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Revue française de

psychanalyse (Paris)

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque Sigmund Freud


Société psychanalytique de Paris. Auteur du texte. Revue
française de psychanalyse (Paris). 1996/07-1996/09.

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Point théorique

La sexualité a-t-elle un quelconque rapport


avec la psychanalyse ?*

André GREEN

Ce titre est-il provocateur ? Même si c'est le cas, le terme a plusieurs signifi-


cations. Il peut être synonyme d'agression tout comme il pourrait inciter à réflé-
chir à un problème réel. J'ai ressenti comme un honneur d'avoir été invité à don-
ner la Conférence anniversaire de Sigmund Freud et de m'adresser à vous pour
la circonstance. Je me suis rappelé une remarque que l'on m'avait adressée,
après une rencontre franco-britannique en fait, elle en comportait deux:
-
« Vous autres Français, vous êtes trop freudiens, et d'ailleurs vous pensez trop
au pénis. » Vieille objection : Freud, d'après ses contradicteurs, était un obsédé
sexuel ; si nous sommes trop freudiens, c'est donc également notre cas. Je vou-
drais profiter de l'opportunité qui m'est aimablement offerte pour clarifier cer-
tains malentendus, nés de divergences de conceptions de la pratique et de l'expé-
rience, tenant au sens et à la signification de la sexualité en psychanalyse.
Si j'ai mis en question le rapport de la sexualité avec la psychanalyse, c'est
essentiellement pour deux raisons. Premièrement, la lecture des journaux et des
revues psychanalytiques de ces dix dernières années révèle une désaffection cer-
taine pour la sexualité. Exception faite de la sexualité féminine, qui n'a jamais
cessé de poser problème et qui continue de nourrir les débats psychanalytiques
par la contestation des idées freudiennes sur ce point, la sexualité en général
n'est plus un concept majeur, une fonction théorique à laquelle on accorde une
valeur heuristique. On ne la considère plus comme un facteur essentiel du déve-
loppement de l'enfant ni comme un déterminant étiologique propre à éclairer la

* Cet article est paru dans l'International Journal of Psycho-Analysis(1996), 76. La version française
en a été établie par Christelle Bécant et revue par l'auteur. La Conférence anniversaireSigmund Freud au
cours de laquelle il a été présenté au Centre Anna Freud a eu lieu le 27 avril 1995.
Rev. franç. Psychanal, 3/1996
830 André Green

psychopathologie clinique. La sexualité semble passer à présent pour une ques-


tion limitée à ses aspects manifestes, se posant à l'occasion de problèmes spécifi-
ques, circonscrite dans une zone de l'univers intérieur parmi d'autres. Il ne reste
apparemment rien ou presque de la signification et de la fonction que Freud
avait prêtées à la sexualité dans son oeuvre.
Cette mise en cause trouve une seconde raison dans les réactions que m'ont
inspiré, lors de différentes rencontres, les présentations de matériel clinique.
Constatant que la sexualité était réduite à une place assez subalterne, sinon
négligeable et parfois quasiment nulle, parmi les outils conceptuels censés éclai-
rer nos idées, j'ai d'abord supposé que je me trompais. C'était peut-être de ma
faute ; n'aurais-je pas surestimé l'importance de la sexualité dans la pratique psy-
chanalytique courante ? Pourtant, la sexualité n'était pas absente du matériel des
présentations détaillées de séances. Elle était là mais, contre toute attente, on eût
dit que l'analyste percevait cette partie de la communicationdu patient comme
une sorte d'artefact engendré par le cadre, ou une défense qu'il fallait interpréter
conjointement avec d'autres aspects cachés « dépassant » la sexualité ou suppo-
sés être survenus dans l'enfance la «précédant».
Ces deux raisons m'ont conduit à penser qu'il était temps pour la psychana-
lyse d'ouvrir un débat sur la question. La Conférence anniversaire de Freud
m'en a fourni l'occasion.

La sexualité dans la clinique contemporaine

Laissons-nous aller à rêver. Imaginons que Freud, au lieu d'être né en 1856,


soit arrivé sur terre cent ans plus tard et que, approximativement au même âge,
il ait découvert la psychanalyse vers la quarantaine, c'est-à-dire de nos jours. Sa
théorie serait-elle la même ? La sexualité serait-elle encore considérée comme un
facteur étiologique ? La réponse est probablement négative. Mais cette supposi-
tion est absurde parce que l'état des choses, telles que nous pouvons les décrire
aujourd'hui, résulte en partie de la découverte de la psychanalyse. Il est indé-
niable que les hypothèses fondamentalesde Freud reposaient sur un terrain bio-
logique, mais ce serait tout de même manquer de clairvoyance que de croire qu'il
s'agissait de la simple application de concepts empruntés à sa formation de bio-
logiste. Au contraire, Freud a, de fait, inventé la psychosexualité.
Il semble que différents facteurs se soient combinés pour agir sur la pensée
de Freud. D'une part, l'hypocrisie morale de la fin du siècle dernier qui l'a aidé
à en exhumer les manifestations refoulées et, à plus grande échelle, l'hypothèse
de l'influence universelle de la sexualité en tant que composante de la structure
générale de la nature humaine. Si, sur le plan social, la morale a profondément
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 831

évolué en ce qui concerne le sexe, si l'on doit des changements plus radicaux
encore aux progrès de la biologie qui a supprimé nombre de vieilles craintes rela-
tives aux relations sexuelles - exception faite de l'épidémie de Sida récemment
découverte -, on ne peut pas dire que les problèmes relatifs à la sexualité mascu-
line et féminine aient été résolus. Nos patients se plaignent encore de troubles
dans leur vie sexuelle : impuissance partielle ou totale, frigidité, insatisfaction
sexuelle, conflits liés à la bisexualité, à l'union ou à la désunion de la sexualité et
de l'agression, pour ne citer que ceux-là. Quels que soient les changements inter-
venus et les usages sociaux qui guident dorénavant les comportements indivi-
duels, les mentalités n'ont pas évolué au même rythme. Freud pensait même,
d'après les notes retrouvées, écrites à Londres en 1938, confirmant des observa-
tions antérieures, que la sexualité présentait une incapacité intrinsèque qui
empêchait que la décharge et la satisfaction ne soient complètes. Il a même cité
une expression (en français pour la circonstance) : « En attendant toujours
quelque chose qui ne venait point» (Freud, 1937-1938, p. 288). Cela lui a fait
imaginer qu'une inhibition interne empêchait que le plaisir ne soit total, en rai-
son d'un conflit antagoniste fondamentalement enraciné dans le fonctionnement
pulsionnel.
Bien sûr, le changement le plus spectaculaire dans l'oeuvre de Freud est venu
de la prise de conscience progressive, avec l'expérience, de l'influence des fac-
teurs qui s'opposaient à l'épanouissement des pulsions erotiques. Les différentes
phases de son oeuvre semblent témoigner de la progression de facteurs anti-
sexuels, au-delà du refoulement. Il est clair, par exemple, que les pulsions
d'autoconservation ont, dès lors qu'il s'agit de s'opposer à la sexualité, un pou-
voir inférieur à celui des pulsions de destruction. Les pulsions d'autoconserva-
tion n'induisent qu'à la prudence, leur mise en exercice n'implique qu'une limi-
tation de la satisfaction sexuelle. Pour ce qui concerne les pulsions de
destruction, le résultat est plus radical. Si l'on se souvient que, selon Freud, la
destruction primaire est d'abord dirigée vers l'intérieur, la sexualité se trouve
attaquée en tant que telle et, si l'intrication des pulsions n'est pas suffisamment
achevée, une certaine proportion de destructivité est libérée au-delà des combi-
naisons sadomasochistes. Ce qui, dans les faits, conduit à une altération pro-
fonde de la sexualité, comme nous le constatons dans les symptômes présentés
par les sujets borderline au niveau du Moi ou en relation avec la psychopatholo-
gie du narcissisme, ainsi que dans d'autres structures non névrotiques. Ces
caractéristiques cliniques sont aujourd'hui très fréquentes chez les patients que
nous analysons et c'est sans doute la raison pour laquelle nous tenons pour
acquis que ces symptômes n'ont que peu de rapport direct avec la sexualité et
qu'ils s'expliquent davantage en termes de relations d'objet. Il semble qu'on les
comprenne mieux à l'aide d'autres facteurs indépendants de la sexualité, tels
832 André Green

que, par exemple, l'incapacité à satisfaire le besoin de quiétude, d'équilibre émo-


tionnel ou de sécurité intérieure.
Je ne doute pas que l'on puisse parvenir à de telles conclusionsen observantce
qui peut l'être d'un point de vue conscient, mais je me demande ce qu'il advient de
ce que nous dotons d'une valeur cardinale dans l'optique de nos conceptions de
l'inconscient. Nous pouvons nous demander de quoi est fait l'inconscient, qu'il
soit relié au passé ou activé au présent dans la relation. En ce qui me concerne, au
risque de paraître vieux jeu, j'avoue qu'il m'est impossible de concevoir l'incons-
cient autrement que dans l'optique freudienne, ce qui dans le cas contraire revien-
drait à considérer qu'il ne soit pas enraciné dans la sexualité et la destructivité.
Je tâcherai d'être aussi clair que possible. Je peux envisager que toutes sortes
de catégoriestrès éloignées de la sexualité et de la destructivitéjouent un rôle sou-
vent important dans l'activité psychique, mais il s'agit à mes yeux de descriptions
phénoménologiques ou psychologiques concernant des formations intermédiaires
qui, après analyse, nous ramènent, en fait, aux catégories fondamentales que
Freud a décrites. Une remarque importante s'impose ici. Si nous essayons de
mener nos recherchesconformément à la méthodologiescientifique, c'est-à-dire, la
plupart du temps, en tentant de satisfaire le besoin de preuve statistique de celle-ci,
il est évident que nous ne serons pas en mesure d'observer de manière directe, dans
ce qui s'offre à notre examen sur le divan, des constituants ou des expressions de la
sexualité et de la destructivité, ni de les reconnaître ou de les catégoriser comme
tels. Nous ne pourrons prendre en considération que la partie visible de l'iceberg.
Et il nous arrivera de préférer les certitudes d'une perception pourtant imparfaite,
qui ignore le refoulement, aux incertitudes des tréfonds obscurs. Nous choisissons
de renoncer à la profondeur et à l'épaisseur du monde psychique inobservé et en
fait inobservable, donnant libre cours à la fierté que nous ressentons à l'égard de
nos découvertesrelatives aux aspects les plus superficiels de la vie psychique, indif-
férents au tribut qu'il nous faut payer pour ce choix. Aucun récit d'explorations
prétendument scientifiques et inspirées par la psychologie psychanalytique,
aucune découverte liée à des idées empruntées à l'extérieur de la psychanalyse ne
sont capables d'apporter le moindre éclairage sur la séance la plus ordinaire du
plus ordinaire des patients avec le plus ordinaire des analystes. Mais revenons à la
sexualité et à la façon dont elle apparaît dans la clinique actuelle.
Si l'on considère l'évolution de la psychanalyse et qu'on la compare à celle
de la psychopathologie, il est évident que les symptômes et les traits cliniques
que nous observons aujourd'hui comportent bien moins de manifestations
ouvertement sexuelles ou même porteuses de simples connotations sexuelles fai-
sant partie du tableau clinique présenté par le patient. Cela explique en partie
que les descriptions cliniques et les explications théoriques accordent un rôle
toujours plus réduit à la sexualité. Par exemple, il est communément admis que
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse? 833

les névroses ne constituent plus aujourd'hui l'essentiel de notre activité psycha-


nalytique et que les patients souffrant de troubles du caractère, de troubles nar-
cissiques ou, comme dans les cas limites, de troubles de la personnalité, s'allon-
gent plus fréquemment sur les divans des psychanalystes que les «névrosés
classiques». Nous pouvons laisser de côté les considérations de diagnostic et
porter notre attention sur le contenu des séances ou sur les aspects évolutifs du
processus transférentiel, nous serons portés à en venir à la même conclusion.
Qui plus est, il arrive souvent qu'à l'écoute des présentations de matériel faites
par certains collègues en public, la présence manifeste de la sexualité dans le
-
matériel onirique, le fantasme inconscient, ou même les récits de la vie du patient
ou de ses relations avec les autres soit interprétée de façon à éviter la sphère de
-
la sexualité pour s'en remettre aux relations d'objet supposées d'une nature plus
profonde, manière de refuser délibérément d'accorder une quelconque attention
aux aspects spécifiquement sexuels qui passent très souvent pour n'être qu'une
simple défense.
J'aimerais vous proposer un point de vue qui diffère de la façon que l'on a
habituellement de comprendre les particularités du matériel des patients présen-
tant des structures non névrotiques. Il est fréquent de penser que ces patients souf-
frent de régressionsbien au-delà des fixations oedipiennes et génitales, remontant à
des phases prégénitales très antérieures. On en conclut alors que les fixations clas-
siques de la phase oedipienne ou génitale ne sont pas valides dans ce cas. Après des
annéesd'analyse avec des patients borderlines ou des patients souffrantde troubles
narcissiques,je suis parvenu à des conclusions opposées.Je ne tiens plus pour vrai
que les fixations oedipiennes et génitales ne sont pas à l'oeuvre dans le processus qui
engendre le profil psychopathologique. Au contraire, j'en suis venu à être persuadé
que la structure des symptômes, où la sexualité semble ne jouer qu'un rôle contin-
gent ou apparemment sans importance, pouvait n'être qu'un camouflage, comme
si les autres aspects non ouvertement génitauxavaient pour fonction de protéger et
de cacher le fond de la pathologie. En fait, les fixations sexuelles et génitales,
comme le coeur de l'oignon que recouvrent de nombreuses peaux, constituèrent le
secret que le patient devait absolument garder par-devers lui. Aux yeux des autres,
les patients tenaient à ce que ces causes de conflit paraissentinexistantes ou insigni-
fiantes. Ceci, bien sûr, est cause des problèmes techniques.
Je ne veux pas dire que l'analyste doit passer outre pour entrer directement
dans le vif du sujet et que la flèche de l'interprétation doit centrer d'emblée son
tir sur la cible de la sexualité et de la génitalité. On se doit de respecter les
défenses du patient, en particulier lorsque ces dernières mettent en jeu de telles
régressions. Lorsque le patient agit de cette façon, c'est la plupart du temps
parce que, plus ou moins consciemment, il se rend compte qu'en donnant toute
leur importance à la sexualité et à la génitalité, il s'exposerait à un grand danger,
834 André Green

ainsi de l'impossibilité d'accepter la moindre frustration, de vivre les tourments


de la déception, d'endurer les tortures de la jalousie, de souffrir la rage d'avoir à
admettre que l'objet diffère de l'image qu'il a projetée sur lui, d'encourir la
désorganisation de la destruction illimitée, ou de l'objet, ou du Moi en cas de
conflit, etc. Et c'est afin d'éviter toutes ces menaces sources de dépression, et
d'autres états encore pires, que le patient va se désengager d'une relation pleine
et complète, pour laisser le champ à d'autres régressions qui ont l'avantage de ne
pas impliquer l'existence d'un autre objet générateur d'insatisfactions qu'il, ou
elle, peut causer.
A maintes reprises, nous avons pris l'arbre pour la forêt, préoccupés que nous
étions par les traits cliniques manifestes et les fixations primaires qu'ils semblent
révéler, détournés des fantasmes inconscients latents et cachés et de la violence à
laquelle ceux-ci peuvent conduire quand ils sont activés. Me contredirais-je? Les
traits cliniques que j'ai mentionnés ne sont-ils pas la preuve de fixations prégéni-
tales ? Là n'est pas le propos. La nature régressive d'un comportement ou de fan-
tasmes de ce type et de leurs expressions ne peut cacher le fait que leur signification
profonde réside dans la référence indirecte aux buts génitaux avec toutes les conno-
tations conflictuelles que ceux-ci comportent : différence des sexes et des généra-
tions, tolérance à l'égard de l'altérité, conflit entre désir et identification à l'objet,
acceptation de la perte de contrôle dans la jouissance sexuelle, etc. Il semble plus
facile de s'orienter vers des troubles dont on admet généralementqu'ils n'ont rien à
faire avec la sexualité. Ces autres fixations passent pour reproduire les relations
précoces mère-nourrisson, en général conçues comme totalement asexuées. Même
les fixations orales évoquées sont davantage perçues comme une sorte de source
sacrée que comme la source de jouissance et de plaisir.
Il se peut par conséquent que nous soyons obligés de modifier nos opinions
habituelles et que, au lieu de suivre les patients dans les manifestations ouverte-
ment régressives qu'ils nous laissent aisément voir, il nous faille garder un oeil sur
ce qui se passe derrière la scène et mettre en question la superficialité supposée
du sexuel et du génital. Ces idées résultent du fait que nous considérons les
patients comme des bébés. Les positions anale et orale ou, selon d'autres termi-
nologies, les positions dépressive et schizo-paranoïde, étant plus anciennes ou
plus profondes, passent pour plus importantes.
Certaines questions devraient s'imposer: qu'est-ce qui importe? Qu'est-ce
qui a la plus grande valeur ? Le prix de la vie est fonction de ce que l'ensemble des
êtres humains partagent et recherchent : le besoin d'aimer, de jouir de la vie, de
s'inscrire dans une relation dans toute sa plénitude, etc. De nouveau, nous voici
confrontés à l'hypothèse idéologique des fins de la psychanalyse. Quel est notre
but ? Surmonternos angoisses primitives, réparer nos objets mis à mal par une des-
tructivité funeste alimentant une culpabilité sans fond? Assurer le besoin de sécu-
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse? 835

rite ? Rechercher la norme et l'adaptation ? Ou nous donner la sensation d'être


vivant et d'investir les multiples possibilités offertes par la diversité de la vie, en
dépit des déceptions inévitables, sources de malheur et d'innombrablesdouleurs ?

La sexualitéfreudienne et son destin

On pourrait vouloir se concentrer exclusivement sur la question de la sexua-


lité pour évaluer son importancedans la psychanalyse actuelle, mais pour autant
ce voeu ne nous épargnerait pas d'avoir à confronter le concept freudien de
sexualité avec ce que la psychanalyse contemporaine entend généralement par ce
terme. De l'avis de Freud, la révélation du rôle de la sexualité dans l'étiologie
des névroses a été maintenue dans une ignorance flagrante. Mais Freud n'a pas
limité l'influence de la sexualité à la période de la culture occidentale au cours de
laquelle il a fait sa découverte. Selon lui, le champ de la sexualité s'étend à la
totalité de l'expérience humaine, quels qu'en soient le lieu et l'époque. On peut
observer des variations selon les périodes et les régions du monde considérées,
mais le fait en lui-même ne varie pas.
On se rappelle la réaction de Freud lorsque, face à un anthropologue venu
lui rendre visite et qui lui affirmait que dans certaines tribus primitives les
anthropologues n'avaient pu observer de traits d'analité, il demanda : « Parce
que ces gens n'ont pas d'anus ? » Il est évident que pour lui la première étape
consistait à établir une distinction nette entre sexualité et génitalité et à différen-
cier fixations, formations réactionnelles, sublimations, etc. Il avait déjà étendu le
champ de la sexualité infantile à des parties du corps sans connexion directe avec
le sexe. En outre, il avait fait une avancée décisive en postulant l'infiltration de
la sexualité dans des régions de l'univers psychique supposées échapper à son
influence ou même s'opposer à son action.
Par exemple, le Moi, situé du côté des pulsions d'autoconservation, a
d'abord été considéré comme antagoniste par rapport à la sexualité. Puis, avec
le concept de narcissisme, le Moi a été investi par la libido, celle-là même qu'il
était censé combattre auparavant. L'antagonisme était modifié. L'analyste
devait à présent évaluer le rôle concurrent de la libido narcissique et de la libido
d'objet. D'autres traits caractéristiques des attributs de la sexualité étaient hau-
tement significatifs. Ainsi, premièrement, de ses capacités à se mélanger à d'au-
tres tendances apparemment opposées jusque là. Ce fut le cas de l'agressivité
qui, unie à la libido, donne naissance au sadisme et au masochisme. Ainsi égale-
ment, en second lieu, de la capacité de la libido à subir des transformations telles
que le renversement sur la personne propre et le retournement dans son
contraire, par exemple. Mais deux autres destins des pulsions frappent entre
836 André Green

tous : la sublimation, dans laquelle les buts sexuels de la pulsion initiale sont
abandonnés, les investissements étant désexualisés, et, enfin, le refoulement qui
maintient la tonalité sexuelle du contenu idéationnel aussi éloignée que possible
de la conscience (Freud, 1915).
Ces brèves remarques nous permettent de voir que ce que Freud a effective-
ment décrit par le biais de ces mécanismes, dont je n'ai mentionné qu'un petit
nombre, est en fait un dispositif de transformations que l'on pourrait comparer
à des procédés syntaxiques qui n'utiliseraient pas de mots. On irait même jus-
qu'à supposer que, parallèlement à la création d'une infinie variété de « phrases »
à l'aide d'une telle grammaire, on assisterait au déroulement d'une action oppo-
sée dont le but serait, non seulement de gommer son contenu précédent quand
la censure est à l'oeuvre, mais encore de pousser son activité jusqu'à détruire la
communication qu'elle aurait essayé d'échafauder, à l'aide d'un dispositif de
déliaison des liens établis. Nous faisons allusion ici à la mystérieuse et très discu-
tée idée de pulsion de mort, mais nous ne la développerons pas davantage pour
l'instant.
Les descriptions que Freud a faites de cette grammaire inconsciente sans
mots - il ne m'échappe pas que l'expression est contradictoire, mais je suis sûr
que vous comprendrez que je fais référence aux processus psychiques - devaient
être enrichies de celle des mécanismes de défense dans Inhibition, symptôme et
angoisse (Freud, 1926). En 1915, il ne parlait que de destins des pulsions, pas de
mécanismes de défense. Il allait aussi découvrir d'autres mécanismes de défense
après 1926, tels que le clivage par exemple. La signification clinique de la sexua-
lité dans les névroses ou sa capacité d'échafauder un dispositif de mécanismes
psychiques mettant en jeu les destins des pulsions ne sont pas les seules raisons
qui ont présidé à la sélection de la sexualité pour réaliser un tel dessein. Freud a
choisi la sexualité également à cause de son contenu philosophique, ainsi qu'il l'a
indiqué, citant Empédocle, dans «Analyse finie, analyse sans fin» (Freud, 1937).
On sait que la sexualité et la mort sont les deux grandes « inventions » de l'évo-
lution. La sexualité est liée à la perpétuation et à la complexification de la vie.
Comparées aux fonctions somatiques, celles qu'elle exerce chez l'individu sont
d'une importance sans égale. Qu'une fonction aussi naturelle soit assujettie,
dans l'espèce humaine, à des influences culturelles déterminantes ou à de telles
variations de la destinée - les destins (Schicksal) de Freud - et qu'elle puisse
devenir aussi « dénaturée» est un fait d'une importance considérable, mais qui
ne peut faire oublier son soubassement biologique fondamental. Il convient de
ne pas l'oublier si l'on veut comprendre pleinement les hypothèses élémentaires
de Freud. Mais revenons à la description psychologique au sens strict.
On a considéré que la théorie de Freud était solipsiste. Comme si elle s'ins-
crivait dans un organisme isolé, refermé sur lui-même, dont l'évolution et le
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 837

développement échappaient à toute influence externe. Et cela a pratiquement


suffi à justifier qu'on la rejette et qu'on lui oppose la conception des relations
d'objet. Je ne pense pas quant à moi que Freud ait jamais envisagé un système
clos, niant l'importance de l'objet. Il est vrai que dans le modèle inspiré de la
perversion l'objet est aisément interchangeable. Un type de chaussure particulier
peut devenir l'objet d'une passion enflammée. Mais un autre modèle s'inspire de
la mélancolie. La perte de l'objet est la perte d'un objet irremplaçable, seule
l'identification du Moi à l'objet perdu peut parer à ce trauma. J'ai la conviction
que Freud pensait que la dépendance du nourrisson envers l'objet maternel était
un fait patent. Il a même confessé qu'un organisme fonctionnant selon la souve-
raineté du principe de plaisir nous imposait d'inclure l'amour maternel dans la
description. Mais dans sa supposition il s'agissait davantage d'une condition
nécessaire à la survie du système que d'un facteur actif dans les transformations
qu'il décrivait. De plus, comme je l'ai dit auparavant, l'objet est le révélateur de
la pulsion car c'est l'expérience du manque de l'objet qui déclenche l'activation
de la pulsion et permet de prendre conscience des exigences de celle-ci.
Après Balint et Klein, la notion de narcissisme primaire relié à un monde
anobjectal a été rejetée. L'objet existait depuis le début, c'était manifeste, mais
les partisans de cette idée semblaient avoir oublié qu'au commencement de la
vie les contacts entre le nourrisson et son objet ont lieu au cours d'un laps de
temps très limité de la journée. On ne peut contester la richesse de ces expé-
riences et l'importance de cette relation grâce à toutes sortes d'échanges très
étroits : peau, yeux, sensations, etc. Mais peut-on oublier que la somme de ces
moments est infime comparée à la période où le bébé reste seul, pour dormir
et se reposer, ou pleurer et crier, sur un mode que l'on peut légitimement qua-
lifier de narcissique?
On a accordé trop d'importance aux idées des observateurs qui ne peuvent
pourtant observer que ce qui se passe au cours des échanges de la veille. Comme
les moments où le bébé est seul n'offrent pratiquement rien à observer, la ten-
dance est de sous-estimer leur importance et de nier l'univers solitaire du bébé,
parce qu'il nous est impossible de le concevoir. Il est bien plus acceptable d'ad-
mettre que les moments de rencontre sont noyés dans cet océan auto-érotique de
repli sur soi, intégrés dans ce contexte de non-conscience de ce que l'on qualifie
d' « autre », que de penser que les traces de ces échanges ponctuels persistent en
tant que telles en dehors de la présence de la mère et que, dès le début, le souve-
nir en reste très vivace après leur interruption. Il ne me semble pas, par consé-
quent, que postuler l'existence d'un objet dès le début puisse contredire l'idée de
narcissisme primaire. Il serait également approprié de rappeler que l'hypothèse
des relations d'objet met à mal l'idée d'auto-érotisme.
Le rejet du narcissisme primaire n'a pas pour seule cause la thèse de l'exis-
838 André Green

tence de l'objet dès le début de la vie. Un autre événement s'est produit dans la
psychanalyse. Les psychanalystes ont décidé de quitter le champ de la psychana-
lyse appliquée, en raison des innombrables déconvenues de Freud ou de ses par-
tisans : malentendus, erreurs, négligence de faits importants, fragilité de certaines
hypothèses qui soulevèrent des critiques considérables. On décida un recentrage
sur l'expérience clinique. Jusque-là, tout va bien. Ce changement, conséquence
normale s'appuyant sur le fait que le psychanalyste est toujours présent dans la
séance analytique, fit glisser vers une théorie moins fondée sur le développement
et les ramifications d'une force inconnue posée par hypothèse que sur les
échanges avec l'objet, comme la situation clinique permettait d'en faire l'expé-
rience. En tout état de cause, la théorie de la sexualité aurait pu rester intacte. Il
ne pouvait pourtant en être ainsi.
Depuis les Études sur l'hystérie, Freud avait remarqué que le patient ne fai-
sait que rarement référence à l'élément sexuel. Le refoulement et la résistance
influençaient la communicationdu patient. Mais à présent on les retrouve égale-
ment chez l'analyste. En fait, la théorie des relations d'objet a suivi deux direc-
tions. Tout d'abord, Fairnbairn, en posant que l'activité psychique n'était plus
orientée vers la « quête du plaisir » mais vers la « quête de l'objet », impliquait
une désexualisation de la théorie. Deuxièmement, le courant de Melanie Klein,
tout en invoquant l'importance de l'objet depuis le début, donnait cependant la
priorité à la destruction et, à l'opposition freudienne de plaisir-déplaisir, préfé-
rait un autre couple de contraires : le bon et le mauvais objet. Cette légère diffé-
rence n'était pas sans conséquences puisqu'elle attribuait aux principes de base
de l'activité psychique une orientation qui divergeait considérablement de l'hy-
pothèse freudienne. L'idée d'une relation d'objet démarrant dès le début de la vie
élevait le sein à une position suprême. L'influence s'en est fait ressentir dans des
phases ultérieures. Le modèle du sein s'est étendu à la phase génitale, en recou-
vrant l'organe génital. Désormais, on considéra que le pénis était un organe
oblatif et nourricier, en d'autres termes, un sein. La fellation devenait implicite-
ment l'équivalent le plus proche d'une relation sexuelle pleinement satisfaisante.
Serais-je en train de minimiser le rôle de la métaphore ? Peut-être. Il n'en reste
pas moins que le rôle d'une relation sexuelle n'est pas de nourrir et d'alimenter
mais d'atteindre l'extase dans une jouissance mutuelle.
Il m'est difficile de penser que la capacité qu'une femme a à éprouver un
plaisir sexuel vient du souvenir inconscient d' « avoir aimé, chéri le mamelon et
d'en avoir joui en toute quiétude dans la succion active» (Hoffer, 1991, p. 696,
qui cite cette opinion sans la partager). Si c'est là la seule condition, je vois déjà
la frigidité se profiler en toile de fond. Et si malgré tout existait une jouissance
dénuée de fixations orales, on supposerait qu'elle constitue une défense contre
l'angoisse, cette dernière étant toujours liée à l'agression. En fin de compte, que
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 839

nous apporte la théorie kleinienne de la relation d'objet primaire? Le sein


comme bon ou mauvais objet, la fixation orale, irréductible ou tout au moins
incomparable, les pulsions de destruction déclenchantes de l'angoisse (d'annihi-
lation) et les pulsions erotiques réduites à de simples défenses. Comme Hoffer le
formule clairement dans les Freud-Klein Controversies: «Selon Freud, les
névroses sont les maladies spécifiques de la fonction sexuelle, selon la théorie de
Mme Klein, on peut dire que les névroses sont les maladies spécifiques des fonc-
tions de destruction» (Hoffer, 1991, p. 723).
Inutile de dire que le père, primordial dans l'oeuvre de Freud, se trouve ici
placé au second plan. On voit dans les Freud-Klein Controversies que les parti-
sans de Melanie Klein ont été les premiers à se réclamer des résultats de l'obser-
vation des pédiatres pour soutenir leurs points de vue dans les débats qui les ont
opposés à leurs collègues. A partir de ce moment, une sorte de compétition s'est
instaurée entre les différents observateurs de l'enfant et, bien qu'elle ait contribué
à accentuer les divergences, les découvertes sur lesquelles elle a débouché avaient
toutes un facteur commun: le rôle décroissant attribué à la sexualité dans le
développement infantile. Ce n'est guère surprenant puisque l'essentiel de ce que
Freud a décrit était censé prendre place dans l'intrapsychique et que la connais-
sance en était considérablement limitée par le refoulement. Les observateurs pré-
fèrent voir qu'écouter. Percevoir, c'est entrer en contact avec la réalité exté-
rieure. Écouter, c'est être en contact avec la réalité psychique.

Le pouvoir de transformation de la sexualité : du sexe à l'amour

En élaborant la théorie des pulsions, Freud a fait davantage que mettre en


lumière ce qui était refoulé dans notre vie d'hommes civilisés. Sa découverte ne
s'est pas limitée à l'exhumation de ce que l'on pouvait trouver au-delà de la sur-
face de la conscience. Sa description des transformations de la sexualité a été
encore plus importante. Qu'on se rappelle «Pulsions et destins des pulsions»
(1915a), ainsi que d'autres articles qui défendent différemment la même idée. (Je
pense ici à son article sur la transformation des pulsions dans l'érotisme anal.)
Que l'on reprenne sa définition de la pulsion comme « une mesure de l'exigence
de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corpo-
rel» (p. 18), c'est cette référence au «travail» qui explique les transformations
qui surviennent et modifient les contenus de l'expression initiale de la pulsion.
Dans le cas de ce qu'il a appelé les destins des pulsions, nous avons dit qu'il était
possible d'y voir une sorte de langage préverbal. Ils sont davantage qu'un simple
dispositif de mécanismes ou d'opérations car il nous est impossible de les com-
prendre en faisant abstraction du sens. A ces mécanismes, nous pouvons en
840 André Green

ajouter d'autres qui n'impliquent pas directement les pulsions mais qui, telle
l'identification, interviennent entre le Moi et l'objet.
Rappelons-nous l'exemple que Freud décrit dans «Le Moi et le Ça». Le
Moi transformé, s'adressant au Ça, dit : « Écoute, tu peux m'aimer aussi - il
n'y a pas de différence entre l'objet et moi» (1923, p. 30). L'identification, en
tant que modalité impliquant l'objet, participe au processus transformationnel
relatif au Moi.
Par l'analyse des diverses conceptions de la sexualité, nous mettons au jour
des différences culturelles et nous constatons que la sexualité constitue, de par la
diversité de ses manifestations au cours d'une vie, un stimulus extraordinaire
pour la pensée, générateur de multiples constructions imaginaires et mythiques.
A l'échelle de l'individu, le fantasme joue un rôle similaire. De son potentiel de
transformation résulte une pensée complexe qui constitue la plus puissante inci-
tation au travail psychique. Cette sorte de pensée - celle à laquelle Freud se
réfère à la fin du cas de l'Homme aux loups -, fondée sur l'intuition, met néan-
moins en jeu des opérations inconscientes et mérite qu'on la qualifie de primaire.
Elle s'oppose au type de pensée qu'il est impossible d'atteindre autrement qu'à
travers le langage et les processus secondaires. On le voit, aucune autre fonction
psychique ne peut jouer un rôle similaire. Il semble raisonnable de penser que la
place et l'influence de la sexualité ne peuvent être diminuées, en dépit du carac-
tère obscur de ses manifestations, cachées pour nombre d'entre elles. Il ne s'agit
pas uniquement d'un changement des usages ou de la morale imputable au Zeit-
geist. Ce que nous mettons, de fait, en lumière, c'est l'enracinement corporel du
psychique hé aux objets, l'ensemble étant immergé dans une culture. Et lorsque
finalement nous constatons que les expressions du psychisme inconscient sont
très éloignées de son contenu conscient, cela nous conduit à postuler une rela-
tion entre le sexe et la vie.
En discutant les opinions de Freud, il m'a semblé que l'on avait négligé un
important changement survenu dans son oeuvre. En 1920, la dernière théorie des
pulsions, formulée dans «Au-delà du principe de plaisir», a introduit de nou-
velles façons de penser qui n'ont pas été prises en compte. Les collègues de
Freud ont, pour la plupart, concentré leur attention sur le postulat de l'existence
d'une pulsion de mort, selon eux discutable et, en consacrant toute leur énergie
à contredire ses orientations, ont ignoré les modifications significatives qu'il
avait apportées à sa théorie de la sexualité.
Dans cet ouvrage, Freud introduit l'idée d'Éros. Au heu de parler de pul-
sions sexuelles, il parle à présent de pulsions de vie, changement qui trouve son
évidence et sa justification dans leur antithèse, la pulsion de mort. La sexualité
semble ici posée comme équivalant à la vie, alors que les pulsions non sexuelles
sont supposées se précipiter vers le but final de la vie : la mort. Mais plus tard
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 841

Freud ajoutera une autre remarque. Il parlera également de pulsions de vie ou


d'amour. Ici, la vie équivaut moins à la sexualité qu'à l'amour.
A ce stade, il nous faut nous rappeler une remarque formulée antérieure-
ment dans « Pulsions et destins des pulsions ». Dans cet article, Freud note qu'il
est impossible de dire qu'une pulsion « aime » son objet. L'amour ne peut être
conçu que comme le résultat de l'intégration de pulsions partielles :
« On ne peut pas douter de la relation intime entre ces deux sentiments oppo-
sés [amour and haine] et la vie sexuelle, mais on ne peut, naturellement, que se refu-
ser à concevoir l'amour comme une simple pulsion partielle de la sexualité, au
même titre que les autres. On préférerait voir dans l'amour l'expressionde la ten-
dance sexuelle totale, mais on n'est pas pour autant tiré d'embarras et l'on ne sait
comment concevoir un contraire matériel à cette tendance(Freud, 1915 a, p. 34).
Ce que Freud exprime en fait, même s'il n'est pas pleinement conscient des
implications de sa remarque, c'est que, pour autant qu'une relation amoureuse
est enjeu, l'objet ne peut pas être un objet partiel. Aussi, si l'amour existe depuis
le début en tant qu'il exprime les pulsions de l'Éros, il doit impliquer corrélative-
ment un objet entier dans la relation erotique qui s'instaure. Nous pouvons en
conclure que, paradoxalement, la théorie de la relation d'objet était en germe
dans la dernière conception freudienne des pulsions. A quoi nous pouvons ajou-
ter qu'il est impossible de considérer isolément les pulsions ou l'objet. La véri-
table relation met en rapport un Ça constitué de pulsions et un objet. La rela-
tion oscille sans doute selon les aspects et les moments du couple qu'elle réunit :
parfois, essentiellement sexuelle (et destructrice), elle met en jeu une pulsion par-
tielle et un objet partiel, alors que, par ailleurs, dans une relation momentanée
d'amour-haine, elle unit un Ça à un objet total.
On pourrait imaginer une relation unissant alternativement, par moments,
pulsions sexuelles et destructrices d'une part, et objets partiels d'autre part. En
d'autres occasions, probablementlorsque les pulsions auraient trouvé la satisfac-
tion appropriée, elles pourraient mettre en contact un Ça en passe de devenir un
Moi et un objetpartiel en passe de devenir total. Les régressions conduiraient non
seulement à la haine et à la destruction, mais aussi à la prédominance des objets
partiels. J'ai déjà exprimé mon désaccord vis-à-vis des orientations de Melanie
Klein. Je ne peux pas davantage accréditer, cela va sans dire, la thèse de Fairnbairn
qui soutient l'idée d'une libido en quête d'objet et non en quête de plaisir. Quelle
n'a pas été ma surprise à la lecture du récit que Guntrip fait de son analyse. Il y est
dit que Fairnbairn analysait ses patients derrière son bureau et qu'il conversait
avec eux après les séances, en commentant ce qui s'y était déroulé. Le bureau le
protégeait d'une relation sexuelle métaphorique,proche et intime avec le patient,
la conversation quant à elle permettait de voir dans la séance une sorte d'échange
qui pouvait être l'objet d'un commentaire discursif a posteriori.
842 André Green

Il y a en tout analyste une tendance à mettre en acte le clivage dans le tra-


vail clinique et théorique. J'utilise ici le concept de clivage au sens freudien et
non dans son acception kleinienne. Ceci est illustré par une expression qu'Oc-
tave Mannoni a employée, citant l'un de ses patients. Un jour celui-ci dut lui
téléphoner comme convenu pour décider d'un rendez-vous exceptionnel. Le
secrétaire de Mannoni, après avoir pris l'avis de notre collègue, répond au
patient au bout du fil : « M. Mannoni vous attend chez lui demain à midi pour
prendre un verre. » Ce qui s'était passé en fait, c'est que la personne au service
de Mannoni avait probablement confondu le nom du patient avec celui d'un
ami qui arrivait de l'étranger et que son employeur souhaitait voir dès que
possible.
Le lendemain, lorsque Mannoni alla accueillir celui qu'il attendait à midi,
il découvrit l'erreur en trouvant le patient dans la salle d'attente. Il ne posa
aucune question, entra dans le cabinet de consultation comme d'habitude, et
lorsque le patient s'allongea sur le divan, écouta ce qu'il avait à dire. Le
patient dit : « Vous avez l'air surpris de me voir. Bien sûr, j'ai moi aussi été
surpris que vous me demandiez de venir aujourd'hui pour prendre un verre. Je
sais bien, mais quand même... »
Nous avons tendance à faire de même. Bien sûr, nous savons qu'il s'agit
d'une séance analytique, mais quand même... Ce qui signifie que nous quittons
l'univers de la séance et que nous y mêlons des considérations appartenant au
monde extérieur. Ou alors nous disons : bien sûr nous savons que nous nous
occupons de la réalité psychique, mais quand même... l'observation de l'enfant
peut nous fournir des clés utiles. Bien sûr, nous savons que nous traitons de
questions supposées être aussi proches que possible du principe de plaisir-
déplaisir ou de l'univers inconscient, mais quand même... Nous nous tournons
vers des paramètres tout à fait étrangers à ce contexte pour éclairer ce qui se
passe dans la relation analytique. Bien sûr nous savons que nous continuons
de penser dans les termes de la théorie psychanalytique telle qu'elle a été ini-
tialement élaborée par Freud, mais quand même... Non seulement les «amé-
liorations» que nous y apportons ne suivent pas la direction qui fut celle de
son auteur, mais en fait nous déformons absolument l'esprit dans lequel elle a
été élaborée à l'origine. Je conteste l'importance excessive que l'on accorde à
des recherches fondées sur des faits situés hors de toute situation analytique,
qu'ils proviennent de l'observation, de la psychologie expérimentale ou de la
vogue du cognitivisme.
Nous confondons la mode avec les progrès effectivement accomplis
dans la compréhension de l'activité psychique en suivant les lignes directrices
de la psychanalyse, faute de nous livrer à un examen critique du savoir auquel
la mode se réfère. Il nous faut examiner de près le prétendu intérêt de ces
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 843

recherches afin de déterminer si ces idées supposées nouvelles vont ou non à


rencontre de la spécificité du point de vue psychanalytique. Il importe de déci-
der si la psychanalyse est entièrement compatible avec la psychologie. La ques-
tion de la légitimité de la psychologie psychanalytique n'a toujours pas été
tranchée de façon appropriée et satisfaisante. Si nous ne prenons pas garde à
ce qui est en train de se passer, nous irons tous assister au service funèbre qui
rendra hommage à la dépouille de la défunte psychanalyse. Les psychologues
des profondeurs n'auront plus qu'à se convertir, pour cause de chômage, en
fossoyeurs.
Mais cessons de critiquer l'apport d'idées issues de disciplines qui, profon-
dément, récusent la psychanalyse. Il nous faut également examiner les change-
ments imputablesà l'évolution interne de notre discipline. L'objection essentielle
que j'oppose au corpus théorique kleinien ce qui ne va pas à l'encontre de mon
-
admiration pour l'oeuvre de Bion est que la sexualité en a progressivement dis-
-
paru. Quitte à risquer de confirmer la remarque de la collègue britannique que
j'ai citée au début de cette conférence, qui n'était d'ailleurs pas kleinienne, et je
continuerai à contester l'idée que la totalité de mon expérience sexuelle vise l'ob-
tention d'un sein pleinement satisfaisant. Selon moi, cela ne traduit pas seule-
ment une référence à des fixations antérieures, mais aussi la négation de la diffé-
rence des sexes. Voici ce que Meltzer écrit à propos de la relation sexuelle d'un
homme et d'une femme à l'intérieur de la structure triadique de la relation.
« Dans sa signification première la plus profonde, la plus basale, la femme
est en détresse, en besoin et en danger ; l'homme est son serviteur, son bienfai-
teur, son sauveur. Elle est en détresse au sujet de ses bébés internes, en besoin de
ressources pour fabriquer le lait pour ses bébés externes et en danger de la part
des persécuteurs que ses enfants ont projetés en elle. Elle a besoin de bons pénis,
et de bon sperme, et elle doit être délivrée de tous les mauvais excréta. Elle sera
comblée, satisfaite, sauvée, tandis que lui sera admiré, épuisé, réjoui-triom-
phant» (Meltzer, 1973, p. 129).
Je ne crois pas que la séparation de Donald Meltzer d'avec le groupe klei-
nien invalide ses écrits car, pour autant que je sache, ses idées ne sont pas en
cause dans les conflits qui l'ont opposé à ses collègues. Les références à la
sexualité infantile se font de plus en plus rares dans les écrits kleiniens, la des-
truction accaparant tout le champ. Quoi qu'il en soit, il nous est donné de
constater l'effet idéologique de la substitution des bons et mauvais objets aux
expériences de plaisir et de déplaisir. Si mon travail n'a pas trop gâté l'analyse,
et si le patient n'est pas trop psychotique, je nourris l'espoir qu'en fin d'ana-
lyse, selon les lignes directrices de Freud, mon analysant sera en mesure de
profiter de la vie un peu plus qu'il ne le faisait avant de venir en traitement
ou, comme dit Winnicott, qu'il sera plus vivant, même si ses symptômes ne
844 André Green

disparaissent pas en totalité. Notre puritanisme psychanalytique récurrent


est-il responsable du fait que nous puissions tenir la sexualité pour négligeable
dans une joie de cet ordre ?
Geza Roheim a noté, en tant qu'anthropologue, l'attitude antisexuelle de
tous les groupes humains (Roheim, 1950). Le temps manque pour expliquer,
ainsi que je l'ai fait dans d'autres écrits, comment je conçois les variations du
sexe selon les différentes cultures ou les diverses phases historiques. J'ai en effet
choisi de m'en tenir au champ de la psychanalyse clinique. Je vois bien qu'à
l'intérieur même de la psychanalyse l'attitude antisexuelle se révèle de diffé-
rentes façons. J'ai déjà exprimé mes objections à rencontre des opinions de
Melanie Klein et de Fairnbairn, mais je pourrais en citer d'autres, par exemple
les idées de Hartmann sur la défense d'un Moi autonome et d'une sphère
exempte de conflits, la valeur idéologique d'une telle thèse visant, d'une cer-
taine manière, à sauver le Moi de la contamination des pulsions.
Inutile de préciser que cela nous a ramenés à une conception psycholo-
gique du Moi plus proche des concepts préfreudiens de cette instance. Hart-
mann avait tracé la voie pour le Self de Kohut qui était censé être un meilleur
concept que le Moi. Kohut ne s'est pas contenté de promouvoir le Self à un
statut plus respectable, il a défendu l'idée que la référence aux pulsions consti-
tuait un fourvoiement théorique et clinique. Depuis, les contributions des par-
tisans de Kohut sur la psychologie du Self ressemblent de plus en plus aux tra-
vaux de la littérature phénoménologique. Il paraît de moins en moins possible
de rendre compte de la notion d' « analyse du Self» en termes de refoulement
lié à des rejetons inconscients des pulsions. C'est ce qui a résulté de la redé-
couverte du narcissisme par Kohut. Redécouvrir le narcissisme implique qu'il
ait été oublié ou perdu pour tout le monde, et je ne suis pas sûr que c'ait été
le cas pour chacun d'entre nous. Cette découverte n'en a pas moins accentué
un malentendu, dans la mesure où l'on a opposé le narcissisme aux pulsions,
ce qui ne correspond pas du tout à l'idée de Freud. Une fois de plus, une redé-
couverte de cet ordre a eu pour résultat de diminuer davantage l'intérêt
accordé à la sexualité. Vous pourrez ainsi constater qu'en fin de compte le
titre de ma conférence n'était en rien une provocation, mais qu'il reflétait la
réalité de l'évolution de l'esprit de la psychanalyse.
Et pour ceux qui sont enclins, dans leurs théories, à remonter aussi loin que
possible vers les premières périodes de la vie, dois-je leur rappeler un fait très
simple, ainsi qu'à vous et à moi-même, au cas où nous l'oublierions ? Si chacun
d'entre nous respire et se trouve en vie, c'est la conséquence, heureuse ou
malheureuse, d'une scène primitive, c'est-à-dire, en d'autres termes et pour être
tout à fait explicite, d'une relation sexuelle, heureuse ou malheureuse, entre deux
parents, sexuellement différents, que cela nous plaise ou non.
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 845

Le sens de la sexualité

La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? Peut-être


penserez-vous, d'après mes idées, que pour moi la réponse est évidemment posi-
tive, et vous n'aurezpas entièrementtort. Mais cela implique qu'on inclut une liste
de réserves à la réponse globale. Il nous apparaît que la sexualité a besoin d'être
réévaluée. La sexualité d'aujourd'hui n'est pas celle de Freud. Je ne pense pas ici à
l'évolution des moeurs, chapitre qu'il faut bien entendu envisager et considérer de
façon détaillée pour en comprendre les conséquences.Je fais essentiellement allu-
sion à une connaissance approfondie des découvertesde la biologie et à la diversité
de ce qu'il nous est donné d'observer dans des civilisations différentes de la nôtre,
dans les sociétés primitives, etc. Je me réfère aussi aux régulations qu'ont subies ses
manifestations au cours d'autres périodes historiques. Cet examen ne nous
conduira pas à adopter un point de vue relativiste, mais nous incitera à concevoir
la nature de la sexualité comme un agent extrêmement excitant pour l'imagination
et générateur des différents moyens de faire face à cette fonction prétendument
naturelle de la façon la moins naturelle qui soit. Cela nous forcera à établir des Mens
plus étroits entre l'étude de la sexualité et nos conceptions du temps.
L'aspect diphasiquede l'appréhension freudienne de la sexualité a été oublié :
il est de la plus haute importance de comprendre certains concepts freudiens élé-
mentaires tels que l'après-coup. Freud le décrit pour la première fois dans l'Es-
quisse (Freud, 1895 en 1950) sous le titre de Proton Pseudos (Le premier men-
songe). Elle est aussi liée aux variations du temps telles qu'elles peuvent être
expérimentées dans le plaisir, la jouissance, le déplaisir, la douleur, etc. De façon
complémentaire, les conceptions de la sexualité sont en relations étroites avec l'es-
pace. Nous pouvons rappeler ici le concept de la relation d'objet de Maurice Bou-
vet, vu sous l'angle de la « distance de l'objet » comme cela apparaît dans la situa-
tion de transfert. Nous voyons que de nombreuses régions explorées peuvent être
indûmentnégligées lorsque l'on adopte d'autres courants de pensée dominants.
Je voudrais ajouter un autre point de vue au réexamen habituel de la sexua-
lité. Je ne souhaite pas donner l'impression de me comporter ici en simple héraut
des découvertes de Freud, pensant qu'il n'y a rien à ajouter à ce qu'il a décrit.
Non seulement je crois qu'il y a encore de nombreuses choses à découvrir, mais
je pense que ses idées méritent en de multiples circonstances d'être critiquées. Le
domaine dans lequel ses opinions ont besoin d'être réévaluées, comme chacun
sait, est celui de la sexualité féminine. En outre, de nombreux points ont besoin
d'être reconsidérés - on pensera, par exemple, aux travaux de Robert Stoller
(1975, 1979). Pour des questions de temps, nous ne pouvons procéder à l'exa-
men détaillé de ses opinions. Il me semble néanmoins que les investigations de
846 André Green

Stoller confirment un point sur lequel j'ai moi aussi insisté, fondé sur mon expé-
rience psychanalytique : la relation de la sexualité avec ce que j'appelle la folie,
en la différenciant de la psychose.
Notons, bien que Freud ne l'ait pas ignoré, à travers le travail de Havelock
Ellis par exemple, le large éventail des troubles de la sexualité. Cependant il n'a
jamais considéré la bizarrerie du travestisme ou du transsexualisme, qui sont deve-
nus relativement fréquents à notre époque et dans notre société. Un fois encore,
nous n'aurons pas la possibilité en ces lieu et place d'analyser les implications de
cette omission. Il est cependant évident qu'on ne saurait considérer ces états psy-
chopathologiques du seul point de vue du comportement ou en tant que perver-
sions, du moins pour autant que le transsexualismesoit concerné. Nombre de psy-
chanalystes considèrent que le transsexualisme devrait être considéré comme une
psychose, donc au-delàde ce que je nomme folie. Même si cette question contro-
versée donne lieu à des débats, il est clair que la sexualité présente,de par sa nature,
certains éléments qui la rattachent à la passion et qui peuvent s'exprimer même
dans les perversions. Ils ne sont pas seulement liés à l'objet de la perversion en tant
que personne, qui la plupart du temps disparaît pour laisser place à un objet par-
tiel. Dans les cas dont nous parlons, les gratifications perverses viennent au pre-
mier plan avec des accents de passion qui vont de pair avec l'attachement à l'objet
partiel d'une façon qui évoque un trouble de l'esprit. De cela Freud n'a pas assez
parlé. Ce queje tente de dire, c'est que les régressions du transvestismeou du trans-
sexualisme ne créent pas entièrement ces symptômes, de sorte qu'il doit y avoir
quelque chose dans la sexualiténormale qui rende compte de la possibilitéde leur
survenue et du fait qu'ils monopolisent l'esprit du patient.

Conclusion

Je voudrais à présent faire quelques remarques en guise de conclusion.


Répondre à la question posée dans le titre implique aussi de prendre en considé-
ration les dernières déclarations de Freud à ce propos. Dans les dernières lignes
de ce chapitre intitulé « La théorie des pulsions » dans l'Abrégé, son testament en
quelque sorte, il écrit : « Ce qui nous a surtout permis de connaître l'Éros et, par-
tant ce qui lui sert d'indice, la libido, c'est l'étude de la fonction sexuelle qui,
pour le public sinon dans nos théories scientifiques, se confond avec l'Éros »
(Freud, 1940, p. 11)'.

1. Le texte de la Standard Edition traduit le mot « indice » par exponent (exposant) qui nous semble
mieux éclairer le contexte, en raison surtout de sa polysémie qui renferme les idées de présentation, d'in-
terprétation, d'exécutant et de représentant ; sa valeur symbolique est indissociable de la puissance affec-
tée à un facteur. C'est cette dernière dimension qui disparaît, en français, avec la préférence donnée au
mot indice.
La sexualité a-t-elle un quelconque rapport avec la psychanalyse ? 847

D'après cette citation nous voyons que Freud fait une distinction entre l'Éros
(les pulsions de vie et d'amour) et la sexualité qui n'est plus qu'une fonction (tout
comme l'inconscient est alors devenu une simple qualité), et que la libido est l'ex-
posant de l'Éros. Ainsi nous avons une chaîne liant le concept : Éros (pulsions de
-
vie et d'amour) son exposant (la libido) sa fonction (la sexualité). Freud sou-
-
ligne que la sexualité ne doit pas être confondue avec l'Éros, mais si nous en venons
maintenant à la relation entre la vie et l'amour, nous aboutissons à la conclusion
que l'Éros, s'exprimant au nom d'une pulsion de vie, agit en tant que fixation psy-
chique. Qualifiant une pulsion d'amour, la fixation signifie l'union à un objet. La
référence à la sexualité souligne que l'objet d'amour est essentiellementun objet de
plaisir. Nous impliquons par conséquent que l'objet assure la sécurité, la paix, la
tranquillité, l'aise, etc., qui sont les conditions préalables au plaisir ; mais celles-ci
ne font qu'ouvrir la voie à son expérience, une expérience qui lie étroitement le
jeune Moi à son objet nourricier.
Le lien qui unit l'amour, la vie et le plaisir est très puissant. Cette
connexion implique l'existence, tôt ou tard, de la conscience de l'autre, séparé
du jeune Moi avec toutes les conséquences que cela entraîne quant aux
angoisses qui peuvent surgir à ce moment. En outre, le passage inexorable du
temps amènera une conséquence encore plus spectaculaire : la découverte de ce
que le jeune bébé et sa mère ne sont pas seuls au monde, que l'objet a son
propre objet, qui n'est pas le bébé et que j'appelle l'autre de l'objet, en d'autres
termes le troisième élément que symbolise le père. Désormais, le bébé devra
non seulement se soucier de ses propres impulsions sexuelles, mais aussi s'in-
terroger et fantasmer sur les relations secrètes des deux partenaires, qui de fait
l'excluent afin de jouir mutuellement du plaisir de leur relation intime. Et, en
fin de compte, cette prise de conscience de la discontinuité de l'existence de
l'objet, de sa disparition périodique, de son indisponibilité sporadique ainsi
que de l'existence d'autres objets de plaisir, explique l'importance du désir. A
cause des circonstances tragiques, mais très ordinaires, que j'ai décrites, l'in-
contournable nécessité du déplacement du désir, que nous appelons sublima-
tion, doit être accomplie. La sublimation, dont le champ s'étend bien au-delà
de celui auquel nous le réduisons d'ordinaire, est ce qui explique notre pré-
sence ici, la vôtre et la mienne, réunis pour célébrer la sublimation qui a per-
mis à Sigmund Freud de créer la psychanalyse, voilà un siècle.
Bon anniversaire, cher Sigmund.

(Traduit de l'anglais par Christelle Bécant.)

André Green
9, av. de l'Observatoire
75006 Paris
848 André Green

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bouvet M. (1956), La relation d'objet, in La psychanalyse d'aujourd'hui, vol. 1, Paris,


PUF.
Freud S. (1915 a), Pulsions et destins des pulsions, Le refoulement, L'inconscient, in
Métapsychologie, trad. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Éd. Gallimard, coll.
«Idées», 1968.
— (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, trad. Jean
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Sur l'amour et la passion,
quelques questions ouvertes

Marilia AISENSTEIN

Nul mot ne caractérise mieux que celui d'amourl'imprécision de la langue. En


français son statut grammatical est étrangement flou puisque « l'amour » change
d'identité sexuée selon qu'on le qualifie au singulier ou au pluriel. Un amour fou,
un fol amour s'énonce au masculin mais on dira « des amours folles » De même un
seul «premier amour» se féminisera pour devenir «les premières amours». On
parlera d'amours « furtives », « stagnantes ». Des amours actuelles, si elles sont
multiples, on pensera volontiers qu'elles sont éventuellement «porteuses» de
mort. Énigme linguistique qui ne fait que renforcer l'ambiguïté sémantique du
terme. Tantôt il se généralise au point d'être synonyme de goût ou de penchant,
d'autres fois il signifie des sentiments qui vont de la simple inclination aux affects
les plus violents, mais il peut aussi se restreindre au seul attrait sensuel ou com-
merce sexuel. Dans cette dernière acception il se concrétise en devenant le complé-
ment d'un verbe. Faire l'amour équivaut à un acte, même si c'est toujours aussi un
acte psychique. Pour le romancier, le poète, le compositeur, évoquer l'amour au
sens large fait partie de l'ordinaire, c'est moins banal pour des psychanalystes.
Constamment présents dans la vie psychique de chacun d'entre nous, l'amour
comme la mort ne sont pourtant pas des catégoriesmétapsychologiquestelles que
la pulsion, l'affect, la libido. Peut-être est-ce, comme le suggèrent les auteurs de
l'argument, parce que l'origine, les mouvements, les buts de la sexualité, pain quo-
tidien du travail psychanalytique, sont sensément connus alors que ceux de
l'amour restent plus mystérieux. Se pose d'emblée de savoir si la connaissance psy-
chanalytique nous autorise spécifiquement à disserter d'une notion irréductible à
la seule sexualité comme d'ailleurs à la seule sublimation.
Je serais sur ce thème plutôt tentée de laisser la parole à la création littéraire si
ce n'est pour chercher à cerner quelques « petites différences ». Mon choix est lié au
souvenir d'une critique qui me fut un jour faite à propos de l'usage du terme « pas-
Rev. franç. Psychanal, 3/1996

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