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« Spinoza, Weber et Ajari devant la prophétie »

D'une manière générale, prophétie se définit comme l’annonce d'un événement futur par
quelqu'un qui est lui-même doté d’une qualité tout à fait particulière. Une prophétie se lie
souvent à quelque chose de surnaturel, d'où avec Dieu ou encore avec la religion. En ce sens,
toute prophétie semble donc une connaissance surnaturelle révélée par des hommes spéciaux,
extraordinaires qu'on appelle parfois prophètes ou devins. S'il y a pourtant un bon nombre de
penseurs qui s’accordent à cette idée de prophétie, il faut reconnaître qu'il y en a d'autres qui le
voient autrement, c’est le cas par exemple de Norman Ajari pour qui tout prophète est un
homme capable de proférer des propos faisant des effets sur son auditoires sans avoir besoin le
recours d'un être surnaturel. Il y en a d’autres qui croient que la question de la prophétie est
intimement liée à la politique, c’est la position de Max Weber.

Puisque les affirmations des penseurs ne sont pas unanimes sur ce sujet, notre travail
consiste à voir les conceptions respectives de Spinoza, de Weber et de Norman Ajari autour de
la question de la prophétie car chacun d'eux a sa propre vision de la prophétie.

Pour ce faire, nous allons partir d’abord du Traité théologico-politique de Spinoza,


affectueusement appelé T.T.P, ensuite du Judaïsme antique de Weber et enfin du texte intitulé
La dignité ou la mort de Norman Ajari. On va donc tenter de voir s'il existe des rapports, malgré
les points de différences, entre les conceptions de ces auteurs sur cette question.

Comme on l'a signalé dans l’introduction, partons d’abord du TTP de Spinoza. En effet,
Spinoza rédigeait ce texte en vue d’abord de se disculper des accusations d’athéisme portées
contre lui, ensuite de montrer que la liberté de philosopher n’est nuisible ni à l'Etat, ni à la piété.
Le TTP renferme 20 chapitres précédés d'une préface. C’est exactement dans le premier chapitre
que l’auteur aborde la question de la prophétie ; ce chapitre est intitulé De la prophétie.

Dans ce chapitre, Spinoza soutient l’idée qu’une prophétie est une connaissance certaine
révélée aux hommes par Dieu, d’une chose quelconque. Et ceux à qui Dieu révèlent cette
connaissance s'appellent prophètes. Pour appuyer sa thèse, il cite des exemples qu’il tire de la
Bible. Citons par exemple la prophétie de Jérémie.

Après avoir dit ce qu’est une prophétie, Spinoza s'évertue à étudier les différentes façons
dont Dieu peut se servir pour communiquer aux prophètes ses décrets. Dieu révèle ses décrets
aux prophètes soit par la parole ou par des images ou figures ou les deux en même temps. Il

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étudie des fragments dans la Bible pour montrer que Dieu peut révéler ses décrets aux prophètes
par la parole seule. Il cite à titre d'exemple Moïse. Selon lui, Dieu a parlé à Moïse quand il lui
dictait les lois qu’il voulait prescrire aux Hébreux. Cependant toute parole de Dieu n’est pas
forcément une prophétie. Étant donné que l’imagination du prophète est vive, il pourrait croire
entendre la voix de Dieu sans l’avoir vraiment entendu, par exemple Abimélech.

Dieu peut également révéler aux prophètes ses messages par des figures seules chez
Spinoza. Cette révélation n’est donc pas venue de la voix de Dieu mais se manifeste sous d’autre
forme. C’est le cas par exemple de David : Dieu lui a montré sa colère par le moyen d’un ange
tenant un glaive en main. Dieu peut laisser le prophète imaginer son futur également à travers
des songes qui ne sont pas des images réelles mais forgées par le prophète. Ex de Joseph. Enfin,
Dieu révèle ses décrets aux prophètes par des paroles et des images en même temps. Ex de
Josué.

Autre façon que les hommes ont pu voir et entendre la voix de Dieu est via Jésus. C’est
le cas des apôtres.

Somme toute, chez Spinoza aucun prophète n'a reçu une révélation de Dieu sans la
participation de son imagination. Hadi écrit à ce sujet :Toute connaissance prophétique fait
appel à la sensibilité et à l'imagination. Tout comme Spinoza le dit clairement à la fin du
chapitre II qui traite des prophètes Les prophètes ont été doués non d’une pensée plus parfaite,
mais du pouvoir d’imaginer avec plus de vivacité. L'on sait que chez Spinoza, celui qui sait le
plus imagine moins. Peut-on dire que les prophètes sont des ignorants des choses naturelles
quand ils attribuent à Dieu ce qui dépassent leur compréhension ?

Après avoir vu la conception de Spinoza de la prophétie, voyons à présent celle de


Weber. En effet, c’est à partir d’un extrait, tiré du Judaïsme antique, qu’on va tenter d’établir
brièvement la pensée de Weber sur la prophétie.

L’extrait en question s’agit précisément du chapitre II du texte cité ci-dessus, titré : La


formation d’un peuple paria : les Juifs. Dans le premier point Weber va étudier ce qu’il appelle
la prophétie préexilique dans son orientation politique. Citons en conséquence quelque
prophètes préexiliques selon Weber : Amos, Jérémie, Ezéchiel, etc. Selon lui, ces prophètes
passaient pour des démagogues politiques aux yeux de leurs contemporains. De ceci, tire
certaines caractéristiques du prophète par Weber. Le prophète était :

• Un orateur qui parle en public quand il n'est pas en exil.

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• La politique est sa source de prophétie.

Donc, la prophétie préexilique est liée à la politique chez Weber. Pour appuyer cette
thèse, il cite entre autres Babylone. Le monarque babylonien avait l’habitude de consulter des
prêtres oraculaires avant de prendre une décision politique. Ces types de prophètes ne
s’adressaient pas au peuple, ils sont là pour régler typiquement les affaires politique. Cependant,
si les oracles des prophètes étaient liés à la politique, ce n’est pas par ce qu’ils étaient des
hommes politiques en tant que tels. Leur souci premier n’était pas d’ordre politique, mais
d’ordre religieux, car ils voulaient voir simplement l'accomplissement des commandements de
Yahvé.

Le prophète est celui qui est légitime de parler de la volonté divine : Il arrive qu'à une
époque de détresse un roi, tel Sédécias, fasse secrètement appel à un prophète pour être informé
de la volonté divine. Judaïsme antique, p.341. Par ailleurs les prophètes n’étaient pas des sujets
des rois puis qu’ils pouvaient les affronter avec leur famille. Les prophètes n’étaient pas
exclusivement des prêtres oraculaires des rois. Il donnaient également des oracles aux Anciens
qui les consultaient. Les prophètes étaient animés de toute sorte de passion : colère, soif de
vengeance, etc. Il cite Jérémie pour illustrer cette idée : Dans une lettre aux exilés Babylone
(XXIX, 23) il dénigre ses adversaires en faisant allusion à leurs mœurs impures. La malédiction
que Jérémie profère contre son ennemi Hananya entraînera la mort de ce dernier. Lorsqu’en
dépit de toutes les abominations d'Israël, Yahvé tarde à mettre à exécution les menaces qu’il
avait proférées à l’encontre de son propre peuple et qu’il avait pourtant placée dans la bouche
du prophète, celui-ci entre en fureur ; devant les railleries de ses ennemis, il demande à Dieu
qu'arrive enfin le jour de malheur qu’il avait annoncé (XVII, 18), qu’il exerce sa vengeance
contre ceux qui le persécutent (XV, 15) et qu’il ne leur permette pas de se repentir (XVIII, 23)
pour que leur châtiment soit d’autant plus exemplaire. p. 345. C’est en prophétisant de tels
oracles que certains rois, comme par exemple Yoyaqim, prenaient des mesures sérieuses contre
eux. Ils subissaient de grosses frappes de leurs opposants. Ces derniers les tueraient par la ruse,
la violence, le sarcasme, etc. En somme, les prophètes n'étant que des moyens permettant les
commandements divins, ils le font gratuitement.

On peut dire donc qu’il existe une certaine ressemblance dans les pensées de Spinoza et
de Weber dans la mesure où les prophètes sont des interprètes des messages de Dieu ou de
Yahvé ; en résumé du divin.

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S'il existe une certaine ressemblance dans les pensées de Spinoza et de Weber sur la
prophétie, il faut reconnaître qu'il est autrement pour Norman Ajari.

En effet, c’est à travers son texte titré La dignité ou la mort que Ajari expose ses idées
de la prophétie. Dans son texte, précisément dans les chapitres 4 et 5, on remarque une portée
révolutionnaire. Ce texte s’agit d’un appel aux noirs, à leur dignité. En effet, le chapitre 5 qui
en est un chapitre crucial dans l’élaboration de sa pensée traite de la théologie de la dignité
noire en Amérique du Nord. Dans ce chapitre, il étudie un des sites historiques où s’est élaborée
une conception originale de la dignité noire, dit-il ; particulièrement dans un cadre religieux. Il
s’agit donc de l’Amérique du Nord. C'est là que fut élaborée une théologie de la libération
formulée notamment par James Cone dans les années 70. Cette théologie a son propre discours
que Norman appelle discours prophétique, c’est un discours religieux appelant aux noirs de
combattre l’impérialisme et la suprématie blanche. Le discours prophétique de la théologie
noire est la suivante : la souffrance noire a besoin de voix créatives et radicales, de partisans
prophétique capables de beaux et brutaux récits de la manière dont les Noirs opprimés
parvinrent à survivre avec dignité alors qu’ils n’étaient pas censés le faire.

C’est une théologie tout à fait émancipatrice comme la musique noire de l’époque était
également émancipatrice.

Pour James Cone, dit Ajari, Strange fruit, était un appel prophétique aux Noirs afin
qu’ils s’emparent de la croix de la liberté noire, car personne n’irait la porter pour eux. On
comprend que l'art peut se servir comme arme prophétique chez Ajari.

Le prophète chez Ajari se définit par sa parole. Il n’est pas un devin ou un oracle comme
il l'est chez Spinoza et Weber. I.e. il ne prédit pas l'avenir mais plutôt, il s’adresse toujours à
une communauté pour lui dire son fait, pour susciter son envie à la dignité. James Cone
considère en ce sens M. Luther King et Malcom X comme des prophètes. Aussi pouvons-nous
considérer dans l’histoire d'Haïti Dessalines et Toussaint comme des prophètes dans la
perspective d’Ajari.

Cone voit également en Jésus Christ un libérateur des opprimés puisqu’il était du côté
des Noirs, des opprimés. C'en est également valable pour Dieu car ce dernier fut incarné en
Jésus Christ. Somme toute, tout le prophétisme noir à une visée bien déterminée selon Cone :
… susciter la dignité de l’opprimé, réveiller en lui le besoin de se confronter de toutes ses
forces aux enjeux de la survie. Car la dignité de l’homme est une vérité religieuse,

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philosophique, politique évidente, sans laquelle toute communauté humaine est impossible. Elle
reste la même chez toute communauté noire.

En outre, cette question de prophétie noire suscite des débats débat en Afrique. Aussi
on peut lire dans un texte d’Antony Mangeon, La pensée noire et l'occident, une polémique
entre le philosophe et théologien kenyan, John Mbiti et des autres philosophes africains. Selon
Mbiti, il ne peut y avoir une prophétie africaine ; cette absence est due à l’absence de futur
dans de nombreuses langues africaines. Pour lui, si dans la pensée occidentale, il existe un passé
indéfini, un présent et un futur indéfini, c’est tout à fait le contraire dans pour la tradition
africaine, nombreuses sont les langues africaines qui ne renferment qu'un long passé et le
présent.

« Dans les langues d'Afrique de l’Est dans lesquelles j’ai mené mes recherches et mis mes
résultats à l’épreuve, il n'y a pas de mots concrets ni d’expression pour traduire l’idée d’un
futur distant. [..] les temps verbaux qui renvoient au futur couvrent une période d’environ six
mois et ne vont pas au-delà de deux ans » selon Mbiti.

Un de ses compatriotes, le philosophe kenyan Dismas Masolo montre qu' on ne peut déduire
une telle incapacité à concevoir l’avenir à partir de simples nuances temporelles.

En guise de conclusion, on peut dire qu’on a vu comme il nous a été demandé les
conceptions respectives de Spinoza, de Weber et d'Ajari de la prophétie. Somme toute, ils ne
s'accordent pas absolument sur une même position mais il existe certains points de
ressemblance entre leurs idées, notamment celle de Spinoza et de Weber. On a donc vu dans un
premier temps la position de Spinoza, ensuite celle de Weber et enfin celle d’Ajari.

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Bibliographie

-Anthony Mangeon, La pensée noire et l'occident : de la bibliothèque coloniale à Barack


Obama, Édition Sullivers, 2010.

-Baruch Spinoza, Traité théologico-politique. Traduit par Charles Appuhn, Œuvres de


Spinoza. Nouvelle édition, revue et corrigée d'après l'édition de Heidelberg. - Paris : Garnier,
1928. - 3 vol. Traduction seule Appuhn, Charles (trad.). t. II (Traité théologico-politique).

-Norman Ajari, La Dignité ou la mort : Ethique et politique de la race, Éd. La

Découverte, 2019.

-Weber Max, Le Judaïsme Antique, Paris, Pocket, 2008.

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