L'information géographique

Les estuaires européens: une organisation en constante évolution

B. Lecoquierre

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Lecoquierre B. Les estuaires européens: une organisation en constante évolution. In: L'information géographique, volume 62,
n°1, 1998. pp. 3-11;

doi : https://doi.org/10.3406/ingeo.1998.2563

https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1998_num_62_1_2563

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 DOCUMENTATION
GENERALE
Les estuaires européens
une organisation
en constante évolution
CIRTAI
B. Lecoquierre
- Université du Havre
es grands estuaires du Nord-Ouest euro-
J—/péen sont marqués aussi bien par
l'importance des villes, le poids de la grande industrie et
la puissance portuaire que par la renommée des
stations balnéaires et la richesse des écosystèmes
dont la diversité tient à la nature même des
estuaires qui sont interfaces entre le fleuve,
l'océan et la terre.
La multiplicité des fonctions et des enjeux liés à
ces différents aspects de l'organisation spatiale des
estuaires en fait des lieux particulièrement
complexes où les conflits d'utilisation de l'espace sont
au centre de toutes les problématiques
d'aménagement. Celles-ci se traduisent aujourd'hui par une
recomposition territoriale dont la confrontation
entre les enjeux économiques et
environnementaux est l'aspect le plus visible. Cette complexité
est le résultat d'une évolution récurrente dans tous
les grands estuaires européens.
DES VILLES ANCIENNES
AU FOND DES ESTUAIRES
Des communautés humaines se sont installées
depuis fort longtemps dans les fonds d'estuaire et
ont donné naissance très tôt à d'importantes villes
portuaires (Rouen et Nantes avaient déjà des ports
à l'époque romaine). Cette situation en fond
d'estuaire présentait un double avantage :
- du point de vue urbain : le rôle de sas joué par
l'estuaire était une protection contre les invasions
venues de la mer. Obligées de s'engager dans la
bouche du fleuve, les flottes ennemies pouvaient être
contrôlées depuis la rive avant d'atteindre les villes.
- du point de vue portuaire : en remontant au
fond de l'estuaire avec l'aide de la marée, les
navires permettaient de réduire le transport
terrestre vers l'intérieur du pays.
Sedes, Paris - L'information géographique
n° 1,1998
:
La localisation des villes de fond d'estuaire
répond à un certain nombre de critères, voire
d'obligations :
- il faut un site où la topographie permette
l'installation humaine. Les sites les plus favorables
sont souvent des zones de confluence entre le
fleuve et des petites rivières tributaires ; les
différentes vallées convergentes permettent en effet un
établissement facile dans les fonds souvent assez
larges. C'est le cas du site de Rouen (vallées du
Robec et du Cailly), de celui de Nantes (Erdre et
Sèvre Nantaise), de celui de Southampton
(confluence des rivières Test et Itchen) et des petits
estuaires sur lesquels sont installés Cardiff
(rivières Taff et Ely) et Newport (rivières Usk et
Ebbw) sur le cours de la Severn. Même Hull,
pourtant non située géographiquement en fond
d'estuaire, se trouve localisée au confluent de la rivière
Hull avec l'estuaire de la Humber.
- la ville doit être située le plus haut possible sur
le cours du fleuve pour les raisons de sécurité déjà
évoquées. Mais la localisation répond à un double
impératif : se fixer sur le fleuve avant
l'élargissement de l'estuaire, de manière à pouvoir traverser
facilement et ne pas s'installer au delà de la zone
d'influence de la marée. Le rôle de cette dernière
est capital car elle permet d'aider les navires à
descendre ou à remonter le fleuve.
- si le fleuve présente des méandres, la ville
trouve toujours son origine historique « au sommet
de la rive concave d'une courbe bien marquée» (P.
Mingret, 1976) et s'est ensuite développée en
demi-cercle à partir de ce point : c'est le cas pour
Anvers, Rouen, Hambourg, Bordeaux (et aussi
Libourne sur la Dordogne). Par le jeu des courants,
l'extérieur des méandres présente les rives les plus
stables et les plus grandes profondeurs (les
alluvions se déposent à l'intérieur des boucles); en
outre, le sommet du méandre représentait générale-
 Les estuaires européens
Documentation une organisation

:
Générale
en constante évolution

Les ports d'estuaire de la «rangée nord»

HAMBOURG

MILFORD HAVEN

Trafic en millions de tonnes (1994)

.oOO
1,5 20 50 100
200 km

Position des villes de fond d'estuaire par rapport à la limite de la marée

160 t

des 75%
140

^Hambourg 4 Bordeaux

20 40 60 80 100 120 140 160 180 200

Distance de la limite de la marée (km)

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ment le point d'intersection avec la route terrestre Caractéristiques hydrologiques des estuaires
(l'ancienne route entre Rouen et Le Havre est
tangente à la Seine à chaque sommet de méandre : Distance à la mer Limite de la marée
Duclair, Le Trait, Caudebec et Lillebonne). du port de fond vers l'amont (km)
d'estuaire (km)
Ainsi chaque ville de fond d'estuaire a trouvé sa Soient 25 (Southampton) 30
place en fonction de ces critères dont le résumé
idéal est : au sommet d'un méandre dans une zone Humber 30 (Hull)* 120 (Ouse)
de confluence, en amont de l'évasement du fleuve 150 (Trent)
et en aval de la limite de la marée. Le site de Loire 60 (Nantes) 90
Rouen est sans doute celui qui regroupe au mieux
l'ensemble de ces critères. Et lorsqu'on détaille les Weser 80 (Brème) 88
sites possibles d'établissement le long des fleuves, Tamise 80 (Londres) 110
entre la limite de la marée et le début de l'estuaire,
on se rend compte que les possibilités étaient très Escaut 80 (Anvers) 112
réduites et que les villes de fond d'estuaire sont Clyde 100 (Glasgow)** 115
nées à l'endroit, souvent unique, où l'ensemble
des conditions requises était optimal. En fonction Elbe 100 (Hambourg) 140
de l'existence de ces différents critères, les villes Gironde 100 (Bordeaux) 170
de fond d'estuaire se sont implantées à des
distances variables de la mer : Southampton en est la Severn 115 (Gloucester)*** 130
plus proche (25 km) et Rouen la plus éloignée
(125 km) mais la distance moyenne à la mer des Seine 125 (Rouen) 160
villes de fond d'estuaire est de 85 km environ. * Port non situé géographiquement au fond
de l'estuaire.
La distance moyenne de la limite atteinte par la ** Limite de l'estuaire fixée au Sud de l'île d'Arran.
marée par rapport à la mer est de 110 km *** Limite de l'estuaire fixée au droit de Nash Point.
(maximum de 170 km pour la Garonne). On peut en
conclure que les villes de fond d'estuaire sont
installées, en moyenne, aux trois quarts de la distance semble du port de Nantes-St Nazaire; le terminal
qui sépare la mer de la limite atteinte par la marée de Bordeaux affichait un trafic de 120000 1 pour un
vers l'amont. Avec un éloignement de la mer de total de 9,3 MT pour l'ensemble de la
80 km et une distance d'environ 30 km entre la circonscription portuaire ; le port de Glasgow ne recevait plus
ville et la limite de la marée, Anvers et Londres qu'un trafic de 1,8 MT pour un total de 6,8 MT
représentent donc la situation-type de localisation pour l'autorité portuaire de la Clyde; les anciens
d'une ville de fond d'estuaire. La localisation des docks de Londres n'ont plus de trafic maritime, de
villes de fond d'estuaire a donc partout répondu à même que le port de Gloucester. C'est donc, la
la recherche d'un équilibre entre l' éloignement plupart du temps, la part relative des ports d'amont au
maximal de la mer et la présence du courant de sein de l'activité portuaire totale de l'estuaire qui
marée; la topographie, les confluents et les s'est réduite, l'activité s'étant peu à peu déplacée
méandres ont, à partir de cet équilibre, décidé de la vers l'aval. Dans certains estuaires, la totalité des
localisation définitive de chacune de ces villes. terminaux échelonnés le long de l'estuaire est
regroupée au sein d'une même autorité portuaire
Toutes ces villes s'accompagnent de ports qui (Loire, Gironde, Clyde, Forth, Weser); dans
ont été les plus importants d'Europe au Moyen- d'autres, plusieurs autorités portuaires cohabitent
Âge et à la Renaissance. Certains de ces ports ont au sein d'un même estuaire (Seine, Tamise, Severn,
su garder leur rang jusqu'à l'époque Humber, Escaut, Elbe). Le cas le plus original est
contemporaine (Anvers, Hambourg) alors que beaucoup sans doute celui de la Tamise. Le port de Londres
subissaient l'inconvénient de ce qui avait fait («Port of London Authority»), pourtant fort d'un
pendant longtemps leur force : la situation en fond trafic de 51,5 MT en 1994, n'est constitué que
d'estuaire. Devant les difficultés d'accès et avec le d'une succession de terminaux échelonnés le long
développement du commerce océanique, de de la Tamise. Le port de Tilbury, à mi chemin entre
nombreuses villes ont perdu peu à peu une part notable Londres et la mer, seul port fermé sur le cours de la
de leur activité portuaire sans que cela nuise Tamise, a été racheté en 1996 par l'autorité
pourtant à leur statut de métropole. Ainsi, en 1994, le portuaire du Forth (port d'Edimbourg) et ne fait donc
trafic du port de Nantes proprement dit n'était que plus partie du port de Londres qui couvre pourtant
de 2,7 MT pour un total de 24,4 MT pour l' en- tout le cours inférieur du fleuve...

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ENDIGUEMENTS ET MIGRATION
PORTUAIRE VERS LAVAL
Les avant-ports ont existé dès l'époque romaine
sur les grands estuaires : ce furent Harfleur (Cara-
cotinum) et Lillebonne (Juliobona) sur la Seine et
St Nazaire (Brivates-Portus) sur la Loire. Mais ces
abris n'étaient que des ports d'escale pour les
navires qui remontaient l'estuaire ; peut-être y
opérait-on un transbordement entre les navires de mer
et ceux, plus légers, qui remontaient le fleuve...
Pendant longtemps, il fut plus facile de faire
venir la mer à soi, en aménageant les accès, que de
déplacer les activités vers la mer (D. Fleury, 1991).
Cette situation qui commandait aux navires de
remonter le cours des fleuves jusqu'au fond des
estuaires posait cependant des problèmes d'accès.
Pour y remédier, on tenta tout d'abord de les
aménager. Dans cet optique, on eut à choisir, dès le
début du XIXe siècle, entre la création de canaux
latéraux ou le creusement de chenaux dans le lit du
fleuve. C'est la deuxième solution qui l'emporta, à
de rares exceptions près (canal de Sharpness,
ouvert en 1827 dans l'estuaire de la Severn, canal
de la Martinière dans l'estuaire de la Loire ou
encore canal entre Caen et Ouistreham, ouvert en
1857 dans l'embouchure de l'Orne). Les deux
difficultés rencontrées furent alors la divagation des
chenaux et l'envasement :
- La divagation des chenaux est directement
fonction du mouvement de la marée : les masses
d'eau sont en effet soumises à la force de Coriolis
et le courant de flot n'emprunte pas le même
chemin que le courant de jusant (D. Fleury, 1991).
R. Paskoff (1992) souligne encore que «dans les
estuaires assez larges, on remarque souvent une
spécialisation des chenaux : certains sont balayés
préférentiellement par le flot, d'autres par le
jusant. La déviation de Coriolis fait que, dans
l'hémisphère nord, les premiers longent la rive gauche
et les seconds la rive droite». Cet incessant
mouvement de flot et de jusant favorise la divagation
des chenaux ; l'endiguement a été la seule solution
pour les fixer.
- En règle générale, les travaux d'endiguement
dans les estuaires ont accéléré la sédimentation.
J. Avoine (1995) y voit même la principale cause
du comblement des estuaires : «La morphologie
estuarienne est entièrement artificielle et résulte
des travaux d'aménagement très importants
entrepris depuis le milieu du XIXe siècle». C'est aussi
ce que note Didier Fleury (1991) pour la Seine :
«Le plus intéressant, c'est que, pour la période
1853-1880, les apports annuels moyens entre
Quilleboeuf et le méridien du Havre, calculés par
Vigarié, sont les plus forts jamais connus avec plus
L'information
n° 1,1998
géographique
:
de 10 millions de m3. C'est également à cette
époque qu'eurent lieu les travaux d'endiguement
les plus importants. Il y a là une corrélation à ne
pas oublier. Mais le plus remarquable, c'est que
ces sédiments, remis en mouvement par la création
de l'endiguement, n'ont pas été expulsés hors de
l'estuaire. Ils sont restés dans l'estuaire et se sont
redéposés sur les marges. Nous retrouvons le
même phénomène pour la Loire et pour la
Gironde, mais avec des chiffres beaucoup moins
importants». Dans l'estuaire de la Seine, la zone
intertidale est ainsi passée d'une surface de
130 km2 en 1834, avant le début de l'endiguement
à 57 km2 en 1952 et 31 km2 en 1978
Pour lutter contre la remise en suspension
incessante des sédiments, un dragage intensif et régulier
est nécessaire ; ainsi, sur la Seine, les travaux
d'endiguement entamés en 1848 pour préserver l'accès
au port de Rouen, ont nécessité d'entreprendre le
dragage des chenaux, y compris celui du port
du Havre, comme le souligne J. Legoy (1982) : «...
depuis 1848, ont été entrepris d'importants travaux
d'endiguement de la Seine pour faciliter le trafic du
port de Rouen. Ces travaux ont pour effet de
diminuer, au moment de la marée, le volume d'eau
entrant dans la Seine, provoquant ainsi
l'encombrement de la baie par les alluvions qui ne sont plus
évacuées. Des atterrissements considérables se
forment aux abords de l'entrée du port du Havre et
dans les années 1880, des accidents maritimes
assez nombreux attirent l'attention des autorités.
Le manque de dragage commence à menacer le
chenal d'accès. Les hauts-fonds de l'estuaire ont
avancé de 5 kilomètres en 4 ans ; sur les bancs qui
accusaient 17 à 18 mètres en 1875, on ne trouve
plus que 10 à 11 mètres d'eau. La course aux
profondeurs entre les navires qui augmentent
régulièrement leurs dimensions et les accès offerts par le
port du Havre est désormais engagée».
Outre la question de l'envasement, les ports de
fond d'estuaire ont eu à s'accommoder, dès le
XVIIIe siècle, de l'augmentation de la taille des
navires. Pour de nombreux ports, il n'y a alors pas
eu d'autres solutions que de déplacer les
installations portuaires vers l'aval; cela permettait de
supprimer les problèmes d'accès tout en se
rapprochant de la haute-mer. Cette solution est celle qui a
été choisie sur la Seine dès le début du XVIe siècle
et à partir du XIXe siècle dans la plupart des autres
estuaires : Bremerhaven (1830), Saint-Nazaire (en
1856 à la suite de Paimboeuf), Sharpness sur la
Severn (1879), Tilbury sur la Tamise (1886), Gree-
nock (fin XIXe) et Hunterston (1974) sur la Clyde,
Immingham sur la Humber (1911) et Le Verdon sur
la Gironde (1933). Le port de Felixstowe, au nord
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de l'estuaire de la Tamise, peut apparaître comme
un avant-port moderne du port de Londres, de
même que le port à conteneurs de Thamesport, créé
de toutes pièces en 1990 à la sortie de la Meadway.
A noter que le port de Cuxhaven, à la sortie de
l'estuaire de l'Elbe sur sa rive gauche et dont les
premières installations pour la pêche datent de 1885,
n'est pas le résultat d'une délocalisation des
activités de Hambourg. Il s'agit d'un des principaux
ports de pêche allemands qui connaît une
croissance assez importante du trafic roulier depuis la
fermeture du port américain en 1992.
L'activité de ces ports d'aval est caractérisée
par le trafic des conteneurs alors que les ports de
fond d'estuaire ont plutôt conservé un trafic
conventionnel (Rouen, Brème). Ainsi les ports
du Havre, de St Nazaire-Montoir ou de Breme-
rhaven possèdent de grands terminaux à
conteneurs auxquels on accède sans passer d'écluses.
Hambourg (25 % du trafic conteneurisé des ports
de la mer du Nord en 1993) et Anvers ont
conservé leur trafic de conteneurs mais on sait
qu'avec l'augmentation de la taille des porte-
conteneurs, le grand port belge pourrait avoir à
souffrir de la concurrence de Zeebruges, plus
facilement accessible sur la côte de la mer du
Nord. Le trafic roulier est lui aussi plus
particulièrement développé dans les ports d'aval comme
au Havre ou à Bremerhaven où il représente une
part importante de l'activité totale. Si les facilités
d'accès nautique représentent le principal atout
de ces ports d'aval, leur dynamisme est aussi
étroitement dépendant des conditions de desserte
de leur arrière-pays. La diversité des liens vers
l'intérieur (route, rail, voie d'eau) fait la force des
ports de la Mer du Nord; c'est une faiblesse
essentielle du port du Havre.
Des villes se sont construites autour de la
plupart de ces ports d'aval : leur activité économique
est étroitement liée à la pérennité des activités
portuaires. Le Havre fait partie de cette catégorie
de ports de sortie d'estuaire mais l'organisation
portuaire de la Basse-Seine est de loin la plus
ancienne et les problèmes d'accès qui se sont
posés dans la plupart des ports au XIXe siècle se
sont manifestés sur la Seine dès le XVIe siècle du
fait notamment de l'éloignement de Rouen à
l'intérieur des terres (125 km.).
L'ancienneté des aménagements à l'aval de
l'estuaire de la Seine a ainsi répondu à la
combinaison originale de trois facteurs prépondérants et
propres à cet estuaire : la localisation de Rouen
très loin à l'intérieur des terres, les conditions de
navigation difficiles sur la Seine et le rôle
L' information géographique
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tant du port de Rouen à la fin du moyen-âge. Ces
dispositions participent à l'originalité de
l'estuaire de la Seine.
L'ÂGE D'OR DE L'INDUSTRIALISATION
A la fin du XIXe siècle et dans les premières
années du XXe siècle a commencé à se poser la
question de l'extension des ports alors même que la
création de «cités industrielles» semblait porteuse
d'avenir pour leur développement. Et, de fait, tout
au long du XXe siècle, l'extension et la
modernisation des ports va aller de pair avec le
développement de vastes zones industrielles directement
ouvertes sur les installations portuaires. Les grands
estuaires européens comme ceux de la Seine ou de
l'Escaut ont été des terrains de choix pour ce type
de développement : la nécessité de l'extension et de
la modernisation des ports d'estuaire s'est
accompagnée de la disponibilité foncière nécessaire à
proximité immédiate des installations portuaires
(les plaines alluviales). Cependant, le
développement industriel, qui apparaît bien comme force
d'appoint au développement portuaire, ne va pas
aller de soi et rencontrera d'abord l'opposition des
responsables portuaires, comme le montre un texte
d'Edouard Lavergne daté de 1927 : «Le Havre
tend-il et a-t-il intérêt à devenir cité industrielle?
Les plus qualifiés parmi les Havrais ne sont pas
unanimes sur ce point. Certains craignent les
nombreuses difficultés que présente le recrutement de
la main d' œuvre. Les ouvriers trouvent facilement
de l'ouvrage sur les quais et préfèrent s'adonner à
un travail intermittent comme le déchargement des
navires qui, s'il est irrégulier, leur vaut des salaires
élevés.. .11 semble cependant possible de faire jouer
au Havre un certain rôle industriel et de lui
permettre d'approvisionner son hinterland actif.
Liverpool et Anvers sont de grands ports commerciaux,
régionaux et industriels. Leurs «backward
territories» sont à l'origine de leur prospérité. L'industrie
et le commerce favorisent leur développement
réciproque».
Les premières grandes implantations
apparaîtront avant guerre avec la construction de raffineries
à Anvers, à Port-Jérôme et au Havre. Mais la grande
période industrielle va commencer au milieu des
années 1950. A Anvers, elle se traduira par le «plan
décennal» (1956-1965) qui aura des répercussions
majeures tant sur le plan industriel que sur le plan
portuaire (creusement du bassin-canal de 10 km de
long et construction de deux grandes écluses).
La fonction de production industrielle est
caractérisée dans tous les estuaires par la prédominance du
raffinage et de la pétrochimie. Ces activités s'expli-
 Les estuaires européens
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:
Générale
en constante évolution

quent par la présence des ports et la possibilité d'y
installer des terminaux pétroliers ainsi que
l'existence de vastes surfaces disponibles à proximité
immédiate de ces terminaux (le trafic des
hydrocarbures représente les 2/3 du trafic total du port
du Havre et cette activité explique les sommets
atteints entre 1972 et 1978). La plupart des grandes
raffineries européennes se trouvent ainsi installées
dans des estuaires. C'est le cas dans l'estuaire de la
Seine avec quatre raffineries : Total au Havre, Mobil
et Esso à Port-Jérôme et Shell à Rouen. Des
raffineries importantes sont aussi installées sur la Loire, à
Hambourg, sur le Soient en aval de Southampton, à
la sortie de l'estuaire de la Tamise (raffineries Mobil
et Shell) ou dans la Humber (Grimsby). A la pointe
Ouest du Pays de Galles, l'estuaire de Milford
Haven en possède trois. Lorsqu'il n'y a pas de port
pétrolier à proximité comme au Havre ou à Anvers,
les raffineries possèdent leurs propres appontements
directement reliés à l'usine, comme à Milford Haven
ou sur la Tamise. La pétrochimie, directement
dépendante du raffinage, et la construction
automobile (Renault au Havre, Nissan à Sunderland en
Angleterre, Ford sur la Tamise) sont deux autres
secteurs majeurs de l'activité industrielle des estuaires.
Cette place essentielle de la grande industrie se
traduit bien sûr dans la structure de la population
des villes portuaires estuariennes. Dans la région
havraise, par exemple, près de 14000 personnes
sont employées dans la zone industrielle, soit un
peu moins de 20 % des salariés du secteur privé du
bassin d'emploi. La part des emplois industriels,
cependant, est en constante diminution (-3,88 %
entre 1992 et 1995). Au niveau politique, ce poids
encore important du secteur secondaire explique le
fort enracinement du Parti Communiste dans
l'agglomération havraise.
La grande période d'industrialisation s'est
traduite, dans l'estuaire de la Seine, par l'élaboration
de quatre Schémas Directeurs d'Aménagement et
d'Urbanisme (SDAU) dont le tracé semble
incongru aujourd'hui ; le SDAU de la Région Havraise
(1974) prévoyait, par exemple, une plaine
alluviale intégralement couverte de bassins, de canaux
et d'usines et l'estuaire de la Seine réduit à la
largeur du chenal de Rouen.
L'ÉMERGENCE DE L'ENVIRONNEMENT ET
LA RECOMPOSITION TERRITORIALE
Vers le milieu des années 70, à la suite du
premier choc pétrolier, s'est peu à peu manifestée la
préoccupation de la sauvegarde des écosystèmes
qui se traduit par l'idée d'Environnement. Cette
préoccupation a remis en cause les schémas de
développement jusqu'alors mis en œuvre dans les
estuaires. Notamment, elle est venue contester la
toute puissance des ports, acteurs centraux et
jusqu'alors incontestés du développement
économique ; ceux-ci ont été peu à peu contraints de
prendre en compte les aspirations d'autres acteurs
comme les habitants (cadre de vie), les touristes

Trafic comparé des ports du Havre et de Rouen

Le Havre

Rouen

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n°l, 1998
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Les projets de réserve naturelle et d'aménagement portuaire

dans l'estuaire de la Seine (source DiREN)

Zone d'étude pour favant-port [[J] Réserve naturelle 4 km

(paysages), les écologistes (sauvegarde des
écosystèmes) ou les pêcheurs (préservation des
ressources halieutiques). L'estuaire a remplacé le port
comme espace de référence et ce dernier n'a plus
été qu'un acteur parmi d'autres au sein d'un
espace estuarien dans lequel le jeu complexe des
acteurs a nécessité de nouveaux arbitrages pour
une nouvelle territorialité. La recomposition
territoriale est aujourd'hui au centre de la
problématique estuarienne, en France comme dans les
autres pays d'Europe du Nord. Les acteurs
écologiques qui avaient été délaissés au profit des ports
et des industries réclament en effet que des limites
viennent officialiser et protéger les espaces qu'ils
se sont appropriés au nom de la diversité
biologique et de sa nécessaire préservation.
Ces nouveaux enjeux apparaissent de manière
très nette dans la Directive Territoriale
d'Aménagement de l'estuaire de la Seine (DTA) : dans ce
schéma, permis par la loi de 1995 sur
l'aménagement du territoire et piloté par le préfet de Haute-
Normandie, une large place est laissée à la
préservation des milieux avec la mise en place d'une
réserve naturelle sur des terrains qui étaient voués,
jusqu'alors, au développement industriel et
tuaire. A cet égard, la différence est flagrante entre le
SDAU de 1974 et la DTA de 1996. Cette
recomposition territoriale de l'estuaire donne lieu à une
confrontation entre deux groupes de pressions
principaux, l'un soutenant les enjeux environnementaux
(«SOS estuaire», fédération de 13 associations
écologistes) et l'autre les enjeux portuaires
(«Association de défense des intérêts vitaux du port
du Havre», présidée par un ancien directeur du Port
Autonome du Havre). Cette dernière association a
pour objet de soutenir les projets d'agrandissement
du port du Havre dans l'estuaire (le projet «Port
2000») ; elle s'est vigoureusement opposée, dans un
premier temps, au projet de réserve naturelle mais
celle-ci a été officiellement créée par un décret paru
au Journal Officiel le 1er janvier 1998. Pour ce
dernier projet, la concertation (qu'il conviendrait sans
doute mieux de qualifier de régulation) a été menée
par le préfet de Haute-Normandie ; en ce qui
concerne le projet «Port 2000», c'est la commission
du débat public qui, pour la première fois en France,
réunit et entend les différentes parties ainsi que les
particuliers qui souhaitent s'exprimer, afin de tenter
de trouver les bases d'un projet commun. Dans
l'esprit de ce débat public, il semble qu'une
concertation, plus efficace sans doute que celle menée par

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n° 1,1998
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Organisation portuaire des estuaires européens

Estuaires Autorités portuaires Trafic 1994 (en MT) Ports et terminaux Tonnage 1994
Gironde Bordeaux 9,3 Bordeaux 0,12
Bassens 3,5
Ambes 3,7
Pauillac 1,3
Le Verdon 0,2
Loire Nantes - St Nazaire 24,4 Nantes 2,7
Donges 12,9
Montoire 8,9
St Nazaire 0,4
Seine Rouen 18,7 Rouen 14,1
StWandrille 0,06
Port-Jérôme 4
Honfleur 0,5
Le Havre 54,4
Clyde Clydeport 6,8 Glasgow 1,8
Greenock 1,9
Hunterston 2
Severn Gloucester 0
Sharpness 0,5
Bristol 6,8
Newport 2,3
Cardiff 2,2 Cardiff 1,8
Barry 0,3
Solent Southampton 31,5
Portsmouth 4,2
Forth Forth Ports 44,3 Leith
Grangemouth
(Edimbourg) 2
8,5
Methil 0,15
Buratisland 0,3
Hound Point 30,4
Humber Goole 2
Hull 10,2
Grimsby-Immingham 40,9 Grimsby 2,4
Immingham 38,5
River Hull and Humber 6,3
River Trent 2,8
Tamise Londres 51,7 Tilbury* 6,9
Thamesport 0,65
Felixstowe 22,1
Weser Brème 30,9 Brème 14,7
Bremerhaven Bremerhaven 16,2
Elbe Hambourg 67,4
Cuxhaven 1,6
Escaut Anvers 109,5
Terneuzen 10
Zeebruges 32,1
Trafics portuaires hors avitaillement. Sources : ports concernés et Journal de la Marine Marchande.
* Le port de Tilbury a été vendu en 1996 à «Forth Port».
Le port de Rotterdam, bien que souvent présenté comme un port d'estuaire, n'a pas été considéré comme tel ici,
même si ces caractéristiques portuaires le rapprochent de celles d'Hambourg, d'Anvers et du Havre.

10 L'information géographique
n° 1,1998
 Les estuaires européens :
une organisation
en constante évolution
l'État mais plus informelle aussi, se mette peu à peu
en place entre les principaux acteurs concernés par
cette nouvelle territorialisation. Ces acteurs
semblent peu à peu prendre conscience que la discussion
directe donnera de meilleurs résultats que le
repliement sur ses certitudes. . .
CONCLUSION : VERS DES STRUCTURES
DE CONCERTATION PERMANENTES
Dans tous les grands estuaires industrialo-por-
tuaires se pose la question de la régulation des
conflits. La nécessité de cette régulation est
particulièrement présente aujourd'hui dans les
estuaires de la Loire et de la Seine dans lesquels
les conflits de type «économie /écologie»
demandent des solutions urgentes et durables. Dans
l'estuaire de la Seine, où l'on voit bien que les
arbitrages de l'État n'apportent pas toute satisfaction
aux acteurs en présence, aucune structure
permanente n'existe, qui permettrait à ces différents
acteurs de disposer d'un lieu où confronter leurs
points de vue afin de trouver des axes
d'aménagement satisfaisants pour toutes les parties. Il est
vraisemblable que des solutions qui seraient
imposées par l'État sans être appropriées et acceptées
par les acteurs estuariens, ne seraient sans doute
pas viables très longtemps. Une prise de
conscience dans ce sens existe aujourd'hui; elle
s'est manifestée, en particulier, au travers de
l'important travail qui a été réalisé autour du projet
«Port 2000» par le Conseil Économique et Social
de Haute-Normandie et dont le principal mérite est
d'avoir obtenu un consensus, au moins apparent,
sur la philosophie du projet. Le déroulement du
débat public montre cependant que le consensus
n'existe plus dès lors qu'on aborde le choix des
solutions techniques. Il reste que le
développement équilibré de l'estuaire nécessite une
concertation qui ne se limite pas au règlement de
problèmes ponctuels mais qui soit durable et
permanente.
L'information
n° 1,1998
géographique
Documentation
Générale
Éléments de bibliographie
Atlas de l'estuaire de la Seine, Le Havre :
OPH/CIRTAI, 1996, 156 p.
Avoine J., Lesueur P., Rouault T., «Évolution
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Rouen : Programme scientifique Seine-Aval, avr.
1996. (État d'avancement des travaux du programme
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Brocard Madeleine, Lecoquierre Bruno, «Le
chorotype de l'estuaire européen», Mappemonde, 3-
95., p. 6-7.
Fleury Didier, «Les estuaires, problématiques
d'aménagement», p 1-14 in : Le partage des eaux
dans les estuaires, Rochefort : Centre international
de la mer, fév. 1991.
Lecoquierre Bruno, «L'aménagement de
l'estuaire de la Seine», Études Normandes, N° 4-94,
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Lecoquierre Bruno, L'estuaire de la Seine,
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Legoy Jean, Le peuple du Havre et son histoire :
1800-1914, 1979, p. 74-77, 181-186 245-248,
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Mingret Paul, La croissance industrielle du port
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Paskoff Roland, Les littoraux. Impact des
aménagements sur leur évolution (2e éd.), Paris : Mas-
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