
de ses yeux et lit, à cette page-là : « Appris par cœur le poème de VH ». Un
poème qui est transcrit là, de la main même de Monsieur V. :
Il prend le temps de lire tout le poème, puis il dirige une dernière fois sa
torche sur les photos qui ornent le mur. Tchang Kai-chek, Song Meiling,
Nehru. Toujours très précis, Monsieur V. Même déguisé en pèlerin
Mazandarani, même caché dans un minable mosafer khaneh, il lui aurait dit,
sans se retourner : « Au-dessus de Nehru, un Indien comme je les aime, il y a
deux photos, sur celle de gauche, Leurs Majestés. Sur celle de droite, Reza
shah, le prince héritier et une adolescente. La fillette, vous la voyez ? C’est
Ensiyeh Ilkhan. » Fereydoun éclaire la photo de Nehru, puis celle du shah et
de la shahbanou. Au Panama. Ils sont actuellement au Panama. Il éclaire enfin
celle d’Ensiyeh qui s’adresse aux souverains. Il fixe pour quelques instants
cette photo, il la décroche, il la range dans la grande enveloppe et, « tant pis si
les pasdarans s’aperçoivent qu’une photo manque », il quitte la pièce.
Dans le noir, il se dirige instinctivement vers la porte de sortie, avant de
réaliser qu’il devrait descendre et remonter par la vitre « ventrue » de la cave.
Dehors, le jardinier l’attend. Ils font quelques pas jusqu’au portail. À la
demande de Monsieur V., Fereydoun tend au jardinier une enveloppe, une
autre, pas celle qu’il vient de retirer du « tiroir de droite, celui du dessus ».
– C’est pour vous, de la part de qui vous savez.
Le jardinier refuse :
– Si c’est de l’argent, Monsieur sait bien que je n’en ai pas besoin.
– Prenez-le quand même, on ne sait jamais.
Lorsque Fereydoun sort de la maison, dans la rue deux hommes s’avancent
vers lui :
– Vous êtes le propriétaire de cette maison ?
– Oui, je fais partie de la famille, pourquoi ?
– Nous sommes des promoteurs immobiliers, cette maison nous intéresse, si
un jour vous décidez de la vendre…
– Ne vous fatiguez pas, elle est sous scellés.
– Ça ne nous pose aucun problème, nous avons des amis partout.
– Admettons que vous réussissiez à l’acheter, que ferez-vous de cette vieille
chose ?
– Une tour, la plus haute tour de Téhéran. Voici notre carte. On ne sait
jamais.
Maintenant il faut courir
Fereydoun a appelé Marie-Christine de Sucy. Elle a promis de s’occuper de
tout, des papiers de toute la famille de Monsieur V. ainsi que de son séjour
dans le Midi. Assis à l’ombre d’un olivier, en chapeau de paille, il aura tout le
loisir de siroter du vin rosé. Eva a appelé, elle aussi. Des amis suédois
l’attendront à Istanbul : « Reassure him. He will not be alone in Topkapi ! »
Fereydoun a acheté pour Monsieur V. de bonnes chaussures de marche,
pointure 39, et, grâce à l’argent retiré de la banque, il a organisé sa fuite. « Pas
de sac à dos », ont dit les passeurs.
Il est six heures du matin. Monsieur V. quitte le mosafer khaneh, traverse la
place Tadjrish et monte dans une voiture où l’attendent Fereydoun et les
passeurs. Ils doivent d’abord gagner Makou. La dernière fois qu’il a parcouru
la route séparant Téhéran de Makou, c’était en compagnie de Reza shah, en
1934, cinq décennies plus tôt. Presque cinquante ans, un demi-siècle. La
délégation iranienne se rendait en Turquie pour y rencontrer Ataturk.
Ils arrivent au coucher du soleil. Traversée par une rivière, Makou est
enserrée entre deux montagnes, dont l’une surplombe la ville, tel un parasol.
Ils descendent dans la maison d’un maçon azerbaïdjani. Les gens parlent turc
entre eux. Monsieur V. et Fereydoun ne comprennent pas tout ce qui se dit. Ils
mangent légèrement : du pain, du fromage et quelques œufs. Et c’est le départ.
Une voiture, d’une autre marque que celle de ce matin, les conduit jusqu’à un
pâturage. En descendant, Monsieur V., « encyclopédie ambulante », ne peut
s’empêcher d’expliquer que Makou, en arménien, signifie justement
« pâturage ». Les passeurs, ils sont au nombre de deux, secouent la tête :
« Vous avez raison, à Makou, il y a beaucoup d’Arméniens. » Un villageois
s’avance avec un cheval, destiné à Monsieur V. Fereydoun aide le petit
homme, qui souffre encore de ses pieds crevassés, à s’installer en selle. Ils
traversent ainsi le pâturage. Arrivé au pied de la montagne, le villageois
récupère son cheval et disparaît dans le noir. Les quatre hommes escaladent
lentement les rochers. De place en place, un des passeurs donne la main à
Monsieur V.
La frontière entre l’Iran et la Turquie suit la crête. Le clair de lune permet
de distinguer le sentier. Monsieur V. a peur. « C’est à cause du clair de lune »,
semble-t-il dire à quelqu’un. Il entend la voix sévère de sa mère : « Ça ne se
fait pas. Un garçon ne doit pas craindre le clair de lune ! » Monsieur V. a
quatre-vingts ans passés et il a toujours peur du clair de lune. Ses pieds lui
font mal. Il ne doit pas s’arrêter. Il ne faut pas qu’il ralentisse la marche. Les
orteils, la voûte plantaire, les talons abîmés, il faut qu’il les oublie. Il faut
penser à autre chose, à Victor Hugo, à la couronne de sa fille Léopoldine
aperçue, il y a longtemps déjà, dans un mas en Camargue, sous une cloche en
verre. Oui, il faut penser à Léopoldine.
À mi-chemin, les passeurs proposent de faire une halte. Fereydoun allume
une cigarette.
– Éteins-la ! Éteins-la ! crient les deux hommes. Ici, sous chaque buisson se
cache un gardien. Et il n’y a pas que les gardiens, il y a aussi les trafiquants.
Tu as failli tout faire échouer !
Monsieur V., hors de souffle, essaie d’imaginer quel sens précis peuvent
revêtir, à ce moment précis de sa vie, ces quelques mots : « tout faire
échouer ». Les pasdarans confisqueront les liasses de dollars qui se trouvent
dans sa valise – toute l’épargne d’une vie – et ils le mettront, lui, le petit
homme, pris en flagrant délit, en prison, où il mourra rapidement loin des
siens. « Irréparable perte ? » Il n’en sait rien.
Le petit groupe reprend sa lente ascension. De temps à autre, les passeurs
leur montrent les phares des voitures qui traversent la vallée, tout en bas :
– Ce sont les Jeeps des pasdarans. Au moindre doute, ils peuvent déferler
sur nous !
« En quelle année est morte Léopoldine ? Morte noyée, oui, mais en quelle
année ? Je l’ai su, pourtant. Ah ! Comme on oublie… »
À l’aube, ils atteignent le sommet. Le mont Ararat, c’est tout ce que voit
Monsieur V. Là, en face. Un mont splendide sur un socle de brume. Il s’arrête
et récite quelques lignes du récit biblique : « Le vingt-septième jour du
septième mois, l’arche atterrit sur le mont Ararat. »
Fereydoun prend Monsieur V. à part :
– Ce versant, là, c’est la Turquie. Moi, je dois vous quitter ici. Ces deux
hommes vous accompagneront jusqu’à un village, en bas. Vous y passerez la
nuit. Demain matin, ils iront faire tamponner votre passeport et puis, si tout va
bien – il a failli dire inshallah –, une voiture vous conduira jusqu’à Arzeroum.
Un chauffeur vous déposera dans un hôtel où vous pourrez vous reposer toute
une nuit. Après-demain, il vous conduira à l’aéroport. De là, vous partirez
pour Istanbul. Faites attention à ne pas trop parler avec les Iraniens, même
dans l’avion, même à Istanbul. Là-bas, à l’hôtel Sheraton, des amis d’Eva
vous attendent avec une bière. Quand vous en aurez assez de leur hospitalité,
il paraît qu’ils ont un des plus beaux yali qui donnent sur le Bosphore, vous
savez, ces maisons en bois…
Monsieur V., bien évidemment, connaît les yali. Ataturk lui-même leur
avait organisé un déjeuner dans le yali Afif Pacha. C’était quoi déjà le nom de
l’architecte qui construisit ce yali ? Alexandre Vallaury, oui, c’est ça. C’est
bien Alexandre Vallaury qui avait construit ce yali en 1895. Monsieur V. est
ravi. Il se souvient encore du nom de cet architecte, le plus en vue dans
l’Istanbul, à la fin du XIX siècle. Il se sent un peu mieux.
e
– Ils organiseront votre départ pour Paris, poursuit Fereydoun. Une de mes
amies, Marie-Christine de Sucy, fille d’un homme politique que vous ne
pourrez qu’apprécier, viendra vous chercher à Orly et vous emmènera dans le
Midi, chez elle. Elle y conviera toute votre famille pour les retrouvailles.
Un instant, Monsieur V. regrette ses chaussettes Gammarelli. Dans quelle
tenue se présentera-t-il devant cette fille de bonne famille ?
– Mais…, s’interrompt Fereydoun.
– Mais, quoi ?
Un des passeurs s’approche et dit :
– Les gardes-frontières turcs sont actuellement en bas. Ils sont descendus
pour le changement de garde. C’est comme ça que ça se passe. Avant l’arrivée
de leurs remplaçants, nous avons moins de deux heures pour descendre. Et
c’est tout juste. S’ils nous voient, ils nous rendent aux autorités iraniennes. Il
faut donc courir.
Fereydoun passe la valise à l’un des deux hommes.
Monsieur V. se retourne. Il voit son chien Rexy aboyer en se précipitant à sa
rencontre, il se voit, enfant, baiser la main de son père au retour de l’école, il
voit et il entend Madame V. crier « Gol Bibi ! Gol Bibi ! », sans que celle-ci
réponde. Il voit les pêcheurs du Mazandaran lui offrir « le plus bel esturgeon
de toute la côte », il voit Monsieur le ministre, son fils, rentrer d’une audience
royale. Il voit les trente oiseaux d’Attar, déplumés, épuisés, arriver enfin
devant le Simorgh, leur roi, il voit les sept vallées, il voit une plaine, des
montagnes, il voit d’un même regard la mer et le désert, la mosquée
d’Ispahan, il voit même des lieux qu’il n’a jamais connus. Il voit l’Iran.
Il se tourne vers Fereydoun et l’enlace :
– Comment je peux vous remercier ?
Fereydoun lui dit simplement :
– Maintenant il faut courir.
Les trois hommes dévalent la pente en courant. Le jour se lève à peine.
Fereydoun s’assied sur un rocher et voit Monsieur V., main dans la main avec
un passeur, trébucher, tomber, puis se relever, puis tomber de nouveau. Il crie :
– Courez, courez !
Il est là, sur la crête, seul. Il regarde une dernière fois le vieil homme qui
dégringole le long de la montagne, qui court vers un avenir embrumé, et de
toute façon si mince.
Et il est là, lui. D’un côté l’Europe, Paris, cette femme qu’il aime depuis
longtemps – il pose sa main sur sa poitrine, à l’endroit désigné autrefois par
l’Indien –, cette femme qui finalement lui a demandé de venir auprès d’elle.
Pourquoi, au fait ? Pourquoi maintenant, si tard ?
Et de l’autre côté l’Iran, un Iran embrouillé, inconnu, un nouveau pays où
tout est à refaire. Qui sait ? Et s’il restait ? Peut-être est-ce la meilleure façon
d’éprouver l’amour d’Ensiyeh ?
Si elle m’aime, si elle m’aime vraiment, songe-t-il, elle reviendra et nous
vivrons ensemble. À Sahebgharanieh ? Non. Dans le Mazandaran non plus. Je
lui achèterai une nouvelle maison avec un cerisier dont je m’occuperai moi-
même et une cage d’escalier au-dessus de laquelle j’accrocherai le cerf
empaillé de Gohar Baran. Oui, j’irai à Gohar Baran, je négocierai le cerf
empaillé, je l’arracherai du mur s’il le faut, je le lui offrirai.
Plus besoin d’Akbar, de Mehri, de mashd Hassan. Je la conduirai partout. Je
ferai ses courses. Je lui préparerai la daube de Mme de Sucy – sans pourtant
lui avouer qui est Mme de Sucy. Je déposerai ses vêtements au pressing, je lui
ferai l’amour sans qu’elle se soucie du claquement d’une porte, de l’arrivée
d’une voiture, d’un toussotement dans le jardin, de l’odeur de la cigarette
d’Akbar « qui, vay, ne doit pas être si loin que ça ! »
Le jour se lève, le paysage alentour se précise. On entend des bruits de
bestiaux, plus bas. Tout près de Fereydoun, un oiseau s’envole. Peut-être un
aigle, en chasse matinale.
Si je pars là-bas, à Paris, que ferons-nous dix jours, vingt jours, un an après
nos retrouvailles ? Comment tiendrons-nous, toute une vie, dans
l’appartement des Miri ? Qui voudra de nous ? Marie-Christine arrangera nos
papiers, oui, elle le fera. Nous serons un couple en situation régulière. Mais je
ne serai plus qu’un réalisateur aigri, sans travail. Quelques-uns diront de moi :
Oui, vous vous rappelez ? C’est lui qui nous clouait devant nos postes, qui
nous empêchait de sortir ! Je serai celui qui avait eu du succès. Quelques
sexagénaires iraniens, eux aussi exilés, se souviendront encore de mon nom.
Ce sera tout. Et Ensiyeh ? Voudra-t-elle encore de cet homme dont les
souvenirs se sont immobilisés en 1979 ? Et moi, dans vingt ans, continuerai-je
à désirer une septuagénaire coupée de ses terres, de son théâtre, de sa
bibliothèque ? Peut-être, de son côté, en me demandant d’aller la rejoindre, a-
t-elle voulu vérifier quelque chose. Que je lui suis encore attaché, que je n’ai
pas d’existence sans elle. Si je reste ici, reviendra-t-elle ?
Un regard à droite, un regard à gauche. Monsieur V. a disparu. Fereydoun
hésite une dernière fois. Il joue sa vie, à cet instant-là. La dernière partie de sa
vie. Se décider, pour une fois. Ne plus accepter de se laisser glisser au fil des
choses.
Il va faire demi-tour, il va revenir vers l’Iran, il le sent.
Et si elle rentre, je déposerai à ses pieds sa maison de poupée. Ce qu’il en
reste.