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Y VES GINGRAS

L’IMPOSSIBLE
DIALOGUE
SCIENCES ET RELIGIONS

BORÉAL
Les Éditions du Boréal
4447, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) h2j 2l2
www.editionsboreal.qc.ca
L’IMPOSSIBLE
DIALOGUE
du même auteur

Histoire des sciences au Québec, en collaboration avec Luc Chartrand et Ray-


mond Duchesne, Boréal, 1987. Deuxième édition mise à jour, 2008.

Les Origines de la recherche scientifique au Canada. Le cas des physiciens, Boréal,


1991.

Pour l’avancement des sciences. Histoire de l’ACFAS (1923-1993), Boréal, 1994.

Science, culture et nation, textes de Marie-Victorin choisis et présentés par Yves


Gingras, Boréal, 1996.

Du scribe au savant. Les porteurs du savoir de l’Antiquité à la révolution indus-


trielle, en collaboration avec Peter Keating et Camille Limoges, Boréal,
1998; coll. «Boréal compact», 1999.

Éloge de l’homo techno-logicus, Saint-Laurent, Fides, 2005.

Parlons sciences. Entretiens avec Yanick Villedieu sur les transformations de l’es-
prit scientifique, Boréal, 2008.

Sociologie des sciences, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?»,


2013.

Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et sociales, sous la


direction d’Yves Gingras, CNRS Éditions, 2014.

Les Dérives de l’évaluation de la recherche. Du bon usage de la bibliométrie,


Raison d’agir, 2014.
Yves Gingras

L’IMPOSSIBLE
DIALOGUE
SCIENCES ET RELIGIONS

Boréal
© Les Éditions du Boréal 2016
Dépôt légal: 1er trimestre 2016
Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: Dimedia

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec


et de Bibliothèque et Archives Canada
Gingras, Yves, 1954-
L’impossible dialogue: sciences et religions
Comprend des références bibliographiques et un index.
isbn 978-2-7646-2412-8
1. Religion et sciences – Histoire. I. Titre.
bl245.g56 2016 261.5'5 c2015-942645-6
isbn papier 978-2-7646-2412-8
isbn pdf 978-2-7646-3412-7
isbn epub 978-2-7646-4412-6
S’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la
religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie
sociale. À l’origine, elle s’étend à tout; tout ce qui est social est
religieux; les deux mots sont synonymes. Puis peu à peu, les
fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent
de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un
caractère temporel de plus en plus accusé.
Émile durkheim, De la division du travail social
introduction 9

Introduction

Si les religions divisent les hommes, la raison


les rapproche.
ernest renan1

et essai est né d’une interrogation: comment expliquer le

C retour en force, depuis les années 1980-1990, de la question des


relations entre science et religion et des appels au «dialogue»
entre ces deux domaines pourtant si éloignés par leurs objets et leurs
méthodes? Jusqu’à récemment, en effet, l’idée qu’il faut, comme le
disait déjà le frère Marie-Victorin au milieu des années 1920, «laisser
la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers leurs
buts propres», et ne pas s’empêtrer dans des tentatives concordistes
qui cherchent à tout prix «l’harmonie» entre les découvertes scienti-
fiques et les croyances religieuses, faisait plutôt consensus dans le
monde scientifique2. Étudiant en physique au cours des années 1970,

1. Ernest Renan, «L’islamisme et la science», Œuvres complètes, tome 1, Paris,


Calmann-Lévy, 1947, p. 961.
2. Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation, textes choisis et présentés par
Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 85.
10 l’impossible dialogue

je ne me souviens pas que de telles discussions aient occupé les pause-


café des professeurs et des étudiants, encore moins le débat public ou
le monde de l’édition. Même au cours des années 1980, alors que
j’étudiais l’histoire et la sociologie des sciences, cela était encore rare et
limité aux adeptes de la contre-culture et du «nouvel âge». La ques-
tion se pose donc: comment expliquer ce nouvel intérêt pour un
«dialogue entre science et religion»?
Comme on le verra au chapitre 5, le retour de ces questions dans le
champ intellectuel trouve une de ses sources en novembre 1979 dans
la décision du pape Jean-Paul II de revoir le procès de Galilée, symbole
par excellence, dans l’imaginaire populaire et savant, de l’opposition
entre pensée scientifique et croyances religieuses. La simple mention
de la condamnation de Galilée par le Saint-Office en juin 1633 suffit
pour rappeler que les rapports entre science et religion sont anciens et
ont connu, pour des raisons variées, des épisodes plus ou moins ora-
geux à diverses périodes de l’histoire. Si la décision prise en 1979 au
plus haut niveau de la hiérarchie catholique a pu jouer le rôle de
déclencheur, elle ne suffit toutefois pas à expliquer complètement la
multiplication depuis les années 1980 des ouvrages qui combinent
de façons diverses les mots science, religion et Dieu. La montée en puis-
sance au cours des années 1960 et 1970 d’un courant de pensée syn-
crétique associé à la «contre-culture» et au «nouvel âge» cherchant à
associer des traditions philosophiques et religieuses anciennes aux
«mystères» de la physique quantique, théorie considérée comme
défiant la logique et le «bon sens», a créé un terrain fertile sur lequel
ont pu fleurir de nombreux ouvrages de vulgarisation prétendant que
la science «la plus avancée» venait confirmer les intuitions des tradi-
tions spirituelles «les plus anciennes3». Depuis la parution de l’ou-
vrage phare de ce courant, Le Tao de la physique du physicien Fritjof

3. Yves Gingras et Geneviève Caillé, «Nouvel Âge et rhétorique de la scientifi-


cité», Interface, vol. 18, no 2, mars-avril 1997, p. 6-8.
introduction 11

Capra, en 1975, les éditeurs ont flairé la bonne affaire et multiplié les
publications aux titres accrocheurs. On ne compte plus ceux qui met-
tent en relation Dieu et la science. Que ces associations, le plus souvent
superficielles, soient le résultat de croyances sincères ou d’un cynisme
exploitant un marché lucratif importe peu. Ce qu’il s’agit ici d’analy-
ser, comme on le verra au chapitre 6, c’est la façon dont certaines
découvertes scientifiques en viennent à être utilisées pour justifier
des positions religieuses ou théologiques qui n’ont rien à voir avec les
sciences mais qui usent de leur prestige pour suggérer aux lecteurs
les plus imprégnés de religion que la science moderne est en fait com-
patible avec leurs croyances. Par ailleurs, confrontés à la montée des
sectes religieuses fondamentalistes, critiques des recherches scienti-
fiques qui remettent en question leurs croyances profondes, plusieurs
scientifiques et leurs organisations appuient (pour se montrer conci-
liants) ces rapprochements douteux qui suggèrent que les croyants
n’ont plus à se méfier des sciences modernes, lesquelles, loin de mener
à l’athéisme comme on le pensait souvent, pointeraient plutôt en
direction d’une nature créée par un être supérieur.
Un autre élément important dans la croissance exponentielle des
ouvrages consacrés aux rapports entre science et religion depuis une
trentaine d’années est l’action de John Templeton (1912-2008) et de
sa Fondation. Comme on le verra aux chapitres 5 et 6, cette fondation,
dotée d’un capital de plus d’un milliard, distribue chaque année des
dizaines de millions aux chercheurs qui veulent étudier les liens entre
science, religion et spiritualité. À compter du milieu des années 1990,
le prix Templeton sera d’ailleurs fréquemment attribué à des astro-
physiciens qui proposent – directement ou indirectement – des inter-
prétations religieuses ou spiritualistes de la physique moderne. La
Fondation Templeton a également joué un rôle majeur pour imposer
en histoire des sciences le thème du «dialogue» entre science et reli-
gion. Car si la foi déplace des montagnes, l’argent le fait plus facile-
ment. On verra aussi au chapitre 6 que ces supposés dialogues ne
sont en fait qu’une reformulation moderne des vieux thèmes de la
12 l’impossible dialogue

théologie naturelle, dont les arguments n’ont pas vraiment varié


depuis la fin du xviie siècle.
Mais avant d’analyser la remontée en faveur des discours sur
les rapports entre science et religion, nous retracerons la longue
histoire de leurs relations conflictuelles. Car, malgré la tendance
récente de nombreux historiens des sciences à affirmer que les conflits
entre science et religion n’ont rien d’inévitable, il demeure que cer-
taines théories scientifiques sont de fait incompatibles avec certaines
croyances religieuses fondées sur la lecture littérale de textes considé-
rés comme sacrés. Si, d’une certaine manière, il est vrai que ces heurts
entre conceptions du monde sont contingents et ne se transforment
en conflits ouverts que lorsque des groupes sociaux organisés, ou des
institutions, se mobilisent pour contrer les discours scientifiques
qui les heurtent, il demeure tout aussi vrai qu’ils sont parfois pré-
visibles et même inévitables lorsque la science aborde des thèmes
qui recouvrent ceux discutés dans des textes religieux «sacrés». En
somme, si les mathématiques ou la taxonomie ont posé peu de pro-
blèmes aux religions organisées, il en va autrement de la cosmo-
logie, de la géologie, de la biologie évolutive et de sciences sociales et
humaines comme l’histoire des religions et des origines de l’huma-
nité. Comme le notait le sociologue Max Weber au début du xxe siècle,
«partout où la connaissance rationnellement empirique a réalisé de
façon systématique le désenchantement du monde et sa transforma-
tion en un mécanisme causal, apparaît définitivement la tension avec
les prétentions du postulat éthique selon lequel le monde serait un
cosmos ordonné par Dieu». Cette opposition, ajoute-t-il, «est ressen-
tie avec une conscience ou une logique qui sont très variables dans
leur intensité 4».

4. Max Weber, Sociologie des religions, traduction de Jean-Pierre Grossein, Paris,


Gallimard, coll. «Tel», 1999, p. 448.
introduction 13

Les conflits historiques entre la science et la religion – qui sont


indéniables – relèvent toujours d’une lutte de pouvoir entre groupes
et institutions aux intérêts divergents ou même opposés. À l’aube du
développement de la science moderne, au xviie siècle, les institutions
scientifiques étaient relativement faibles comparativement à l’Église
chrétienne qui dominait largement le monde intellectuel. La condam-
nation de Galilée en 1633 étant devenue un symbole qui a marqué
toute l’histoire des rapports entre science et religion, on lui consacrera
deux chapitres. On verra au chapitre 1 que c’est le rapport de force
entre savants et théologiens qui explique la condamnation de Galilée.
Le chapitre 2 rappellera ensuite les nombreuses tentatives des scienti-
fiques, pendant trois siècles, de faire annuler la condamnation de Gali-
lée et de réhabiliter sa mémoire, ce que fera finalement Jean-Paul II
en 1992 à l’occasion du 350e anniversaire du décès du savant italien.
On verra au chapitre 3 que si la cosmologie a longtemps été une
pomme de discorde entre la science et la théologie chrétienne, elle
cède le pas, au début du xixe siècle, à l’histoire naturelle et à la géologie,
sciences qui s’institutionnalisent à leur tour et appliquent progressive-
ment à l’ensemble de la nature une méthode naturaliste qui pousse
de plus en plus en plus toute invocation du divin hors de la sphère de
la science. Contre la tendance – devenue dominante en histoire des
sciences depuis la fin des années 1980 – à nier ou à minorer l’existence
de conflits importants entre sciences et religions, le chapitre 4 rappelle
les nombreux cas de censure d’ouvrages scientifiques par l’Église
romaine et ses congrégations de l’Index et de l’Inquisition entre le
début du xviie siècle et le milieu du xxe. On verra aussi que si les nom-
breuses sectes protestantes sont moins organisées que l’Église catho-
lique, elles n’en possèdent pas moins des moyens d’interdire des
publications et de congédier ou faire taire les savants dont les concep-
tions scientifiques entrent en contradiction avec leurs credos religieux.
Mais si l’Église catholique en tant qu’institution et organisation a
finalement perdu son pouvoir d’action temporel, il en va autrement
d’organisations religieuses moins centralisées (comme celles des pro-
14 l’impossible dialogue

testants et des musulmans) aux directions plus locales et qui agissent


en fait comme des groupes de pression pour faire obstacle à l’enseigne-
ment de théories qu’ils jugent offensantes (comme la théorie de l’évo-
lution) ou de recherches qu’ils jugent immorales (sur les cellules
souches, par exemple). Les pressions viennent alors de groupes organi-
sés qui, au nom de leurs croyances, veulent éviter d’entendre parler de
certains sujets parce qu’ils «heurtent» ou «offensent» leurs convic-
tions «profondes», disent-ils. Ils peuvent agir en prenant le contrôle
des écoles locales ou en faisant adopter des lois, comme dans certains
pays musulmans (depuis les années 1980) ou aux États-Unis dans les
États les plus conservateurs (depuis les années 1920), pour limiter l’en-
seignement de théories scientifiques. Ils peuvent aussi imposer l’ensei-
gnement de conceptions religieuses qui se présentent sous les appa-
rences de la science (le «dessein intelligent», par exemple)5.
De nos jours, l’autorité de la science est toutefois à peu près incon-
testée et, on le verra au chapitre 6, c’est cette puissance même qui
amène divers promoteurs de croyances religieuses à s’y référer pour se
donner une légitimité. Car autant certaines théories scientifiques peu-
vent être refusées au nom de convictions religieuses diverses, autant
d’autres peuvent être utilisées pour leur donner de la crédibilité.
Un mot sur le vocabulaire utilisé s’impose pour éviter les confu-
sions fréquentes – et parfois entretenues – sur le sens des mots religion
et science. Bien que les sciences soient multiples dans leurs objets et
leurs méthodes spécifiques, on utilisera ici généralement le singulier
pour éviter les tournures de phrases compliquées et surtout pour
insister sur un point commun à toutes les sciences contemporaines,
sciences de la nature ou de la société: ce sont des tentatives de rendre

5. Les ouvrages sur cette question sont trop nombreux pour être tous mention-
nés ici; pour une bibliographie utile, voir Randy Moore, Mark Decker et Sehoya
Cotner, Chronology of the Evolution-Creationism Controversy, Santa Barbara (Cali-
fornie), Greenwood Press, 2010.
introduction 15

raison des phénomènes observables par des concepts et des théories qui
ne font appel à aucune cause surnaturelle. C’est ce que l’on appelle
le «naturalisme scientifique», ou encore le «naturalisme méthodo-
logique», car il s’agit bien d’un postulat qui fonde la méthode scien-
tifique. Bien sûr, la séparation entre science et religion a été progres-
sive, comme on le verra d’ailleurs dans les premiers chapitres de cet
ouvrage. Mais malgré les suggestions de certains historiens qui pro-
posent d’éviter de parler de conflit entre «science et religion», sous
prétexte que le contenu de ces termes change au fil du temps, il s’agit là
d’un vœu pieux et eux-mêmes n’y arrivent pas, tous les ouvrages sur
le sujet utilisant bel et bien les vocables science et religion 6.
En ce qui concerne ce dernier terme, il est bien connu que tenter
de le définir de manière absolue est une tâche impossible7. Dans le
cadre de cet essai, qui ne vise pas à définir l’«essence» des religions
mais à analyser les rapports historiques entre les sciences et les institu-
tions religieuses dans le monde occidental depuis le xviie siècle, il nous
suffit de distinguer ce qui relève, d’une part, des croyances et de la spi-
ritualité personnelles, qui appartiennent au domaine privé – et à ce
titre ne nous intéressent pas ici –, et, d’autre part, des religions en tant
qu’institutions. Ces dernières sont des organisations plus ou moins
centralisées, des Églises, dont les porte-parole (théologiens, pasteurs,
imams, etc.) sont les gardiens, défenseurs et promoteurs des dogmes.
Selon les périodes et les régions, et selon leurs modes d’organisation
– centralisé ou non –, ces porte-parole ont plus ou moins de pouvoir

6. David B. Wilson, «On the Importance of Eliminating Science and Religion


from the History of Science and Religion: The Cases of Oliver Lodge, J. H. Jeans
and A. S. Eddington», dans Jitse van der Meer (dir.), Facets of Faith and Science,
Lanham (Maryland), University Press of America, 1996, vol. 1, p. 27-47; David N.
Livingstone, «Which Science? Whose Religion?», dans John Hedley Brooke et
Ronald L. Numbers, Science and Religion Around the World, Oxford, Oxford Univer-
sity Press, 2011, p. 278-296.
7. Pierre Gisel, Qu’est-ce qu’une religion?, Paris, Vrin, 2007.
16 l’impossible dialogue

d’action (direct et indirect) au sein de la société et sur les individus. La


sociologue des religions Danièle Hervieu-Léger définit ainsi la reli-
gion comme un «dispositif idéologique, pratique et symbolique par
lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience
(individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante8».
C’est bien entendu l’aspect contrôle des sciences, au détriment de leur
autonomie de recherche, qui nous intéresse ici. Car avant de devenir
un objet pour les sciences sociales, «la religion fut l’adversaire», et
c’est la «lutte pour l’autonomie séculière de la connaissance» qui est
au fondement du processus historique de formation de communau-
tés scientifiques relativement autonomes9.
La science moderne, que certains qualifient parfois d’«occiden-
tale», car elle émerge dans des pays comme l’Italie et l’Europe de
l’Ouest (Angleterre, France, Pays-Bas et pays germaniques), se déve-
loppe essentiellement dans un espace religieux chrétien. C’est donc
surtout de l’Église chrétienne qu’il sera question dans cet ouvrage, les
pays musulmans n’ayant pas, de façon générale, joué de rôle central
sur le plan scientifique depuis le xviie siècle10. Les épisodes de conflit
générés par certains développements des sciences modernes sont
donc le fait de la religion chrétienne sous sa forme catholique notam-
ment et de ses bras armés que sont le Saint-Office (l’Inquisition) et la
Congrégation de l’Index, mais aussi des diverses églises protestantes
issues de la Réforme11. Certains débats, comme celui sur le darwi-

8. Danièle Hervieu-Léger, La Religion pour mémoire, Paris, Éditions du Cerf,


1993, p. 119, texte cité par Gisel, Qu’est-ce qu’une religion?, p. 16.
9. Danièle Hervieu-Léger, «Faut-il définir la religion? Questions préalables à la
construction d’une sociologie de la modernité religieuse», Archives des sciences
sociales des religions, vol. 63, no 1, 1987, p. 13.
10. Ahmed Djebbar, Une histoire de la science arabe, entretiens avec Jean Rosmo-
duc, Paris, Seuil, coll. «Points sciences», 2001; voir aussi Ahmad Dallal, Islam,
Science and the Challenge of History, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2010.
11. David C. Lindberg et Ronald L. Numbers (dir.), God and Nature: Historical
introduction 17

nisme dans la seconde moitié du xixe siècle, auront aussi des échos
dans le monde musulman au sein d’institutions d’enseignement colo-
niales comme le Syrian Protestant College (devenu en 1920 l’univer-
sité américaine de Beyrouth), fondé à Beyrouth au milieu des
années 1860 par des chrétiens évangéliques américains qui y exporte-
ront leurs débats sur l’évolution des espèces. Confirmant le caractère
invariant des discours sur les rapports entre science et religion, les
jeunes intellectuels musulmans formés dans ce collège formuleront
alors des arguments mimétiques portant sur l’harmonie et le conflit
de la science et du Coran12. Ce n’est toutefois que depuis les
années 1980, dans le contexte de l’affirmation nationale et politique
de pays producteurs de pétrole, que l’on assiste à une montée des cri-
tiques islamiques de la théorie de l’évolution13.
Comme le note avec justesse le sociologue japonais Seung Chul
Kim, les nombreux travaux regroupés sous la rubrique «science et
religion» portent en fait sur les rapports entre science et christia-
nisme, l’écrasante majorité des publications n’abordant que la religion
chrétienne14. Il n’est d’ailleurs pas certain que cela ait un sens de parler
de «religion» pour les spiritualités non fondées sur un texte révélé et

Essays on the Encounter Between Christianity and Science, Berkeley, University of


California Press, 1986; David C. Lindberg et Ronald L. Numbers (dir.), When
Science and Christianity Meet, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
12. Donald M. Leavitt, «Darwinism in the Arab World: The Lewis Affair at the
Syrian Protestant College», The Muslim World, vol. 71, no 2, 1981, p. 85-98; Nadia
Farag, «The Lewis Affair and the Fortunes of al-Muqtafat», Middle Eastern Studies,
vol. 8, no 1, 1972, p. 73-83; Marwa Elshakry, «The Gospel of Science and American
Evangelism in Late Ottoman Beirut», Past & Present, no 196, août 2007, p. 173-214.
13. Stefano Bigliardi, «The Contemporary Debate on the Harmony Between
Islam and Science: Emergence and Challenges of a New Generation», Social Episte-
mology, vol. 28, no 2, 2014, p. 167-186.
14. Seung Chul Kim, «Śūnyatā and Kokoro: Science-Religion Dialogue in the
Japanese Context», Zygon, vol. 50, no 1, mars 2015, p. 155-171.
18 l’impossible dialogue

un Dieu unique15. De plus, les religions panthéistes, qui identifient la


divinité avec la nature, ont peu de problèmes avec les sciences. Ce n’est
donc pas un hasard si les cas de «conflit» entre science et religion se
retrouvent seulement, à des degrés divers, dans les mondes chrétien,
musulman et juif, dont les cosmologies respectives se fondent sur des
textes considérés comme révélés et sacrés et qui peuvent donc donner
lieu à une interprétation littérale en conflit avec les découvertes scien-
tifiques modernes.

* * *

En se plaçant sur le plan institutionnel, cet essai prend en quelque


sorte le contre-pied du courant actuellement dominant chez les histo-
riens des sciences qui étudient la question des rapports entre science et
religion depuis le milieu des années 1980. Trop de débats sur les rap-
ports entre science et religion confondent en effet ce qui relève des
convictions religieuses personnelles des scientifiques et les discours de
l’Église en tant qu’institution. Il est frappant de constater une curieuse
unanimité à constamment sous-estimer les conflits les plus avérés qui
ont opposé les sciences à certaines croyances religieuses et leurs insti-
tutions, à confondre les niveaux d’analyse ou même à passer des
sources sous silence (on donnera des exemples de ces procédés au cha-
pitre 5). Montrer que les croyances ou les motivations religieuses de tel
ou tel savant ont pu influencer positivement ses recherches peut être
intéressant d’un point de vue biographique mais n’éclaire en rien la
manière dont les institutions religieuses ont réagi devant certaines
découvertes scientifiques16. Ainsi, l’historien des sciences John Hedley

15. Sur cette question, voir Daniel Dubuisson, L’Occident et la Religion. Mythes,
science et idéologie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1998.
16. Les exemples de telles confusions sont trop nombreux pour en présenter ici
une liste exhaustive. Voir par exemple Michael J. Crowe, «Astronomy and Religion
introduction 19

Brooke, qui est probablement celui qui a le plus contribué, depuis la


fin des années 1980, au développement de l’«industrie» de l’histoire
des rapports science-religion, écrit que «les travaux sérieux en his-
toire des sciences ont révélé que la complexité et la richesse extraordi-
naire des relations entre science et religion est telle que des thèses
générales sont difficiles à soutenir17». Outre que le recours rhétorique
au qualificatif «sérieux» permet d’écarter d’emblée comme «non
sérieux» tout travail proposant de brosser un tableau plus général
permettant de dépasser les petits détails caractéristiques des divers cas
particuliers et des périodes historiques étudiés, l’accent mis sur la
«complexité» dissout, en fait, les institutions et donne l’illusion d’une
contingence absolue des événements. Il permet aussi d’éviter toute
affirmation un tant soit peu générale et mène à fusionner la science et
la religion dans un magma confus suggérant que «tout est dans tout»
et qu’à y regarder de très près on ne peut plus distinguer vraiment
l’une de l’autre. Or, des enjeux invisibles à l’échelle des individus
deviennent perceptibles à l’échelle des institutions. L’insistance sur la
«complexité» des relations entre science et religion – que certains
appellent même la «thèse de la complexité», comme s’il n’était pas
évident qu’en histoire tout est complexe! – fait penser à un physicien
qui tenterait de comprendre le comportement d’un gaz dans une
enceinte en se concentrant sur la trajectoire d’une seule molécule. À
cette échelle, il est évident que la molécule bouge de façon aléatoire en
fonction des chocs imprévisibles qu’elle subit de la part des autres
molécules. Mais ce chaos microscopique fait place, à une échelle supé-
rieure, à une loi relativement simple qui relie la pression au volume et
à la température du gaz (loi de Boyle-Mariotte)…

(1780-1915): Four Case Studies Involving Ideas of Extraterrestrial Life», Osiris,


vol. 16, 2001, p. 209-226.
17. John Hedley Brooke, Science and Religion: Some Historical Perspectives, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1991, p. 5.
20 l’impossible dialogue

Sur le plan méthodologique, on doit donc d’abord déterminer les


échelles d’analyse. Il faut aussi, comme on le rappellera au chapitre 3,
distinguer le contexte de poursuite de la recherche, qui relève des
convictions individuelles de chacun, lesquelles peuvent donc inclure
une dimension religieuse ou spirituelle forte, et le contexte de justifi-
cation qui a une dimension institutionnelle en ce qu’il fixe les règles
du jeu et la légitimité des arguments recevables par la communauté
scientifique. La science étant une activité collective, les connaissances
produites sont sanctionnées par la communauté des chercheurs qui
définit ce qui est considéré comme acquis, réfuté ou encore en débat,
les croyances religieuses de chacun ne constituant pas un critère de
validité institutionnalisé, même si elles peuvent évidemment consti-
tuer une force motrice pour certains savants. On n’a qu’à penser aux
nombreuses publications sur la «religion» d’Einstein, alors que cette
figure mythique de la physique était plutôt panthéiste et trouvait tout
à fait simpliste la croyance en un dieu personnel pouvant répondre
à des demandes particulières. Il affirmait en effet, au début des
années 1940, que «la principale source de conflits actuels entre la reli-
gion et la science se trouve dans ce concept d’un Dieu personnel» et
que les ministres du culte «doivent avoir la hauteur de vue d’aban-
donner la doctrine d’un Dieu personnel18». On peut bien sûr étudier
les deux niveaux, mais ici on se concentrera sur le second (institution-
nel), qui a longtemps été négligé au profit du premier (individuel).
Sur le plan rhétorique, la plupart des recherches récentes minimi-
sent toujours les conflits les plus connus entre la science et la religion,
en cherchant même des aspects positifs à ces censures. L’exemple le
plus flagrant concerne la condamnation de la philosophie de la nature

18. Albert Einstein, Conceptions scientifiques, morales et sociales, traduction de


Maurice Solovine, Paris, Flammarion, 1952, p. 30-32. Pour une analyse des usages
d’Einstein par les différentes religions, voir Max Jammer, Einstein and Religion,
Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1999.
introduction 21

d’Aristote par l’évêque de Paris, Étienne Tempier, en 1277, dont on


parlera au chapitre premier. Selon Lindberg et Numbers, deux des
plus importants promoteurs, avec Brooke, d’une vision œcuménique
des rapports entre science et religion, ce cas illustrerait bien la «com-
plexité de la rencontre entre le christianisme et la science», car, en
perdant certaines libertés de spéculation, les philosophes de la nature
en auraient gagné d’autres! En effet, en acceptant l’idée de la toute-
puissance de Dieu, ces derniers pouvaient dorénavant envisager, par
exemple, l’existence du vide, considéré impossible par Aristote. Les
auteurs reprennent ici la thèse mise en avant au début du xxe siècle par
le physicien-chimiste et philosophe catholique Pierre Duhem, lequel
allait jusqu’à dire que la condamnation de la philosophie d’Aristote
avait ouvert la voie à la physique moderne19. Ce genre de raisonne-
ment est en fait très contestable, car, sous couvert de rappeler la «com-
plexité» des événements, il revient à dire qu’il faut considérer les côtés
positifs de la censure! Selon cette façon de penser, il faudrait donc
remercier l’Église catholique d’avoir condamné Galilée à ne plus
jamais sortir de sa résidence, car cela lui a permis d’écrire son Discours
sur deux nouvelles sciences, publié en 1638, cinq ans après sa condam-
nation! Comme toujours, ces analyses ramènent tout aux croyances
des individus et négligent totalement les institutions et la relative
autonomie de la science par rapport aux autres sphères sociales.
La recherche d’un «juste milieu» a aussi pour effet de minimiser
de façon excessive l’importance des conflits entre la science et la reli-
gion survenus depuis le début du xviie siècle. Il est frappant de consta-
ter que dans les 350 pages de l’ouvrage de Brooke, qui est la référence
dans le domaine, on ne trouve qu’une mention de la mise à l’Index de
livres scientifiques par l’Église catholique, pour dire qu’il «ne faudrait

19. David C. Lindberg et Ronald L. Numbers, «Beyond War and Peace: A Reap-
praisal of the Encounter Between Christianity and Science», Church History,
vol. 55, 1986, p. 338-354.
22 l’impossible dialogue

pas exagérer l’importance oppressive de l’Index et de l’Inquisition» et


que «relativement peu de livres scientifiques ont été mis à l’Index 20».
Une autre façon de minorer le conflit institutionnel est d’aborder les
rapports entre science et religion de manière purement intellectuelle.
Ainsi, Brooke présente la Théorie de la Terre de Buffon à un niveau très
général et note simplement au passage que sa théorie l’a «exposé à
l’accusation d’impiété de la part d’ecclésiastiques et d’imprudence de
la part de certains naturalistes21». Dans un ouvrage pourtant consa-
cré aux rapports entre science et religion, le flou de cette formulation
ne permet pas de deviner que c’est de la faculté de théologie de la Sor-
bonne qu’il est question, que celle-ci, dans son rôle officiel de censeur,
a dressé une liste des propositions répréhensibles contenues dans
l’ouvrage de Buffon et que ce dernier a dû publier une rétractation,
comme on le verra au chapitre 4. De même, Richard Olson dans son
ouvrage sur le même sujet, couvrant la période allant de Copernic à
Darwin, présente les idées de Buffon en notant seulement que «pour
minimiser les divergences évidentes avec la tradition chrétienne, Buf-
fon postule six époques de l’histoire de la Terre correspondant aux six
jours de la création, mais chacun durant des milliers d’années22».
Encore une fois, on ne dit rien de précis sur ses déboires avec les théo-
logiens de la Sorbonne, car ce serait trop insister sur les «conflits»
alors que l’air du temps est à l’œcuménisme, au «dialogue», aux
«conversations» et autres «rencontres». Enfin, les sophismes peu-
vent aussi servir à nier l’évidence. Ainsi, l’historien Peter Harrison
affirme que la condamnation de Galilée n’est pas un exemple de

20. Brooke, Science and Religion, p. 108. Sauf indication contraire, toutes les tra-
ductions sont de moi. Notons au passage que l’auteur ne fournit aucun chiffre com-
paratif pour fonder cette affirmation.
21. Ibid., p. 234-235.
22. Richard Olson, Science and Religion, 1450-1900: From Copernicus to Darwin,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, p. 183.
introduction 23

conflit entre science et religion mais illustre plutôt les conflits à l’inté-
rieur de la science, d’une part, et à l’intérieur de la religion, d’autre
part! Comme si le fait qu’il y avait débat entre savants excluait la pos-
sibilité qu’il y ait eu également conflit entre la science et la religion. Ce
sophisme se fonde lui aussi sur un oubli de la dimension institution-
nelle de la condamnation de Galilée23.
La question du conflit entre la science et la religion, récurrente
depuis le premier tiers du xixe siècle (on le verra au chapitre 5),
concerne donc d’abord les institutions et non pas les croyances per-
sonnelles des scientifiques, tant il est évident que ces derniers pou-
vaient (et peuvent encore24) concilier à leur guise leurs croyances reli-
gieuses (privées) et leurs pratiques scientifiques (publiques). Il ne
s’agit donc pas ici de savoir quel savant est croyant et quel autre est
athée ou agnostique, mais de déterminer la manière dont la commu-
nauté scientifique s’est autonomisée progressivement sur les plans
institutionnel, méthodologique et épistémologique en excluant de
son discours tout argument théologique ou religieux. Toute science a
bien sûr des postulats métaphysiques, qui ne sont pas individuels mais
institutionnalisés, et il ne faut pas les confondre avec des croyances
religieuses en utilisant des expressions vagues comme «quasi reli-
gieux» ou encore «métaphysico-religieux25». Que Newton ait été

23. Peter Harrison, The Territories of Science and Religion, Chicago, University of
Chicago Press, 2015, p. 172-173. Notons que cet ouvrage est le fruit des Gifford Lec-
tures dont l’objectif est, depuis leur création en 1888, de promouvoir la théologie
naturelle et la connaissance de Dieu (www.giffordlectures.org). On comprend que,
dans ce contexte, l’auteur minimise les tensions entre science et religion et reprenne,
après bien d’autres, la thèse du «mythe» du conflit entre science et religion.
24. Voir par exemple l’ouvrage collectif Le Savant et la Foi, sous la direction de
Jean Delumeau, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1991.
25. Voir par exemple Crowe, «Astronomy and Religion (1780-1915)», p. 225, et
John Hedley Brooke, «Religious Belief and the Content of the Sciences», Osiris,
vol. 16, 2001, p. 3-28.
24 l’impossible dialogue

personnellement convaincu que l’espace uniforme constitue le «sen-


sorium Dei» n’implique nullement que les physiciens de son époque
eussent dû adhérer à cette croyance pour utiliser sa physique. Comme
on le verra, une séparation de plus en plus nette entre discours scienti-
fique et croyances religieuses s’effectue entre le xviie et le xixe siècle
dans l’ensemble des disciplines scientifiques en commençant par
l’astronomie (Copernic) et la physique (Galilée), suivies de la géologie
(Lyell) et de l’histoire naturelle (Darwin), pour finir avec les origines
de l’homme (Darwin) et l’histoire des religions (Renan). C’est cette
séparation institutionnelle, mais aussi épistémologique, qui est
importante et qui explique que même les scientifiques catholiques
n’invoquent jamais directement Dieu pour expliquer un phénomène
naturel relevant de leur spécialité. En d’autres termes, le natura-
lisme méthodologique et épistémologique a accompagné l’autonomi-
sation du champ scientifique par rapport aux autres sphères sociales.
De plus, le conflit est bien d’ordre institutionnel et épistémologique,
car plusieurs des défenseurs de l’autonomie du discours scienti-
fique furent eux-mêmes prêtres, pasteurs ou jésuites et savaient dis-
tinguer leur foi personnelle et l’autonomie de la connaissance scien-
tifique26.
Il est certain que les différents conflits survenus au cours des
siècles ont chacun leurs contextes sociaux et politiques particuliers
qui ont influé sur la forme des événements et sur leur déroulement.
Mais au-delà des variations locales et temporelles, il est possible
d’identifier plusieurs invariants structurels, à condition de dépas-
ser l’échelle de l’individu, de l’année, si ce n’est de la semaine – micro-
échelles auxquelles nous a habitué une certaine microhistoire des
sciences. Comme il s’agit ici de retracer dans la longue durée le proces-
sus d’autonomisation de la science par rapport aux institutions reli-

26. Don O-Leary, Roman Catholicism and Modern Science. A History, New York,
Continuum, 2007.
introduction 25

gieuses, il est bon de rappeler ce que le philosophe Pierre Duhem écri-


vait dans un autre contexte27:

Celui qui jette un regard de courte durée sur les flots qui assaillent une
grève ne voit pas la marée monter; il voit une lame se dresser, courir,
déferler, couvrir une étroite bande de sable, puis se retirer en laissant
à sec le terrain qui avait paru conquis; une nouvelle lame la suit, qui
parfois va un peu plus loin que la précédente, parfois aussi n’atteint
même pas le caillou que celle-ci avait mouillé. Mais sous ce mouve-
ment superficiel de va-et-vient, un autre mouvement se produit, plus
profond, plus lent, imperceptible à l’observateur d’un instant, mou-
vement profond qui se poursuit toujours dans le même sens et par
lequel la mer monte sans cesse.

Le présent ouvrage est consacré à retracer le divorce entre la reli-


gion et la science, de même que les nombreux conflits qui ont jalonné
ce processus du xviie siècle à nos jours. Nous avons choisi d’aborder le
sujet en nous plaçant du point de vue des sciences et non pas de celui
de la théologie ou des groupes religieux. Il faudrait consacrer un
ouvrage à part à l’histoire des usages théologiques des sciences de la
nature qui ont circulé dans le champ de la théologie, usages qui ont
le plus souvent pris la forme d’un concordisme plus ou moins expli-
cite visant à interpréter le sens des livres sacrés pour le rendre cohérent
avec les derniers résultats de la science. On présentera ici brièvement
ces «théologies naturelles» qui visent toujours à fournir un fonde-
ment rationnel à la foi et dont les arguments de base n’ont pas changé
depuis quatre siècles. Ils consistent à invoquer la beauté, l’agencement
et l’ordre de la nature pour tenter de démontrer l’existence d’un être

27. Pierre Duhem, La Théorie physique. Son objet, sa structure, deuxième édition
revue et augmentée, Paris, Vrin, 1981, p. 53.
26 l’impossible dialogue

surnaturel. Seuls les exemples privilégiés varient, et au lieu d’invoquer


un «horloger» ou la complexité de l’œil comme au xviie siècle on
invoque plutôt de nos jours la «théorie du big bang» ou «l’ajuste-
ment fin de constantes de la nature» (fine tuning) pour «démontrer»
l’intervention d’un créateur. Cette vision rationaliste de la religion,
qui prend sa source dans la philosophie thomiste, laquelle a été au
fondement de la théologie catholique jusqu’à Vatican II, s’oppose bien
sûr à celle des fidéistes qui pensent plutôt que la foi relève de convic-
tions et de sentiments intimes ayant peu à voir avec la raison et la
science28. Nous laissons aux historiens de la théologie le soin d’écrire
cette histoire passionnante – et parfois amusante vu la naïveté de cer-
taines interprétations de la physique et de la cosmologie modernes –,
celle des usages de la science à des fins apologétiques et de la façon
dont les théologiens ont adapté leurs interprétations des Saintes Écri-
tures aux découvertes scientifiques qu’ils ne pouvaient plus récuser ou
condamner29.
Enfin, la séparation de plus en plus complète entre les institutions
scientifiques et les institutions religieuses n’empêchera pas divers
groupes religieux de continuer à exercer des pressions externes
(sociales et politiques) pour limiter la liberté de la recherche scienti-

28. Yves Gingras, «Duns Scot vs Thomas d’Aquin: le moment québécois d’un
conflit multi-séculaire», Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, nos 3-4,
2009, p. 377-406.
29. Pour une analyse des nombreuses interprétations théologiques des sciences
contemporaines, voir le «Bulletin» tenu par François Euvé qui recense les ouvrages
sur la théologie et les sciences dans la revue Recherches de science religieuse, tome 96,
2008/3, p. 459-478, tome 98, 2010/2, p. 303-319, tome 100, 2012/2, p. 295-312,
tome 102, 2014/4, p. 609-632; voir aussi Alexandre Ganoczy, «Quelques contribu-
tions récentes au dialogue entre sciences de la nature et théologie», Recherches de
science religieuse, tome 94, 2006/2, p. 193-214; pour une critique du caractère rhé-
torique de la «nouvelle théologie naturelle», voir Barbara Herrnstein Smith, Natu-
ral Reflections: Human Cognition at the Nexus of Science and Religion, New Haven
(Conn.), Yale University Press, 2010, p. 95-120.
introduction 27

fique. En effet, les divers groupes religieux qui continuent de croire au


sens littéral de textes qu’ils considèrent comme «sacrés», car inspirés
– ou même dictés – par Dieu, ne cesseront probablement jamais de
tenter de limiter la liberté de la recherche sur toute question qui remet
en cause tout ou partie de ces «révélations». Depuis les années 1980,
ces luttes ont surtout concerné la théorie de l’évolution et ont une
portée globale, car elles touchent autant le monde chrétien que le
monde musulman30. Elles constituent les plus récents exemples
de tentatives de diminuer l’autonomie de la science au nom de
croyances que certains groupes organisés veulent imposer à tous.
Comme on le verra au chapitre 7, la montée des spiritualités
autochtones et des croyances aux médecines dites traditionnelles rap-
pellent que la pratique des sciences n’a rien de naturel ou d’universel
et qu’elle repose, comme le disait le sociologue Max Weber, sur des
présupposés culturels qui, s’ils ne sont pas partagés, génèrent des dia-
logues de sourds et créent des communautés de pensée incommensu-
rables. Ces remises en question récentes de la pensée scientifique rap-
pellent aussi que l’autonomie relative de la science est le fruit d’une
conquête et qu’il serait naïf de penser qu’elle est irréversible. En
conclusion, nous rappellerons donc qu’il faut choisir son camp et
vivre avec les conséquences de ses choix individuels et collectifs.
Le 5 mars 1616, un décret de la congrégation de l’Index annonçait
officiellement la condamnation des idées de Copernic (et indirecte-
ment celles de Galilée) sur le mouvement de la Terre. L’année 2016
marque donc le 400e «anniversaire» de cette censure ecclésiastique
qui niait l’autonomie du discours scientifique à l’égard des dogmes
religieux. Les commémorations ont toujours été propices à la
réflexion historique, et celle-ci nous offre l’occasion de rappeler que

30. Stefaan Blancke, Hans Henrik Hjermitslev et Peter C. Kjærgaard (dir.), Crea-
tionism in Europe, Baltimore (Maryland), Johns Hopkins University Press, 2014.
28 l’impossible dialogue

la rhétorique du «dialogue entre science et religion» cache mal une


vérité déjà clairement énoncée en 1850 par le philosophe Arthur
Schopenhauer, à savoir que l’on «ne peut servir deux maîtres à la fois:
c’est ou bien la raison ou bien l’Écriture. Juste milieu signifie ici s’as-
seoir entre deux chaises31».

31. Arthur Schopenhauer, Sur la religion, traduction d’Étienne Osier, Paris, Flam-
marion, 2010, p. 170.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 29

CHAPITRE 1

Les limites théologiques


de l’autonomie des sciences

Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n’ai qu’une


petite lumière pour me conduire; survient un inconnu qui
me dit: «Mon ami, souffle ta bougie pour mieux trouver ton
chemin.» Cet inconnu est un théologien.
diderot1

a science moderne de la nature, qui s’institutionnalise au

L xviie siècle, s’émancipera progressivement du giron de la philo-


sophie – matrice originelle de toutes les réflexions sur l’univers
physique, psychique et social – pour donner naissance, au cours du
xixe siècle, à des disciplines scientifiques de plus en plus en plus spécia-
lisées et outillées. Au cours de ce processus, les «philosophes de la
nature», penseurs généralistes et souvent autodidactes qui s’intéres-
sent à plusieurs domaines du savoir, céderont leur place aux «scienti-
fiques» plus spécialisés et plus souvent dédiés à temps plein à leurs
recherches. L’invention, au début des années 1830, par le philosophe,

1. Charles Joliet, L’Esprit de Diderot. Maximes et pensées, Paris, Balland, 2013,


p. 78.
30 l’impossible dialogue

mathématicien et pasteur anglican William Whewell du terme scien-


tist pour remplacer celui de natural philosopher, qui donnera en fran-
çais le substantif scientifique, terme jusque-là simplement adjectif,
indique bien la transformation sociale, perceptible à cette époque,
d’une activité devenue plus fragmentée et affaire de spécialistes.
Comme nous le verrons dans ce chapitre, l’autonomisation pro-
gressive de la science par rapport aux autres sphères de la société et
l’extension de son mode de pensée spécifique à l’ensemble du monde
naturel et social ne se firent pas sans générer des conflits avec les théo-
logiens, spécialistes du discours rationnel sur les Dieux, comme l’in-
dique le mot grec lui-même, theologos, que l’on retrouve chez Platon.
L’Église chrétienne reprendra cette tradition de pensée de la philoso-
phie grecque pour l’appliquer à l’interprétation d’un Dieu unique. Les
porte-parole des Églises monothéistes (chrétiens, juifs et musulmans)
sont ainsi les gardiens d’une interprétation longtemps dominante de
la nature, les savoirs profanes devant se soumettre au savoir divin,
révélé dans des textes considérés comme sacrés (Ancien Testament,
Torah, Coran). Bien entendu, seuls les savants œuvrant dans des
domaines susceptibles de contredire une conception religieuse du
monde seront aux prises avec les autorités de leur communauté. En
effet, ce n’est jamais «la» science en général qui entre en conflit avec
«la» religion, mais bien des sciences particulières lorsqu’elles abor-
dent un sujet qui fait déjà l’objet d’une interprétation théologique. Il
n’est donc pas surprenant que ce soit la physique et l’astronomie qui
aient d’abord posé problème, car ces disciplines touchent directement
des questions qui se heurtent à la cosmologie chrétienne.
Les confrontations entre la foi et la raison remontent aux origines
même du christianisme, les premiers débats ayant opposé des philo-
sophes issus de la tradition polythéiste grecque aux théologiens et aux
pères de l’Église chrétienne. Ces derniers devaient alors justifier les
discours de leur «secte» auprès des esprits cultivés en faisant valoir
qu’il s’agissait d’une véritable «philosophie» au sens grec du terme et
que les tenants de cette nouvelle philosophie avaient des arguments
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 31

rationnels démontrant l’existence d’un Dieu unique, s’opposant ainsi


au polythéisme des élites jusque-là dominant2. Il faut toutefois
attendre la redécouverte, au Moyen Âge, des ouvrages d’Aristote sur la
nature pour que ces conflits prennent une forme institutionnelle mar-
quée. La question des rapports entre foi et raison se pose aussi dans
le monde musulman dans la célèbre confrontation posthume entre
al-Ghazali (1058-1111) – pour qui la philosophie doit se soumettre à
la théologie – et le grand juriste et commentateur d’Aristote Ibn
Rushd, latinisé sous le nom d’Averroès (1126-1198) – qui défend pour
sa part l’autonomie de la philosophie3. Dans le monde chrétien, c’est
aussi l’enseignement de la philosophie naturelle d’Aristote dans les
facultés des arts des universités au début du xiiie siècle qui engendre
un conflit de juridiction avec les facultés de théologie, lesquelles consi-
dèrent la philosophie comme une discipline propédeutique subor-
donnée à la leur 4. Les confrontations publiques entre la philosophie,
en tant que discours rationnel sur la nature, et la théologie, en tant que
discours rationnel sur le Dieu révélé, ne prennent en effet de l’impor-
tance qu’après que la théologie soit devenue une institution sociale
dominante voulant contrôler et sanctionner tout discours remettant
en question les dogmes et les enseignements de l’Église.
Ces luttes multiples et récurrentes concernant les rapports entre
science et religion ne relèvent pas de simples oppositions entre indi-

2. Sébastien Morlet, Christianisme et Philosophie. Les premières confrontations


(I er-VI e siècle), Paris, Le Livre de poche, 2014; Georges Minois, L’Église et la Science.
Histoire d’un malentendu: de saint Augustin à Galilée, Paris, Fayard, 1990.
3. Nathalie Raybaud, «Le logos en terre d’Islam: Averroès contre al-Ghazali»,
dans Laurence Maurines (dir.), Sciences & Religions. Quelles vérités? Quel dialogue?,
Paris, Vuibert, 2010, p. 41-49.
4. Luca Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l’université de Paris (XIII e-
XIV e siècles), Paris, Les Belles Lettres, 1999; Alain de Libera, Foi et Raison, Paris, Seuil,
2000.
32 l’impossible dialogue

vidus plus ou moins entêtés, comme on le suggère trop souvent, mais


bien d’un rapport de force entre institutions. Ce qui est en cause est
bel et bien l’exigence d’autonomie et de liberté des sciences vis-à-vis
des prétentions des Églises à les régenter par l’entremise de son corps
de théologiens.

Aristote: un premier conflit des facultés

En 1798, le philosophe allemand, et protestant, Emmanuel Kant


(1724-1804), alors âgé de soixante-quinze ans, publie son dernier
livre: Le Conflit des facultés. Venant de l’auteur des trois célèbres «cri-
tiques» (de la raison pure, de la raison pratique et de la faculté de
juger), on pourrait penser que cet ouvrage portait sur les facultés intel-
lectuelles, mais il n’en est rien. Le sujet abordé est plutôt celui de la
liberté de pensée au sein des facultés universitaires. Kant réclame rien
de moins que l’autonomie absolue et la liberté de parole complète
pour les professeurs de la faculté de philosophie et, surtout, la fin de la
tutelle de la théologie sur la philosophie. La faculté de philosophie,
dit-il, «doit être libre d’examiner et d’apprécier publiquement par la
froide raison l’origine et la teneur» de tout «prétendu fondement
d’un enseignement, sans s’effrayer de la sacralité de l’objet dont on
revendique le sentiment, et résolue à ramener ce prétendu sentiment
à des concepts5». Ainsi, «quand la source de certains enseignements
est historique, ils peuvent bien être tant que l’on veut recommandés
comme sacrés à l’obéissance indiscutable de la croyance», mais cela ne
doit pas empêcher les philosophes d’enquêter «sur cette origine avec
un scrupule critique6». La philosophie visant la vérité, «il ne peut y

5. Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, vol. 3, Paris, Gallimard, coll. «Biblio-


thèque de La Pléiade», 1986, p. 833.
6. Ibid.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 33

avoir pour elle d’ouvrages sanctionnés par une autorité suprême7». À


l’époque de Kant, la philosophie englobe encore la philosophie de la
nature et donc les sciences.
Kant avait lui-même souffert des limites imposées à sa liberté
d’expression en tant que philosophe quand il avait, quatre ans plus tôt,
publié son essai sur La Religion dans les limites de la simple raison. Il
avait en effet reçu une lettre de remontrance du roi de Prusse, Frédé-
ric-Guillaume II, qui l’accusait d’user de sa philosophie «pour défor-
mer et abaisser maints dogmes capitaux et fondamentaux des Saintes
Écritures et du christianisme8». Kant avait accepté la censure de son
roi et promis de ne plus parler publiquement, sous son règne, de reli-
gion naturelle ou révélée. Il ne reprit la plume qu’après le décès du roi
en 1797. Le nouveau roi Frédéric-Guillaume III s’étant départi du
théologien qui dictait la politique religieuse de son père, Kant se sen-
tait enfin libre d’exposer publiquement le fond du problème: la tutelle
de la théologie sur la philosophie au sein des universités. Kant sera
toujours la bête noire des théologiens catholiques, et pour lui rappeler,
même de manière posthume, les limites de ses discours critiques, sa
fameuse Critique de la raison pure, pourtant parue en 1781, sera mise
à l’Index par l’Église catholique en 1827. Quatre-vingts ans plus tard,
en pleine crise antimoderniste au sein de l’Église, le cardinal Mercier
affirmera même que Kant et Darwin sont à la source du modernisme
auquel les catholiques doivent résister9. Encore en 2006, le pape
Benoît XVI reprendra cette thèse à son compte en faisant du philo-
sophe allemand le théoricien de l’«autolimitation de la raison», thèse

7. Ibid., p. 824.
8. Ibid., p. 806.
9. Fanny Defrance-Jublot, «Le darwinisme au regard de l’orthodoxie catho-
lique. Un manuscrit exhumé», Revue d’histoire des sciences humaines, no 22, 2010,
p. 233.
34 l’impossible dialogue

qui a ensuite «été radicalisée par la pensée des sciences de la nature»


et qu’il faudrait aujourd’hui, selon lui, remettre en question10.
La tutelle de la théologie sur la philosophie dans le monde chré-
tien, dénoncée publiquement par Kant, remonte aux origines mêmes
de l’université médiévale. En effet, dès le début du xiiie siècle, les écrits
d’Aristote sur la nature commencent à circuler et à faire l’objet d’un
enseignement de plus en plus régulier au sein des facultés des arts des
universités, en particulier celle de Paris11. Écrits quatre siècles avant la
naissance de Jésus, les ouvrages du philosophe grec sont bien sûr
«païens» et présentent une nature incréée et éternelle, évidemment
incompatible avec le récit biblique (et coranique) de la création. Le
caractère «hérétique» de l’affirmation de l’éternité du monde avait
d’ailleurs été noté au Moyen Âge par al-Ghazali dans sa dénonciation
de la philosophie d’Aristote12.
Dès 1210, un concile provincial des évêques à Paris interdit la lec-
ture publique des ouvrages d’Aristote traitant de philosophie natu-
relle sous peine d’excommunication. Des rappels seront faits en 1215
et le pape Grégoire IX demande, en 1231, que les ouvrages interdits
soient examinés afin de les expurger «de tout soupçon d’erreur»,
pour ne retenir que les choses utiles13. Selon lui, les sciences profanes
doivent être au service de «la science des saintes Écritures». En consé-
quence, «les fidèles du Christ ne doivent s’y consacrer que dans la
mesure où il est prouvé qu’ils condescendent à la volonté du souverain

10. Benoît XVI, «Foi, Raison et Université: souvenirs et réflexions», conférence


de Ratisbonne, 12 septembre 2006, texte repris dans l’ouvrage collectif Dieu sauve la
raison, Paris, Desclée de Brouwer, 2008, p. 22-23.
11. Yves Gingras, Peter Keating et Camille Limoges, Du scribe au savant. Les por-
teurs du savoir de l’Antiquité à la révolution industrielle, Montréal, Boréal, 1998,
p. 121-131.
12. Averroès, L’Islam et la Raison, traduction de Marc Geoffroy, présentation
d’Alain de Libera, Paris, Flammarion, coll. «GF», 2000, p. 13.
13. Cité par Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l’université de Paris, p. 104.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 35

maître». Il est donc légitime de ne retenir que les parties utiles et de


retrancher «scrupuleusement toute erreur capable de scandaliser et
d’offenser les lecteurs14». Se met ainsi en place, à compter du début du
xiiie siècle, un système d’inquisition, de censure ecclésiastique des
livres et d’excommunication des auteurs fautifs dont les enseigne-
ments douteux sont rapportés et dénoncés auprès des autorités reli-
gieuses15. Comme on le verra plus loin, ce système sera consolidé au
xvie siècle en réaction à la Réforme protestante et donnera naissance
au Saint-Office (l’Inquisition) en 1542 et à la congrégation de l’Index
en 1571.
Malgré de nombreux rappels à l’ordre, l’enseignement d’Aristote
continue de progresser. La lutte institutionnelle entre philosophes et
théologiens mène à la promulgation de nouveaux statuts pour la
faculté des arts en 1272 et à la condamnation la plus célèbre – et la plus
commentée16 –, promulguée en mars 1277 par l’évêque de Paris,
Étienne Tempier, condamnation aussitôt reprise en Angleterre par
l’évêque de Canterbury17. Elle liste 219 propositions considérées héré-
tiques, dont plusieurs sont des enseignements fondés sur les livres
d’Aristote18. L’idée que la faculté des arts, de laquelle relève l’enseigne-
ment de la philosophie, doit se conformer à la théologie est clairement
exprimée par Tempier. Il affirme en effet, d’entrée de jeu, avoir appris
«de personnes éminentes et sérieuses, animées d’un zèle ardent pour
la foi», qu’à Paris «certains hommes d’études ès arts, outrepassant les

14. Cité par Jean-Barthélémy Hauréau, «Grégoire IX et la philosophie d’Aris-


tote», Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
16e année, 1872, p. 531-532.
15. Maxime Dury, La Censure, Paris, Publisud, 1995.
16. Voir Alain Boureau, Théologie, science et censure au XIII e siècle, Paris, Les Belles
Lettres, 2008; aussi Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l’université de Paris.
17. Pour plus de détails, voir Boureau, ibid., et Bianchi, ibid.
18. La Condamnation parisienne de 1277, texte latin, traduction, introduction et
commentaire par D. Piché, Paris, Vrin, 1999.
36 l’impossible dialogue

limites de leur propre faculté, osent exposer et disputer dans leurs


écoles, comme s’il était possible de douter de leur fausseté, certaines
erreurs manifestes et exécrables» – dont il donne la liste19. Le tableau 1
en présente quelques-unes qui visent la philosophie naturelle de type
aristotélicien.
En réponse à cette censure, le philosophe Godefroid de Fontaines
(1250-1304), professeur à la faculté des arts de Paris, rappela que

c’est grâce aux diverses opinions d’hommes cultivés ou versés dans


la science, c’est grâce aux disputes où l’on essaie de défendre l’une ou
l’autre des positions en présence pour y trouver la vérité, qu’on la
découvre le mieux. Faire obstacle à cette méthode d’investigation et
d’établissement de la vérité, c’est manifestement empêcher le progrès
de ceux qui étudient et cherchent à connaître la vérité 20.

La hiérarchie disciplinaire institutionnalisée entre la philosophie


et la théologie, qui fait de la première la servante de la seconde, se
consolide au milieu du xiiie siècle. Elle demeurera à la base des conflits
d’autorité qui surviendront au cours des siècles suivants dans le
monde chrétien, et ce, jusqu’à ce que le Concile Vatican II abandonne
enfin, au milieu des années 1960, l’idée de contrôler les pensées de ses
fidèles. Ce n’est, en effet, qu’en 1966 que Paul VI abolira les canons
concernant les livres interdits, l’Index cessant alors officiellement
d’exister21.

19. Ibid., p. 73, nous soulignons.


20. Cité par Bianchi, Censure et liberté intellectuelle à l’université de Paris, p. 84;
voir aussi William J. Courtenay, «Inquiry and Inquisition: Academic Freedom in
Medieval Universities», Church History, vol. 58, no 2, 1989, p. 168-181.
21. Peter Godman, Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II, tra-
duction de Cécile Deniard, Paris, Perrin, coll. «Tempus», 2008, p. 330-331.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 37
Tableau 1

Quelques propositions condamnées


par l’évêque Tempier à Paris en 1277
4. Rien n’est éternel du côté de la fin qui ne soit éternel du côté du com-
mencement.
9. Il n’y a pas eu un premier homme et il n’y en aura pas un dernier, mais
au contraire, il y a toujours eu et il y aura toujours génération de
l’homme par l’homme.
29. Dieu a une puissance infinie quant à la durée, non quant à l’action,
parce qu’une telle infinité n’existe pas, sauf dans un corps infini, si
celui-ci existe.
34. La première cause ne pourrait pas produire plusieurs mondes.
35. En l’absence d’un agent propre, comme son père ou un homme,
l’homme ne pourrait pas être fait, même par Dieu.
37. Il ne faut rien croire excepté ce qui est évident en soi ou ce qui peut être
démontré à partir de ce qui est évident en soi.
38. Dieu n’a pas pu produire la matière première, sauf par la médiation
d’un corps céleste.
40. Il n’y a pas de statut plus excellent que de vaquer à la philosophie.
49. Dieu ne pourrait pas mouvoir le ciel d’un mouvement rectiligne. Et la
raison en est qu’il laisserait alors un vide.
63. Dieu ne peut produire l’effet d’une cause seconde sans la cause seconde
elle-même.
90. Le philosophe de la nature doit absolument nier la nouveauté du
monde, parce qu’il s’appuie sur des causes et des raisons naturelles.
Quant au croyant, il peut nier l’éternité du monde, parce qu’il s’appuie
sur des causes surnaturelles.

Malgré la sortie de Tempier, l’importance des traités de physique


et de cosmologie d’Aristote est telle qu’ils seront finalement acceptés
et réinterprétés dans un sens conforme aux enseignements bibliques
par des philosophes et des théologiens du xiiie siècle, dont le plus
célèbre est le dominicain Thomas d’Aquin. Ainsi, après avoir été
38 l’impossible dialogue

condamnée, la philosophie naturelle d’Aristote devient, à compter


du xive siècle, la science officielle dans toutes les universités du monde
chrétien et fournit le cadre conceptuel à l’intérieur duquel tous les
phénomènes observés prennent leur sens en accord avec la Bible et la
doctrine de l’Église. Pour avoir réussi le tour de force de concilier Aris-
tote et la Bible, et ainsi résolu le premier conflit des facultés, en trans-
formant une philosophie païenne en philosophie chrétienne, Thomas
d’Aquin sera canonisé en 1323 et proclamé «docteur de l’Église» par
Pie V en 1567. Encore à la fin du xixe siècle, le pape Léon XIII imposera
la doctrine thomiste à tous les philosophes catholiques dans son ency-
clique Æterni Patris de 1879, qui vise à «la restauration de la philoso-
phie chrétienne selon l’esprit de saint Thomas22».
En 1513, le concile de Latran adopte un décret qui officialise la
subordination de la philosophie à la théologie, de telle façon que,
comme l’explique l’historien Francesco Beretta, «c’est la lumière de la
vérité révélée, et pas la science fallacieuse de ce monde, qui conduit à
la vraie connaissance. L’erreur d’une proposition au point de vue
théologique implique sa fausseté: une proposition contraire à la foi ne
peut pas être vraie, même au point de vue strictement philosophique.
Ce principe justifie la poursuite des personnes qui soutiennent de
telles propositions et leur condamnation comme hérétiques23». C’est
cette orthodoxie chrétienne des rapports entre la théologie et la philo-
sophie de la nature, c’est-à-dire la science, qui sera ébranlée et remise
en question au xviie siècle par les nouvelles découvertes et théories
scientifiques. Encore émergente, la «science moderne» donnera ainsi
lieu à une nouvelle confrontation dont le point d’orgue sera la
condamnation de Galilée par l’Inquisition en juin 1633.

22. Cité par Pierre Thibault, Savoir et Pouvoir. Philosophie thomiste et politique clé-
ricale au XIX e siècle, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1972, p. 143.
23. Francesco Beretta, «Une deuxième abjuration de Galilée ou l’inaltérable hié-
rarchie des disciplines», Bruniana et Campanelliana, no 9, 2003, p. 15-16.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 39

Copernic tente sa chance

Lorsqu’il travaille à la rédaction de son grand ouvrage, De la révolution


des orbes célestes, publié en latin dans la ville luthérienne de Nurem-
berg en 1543, le célèbre astronome et chanoine catholique Nicolas
Copernic (1473-1543) est tout à fait conscient que sa proposition de
placer le Soleil au centre de l’univers et de faire tourner la Terre
sur elle-même et autour de ce luminaire va heurter les convictions
profondes de certains de ses lecteurs et aussi de tous ceux qui, par la
rumeur, en entendraient simplement parler 24. Dès l’ouverture de
la longue lettre adressée au pape Paul III qui sert de préface à son
ouvrage, Copernic affirme qu’il

peut fort bien [s’]imaginer que dès que certaines gens auront appris
que, dans ces livres [qu’il a] composés sur les révolutions des sphères
du monde, [il] attribue au globe terrestre certains mouvements, ils
vont aussitôt réclamer à grands cris [sa] condamnation, pour [lui] et
pour cette opinion.

Il avoue avoir «longuement hésité» avant de publier son ouvrage


et que ce sont ses amis qui «vinrent à bout de [s]es longues hésitations
et même de [s]a résistance». Copernic rappelle aussi au souverain
pontife que «les ouvrages de mathématiques sont écrits pour les
mathématiciens25» et que s’il advenait que «de vains parleurs, bien
qu’ignorant tout des mathématiques, s’érigent néanmoins en juges
pour ces matières» et osent «blâmer et attaquer [s]on entreprise» au
nom de «quelque passage de l’Écriture insidieusement détourné pour
leur dessein», il n’en n’aura cure et ira même «jusqu’à condamner

24. Owen Gingerich, Le Livre que nul n’avait lu. À la poursuite du «De Revolutio-
nibus» de Copernic, Paris, Dunod, 2008.
25. L’astronomie est alors une branche des mathématiques et le terme mathema-
ticos renvoie à la fois à astronomie et à mathématiques.
40 l’impossible dialogue

leur jugement comme téméraire». C’est d’ailleurs pour que «les


savants et les ignorants voient pareillement qu’il ne fuit nullement le
jugement de quiconque» qu’il dédie ce travail au plus haut représen-
tant de l’Église catholique «plutôt qu’à toute autre personne». Et cela,
non seulement en raison de la dignité de son rang, mais également
pour son «amour pour toutes les études et notamment pour les
mathématiques» et surtout du fait de son autorité et de son jugement,
lesquels pourront «aisément empêcher les calomniateurs de mordre,
même si, comme dit le proverbe, il n’y a pas de remède contre la mor-
sure d’un sycophante26». Il est tout de même paradoxal que celui que
Copernic encense vient tout juste de créer l’Inquisition (en 1542),
machine de guerre chargée de poursuivre les hérétiques et qui – on le
verra – condamnera les idées de l’astronome en 1616.
Le chanoine meurt le 24 mai 1543, un mois seulement après la
publication de son ouvrage; on ne saura donc jamais comment il
aurait défendu ses idées27. Chose certaine, De la révolution des orbes
célestes paraissait dans un contexte politico-religieux dominé par la
question de la Réforme protestante. Les apparences étaient également
peu propices à une bonne réception catholique: l’ouvrage avait été
imprimé à Nuremberg, haut lieu des partisans de Luther, et chez un
imprimeur considéré comme «hérétique» pour avoir publié des
auteurs luthériens. De plus, le premier disciple de Copernic, Georg
Joachim Rheticus (1514-1574), qui, en 1540, avait publié sous le titre
de Narratio prima une première esquisse de la théorie de Copernic,
était lui-même luthérien et donc hérétique. Son nom figurerait d’ail-
leurs dans l’Index clémentin des livres prohibés de 1559 en tant que

26. La traduction française de cette préface de Copernic est publiée dans Jean-
Pierre Verdet (dir.), Astronomie et Astrophysique, textes essentiels, Paris, Larousse,
1993, p. 205-208.
27. Owen Gingerich, The Eye of Heaven: Ptolemy, Copernicus, Kepler, New York,
AIP, 1993, p. 167.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 41

disciple d’auteurs protestants eux-mêmes interdits de lecture28. Tout


à fait conscient que cette nouvelle théorie pouvait être interprétée
comme allant à l’encontre d’une lecture littérale de la Bible, Rheticus
avait d’ailleurs publié un ouvrage pour concilier les Saintes Écritures
et le mouvement de la Terre29.
Comme plusieurs des savants de son époque, Rheticus revendique
une liberté de penser sur les questions relevant de la nature et non de
la foi. Il est très significatif que la page couverture de Narratio prima
cite en exergue une phrase attribuée à un certain Alcinoos, philosophe
platonicien du iie siècle: «Il faut que soit libre dans son jugement celui
qui veut philosopher30.» Cette phrase sera ensuite reprise, toujours
citée en grec, par plusieurs des promoteurs des nouvelles sciences. Elle
est citée par Johannes Kepler (1571-1630) dans son Astronomie nou-
velle de 1609 et par Galilée dans son ouvrage sur les corps flottants
de 1612, tout comme par Tommaso Campanella (1568-1639) dans
son Apologie de Galilée, rédigée en 1616 – soit au moment même de
l’enquête sur le copernicanisme de Galilée – mais publiée seulement
en 162231. Ces citations rappellent au lecteur qu’au-delà de la question
biblique, l’enjeu est bien celui de l’autonomie de la philosophie de la
nature vis-à-vis de la théologie.

28. Massimo Bucciantini, Galilée et Kepler. Philosophie, cosmologie et théologie à


l’époque de la Contre-Réforme, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 99.
29. Reijer Hooykaas, G. J. Rheticus’ Treatise on Holy Scripture and the Motion of the
Earth, Amsterdam, North Holland, 1984.
30. Georgii Joachimi Rhetici, Narratio Prima, édition critique, traduction fran-
çaise et commentaire d’Henri Hugonard-Roche et Jean-Pierre Verdet, avec la col-
laboration de Michel-Pierre Lerner et Alain Philippe Segonds, Wrocław, Académie
polonaise des sciences, 1982, p. 91. Le traducteur d’Alcinoos, Pierre Louis, propose
plutôt de traduire: «il faut être libre d’esprit si l’on veut devenir philosophe»;
voir Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, Paris, Les Belles Lettres, 1990,
p. 1.
31. Tommaso Campanella, Apologie de Galilée, texte, traduction et notes de
Michel-Pierre Lerner, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
42 l’impossible dialogue

Bien que publié et promu par des protestants, l’ouvrage de Coper-


nic ne crée pas de grande polémique au sein du monde catholique
dans les années qui suivent immédiatement sa publication, et ce,
même s’il est rapidement dénoncé: d’abord par un père dominicain
auprès du Saint-Office – qui, sans que l’on sache trop pourquoi, ne
donna aucune suite à cette dénonciation – et ensuite par le philosophe
et réformateur luthérien Philippe Mélanchton (1497-1560). On attri-
bue aussi à Luther des remarques critiques envers le système de Coper-
nic32. Il faut dire qu’à l’insu de l’astronome, un «avis au lecteur des
hypothèses de ce livre» avait été inséré au début de son ouvrage, de
manière anonyme, par le théologien luthérien Andreas Osiander
(1498-1552), chargé de la lecture des dernières épreuves avant l’im-
pression. Les idées de Copernic ayant circulé sous forme abrégée et
manuscrite (le fameux Commentariolus qu’il avait écrit au début des
années 1510) bien avant la publication de son ouvrage complet, l’aver-
tissement admet d’entrée de jeu que «quelques hommes érudits se
sont vivement offensés en apprenant les hypothèses de ce livre et prin-
cipalement celle que la Terre tourne autour du Soleil immobile. Ils
pensent qu’il ne fallait pas ébranler les vieilles bases des sciences éta-
blies». Or, ajoute Osiander, «l’auteur n’a rien fait de répréhensible»,
car la tâche de l’astronomie consiste simplement à «imaginer les
hypothèses les plus propres» à rendre compte des phénomènes obser-
vés. Et puisqu’il est «impossible d’arriver aux véritables causes», car
«c’est la révélation seule qui pourrait connaître les véritables causes»,
on peut alors «supposer celles qui se trouveront les plus propres à
faciliter les calculs33».

32. Michel-Pierre Lerner, «Aux Origines de la polémique anticopernicienne (I)»,


Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 86, 2002, p. 683.
33. Le texte d’Osiander est traduit en français dans Jean Czynski, Kopernik et ses
travaux, Paris, Librairie de Jules Renouard, 1847, p. 75-76.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 43

En somme, le modèle de Copernic devait être compris comme


une hypothèse mathématique utile pour faciliter les calculs astrono-
miques, mais il ne fallait pas lui attribuer de réalité physique, étant
entendu que les sciences profanes ne peuvent atteindre la vérité des
choses. Les hypothèses astronomiques n’ont donc pas à être vraies, ni
même probables, et ne visent qu’à permettre des calculs et des prédic-
tions valides. Cette conception de l’astronomie, que l’on peut qualifier
de pragmatique34, paraissait utile, car elle permettait d’affirmer, en
conformité avec la Bible, que la Terre est bien en réalité immobile au
centre de l’univers, contrairement à ce qu’affirmait Copernic dans son
ouvrage. On retrouve aussi cette conception instrumentale de l’astro-
nomie chez les savants musulmans du Moyen Âge qui voulaient éviter
les conflits possibles avec les interprètes les plus conservateurs de la
doctrine islamique35. En principe, cette distinction philosophique
entre thèse (réaliste) et hypothèse (simplement pragmatique et des-
criptive) permet d’éviter toute querelle entre théologiens et astro-
nomes sur la valeur de vérité à accorder à la cosmologie d’inspiration
biblique (ou coranique). Comme on le verra plus loin, cette épistémo-
logie pragmatique sera reprise par le cardinal Bellarmin dans son
opposition au système de Copernic. Il ne fait cependant aucun doute
que ce dernier croyait à la réalité de son modèle. L’avertissement
d’Osiander est, en vérité, en contradiction flagrante avec la préface qui
le suit immédiatement et que nous avons déjà citée, de même qu’avec
tout le contenu de l’ouvrage lui-même, dont le ton réaliste était évi-
dent pour les lecteurs de l’époque comme il l’est encore pour nous36.

34. Nick Jardine, The Birth of the History and Philosophy of Science, Cambridge,
Cambridge University Press, 1984.
35. F. Jamil Ragep, «Freeing Astronomy from Philosophy: An Aspect of Islamic
Influence on Science», Osiris, vol. 16, 2001, p. 49-64.
36. Pour une analyse détaillée des corrections apportées à l’ouvrage de Copernic,
voir Michel-Pierre Lerner, «Copernic suspendu et corrigé. Sur deux décrets de la
Congrégation romaine de l’Index (1616-1620)», Galilæna, vol. 1, 2004, p. 21-89.
44 l’impossible dialogue

Censure luthérienne de Kepler

Les astronomes coperniciens devant toujours justifier la légitimité de


leur discours en regard des affirmations bibliques, Kepler avait prévu
répondre à ces objections dans son premier grand ouvrage, le Myste-
rium cosmographicum de 1598. C’était alors un jeune astronome
inconnu et simple professeur dans une école luthérienne de Graz, et
son éditeur avait accepté de publier son ouvrage à la condition que les
autorités de l’université luthérienne de Tübingen donnent en quelque
sorte leur imprimatur. Son ancien maître Michael Maestlin (1550-
1631), qui l’avait initié au système de Copernic durant ses études à
l’université, rédige un rapport tout positif. Par contre, le théologien
luthérien Matthias Hafenreffer (1561-1619), lui aussi ancien profes-
seur de Kepler, et également recteur de l’université, est moins enthou-
siaste. Il suggère à son ancien élève de ne pas traiter des questions
d’harmonisation des Écritures avec le système de Copernic, car cela ne
ferait que semer la discorde au sein de sa communauté religieuse.
Comme le fera plus tard le cardinal Bellarmin avec Galilée, il suggère à
Kepler de ne présenter le système de Copernic que comme un instru-
ment mathématique de calcul. Pour s’assurer la publication, Kepler se
rend à ses arguments et se limite à une brève déclaration en ouverture
du premier chapitre37:

Bien qu’il soit conforme à la piété d’examiner, dès le début de cette


disputation sur la Nature, s’il y est rien dit de contraire aux Saintes
Écritures, j’estime néanmoins inopportun de mettre en branle cette
controverse ici, avant que je n’y sois contraint. Je promets cependant,
en général, de ne rien dire qui fasse injure aux Saintes Écritures, et s’il
advient que Copernic soit convaincu avec moi de semblable chose, de

37. Jean Kepler, Le Secret du monde, introduction, traduction et notes d’Alain Phi-
lippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 31.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 45

tenir [ce que j’écris] pour nul. D’ailleurs, j’ai toujours été dans cette
disposition d’esprit depuis le jour où j’ai commencé d’étudier Des
révolutions de Copernic.

Cette autocensure théologique amène Kepler à suggérer à son


maître Maestlin, qui lui avait fait part des menaces de leur collègue
théologien, une stratégie de double discours: imitons la tradition
pythagoricienne du secret et gardons le silence en public; mais si
quelqu’un nous parle en privé, donnons-lui franchement notre opi-
nion. Agir autrement mettrait en péril le travail et surtout le gagne-
pain des praticiens de l’astronomie, discipline trop compliquée et abs-
traite pour le commun des mortels38.
La position institutionnelle de Kepler devient plus assurée au
cours de la décennie suivante, et il peut alors se montrer plus auda-
cieux. Succédant en 1601 à Tycho Brahe au poste de mathématicien
auprès de l’empereur du Saint Empire romain, Rodolphe II, il n’a plus
besoin de l’appui officiel de son ancienne université et se sent suffi-
samment en position d’autorité pour faire connaître publiquement
son point de vue sur les arguments contre Copernic tirés des Saintes
Écritures. Il consacre donc une bonne partie de la préface de son
Astronomie nouvelle, publiée en 1609, à réfuter les objections contre le
mouvement de la Terre qui relèvent toutes, selon lui, d’une mauvaise
lecture des textes sacrés, car elles oublient que ceux-ci s’adressent aux
hommes en utilisant un langage de sens commun et non pas un lan-
gage savant. Quant à l’autorité des théologiens, Kepler considère inu-
tile de s’y attarder, car elle ne relève pas de la philosophie. Tout en
affirmant conserver son respect «pour les docteurs de l’Église», il rap-

38. Edward Rosen, «Kepler and the Lutheran Attitude Towards Copernicanism in
the Context of the Struggle Between Science and Religion», Vistas in Astronomy,
vol. 18, 1975, p. 317-338; voir la lettre à Maestlin de juin 1598, longuement citée
p. 329.
46 l’impossible dialogue

pelle, de façon ironique, les nombreuses erreurs passées des saints en


matière de science et conclut que si, en théologie, «il faut sans doute
peser le poids des autorités», seul compte en philosophie le poids des
raisons39. Pour Kepler comme pour son maître Maestlin, l’astronomie
est une discipline scientifique qui a ses propres méthodes et qui n’a
rien à voir avec la théologie et les Saintes Écritures. Les théologiens qui
tentent de contrôler les discours des astronomes irritent d’ailleurs
Maestlin, qui les considère comme de bons érudits mais sans aucune
compréhension des rudiments de l’astronomie40.
Heureusement, la diversité des sectes protestantes, sans système
centralisé de censure, faisait que la sentence la plus lourde était l’exclu-
sion de la communauté locale des pratiquants, ce qui sera d’ailleurs le
sort réservé à Kepler, plutôt hétérodoxe en matière de théologie. Cette
décentralisation n’excluait pas complètement la possibilité d’un châ-
timent plus cruel lorsque le contrôle temporel le permettait, comme le
montre le cas de la république de Genève qui, en 1553, avait condamné
le médecin et théologien Michel Servet au bûcher pour «hérésie41».
En raison même de la Réforme protestante qui multiplie les sectes
chrétiennes, le monde catholique consolide à la fin du xvie siècle ses
institutions chargées de surveiller et de condamner les discours jugés
contraires à la foi.

39. Jean Kepler, Le Secret du monde, p. 187-188.


40. Rosen, «Kepler and the Lutheran Attitude Towards Copernicanism», p. 326.
41. Valentine Zuber (dir.), Michel Servet (1511-1553). Hérésie et pluralisme du XVI e
au XXI e siècle: actes du colloque de l’École pratique des hautes études, 11-13 décem-
bre 2003, Paris, Honoré Champion, 2007; Catherine Santschi, «Les instances de
contrôle protestantes», dans Catherine Brice et Antonella Romano (dir.), Sciences
et Religions. De Copernic à Galilée (1540-1610): actes du colloque international,
Rome, École française de Rome, 1999, p. 467-471.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 47

Galilée attaque les théologiens

Ce n’est qu’avec Galilée (1564-1642), savant catholique italien, qu’un


affrontement majeur éclate pour déterminer quelle interprétation a
préséance sur les questions concernant la nature: celle des théolo-
giens, fondée sur la Bible et les Pères de l’Église, ou celle des savants,
fondée sur les observations, les calculs et la raison? Galilée est
convaincu que le système de Copernic décrit la réalité et n’est pas sim-
plement une façon commode de calculer. Kepler pensait comme lui et
avait d’ailleurs découvert que la fameuse préface non signée n’était pas
de Copernic, comme la plupart le croyaient à l’époque, mais bien
d’Osiander. Kepler le révéla publiquement pour la première fois en
introduction de son Astronomia nova de 1609.
Les convictions de Galilée sur la réalité et la vérité du système de
Copernic circulent dans le milieu intellectuel italien depuis la publica-
tion de son ouvrage de 1610, Sidereus nuncius (Le Messager céleste). Il
y annonce les nombreuses découvertes rendues possibles par la mise
au point de la lunette astronomique. Ces observations (satellites de
Jupiter, montagnes sur la Lune, phases de Vénus et taches solaires)
ébranlent alors sérieusement la conception dominante d’un cosmos
parfait et immuable, et son ouvrage le rend immédiatement célèbre
dans toute l’Europe savante42.
Pour se défendre contre les attaques sournoises et anonymes qui
se multiplient contre lui à compter de 1612, Galilée décide, au début
de 1615, d’écrire un long plaidoyer en faveur de Copernic sous la
forme d’une lettre adressée à la grande-duchesse de Toscane, Chris-
tine de Lorraine. Cette lettre, devenue célèbre, développe un argument
qu’il avait d’abord présenté, en décembre 1613, dans une version plus

42. Sur la vie de Galilée, voir Stillman Drake, Galileo at Work. His Scientific Biogra-
phy, Chicago, University of Chicago Press, 1978; John L. Heilbron, Galileo, Oxford,
Oxford University Press, 2010.
48 l’impossible dialogue

courte, à son ami le bénédictin Benedetto Castelli (1578-1643), pro-


fesseur de mathématiques à l’université de Pise, et dont le contenu
avait commencé à circuler. Véritable traité (la version française fait
cinquante pages), cette longue lettre se porte à la défense de la nouvelle
astronomie contre ceux qui cherchent à «répandre l’idée auprès du
plus grand nombre» que les propositions de Copernic «vont contre
les Saintes Écritures, et en conséquence sont condamnables et héré-
tiques43». L’auteur rappelle d’ailleurs, non sans quelque exagération,
qu’une fois imprimé l’ouvrage de Copernic avait été «reçu par la
Sainte Église, lu et étudié par tout le monde, sans que nul n’ait jamais
eu le plus petit scrupule vis-à-vis de ladite doctrine44».
L’attaque contre le système copernicien se focalisant sur des ques-
tions d’herméneutique biblique et non pas uniquement de physique
ou d’astronomie, Galilée se voit obligé de répliquer sur le terrain théo-
logique, qui n’est pourtant pas le sien. Car même si les premiers
théologiens avaient déjà distingué divers sens de l’écriture, dont le sens
allégorique, l’interprétation dominante reste la lecture littérale. Galilée
développe alors en détail sa position sur les rapports qui doivent exister
entre l’interprétation des Saintes Écritures par les théologiens et l’inter-
prétation des phénomènes naturels par les savants. Ce faisant, il remet
directement en question la hiérarchie des disciplines établie depuis le
Moyen Âge et confirmée au xvie siècle par les conciles de Latran et de
Trente. Mais Galilée n’était pas seul à penser ainsi et, on l’a vu, Kepler
avait, lui aussi, quelques années auparavant, fermement défendu l’idée
qu’il ne faut pas lire la Bible de façon littérale. Mais Kepler étant luthé-
rien, Galilée se garde bien de jamais prononcer son nom.
À la suite de Kepler, Galilée défend l’idée que la science ne peut pas

43. Galilée, «Lettre à Madame Christine de Lorraine, grande-duchesse de Tos-


cane (1615)», dans Maurice Clavelin (dir.), Galilée copernicien. Le premier combat,
1610-1616, Paris, Albin Michel, 2004, p. 416.
44. Ibid., p. 418.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 49

s’opposer aux Saintes Écritures et donc à la religion. Disant citer un


ecclésiastique de très haut rang, il affirme que «l’intention du Saint-
Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va
le ciel45». Tout aussi catholique que Copernic, Galilée suggère de ne pas
mélanger les genres et de séparer «les propositions purement natu-
relles, ne relevant pas de la foi», des propositions «surnaturelles qui en
relèvent46». Selon lui, l’interprétation des textes religieux doit toujours
être adaptée aux découvertes de la science empirique, le texte sacré ne
pouvant en effet errer à condition d’être bien interprété. Sur ce point, il
en appelle d’ailleurs à plusieurs reprises, et avec de longues citations, à
l’autorité de saint Augustin (354-430). Par exemple, pour montrer que
la Bible n’a pas pour fonction de répondre à des questions de science, il
cite l’évêque d’Hippone qui écrit que, sur la question de «la forme du
ciel», l’esprit de Dieu «n’a pas voulu enseigner aux hommes ce qui ne
contribue en rien à leur salut». Il rappelle aussi qu’Augustin invitait les
exégètes à être prudents sur les sujets obscurs et à éviter les affirmations
trop catégoriques, car «la vérité nous révélera peut-être par la suite»
une interprétation «qui pourrait n’être en rien contraire aux livres
sacrés, soit de l’Ancien, soit du Nouveau Testament47». Galilée insiste
auprès de la grande-duchesse sur le fait que, dans son grand ouvrage
d’astronomie, Copernic ne traite «jamais de questions concernant la
religion ou la foi, pas plus qu’il n’utilise d’arguments dépendant en
quelque façon de l’autorité des Saintes Écritures (et qu’il pourrait avoir
mal interprétées), mais s’en tient toujours à des conclusions physiques
concernant les mouvements célestes, traités au moyen de démonstra-
tions astronomiques et géométriques fondées d’abord sur des expé-
riences sensibles et des observations minutieuses48».

45. Galilée, «Lettre à Madame Christine de Lorraine», p. 427.


46. Ibid., p. 435.
47. Augustin cité par Galilée dans ibid., p. 414.
48. Ibid., p. 419.
50 l’impossible dialogue

Le point de vue de Galilée suppose une certaine autonomie des


philosophes de la nature par rapport aux théologiens à une époque
où, on l’a vu, ces derniers tenaient le haut du pavé. Galilée le savait très
bien qui avouait à la grande-duchesse «ressentir quelque inquiétude»
quant à la prétention de certains théologiens à forcer les autres
sciences en usant de «l’autorité de l’Écriture, à endosser dans les
débats physiques l’opinion qui leur paraît à eux le mieux en accord
avec elle», sans toutefois devoir eux-mêmes s’astreindre à répondre
aux arguments et expériences contraires à leur interprétation. Il ne
voit pas «au nom de quelles supériorités la théologie sacrée est digne
du titre de reine» des sciences et récuse l’idée que la théologie «ne doit
en aucune façon s’abaisser à un accommodement avec les principes
d’autres sciences49». Il lui semble même évident qu’aucun théologien
ayant «quelque expérience des autres sciences» ne soutiendrait «que
la géométrie, l’astronomie, la musique et la médecine sont contenues
de façon plus parfaite et plus exacte dans les livres sacrés que dans
Archimède, Ptolémée, Boèce et Galien». Pour cette raison, il affirme
que nul théologien «ne devrait s’arroger l’autorité de formuler des
décrets dans des disciplines qu’il n’a ni exercées ni étudiées». Faire le
contraire reviendrait à se comporter comme un prince absolu qui,
«sachant qu’il peut commander et se faire obéir sans limites et n’étant
lui-même ni médecin ni architecte, [voudrait] que l’on soigne et que
l’on construise comme il l’entend, avec grand péril pour la vie des
malheureux malades et risque de ruine pour les bâtiments50».
Il y avait cependant de la part de Galilée une certaine naïveté à
croire que le débat dans lequel il s’était engagé en discutant du fonde-
ment de la hiérarchie des disciplines était purement rationnel. Tout
protégé qu’il fût par son patron, le grand-duc de Toscane, Galilée
sous-estimait la force de ces rapports hiérarchiques institutionna-

49. Ibid., p. 432-433.


50. Ibid., p. 434-435.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 51

lisés qui, depuis le milieu du xiiie siècle, mettaient la philosophie de


la nature au service de la théologie. Dans un tel système, c’est bien la
science qui devait s’ajuster à la théologie et non l’inverse. Il est vrai que
des amis religieux avaient aidé Galilée à trouver les références aux
Pères de l’Église qu’il mobilise dans son essai. En outre, le théologien
espagnol Diego de Zúñiga (1536-1597), que Galilée cite aussi, affir-
mait dans ses Commentaires sur Job, publiés en 1584 à Tolède et réédi-
tés à Rome en 1591, que le mouvement de la Terre n’était nullement en
contradiction avec la Bible. Le carmélite Paolo Antonio Foscarini
(1565-1616) pensait de même et avait lui aussi publié un ouvrage sur
Copernic et le mouvement de la Terre en 1615. Mais comme on le
verra plus loin, les deux ouvrages seront mis à l’Index des livres prohi-
bés en 1616. Du côté du monde savant, Kepler, esprit profondément
religieux, affirmait lui aussi que la théologie n’avait pas droit au cha-
pitre sur des questions relevant de la nature et que le mouvement de la
Terre n’avait rien d’incompatible avec une interprétation appropriée
de la Bible51.

L’épistémologie catholique du cardinal Bellarmin

Au moment où éclate le conflit entre Galilée et les autorités religieuses,


en 1615, le cardinal Robert Bellarmin (1542-1621), formé au sein de
l’ordre des Jésuites, est un acteur central de l’Inquisition romaine. Très
influent au Saint-Office et à l’Index, il a une bonne connaissance de
l’astronomie, l’ayant lui-même enseignée au collège jésuite de Lou-
vain au début de sa carrière52. Bellarmin incarne au Vatican la ligne

51. Michel-Pierre Lerner, «Vérité des philosophes et vérité des théologiens selon
Tommaso Campanella o.p.», Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie,
vol. 48, no 3, 2001, p. 297.
52. George V. Coyne et U. Baldini, «The Young Bellarmine’s Thoughts on World
52 l’impossible dialogue

dure contre les réformés. Considéré par ses contemporains comme


«le marteau des hérétiques», il est également renommé pour avoir
instruit le procès de l’Inquisition contre le philosophe Giordano
Bruno (1548-1600), qui, après sept années de procès, fut condamné
au bûcher pour hérésie en février 1600 sur le Campo de’ Fiori. Parmi
ses nombreuses opinions hérétiques, Bruno, partisan du système de
Copernic, affirmait que l’univers était infini et comportait de mul-
tiples mondes habités. Bellarmin est également un grand théoricien
des rapports entre l’État et l’Église, et on mesure son importance au
sein de la curie romaine quand on sait qu’il sera béatifié en 1923, cano-
nisé en 1930 et déclaré «docteur de l’Église» l’année suivante, attei-
gnant ainsi un rang comparable à celui de Thomas d’Aquin53.
Conscient de l’influence du cardinal, Foscarini lui avait demandé
un avis sur son nouvel ouvrage au moment même où Galilée rédigeait
son plaidoyer à la grande-duchesse. Le cardinal lui envoya une réponse
brève, car, dit-il, le carmélite a «peu de temps pour lire» et lui peu de
temps «pour écrire54». Cette missive est importante, car elle fixe le
cadre épistémologique de l’interprétation des Écritures qui restera
longtemps dominant au sein de l’Église catholique.
D’emblée, Bellarmin affirme que le père Foscarini et «le Seigneur
Galilée» agissent «prudemment en [se] contentant de parler ex sup-
positione et non absolument». Car s’il est «sans danger aucun et suffit
pour le mathématicien» de traiter le système de Copernic comme une
simple hypothèse utile, vouloir en revanche le considérer comme

Systems», dans G. V. Coyne, M. Heller et J. Zycinski (dir.), The Galileo Affair: A Mee-
ting of Faith and Science, Cité du Vatican, Specola Vaticana, 1985, p. 103-109.
53. Godman, Histoire secrète de l’Inquisition, p. 92; Pietro Redondi, Galilée héré-
tique, Paris, Gallimard, 1985, p. 11; Bernard Bourdin, La Genèse théologico-politique
de l’État moderne, Paris, Presses universitaires de France, 2004.
54. Lettre de Bellarmin à Foscarini, 12 avril 1615, dans Clavelin, Galilée coperni-
cien, p. 381. Pour plus de détails, voir Richard J. Blackwell, Galileo, Bellarmine and
the Bible, Notre Dame (Indiana), University of Notre Dame Press, 1991.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 53

fidèle à la réalité «risque fort non seulement d’irriter tous les philo-
sophes et théologiens scolastiques, mais aussi de nuire à la Sainte Foi en
rendant fausses les Saintes Écritures». Il rappelle aussi que «le Concile
interdit d’interpréter les Écritures contre l’avis commun des saints
pères». Enfin, et surtout, il répond en quelque sorte à l’avance à Gali-
lée qui, dans sa lettre à la grande-duchesse de Toscane, se demande
comment une opinion peut être «hérétique alors qu’elle ne concerne
en rien le salut des âmes55». Bellarmin déclare en effet à Foscarini que
sur ces questions de cosmologie, «on ne peut répondre que ce n’est
pas là matière de foi, car si ce n’est pas matière de foi quant au sujet, ce
l’est quant à celui qui parle56». Bellarmin réaffirme ainsi la position
de Thomas d’Aquin consignée dans sa Somme théologique, laquelle
incarne généralement la position officielle de l’Église57.
En fait, Galilée connaissait parfaitement la position de Bellarmin,
car son ami le prince Federico Cesi (1585-1630) – fondateur en 1603
de l’Accademia dei Lincei, dont Galilée est membre depuis 1611 – lui
avait écrit début janvier 1615 pour l’avertir que le cardinal, «qui est
l’une des têtes de la congrégation [de l’Index] pour ces matières»,
tenait la position de Copernic «pour hérétique et que le mouvement
de la Terre, indubitablement, est contraire à l’Écriture». Un mois plus
tard, c’est un autre ami, Giovanni Ciampoli (1590-1643), qui lui écrit
pour l’informer que, la veille, le cardinal Maffeo Barberini (1568-
1644), grand admirateur de Galilée et futur pape Urbain VIII, lui a dit
qu’il tiendrait pour plus prudent «de ne pas sortir des domaines phy-
siques ou mathématiques, car pour ce qui est d’expliquer les Écritures
les théologiens pensent que cela leur revient 58». On entend dans ces
prises de position théologiques l’écho de l’évêque Tempier qui,

55. Cité dans Clavelin, Galilée copernicien, p. 426, nous soulignons.


56. Ibid., p. 381-382.
57. Sur cette question, voir Beretta, «Une deuxième abjuration de Galilée», p. 11.
58. Cité dans Clavelin, Galilée copernicien, p. 407-408, nous soulignons.
54 l’impossible dialogue

comme on l’a vu, rappelait aux philosophes de l’université de Paris,


dans sa condamnation de 1277, de ne pas traiter de questions considé-
rées comme étant du domaine de la théologie.
En somme, sur le plan épistémologique, le point de vue catho-
lique est fixé sur l’idée de la puissance infinie de Dieu et de l’entende-
ment limité de l’être humain. Croire, comme Galilée, atteindre la
certitude et la réalité des choses naturelles revient à se prendre pour
Dieu. Le réalisme épistémologique est donc exclu, et seule est épisté-
mologiquement acceptable une forme de pragmatisme ou de nomi-
nalisme qui vise à «sauver les apparences», c’est-à-dire à expliquer de
façon plausible les phénomènes observés en proposant des modèles
qui ne prétendent pas à la vérité mais au «comme si 59».

L’Inquisition et ses procédures

À l’époque où les découvertes de Galilée suscitent l’émoi chez certains


philosophes, théologiens et prêtres catholiques italiens – qui y voient
une remise en question de l’autorité de la Bible –, les institutions char-
gées du contrôle de la pensée sont bien en place. En effet, en réaction
au mouvement de la Réforme, et pour sanctionner toute critique des
dogmes catholiques et réaffirmer ainsi l’autorité et la fermeté de
l’Église romaine, le pape Paul III, celui-là même à qui Copernic avait
dédié son De revolutionibus, avait formalisé les pratiques inquisito-
riales en créant, en 1542, le tribunal de l’Inquisition romaine. L’Église
fait désormais obligation morale à tout catholique de rapporter au
représentant local de l’Inquisition tout fait et geste dont il a été témoin
et qui paraît douteux du point de vue de la foi ou de la doctrine de
l’Église. Le Saint-Office se charge de l’enquête en convoquant des

59. Pierre Duhem, Sauver les apparences. Essai sur la notion de théorie physique de
Platon à Galilée, Paris, Vrin, 2005.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 55

témoins pour confirmer ou infirmer les allégations des dénonciateurs,


puis il rend son jugement. Cette machine de contrôle idéologique est
complétée par l’institution en 1571 de la congrégation de l’Index,
chargée pour sa part de surveiller les ouvrages publiés de façon à
mieux contrôler, censurer et interdire la circulation parmi les catho-
liques d’imprimés considérés dangereux pour l’Église ou la foi.
Nouvelle dans ses structures, l’Inquisition a toutefois derrière elle
une longue tradition. Des tribunaux d’Inquisition avaient été mis en
place au début du xiiie siècle par le pape Innocent III (1160-1216) et,
au fil des années et des procès d’hérésie, les pratiques inquisitoriales
s’étaient codifiées et les procédures fixées. L’un des plus célèbres inqui-
siteurs du Moyen Âge, le dominicain Bernard Gui (1261-1331), avait
d’ailleurs écrit un Manuel de l’Inquisiteur expliquant les façons de pro-
céder 60. Il léguait ainsi à ses successeurs l’expérience qu’il avait accu-
mulée à titre d’Inquisiteur de Toulouse. Plus tard, en 1376, un autre
dominicain, Nicolau Eymerich (1320-1399), rédigeait lui aussi un
manuel destiné aux évêques et aux inquisiteurs, qui fut réimprimé
tout au long du xvie siècle et «mis à jour» en 1578 dans une nouvelle
édition commentée par Francisco Peña (1540-1612), docteur en
droit canon et consulteur pour le Saint-Office et la congrégation de
l’Index 61.
Le manuel d’Eymerich, avec les ajouts et commentaires de Peña,
explique en détail les procédures à suivre pour les différents types ou
degrés d’hérésie. On y distingue, par exemple, les propositions héré-
tiques des individus hérétiques. Le manuel répertorie aussi sept cri-
tères permettant de reconnaître une proposition hérétique, lesquels
renvoient au contenu de la Bible, aux paroles du Christ transmises par
les apôtres, aux affirmations de l’Église et des conciles et à «tout ce qui
découle nécessairement» de ces principes. Il y a aussi huit critères per-

60. Bernard Gui, Manuel de l’Inquisiteur, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
61. Godman, Histoire secrète de l’Inquisition, p. 94.
56 l’impossible dialogue

mettant de qualifier une personne d’hérétique, dont douter de la


foi ou avoir une opinion différente de l’Église de Rome sur un article
de foi, avoir été excommunié, s’opposer à l’Église ou encore com-
mettre une erreur dans l’explication des Écritures. Et bien que la
notion d’erreur soit plus large que celle d’hérésie, Peña conclut que,
«dans le domaine de la foi, hérésie et erreur sont parfaitement syno-
nymes62».
L’Inquisition et ses tribunaux constituent donc un système juri-
dique bien encadré ayant ses concepts et sa juridiction propres. Ainsi,
l’accusé qui déclare qu’il ignorait le caractère hérétique de ses opinions
et qui a «toujours conservé la foi dans le fond de son cœur, celui-là est
sommé d’abjurer comme très suspect d’hérésie et se voit imposer une
dure pénitence63». Il y a aussi une gradation dans la suspicion d’héré-
sie. Le manuel en définit trois types: faible, forte ou véhémente et
grave ou violente. Une proposition jugée seulement «téméraire» est
fautive et soumise à un rappel à l’ordre, car cela est moins grave qu’un
énoncé considéré comme suspect ou «véhémentement suspect d’hé-
résie». Comme on le verra plus loin, c’est ce dernier vocable qui sera
utilisé dans le procès de Galilée en 1632-1633. Bien que «les fortement
suspects ne doivent pas être considérés comme des hérétiques», on
exigera néanmoins d’eux «une abjuration de toutes les hérésies et
notamment de celles dont ils paraissent fortement suspects». Quant à
ceux qui, comme Galilée, font partie de la catégorie des pénitents qui
«abjurent après avoir été appréhendés ou simplement cités une ou
plusieurs fois par l’inquisiteur», ils «seront traités avec plus de
rigueur64». Enfin, en ce qui concerne la juridiction, les simples blas-
phémateurs ou «ceux qui ne s’opposent pas aux articles de la foi» ne

62. Nicolau Eymerich et Francisco Peña, Le Manuel des inquisiteurs, Paris, Albin
Michel, 2001, p. 76-77.
63. Ibid., p. 77.
64. Ibid., p. 92.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 57

relèvent pas de l’inquisiteur. De même, les devins ou voyants ordi-


naires ne sont pas de son ressort 65. Par contre, ceux qui «disent par
exemple que Dieu ne peut faire que le temps s’éclaircisse ou qu’il
pleuve, s’opposent par là directement au dogme de l’omnipuissance
de Dieu» et tombent alors sous la coupe de l’Inquisition66.

Galilée dénoncé, Copernic condamné

Selon l’historien Francesco Beretta, l’ouverture du procès de l’Église


catholique romaine contre Galilée en raison de ses opinions coperni-
ciennes s’est faite en 1615 et non pas, comme on le dit le plus souvent,
à l’automne 1632 à la suite de la publication de son ouvrage promou-
vant le système de Copernic. En effet, pour cet auteur, «le procès de
Galilée commence formellement le 20 mars 1615, avec la dénoncia-
tion du philosophe au tribunal de l’Inquisition par le dominicain
Tommaso Caccini67».
En fait, la bureaucratie romaine se met en marche dès
le 7 février 1615, lorsque le dominicain Niccolò Lorini (1544-1617?)
dénonce les opinions de Galilée dans une lettre confidentielle au pré-
fet de la congrégation de l’Index. Il y rapporte avoir lu un texte «qui
circule ici en toutes mains, venant de ceux qu’on appelle galiléistes,
lesquels affirment, suivant la position de Copernic, que la Terre se
meut et que le ciel reste immobile». À ses yeux, comme à ceux des
autres religieux de son couvent, les opinions contenues dans cette

65. Ibid., p. 96.


66. Ibid., p. 92-93.
67. Francesco Beretta, «Le siège apostolique et l’affaire Galilée: relectures
romaines d’une condamnation célèbre», Roma moderna e contemporanea, année 7,
no 3, 1999, p. 422.
58 l’impossible dialogue

lettre «paraissent ou suspectes ou téméraires», et il considère de son


devoir d’attirer l’attention des autorités sur ces faits68.
Le texte litigieux était en fait la copie d’une lettre que Galilée avait
adressée, en décembre 1613, au mathématicien Castelli, dont on a
parlé plus haut, dans laquelle il présentait brièvement sa position sur
le mouvement de la Terre en relation avec les affirmations contenues
dans la Bible. Il avait été incité à coucher ses opinions sur papier par
le fait que Christine de Lorraine, mère du grand-duc de Toscane
Cosimo II, dont il était le mathématicien et philosophe attitré, avait
soulevé, lors d’un déjeuner au palais en présence de Castelli, la ques-
tion de l’incompatibilité des idées de Copernic avec la Bible. Cette
question était d’actualité, car Ludovico delle Colombe (1565-1616),
philosophe aristotélicien ennemi de Galilée, avait publié en 1611 à
Florence l’ouvrage Contro il moto della terra (Contre le mouvement de
la Terre), dans lequel il notait, entre autres arguments fondés sur la
physique d’Aristote, le fait qu’un tel mouvement était incompatible
avec le contenu littéral de la Bible69. Galilée avait saisi cette occasion
pour, dit-il, «reconsidérer de façon générale l’appel à l’Écriture sainte
dans les débats sur les questions naturelles70». Heureusement pour
Galilée, le rapport d’expertise du théologien (anonyme) chargé par
l’Inquisition d’évaluer le contenu de cette lettre conclut qu’il n’y avait
rien à signaler d’important et qu’hormis un usage parfois impropre
de certains mots son auteur «ne s’écarte pas des voies du langage
catholique71».

68. Voir le texte complet de la déposition de Lorini dans Clavelin, Galilée coperni-
cien, p. 357-359.
69. Olaf Pedersen, «Galileo and the Council of Trent», Studi Galileiani, Cité du
Vatican, Publications de l’Observatoire du Vatican, vol. 1, no 6, 1991, p. 8.
70. Galilée à Castelli, 21 décembre 1613, dans Clavelin, Galilée copernicien, p. 348-
349.
71. Voir le «rapport sur la Lettre à Castelli» dans ibid., p. 489-490.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 59

Un mois après l’intervention de Lorini, qui aboutit à un non-lieu,


c’est au tour d’un autre dominicain, Tommaso Caccini (1574-1648),
de s’adresser au tribunal de l’Inquisition à Rome, au palais du Saint-
Office, pour dénoncer le fait que Galilée défende publiquement la
doctrine de Copernic sur le mouvement de la Terre, laquelle «est
contraire à l’opinion commune de presque tous les philosophes, de
tous les théologiens, scolastiques et de tous les saints pères». Il n’est,
ajoute-t-il, «permis à personne d’interpréter les divines Écritures
dans un sens contraire à celui dont conviennent tous les saints pères»,
car cela a été «interdit par le concile de Latran sous Léon X et par celui
de Trente72».
En conformité avec ses procédures, l’Inquisition convoque, au
début du mois de novembre suivant, deux témoins qu’elle interroge
pour confirmer les dires de Caccini73. L’enquête préliminaire termi-
née, les théologiens membres du tribunal de l’Inquisition rendent leur
jugement le 24 février 1616 et concluent que l’affirmation selon
laquelle le Soleil est au centre du monde et immobile est «insensée et
absurde en philosophie et formellement hérétique, en tant qu’elle
contredit expressément ce qu’affirme l’Écriture sainte en de nom-
breux passages selon le sens littéral des mots et l’interprétation com-
mune qu’en donnent les saints pères et les docteurs en théologie». Ils
affirment aussi que l’énoncé selon lequel la Terre n’est pas le centre du
monde et n’est pas immobile n’est pas «hérétique» à proprement
parler mais, «s’agissant de la vérité théologique, elle est pour le moins
erronée quant à la foi74».

Au vu de cette décision, le pape Paul V ordonne, dès le lendemain,


au cardinal Bellarmin d’avertir Galilée qu’il doit abandonner ses opi-

72. Déposition de Caccini dans ibid., p. 492.


73. Voir leurs dépositions dans ibid., p. 498-505.
74. Extraits des minutes de l’Inquisition dans ibid., p. 506.
60 l’impossible dialogue

nions coperniciennes et que «s’il refuse de comparaître, que le Père


Commissaire, devant notaire et témoins, lui fasse injonction de s’abs-
tenir d’enseigner ou de défendre cette doctrine et opinion et d’en
débattre; s’il n’acquiesce pas effectivement, qu’il soit emprisonné 75».
Dès le 26 février 1616, Galilée, qui s’agitait alors à Rome pour ten-
ter d’éviter ce jugement, se présente donc devant Bellarmin et ses
témoins, le commissaire général de l’Inquisition lui précisant que, s’il
n’obéit pas, «une procédure serait engagée contre lui par le Saint-
Office». Le texte se termine en notant que, «à cette injonction, le
même Galilée acquiesça et promit d’obéir76».
Cette procédure, entamée avec la dénonciation de Caccini un an
plus tôt, met fin à ce qu’il est légitime d’appeler «le premier procès de
Galilée». L’enquête a en effet suivi les procédures de l’Inquisition et a
bien donné lieu à un jugement auquel Galilée devait se conformer
sous peine d’être déclaré «relaps», comme disent les inquisiteurs,
récidive qui entraîne automatiquement une condamnation sévère.
On verra d’ailleurs plus loin que le fameux jugement de 1633 se fonde
sur la décision de 1616 pour condamner le savant, affirmant qu’il a
brisé son engagement en publiant un ouvrage qui fait la promotion
du système de Copernic.
Parallèlement aux procédures de l’Inquisition, le travail de la
congrégation de l’Index suivait son cours, et un décret fut publié
le 5 mars 1616 condamnant les ouvrages portant sur le mouvement de
la Terre. Les phrases introductives du décret indiquent bien le rôle
de censure de la Congrégation:

Constatant que parmi les livres publiés depuis un certain temps, plu-
sieurs contiennent diverses erreurs et hérésies, et afin que de leur lec-
ture ne naissent chaque jour de plus graves dommages pour la Chré-

75. Ibid., p. 507.


76. Ibid., p. 509.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 61

tienté, la Sacrée Congrégation des Très illustres cardinaux de la Sainte


Église romaine en charge de l’Index a voulu qu’ils soient totalement
condamnés et prohibés.

L’Église se voulant universelle, il est spécifié que la condamnation


des ouvrages vaut «en quelque lieu et langue qu’ils soient imprimés
ou viennent à l’être77».
Les ouvrages particulièrement visés par le décret sont ceux de
Diego de Zúñiga et de Copernic, qui sont «suspendus en attendant
d’être corrigés», alors que celui du carmélite Foscarini est «complète-
ment interdit et condamné», son imprimeur étant également placé
sous arrêt à Naples78. De façon à inclure tout ouvrage sur le même
sujet qui aurait pu passer inaperçu, le décret ajoute que sont aussi pro-
hibés, condamnés et suspendus «tous les autres livres porteurs du
même enseignement». Curieusement, malgré cette condamnation
générale qui aurait dû suffire, un décret condamnant explicitement
l’Epitome astronomiæ copernicanæ de Kepler paru en 1617 et présen-
tant une synthèse de l’astronomie de Copernic sera adopté en 1619, et
l’ouvrage ajouté à la liste des livres prohibés. Pourtant, les précédents
ouvrages de Kepler, le Mysterium cosmographicum et Astronomia
novæ, tout aussi coperniciens, ne sont nullement mentionnés. L’Index
a probablement considéré qu’ils relevaient de la prohibition générale
de tous les ouvrages affirmant le mouvement de la Terre, ou encore
que l’auteur étant luthérien il était déjà «hérétique» par définition.
Il était donc interdit à tout catholique, «quel que soit son grade ou
sa condition», d’imprimer, de faire imprimer, de détenir ou de lire de
quelque façon les ouvrages visés, «au risque des peines mentionnées
dans le sacré concile de Trente et l’Index des livres prohibés79». La

77. Ibid., p. 510.


78. Drake, Galileo at Work, p. 256.
79. Clavelin, Galilée copernicien, p. 510.
62 l’impossible dialogue

peine encourue la plus grave était bien sûr l’excommunication. Et,


selon les règles de l’Inquisition, une personne excommuniée depuis
plus d’un an était considérée comme hérétique.
Aussitôt le décret connu, tous ceux qui possédaient les ouvrages
condamnés devaient immédiatement les remettre aux représentants
locaux de l’Inquisition80. Bien sûr, ces prescriptions n’avaient aucune
valeur en pays protestant, où les ouvrages incriminés ont continué à
circuler sans censure81. Quant aux savants catholiques, ils devaient
demander par écrit la permission de lire tout ouvrage prohibé. Ainsi,
un disciple de Galilée devenu professeur de mathématiques à l’uni-
versité de Bologne lui écrit en 1629 pour lui dire qu’il «n’a pas encore
pris connaissance de l’Epitome de l’astronomie copernicienne dans
laquelle [Kepler] explique la théorie de ses tables» astronomiques et
qu’il écrit «à Rome à Monseigneur Ciampoli afin qu’il ait l’obligeance
de [lui] donner la permission de le lire82». Cet ouvrage avait été mis à
l’Index dix ans plus tôt.
S’attendant peut-être au pire, Galilée se réjouit du fait que le décret
de la congrégation de l’Index ne déclare nullement la doctrine de
Copernic «hérétique», comme certains le réclamaient, mais se
contente de condamner les ouvrages «ayant voulu soutenir ex pro-
fesso» qu’il n’y a pas de désaccord entre la Bible et la doctrine du mou-
vement de la Terre. Les cardinaux de la Congrégation s’en tenaient
ainsi à la position originale d’Osiander, reprise par Bellarmin, et qui
était d’ailleurs aussi celle de bon nombre d’astronomes83. Bellarmin
avait en fait prévu dès le début l’issue probable de toute cette procé-
dure. Ami de Galilée qui travaillait au Vatican, Piero Dini (1570-1625)

80. Voir le texte du décret de mise à l’Index dans ibid., p. 510-512.


81. Sur les exemplaires censurés du livre de Copernic, voir Gingerich, Le Livre que
nul n’avait lu.
82. Cité par Bucciantini, Galilée et Kepler, p. 358.
83. Nick Jardine, The Birth of the History and Philosophy of Science.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 63

avait écrit à ce dernier au début de mars 1615 pour lui dire que Bellar-
min ne croyait pas que Copernic serait interdit, «le pire qui puisse lui
arriver, selon lui, serait l’adjonction d’une note indiquant que sa doc-
trine a été introduite pour sauver les apparences, ou chose semblable,
à la façon de ceux qui ont produit les épicycles sans y croire84».
Le document officiel précisant la liste des corrections à apporter
au De revolutionibus ne sera publié qu’en 1620. Les coupures et modi-
fications ne touchent finalement que quelques énoncés affirmant
de façon trop explicite la réalité de son système. La partie de la lettre de
Copernic au pape, citée plus haut, dans laquelle il affirme que cette
doctrine ne lui paraît pas aller contre les Écritures, est également cen-
surée. C’est d’ailleurs ce texte que Galilée citait dans sa lettre à Chris-
tine de Lorraine85.
Le fait que Galilée affirme (à tort) n’être nullement concerné par
ces jugements et que sa «participation dans cette affaire a été telle
qu’un saint ne se serait pas conduit avec plus de révérence et de zèle
envers la Sainte Église86» a pu contribuer à ce que l’on ne considère
pas comme un «procès» les actions du Saint-Office de 1615-1616
contre lui. Il demeure pourtant évident que tout ce branle-bas de
combat a été suscité par les menées de Galilée pour faire accepter la
réalité du système de Copernic. Sa promotion de la préséance des
savants sur les théologiens dans toutes les questions de philosophie de
la nature visait justement à éviter une telle condamnation qui finale-
ment le menaçait aussi puisqu’il avait dû officiellement promettre aux
inquisiteurs de ne plus jamais parler du mouvement de la Terre. Il
avait d’ailleurs fait le voyage à Rome expressément pour tenter d’in-

84. Lettre de Dini à Galilée, dans Clavelin, Galilée copernicien, p. 366.


85. Voir la liste des corrections imposées dans ibid., p. 520-524. Pour une analyse
détaillée de ces corrections, voir Lerner, «Copernic suspendu et corrigé».
86. Galilée à Curzio Picchena, 6 mars 1616, dans Clavelin, Galilée copernicien,
p. 514.
64 l’impossible dialogue

fluencer la décision du tribunal, mais ses agissements en coulisse


n’avaient pas empêché le verdict final. D’ailleurs, les rumeurs selon
lesquelles il avait été formellement condamné étaient telles qu’avant
son retour à Florence il avait demandé au cardinal Bellarmin une
attestation écrite qu’il «n’a pas abjuré entre nos mains ni entre celles
d’aucuns autre ici à Rome, ou en un autre lieu que nous connaissons,
quelque sienne opinion ou doctrine, et pas davantage n’a reçu de
pénitences salutaires d’aucune sorte». Cependant, le cardinal ajoutait
aussitôt que «lui a seulement été notifiée la déclaration faite par Notre
Seigneur le pape et publiée par la Sacrée Congrégation de l’Index sti-
pulant que la doctrine attribuée à Copernic […] est contraire aux
Saintes Écritures et donc ne peut être défendue ou soutenue87».
Tout observateur averti avait bien compris que Galilée venait de
subir un revers important. Cela ressort bien du commentaire de Julien
de Médicis (1574-1636), alors ambassadeur de Toscane à Prague.
Dans une lettre à Paolo Gualdo (1553-1621), un ami de Galilée prêtre
à Padoue (écrite trois mois seulement après la proclamation de la cen-
sure), l’ambassadeur dit avoir «appris avec beaucoup de peine l’orage
qui s’abat sur le seigneur Galilée». Ironique, il avoue avoir «goûté tout
autant qu’un bien soit issu de ce mal, car qui pénètre dans certains
buissons peut difficilement en sortir sans quelques égratignures88».
Dans les mois qui suivent l’interdiction de mars 1616 de faire la
promotion du mouvement de la Terre, Francesco Ingoli (1578-1649),
prêtre bien vu à la curie romaine et qui s’intéresse à l’astronomie,
adresse à Galilée un essai dans lequel il prétend démontrer l’impossi-
bilité du mouvement de la Terre. Les arguments d’Ingoli sont tout à
fait traditionnels et reprennent essentiellement ceux de Tycho Brahe.
Partisan de l’immobilité de la Terre, ce dernier «sauve les apparences»
à la suite des découvertes de Galilée en proposant un système mixte

87. «Attestation de Bellarmin», dans ibid., p. 519.


88. Cité par Bucciantini, Galilée et Kepler, p. 325.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 65

qui fait tourner le Soleil autour de la Terre mais les autres planètes
autour du Soleil. Galilée considère ce système artificiel et l’ignorera
complètement dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde
qu’il publiera en 1632.
En bon adepte de la méthode scolastique, Ingoli comptabilise
vingt-deux arguments, dont treize relèvent de l’astronomie, cinq de
la physique d’Aristote et quatre de la théologie. Il est probable que
ce texte soit une commande de la curie romaine pour justifier publi-
quement la décision du Saint-Office, lequel garde toujours secrètes les
raisons de ses jugements.
Jamais imprimé, le texte d’Ingoli circule tout de même largement,
mais Galilée ne peut lui répondre sans briser la promesse faite aux
inquisiteurs de ne plus défendre ou soutenir publiquement le mouve-
ment de la Terre89. Kepler, par contre, lui répond en 1618. En conclu-
sion de sa longue lettre, il résume sa réponse aux arguments théo-
logiques d’Ingoli en disant90:

ou bien il ne fallait pas permettre aux Chrétiens d’être astronomes


[…] ou bien, une fois donnée la liberté de rechercher la vérité des
choses célestes, la théologie ne se réservera aucun droit de limiter dans
des bornes étroites la recherche de la vérité ou d’imposer des lois
issues de la théologie à la science astronomique qui est d’un genre
totalement différent.

89. Annibale Fantoli, «Galilée. Pour Copernic et pour l’Église», Studi Galileiani,
Cité du Vatican, Publications de l’Observatoire du Vatican, vol. 5, 2001, p. 229-232.
90. Johannes Kepler, «Repontio ad ingoli disputaionem… inédit 1618», dans
Pierre-Noël Mayaud, Le Conflit entre l’astronomie nouvelle et l’Écriture Sainte
aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Honoré Champion, 2005, vol. 3, p. 263.
66 l’impossible dialogue

Contrairement à Galilée qui, dans sa lettre à la duchesse de Lor-


raine, avait tenté de rendre cohérents le système de Copernic et cer-
tains énoncés bibliques, Kepler plaide pour une séparation complète
des disciplines91:

de même que [l’astronome] veut se servir librement de ses raisonne-


ments en matière astronomique sans obstacle de la part des théolo-
giens, de même qu’il se contrôle pour ne pas empiéter sur les droits
de la théologie et sur ce qui est matière de foi et de mœurs et pour ne
pas glisser dans l’hérésie en s’avançant par des raisons au delà des
bornes de son sujet.

Sans le nommer, Kepler critique d’ailleurs Galilée. Profitant de la


publication, en1619, de son Harmonie du monde, il insère une lettre
adressée aux libraires italiens dans laquelle il explique d’abord qu’il a
écrit «cet ouvrage en tant qu’Allemand, selon la coutume et la liberté
propre à l’Allemagne, et elle est d’autant plus grande qu’elle fait plus
confiance à la loyauté de ceux qui philosophent». Il affirme que son
ouvrage «peut supporter ou ne redoute pas en tout cas les censures
d’usage» en Italie. Quant à la censure du système de Copernic, il
considère que «la difficulté est née du seul mouvement annuel de la
Terre autour du Soleil» et en raison «de l’importunité de certains qui
proposent des théories astronomiques ailleurs qu’à leur place et avec
une méthode qui ne convient pas». Mais, «par respect pour le juge-
ment» qui a été rendu par l’Église romaine, il suggère aux libraires de
ne pas vendre son ouvrage «aux vulgaires». Comme ils sont consa-
crés à la philosophie et aux bons auteurs «comme des tabellions pour
faire parvenir leur défense aux juges», les libraires doivent le vendre
«seulement aux plus éminents des théologiens, seulement aux plus
célèbres des philosophes, aux plus exercés des mathématiciens, aux

91. Ibid., p. 263-264.


les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 67

plus profonds des métaphysiciens auprès de qui [lui] l’Avocat de


Copernic ne peut accéder d’autre façon». Il croit même qu’après avoir
compris que son ouvrage, comme ses précédents, met en évidence «la
gloire immense des Œuvres divines», les théologiens pourront alors
réviser leur jugement car, dit-il, «la Philosophie demande, Copernic
demande, au Prince la Restitution à l’état antérieur, étant sauf l’hon-
neur des Juges», car ceux-ci n’avaient pas au moment de leur décision
les nouvelles preuves que Kepler apporte maintenant92.
On devine qu’Ingoli n’apprécie pas cette façon de séparer l’astro-
nomie de la théologie, et le prêtre lui rappelle, dans sa réponse, que
chez les catholiques la théologie «à titre de science architectonique» a
aussi le «pouvoir de commander aux sciences inférieures, et par
conséquent aussi à l’astronomie, afin que celle-ci ne s’insurge pas
contre la vérité des Écritures93».
En reconnaissance de sa justification de la décision du Saint-
Office, Ingoli est aussitôt nommé consulteur de la congrégation de
l’Index. À ce titre, il rédige un rapport sur les ouvrages soumis à la
censure et contribue à la mise à l’Index, en 1619, de l’Epitome coperni-
cien de Kepler. Ce dernier ignore bien sûr le rôle d’Ingoli dans cette
affaire. C’est le même Ingoli qui a la charge de rédiger la liste des cor-
rections à apporter à l’ouvrage de Copernic, liste finalement publiée
en 1620 par la congrégation de l’Index94. Ce travail marque la fin de
son rôle dans cette affaire; Ingoli est ensuite nommé secrétaire de la

92. Johannes Kepler, «Adminitio ad bibliopolas exteros, praesetrim Italos, de


Opere Harmonico», traduit dans Mayaud, Le Conflit entre l’astronomie nouvelle et
l’Écriture Sainte, vol. 3, p. 265-266.
93. Cité par Lerner, «Vérité des philosophes et vérité des théologiens», p. 298.
94. Maurice A. Finocchiaro, Defending Copernicus and Galileo. Critical Reasoning
in the Two Affairs, Dordrecht (Pays-Bas), Springer, 2010, p. 72-76; Fantoli, Galilée.
Pour Copernic et pour l’Église, p. 432-433; voir le document dans Clavelin, Gali-
lée copernicien, p. 520-524.
68 l’impossible dialogue

nouvelle Congrégation de la propagation de la foi, mise en place par


Grégoire XV en 1622.

Une «admirable conjoncture» pour Galilée

À la suite de son échec cuisant, Galilée retourne à ses travaux de phy-


sique et à ses polémiques scientifiques, sans toutefois abandonner ses
convictions. Or, à la fin de l’été 1623, l’élection d’un nouveau pape
vient créer ce que Galilée considère comme «une admirable conjonc-
ture», susceptible de rendre enfin possible la discussion publique du
mouvement de la Terre. Il estime même que s’il ne profite pas de cette
situation exceptionnelle, «il n’est plus concevable, du moins en ce qui
[le] concerne, d’en rencontrer jamais plus une semblable», car il a
déjà presque soixante ans et sa santé est fragile95.
L’élection du nouveau pape Urbain VIII est en effet une joie ines-
pérée pour lui, car il s’agit du cardinal Maffeo Barberini, qui a toujours
eu Galilée en très haute estime. En 1620, Barberini avait même com-
posé en son honneur une ode en latin pour lui exprimer son admira-
tion devant les découvertes sur Jupiter, Saturne et les taches solaires96.
De plus, son neveu, Francesco Barberini, très proche de lui, est dévoué
à Galilée qui l’a guidé dans les études qu’il a poursuivies à Pise auprès
de son grand ami Benedetto Castelli. D’ailleurs, seulement deux mois
avant son élection au trône de saint Pierre, le cardinal avait écrit à
Galilée pour le remercier du rôle qu’il avait joué auprès de son neveu,
qui venait de recevoir son doctorat de l’université de Pise97. Autre heu-
reuse coïncidence, l’élection est survenue au moment même où va

95. Lettre de Galilée à Cesi, 9 octobre 1623, cité par Émile Namer, L’Affaire Galilée,
Paris, Gallimard/Julliard, coll. «Archives», 1975, p. 167.
96. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 212.
97. Drake, Galileo at Work, p. 287.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 69

sous presse le nouveau livre de Galilée, Il Saggiatore (L’Essayeur), pam-


phlet plein d’ironie contre le jésuite Orazio Grassi qui avait critiqué
(avec raison) ses interprétations sur la nature des comètes. L’im-
pression de l’ouvrage se faisant sous l’égide de l’Accademia dei Lincei,
il fut décidé de le dédier au nouveau pape.
À peine Urbain VIII est-il intronisé, le 29 septembre 1623, que
Galilée se prépare à lui rendre visite à Rome pour sonder le terrain sur
la possibilité de se remettre enfin à son grand ouvrage «Sur le flux et le
reflux de la mer». Ce titre, qui exprimait parfaitement le point de vue
de Galilée, sera refusé par le responsable de l’imprimatur en 1632 en
raison de son caractère trop physique, et donc réaliste, et pas assez
hypothétique. Galilée est en effet convaincu que le phénomène des
marées s’explique par la rotation de la Terre sur elle-même, ce qui
offre enfin la preuve physique de son mouvement. Il avait d’ailleurs
écrit un essai sur le sujet en 1615-1616 au moment des délibérations
sur la censure de Copernic, mais sans pouvoir convaincre les cardi-
naux d’en tenir compte dans leur jugement98. Depuis, son serment lui
interdisait d’aborder ces questions.
Galilée se rend donc à Rome au printemps de 1624. Au cours de
son séjour de six semaines, il voit Urbain VIII à six reprises et obtient
de sa part des présents et une promesse de pension pour son fils Vin-
cenzio99. Des cardinaux proches de Galilée avaient discuté de la ques-
tion de Copernic avec le pape, qui leur avait dit que son système astro-
nomique n’a jamais été considéré comme hérétique à proprement
parler mais seulement téméraire. Il pouvait donc être discuté sans
problème à condition de s’en tenir à l’astronomie, d’éviter les discus-

98. Voir son «Discours sur le flux et le reflux de la mer» dans Clavelin, Galilée
copernicien, p. 462-487. Galilée reprendra le contenu dans son Dialogue sur les deux
grands systèmes du monde, publié en 1632, lequel mènera à sa condamnation par
l’Inquisition l’année suivante.
99. Drake, Galileo at Work, p. 289.
70 l’impossible dialogue

sions de théologie et de présenter de façon impartiale tous les argu-


ments pour ou contre les différents systèmes100. Il ne faisait là, en sub-
stance, que réaffirmer la position de Bellarmin.
Galilée retourne donc à Florence convaincu qu’il peut enfin parler
du système de Copernic et se remet sérieusement à l’écriture de ce qui
deviendra son grand ouvrage sur Les Deux Grands Systèmes du monde,
à savoir ceux de Ptolémée et de Copernic. Comme nous l’avons signalé
plus haut, il passe en effet totalement sous silence le système mixte de
Tycho Brahe, qui a pourtant la faveur des Jésuites, car il permet
de sauver les apparences en laissant la Terre au centre de l’univers et
en faisant tourner les autres planètes autour du Soleil (lui-même en
orbite autour de la Terre comme dans le système de Ptolémée)101. On
peut comprendre que, pour Galilée, un tel mélange est arbitraire et
manque de simplicité en comparaison avec celui de Copernic.
Malgré l’optimisme de Galilée, les gardiens de l’orthodoxie restent
vigilants. En 1625, l’astronome apprend qu’une nouvelle dénoncia-
tion a été faite auprès de l’Inquisition par une «personne pieuse»,
rapportant le fait que L’Essayeur contient quelques affirmations en
faveur de Copernic102. L’accusation est sans fondement sérieux, car
l’ouvrage incriminé ne porte nullement sur cette question et traite
plutôt d’un autre sujet délicat, l’atomisme103. Comme on le verra au
chapitre 4, cette plainte n’a donné lieu à aucune accusation, et Galilée
y voit un signe des appuis sur lesquels il peut désormais compter au
sein de la curie romaine104. Son ami et conseiller, le prince Cesi, lui

100. Ibid., p. 291.


101. Kenneth J. Howell, «The Role of Biblical Interpretation in the Cosmology of
Tycho Brahe», Studies in History and Philosophy of Science, vol. 29, 1998, p. 515-537.
102. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 233.
103. Drake, Galileo at Work, p. 300.
104. Francesco Beretta, «“Omnibus Christianae, Catholicaeque Philosophiae
amantibus. D. D.”: Le Tractacus syllepticus de Melchior Inchofer, censeur de Gali-
lée», Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, vol. 48, no 3, 2001, 308-
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 71

rappelle toutefois, en juin 1624, que des cardinaux qui ont discuté avec
le pape de la question copernicienne notent qu’étant donné que «tous
les hérétiques [les protestants] tenaient cette opinion pour certaine»,
il fallait «être très prudent dans les déterminations à prendre à ce
sujet105».

Un ballon d’essai: la lettre à Ingoli

Comme pour sonder le terrain, Galilée décide de répondre enfin à


l’essai d’Ingoli contre le mouvement de la Terre. En choisissant
en 1624 de s’adresser à Ingoli, Galilée vise clairement le sommet de la
curie romaine. Mais alors qu’Ingoli avait traité des arguments phy-
siques, astronomiques et théologiques contre Copernic, Galilée, sui-
vant le conseil de ses amis, évite les questions théologiques, «au moins
pour le moment106», et se contente de répondre aux deux premiers
types d’arguments.
Quatre fois plus longue que l’essai d’Ingoli, la réponse de Galilée
développe les arguments qui seront ensuite repris dans son Dialogue
– dans lequel, il vaut la peine de le rappeler, il évitera aussi tout argu-
ment relevant de la théologie. Son approche est donc très prudente et
la Lettre à Ingoli constitue un recul majeur, et même une véritable
volte-face, par rapport au contenu de sa fameuse lettre à Christine de
Lorraine. Bien qu’elle non plus ne sera jamais publiée, elle est recopiée
et des exemplaires circulent largement.
Parlant des arguments d’Ingoli contre Copernic, Galilée écrit que

309; voir aussi Richard J. Blackwell, Behind the Scenes at Galileo’s Trial, Notre Dame
(Indiana), University of Notre Dame Press, 2006.
105. Lettre de Cesi à Galilée, 8 juin 1634, citée par Namer, L’Affaire Galilée, p. 173.
106. Drake, Galileo at Work, p. 291.
72 l’impossible dialogue

c’est «l’opinion qu’autrefois je considérais comme vraie107». Justi-


fiant son silence sur les arguments théologiques par le fait qu’ils «doi-
vent être abordés différemment des autres, puisqu’ils ne sont pas sus-
ceptibles de réfutation mais seulement d’interprétation», il développe
un argumentaire de sophiste que, de l’avis même de ses amis, per-
sonne ne prendra vraiment au sérieux. Il affirme en effet «ne pas se
lancer dans cette entreprise avec la pensée ou l’intention de proposer
ou de soutenir comme vraie cette proposition [de Copernic] qui a été
déclarée suspecte et contraire à la doctrine [la théologie] qui est supé-
rieure en majesté et en autorité à la philosophie naturelle et à l’astro-
nomie». Il écrit cette lettre, dit-il, «pour confondre les hérétiques»
dont les plus célèbres (entendons: Kepler, qu’il ne nomme pas) «sont
tous partisans de l’opinion de Copernic». Il prétend ainsi montrer
que si les catholiques comme lui demeurent «dans l’ancienne certi-
tude» enseignée par les auteurs sacrés, ce n’est pas par ignorance ou
incompréhension «mais plutôt par respect pour les écrits de nos pères
et par zèle pour notre religion et notre foi». Les hérétiques pourront
bien le considérer comme une personne «persévérant dans ses opi-
nions» mais non pas aveugle ou ignorante, car c’est, dit-il, «une chose
qui ne doit pas gêner un vrai chrétien catholique que d’être moqué
par un hérétique pour avoir donné plus de poids à la foi et au respect
que l’on doit aux textes sacrés qu’à toutes les raisons et expériences de
tous les astronomes et philosophes réunis108».
Il est difficile de ne pas lire un tel texte sans se dire qu’il s’agit d’un
subterfuge. En effet, Galilée peut ainsi développer des pages durant
tous les arguments physiques et astronomiques qui confirment sans
conteste la supériorité du système de Copernic sur ceux de Ptolémée
et de Tycho Brahe en se disant que le lecteur saura lire entre les lignes

107. Galilée, Écrits coperniciens, Paris, Le Livre de poche, 2004, p. 241, nous souli-
gnons.
108. Ibid., p. 243-244.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 73

et se laisser ainsi convaincre. Il conclut sa «lettre» en disant qu’il


pourra «traiter ce sujet beaucoup plus en long, si le temps et les forces
[lui] sont accordées pour mener à bien [son] Discours sur le flux et le
reflux de la mer». Sa missive ne sera finalement jamais envoyée à
Ingoli, car les amis de Galilée considèrent que cela nuirait à la cause
qu’il défend, tant il est évident que personne de bien informé à la curie
romaine ne peut croire que Galilée y dit vraiment ce qu’il pense. Mario
Guiducci avoue en effet à Galilée, en avril 1625, que dans la lettre à
Ingoli, «l’opinion de Copernic est défendue ex professo». Or, même
s’il est «dit clairement que, grâce à une lumière supérieure, on a
découvert qu’elle était fausse, il n’en reste pas moins vrai que des gens
de mauvaise foi ne l’accepteront pas ainsi et recommenceront à mani-
fester109». En fait, même les gens de bonne foi auraient de la difficulté
à prendre Galilée au sérieux, tant nombre de ses affirmations vont à
l’encontre de ce qu’il dit en privé depuis des décennies.

Galilée condamné et séquestré

En 1630, soit plus de cinq ans après avoir lancé le «ballon d’essai» que
fut la lettre à Ingoli, Galilée a, pour l’essentiel, terminé son grand
ouvrage. Il a transformé son Discours en Dialogue, mais garde la réfé-
rence au «flux et reflux de la mer». Il ne lui reste qu’à obtenir l’impri-
matur de la ville dans laquelle il désire le publier. Comme il vise Rome,
c’est avec le maître du Sacré Palais, qui a la charge d’octroyer un tel
permis d’imprimer, qu’il doit négocier. Or, le poste est occupé par le
dominicain Niccolo Riccardi (1585-1639) qu’il considère comme lui
étant favorable, car il avait été, en 1623, le consulteur chargé de réviser
son ouvrage précédent, L’Essayeur. Il en avait fait un rapport très

109. Lettre de Mario Guiducci à Galilée, 18 avril 1625, cité par Fantoli, Galilée. Pour
Copernic et pour l’Église, p. 233.
74 l’impossible dialogue

enthousiaste à la congrégation de l’Index, laquelle avait approuvé sa


publication. Riccardi a été nommé maître du Sacré Palais en 1629, soit
juste au moment où Galilée terminait son ouvrage.
Après de multiples péripéties qui sont bien connues et qu’il n’est
pas utile de rappeler ici110, il obtient l’imprimatur à la fois de Florence
et de Rome mais fait finalement imprimer le volume à Florence, ce qui
lui sera d’ailleurs reproché lors de son procès, car il devait d’abord
le publier à Rome. Au cours des négociations avec le responsable de la
censure, il doit cependant abandonner son titre initial faisant réfé-
rence aux marées comme preuve physique de la rotation de la Terre
pour un titre plus neutre renvoyant seulement aux systèmes astrono-
miques discutés dans l’ouvrage. Il doit aussi s’engager à ne pas prendre
parti et à expliquer clairement qu’une preuve physique de la véracité
du système de Copernic n’est pas accessible à l’esprit humain et qu’on
a donc le choix entre différents systèmes pour expliquer les phéno-
mènes astronomiques. Enfin, il doit reprendre l’argument suggéré par
Urbain VIII lui-même selon lequel Dieu étant tout-puissant, on ne
peut limiter sa puissance en affirmant connaître avec certitude la
manière dont il a construit l’univers.
Galilée accepte tout cela et, au début de mai 1631 – un an avant la
parution du livre –, fait connaître au secrétaire d’État de Florence son
impatience devant toutes ces demandes qui retardent la publication,
notant que le père inquisiteur

pouvait constater avec quelle soumission et respect [il] accepte de


qualifier de rêves, de chimères, d’équivoques, de paralogismes et de
vanités les raisons et arguments qui semblent aux Supérieurs fortifier
des opinions qu’ils considèrent comme contraires à la vérité.

110. Pour les détails, voir ibid., p. 240-249; voir aussi Redondi, Galilée hérétique, et
Mario Biagioli, Galileo Courtier, Chicago, University of Chicago Press, 1993.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 75

Il ajoute même n’avoir sincèrement jamais eu «d’autre opinion


ou intention que celles des plus saints et vénérables Pères et Docteurs
de la Sainte Église111». On oublie d’ailleurs trop souvent que le très
long titre de son Dialogue sur les systèmes astronomiques de Copernic
et de Ptolémée se termine par la mention «en présentant sans décider
entre elles les raisons philosophiques et physiques en faveur de l’une
comme de l’autre position112».
L’avis au lecteur, qui suit la dédicace à son patron le grand-duc de
Toscane, reprend ce langage imposé par le Saint-Office pour accorder
l’imprimatur et s’ouvre sur le rappel de la condamnation de 1616, pré-
sentée en des termes qui cachent mal, encore une fois, la véritable pen-
sée de Galilée113:

[…] les années passées, on a publié à Rome un édit salutaire qui […]
imposait opportunément silence à l’opinion pythagoricienne de la
mobilité de la Terre. Il n’a pas manqué de personnes pour affirmer
témérairement que ce décret procédait non pas d’un examen judi-
cieux, mais d’une passion peu informée, et on a entendu se plaindre
et dire que des Consulteurs inexpérimentés en observations astrono-
miques ne devaient pas par de brusques interdictions couper les ailes
aux intellects spéculatifs. Mon zèle n’a pu se taire en entendant ces
téméraires lamentations. Pleinement instruit de cette décision très pru-
dente, j’ai jugé bon de paraître publiquement sur le Théâtre du Monde
comme simple témoin de la vérité.

Et après avoir rappelé qu’il était à Rome en 1616 au moment de la


décision du Saint-Office, Galilée reprend les arguments de sa lettre à

111. Cité dans Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 247.
112. Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Paris, Seuil,
coll. «Points sciences», 2000, p. 86, nous soulignons.
113. Ibid., p. 89.
76 l’impossible dialogue

Ingoli et affirme (sans rire?) que son «dessein dans le présent travail
est de montrer aux Nations étrangères» qu’en rassemblant «toutes les
réflexions qui portent sur le système de Copernic», il a voulu «faire
savoir que leur connaissance complète avait précédé la censure», et
que d’Italie «proviennent non seulement les dogmes qui visent
le salut de l’âme, mais aussi les découvertes ingénieuses qui font les
délices de l’esprit114». Il avertit le lecteur qu’il aborde l’astronomie de
Copernic «comme une pure hypothèse mathématique» et que s’il pré-
sente les preuves en sa faveur avec force «comme si elles devaient
absolument obtenir la victoire», il demeure que tout cela ne répond
pas pour autant «à une nécessité de la nature». Il présente sa théorie
des causes des marées non plus comme preuve de la rotation de la
Terre – ce qui demeure pourtant sa conviction –, mais seulement
comme une «ingénieuse fantaisie», de façon à pouvoir conserver la
priorité dans ce qu’il considère être sa découverte la plus importante.
Il écrit à cet effet que «pour éviter qu’un étranger, revêtant nos armes,
puisse nous reprocher de ne pas avoir remarqué un phénomène aussi
important, j’ai jugé bon de révéler quelle probabilité on peut lui
reconnaître quand on suppose la mobilité de la Terre115».
Galilée termine son exorde, d’ailleurs imprimé en caractères diffé-
rents du reste du volume – ce qui lui sera reproché au procès, car cela
peut donner l’impression qu’il n’en est pas l’auteur –, en répétant que
si les savants italiens continuent «à affirmer la stabilité de la Terre» et
se contentent «de voir dans le contraire une curiosité mathématique,
cela ne vient pas de [leur] ignorance de la pensée des autres» mais
plutôt «des raisons que recommandent la piété, la religion, la connais-
sance de la toute-puissance divine et la conscience de la faiblesse de
l’esprit humain116».

114. Ibid., p. 89.


115. Ibid., p. 90.
116. Ibid., p. 91.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 77

Toujours pour respecter les conditions imposées par le Saint-


Office, Galilée met dans la bouche de Simplicio, personnage qui repré-
sente les partisans d’Aristote, l’argument le plus important contre l’af-
firmation de la réalité du mouvement de la Terre, argument que lui
avait imposé le pape lui-même. Avouant ne pas comprendre tout à fait
les raisonnements de Galilée sur les causes du flux et du reflux de la
mer et donc ne pas être en mesure de juger son opinion «vraie et
concluante», Simplicio lui oppose toutefois «une doctrine très
solide» qu’il dit avoir apprise «d’une personne très savante et fort
éminente, devant laquelle on ne peut que se taire», doctrine qui
affirme la toute-puissance divine. Suivant ce dogme, conclut Simpli-
cio, force est d’admettre qu’il «serait excessivement hardi de vouloir
limiter et contraindre la puissance et la sagesse divines en les assujet-
tissant à une de nos fantaisies particulières». Cette affirmation met un
terme aux arguments. Salviati, qui parle au nom de Galilée, admet
d’emblée qu’il s’agit là d’une «doctrine admirable et vraiment angé-
lique qui s’accorde bien avec une autre doctrine également divine»
qui enjoint à l’esprit humain d’utiliser ses facultés pour tenter de com-
prendre le monde et ainsi mieux reconnaître et admirer la grandeur
de Dieu et sa «sagesse infinie117».
Malgré toutes les précautions un peu désespérées de Galilée pour
parvenir à publier ce qu’il considérait à juste titre comme l’œuvre de
sa vie, il était quelque peu naïf de croire que ses ennemis se laisseraient
berner par des ajustements cosmétiques. Quelques mois seulement
après que l’ouvrage fut sorti des presses, en février 1632, le scandale
éclate et le pape Urbain VIII, se sentant trahi par Galilée, pique une des
grandes colères auxquelles son entourage est habitué. Le pape
ordonne dès la fin juillet que le livre soit retiré du marché pour être
corrigé sinon complètement interdit118. Les ennemis de Galilée font

117. Ibid., p. 655.


118. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 270-271.
78 l’impossible dialogue

d’ailleurs circuler la rumeur que Simplicio est un personnage sim-


pliste et donc un peu naïf sinon idiot et que Galilée a mis dans sa
bouche les paroles du pape. Or, le choix de Simplicio est une référence
à l’un des plus grands commentateurs de l’œuvre d’Aristote, Simpli-
cius, un philosophe du vie siècle. Il ne s’agissait nullement d’un esprit
simpliste mais bien d’un expert de haut niveau de la philosophie natu-
relle alors dominante. Il était donc normal que ce soit lui, qui repré-
sente l’autorité philosophique, qui formule l’argument du pape119.
Galilée présente d’ailleurs Simplicio en disant que chez ce philosophe
péripatéticien, «le principal obstacle à l’intelligence de la vérité était
précisément la renommée qui lui avaient acquise ses interprétations
d’Aristote120».
Pour confirmer ses doutes sur le caractère orthodoxe de l’ouvrage,
et avant que le Saint-Office ne s’en mêle et lance des procédures inqui-
sitoriales, le pape, qui considère encore Galilée comme un «ami»
– dans le contexte du clientélisme des cours de la Renaissance –, entre-
prend une procédure exceptionnelle. Il demande la constitution d’une
commission spéciale d’experts chargée de lire attentivement l’ouvrage
et de lui dire si oui ou non Galilée y présente le système de Copernic
comme seul conforme à la réalité121. Cette enquête fait remonter à la
surface le document de 1616 dans lequel Galilée s’engageait à ne plus
défendre ou promouvoir le mouvement de la Terre. Comme le confie
à l’ambassadeur du grand-duc de Toscane le maître du Sacré Palais,
plutôt favorable à Galilée, «cela seul suffit à le perdre complète-
ment122». En effet, si cela était avéré, Galilée serait «relaps», ce qui,
selon les règles de l’Inquisition, entraînerait obligatoirement une

119. Je remercie Raymond Fredette, spécialiste de Galilée, de m’avoir fait mieux


apprécier cet aspect de la question.
120. Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, p. 91.
121. Redondi, Galilée hérétique, p. 273-278.
122. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 279.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 79

peine d’emprisonnement et peut-être même le bûcher. Les commis-


saires concluent que le dossier doit être confié à l’Inquisition, et le
pape ordonne à l’inquisiteur local de Florence de signifier à Galilée
qu’il devra se présenter à Rome devant le commissaire général du
Saint-Office. L’importance de l’affaire est telle que l’Inquisition locale,
qui aurait dû mener l’enquête sur cet ouvrage paru à Florence, a été
contournée au profit de l’inquisiteur romain.
Profondément troublé par la réception de son ouvrage, Galilée,
fatigué et en mauvaise santé – il a près de soixante-dix ans –, fait tout
pour retarder son voyage à Rome, mais, après des mois de négocia-
tion, finit par se résigner. L’ambassadeur de Toscane à Rome lui
conseille de se soumettre et de se rétracter «de la manière dont les
cardinaux le souhaitent». Sinon, il rencontrera de grandes difficultés
et, dans tous les cas, il ne pourra échapper au procès et à une peine
plus ou moins sévère123. Galilée se met finalement en route le 20 jan-
vier 1633 et arrive à Rome le 13 février. Vu la renommée de Galilée, et
par égard pour son patron le grand-duc, on lui permet d’habiter, en
attendant le début du procès, dans les appartements de l’ambassadeur
plutôt que dans les prisons du Saint-Office. Deux mois plus tard, juste
avant le début officiel du procès, le pape rappelle à l’ambassadeur que
les sujets abordés par Galilée sont «très graves et de très grande
importance pour la Religion124». Dans son rapport au grand-duc,
l’ambassadeur, qui a averti Galilée du début du procès, avoue l’avoir
trouvé «extrêmement affligé» et «si déprimé depuis hier» qu’il dit
avoir «de grandes inquiétudes pour sa vie125».
Au cours du premier interrogatoire, le 12 avril 1633, Galilée ne suit
pas les conseils de l’ambassadeur et commet une erreur stratégique en
affirmant que loin de défendre la mobilité de la Terre, il «montre dans

123. Ibid., p. 284.


124. Ibid., p. 295.
125. Ibid., p. 296.
80 l’impossible dialogue

ce livre le contraire de la dite opinion de Copernic, et que les raisons


du dit Copernic sont sans fondement et non probantes126». Surpris
de cette attitude, Vincenzo Maculano, le commissaire du Saint-Office
chargé de l’instruction du procès et qui veut en finir rapidement avec
cette affaire délicate, se confie au pape via son neveu, le cardinal Fran-
cesco Barberini, autre ami de Galilée. L’accusé a «nié dans sa défense
ce qui pourtant est manifeste dans l’ouvrage qu’il a écrit» et ne semble
pas conscient qu’un «tel refus rendrait nécessaire une plus grande
rigueur dans [l’exercice] de la justice et moins d’égards et d’attentions
qu’on en a eus dans cette affaire». En termes moins diplomatiques et
plus clairs, le refus d’admettre franchement son erreur entraînerait,
selon les procédures de l’Inquisition, l’usage de la torture. Comme
l’indique le manuel de l’inquisiteur d’Eymerich, celui qui nie «avoir
adhéré intellectuellement à l’hérésie» sera «soumis à la torture afin
que l’inquisiteur puisse se faire une opinion sur la réalité de l’adhésion
de l’accusé à la vraie foi127». Pis encore, «le fortement suspect qui ne
voudrait pas abjurer devant le juge inquisitorial sera livré au bras
séculier pour être brûlé128».
Pour éviter que le savant le plus respecté d’Europe et le protégé du
grand-duc de Toscane ne soit soumis à ces procédures, le père Macu-
lano obtient la permission de «traiter avec Galilée selon une procé-
dure “extrajudiciaire”». Il s’agirait, explique Maculano, «de lui faire
prendre conscience de son erreur et, partant, de la reconnaître». Il
rend donc visite à Galilée, et

après un long échange d’arguments et de réponses, [il a] – par la grâce


du Seigneur – obtenu ce [qu’il] visait: lui faire toucher du doigt son

126. Franco Lo Chiatto et Sergio Marconi, Galilée entre le pouvoir et le savoir, Aix-
en-Provence, Alinéa, 1988, p. 113.
127. Eymerich et Peña, Le Manuel des inquisiteurs, p. 82.
128. Ibid., p. 126.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 81

erreur. À tel point [que Galilée] reconnut clairement qu’il s’était


trompé et que, dans son livre, il avait exagéré. Il a exprimé tout cela
avec beaucoup de ferveur, comme s’il éprouvait de la consolation à
reconnaître son erreur et était disposé à la reconnaître au cours du
procès.

L’inquisiteur espère que Galilée s’en tiendra à sa promesse, ce qui


faciliterait la suite du procès et sauverait «la réputation du Tribunal»,
lequel pourrait alors «faire preuve de bonne volonté envers le cou-
pable129». Maculano conclut sa lettre en disant que si tout se passe
bien, le tribunal «pourra autoriser à ce que la maison [la villa Médi-
cis] tienne lieu de prison». Il ne faisait en effet aucun doute que le
jugement final devait en être un de culpabilité assorti d’une peine
sévère. Encore ici, le manuel de l’inquisiteur nous éclaire sur la façon
de traiter Galilée: «La détermination de la peine» doit tenir «grand
compte», entre autres, de «l’âge du délinquant, son instruction, son
état (laïque, clerc, religieux), etc.130». Dans son commentaire du
manuel d’Eymerich, Peña note que «bien des inquisiteurs ayant
affaire à des pénitents illustres ne les mettent pas en prison, mais les
assignent à résidence dans une maison, voire un château131.»
Le second interrogatoire de Galilée devant les dix cardinaux com-
missaires de l’Inquisition, le samedi 30 avril, se limite à une déclara-
tion de sa part, deux jours après la rencontre informelle avec Macu-
lano. Il dit avoir réfléchi sérieusement depuis son premier
interrogatoire, quelque trois semaines auparavant, et avoir eu le temps
de relire son ouvrage. Il avoue qu’il lui a paru comme écrit par «un
autre auteur» et que le style employé valorisait les arguments en
faveur de Copernic «plus qu’il ne semblait convenir de la part de

129. Cité par Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 302-303.
130. Eymerich et Peña, Le Manuel des inquisiteurs, p. 82.
131. Ibid., p. 278.
82 l’impossible dialogue

quelqu’un qui les tiendrait pour peu convaincants et qui voudrait les
réfuter». Il souligne en particulier les arguments fondés sur les taches
solaires et le flux et reflux de la mer, qui étaient justement ses argu-
ments physiques préférés comme preuves de la réalité de la rotation
du Soleil et de la Terre. Citant Cicéron, il avoue avoir été «plus avide de
gloire que nécessaire» et justifie son erreur d’une «vaine ambition».
Voulant probablement éviter que son Dialogue soit à jamais inter-
dit, il précise que pour confirmer de façon plus solennelle qu’il «n’a
tenu, ni ne tient pour vraie l’opinion condamnée de la mobilité de la
Terre et de la stabilité du Soleil», il serait disposé à retravailler son livre
et à ajouter une ou deux journées à son dialogue, qui se clôt après
quatre jours d’échanges entre les protagonistes. Il pourrait ainsi
«reprendre les arguments apportés autrefois en faveur de la dite opi-
nion fausse et damnée et les réfuter de la façon la plus efficace que
notre Seigneur Dieu voudra mettre à [sa] disposition». Il dit «prier ce
Saint Tribunal de bien vouloir [le] soutenir dans cette bonne résolu-
tion en [lui] accordant la faculté de la mettre en œuvre132». Déses-
péré, il devait se dire que les lecteurs sauraient encore une fois décoder
ses vraies intentions.
Quoi qu’il en soit, cette offre curieuse est rejetée, et après deux
autres interrogatoires le jugement est rendu par les cardinaux inquisi-
teurs le 22 juin 1633. Galilée s’étant rendu «véhémentement suspect
d’hérésie, autrement dit d’avoir tenu et cru une doctrine fausse et
contraire aux Saintes Écritures», le tribunal ordonne «que par édit
public soit interdit le livre des Dialogues» et condamne son auteur «à
la prison selon qu’il nous plaira, dans ce Saint-Office», ce dernier se
«réservant la possibilité de modérer, de changer ou de lever tout ou
partie des susdites peines et pénitences133».

132. Lo Chiatto et Marconi, Galilée entre le pouvoir et le savoir, p. 137.


133. Ibid., p. 151.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 83

Le verdict ayant été lu devant lui, Galilée se met à genou et, la main
sur les Évangiles, récite le texte de son abjuration. Il admet que le
Saint-Office lui «avait intimé juridiquement l’ordre d’abandonner
la fausse opinion selon laquelle le Soleil est au centre du monde et
immobile et que la Terre n’est pas au centre du monde». Il s’engage à
ne plus la «tenir, défendre ni enseigner en aucune façon, oralement ou
par écrit». Ayant tout de même publié son Dialogue dans lequel il
«traite de la même doctrine déjà condamnée, en y apportant des rai-
sons très efficaces en sa faveur», il a été jugé coupable d’avoir «tenu et
cru» à la doctrine de Copernic. Par conséquent, Galilée déclare:

[…] voulant ôter de l’esprit de Vos Éminences et de tous les chrétiens


cette véhémente suspicion, que l’on a justement conçue envers moi,
dans un aveu sincère et avec une foi non feinte, abjure, maudis et
déteste les susdites erreurs et hérésies et, plus généralement, toute
autre erreur et secte, quelle qu’elle soit, contraire à la Sainte Église; et
je jure que dans l’avenir je ne dirai jamais plus ni n’affirmerai, de
bouche ou par écrit, des choses telles que l’on pût nourrir à mon
encontre semblable suspicion.

Il s’engage aussi à «dénoncer au Saint-Office ou à l’Inquisiteur


Ordinaire de la ville où il se trouverait», tout «hérétique ou quelqu’un
qui soit suspect d’hérésie134».
La défaite et l’humiliation de Galilée sont totales; les esprits les
plus conservateurs de la curie romaine ont eu le dessus sur les modé-
rés. Signe supplémentaire de la division qui régnait alors au sein de
l’Église sur cette affaire, seulement sept des dix cardinaux ont signé
ce jugement très dur envers le plus grand savant d’Europe. Il est certai-
nement significatif que le neveu du pape, le cardinal Francesco Barbe-
rini, ait été absent lors de cette séance humiliante.

134. Ibid., p. 152-153, nous soulignons.


84 l’impossible dialogue

Pour que les savants prennent bonne note de ce rappel à leur


devoir d’obéissance, le pape ordonne que «copie de la sentence et de
l’abjuration [soient] envoyées à tous les Nonces apostoliques et aux
Inquisiteurs et d’abord à ceux de Padoue et de Bologne, pour que tous
les professeurs de philosophie et de mathématiques en soient infor-
més135».
Comme le permet la jurisprudence, la peine d’emprisonnement
au Saint-Office est commuée, dès le lendemain, en «assignation à
résidence» dans les appartements de l’ambassade de Toscane, où
Galilée avait continué de séjourner le temps du procès. Six mois plus
tard, le pape autorise Galilée à s’installer dans sa villa à Arcetri, tout
près de Florence, mais seulement «pour y vivre dans la solitude, sans
inviter personne et sans accueillir pour des discussions ceux qui vien-
draient [lui rendre visite]; ceci pour une durée laissée au jugement se
Sa Sainteté136». Bien que l’historien Peter Godman affirme que «pri-
son à perpétuité» signifiait «selon les usages de l’Inquisition romaine
trois ans de détention si l’on faisait preuve de contrition137», Galilée
ne sera jamais libéré de sa sentence d’assignation à résidence sur-
veillée. Il savait d’ailleurs qu’on ne lui faciliterait pas la vie. Il s’en confie
à son ami Elia Diodati en juillet 1634: l’inquisiteur local vient de lui
signifier qu’il devait désormais «s’abstenir de demander la permission
de retourner à Florence et qu’autrement on [le] ferait revenir à Rome
dans les vraies prisons du Saint-Office». Le vieux savant ajoute que
«d’une telle réponse, il me semble qu’on peut tirer la conjecture très
probable que je ne quitterai la prison où je suis que pour une autre,
commune, étroite, et de longue durée138».

135. Cité par Namer, L’Affaire Galilée, p. 230.


136. Ibid., p. 332, nous soulignons.
137. Godman, Histoire secrète de l’Inquisition, p. 39.
138. Cité par Namer, L’Affaire Galilée, p. 233.
les limites thÉologiques de l’autonomie des sciences 85

La permission de séjourner au centre de Florence lui est finale-


ment accordée en février 1638, après qu’il fut devenu complètement
aveugle, pour lui permettre d’être soigné. Mais il ne doit pas sortir de
la maison ou marcher dans la ville et surtout ne jamais tenir de conser-
vation «ouverte ou secrète» avec quiconque sur le mouvement de la
Terre sous peine «des plus sérieuses pénalités139». Chaque demande
de visite doit faire l’objet d’un décret de la congrégation. En avril 1639,
Galilée demande à être libéré complètement, mais sa requête est reje-
tée140. Il restera ainsi séquestré jusqu’à son décès, le 8 janvier 1642. On
lui avait permis toutefois d’être assisté par un jeune mathématicien,
protégé du grand-duc, Vincenzio Viviani (1622-1703), pour lui lire sa
correspondance, écrire les lettres dictées par son maître aveugle et
veiller sur lui.
L’on mesure tout l’acharnement contre Galilée quand on sait que
même son testament est d’abord considéré comme non valide, car,
selon le droit inquisitorial, un hérétique ne peut faire de testament et
ses biens peuvent être confisqués par l’Église. Heureusement, le rap-
port d’un consulteur a jugé le document valide puisque, ayant abjuré,
Galilée n’était pas vraiment hérétique, seulement suspect d’hérésie, ce
qui est différent141. Comme on le verra au chapitre prochain, le pape
refuse même qu’il reçoive une sépulture digne de son rang et de sa
renommée.

139. Cité par Jules Speller, Galileo’s Inquisition Trial Revisited, Francfort, Peter Lang,
2008, p. 355.
140. Ibid., p. 355.
141. Léon Garzend, L’Inquisition et l’Hérésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1912, p. 64.
86 l’impossible dialogue
copernic et galilÉe 87

CHAPITRE 2

Copernic et Galilée:
deux épines au pied des papes

[Le refus de libérer Galilée] pourrait même être un jour com-


paré à la persécution que Socrate éprouva dans sa patrie,
persécution qui fut si blâmée par les autres nations et jusque
par les descendants de ses persécuteurs.
peiresc1

’est parce que Galilée était considéré, au cours du premier tiers

C du xviie siècle, comme l’un des plus grands savants d’Europe


que sa condamnation constitua l’un des épisodes les plus dou-
loureux de l’histoire des relations entre le monde savant et l’Église
catholique. De l’avis même du pape Jean-Paul II, elle est à la source
«de tensions et de conflits» qui ont «conduit beaucoup d’esprits à
penser que science et foi s’opposaient2». Comme nous allons le voir

1. Peiresc au cardinal Francesco Barberini, 31 janvier 1635, traduction dans


Franco Lo Chiatto et Sergio Marconi, Galilée entre le pouvoir et le savoir, Aix-en-
Provence, Alinéa, 1988, p. 245.
2. Jean-Paul II, «Discours à l’occasion de la commémoration du centenaire de la
naissance d’Albert Einstein», dans Paul Poupard (dir.), Galilée, 350 ans d’histoire,
Paris, Desclée de Brouwer, 1983, p. 274.
88 l’impossible dialogue

dans ce chapitre, Copernic et Galilée ont longtemps été des épines au


pied des papes qui se sont succédé sur le trône de saint Pierre, épines
que de nombreux savants ont tenté en vain d’extirper. Il faudra en
effet attendre deux cents ans pour que les ouvrages de ces deux grands
savants soient retirés de l’Index des livres prohibés et trois cent cin-
quante ans pour voir Jean-Paul II répondre de façon à peu près adé-
quate aux demandes répétées des savants du monde entier visant à
réhabiliter Galilée et à faire admettre que sa condamnation fut une
erreur de la part de l’Église catholique.

Peiresc demande la libération de Galilée

Du vivant de Galilée, l’astronome et épistolier Nicolas-Claude Fabri


de Peiresc (1580-1637) est probablement celui qui s’est le plus démené
pour le faire libérer. Au centre d’un vaste réseau de correspondance
entre savants européens, ce conseiller au Parlement de Provence est
bien vu dans les hautes sphères politico-religieuses de son temps3. Il
prend donc sur lui, à la suite d’une demande expresse d’un ami de
Galilée4, d’écrire en décembre 1634 au neveu du pape, le cardinal
Francesco Barberini, pour le supplier de faire libérer «le pauvre Gali-

3. Pour une biographie récente, voir Peter N. Miller, L’Europe de Peiresc. Savoir et
vertu au XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 2015.
4. Lettre d’Elia Diodati à Pierre Gassendi, 10 novembre 1634, dans Antonio
Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, Florence, G. Barbera, vol. 16, 1905, p. 153.
Parlant de Galilée, Diodati écrit: «Je ne vous dirai [rien de plus] des considérations
de la continuation de ses souffrances, outre ce que j’en écris à Monsieur de Peiresc,
sinon que si Monsieur de Peiresc, par les habitudes qu’il a avec Monseigneur le Car-
dinal Barberini, pouvait intercéder envers lui pour obtenir quelque modération de
ces grandes rigueurs, et lui faire obtenir ce dont on lui avait donné espérance, c’est à
savoir la libération de sa restriction en sa métairie et liberté de se pouvoir transférer
à Florence et ailleurs, il ferait une œuvre de grand mérite et d’une mémorable cha-
rité.»
copernic et galilÉe 89

lée». Il le prie «d’excuser [s]a hardiesse» de lui demander de «faire


quelques démarches pour la consolation d’un vieillard septuagénaire
et malade, dont la mémoire sera difficilement effacée dans la posté-
rité». Avec éloquence, il prédit même que

les siècles futurs pourront trouver étrange qu’après rétractation d’une


opinion qui n’avait pas encore été condamnée en public, et qui n’était
proposée que comme problématique, on déploie une telle sévérité
contre un vieillard septuagénaire, en le tenant en prison, ou au moins
aux arrêts, de sorte qu’il ne puisse rentrer chez lui dans la ville, ni
recevoir de visites et les consolations de ses amis, et qu’il se voie même
privé, par l’éloignement, des secours et des remèdes que les infirmités
et les accidents instantanés auxquels il est sujet rendent nécessaires. Je
dis cela par la compassion que j’ai de M. Galileo Galilei, bon vieillard,
auquel ayant voulu écrire dernièrement, et m’étant informé auprès
d’un ami de Florence de sa demeure, j’ai appris qu’il était relégué dans
une maison de campagne, près d’un couvent où était morte une fille
religieuse qu’il avait et qui faisait son unique consolation, et l’on m’a
dit que non seulement l’accès de la ville et de sa propre maison lui était
défendu, mais qu’il lui était même interdit de recevoir ses amis ou de
leur écrire. Ces nouvelles me fendirent le cœur et me forcèrent à
répandre d’amères larmes sur les vicissitudes des choses humaines:
de tels maux, après avoir mérité tant d’honneur et une gloire qui
durera tant de siècles! Je vois qu’on a pardonné des crimes énormes
et horribles à des peintres excellents, et les plus nobles découvertes qui
aient été faites depuis tant de siècles ne pourront pas mériter indul-
gence pour les opinions problématiques d’un auteur qui n’a jamais
affirmé ce qu’on n’a pas voulu approuver?
Certainement une telle rigueur sera trouvée excessive dans tous les
pays, et plus par la postérité que dans le siècle actuel, où il semble que
chacun oublie les intérêts du public, et particulièrement ceux des
infortunés, pour ne songer qu’à ses propres intérêts. Cette affaire sera
une tache pour ce pontificat, si votre éminence ne le prend pas à cœur
90 l’impossible dialogue

et sous sa protection, comme je vous en supplie et vous en conjure


humblement et avec la plus vive ardeur, en vous priant de me pardon-
ner cette liberté. Mais il est nécessaire qu’un serviteur dévoué puisse
parfois donner de telles marques de son attachement; car je ne crois
pas que ceux qui vous entourent aient la hardiesse de vous manifester
les pensées qu’ils ont dans le cœur, et qui touchent l’honneur de votre
éminence.

Le cardinal lui répond de façon polie mais brève qu’il «ne man-
quera pas de faire part à Notre Seigneur de ce que vous m’écrivez pour
M. Galilée; mais vous m’excuserez si je ne vous réponds pas avec plus
de détails sur ce point, car, bien que le dernier, je suis un des cardinaux
qui assistent au Saint-Office». Peiresc revient aussitôt à la charge en
faveur du «vénérable vieillard» et répète au cardinal que le refus de
faire preuve d’indulgence envers Galilée court «grand risque d’être
interprété défavorablement, et pourrait même être un jour comparé à
la persécution que Socrate éprouva dans sa patrie, persécution qui fut
si blâmée par les autres nations et jusque par les descendants de ses
persécuteurs5».
Galilée, qui est tenu au courant de ces interventions, en remercie
l’auteur mais avoue en attendre peu d’effets sur ce qu’il considère une
forteresse dont il «ne voit pas qu’elle donne le moindre signe de céder
sous les chocs6». Toutes ces implorations ne changeront rien à la déci-
sion d’Urbain VIII de ne pas céder aux pressions, et Galilée demeurera

5. Ces lettres ont été publiées en traduction française par G. Libri dans Le Journal
des savants, avril 1841, p. 218-222. L’original italien, avec la réponse de Barberini,
est dans Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, p. 169-171. Les dates utilisées sont
celles établies par Favaro. On en trouve aussi une autre traduction dans Lo Chiatto
et Marconi, Galilée entre le pouvoir et le savoir, p. 241-246.
6. Galilée à Peiresc, 16 mars 1635, dans ibid., p. 259. Voir aussi la lettre de Peiresc
à Gassendi, 26 mai 1635, dans Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, vol. 16,
p. 268.
copernic et galilÉe 91

en résidence surveillée jusqu’à sa mort en janvier 1642. Quant à Pei-


resc, il était décédé en juin 1637 à l’âge de cinquante-sept ans.

Leibniz à la défense de Copernic

Le philosophe Gottfried Leibniz (1646-1716), bien que protestant,


tente pour sa part, à la fin des années 1680, de convaincre l’Église
catholique d’annuler la censure de Copernic. Tout en admettant que
l’Église est infaillible en matière de foi, il considère erroné de vouloir
forcer les croyants à adhérer à des thèses insoutenables en matière de
physique, car ces vérités ne dépendent pas de la volonté et ne peuvent
être changées au gré des autorités7. Dans ses échanges avec le land-
grave Ernst von Hessen-Rheinfels, converti au catholicisme, il suggère
à ce dernier que, lorsqu’il écrira à Rome,

il serait à propos de faire sonder chez les Éminentissimes Cardinaux,


si on ne serait pas en humeur de lever la censure par intérim, publiée
autres fois contre l’opinion de Copernic du mouvement de la Terre.
Car cette hypothèse est maintenant confirmée par tant de raisons,
tirées des nouvelles découvertes, que les plus grands astronomes n’en
doutent presque plus. Des Jésuites très habiles (comme le P. de
Challes) ont avoué publiquement qu’il sera bien difficile de trouver
jamais une autre hypothèse qui puisse rendre raison de toutes choses
si aisément, si naturellement et si parfaitement; et on voit bien, que
rien ne l’empêche de s’y rendre ouvertement, que la censure.
Le P. Mersenne, Minime, et le P. Honoré Fabry, Jésuite, ont reconnu
et enseigné dans leurs écrits, que la défense n’a été que provisoire,
jusqu’à ce qu’on fût mieux éclairci, et qu’elle a été jugée convenable en

7. Domenico Bertoloni Meli, «Leibniz on the Censorship of the Copernican


System», Studia Leibnitiana, vol. 20, 1988, p. 21.
92 l’impossible dialogue

ce temps là, pour obvier au scandale que cette doctrine, répandue


alors par Galilei, semblait faire naître dans l’esprit des faibles. Main-
tenant on est assez revenu de cet étonnement, et tout homme de bon
sens reconnaît aisément, que quand bien l’hypothèse de Copernic
serait véritable mille fois, la Sainte Écriture n’en recevrait aucune
atteinte. Si Josué avait été un élève d’Aristarque ou de Copernic, il
n’aurait pas laissé de parler comme il a fait, autrement il aurait choqué
les assistants et le bon sens. Tous les Coperniciens, quand ils parlent
ordinairement, et même entre eux, lorsqu’il ne s’agit pas de science,
diront toujours, que le Soleil s’est levé ou couché, et jamais ils ne le
diront de la Terre. Ces termes sont affectés aux phénomènes et non
aux causes.

Il importe selon Leibniz que l’Église catholique «laisse aux Philo-


sophes la liberté raisonnable, qui leur appartient», et il insiste sur le
fait que cette «censure de Copernic fait tort; car les plus savants
hommes d’Angleterre, de Hollande et de tout le Nord (pour ne rien
dire de la France), étant presque convaincus de la vérité de cette hypo-
thèse, ils considèrent cette censure, comme un esclavage injuste». Il
affirme même que «c’est prostituer les Saintes Écritures et l’Église que
d’abuser de leur autorité, pour prévenir les gens sur des vérités de Phi-
losophie». Il conclut son exhortation en soulignant qu’il y «aurait
moyen de trouver quelque expédient, si on déclarait à Rome, que tous
ceux qui voudront soutenir que l’hypothèse de Copernic est véritable,
doivent déclarer en même temps que la Sainte Écriture n’a pu com-
modément ni dû parler autrement qu’elle a fait et qu’elle ne s’est pas
éloignée de la propriété des mots». Enfin, «il n’y a point de Tribunal
qui ne réforme quelques fois ses propres jugements, et puisque des
Saints Pères ont fait le même pas, en rejetant les Antipodes, je ne vois
pas qu’on doive être si délicat sur une matière pareille8».

8. Christoph von Romel (dir.), Leibniz und Landgraf Ernst von Hessen-Rheinfels.
copernic et galilÉe 93

On ne sait si son correspondant a fait bon usage de ses conseils,


mais Leibniz tente de les faire valoir lui-même lors de son voyage en
Italie en 1689. Malgré ses efforts auprès de Jésuites et d’autres person-
nalités bien placées à Rome, il ne convainc personne. Mais il ne lâche
pas prise et, dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain, écrits
en 1703 mais publiés seulement en 1765, soit cinquante ans après son
décès en 1716, il déplore encore que l’on continue «en Italie et en
Espagne et même dans les pays héréditaires de l’Empereur de suppri-
mer la doctrine de Copernic, au grand préjudice de ces nations, dont
les esprits pourraient s’élever à des plus belles découvertes, s’ils jouis-
saient d’une liberté raisonnable et philosophique9».

L’Encyclopédie implore Benoît XIV

Le mathématicien et physicien Jean d’Alembert, éditeur avec son ami


Diderot de la célèbre Encyclopédie, profite de l’entrée «Copernic» au
volume 3 du Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers
paru en 1754 pour suggérer au pape Benoît XIV (1675-1758) de cor-
riger le tir et d’annuler toutes ces interdictions devenues caduques, le
système de Copernic étant «aujourd’hui généralement suivi en
France et en Angleterre». Il déplore le fait que «les philosophes et les
astronomes les plus éclairés d’Italie» n’osent pas le soutenir publique-
ment ou alors «ont grand soin d’avertir qu’ils ne le regardent que
comme hypothèse, et qu’ils sont d’ailleurs très soumis aux décrets des
souverains pontifes sur ce sujet». Usant de diplomatie et même de
flatterie, d’Alembert ajoute qu’il «serait à désirer qu’un pays aussi

Ein ungedruckter Briefwechsel über religiöse und politische Gegenstände, Francfort,


Literarische Anstalt, 1847, p. 200-202.
9. Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris,
Garnier-Flammarion, 1966, p. 458.
94 l’impossible dialogue

plein d’esprit et de connaissance que l’Italie voulût enfin reconnaître


une erreur si préjudiciable aux progrès des sciences». Or, «un tel
changement serait bien digne du pontife éclairé qui gouverne aujour-
d’hui l’Église; ami des sciences et savant lui-même, c’est à lui de dicter
aux Inquisiteurs des lois sur ces sujets». Ironique, il ajoute plus loin
que l’on devrait faire comme le roi d’Espagne qui «se trouva mieux de
croire, sur l’existence des Antipodes, Christophe Colomb qui en
venait, que le Pape Zacharie qui n’y avait jamais été». Il se félicite, au
passage, qu’en France «on se trouve beaucoup mieux d’ailleurs de
croire sur le système du monde les observations astronomiques que
les décrets de l’Inquisition». Pour faire bonne mesure, d’Alembert se
dit aussi convaincu que «cette fureur de l’Inquisition contre le mou-
vement de la Terre nuit même à la religion10».
Le rédacteur de l’Encyclopédie avait bien vu que Benoît XIV lui-
même était embarrassé par son aile conservatrice en matière de
science moderne. À peine publiés, les quatre premiers tomes de cette
vaste entreprise éditoriale sont examinés par les responsables de
l’Index, et c’est un mathématicien jésuite plutôt favorable à Newton
qui en rend compte, soulevant certains points «dignes de censure
et de blâme», comme l’indiquent les procès-verbaux des réunions de
la congrégation de l’Index11. Mais l’influence du pape permet de faire
retarder une mise à l’Index qui ne surviendra qu’en 1759, soit un
an après son décès. En effet, à peine élu, Clément XIII est, malgré
son nom, moins indulgent que son prédécesseur, et interdira aux
catholiques toute lecture de l’Encyclopédie sous peine d’excommuni-
cation12.

10. Cité par Pierre-Noël Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens et sa


révocation à la lumière de documents inédits des Congrégations de l’Index et de l’Inqui-
sition, Rome, Université pontificale grégorienne, 1997, p. 176.
11. Ibid., p. 175.
12. Catherine Maire, «L’entrée des “Lumières” à l’Index: le tournant de la double
copernic et galilÉe 95

Mais il ne faut pas confondre individu et institution. Cette der-


nière étant par nature conservatrice, il lui est pratiquement interdit
d’admettre avoir erré sans risquer de perdre sa crédibilité et surtout
son autorité. Ainsi, même si Benoît XIV admirait les talents littéraires
de Voltaire, qui lui avait même dédié sa pièce Mahomet, cela ne l’avait
nullement empêché de faire interdire celle-ci dans sa version italienne
aussitôt qu’on avait voulu la faire jouer et de faire condamner directe-
ment ses pamphlets par le Saint-Office quand il le jugeait nécessaire13.
La seule façon de procéder pour ceux qui voulaient modifier les pra-
tiques en vigueur au sein de l’Église dans le sens d’une plus grande
liberté de parole en matière de physique était donc d’user de patience,
de diplomatie et surtout de discrétion, tout changement devant se
faire sans attirer l’attention du public.
L’influence de Benoît XIV s’était tout de même fait sentir dès l’an-
née suivant son élection. En 1741, la congrégation de l’Index se
décrispe un peu et accepte que soit publiée une édition à peu près
complète des œuvres de Galilée. L’éditeur se félicite de cet événement:
«Ce très fameux Dialogue, tant de fois imprimé dans la clandestinité,
paraît finalement au grand jour, muni de toutes les autorisations
requises et s’offrant désormais à un libre usage public14». Cette édi-
tion demeure toutefois incomplète, car elle omet l’importante lettre à
la grande-duchesse Christine de Lorraine, qui avait été au fondement
de sa critique de la lecture littérale de la Bible. De plus, la permission
d’imprimer est assortie de l’obligation de publier conjointement la
sentence de l’Inquisition et l’abjuration de Galilée. Enfin, cette
«liberté» est acquise au prix de quelques ajustements au texte ori-

censure de l’Encyclopédie en 1759», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie,


no 42, 2007, p. 108-139.
13. Peter Godman, Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II, tra-
duction de Cécile Deniard, Paris, Perrin, coll. «Tempus», 2008, p. 254-255.
14. Cité par Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens, p. 121.
96 l’impossible dialogue

ginal. Pour transformer les affirmations en hypothèses conformes au


décret de 1620, qui permettait une publication expurgée des énoncés
trop réalistes de Copernic15, le responsable de la publication affirme
sans ambages avoir «supprimé ou transposé dans le sens hypothé-
tique les notes marginales qui [lui] semblaient ne pas aller dans ce
sens16». Tout comme ce fut le cas pour le texte de Copernic, ces ajus-
tements sont, de fait, en contradiction avec la pensée de Galilée, qui n’a
jamais douté que le mouvement de la Terre est bien réel et non pas une
simple hypothèse utile, même si aucune preuve «irréfutable» n’était
fournie. Dans les deux cas c’est plutôt une analyse comparée de la
plausibilité des systèmes de Ptolémée et de Copernic qui faisait pen-
cher la balance du côté de ce dernier. Mais, comme on l’a déjà signalé,
la stratégie rhétorique des défenseurs de la position officielle de
l’Église évitait de faire une telle comparaison, et ils se contentaient
d’affirmer qu’aucune preuve irréfutable ne confirmait le mouve-
ment de la Terre, en omettant bien sûr d’ajouter qu’une telle preuve
manquait aussi pour affirmer de façon tout aussi irréfutable son
immobilité…
Il faut noter que l’argument de l’absence de preuve absolue et irré-
futable du mouvement de la Terre avait trouvé réponse avec la décou-
verte par le savant anglais James Bradley, à la fin des années 1720, du
phénomène d’aberration de la lumière provenant des étoiles, phéno-
mène qui ne peut s’expliquer – en pratique, car le scepticisme absolu
est toujours une option – que par le mouvement de la Terre autour
du Soleil. Mais seuls des sceptiques de la trempe du cardinal Bellarmin
pouvaient vraiment réclamer une telle «preuve» avant d’abandonner

15. Pour une analyse détaillée des corrections apportées à l’ouvrage de Copernic,
voir Michel-Pierre Lerner, «Copernic suspendu et corrigé. Sur deux décrets de
la Congrégation romaine de l’Index (1616-1620)», Galilaena, vol. 1, 2004, p. 21-
89.
16. Cité par Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens, p. 121.
copernic et galilÉe 97

l’idée d’une Terre immobile, tant la cohérence théorique de l’ensemble


de la physique imposait depuis déjà longtemps le système copernicien
modifié par Kepler. Quant à la rotation de la Terre sur elle-même, elle
ne sera prouvée de façon empiriquement convaincante qu’en 1851
grâce à l’expérience du pendule de Foucault. Et pour insister sur la
complexité épistémologique des énoncés scientifiques, rappelons au
passage que le grand mathématicien et philosophe des sciences Henri
Poincaré fera scandale au début du xxe siècle en affirmant que même
cette fameuse expérience du pendule ne «prouve» pas vraiment que
la Terre tourne. Elle constitue un indice supplémentaire et convain-
cant mais pas aussi «absolu» que ce que réclamait Bellarmin, dont
l’épistémologie diffère fondamentalement de celle qui est mise en pra-
tique par la plupart des savants17.

La sépulture tardive de Galilée

Au moment du décès de Galilée, le 8 janvier 1642, Urbain VIII n’avait


toujours pas pardonné l’affront qu’il avait ressenti à la publication du
Dialogue. Il interdit au grand-duc de Toscane de faire une cérémonie
en grande pompe, d’ériger un mausolée et de faire reposer le corps du
grand savant dans l’église Santa Croce. Il était en effet pour lui impen-
sable qu’un hérétique comme Galilée trouve un refuge officiel dans
une église catholique. Le pape avait donc fait savoir clairement à l’am-
bassadeur du grand-duc que «ce n’était pas un exemple à donner au
monde», car Galilée «avait été convoqué devant le Saint-Office pour
une doctrine tout à fait fausse et erronée. Il avait jeté le trouble chez

17. Jean-Marc Ginoux et Christian Gerini, «Poincaré et la rotation de la Terre»,


Pour la science, no 417, juillet 2012, p. 2-5; Jacques Gapaillard, Et pourtant elle tourne.
Le mouvement de la Terre, Paris, Seuil, 1993.
98 l’impossible dialogue

beaucoup et causé un scandale universel dans la Chrétienté par une


doctrine qui avait été condamnée18».
Les admirateurs de Galilée n’avaient tout de même pas lâché prise,
au premier chef son dernier assistant Vincenzio Viviani. Savant
reconnu, Viviani était devenu mathématicien de la cour du grand-duc
de Toscane en 1666. Devant le refus des autorités de reconnaître son
maître, il avait fait lui-même ériger un monument en son honneur à
l’entrée de sa propre maison en 1693. Malgré son caractère privé, ce
monument figurait, en 1698, dans un important guide touristique de
Florence, lequel louait l’initiative de Viviani et appelait à une recon-
naissance officielle de cette gloire nationale19.
Il faudra attendre plus d’un siècle après la condamnation de Gali-
lée pour voir l’Église accepter que l’Italie donne enfin à son plus grand
savant une sépulture digne de sa renommée. Encore là, le décret
du 16 juin 1734 indique qu’il faut d’abord soumettre au Saint-Office
l’inscription que l’on compte graver sur le mausolée20. Finalement, en
mars 1737, les restes de Galilée sont déposés dans la basilique Santa
Croce, vis-à-vis de ceux de Michel-Ange (1475-1564), autre grande
figure de la Toscane. L’événement revêt un caractère politique et
marque le désir d’autonomie de l’État toscan vis-à-vis du Saint-Siège.
Il est d’ailleurs significatif qu’aucun représentant de l’Église n’ait
assisté à la cérémonie21.

18. Cité par Annibale Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, Studi Gali-
leiani, Cité du Vatican, Publications de l’Observatoire du Vatican, vol. 5, 2001,
p. 335-336.
19. Michael Segre, «The Never-Ending Galileo Story», dans Peter Machamer
(dir.), The Cambridge Companion to Galileo, Cambridge, Cambridge University
Press, 1998, p. 392.
20. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 337; Antonio Favaro (dir.), Le
Opere di Galileo Galilei, Florence, G. Barbera, vol. 19, 1907, p. 399.
21. Paolo Galuzzi, «The Sepulchers of Galileo: The “Living” Remains of A Hero of
Science», dans Machamer (dir.), The Cambridge Companion to Galileo, p. 433-435.
copernic et galilÉe 99

La fin d’un acharnement

En 1753, Benoît XIV réussit à faire modifier les procédures de la cen-


sure des livres de façon que le choix des consulteurs soit approuvé par
le pape lui-même. Confirmant la lenteur de la curie romaine, il confiera
d’ailleurs à un ami qu’il aura fallu onze ans pour que son projet, initié
dès la deuxième année de son pontificat, se réalise22. Cette réforme, qui
peut être interprétée comme une bureaucratisation accrue de la
congrégation de l’Index23, mène naturellement à la publication
en 1757 d’une nouvelle édition de l’Index des ouvrages interdits. On
profite de cette occasion pour omettre, sans toutefois souligner le chan-
gement, la phrase visant «tous les autres ouvrages» qui affirment le
mouvement de la Terre, laquelle faisait partie du décret original de 1616
interdisant de soutenir la mobilité de la Terre et l’immobilité du Soleil.
On pourra trouver curieux que les livres nommément condamnés
(ceux de Copernic, Galilée et Kepler) n’aient pas été retirés de la liste au
même moment, mais cette contradiction fait bien ressortir la stratégie
des petits pas de l’Église, qui consiste à ne pas attirer l’attention sur des
gestes pouvant être interprétés comme un aveu d’erreur.
Le nouvel Index de 1757 ne passe toutefois pas totalement ina-
perçu. En effet, l’astronome français Joseph Jérôme Lefrançois de
Lalande, de passage à Rome en 1765, demande pourquoi on n’a pas
aussi retiré de la liste le Dialogue de Galilée. Le fait qu’il ne mentionne
pas les noms des autres savants mis à l’Index montre bien que pour lui
Galilée incarne à lui seul toute la science, même si Copernic et Kepler
sont d’aussi grands savants. Selon ce que rapporte Lalande, le préfet de
la congrégation de l’Index lui répond qu’une sentence de l’Inquisition

22. Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens, p. 179.


23. Maria Pia Donato, «Les doutes de l’inquisiteur: philosophie naturelle, cen-
sure et théologie à l’époque moderne», Annales, Histoire, Sciences sociales,
64e année, 2009/1, p. 40.
100 l’impossible dialogue

ayant été prononcée contre Galilée, il faudrait d’abord la modifier, ce


qui, on l’imagine facilement, demanderait une procédure longue à la
conclusion incertaine24. Comme nous le verrons au chapitre 4, le livre
de vulgarisation de ce même Lalande, L’Astronomie des dames, sera
mis à l’Index en 1830.
Au début du xixe siècle, la physique de Newton et sa cosmologie
copernicienne sont généralement adoptées dans tout le monde savant.
Alors que plusieurs ouvrages sont imprimés avec l’approbation plus
ou moins officielle de l’Église25, les esprits les plus conservateurs du
Saint-Office tiennent encore à maintenir la cohérence des décisions
doctrinales, malgré leur absurdité patente. Il faut attendre la crise sus-
citée par la demande, en 1820, d’un permis d’imprimer un ouvrage de
physique par un chanoine italien, Giuseppe Settele, professeur d’as-
tronomie à l’université La Sapienza à Rome, pour que le Saint-Siège
mette clairement fin à l’interdiction d’enseigner le système de Coper-
nic. Car bien qu’un réviseur chargé de la lecture de l’ouvrage conclue
que rien ne s’oppose plus à défendre le mouvement de la Terre, le
maître du Sacré Palais, plutôt à cheval sur les principes, refuse le per-
mis d’imprimer en arguant que le décret de 1616, jamais abrogé, inter-
dit de défendre une telle idée, déclarée hérétique. De façon plutôt
cocasse, l’entêtement du maître du Sacré Palais à refuser d’imprimer
l’ouvrage de Settele amène les cardinaux du Saint-Office à émettre
en 1822 un décret, approuvé par le pape Pie VII, qui rappelle «qu’il ne
revient pas aux maîtres du Sacré Palais, actuels et futurs, de refuser le
permis d’imprimer et la publication d’ouvrages» qui traitent du
mouvement de la Terre «selon l’opinion commune des astronomes
modernes». Toute réticence ou désobéissance sera passible d’une
peine laissée au bon jugement du Saint-Office26.

24. Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens, p. 215.


25. Plusieurs exemples sont fournis par Mayaud, ibid., p. 218-233.
26. Cité par Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 343.
copernic et galilÉe 101

Suite logique, mais lente à advenir, de cette décision, les livres d’as-
tronomie longtemps interdits nommément (dont ceux de Copernic,
Galilée et Kepler) sont finalement retirés de l’édition de 1835 de l’In-
dex des livres prohibés. Bien sûr, pour ne pas attirer l’attention, ces
retraits se font sans aucune publicité. On peut d’ailleurs se demander
si l’entêtement du maître du Sacré Palais ne visait pas simplement à
forcer l’institution à affirmer clairement ce qu’elle refusait de dire et
à mettre ses décrets en accord avec la réalité de l’époque. Chose cer-
taine, Galilée avait une fois de plus raison, lui qui avait noté de façon
ironique sur un feuillet conservé dans l’un de ses exemplaires du Dia-
logue: «Attention théologiens! En déclarant objet de Foi les proposi-
tions qui concernent le mouvement et le repos du Soleil et de la Terre,
vous vous exposez au danger de devoir peut-être, avec le temps,
condamner comme hérétiques ceux qui affirmeraient que la Terre est
immobile et que c’est le Soleil qui se déplace27».

Napoléon s’empare des archives du procès de Galilée

La lente et tortueuse acceptation par les autorités de l’Église catho-


lique de la validité scientifique du système astronomique de Copernic,
près de trois siècles après sa publication, ne met pas fin aux critiques
de ceux qui réclament rien de moins qu’une reconnaissance pleine et
entière de l’erreur qu’a constituée la condamnation de Galilée par l’In-
quisition romaine.
Le symbole que le procès de Galilée est devenu aux yeux des esprits
rationalistes (sans parler des anticléricaux) prend une ampleur spec-
taculaire avec la conquête de l’Italie par Napoléon. En effet, celui qui
aimait s’entourer de savants, et qui avait amené avec lui les plus presti-
gieux d’entre eux lors de son expédition en Égypte (1798-1801),

27. Ibid.
102 l’impossible dialogue

ordonne, en décembre 1809, que toutes les archives du Vatican soient


rapatriées à Paris28. Tout au long de l’année suivante, des milliers de
dossiers sont ainsi déplacés à grands frais de Rome à Paris, y compris
les précieux documents du procès de Galilée que la France voulait
enfin publier intégralement. Mais l’instabilité politique des décennies
suivantes – chute de Napoléon, Restauration, monarchie de Juillet –
fait en sorte que le dossier, après maintes réclamations de la part du
Vatican, retourne finalement à Rome en 1843 sans avoir été publié29.
La pression pour faire publier ces documents augmente encore
quelques années plus tard lorsque, profitant de l’instabilité engendrée
par les mouvements révolutionnaires italiens de 1848, Giacomo Man-
zoni, ministre des Finances de l’éphémère République romaine, et son
ami le physicien Silvestro Gherardi, ministre de l’Instruction publique,
accèdent aux archives du Saint-Office et copient rapidement plusieurs
documents du dossier Galilée. Mais la souveraineté pontificale de
Rome est vite rétablie et le Saint-Office, craignant un usage «idéolo-
gique» des documents recopiés, décide de prendre les devants. Le pré-
fet des archives secrètes du Vatican, Mgr Marini, celui-là même qui
dès 1815 avait contacté Paris pour réclamer les archives, fait paraître
en 1850 Galilée et l’Inquisition, mémoires historiques et critiques,
ouvrage dans lequel sont publiés pour la première fois quelques pièces
et extraits du procès. Comme le note l’historien Annibale Fantoli,

28. Owen Chadwick, Catholicism and History: The Opening of the Vatican Archives,
Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 14-15.
29. Ibid., p. 20-21; Francesco Beretta, «Le siège apostolique et l’affaire Galilée:
relectures romaines d’une condamnation célèbre», Roma moderna e contempora-
nea, année 7, no 3, 1999, p. 443; voir aussi, du même auteur, «Le procès de Galilée et
les archives du Saint-Office. Aspects judiciaires et théologiques d’une condamna-
tion célèbre», Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 83, 1999, p. 467.
Une partie de la correspondance entre Paris et Rome se trouve dans L. Sandret, «Le
manuscrit original du procès de Galilée», Revue des questions historiques, vol. 22,
1877, p. 551-559.
copernic et galilÉe 103

l’objectif était surtout «de présenter une apologie de l’activité du


Saint-Office et de dissiper les soupçons de rigueur inhumaine vis-
à-vis de Galilée durant le procès de 163330». L’idée (fausse) que Gali-
lée avait été torturé circulait en effet à l’époque parmi les groupes anti-
cléricaux31. Cette publication relance toutefois les débats sur toute
l’affaire. Archivistes et historiens débattent de la qualité des analyses et
surtout de la transcription des documents, le dossier publié étant loin
d’être complet.
Au cours des décennies suivantes, plusieurs ouvrages paraissent
sur le même sujet en français, en anglais, en italien et en allemand32.
Ainsi, Henri de l’Épinois, archiviste et historien catholique français,
est très critique à l’égard du travail de Marini, dont les documents
cités, dit-il, «ne satisfaisaient point la curiosité et permettaient de
croire à des réticences» de la part de l’Église33. Il obtient la permission
du Vatican de revoir les dossiers et les publie en 1867 sous le titre Gali-
lée, son procès, sa condamnation d’après des documents inédits. Trois ans
plus tard, Silvestro Gherardi publie finalement les documents qu’il
avait consultés dans les années 1840 sous le titre accrocheur Le Procès
de Galilée, revu grâce à une nouvelle source de documents.
Cette résurgence des discussions entourant Galilée culmine avec
la promulgation d’un décret royal en 1887 annonçant le projet de
publier une édition nationale des œuvres complètes de Galilée
incluant sa correspondance, le tout aux frais du gouvernement italien

30. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 346.


31. Chadwick, Catholicism and History, p. 43.
32. Pour une analyse détaillée, voir Maurice A. Finocchiaro, Retrying Galileo,
1633-1992, Berkeley, University of California Press, 2005.
33. Henri de l’Épinois, Les Pièces du procès de Galilée précédées d’un avant-propos,
Paris, Société générale de librairie catholique, 1877, p. v. Il s’agit d’une édition corri-
gée et augmentée de la première publication de ces documents dans la livraison de
juillet 1867 de la Revue des questions historiques. L’auteur s’en explique dans ibid.,
p. v-vii.
104 l’impossible dialogue

et sous la direction de l’historien Antonio Favaro34. Fort de cet appui


de l’État, Favaro obtient la permission de consulter les archives du
Saint-Office et du Vatican pour y recueillir l’ensemble des documents
officiels concernant les procès du grand savant italien. Composée de
vingt volumes publiés entre 1890 et 1909, cette publication remplace
les nombreuses éditions antérieures au contenu plus ou moins fiables.
Elle est encore aujourd’hui la référence incontournable sur Galilée35.

La réhabilitation de Galilée

La publication des documents est une chose, mais la réhabilitation de


Galilée en est une autre. Les anniversaires constituent souvent des
occasions idéales de revenir sur des événements historiques à forte
teneur symbolique. En préparation du 300e anniversaire du décès de
Galilée, l’Académie pontificale des sciences, créée en 1936 par Pie XII
pour, selon l’historien Fantoli, «favoriser la rencontre de la Foi chré-
tienne avec la science moderne», prend l’initiative de publier une bio-
graphie du savant florentin36. La visée apologétique reste présente, car
le président de l’Académie pontificale indique à l’avance que cette
biographie ne sera rien moins qu’«une efficace démonstration de ce
que l’Église n’a pas persécuté Galilée, mais l’a beaucoup aidé dans ses
recherches37».
En confiant le projet au prêtre et historien Pio Paschini, le prési-
dent ne s’attendait peut-être pas à ce que ce dernier fasse une lecture
plus critique de cette histoire. Lorsqu’il remet son manuscrit pour

34. Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 262.


35. Antonio Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, Florence, G. Barbera, 1890-
1909. Cette édition est maintenant disponible gratuitement sur le site gallica.bnf.fr
de la Bibliothèque nationale de France.
36. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 527.
37. Cité par Fantoli dans ibid., p. 349.
copernic et galilÉe 105

publication au début de 1945, trois ans après le 300e anniversaire, l’au-


teur a la surprise de le voir refusé par l’Académie pontificale des
sciences qui le trouve trop partisan de Galilée! Devant le refus de Pas-
chini de modifier son analyse, qu’il considère impartiale et rigoureuse,
on transfère le dossier au secrétariat d’État du Vatican qui le soumet
au jugement du Saint-Office. Ce dernier confirme, à son tour, que le
manuscrit est trop favorable à Galilée et critique envers les Jésuites et
les Dominicains, les deux ordres religieux impliqués dans le procès.
Pie XII, qui avait pourtant été favorable au projet biographique,
appuie le jugement de sa bureaucratie. L’ouvrage est donc censuré,
confirmant encore une fois l’emprise des esprits les plus conservateurs
sur la bureaucratie vaticane.
C’est à Mgr Giovanni Battista Montini, futur pape Paul VI, alors
adjoint au secrétaire d’État et sensible au point de vue de Paschini, que
revient la tâche d’annoncer personnellement à ce dernier la mauvaise
nouvelle. Paschini lui répond être déçu et mécontent de cette décision
qu’il considère injuste, car il juge avoir été impartial et n’avoir aucune-
ment fait l’apologie de Galilée38. Très conscient des divisions qui
règnent au sein de son Église, il confie à un ami qu’il est fermement
convaincu «qu’en réalité, depuis le début, le Saint-Office ne voulait
pas du tout d’une telle publication. L’Académie pontificale des
sciences la voulait, le Saint-Père l’approuvait, mais pas le Saint-Office.
Ce dernier était trop heureux de trouver un prétexte pour faire aban-
donner ce dossier». Paschini explique cette décision par le fait que les
autorités croient avoir toujours raison, «particulièrement quand
[elles] ont tort39». Obéissant, il s’autocensure et se contente de publier
en 1950 un court article descriptif sur Galilée dans L’Encyclopédie
catholique, ouvrage dont il est le rédacteur en chef.

38. Pour plus de détails et de longs extraits des lettres de Paschini sur cette affaire,
voir Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 318-326.
39. Cité par Finocchiaro, ibid., p. 324.
106 l’impossible dialogue

Galilée et Vatican II: une nouvelle conjoncture


exceptionnelle

Que le «cas Galilée» soit une véritable épine au pied des papes, pris
dans les luttes idéologiques entre factions conservatrices et plus libé-
rales au sein de la curie romaine, est encore plus évident quand on
connaît la suite imprévue de cette curieuse histoire de censure d’une
simple biographie d’un savant du xviie siècle, pourtant commandée
par une organisation (l’Académie pontificale des sciences) relevant du
Vatican.
Décédé en décembre 1962, Paschini a légué par testament son
manuscrit à son ancien étudiant Michele Maccarrone, prêtre lui aussi
et successeur de Paschini à la chaire d’histoire religieuse de l’université
pontificale du Latran à Rome. Maccarrone se sent dès lors investi de la
mission de le publier. Il est alors président de la Commission pontifi-
cale des sciences historiques et sera plus tard expert au Concile Vati-
can II40. Rappelons que ce concile œcuménique est réactivé par
Paul VI à l’automne 1963, à la suite du décès en juin de la même année
de Jean XXIII qui en avait été l’initiateur. Convoqué pour repenser la
place de l’Église dans le monde moderne, Vatican II, on le sait, mar-
quera profondément l’histoire de l’Église catholique.
Maccarrone revient donc à la charge auprès de l’Académie ponti-
ficale des sciences, qui se montre plus ouverte dans le contexte
du 400e anniversaire de la naissance de Galilée (né en 1564). Tout
comme Galilée avait vu dans l’élection du pape Urbain VIII une
«conjoncture exceptionnelle», on peut dire que l’année 1963 en est
une aussi pour le destin du Galileo Galilei en deux volumes de Pas-
chini. En effet, Mgr Montini, qui, on l’a vu, avait été plutôt favorable à
Paschini dans le bras de fer qui avait opposé ce dernier au Saint-Office,

40. Sur la carrière de Maccarrone, voir Thomas F. X. Noble, «Michele Maccarrone


on the Medieval Papacy», The Catholic Historical Review, vol. 80, 1994, p. 518-533.
copernic et galilÉe 107

est élu pape le 21 juin 1963. Lors d’une audience auprès du nouveau
pape Paul VI, Maccarrone l’informe donc de son projet de publier
l’ouvrage de Paschini et reçoit l’appui du Saint-Père. Par ailleurs, les
débats de l’automne au concile œcuménique allaient dans le sens de la
publication du manuscrit refusé vingt ans plus tôt. En effet, l’une des
questions débattues alors par Vatican II est celle des rapports entre
science et religion. Dans ce contexte, plusieurs membres du concile
avancent qu’une déclaration explicite sur Galilée serait de mise étant
donné le symbole qu’il incarne et l’occasion unique fournie par
le 400e anniversaire de sa naissance. Ils font ainsi écho aux nombreux
scientifiques qui réclamaient une réhabilitation solennelle de Galilée.
Une version préliminaire de ce qui deviendra une partie du para-
graphe 36 de la constitution pastorale Gaudium et Spes sur la «juste
autonomie des réalités terrestres» suggère de mentionner explicite-
ment que la condamnation de Galilée a été une erreur. Or, la majorité
des membres du concile s’y refuse, et un compromis est trouvé qui
laisse le texte vague mais ajoute une note de bas de page renvoyant,
sans commentaires, à l’ouvrage de Paschini sur Galilée que les autori-
tés ont finalement accepté de publier, non sans en avoir revu les parties
les plus critiques. Maccarrone n’a d’ailleurs jamais été mis au courant
de ces «retouches», dites mineures par le jésuite Edmond Lamalle,
responsable de l’édition finale du manuscrit. En fait, sous prétexte de
mettre à jour un travail datant de vingt ans déjà, ces corrections ren-
versaient carrément plusieurs des jugements de Paschini41. Membre
du Saint-Office et représentant le courant conservateur, Mgr Pietro
Parente considère que cet ouvrage n’apporte rien de neuf. Également
participant au concile, il s’oppose fortement, avec d’autres, à toute
admission franche que le procès de Galilée a été une erreur 42.

41. Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 330-337.


42. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 530, 533; Finocchiaro,
Retrying Galileo, p. 329.
108 l’impossible dialogue

Notons au passage que le refus de la part de certains prélats


de parler de Galilée a peut-être aussi un fondement culturel. Lors des
débats à la session du 11 février 1965, Gabriel-Marie Garonne, arche-
vêque de Toulouse, rappelle que si le cas de Galilée n’est pas évoqué, la
communauté scientifique sera déçue. Ce à quoi Mgr Zoa, archevêque
de Yaoundé, au Cameroun, réplique qu’il faut distinguer l’Église locale
et l’Église universelle, le cas de Galilée intéressant surtout l’Europe
occidentale. Ses commentaires provoquent, d’après les rapporteurs,
des éclats de rire chez ses confrères43.
Toujours au sujet de cet épisode du 400e anniversaire de naissance
du célèbre Pisan, il est instructif de lire ce que Mgr Elchinger, évêque
coadjuteur de Strasbourg qui servait alors d’agent de liaison avec les
milieux universitaires de France, rapporte dans ses mémoires. Il dit
être intervenu en novembre 1964 «dans le débat sur l’Église et la
culture pour demander la réhabilitation de Galilée». Sa démarche de
conciliation «fut, au début, très mal perçue par certains prélats mais
fort bien accueillie par le pape Paul VI». Selon lui, «le procès de Gali-
lée avait pris les apparences d’un “péché contre l’esprit”. Il avait creusé
un fossé entre l’univers de la foi et celui de la science44».
Pendant le concile, le journal Le Monde rapporte les propos cri-
tiques d’Elchinger sur la façon dont l’Église perçoit encore trop sou-
vent les sciences. Après s’être demandé si l’Église n’a pas «une peur
morbide du rationalisme et de l’esprit critique», l’évêque ajoute que
«Galilée demeure un symbole dans l’histoire des temps modernes.
Qu’on ne nous dise pas trop vite qu’il fait partie de l’histoire ancienne.
La condamnation de Galilée n’a jamais été “rapportée”, c’est-à-dire
annulée. Nombre de savants attribuent aujourd’hui à l’Église l’atti-

43. Jean-Paul Messina, Évêques africains au Concile Vatican II, 1959-1965. Le cas
du Cameroun, Paris, Karthala, 2000, p. 138.
44. Léon-Arthur Elchinger, L’Âme de l’Alsace et son avenir, Strasbourg, La Nuée
bleue, 1992, p. 167.
copernic et galilÉe 109

tude des théologiens qui il y a quatre siècles condamnèrent ce grand et


honnête savant». Il rappelle que 1964 «marque le quatrième cente-
naire de la naissance de Galilée» et que ce «serait un geste éloquent si
l’Église acceptait humblement de le réhabiliter. Le monde d’aujour-
d’hui attend de l’Église autre chose que des bonnes intentions. Il
attend des actes45».
Quelques mois plus tard, pour appuyer solidement son point
de vue, le père Dominique Dubarle, dominicain et philosophe des
sciences, fait parvenir à Mgr Elchinger le texte d’une pétition lancée
par l’Union catholique des scientifiques français. Forte de l’appui de
centaines de scientifiques, celle-ci rappelle qu’il n’y a pas «jusqu’à
ce jour dans l’Église un statut du savant, lui garantissant la liberté de la
recherche, quelle que soit sa spécialité». Ces savants catholiques
déplorent le fait que

beaucoup d’intellectuels reprochent à l’Église une forme de dogma-


tisme anachronique, dont la condamnation de Galilée reste pour eux
le symbole, d’autant plus que cette condamnation n’a jamais été rap-
portée. Ils demandent à l’Église si la célébration en cette année du
quatrième centenaire de la naissance du grand savant ne serait pas
l’occasion de faire un tel geste46.

Dubarle appuie fortement l’idée d’une «solennelle réhabilitation


de Galilée». En mars 1965, juste avant qu’un accord sur la formula-
tion finale du texte de la constitution pastorale ne soit entériné par le
concile, il s’en explique longuement à Elchinger, chargé en quelque
sorte de faire valoir ce message auprès des cardinaux. Dubarle est
convaincu qu’un «péché contre l’esprit» a été commis contre Galilée,
que l’Église s’est trompée sur le plan doctrinal et qu’elle a juridique-

45. Cité par Henri Fesquet, «Vatican II et la culture», Le Monde, 6 novembre 1964.
46. Cité par Elchinger, L’Âme de l’Alsace et son avenir, p. 167.
110 l’impossible dialogue

ment abusé, au cours du procès de 1633, du décret de 1616. Selon lui,


«tout cela est de notoriété publique et continue de faire scandale,
surtout en milieu scientifique». Mais de simples «bonnes paroles
dites de haut et de loin sur l’estime dans laquelle l’Église tient la science
et les savants, ou encore les regrets diplomatiques au sujet des inci-
dents malheureux» feraient finalement «de tous côtés, plus de mal
que de bien47». Dans ces circonstances, il ne voit que deux approches
possibles:

Il faut ou bien avoir le courage de laisser la question dans l’état, les


décisions à prendre à son sujet n’étant pas encore mûres du côté
catholique, ou bien avoir celui de faire dès à présent le nécessaire qu’il
faudra bien faire un jour ou l’autre. Par le «nécessaire» j’entends:
a) la cassation solennelle du procès fait à Galilée en 1632-33 et la
réformation entière du jugement le condamnant à abjurer, b) le désa-
veu exprès de certains modes de procéder du Saint-Office et l’institu-
tion publique de formes de procédures garantissant les «droits de la
personne humaine» devant ses juges lors d’éventuels procès de doc-
trine au sein de l’Église Catholique48.

Évidemment, tout cela est trop franc et trop radical pour l’Église,
toujours aux prises avec des dissensions internes qui portent plutôt au
compromis et aux changements les plus lents possibles. Les cardinaux
sont donc divisés sur la façon précise de reconnaître les torts histo-
riques de l’Église, et la faction conservatrice l’emporte une fois de plus,
avec l’appui de Paul VI, qui préfère lui aussi ne pas remuer le dossier
Galilée. En effet, admettre clairement avoir fait erreur ne pourrait
qu’affecter la légitimité de l’Église en tant qu’institution.

47. Cité par Alberto Melloni, «Galileo al Vaticano II», dans Massimo Bucciantini,
Michele Camerota et Franco Guidice (dir.), Il Caso Galileo. Una rilettura storica,
filosofica, teologica, Florence, Leo S. Olschki, 2011, p. 482.
48. Ibid., p. 482-483.
copernic et galilÉe 111

Ces débats et conciliabules mènent finalement à la formula-


tion définitive du paragraphe 36 de la constitution pastorale sur
l’Église dans le monde moderne, Gaudium et Spes, qui définit la «juste
autonomie des réalités terrestres». Ce texte reflète une fois de plus
les contorsions dont les scribes de la bureaucratie vaticane sont
capables pour éviter de dire clairement une chose tout en la suggé-
rant subtilement, de façon à pouvoir prétendre plus tard que ce que
l’on exige a déjà été accordé 49. Après avoir épilogué sur la légitimité
d’une certaine autonomie de la science, on termine le paragraphe sur
ces mots:

À ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui


ont existé parmi les Chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de
la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits,
elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi
s’opposaient [62].

L’appel de note 62 renvoie à l’ouvrage de Paschini publié par le


Vatican en 1964. Ignorant tout des modifications apportées au
manuscrit de son maître, Maccarrone conclut au triomphe de Pas-
chini, qui a reçu l’insigne honneur de figurer nommément dans une
constitution apostolique, chose jusque-là réservée aux papes et aux
Saintes Écritures. Il considère cette «solution» au «problème Gali-
lée» meilleure qu’une révision du procès, comme certains continuent
à le réclamer après le concile50. Plusieurs observateurs extérieurs ont
aussi cru le problème réglé. Par exemple, dans La Révolution gali-
léenne, paru en 1969, le philosophe Georges Gusdorf affirme que Vati-
can II «a mis un point final à cette lamentable histoire, en assurant au

49. Pour une analyse détaillée des débats, voir ibid., p. 461-490.
50. Cité par Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 330.
112 l’impossible dialogue

savant florentin la réparation qui lui était due51». Mais comme l’avait
prévu le père Dubarle, cette demi-mesure, décodable seulement par
les initiés, ne peut satisfaire l’exigence, exprimée de façon récurrente
depuis des siècles, d’une réhabilitation «réelle», c’est-à-dire franche
et directe, de Galilée.

L’intervention de Jean-Paul II

C’est cette demande insistante d’une déclaration moins timorée qui


explique que Jean-Paul II décide, à la fin des années 1970, de tenter
d’en finir une fois pour toutes avec cette épine qui a toujours gêné la
marche des papes, surtout lorsqu’ils rencontraient des scientifiques
sur leur chemin…
Une commémoration fournit ici encore l’occasion recherchée.
Aucune date symbolique ne se présentant pour commémorer Galilée
ou Copernic, c’est le 100e anniversaire de la naissance d’Albert Eins-
tein qui sert de prétexte à Jean-Paul II pour parler de Galilée devant
l’assemblée des membres de l’Académie pontificale des sciences,
le 10 novembre 1979. Le pape semble bien décidé à aller au-delà des
euphémismes de Vatican II. Après avoir rappelé que «le Concile Vati-
can II a reconnu et déploré certaines interventions indues» et cité le
paragraphe dont on a déjà parlé plus haut, il affirme que «la référence
à Galilée est exprimée clairement dans la note jointe à ce texte», mais
admet qu’il faut aller «au-delà de cette prise de position du Concile».
Il souhaite que le cas Galilée soit analysé à nouveau par «des théo-
logiens, des savants et des historiens, animés par un esprit de sincère
collaboration», pour enfin faire «disparaître les défiances que cette
affaire oppose encore, dans beaucoup d’esprits, à une concorde fruc-
tueuse entre science et foi, entre Église et monde». Il dit donner «tout

51. Georges Gusdorf, La Révolution galiléenne, tome 1, Paris, Payot, 1969, p. 133.
copernic et galilÉe 113

son appui à cette tâche qui pourra honorer la vérité de la foi et de la


science et ouvrir la porte à de futures collaborations52». Comme tou-
jours, ces quelques phrases cachent bien les conflits qui opposent, au
sein de la curie romaine, ceux qui croient que le cas a été réglé définiti-
vement au Concile Vatican II et ceux qui, au contraire, exigent une
admission plus franche et directe des erreurs de l’Église. Ainsi, la men-
tion d’un détail apparemment aussi insignifiant qu’une référence à
Galilée en note de bas de page de la constitution pastorale Gaudium et
Spes est là pour suggérer que Galilée avait bel et bien été mentionné,
alors que le texte était vague et ne disait rien de précis, seuls les exégètes
pouvant y décrypter l’admission d’une erreur commise à l’égard du
grand savant. Ce détail ayant été rappelé pour rassurer les opposants,
Jean-Paul II peut aussitôt après affirmer qu’il faut aller plus loin et
admettre les «torts de quelque côté qu’ils viennent53».
La bureaucratie vaticane ayant son inertie propre, il faut attendre
encore dix-huit mois pour que la commission d’étude chargée de
revoir les diverses facettes (culturelles, historiques et théologiques)
du procès de Galilée soit constituée. Sa composition reflète encore la
recherche du juste milieu: présidée par Mgr Garonne, qui avait été
partisan de Galilée à Vatican II, mais devenu très âgé, la commission
comprend Michele Maccarrone, qui représente en quelque sorte son
maître Paschini, mais également le jésuite Lamalle qui, on l’a vu, est
responsable des «révisions» apportées à l’ouvrage de ce dernier.
Enfin, le cardinal Paul Poupard, président du Conseil pontifical de la
culture, fait aussi partie de la commission; il jouera un rôle central
dans la phase finale de ses activités.
Selon l’astronome jésuite George V. Coyne, alors directeur de l’ob-
servatoire du Vatican et également membre de la commission, celle-ci

52. Jean-Paul II, «Discours à l’occasion de la commémoration du centenaire de la


naissance d’Albert Einstein», p. 274.
53. Ibid.
114 l’impossible dialogue

fut peu active, ne se réunit plus après la fin de l’année 1983 et n’ap-
porta rien de réellement neuf dans le dossier Galilée. Lorsqu’en 1989
le pape s’enquiert auprès du président de la commission de l’avance-
ment des travaux, il constate que, selon Coyne, «plusieurs de ses
membres sont décédés ou inactifs54». Il est alors décidé que Mgr Pou-
pard préparera un rapport final pour que le pape puisse ensuite faire
une déclaration sur le sujet55. Cependant, aux yeux des meilleurs spé-
cialistes de Galilée, l’interprétation proposée en fin de compte dans ce
rapport ne peut sérieusement être considérée comme une synthèse
des travaux de la commission.
L’irritation ressentie par plusieurs experts de Galilée à la lecture du
rapport de synthèse préparé par Poupard tient au fait que le cardinal
semble encore une fois éviter d’admettre clairement que l’Église a
commis une erreur en condamnant la doctrine de Copernic et, à sa
suite, Galilée lui-même56. Poupard fait même l’éloge de Bellarmin,
qu’il présente comme un meilleur épistémologue que Galilée! Il
reprend aussi à son compte le sophisme voulant que seule une preuve
«irréfutable» aurait pu justifier le point de vue de Galilée et qu’une
telle preuve n’a été acquise que bien plus tard, ce qui justifiait donc le
point de vue de Bellarmin. Loin d’apaiser les esprits, cette conclusion
sème plutôt l’amertume. Coyne lui-même se demande s’il est juste de
parler du «mythe Galilée», car, dit-il, il s’agit peut-être «d’un exemple

54. George V. Coyne, s.j., «Galileo Judged. Urbain VIII to John Paul II», dans Buc-
ciantini, Camerota et Guidice (dir.), Il Caso Galileo, p. 493.
55. Paul Poupard, «Compte rendu des travaux de la commission pontificale
d’études de la controverse ptolémo-copernicienne aux xvie-xviie siècles», dans Paul
Poupard (dir.), Après Galilée. Science et foi: nouveau dialogue, Paris, Desclée de
Brouwer, 1994, p. 93-97.
56. Finocchiaro, Retrying Galileo, p. 353-357; Fantoli, Galilée. Pour Copernic et
pour l’Église, p. 535-539; pour une critique détaillée, voir Annibale Fantoli, «Galileo
and the Catholic Church: A Critique of the “Closure” of the Galileo Commission’s
Work», traduction de George V. Coyne, Studi Galileiani, vol. 4, no 1, 2002.
copernic et galilÉe 115

véritable d’un contraste continu et réel entre une structure intrin-


sèque d’autorité ecclésiale et la liberté de chercher la vérité dans tous
les domaines y compris les sciences de la nature». Écrivant plus de
quinze ans après le fameux discours du pape de 1992 qui a mis fin à
l’enquête lancée en 1979, il considère toujours que Galilée aurait dû
avoir la liberté de continuer ses recherches, même en admettant la
fausseté du système de Copernic. Mais cette liberté lui fut refusée «par
des déclarations officielles de l’Église» et c’est là, conclut Coyne, que
réside «la tragédie57». Or, dans la version de Poupard, ces questions
fondamentales, tout comme celles soulevées par Dubarle trente ans
plus tôt, sont ignorées.
Malgré les réserves des spécialistes de Galilée, qui n’ont en fait
jamais été consultés sur les conclusions à tirer des activités de la com-
mission58, Jean-Paul II prononce un dernier discours sur le sujet à
l’Académie pontificale des sciences en octobre 1992, profitant cette
fois de l’occasion offerte par le 350e anniversaire du décès de Galilée,
date symbolique qui a d’ailleurs probablement influencé la décision
de mettre un terme aux réflexions du comité59. Quoi qu’il en soit des
limites de ce réexamen, qui, sur le fond, n’a rien ajouté de vraiment
nouveau au dossier, il demeure que le geste de Jean-Paul II a permis à
l’Église romaine de clore la question de façon probablement défini-
tive. Même Fantoli, un historien plutôt critique de la manière dont les
travaux ont été menés, admet que l’on «ne peut pas ne pas prendre
acte» du fait que le discours du pape «comporte une reconnaissance
officielle de la part de l’Église catholique des erreurs commises en 1616
et 163360». Bien sûr, ces erreurs sont présentées de façon à faire

57. Coyne, «Galileo Judged», p. 498.


58. Ibid., p. 493-494.
59. Jean-Paul II, «Discours à l’Académie pontificale des sciences, 31 octo-
bre 1992», dans Paul Poupard (dir.), Après Galilée, p. 99-107.
60. Fantoli, Galilée. Pour Copernic et pour l’Église, p. 356.
116 l’impossible dialogue

admettre que chacun avait ses torts. Ainsi, Galilée aurait refusé «la
suggestion qui lui était faite de présenter comme une hypothèse
le système de Copernic, tant qu’il n’était pas confirmé par des preuves
irréfutables», alors que «c’était pourtant là une exigence de la
méthode expérimentale dont il fut le génial initiateur». Les historiens
ont vite noté le sophisme: la prétendue «méthode scientifique» ne
demande pas, même au temps de Galilée, une preuve «irréfutable»,
mais bien une comparaison rationnelle des thèses en présence. Car il
est évident qu’il n’y avait aussi aucune preuve «irréfutable» de l’im-
mobilité de la Terre! À l’inverse, le cardinal Bellarmin, véritable idole
de Poupard, aurait pour sa part «perçu le véritable enjeu du débat»,
car il estimait que, «devant d’éventuelles preuves scientifiques [du
mouvement] de la Terre autour du Soleil», on devrait «interpréter
avec une grande circonspection» tout passage de la Bible qui semble
affirmer que la Terre est immobile. Pour faire bonne mesure, le pape
admet que Galilée, «croyant sincère, s’est montré plus perspicace»
sur la façon d’interpréter les textes «que ses adversaires théolo-
giens61». Et il cite un extrait de la lettre de Galilée à Castelli, ajoutant
même que son développement dans la lettre à la grande-duchesse
Christine de Lorraine «est comme un petit traité d’herméneutique
biblique62».
En somme, conclut Jean-Paul II dans son allocution de 1992,
toute cette histoire aurait été une «tragique incompréhension réci-
proque» qui fut «interprétée comme le reflet d’une opposition
constitutive entre science et foi». Les élucidations apportées par les
récentes études historiques, ajoute-t-il, «nous permettent d’affirmer
que ce douloureux malentendu appartient désormais au passé 63».

61. Jean-Paul II, «Discours à l’Académie pontificale des sciences, 31 octo-


bre 1992», dans Paul Poupard (dir.), Après Galilée, p. 104.
62. Ibid., p. 102.
63. Ibid., p. 104-105.
copernic et galilÉe 117

À une longue époque de conflit, il voulait ainsi substituer une nouvelle


ère de «dialogue».
Mais avant d’analyser (au chapitre 5) l’évolution des discours qui
se sont opposés depuis le début du xixe siècle sur la nature, conflic-
tuelle ou non, des relations entre science et religion, il nous faut
d’abord retracer le long processus qui a mené à la sécularisation com-
plète de la méthode scientifique, laquelle a fini, au milieu du xixe siècle,
par exclure complètement de son champ d’explication légitime tout
recours à une intervention surnaturelle pour rendre compte des phé-
nomènes naturels, historiques ou sociaux. C’est donc à la lente mise
en place de la méthode naturaliste dans les différents domaines des
sciences et à l’exclusion corrélative de Dieu du champ scientifique que
nous consacrerons le chapitre suivant.
118 l’impossible dialogue
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 119

CHAPITRE 3

Dieu: du centre à la périphérie des sciences

Dieu, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui était d’abord


présent à toutes les relations humaines, s’en retire pro-
gressivement; il abandonne le monde aux hommes et
à leurs disputes.
Émile durkheim1

a science moderne s’institutionnalise au début du xviie siècle en

L excluant explicitement de ses organisations toute discussion


relevant de la religion et de la politique. Ainsi, la charte de l’Acca-
demia dei Lincei, société savante créée à Rome en 1603 par le prince
Federico Cesi, et dont Galilée est devenu membre en 1611, stipule que
«les membres passeront sous silence les controverses politiques et les
querelles et disputes verbales […] qui ne sont l’occasion que de décep-
tions, d’inimitiés et de haine […]. Elles sont contraires aux sciences
physiques et mathématiques et donc aux objets de cette académie2».

1. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Presses universitaires de


France, 1978, p. 143-144.
2. Cité par Yves Gingras, Peter Keating et Camille Limoges, Du scribe au savant.
120 l’impossible dialogue

De même, un demi-siècle plus tard, tout membre de la Société royale


de Londres, fondée en 1660, doit adhérer à ce principe de séparation
entre la science d’un côté et la politique et la religion de l’autre3. À la
fin du siècle, profitant d’une réforme administrative, les règlements de
l’Académie des sciences de Paris stipulent même que «nul ne pourra
être proposé à Sa Majesté [pour combler l’une des places vacantes à
l’Académie des sciences] s’il est régulier, attaché à quelque ordre de
religion, si ce n’est pour remplir quelque place d’Académicien hono-
raire4». Deux siècles plus tard, l’apparence de neutralité reste impor-
tante, et, toujours pour éviter des conflits avec les autorités religieuses,
les statuts de la Société préhistorique de France, fondée en 1904, stipu-
leront à l’article 2 que «la Société s’interdit toute matière étrangère à
son objet et notamment toute discussion politique ou religieuse5».
Les contextes politique, intellectuel et social particuliers à ces
époques ont directement contribué à la mise en place de frontières
définissant les discours légitimes au sein des sociétés savantes et déli-
mitant un espace social spécifique au sein duquel a pu se déployer un
discours scientifique ayant ses propres normes6. Même la crainte de la
censure a contribué à exclure de la physique toute allusion à ce qui
relève des prérogatives des théologiens. Ainsi, au moment où les théo-

Les porteurs du savoir de l’Antiquité à la révolution industrielle, Montréal, Boréal,


1998, p. 265.
3. Frank E. Manuel, A Portrait of Newton, Washington, New Republic Books,
1979, p. 119-120.
4. Éric Brian et Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.), Règlement, usages et
science dans la France de l’Absolutisme, Paris, Technique & Documentation, 2002.
5. Cité par Fanny Defrance-Jublot, «Question laïque et légitimité scientifique en
préhistoire. La revue L’Anthropologie (1890-1910)», Vingtième siècle. Revue d’his-
toire, no 87, 2005/3, p. 82.
6. Sur les normes sociales de science, voir Robert K. Merton, The Sociology of
Science, Chicago, University of Chicago Press, 1973; Yves Gingras, Sociologie des
sciences, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 2013.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 121

logiens de la Sorbonne attaquent la philosophie de Descartes, Jacques


Rohault (1618-1672), auteur en 1671 d’un Traité de physique carté-
sien, qui deviendra rapidement un ouvrage de référence réédité et tra-
duit en latin et en anglais, est conscient du danger de censure7. Prenant
les devants, il publie la même année des Entretiens sur la philosophie
dans lesquels il rappelle au lecteur que «la théologie et la philoso-
phie ont des principes différents; la théologie est fondée sur l’autorité
et la révélation et la philosophie n’est appuyée que sur la raison d’où il
suit que l’on peut traiter l’une sans l’autre8». Comme la faculté de
théologie «ne se mêle que de choses qui regardent la foi», il a pris
«toutes les précautions nécessaires pour ne pas manquer de ce côté-
là» et a «seulement traité des choses comme elles sont dans leur état
ordinaire et naturel». Il en a même fait «une déclaration expresse
[qu’il a] pris soin de répéter en deux ou trois endroits, selon que l’oc-
casion s’en est présentée, et [il a] dit qu’[il] laissait aux Théologiens à
nous enseigner ce que les choses pourraient être dans un état extraor-
dinaire et surnaturel9».
On retrouvera encore ce souci de séparation des domaines à la
British Association for the Advancement of Science (BAAS), fondée
en 1831 pour faire la promotion de sciences de plus en plus spéciali-
sées et divisées en disciplines (géologie, physique, mathématiques,
etc.). Face aux conflits entre les différentes confessions protestantes
(anglicans, quakers, méthodistes, etc.), la BAAS ne pouvait elle aussi
atteindre ses objectifs qu’en évitant de s’impliquer ouvertement dans
des débats religieux et politiques. Elle insistait en même temps sur le
fait que science et religion ne sont pas en conflit mais contribuent, à

7. Trevor McClaughlin, «Le concept de science chez Jacques Rohault», Revue


d’histoire des sciences, vol. 30, no 3, 1977, p. 225-240.
8. Jacques Rohault, Entretiens sur la philosophie, Paris, Michel Le Petit, 1671,
p. 13.
9. Ibid., p. 10.
122 l’impossible dialogue

leurs manières respectives, à la gloire de Dieu10. Cependant, les pas-


teurs anglicans les plus conservateurs voyaient d’un mauvais œil toute
tentative de séparer la science de la religion. À peine la BAAS créée, le
pasteur John Henry Newman (1801-1890) – futur cardinal catholique
(il se convertira en 1845) – fait un sermon à Oxford dénonçant
«l’exaltation indue de la raison» dont un des «artifices dangereux»
était justement «la création de sociétés, dont la littérature ou la science
constituent le fondement essentiel de leur union à l’exclusion de la
profession religieuse». Bien que fondées avec les meilleures inten-
tions, ces organisations ont, écrit-il, «progressivement conduit à une
exaltation excessive de la raison, et formé un pouvoir inconstitution-
nel, conseillant et contrôlant les autorités légitimes de l’âme11».
Comme le montre le cas de Rohault, et il serait facile d’en citer
d’autres, l’autonomisation institutionnelle des sciences a une contre-
partie épistémologique, le plus souvent implicite, consistant à ne pas
invoquer constamment Dieu et les miracles pour expliquer les phéno-
mènes naturels. Cette séparation épistémologique entre science et
religion, qui s’affirme lentement à compter du xviie siècle et qui assure
ainsi une certaine autonomie au discours savant – non sans résis-
tances de la part des théologiens les plus conservateurs –, n’implique
nullement que les savants eux-mêmes n’ont plus de convictions reli-
gieuses. Il est en effet acquis que l’écrasante majorité des savants croit
en Dieu et en sa toute-puissance et que de nombreux jésuites, par
exemple, s’intéressent et contribuent à l’avancement des connais-

10. Jack Morrell et Arnold Thackray, Gentlemen of Science: Early Years of the Bri-
tish Association for the Advancement of Science, Oxford, Oxford University Press,
1981, p. 224-245.
11. John Henry Newman, «The Usurpations of Reason», sermon prêché
le 11 décembre 1831 à Oxford, reproduit dans Fifteen Sermons Preached Before the
University of Oxford Between A.D. 1826 and 1843, Londres, Rivingstons, 1890,
p. 70-72.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 123

sances sur le monde naturel12. Mais la science n’étant pas la théologie


ni la métaphysique, elle vise seulement à rendre raison des phéno-
mènes en invoquant des lois de la nature, constantes et invariables,
qu’il s’agit justement de découvrir par l’expérimentation et les
démonstrations mathématiques. Dans ses réflexions sur les rapports
entre la foi et la raison, le pasteur Newman a bien compris que les
hommes de science ont souvent montré une certaine tendance à l’in-
croyance. Il considère en effet que

le système des causes physiques est beaucoup plus tangible et satisfai-


sant que celui des causes finales, et à moins qu’il y ait un intérêt indé-
pendant et préexistant dans l’esprit du savant, l’amenant à s’attarder
sur les phénomènes qui dénotent la présence d’un Créateur intelli-
gent, il se contentera certainement de suivre les phénomènes qui
mènent à l’hypothèse d’un ordre constant de la nature et de lois auto-
entretenues13.

Avec la remontée des discours œcuméniques sur les rapports


entre science et religion depuis les années 1980, on ne compte plus les
articles d’historiens des sciences qui insistent sur les profondes convic-
tions religieuses des grands savants (Kepler, Newton, Faraday,
Maxwell, Einstein, etc.)14, comme si cela prouvait que l’idée de conflit
entre science et religion était seulement un mythe forgé par les «posi-

12. Mordechai Feingold (dir.), Jesuit Science and the Republic of Letters, Cam-
bridge, MIT Press, 2003.
13. John Henry Newman, «Faith and Reason, Contrasted as Habits of Mind»,
sermon de l’Épiphanie de 1839, reproduit dans Fifteen Sermons, p. 194.
14. Voir, par exemple, T. F. Torrance, «Christian Faith and Physical Science in the
Thoughts of James Clerk Maxwell», dans T. F. Torrance (dir.), Transformation and
Convergence in the Frame of Knowledge: Explorations in the Interrelations of Scientific
and Theological Enterprise, Grand Rapids (Michigan), Eerdmans, 1984, p. 215-242.
124 l’impossible dialogue

tivistes» au cours du dernier quart du xixe siècle15. Or, il y a là une


sérieuse confusion méthodologique, car la plupart de ces études se
placent sur le plan biographique alors que la question du conflit entre
science et religion est d’abord institutionnelle et épistémologique. Elle
relève d’un conflit d’autorité entre des institutions aux visées diffé-
rentes et non pas de la psychologie des individus et des motifs qui les
poussent à entreprendre une carrière scientifique et à concilier – ou
non – leur foi et leurs découvertes.
Pour ne pas confondre les convictions religieuses personnelles des
savants et la logique particulière à l’œuvre au sein d’une communauté
scientifique dotée de ses propres règles de preuve et d’argumentation,
il est utile de rappeler ici la distinction proposée dans les années 1930
par le philosophe des sciences Hans Reichenbach entre ce qu’il
nomme le «contexte de découverte» – mais qu’il serait plus juste
d’appeler le «contexte de poursuite de la recherche», car toute
recherche ne mène pas à une découverte – et le «contexte de justifica-
tion16». Le contexte de découverte peut faire intervenir toutes sortes
de raisons psychologiques, idéologiques ou religieuses de poursuivre
une recherche scientifique donnée et d’avancer une hypothèse parti-
culière, alors que le contexte de justification relève des raisons jugées
légitimes par la communauté scientifique pour accepter une hypo-
thèse, une théorie ou un résultat de recherche. Par exemple, avoir des
raisons théologiques ou plus largement religieuses d’étudier la nature
relève du contexte de poursuite de la recherche, tandis que convaincre
ses collègues que son modèle cosmologique est bien valide relève du
contexte de justification et se fonde sur des arguments empiriques et

15. On reviendra sur cette question au chapitre 5.


16. Hans Reichenbach, Experience and Prediction: An Analysis of the Foundations
and the Structure of Knowledge, Chicago, University of Chicago Press, 1938. Pour
une série d’études sur cette distinction devenue classique, voir J. Schickore et
F. Steinle (dir.), Revisiting Discovery and Justification: Historical and Philosophical
Essays on the Context Distinction, Dordrecht (Pays-Bas), Springer, 2006.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 125

théoriques jugés acceptables par la communauté des chercheurs.


Ainsi, comme on l’a vu au chapitre premier, Kepler, bien que lui-
même luthérien très pieux, n’a pas hésité à s’opposer aux théologiens
en leur rappelant que si en théologie «il faut sans doute peser le poids
des autorités», seul compte en philosophie le poids des raisons17. De
même, au milieu du xixe siècle, un chrétien évangélique comme
le physicien écossais James Clerk Maxwell, qui ne doute nullement
que Dieu a créé les lois de la nature, s’oppose à l’usage public des résul-
tats de la science à des fins religieuses. Pour lui, l’harmonie entre la
science et la religion est une question personnelle18. Enfin, même si
Newton est convaincu que sa découverte de la loi de la gravitation
universelle confirme la présence de Dieu dans l’univers, cela n’empê-
chera pas les savants des générations suivantes de s’en tenir à ses équa-
tions et de laisser de côté ses interprétations religieuses. En somme,
tout se passe comme si l’institution scientifique avait pour effet de
dépersonnaliser les contenus scientifiques et de les rendre indépen-
dants des interprétations les plus personnelles, y compris celles de
leurs découvreurs. Ainsi, l’espace absolu de Newton a été plus utile aux
physiciens des xviiie et xixe siècles que son idée qu’il s’agissait là du
sensorium Dei, postulat superflu sur le plan scientifique, même s’il
correspondait aux convictions religieuses de Newton.
Comme nous allons le voir, l’idée que la science ne doit proposer,
dans le cadre de sa démarche propre, que des explications relevant de
la nature et exclure tout appel aux miracles ou à l’intervention divine

17. Jean Kepler, Le Secret du monde, introduction, traduction et notes d’Alain Phi-
lippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 187-188; voir aussi Charlotte
Methuen, «The Teachers of Johannes Kepler: Theological Impulses to the Study of
the Heavens», dans Sciences et Religions. De Copernic à Galilée (1540-1610), collec-
tion de l’École française de Rome, vol. 260, 1996, p. 183-203.
18. Matthew Stanley, «By Design: James Clerk Maxwell and the Evangelical Uni-
fication of Science», The British Journal for the History of Science, vol. 45, no 1,
mars 2012, p. 57-73.
126 l’impossible dialogue

est à l’œuvre dès le début de la science moderne, même si l’expression


«naturalisme scientifique», qui caractérise cette règle de méthode,
n’apparaît qu’au milieu du xixe siècle dans le cadre des critiques
que des évangélistes chrétiens opposent à une science qui a tendance
à oublier Dieu19. Ce naturalisme (que, plus récemment, on a dit
aussi «méthodologique») s’impose en effet graduellement dans les
sciences physiques d’abord, géologiques et biologiques ensuite,
jusqu’à être considéré comme allant de soi au milieu du xixe siècle,
quand ces différentes sciences deviennent des disciplines spécialisées
bien implantées au sein des universités. À côté des sciences de la
nature, l’étude de l’histoire et des civilisations, qui émerge aussi au
xviie siècle, portera un regard critique sur les textes religieux, contri-
buant ainsi à remettre en question la vérité historique du récit
biblique, pour le remplacer par une histoire naturelle des hommes et
des circonstances qui ont contribué à la production de ce document
hétérogène20. Ainsi, non sans une âpre résistance s’échelonnant sur
des siècles, la plupart des fidèles des Églises chrétiennes finiront
par admettre l’autonomie des discours scientifiques sur le ciel (cos-
mologie), la Terre (géologie), les êtres vivants (biologie) et, finalement,
les humains (anthropologie et histoire).

À la recherche de causes naturelles

Dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, l’un des
ouvrages fondateurs de la science moderne, Galilée suggère de s’en
tenir aux causes naturelles pour expliquer les phénomènes physiques.

19. Matthew Stanley, Huxley’s Church and Maxwell’s Demon: From Theistic
Science to Naturalistic Science, Chicago, University of Chicago Press, 2015, p. 2.
20. Pierre Gibert, L’Invention critique de la Bible, XV e-XVIII e siècle, Paris, Gallimard,
2010.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 127

Contre la thèse de Galilée – représenté dans le livre par le personnage


de Salviati – voulant que les marées puissent s’expliquer par la rota-
tion de la Terre, Simplicio, son opposant scolastique, dit qu’il préfère
recourir aux miracles plutôt que d’accepter cette explication qui
contredit le sens commun. Salviati lui demande pourquoi ne pas sim-
plement considérer que ce mouvement de rotation pourrait avoir été
produit «surnaturellement» en vertu de la toute-puissance divine?
Cela aurait l’avantage, ajoute-t-il non sans ironie, d’éviter de multi-
plier les miracles, car en plus du déplacement de l’eau il faut aussi
«maintenir la Terre immobile face aux poussées de l’eau qui pour-
raient la faire vaciller tantôt en un sens, tantôt en un autre, si miracu-
leusement on ne la tenait pas immobile21». Sagredo, l’honnête
homme ouvert aux idées nouvelles, intervient alors en suggérant
d’«éviter de recourir aux miracles tant que nous n’avons pas entendu
les arguments qui restent dans les limites de la nature». On a bien là
l’idée que la science rend raison des phénomènes par des causes natu-
relles. Dieu n’intervient alors que dans la sélection des «conditions
initiales» de l’univers. Sagredo explique par exemple que «le divin
créateur» pourrait avoir «décrété de créer dans le monde» les pla-
nètes et de donner à chacune «le degré de vitesse qu’il a plu à cet Esprit
divin de lui donner22». Mais une fois créé, ce monde obéit à des lois
immuables qu’il s’agit de découvrir.
Plus souvent que celui de Galilée, ce sont les noms d’Isaac Newton
et de Robert Boyle, deux des plus grands savants anglais du milieu
du xviie siècle, qui sont invoqués pour démontrer que science et reli-
gion peuvent s’accorder et même se renforcer mutuellement. Or, s’il
est vrai que Boyle s’attaque aux «athées» et fait l’apologie de la reli-
gion chrétienne dans de nombreuses publications, il le fait dans des

21. Galileo Galilei, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Paris, Seuil,
coll. «Points sciences», 1992, p. 605-606.
22. Ibid., p. 120.
128 l’impossible dialogue

écrits distincts de ses ouvrages scientifiques, lesquels se veulent plutôt


descriptifs de faits empiriques («matters of fact» comme le disaient les
savants anglais) et évitent les spéculations métaphysiques. Son style
d’écriture tend d’ailleurs à accentuer l’autonomie de la science par
rapport à la théologie et à l’apologétique, disciplines considérées
comme ayant des objets et des fonctions différentes de celle de la phi-
losophie de la nature23. Ainsi, on chercherait en vain dans ses nom-
breuses études empiriques une invocation de Dieu pour rendre raison
de ses observations, les explications proposées se fondant plutôt sur
des lois de la nature qu’il cherche à mettre en évidence. Promoteur
d’une «philosophie mécanique», Boyle considère qu’une fois créé par
Dieu, l’univers fonctionne comme une vaste machine dont il s’agit
d’expliquer le fonctionnement24. Par contre, une fois les phénomènes
observés, décrits et expliqués, il est toujours loisible au lecteur, selon la
logique de la «théologie naturelle», de croire que la complexité du
monde ou son uniformité attestent la grandeur de l’œuvre divine.
Mais ces discours sont toujours des énoncés en préface ou en conclu-
sion et ne font pas partie de la logique explicative propre à la philoso-
phie de la nature; le mot Dieu n’y intervient que dans des formules du
style «Dieu merci».
De 1665 à 1700, on trouve dans les Philosophical Transactions de la
Société royale de Londres moins de trois articles par an, en moyenne,
qui contiennent le mot God, proportion qui baisse à moins de deux
articles par an au cours du siècle suivant25. Ainsi, Henry Oldenburg, le
fondateur de cette revue, la première du genre, termine son épître

23. Steven Shapin, «Pump and Circumstance: Robert Boyle’s Literary Techno-
logy», Social Studies of Science, vol. 14, 1984, p. 481-520.
24. Margaret G. Cook, «Divine Artifice and Natural Mechanism: Robert Boyle’s
Mechanical Philosophy of Nature», Osiris, vol. 16, 2001, p. 133-150.
25. La base de données de revues plein texte JSTOR permet une recherche dans les
Philosophical Transactions de la Société royale de Londres de 1665 à nos jours. Voici
les résultats par siècle: 1665-1699: 108; 1700-1799: 139; 1800-1899: 18.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 129

dédicatoire aux membres de la Société royale, qui ouvre le premier


numéro, en affirmant que Dieu encourage les recherches de tous ceux
qui à travers le monde font mieux connaître la gloire de la création et
mènent à des inventions utiles à l’humanité 26.

La théologie naturelle: la science au service de Dieu

L’idée que la science et la théologie, loin de s’opposer, sont compa-


tibles ou même complémentaires est à la base de la théologie naturelle.
On peut faire remonter à Platon cette tradition de pensée qui invoque
l’ordre et l’agencement de la nature pour démontrer l’existence de
Dieu. Le philosophe grec affirme en effet dans Les Lois qu’il y a «deux
preuves qui conduisent à la croyance aux Dieux», dont l’une «consiste
dans la translation ordonnée des astres et de toutes les autres réalités
sur lesquelles l’intellect organisateur de l’univers règne en maître27».
La théologie naturelle se développe particulièrement en Angleterre
à la fin du xviie siècle, en lien étroit avec le développement des sciences.
Cette discipline avait pour fonction explicite d’invoquer les décou-
vertes scientifiques pour montrer l’action de la puissance divine, seule
source possible de l’ordre et de la beauté de la nature. L’argument fon-
damental de la théologie naturelle, demeuré essentiellement inchangé
jusqu’à nos jours, est que l’existence de l’horloge suppose l’existence
d’un horloger. Parmi les ouvrages de références, constamment réédités
et traduits, notons ceux du naturaliste anglais John Ray, qui publie
en 1691 The Wisdom of God Manifested in the Works of the Creation, et
de William Derham, Théologie physique ou Démonstration des attributs
de Dieu tirée des œuvres de la Création, fruit des Boyle Lectures de 1712.

26. Henry Oldenburg, «Epistle Dedicatory», Philosophical Transactions, vol. 1


(1665-1666).
27. Platon, Les Lois, 966d, Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 1997, p. 213.
130 l’impossible dialogue

Un siècle plus tard, en 1802, le livre à succès sera celui du révérend Wil-
liam Paley Théologie naturelle ou Preuves de l’existence et des attributs de
la Divinité tirées des apparences de la Nature, qui occupera la scène
intellectuelle du milieu du xixe siècle. Le continent connaîtra lui aussi
la vogue de la théologie naturelle avec la publication en 1738 d’une
Théologie des insectes ou Démonstration des perfections de Dieu dans
tout ce qui touche les insectes, du naturaliste et théologien allemand Fré-
déric-Christian Lesser (1692-1754), rapidement traduite en français.
En France, c’est l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688-1761) qui, dès le
début des années 1730, fait connaître la théologie naturelle à un large
public dans ses nombreux volumes du Spectacle de la nature 28.
Membre fondateur de la Société royale de Londres, Robert Boyle
donne une impulsion importante à la théologie naturelle en consa-
crant par testament une partie de sa fortune à la création des Boyle
Lectures, cycle de conférences prononcées dans deux églises anglicanes
de Londres, St. Paul et St. Mary-le-Bow. Souvent publiées par la suite,
elles font la promotion de la religion chrétienne contre les «infidèles»
et les «athées» et affirment la compatibilité de la religion et de la
science29. Notons au passage que l’obsession de Boyle et de ses amis
contre ce qu’ils appellent les «athées» ne prouve aucunement que de
telles personnes existent vraiment à son époque. Il s’agit plutôt d’une
insulte visant à discréditer les conceptions concurrentes du christia-
nisme, car les auteurs de cette époque se décrivent rarement eux-
mêmes comme «athées30».

28. Véronique Le Ru, La Nature, miroir de Dieu. L’ordre de la nature reflète-t-il la


perfection du créateur?, Paris, Vuibert, 2010, p. 79-89.
29. John J. Dahm, «Science and Apologetics in the Early Boyle Lectures», Church
History, vol. 39, juin 1970, p. 172-186.
30. Nigel Smith, «The Charge of Atheism and the Language of Radical Specula-
tion, 1640-1660», dans Michael Hunter et David Wooton (dir.), Atheism from the
Reformation to the Enlightenment, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 131-158;
Georges Minois, Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 131

Inaugurées en 1692 par une conférence d’un ami de Newton, le


révérend Richard Bentley, sur «Une réfutation de l’athéisme», les lec-
tures se donnent chaque année de manière à peu près continue jusqu’à
la fin du xviiie siècle31. Après un certain déclin, la théologie naturelle
reprend de l’importance en Angleterre au cours des années 1830 avec
la publication d’une série de huit ouvrages, connus sous le nom de
«traités de Bridgewater», qui veulent montrer comment les décou-
vertes scientifiques récentes sont en accord avec la religion chrétienne.
Cet intérêt, qui coïncide d’ailleurs avec une présence sociale accrue de
la science en Angleterre grâce aux activités de la BAAS à compter
de 1831, décline de nouveau à la fin du xixe siècle pour ne reprendre de
la vitalité qu’un siècle plus tard, à la fin du xxe siècle, comme on le
verra au chapitre 5.
Tout comme Boyle, Newton était lui aussi un esprit très religieux,
qui a écrit autant sinon plus de pages sur la théologie et la religion
chrétienne que sur la physique. Il était d’ailleurs convaincu que ses
recherches en physique confirmaient la présence active de Dieu dans
l’univers. Mais on oublie souvent que la première édition de ses deux
grands ouvrages scientifiques, Philosophiæ naturalis principia mathe-
matica, paru en latin en 1687, et Optiks, publié en anglais en 1704,
n’invoquent jamais Dieu comme cause directe des nombreux phéno-
mènes qu’il cherche à expliquer en invoquant des lois naturelles. Il va
de soi à cette époque que l’univers et ses lois sont une création divine,
mais il est implicitement admis par la plupart des savants que la
science s’en tient aux causes secondes. Newton lui-même, qui a tou-
jours gardé pour lui ses profondes convictions religieuses unitariennes
– «non conformistes» du point de vue anglican – et qui n’a jamais, de
son vivant, publié ses recherches théologiques, affirmait qu’il ne faut
pas «introduire les révélations divines en philosophie ni les opinions

31. Voir sur le site en anglais de Wikipédia la liste des conférenciers depuis 1692 à
l’article «Boyle Lectures».
132 l’impossible dialogue

philosophiques en religion32». Il ne respectera toutefois pas toujours


ce principe et ajoutera, dans la seconde édition des Principia, publiée
en 1713, soit vingt-cinq ans après la première, un Scholium generale
(commentaire général), présenté à la fin de l’ouvrage en guise de
conclusion générale. C’est là qu’on trouve sa fameuse invocation
d’une action divine pour assurer la stabilité du système solaire qui,
selon lui, serait en principe appelé à se disperser sous l’action de la
seule force gravitationnelle entre les planètes. Il introduit ainsi explici-
tement dans son œuvre les arguments de la théologie naturelle sur la
preuve par le dessein, le fameux design argument qui restera, jusqu’à
nos jours, à la base des «preuves» de l’existence de Dieu fondées
sur les sciences. Les quelques paragraphes qui portent directement sur
Dieu et sa nature se terminent d’ailleurs de façon abrupte par l’affir-
mation que Dieu fait bien partie de la philosophie naturelle et expéri-
mentale: «Voilà ce que j’avais à dire de Dieu, et parler de Dieu à partir
des phénomènes fait certainement partie de la philosophie expéri-
mentale» (ou «naturelle», terme utilisé par Newton dans la première
édition des Principia33). Après cette phrase, Newton revient d’ailleurs

32. William H. Austin, «Newton on Science and Religion», Journal of the History
of Ideas, vol. 31, 1970, p. 522.
33. Notons que la seule traduction française des Principia de Newton est celle de
la marquise du Châtelet, publiée en 1759, dont le texte du scholium generale est
repris dans Jean-Pierre Verdet (dir.), Astronomie et Astrophysique, Paris, Larousse,
coll. «Textes essentiels», 1993, p. 487-488. La traduction de la marquise est toutefois
fautive et on peut y voir sa propre interprétation de l’énoncé de Newton. Alors que
ce dernier dit clairement que le discours sur Dieu fait bien partie de la physique
(«philosophie expérimentale ou de la nature»), une telle interprétation semble
inacceptable (ou incompréhensible) au siècle des Lumières: la physique ne peut
qu’étudier les ouvrages du créateur et non le créateur lui-même, objet qui relève
plutôt de la théologie. La phrase «Voilà ce que j’avais à dire de Dieu, dont il appar-
tient à la philosophie naturelle d’examiner les ouvrages» est donc fautive, car elle
suggère que la philosophie de la nature étudie seulement les ouvrages créés par Dieu
et ne traite pas directement de Dieu. La traduction anglaise par Andrew Motte
en 1729 des Principia, ouvrage rédigé en latin par Newton, dit bien: «And thus
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 133

immédiatement à la question de la nature de la gravitation, force qui


explique les phénomènes célestes, et avoue ne pas lui assigner de cause
mécanique. Comme l’a noté l’historien Stephen Snobelen, le fait que
Newton affirme qu’il est légitime de parler de Dieu dans le cadre de la
philosophie «expérimentale» ou «naturelle» montre que cela n’allait
pas de soi et que la séparation des deux domaines (science et théo-
logie) était déjà largement acceptée34.
Jusqu’à cette réédition en 1713, Newton admettait en pratique que
la philosophie naturelle vise avant tout à rendre raison des phéno-
mènes par des causes naturelles, étant convaincu que cette approche
sert les intérêts de la religion. On peut d’ailleurs expliquer l’ajout tardif
du Scholium generale comme une réponse aux critiques de savants
comme Leibniz, qui considérait que les Principia pouvaient être inter-
prétés comme un appui aux atomistes et aux panthéistes, pour qui la
nature s’explique par elle-même sans aucune intervention divine35.
Bien que ce ne soit nullement le point de vue de Newton, qui, dans sa
correspondance privée, faisait siens les arguments de la théologie
naturelle, il est vrai qu’en énonçant des lois mathématiques desquelles
il déduisait le mouvement de toutes les planètes, il pouvait donner
l’impression que Dieu n’intervient plus activement dans la nature36.

much concerning god, to discourse of whom from the appearances of things, does cer-
tainly belongs to natural philosophy.» Isaac Newton, Principia, traduction de Motte,
révisée par Cajori, vol. 2, The System of the World, Berkeley, University of California
Press, 1973, p. 546, nous soulignons. Une traduction plus moderne mais équiva-
lente: «This concludes the discussion of God, and to treat of God from phenomena
is certainly part of “natural” philosophy»; Isaac Newton, Principia, traduction de
I. B. Cohen et Anne Whitman, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 943,
nous soulignons.
34. Stephen D. Snobelen, «“God of Gods, and Lord of Lords”: The Theology of
Isaac Newton’s General Scholium to the Principia», Osiris, vol. 16, 2001, p. 197.
35. Frank E. Manuel, A Portrait of Newton, p. 130-131.
36. Ibid., p. 126.
134 l’impossible dialogue

Nombreux étaient d’ailleurs les contemporains de Newton qui pen-


saient que la philosophie expérimentale était dangereuse pour la reli-
gion, l’État et la société en général37.
Le recours à l’action divine comme explication de ce que Newton
considère comme une instabilité problématique du système solaire
ressemble déjà au «dieu bouche-trou» (the God of the gaps), invoqué
au xxe siècle par les créationnistes pour expliquer des faits qu’ils consi-
dèrent inexplicables par la méthode scientifique habituelle. Simplicio
faisait de même dans le Dialogue de Galilée pour rendre compte du
phénomène des marées tout en rejetant le mouvement de la Terre. Au
plan épistémologique, ces explications sont ad hoc et donc arbitraires
et seront de moins en moins acceptées au fil du temps par les savants
de différentes disciplines – astronomes, physiciens, naturalistes et géo-
logues –, influencés, dans la seconde moitié du xviiie siècle, par le cou-
rant rationaliste des Lumières. Ceux-ci repousseront ainsi à la péri-
phérie de la science toute intervention divine dans la nature, ne la
considérant plus comme faisant partie des explications «scienti-
fiques» légitimes. Dès le milieu du xviie siècle, Spinoza avait critiqué
les explications finalistes qui fondent la théologie naturelle en notant
qu’elles finissent toujours par se réfugier «dans la volonté de Dieu,
cet asile de l’ignorance». Il avait compris que ce «nouveau mode
d’argumentation», qui remplaçait la démonstration «par l’absurde»
par une démonstration «par l’ignorance», servait bien les intérêts
de ses promoteurs, car «ils savaient bien que l’ignorance une fois
détruite s’évanouit cet étonnement, leur unique moyen d’argumenter
et de conserver leur autorité». C’est pour la même raison qu’ils

37. Pour une analyse détaillée du contexte général ayant mené Newton à ajouter
ce Scholium generale, voir Larry Stewart, «Seeing Through the Scholium: Religion
and Reading Newton in the Eighteenth Century», History of Science, vol. 34, 1996,
p. 123-165; Stephen D. Snobelen, «To Discourse of God: Isaac Newton’s Heterodox
Theology and His Natural Philosophy», dans Paul B. Wood (dir.), Science and Dis-
sent in England, 1688-1945, Aldershot (Angleterre), Ashgate, 2004, p. 39-65.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 135

tenaient souvent pour «hérétique et impie» le savant qui cherchait


les vraies causes des choses naturelles «au lieu de s’en étonner comme
un sot38».
Comme on l’a vu plus haut, ces critiques n’empêcheront pas les
arguments finalistes de se répandre au xviiie siècle. Buffon, très irrité
d’entendre prêcher la théologie des insectes, critiquera à son tour ces
explications finalistes en rappelant que «le créateur est assez grand
par ses ouvrages» et qu’on ne le fait pas plus grand «par notre imbé-
cilité». Car, écrit-il dans son Discours sur la nature des animaux, celui
qui considère que Dieu crée l’univers et fonde la nature «sur des lois
invariables et perpétuelles» a une vue plus grande de «l’Être
suprême» que celui qui «veut le trouver attentif à conduire une répu-
blique de mouches et fort occupé de la manière dont doit se plier l’aile
d’un scarabée39».
Les écrits de théologie naturelle proclamant que les découvertes de
la nature ne pouvaient que confirmer la grandeur divine n’étaient pas
sans entretenir une certaine ambiguïté. Dans les années 1830, le pas-
teur John Henry Newman doute fortement de leur utilité réelle et fait
remarquer qu’ils ne rendent au Créateur qu’un hommage extérieur de
peu d’utilité pratique pour le croyant. Celui qui a déjà la foi peut en
effet trouver dans les phénomènes une raison d’admirer la grande
sagesse de Dieu, mais Newman considère que cette théologie naturelle
est de peu d’utilité pour empêcher les hommes de tourner le dos à la
religion ou pour convertir les incroyants40. Il se demande même si
l’athéisme n’est pas finalement une philosophie aussi compatible avec
les phénomènes du monde physique que la doctrine d’une puissance

38. Spinoza, L’Éthique [publiée en 1677, année de la mort de l’auteur], dans


Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de La Pléiade», 1954,
p. 350-351.
39. Cité par Le Ru, La Nature, miroir de Dieu, p. 88.
40. Henry Newman, Fifteen Sermons, p. 70.
136 l’impossible dialogue

divine active et créative41. Converti au catholicisme, Newman conti-


nuera de considérer la théologie naturelle «avec la plus grande
méfiance» dans ses sermons à titre de recteur de l’université catholique
de Dublin, au milieu des années 1850. Il considère qu’elle «constitue
l’évangile même» de nombreux savants alors qu’elle éloigne en fait du
christianisme, car «le Dieu de la théologie naturelle peut très facile-
ment devenir une simple idole» et il n’est, tout compte fait, «pas très
différent du Dieu des panthéistes». Il dit même préférer un athée «plu-
tôt que cette sorte de dévot naturaliste et panthéiste42».

Dieu: une hypothèse inutile

La position épistémologique défendue par le savant français Pierre-


Simon de Laplace (1749-1827), considéré comme le «Newton» de la
fin du xviiie siècle, constitue un exemple important de l’exclusion
explicite de Dieu du domaine des explications légitimes des phéno-
mènes de la nature. L’histoire, considérée comme plausible, veut que
Laplace ait répondu à Napoléon, qui se demandait où se trouvait Dieu
dans son ouvrage, qu’il n’avait pas eu besoin de cette hypothèse43.
Dans son Exposition du système du Monde, publié en 1796 et réédité à
de nombreuses reprises, Laplace se sent même obligé de reprendre son
illustre devancier sur ce point. Ayant insisté sur l’importance de cher-

41. Ibid., p. 194.


42. John Henry Newman, «Le christianisme et les sciences physiques», confé-
rence donnée à l’École de médecine en novembre 1855, dans L’Idée d’université. Les
disciplines, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 186-
187.
43. Sur cette anecdote, qui a un fond de vérité même si les mots exacts utilisés par
Laplace sont inconnus, voir Roger Hahn, «Laplace and the Vanishing Role of God
in the Physical Universe», dans Harry Woof (dir.), The Analytic Spirit, Ithaca (New
York), Cornell University Press, 1981, p. 85-95.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 137

cher uniquement dans «les lois primordiales de la nature la cause des


phénomènes», il ajoute qu’il ne peut s’empêcher d’observer

combien Newton s’est écarté sur ce point de la méthode dont il a fait


d’ailleurs de si heureuses applications. Depuis la publication de ses
découvertes sur le système du monde et sur la lumière, ce grand Géo-
mètre livré à des spéculations d’un autre genre, rechercha par quels
motifs l’auteur de la nature a donné au système solaire la constitution
dont nous avons parlé.

Newton considérait en effet que «tous ces mouvements si régu-


liers n’ont point de causes mécaniques, puisque les comètes se meu-
vent dans toutes les parties du ciel et dans des orbes fort excentriques»
et qu’en conséquence «cet admirable arrangement du soleil, des pla-
nètes et des comètes ne peut être que l’ouvrage d’un être intelligent et
tout-puissant». Laplace se demande plutôt si «cet arrangement des
planètes ne peut pas être lui-même un effet des lois du mouvement; et
la suprême intelligence que Newton fait intervenir, ne peut-elle pas
l’avoir fait dépendre d’un phénomène plus général?». Un siècle après
Newton, la physique et l’astronomie laissent complètement de côté
ces causes externes qui ne sont, conclut Laplace «que l’expression de
l’ignorance où nous sommes des véritables causes44».

La géologie contre le Déluge

La tendance naturaliste de la science ne se manifeste pas seulement


dans les sciences physiques et astronomiques. Elle se retrouve égale-

44. Pierre-Simon de Laplace, Exposition du système du Monde, sixième édition,


Bruxelles, P.-M. de Vroom, 1827, p. 524; sur la réception des idées de Laplace par les
sectes chrétiennes américaines, voir Ronald L. Numbers, Creation by Natural Law:
Laplace’s Nebular Hypothesis in American Thought, Seattle (Washington), University
of Washington Press, 1977.
138 l’impossible dialogue

ment dans d’autres domaines susceptibles d’entrer en conflit avec les


lectures littérales de la Bible, lesquelles ont été dominantes au sein
du monde chrétien au moins jusqu’au milieu du xixe siècle. Les mul-
tiples découvertes botaniques, zoologiques et ethnographiques occa-
sionnées par les voyages d’exploration géographique du xvie
au xixe siècle ont bouleversé la vision d’un monde statique et entière-
ment connu. Si Lactance, que Copernic et bien d’autres après lui citent
comme exemple de l’ignorance de la science45, pouvait encore à la fin
du iiie siècle nier l’existence de peuples vivant aux antipodes sous pré-
texte qu’ils marcheraient sur la tête, une telle croyance est devenue
impossible au xvie siècle. L’application d’un mode de pensée rationnel
ne pouvait que faire reculer les conceptions religieuses les plus naïves
de la nature. Il était en effet peu probable a priori que l’ensemble des
découvertes imprévues, et donc à venir, pussent être facilement com-
patibles avec les textes bibliques. Au moment même où l’Église catho-
lique fait disparaître sans bruit, au milieu des années 1830, les livres
d’astronomie copernicienne de la liste des ouvrages interdits, la géolo-
gie fait de grands progrès qui remettent en question l’existence du
déluge décrit dans la Bible46.
Alors que le naturaliste britannique John Woodward (1665-1728)
pouvait encore à la fin du xviie siècle, dans son ouvrage sur l’histoire
naturelle de la Terre, invoquer l’action directe de Dieu pour expliquer
maints phénomènes naturels, cette approche est déjà critiquée au
début du siècle suivant. Dans un ouvrage sur les corps marins paru

45. Dans sa lettre au pape, Copernic écrit: «On n’ignore pas en effet que Lac-
tance, par ailleurs écrivain célèbre mais piètre mathématicien, parle de façon tout à
fait puérile de la forme de la terre lorsqu’il tourne en dérision ceux qui ont enseigné
que la terre a la forme d’un globe». Verdet (dir.), Astronomie et Astrophysique,
p. 208.
46. Charles Coulston Gillispie, Genesis and Geology: A Study in the Relations of
Scientific Thought, Natural Theology and Social Opinion in Great Britain, 1790-1850,
Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1969.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 139

en 1721, le naturaliste italien Antonio Vallisneri déplore déjà «com-


bien les intérêts de la religion aussi bien que ceux de la saine philo-
sophie avaient souffert du mélange continuel des Saintes-Écritures
avec des questions relatives à la physique47». Vingt-cinq ans plus tard,
son compatriote Cirillo Generelli considère pour sa part qu’il n’est pas
«raisonnable de mettre en jeu la Divinité au gré de nos caprices, et de
lui faire faire des miracles pour le seul plaisir de confirmer nos hypo-
thèses prématurées», et qu’il faut plutôt «expliquer comment ces ani-
maux marins ont été transportés par des causes naturelles dans les
montagnes48».
Dans son Histoire naturelle, dont l’édition originale comprend
trente-six volumes publiés à compter de 1749, le naturaliste français
Buffon, qui propose une théorie générale de la formation des planètes
et de l’évolution de la Terre, ne mentionne l’action de Dieu que
comme premier moteur, vite relégué à la périphérie, qui laisse ensuite
la nature agir selon des lois immanentes. Décrivant la formation du
système solaire à l’aide de la théorie de l’attraction gravitationnelle
de Newton, Buffon note qu’une seule chose «est en effet indépendante
de cette théorie, c’est la force d’impulsion», laquelle «a certainement
été communiquée par Dieu, lorsqu’il donna le branle à l’Univers». Et
il ajoute aussitôt:

[…] mais comme on doit, autant qu’on peut, en physique s’abstenir


d’avoir recours aux causes qui sont hors de la nature, il me paraît que
dans le système solaire on peut rendre raison de cette force d’impul-
sion d’une manière assez vraisemblable, et qu’on peut en trouver une
cause dont l’effet s’accorde avec les règles de la Méchanique et

47. Cité par Charles Lyell, Principes de géologie, Paris, Langlois et Leclercq, 1843,
p. 93.
48. Ibid., p. 102.
140 l’impossible dialogue

qui d’ailleurs ne s’éloigne pas des idées qu’on peut avoir au sujet des
changements et des révolutions qui peuvent et doivent arriver dans
l’univers49.

Et si Buffon salue John Woodward pour «avoir rassemblé plu-


sieurs observations importantes», il ne manque pas de souligner que
son système «ajoute au miracle du déluge universel d’autres miracles,
ou tout au moins des impossibilités physiques qui ne s’accordent ni
avec la lettre de la Sainte Écriture, ni avec les principes mathématiques
de la philosophie naturelle» – allusion au titre de l’ouvrage de New-
ton, paru dix avant celui de Woodward. Buffon reproche aussi au
naturaliste Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733), qui avait proposé
en 1708 une théorie diluvialiste de l’histoire terrestre conforme au
récit biblique, «de vouloir mêler la physique avec la théologie50». Il se
demande

pourquoi [ces naturalistes] veulent-ils que ce soit le déluge qui ait


apporté sur la terre les coquilles qu’on trouve à sept ou huit cents
pieds dans les rochers et dans les marbres? Pourquoi dire que c’est
dans ce temps que se sont formées les montagnes et les collines? Et
comment peut-on se figurer qu’il soit possible que ces eaux aient
amené des masses et des bancs de coquilles de cent lieues de lon-
gueur? Je ne crois pas qu’on puisse persister dans cette opinion, à
moins qu’on n’admette dans le déluge un double miracle, le premier
pour l’augmentation des eaux, et le second pour le transport des
coquilles; mais comme il n’y a que le premier qui soit rapporté dans
l’Écriture sainte, je ne vois pas qu’il soit nécessaire de faire un article
de foi du second51.

49. Buffon, Histoire naturelle, tome 1, Paris, Imprimerie royale, 1749, p. 131-132.
50. Ibid., p. 197.
51. Ibid., p. 201.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 141

La finesse de Buffon est de ne pas nier l’existence du Déluge uni-


versel et de simplement le laisser dans le domaine de la religion et de la
foi. Il écrit en effet que l’on doit «regarder le déluge universel comme
un moyen surnaturel dont s’est servi la Toute-puissance divine pour le
châtiment des hommes, et non comme un effet naturel dans lequel
tout se serait passé selon les lois de la physique». Et comme il n’a servi
qu’à détruire les hommes, il n’a «changé en aucune façon la Terre52».
Plutôt déiste ou sceptique que véritablement athée, Buffon
dénonce toutefois la confusion des genres chez ceux qui ne font que

chercher les moyens de concilier l’Écriture sainte avec leur opinion,


et qu’au lieu de se servir de leurs observations et d’en tirer des
lumières, ils se sont enveloppés dans les nuages d’une théologie phy-
sique, dont l’obscurité et la petitesse dérogent à la clarté et la dignité
de la religion et ne laissent apercevoir aux incrédules qu’un mélange
ridicule d’idées humaines et de faits divins.

Il faut surtout, dit-il, «ne pas mêler une mauvaise physique avec la
pureté du livre saint53».
Malgré les efforts de Buffon pour sauver à la fois le récit biblique et
l’autonomie de la science en suggérant de ne pas mélanger les genres,
ses explications purement naturelles de la formation de la Terre et de
la destinée probable du Soleil étaient à l’évidence incompatibles avec
le récit biblique. On verra au prochain chapitre que Buffon ne pourra
éviter la mise à l’Index qu’en affirmant ne considérer son histoire que
comme une hypothèse, conformément à l’«épistémologie catho-
lique» du cardinal Bellarmin.
Après Buffon, la géologie se développe sur des bases strictement
naturalistes, évitant toute discussion d’une intervention divine

52. Ibid.
53. Ibid., p. 203.
142 l’impossible dialogue

comme explication scientifique légitime. Les Principes de géologie du


britannique Charles Lyell (1797-1875), publiés en trois volumes au
début des années 1830 et constamment réédités et mis à jour par la
suite, deviennent rapidement l’ouvrage de référence pour tous les
savants. La géologie acquiert alors un statut de discipline de plus en
plus spécialisée, et on chercherait en vain dans les volumes de Lyell
une référence autre qu’historique à des miracles ou à d’autres explica-
tions divines des phénomènes terrestres. De plus, suivant la tradition
inaugurée par Buffon et dans le sillage de James Hutton (1726-1797),
la théorie de Lyell est fondée sur l’idée que les forces agissant sur la
Terre et dans son intérieur sont les mêmes aujourd’hui que par le
passé. Cette approche ouvre la voie à l’idée d’une très grande antiquité
de la Terre, déjà suggérée par Buffon, laquelle est incompatible avec
l’idée d’une création unique datant de moins de dix mille ans. En
invoquant des forces qui agissent dans la nature selon des lois
immuables dans le temps et l’espace, Lyell exclut implicitement tout
miracle ou intervention surnaturelle comme explication possible des
phénomènes géologiques. Au contraire, les interprétations catastro-
phistes laissaient encore une place à l’arbitraire des interventions
divines, car les événements exceptionnels comme le Déluge faisaient
intervenir des forces particulières et discontinues propres à chaque
«catastrophe» et non pas des lois universelles invariables dans le
temps.
Retraçant l’histoire des théories géologiques invoquant le Déluge
comme facteur explicatif, Lyell note que «jamais, dans aucune
branche de la science, illusion théorique ne se mêla plus sérieusement
à l’observation exacte et à la classification systématique des faits54».
Heureusement, ajoute-t-il, les choses ont changé et la géologie n’a
«plus besoin, pour avancer, de lutter contre un courant contraire55».

54. Lyell, Principes de géologie, p. 67.


55. Ibid., p. 68.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 143

On comprend sans peine qu’une fois lancé, ce mode de raisonne-


ment rationnel fondé sur l’analyse des forces naturelles et des données
d’observation ne pouvait que s’étendre à l’ensemble des phénomènes.
L’histoire naturelle se questionne ainsi non seulement sur la distribu-
tion géographique des minéraux, des végétaux et des animaux, mais
aussi sur celle des êtres humains eux-mêmes, rejoignant ainsi l’an-
thropologie et la préhistoire. Ce n’était qu’une question de temps
avant que la dynamique de la recherche scientifique soulève des inter-
rogations sur les liens entre les espèces. Cela ne pouvait que générer un
nouvel affrontement avec la conception biblique voulant que toutes
les espèces aient été créées directement par Dieu.

La révolution darwinienne

Quand le jeune Charles Darwin entreprend, en 1832, son voyage


autour du monde, il emporte avec lui le premier tome des Principes de
géologie de Lyell, ouvrage qui l’aidera à donner sens à la diversité des
espèces qu’il rencontrera au cours de son long périple. Son idée fonda-
mentale de sélection naturelle – qui était d’ailleurs suffisamment
«naturelle» pour qu’au moins un autre naturaliste, Alfred Russel
Wallace, la formule de manière indépendante à partir de ses propres
recherches en Amazonie et dans l’archipel malais – constitue une
étape cruciale de l’application du naturalisme méthodologique en
histoire naturelle. Le lien étroit qui existe entre la géologie de Lyell, qui
implique une très grande antiquité de la Terre, et l’idée d’évolution des
espèces chez Darwin est d’ailleurs reconnu explicitement par ce der-
nier. Dans son ouvrage sur L’Origine des espèces, devenu célèbre dès sa
publication en 1859, et aussitôt dénoncé comme impie par les chré-
tiens encore attachés à la lecture littérale de la Bible, Darwin affirme:

Je sais bien que cette doctrine de la sélection naturelle […] peut sou-
lever les objections qu’on avait d’abord opposées aux magnifiques
144 l’impossible dialogue

hypothèses de Sir Charles Lyell, lorsqu’il a voulu expliquer les


transformations géologiques par l’action des causes actuelles. […] or,
de même que la géologie moderne, quand il s’agit d’expliquer l’exca-
vation d’une grande vallée, renonce à invoquer l’hypothèse d’une
seule grande vague diluvienne, de même aussi la sélection naturelle
tendra à faire disparaître la croyance à la création continue de nou-
veaux êtres organisés, ou à de grandes et soudaines modifications de
leur structure56.

Darwin affirme aussi que «quiconque peut lire le grand ouvrage


de Sir Charles Lyell sur les Principes de géologie, auquel les historiens
futurs attribueront à juste titre une révolution dans les sciences natu-
relles, sans reconnaître la prodigieuse durée des périodes passées, peut
fermer ici ce volume57».
Conscient que cette approche scientifique et naturaliste appliquée
aux êtres vivants n’allait pas encore totalement de soi, et que son
ouvrage risquait de soulever des objections théologiques, Darwin
demande conseil à Lyell, quelques mois seulement avant la publica-
tion, sur la façon d’assurer à son éditeur que son livre «n’est pas moins
orthodoxe que le sujet ne l’exige». Doit-il lui dire qu’il «ne discute pas
de l’origine de l’homme», qu’il n’introduit «pas la moindre discus-
sion de la Genèse», ou vaut-il mieux ne rien lui dire «et partir du
principe qu’il ne saurait s’opposer à un degré d’hétérodoxie qui,
somme toute, ne dépasse pas celui de n’importe quel traité de géolo-
gie, lesquels traités contredisent ouvertement la Genèse58»? Lyell lui
assure aussitôt qu’il n’a rien à craindre.

56. Charles Darwin, L’Origine des espèces, Paris, Flammarion, coll. «GF», 2008,
p. 148-149.
57. Ibid., p. 346-347.
58. Lettre de Darwin à Lyell, 28 mars 1858, dans Charles Darwin, Origines. Lettres
choisies 1828-1859, Paris, Bayard, 2009, p. 314.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 145

Quoi qu’il en soit, de manière préventive, Darwin cite en épi-


graphe de son ouvrage des auteurs reconnus pour leur orthodoxie
religieuse. Ainsi en est-il de son contemporain, le mathématicien, phi-
losophe et pasteur anglican William Whewell. Auteur, en 1833, de l’un
des huit traités Bridgewater consacrés à la théologie naturelle, ce der-
nier affirme que concernant «le monde matériel, nous pouvons tout
au moins aller jusqu’à conclure que les faits ne se produisent pas par
suite d’une intervention isolée du pouvoir divin, se manifestant dans
chaque cas particulier, mais bien par l’action des lois générales». Pour
Whewell, il s’agit là du point de vue «propre à la science dont la fonc-
tion est de rechercher ces lois». «Dieu, ajoute-il, est l’auteur et le gou-
verneur de l’univers de par les lois qu’il a données à ses parties, les
propriétés qu’il a imprimées à ses éléments constitutifs59». Bien que
Darwin n’ait pas cité cette partie de l’ouvrage qui mentionne Dieu
explicitement, invoquer l’autorité du révérend Whewell visait à
confirmer la légitimité de sa conception de la science, qui ne voulait
nullement remettre en cause la religion chrétienne, mais seulement
affirmer la spécificité de la science qui consiste à rendre raison des
phénomènes par des causes naturelles. À ceux qui voudraient lui
opposer que la science a des limites hors desquelles elle ne doit pas
s’aventurer et que l’explication de l’origine des espèces n’est pas de son
ressort, Darwin oppose d’avance une citation du philosophe Francis
Bacon – qui incarnait encore pour plusieurs savants le summum de la
méthode expérimentale – affirmant qu’il ne faut pas «croire ou sou-
tenir, par une idée trop prononcée de la faiblesse humaine ou une
modération mal placée, que l’homme puisse aller trop loin, ou être
trop bien instruit dans la parole de Dieu, ou dans celle du livre des
œuvres de Dieu, c’est-à-dire en religion ou en philosophie; mais que
tout homme s’efforce plutôt de progresser en l’une et en l’autre, et

59. William Whewell, Astronomy and General Physics Considered with Reference to
Natural Theology, Londres, William Pickering, 1833, p. 356-357.
146 l’impossible dialogue

d’en tirer avantage sans s’arrêter jamais60». La référence aux deux


grands livres – celui de la religion et celui de la nature – reprend ici une
vieille analogie également utilisée par Galilée. Les deux «livres» ont la
même source, mais, suggère-t-on implicitement, la méthode pour lire
le second n’est pas la même que pour le premier. Comme on le verra
au chapitre 5, cette comparaison des deux livres issus d’un même
«auteur» sera souvent reprise pour prouver qu’il ne peut y avoir de
conflit réel entre la science et la religion61.
À la toute fin de son ouvrage, Darwin réitère sa conviction que
«ce que nous savons des lois imposées à la matière par le Créateur
s’accorde mieux avec l’hypothèse que la production et l’extinction des
habitants passés et présents du globe sont le résultat de causes secon-
daires, telles que celles qui déterminent la naissance et la mort de l’in-
dividu62». Toutes les formes de la vie ont ainsi été «produites par des
lois qui agissent autour de nous». Quant à l’origine de la vie elle-
même, Darwin ne la connaît pas et est forcé d’admettre qu’elle a dû
«être insufflée primitivement dans un petit nombre de formes ou
même une seule63».
En réaction aux critiques nombreux qui considèrent son ouvrage
irréligieux et offensant, Darwin modifie, dès la deuxième édition,
publiée quelques mois plus tard, cette phrase et d’autres semblables au
style indirect – lequel suggère une force immanente à la nature plutôt

60. Cité par Darwin en épigraphe à la première édition de son ouvrage. Malheu-
reusement l’édition française de L’Origine des espèces publiée par Flammarion
en 2008 ne reprend pas ces citations qui sont pourtant très importantes. Elles sont
par contre présentes dans les éditions françaises de 1862 et de 1876, traduites res-
pectivement par Clémence Royer et Édouard Barbier.
61. Kenneth J. Howell, God’s Two Books: Copernican Cosmology and Biblical Inter-
pretation in Early Modern Science, Notre Dame (Indiana), University of Notre
Dame Press, 2002.
62. Darwin, L’Origine des espèces, p. 562.
63. Ibid., p. 563.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 147

qu’un Dieu actif et créateur – en ajoutant «par le Créateur» après


«insufflée primitivement». Il ajoute aussi, au début de sa conclusion
finale, une phrase affirmant qu’il «ne voit aucune bonne raison pour-
quoi le point de vue soutenu dans cet ouvrage devrait offenser les sen-
timents religieux de quiconque».
En réponse aux nombreuses réactions religieuses négatives, il
ajoute une autre phrase à l’occasion de la publication, en 1861, de la
troisième édition, pour «montrer combien ces sortes d’impressions
sont passagères» et rappeler que «la plus grande découverte jamais
faite par l’homme, à savoir la loi de l’attraction de la gravité, a éga-
lement été attaquée par Leibniz comme étant “subversive de la reli-
gion naturelle et, par inférence, de la religion révélée64”». Et pour
montrer que même des membres du clergé peuvent tout à fait accep-
ter ses thèses, il affirme sans donner de nom qu’un pasteur protestant
et auteur célèbre – il s’agissait de Charles Kingsley – lui a écrit qu’il
considérait que c’était «une tout aussi noble conception de la divinité
de croire qu’Il a créé quelques formes originales capables d’auto-
développement en d’autres formes utiles, que de croire qu’Il avait
besoin d’un nouvel acte de la création pour combler les vides causés
par l’action de ses lois 65».
Vers la fin de sa vie, dans son Autobiographie, Darwin affirmera
que «tout dans la nature est le résultat de lois immuables» et que
«plus nous progressons dans notre connaissance des lois immuables
de la nature, plus les miracles sont difficiles à croire66». Quant «au
vieil argument d’une finalité dans la nature, comme le présente Paley,

64. Charles Darwin, L’Origine des espèces, traduit sur l’édition anglaise définitive
par Édouard Barbier, Paris, C. Reinwald, 1880, p. 566.
65. Ibid., p. 566. Voir la lettre de Charles Kingsley à Darwin, 18 novembre 1859,
dans The Correspondence of Charles Darwin, vol. 7, 1858-1859, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1992, p. 379-380.
66. Charles Darwin, L’Autobiographie, Paris, Seuil, 2008, p. 82-83.
148 l’impossible dialogue

qui [lui] semblait autrefois si concluant», sa valeur est tombée


«depuis la découverte de la loi de la sélection naturelle67». Déjà,
dans L’Origine des espèces, il critiquait les explications par les fina-
lités et notait qu’il «est si facile de cacher notre ignorance sous des
expressions telles que plan de création, unité de dessein, etc.; et de
penser que nous expliquons quand nous ne faisons que répéter un
même fait 68».

Une histoire naturelle de l’homme

Bien que l’ouvrage révolutionnaire de Darwin se limitait à étudier les


transformations subies par les espèces animales et ne s’intéressait nul-
lement à l’être humain, considéré à l’époque comme ayant été créé
directement par Dieu, ses lecteurs étaient assez perspicaces pour com-
prendre qu’il n’y avait aucune raison pour que la sélection naturelle ou
toute autre force d’évolution n’agisse pas également sur l’espèce
humaine. Darwin rappelle d’ailleurs dans son Autobiographie que
sitôt qu’il fut convaincu, «en 1837 ou 1838, que les espèces pouvaient
subir des mutations», il n’a pu s’empêcher «de penser que l’homme
était nécessairement soumis à la même loi69».
Le premier grand théoricien de l’explication naturelle de la trans-
formation des espèces, Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), avait
aussi discuté de cette question, même si ce n’était que de manière
purement hypothétique. La première partie de sa Philosophie zoolo-
gique de 1809, consacrée à l’histoire naturelle des animaux, se termine
en effet par une section consacrée à «Quelques observations relatives
à l’homme». Lamarck y affirme que «si l’homme n’était distingué des

67. Ibid., p. 83.


68. Darwin, L’Origine des espèces, traduit sur l’édition anglaise définitive par
Édouard Barbier, p. 567.
69. Darwin, L’Autobiographie, p. 122.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 149

animaux que relativement à son organisation, il serait aisé de mon-


trer» que ses caractères sont «tous le produit d’anciens changements
dans ses actions, et des habitudes qu’il a prises et qui sont devenues
particulières aux individus de son espèce». Ainsi, il est facile d’imagi-
ner que «par la nécessité des circonstances, ou par quelque autre
cause», des singes («quadrumanes» dans son vocabulaire) ayant
perdu «l’habitude de grimper sur les arbres et d’en empoigner les
branches avec les pieds», ont appris «pendant une suite de généra-
tions» à «ne se servir de leurs pieds que pour marcher et cessaient
d’employer leurs mains comme des pieds». Il n’est alors pas douteux,
selon Lamarck que «ces quadrumanes ne fussent à la fin transformés
en bimanes et que les pouces de leurs pieds ne cessassent d’être écartés
des doigts, ces pieds ne leur servant plus qu’à marcher». L’humanité
serait ainsi devenue une «race» prééminente «parvenue à mettre
entre elle et les animaux les plus perfectionnés une différence et une
distance considérable70». Pour souligner le caractère purement hypo-
thétique de ses remarques, Lamarck clôt la section sur l’énoncé:
«Telles seraient les réflexions que l’on pourrait faire si l’homme,
considéré ici comme la race prééminente en question, n’était distin-
gué des animaux que par les caractères de son organisation et si son
origine n’était pas différente de la leur71.»
Enrobées de leur caractère hypothétique, ces conjectures ne sem-
blent avoir généré aucune réaction officielle de la part de l’Église ou
des catholiques les plus conservateurs72. À la prudence de l’auteur,
on peut ajouter comme explication que la France révolutionnaire du
début du xixe siècle était plutôt rationaliste et peu encline à dénoncer
les savants comme au temps de Buffon. Mais cela n’empêche pas plu-

70. Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique, tome premier, Paris, Librairie


F. Savy, 1873, p. 339-340.
71. Ibid., p. 347.
72. Jacques Arnould, L’Église et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000, p. 57.
150 l’impossible dialogue

sieurs observateurs de l’époque comme le naturaliste Julien Joseph


Virey d’affirmer que les doctrines de Lamarck mènent directe-
ment à l’athéisme73. Quoi qu’il en soit, ces «Quelques observa-
tions» de Lamarck montraient que l’on pouvait très bien appliquer
un mode de pensée naturaliste aux origines de l’homme. Darwin rap-
pelle d’ailleurs que Lamarck fut le premier à rendre «à la science
l’éminent service de déclarer que tout changement dans le monde
organique, aussi bien que dans le monde inorganique, est le résultat
d’une loi, et non d’une intervention miraculeuse74».
Le débat sur les origines de l’homme n’éclatera finalement qu’au
milieu du xixe siècle, à la suite de nombreuses découvertes archéolo-
giques qui mettent clairement en évidence l’antiquité de l’homme, et
ainsi, encore une fois, remettent en question la Genèse, partie de la
Bible enseignée depuis deux mille ans dans le monde chrétien. À
l’époque où paraît L’Origine des espèces, les recherches archéologiques
ont déjà commencé à mettre au jour des pierres taillées suggérant for-
tement l’antiquité de l’espèce humaine. En France, Jacques Boucher
de Perthes (1788-1868) accumulait ses «haches antédiluviennes»
depuis le début des années 1840 à Abbeville, en Picardie, et a fait
connaître ses découvertes en 1847 dans ses Antiquités celtiques et dilu-
viennes. D’abord sceptiques quant à la valeur des découvertes de cet
amateur, les géologues et les archéologues les plus connus d’Europe,
dont Charles Lyell en 1859, visitent les lieux et confirment leur authen-
ticité75. Des silex on passe à l’homme qui les travaille, et Boucher de

73. Pietro Corsi, «Idola Tribus: Lamarck, Politics and Religion in the Early Nine-
teenth Century», dans Aldo Fasolo (dir.), The Theory of Evolution and Its Impact,
Dordrecht (Pays-Bas), Springer-Verlag, 2012, p. 33.
74. Darwin, L’Origine des espèces, traduction Barbier, p. XII; il s’agit de la «Notice
historique sur les progrès de l’opinion relativement à l’origine des espèces avant la
publication de la première édition anglaise du présent ouvrage», ajoutée par
Darwin dans la troisième édition de 1861.
75. Boucher de Perthes, Antiquités celtiques et antédiluviennes, tome troisième,
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 151

Perthes publie des travaux traitant directement de l’espèce humaine,


dont De l’homme antédiluvien et de ses œuvres (1860) et Nouvelles
recherches sur l’existence de l’homme et des grands mammifères fossiles
(1862).
Lyell vient ajouter son autorité à ces idées en 1863 en publiant une
synthèse des découvertes rapportées dans de nombreux pays euro-
péens (Allemagne, Angleterre, Belgique, Danemark, France et Suisse),
traduite en français dès l’année suivante sous le titre L’Ancienneté
de l’homme prouvée par la géologie. Conscient que ses analyses stric-
tement naturalistes des origines de l’homme risquent d’être assimilées
à une philosophie matérialiste, Lyell, qui est devenu un partisan de
la théorie de l’évolution des espèces, affirme en conclusion de son
ouvrage que «quant au reproche de matérialisme imputé à toutes
les formes de la théorie du développement […], loin d’avoir une
tendance matérialiste, cette hypothèse de l’introduction sur la Terre,
à des époques géologiques successives, d’abord de la vie, puis de la
sensation, puis de l’instinct, ensuite de l’intelligence des mammi-
fères supérieurs si voisins de la raison, et enfin de la raison perfec-
tible de l’Homme lui-même, nous présente le tableau de la prédo-
minance toujours croissante de l’esprit sur la matière76». Lyell se
déclare ainsi plus spiritualiste que matérialiste, l’intelligence humaine,
tout comme les idées qu’elle engendre, étant le fruit d’une longue
évolution naturelle.

Paris, Dumoulin, 1864, p. 112; pour plus de détails, voir Marc Groenen, Pour une
histoire de la préhistoire, Paris, Jérôme Million, 1994, p. 52-72.
76. Charles Lyell, L’Ancienneté de l’homme prouvée par la géologie et remarques sur
les théories relatives à l’origine des espèces par variation, traduit par M. Chaper, Paris,
J. B. Baillière et fils, 1864, p. 538.
152 l’impossible dialogue

Une histoire naturelle des religions

Le mode de pensée naturaliste à l’œuvre au xixe siècle chez les géolo-


gues et les autres savants qui étudient l’histoire de la Terre et tentent
d’expliquer les changements observés n’est pas sans affecter le regard
posé sur les religions et les sources historiques de la Bible. Les déve-
loppements de l’histoire critique et de la philologie soulèvent en effet
des questions sur la manière dont les textes bibliques ont été réunis et
sur le caractère historique ou mythique des affirmations qui s’y trou-
vent, lesquelles ne sont pas toujours cohérentes entre elles. Ce n’est
pas le lieu ici de retracer cette longue histoire, parsemée elle aussi de
conflits et de condamnations religieuses77. Mais pour compléter ce
tour d’horizon de l’exclusion progressive de Dieu de la réflexion
scientifique sur les phénomènes naturels et sociaux, il nous faut rap-
peler brièvement que les historiens adoptent eux aussi de plus en plus
une approche scientifique du passé et cessent, au cours du xixe siècle,
d’utiliser la notion de miracle ou d’intervention de la Providence
comme facteur explicatif des événements historiques. En 1835, par
exemple, l’historien allemand David Friedrich Strauss (1808-1874)
propose une interprétation de l’histoire de Jésus qui permet de
rendre compte de ses «miracles» sans faire intervenir de phéno-
mènes surnaturels. Son ouvrage La Vie de Jésus fait scandale, et après
la parution de cet essai considéré comme matérialiste sinon athée, il
doit abandonner son poste d’enseignant dans un séminaire protes-
tant de Tübingen78. L’ouvrage connaît tout de même un franc succès
et plusieurs éditions. Il est rapidement traduit en français (en 1839)

77. Voir François Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique, XVI e-
XIX e siècle, Paris, Albin Michel, 1994; et, du même auteur, La Crise de l’origine.
La science catholique des Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris, Albin Michel,
2006.
78. Laplanche, La Bible en France, p. 141-142.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 153

par Émile Littré, qui comprend son importance pour la philosophie


positiviste, dont il est partisan79.
Le meilleur porte-parole français du courant de l’histoire critique,
qui s’est développé d’abord en Allemagne, demeure le philologue et
historien des religions Ernest Renan (1823-1892). Il écrira lui aussi,
en 1863, une Vie de Jésus très populaire, qui lui coûtera également son
poste – au Collège de France80. Dans un style toujours très clair et pré-
cis, il résumait bien, dans un article sur «Les historiens critiques de
Jésus» publié en 1849, la méthode de l’histoire critique appliquée aux
phénomènes miraculeux relatés dans les récits religieux:

La critique a deux manières de s’attaquer à un récit merveilleux


(quant à l’accepter tel qu’il est, elle n’y peut songer, puisque son
essence est la négation du surnaturel): 1o Admettre le fond du récit,
mais l’expliquer en tenant compte du siècle et des personnes qui nous
l’ont transmis, des formes reçues à telle ou telle époque pour expri-
mer les faits; 2o porter le doute sur le récit lui-même, et rendre compte
de sa formation, sans lui accorder de valeur historique. – Dans la pre-
mière hypothèse, on s’attache à expliquer la matière même de l’his-
toire; on suppose par conséquent la réalité de cette matière. Dans la
seconde, sans rien prononcer sur cette réalité, on analyse comme un
simple fait psychologique l’apparition du récit; on l’envisage comme
un poème créé de toutes pièces par la tradition, et n’ayant ou pouvant
n’avoir d’autre cause que les instincts de la nature spirituelle de
l’homme81.

79. Émile Littré, «Avant-propos du traducteur», dans David Friedrich Strauss,


Vie de Jésus ou examen critique de son histoire, Paris, Librairie philosophique de
Ladrange, 1864, p. i.
80. Perrine Simon-Nahum, «Le scandale de la Vie de Jésus de Renan. Du succès
littéraire comme mode d’échec de la science», Mil neuf cent, no 25, 2007, p. 61-74.
81. Ernest Renan, Études d’histoire religieuse, septième édition revue et corrigée,
Paris, Michel Lévy frères, 1857, p. 137-138.
154 l’impossible dialogue

Quelques années plus tard, en 1857, dans la préface au recueil de


ses textes d’histoire religieuse, Renan revenait sur l’opposition entre
historiens et théologiens et rappelait qu’une «grave difficulté s’attache
à ces études, et porte les personnes timorées à prêter aux écrivains qui
s’en occupent des tendances et un but qui leur sont étrangers. L’es-
sence des religions est d’exiger une croyance absolue, par conséquent
de se mettre au-dessus du droit commun, et de dénier à l’historien
impartial toute compétence quand il s’agit de les juger». Et pour
«soutenir la prétention qu’elles ont d’échapper à tout reproche, [les
religions] sont obligées d’avoir un système particulier de philosophie
de l’histoire, fondé sur la croyance à une intervention miraculeuse de
la divinité dans les choses humaines, intervention qui se ferait unique-
ment à leur profit82». Or, insiste-t-il, le premier principe de la critique
historique est de ne point avoir de place pour le miracle «dans le tissu
des choses humaines, pas plus que dans la série des faits de la nature»,
car «tout dans l’histoire a son explication humaine, lors même que
cette explication nous échappe faute de renseignements suffisants». Il
s’ensuit que l’historien et les théologiens ne sauraient se rencontrer,
car ces derniers emploient «une méthode opposée à la sienne et pour-
suivent un but différent». Renan rappelle que «la question fonda-
mentale sur laquelle doit rouler la discussion religieuse, c’est-à-dire la
question du fait de la révélation et du surnaturel, [il] ne la touche
jamais», car elle est hors de son propos83. Il ajoute que «susceptibles,
comme toutes les puissances qui s’attribuent une source divine, les
religions prennent naturellement l’expression, même respectueuse, de
la divergence pour de l’hostilité, et voient des ennemis dans tous ceux
qui usent vis-à-vis d’elles des droits les plus simples de la raison84». Il
conclut qu’il faut bien sûr «laisser les religions se proclamer inatta-

82. Ibid., p. vi-vii.


83. Ibid., p. xi.
84. Ibid., p. vi-vii.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 155

quables, puisque sans cela elles n’obtiendraient pas de leurs adhérents


le respect dont elles ont besoin», mais qu’il ne faut pas obliger «la
science à passer sous la censure d’un pouvoir qui n’a rien de scienti-
fique85». Comme on le verra au chapitre suivant, cet ouvrage et plu-
sieurs autres de Renan traitant d’histoire des religions seront mis
à l’Index.

Naturaliser Dieu

Darwin n’était pas historien des religions comme Strauss ou Renan,


mais en remontant dans l’histoire naturelle de l’homme il allait finir
par aborder ces questions avec le même regard naturaliste. Ayant
d’abord gardé pour lui ses réflexions sur les origines de l’homme,
Darwin les rend publiques en 1871 dans La Descendance de l’homme
et la sélection sexuelle, rapidement traduit en français en 1873. D’en-
trée de jeu, il rappelle que bien qu’il avait accumulé pendant des
années des notes sur la descendance de l’homme, il avait décidé de ne
rien publier, convaincu qu’il ne ferait «par cette publication qu’aug-
menter les préventions contre les opinions» qu’il soutient sur la sélec-
tion naturelle. Mais vingt ans après la publication de L’Origine des
espèces, il considère que le contexte a changé et que ses idées sont à
peu près acceptées par les naturalistes. Cette nouvelle situation l’a
encouragé à rassembler ses notes pour voir «jusqu’à quel point les
conclusions auxquelles [ses] autres travaux [l’ont] conduit pouvaient
s’appliquer à l’homme». Or, remarque-t-il, «la haute antiquité
de l’homme récemment démontrée par les travaux d’une foule
d’hommes éminents, Boucher de Perthes en tête, est l’indispensable
base de l’intelligence de son origine», et il tient «par conséquent cette

85. Ibid., p. xxii.


156 l’impossible dialogue

conclusion pour admise86». Tirant une leçon d’optimisme épistémo-


logique des nombreuses découvertes archéologiques récentes concer-
nant l’homme, il note au passage que l’on «a souvent affirmé que
l’origine de l’homme ne pourrait jamais être connue; mais l’igno-
rance engendre plus souvent la confiance que ne le fait le savoir, et ce
sont ceux qui savent peu, et non ceux qui savent beaucoup, qui affir-
ment d’une manière aussi positive que la science ne pourra jamais
résoudre tel ou tel problème87».
En étudiant l’origine de l’homme d’un point de vue purement
naturaliste, non seulement Darwin n’invoque jamais «Dieu» comme
cause explicative, mais il va encore plus loin en suggérant que la
croyance en Dieu est elle-même le fruit de l’évolution naturelle.
Le premier chapitre de l’ouvrage de 1871 rassemble les «preuves de la
descendance de l’homme d’une forme inférieure», et le suivant com-
pare les facultés mentales de l’homme à celles des animaux. Une sec-
tion spécifique portant le titre «Croyance en Dieu, agents spirituels,
superstitions» laisse peu de doute sur la conviction de l’auteur que
Dieu n’est qu’une superstition parmi d’autres. Il affirme d’abord
que «rien ne prouve que l’homme ait été primitivement doué de la
croyance à l’existence d’un Dieu omnipotent» et que les anthropo-
logues ont montré «qu’il existe encore un grand nombre de peu-
plades qui ne croient ni à un ni à plusieurs dieux, et qui n’ont même
pas, dans leur langue, de mot pour exprimer l’idée de la divinité 88». Il
prend tout de même soin de noter aussitôt après que cette question
est, «cela va sans dire, distincte de celle d’ordre plus élevé» de savoir
«s’il existe un Créateur maître de l’univers, question à laquelle les plus
hautes intelligences de tous les temps ont répondu affirmative-

86. Charles Darwin, La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, traduction


de J.-J. Moulinié, tome premier, Paris, C. Reinwald, 1873, p. 1-3.
87. Ibid., p. 4.
88. Ibid., p. 69.
dieu: du centre à la pÉriphÉrie des sciences 157

ment89». Les sentiments et les émotions sont ainsi le fruit de l’évolu-


tion, et «la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux
les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré, et non
d’espèce90». Et si «la sublime croyance à un Dieu n’est pas universelle
chez l’homme», ce sont les instincts sociaux, «aidés par les puissances
intellectuelles actives et les effets de l’habitude», qui «conduisent
naturellement à la règle: “Fais aux hommes ce que tu voudrais qu’ils
te fassent à toi-même”; principe sur lequel repose toute la morale91».
En voulant expliquer rationnellement l’émergence de la morale et
de l’idée même de Dieu, les naturalistes, archéologues, anthropolo-
gues et historiens ont ainsi complété le lent processus d’exclusion des
interventions surnaturelles du domaine des explications scientifiques
légitimes. Ce naturalisme scientifique appliqué aux origines de
l’homme constitue en fait un renversement total de perspective. En
effet, après avoir longtemps voulu légiférer sur les limites de la science
et imposer la supériorité de la théologie sur la philosophie de la nature,
les représentants officiels des Églises chrétiennes n’ont pu empêcher la
méthode naturaliste d’étendre son mode de questionnement à l’en-
semble des phénomènes. Ils ont dû finalement adapter leurs discours
aux évidences de l’historicité de la nature et de l’humanité et admettre
qu’il fallait interpréter les livres religieux, qu’ils considèrent comme
sacrés, de manière plus subtile que la lecture littérale longtemps impo-
sée, de façon à les adapter aux découvertes scientifiques les plus
récentes. Ainsi, ce que Kepler, Galilée et d’autres avaient suggéré dès le
début du xviie siècle pour ce qui concerne les phénomènes astrono-
miques ne deviendrait finalement acceptable par les autorités reli-
gieuses pour ce qui concerne l’histoire de l’homme et des textes
bibliques qu’au milieu du xxe siècle. Mais ce large consensus des élites

89. Ibid., p. 70.


90. Ibid., p. 115.
91. Ibid., p. 116.
158 l’impossible dialogue

chrétiennes, fruit d’une longue histoire, ne ferait toutefois pas dispa-


raître totalement les groupes religieux fondamentalistes qui conti-
nuent de croire en la vérité littérale des récits qu’ils jugent dictés par
Dieu et d’exercer des pressions pour qu’on limite la liberté de la
recherche scientifique.
la science censurÉe 159

CHAPITRE 4

La science censurée

Censures. Qualifications infamantes données par


les théologiens à des personnes ou à des livres qui
n’ont pas le bonheur de leur plaire ou de s’accorder
avec leurs infaillibles idées.
baron d’holbach (1768)1

e long processus d’autonomisation des sciences par rapport aux

L religions et d’exclusion de Dieu comme explication légitime des


phénomènes, processus que nous avons décrit au chapitre pré-
cédent, ne s’est pas effectué sans résistance. Sur le plan institutionnel,
les réactions de l’Église catholique ont pris la forme de la censure et
de l’interdiction des œuvres contenant des conclusions contraires
aux interprétations religieuses officielles ou traditionnelles. Comme
on le verra dans ce chapitre, ces condamnations ne se sont pas limitées
au seul xviie siècle et aux cas emblématiques de Copernic et de Galilée,

1. Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, Théologie portative ou Dictionnaire abrégé


de la religion chrétienne, préface de Raoul Vaneigem, Paris, Rivages, coll. «Rivages
Poche/Petite Bibliothèque», 2015, p. 93.
160 l’impossible dialogue

mais ont traversé les siècles jusqu’à l’abolition de l’Index au milieu des
années 1960. Certaines de ces condamnations furent officiellement
consignées dans l’Index des livres prohibés, d’autres furent plus sub-
tiles et moins publiques pour ne pas alimenter la controverse. Toutes
visaient à rappeler aux savants qu’ils devaient se soumettre aux auto-
rités religieuses.

L’autocensure des savants catholiques

Apprenant la nouvelle de la condamnation de Galilée seulement au


mois de novembre 1633, mais ignorant encore les détails de cette
affaire qui circule comme une rumeur à travers les correspondances
privées, le philosophe René Descartes (1596-1650) confie au père
minime Marin Mersenne (1588-1648) qu’il ne publiera pas comme
prévu son ouvrage, le Traité du Monde, dont le fondement était coper-
nicien. Il vaut la peine de citer longuement sa lettre:

M’étant fait enquérir ces jours à Leyde et à Amsterdam si le Système du


Monde de Galilée n’y était point, à cause qu’il me semblait avoir appris
qu’il avait été imprimé, mais que tous les exemplaires en avaient été
brûlés à Rome au même temps et lui condamné à quelque amende; ce
qui m’a si fort étonné que je me suis quasi résolu de brûler tous mes
papiers, ou du moins de ne les laisser voir à personne. Car je ne me suis
pu imaginer que lui qui est italien, et même bien voulu du pape, ainsi
que j’entends, ait pu être criminalisé pour autre chose sinon qu’il aura
sans doute voulu établir le mouvement de la Terre, lequel je sais bien
avoir été autrefois censuré par quelques Cardinaux; mais je pensais
avoir oüy dire que depuis on ne laissait pas de l’enseigner publique-
ment même dans Rome; et je considère que s’il est faux, tous les fon-
dements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux
évidemment. Et il est tellement lié aux autres parties de mon traité que
je ne l’en saurais détacher sans rendre le reste tout défectueux.
la science censurÉe 161

Descartes choisit donc l’autocensure: «Mais comme je ne vou-


drais pour rien au monde qu’il sortît de moi un discours où il se trou-
vât le moindre mot qui fût désapprouvé de l’Église, aussi aimé-je
mieux le supprimer que de le faire paraître estropié 2.»

Quelques mois plus tard, il écrit de nouveau à Mersenne pour lui


dire son étonnement de voir un ecclésiastique (il s’agit de Gilles Per-
sonne de Roberval [1602-1675]) écrire sur le mouvement de la Terre,
car il croit comprendre (à tort, en fait) que les membres de l’Inquisi-
tion «semblent même défendre qu’on se serve de cette hypothèse en
astronomie». Il ajoute que «ne voyant point encore que cette censure
ait été autorisée par le pape ni le concile, mais seulement par une
congrégation particulière des cardinaux inquisiteurs, [il] ne [perd]
pas tout à fait espérance [que son] Monde ne puisse voir le jour avec le
temps». Et l’on peut déceler une certaine ironie lorsqu’il lui confie, en
décembre 1640, ne pas être «marri que les ministres [pasteurs protes-
tants] fulminent contre le mouvement de la Terre», car «cela conviera
peut-être nos prédicateurs [catholiques] à l’approuver». Bon catho-
lique, «croyant très fermement [en] l’infaillibilité de l’Église», mais ne
doutant nullement des raisons qui l’amènent à ses conclusions sur
le mouvement, Descartes dit ne pas «craindre qu’une vérité soit
contraire à l’autre3». Il a peut-être raison sur le plan épistémologique,
mais la question est plutôt politique et concerne l’autorité de l’Église.
Il ne renonce d’ailleurs pas à faire intervenir ses amis auprès de Rome
et demande au père Mersenne d’écrire au cardinal de Baigné, nonce
apostolique à Paris, pour lui dire que seule l’interdiction du mouve-
ment de la Terre l’empêche de publier sa philosophie. Descartes confie

2. Descartes à Mersenne, fin novembre 1633, dans Charles Adam et Paul Tan-
nery (dir.), Œuvres de Descartes, tome 1, Paris, Vrin, 1996, p. 270-271.
3. Lettre à Mersenne, décembre 1640, citée par Léon Petit, «L’affaire Galilée vue
par Descartes et Pascal», Dix-septième siècle, no 28, 1955, p. 234.
162 l’impossible dialogue

aussi à un ami «avoir donné ordre que l’on consultât pour [lui] un
cardinal, qui [lui] fait l’honneur de [l]’avouer pour un de ses amis
depuis plusieurs années et qui est l’un des cardinaux de cette congré-
gation qui a condamné Galilée4». Selon son premier biographe,
Adrien Baillet, qui publie sa Vie de Monsieur Descartes en 1691, le mys-
térieux cardinal serait nul autre que Francesco Barberini (1597-1679),
neveu du pape Urbain VIII et membre du Saint-Office. Bien que rien
ne puisse confirmer cette intervention, il reste que Descartes a tout fait
pour avoir la permission de parler du mouvement de la Terre et de
publier son Monde. Malgré son optimisme, son traité ne paraîtra fina-
lement qu’à titre posthume en 1664. Mais il en tire plusieurs extraits
pour ses Principes de philosophie, qu’il publie finalement en 1644 en
prenant grand soin de ne pas affirmer la mobilité de la Terre. Ce sera
peine perdue puisque ses propres œuvres seront mises à l’Index
en 16635.
Dans les années qui suivent la condamnation de Galilée, la confu-
sion règne sur le statut précis de cette décision de l’Inquisition
romaine. Même un prêtre catholique comme l’astronome Ismaël
Boulliau (1605-1694) reste convaincu qu’enseigner la mobilité de la
Terre ne constitue en rien un geste hostile à l’Église. En décembre 1644,
soit deux ans après la mort de Galilée, il confie à Mersenne qu’il est
possible que l’interdiction d’enseigner le mouvement de la Terre
«regarde particulièrement l’Italie et non toute la Chrétienté, puisque
de la part du Saint Siège on n’en a point eu de notification, sans doute
qu’on a jugé qu’il n’était point à propos6». Cette position favorable à

4. Adrien Baillet, Vie de Monsieur Descartes, tome 1, Paris, Daniel Hortemels,


1691, p. 253-254.
5. Jean-Robert Armogathe et Vincent Carraud, «La première condamnation des
Œuvres de Descartes, d’après des documents inédits aux Archives du Saint-Office»,
Nouvelles de la République des Lettres, no 2, 2001, p. 103-137.
6. Michel-Pierre Lerner, «La réception de la condamnation de Galilée en France
au xviie siècle», dans José Montesinos et Carlos Solís (dir.), Largo campo di filosofare.
la science censurÉe 163

Copernic et à Galilée est aussi, en privé, celle du chanoine Pierre Gas-


sendi (1592-1655), savant et théologien parisien. Déjà en 1629, il écri-
vait à Peiresc que presque tous les savants des Pays-Bas étaient «pour
le mouvement de la Terre7».
La condamnation de Galilée suscite une véritable onde de choc
chez les savants catholiques qui vont, pour la plupart, s’interdire
de clamer en public ou dans leurs publications leur adhésion au sys-
tème copernicien. Ainsi, après avoir été ouvertement copernicien,
Gassendi se range officiellement derrière l’Église et adopte le système
astronomique de Tycho Brahe, qui laisse la Terre immobile au centre
de l’univers et fait tourner les autres planètes autour du Soleil 8. Ce
système astronomique, préféré des Jésuites, n’avait d’ailleurs pas été
discuté par Galilée dans son Dialogue, tant il le considérait artificiel
et arbitraire. Le père Mersenne lui-même semble ambivalent et se
retranche derrière l’argument, habituel depuis le Moyen Âge, de
l’omnipuissance divine. Dieu aurait en effet «pu avoir de grandes rai-
sons pour lesquelles il a fait tourner le firmament et a fait reposer la
Terre9». Le physicien calviniste néerlandais Christian Huygens (1629-
1695) écrit, en 1660, que toutes les fois qu’il parle de Copernic avec des
catholiques romains, «ceux-ci affirment qu’ils ne sont nullement

Eurosymposium Galileo 2001, La Orotava, Fundación Canaria Orotava de Historia


de la Ciencia, 2001, p. 532.
7. Cité par Isabelle Pantin, «Premières répercussions de l’affaire Galilée en
France chez les philosophes et les libertins», dans Massimo Bucciantini, Michele
Camerota et Franco Guidice (dir.), Il Caso Galileo. Una rilettura storica, filosofica,
teologica, Florence, Leo S. Olschki, 2011, p. 243.
8. Lerner, «La réception de la condamnation de Galilée en France», p. 533. Voir
aussi Lisa T. Sarasohn, «French Reaction to the Condemnation of Galileo, 1632-
1642», The Catholic Historical Review, vol. 74, 1988, p. 34-54; Jane T. Tolbert, «Pei-
resc and Censorship: The Inquisition and the New Science, 1610-1637», The
Catholic Historical Review, vol. 89, 2003, p. 24-38.
9. Lettre de Mersenne à M. Rebours, novembre 1633, citée par B. Rochot,
«Remarques sur l’affaire Galilée», Dix-septième siècle, no 30, 1956, p. 135.
164 l’impossible dialogue

tenus de se conformer aux décrets qui s’opposent à cette théorie». Il


ajoute qu’ils «sont convaincus que le repos de la Terre doit plutôt être
défendu par des raisons que consacré par des documents officiels10».
Si de nombreux savants catholiques peuvent exprimer en privé
leurs convictions scientifiques, il en va autrement en public. La doc-
trine officielle de Rome affirmant que la théorie de Copernic ne peut
être considérée comme vraie, les établissements d’enseignement
catholiques doivent se conformer à ce jugement. On retrouve ce
devoir d’obéissance à l’Église chez Boulliau, qui se dit convaincu que
le pape n’interviendra jamais dans les matières qui ne touchent pas la
foi, mais que dans le cas contraire, il rejetterait la doctrine de Coper-
nic, aussi vraie soit-elle à ses yeux11. La prudence des savants est visible
aussi chez Gassendi, copernicien convaincu qui, voulant écrire à Gali-
lée et le sachant sous arrêt, s’enquiert auprès de Peiresc, en jan-
vier 1634. Ce dernier lui répond qu’il ne croit pas qu’il lui soit interdit
de recevoir des lettres, mais il lui conseille «de les concevoir en termes
si réservés et si ajustés qu’il y ait moyen d’entendre une bonne partie
de vos intentions sans que le sens littéral y soit si précis12». Peiresc
conclut sa lettre en disant «être bien aise d’apprendre le travail que fait
Bernegger à Strasbourg», allusion à l’édition latine du livre de Galilée,
publiée deux ans après que l’original italien eut été mis à l’Index.
En juillet de la même année, le père Mersenne envoie à Peiresc son
dernier ouvrage sur Les Questions théologiques, physiques, morales et
mathématiques, où chacun trouvera du contentement ou de l’exercice,
en notant que parce que «les docteurs de la Sorbonne» lui ont repro-
ché de ne pas réfuter le mouvement de la Terre, il a «ôté toutes les

10. Cité par Lerner, «La réception de la condamnation de Galilée en France»,


p. 538.
11. Ibid., p. 532.
12. Antonio Favaro (dir.), Le Opere di Galileo Galilei, Florence, G. Barbera, vol. 16,
1905, p. 14-15.
la science censurÉe 165

questions dont ils se pouvaient formaliser». En France, ce sont en effet


les théologiens de la faculté de théologie de la Sorbonne qui sont res-
ponsables de la censure des livres touchant la religion. La faculté avait
d’ailleurs colligé et publié le premier Index des livres prohibés en 1544,
avant même que Rome ne publie le sien13. Ses théologiens se devaient
de «s’opposer aux erreurs naissantes et d’élucider la vérité sous la
conduite de la très sainte mère l’Église et le Saint-Siège apostolique»,
comme l’affirme un document de la faculté de théologie de la Sor-
bonne daté de 150114.
La raison profonde de la réticence de l’Église à abandonner la lec-
ture la plus littérale possible du texte de la Bible est clairement expri-
mée, au milieu du xviie siècle, par l’astronome jésuite Giovanni Bat-
tista Riccioli (1598-1671), partisan de l’immobilité de la Terre, qui a
très bien compris les conséquences prévisibles d’un abandon même
partiel de la lecture littérale de la Bible. Selon lui, accepter des lectures
profanes serait ouvrir la porte à l’arbitraire. Si l’Église tolère que Gali-
lée et ses partisans interprètent à leur guise les textes bibliques pour les
rendre compatibles avec le mouvement de la Terre, le risque est grand
que cette liberté en vienne à s’étendre à l’ensemble des dogmes reli-
gieux. Il est donc important, dit-il dans son Almagestum novum
de 1651, de maintenir la règle que tous les textes sacrés doivent être
interprétés de manière littérale15.

13. Jesús Martínez de Bujanda, Francis M. Higman et James K. Farge (dir.), Index
de l’Université de Paris: 1544, 1545, 1547, 1549, 1551, 1556, Genève, Libraire Droz,
1985.
14. Cité dans ibid., p. 37.
15. Cité par Maurice A. Finocchiaro, Retrying Galileo, 1633-1992, Berkeley, Uni-
versity of California Press, 2005, p. 83-84.
166 l’impossible dialogue

Censure à l’université de Louvain

La condamnation officielle par l’Église de Rome des idées de Copernic


n’est pas anodine et vise toute la chrétienté catholique. Cela est rappelé
par la controverse qui agite l’université de Louvain en 1691-1692, à
l’époque même où Leibniz tente en vain, comme on l’a vu au cha-
pitre 2, de faire annuler la condamnation du système de Copernic.
Au début de l’année 1691, Martin Étienne van Velden (1664-
1724), professeur dans cette université catholique, entend faire soute-
nir publiquement à ses étudiants, lors des disputationes traditionnelles
de la Faculté, la véracité du système de Copernic, alors même que cela
est «en désaccord avec les décrets des sacrées congrégations», comme
l’écrit le doyen de la faculté des arts à l’internonce, représentant du
pape à Bruxelles16. Le doyen, appuyé par les autres professeurs,
ordonne à van Velden – sous peine d’être interdit d’enseignement et
donc de rémunération – de supprimer cette thèse et de la remplacer
par une autre, moins problématique, de façon à éviter toute confron-
tation avec les autorités religieuses. Très catholique, l’université de
Louvain s’y connaissait en matière de censure, sa faculté de théo-
logie ayant publié en 1546 son propre Index des livres prohibés,
imitant ainsi le geste posé deux ans plus tôt par celle de Paris.
Elle publia trois catalogues contenant au total plus de 700 condamna-
tions, ce qui tenait les théologiens fort occupés à de «mauvaises lec-
tures»… Les Index parisiens ont censuré pour leur part un peu plus
de 500 ouvrages17.
Mis au courant du fait qu’un professeur de la faculté «a soutenu
une thèse ne respirant nullement la révérence due aux décrets du

16. Cité par Armand Stévart, Procès de Martin Étienne van Velden, professeur à
l’université de Louvain, Bruxelles, C. Muquardt, 1871, p. 60.
17. Jesús Martínez de Bujanda (dir.), Index de l’Université de Louvain: 1546, 1550,
1558, Genève, Libraire Droz, 1986, p. 14.
la science censurÉe 167

Saint-Siège apostolique», l’internonce prie aussitôt le doyen de la


faculté de le tenir informé «du texte de cette thèse, du nom du profes-
seur qui l’a soutenue, et des mesures» qu’il entend prendre à cet égard.
Diplomate, il dit ne pas douter que la faculté n’ait rien fait, ni ne fera
rien, qui ne soit «conforme à l’attente de Sa Sainteté18».
Malgré les tentatives de conciliation de l’internonce apostolique,
qui était prêt à accepter que la thèse soit soutenue si l’auteur indiquait
clairement qu’il ne considérait le système de Copernic que comme
une hypothèse, conformément au décret de la congrégation de l’Index
de 1616, la faculté refuse ce compromis pour réaffirmer son autono-
mie décisionnelle face à une remise en question par van Velden de
l’autorité absolue du recteur. Convaincu de ne jamais trouver justice
au sein de son institution, van Velden s’adresse alors aux autorités
civiles, même si l’université n’en reconnaissait pas la compétence en la
matière. Il s’adresse aussi à son compatriote Christian Huygens pour
lui faire part de la situation. Dénonçant le rôle joué dans cette censure
par la faculté de théologie de l’université, il note que

si l’on n’oppose pas de suite un remède efficace à ce malheur, c’en est


fait ici de la Philosophie des Modernes, car si moi je succombe (ce qui
en soi est peu de choses) personne ne se sentira assez sûr de l’avenir
pour oser faire mention de Copernic, Descartes, ni de votre très
illustre nom ou de celui de quelque nouveau et savant philosophe.

Et il conclut son appel à l’aide en suppliant Huygens «au nom de


tous les amants de la Vérité et de la Liberté» de bien vouloir agir en sa
faveur auprès de ses relations proches du gouverneur, ultime recours
pour faire entendre raison à ceux qui s’obstinent à interdire l’ensei-
gnement d’une thèse «si innocente et purement philosophique».

18. Cité par Georges Monchamp, Galilée et la Belgique, Bruxelles, G. Moreau-


Schouberechts, 1892, p. 216.
168 l’impossible dialogue

Huygens écrira bien à son frère Constantin, proche du gouverneur,


pour lui demander de «dire un mot en faveur du suppliant afin qu’il
fût délivré de cette persécution». Le journal de Constantin nous
apprend que, muni de la lettre de son frère, van Velden l’a bien rencon-
tré, au début du mois d’août, et qu’il lui a confié se sentir «persécuté
pour quelques thèses, qu’il avait faites en faveur de la nouvelle Philo-
sophie. Il voulait que le roi, ou du moins moi, parlerait ou écrirait au
marquis de Gastanaga», lequel était alors gouverneur des Pays-Bas19.
On ne sait si cette intervention a eu quelque effet, car le tout se
dénoue seulement au début de 1692. Après de nombreuses tractations
entre l’université, le gouvernement et l’internonce apostolique, le
Conseil privé du roi confirme la juridiction exclusive de l’université
sur les questions soulevées par van Velden et invalide les interventions
du gouvernement local visant à bloquer toute action du recteur contre
son professeur. Le recteur avait d’ailleurs écrit directement au roi d’Es-
pagne une semaine avant le verdict final pour lui rappeler que ne pas
débouter les actions de van Velden auprès d’autorités externes à l’uni-
versité ne pourrait qu’aboutir à l’anéantissement des privilèges accor-
dés par le roi à l’université et «à l’impunité des excès que pourront
dorénavant commettre les sujets dudit recteur20». Si le recteur voit
son autorité confirmée, l’internonce pour sa part lui demande de ne
pas envenimer l’affaire mais plutôt de la conclure au plus tôt en se
montrant «facile à pardonner son professeur, pourvu qu’il montre le
respect voulu au Saint-Siège, et soumette au jugement du Souverain-
Pontife les propositions contenues dans ses thèses ou qu’il croirait
pouvoir ultérieurement y insérer». Vaincu, van Velden accepte de se
soumettre et est condamné à payer une partie des frais juridiques

19. Christiaan Huygens, Œuvres complètes, tome X: Correspondance 1691-1695,


La Haye, Martinus Nijhoff, 1905, p. 113-114. Maintenant accessible en version élec-
tronique: www.dbnl.org/tekst/huyg003oeuv10_01/huyg003oeuv10_01_0035.php.
20. Cité par Monchamp, Galilée et la Belgique, p. 311.
la science censurÉe 169

encourus par l’université. Il signe aussi la déclaration suivante, qui


n’est pas sans rappeler celle imposée à Galilée:

J’ai publié et défendu à l’Université, le 11 et 12 juillet 1691, des thèses


philosophiques, dans lesquelles certains points ont déplu, notam-
ment concernant le système de Copernic et le Décret de la Sainteté de
Notre Seigneur, le Pape Urbain VIII; de même concernant la manière
d’enseigner la philosophie et d’examiner les étudiants de l’Université,
la manière de discuter généralement en usage dans toutes les Écoles;
enfin, concernant ceux qui s’opposent à la doctrine de René Des-
cartes. Or, je déclare qu’il n’est pas entré dans mes intentions d’offen-
ser le Saint-Siège, le Magnifique Seigneur, l’Université ou mes collè-
gues; que je regrette maintenant que, dans ma thèse, se soient glissées
des choses qui peuvent avoir donné occasion à un froissement. Je serai
dorénavant plus attentif à ce que semblable chose ne se renouvelle. Je
ferai aussi une déclaration semblable à l’illustrissime Internonce
Apostolique, quant à ce qui concerne les choses qui auraient pu offen-
ser le Saint-Siège21.

Cédant aux pressions de son entourage, il adapte son enseigne-


ment en ne parlant plus ouvertement du mouvement de la Terre. En
échange de cette soumission, le professeur pourra monter en grade au
sein de l’élite locale22.
Peu connue, cette controverse illustre bien la logique du contrôle
doctrinal assuré par Rome dans l’ensemble du monde catholique. Les
autorités vaticanes étaient en effet constamment tenues informées par
le réseau des nonces apostoliques et des dirigeants des universités
catholiques. S’il est certain que la personnalité de van Velden a joué un

21. Ibid., p. 315.


22. Stévart, Procès de Martin Étienne van Velden, p. 62; Monchamp, Galilée et la
Belgique, p. 322.
170 l’impossible dialogue

rôle dans cette histoire, il ne faut surtout pas perdre de vue que cette
controverse, qui oppose trois institutions cherchant chacune à faire
valoir sa juridiction et à imposer son autorité (l’université, le gouver-
nement civil local et Rome), n’a été possible que parce que Rome
interdit l’enseignement de Copernic comme thèse. Les universités
catholiques doivent obéir aux décrets de l’Index et de l’Inquisition.
S’adressant à un représentant du Conseil privé du roi chargé de cette
affaire à Bruxelles, van Velden avouait d’ailleurs son «étonnement de
ce que, pour la bagatelle d’une simple Thèse sans importance aucune,
on ait fait tant de bruit». Il se dit même «honteux de courir si souvent
à Bruxelles et d’y aller importuner tout le monde pour un tel sujet23».

Des atomes inquiétants pour l’Église

Même si la physique céleste préoccupe les gardiens de l’orthodoxie


religieuse, cela ne les empêche pas de garder aussi un œil sur la phy-
sique terrestre. Le regain d’intérêt, au début du xviie siècle, pour l’an-
cienne doctrine des atomes inquiète les philosophes et théologiens
catholiques capables de tirer les conséquences logiques d’une doctrine
qui tend nettement vers un matérialisme athée.
L’idée que le monde est constitué d’atomes en mouvement dans le
vide remonte aux philosophes grecs Leucippe et Démocrite et a été
popularisée par le poète latin Lucrèce dans son ouvrage sur La Nature
des choses, dont le texte a été redécouvert en 1417. Le renouveau de
l’atomisme s’inscrit dans un mouvement intellectuel contre la scolas-
tique dominante fondée sur les théories d’Aristote, qui, depuis le
Moyen Âge, sont à la base de l’enseignement de la philosophie et de
la théologie chrétiennes. Selon la théorie aristotélicienne de la matière,
les atomes indivisibles et le vide n’existent pas et toute matière est

23. Cité par ibid., p. 302-303.


la science censurÉe 171

composée de qualités premières (la substance) et secondes (les «acci-


dents»). Ce double aspect de la matière permet, entre autres, aux
théologiens catholiques d’expliquer rationnellement le miracle de la
transsubstantiation, dogme fondamental de l’Église romaine. En effet,
au moment où le prêtre prononce les paroles liturgiques et bénit le
pain et le vin, une opération miraculeuse se produit qui, selon l’ortho-
doxie catholique, transforme leur substance respectivement en corps
et en sang du Christ tout en laissant leurs accidents, donc leurs appa-
rences, intactes, car les communiants goûtent bien le pain et le vin. Le
miracle transforme donc la substance même du pain et du vin mais
laisse leurs «accidents» inchangés. Du point de vue atomiste, cela est
impossible, car en modifiant la substance on modifie nécessairement
les sensations, les atomes ayant des qualités premières mais pas de
qualités secondes, ces dernières n’étant que des sensations, fruit de
l’interaction des atomes avec nos sens. Dans ce contexte, on comprend
que tout ouvrage fondé sur l’atomisme risque d’être attaqué pour des
raisons religieuses et non plus seulement philosophiques.
Galilée se dit aussi atomiste dans son essai de 1623, Il Saggiatore
(L’Essayeur). L’ouvrage est d’ailleurs dénoncé à l’Inquisition par un
auteur anonyme qui note que «si on admet pour vraie cette philoso-
phie des accidents, il [lui] semble qu’elle pose de très grandes difficul-
tés à l’existence des accidents du pain et du vin qui dans le Saint Sacre-
ment sont séparés de leur propre substance». La théorie de Galilée,
qui reprend celle de Démocrite, lui paraît donc «contraire à l’opinion
commune des théologiens» et en «contradiction avec les vérités des
Sacrés Conciles24». Le jésuite Orazio Grassi le dira clairement dans un
traité publié en 1626 25:

24. Cité par Pietro Redondi, Galilée hérétique, Paris, Gallimard, 1985, p. 370-371.
25. Ibid., p. 373.
172 l’impossible dialogue

Dans l’hostie, affirme-ton communément, les espèces sensibles, la


chaleur, la saveur et ainsi de suite, subsistent: Galilée dit au contraire
que la chaleur et la saveur en dehors de qui la perçoit, et par consé-
quent également dans l’hostie, sont de purs noms, c’est-à-dire qu’ils
ne sont rien. On devra donc déduire de ce que Galilée dit, que la cha-
leur et la saveur n’en subsistent pas dans l’hostie. L’esprit éprouve de
l’horreur rien qu’en y pensant.

Pour des raisons obscures, l’Inquisition ne donne pas suite à la


plainte du dénonciateur anonyme26. À la même époque, cependant,
la faculté de théologie de la Sorbonne fait interdire, avec l’appui du
Parlement de Paris, la discussion publique de quatorze «thèses»
contraires à la philosophie d’Aristote, incluant la promotion de l’ato-
misme. Les auteurs de ces thèses ont vingt-quatre heures pour quitter
Paris27. En 1632, un règlement interne à l’ordre interdit aussi l’en-
seignement des idées atomistes dans les collèges et les écoles des
Jésuites28. Avec les travaux du prêtre Pierre Gassendi, qui propose une
interprétation acceptable de l’atomisme pour les catholiques – un peu
comme Thomas d’Aquin avait christianisé Aristote –, et la diffusion

26. L’ouvrage de Pietro Redondi, déjà cité, est en fait entièrement consacré à cette
question. L’historien Francesco Beretta suggère que l’échec de la dénonciation
s’explique par le fait que les thèses atomistes étaient alors peu répandues en Italie;
voir Beretta, «Doctrine des philosophes, doctrine des théologiens et Inquisition
au xviie siècle: aristotélisme, héliocentrisme, atomisme», dans Vera Doctrina:
zur Begriffsgeschichte der Lehre von Augustinus bis Descartes, Wiesbaden (Hesse),
Otto Harrassowitz, 2006, p. 173-197, accessible à hal.archives-ouvertes.fr/
halshs-00453269/document. Le rapport du consulteur a été publié dans Thomas
Cerbu, «Melchior Inchofer, “un homme fin et rusé”», dans Montesinos et Solís
(dir.), Largo campo di filosofare, p. 587-611.
27. Lynn Thorndike, «Censorship by the Sorbonne of Science and Superstition in
the First Half of the Seventeenth Century», Journal of the History of Ideas, vol. 16,
no 1, 1955, p. 119-125.
28. Redondi, Galilée hérétique, p. 269.
la science censurÉe 173

de la philosophie de Descartes au milieu du siècle, la question du


conflit entre l’atomisme et la théologie est très discutée parmi les phi-
losophes. En 1658, un traité de philosophie imprimé à Rome rappelle
que «l’opinion niant de façon générale des accidents distincts des cor-
puscules présente une difficulté du point de vue de la foi et du mystère
de l’Eucharistie29». Et même si Descartes affirme clairement ne pas
croire aux atomes et que la matière est divisible à l’infini, il reste que sa
notion de «corpuscules» est le plus souvent assimilée aux thèses ato-
mistes et à la négation de la réalité des accidents30. Ses ouvrages, dont
les Principes de philosophie qui contiennent sa physique, sont d’ailleurs
à l’Index – sous réserve de corrections comme ce fut le cas pour celui
de Copernic – à partir de 166331. L’hostilité envers l’atomisme se tra-
duira finalement en 1673 par un décret de l’Inquisition ordonnant
aux inquisiteurs locaux de n’accorder aucun imprimatur aux ouvrages
soutenant cette doctrine32. Mais contrairement à l’héliocentrisme,
l’Église ne va jamais jusqu’à la condamner officiellement par la mise à
l’Index d’ouvrages publiés et se contente plutôt de tenter de freiner sa
diffusion. Encore au milieu du xviiie siècle, la congrégation de l’Index
inquiète le théologien napolitain Antonio Genovesi, auteur d’un traité
de métaphysique trop éclectique pour l’Église, en lui remettant une

29. Sylvain Matton, «Note sur quelques critiques oubliées de l’atomisme: à pro-
pos de la transsubstantiation», Revue d’histoire des sciences, vol. 55, no 2, 2002,
p. 288-289.
30. Sophie Roux, «Descartes atomiste?», dans Romano Gatto et Egidio
Festa (dir.), Atomismo e continuo nel XVII secolo, Naples, Vivarium, 2000, p. 211-
274.
31. Jean-Robert Armogathe et Vincent Carraud, «La première condamnation des
Œuvres de Descartes», p. 103-137.
32. Jean-Robert Armogathe, «Cartesian Physics and the Eucharist in the Docu-
ments of the Holy Office and the Roman Index (1671-6)», dans Tad M. Schmaltz
(dir.), Receptions of Descartes: Cartesianism and Anti-Cartesianism in Early Modern
Europe, New York, Routledge, 2005, p. 147.
174 l’impossible dialogue

liste de trente-quatre corrections à apporter, dont une portant sur


l’atomisme parce qu’il est présenté comme compatible avec la doc-
trine chrétienne33.
Si l’atomisme finit tout de même par s’imposer en chimie et en
physique au début du xxe siècle, la question de la nature des substances
reste problématique sur le plan théologique. Encore en 1950, dans son
encyclique Humani generis, Pie XII se sent obligé de rappeler que trop
d’erreurs «s’insinuent dans l’esprit de plusieurs de Nos fils, qu’abuse
un zèle imprudent des âmes ou une fausse science». Il doit donc,
«l’âme accablée de tristesse, leur répéter des vérités très connues et
leur signaler, non sans angoisse pour le cœur, des erreurs manifestes
et des dangers d’erreur auxquels ils s’exposent». Parmi ces vérités
réitérées, on trouve la notion scolastique de substance, qui demeure
nécessaire, car la théorie atomique est bien sûr toujours incompatible
avec le dogme de la transsubstantiation. Le pape rappelle donc à
l’ordre ceux qui prétendent «que la doctrine de la transsubstantiation,
toute fondée sur une notion philosophique périmée (la notion de
substance), doit être corrigée, de telle sorte que la présence réelle dans
la Sainte Eucharistie soit ramenée à un certain symbolisme, en ce sens
que les espèces consacrées ne seraient que les signes efficaces de la pré-
sence spirituelle du Christ et de son intime union avec les membres
fidèles dans le Corps Mystique34». En somme, l’adaptation des
conceptions religieuses aux théories scientifiques les mieux assises
reste difficile pour les autorités romaines…

33. Nicola Borchi, «La métaphysique d’Antonio Genovesi face à la censure ecclé-
siastique de Rome», dans Jacques Domenach (dir.), Censure, autocensure et art
d’écrire, Bruxelles, Complexe, 2005, p. 157-164.
34. Pie XII, Humani generis, cité d’après le texte français sur le site du Vatican:
w2.vatican.va/content/pius-xii/fr/encyclicals/documents/hf_p-xii_enc_12081950_
humani-generis.html.
la science censurÉe 175

La pluralité des mondes

Les thèses atomistes et la cosmologie copernicienne suggéraient toutes


deux, pour des raisons différentes, l’existence d’une multitude de
mondes habités. En faisant de la Terre une planète comme une autre et
du Soleil une étoile comme les autres, le système de Copernic suggé-
rait tout naturellement qu’il n’y avait aucune raison de croire que
notre planète fût la seule habitée par des êtres intelligents créés par
Dieu. Les atomistes des xviie et xviiie siècles arrivaient à la même
conclusion en arguant que l’espace étant infini et notre monde n’étant
que le fruit de collisions fortuites entre atomes éternels et en nombre
infini, il devait nécessairement exister d’autres mondes habités35.
Pour les théologiens catholiques, la pluralité des mondes pose de
nombreux problèmes, car les Saintes Écritures ne parlent que du
péché d’Adam et Ève dans un paradis terrestre et du salut de l’huma-
nité sur cette planète et ne mentionnent aucun autre monde habité.
Affirmer ou même supputer l’existence de peuplades habitant sur la
Lune ou ailleurs dans l’univers ne peut donc qu’être téméraire sinon
hérétique. Atomiste, Gassendi considère la question insoluble. La
puissance de Dieu étant infinie, il aurait pu créer d’autres mondes s’il
l’avait voulu, mais comme on ne les connaît pas par l’observation il est
impossible de le savoir. De plus, l’idée que notre monde est unique lui
semble «plus conforme aux principes de la Sainte Foi et de la Reli-
gion», car tout ce qui est dit dans les Saintes Écritures «concernant
l’origine des choses indique un monde unique36».
Malgré l’incertitude théologique sur la pluralité des mondes, les
autorités religieuses préfèrent éviter la controverse en contrôlant
les publications. Ainsi, les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fon-

35. Steven J. Dicks, La Pluralité des mondes, traduction de Marc Rolland, Arles,
Actes Sud, 1989, p. 73-91.
36. Cité dans ibid., p. 86.
176 l’impossible dialogue

tenelle (1657-1757), parus en 1686, sont rapidement dénoncés – rap-


pelons-nous que c’était en effet le devoir de tout catholique de dénon-
cer tout ouvrage suspect –, et la congrégation de l’Index est prompte à
condamner l’ouvrage, le décret de censure étant émis dès le 22 sep-
tembre 1687. Selon le consulteur chargé d’évaluer l’ouvrage, la ques-
tion de la pluralité des mondes est complexe et difficile sur le plan
théologique, mais l’ouvrage est «téméraire et dangereux pour le salut
des âmes» et doit donc être interdit37.
La congrégation de l’Index sera plus lente à interdire un autre
ouvrage portant sur la pluralité des mondes, celui de John Wilkins
(1614-1672), probablement parce qu’il est écrit en anglais par un
évêque anglican, par ailleurs mathématicien et, au moment de la
publication de son livre, futur secrétaire de la Société royale de Londres.
Intitulé The Discovery of A World in the Moon or, A Discourse Tending to
Prove that It Is Probable There May Be Another Habitable World in That
Planet, il a été publié en anglais en 1638, soit cinq ans seulement après
la condamnation de Galilée. Plusieurs fois réédité, il paraît en français
en 1655 sous le titre Le Monde dans la Lune, et est finalement mis à
l’Index en 1701. L’ouvrage contient de nombreuses affirmations héré-
tiques réunies en «propositions» à la fin du livre. Ainsi, la deuxième
proposition du livre premier stipule «Que la pluralité des mondes ne
répugne à aucun principe de la raison ou de la foi». Quelques décen-
nies plus tôt, Giordano Bruno avait été condamné pour avoir lui aussi
affirmé, entre autres choses hérétiques, la pluralité des mondes habités,
et brûlé vif sur la place publique à Rome pour avoir refusé d’abjurer ses
convictions, dont son rejet de la virginité de Marie.
Wilkins critique aussi la lecture littérale de la Bible et affirme, dès
la première proposition du livre second, «Qu’il n’y pas un seul passage

37. Rapport cité par Francesco Beretta, «L’héliocentrisme à Rome à la fin du


xviie siècle: une affaire d’étrangers?», dans Antonella Romano (dir.), Rome et la
science moderne, Rome, École française de Rome, 2008, p. 545.
la science censurÉe 177

en l’Écriture, étant bien entendu, duquel on puisse inférer le mouve-


ment journalier du Soleil ou des Cieux». La proposition 5 ajoute
«Que l’Écriture, en sa propre et naturelle signification, n’affirme en
aucun endroit l’immobilité de la Terre». Une autre soutient, à la suite
de Galilée et de Kepler, «Que le Saint Esprit, en divers lieux de l’Écri-
ture, accommode ses expressions à l’erreur de nos imaginations et
parle de diverses choses non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes,
mais selon ce qu’elles paraissent». Il égratigne au passage les théolo-
giens en affirmant (livre second, proposition 4), «Que divers doctes
personnages sont tombés dans de grandes absurdités pendant qu’ils
ont voulu rechercher et tirer fondements de la Philosophie des paroles
de l’Écriture38». Comme plusieurs avant lui, il cite le philosophe grec
Alcinoos et affirme qu’il convient «en la recherche de la vérité de se
conserver toujours une liberté philosophique39».
De nos jours, alors que des astronomes cherchent activement de la
vie intelligente dans d’autres systèmes solaires, les théologiens sem-
blent apprivoiser l’idée que finalement, loin d’être hérétique, la plura-
lité des mondes pourrait s’avérer plus conforme à l’exercice de la puis-
sance infinie de Dieu. Un théologien protestant affirme par exemple,
dans une revue publiée par la Société royale de Londres et générale-
ment considérée comme «prestigieuse», que la découverte de vie
extraterrestre intelligente ne ferait que confirmer l’idée que l’univers
entier, et pas seulement la Terre, est un cadeau de Dieu; ces créatures
pourraient elles aussi être sauvées de leurs péchés40…

38. John Wilkins, Le Monde dans la Lune, Rouen, Jacques Cailloüe, 1655. La liste
des propositions, non paginée, est placée en fin de volume. Dans la version originale
anglaise, les propositions sont réunies au tout début du volume sous le titre «The
Propositions That Are Proved in This Discourse». J’ai consulté la quatrième édition
publiée à Londres en 1684. Tout comme la version française, on la trouve gratuite-
ment sur Google Books.
39. Wilkins, Le Monde dans la Lune, livre II, p. 5.
40. Ted Peters, «The Implications of the Discovery of Extra-Terrestrial Life for
178 l’impossible dialogue

Pas d’astronomie pour les dames…

Le passage du temps et surtout l’avancement des sciences physiques


rendent les interdictions de présenter le système de Copernic comme
conforme à la réalité de plus en plus intenables et même de plus en
plus gênantes pour les savants catholiques. Mais cela n’empêche pas
la congrégation de l’Index de continuer son œuvre. En 1737, par
exemple, elle interdit la lecture de l’ouvrage de vulgarisation Il Newto-
nianismo per le dame, publié sans nom d’auteur mais écrit par un ami
de Voltaire, Francesco Algarotti (1712-1764). Ouvrage à succès immé-
diatement traduit en français et en anglais, il présente la physique de
Newton qui confirme le système de Copernic tel que revu par Kepler.
Pour cette raison, l’ouvrage est mis à l’Index en 1739.
À la même époque paraît à Genève une édition de la version latine
de l’ouvrage fondamental de Newton, les Principia, avec des notes des
mathématiciens et pères minimes François Jacquier (1711-1788) et
Thomas Le Sueur (1697-1770). Publié en 1687, cet ouvrage fondateur
de la physique moderne démontrait clairement la véracité du système
de Copernic, Newton formulant la théorie de l’attraction gravitation-
nelle pour expliquer physiquement le mouvement de la Terre autour
du Soleil. Cet ouvrage n’avait jamais été mis nommément à l’Index,
peut-être parce qu’il était déjà implicitement condamné par le décret
de 1616 interdisant «tout écrit» faisant la promotion du mouve-
ment de la Terre. Le volume III portant sur le système du monde, les
deux religieux responsables de la traduction se sentent tout de même
obligés d’indiquer que «dans ce troisième volume, Newton adopte
l’hypothèse d’une Terre mobile», mais qu’eux-mêmes se plient «aux
décrets portés par les Souverains Pontifes contre le mouvement de la

Religion», Philosophical Transactions: Mathematical, Physical and Engineering


Sciences, vol. 369, 13 février 2011, p. 644-655.
la science censurÉe 179

Terre41». En employant le terme hypothèse (au lieu de thèse) pour


expliquer les raisonnements de Newton, les auteurs évitent de s’attirer
des ennuis.
Presque cent ans plus tard, en 1830, c’est au tour de l’ouvrage de
vulgarisation L’Astronomie des dames, publié quarante-cinq ans plus
tôt par le grand astronome et professeur au Collège de France Joseph
Jérôme Lefrançois de Lalande (1732-1807), d’être ajouté à la liste
des livres interdits par l’Église catholique42. Peut-être a-t-il eu tort, lui
aussi, d’expliquer, après tant d’autres, que le langage de la Bible est
celui du sens commun et non de la science, et surtout d’affirmer, en
référence au fameux passage de la Bible où Josué arrête le Soleil, qu’il
est «très étrange qu’on ait prétendu que Josué dût parler un langage
de philosophe, inconnu de son pays et de son temps». L’astronome
osait même affirmer qu’il «y a de la stupidité à prétendre qu’un géné-
ral d’armée tel que Josué, dans le moment où il s’agissait de manifester
à ses soldats la gloire et la puissance de Dieu par une victoire, dût leur
faire une leçon d’astronomie et, quittant le langage que ses soldats
pouvaient entendre, dire à la Terre de s’arrêter43».

Une Histoire naturelle «hypothétique»

Le naturaliste français Buffon doit lui aussi utiliser le subterfuge de


l’«hypothèse» pour se libérer des ennuis que les théologiens de la
Sorbonne lui causent, à la suite de la publication de son Histoire natu-

41. Pierre-Noël Mayaud, La Condamnation des livres coperniciens et sa révocation


à la lumière de documents inédits des Congrégations de l’Index et de l’Inquisition,
Rome, Université pontificale grégorienne, 1997, p. 170.
42. Jesús Martínez de Bujanda, Index librorum prohibitorum, 1600-1966, Mont-
réal, Médiaspaul, 2002, p. 498.
43. Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande, Astronomie des dames, 4e édition, Paris,
Ménard et Desenne fils, 1817, p. 120-121.
180 l’impossible dialogue

relle en 1749. Proposant une interprétation de l’histoire de la Terre et


des planètes clairement incompatible avec le récit biblique, Buffon
voit ses idées aussitôt fortement dénoncées par les esprits les plus
conservateurs à la faculté de théologie de la Sorbonne, garante en
France de l’autorité de l’Église catholique44. Il espère tout de même ne
pas être mis à l’Index et affirme qu’il a tout fait «pour éviter les tracas-
series théologiques que je crains beaucoup plus que les critiques des
physiciens et des géomètres45».
Mais les théologiens ne pouvaient pas rester silencieux face à ses
propos, et, le 15 janvier 1751, Buffon reçoit une lettre des «députés et
Syndic de la Faculté de théologie de Paris» qui lui apprend que son
Histoire naturelle fait partie des ouvrages choisis «pour être examinés
et censurés», car elle contient «des principes et des maximes qui ne
sont pas conformes à ceux de la Religion». Dans la grande tradition
remontant au Moyen Âge, la faculté identifie quatorze «proposi-
tions» extraites des quatre premiers tomes du livre qui «ont paru
répréhensibles» aux représentants de l’orthodoxie religieuse46. Le tra-
vail des censeurs a été fait avec soin, car les extraits sont identifiés
autant pour l’édition grand format (in-quarto) que pour l’édition
populaire (in-12). L’existence de cette dernière confirme le grand suc-
cès remporté par les ouvrages du naturaliste.
La majorité des extraits identifiés par les théologiens portent sur
des questions philosophiques relatives à la notion de vérité et à la
nature de l’âme, mais les quatre premiers concernent l’histoire natu-
relle du système solaire, qui présente les planètes comme ayant été
formées à partir du Soleil47:

44. Jacques Roger, Buffon, Paris, Fayard, 1989, p. 250-251.


45. Lettre de Buffon à l’abbé Le Blanc, 23 juin 1750, dans Correspondance de Buf-
fon, édition électronique, lettre L37, www.buffon.cnrs.fr.
46. Buffon, Histoire naturelle, tome IV, Paris, 1753, p. v.
47. La liste est reproduite au début du tome IV de L’Histoire naturelle, p. vii-ix.
la science censurÉe 181

I. Ce sont les eaux de la mer qui ont produit les montagnes, les vallées
de la terre… ce sont les eaux du ciel qui ramenant tout au niveau,
rendront un jour cette terre à la mer, qui s’en emparera successive-
ment en laissant à découvert de nouveaux continens semblables à
ceux que nous habitons, édit. in-4 o tome I, page 124; in-12, tome I,
page 181.
II. Ne peut-on pas s’imaginer… qu’une comète tombant sur la surface
du soleil aura déplacé cet astre, & qu’elle en aura séparé quelques
petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement
d’impulsion… en sorte que les planètes auroient autrefois appartenu
au corps du soleil, & qu’elles en auroient été détachées, &c. édit in-4 o
p. 133; in-12, p. 193.
III. Voyons dans quel état elles (les planètes, & surtout la terre) se sont
trouvées, après avoir été séparées de la masse du soleil. édit in-4o p.
143; in-12, p. 208.
IV. Le soleil s’éteindra probablement… faute de matière combus-
tible… la terre au sortir du soleil étoit donc brûlante & dans un état
de liquéfaction. édit. in-4 o, p. 149 in-12, page 217.

Buffon étant rattaché au Jardin du roi et un membre éminent de


l’Académie des sciences, les théologiens doivent à la fois agir pour cal-
mer les esprits conservateurs qui réclament une mise à l’Index et trou-
ver une solution acceptable pour la cour, l’ouvrage ayant été imprimé
aux frais du roi et connaissant un franc succès en librairie48. Buffon
accepte de publier une réponse expliquant qu’il n’avait «aucune
intention de contredire le texte de l’Écriture», qu’il croit «très ferme-
ment tout ce qui y est rapporté sur la création» et qu’il «abandonne ce
qui, dans [son] livre, regarde la formation de la Terre, et en général
tout ce qui pourroit être contraire à la narration de Moïse», car il n’a
présenté son «hypothèse sur la formation des planètes que comme

48. Roger, Buffon, p. 248-249.


182 l’impossible dialogue

une pure supposition philosophique». En somme, Buffon est forcé de


reprendre à son compte la thèse de «l’épistémologie catholique» du
cardinal Bellarmin, qui permettait aux astronomes du temps de Gali-
lée de faire des hypothèses sur le fonctionnement de l’univers sans
affirmer que leur modèle décrivait vraiment la réalité, façon habile de
sauver la «vérité» des Écritures et d’éviter une condamnation offi-
cielle par l’Église. Buffon s’engage aussi à publier les lettres des théo-
logiens de la faculté et sa réponse dans le tome IV de son Histoire natu-
relle, qui paraît en 1753. Il confirmera quelques années plus tard à un
ami le caractère opportuniste de cette soumission aux autorités reli-
gieuses en avouant qu’il «vaut mieux être plat que pendu49».
Grâce à ce compromis, Buffon se considère tiré d’affaire, comme il
le confie à l’abbé Le Blanc. Déplorant que Montesquieu, qui avait
publié L’Esprit des lois en 1748, soit encore aux prises avec les théo-
logiens – l’ouvrage fut mis à l’Index en 1751 –, il ajoute que pour sa
part il en est, en cette même année 1751, «quitte à [sa] très grande
satisfaction», car il a l’appui de la majorité des théologiens de la Sor-
bonne et «leur délibération contient même des éloges auxquels [il] ne
[s]’attendai[t] pas50».
Trente ans plus tard, cependant, son ouvrage sur Les Époques de la
nature est dénoncé auprès des autorités dès sa parution en 1779. Il y
explique l’histoire géologique de la Terre par une série de périodes,
suggérant ainsi que les «jours» du récit biblique sont en fait des
«époques» de longue durée, propositions qui sont contraires à la lec-
ture littérale de la Bible. Buffon est alors âgé et surtout très renommé
et il a toujours ses entrées à la cour, de sorte que les théologiens de la
Sorbonne n’osent pas le condamner de peur de déplaire au roi. L’inci-
dent est donc rapidement clos. Se confiant à un ami peu de temps

49. Cité dans ibid., p. 253.


50. Lettre de Buffon à l’abbé Le Blanc, 24 avril 1751, Correspondance de Buffon,
édition électronique, [www.buffon.cnrs.fr].
la science censurÉe 183

après la publication, et conjecturant sur son dénonciateur, Buffon


écrit: «[…] je ne pense pas que cette affaire ait d’autre suite fâcheuse
que celle d’en entendre parler et de m’occuper peut-être d’une expli-
cation aussi sotte et aussi absurde que la première qu’on me fit signer
il y a trente ans51.»

Condamnation du matérialisme
et de l’histoire critique des religions

Au cours du xixe siècle, ce sera plutôt l’odeur de matérialisme qui


poussera les consulteurs de la congrégation de l’Index à recommander
l’interdiction de livres scientifiques. En 1834, après lecture d’un
ouvrage pourtant technique du médecin et chimiste français Fran-
çois-Vincent Raspail, sur son Nouveau système de chimie organique
fondé sur des méthodes nouvelles d’observation, paru l’année précé-
dente, un consulteur écrit que «plus il est correct [scientifiquement]
plus il est dangereux, car ses lecteurs seront finalement induits en
erreur, puisqu’ils admireront la rigueur de ses arguments physiques
et chimiques et […] ils prendront comme vérité les erreurs qu’il
enseigne». Le chimiste aurait en effet «le défaut de tous ceux qui pro-
fessent sa science» et «ignorent l’essence métaphysique de ces êtres
par laquelle est constituée la différence substantielle […] des uns
et des autres52». L’ouvrage, qui connaîtra tout de même plusieurs
éditions mises à jour, sera effectivement mis à l’Index par un décret
de 1834. Mais alors qu’il fallut attendre deux cents ans pour que

51. Lettre de Buffon à Guéneau de Montbeillard, 15 novembre 1779, Correspon-


dance de Buffon, édition électronique, lettre L367, www.buffon.cnrs.fr.
52. Cité par Maria Pia Donato, «Les doutes de l’inquisiteur: philosophie natu-
relle, censure et théologie à l’époque moderne», Annales, Histoire, Sciences sociales,
64e année, 2009/1, p. 39.
184 l’impossible dialogue

les ouvrages de Copernic et de Galilée soient retirés de la liste des


livres prohibés, celui de Raspail aura plus de chance et recouvrera sa
«liberté» en 1900, lorsque les autorités décideront de faire un peu de
ménage dans cette liste et d’en retirer les ouvrages dont la condamna-
tion est devenue anachronique ou désuète53.
C’est probablement ce même «matérialisme» qui explique que
l’ouvrage du médecin et professeur de pathologie François-Joseph-
Victor Broussais (1772-1838), publié en 1828 sous le titre De l’irrita-
tion et de la folie, soit lui aussi interdit, par un décret de 1830. Il s’agit là
en quelque sorte d’une suite logique de la condamnation en 1819 de
l’ouvrage fondamental de Cabanis (1756-1808) sur Les Rapports du
physique et du moral de l’homme publié en 1802.
Le retard de Rome à condamner la science «matérialiste» s’ex-
plique le plus souvent par l’attente d’une version italienne, les censeurs
étant reconnus pour leur ignorance des langues étrangères54. Le livre
de Lalande sur l’astronomie pour les dames, cité plus haut, connaît de
nombreuses éditions après sa parution en 1795 mais n’est traduit en
italien qu’en 1828 et n’est finalement condamné qu’en 183055. De
même, l’ouvrage en six volumes du physiologiste allemand Karl Fried-
rich Burdach (1776-1847), professeur d’anatomie à l’université de
Köningsberg, Die Physiologie als Erfahrungswissenschaft (La Physio-
logie considérée comme science d’observation), n’est mis à l’Index
qu’en 1851, après que les cinq premiers volumes ont été traduits en
italien56. Idem pour l’ouvrage largement spéculatif et trop matéria-
liste au goût de l’Église Zoomania, or the Laws of Organic Life, du
grand-père de Charles Darwin, Erasmus Darwin (1731-1802). Publié

53. De Bujanda, Index librorum prohibitorum, p. 742.


54. Peter Godman, Histoire secrète de l’Inquisition. De Paul III à Jean-Paul II, tra-
duction de Cécile Deniard, Paris, Perrin, coll. «Tempus», 2008, p. 333.
55. De Bujanda, Index librorum prohibitorum, p. 498.
56. Ibid., p. 176.
la science censurÉe 185

en anglais en 1794, il n’est mis à l’Index qu’en 1817, soit sept ans après
sa traduction en français et plus de dix ans après sa traduction ita-
lienne. Parmi les ouvrages «matérialistes» interdits de lecture aux
catholiques, mentionnons le célèbre – et toujours instructif – Cours de
philosophie positive d’Auguste Comte (1798-1857), en six volumes
publiés entre 1830 et 1842, mis à l’Index des livres prohibés en 1864.
La très belle Esquisse d’un tableau historique du progrès de l’esprit
humain, rédigée à la hâte par un Condorcet recherché par les partisans
de la Terreur révolutionnaire, et publiée immédiatement après son
décès en 1794, sera aussi insérée à l’Index en 1827.
Même si la plupart des sectes protestantes n’ont pas de structures
institutionnelles centralisées comparables à celles de l’Église catho-
lique, l’Église anglicane garde encore au xixe siècle le contrôle des éta-
blissements d’enseignement qui sont de son ressort et peut ainsi exer-
cer des pressions sur les auteurs considérés comme matérialistes. Le
professeur de physiologie William Lawrence (1783-1867) l’apprend à
ses dépens lorsqu’il publie en 1819 un traité d’anatomie comparée et
de physiologie jugé trop matérialiste au goût des élites anglicanes. Son
ouvrage propose une «histoire naturelle de l’homme» et soutient que
les processus mentaux qui déterminent les pensées et la conscience ne
sont qu’une fonction du cerveau. Ses propos sont aussitôt dénoncés
en cour comme blasphématoires et il est forcé de renoncer à son poste
de professeur. Pour calmer les esprits, il retire son ouvrage du marché.
Cette soumission aux autorités anglicanes lui permet de reprendre sa
position quelques années plus tard, et il termine sa carrière au sommet
de l’échelle sociale comme médecin de la reine Victoria57.
Comme on l’a vu au chapitre précédent, l’histoire critique des reli-

57. Pietro Corsi, Science and Religion: Baden Powell and the Anglican Debate, 1800-
1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 56; Peter G. Mudford,
«William Lawrence and The Natural History of Man», Journal of the History of
Ideas, vol. 29, 1968, p. 430-436.
186 l’impossible dialogue

gions, proposée en Allemagne par David Friedrich Strauss et promue


en France avec encore plus de retentissement par Ernest Renan, ne
passe pas inaperçue des censeurs de la congrégation de l’Index. La Vie
de Jésus de Strauss est interdite dès 1836, un an seulement après sa
parution, et celle de Renan subit le même sort l’année même de
sa publication, en 1863. Auteur prolifique, Renan verra d’ailleurs vingt
de ses ouvrages dénoncés par Rome et inscrits à l’Index des livres pro-
hibés entre 1859 et 1894, dont ses Études d’histoire religieuse parues
en 1857 et condamnées par Rome en 1859. Le point de vue de Renan
reflète un courant rationaliste radical vite condamné par Rome dans
un document connu sous le nom de Syllabus des erreurs, publié
en 1864 par Pie IX. Portant sur toutes sortes de questions, intellec-
tuelles, politiques et sociales, on y dénonce quatre-vingts proposi-
tions jugées erronées. Les deux premières sections portent sur le
panthéisme, le naturalisme et le rationalisme (absolu et modéré) et
dénoncent quatorze propositions, dont la plupart affirment l’auto-
nomie complète de la science par rapport aux dogmes religieux
(tableau 2)58.
La proposition XIV vise directement l’exégèse et l’histoire critique
des religions, dont Renan s’est fait le promoteur le plus acharné. Le
document se clôt sur une condamnation du libéralisme moderne et
de la proposition voulant que «Le Pontife Romain peut et doit se
réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation
moderne», ce qui résume bien l’esprit du document.
Bon catholique et moins polémique que son compatriote, mais
tout aussi partisan de l’histoire critique, l’assyriologue François
Lenormant (1837-1883) est conscient des problèmes religieux que
soulèvent les progrès de sa science. Ainsi, la découverte, dans la
seconde moitié du xixe siècle, de textes cunéiformes (une partie de

58. Le texte du Syllabus est disponible en ligne: laportelatine.org/bibliotheque/


encycliques/PieIX/Syllabus.php.
la science censurÉe 187
Tableau 2

Quelques propositions condamnées par le pape en 1864


(Syllabus des erreurs)
Panthéisme, naturalisme et rationalisme absolu
II. On doit nier toute action de Dieu sur les hommes et sur le monde.
III. La raison humaine, considérée sans aucun rapport à Dieu, est l’unique
arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal: elle est à elle-même sa
loi, elle suffit par ses forces naturelles à procurer le bien des hommes
et des peuples.
IV. Toutes les vérités de la religion découlent de la force native de la raison
humaine; d’où il suit que la raison est la règle souveraine d’après
laquelle l’homme peut et doit acquérir la connaissance de toutes les
vérités de toute espèce.
VI. La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révéla-
tion divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la
perfection de l’homme.
VII. Les prophéties et les miracles racontés dans les Saintes Écritures sont
des fictions poétiques, et les mystères de la foi chrétienne sont le
résumé d’investigations philosophiques; dans les livres des deux Tes-
taments sont contenues des inventions mythiques, et Jésus-Christ
lui-même est un mythe.

Rationalisme modéré
VIII. Comme la raison humaine est égale à la religion elle-même, les
sciences théologiques doivent être traitées comme les sciences philo-
sophiques.
IX. Tous les dogmes de la religion chrétienne sans distinction sont l’objet
de la science naturelle ou philosophie; et la raison humaine n’ayant
qu’une culture historique, peut, d’après ses principes et ses forces
naturelles, parvenir à une vraie connaissance de tous les dogmes,
même les plus cachés, pourvu que ces dogmes aient été proposés à la
raison comme objet.
X. Comme autre chose est le philosophe et autre chose la philosophie,
celui-là a le droit et le devoir de se soumettre à une autorité dont il
188 l’impossible dialogue
s’est démontré à lui-même la réalité; mais la philosophie ne peut ni
ne doit se soumettre à aucune autorité.
XI. L’Église non seulement ne doit, dans aucun cas, sévir contre la philo-
sophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui aban-
donner le soin de se corriger elle-même.
XII. Les décrets du Siège apostolique et des Congrégations romaines
empêchent le libre progrès de la science.
XIII. La méthode et les principes d’après lesquels les anciens docteurs sco-
lastiques ont cultivé la théologie ne sont plus en rapport avec les
nécessités de notre temps et les progrès des sciences.
XIV. On doit s’occuper de philosophie sans tenir aucun compte de la révé-
lation surnaturelle.

l’épopée de Gilgamesh), très antérieurs à la Bible et enregistrant des


légendes identiques à celles contenues dans les onze premiers cha-
pitres de la Genèse, pose des problèmes interprétatifs difficiles aux
théologiens catholiques59. Mais pour Lenormant, ces faits sont indis-
cutables et ne peuvent être mis de côté pour plaire aux autorités reli-
gieuses. Il s’en explique en 1880 dans son ouvrage sur Les Origines de
l’histoire d’après la Bible et les traditions des peuples orientaux. Dans
une longue préface, il rappelle en tant qu’historien que son livre «a été
composé en dehors de toute autre préoccupation que celle de la
recherche sincère et consciencieuse de la vérité scientifique». Il admet
cependant qu’il «touche directement à des questions d’une haute gra-
vité, d’une nature particulièrement délicate», ce qui l’oblige à expli-
quer au lecteur l’esprit dans lequel il a abordé ces sujets. S’affirmant
fier d’être chrétien, il ajoute aussitôt qu’il est également un savant et
qu’il ne connaît pas de «science chrétienne» ou de science «libre pen-
seuse» mais une seule science, «celle qui n’a pas besoin d’une autre

59. François Laplanche, La Bible en France entre mythe et critique, XVIe-XIXe siècle,
Paris, Albin Michel, 1994, p. 189-191.
la science censurÉe 189

épithète que son nom même60». Comme bien d’autres croyants avant
lui, il affirme que toute «antinomie apparente entre la science et la
religion» se résoudra un jour et qu’il n’y a pas lieu de les dissimuler. Il
n’existe donc pas, pour lui, de «conflit réel entre la science et la reli-
gion», car «leurs deux domaines sont absolument distincts et ne les
exposent pas à se heurter», et leurs «vérités sont d’ordre différent».
Il ne peut donc «y avoir lutte entre elles que si l’une empiète abusive-
ment sur le terrain de l’autre61».
En ce qui concerne le statut des Écritures saintes, Lenormant dit
croire fermement à leur inspiration divine pour ce qui relève de la foi
et des mœurs et souscrire «avec une entière soumission aux décisions
doctrinales de l’Église à cet égard». Pour le reste, il reprend le point de
vue de Galilée, citant la même phrase que lui, celle qui dit que l’in-
tention de l’Écriture sainte «est de nous apprendre comment on va
au ciel, et non pas comment va le ciel62». On se souviendra que c’était
ce que Galilée écrivait à la grande-duchesse Christine de Lorraine
en 1615 pour défendre l’autonomie de l’astronomie par rapport à la
théologie. Optimiste, Lenormant en déduit que

La soumission du chrétien à l’autorité de l’Église, en ce qui touche aux


enseignements de foi et de morale à tirer des livres bibliques, ne porte
donc aucune atteinte à l’entière liberté du savant, quand il s’agit d’ap-
précier le caractère des récits, l’interprétation qui doit en être donnée
au point de vue de l’histoire, leur degré d’originalité ou la façon dont
ils se rattachent à des traditions qui se retrouvent chez d’autres
peuples, dénués du secours de l’inspiration divine, enfin la date et le

60. François Lenormant, Les Origines de l’histoire d’après la Bible et les traditions
des peuple orientaux, tome 1: De la création de l’homme au déluge, Paris, Maison-
neuve, 1880, p. v.
61. Ibid., p. vii.
62. Ibid., p. viii.
190 l’impossible dialogue

mode de composition des différents écrits compris dans le canon des


Écritures. Ici la critique scientifique reprend tous ses droits. Il lui
appartient d’aborder librement ces différentes questions, et rien ne
l’empêche de s’y placer sur le terrain de la science pure, qui exige
d’envisager la Bible dans les mêmes conditions que tout autre livre de
l’Antiquité, en l’examinant au même point de vue et en y appliquant
les mêmes méthodes de critique. Et l’autorité réelle de nos Livres
Saints n’a aucune diminution à craindre d’un semblable examen,
d’une semblable discussion, pourvu qu’elle soit faite avec un esprit
réellement impartial, aussi dépourvu de préjugés hostiles que de timi-
dités étroites63.

Cet argument en faveur d’une distinction entre différents types


d’énoncés contenus dans la Bible ne fut pas considéré convaincant au
temps de Galilée par les autorités romaines. Appliqué aux textes
bibliques, le raisonnement demeure encore trop hardi à la fin du
xixe siècle, et l’ouvrage de Lenormant est aussitôt attaqué avant d’être
finalement mis à l’Index en 1887, quelques années après la mort de
son auteur 64.
Après des décennies de polémiques, la thèse de l’«inspiration res-
treinte», selon laquelle tous les énoncés bibliques n’ont pas le même
statut de vérité révélée, est officiellement rejetée par l’Église en 1893,
dans l’encyclique Providentissimus Deus. Léon XIII fixe ainsi les limites
du discours légitime sur l’exégèse biblique et confirme qu’il faut géné-
ralement s’en tenir au plus près du texte. On admet qu’à la vérité «il
peut se faire que certains passages, dans l’impression des diverses édi-
tions, ne se trouvent pas reproduits d’une façon absolument juste» et
que cela «doit être étudié avec soin» et surtout «ne doit pas être
admis facilement, excepté sur les points pour lesquels le fait a été

63. Ibid., p. ix.


64. Laplanche, La Bible en France, p. 192.
la science censurÉe 191

convenablement prouvé». De même, «il peut arriver aussi que le sens


de quelques phrases demeure douteux; pour le déterminer, les règles
de l’interprétation seront d’un grand secours». Cela dit, le pape réaf-
firme qu’il serait «absolument funeste soit de limiter l’inspiration à
quelques parties des Écritures, soit d’accorder que l’auteur sacré lui-
même s’est trompé65».
Les travaux d’histoire critique n’en continuent pas moins leur
cours, et le mouvement dit «moderniste» sera finalement condamné
en 1907 par Pie X dans son encyclique Pascendi. Celle-ci avait été pré-
cédée quelques semaines plus tôt par le décret Lamentabili qui, tou-
jours dans la tradition qui remonte au Moyen Âge, proscrivait
soixante-cinq «propositions» jugées erronées du point de vue de la
foi. Ce décret, sorte de «mise à jour» du Syllabus des erreurs de 1864,
est publié «afin que de pareilles erreurs, qui se répandent chaque jour
parmi les fidèles, ne s’implantent pas dans leur esprit et n’altèrent pas
la pureté de leur foi». Après un «très soigneux examen et après avoir
pris l’avis des Révérends Consulteurs, les Éminentissimes et Révéren-
dissimes Cardinaux Inquisiteurs généraux en matière de foi et de
mœurs ont jugé qu’il y avait lieu de réprouver et de proscrire» ces
soixante-cinq propositions. Un grand nombre d’entre elles concer-
nent directement la critique historique des Écritures saintes, qui remet
en cause le monopole des théologiens et de l’Église romaine sur l’in-
terprétation des textes (tableau 3).
Le rejet de ces propositions reflète une conception très conserva-
trice des rapports entre foi et raison et ne peut que mener à la
condamnation des promoteurs de ce «modernisme», au premier
rang desquels on trouve le prêtre et théologien Alfred Loisy (1857-

65. Providentissimus Deus, lettre encyclique de Sa Sainteté le pape Léon XIII,


le 18 novembre de l’année 1893; texte français sur le site du Vatican: w2.vatican.va/
content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_18111893_providentissi-
mus-deus.html.
192 l’impossible dialogue
Tableau 3

Quelques propositions condamnées


par l’Église dans le décret Lamentabili* de 1907

I. La loi ecclésiastique qui prescrit de soumettre à une censure préa-


lable les livres concernant les divines Écritures ne s’étend pas aux
écrivains qui s’adonnent à la critique ou exégèse scientifique des
livres de l’Ancien et du Nouveau Testament.
II. L’interprétation des Livres Saints par l’Église n’est sans doute pas
à dédaigner; elle est néanmoins subordonnée au jugement plus
approfondi et à la correction des exégètes.
III. Des jugements et des censures ecclésiastiques portés contre l’exé-
gèse libre et plus savante on peut inférer que la foi proposée par
l’Église est en contradiction avec l’histoire et que les dogmes catho-
liques ne peuvent réellement pas se concilier avec les vraies ori-
gines de la religion chrétienne.
IV. Le magistère de l’Église ne peut, même par des définitions dogma-
tiques, déterminer le vrai sens des Saintes Écritures.
V. Le dépôt de la foi ne contenant que des vérités révélées, il n’appar-
tient sous aucun rapport à l’Église de porter un jugement sur les
assertions des sciences humaines.
XI. L’inspiration divine ne s’étend pas de telle sorte à toute l’Écriture
Sainte qu’elle préserve de toute erreur toutes et chacune de ses
parties.
XII. L’exégète, s’il veut s’adonner utilement aux études bibliques, doit
avant tout écarter toute opinion préconçue sur l’origine surnatu-
relle de l’Écriture Sainte et ne pas l’interpréter autrement que les
autres documents purement humains.
XIII. Ce sont les évangélistes eux-mêmes et les chrétiens de la seconde
et de la troisième génération qui ont artificiellement élaboré les
paraboles évangéliques, et ont ainsi rendu raison du peu de fruit
de la prédication du Christ chez les Juifs.
XIV. En beaucoup de récits les évangélistes ont rapporté non pas tant ce
qui est vrai que ce qu’ils ont estimé, quoique faux, plus profitable
aux lecteurs.
la science censurÉe 193
XV. Les Évangiles se sont enrichis d’additions et de corrections conti-
nuelles jusqu’à la fixation et à la constitution du Canon; et ainsi il
n’y subsista de la doctrine du Christ que des vestiges ténus et incer-
tains.
XXIII. Il peut exister et il existe réellement entre les faits rapportés dans la
Sainte Écriture et les dogmes de l’Église auxquels ils servent de base
une opposition telle que le critique peut rejeter comme faux des
faits que l’Église tient pour très certains.
XXIV. On ne doit pas condamner un exégète qui pose des prémisses d’où
il suit que les dogmes sont historiquement faux ou douteux,
pourvu qu’il ne nie pas directement les dogmes mêmes.
XXXII. On ne peut concilier le sens naturel des textes évangéliques avec
l’enseignement de nos théologiens, touchant la conscience et la
science infaillible de Jésus-Christ.
XXXIV. La critique ne peut attribuer au Christ une science illimitée si ce
n’est dans l’hypothèse, historiquement inconcevable et qui
répugne au sens moral, que le Christ comme homme a possédé la
science de Dieu et qu’il a néanmoins refusé de communiquer
la connaissance qu’il avait de tant de choses à ses disciples et à la
postérité.
XXXVI. La résurrection du Sauveur n’est pas proprement un fait d’ordre
historique, mais un fait d’ordre purement surnaturel, ni démontré
ni démontrable, que la conscience chrétienne a peu à peu déduit
d’autres faits.

* Le texte du décret est disponible en ligne: laportelatine.org/bibliotheque/encycliques/


PieX/Lamentabili_sane_exitu.php.

1940). Au demeurant, plusieurs des énoncés condamnés sont tirés de


ses œuvres. Historien des religions, élève de Renan au Collège de
France au début des années 1880, Loisy a d’abord été forcé de démis-
sionner de son poste de professeur d’exégèse biblique à l’Institut
catholique de Paris en 1893 en raison de ses idées trop «modernes»
en faveur d’un catholicisme éclairé et de la séparation stricte entre
194 l’impossible dialogue

l’exégèse historique et la foi 66. S’opposant, comme l’ont fait avant lui
Renan et Lenormant, à toute idée de «science catholique», celui que
ses ennemis considèrent comme un nouveau Renan observait au
début du siècle que «l’Église est obligée actuellement de subir le
mouvement scientifique qui se produit en dehors d’elle, mais elle
s’efforce de le maintenir là où il est, en dehors d’elle, et de garder
jalousement contre tout contact profane sa science à elle, ce qu’on
appelle sans rire la science catholique 67».
En 1903, cinq de ses ouvrages sont mis à l’Index. Mais n’ayant
«pas abjuré ses erreurs» et les ayant plutôt «confirmées avec obstina-
tion dans de nouveaux écrits et dans des lettres aux supérieurs», il est
finalement excommunié en 1908, par décret de la «Suprême Congré-
gation de l’Inquisition» qui, «pour ne pas manquer à sa charge et sur
mandat exprès de Notre Saint-Père Pie X, a prononcé la sentence d’ex-
communication majeure». Dans le monde catholique, Alfred Loisy
devient ainsi une personne qui «doit être évitée par tous68».
La réaction de ses partisans laïques ne tarde pas: Loisy est élu pro-
fesseur au Collège de France dès 1909, à la Chaire d’histoire des reli-
gions. Il profite de sa leçon inaugurale pour réaffirmer que

comme toute autre forme ou manifestation de la pensée, de l’activité,


de la vie humaine, les religions peuvent être matière de science. Rien
n’empêche d’appliquer à tous les genres de documents et de témoi-
gnages qui les concernent, à tous les faits religieux les méthodes d’ob-

66. Harvey Hill, The Politics of Modernism: Alfred Loisy and the Scientific Study of
Religion, Washington, Catholic University of America Press, 2002.
67. Cité par François Laplanche, La Crise de l’origine. La science catholique des
Évangiles et l’histoire au XXe siècle, Paris, Albin Michel, 2006, p. 12.
68. Décret d’excommunication, traduction française dans Alfred Loisy, Quelques
lettres sur des questions actuelles et sur des événements récents, près Montier-en-Der
(Haute-Marne), chez l’auteur, 1908, p. 290-291.
la science censurÉe 195

servation et de critique employées dans les autres sciences qui ont


pour objet l’humanité, spécialement en histoire69.

Répliquant aux théologiens qui s’opposent à l’autonomie com-


plète de l’histoire des religions, il affirme que «la science des religions
ne peut servir aucune théologie particulière, et les théologies particu-
lières sont incompatibles avec la science des religions», car «elles
imposeraient à celle-ci des conclusions qui souvent contrediraient ses
résultats acquis, et toujours gêneraient le travail de ses recherches70».
En somme, «la science des religions n’est pas une religion71».
Ainsi récupéré par une institution républicaine et laïque, Loisy
publie au cours des décennies suivantes de nombreux ouvrages, la
plupart condamnés par Rome: deux sont mis à l’Index en 1932 et huit
autres en 193872. Ici comme en d’autres domaines des rapports entre
science et foi, l’Église romaine finira par reculer, et l’encyclique Divino
afflante spiritu, publiée par Pie XII en 1943, rendra en partie légitime
ce qui avait auparavant été condamné. Au début des années 1960, le
Concile Vatican II fera un pas de plus dans l’acceptation de l’historicité
des textes bibliques73.

Rétractations évolutionnistes

La plupart des livres publiés au cours des vingt dernières années sur les
rapports entre science et religion aiment à rappeler que les ouvrages

69. Alfred Loisy, Leçon d’ouverture du cours d’histoire des religions au Collège de
France, 24 avril 1909, Paris, Vrin, 1909, p. 5.
70. Ibid., p. 27.
71. Ibid., p. 28.
72. De Bujanda, Index librorum prohibitorum, p. 556-557.
73. Pour l’histoire de l’exégèse critique au xxe siècle, voir Laplanche, La Crise de
l’origine.
196 l’impossible dialogue

de Darwin, au premier chef L’Origine des espèces, n’ont jamais été mis
officiellement à l’Index. Ils oublient souvent de noter, en revanche,
que d’autres ouvrages évolutionnistes l’ont été. En fait, dès 1860,
Darwin lui-même est explicitement condamné – mais non nommé,
car les décrets nomment rarement leurs cibles – par l’épiscopat catho-
lique allemand réuni en concile à Cologne74. La traduction allemande
de l’ouvrage de Darwin à peine parue, les évêques déclarent «tout à
fait contraire à l’Écriture sainte l’opinion de ceux qui n’ont pas honte
d’affirmer que l’homme quant au corps, est le fruit de la transforma-
tion spontanée d’une nature imparfaite en d’autres de plus en plus
parfaites jusqu’à la nature humaine actuelle75».
Une quinzaine d’années plus tard, la condamnation du dar-
winisme est le fait cette fois de la congrégation de l’Index elle-
même, dont les membres décrètent en 1878 l’interdiction pour les
catholiques de lire l’ouvrage De’ nuovi studi della filosofia. Discorsi a un
giovane studente (Nouvelles études de philosophie. Discours à
un jeune étudiant), de Raffaello Caverni (1837-1900), prêtre italien et
professeur de mathématiques et de philosophie au séminaire de
Firenzuola, en Toscane. Les délibérations des censeurs portent explici-
tement sur le fait que cet ouvrage de philosophie présente Darwin de
manière favorable. Leur attention a été attirée sur ce livre, dont le titre
ne suggère nullement qu’il traite d’évolution, par un compte rendu
paru en 1877 dans la revue La Civiltà cattolica, organe des Jésuites
italiens qui publiera de nombreux textes hostiles à cette idée76. L’au-

74. Les quelques ouvrages qui le notent s’empressent toutefois de rappeler que le
concile de Cologne n’est que régional et n’engageait pas toute l’Église, même s’il n’a
pas été désavoué par Rome. Voir par exemple Dominique Lambert, «Un acteur
majeur de la réception du darwinisme à Louvain: Henry de Dorlodot», Revue théo-
logique de Louvain, vol. 40, 2009, p. 505.
75. Cité par Jacques Arnould, L’Église et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000,
p. 57.
76. Mariano Artigas, Thomas F. Glick et Rafael A. Martinez, Negotiating Darwin:
la science censurÉe 197

teur du compte rendu affirme en l’occurrence que «le darwinisme


sème l’incroyance, résultat d’une approche qui tend à exclure Dieu de
la science. Les lois inventées par Darwin rendent l’action de Dieu
superflue. Ce savant cache à peine l’équivalence de sa doctrine et des
principes de l’athéisme, du matérialisme, lesquels ont ensuite été pro-
mus sans nuance par ses disciples77». On comprend que l’ouvrage fut
rapidement dénoncé à Rome. Après réception des habituels rapports
de lecture favorables à la censure du livre, les cardinaux le condam-
nent de façon unanime et se montrent tout à fait conscients des consé-
quences probables de leur décision. Le résumé des délibérations
indique en effet que, jusque-là, le Saint-Siège ne n’est jamais prononcé
sur le darwinisme et que l’interdiction du livre de Caverni revien-
drait à le faire de manière indirecte. Des cris s’élèveront certainement
contre cette décision, «l’exemple de Galilée sera mis de l’avant et on
dira que cette Congrégation n’est pas compétente pour émettre des
jugements sur les doctrines physiologiques et ontologiques du chan-
gement». Mais les prélats concluent qu’ils ne devraient pas se laisser
influencer par cette «clameur probable», car les idées de Darwin
«détruisent les bases de la révélation et enseignent ouvertement le
panthéisme et un matérialisme abject». Une «condamnation indi-
recte de Darwin est non seulement utile mais nécessaire avec celle de
Caverni, son défenseur et promoteur parmi la jeunesse italienne78».
L’enjeu est bien celui de l’autonomie des sciences, car les cardinaux
ont compris que la méthode de Darwin «tend à exclure Dieu de la
science», ce qui ne peut, selon eux, que mener à l’athéisme.
Du côté des protestants, les sanctions et censures contre les pro-
moteurs de l’évolution se font de façon plus locale, mais les arguments

The Vatican Confronts Evolution, 1877-1902, Baltimore, Johns Hopkins University


Press, 2007, p. 25.
77. Cité dans ibid., p. 36.
78. Ibid., p. 47.
198 l’impossible dialogue

invoqués sont de même nature que chez les catholiques et portent,


ultimement, sur la question de l’autonomie des sciences quant à l’in-
terprétation des Écritures saintes. Ce sont les dirigeants des collèges et
des universités qui doivent s’assurer que l’enseignement des profes-
seurs est conforme au credo religieux de leur établissement. En cas de
conflit avec les dirigeants, c’est l’expulsion, la liberté d’opinion et la
sécurité d’emploi étant inexistantes dans les établissements d’ensei-
gnement avant le milieu du xxe siècle. Ainsi, le géologue Alexander
Winchell, après avoir été nommé professeur en 1875 à l’université
méthodiste Vanderbilt, à Nashville (Tennessee), a perdu son emploi
trois ans plus tard quand les dirigeants lui ont fait savoir qu’ils n’ap-
préciaient pas ses propos évolutionnistes79.
Les missionnaires évangéliques américains partis évangéliser dans
l’Empire ottoman exportent en même temps leurs débats sur la théo-
rie de l’évolution. En 1882, l’année même du décès de Charles Darwin,
c’est au tour d’Edwin Lewis, pasteur presbytérien et professeur de géo-
logie et de chimie, de se voir montrer la porte par le conseil d’adminis-
tration new-yorkais du Syrian Protestant College (l’actuelle université
américaine de Beyrouth) pour avoir présenté de façon favorable la
théorie de l’évolution lors de la grande fête annuelle du collège qui
réunit les étudiants et les notables locaux80. Quelques ans plus tard,
en 1884, le même scénario se reproduit dans le sud des États-Unis
lorsque James Wilson, pasteur presbytérien et titulaire d’une chaire
sur les «sciences naturelles en relation avec la Révélation», présente
dans une conférence la théorie de l’évolution sous un jour favorable.

79. Leonard Alberstadt, «Alexander Winchell’s Preadamites: A Case for Dismissal


from Vanderbilt University», Earth Sciences History, vol. 13, no 2, 1994, p. 97-112.
80. Ahmad Dallal, Islam, Science and the Challenge of History, New Haven (Conn.),
Yale University Press, 2010, p. 165; l’auteur écrit «Edmund Lewis», mais il s’agit en
fait d’Edwin Lewis. Pour plus de détails, voir Anne-Laure Dupont, Ǧurǧī Zaydān
(1861-1914). Écrivain réformiste et témoin de la Renaissance arabe, Damas, Presses
de l’IFPO, 2006, chapitre 4, en ligne: books.openedition.org/ifpo/5454.
la science censurÉe 199

Sommé de s’expliquer au synode de sa congrégation, il insiste sur l’au-


tonomie des sciences et, se considérant soumis à un procès, rappelle
l’argument de Galilée selon lequel la Bible n’a pas pour but d’en-
seigner les sciences et réitère sa conviction qu’il n’y a aucune contra-
diction entre l’évolution des espèces et les textes bibliques. Mais le
courant fondamentaliste domine, et la direction du Southern Presby-
terian Theological Seminary de Columbia, en Caroline du Sud, ne
pouvant se permettre de perdre l’appui de sa communauté, le destitue
de ses fonctions de professeur en 188681.
Du côté catholique, la centralisation romaine rend plus visibles les
nombreux cas d’auteurs qui présentent des thèses évolutionnistes à
l’intention du grand public et qui sont censurés par Rome vers la fin
du xixe siècle. C’est le cas de l’ouvrage d’Émile Ferrière (1830-1900),
intitulé simplement Le Darwinisme, paru en français en 1872 et mis à
l’Index vingt ans plus tard. L’auteur avait probablement attiré l’atten-
tion sur lui et ses ouvrages lors de la publication en 1891 de son brûlot
sur Les Erreurs scientifiques de la Bible. En effet, le décret du 7 avril 1891
qui interdit son essai sur Darwin condamne du même coup plusieurs
de ses ouvrages antérieurs, dont Les Apôtres. Essai d’histoire religieuse
d’après la méthode des sciences naturelles, L’Âme est la fonction du cer-
veau et La Matière et l’Énergie, publiés respectivement en 1879, 1883
et 1887 par l’éditeur Félix Alcan. Probablement en réaction à cette
condamnation, Ferrière fait paraître en 1893 une suite à son ouvrage
critique sur la Bible, intitulée Les Mythes de la Bible, dans laquelle il
affirme en introduction:

en décrétant que le Dieu personnel était l’auteur des erreurs de la


Bible en fait de Cosmogonie, d’Astronomie, de Météorologie, de Phy-

81. David N. Livingstone, Dealing with Darwin: Place, Politics and Rhetoric in Reli-
gious Engagement with Evolution, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2014,
p. 117-156.
200 l’impossible dialogue

sique, de Géologie, de Botanique, de Zoologie et de Physiologie, le


Concile de Trente a ordonné de croire, sous peine de damnation, que
Dieu était un ignorant et un crétin. En décrétant que la Bible renfer-
mait la vraie théorie de l’univers dans toutes les sciences physiques et
naturelles, le Concile de Trente vouait la Bible au ridicule et au
mépris 82.

On comprend facilement que devant de telles affirmations


la congrégation de l’Index réagisse promptement et condamne le
volume dans les mois suivant sa parution, dans un décret daté
du 14 juillet 1893. Comme quoi, même le jour anniversaire de la
Révolution française ne ralentissait pas l’ardeur des censeurs
romains…
Parmi les auteurs issus du clergé catholique, les interprétations les
plus nuancées n’ont pas davantage trouvé grâce aux yeux de la curie
romaine. En 1887, le dominicain Dalmace Leroy considère légitime
de discuter en toute liberté de l’évolution des espèces et publie un
ouvrage intitulé L’Évolution des espèces organiques. Il prédit d’ailleurs
que le sort de cette nouvelle idée sera le même que celui réservé aux
thèses défendues par Galilée: «[…] il en sera, je crois, de l’idée d’évo-
lutionnisme comme de celle de Galilée; après avoir effarouché
d’abord les orthodoxes, quand une fois l’émotion sera calmée, la vérité
dégagée de toute exagération de part et d’autre finira par se faire
jour83.»
Il ne dit cependant pas si cela prendra des années ou des décen-
nies… Bien que préfacé par un géologue catholique connu, Albert de
Lapparent, et par un prédicateur de l’église Notre-Dame de Paris,
l’ouvrage de Leroy ne convainc pas les théologiens les plus conserva-
teurs, qui estiment que le texte de la Bible est sans ambiguïté: «le

82. Émile Ferrière, Les Mythes de la Bible, Paris, Félix Alcan, 1893, p. 6-7.
83. Cité par Arnould, L’Église et l’histoire de la nature, p. 63.
la science censurÉe 201

corps du premier homme a été formé immédiatement de la terre par


le Créateur», rappelle le jésuite Joseph Brucker dans son étude cri-
tique du rapport entre la Bible et le transformisme84. Brucker conclut
sa longue défense de l’orthodoxie catholique en disant espérer avoir
convaincu les savants, «à qui manquent des études théologiques,
qu’ils sont peu aptes à dogmatiser sur la “liberté de discussion”, au
point de vue de la foi, en matière de transformisme85». Il considère en
effet que Leroy se trompe complètement quand il affirme dans son
ouvrage que «les Pères de l’Église n’ont pas voulu dogmatiser en ces
matières [l’évolution], sur lesquelles ils n’étaient pas compétents».
Selon lui, au contraire, la science ne peut que produire des «induc-
tions probables» sur les origines de l’homme alors que «pleine
lumière sur ce sujet ne saurait être donnée que par une révélation du
Créateur». Or, les «saints Livres» contenant effectivement un ensei-
gnement relatif aux origines de l’homme, «est-il loisible à un Catho-
lique de croire que cette question n’est pas de la compétence de
l’Église, et que, si elle essaye de la trancher, son jugement n’est pas
infaillible et obligatoire pour tous les fidèles?». Affirmer cela serait,
selon lui, «ébranler gravement l’autorité que l’Église a reçue de Dieu
pour déterminer et le sens et l’étendue des révélations qu’il a daigné
nous donner dans les écrits inspirés86». Le «conflit des facultés» est
encore à l’ordre du jour à la fin du xixe siècle, et le jésuite insiste pour
dire que la science doit demeurer subordonnée à la théologie quand
elle aborde des questions qui relèvent des premiers chapitres de la
Genèse.
Leroy répond aux attaques du jésuite en 1891 dans une nouvelle
édition de son ouvrage plus précisément intitulée L’Évolution res-

84. Joseph Brucker, «L’Origine de l’homme d’après la Bible et le transformisme»,


Études, vol. 47, 1889, p. 39.
85. Ibid., p. 50.
86. Ibid., p. 44.
202 l’impossible dialogue

treinte aux espèces organiques, laquelle est encore approuvée par ses
supérieurs comme ne contenant rien qui puisse «offenser la foi ou les
mœurs87». À l’encontre de Brucker, il conclut qu’aucune des autorités
invoquées ne condamne l’évolution des espèces et ajoute, ironique,
que l’idée d’évolution de l’homme «vaut bien la conception vulgaire
d’une statue d’argile pétrie on ne sait comment88». La polémique
entre le dominicain et le jésuite continue – ce qui montre bien les
luttes internes au sein de l’Église –, mais ce dernier aura finalement
gain de cause, non par la valeur probante de ses arguments mais par
l’intervention de l’autorité romaine. Brucker lui-même affirme ne pas
vouloir en appeler aux «foudres de l’Index», mais la congrégation
romaine chargée de la censure des livres est tout de même appelée à
enquêter à la suite d’une dénonciation affirmant que l’ouvrage est
contraire à l’explication littérale de la création contenue dans la Bible,
toujours admise par l’Église catholique. Cependant, le premier rap-
port de lecture de l’ouvrage est rédigé par un lecteur franciscain plutôt
favorable à Leroy qui conclut qu’il ne contient rien de répréhensible.
Insatisfaits de ce rapport, les membres de la Congrégation en exigent
deux autres, car ils veulent, en fait, interdire l’ouvrage. Et même si l’un
des deux nouveaux rapports est encore favorable à Leroy, les cardi-
naux membres de la Congrégation décrètent, en janvier 1895, la mise
à l’Index de son livre. Après quelques tractations, il est décidé de ne pas
publier la décision si Leroy se rétracte publiquement et accepte de reti-
rer son ouvrage du domaine public. En bon catholique qui doit obéis-
sance à l’Église, Leroy se soumet. Dans une lettre publiée par le quoti-
dien catholique Le Monde le 4 mars 1895 – dans un style imposé qui

87. Francesco Beretta, «Les congrès scientifiques internationaux des catholiques


(1888-1900) et la production d’orthodoxie dans l’espace intellectuel catholique»,
dans Claude Langlois et Christian Sorrel (dir.), Le Catholicisme en Congrès, 2005.
Chrétiens et sociétés. Documents et mémoires, 2009, p. 13, en ligne: halshs-00453294.
88. Ibid., p. 15.
la science censurÉe 203

n’est pas sans rappeler, encore une fois, celui de la rétractation de Gali-
lée en 1633 – il déclare «rejeter, rétracter, réprouver tout ce [qu’il a]
dit, écrit, publié en faveur de cette thèse», qui a «été examinée à Rome
par l’autorité compétente et jugée insoutenable, parce qu’elle ne peut
se concilier ni avec les affirmations de la Sainte Écriture, ni avec les
principes d’une saine philosophie89». Le recteur de l’École française
de Rome, Mgr Louis Duchesne, écrit l’année suivante à Alfred Loisy
(qui, on l’a vu, subira lui aussi les foudres de l’Inquisition quelques
années plus tard) que «le Saint-Office n’est pas mort. Il ne faut pas
croire que le souvenir de Galilée puisse être utile. Il ne protège que les
chimistes90».
Leroy continue tout de même, en coulisse, à tenter de renverser la
décision. Un an après sa rétractation, un père de Sainte-Croix, l’Amé-
ricain John Zahm, professeur de physique à l’université catholique
Notre Dame, publie en anglais un ouvrage professant les mêmes idées
qui est traduit en français l’année suivante, sous le titre L’Évolution et
le Dogme. Sans surprise, l’ouvrage, traduit également en italien, est
dénoncé à la congrégation de l’Index en 1897. Conscient du rapport
de force au sein de l’Église entre les traditionalistes et les progressistes,
Zahm compte sur le fait qu’il a récemment reçu un diplôme de docto-
rat honorifique du pape Léon XIII lui-même pour assurer la légiti-
mité de ses prises de position face à l’opposition conservatrice. Mais
c’était, là encore, surestimer le rôle du pape dans la bureaucratie
romaine: les cardinaux décident de mettre son ouvrage à l’Index en
septembre 1898. Tout comme ils l’avaient fait avec Leroy, les conserva-
teurs tentent d’abord de forcer Zahm à se rétracter publiquement.
Mais ce dernier ayant davantage d’appuis en haut lieu, un compromis

89. Cité par Arnould, L’Église et l’histoire de la nature, p. 64-65.


90. Cité par Régis Ladous, «Le magistère au défi de la modernité. Ou l’impossible
distinction des sciences (1870-1920)», Revue d’histoire ecclésiastique, vol. 95, 2000,
p. 652.
204 l’impossible dialogue

est obtenu, et l’on publie plutôt une lettre adressée à ses éditeurs pour
leur dire de retirer l’ouvrage de la circulation.
Comme ce fut le cas pour Leroy, il est alors décidé de ne pas publier
le décret de l’Index, de sorte que la condamnation n’est pas officielle.
Les noms Leroy et Zahm n’apparaissent donc pas dans la liste des
ouvrages condamnés. On retrouve là la culture de la duplicité propre
aux organes de la censure romaine, qui rappelle le silence qui avait
entouré le retrait de la liste des ouvrages condamnés de Copernic et de
Galilée au début des années 1830. Quant à Zahm, amer, il confie à un
ami avoir bon espoir de gagner cette longue guerre, car «la vérité et la
justice sont de notre côté». Il s’agit, dit-il, d’une lutte «pour le progrès
[…] contre la tyrannie des Jésuites, contre l’obscurantisme et le
médiévalisme91». Zahm, tout comme Leroy, finirait par avoir raison,
mais cette lutte entre les clans conservateurs et progressistes du clergé
catholique allait durer encore un siècle…
Au début des années 1920, le chanoine Henry de Dorlodot (1855-
1929), théologien et professeur de géologie et de paléontologie à l’Uni-
versité catholique de Louvain, publie un ouvrage sur Le Darwinisme
d’un point de vue catholique. Il y avait été engagé par l’attitude d’ouver-
ture de son institution qui, en 1909, l’avait délégué comme représen-
tant officiel au congrès tenu à l’université de Cambridge à l’occasion
du centenaire de la naissance de Charles Darwin. Le premier tome de
son ouvrage porte sur l’origine des espèces et en annonce un second
dédié à l’origine de l’homme. Dorlodot y développe des idées sem-
blables à celles de Zahm et de Leroy: la foi catholique n’empêche nul-
lement de croire que la sagesse de Dieu a pu faire évoluer les espèces à
partir d’un ou de quelques types primitifs. Comme toujours chez les
partisans catholiques de l’évolution, il s’agit là d’une version finaliste
et téléologique qui n’a rien à voir avec la théorie de Darwin et qui laisse

91. Scott Appleby, «Between Americanism and Modernism: John Zahm and
Theistic Evolution», Church History, vol. 56, 1987, p. 488.
la science censurÉe 205

dans l’ombre le mécanisme de la sélection naturelle et la place centrale


qu’y joue le hasard. Mais même cet évolutionnisme pour ainsi dire
minimal n’est pas acceptable pour la faction conservatrice de la curie
romaine et ses alliés.
L’ouvrage de Dorlodot est applaudi par le théologien catho-
lique Jean Rivière, un partisan du modernisme qui s’est fait retirer son
enseignement au séminaire d’Albi en 1918. Ce dernier conclut
son compte rendu de l’ouvrage, publié dans la Revue des sciences reli-
gieuses, en disant espérer qu’il réussira «à faire disparaître ces thèses
sur la fixité des espèces qui encombrent encore quelques traités De
Deo creante92». Il se dit impatient de lire le tome suivant sur l’origine
de l’homme. Mais celui-ci ne sera jamais publié, car Dorlodot, comme
ses prédécesseurs, sera condamné au silence.
En effet, la Commission biblique pontificale, mise en place
en 1902 dans le contexte de ce que les historiens du catholicisme ont
appelé la «crise moderniste» – mais qui est en fait une réaction anti-
moderniste –, a pris sur elle d’évaluer l’orthodoxie du Darwinisme
d’un point de vue catholique et réclame auprès du recteur de l’univer-
sité de Louvain une rétractation de la part de son auteur. Devant le
refus du recteur et de Dorlodot, le président de la Commission trans-
met le dossier au Saint-Office93.
Suivant les procédures, trois rapports sont commandés sur le
contenu du livre. En 1925, le secrétaire du Saint-Office, le très conser-
vateur cardinal Merry Del Val, fait part en privé au prélat de Belgique,
le cardinal Mercier, du jugement rendu par le Saint-Office. Rien
n’étant encore public, Mercier, informé par l’abbé Henri Breuil (1877-

92. Jean Rivière, compte rendu du livre de Dorlodot, Revue des sciences religieuses,
vol. 3, 1923, p. 275-276.
93. Fanny Defrance-Jublot, «Le darwinisme au regard de l’orthodoxie catholique.
Un manuscrit exhumé», Revue d’histoire des sciences humaines, no 22, 2010/1,
p. 229-237.
206 l’impossible dialogue

1961), éminent préhistorien, du danger qu’une telle condamnation


ferait courir à la réputation des savants catholiques, fait pression
auprès de la curie romaine pour que les procédures soient abandon-
nées. La rumeur circule en effet depuis quelque temps que Rome s’ap-
prête à condamner l’ensemble des théories de l’évolution dans une
sorte de nouveau Syllabus 94. Elle se révèle finalement non fondée et,
en novembre 1925, le cardinal, rassuré par les autorités romaines, écrit
au recteur de l’Université catholique de Louvain, institution dans
laquelle il a longtemps été professeur de philosophie, que «le silence
des derniers mois est un bon signe. Espérons qu’il dure95». L’ouvrage
ne sera en fin de compte jamais condamné, et Dorlodot ne se rétrac-
tera pas. Fidèle à sa stratégie de «combiner prudence et fermeté»,
comme il le confie à un ami en octobre 1925, il cessera toutefois
d’aborder le sujet de l’évolution et ne publiera jamais la suite de son
ouvrage, qui devait être consacrée à l’évolution de l’homme96. Dans
la même lettre, il affirme que «le moment n’était pas venu» et que sa
décision de se taire est fortifiée «par l’inimaginable mise à l’Index
du manuel biblique de Brassac97».
L’abbé Augustus Brassac avait contribué à la nouvelle édition du
Manuel biblique des sulpiciens Louis Bacuez (1820-1892) et Fulcran
Vigoureux (1837-1915), ouvrage constamment réédité depuis la fin

94. Arnaud Hurel, L’Abbé Breuil. Un préhistorien dans le siècle, Paris, CNRS édi-
tions, 2014, p. 277-285.
95. Cité par Raf De Bont, «Rome and Theistic Evolutionism: The Hidden Strate-
gies Behind the “Dorlodot Affair”, 1920-1926», Annals of Science, vol. 62, no 4, 2005,
p. 474.
96. Le manuscrit en a été récemment retrouvé et publié: Henry de Dorlodot,
L’Origine de l’homme. Le darwinisme au point de vue de l’orthodoxie catholique, texte
inédit présenté et annoté par Marie-Claire Groessens-Van Dyck et Dominique
Lambert, Collines de Wavre, Éditions Mardaga, 2009.
97. Cité par Defrance-Jublot, «Le darwinisme au regard de l’orthodoxie catho-
lique», p. 234.
la science censurÉe 207

du xixe siècle. Or, sa «mise à jour» avait été considérée comme trop
favorable à l’histoire critique, approche qui, on l’a vu plus haut, avait
été condamnée par l’Église en 1907. Pour les catholiques intransi-
geants, que les plus libéraux n’hésitent pas à qualifier d’intégristes, la
condamnation de la nouvelle édition du manuel, survenue en 1924,
rappelle la «nécessaire subordination de l’exégèse (et de l’histoire) à la
théologie98». À l’été 1924, Brassac confie à un ami que Pie XI, élu
en 1922, est fatigué depuis longtemps et que plusieurs cardinaux dont
Merry Del Val et «tout le parti d’extrême droite en profitent pour
imposer leurs idées99».
Pour sa part, Dorlodot était plus orthodoxe que moderniste et pro-
posait une interprétation concordiste fondée sur une lecture des Pères
de l’Église. Un compte rendu de la traduction anglaise par un clerc de
Sainte-Croix conclut d’ailleurs que l’ouvrage n’apporte rien de neuf par
rapport à celui déjà ancien de son coreligionnaire le père John Zahm,
publié vingt ans plus tôt et dont on a déjà parlé100. Mais cette nouvelle
tentative d’accorder l’interprétation de la Bible et l’évolution des espèces
animales était encore trop hérétique pour les cardinaux de la Commis-
sion biblique et du Saint-Office. Ainsi, en juin 1923, le cardinal Van Ros-
sum, plutôt conservateur, écrit au recteur de l’Université catholique de
Louvain pour lui rappeler «les différentes mesures que le Saint-Siège a
prises depuis une trentaine d’années pour arrêter la diffusion des théo-
ries darwinistes parmi les catholiques101».

98. Étienne Fouilloux, «Un regain d’antimodernisme?», dans Pierre Colin (dir.),
Intellectuels chrétiens et esprit des années 20, Paris, Cerf, 1997, p. 97; voir aussi
Laplanche, La Crise de l’origine, p. 138-139.
99. Cité par Fouilloux, «Un regain d’antimodernisme?», p. 113.
100. Francis J. Wenninger, «Catholicism and Catholic Thought by Canon Dorlo-
dot», The American Midland Naturalist, vol. 8, 1923, p. 211-214.
101. Cité par Dominique Lambert, «Un acteur majeur de la réception du darwi-
nisme à Louvain: Henry de Dorlodot», Revue théologique de Louvain, vol. 40, 2009,
p. 518.
208 l’impossible dialogue

Dans un tel contexte, l’arrêt des procédures contre Dorlodot peut


surprendre en ce qu’il suggère une accalmie, Pie XI étant alors proba-
blement occupé à des tâches plus urgentes – comme la reconnaissance
de l’État du Vatican en 1929 – que les débats autour des théories de
l’évolution. Au cours des années suivantes, les promoteurs catholiques
de l’évolution ne semblent plus pourchassés par les congrégations du
Saint-Office et de l’Index et les discussions sur l’évolution humaine
sont tolérées. Ainsi, Ernest Messenger, un prêtre qui avait étudié la
théologie à Louvain et traduit en anglais dès 1922 l’ouvrage de Dorlo-
dot, développe les idées de ce dernier et publie en 1932 un essai intitulé
Evolution and Theology: The Problem of Man’s Origins sans subir les
foudres des autorités religieuses102.
Cette accalmie au sein du clergé n’empêche toutefois pas la congré-
gation de l’Index de condamner les ouvrages évolutionnistes du philo-
sophe spiritualiste Édouard Le Roy. Ses essais sur L’Exigence idéaliste
et le fait de l’évolution (1927) et Les Origines humaines et l’évolution
de l’intelligence (1928) sont mis à l’Index en 1931, tout comme L’Évo-
lution créatrice de son maître Henri Bergson, qui avait été condamné
en 1914103. Son ami jésuite, Teilhard de Chardin, partisan d’un évolu-
tionnisme théiste et écarté en 1925 de sa chaire de professeur de géo-
logie à l’Institut catholique de Paris pour ses idées trop avant-gardistes
en matière théologique, avait assisté Le Roy dans la rédaction du second
ouvrage. Apprenant la nouvelle, il lui écrit de son exil en Chine qu’il se
sent lui aussi blessé et que ce décret, émis par «les puissances étroites de
l’Orthodoxie romaine», trahit «une ignorance si énorme» de la pen-
sée de Le Roy qu’il en est «véritablement ahuri104». Le Roy, qui a suc-

102. Voir De Bont, «Rome and Theistic Evolutionism», p. 457-478.


103. François Azouvi, La Gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique,
Paris, Gallimard, 2007, p. 155.
104. Pierre Teilhard de Chardin, Lettres à Édouard Le Roy (1921-1946), Paris, Édi-
tions Facultés jésuites de Paris, 2008, lettre du 21 décembre 1931, p. 126-127.
la science censurÉe 209

cédé à Bergson à la chaire de philosophie moderne au Collège de


France en 1921, fait partie du réseau des scientifiques évolutionnistes
catholiques. Il jouera un rôle central en 1929 dans la création, pour
l’abbé Breuil, d’une chaire de préhistoire au sein de cette institution105.
Scientifique reconnu mondialement, l’abbé Breuil est néanmoins
vu avec suspicion par les autorités religieuses. Lorsque Pie XI annonce
la fondation de l’Académie pontificale des sciences, en 1936, Breuil fait
partie, à l’instar de Teilhard de Chardin, de la liste des membres poten-
tiels. Cependant, le rapport d’enquête sur l’orthodoxie de Breuil note
que les questions dont il traite «sont au nombre des plus délicates,
puisqu’il s’agit des origines de l’humanité et des races». Bien qu’il s’en
tienne aux faits et n’émette pas de «théories générales», il est connu
comme étant un partisan «de l’hypothèse des hommes préadamites».
Prudent, Breuil s’abstient d’en tirer publiquement «les conséquences
qu’en tire le père Teilhard de Chardin relativement au péché originel».
Le rapport conclut que c’est au Saint-Père «de juger si l’on ne court
pas, en le nommant, le risque de paraître donner un laisser-passer à
une doctrine dont les conséquences théologiques sont graves106». Tout
comme celui de Teilhard, le nom de Breuil sera donc rayé de la liste des
futurs membres de cette académie pontificale, dont la création se vou-
lait un signe d’ouverture à la science moderne et qui, à son inaugura-
tion en 1937, recevrait du pape la mission de «servir la vérité107»…
Après ce regain d’antimodernisme des autorités romaines, les
esprits évoluent quelque peu. En 1950, Pie XII admet finalement dans
l’encyclique Humani generis, qui porte «sur quelques opinions fausses
qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique»,
que «l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution […] soit

105. Hurel, L’Abbé Breuil, p. 318-320.


106. Cité par Régis Ladous, Des Nobel au Vatican. La fondation de l’Académie pon-
tificale des sciences, Paris, Cerf, 1994, p. 60.
107. Ibid., p. 113.
210 l’impossible dialogue

l’objet de recherches et de discussions de la part des savants de l’un et


l’autre parti». Certains se plaisent à croire que l’Église ne s’oppose
plus désormais à la théorie de l’évolution, mais ils oublient souvent de
citer la suite du texte: «à la condition que tous soient prêts à se sou-
mettre au jugement de l’Église, à qui le Christ a confié le mandat d’in-
terpréter les Écritures et de protéger la foi108». L’évolution des espèces
est donc «une hypothèse sérieuse digne d’une investigation et d’une
réflexion approfondies à l’égal de l’hypothèse opposée», c’est-à-dire la
fixité des espèces, pourtant éliminée de la science depuis plus d’un
demi-siècle109. Il ne faudrait toutefois pas croire que la porte était ainsi
ouverte à toutes les hypothèses scientifiques. Dix ans après l’encyclique
de Pie XII, le cardinal Paul-Émile Léger rappelle que le pape y déclare
que l’hypothèse du polygénisme, selon laquelle les hommes pour-
raient provenir de plusieurs lignées différentes, n’est pas acceptable et
qu’en conséquence «les fils de l’Église n’ont plus pareille liberté» de
pensée. Le polygénisme est en effet incompatible avec les enseigne-
ments sur le péché originel, qui relie tous les humains de façon conti-
nue à Adam, le premier homme. Le cardinal ajoute qu’il serait donc
«téméraire pour un catholique de s’écarter de ce jugement et le savant
doit en tenir compte, non pas comme un préjugé qui entrave l’objec-
tivité de sa recherche, mais comme d’une donnée supérieure qui, bien
qu’étrangère à la science, peut l’aider subjectivement110».
La théorie de l’évolution continuera de faire son chemin au sein

108. Pie XII, «Humani generis. Lettre encyclique de Sa Sainteté le pape Pie XII sur
quelques opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine
catholique», 15 août 1950; reproduit dans Laval théologique et philosophique, vol. 6,
1950, no 2, p. 215.
109. Cité par Jean-Paul II, «Aux Membres de l’Académie pontificale des sciences
réunis en Assemblée plénière», 22 octobre 1996, en ligne: www.vatican.va/holy_
father/john_paul_ii/messages/pont_messages/1996/documents/hf_jp-ii_
mes_19961022_evoluzione_fr.html#_ftnref4; nous soulignons.
110. Paul-Émile Léger, Les Origines de l’homme, Montréal, Fides, 1961, p. 26.
la science censurÉe 211

de l’Église catholique, dont les mouvements de la pensée sont d’une


lenteur géologique, et Jean-Paul II affirmera finalement en 1992 que,
«près d’un demi-siècle après la parution de l’encyclique [Humani
generis], de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la
théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse 111». Plus qu’une hypo-
thèse: c’était, dans le langage sibyllin de l’Église, le plus loin qu’elle
pouvait aller dans l’aveu d’une erreur qui durait depuis un siècle.
La fin du xxe siècle est ainsi le témoin d’un renversement du rap-
port de force entre la théologie chrétienne et la science. En effet, dans
son discours de 1992 devant l’Académie pontificale des sciences, Jean-
Paul II affirme qu’il est «un devoir pour les théologiens de se tenir
régulièrement informés des acquisitions scientifiques pour examiner,
le cas échéant, s’il y a lieu ou non de les prendre en compte dans leur
réflexion ou d’opérer des révisions dans leur enseignement112».
Quatre ans plus tard, devant la même assemblée, il répète que «l’exé-
gète et le théologien doivent se tenir informés des résultats auxquels
conduisent les sciences de la nature», de façon à «bien délimiter le
sens propre de l’Écriture, en écartant des interprétations indues qui lui
font dire ce qu’il n’est pas dans son intention de dire113». Il donne
ainsi finalement raison à Galilée, qui, on l’a déjà cité, affirmait en 1615
que «l’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on
va au ciel et non comment va le ciel114».

111. Ibid., nous soulignons.


112. Jean-Paul II, «Aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale
des sciences», 31 octobre 1992, en ligne: www.vatican.va/holy_father/john_paul_
ii/speeches/1992/october/documents/hf_jp-ii_spe_19921031_accademia-scienze_
fr.html.
113. Jean-Paul II, «Aux Membres de l’assemblée plénière de l’Académie pontificale
des sciences», 22 octobre 1996.
114. Galilée, «Lettre à Madame Christine de Lorraine, grande-duchesse de Tos-
cane (1615)», dans Maurice Clavelin, Galilée copernicien. Le premier combat, 1610-
1616, Paris, Albin Michel, p. 427.
212 l’impossible dialogue
du conflit au dialogue? 213

CHAPITRE 5

Du conflit au dialogue?

Il n’existe entre les religions et la science véri-


table ni parenté, ni amitié, ni même inimitié:
elles vivent sur des planètes différentes.
friedrich nietzsche1

i l’on se fie à la plupart des travaux des historiens des sciences

S e
des vingt dernières années, l’idée de «conflit» entre science et
religion n’aurait pris forme que dans le dernier quart du
xix siècle avec la publication des ouvrages des Américains John Wil-
liam Draper (1811-1882), médecin et chimiste, et Andrew Dickson
White (1832-1918), historien et premier président de l’université Cor-
nell. Selon l’historien Ronald Numbers, qui résume bien cette thèse,
ces deux auteurs seraient à l’origine du «plus grand mythe dans l’his-
toire des rapports entre science et religion, selon lequel ils ont été en
état de conflit constant2». En 1874, Draper avait publié History of the

1. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, paragraphe 110, Paris, Hachette,


1988, p. 95.
2. Ronald L. Numbers (dir.), Galileo Goes to Jail and Other Myths about Science
214 l’impossible dialogue

Conflict Between Science and Religion; quant à White, son ouvrage


intitulé History of the Warfare of Science with Theology in Christendom
était paru en 1896.
En présentant ces ouvrages comme étant à la source du «mythe»
du conflit, Numbers et ses collègues suggèrent qu’il n’y a pas vraiment
de conflit entre science et religion et que les affirmations de ces deux
auteurs sont souvent fausses et toujours exagérées. Ils avancent aussi
que les conflits n’étaient ni constants ni inévitables, ce qui est douteux
si l’on pense, comme les chapitres précédents l’ont amplement
démontré, à des domaines comme la cosmologie, la géologie et la bio-
logie, qui touchent à des questions relevant directement de textes
bibliques que les fondamentalistes religieux interprétaient (et inter-
prètent encore) de manière littérale. Numbers admet tout de même
qu’il y avait bien des «discussions» sur les relations entre science et
religion depuis le début du xixe siècle et l’expression occasionnelle de
«tensions» entre la foi et la raison, mais «personne n’opposait la reli-
gion à la science ou vice-versa3».
Cette interprétation surprenante, et constamment réitérée par de
nombreux historiens depuis vingt ans, nie l’évidence, joue sur les
mots, et ne résiste pas à l’examen. Elle est cependant cohérente avec
une idée chère à cette historiographie, qui consiste à minimiser
constamment les cas les plus flagrants de conflit, pourtant perçus
comme tels par les acteurs de l’époque, en les ramenant au rang d’ex-

and Religion, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2009, p. 1. Notons au


passage le fait curieux qu’après avoir nié l’existence de conflits l’auteur en décrit
plusieurs dans les pages suivantes, qui s’échelonnent des années 1820 aux
années 1860, soit bien avant la parution des essais polémiques de Draper et de
White. Cet ouvrage a d’ailleurs été largement subventionné par la Fondation Tem-
pleton. Celle-ci, on le verra plus loin, joue un rôle important dans la multiplication
de publications qui minimisent les conflits ayant opposé les savants aux institutions
religieuses.
3. Ibid., p. 3.
du conflit au dialogue? 215

ceptions. Un réductionnisme psychologique amène Ronald Num-


bers, par exemple, à suggérer que l’ouvrage acrimonieux de Draper
s’expliquerait par son conflit avec sa sœur, convertie au catholicisme4.
Il paraît pourtant plus juste, comme le fait l’historien Glenn Altschu-
ler, de situer cet ouvrage dans le contexte plus large d’un xixe siècle
marqué par une remise en question du christianisme causée par le
développement de la science et de l’histoire critique5. Surtout, l’inter-
prétation simpliste de Numbers n’explique pas le fait que l’ouvrage ait
été traduit en plusieurs langues, dont le français, dès l’année suivant sa
parution en 1874, signe assez clair qu’il avait une pertinence sociale
plus large qu’un simple conflit personnel avec la sœur de l’auteur.
Enfin, il est curieux que l’on passe fréquemment sous silence le fait
que le livre de Draper a été mis à l’Index par l’Église catholique
en 18766.
L’ouvrage de White, quant à lui, a été rédigé en réaction aux com-
munautés protestantes qui s’opposaient au caractère non confession-
nel de la toute nouvelle université Cornell, ouverte en 1868 sous sa

4. Ibid.
5. Glenn C. Altschuler, «From Religion to Ethics: Andrew D. White and the
Dilemma of A Christian Rationalist», Church History, vol. 47, no 3, 1978, p. 308-
324.
6. Notons toutefois une exception: Ronald L. Numbers, «Aggressors, Victims
and Peacemakers: Historical Actors in the Drama of Science and Religion», dans
Harold W. Attridge, The Religion and Science Debate: Why Does It Continue?, New
Haven (Conn.), Yale University Press, 2009, p. 33; l’auteur note en passant sur
un ton ironique que la traduction espagnole «a bien mérité une place dans l’Index
des livres prohibés» («fittingly won a spot on the Index of prohibited books»). Il
faut souligner que cet ouvrage collectif est le fruit des Terry Lectures, dont le but
avoué est «la convergence de la religion et de la science pour le bien de l’humanité»
(voir Keith Thomson, «Introduction», dans ibid., p. 14), objectif identique à celui
de la Fondation Templeton. Enfin, il est plutôt paradoxal que ceux qui prétendent
que le conflit est un mythe participent à un ouvrage qui se demande pourquoi le
conflit perdure…
216 l’impossible dialogue

présidence, et qu’il dirigera pendant vingt ans7. L’auteur explique dans


l’introduction de son ouvrage qu’après avoir adopté une stratégie de
conciliation qui n’a pas porté fruit, tant ses opposants ne voulaient pas
de compromis, il a décidé de passer à l’attaque dans un discours pro-
noncé en décembre 1869. Intitulé «The Warfare of Science», celui-ci
est aussitôt publié dans un quotidien national. Reprenant le même
titre, White développe sa thèse dans deux articles parus quelques
années plus tard, en février et mars 1876, dans le magazine Popular
Science Monthly 8. Ces textes sont alors immédiatement réunis en
volume. Deux ans plus tôt, la même revue avait d’ailleurs publié la
préface du livre de Draper. À partir de 1890, White revient encore sur
la question dans une longue série d’articles, échelonnés jusqu’en 1895,
publiés dans la même revue sous le titre «New Chapters in the War-
fare of Science», dans lesquels il aborde une à une l’ensemble des
disciplines (archéologie, anthropologie, médecine, astronomie, etc.)
dans leurs rapports avec la religion chrétienne. Réunis, ces articles
mènent finalement à la publication en 1896 de son volumineux
ouvrage en deux tomes. Tout comme celui de Draper, le livre de White
est rapidement traduit en plusieurs langues (allemand, italien, suédois
et français), signe que le sujet touche une corde sensible dans l’en-
semble des milieux sinon antichrétiens, du moins anticléricaux 9.

7. George Lincoln Burr, «Sketch of Andrew Dickson White», Popular Science


Monthly, vol. 48, 1896, p. 546-556; White explique le contexte dans l’introduction
de son ouvrage de 1896, que la traduction française n’a pas reprise.
8. Andrew Dickson White, «The Warfare of Science», Popular Science Monthly,
vol. 8, février 1876, p. 385-409, et mars 1876, p. 553-570; pour plus de détails, voir
David N. Livingstone, «Re-Placing Darwinism and Christianity», dans David C.
Lindberg et Ronald L. Numbers (dir.), When Science and Christianity Meet, Chicago,
University of Chicago Press, p. 192-193.
9. Andrew Dickson White, Histoire de la lutte entre la science et la théologie, tra-
duction et adaptation de H. de Varigny et G. Adam, Paris, Guillaumin, 1899; voir
Altschuler, «From Religion to Ethics», p. 315-316.
du conflit au dialogue? 217

En plus de ne s’en tenir qu’aux individus et à leur psychologie et


d’ignorer les institutions, les travaux des historiens (essentiellement
anglo-saxons) des vingt dernières années sur les rapports entre science
et religion présentent la faiblesse méthodologique importante de
confondre l’analyse et le point de vue des acteurs. Ce faisant, ces histo-
riens des sciences se posent en porte-parole ou en défenseurs de la
position de certains acteurs (ceux qui ont intérêt à nier ou à minimiser
le conflit) au lieu de simplement les observer débattre entre eux sans
prendre parti. Ce faisant, ils ne font que répéter le point de vue des
acteurs eux-mêmes au lieu de l’analyser. Ainsi, le rédacteur de la revue
Popular Science Monthly note que, dans les mois qui ont suivi la publi-
cation de l’ouvrage de Draper en 1874, les représentants de diverses
confessions religieuses (juifs, unitariens et catholiques) ont tous sou-
tenu que de tels conflits n’existaient pas et n’avaient jamais existé10. De
même, le géologue canadien John William Dawson intervient dans le
débat en 1876 pour affirmer que le conflit entre science et religion est
le fruit d’un mauvais usage des mots, car «la vraie religion, qui
consiste à aimer Dieu et ses concitoyens, ne peut pas entrer en conflit
avec la vraie science». Dawson souligne même un aspect souvent
ignoré par nos historiens – qui se limitent à une conception indivi-
dualiste de la religion – quand il rappelle que «le conflit de la science,
analysé d’un point de vue historique», n’est pas avec la religion mais
bien «1) avec l’Église, 2) avec la théologie, 3) avec la superstition, et
4) avec la science et la philosophie fausse ou imparfaite». En somme,
même le très pieux Dawson (un protestant qui a la religion catholique
en horreur) distingue bien la croyance individuelle et l’institution
(soit l’Église et ses théologiens)11.

10. Voir par exemple la revue des critiques de l’ouvrage de Draper dans Popular
Science Monthly, vol. 7, juin 1875, p. 230-233.
11. John William Dawson, «The So-Called Conflict of Science and Religion»,
Popular Science Monthly, vol. 10, novembre 1876, p. 72. Sur Dawson, voir Susan
218 l’impossible dialogue

Ce mélange des niveaux d’analyse amène aussi ces historiens à


parler de «modèles» de conflit, d’harmonie ou d’indépendance entre
science et religion, lesquels seraient selon eux imposés aux «données»
historiques. Ces modèles ne sont pourtant jamais clairement distin-
gués des points de vue des acteurs qui ont leur propre conception des
relations entre la science, la religion et la théologie, fondée sur le
conflit, l’harmonie ou l’indépendance12. Or, il ne s’agit pas de choisir
entre ces modèles, comme semblent le penser les historiens qui font la
promotion d’un vague œcuménisme dont on voit mal l’intérêt histo-
riographique, mais d’analyser ce que les acteurs disent de cette rela-
tion. Il est par exemple inutile de disqualifier les récits proposés par
Draper et White, comme le font John Brooke, Ronald Numbers et
bien d’autres, tant il est évident que l’histoire n’était pour ces auteurs
du xixe siècle qu’une arme dans leur lutte idéologique contre un pou-
voir religieux qu’ils jugeaient obscurantiste13. Cette lutte ne fait pas de
place à la nuance, car le débat favorise plutôt la polarisation. Draper le
disait d’ailleurs explicitement dans sa préface: «Dans chaque cha-
pitre, j’ai suivi l’ordre suivant: d’abord l’opinion orthodoxe, ensuite
l’opinion contraire. J’ai eu peu à faire intervenir les opinions mixtes
dans le débat. Quelle que puisse être leur valeur, dans des conflits de
cette nature, ce ne sont pas les partis modérés qu’il faut étudier, mais
les partis extrêmes; car ce sont eux qui préparent l’événement14.»

Sheets-Pyenson, John William Dawson: Faith, Hope, and Science, Montréal, McGill-
Queen’s University Press, 1995.
12. Voir par exemple Margaret J. Osler, «Mixing Metaphors: Science and Religion
or Natural Philosophy and Theology in Early Modern Europe», History of Science,
vol. 35, 1997, p. 91-113.
13. John Hedley Brooke, Science and Religion: Some Historical Perspectives, Cam-
bridge, Cambridge University Press, 1991, p. 34-35; pour une analyse de la récep-
tion de l’ouvrage de White, voir Altschuler, «From Religion to Ethics», p. 316-324.
14. John William Draper, Les Conflits de la science et de la religion, Paris, Librairie
Germer Baillère, 1875, p. viii.
du conflit au dialogue? 219

Enfin, un dernier élément de la tendance à nier l’existence de


conflits tout au long du xixe siècle consiste à ne pas comprendre que,
lorsque les acteurs insistent pour dire qu’il n’y a pas de conflit, cela
signifie en fait qu’il y a bien quelque part perception de conflit, qu’il
s’agit pour eux de réfuter. Le simple fait que des auteurs insistent, à
différentes époques, pour dire qu’il n’y a pas de conflit entre science et
religion est un indice qu’ils supposent que d’autres personnes consi-
dèrent qu’il en existe un. S’il allait de soi pour tous que les deux
domaines sont soit indépendants, soit inséparables, on ne trouverait
tout simplement pas de débat ni de texte faisant la promotion de
l’«harmonie» entre les deux.
Le fait qu’il y ait perception de conflit chez de nombreux acteurs,
et ce, depuis au moins le début du xixe siècle, est donc indiscutable,
comme les chapitres précédents l’ont amplement montré. Cela suffit
pour parler de façon légitime d’une histoire des conflits entre science
et religion, sans prendre parti pour une faction ou tenter d’aller «au-
delà de la guerre et de la paix», comme le suggèrent Lindberg et Num-
bers, les deux historiens les plus actifs dans ce domaine15.
En somme, et contrairement à la tendance dominante de l’histo-
riographie anglo-saxonne des vingt dernières années, l’étude de l’his-
toire des conflits entre science et religion ne devrait pas viser à prendre
parti dans les débats des acteurs sur la nature ou l’intensité des conflits
entre factions mais devrait, plus simplement, suivre ces débats et leurs
acteurs pour observer qui parle de conflit et dans quel contexte. Or,
comme nous allons le voir plus en détail dans ce chapitre, l’idée de
conflit, potentiel ou réel, entre science et religion est bel et bien pré-
sente dans les textes, au moins depuis les années 1820. Les interven-

15. David C. Lindberg et Ronald L. Numbers, «Beyond War and Peace: A Reap-
praisal of the Encounter Between Christianity and Science», Church History,
vol. 55, 1986, p. 338-354; le titre même suggère une position d’acteur et non d’ana-
lyste de la question des relations entre science et religion.
220 l’impossible dialogue

tions de Draper et de White ne sont en fait que des formes tardives,


plus radicales et polémiques, d’affirmation de ce conflit dans un débat
récurrent. Les critiques de la notion de conflit ont souvent suggéré
qu’elle est le fruit d’une conception essentialiste de la science et de la
religion, considérées comme n’ayant pas changé depuis quatre cents
ans. Ces auteurs ne citent bien sûr aucun exemple, car, en fait, per-
sonne n’a jamais soutenu une thèse aussi simpliste16. Nul besoin d’être
«essentialiste» pour remarquer, à chaque époque, le rôle des acteurs
et des institutions en jeu. Il est évident que la pratique des sciences au
début ou même à la fin du xviie siècle diffère de celle du milieu
du xixe siècle. Mais Galilée et Kepler savaient très bien qu’ils faisaient
de l’astronomie et non de la théologie, et ils n’avaient aucune difficulté
à identifier les théologiens avec qui ils débattaient de la validité du
système de Copernic, comme on l’a vu dans les chapitres précédents.
Ces considérations méthodologiques énoncées, venons-en au
contenu des discours sur la question du conflit entre science et reli-
gion. Nous reviendrons ensuite sur les raisons qui ont pu contribuer
au développement de l’historiographie devenue dominante que l’on
peut qualifier d’œcuménique, tant son discours consiste à minimiser
l’existence de conflits et à insister sur le «dialogue».

L’évolution des discours sur les rapports


entre science et religion

Il convient d’abord de mesurer l’évolution de la présence dans les


espaces publics anglophones et francophones des expressions science
et religion depuis le début du xixe siècle. Une façon d’embrasser l’en-
semble de ce discours public est d’analyser le contenu des livres et des
articles qui ont été publiés du xixe siècle à nos jours. En utilisant la base

16. Voir Osler, «Mixing Metaphors».


du conflit au dialogue
Figure 1 ? 221
Fréquence relative de la présence des termes
science et religion dans le corpus anglais (1801-2008)
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
3
Fréquence relative des mots (par 10 000)

2,5

religion
2
science

1,5

0,5

0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.

de données des millions de livres numérisés par Google Books,


on obtient un échantillon à peu près représentatif (sans être exhaus-
tif) de l’état des discours publics au fil des ans17. Comme le montre la
figure 1, dans le monde anglo-saxon (essentiellement la Grande-
Bretagne et les États-Unis), le terme religion est, jusqu’aux années 1930,
beaucoup plus fréquent, en proportion, dans les ouvrages de toute

17. Yuri Lin et al., «Syntactic Annotations for the Google Books Ngram Corpus»,
Proceedings of the 50 th Annual Meeting of the Association for Computational Linguis-
tics, p. 169-174, Jeju (Corée du Sud), 8-14 juillet 2012. Notons que l’échelle verticale
des figures mesure la proportion relative du mot ou des expressions dans l’ensemble
des mots des ouvrages et que la courbe n’est donc pas altérée par la croissance au fil
des années du nombre absolu d’ouvrages recensés.
222 l’impossible
Figuredialogue
2
Fréquence relative de la présence des termes science
et religion (1801-2008) dans le corpus français
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
2,5
science
religion
Fréquence relative des mots (par 10 000)

1,5

0,5

0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.

nature, que le terme science. Par la suite, le mot science prend le dessus,
mais on observe à compter des années 1990 une remontée du terme
religion et une stagnation de l’usage du mot science, de sorte que les
deux courbes semblent vouloir se rejoindre à la fin des années 2000.
L’importance relative des deux termes dans le discours public est
très différente dans le corpus de langue française. Comme le montre la
figure 2, l’influence du rationalisme après la Révolution et de la philo-
sophie positiviste au milieu du xixe siècle n’ont pas été sans effet sur le
contenu de la production éditoriale. Il est frappant de constater que
l’inversion de l’importance relative des termes science et religion se fait
vers 1850, soit trois quarts de siècle plus tôt que dans le monde anglo-
saxon au sein duquel les nombreuses sectes protestantes demeurent
toujours importantes. Malgré cette différence, le retour du discours
religieux se fait aussi sentir, puisqu’on observe une nette remontée du
du conflit au dialogue
Figure 3 ? 223
Fréquence relative de la présence de l’expression
«science and religion» dans le corpus anglais (1801-2008)
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,06

0,05
Fréquence relative (par 100 000)

0,04

0,03

0,02

0,01

0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.

terme religion à compter des années 1980, les deux courbes se rejoi-
gnant vers la fin de la décennie 2000.
Regardons maintenant ce qu’il en est de l’évolution de la discus-
sion sur les rapports entre science et religion dans l’espace public, tou-
jours à partir du corpus des ouvrages numérisés par Google Books. Ce
qui frappe d’abord dans le corpus anglais (figure 3), c’est la montée
régulière de l’expression «science and religion» de 1800 à 1880, suivie
d’une période de stabilisation de 1880 à 1920, et d’une reprise sou-
daine mais temporaire entre 1920 et 1940. Après la Seconde Guerre
mondiale, on observe un déclin général, suivi d’une croissance conti-
nue depuis les années 1990.
À plus petite échelle, on note une croissance à compter du début
des années 1830 qui coïncide avec la création de la British Association
224 l’impossible
Figuredialogue
4
Fréquence relative de la présence de l’expression
«science et religion» dans le corpus français (1801-2008)
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,16
Fréquence relative (par million)

0,14

0,12

0,1

0,08

0,06

0,04

0,02
0
1800
1805
1810
1815
1820
1825
1830
1835
1840
1845
1850
1855
1860
1865
1870
1875
1880
1885
1890
1895
1900
1905
1910
1915
1920
1925
1930
1935
1940
1945
1950
1955
1960
1965
1970
1975
1980
1985
1990
1995
2000
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.

for the Advancement of Science (BAAS) en 1831. La promotion de la


science à laquelle on assiste alors en Angleterre accroît sa visibilité
sociale, ce qui ne peut que soulever la question de sa relation avec le
discours religieux alors dominant. La deuxième poussée de croissance
correspond au début des années 1870, avec la publication des essais
critiques de Draper et de White. La troisième saillie correspond aux
débats de l’entre-deux-guerres impliquant des auteurs comme Ber-
trand Russell, qui publie Religion and Science en 193518.
Du côté francophone (figure 4), la situation est encore une fois un
peu différente, et l’intérêt pour les rapports entre science et religion ne
prend de l’importance qu’à compter des années 1860, dans le contexte
du darwinisme et de la controverse sur La Vie de Jésus de Renan19. Par

18. Pour une analyse détaillée de cette période, voir Peter Bowler, Reconciling
Science and Religion: The Debate in Early-Twentieth-Century Britain, Chicago, Uni-
versity of Chicago Press, 2001.
19. Voir par exemple Guillaume Carnino, L’Invention de la science. La nouvelle reli-
gion de l’âge industriel, Paris, Seuil, 2015, p. 61-86.
du conflit au dialogue? 225

la suite, on observe une montée régulière, avec des plateaux dans les
années 1920-1940 et 1960-1980, suivis d’une recrudescence depuis
les années 1980. Il faut noter que l’organisation collective de la science
française est plus tardive qu’en Angleterre, le pendant français de la
BAAS, l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS),
ne voyant le jour qu’en 187220. En outre, la théologie naturelle y est
moins présente que dans le monde anglo-saxon, ce qui influe sur le
débat public. Ainsi, par exemple, la grande enquête du Figaro auprès
des membres de l’académie des sciences sur «le sentiment religieux et
la science», publiée tout au long du mois de mai 1926, ne semble pas
avoir généré des débats aussi riches que ceux qui auront lieu en Angle-
terre au début des années 1930.
Un autre indicateur confirmant la remontée d’intérêt pour la
question des rapports entre science et religion est fourni par l’évolu-
tion du nombre de livres comportant les termes science et religion dans
leur titre (figure 5)21. Toutes proportions gardées, le fait que la plupart
de ces ouvrages, qui inondent le marché de l’édition particulièrement
depuis les années 1990, soient de langue anglaise confirme la diffé-
rence culturelle qui sépare les mondes francophone et anglophone sur
cette question.
De façon générale, on peut dire que l’intérêt pour la question des
rapports entre science et religion au sein de la société se fait d’abord
sentir au cours de la première moitié du xixe siècle. Les montées sou-
daines qui surviennent par la suite correspondent à des périodes de
débats intenses qui s’expliquent par des événements locaux, conjonc-

20. Hélène Gispert (dir.), Par la science, pour la patrie. L’Association française pour
l’avancement des sciences (1872-1914). Un projet politique pour une société savante,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
21. Les données sont fondées sur le catalogue de la librairie Widener de l’univer-
sité Harvard, connue pour contenir la plupart des volumes publiés. Le catalogue
mondial répertoriant de nombreux exemplaires du même ouvrage, il est moins
fiable, même si en fait la tendance générale de la courbe est la même.
226 Figure
l’impossible 5
dialogue

Nombre d’ouvrages publiés en français et en anglais


comportant les mots science et religion dans leur titre
(1712-2012) (moyenne mobile 3 ans)
30

25
français
anglais
Nombre d’ouvrages

20

15

10

0
1 772
1712
1718
1724
1730
1736
1742
1748
1754
1760
1766
1778
1784
1790
1796
1802
1808
1814
1820
1826
1832
1838
1844
1850
1856
1862
1868
1874
1880
1886
1892
1898
1904
1910
1916
1922
1928
1934
1940
1946
1952
1958
1964
1970
1976
1982
1988
1994
2000
2006
2012
Source: Catalogue de la librairie Widener, université Harvard.

turels et souvent contingents, comme c’est le cas en France en 1926 et


en Angleterre au début des années 1930.
Venons-en à la notion de «conflit entre science et religion»,
considérée comme un «mythe» par la plupart des historiens qui,
depuis les années 1980, étudient les rapports entre science et religion.
Comme le montre la figure 6, on observe d’abord une montée rapide
de cette expression dans le corpus des ouvrages anglais au début des
années 1870, en réponse à la première intervention de White en 1869,
à celle de Draper dans Popular Science Monthly en 1874, et à l’ouvrage
de ce dernier paru la même année. Le débat demeure relativement
stable au cours de la période 1880-1920. Il semble beaucoup plus ora-
geux dans le monde anglo-saxon que dans le monde francophone,
lequel voit bien les discours sur le «conflit entre science et religion»
augmenter en fréquence, mais seulement après 1945, pour retomber
ensuite rapidement au début des années 1960 et ne remonter qu’à
compter de la fin des années 1980, comme on pouvait s’y attendre à la
Figure
du conflit 6
au dialogue? 227
Fréquence relative de la présence de l’expression
«conflit entre science et religion» («conflict between science
and religion») dans les corpus anglais et français (1869-2007)
de Google Books Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,1 0,0045

0,09 0,004
Fréquence relative (par million)

0,08
0,0035
anglais (échelle gauche)
0,07
0,003
français (échelle droite)
0,06
0,0025
0,05
0,002
0,04
0,0015
0,03

0,001
0,02

0,01 0,0005

0 0
1869
1873
1877
1881
1885
1889
1893
1897
1901
1905
1909
1913
1917
1921
1925
1929
1933
1937
1941
1945
1949
1953
1957
1961
1965
1969
1973
1977
1981
1985
1989
1993
1997
2001
2005
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.

lumière des données des figures précédentes22. L’échelle de la figure ne


permet pas de voir que l’idée de conflit émerge en fait au cours des
années 1820 et 1830 avant de connaître une montée fulgurante au
cours des années 1870.

La montée des conflits

Un des premiers livres à aborder la question des rapports entre science


et religion est celui du pasteur écossais Thomas Dicks (1774-1857)
intitulé The Christian Philosopher, or the Connection of Science and

22. Le corpus français est plus limité et les fréquences fluctuent beaucoup. Les
résultats sont donc moins fiables.
228 l’impossible dialogue

Philosophy with Religion. Cet ouvrage, paru en 1823, est mentionné


par Ronald Numbers mais nullement analysé23. On y trouve pourtant
une section intitulée «Bad Effect of Setting Religion in Opposition to
Science», dans laquelle l’auteur critique «certains théologiens» (qu’il
ne nomme pas) qui déprécient l’étude de la nature comme si elle était
indigne de contemplation. Selon eux, «être un mauvais philosophe
(de la nature) serait la meilleure façon d’être un bon chrétien». Les
écouter mènerait à la conclusion, ajoute-t-il, que «l’économie de la
Nature est en opposition à l’économie de la Rédemption et que ce
n’est pas le même Dieu qui est à l’origine du système de la nature et qui
est l’Auteur du salut éternel pour ceux qui lui obéissent24». Plus loin,
il détaille cette opposition25:

Le philosophe [de la nature] a parfois été disposé à enquêter sur l’éco-


nomie de la nature sans référence aux attributs de cet être tout-
puissant qui préside à ses mouvements, comme si l’univers se mou-
vait de lui-même comme une machine indépendante; il a aussi
souvent saisi l’occasion de certains faits obscurs et isolés, pour faire
des insinuations hostiles à la vérité de la Révélation chrétienne. Le
théologien, d’autre part, dans son zèle immodéré contre le philosophe
infidèle, s’est déclaré, sans prendre garde, contre l’étude de la science,
comme si elle était hostile à la religion – mettant ainsi les œuvres de
Dieu en opposition à sa parole – ayant confondu les théories folles
d’esprits spéculatifs avec l’étude rationnelle des œuvres de Dieu
– empêchant ainsi la masse de l’humanité de développer son esprit,
par la contemplation des beautés sublimes de la nature.

23. Numbers, «Aggressors, Victims and Peacemakers», p. 16.


24. Thomas Dicks, The Christian Philosopher, or the Connection of Science and Phi-
losophy with Religion, deuxième édition américaine, New York, G. & C. Carvill,
1827, p. 19-20.
25. Ibid., p. 132-133.
du conflit au dialogue? 229

Il affirme alors qu’il «est maintenant grand temps qu’un rappro-


chement complet se fasse entre les adversaires». L’expression choisie
par l’auteur («contending parties») indique clairement qu’il est bien
question de conflit et de lutte.
Quelques années plus tard, réagissant aux activités de la BAAS
nouvellement créée, Frederick Nolan (1784-1864), vicaire de Pritt-
lewell, dans l’Essex, dénonce dans une série de conférences pronon-
cées à l’université d’Oxford en 1833 le danger que représente pour la
religion cette propagande et discute amplement de l’opposition (c’est
le terme qu’il emploie) entre ces deux domaines26:

Si nous voulons que la religion continue à maintenir son emprise, on


doit s’efforcer de concilier ces intérêts [entre science et religion], les-
quels ne peuvent demeurer en opposition sans mettre en danger
l’existence de la religion. Là où la science semble s’opposer à la Révé-
lation, si nous ne pouvons pas nous renforcer par son alliance, nous
devons au moins nous efforcer de la neutraliser. Si cet objectif ne peut
être atteint, il ne fait pas de doute qu’à mesure que les prétentions de
la science progresseront les intérêts de la morale diminueront avec le
déclin de la religion.

Sa première conférence s’ouvre d’ailleurs sur un extrait de la Bible


(Timothée, 6,20-21) affirmant qu’il faut éviter «les discours vains et
profanes, et les disputes de la fausse science dont font profession
quelques-uns, qui se sont ainsi détournés de la foi27», ce qui suggère
une certaine méfiance envers une science qui semble éloigner de la foi.
Selon Nolan, en effet, «l’on sait, de triste expérience, que la Révélation
n’a jamais autant souffert que de son opposition à la science». Il a bien

26. Frederick Nolan, The Analogy of Revelation and Science, Oxford, J. H. Parker,
1833, p. xii.
27. Ibid., p. 1.
230 l’impossible dialogue

compris que du point de vue de la science, «tout ce qui porte la


marque du merveilleux, et s’écarte ainsi de la vérité naturelle, est
nécessairement opposé à la science; et, lorsqu’elle est évaluée à cette
aune, elle est considérée comme erronée». Or, ajoute-t-il immédiate-
ment, «comme le récit inspiré découle principalement, sinon exclusi-
vement, du merveilleux, la preuve de son origine divine est ainsi
remise en cause», ce qui sape son autorité, «règle inflexible de nos
opinions et pratiques28». En fait, Nolan récuse comme contraire à la
saine philosophie le fait de s’en tenir aux causes secondes (naturelles),
au détriment de la cause première (surnaturelle). Sans cette dernière,
la science demeure, selon lui, vide et sans fondement29. Or, lorsque la
science est pratiquée de façon exclusive, il est vain, ajoute-t-il, de nier
que la religion est tacitement abandonnée30. L’idée que la science peut
éloigner de Dieu est très ancienne, on la trouve déjà chez Platon qui
affirme dans Les Lois que les gens ordinaires («la multitude») croient
que ceux qui «pratiquent l’astronomie et les arts qui s’y rapportent
nécessairement deviennent athées, dès lors qu’ils ont entrevu la possi-
bilité d’attribuer ce qui se produit à des nécessités, et non aux pensées
d’une volonté déterminée par la réalisation du bien31».
La réponse à l’attaque de Nolan, qui vise en fait la jeune BAAS,
viendra rapidement dans un ouvrage paraissant la même année sous
le titre Revelation and Science. Il est de la main de Baden Powell, pro-
fesseur de géométrie à Oxford et membre du réseau de savants qui
font la promotion de la science au sein de la BAAS. Signe que l’idée de
conflit est alors dans l’air, le British Magazine publie un bref compte
rendu de l’ouvrage; l’auteur (anonyme) perçoit dans cette polémique
«tous les symptômes du début d’une guerre («warfare») très

28. Ibid., p. 3-4.


29. Ibid., p. 5-6.
30. Ibid., p. viii.
31. Platon, Les Lois, 967a, Paris, Gallimard, coll. «Folio essais», 1997, p. 213.
du conflit au dialogue? 231

chaude» et se dit trop prudent pour ajouter quoi que ce soit sur le
sujet. Il conclut en laissant «à M. Powell et au Dr Nolan le soin de livrer
bataille32». La position de Powell était simple: la science ne peut être
limitée par quoi que ce soit qui relève de la Bible33.
Autre exemple de débat sur les rapports entre science et reli-
gion, datant de la fin des années 1830: l’auteur d’un ouvrage
anti-newtonien cite un article de l’Edinburgh Review rappelant les
découvertes de la géologie (sans donner la référence) qui affirme que:

les quelques personnes qui ont d’abord connu [les] secrets de la


géologie ont anticipé le conflit entre la science et la religion et redouté
que le géologue, comme l’astronome, puisse être convoqué à la barre
d’une Inquisition moderne. Cependant, conscients qu’une vérité ne
pouvait jamais être en désaccord avec une autre vérité, les géologues,
patients, ont poursuivi leur travail et, en moins d’un demi-siècle, ils
ont créé un nouveau domaine de connaissance qui, au point de vue
de l’intérêt philosophique et scientifique, ne le cédera en rien à la plus
exaltée des sciences physiques34.

Ces auteurs ne sont, bien sûr, pas les seuls à percevoir les dangers
pour la religion d’une science naturaliste. On a vu au chapitre 3 que, à
la même époque, le révérend John Henry Newman attirait lui aussi
l’attention dans ses discours sur l’«usurpation de la raison» et sur les
«rapports entre foi et raison». En 1837, la North American Review
publie un compte rendu d’un ouvrage sur la relation entre les sciences

32. The British Magazine, 1er janvier 1834, p. 72.


33. Michael Ruse, «The Relationships Between Science and Religion in Britain,
1830-1870», Church History, vol. 44, 1975, p. 507.
34. T. S. Mackintosh, The “Electrical Universe” or The Elements of a Physical and
Moral Philosophy, Boston, Josiah P. Mendum, 1846, p. 13. Il s’agit de la réimpression
américaine de l’ouvrage d’abord paru à Londres en 1838.
232 l’impossible dialogue

de la nature et la religion révélée. Le résumé, anonyme, indique que ce


texte du pasteur américain Hubbard Winslow (1799-1864), qui fut au
départ une conférence prononcée devant les membres de la Société
d’histoire naturelle de Boston, vise à «montrer que la science et la
religion ne sont pas des ennemis mais des amis inséparables». Passant
en revue les diverses sciences (cosmogonie, géologie, histoire natu-
relle, philosophie naturelle, etc.), Winslow considère que les faits qu’ils
mettent en évidence sont en accord avec les enseignements de la Bible.
La revue s’en félicite et conclut qu’avec le temps «les citoyens seront
tellement convaincus de l’alliance entre l’étude de l’histoire naturelle
et la cause de la religion» qu’ils appuieront généreusement les sociétés
savantes dévouées au progrès des sciences35. Cet exemple montre bien
que les discours sur la compatibilité de la religion et de la science sont
alors importants pour assurer le développement de cette dernière
dans la société. Inchangés, ces discours referont surface dans les
années 2000 lorsque – on le verra plus loin – des organisations comme
l’American Association for the Advancement of Science (AAAS)
feront elles aussi la promotion du «dialogue» entre science et religion
pour tenter de contenir les critiques religieuses de la science.
Pour ne pas multiplier sans fin les exemples qui montrent que
l’idée de conflit n’est pas un «mythe» inventé par Draper et White
mais bien un sentiment partagé par de nombreux acteurs sociaux
(savants comme religieux) entre 1820 et 1860, soit bien avant le conflit
intense provoqué par leurs deux ouvrages polémiques, contentons-
nous de citer le début du discours du cardinal Newman prononcé
devant les étudiants de la faculté de médecine de l’université catho-
lique de Dublin en 1855 et portant sur le christianisme et les sciences
physiques36:

35. The North American Review, vol. 45, no 97, 1837, p. 488-489.
36. John Henry Newman, «Le christianisme et les sciences physiques», p. 169-
170, nous soulignons.
du conflit au dialogue? 233

Je me propose donc de débattre de l’antagonisme qui, selon l’opinion


commune, existerait entre la physique et la théologie, de montrer
d’abord que cet antagonisme en réalité n’existe pas, ensuite d’expli-
quer comment une idée aussi peu fondée a pu se répandre.
Je crois ne pas me tromper sur le fait qu’il existe, aussi bien chez les gens
instruits que chez ceux qui le sont moins, comme un vague doute ou
soupçon, que fondamentalement il y a bien une certaine contradiction
entre les affirmations de la religion et les résultats de la recherche scien-
tifique; suspicion qui, si elle encourage ceux dont le zèle religieux est
tiède à attendre un jour où le différend finira par éclater en un conflit
ouvert au détriment de la Révélation, conduit par ailleurs les esprits
religieux qui n’ont pas l’occasion d’examiner les données exactes du
problème à se méfier des recherches scientifiques et à nourrir des
préjugés contre les découvertes de la science. Dans un cas le résultat
est un certain mépris pour la théologie, dans l’autre, une tendance à
sous-évaluer, à mettre en doute, à ridiculiser, à décourager, et presque
à condamner, les travaux du chercheur en physiologie, en astronomie
ou en géologie.

Un quart de siècle avant que Draper ne publie son pamphlet, le


cardinal Newman dit clairement que l’idée d’un conflit entre la
science et la religion est bien ancrée dans les esprits, tant chez les gens
instruits que chez ceux qui le sont moins. Bien sûr, il soutient que ces
conflits seront évités si chacun demeure dans les limites propres à son
domaine37:

Donc si la théologie est l’étude rationnelle du monde surnaturel et la


science l’étude rationnelle du monde naturel, la théologie et la science,
que ce soit dans leurs conceptions respectives ou dans leur domaine
propre, sont dans l’ensemble incapables de communiquer ou d’entrer

37. Ibid., p. 171.


234 l’impossible dialogue

en conflit, et si elles peuvent avoir besoin tout au plus d’être mises en


relation, elles n’ont jamais à être réconciliées.

Newman s’oppose non seulement à la théologie naturelle, comme


on l’a vu au chapitre 3, mais également au concordisme qui vise à
réconcilier la science, la théologie et la religion. Ce qui nous intéresse
ici n’est pourtant pas de savoir qui a raison, mais de constater que
l’idée de conflit est bien présente, et ce, longtemps avant l’invention du
prétendu «mythe» ou «modèle» du conflit par Draper et White dans
le dernier quart du xixe siècle. Contrairement aux historiens qui
ne distinguent jamais le point de vue de l’individu de celui de l’institu-
tion, Newman comprend très bien cette différence et affirme que,
lorsque le savant est religieux, son opinion sur Dieu est «personnelle
et non professionnelle: c’est l’opinion d’un homme religieux et non
d’un physicien; cela, non parce que la physique dit quelque chose
de différent, mais simplement parce qu’elle ne dit rien sur le sujet et
ne peut rien en dire de par l’objet même qu’elle s’est proposé au
départ38». Les physiciens qui, depuis les années 1990, publient des
livres sur «Dieu et la nouvelle physique» et tentent ainsi de faire
renaître la théologie naturelle de ses cendres auraient intérêt à lire le
cardinal Newman…
Le postulat de la séparation des domaines souffre toutefois
quelques exceptions, et Newman sait très bien que la Bible contient
aussi des énoncés qui paraissent relever du domaine factuel de la phy-
sique. Il croit cependant régler facilement le problème en notant que
l’Église catholique n’a, sur ces points, jamais fixé d’interprétation offi-
cielle qui engagerait les croyants. Dans un tel contexte, il serait pré-
somptueux d’affirmer ce que tel ou tel énoncé de la Bible signifie réel-
lement. Il lui paraît donc peu probable qu’une découverte en physique
puisse être incompatible avec tous les sens possibles que l’on pourrait

38. Ibid., p. 172.


du conflit au dialogue? 235

attribuer à un énoncé biblique. Une fois admise l’existence d’un pos-


sible terrain commun où les deux domaines pourraient «livrer
bataille», Newman conclut donc que même sur ce point il n’y a pas
lieu de s’attendre à un conflit réel.
Comme il le note lui-même, après avoir montré que la physique et
la théologie ne peuvent entrer en conflit, il pourrait clore son exposé.
Cependant, il lui reste, dit-il, un problème à régler: comment expli-
quer que, malgré cette impossibilité théorique, le fait est que théolo-
giens et physiciens se sont bel et bien querellés et se querellent encore?
Selon lui, ces conflits naissent de la volonté d’appliquer les méthodes
de la théologie à la science ou celles des sciences à la théologie, dépas-
sant ainsi de manière non légitime le domaine propre de chaque dis-
cipline39.
Un peu plus d’une décennie après cet exposé de Newman, les
interventions radicales de Draper et de White donnent au débat une
importance beaucoup plus grande, comme l’atteste la montée rapide
du nombre d’ouvrages traitant du conflit entre science et religion au
cours des années 1870. Le contexte scientifique est alors très différent
de celui des années 1850, car Charles Darwin a entre-temps publié son
ouvrage sur L’Origine des espèces, en 1859, et déclenché une tempête
idéologique. Le contexte religieux a lui aussi changé, en partie en rai-
son même de la montée du darwinisme. Comme on l’a vu au chapitre
précédent, Pie IX publie son Syllabus des erreurs en 1864 et le Concile
Vatican I confirme, en 1870, l’infaillibilité du pape et l’inerrance de la
Bible – tout pour enrager les esprits rationalistes qui réclament une
liberté totale de recherche sur les questions relevant de la science. Les
discours sur le conflit perdurent jusqu’à la fin du xixe siècle40.

39. Ibid., p. 171.


40. Pour le cas français, voir Carnino, L’Invention de la science, p. 61-86.
236 l’impossible dialogue

Les deux livres de Dieu ne peuvent se contredire

Les hommes instruits du xixe siècle sont parfaitement conscients de


l’existence de conflits entre certaines sciences, comme la géologie et
l’histoire naturelle, et certains énoncés bibliques. Mais cela ne les
empêche nullement de croire que de tels conflits peuvent être évités et
sont, en un sens, de faux conflits. La grande majorité sont des chré-
tiens sincères, convaincus qu’il ne peut y avoir de véritable contradic-
tion entre deux types de vérité. Sur le plan rhétorique, tous les argu-
ments mis de l’avant pour contrer l’idée de conflit réel entre science et
religion se réduisent d’ailleurs à deux types, fondés sur le postulat sui-
vant: Dieu étant à l’origine des deux livres – celui des Écritures saintes
et celui de la Nature –, il ne peut y avoir de contradiction entre eux, car
Dieu ne peut évidemment pas se contredire. Cette idée remonte aux
débuts du christianisme et est constamment reprise chaque fois qu’il y
a débat sur l’accord entre les deux lectures, comme on l’a vu à plu-
sieurs reprises dans les chapitres précédents. Dans son encyclique
Fides et ratio (Foi et raison), de 1998, Jean-Paul II réaffirme encore, en
citant Thomas d’Aquin, que «la lumière de la raison et celle de la foi
viennent toutes deux de Dieu […] c’est pourquoi elles ne peuvent se
contredire41».
Le premier type d’argument invoqué pour nier l’existence d’un
conflit réel est que le conflit est l’effet d’une «fausse» science; lorsque
celle-ci cédera sa place à la «vraie» science, disparaîtra le conflit avec
la religion, considérée, de ce point de vue, comme vraie. De même, du
point de vue de la science cette fois, la «vraie» religion ou la religion
«bien comprise» ne peut pas être en conflit avec la «vraie» science.
Dans ce cas, il s’agit de proposer une «bonne» interprétation des
Écritures saintes de façon à dissoudre un conflit qui n’était qu’appa-

41. Jean-Paul II, La Foi et la Raison. Lettre encyclique Fides et ratio, Paris, Bayard,
2012, p. 58.
du conflit au dialogue? 237

rent. C’est le type d’argument développé par Dawson dans sa réplique


à Draper citée plus haut et par Galilée dans sa lettre à la grande-
duchesse de Toscane. Même un critique sévère comme White, qui est
profondément chrétien, reste convaincu que les vérités de Dieu
«écrites dans l’âme humaine» ne peuvent contredire celles «écrites
sur un fossile» datant de plusieurs millions d’années42. Il croit, lui
aussi, qu’il n’y a pas de conflit réel entre la science et la religion et que
le champ de bataille qu’il décrit est l’effet de l’ignorance des théo-
logiens qui veulent limiter la liberté de la science. Comme l’a noté le
philosophe rationaliste Ernest Renan au milieu du xixe siècle, «sans
doute la vérité ne pouvant être contraire à elle-même, on reconnaîtra
volontiers que la bonne science ne saurait contredire la révélation. Mais
comme celle-ci est infaillible et plus claire, si la science semble la
contredire, on en conclura qu’elle n’est pas la bonne science et on
imposera silence à ses objections43».
Le second type d’argument est représenté ici par le cardinal New-
man, selon qui le conflit apparaît en raison d’une science qui outre-
passe les limites de son domaine pour empiéter sur celui de la théolo-
gie et de la religion. À l’inverse, cela peut être l’effet d’une théologie qui
s’engage sur le terrain propre de la science et outrepasse, elle aussi, ses
limites. Pour éviter tout faux conflit, chaque science doit donc, selon
Newman, s’en tenir à sa méthode et à son objet et rester sur son terrain
propre. Bien sûr, cette idée des limites de la science ne convainc pas
maints savants qui considèrent que l’horizon de la science n’a pas de
limites et que la seule façon d’éviter un conflit ouvert est, pour la théo-
logie, d’adapter son discours à l’état présent de la science.
De façon générale, les esprits les plus différents semblent s’en-

42. Lettre de White à son ami George Lincoln Burr, 26 août 1885, citée par Alt-
schuler, «From Religion to Ethics», p. 315.
43. Ernest Renan, L’Avenir de la science, Paris, Flammarion, coll. «GF», 1995,
p. 129.
238 l’impossible dialogue

tendre avec Newman pour dire qu’il ne devrait pas y avoir conflit, car
les deux domaines n’ont pas le même objet. Comme l’affirme le phy-
sicien et philosophe des sciences, catholique, Pierre Duhem, «entre
deux jugements qui n’ont pas les mêmes termes, qui ne portent pas
sur les mêmes objets, il ne saurait y avoir accord ni désaccord44». À
l’autre bout du spectre des sensibilités religieuses, on peut citer le phi-
losophe Friedrich Nietzsche qui affirme dans Humain, trop humain
que, «en réalité, il n’existe entre les religions et la science véritable ni
parenté, ni amitié, ni même inimitié: elles vivent sur des planètes dif-
férentes45». Pour Renan, il est évident que «le problème prétendu de
l’accord de la foi et de la raison, supposant deux puissances égales qu’il
s’agit de concilier, n’a pas de sens; car, dans le premier cas, la raison
disparaît devant la foi, comme le fini devant l’infini, et les orthodoxes
les plus sévères ont raison; dans le second, il n’y a plus que la raison, se
manifestant diversement et néanmoins toujours identique à elle-
même46».
Il faut cependant distinguer ce type d’affirmation, faite d’un point
de vue épistémologique normatif – constituant par le fait même une
sorte de vœu –, et la réalité historique des rapports effectifs entre
science et religion. Cette distinction entre «ce qui est» et «ce qui
devrait être», ou entre le fait et la norme, est essentielle. Pourtant elle est
encore trop souvent oubliée dans les nombreux textes consacrés aux
relations entre science et religion. Du point de vue de l’analyse histo-
rique, notre tâche doit consister à constater l’existence de conflits et à
reconnaître leur structure argumentative invariante. Ces conflits ont
un caractère fondamentalement social, car il s’agit toujours de luttes
entre groupes sociaux pour défendre leurs intérêts symboliques et

44. Pierre Duhem, «Physique de croyant», dans La Théorie physique. Son objet, sa
structure, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1981, p. 429.
45. Nietzsche, Humain, trop humain, paragraphe 110, p. 95.
46. Renan, L’Avenir de la science, p. 129.
du conflit au dialogue? 239

sociaux et imposer la domination d’un discours. L’enjeu n’est donc pas


seulement épistémologique mais également sociopolitique.

La montée du «dialogue» science-religion

Comme l’indiquent clairement les données de la figure 6, le thème


du «conflit» est bien présent dans les textes publiés par les divers
auteurs intervenant sur la question des rapports entre science et reli-
gion. On observe bien sûr des variations temporelles liées à des
conjonctures particulières, dont la plus récente voit émerger, au cours
des années 1980, le thème du «dialogue» entre les deux domaines,
expression totalement absente du discours public jusque-là (figure 7).
Cette montée de l’idée de dialogue, qui semble avoir atteint son acmé
en l’an 2000, peut se comprendre comme la convergence de plusieurs
courants idéologiques.
Tout d’abord, comme nous l’avons vu à la fin du chapitre 3, le
pape Jean-Paul II a officiellement appelé l’Église, en 1979, à oublier la
longue période de conflits afin d’instaurer un nouveau dialogue avec
les sciences. De façon plus générale, des groupes religieux chrétiens se
sont mis à publier des revues portant spécifiquement sur ces ques-
tions, toujours dans l’optique du «dialogue». Car même si la promo-
tion active de l’idée d’un accord profond entre science et religion chré-
tienne est bien sûr antérieure à l’intervention du pape, ce genre de
revues ne se multiplie qu’à compter des années 1980. En effet, la pre-
mière revue consacrée aux relations entre la Bible et la science
moderne voit le jour en 1949 sous le titre de Journal of the American
Scientific Affiliation, organe de l’American Scientific Affiliation fondée
en 1941, qui fait aussi paraître en 1948 un ouvrage collectif, Modern
Science and Christian Faith 47. En 1987, le titre de la revue est modifié

47. American Scientific Affiliation, Modern Science and Christian Faith: A Sympo-
240 l’impossible dialogue
Figure 7
Fréquence relative de la présence de l’expression
«dialogue between science and religion»
dans le corpus anglais (1939-2008) de Google Books
Ngram Viewer (moyenne mobile 5 ans)
0,70
Fréquence relative des mots (par million)

0,60

0,50

0,40

0,30

0,20

0,10

0,00
1939
1941
1943
1945
1947
1949
1951
1953
1955
1957
1959
1961
1963
1965
1967
1969
1971
1973
1975
1977
1979
1981
1983
1985
1987
1989
1991
1993
1995
1997
1999
2001
2003
2005
2007
Source: 2012 Google Books Ngram Viewer.

pour rendre plus explicite son objet: Perspectives on Science and Chris-
tian Faith 48. En 1989, un autre groupe, Christians in Science, membre
de l’alliance évangélique qui bénéficie de l’aide de la Fondation Tem-
pleton (à laquelle nous reviendrons), commence à faire paraître sa
propre revue, Science and Christian Belief 49. Plus récente, Theology
and Science est publiée depuis 2003, sous la gouverne du Center for
Theology and the Natural Sciences (CTNS), apparu au début des
années 1980. Ce dernier organise des conférences sur les liens entre
science et théologie, largement subventionnées par la Fondation Tem-

sium on the Relationship of the Bible and Modern Science by Members of the American
Scientific Affiliation, Wheaton (Illinois), Van Kampen Press, 1948.
48. Voir le site de l’American Scientific Affiliation: network.asa3.org/.
49. Voir le site de l’organisme: www.cis.org.uk/about-cis/.
du conflit au dialogue? 241

pleton, à laquelle est d’ailleurs étroitement lié son fondateur, Robert J.


Russell, pasteur de l’Église unie50. Tous les «grands noms» associés au
renouveau du «dialogue» entre science et religion sont passés par le
CTNS: Ian Barbour, Paul Davies, George Ellis, John Polkingorne et
Francisco Ayala51. Les maisons d’édition, flairant un nouveau marché
et voulant capter une part des profits ainsi générés, multiplient les
titres. En 2014, la revue Science, Culture and Religion voit le jour,
publiée par le groupe Smith & Franklin Academic Publishing. Elle
couvre un front plus large que celui de la théologie mais joue encore
sur le thème «science et religion». Enfin, mentionnons l’European
Journal of Science and Theology créé en 2005 et consacré essentielle-
ment aux points de vue chrétiens sur les relations entre science et reli-
gion. Du côté musulman, la question des relations entre science et
religion monte aussi en visibilité depuis les années 1980, et une revue
de langue anglaise s’y consacre depuis 2003. Publiée sous l’égide du
Center for Islamic Studies, fondé au Canada en 2000 par le chimiste
d’origine pakistanaise Muzaffar Iqbal, elle porte le titre Islam & Science
pendant les dix premières années de son existence avant de devenir
Islamic Sciences en 201352.
Dans le contexte de la contre-culture et de la montée du cou-
rant «nouvel âge» apparaît une autre revue importante, Zygon – mot
grec signifiant «union» –, fondée en 1966 par le théologien unitarien
américain Ralph Wendell Burhoe. Elle se voulait (et se veut encore)
un forum «pour explorer les façons d’unir des valeurs que le monde
moderne a séparées: les valeurs des connaissances, la bonté de la
vérité, la religion de la science». Le discours identifié au «nouvel
âge», qui cherche à concilier la science la plus avancée et les reli-

50. Voir le site: www.ctns.org/.


51. Voir la liste sur le site: www.ctns.org/research.html.
52. Pour plus de détails sur Iqbal, voir Nidhal Guessoum, Islam et Science. Com-
ment concilier le Coran et la science moderne, Paris, Dervy, 2013, p. 96-97.
242 l’impossible dialogue

gions les plus anciennes, est repris par les responsables de la revue,
qui font l’hypothèse que,

lorsque la sagesse religieuse, fruit d’une longue évolution, se joint aux


découvertes scientifiques récentes sur le monde et la nature humaine,
il en résulte une expression crédible du sens fondamental des valeurs
et des convictions morales de base qui fournit une orientation valide
et efficace en vue de l’amélioration de la vie humaine53.

Comme on le verra au chapitre suivant, cette nébuleuse spiri-


tualiste mobilise la science moderne pour diffuser l’idée d’une «nou-
velle alliance» entre science et spiritualité, dénonçant ainsi l’ancien
«paradigme» d’une objectivité scientifique froide et désincarnée54.
En 1980, le fondateur de la revue Zygon a reçu le prix Templeton, doté
d’une bourse de plus d’un million de dollars, pour «sa recherche pas-
sionnée sur les différences et les similarités entre la science et la théo-
logie55». Il sera suivi, à compter du milieu des années 1990, par de
nombreux physiciens qui auront eux aussi suggéré des liens entre
sciences, religions et spiritualité.
Autre source de convergence entre science et religion, le «post-
modernisme», qui émerge dans les années 1980 et dont l’une des
caractéristiques centrales est le rejet des distinctions nettes entre les
catégories, l’insistance sur l’hybridité, le mélange, l’historicité et la cri-
tique de son contraire, «l’essentialisme». Le mot clé n’est plus conflit
mais plutôt conversation, dialogue, échanges. Le postmodernisme s’ac-

53. Énoncé tiré du site Internet de la revue: www.zygonjournal.org.


54. François Euvé, «Science et mystique après la modernité», Études, tome 394,
2001, no 1, p. 59-68; Françoise Champion, «La croyance en l’Alliance de la science
et de la religion dans les nouveaux courants mystiques et ésotériques», Archives des
sciences sociales des religions, no 82, avril-juin 1993, p. 205-222.
55. Voir la page suivante sur le site du prix Templeton: www.templetonprize.org/
previouswinner.html#burhoe.
du conflit au dialogue? 243

compagne aussi d’une forme de relativisme conceptuel et culturel qui


semble «progressiste», mais qui, en fait, s’accommode bien de la
montée en visibilité des courants religieux fondamentalistes de type
évangélistes chrétiens ou islamiques qui, à leur tour, entrent en réso-
nance avec une vision traditionaliste et individualiste de la société
– incarnée par des dirigeants comme Margaret Thatcher au Royaume-
Uni et Ronald Reagan aux États-Unis56. Dans ce dernier pays, par
exemple, cela se traduit par un retour du débat sur l’enseignement de
la théorie de l’évolution dans les écoles et par une alliance tactique sur
ce point entre les opposants islamiques à la théorie de l’évolution et les
chrétiens évangélistes57.
Comme le montre la figure 7, la présence des termes «dialogue
between science and religion» dans les livres de langue anglaise aug-
mente rapidement en fréquence au début des années 1980, ce qui
coïncide avec le discours de Jean-Paul II, mais ne s’envole vraiment
qu’au milieu des années 1990, ce qui peut s’expliquer par l’intense
activité de la Fondation Templeton durant cette période.

L’effet Templeton et l’«industrie» de l’histoire


des rapports science-religion

Ces contextes culturels, sociaux et intellectuels ne pouvaient être sans


effets sur les historiens des sciences, dont beaucoup ont, eux aussi, au
cours des années 1980, adopté (pas toujours consciemment) l’ap-
proche et le langage postmodernes. Survolant l’historiographie
récente sur la question des rapports entre science et religion, l’histo-

56. Gilles Kepel, La Revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête


du monde, Paris, Seuil, 1991.
57. Ahmad Dallal, Islam, Science and the Challenge of History, New Haven (Conn.),
Yale University Press, 2010, p. 169.
244 l’impossible dialogue

rien Nicolas Rupke a d’ailleurs bien vu que les historiens parlent


désormais «davantage de rencontre et d’échanges entre les deux et
moins de conflit58».
Il est indéniable que le courant postmoderne, avec sa critique de
l’essentialisme et son accent sur l’historicisme et le relativisme culturel
et cognitif, a marqué le lexique et les arguments de nombreux histo-
riens abordant la question des rapports entre science et religion depuis
le début des années 1980. Mais un autre facteur, rarement évoqué, est
l’arrivée d’une importante source de financement pour ceux qui veu-
lent bien montrer qu’après tout il n’y a pas vraiment de conflit entre
science et religion et qu’au contraire ces deux domaines du savoir doi-
vent «dialoguer» et «converser». Cette variable nouvelle, plus maté-
rielle que spirituelle, est le rôle joué par la Fondation Templeton. Ori-
ginaire du Tennessee et presbytérien dévot, John Templeton a fait
fortune dans la finance et s’est installé dans le paradis fiscal des Baha-
mas. Croyant que la science et la religion devraient se rapprocher, il
crée en 1972 le prix Templeton pour récompenser une personne ayant
contribué au «progrès» de la religion. Devenu citoyen britannique et
promu au rang de baron par Margaret Thatcher, il devient Sir Temple-
ton en 1987. La même année, il met sur pied la Fondation John Tem-
pleton et, dix ans plus tard, il fonde les éditions Templeton. Le rôle
de cette fondation devient plus visible à compter du milieu des
années 1990, quand elle commence à inonder le monde universitaire,
chaque année, de dizaines de millions de dollars voués à promouvoir
un nouveau «dialogue» entre science et religion.
La stratégie privilégiée pour promouvoir le discours public sur les
rapports entre science et religion consiste toujours à tenter de s’asso-

58. Nicolas A. Rupke, «Five Discourses of Bible and Science, 1750-2000», dans
Jed Z. Buchwald (dir.), A Master of Science History: Essays in Honor of Charles Coul-
ston Gillespie, Dordrecht (Pays-Bas), Springer, 2012, p. 179-180. Il confirme ainsi
qu’il s’agit là du point de vue des historiens sur les débats et non des acteurs sociaux
qu’ils étudient.
du conflit au dialogue? 245

cier à des institutions déjà reconnues, ce qui permet un transfert de


crédibilité. La technique est simple: si de grands savants se laissent
associer à la Fondation (en recevant d’elle un prix, par exemple), c’est
sûrement que celle-ci est sérieuse. Ainsi, en 1996, la Fondation réussit
un coup de maître en convaincant la puissante American Association
for the Advancement of Science (AAAS) d’accepter de parrainer un
projet Templeton sur le «dialogue entre science, éthique et religion»
pour un montant de 5 millions de dollars, somme qui permettra au
programme d’être actif de 1996 à 2014. Conscients que la montée en
puissance des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis représente
un danger certain pour la promotion des sciences et de ses applica-
tions, les dirigeants de l’AAAS ont jugé plus habile de s’ajuster à ce
courant, pensant ainsi limiter les dégâts en insistant sur l’idée que les
sciences ne s’opposent pas aux religions. Ils présentent d’ailleurs
le projet non pas comme un «dialogue» mais comme une façon de
«faciliter la communication entre les communautés scientifiques et
religieuses59». La Fondation s’associe également en 2004 avec la
Société royale de Londres, qui reçoit une somme de 280 000 dollars
pour organiser des conférences sur la nature de la connaissance,
thème juste assez vague pour suggérer des liens avec la religion et la
spiritualité. Quatre des six conférenciers sont d’ailleurs associés à
la Fondation60. Cette association suscite un débat parmi les savants
britanniques, ce qui refroidit les ardeurs de la Société royale61. Les
mêmes causes produisant les mêmes effets, ces sociétés savantes agis-
sent en fait comme le faisait la BAAS dans les années 1830, lorsqu’elle

59. Voir la page suivante sur le site de l’AAAS: www.aaas.org/DoSER.


60. Sunny Bains, «Questioning the Integrity of the John Templeton Founda-
tion», Evolutionary Psychology, vol. 9, no 1, 2011, p. 99.
61. Paul Mitchell, «Behind the Creationism Controversy at Britain’s Royal
Society», World Socialist Website, 17 octobre 2008, www.wsws.org/en/
articles/2008/10/crea-o17.html.
246 l’impossible dialogue

a cherché à s’adapter au milieu culturel ambiant en déclarant que


science et religion n’étaient nullement en conflit.
Dans le domaine particulier de l’histoire des sciences, on peut se
faire une idée de l’influence de la Fondation Templeton en notant que
les trois auteurs les plus actifs dans la critique du prétendu «modèle
du conflit» ont tous reçu le prix Templeton du meilleur livre sur la
religion et les sciences de la nature. Décerné entre 1996 et 2000 par
le Center for Theology and Natural Sciences, organisme qui bénéficie
également des mannes de la Fondation, ce prix est accompagné d’une
bourse de 10 000 dollars62. Comme le montre le tableau 4, la liste
des récipiendaires du Outstanding Book in Theology and Natural
Sciences recoupe celle des principaux acteurs du «nouveau» discours
sur les relations entre science et religion. John Polkinghorne y apparaît
même deux fois, car il a toutes les caractéristiques recherchées: physi-
cien de formation, il s’est ensuite consacré à la théologie pour devenir
pasteur anglican. Il fait depuis la promotion active d’un accord entre
science et religion et obtient le prix Templeton une première fois
en 2002. Une biographie, préparée grâce au soutien de la Fondation,
lui est consacrée en 2011. Intitulée Quantum Leap, elle est sous-titrée:
«Comment John Polkinghorne a trouvé Dieu en science et en
religion»63.
Les historiens des sciences peuvent aussi profiter des largesses de la
Fondation Templeton pour offrir des cours consacrés aux relations
entre science, religion et théologie, organiser des congrès et publier
des ouvrages portant sur ce thème. Selon le journaliste scientifique
John Horgan, grâce aux subventions de la Fondation, près de quatre-
vingt-dix facultés de médecine aux États-Unis offrent des cours sur les

62. Voir la page suivante sur le site du Center for Theology and Natural Sciences:
www.ctns.org/book_prize.html.
63. Dean Nelson et Karl Giberson, Quantum Leap: How John Polkinghorne Found
God in Science and in Religion, Oxford, Monarch Books, 2011.
du conflit au dialogue? 247
Tableau 4
Quelques récipiendaires du Outstanding Books
in Theology and the Natural Sciences Prize
Subventionné par la Fondation Templeton (1996-2000)

1996:
• Ian Barbour, Religion in an Age of Science (1990)
• John Hedley Brooke, Science and Religion: Some Historical Perspectives
(1991)
• Paul Davies, The Mind of God: The Scientific Basis for a Rational World
(1992)
• David C. Lindberg, The Beginnings of Western Science: The European
Scientific Tradition in Philosophical, Religious, and Institutional Context,
600 B.C. to A.D. 1450 (1992)
• John Polkinghorne, The Faith of a Physicist: Reflections of a Bottom-Up
Thinker (1994)

1999:
• Ronald L. Numbers, Darwinism Comes to America (1998)
• John Polkinghorne, Belief in God in an Age of Science (1998)

2000:
• Max Jammer, Einstein and Religion (1999)
• Eugene d’Aquili et Andrew B. Newberg, The Mystical Mind: Probing the
Biology of Religious Experience (1999)

liens entre santé et spiritualité 64. Il en va de même des cours universi-


taires portant sur les relations entre science et religion comme celui de
l’université Alexandre-Jean-Cusa de Iași, en Roumanie, intitulé
«Science, religion et philosophie dans une perspective chrétienne

64. John Horgan, «The Templeton Foundation: A Skeptic’s Take», Edge,


4 avril 2006, en ligne: edge.org/conversation/the-templeton-foundation-a-skeptic-
39s-take.
248 l’impossible dialogue
Tableau 5

Quelques ouvrages d’histoire des sciences ayant bénéficié


d’une subvention de la Fondation Templeton
• William Shea et Mariano Artigas, Galileo in Rome: The Rise and Fall of a
Troublesome Genius (Oxford University Press, 2003)
• Geoffrey Cantor et Marc Swetlitz (dir.), Jewish Tradition and the Challenge
of Darwinism (University of Chicago Press, 2006)
• Ronald L. Numbers (dir.), Galileo Goes to Jail and Other Myths About
Science and Religion (Harvard University Press, 2009)
• Thomas Dixon, Geoffrey Cantor et Stephen Pumphrey (dir.), Science and
Religion: New Historical Perspectives (Cambridge University Press, 2010)
• John Hedley Brooke et Ronald L. Numbers (dir.), Science and Religion
Around the World (Oxford University Press, 2011)

orthodoxe» et offert grâce aux 272 000 dollars fournis par la Fonda-
tion Templeton65.
Il est assez remarquable de constater (tableau 5) que les ouvrages
dont nous avons déjà parlé (ceux dirigés par Brooke et Numbers par
exemple), qui répètent toujours que Draper et White ont tort et qu’il
n’existe pas vraiment de conflits «constants» et «inévitables» entre la
science et la religion, doivent souvent leur existence à la générosité de
la Fondation Templeton.
On retrouve ici encore les auteurs qui sont en quelque sorte la
cheville ouvrière de la nouvelle «industrie» de l’étude des rapports
entre science et religion. La thèse niant l’existence de conflits entre
ces deux domaines est en fait devenue dominante au cours des
années 1990. Il est donc un peu exagéré de parler en 2010 de «nou-

65. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.


org/what-we-fund/grants/courses-on-the-relation-among-science-religion-and-
philosophy-from-an-orthodox-c.
du conflit au dialogue? 249

velles perspectives», comme le fait le titre de l’ouvrage de Thomas


Dixon et de ses collègues, les contributeurs étant les mêmes depuis
vingt ans. La liste du tableau 2 n’est certainement pas exhaustive, et
d’autres ouvrages peuvent avoir bénéficié des fonds de Templeton de
façon indirecte. C’est d’ailleurs le cas de l’ouvrage collectif dirigé
(encore une fois) par Lindberg et Numbers, When Science and Chris-
tianity Meet, qui est le fruit d’un colloque tenu en 1999, grâce au pro-
gramme Templeton de l’AAAS, au Center for Theology and Natural
Sciences, institution – on l’a dit – elle-même largement subventionnée
par Templeton. L’ouvrage collectif paraît ensuite à la University of
Chicago Press en 2008. Pour sortir du monde chrétien, la Fondation
aide aussi, en 2003, Geoffrey Cantor, autre historien actif sur le thème
science-religion, à organiser un colloque et à publier ensuite un
ouvrage collectif sur la tradition juive et le défi du darwinisme66.
Comme on le verra au chapitre suivant, la Fondation ne néglige pas la
religion musulmane et fait aussi la promotion des ouvrages de Nidhal
Guessoum visant à «concilier le Coran et la science moderne 67».
En fait, le seul élément qui peut réjouir dans cet ensemble assez
homogène de textes est la contribution de Geoffrey Cantor à l’ouvrage
collectif de 2010, dans laquelle il fait remarquer que la négation des
conflits entre science et religion est peut-être allée un peu trop loin et
que le temps est venu d’admettre que de tels conflits existent et ont
existé! Il ajoute même un élément intéressant, à savoir que de tels
conflits peuvent exister non seulement d’un point de vue social mais
aussi dans l’esprit d’une même personne68. Quoi qu’il en soit de cette

66. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.


org/what-we-fund/grants/jewish-tradition-and-the-challenge-of-darwinism.
67. Guessoum, Islam et Science.
68. Geoffrey Cantor, «What Shall We Do of the “Conflict Thesis”», dans Thomas
Dixon, Geoffrey Cantor et Stephen Pumphrey, Science and Religion: New Historical
Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 283-298.
250 l’impossible dialogue

prise de conscience tardive, il faut bien sûr s’empresser de rappeler que


la Fondation Templeton n’impose aucune idée à ses bénéficiaires qui
soulignent, quand ils sentent que c’est nécessaire, qu’ils ont eu toute
liberté d’opinions et d’analyses. Sans douter de la bonne foi des cher-
cheurs, on peut tout de même noter que les associations se font par
affinités électives, ce qui explique que ceux qui acceptent l’argent de la
Fondation ont en fait un discours qui est en phase avec l’idéologie du
bailleur de fonds et peuvent ainsi avoir la conviction de ne pas être
«influencés» directement ou indirectement. On peut d’ailleurs dou-
ter qu’un projet visant à démontrer que les travaux des historiens qui
minimisent les conflits avérés entre sciences et religions souffrent de
problèmes méthodologiques importants recevrait facilement de l’aide
de la Fondation. Mais il est probable que les auteurs de tels travaux
n’essaient même pas d’obtenir un tel financement… En recevant le
prix Templeton en 2007, le philosophe Charles Taylor n’a sûrement
pas déplu à son mécène en affirmant, sans toutefois donner un seul
exemple précis, que «le divorce des sciences naturelles et de la religion
a causé des torts aux deux 69». On ne peut s’empêcher ici d’entendre
l’écho de ces catholiques du milieu du xixe siècle qui voulaient retrou-
ver «l’accord de la science et de la foi, ces deux forces du monde moral
dont la funeste division nous a plongés dans une profonde anarchie
intellectuelle70». Chose certaine, sans ces énormes ressources finan-
cières consacrées à promouvoir le dialogue entre science et religion, le
marché universitaire serait moins complètement inondé par cette lit-
térature, somme toute assez redondante71.

69. Guillaume Bourgault-Côté, «Charles Taylor honoré par la Fondation Tem-


pleton», Le Devoir, 15 mars 2007.
70. Article de l’abbé Maret de 1834 dans L’Univers religieux qui fait la promotion
d’une «science catholique», cité par Claude Langlois et François Laplanche (dir.),
La Science catholique. L’«Encyclopédie théologique» de Migne (1844-1873) entre apo-
logétique et vulgarisation, Paris, Cerf, 1992, p. 41.
71. En 2010, l’historien Ronald L. Numbers écrivait: «The one generalization I feel
du conflit au dialogue? 251

En somme, les apôtres d’une histoire des sciences prétendu-


ment «complexe» ont plutôt évité d’étudier les conflits pour aborder
d’autres questions, par ailleurs intéressantes, comme l’influence
des croyances religieuses sur la pratique scientifique, confondant au
passage le contexte de découverte et le contexte de justification, et
donnant ainsi l’impression au lecteur qu’un «dialogue» est possible
entre les sciences et les religions. Ils ont aussi souvent mélangé les
prises de position des historiens et celles des acteurs historiques qui,
on l’a vu, ont bel et bien été confrontés à des conceptions conflictuelles
des rapports entre science et religion dans un contexte social où l’en-
jeu était le monopole du discours légitime sur la nature. Au lieu de
prendre au sérieux le discours des acteurs, ils ont préféré faire la pro-
motion d’un œcuménisme qui cadre bien avec le contexte social dans
lequel il a été énoncé. Ces conflits n’ont bien sûr jamais été perma-
nents, tant s’en faut, mais certes récurrents. En effet, les conflits, polé-
miques ou controverses finissent par s’essouffler pour resurgir une
génération plus tard, lorsque la conjoncture s’y prête. Comme le
montre le tableau 6, les groupes fondamentalistes chrétiens qui, aux
États-Unis, s’opposent à la théorie de l’évolution, sont revenus à la
charge de façon récurrente en utilisant les lois des États les plus conser-
vateurs pour bloquer l’enseignement de la biologie évolutionniste ou
y faire ajouter le récit biblique.
On observe une première phase de succès législatifs au cours des
années 1920 et une résurgence dans les années 1970 et 1980. Ces lois
sont invalidées par la Cour suprême des États-Unis dans deux juge-
ments importants, en 1968 et en 1987. Un autre jugement important,

confident in making is that during the past fifteen years or so, the so-called “science and
religion dialogue” has spread around the world» (Science and Religion, p. 274).
Comme il n’offrait aucune explication de cette croissance soudaine, on voit que
tenir compte de l’activité de la Fondation Templeton aide à fournir une bonne par-
tie de l’explication d’un mouvement auquel Numbers lui-même a beaucoup
contribué…
252 l’impossible dialogue
Tableau 6

Lois anti-évolution adoptées aux États-Unis


Année État
1923 Oklahoma
1924 Tennessee
1926 Mississippi
1928 Arkansas
1973 Tennessee
1976 Kentucky
1980 Louisiane
1981 Arkansas
1982 Mississippi
1982 Arizona
2008 Louisiane

émanant d’une cour inférieure, est prononcé en 2005, affirmant que


l’idée de «science de la création» n’est qu’une façon détournée d’in-
troduire la religion sous couvert de science. Mais comme le suggère
l’adoption d’une nouvelle loi en Louisiane en 2008, les fondamenta-
listes religieux ne lâcheront jamais prise. Cette loi sur l’éducation
invite en effet les enseignants, au nom de la «liberté universitaire»
cette fois, à avoir une discussion ouverte et objective sur des théories
comme l’évolution, les origines de la vie et les changements clima-
tiques. Selon ses critiques, la loi vise en fait à protéger ceux et celles qui
enseignent le créationnisme dans les cours de science72.
Depuis les années 1990, la globalisation des communications a
permis aux groupes fondamentalistes chrétiens américains d’exporter

72. Randy Moore, Mark Decker et Sehoya Cotner, Chronology of the Evolution-
Creationism Controversy, Santa Barbara (Californie), Greenwood Press, 2010,
p. 360-361.
du conflit au dialogue? 253

leur combat dans les pays musulmans. Comme le note l’historien


Ahmad Dallal, «le mouvement créationniste islamique semble
aujourd’hui aspirer à servir de bras international au mouvement créa-
tionniste américain73». En Tunisie, le fondamentalisme religieux
atteint même les cours de physique. La physicienne Faouzia Farida
Charfi affirme en effet qu’au début des années 1980 elle a «été
confrontée à la réticence de [s]es étudiants, exprimée avec conviction,
à la théorie de la relativité restreinte. Ils affirmaient qu’Einstein s’était
trompé, que la lumière se propagerait avec une vitesse infinie». Sans
argument scientifique, l’affirmation ne se fondait que sur «la convic-
tion selon laquelle la lumière et l’infini sont les signes de la puissance
divine74».
Ces quelques exemples montrent bien que les appels les plus géné-
reux au «dialogue» n’empêchent nullement l’émergence de nou-
veaux conflits entre sciences et religions.

73. Dallal, Islam, Science and the Challenge of History, p. 169; Martin Riexinger,
«Turkey», dans Stefaan Blancke, Hans Henrik Hjermitslev et Peter C. Kjærgaard
(dir.), Creationism in Europe, Baltimore (Maryland), Johns Hopkins University
Press, 2014, p. 180-198. Pour les débats antérieurs, voir Adel A. Ziadat, Western
Science in the Arab World: The Impact of Darwinism, 1860-1930, New York, St. Mar-
tin’s Press, 1986; Marwa Elshakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, Chicago,
University of Chicago Press, 2013; Farid El Asri, «Discours musulman et sciences
modernes: un état de la question», dans Brigitte Maréchal et Felice Dassetto (dir.),
Adam et l’évolution. Islam et christianisme confrontés aux sciences, avec la collabora-
tion de Philippe Muraille, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, coll. «Science,
éthique et société», 2009, p. 109-123.
74. Faouzia Farida Charfi, La Science voilée, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 16.
254 l’impossible dialogue
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 255

CHAPITRE 6

Qu’est-ce qu’un «dialogue»


entre science et religion?

Le problème prétendu de l’accord de la foi et


de la raison, opposant deux puissances égales
qu’il s’agit de concilier, n’a pas de sens.
ernest renan1

es multiples appels au «dialogue» entre science et religion, qu’ils

L proviennent de Jean-Paul II, de pasteurs, de porte-parole de dif-


férentes religions ou encore de fondations privées comme la
Fondation Templeton, ont donné lieu à une pléthore de publications.
Rares sont toutefois les textes qui définissent la nature de ce «dialo-
gue». Il convient donc de se demander: que serait un véritable dia-
logue entre sciences et religions?
Le Robert historique de la langue française nous rappelle que le mot
dialogue dérive du latin dialogus, lui-même emprunté au grec dialogos,
lequel réfère aux entretiens philosophiques à la manière des dialogues
de Socrate rapportés par Platon. Ceci nous met déjà sur une piste inté-

1. Ernest Renan, L’Avenir de la science, Paris, Flammarion, coll. «GF», 1995,


p. 129.
256 l’impossible dialogue

ressante, car, s’il est un trait essentiel des dialogues platoniciens, c’est
bien celui de l’argumentation. L’auteur échange et développe avec un
interlocuteur des arguments qui visent à établir des thèses et à empor-
ter l’adhésion. Retournant au Robert historique, on apprend que le
mot argument signifie à l’origine «raisonnement servant de preuve».
Une première caractérisation d’un dialogue véritable serait donc qu’il
consiste en un échange d’arguments en vue d’en arriver à établir une
thèse, une théorie ou même un état de fait, qui peut faire consensus
parmi les personnes concernées. Tant qu’il y a échange d’arguments
(et donc de contre-arguments) qui font avancer l’état des choses ou de
la discussion, le dialogue est réel. S’il vient à stagner, à se limiter à des
affirmations ou à de simples répétitions, on dira alors qu’il s’agit
d’un dialogue de sourds2. Mais pour que le dialogue ait une chance
de mener à un accord, encore faut-il que les protagonistes soient sur le
même terrain et parlent de la même chose. Ainsi, dans son étude
des dialogues de Platon, Alexandre Koyré notait que Ménon, dans le
dialogue éponyme, ne peut pas comprendre la leçon de Socrate, car
«leurs pensées se meuvent sur des plans différents3».

Le dialogue comme mode d’argumentation

Armés de cette définition, demandons-nous si un véritable dialogue


est possible entre la science et la religion. Si la religion, ou plus concrè-
tement un individu croyant de religion chrétienne, juive, musulmane,
ou encore une personne ayant une spiritualité particulière animiste

2. Pour une étude approfondie des limites du dialogue, voir Marc Angenot, Dia-
logues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008; voir
aussi Yves Gingras (dir.), Controverses. Accords et désaccords en sciences humaines et
sociales, Paris, CNRS, 2014.
3. Alexandre Koyré, Introduction à la lecture de Platon, suivi d’Entretiens sur Des-
cartes, nouvelle édition, Paris, Gallimard, coll. «NRF Essais», 1991, p. 33.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 257

ou autre, veut s’enquérir de l’état du monde, il peut sûrement interro-


ger un scientifique, qui lui dira quel est l’état des connaissances sur un
sujet donné, du moment qu’il relève du domaine des sciences au sens
large. Ainsi, à la question «d’où vient l’Homme?», la science répond
que les connaissances les plus récentes situent son origine en Afrique
et que ses ancêtres ont évolué à partir d’espèces animales plus
anciennes encore. Si d’aventure le croyant répond que les «méthodes»
de sa religion lui indiquent plutôt que c’est Dieu qui a créé l’homme
directement et qu’il est impossible qu’il soit issu d’une espèce infé-
rieure, y a-t-il encore «dialogue»? On peut en douter, car le scienti-
fique répondra qu’une telle croyance est incompatible avec les connais-
sances actuelles. C’était déjà la position du cardinal Newman au milieu
du xixe siècle, lequel, on l’a vu au chapitre précédent, affirmait même
que «la théologie et la science, que ce soit dans leurs conceptions res-
pectives ou dans leur domaine propre, sont dans l’ensemble inca-
pables de communiquer 4».
Il ne peut donc pas y avoir de dialogue véritable, et, pour ce qui
touche le monde sensible, il y a clairement une asymétrie qui rend
l’échange unidirectionnel, du scientifique vers le croyant. De façon
générale, depuis le xviie siècle, ce n’est pas la science qui a reculé devant
la religion mais bien cette dernière qui a dû réinterpréter ses livres
sacrés en fonction de l’état actuel (le plus souvent, en fait, un état déjà
ancien) des sciences. Ici, le dialogue, ou plutôt l’échange, est bref, et à
sens unique: la science explique que certaines des interprétations pro-
posées dans les ouvrages sacrés (Bible, Coran, Torah) ne sont pas en
accord avec l’état actuel des sciences. Face à ce différend, le choix est
limité: adapter l’interprétation du texte religieux pour éviter le conflit

4. John Henry Newman, «Le christianisme et les sciences physiques», confé-


rence donnée à l’École de médecine en novembre 1855, dans L’Idée d’université. Les
disciplines, Villeneuve-d’Asq (France), Presses universitaires du Septentrion, 1997,
p. 171.
258 l’impossible dialogue

cognitif, ou refuser d’admettre la science et la combattre de diverses


façons comme le font les créationnistes et autres fondamenta-
listes religieux. Comme on le verra au chapitre 7, la montée, depuis les
années 1980, de courants de pensée qui remettent radicalement en
question les méthodes et les résultats de la science au nom de «savoirs
locaux» et de «spiritualités» particulières à certains groupes sociaux
montre bien le fossé qui sépare des conceptions du monde incom-
mensurables, fossé qui rend tout dialogue impossible.
Bien sûr, la science laisse encore beaucoup de croyances intactes:
prier Dieu, croire qu’il a créé le monde ex nihilo par amour ou parce
qu’il s’ennuyait, ne pose pas de problèmes à la science tant qu’on ne
tente pas de déduire de cela des énoncés incompatibles avec les
connaissances scientifiques actuelles. Ainsi, dire qu’une situation don-
née est l’effet d’un miracle est clairement incompatible avec les pos-
tulats de la science. Dans ce cas, ou bien la science proposera une
explication naturelle ou elle avouera simplement son ignorance
actuelle, mais elle ne dira jamais que le miracle constitue l’explication
du phénomène5. On comprend dès lors que les sciences ne sont pas ici
en demande de dialogue avec les religions: comme on l’a vu dans
les chapitres précédents, elles ont constitué leur propre espace de
dialogue et donc d’argumentation en dehors de celui occupé par les
religions.
En fait, si l’on y regarde de près, la demande de «dialogue» vient
toujours du côté des religions et de leurs porte-parole, papes, évêques,
pasteurs et théologiens, qui cherchent à récupérer certaines décou-
vertes scientifiques (astrophysique, mécanique quantique, neuro-
logie…) pour donner de la crédibilité à des discours religieux. C’est en
effet l’immense et incontournable crédibilité de la science qui fait en

5. J’ai discuté plus en détail la question des miracles dans Parlons sciences. Entre-
tiens avec Yanick Villedieu sur les transformations de l’esprit scientifique, Montréal,
Boréal, 2008, p. 213-218.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 259

sorte que les promoteurs des discours religieux veulent «dialoguer»


avec certaines sciences, la crédibilité leur faisant de plus en plus défaut
à mesure que la science progresse.

Les apôtres du dialogue

La Fondation Templeton a stimulé plusieurs de ces «dialogues» en


fournissant l’argent nécessaire pour réunir des participants et ensuite
publier leurs réflexions. Prenons comme exemple l’ouvrage collectif
intitulé Raisons d’être. Le sens à l’épreuve de la science et de la religion,
dont la publication a été rendue possible grâce à cette fondation6.
Ce collectif s’ouvre sur l’avant-propos du théologien protestant
Gérard Siegwalt, intitulé justement «Le dialogue est signe d’univer-
sité 7». À la différence du monologue, «tentation d’enfermement de
chacun sur soi», nous dit l’auteur, «le dialogue est une circulation
de la parole». Mais, en l’occurrence, cette «circulation» est asymé-
trique dans la mesure où c’est le théologien qui se donne la mission de
donner le sens ultime aux savoirs scientifiques, toujours trop partiels.
Bien entendu, tout cela est dit avec la douceur habituelle du lexique
religieux de la «parole», de la «rencontre» et du «partage». Mais dès
la première page de cet ouvrage tout en «dialogue» avec les sciences,
on apprend qu’il «n’y a culture que lorsque la science qui est essen-
tiellement partielle, même si elle connaît la tentation de la totalisation,
s’ouvre à la pensée, laquelle a pour fonction de relier, c’est-à-dire
de respecter la relationalité du réel; c’est elle, l’unité – différenciée –
du réel». Bien sûr, prend soin d’ajouter l’auteur, la pensée «ne

6. Solange Lefebvre (dir.), Raisons d’être. Le sens à l’épreuve de la science et de la


religion, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008.
7. Titre curieux, et l’on peut penser qu’il s’agit d’une coquille et qu’il a voulu dire
«signe d’universalité»…
260 l’impossible dialogue

peut qu’être respectueuse de la science, des sciences, mais elle ne peut


s’y limiter 8».
Quelle est au juste cette «pensée» clairement distincte de la
science? «La pensée, nous dit Siegwalt, c’est le risque que nous pre-
nons d’intégrer les savoirs scientifiques à ce qui les dépasse, à savoir
la totalité du réel, qui est la diversité coordonnée à l’unité, et la totalité
de l’être humain.» «Ainsi entendue, ajoute-t-il un peu plus loin, la
pensée est religieuse, au sens étymologique de ce mot: elle relie et elle
respecte ce qui la motive et en même temps lui échappe9.» Le «dialo-
gue» se fait donc dans des conditions très précises: la science ne pense
pas (dixit Heidegger), ne relie pas, et quand elle essaie d’unifier le réel,
c’est qu’elle succombe à la «tentation de la totalisation», laquelle est,
semble-t-il, une prérogative de la «pensée».
Mais la pensée de qui exactement? Celle des théologiens? Celle de
Gérard Siegwalt? L’auteur ne le dit pas. Il revient toutefois en conclu-
sion de l’ouvrage pour répéter que «l’immédiateté de l’Être ou de
Dieu au réel» n’est pas perçue «par la science des parties mais seule-
ment par la pensée des relations entre les parties et donc du tout». Et
si, encore une fois, «la pensée se réfère à la science», elle pratique «vis-
à-vis d’elle un discernement critique10». Comme si les scientifiques
ne pouvaient pas eux-mêmes développer une certaine vigilance épis-
témologique et faire montre d’une «surveillance intellectuelle de
soi», selon la belle expression du philosophe Gaston Bachelard11.
Quoi qu’il en soit, au regard de notre conception du dialogue comme

8. Gérard Siegwalt, «Avant-propos. Le dialogue est signe d’université», dans


Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 7, nous soulignons.
9. Ibid., p. 8.
10. Gérard Siegwalt, «Conclusion. L’idée de sens de l’univers est-elle encore pos-
sible devant la science?», dans Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 162.
11. Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, Presses universitaires de
France, 1949.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 261

échange d’arguments, il est frappant de constater que le texte de Sieg-


walt, tout comme la plupart des autres contributions à cet ouvrage
collectif, ne propose jamais d’arguments et se contente d’affirmations
péremptoires sans que l’on sache au juste pourquoi on devrait le
croire sur parole.
Si la science ne pense pas et ne respecte pas «la relationnalité du
réel», on peut se demander quel savoir le fait à sa place. Surtout que,
en fait, toute la physique moderne depuis Galilée et Newton est juste-
ment relationnelle et a abandonné le rêve d’avoir accès à la substance
ultime (l’être) du monde12. Et quand Darwin s’interroge sur l’origine
des espèces, non seulement il pense, mais il découvre dans le phéno-
mène de l’évolution une unité profonde dans la nature qui relie la
longue chaîne des êtres, du plus simple au plus complexe. Bien sûr,
Darwin trouve cette unité dans la nature même et non dans une quel-
conque transcendance, et on ne voit pas en quoi – et Siegwalt ne nous
explique pas pourquoi – la pensée devrait s’identifier à la «transcen-
dance», terme d’ailleurs équivoque.
Le réflexe (car il n’est pas argumenté et ne semble pas conscient)
des promoteurs des religions consiste trop souvent à se placer d’em-
blée au-dessus des sciences sans plus de formalités et à décréter que ces
dernières doivent s’ouvrir à ce qui les dépasse. Une telle posture se
retrouve également chez la théologienne Solange Lefebvre, qui affirme
dans le même ouvrage que «le dialogue entre science et religion doit
être une quête de cohérence, si l’on veut en arriver à une dimension plus
globale et plus complexe de la réalité humaine, chaque discipline per-
mettant de lever le voile sur une dimension particulière de l’expé-

12. Pour une analyse philosophique du passage de la substance à la fonction, voir


Ernst Cassirer, Substance et fonction. Éléments pour une théorie du concept, Paris,
Minuit, 1977. Pour une étude historique du même processus, voir Yves Gingras,
«What Did Mathematics Do to Physics?», History of Science, vol. 39, décem-
bre 2001, p. 383-416.
262 l’impossible dialogue

rience humaine13». Tout comme Siegwalt, l’auteure insiste pour dire


qu’il ne s’agit pas de faire cela au nom de «quelque volonté concor-
diste». Néanmoins, la question se pose: «plus globale et plus com-
plexe» que quoi?
La réponse est implicite: plus globale et plus complexe que ce que
proposent les sciences de la nature. Or, cela présuppose déjà qu’au-
delà des sciences – par exemple la neurologie, la psychologie, la
psychiatrie, la sociologie et l’anthropologie pour ce qui concerne
«l’expérience humaine» – l’exercice ait un sens. C’est bien possible,
mais, encore une fois, il faudrait argumenter, c’est-à-dire expliciter en
quoi il existerait une «réalité» et une «signification» cachées des
choses, inaccessibles aux diverses sciences de la nature et de la culture.
La religion, en revanche, est bien un phénomène social et culturel
observable, et les sociologues et les anthropologues y ont d’ailleurs
consacré des milliers d’ouvrages depuis le xixe siècle.

L’intersection vide de deux univers de discours

Selon Solange Lefebvre, «plusieurs types de rapports entre sciences et


religions s’avèrent possibles et féconds: soit à travers la complémenta-
rité et la distinction des niveaux de discours, soit à travers la conver-
gence en quelques lieux, tel le principe anthropique par exemple14».
Comme ces affirmations ne sont pas suivies de développements plus
précis expliquant la «fécondité» particulière de ces rapports, tentons
d’y voir plus clair en les reprenant une à une.
D’abord, pour que les discours soient vraiment «complémen-
taires», ils doivent porter sur un même objet. Ainsi, on dit que les

13. Solange Lefebvre, «Introduction», dans Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 9,


nous soulignons.
14. Solange Lefebvre, «La religion change-t-elle?», dans ibid., p. 54, nous souli-
gnons.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 263

aspects ondulatoire et corpusculaire de l’électron sont «complémen-


taires», car ils réfèrent à des comportements d’une même entité, l’élec-
tron, dans des situations différentes (par exemple: collision ou interfé-
rence). Pour éviter le conflit, pour faire montre d’ouverture ou pour
être tout simplement accommodant, on peut bien dire que la science
est «complémentaire» aux croyances religieuses. Mais cela n’établit
pas un dialogue, car en fait les deux parties ne traitent pas des mêmes
objets; aussi le résultat ressemble plutôt à de la politesse lors d’une ren-
contre en tête à tête. La rhétorique de la «complémentarité» sied bien
aux rencontres de sous-sol d’église et autres chantiers humanitaires,
mais elle reste superficielle. Il faut rappeler ici encore les propos du
physicien et philosophe catholique Pierre Duhem, qui s’y connaît aussi
en logique de la science et qui affirme: «Entre deux jugements qui
n’ont pas les mêmes termes, qui ne portent pas sur les mêmes objets, il
ne saurait y avoir accord ni désaccord15.» S’il ne peut y avoir ni accord
ni désaccord, alors il n’y a certainement pas de dialogue possible.
Le dialogue fondé sur la «distinction des niveaux de discours»
semble plus intéressant, car il contient du vrai: la science limite son
discours à un certain niveau et évite «tout ce qui sent le mystère16».
En fait, il serait peut-être plus juste de dire que le savant est attiré par le
mystère mais justement pour le transformer en connaissance et ainsi
le dissoudre en tant que mystère. C’est en ce sens que l’on dit que la
science «désenchante le monde». Quoi qu’il en soit, cela laisse encore
peu de place à un véritable dialogue. Devant la croyance religieuse, le
scientifique répondra comme le fit le frère Marie-Victorin en 1926
– juste après la condamnation de John Thomas Scopes au Tennessee
pour avoir enseigné la théorie de l’évolution – qu’il vaut mieux «lais-

15. Pierre Duhem, «Physique de croyant», dans La Théorie physique. Son objet, sa
structure, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 1981, p. 429.
16. Solange Lefebvre, «La religion change-t-elle?», dans Lefebvre (dir.), Raisons
d’être, p. 53.
264 l’impossible dialogue

ser la science et la religion s’en aller par des chemins parallèles, vers
leurs buts propres17». Jusqu’ici donc, rien de très fécond comme
«dialogue», sinon une politesse de bon aloi qui permet d’éviter les
guerres de… clochers.
Ce qui nous amène au dernier type de «dialogue» possible, qui
porterait sur la «convergence en quelques lieux» de la science et de la
religion. Même si le pluriel est utilisé, l’exemple est unique: il s’agit du
fameux «principe anthropique», cité mais nullement expliqué. Le
terme est savant et impressionnant pour un néophyte, mais il cache en
fait une simple tautologie. Il circule surtout dans les ouvrages de vul-
garisation qui portent sur les rapports entre science et religion. Nulle-
ment considéré comme un «principe» par la physique, il a donné son
titre à un ouvrage grand public publié par les physiciens John D. Bar-
row et Frank J. Tipler, ce dernier ayant publié par la suite rien de moins
qu’une «physique de l’immortalité», à laquelle on reviendra18. Cette
prétendue découverte commentée par de nombreux théologiens
considère comme un mystère profond le fait que l’univers semble
avoir été fait pour que l’humanité puisse y émerger. Il ne s’agit là, en
fait, que d’une reformulation dans un langage d’apparence scienti-
fique de l’argument finaliste de la théologie naturelle. Rappelons en
effet qu’il était courant au xviiie siècle de «prouver» l’existence de
Dieu en invoquant le fait qu’il avait placé la Lune exactement au bon
endroit pour que les marées ne soient ni trop basses ni trop hautes19…
Il s’agit bien sûr d’une tautologie, car il est évident que si l’univers (ou

17. Frère Marie-Victorin, Science, culture et nation. Textes choisis et présentés par
Yves Gingras, Montréal, Boréal, 1996, p. 85.
18. John D. Barrow et Frank J. Tipler, The Anthropic Cosmological Principle,
Oxford, Oxford University Press, 1986; Frank J. Tipler, The Physics of Immortality:
Modern Cosmology, God and the Resurrection of the Dead, New York, Anchor Books,
1994.
19. Véronique Le Ru, La Nature, miroir de Dieu. L’ordre de la nature reflète-t-il la
perfection du créateur?, Paris, Vuibert, 2010, p. 81-82.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 265

la Lune) n’avait pas les caractéristiques requises pour l’existence de la


vie (ou des marées…), alors il n’y en aurait pas. Même le physicien
Martin Rees, qui croit pourtant en la fécondité heuristique du prin-
cipe anthropique, dit «préférer l’expression moins prétentieuse
de “raisonnement anthropique20”». Cela est en effet plus juste, car ce
type de raisonnement revient simplement à introduire ce que l’on
appelle en physique des «conditions aux limites», soit des valeurs
observées à partir desquelles on peut ensuite inférer les contraintes
qu’elles imposent aux solutions possibles des lois de la nature. Ainsi,
pour que la vie existe sur Terre, il est évident que cette planète ne
doit pas résider trop près du Soleil. Rien de mystérieux à cela et sur-
tout rien pour construire un «dialogue» sérieux sur une «conver-
gence» de la science avec la religion. Interrogé sur ce «principe
anthropique», le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, expert en ther-
modynamique, répond qu’il «ne signifie rien» et que ceux qui en
tirent des conclusions sur l’existence de la vie ne font que «des affir-
mations gratuites» et retombent dans un anthropomorphisme pri-
maire qui revient à affirmer que «le bon Dieu a créé l’eau salée pour
satisfaire les besoins des populations en sel21».
Comme nous le verrons plus loin dans ce chapitre, les ouvrages
qui invoquent le «principe anthropique» ou ce qu’on nomme le fine
tuning, soit l’ajustement très fin des valeurs des principales constantes
de la nature qui rendent possible la vie, font la fortune de certains des
auteurs chéris de la Fondation Templeton. D’ailleurs, comme le note
Solange Lefebvre, la Fondation a fait une «contribution massive» (en
espèces sonnantes et trébuchantes, oublie-t-elle d’ajouter) au dialo-

20. Martin Rees, Before the Beginning: Our Universe and Others, Reading (Mass.),
Perseus Books, 1997, p. 243.
21. Trinh Xuan Thuan et al., Le monde s’est-il créé tout seul?, entretiens avec
Patrice van Eersel, avec la collaboration de Sylvain Michelet, Paris, Albin Michel,
2008, p. 88-90.
266 l’impossible dialogue

gue entre science et religion, y compris en subventionnant les «dia-


logues» qui ont mené à la publication de son ouvrage collectif 22. Ces
pseudo-dialogues semblent bien une caractéristique des rencontres
stimulées par les mannes de la Fondation Templeton. Le journaliste
John Horgan, qui a participé à des échanges de ce genre à l’université
Stanford en 2003, a observé ceci:

La réunion était censée être un dialogue entre les neuroscientifiques,


comme V. S. Ramachandran, Robert M. Sapolsky, et Antonio R. Dama-
sio, et des personnalités religieuses, y compris la théologienne Nancey
Murphy et l’archevêque catholique australien George Pell. Mais il n’y
avait de dialogue que le nom; chaque côté a écouté poliment les pré-
sentations de l’autre sans vraiment les commenter. Plusieurs scienti-
fiques non religieux m’ont dit en privé qu’ils ne voulaient pas remettre
en question les croyances des conférenciers religieux, de peur de les
offenser, eux et les organisateurs de la Fondation Templeton23.

En fait, l’un des auteurs invités au «dialogue» organisé par


Solange Lefebvre sous l’égide de la Fondation Templeton, le physicien
Louis Lessard, confirme indirectement l’absence de réel dialogue
quand il rappelle que:

la science est à la recherche de l’intelligibilité, mais exclut de sa


démarche plusieurs présupposés nécessaires à l’existence d’un sens:

22. Il va sans dire, comme le souligne Solange Lefebvre, que «la Fondation John
Templeton respecte totalement la liberté académique des universitaires engagés
dans les projets qu’elle finance»; «Introduction», dans Lefebvre (dir.), Raisons
d’être, p. 13. Rappelons tout de même que les affinités électives (qui président impli-
citement au choix des projets subventionnés) suffisent pour assurer que la conclu-
sion ne sera jamais contraire aux convictions du bailleur de fonds…
23. John Horgan, «The Templeton Foundation: A Skeptic’s Take», Edge,
4 avril 2006, en ligne: edge.org/conversation/the-templeton-foundation-a-skeptic-
39s-take.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 267

finalité, dessein, etc. Ces choix méthodologiques ne sont pas inspirés


par un rejet a priori d’autres approches, mais définissent un ordre
épistémologique constitutif d’un corpus de connaissances et ressor-
tissent aussi à une attitude à l’égard des phénomènes qui comporte
sens critique, scepticisme, rejet de l’explication par le merveilleux, le
magique, l’irrationnel en général24.

Et s’il est vrai que «la science comme telle ne peut envisager un
niveau d’intelligibilité qui se situe hors des paramètres qui définissent
sa démarche», elle ne peut cependant «exclure d’autres formes d’in-
telligibilité, de signification ou de sens» pour autant, ajoute-il, «que
ces niveaux n’entrent pas en contradiction avec ses résultats 25». En
d’autres termes: tout ce qui n’est pas en contradiction avec la science
est permis, mais pas l’inverse!
Ici aussi, donc, le «dialogue» est plutôt limité, et il est assez iro-
nique que ce texte ouvre la partie du livre intitulée «Au-delà des cli-
vages», car il ne fait que rappeler une fois de plus que la science n’est
pas là pour donner un sens à l’existence. On peut bien sûr le déplorer,
comme le fait le philosophe Jean Grondin dans sa contribution, et dire
que «la science moderne nous a rendus un peu sourds au sens direc-
tionnel de la vie et du cosmos, à son sens “aspirationnel” que nous par-
tageons avec l’ensemble du vivant26». Mais, ici encore, on présente au
lecteur une série d’affirmations qui ne sont jamais étayées. Ainsi, dire
que la science nous a rendus «sourds» au «sens directionnel» du
cosmos présuppose que ce sens – on devrait dire ce «son», puisqu’il
s’agit de l’entendre… – existe bel et bien. Or, là est toute la question, et

24. Louis Lessard, «Les scientifiques et la question du sens», dans Lefebvre (dir.),
Raisons d’être, p. 26.
25. Ibid., p. 25, nous soulignons.
26. Jean Grondin, «Et avant le Big Bang? La science face à la question du sens de
la vie», dans Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 36, nous soulignons.
268 l’impossible dialogue

elle ne relève pas de la science. Et il est tout à fait possible que, loin de
nous avoir rendus sourds, la science moderne nous ait, au contraire,
éloignés des illusions d’un accès direct et sans médiations sensibles au
sens «profond» du monde. Comme le disait le Dr House, dans la
fameuse série télévisée du même nom: «si vous parlez à Dieu, vous
êtes croyant; si Dieu vous parle, vous êtes psychotique27»…
Un dernier texte de ce recueil mérite brièvement notre attention,
car il relève d’un domaine à la mode, la neurobiologie appliquée à tout
et à rien, grâce aux nouveaux appareils d’imagerie du cerveau, appa-
reils dont la complexité offre toutes les apparences de la «science». Ce
texte, nous dit Solange Lefebvre dans son introduction, «démontre»
que l’expérience de méditation des religieuses carmélites «n’est pas
réductible à une pure activité neuronale28». Notons que la formula-
tion choisie est plutôt ambiguë: on ne sait pas très bien si «non réduc-
tible à une pure activité neuronale29» signifie simplement que les
sœurs en question ont aussi des sentiments et un vécu personnels
liés à ces expériences de prière – ce qui va de soi – ou si les mesures
prises sur leur cerveau permettent de déduire la présence réelle du
Dieu qu’elles disent percevoir à leur côté. La différence est de taille, on
en conviendra, et il vaut donc la peine d’y voir de plus près.
Le texte de Mario Beauregard, un «neuroscientifique» dont les
expériences ont été rendues possibles «grâce au support [sic] finan-
cier de la Fondation John Templeton et de l’Institut Metanexus»,
rapporte les résultats de mesures de l’activité neuronale par électro-
encéphalogramme et par imagerie par résonance magnétique
fonctionnelle de sœurs carmélites qui «ont rapporté avoir perçu la

27. Henry Jacoby (dir.), Dr House. Les secrets d’un antihéros, Marne-la-Vallée,
Music & Entertainment Books, 2009.
28. Lefebvre, «Introduction», dans Lefebvre (dir.), Raisons d’être, p. 11.
29. Ibid., nous soulignons.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 269

proximité de Dieu30». Le texte adopte la forme, classique, des articles


de revues savantes: objectifs et hypothèses, méthodes, résultats, dis-
cussion. Ces parties sont assez techniques, mais elles montrent essen-
tiellement que le cerveau des religieuses fonctionne bel et bien durant
les prières. Le contraire aurait été surprenant et le véritable miracle eût
été qu’aucune partie du cerveau ne soit activée pendant la méditation
ou la rencontre avec Dieu! L’auteur le dit lui-même: «La réalité
objective de Dieu et d’un monde spirituel ne peut être ni démontrée
ni infirmée par les neurosciences, cette question se situant bien au-
delà de la science31.» Encore une fois: où est le dialogue entre la
science et la religion dans tout cet attirail utile pour dépister des
tumeurs au cerveau? À la lumière des «conclusions» que Beauregard
tire de ses «recherches», on ne sera pas surpris d’apprendre qu’il est
aussi l’auteur d’un ouvrage basé sur des recherches tendant à démon-
trer l’existence de l’âme et qui ont également été subventionnées par la
Fondation Templeton32.
En somme, les rapports supposés entre science et religion man-
quent de substance et l’on doit plutôt conclure que l’intersection entre
les deux discours est vide en raison même du naturalisme méthodo-
logique qui consiste à exclure du domaine de la science toute entité
transcendant la nature. Cela ne signifie surtout pas que la science n’a
pas de fondement métaphysique. Bien au contraire, cette exclusion
constitue en elle-même le choix méthodologique fondateur d’une
métaphysique naturaliste: toute science doit expliquer le monde par
des principes naturels, immanents à la nature. Rien ne prouve que cela
fonctionnera toujours. De ce point de vue, la science est une gageure,

30. Mario Beauregard, «La neurobiologie de l’expérience mystique», dans ibid.,


p. 65, et p. 76 pour les sources de financement.
31. Ibid., p. 73.
32. Mario Beauregard et Denyse O’Leary, The Spiritual Brain: A Neuroscientist’s
Case for the Existence of the Soul, New York, HarperOne, 2007.
270 l’impossible dialogue

un pari sur l’avenir: tant que le savant n’a pas réussi à trouver une
explication naturelle, il doit continuer à chercher. C’est aussi simple
que cela. Du point de vue de la science, «dieu», un «champ de force»
non autrement spécifié, «l’aura» d’un fantôme ou «l’âme», ne sont
que des noms donnés à notre ignorance. Ce principe philosophique
proposé par quelques philosophes «physiologues» présocratiques
comme Thalès, Leucippe et Démocrite est encore à la base de la
science actuelle, pourtant autrement mieux instrumentée, tant
conceptuellement que matériellement. Ce postulat naturaliste de la
science est tellement ancré que l’on comprendra qu’un scientifique ne
puisse que s’étonner de lire sous la plume de Mario Beauregard que
des expériences religieuses, spirituelles et mystiques «peuvent surve-
nir même lorsque le cerveau ne fonctionne plus 33». Autant dire en effet
que les fantômes existent et qu’ils sont simplement de la pensée pure
libérée des «obstacles» matériels…
Encore une fois, que la science, en tant qu’institution collective qui
soumet à la critique les énoncés des savants, soit naturaliste ne signifie
pas que tous les savants sont immunisés contre les croyances occultes,
dont le fondement réside justement dans le déni du matérialisme. Au
contraire, la tentation est toujours forte chez certains de chercher dans
la physique des principes permettant de justifier l’existence d’un au-
delà du monde matériel. À la fin du siècle dernier, par exemple, l’éther
a été invoqué pour «expliquer» la transmission de pensée et le contact
avec les fantômes – même si ces «faits» n’avaient pas d’abord été clai-
rement établis. De nos jours, c’est plutôt vers la physique quantique,
réputée mystérieuse sinon incompréhensible, que l’on se tourne pour
expliquer (avant même de les attester…) les phénomènes para-
normaux 34.

33. Beauregard, «La neurobiologie de l’expérience mystique», dans Lefebvre


(dir.), Raisons d’être, p. 75, nous soulignons.
34. Bernadette Bensaude-Vincent et Christine Blondel (dir.), Des savants face à
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 271

Les usages mystico-théologiques de la physique

Dans son ouvrage devenu classique sur La Formation de l’esprit scien-


tifique, le philosophe français Gaston Bachelard résume en ces mots le
processus de développement de la science: «[…] le progrès scienti-
fique marque ses plus nettes étapes en abandonnant les facteurs phi-
losophiques d’unification facile tels que l’unité d’action du Créateur,
l’unité de plan de la nature […].[C]es facteurs d’unité encore présents
dans la pensée préscientifique du xviiie siècle ne sont plus jamais invo-
qués.» Il ajoute qu’on «trouverait bien prétentieux le savant contem-
porain qui voudrait réunir la cosmologie et la théologie35». Un demi-
siècle plus tard, on constate que le contexte idéologique a bien changé.
Nombreux semblent maintenant les physiciens qui donnent l’impres-
sion de vouloir réunir la cosmologie et la théologie ou à tout le moins
faire vibrer la corde mystique chez les lecteurs d’ouvrages de vulga-
risation pour contrer la perception d’un déclin de l’appui tacite ou de
l’intérêt envers les sciences et tenter ainsi de réenchanter le monde que
la science a pourtant pour fonction de démystifier.
Le genre de vulgarisation qui tend à associer la science moderne
(au premier chef la mécanique quantique, dont l’incompréhension
est la source des plus grandes divagations pseudo-scientifiques) à
diverses traditions religieuses ou spirituelles anciennes trouve sa
source dans les milieux théosophiques de la fin du xixe et du début
du xxe siècle36. Loin d’être limité à des marginaux sans formation

l’occulte, 1870-1940, Paris, La Découverte, 2002; Sal P. Restivo, «Parallels and Para-
doxes in Modern Physics and Eastern Mysticism: I. A Critical Reconnaissance»,
Social Studies of Science, vol. 8, no 2, 1978, p. 143-181; Sal P. Restivo, «Parallels and
Paradoxes in Modern Physics and Eastern Mysticism: II. A Sociological Perspective
on Parallelism», Social Studies of Science, vol. 12, no 1, 1982, p. 37-71.
35. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psy-
chanalyse de la connaissance objective, 5e édition, Paris, Vrin, 1967 [1934], p. 16.
36. Pour une analyse détaillée, voir Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux
272 l’impossible dialogue

scientifique, ce courant de pensée qui vise l’intégration des connais-


sances scientifiques, philosophiques et spirituelles attire aussi des phy-
siciens reconnus. Citons le cas de Carl Friedrich von Weizsäcker, qui
publie dans la revue culturelle Main Currents of Modern Thought,
créée en 1940 et dirigée au début des années 1970 par le physicien
Henry Margenau, lui-même partisan de l’étude scientifique de la per-
ception extrasensorielle et fondateur de la revue Foundations of Phy-
sics 37. Leurs idées ne rencontrent toutefois un succès éditorial qu’à
partir de 1975 avec la publication de l’ouvrage du physicien Fritjof
Capra, Le Tao de la physique. Dans ce livre que von Weizsäcker l’a
encouragé à écrire, Capra tente de démontrer que les équations de
la théorie quantique des champs, domaine de recherche hyperspécia-
lisé et très mathématique, entrent en résonance avec les anciens textes
des sagesses taoïste, hindoue, bouddhiste et zen, mélange syncrétique
assimilé à une «sagesse orientale» contre la tradition mécaniste
«occidentale» que la «nouvelle physique» aurait rendue obsolète38.
Dans un contexte culturel alors hostile à la physique, l’ouvrage de
Capra vise explicitement à «réhabiliter l’image de la science en mon-
trant qu’il existe une nécessaire harmonie entre l’esprit de la sagesse
orientale et la science occidentale». Il cherche à convaincre que la phy-
sique ne sert pas seulement les technologies de guerre (au Vietnam,
par exemple) mais qu’elle «va bien au-delà», et que «la Voie – ou
Tao – de la physique peut être un chemin avec un cœur, menant à une
connaissance spirituelle et à une réalisation personnelle39».
L’ouvrage du physicien Ilya Prigogine et de la philosophe Isabelle

et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Paris, Flammarion,


1999.
37. David Kaiser, How the Hippies Saved Physics: Science, Counterculture, and the
Quantum Revival, New York, W. W. Norton, 2012, p. 168.
38. Sur la réception de l’ouvrage de Capra, voir ibid., p. 153-165.
39. Fritjof Capra, Le Tao de la physique, Paris, Sand, 1985, p. 25-26.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 273

Stengers, La Nouvelle Alliance (1979), peut aussi se ranger dans le cou-


rant culturel «nouvel âge» qui critique la vision mécaniste et désen-
chantée de la science proposée par exemple par Jacques Monod dans
Le Hasard et la Nécessité, paru en 1970, ouvrage qui met en avant une
vision du monde dans laquelle l’homme n’est que le fruit du hasard
et est en quelque sorte étranger à la nature. Pour contrer ce message
pessimiste, Prigogine et Stengers annoncent que grâce à la thermo-
dynamique des processus irréversibles, qui étudie les états de la
matière loin de l’équilibre et met ainsi en évidence l’émergence de
structures, on renoue avec une nature créatrice d’ordre et d’imprévu
qui permet de réenchanter le monde40. Le grand colloque internatio-
nal «Science et conscience» tenu à Cordoue en 1979 fait une large
place à ce syncrétisme qui recherche, comme le note Henri Atlan, une
«grande alliance scientifico-mystique censée réunir la rationalité des
nouvelles sciences physiques, mécanique quantique et relativité, avec
un retour de l’irrationnel à l’occasion d’une redécouverte des tradi-
tions mystiques d’Orient et d’Extrême-Orient41».
Depuis les années 1990, toutefois, la tendance à associer Dieu et la
science va bien au-delà du courant nouvel âge. Elle est aussi le fait de
chercheurs reconnus qui font la promotion de la science en adaptant
leurs discours à un public influencé par un retour du militantisme
religieux. Cette stratégie ne se limite pas à encourager la lecture de
livres de vulgarisation scientifique. Le Prix Nobel de physique Leon
Lederman vise un but politique en publiant, en 1993, The God Par-
ticle. L’ouvrage paraît en effet dans le contexte de débats importants
aux États-Unis entourant la construction d’un superaccélérateur de

40. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, Paris, Gallimard, 1979.
41. Henri Atlan, Croyances. Comment expliquer le monde?, Paris, Autrement,
2014, p. 21-22; pour une analyse critique de ce courant, voir Dominique Terré-For-
nacciari, Les Sirènes de l’irrationnel. Quand la science touche à la mystique, Paris,
Albin Michel, 1991; John Horgan, Rational Mysticism: Dispatches from the Border
Between Science and Spirituality, Boston, Houghton Mifflin, 2003.
274 l’impossible dialogue

particules, le SSC (Superconducting Super Collider). Les physiciens


recherchent des appuis publics pour convaincre les élus de ne pas
annuler la construction de cet appareil gigantesque qui aurait coûté
plusieurs milliards de dollars, dont les dépassements de budgets
étaient déjà récurrents, et qui devait découvrir une particule élémen-
taire prédite par les théoriciens: la particule (ou le boson) de Higgs.
Cette particule élémentaire est censée expliquer l’origine de la masse
des particules qui composent la matière ordinaire présente dans l’uni-
vers. D’où la métaphore de «particule de Dieu», en référence au fait
qu’elle crée la masse, donc la matière. C’était là jouer sur le sentiment
religieux, très fort aux États-Unis. Certains scientifiques plus scrupu-
leux reprochent à Lederman d’avoir poussé l’analogie un peu loin et
de jouer avec le feu. Il n’a fait que suivre l’exemple d’un autre physicien
bien connu du grand public, Stephen Hawking, qui, dans son ouvrage
à succès mondial Une brève histoire du temps, affirme que la décou-
verte des équations d’une théorie unifiée de l’univers permettrait de
connaître la pensée de Dieu42. Associer Dieu à une particule n’étant
pas très «cartésien», la version française du volume de Lederman,
publiée par les éditions Odile Jacob en 1996, est plutôt intitulée Une
sacrée particule…
Sur le site Internet de la librairie en ligne Amazon, on peut
connaître les «coachats», c’est-à-dire les volumes qui ont aussi été
achetés par ceux qui se sont procuré un livre donné, par exemple celui
de Frank Tipler The Physics of Immortality, publié en 1995, qui
prétend fonder l’immortalité de l’âme sur la physique quantique! On
ne connaît malheureusement pas la fréquence de ces coachats, mais
cela n’est pas très important pour notre propos, qui vise surtout à
déterminer le genre de lectures qui intéressent ceux qui achètent les
livres évoqués ici. Ainsi, ceux qui se sont procuré le livre de Tipler à un
moment donné ont également acheté (avant, après ou au même

42. Stephen Hawking, A Brief History of Time, New York, Bantam, 1988, p. 173.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 275

moment) The Anthropic Cosmological Principle, que Tipler a publié


avec John Barrow en 1986, un livre prônant une vision finaliste et
crypto-créationniste de la nature selon laquelle si l’univers existe tel
qu’il est (avec ses lois, ses constantes, etc.) c’est pour que l’homme
puisse y apparaître, ce qui suggère un Créateur.
Comme on l’a noté plus haut, ce prétendu «principe anthro-
pique» ne relève nullement de la physique actuelle et n’est en fait
qu’un mode de raisonnement finaliste appliqué à la nature. L’idée que
les lois de la nature «présupposent» l’existence humaine ne pourra
que réjouir les tenants du «dessein intelligent», reformulation en
termes pseudo-scientifiques d’une conception religieuse du monde
qui est la négation même de la science, laquelle est, par définition,
naturaliste. Les autres coachats souvent associés au livre de Tipler
montrent la force de la métaphore religieuse: The Fifth Miracle de
Paul Davies, paru en 1998, et deux autres titres de cet auteur très pro-
lifique: God and the New Physics (1983) et The Mind of God (1992).
Tous ces livres se veulent une présentation des découvertes de la
science moderne avec des titres et des allusions suggérant un lien entre
la science la plus avancée et la solution des mystères de la vie et des
origines de l’univers. Le livre de Lederman a d’ailleurs souvent été
acheté en même temps que Lost Discoveries (de Dick Teresi), livre sur
les racines anciennes de la science moderne, qui joue avec l’idée de
savoirs prétendument «disparus». On trouve aussi parmi les coachats
Minds, Machines, and the Multiverse: The Quest for the Quantum com-
puter (de Julian Brown), et Robot: Mere Machine to Transcendant Mind
(de Hans Moravec).
Le choix de ces titres est loin d’être innocent et mise sur l’attrait du
mystère, qui est grand chez une bonne partie de la population, en atti-
sant la flamme spiritualiste qui sommeille en elle. Sans compter
qu’aux États-Unis, où la plupart de ces livres sont vendus, davantage
qu’en France ou en Angleterre, il existe un profond et important cou-
rant religieux évangéliste dont les scientifiques et leurs organisations
(comme l’AAAS, qui a accepté de participer à un programme de la
276 l’impossible dialogue

Fondation Templeton) doivent tenir compte. Le biologiste américain


Francis Collins, connu du public pour son rôle dans le programme de
séquençage du génome humain, a lui aussi apporté sa contribution à
ce courant d’accommodement des sciences aux sensibilités religieuses
en publiant en 2007 The Language of God 43. Car si le boson de Higgs
est la particule dont Dieu se serait servi pour créer la matière, eh bien
il est évident que le code génétique est pour sa part le «langage» dont
il s’est servi pour «coder» les créatures vivantes…
Il est frappant de constater que, depuis le début des années 1990,
une multitude d’essais aux titres accrocheurs ont été publiés par des
scientifiques de renom, le plus souvent des physiciens. Si le phéno-
mène est d’abord anglo-saxon, il est aussi présent, dans une moindre
mesure, dans le monde francophone. En France, il est représenté par
l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, qui publie en 1989 un ouvrage
titré La Mélodie secrète, dans lequel il prétend lui aussi que la science la
plus récente est en résonance avec une vision enchantée de la nature.
La même année, le numéro de Noël du Nouvel Observateur publie un
dossier sur «Dieu et la science» dont un des articles, qui prétend qu’il
y a convergence entre science et foi, est signé du secrétaire général de la
«Fondation Béna pour le dialogue entre science et foi 44». Renouant
avec l’esprit du colloque de Cordoue, Trinh Xuan Thuan s’associe à
Matthieu Ricard, moine bouddhiste médiatique, dans un livre d’en-
tretiens publié en 2000 sous le titre L’Infini dans la paume de la main.
Du big bang à l’éveil. Les ouvrages des frères Igor et Grichka Bodganov,
présentés par les journalistes comme relevant de la vulgarisation
scientifique, s’inscrivent dans la même tendance. Dès le début de la
vague, ils publient en 1991 Dieu et la science: vers le métaréalisme,
entretiens avec Jean Guitton. Avec des titres comme Avant le Big Bang

43. Francis S. Collins, The Language of God: A Scientist Presents Evidence for Belief,
New York, Free Press, 2007.
44. Le Nouvel Observateur, 21-27 décembre 1989, p. 13.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 277

(2004), Le Visage de Dieu (2010) et La Pensée de Dieu (2012), les


auteurs marchent sur les traces de Paul Davies et de son God and the
New Physics (1983)…
En somme, les auteurs jouent sur l’ambiguïté et le mystère, tout
comme on le fait dans la fameuse série américaine The X-Files, qui
mélange un peu de science avec beaucoup de croyances paranormales.
Tous ces ouvrages ne sont pas sans rappeler Le Matin des magiciens,
publié par Louis Pauwels et Pierre Bergier en 1960, qui présentait une
série de «faits» insolites prétendument mystérieux 45, et les ouvrages
de Robert Charroux, dont Le Livre des maîtres du monde (1967) et Le
Livre des secrets trahis (1970), suggérant l’intervention de civilisations
extraterrestres pour expliquer des faits archéologiques présentés
comme mystérieux. La différence est qu’aujourd’hui les auteurs se
présentent souvent comme des scientifiques respectables et non plus
seulement comme des journalistes ou des vulgarisateurs. Ce qui n’em-
pêche pas la prolifération des fumistes…

Le retour de la théologie naturelle

La vague de conférences et de publications d’ouvrages de vulgarisa-


tion scientifique misant sur les allusions spiritualistes ou religieuses a
bien sûr été fortement stimulée par les activités de la Fondation Tem-
pleton. Sa mission étant de promouvoir les liens entre science, théo-
logie, spiritualité et religion, on peut deviner que les ouvrages dont les
titres associent Dieu et la science ont attiré son attention. En plus des
millions de dollars annuellement alloués à divers projets, elle décerne
aussi chaque année le prix Templeton, doté d’une bourse d’une valeur
toujours supérieure à celle du prix Nobel (soit généralement plus d’un

45. Pour une analyse des courant ésotéristes auxquels se réfèrent Pauwels et Ber-
gier, voir Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres.
278 l’impossible dialogue

million de dollars), façon de lui assurer une grande visibilité média-


tique dans un monde où l’argent semble être devenu la seule mesure
du «prestige». Depuis le milieu des années 1990, la stratégie de la
Fondation Templeton a changé et les lauréats ne sont plus tant des
personnalités associées à des idéologies conservatrices et spiritualistes
comme Mère Teresa, première à se voir décerner le prix en 1973, le
télé-évangéliste Billy Graham (1982) ou encore, dix ans plus tard,
l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, que des physiciens (plutôt des
astrophysiciens, d’ailleurs) qui ont fait la promotion (implicite ou
explicite) des liens entre science et spiritualité. Trop explicitement
associée à l’idée curieuse de «progrès de la religion», inscrite dans
l’intitulé original, la désignation du prix a été modifiée en 2004 et
celui-ci vise dorénavant à récompenser les personnes ayant fait une
«contribution exceptionnelle à l’affirmation de la dimension spiri-
tuelle de la vie46».
Il est donc peu surprenant d’apprendre que l’un des premiers
scientifiques à obtenir le prix Templeton fut, en 1995, Paul Davies. Cet
auteur, très actif au sein de la Fondation, est probablement celui qui a
écrit le plus grand nombre de titres comportant les mots Dieu, science,
esprit, miracle, etc. Davies est un physicien reconnu. Il publie dans les
revues savantes mais écrit aussi de nombreux livres de vulgarisation
qui associent toujours la science à la spiritualité pour attirer les lec-
teurs qui cherchent à combiner science et transcendance. Le fait qu’il
soit physicien universitaire donne plus de crédibilité à des positions
qui, venant d’un inconnu, seraient dénoncées comme extravagantes.
John Barrow, membre de l’Église unie réformée qui a beaucoup
fait pour propager l’idée du «principe anthropique», a été récom-

46. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-


tonprize.org/purpose.html; sur ce changement, voir Sunny Bains, «Questioning
the Integrity of the John Templeton Foundation», Evolutionary Psychology, vol. 9,
no 1, 2011, p. 94.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 279

pensé par le prix Templeton en 2006. L’année précédente, c’est le phy-


sicien Charles Townes, membre de l’Église unie, Prix Nobel de
physique (1964), qui a reçu le prix pour ses réflexions sur «la conver-
gence de la science et de la religion47». Ne se refusant aucune méta-
phore qui puisse suggérer un lien entre les deux, le texte annonçant le
prix offert à Townes indiquait même que ce dernier a décrit sa décou-
verte du «principe du maser», qui lui valut le Nobel, comme une
«“révélation” et un exemple de l’interaction entre le “comment” et le
“pourquoi”, la science et la religion48». Preuve, si cela était nécessaire,
que la confusion intellectuelle n’épargne pas nécessairement les scien-
tifiques nobélisés…
Il est intéressant de noter que Frank Tipler, coauteur avec Barrow
du livre de référence sur le «principe anthropique» paru en 1988, n’a
jamais reçu le prix Templeton, malgré ses nombreux ouvrages qui
prétendent démontrer que la physique mène à Dieu. Il est probable
qu’il en a un peu trop fait, perdant ainsi sa crédibilité en publiant The
Physics of Immortality: Modern Cosmology, God and the Resurrection of
the Dead (1994), de même que The Physics of Christianity (2007). Le
premier ouvrage paraît à un moment où, selon un autre acteur impor-
tant de ces débats, l’astrophysicien quaker George Ellis, l’étude des
liens entre science et religion prend de l’importance49. Ellis vient alors
de publier un article sur le fameux «principe anthropique» et il fait la
promotion de l’idée d’un ajustement fin (fine tuning) des principales
constantes de la nature. Il affirme même qu’il est difficile, devant ce
constat d’ajustement (qui n’en est pas un50), de ne pas utiliser le mot

47. Charles H. Townes, «The Convergence of Science and Religion», Think,


vol. 32, no 2, mars-avril 1966, p. 2-7.
48. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonprize.org/previouswinner.html.
49. George Ellis, «Piety in the Sky», Nature, vol. 371, 8 septembre 1994, p. 115.
50. Pour une critique détaillée du mythe du fine tuning, voir Victor J. Stenger, The
280 l’impossible dialogue

miracle 51. Craignant probablement que l’ouvrage de Tipler ne vienne


ternir la crédibilité des tentatives de rapprocher la science et la théo-
logie, Ellis le critique très sévèrement; il ouvre son compte rendu dans
la revue britannique Nature en affirmant tout de go que «cet ouvrage
est sûrement le plus trompeur jamais publié». Malgré ses apparences
d’érudition et d’autorité scientifique, ce ne serait rien de moins qu’un
«chef-d’œuvre de pseudoscience». Ellis conclut sa démolition en
réaffirmant que le lecteur «ne devrait pas faire l’erreur de croire que
ce livre offre une contribution utile à la discussion des rapports entre
science et théologie52».
Ce compte rendu est probablement le plus virulent jamais publié
dans la très sérieuse revue Nature, qui aurait pu simplement ignorer
l’ouvrage. Sa publication suggère donc fortement un règlement de
comptes dans le petit milieu des scientifiques «experts» des relations
entre science et religion, visant à écarter comme non crédibles les
essais les plus délirants de certains scientifiques sur les rapports entre
Dieu et la physique contemporaine. En 2004, Ellis recevra d’ailleurs le
prix Templeton pour ses recherches sur les univers parallèles, le fonc-
tionnement de l’esprit humain, l’évolution de la complexité, «de
même que l’intersection de ces questions avec des domaines dépas-
sant les limites de la science53». Par rapport à Tipler, qui franchit allè-
grement les «limites de la science», il faut croire qu’Ellis le fait d’une

Fallacy of Fine-Tuning: Why the Universe Is Not Designed for Us, New York, Pro-
metheus Books, 2011; Mark Colyvan, Jay L. Garfield et Graham Priest, «Problems
with the Argument from Fine Tuning», Synthese, vol. 145, no 3, 2005, p. 325-
338.
51. George Ellis, «The Anthropic Principle: Laws and Environments», dans
F. Bertola et U. Curi (dir.), The Anthropic Principle, New York, Cambridge University
Press, 1993, p. 30.
52. George Ellis, «Piety in the Sky», p. 115.
53. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonprize.org/previouswinner.html.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 281

façon plus subtile et surtout plus acceptable aux yeux des dirigeants de
la Fondation…
En fait, pour atteindre son objectif de rapprocher science, théolo-
gie et religion, la Fondation Templeton doit avoir l’air crédible et donc
s’associer autant que possible des noms prestigieux. Ainsi, en suivant
la production d’ouvrages de vulgarisation de l’astrophysicien bri-
tannique Martin Rees, qui a été président de la Société royale de
Londres et astronome royal, on aurait pu prédire qu’il finirait par obte-
nir le prix Templeton. Il débute en 1989 avec Cosmic Coincidences:
Dark Matter, Mankind, and Anthropic Cosmology. Viennent ensuite les
ouvrages subtilement religieux Before the Beginning: Our Universe and
Others (1997) et Just Six Numbers: The Deep Forces that Shape the Uni-
verse (2000), qui suggèrent aussi l’ajustement fin des constantes
de la nature. Après avoir spéculé sur des univers parallèles qui, par défi-
nition, sont hors de portée de l’expérimentation, Rees se lance dans le
catastrophisme avec Our Final Century: Will the Human Race Survive
the Twenty-first Century? Curieusement, pour rendre le tout encore
plus alarmant, l’édition américaine titre plutôt Our Final Hour. L’ou-
vrage se demande, entre autres choses, si «notre destin a une significa-
tion cosmique».
La feuille de route de l’auteur semble bien correspondre aux
exigences du prix Templeton. En 2011, l’annonce est faite: Sir Mar-
tin Rees est l’heureux récipiendaire du prix Templeton pour ses
recherches «qui ont contribué à la compréhension des origines et
de la nature de l’univers». Bien que la formulation choisie évite les
termes religion ou spiritualité, l’annonce est plutôt mal accueillie par
de nombreux scientifiques qui comprennent bien que le but visé
par Templeton est d’associer un nom prestigieux aux activités d’une
fondation qui contribue à créer une confusion entre science et reli-
gion. Ainsi, Jerry Coyne, professeur d’écologie et d’évolution à l’uni-
versité de Chicago, publie un article dénonçant la manœuvre et
rappelant que «Templeton utilise son énorme richesse dans un seul
but: donner de la crédibilité à la religion en brouillant la frontière bien
282 l’impossible dialogue

délimitée avec la science». Il a compris que Rees est une «grosse


prise» pour la Fondation, car «il n’est pas seulement un professeur,
mais un baron, un ancien président de la Royal Society, directeur du
Trinity College de Cambridge et astronome royal54».
Enfin, pour sortir un peu du monde anglo-saxon et accroître
sa visibilité et son action dans le monde francophone, la Fondation a
trouvé dans le physicien et philosophe des sciences français Bernard
d’Espagnat un candidat idéal. Sa notion de «réel voilé» peut en effet
subtilement suggérer que Dieu se cache derrière le voile. Il obtient le
prix Templeton en 200955.
Dans son enquête approfondie sur les pratiques de la Fondation
Templeton, la journaliste britannique Sunny Bains a mis en évidence
le fait que la plupart des récipiendaires avaient d’abord été membres
du Conseil consultatif de la Fondation, ce qui suggère l’existence d’un
«tout petit monde» comme celui cher à David Lodge56. Ainsi, d’Es-
pagnat gravitait déjà depuis quelques années autour de la Fondation.
Il avait participé à un ouvrage collectif intitulé Science and the Search
for Meaning dirigé par Jean Staune, fondateur en 1995 de l’Université
interdisciplinaire de Paris (UIP), organisme qui fait la promotion
d’un rapprochement entre les sciences et les religions57. Publié
en 2006 sous l’égide des presses de la Fondation Templeton, cet

54. Jerry Coyne, «Martin Rees and the Templeton Travesty», The Guardian,
6 avril 2011; voir aussi Jerry A. Coyne, Faith vs. Fact: Why Science and Religion are
Incompatible, New York, Viking, 2015.
55. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonprize.org/previouswinner.html.
56. Sunny Bains, «Questioning the Integrity of the John Templeton Founda-
tion», p. 92-115.
57. Pour plus de détails sur l’UIP, voir Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Les
Créationnismes. Une menace pour la société française?, Paris, Syllepse, 2008, p. 45-53;
et, des mêmes auteurs, Enquête sur les créationnismes. Réseaux, stratégies et objectifs
politiques, Paris, Belin, 2013.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 283

ouvrage avait d’abord paru en français aux Presses de la Renaissance,


l’année précédente, sous le titre Science et quête de sens 58. En plus des
contributions de Jean Staune et de Bernard d’Espagnat, on y trouve
aussi celle de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, avec un chapitre
intitulé «Science et bouddhisme», et les textes de trois autres réci-
piendaires du prix Templeton. L’ouvrage est le fruit de rencontres
publiques et privées, en collaboration, ici encore, avec le Center for
Theology and the Natural Sciences de Berkeley 59. Staune et son UIP
ont d’ailleurs reçu plusieurs millions de dollars de la Fondation Tem-
pleton pour multiplier les discours publics sur les rapports entre
science, religion et spiritualité: 1,6 million de dollars entre 2004
et 2007 pour un projet intitulé «Science and Religion in Islam60»;
2 millions pour réaliser le projet de l’Association for the Dialogue
between Science and Theology in Romania avec le Centre internatio-
nal de recherches et études transdisciplinaires (CIRET) et l’UIP
entre 2004 et 2009 61. Enfin, l’UIP est également associée à un autre
projet de plus de 800 000 dollars intitulé «Science and Islam: an edu-
cational approach», qui s’est étendu de 2011 à 201462. Un des fruits de
ces «travaux» est l’ouvrage de Nidhal Guessoum Islam et Science,
publié en 2013 (également paru en langue anglaise), dont l’objectif est

58. Jean Staune (dir.), Science et quête de sens, Paris, Presses de la Renaissance,
2005. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
tonpress.org/content/science-and-search-meaning.
59. Jean Staune (dir.), Science and the Search for Meaning, West Conshohocken
(Penn.), Templeton Foundation Press, 2006, p. 6.
60. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/science-and-religion-in-islam.
61. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/science-and-orthodoxy; voir aussi le site site www.it4s.
ro/.
62. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/science-and-islam-an-educational-approach.
284 l’impossible dialogue

de «concilier le Coran et la science moderne», comme la «science


catholique» avait tenté de faire, sans succès, un siècle plus tôt 63. Gues-
soum est membre du conseil d’administration de la Fondation Tem-
pleton. L’auteur remercie Jean Staune, «qui n’a cessé de [l]’encourager,
de [l]e conseiller et de [l]’assister» et dont le rôle a été décisif «pour la
diffusion et la publicité autour de ce livre64». L’International Society
for Science and Religion, basée à Cambridge, profite aussi de la manne
de la Fondation Templeton et a reçu en 2007 près de 2 millions de
dollars pour distribuer des livres sur le thème «science et religion» à
travers le monde et «particulièrement en Inde, en Chine et en Europe
de l’Est65».
Pour s’assurer que son message soit très largement diffusé, la Fon-
dation a aussi créé, avec la participation de l’université de Cambridge,
un programme de formation pour les journalistes qui écrivent des
articles sur les rapports entre science et religion. Entre 2004 et 2010,
6 millions de dollars ont été octroyés à ce programme66. Les activités,

63. Nidhal Guessoum, Islam et Science. Comment concilier le Coran et la science


moderne, Paris, Dervy, 2013, p. 179. Dans la même veine de réconciliation, il publie
deux ans plus tard, chez le même éditeur, Islam, big-bang et Darwin. Les questions
qui fâchent. Il y attaque les points de vue créationnistes influents en islam, comme
celui d’Adnan Oktar (qui publie sous le nom de plume Harun Yahya), de Turquie,
qui avait fait scandale en Europe en 2007 en distribuant gratuitement dans les écoles
des milliers d’exemplaires d’un ouvrage créationniste intitulé L’Atlas de la création.
Sur cet épisode, voir Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Les Créationnismes,
p. 72-76. Notons enfin que Guessoum dit s’opposer aux approches qu’il juge trop
simplistes et même dangereuses, comme celle de Maurice Bucaille, auteur d’un
ouvrage concordiste influent paru au milieu des années 1970, La Bible, le Coran et la
science, qui prétend retrouver dans ces livres toutes les grandes découvertes de
la physique moderne.
64. Guessoum, Islam et Science, p. 292.
65. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.templeton.
org/what-we-fund/grants/the-issr-science-and-religion-library-initiative.
66. Voir la page suivante sur le site de la Fondation Templeton: www.temple-
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 285

qui se déroulent à Cambridge et à New York, consistent en une série de


conférences adressées aux journalistes par des chercheurs et autres
intellectuels choisis par les organisateurs, lesquels incluent les noms
habituels de la nébuleuse Templeton, comme John Barrow et John
Polkinghorne, deux Prix Templeton, de même que le philosophe Tariq
Ramadan, figure médiatique importante sur les questions touchant
l’Islam – pour montrer que Templeton ne se limite pas à la promotion
de la religion chrétienne. Le programme se termine par une présenta-
tion orale mais «publiable» des participants au séminaire. On devine
qu’il est plutôt improbable que ces présentations soient très critiques
envers l’idée de dialogue entre science et religion. Chaque journaliste
invité reçoit une bourse de 15 000 dollars pour sa participation, et ses
frais de transport et de séjour sont pris en charge67. En Grande-Bre-
tagne et aux États-Unis, des journalistes associés à la plupart des
grands journaux et magazines ont ainsi été invités: Washington Post,
Los Angeles Times, Discover, New Republic, New Scientist, Nature, Time,
The Chronicle of Higher Education, Scientific American, BBC World
Service. Les journaux francophones semblent avoir été épargnés…
Pour son seul programme «Science in Dialogue», la Fondation a
investi 56 millions de dollars dans 56 projets différents entre 1996
et 2013, à quoi il faut ajouter les autres millions du programme consa-
cré aux journalistes. Avec de telles sommes, qui sont astronomiques eu
égard aux montants faméliques habituellement dédiés à la recherche
en sciences humaines, on ne peut être surpris que le thème du «dia-
logue» entre science et religion, dont les visées sont apologétiques, ait
envahi non seulement l’espace public mais également les milieux uni-
versitaires.
Malgré l’utilité douteuse de la théologie naturelle pour soutenir la

ton.org/what-we-fund/grants/templeton-cambridge-journalism-fel-
lowships-and-seminars-in-science-and-religion.
67. Ibid.
286 l’impossible dialogue

foi des croyants, la résurgence du thème du «dialogue» entre science


et religion a fait renaître de leurs cendres, au début des années 2000, les
fameuses Boyle Lectures, qui avaient perdu de leur intérêt à la fin
du xixe siècle. Prononcées dans les mêmes églises St. Paul et St. Mary-
le-Bow, sous l’égide cette fois du pasteur anglican Michael Byrne, elles
portent essentiellement sur les relations entre science et religion et
non plus sur le thème, devenu archaïque, de la critique de l’athéisme
– bien que ce thème ait repris du service en 2014, en réaction à la mon-
tée, dans le monde anglo-saxon, d’un «nouvel athéisme», lui-même
une réponse à la résurgence du religieux sur la place publique depuis
les années 1980. Sur les onze dernières conférences Boyle, quatre ont
porté sur Darwin et l’évolution et réitéré les thèses de la théologie
naturelle avec des titres comme «Comment l’évolution découvre le
chant de la création». Sans surprise, on retrouve parmi les conféren-
ciers les promoteurs habituels du dialogue entre science et religion.
Ainsi le révérend John Polkinghorne, physicien et théologien, réci-
piendaire du prix Templeton, commente la conférence de Keith Ward
sur «Les mauvais usages de Darwin: la conspiration matérialiste dans
la biologie évolutionniste» en 2009, et fait sa propre conférence
en 2013 sur la question du «Dialogue entre science et religion». Deux
autres Prix Templeton participent aux Boyle Lectures en 2007 lors de la
conférence de John Barrow sur la cosmologie et les fins ultimes, com-
mentée par l’astrophysicien Martin Rees. Même si leur science ne
relève pas vraiment de la théologie, les historiens ont aussi été appelés
à contribuer aux conférences, et on y retrouve, sans surprise encore
une fois, John Hedley Brooke, qui aborde en 2010 l’héritage de Robert
Boyle, suivi d’un commentaire de son collègue Geoffrey Cantor68.

68. Les textes de ces conférences ont été publiés dans Russell Re Manning et
Michael Byrne (dir.), Science and Religion in the Twenty-First Century, Londres,
SCM Press, 2013.
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 287

L’impossible rationalisation de la foi

Les formulations modernes de la justification scientifique de l’exis-


tence d’un Dieu créateur ne changent rien au fait que la foi ne peut
relever que d’un choix personnel ou d’une inclination psychologique
dont les racines sont avant tout affectives. Au début du xxie siècle, le
pape Benoît XVI reste toutefois convaincu que le catholicisme ne doit
pas être vécu sur une base volontaire (et donc subjective), mais plutôt
rationnelle (et donc objective). Il rejette la doctrine volontariste du
franciscain Duns Scot, qui opposait à «l’intellectualisme augustinien
et thomiste» un Dieu dont les décisions «demeurent pour nous éter-
nellement inaccessibles et cachées69». Il prône plutôt une sorte de
retour à la conception rationaliste de la foi incarnée par Thomas
d’Aquin, laquelle s’accommode bien de la nouvelle théologie natu-
relle. Alors que ce dernier a pu construire un système rationnel en
l’adossant à la science de son époque, fondée sur la philosophie d’Aris-
tote, ce système d’une grande cohérence s’est en fait effondré
au xviie siècle avec l’avènement de la science moderne et la diffusion
de l’atomisme. À partir de ce moment, la science n’était plus en har-
monie avec les dogmes de l’Église chrétienne. Celle-ci, on l’a vu, au
lieu d’adapter son discours aux nouvelles sciences, a préféré nier leur
pertinence et s’accrocher à ses dogmes. Même la science historique,
qui a permis d’historiciser la Bible et d’en faire un document parmi
d’autres écrits par des humains, a dû attendre longtemps avant d’être
considérée comme légitime au sein de l’Église romaine. Et ne disons
rien de la possibilité d’historiciser le Coran de la même façon, chemin

69. Benoît XVI, «Foi, raison et université: souvenirs et réflexions», conférence de


Ratisbonne, 12 septembre 2006. Je cite la version française disponible sur le site
Internet du Vatican. Sur l’opposition entre Duns Scot et Thomas d’Aquin, voir Yves
Gingras, «Duns Scot vs Thomas d’Aquin: le moment québécois d’un conflit multi-
séculaire», Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, nos 3-4, 2009, p. 377-406.
288 l’impossible dialogue

semé d’embûches pour ceux qui osent s’y aventurer. Comment en


effet porter un regard historique objectif, et donc extérieur, sur un
ouvrage considéré comme ayant été dicté, littéralement, par Dieu?
L’application systématique de la raison aux doctrines religieuses et
à leurs textes sacrés n’a pu mener qu’à remettre en cause la plausibilité
et surtout la rationalité des croyances en un au-delà et surtout en un
Dieu personnel «bon et miséricordieux» qui aurait dicté ses lois à des
«prophètes». Une étape cruciale de cette remise en question de la
rationalité d’un Dieu de miséricorde est survenue au milieu
du xviiie siècle, lorsque le rationalisme européen a atteint son sommet.
Le tremblement de terre qui survient à Lisbonne le 1er novem-
bre 1755 engloutit plusieurs dizaines de milliers de personnes,
certaines alors même qu’elles priaient dans des églises en ce jour de
la Toussaint. Le cataclysme incite Voltaire à écrire un long poème «Sur
le désastre de Lisbonne» dont l’extrait suivant pose clairement l’inso-
luble question de la justification du mal (ou plutôt de son impossible
justification):

Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,


Qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains?
Quel œil peut pénétrer dans ses profonds desseins?
De l’Être tout parfait le mal ne pouvait naître;
Il ne vient point d’autrui, puisque Dieu seul est maître:
Il existe pourtant. Ô tristes vérités!
Ô mélange étonnant de contrariétés!

Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les dévastations


provoquées par le tsunami survenu dans l’océan Indien le 26 décem-
bre 2004 (le lendemain de la fête de Noël), qui a emporté plus
de 200 000 personnes, a amené certains croyants à se poser des ques-
tions sur les actions (ou inactions) de leur Dieu. Ainsi, l’archevêque de
Canterbury, chef de l’Église anglicane, avoue qu’une telle tragédie le
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 289

«porte à douter de l’existence de Dieu70». Mais comme il vaut mieux


regarder le bon côté des choses, d’aucuns ont préféré voir l’action
divine dans la solidarité internationale qui a suivi la catastrophe,
comme si l’humanisme présupposait la foi en un Dieu… Enfin, le
Dieu des musulmans ne semble pas plus humain envers ses partisans,
au vu des milliers de personnes qui périssent régulièrement lors du
pèlerinage à La Mecque. La catastrophe survenue le 24 septembre 2015
a coûté la vie à plus de 2 000 personnes. Curieusement, ces décès sur-
viennent le plus souvent au moment du rituel de la lapidation de
Satan, dans la vallée de Mina, dans l’ouest de l’Arabie saoudite.
Comme l’explique le journal Le Monde, «ce rituel consiste à jeter sept
pierres le premier jour de l’Aïd el-Kébir sur une grande stèle représen-
tant Satan, et 21 pierres le lendemain ou le surlendemain sur trois
stèles – grande, moyenne, petite». Le journaliste ajoute: «Sur les sept
accidents majeurs ayant endeuillé le pèlerinage depuis 1990, six ont eu
lieu lors de ce rituel, le dernier remontant à janvier 2006
quand 364 pèlerins ont péri dans une bousculade à Mina71.» Il n’est
donc pas impossible que ce soit bel et bien l’œuvre de Satan et non de
Dieu…

La raison a-t-elle des limites?

Benoît XVI a très bien compris que l’avènement de la science moderne


a eu des effets importants sur les rapports entre foi et raison. Dans sa
célèbre conférence de Ratisbonne du 12 septembre 2006 – que les
médias ont réduite à tort à une simple attaque contre la foi musul-

70. Le Devoir, 5 janvier 2005.


71. Le Monde, «L’Arabie saoudite critiquée après la mort d’au moins 717 pèlerins
près de La Mecque», 24 septembre 2015. Le nombre de 2 223 morts sera annoncé
un mois plus tard (Le Devoir, 23 octobre 2015).
290 l’impossible dialogue

mane alors qu’elle est essentiellement consacrée à la question des rap-


ports entre raison et foi –, il se dit convaincu qu’en excluant la ques-
tion de Dieu du domaine de la raison l’Occident s’est égaré 72. Le
criticisme kantien est pour lui l’élément marquant de cette pensée qui
a ensuite été radicalisée par les sciences de la nature. Ce mouvement a
entraîné une «réduction du rayon de la science et de la raison, qu’il
faut mettre en question». Car, croit-il, si la science se résume à son
contenu positif et réfutable (il cite ici le philosophe Karl Popper),

les interrogations proprement humaines, «d’où venons-nous», «où


allons-nous», les questions de la religion et de l’éthique, ne peuvent
alors trouver place dans l’espace de la raison commune, délimitée par
la «science» ainsi comprise, et doivent être renvoyées au domaine
de la subjectivité. Au nom de ses expériences, le sujet décide ce qui
lui semble acceptable d’un point de vue religieux, et la «conscience»
subjective devient, en définitive, l’unique instance éthique. Cepen-
dant, l’éthique et la religion perdent ainsi leur force de construire une
communauté et tombent dans l’arbitraire73.

Ne voyant de possibilité de fondement à l’éthique et à la morale


que dans une raison éclairée par Dieu, il affirme de façon péremptoire
que «ce qui nous reste de tentatives éthiques fondées sur les lois de
l’évolution ou de la psychologie et de la sociologie est tout simplement
insuffisant». Pis encore: «Une raison qui reste sourde au divin et
repousse la religion dans le domaine des sous-cultures est inapte au
dialogue des cultures.» Pourquoi une éthique purement laïque serait-
elle insuffisante? Pourquoi le dialogue des cultures est-il impossible à

72. Pour une analyse critique, voir Jean Bollack, Christian Jambet et Abdelwahab
Meddeb, La Conférence de Ratisbonne. Enjeux et controverses, Montrouge, Bayard,
2007.
73. Benoît XVI, «Foi, raison et université».
qu’est-ce qu’un «dialogue» entre science et religion? 291

ceux qui n’entendent rien au divin? Le lecteur curieux ne le saura


point et devra se contenter de ces affirmations lapidaires qui ressem-
blent à des injonctions à suivre le pape dans la seule voie éclairée:
la sienne.
Voulant se faire rassurant, Benoît XVI affirme qu’il «n’est pas
question de recul ni de critique négative, mais d’élargissement
de notre conception et de notre usage de la raison. Car, tout en nous
réjouissant beaucoup des possibilités de l’homme, nous voyons aussi
les menaces qui surgissent de ces possibilités et nous devons nous
demander comment les maîtriser». Or, le problème est simple: si la
science a mis la foi hors-jeu, c’est bien parce que la raison ne peut
la fonder. L’astuce est donc ici d’affirmer par un fiat doctrinaire une
liaison intime entre foi et raison tout en soumettant subtilement la
seconde à la première, qui seule permettrait d’éviter les dérapages
d’une raison laissée à elle-même. Nous ne pourrions maîtriser les
menaces que font peser sur l’humanité les nouvelles prouesses de
la science «que si foi et raison se retrouvent d’une manière nouvelle,
si nous surmontons la limitation autodécrétée de la raison à ce qui est
susceptible de falsification dans l’expérience et si nous ouvrons de
nouveau à la raison tout son espace». De même, pour répondre à la
question «pourquoi en est-il ainsi?», question justement repoussée
hors du champ de la science, et au lieu de «tout simplement accepter
comme un donné la structure rationnelle de la matière», le pape
demande aux sciences de la nature de s’ouvrir «à d’autres niveaux et à
d’autres façons de penser – à la philosophie et à la théologie». En
somme, il propose de revenir à un monde pré-kantien, en liant ainsi
sans crier gare, comme si cela allait de soi, philosophie et théologie,
deux siècles après que Kant a défendu, dans son célèbre texte de 1798
sur le conflit des facultés (discuté au chapitre premier), l’autonomie
de la philosophie par rapport à la théologie.
Il s’agit en quelque sorte d’un nouvel avatar du concordisme qui
cherche toujours à unir les sciences à la foi, sachant que les premières
sont plus crédibles que la seconde. Mais au lieu des tentatives habi-
292 l’impossible dialogue

tuelles d’interpréter les sciences les plus récentes dans un sens qui
conforte la théologie catholique, le pape demande plus directement de
soumettre la raison aux limites que pourrait lui imposer la foi. Il tente
ainsi de construire une machine à remonter le temps vers un passé
heureusement révolu. Et s’il est vrai, comme d’aucuns aiment à le pro-
clamer, que la raison a des limites et qu’elle «devrait être maintenant
placée sous surveillance74», le problème est qu’on ne dit pas où se
situe exactement cette limite et surtout qui doit la maintenir à l’inté-
rieur de ses frontières. Pour Benoît XVI, la réponse implicite est claire:
c’est la foi qui surveille la raison, tout comme celle-ci surveille la foi.
Or, cette symétrie affichée cache une asymétrie fondamentale qu’il
faut relever. Alors que l’adhésion à une religion est un acte individuel
et privé, la raison est publique et accessible à tous les êtres humains
normalement constitués. En ce sens, la raison est universelle et démo-
cratique, alors que la foi est privée et autocratique. Si la discussion
rationnelle peut éventuellement mener à un consensus, on voit mal
comment la foi peut faire consensus alors que les religions sont mul-
tiples et se dénoncent mutuellement. Encore une fois, seule une pen-
sée molle qui joue sur l’ambiguïté des termes dialogue et ouverture
peut faire passer pour un échange constructif ce qui est ultimement
une tentative d’imposer un arbitraire religieux au nom des «limites»,
jamais clairement définies, de la raison. En fait, l’appel du pape au
«dialogue» cache mal une exigence de soumission de la raison à la foi.

74. Joseph Ratzinger, «Démocratie, droit et religion», Esprit, juillet 2004, p. 23.
les croYances contre les sciences 293

CHAPITRE 7

Les croyances contre les sciences

Le savoir est d’une matière plus dure que la foi, si bien


que, s’ils s’entrechoquent, c’est la foi qui se brise.
schopenhauer1

a période des Trente Glorieuses (1945-1975) marque l’apogée de

L la croyance au progrès par le développement scientifique. Depuis


le milieu des années 1970 on assiste plutôt à ce que le politologue
Gilles Kepel a appelé «la revanche de Dieu2», mouvement mondial
qui s’accompagne d’une remise en question de l’autorité jusque-là
accordée à la science et aux scientifiques. On peut y voir une forme de
néoromantisme, comparable au mouvement qui a suivi le siècle des
Lumières au début du xixe siècle. Il est en effet devenu courant d’op-
poser la puissance de guérison «naturelle» du corps humain – assis-
tée par une spiritualité adéquate – aux divers produits «chimiques»
de la médecine moderne, ou encore la «spiritualité» et les «savoirs

1. Arthur Schopenhauer, Sur la religion, Paris, Flammarion, 2010, p. 118.


2. Gilles Kepel, La Revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête
du monde, Paris, Seuil, 1991.
294 l’impossible dialogue

traditionnels et ancestraux» à la science dite «occidentale», ramenée


ainsi à un particularisme comme un autre. La montée en puissance
des groupes religieux fondamentalistes qui font pression sur les auto-
rités civiles entraîne ainsi une marginalisation de la science. Alors que
la science, et le rationalisme qu’elle incarne, visent – sans toujours
l’atteindre – l’universel comme idéal régulateur, les groupes qui refu-
sent la science au nom de leurs croyances se fondent sur une vision
particulariste du monde qui met en avant leurs différences, leurs sin-
gularités culturelles et religieuses.
L’opposition entre particularisme et universalisme est visible dans
les conflits qui mettent aux prises, depuis les années 1980, d’un côté les
archéologues et les anthropologues et de l’autre divers groupes reli-
gieux ou autochtones qui revendiquent dans de nombreux pays
– dont Israël, l’Australie et les États-Unis – le contrôle exclusif des
ossements humains trouvés sur leurs territoires, même lorsqu’ils
datent de plusieurs milliers d’années3. Dans la foulée de la montée des
revendications des droits des Autochtones au cours des années 1960
et 1970, ces derniers ont revendiqué leurs droits ancestraux sur leurs
terres et se sont définis en fonction de leurs cultures et de leurs spiri-
tualités singulières. Cela s’est généralement traduit par l’adoption de
lois régissant les recherches archéologiques et la gestion des objets
ainsi découverts sur les territoires occupés ou revendiqués par les
Autochtones.
En Australie, par exemple, au milieu des années 1980, les représen-
tants des Aborigènes ont obtenu que l’université de Melbourne leur
rende des centaines d’ossements humains datant de neuf à treize mille
ans4. Dix ans plus tard, ceux de Tasmanie ont obtenu du gouverne-

3. Peter R. Afrasiabi, «Property Rights in Ancient Skeletal Remains», Southern


California Law Review, vol. 70, 1997, p. 805-839.
4. Natalie Angier et John Dunn, «Burying Bones of Contention», Time, vol. 124,
10 septembre 1984, p. 36.
les croYances contre les sciences 295

ment qu’il leur rende d’autres ossements humains datant de douze à


dix-sept mille ans, pour qu’ils soient retournés à leurs terres ances-
trales de façon à «guérir» le site qui aurait été profané par les cher-
cheurs. Pour le porte-parole des Aborigènes, ce choix ne regarde en
rien les scientifiques et est conforme à leurs traditions et à leurs valeurs
spirituelles5. À la même époque, à la suite de pressions des juifs ultra-
orthodoxes d’Israël, tous les ossements humains qui relevaient du
ministère des Antiquités ont été mis sous la gouverne du ministère des
Affaires religieuses. Pour le directeur des Antiquités, Amir Drori, ce
transfert «sonne le glas de l’anthropologie en Israël». Mais selon
le directeur de l’Association pour la protection de la sainteté des
morts, le rabbin Meir Rogosnitzky, le corps et l’âme demeurent, dans
la religion juive, connectés après la mort, et les recherches scientifiques
ne justifient pas la «violation traumatique» produite par les interven-
tions effectuées sur les ossements. Heureusement pour les scienti-
fiques qui se concentrent sur les néandertaliens et les premiers Homo
sapiens, les Juifs orthodoxes ne s’intéressent pas aux restes qui datent
de plus de 5 000 ans, car, selon eux, l’humanité ne débute qu’à cette
époque6.
Comme le note la journaliste Virginia Morell, depuis les
années 1980, «les archéologues et les anthropologues du monde
entier font la malheureuse découverte que les gouvernements accor-
dent une plus grande importance aux traditions culturelles et aux
croyances religieuses qu’à la recherche scientifique7». S’il est certain
que des considérations politiques et électoralistes locales ont influencé
ces décisions, il demeure que celles-ci fournissent des bases légales aux
groupes qui veulent faire passer leurs convictions idéologiques et reli-

5. Virginia Morell, «Who Owns the Past?», Science, vol. 268, 9 juin 1995,
p. 1424-1426.
6. Ibid., p. 1424.
7. Ibid., p. 1424.
296 l’impossible dialogue

gieuses avant la recherche scientifique. Ces particularismes s’opposent


frontalement aux anthropologues qui considèrent plutôt que les
ossements appartiennent à l’histoire universelle de l’humanité et non
à un à groupe en particulier 8. Un rapport de 1979 préparé par l’Asso-
ciation pour l’anthropologie physique au Canada exprime bien cette
conception universaliste de la science: «Entraver ou restreindre les
recherches archéologiques sur les restes de squelettes humains en rai-
son des opinions religieuses de certains individus exige que la vaste
majorité de l’humanité, y compris les peuples autochtones du Canada,
soit privée des bénéfices que la recherche scientifique sur les morts
peut offrir aux vivants9.»
D’un côté, archéologues, préhistoriens et anthropologues veulent
donc objectiver les ossements afin, entre autres choses, d’en apprendre
davantage sur les migrations humaines qui ont marqué le peuplement
de la Terre. Pour cela ils doivent les considérer comme des artefacts
qu’ils peuvent manipuler et traiter pour en extraire des informa-
tions permettant de répondre à leurs questions: quel est leur ADN,
qu’ont-ils mangé, quelles maladies ont-ils contractées, etc. Tout cela se
fonde sur l’idée que les humains se sont transformés au fil du temps et
de leurs déplacements géographiques, depuis les premiers Homo
sapiens jusqu’à nos jours.
De l’autre côté, des groupes religieux et autochtones rejettent
l’idée d’objectiver les ossements découverts, qu’ils considèrent
«sacrés». Ils s’interdisent ainsi de les manipuler et de les altérer pour
en tirer des connaissances. La question de leurs origines réelles, c’est-
à-dire confirmées par des données empiriques soumises à la critique

8. Ibid., p. 1425.
9. Jerome S. Cybulski, Nancy S. Ossenberg et William D. Wade, «Committee
Report: Statement on the Excavation, Treatment, Analysis and Disposition of
Human Skeletal Remains from Archaeological Sites in Canada», Canadian Review
of Physical Anthropology, vol. 1, no 1, 1979, p. 36.
les croYances contre les sciences 297

scientifique, est pour eux sans importance réelle. Pour les création-
nistes, par exemple, les êtres humains descendent directement
d’Adam et d’Ève il y a environ six mille ans. Pour plusieurs tribus
autochtones d’Amérique du Nord, leurs ancêtres auraient toujours
vécu sur leur territoire actuel. Ils rejettent ainsi l’idée d’une migration
d’Eurasie (et, au départ, d’Afrique) via le détroit de Béring ou l’océan
Pacifique, il y a plus de douze mille ans, hypothèse pourtant confirmée
par de nombreuses fouilles archéologiques et découvertes d’osse-
ments humains depuis des décennies.
La découverte en 1996 de «l’homme de Kennewick» a contribué
à renforcer la théorie d’une voie migratoire via l’océan Pacifique. La
controverse entourant ce squelette complet datant d’environ neuf
mille ans, qui a opposé des anthropologues américains aux tribus
indiennes habitant la région (le sud de l’État de Washington), illustre
parfaitement une vérité fondamentale énoncée par le sociologue Max
Weber au début du xxe siècle: «La croyance en la valeur de la vérité
scientifique est un produit de certaines civilisations et n’est pas une
donnée de la nature10.» Or, comme nous allons le voir, c’est bien
un conflit de paradigmes, définissant une conception globale du
monde, pour employer le terme du philosophe Thomas Kuhn, qui
s’exprime dans le débat juridique sur la propriété légitime des restes
de l’homme de Kennewick. Et c’est un juge qui, pour trancher le litige,
a dû faire de l’épistémologie.

L’affrontement de deux cultures

Aux États-Unis, à partir des années 1970, les revendications des


Autochtones concernant la profanation de leurs cimetières ont amené

10. Max Weber, Essais sur la théorie de la science, traduction de l’allemand et intro-
duction de Julien Freund, Paris, Plon, 1965, p. 211.
298 l’impossible dialogue

le Congrès fédéral à voter en 1990 le Native American Grave


Protection and Repatriation Act, mieux connu par son acronyme:
NAGPRA11. Cette loi édicte, essentiellement, que si des ossements
humains sont trouvés sur des territoires autochtones, ils doivent,
s’ils sont revendiqués par un groupe et présentent une affiliation
culturelle avec eux, leur être rendus. La loi visait d’abord à s’assurer
que lorsque des restes humains provenant d’anciens cimetières
autochtones sont découverts lors d’excavations, ils soient traités avec
respect et remis aux représentants des tribus indiennes habitant
encore sur le territoire et avec lesquelles les restes ont le plus d’«affini-
tés culturelles12». À la même époque, plusieurs États ont également
adopté des lois analogues.
Les conséquences de ces lois pour le monde de la recherche
se font sentir à compter du milieu des années 1990, quand les
quelque 5 000 institutions subventionnées par le gouvernement fédé-
ral se voient ordonner de dresser et de faire connaître aux Autochtones
concernés la liste des artefacts funéraires divers et des ossements
humains en leur possession. Les divers groupes autochtones peuvent
ainsi réclamer le retour des objets qu’ils considèrent sacrés ou cultu-
rellement importants13. Contrairement aux juifs orthodoxes d’Israël
qui ne réclament pas les ossements datant de plus de 5 000 ans, les
jugeant hors de leur civilisation, les autochtones des États-Unis,
comme le note l’un de leurs représentants, «refusent toute date fron-
tière artificielle décidée par des scientifiques pour les séparer de leurs

11. Douglas H. Ubelaker et Lauryn Guttenplan Grant, «Human Skeletal


Remains: Preservation or Reburial?», Yearbook of Physical Anthropology, vol. 32,
1989, p. 249-287.
12. David H. Thomas, Skull Wars. Kennewick Man, Archaeology, and the Battle for
Native American Identity, New York, Basic Books, 2000, p. 214-215.
13. Virginia Morell, «An Anthropological Culture Shift», Science, vol. 264,
1er avril 1994, p. 20.
les croYances contre les sciences 299

ancêtres14». En Idaho, sur la base d’une loi similaire au NAGPRA


adoptée par cet État en 1992, un squelette féminin datant de plus de
dix mille ans a été réenterré par les Bannocks, trois ans après sa décou-
verte par les archéologues. Ce squelette était l’un des mieux préservés
des quelque vingt-cinq trouvés aux États-Unis et ayant plus de huit
mille cinq cents ans15. De nombreux ossements de cette nature ont
depuis été enterrés dans plusieurs États américains et d’autres cas
demeurent en litige16.
Il existe bien sûr des cas de collaboration entre les deux groupes,
qui permettent de réaliser des études scientifiques avant que les osse-
ments ne soient réenterrés, mais ces compromis sont également
contestés par ceux qui, invoquant les progrès techniques, s’opposent à
la suppression pure et simple de preuves scientifiques17. Ces cas de
compromis semblent d’ailleurs fonctionner pourvu que les conclu-
sions des anthropologues viennent confirmer les points de vue déjà
ancrés dans la culture des groupes impliqués. Ainsi, un représentant
des Umatilla, qui revendiquent l’homme de Kennewick, répond à
ceux qui considèrent qu’en enterrant ce squelette ils détruiraient des
preuves de leur propre histoire qu’en fait ils connaissent déjà leur his-
toire, qui est «transmise par les anciens et les pratiques religieuses».
Pour lui, si le squelette a plus de neuf mille ans, cela ne fait que confir-
mer leur histoire orale selon laquelle les Umatilla occupent ces terres

14. Ibid., p. 20.


15. Ibid., p. 21.
16. Voir par exemple le conflit, similaire à celui de l’homme de Kennewick, qui
oppose l’université de Californie à San Diego aux Autochtones de la nation
Kumeyaay: «UCSD Backs Off On Bone Bid», Science, vol. 324, 17 avril 2009,
p. 317; Jef Akst, «Bones Won’t Be Buried Yet», The Scientist, 10 mai 2012; Helen
Shen, «Ancient Bones Stay Put for Now in California Lawsuit», Nature, 8 mai 2012.
17. Andrew Lawler, «A Tale of Two Skeletons», Science, vol. 330, 8 octobre 2010,
p. 171.
300 l’impossible dialogue

depuis le début des temps18. Enfin, lorsqu’elle existe, la collaboration


se fait avec des groupes qui ne remettent pas en cause les techniques
scientifiques reconnues et acceptent donc le paradigme scientifique.
Ce qui pose problème, ce sont plutôt les cas d’opposition radicale
entre points de vue incommensurables, lesquels font bien ressortir les
limites du dialogue entre une approche scientifique et empirique du
passé et une conception mythique du monde fondée uniquement sur
la culture ancestrale, sans égard aux confirmations empiriques ren-
dues possibles par la recherche archéologique. L’avocat des Umatilla
résume bien la situation: «Les membres de la tribu croient qu’ils ont
toujours habité ici. Selon leurs récits de création, ils ont été créés par le
coyote ou un autre animal parmi ceux qui sont indigènes en ces lieux
et qui ont toujours été là. Et ces récits de création doivent être respec-
tés19.» Bien sûr, «respecter» signifie ici «accepter» et donc «donner
raison». Mais, comme le soulignait déjà Ernest Renan au milieu du
xixe siècle, la science est synonyme de critique rationnelle, et «la cri-
tique ne connaît pas le respect; pour elle, il n’y a ni prestige, ni mystère.
Elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les voiles. Cette irrévé-
rencieuse puissance, portant sur toute chose un œil ferme et scruta-
teur, est, par son essence même, coupable de lèse-majesté, divine et
humaine20». En d’autres termes, toute découverte scientifique qui
remet en cause des croyances fortement ancrées dans une culture
risque de générer des conflits et des dialogues de sourds21.
C’est dans ce contexte de réclamation de biens culturels autoch-

18. Thomas, Skull Wars, p. 239.


19. Martin Kaste, «“Kennewick” Case Fails to End Battle over Bones», NPR,
12 juin 2005, en ligne: www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=4699997.
20. Renan, L’Avenir de la science, p. 112-113.
21. Marc Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris,
Mille et une nuits, 2008; Yves Gingras (dir.), Controverses. Accords et désaccords en
sciences humaines et sociales, Paris, CNRS, 2014.
les croYances contre les sciences 301

tones que ce qu’il est convenu d’appeler l’homme de Kennewick a été


découvert par hasard sur les rives du fleuve Columbia, près de
Kennewick, dans l’État de Washington, à la fin du mois de juillet 1996.
Le squelette a aussitôt fait l’objet d’une enquête du coroner. Appli-
quant les techniques habituelles de datation, l’archéologue local,
James Chatters, appelé à collaborer à l’identification du squelette que
l’on croyait dater de quelques centaines d’années seulement, a soumis
un échantillon du cinquième métacarpe de la main gauche au pro-
cédé de datation au carbone.
Selon ces mesures de datation, l’homme de Kennewick aurait
entre 8 230 et 9 200 ans22. Cette découverte en fait le squelette le plus
complet, le mieux conservé et l’un des plus anciens sur le territoire des
États-Unis. Il a donc une très grande valeur archéologique et anthro-
pologique, car il vient appuyer la thèse selon laquelle le peuplement de
l’Amérique serait plus ancien que ce que l’on croyait et aurait suivi
une route différente de celle passant par le détroit de Béring. Surtout,
les premières observations du crâne suggèrent qu’il n’est probable-
ment pas un ancêtre direct des tribus indiennes qui habitent encore
aujourd’hui le nord-ouest des États-Unis mais qu’il leur serait anté-
rieur; il serait originaire des îles du Pacifique23.
Manque de chance, le squelette repose sur un territoire fédé-
ral occupé et revendiqué par des tribus autochtones et géré par le
Corps des ingénieurs de l’Armée américaine. Il est donc soumis à la loi
NAGPRA. Dès l’annonce de l’âge de l’homme de Kennewick, ses restes
sont aussitôt réclamés par les représentants de la Confédération
des tribus Umatilla pour qu’ils soient retournés à la terre selon leurs
coutumes ancestrales. Le Corps des ingénieurs responsables du terri-

22. James C. Chatters, «The Recovery and First Analysis of an Early Holocene
Human Skeleton from Kennewick, Washington», Society for American Archaeology,
vol. 65, no 2, 2000, p. 291-316.
23. Pour plus de détails, voir Thomas, Skull Wars.
302 l’impossible dialogue

toire ne voulant pas de problèmes avec les représentants des tribus


indiennes de la région (les États de Washington, de l’Idaho et de l’Ore-
gon), les autorités mettent aussitôt en branle le processus d’applica-
tion de la loi, appuyés en cela par le gouvernement fédéral. Quelques
jours avant que le squelette ne soit transféré pour des analyses appro-
fondies sous la direction de Douglas Owsley au département d’an-
thropologie physique de la Smithsonian Institution, le Corps des
ingénieurs ordonne l’arrêt de toute manipulation des ossements.
Face au refus de leur donner la permission d’étudier ces ossements
et redoutant de perdre définitivement l’accès à une source de données
uniques sur l’histoire du peuplement américain, Owsley et un groupe
d’anthropologues associés aux universités du Michigan et de l’Ore-
gon demandent à la cour du district de l’Oregon, dès le mois d’oc-
tobre 1996, d’émettre une injonction empêchant le Corps des ingé-
nieurs de remettre le squelette aux tribus qui l’ont réclamé. Parmi les
plaignants on trouve l’anthropologue Rob Bonnichsen, de l’université
d’État de l’Oregon, qui a déjà subi les effets de la nouvelle loi. En effet,
après avoir découvert en 1994, sur un site archéologique du Montana,
des fragments de cheveux, il se les était vus réclamer par une tribu
locale en application de la loi NAGPRA. Bien qu’il considérait que ces
restes n’avaient pas été enterrés dans un cimetière, et n’étaient donc
pas couverts par la loi, il avait dû en rendre une partie au FBI, chargé
par les responsables de la loi de les analyser pour confirmer qu’ils
étaient d’origine humaine24.
L’argument juridique des scientifiques repose sur le fait que la loi
fédérale suppose qu’il faut d’abord démontrer qu’il existe une «affilia-
tion culturelle» significative entre l’objet trouvé et le groupe autoch-
tone qui le réclame. Pour sa part, le gouvernement croit que tout ves-

24. Virginia Morell, «A Tangled Affair of Hair and Regulations, Science, vol. 268,
9 juin 1995, p. 1425; «Pulling Hair from the Ground», Science, vol. 265, 5 août 1994,
p. 741.
les croYances contre les sciences 303

tige archéologique d’avant 1492 est par définition affilié aux groupes
autochtones qui habitent encore aujourd’hui sur les lieux. Les anthro-
pologues font valoir qu’il n’existe aucune preuve scientifique de liens
culturels ou génétiques significatifs remontant à plus de neuf mille
ans qui puissent permettre de trancher en faveur des Autochtones. Au
contraire, seule l’étude détaillée des restes permettrait d’établir une
telle affiliation.

Quand les juges se font épistémologues

Une longue saga judiciaire s’en est suivie, qui s’est terminée en 2004
par la confirmation par un tribunal d’appel du jugement de première
instance qui, dès 1997, donnait raison aux scientifiques. La cour a en
effet conclu qu’aucune preuve substantielle d’affiliation culturelle ou
génétique entre le squelette et les tribus autochtones qui le réclament
n’avait été fournie. Les trois juges de la Cour d’appel fédérale confir-
ment donc l’analyse de leur collègue de première instance voulant
qu’une distance de huit à neuf mille ans «entre la vie de l’homme de
Kennewick et le présent est trop longue pour pouvoir être comblée
simplement par les récits de la tradition orale25». Au nom de ses collè-
gues, le juge Gould ajoute que le seul argument en faveur d’un lien
culturel possible entre les Indiens américains actuels et l’homme de
Kennewick repose sur l’histoire orale. Or, les experts ont «démontré
que ces histoires orales changent relativement vite, qu’elles peuvent se
fonder sur des observations et déductions ultérieures des caractères
géologiques (plutôt que sur des témoignages de première main des
événements anciens), et que ces histoires orales peuvent provenir
d’une culture autre que celle à laquelle l’homme de Kennewick appar-

25. Bonnichsen v. United States, US Court of Appeals, Ninth Circuit,


nos 02-35996, 2004, section IV.
304 l’impossible dialogue

tenait26». Pour toutes ces raisons, le juge conclut que la loi NAGPRA
ne s’applique pas et que les scientifiques peuvent se remettre à l’étude
de la morphologie crânienne, de l’ADN, des dents et du régime ali-
mentaire de l’homme de Kennewick, dont les ossements sont depuis
conservés au Burke Museum of Natural History, sur le campus de
l’université de Washington à Seattle27.
L’enjeu fondamental de cette controverse, qui dépasse les arguties
juridiques sur les détails de la formulation de la loi dont l’application
était contestée, n’a pas échappé au juge Gould:

[D]u point de vue des scientifiques, ce squelette est une source irrem-
plaçable d’informations sur les premières populations du Nouveau
Monde, qui mérite une enquête scientifique attentive pour faire pro-
gresser la connaissance sur ces temps lointains. Par contre, du point
de vue des tribus indiennes, le squelette est celui d’un ancêtre qui,
selon les traditions religieuses et sociales des tribus, doit être enterré
immédiatement, sans autre étude28.

Or, ce dernier point de vue n’est pas sans conséquences pour la


recherche scientifique. Comme le font remarquer au tribunal les avo-
cats de la Pacific Legal Foundation venus appuyer la cause des scienti-
fiques, «il doit arriver un moment à partir duquel un squelette cesse
d’être un parent et devient un artefact. Sans cela, toute l’archéologie
devrait s’arrêter29».

26. Ibid.
27. Voir la page suivante sur le site du musée: www.burkemuseum.org/kman/.
28. Bonnichsen v. United States, introduction.
29. Brief Amicus Curia of Pacific Legal Foundation in Support of Plaintiffs-
Appellees Robson Bonnichsen et al., no 02-35996, United States Court of Appeals
for the Ninth Circuit, 2003.
les croYances contre les sciences 305

Des visions du monde incommensurables

D’un côté, les tribus indiennes rejettent «la notion que la science est la
réponse à tout et donc qu’elle devrait avoir préséance sur les droits
religieux et les croyances des citoyens américains30». De l’autre, les
archéologues et les anthropologues considèrent qu’il «existe un droit
d’étudier ces squelettes et d’apprendre ainsi des choses sur ces per-
sonnes31». Cette dernière vision du monde favorise le droit de
connaître par les moyens de la science. En archéologie et en anthropo-
logie, cela signifie manipuler des ossements afin, entre autres choses,
d’en apprendre davantage sur les origines du peuplement américain.
La première conception favorise plutôt les croyances fondées sur les
traditions orales et les pratiques coutumières. Le rapport entre
«savoir» et «croire» est alors inversé, comme dans cette affirmation
d’un porte-parole des Lakotas au début de la controverse sur l’homme
de Kennewick: «Nous n’avons jamais demandé à la science de déter-
miner nos origines. Nous savons parfaitement d’où nous venons.
Nous descendons du peuple Bison. Il est sorti des profondeurs de la
terre, après que des esprits surnaturels eurent rendu ce monde habi-
table pour les hommes. Si les non-Indiens préfèrent croire qu’ils des-
cendent du singe, c’est leur affaire. Mais essayez seulement de me trou-
ver cinq Lakotas qui croient en la science et en l’évolution32.»
Comme le note l’anthropologue David H. Thomas dans son
ouvrage consacré à cette controverse, la loi elle-même (le NAGPRA)
ne dit pas comment «choisir entre les visions du monde différentes».

30. Don Sampson, «Ancient One/Kennewick Man: Tribal Chair Questions


Scientists’ Motives and Credibility», 21 novembre 1997, en ligne: introductionto-
archaeology.files.wordpress.com/2013/11/ancient-one-motives-and-credibi-
lity-kman2.pdf.
31. The New York Times, 5 février 2004.
32. George Johnson, «Indian Tribes’ Creationists Thwart Archeologists», The
New York Times, 22 octobre 1996, nous soulignons.
306 l’impossible dialogue

Le critère de la «prépondérance des preuves» ne permet pas de


«résoudre le conflit entre les systèmes de croyance fondés sur la
science et ceux fondés sur la tradition, leurs notions de “preuve” pou-
vant être totalement incompatibles33». On se trouve ici en présence
de ce que Max Weber appelait «le combat éternel que les dieux se font
entre eux», et confrontés à «l’incompatibilité des points de vue
ultimes possibles, l’impossibilité de régler leurs conflits et par consé-
quent la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre34». Il ne
peut donc y avoir de véritable dialogue permettant de progresser, et
seul un tribunal peut alors trancher au regard des lois existantes. Dans
le cas de l’homme de Kennewick, les juges ont penché en faveur des
scientifiques. Ils auraient pu conclure en faveur du gouvernement
fédéral et des Autochtones, ce qui aurait conduit à un tout autre
dénouement: on aurait rendu les ossements, il y aurait eu une céré-
monie, puis les restes humains tant prisés par les anthropologues
auraient été enterrés, emportant ainsi avec eux leurs secrets.
Depuis 1990, plusieurs restes humains datant de sept à dix mille ans
ont ainsi été rapatriés et enterrés, faisant disparaître à tout jamais des
objets d’étude précieux pour les archéologues et les anthropologues35.
Il ne semble pas que le passage du temps permette à lui seul de
combler le fossé épistémologique séparant ces deux modes de pensée.
À l’automne 2012, l’anthropologue Douglas Owsley, qui a fait partie
dès le début du groupe de chercheurs ayant poursuivi le gouverne-
ment fédéral, a présenté les résultats des recherches sur l’homme de
Kennewick devant des représentants des tribus autochtones qui

33. Thomas, Skull Wars, p. 242-243.


34. Max Weber, Le Savant et le Politique, traduction de Julien Freund, Paris, Plon,
coll. «10/18», 1963, p. 91.
35. Douglas W. Owsley et Richard L. Jantz, «Archaeological Politics and Public
Interest in Paleoamerican Studies: Lessons from Gordon Creek Woman and
Kennewick Man», American Antiquity, vol. 66, no 4, 2001, p. 565-575.
les croYances contre les sciences 307

revendiquent encore celui qu’ils considèrent toujours comme leur


ancêtre. Les journaux ont rapporté l’événement comme «une ren-
contre historique entre deux mondes différents36». Selon Owsley,
l’homme de Kennewick n’aurait en fait jamais vraiment habité la
région et serait plutôt un pêcheur d’origine polynésienne. Cette
conclusion concorderait avec les caractéristiques du crâne et les ana-
lyses isotopiques des os, qui suggèrent une diète à base de mammifères
marins. Ces détails techniques n’ont toutefois pas entamé les convic-
tions de tout le monde, et les chefs indiens présents se sont dits plutôt
mal à l’aise et même traumatisés à la vue de photos exhibant des osse-
ments sous différents angles. Tous ont réaffirmé que l’homme de
Kennewick était leur ancêtre et devait absolument être remis en terre
au plus tôt.
En 2015, des analyses d’ADN ont remis en question les conclusions
d’Owsley, suggérant plutôt que l’homme de Kennewick est généti-
quement proche de la tribu des Colville, dans l’État de Washing-
ton, dont les membres ont accepté de participer à l’étude en fournis-
sant des échantillons de leur ADN. Le débat reste toutefois ouvert,
car les autres nations autochtones ayant refusé de participer à la
recherche, les auteurs de l’étude disent ne pas pouvoir affirmer en toute
certitude «que les Colville sont les descendants vivants les plus proches
de l’homme de Kennewick» étant donné que leur échantillon est trop
petit. En somme, les résultats obtenus ne tranchent pas clairement
la question du point de vue du NAGPRA, et on peut prévoir que la
controverse va continuer, d’autant plus qu’Owsley considère qu’il serait
prématuré, au vu des progrès technologiques, d’enterrer ces ossements
qui n’ont pas encore répondu à toutes les questions des scientifiques37.

36. The Seattle Times, 9 octobre 2012.


37. Corine Lesnes, «L’“homme de Kennewick” retrouve ses origines», Le Monde,
22 juin 2105; Carl Zimmer, «New DNA Results Show Kennewick Man Was Native
American», The New York Times, 18 juin 2015.
308 l’impossible dialogue

Les chefs autochtones en cause affirment d’ailleurs continuer à


faire pression sur le Congrès américain pour qu’il modifie le NAG-
PRA de façon à bloquer toute possibilité de l’interpréter en faveur des
scientifiques. L’enjeu repose en fait sur quelques mots, car il suffirait
d’amender la loi pour ajouter les mots «ou a été» après le «est» qui y
figure pour que les recours des scientifiques soient bloqués. Ce détail
est crucial, car les juges de la Cour d’appel ont établi que la loi définit
les restes comme étant «autochtones» (Native American) seulement
s’ils sont reliés à «une tribu, un peuple ou une culture qui est indigène
aux États-Unis38». L’usage du présent dans la loi exige donc, selon le
tribunal, de démontrer un lien avec des groupes vivant actuellement
sur le territoire. Pour éliminer cette contrainte, il suffirait de modifier
la loi pour l’étendre au passé. Des pressions ont été exercées en ce sens,
et de nombreuses sociétés savantes s’y sont opposées39. Les revendica-
tions des Autochtones rappellent ainsi que les conditions de possibi-
lité de la recherche scientifique sont non seulement épistémologiques
et culturelles mais également politiques.

Quand la prière remplace la médecine

Les esprits curieux de connaître l’histoire du peuplement des Amé-


riques et les pratiques culturelles de leurs habitants peuvent se réjouir
de la victoire des scientifiques dans l’affaire de l’homme de Kennewick,
qui a rendu possible la publication en 2014 d’un ouvrage collectif de
plus de 600 pages apportant des éclairages nouveaux sur cette ques-

38. Bonnichsen v. United States.


39. Constance Holden, «U.S. Government Shifts Stance on Claims to Ancient
Remains», Science, vol. 309, 5 août 2005, p. 861; «Remains Remain Controversial»,
Science, vol. 318, 19 octobre 2007, p. 377; Susan B. Bruning, «Complex Legal Lega-
cies: The Native American Graves Protection and Repatriation Act, Scientific Study,
and Kennewick Man», American Antiquity, vol. 71, juillet 2006, p. 501-521.
les croYances contre les sciences 309

tion grâce aux analyses du squelette40. On peut aussi penser que le tort
qui aurait été causé si le juge avait penché en faveur de la conception
autochtone du monde aurait été plus symbolique que réel. Après tout,
savoir ou non d’où viennent les habitants de la Terre ne semble pas
avoir beaucoup d’importance dans la vie de tous les jours. Stephen
Lekson, un anthropologue américain impliqué dans la restitution aux
Pueblos de centaines d’ossements humains et d’objets culturels, se
demande même si «l’archéologie vaut la peine qu’elle cause aux
peuples autochtones», car plusieurs découvertes et interprétations de
ces vestiges vont clairement à l’encontre de leurs visions d’eux-mêmes
(guerres, cannibalisme, etc.)41. On peut penser la même chose de l’as-
tronomie: après tout, à quoi bon savoir (à moins que ce ne soit que
«croire»…) que l’univers a environ 15 milliards d’années ou que la
Terre tourne, si cela peine des fondamentalistes chrétiens, islamiques
ou encore autochtones?
Il en va autrement lorsque le refus des connaissances, des
méthodes et des techniques scientifiques peut entraîner la mort d’un
enfant. On ignore trop souvent qu’aux États-Unis, dans la majorité
des États, les parents peuvent refuser de faire traiter médicalement
leurs enfants pour des raisons religieuses. Jusqu’au milieu des
années 1970, pourtant, plusieurs parents avaient été poursuivis et
condamnés pour négligence criminelle, les tribunaux donnant – sur
la base des connaissances scientifiques – la priorité à la santé et au
bien-être de l’enfant plutôt qu’aux convictions religieuses des parents.
De nombreux témoins de Jéhovah, par exemple, qui refusaient les
transfusions sanguines, se sont vu retirer la garde de leurs enfants

40. Douglas W. Owsley et Richard L. Jantz (dir.), Kennewick Man: The Scientific
Investigation of an Ancient American Skeleton, College Station, Texas A&M Univer-
sity Press, 2014. Voir le compte rendu de Douglas Preston, «The Kennewick Man
Finally Freed to Share His Secrets», Smithsonian Magazine, septembre 2014.
41. Keith Kloor, «Giving Back the Bones», Science, vol. 330, 8 octobre 2010,
p. 166.
310 l’impossible dialogue

mineurs lorsque la vie de ces derniers était mise en danger. Mais il


existe aussi de nombreuses autres sectes fondamentalistes chrétiennes
– plus d’une vingtaine, réparties dans trente-quatre États américains –
qui préfèrent la prière comme mode de guérison (faith healing) à
toute intervention médicale.
Le poids politique des sectes fondamentalistes s’est suffisamment
accru aux États-Unis depuis les années 1970 pour que la majorité des
États votent des lois protégeant leurs adeptes contre toute poursuite
judiciaire fondée sur la négligence criminelle envers leurs enfants. Ce
poids politique a aussi contribué au fait que les États-Unis sont l’un
des rares pays à ne pas avoir ratifié la Convention internationale des
droits de l’enfant de l’ONU, laquelle donne clairement la priorité aux
mineurs sur les parents lorsque la santé des premiers est en danger 42.
Un tournant important en faveur de la priorité des droits religieux aux
États-Unis s’est produit avec l’adoption en 1974 d’une réglementation
fédérale sur la protection de l’enfant qui permet aux parents de rem-
placer les traitements médicaux reconnus par la simple prière lorsque
leur choix est fondé sur une conviction religieuse sincère. Et cela,
même s’il est démontré que les traitements médicaux sont infiniment
plus efficaces que la prière qui, on le devine, ne guérit aucune maladie
grave. Comme si cela n’était pas une évidence incontestable, de nom-
breuses études américaines ont pris la peine de le montrer de manière
«scientifique» et empirique en calculant les taux de mortalité au sein
des sectes fondamentalistes et en les comparant à celui de la popula-
tion générale43.
Une étude publiée en 1998 a révélé qu’au moins 172 enfants sont

42. Paul A. Offit, Bad Faith: When Religious Belief Undermines Modern Medicine,
New York, Basic Books, 2015, p. 193.
43. Pour une synthèse de ces résultats, voir Janna C. Merrick, «Spiritual Healing,
Sick Kids and the Law: Inequities in the American Healthcare System», American
Journal of Law and Medicine, vol. 29, 2003, p. 203.
les croYances contre les sciences 311

décédés, entre 1975 et 1995, faute d’avoir reçu des soins adéquats pour
des maladies faciles à guérir, les parents étant convaincus que seule la
prière pouvait les ramener à la santé. Parmi les cas les plus facilement
traitables, on trouve 52 infections diverses dont 22 pneumonies,
15 méningites, 12 cas de diabète. On compte aussi 15 cas de cancer
avec de très bonnes chances de guérison44. Cinq sectes sont respon-
sables de plus de 80% des décès recensés: Christian Science, Church
of the First Born, Endtime Ministries, Faith Assembly et Faith Taber-
nacle45. Profitant d’une interprétation large du premier amendement
de la constitution américaine sur la liberté de religion, les porte-parole
de ces sectes prétendent que le gouvernement ne peut imposer de res-
trictions à leurs croyances même lorsque celles-ci entraînent le décès
d’enfants mineurs si leurs décisions sont prises sur la base de convic-
tions religieuses sincères. Par comparaison, seulement deux enfants
seraient décédés pour des raisons religieuses au Canada et aucun au
Royaume-Uni, deux pays qui ne protègent pas les parents qui refusent
de traiter médicalement leurs enfants pour des raisons religieuses46.
En 2009, la Cour suprême du Canada a confirmé la validité de la
loi manitobaine de protection des enfants qui avait forcé une adoles-
cente à subir une transfusion sanguine contre la volonté de ses parents.
Les juges ont en effet conclu que «le fait de prendre soin des enfants et
leur protection constituent un objectif législatif urgent et réel suffi-
samment important pour justifier la restriction d’un droit garanti par
la Charte [des droits et libertés du Canada]47». Le jugement confir-
mait ainsi un principe généralement admis dans les sociétés avancées

44. Seth M. Asser et Rita Swan, «Child Fatalities From Religion-Motivated Medi-
cal Neglect», Pediatrics, vol. 101, no 4, 1998, p. 625-629, voir le tableau 2, p. 627.
45. Ibid., tableau 4, p. 628.
46. Offit, Bad Faith, p. 184.
47. Cour suprême du Canada, A.C. c. Manitoba (Directeur des services à l’enfant
et à la famille), 2009, CSC 30, p. 190.
312 l’impossible dialogue

(pour ne pas dire civilisées…), soit que l’État doit assurer le bien-être
de la population et qu’il peut intervenir lorsqu’il juge que les décisions
des parents vont à l’encontre de cet objectif.
Les problèmes de santé publique engendrés par certaines
croyances religieuses prennent encore plus d’importance lorsque le
refus de se faire vacciner entraîne non seulement des épidémies
dans l’environnement immédiat de certains groupes religieux, mais
également le décès d’enfants en raison des conséquences associées
à certaines maladies contagieuses comme la rougeole. En 1991, par
exemple, une ville aussi importante et développée que Philadelphie
s’est trouvée aux prises avec une surprenante épidémie de rougeole,
engendrée par des parents qui, pour des raisons religieuses, avaient
refusé de faire vacciner leurs enfants. Cinq jeunes appartenant à la
secte Faith Tabernacle sont ainsi décédés en dix jours, ce qui, selon le
Dr Paul Offit, directeur de la division des maladies infectieuses de l’hô-
pital de Philadelphie, en fait «la pire épidémie de rougeole de l’his-
toire des États-Unis48». Pour reprendre le contrôle de la situation, les
autorités sanitaires ont obtenu une décision de la cour ordonnant la
vaccination des enfants de parents membres de la secte, soit plus
de 400 enfants. Selon le juge, la liberté de religion n’est pas absolue, et
la santé des enfants et celle de l’ensemble des citoyens a préséance49.
Au début du xxe siècle, pendant une épidémie de variole, un juge-
ment de la Cour suprême des États-Unis avait d’ailleurs confirmé une
loi imposant une amende à ceux qui refusaient le vaccin, même pour
des raisons religieuses, affirmant que la liberté que procure la Consti-
tution ne peut être absolue, car cela ne ferait qu’engendrer l’anarchie
et le désordre50. Ces jugements n’ont pas empêché la Chambre des
représentants de voter une loi, en mars 2014, limitant l’obligation

48. Offit, Bad Faith, p. 101.


49. Ibid., p. 111.
50. Ibid., p. 105-106.
les croYances contre les sciences 313

des citoyens de se procurer une assurance santé, selon le plan du pré-


sident Obama, pour les personnes qui ont une croyance religieuse sin-
cère qui s’oppose à tout traitement médical51. Pour les membres de ces
sectes, qui regroupent des centaines de milliers de personnes, Jésus et
Dieu sont, par l’intercession de la prière, les seuls véritables médecins.
Dans un tel contexte, on comprend que les taux de mortalité infantile
au sein des sectes fondamentalistes qui s’opposent à la médecine
soient comparables à ceux des pays du tiers monde parmi les moins
développés52.

Paradigme médical occidental contre médecine ancestrale

Les dérives d’un mode de pensée qui s’oppose aux sciences sur la base
de particularismes religieux, ethniques ou culturels sont illustrées de
façon tragique dans la décision rendue en novembre 2014 par un juge
de première instance de l’Ontario. Celui-ci a refusé d’appliquer la
décision de la Cour suprême du pays dans un cas similaire pour lequel
des médecins réclamaient de procéder au traitement d’une enfant
mineure atteinte d’un cancer grave mais curable contre l’avis des
parents qui croyaient plutôt que les prières pourraient la guérir. Dans
ce jugement qui a suscité beaucoup de commentaires dans les médias
canadiens53, le juge, autochtone de la même nation que les parents
poursuivis, conclut que l’enfant n’a pas besoin de la protection de
l’État, car, en tant qu’Autochtones, ses parents exercent leurs droits,
protégés par la Constitution canadienne, de pratiquer leur médecine

51. Ibid., p. 192.


52. Ibid., p. 101.
53. Voir par exemple Alyshah Hasham, «Aboriginal Medicine Ruling Sparks Ins-
tant Controversy», Toronto Star, 19 novembre 2014; Joanna Frketich, «Aboriginal
Girl’s Chemo Case Returns to Court Friday», Hamilton Spectator, 23 avril 2015.
314 l’impossible dialogue

traditionnelle. Outre le fait que les traitements prodigués étaient ceux


d’un pseudo-médecin pratiquant une médecine dite «holiste» en
Floride, par ailleurs poursuivi pour pratique illégale de la médecine, ce
qui frappe ici est le fait qu’à aucun moment le juge ne se soit posé la
question de l’efficacité réelle des différents traitements. En effet, alors
que les médecins ont montré, lors de leur interrogatoire, que le taux de
guérison pour le type de cancer affectant la jeune fille (leucémie aiguë
lymphoblastique) était d’environ 90% et qu’aucun cas de survie sans
de tels traitements n’était connu, le juge n’en conclut pas moins que
«la décision [de la mère] D. H. de pratiquer la médecine traditionnelle
pour sa fille J. J. est son droit en tant qu’autochtone». Il ajoute même
que ce «droit ne peut pas être conditionnel au fait [que le traitement]
ait été prouvé efficace en employant le paradigme médical occidental.
Une telle limitation ouvrirait la porte à l’érosion continue des droits
autochtones54». Pour ce juge, les parents ne sont pas fautifs, car ils ont
simplement exercé leurs droits constitutionnels. Aveuglé par un juri-
disme abstrait tout orienté vers la sauvegarde des droits autochtones
sans égard à leur nature, le juge suggère en somme que les enfants
d’Autochtones devraient continuer à recevoir une «médecine tradi-
tionnelle» pour ne pas voir leurs «droits s’éroder», et ce, même
lorsque les statistiques de mortalité indiquent que ces traitements
«spirituels» n’ont aucune efficacité et mènent à une mort certaine.
Au contraire, les non-Autochtones, témoins de Jéhovah, par
exemple, ne peuvent se prévaloir de ce «droit» constitutionnel et
peuvent donc être pris en charge par la santé publique pour se voir
administrer les traitements salvateurs. Ce que le juge ontarien appelle
le «paradigme médical occidental» n’est en fait que la somme des
savoirs qui ont résisté aux tests divers auxquels tous les traitements

54. Ontario Court of Justice, Brantford, Ontario, juge G. B. Edward J., Hamilton
Health Sciences Corp. v. D.H., 14 novembre 2014, paragraphe 81, nous soulignons.
les croYances contre les sciences 315

médicaux sont soumis. C’est ainsi d’ailleurs que la saignée, panacée


jusqu’au xixe siècle, est aujourd’hui largement abandonnée comme
bien d’autres remèdes. En opposant une médecine «traditionnelle» à
la médecine «occidentale», le juge adhère à une forme extrême de
relativisme, qui refuse même la simple validation empirique (et com-
parée) de l’efficacité des traitements. Il condamnait ainsi à une mort
certaine une jeune fille autochtone, pendant que d’autres enfants du
même âge et souffrant de la même affection potentiellement mortelle,
mais que le hasard n’avaient pas fait naître membres d’une nation
autochtone, auraient la vie sauve grâce aux avancées les plus récentes
des sciences médicales.
Heureusement, les pressions exercées sur le ministère de la Justice
de l’Ontario pour qu’il fasse appel de ce jugement surprenant ont
porté fruit. Fin avril 2015, après des tractations en coulisses entre les
avocats des différentes parties, le juge a modifié son jugement pour le
clarifier de sorte que le droit d’utiliser des traitements relevant de
la médecine traditionnelle doive «demeurer en accord avec le prin-
cipe que les meilleurs intérêts de l’enfant doivent primer55». Entre
novembre 2014 et mars 2015, les parents ont probablement aussi pris
conscience que leur fille allait mourir et ont donc décidé de reprendre
d’urgence les traitements de chimiothérapie, en les combinant avec la
«médecine traditionnelle», compromis qui sauve les apparences,
comme le fait d’ajouter la prière aux remèdes éprouvés ne peut faire
de mal à personne, tout en contribuant à donner l’impression que les
deux sont «complémentaires»…
On dit souvent que «nul ne peut ignorer la loi». En présence de
jugements aux conséquences irréparables, on peut se demander si les
juges et autres juristes peuvent impunément ignorer les «lois» scien-
tifiques, c’est-à-dire les conclusions des sciences les mieux confirmées.

55. Kelly Grant, «Aboriginal Girl Now Receiving Both Chemo and Traditional
Medicine», The Globe and Mail, 24 avril 2015.
316 l’impossible dialogue

Tout comme les prières n’ont pas guéri les centaines d’enfants lais-
sés sans soins médicaux par des parents aveuglés par leurs croyances
religieuses, il est à craindre que les promoteurs les plus radicaux
des «droits ancestraux» des Autochtones à pratiquer leur «médecine
traditionnelle» sans tenir compte de l’évolution des connaissances et
des technologies entraîne encore la perte de vie d’enfants sacrifiés sur
l’autel des idéologies particularistes.

Un choix et ses conséquences

Les exemples analysés dans ce chapitre illustrent de façon saisissante


les oppositions qui peuvent exister entre le monde de la science et celui
des croyances religieuses. Il existe bien sûr, entre ces deux extrêmes,
toutes les nuances de gris. Il n’en demeure pas moins qu’en pratique
les juges ont souvent dû trancher entre deux conceptions anti-
nomiques du rôle de la science dans la société. Dans le cas de l’homme
de Kennewick, le choix était entre accepter la nature sacrée des osse-
ments et les remettre aux Autochtones, ou, au contraire, considérer ces
ossements comme des objets profanes dignes d’être étudiés et les
confier aux anthropologues et aux archéologues. Dans le premier cas,
c’était signer, en gros, l’arrêt de mort de l’anthropologie comme
science. Dans le second, c’était miser sur l’importance culturelle de
l’avancement des connaissances sur les migrations et les origines
de l’humanité. Privilégiant les traditions au détriment de la raison,
le jugement ontarien aurait entraîné pour sa part – si les pressions
sociales n’avaient pas forcé le juge à l’amender – non pas seulement
la mort d’une discipline scientifique, mais celle d’une personne
humaine.
Ces choix sont donc cruciaux, et avant de faire la promotion naïve
et très «postmoderne» de la multiplicité des «vérités locales», il vaut
peut-être la peine de prendre conscience qu’ils ont des conséquences
qu’il faudra assumer. Appuyer les fondamentalistes religieux de toute
les croYances contre les sciences 317

nature, les croyances aux vertus magiques des prières ou aux potions
«ancestrales» et «naturelles», et refuser les méthodes et les résultats
des sciences les plus éprouvées sous prétexte qu’elles seraient «occi-
dentales» peut avoir des répercussions tragiques. De même, inter-
dire des recherches au nom de convictions religieuses de certains
groupes minoritaires, comme celles sur les cellules souches, n’est pas
non plus sans conséquences. Peut-être que ces recherches seront
vaines ou même dangereuses. Mais peut-être aboutiront-elle à des
découvertes fascinantes et même, un jour ou l’autre, utiles. Les socié-
tés sont mortelles, on le sait. Comme le montre le retour de maladies
infectieuses en raison des oppositions montantes à la vaccination, il
est probable que les prochaines catastrophes sanitaires soient le fruit
de trop de croyances romantiques plutôt que de trop de sciences et de
connaissances…
318 l’impossible dialogue
conclusion 319

CONCLUSION

Le pari de la Raison

Même au prix de passer pour borné, il faut


tenir pour la raison.
georges canguilhem1

arce qu’elle tente d’expliquer les phénomènes de la nature et des

P sociétés par des causes naturelles et non par des causes surnatu-
relles, la science désenchante le monde. Ce parti pris naturaliste
s’est, on l’a vu, lentement imposé dans tous les domaines du savoir. Le
postulat d’un naturalisme méthodologique qui est au fondement des
sciences est bien sûr indémontrable et constitue en fait un pari sur
l’avenir, son acceptation se fondant, ultimement, sur les résultats qu’il
permet d’atteindre. Il est en quelque sorte validé par ses conséquences,
dont les gains d’intelligibilité que son adoption a su produire. Et c’est
bien l’exercice de plus en plus systématique d’une raison laïque qui a
mené à une meilleure connaissance et à un plus grand contrôle de

1. Georges Canguilhem, «La philosophie d’Hermann Keyserling», Libres Pro-


pos, no 1, 20 mars 1927, p. 19. Repris dans Georges Canguilhem, Œuvres complètes,
tome 1: Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Paris, Vrin, 2011, p. 156. Merci
à Camille Limoges d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
320 l’impossible dialogue

l’environnement naturel et à sa transformation radicale2. Ainsi, la vac-


cination, dont on a vu les oppositions religieuses qu’elle suscite encore
de nos jours, a fait ses preuves depuis plusieurs siècles, tout comme les
nombreuses interventions médicales qui sauvent la vie d’enfants et de
nouveau-nés qui, autrement, mourraient en bas âge.
Les progrès de la biologie moléculaire ont aussi montré la fécon-
dité du postulat naturaliste des sciences. Le biologiste Craig Venter,
considéré par plusieurs comme suprêmement arrogant, prétend pou-
voir un jour créer la vie à partir de la synthèse d’un ADN minimal. On
peut crier au scandale et dire qu’il «se prend pour Dieu», ce que plu-
sieurs n’ont pas hésité à faire3. On peut aussi, plus simplement et plus
calmement, noter que ce faisant il fait un pari sur l’avenir: on verra si,
partant des lois de la biochimie, il réussit à créer un virus synthétique
et ensuite une cellule synthétique qui se reproduira par elle-même. Ce
qui est important ici est le fait que c’est l’hypothèse matérialiste,
réductionniste et biochimique de Venter qui lui permet de faire avan-
cer la recherche. On peut, au contraire, parler d’«élan vital», comme
le faisait au début du xxe siècle le philosophe spiritualiste Henri Berg-
son, ou du «souffle de vie» qui ne peut provenir que du Créateur,
comme les créationnistes modernes le croient, ou même décréter que
la vie constitue un objet sacré et ne peut donc être étudiée sans
contraintes. Nul besoin alors de faire de la biochimie, mais ce faisant
on ne découvrira rien de nouveau et surtout pas la structure de l’ADN
comme l’ont fait Watson et Crick en 1953, découverte qui a lancé le
programme de recherche de la biologie moléculaire de même que l’in-
dustrie des biotechnologies.
Loin d’aller de soi, l’activité scientifique repose sur des postulats
métaphysiques, éthiques et méthodologiques qui sont le produit

2. Yves Gingras, Éloge de l’homo techno-logicus, Montréal, Fides, 2005.


3. Henk van den Belt, «Playing God in Frankenstein’s Footsteps: Synthetic Bio-
logy and the Meaning of Life», Nanoethics, vol. 3, no 3, 2009, p. 257-268.
conclusion 321

d’une longue histoire. Cette structure normative de la science, d’abord


formalisée par le sociologue américain Robert K. Merton4, a un carac-
tère fonctionnel et fait une place centrale au postulat d’universalisme
comme idéal régulateur de l’activité scientifique: le savoir a une visée
universelle, indépendante des particularismes individuels. En d’autres
termes, la géométrie d’Euclide (vers – 300) est universelle même si ce
dernier était grec et croyait peut-être à la puissance de dieux locaux.
De même, l’astronomie de Ptolémée (90-168) a ensuite été dévelop-
pée par des astronomes musulmans comme Ibn al-Haytham (965-
1040), grand critique du modèle de Ptolémée, qui ont ainsi contribué
à l’avancement des connaissances universelles sur le mouvement des
astres, avancement qui mène au modèle du chanoine catholique
Nicolas Copernic (1473-1543). Selon cette conception, il n’y a pas
de science «aryenne», comme le croyaient les idéologues nazis, ni de
science «prolétarienne» comme le pensaient leurs homologues stali-
niens, ou encore de science «catholique» comme en rêvaient à la fin
du xixe siècle certains intellectuels, ni même de «science islamique»,
idée qui monte en puissance depuis la fin des années 1970 grâce à l’ap-
pui de pays comme l’Arabie saoudite5. Une autre norme régulatrice
demande la vérification collective des énoncés soumis à la critique.
En un mot, l’objectivité scientifique consiste en l’intersubjectivité
des connaissances. La science, collective par définition, s’oppose ainsi
aux croyances personnelles et subjectives qui restent en quelque sorte

4. Robert K. Merton, The Sociology of Science, Chicago, University of Chicago


Press, 1973.
5. Dominique Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d’une science prolétarienne, Paris,
Presses universitaires de France, coll. «Quadrige», 1995; François Laplanche, «La
notion de science catholique: ses origines au début du xixe siècle», Revue d’histoire
de l’Église de France, tome 74, no 192, 1988, p. 63-90; Taner Edis, An Illusion of Har-
mony: Science and Religion in Islam, Amherst (New York), Prometheus Books,
2007; Alan Beyerchen, Scientists under Hitler: Politics and the Physics Community in
the Third Reich, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1977.
322 l’impossible dialogue

privées et non vérifiables par d’autres personnes ayant l’expertise


appropriée. Les religions, tout comme les spiritualités, du fait de leur
multiplicité et malgré l’impérialisme de certaines, restent des particu-
larismes, alors que la science vise justement à dépasser ces particula-
rismes par les procédures de la vérification empirique et de la cohé-
rence logique. Enfin, l’approche scientifique de la nature est fondée
sur le postulat rationaliste que le monde est compréhensible et peut
être expliqué par des lois immanentes à la nature. Comme le disait
déjà clairement Ernest Renan au milieu du xixe siècle, la science fait
rentrer dans la nature ce qu’autrefois on regardait comme surnaturel,
supérieur à la nature6.
Les critiques de «la raison occidentale» – qui confondent le plus
souvent scientisme et rationalisme – auront beau jeu de rappeler que
les «technosciences» ont aussi engendré la pollution chimique, les
bombes atomiques, les déchets nucléaires, etc. Il faudrait d’abord
distinguer science et technologie. La première n’est qu’une façon de
rendre raison des phénomènes par des causes naturelles alors que la
seconde est la mise au point d’objets (les technologies) utilisés à des
fins civiles ou militaires. Que la science moderne soit instrumentée
(télescopes, microscopes, etc.) est évident mais cela ne fait pas d’elle,
telle que définie, une technologie et encore moins cet hybride confus
et mal défini que serait la «technoscience», notion plus polémique
qu’analytiquement utile7. Car il ne faudrait pas croire que c’est en étei-
gnant les lumières que l’on verra plus loin. Si la science, ou plus exac-
tement ses usages par certains groupes sociaux, a engendré des dégâts,
ce n’est qu’avec davantage de science – et non pas davantage de jeûnes

6. Ernest Renan, L’Avenir de la science, Paris, Flammarion, coll. «GF», p. 116.


7. François-David Sebbah, Qu’est-ce que la technoscience? Une thèse épistémolo-
gique ou la fille du diable?, Paris, Encre Marine, 2010; voir aussi l’analyse de Domi-
nique Raynaud, «Note historique sur le mot “technoscience”», Carnet Zilsel,
4 avril 2015, en ligne: zilsel.hypotheses.org/1875.
conclusion 323

ou de prières – que l’on trouvera des solutions. Tout le progrès scienti-


fique et technique a été possible parce que des gens, pensant que le
monde est compréhensible, soumis à des lois universelles et non aux
caprices des dieux, ont pris des risques et remis en question des
croyances ancestrales.
La science est une forme d’objectivité fondée sur l’intersubjecti-
vité, au sens d’accord entre différentes personnes informées qui discu-
tent et débattent ensemble. C’est la possibilité d’atteindre un consen-
sus qui fait de la science une institution et qui permet qu’on parle en
son nom. Les échanges sont alors possibles, car les chercheurs accep-
tent implicitement un certain nombre de règles, dont celle voulant
qu’il faille trouver des explications naturelles et les tester, autant que
possible, empiriquement, c’est-à-dire les confronter à la réalité. Sans
accord sur ce fondement commun, il n’y aurait pas de discussion réelle
possible et les points de vue deviendraient incommensurables.
Lorsqu’un Prix Nobel de physique ou de chimie s’exprime à propos
de son domaine de compétence, il ne le fait pas en son nom propre,
comme pour une simple opinion ou croyance personnelle, mais au
nom d’un savoir qui a été sanctionné collectivement. La science est
donc objective non seulement en ce sens qu’elle est, dans certaines
circonstances, adéquate à la réalité (sans être son simple reflet), mais
surtout en ce qu’elle relève de l’intersubjectivité et qu’elle vise l’uni-
versel. Les théories scientifiques sont dynamiques et donc changent
en fonction d’idées et de découvertes nouvelles. Même les noyaux
durs des diverses théories (c’est-à-dire les postulats les plus ancrés de
la chimie ou de la physique par exemple) changent parfois, au gré
des révolutions scientifiques8. En somme, se tromper et corriger ses
erreurs fait partie intégrante du jeu de la science.

8. Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion,


1972; Imre Lakatos, Preuves et Réfutations. Essai sur la logique de la découverte
mathématique, Paris, Hermann, 1984.
324 l’impossible dialogue

Par contre, bien que parmi les nombreuses religions existantes


certaines prétendent à l’universalité, le caractère fondamentalement
subjectif de ces croyances rend illusoire toute idée de religion univer-
selle, comme on peut parler de science universelle. De plus, contraire-
ment à la science qui est dynamique et appelée à changer et à évoluer,
le monde des croyances, au-delà des adaptations superficielles, est
plutôt statique. Pensons seulement à ces fondamentalistes chrétiens
qui, de nos jours, invoquent encore la Bible pour refuser des traite-
ments médicaux pour leurs enfants.
Sans entrer dans un débat épistémologique et sémantique sur les
multiples sens des mots savoir et croire, nous retiendrons ici leur sens
le plus général, qui place d’un côté le savoir qui renvoie à des connais-
sances validées collectivement par des procédures généralement
admises, et de l’autre les croyances comme convictions personnelles
non encore validées collectivement9. On peut toujours s’amuser à
jouer sur les mots – comme le font tant de cyniques postmodernes –
en les combinant de multiples façons pour dire que l’on «croit savoir»
et qu’il faut «savoir croire». Cela est toutefois peu utile si l’on accepte
qu’en dehors d’un regard divin surplombant la nature, tout savoir
(toute connaissance) est le fait d’une communauté donnée à un
moment donné de l’histoire et reste en principe faillible et ouvert
à une révision, à une réfutation future. Il n’en demeure pas moins
qu’on sent bien que l’énoncé «je crois que 2 + 2 font 4» n’a pas de sens,
alors que «je sais que 2 + 2 font 4» en a. Les croyances peuvent être
révisées si elles ne sont pas considérées comme des dogmes, mais elles
diffèrent des connaissances tant qu’elles restent individuelles ou sub-
jectives et non validées collectivement selon certaines procédures
considérées comme légitimes, lesquelles procédures changent aussi
dans le temps, toujours à la lumière des résultats empiriques qu’elles

9. Pour une discussion approfondie, voir Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas


croire? Sur la vérité, la croyance et la foi, Paris, Agone, 2007.
conclusion 325

permettent d’atteindre. L’histoire des sciences a depuis longtemps


montré que les connaissances scientifiques évoluent, même si tout ne
peut être remis en question à tout moment. D’ailleurs, les faits empi-
riques sont plus stables que les théories qui visent à les expliquer, les-
quelles peuvent changer sans que la base empirique ne soit modifiée.
La chute des corps reste un fait même si son explication a changé entre
Aristote et Newton et encore avec Einstein. Malgré les multiples
nuances que l’on peut apporter, il faut se garder de retomber dans le
confusionnisme et continuer de distinguer science et croyance.
Dans sa critique de la raison, le pape Benoît XVI suggérait en 2004
d’accepter «une forme nécessaire de corrélation entre raison et foi,
raison et religion, appelées à une purification et [à] une régénération
mutuelle10». Contre cet appel au «dialogue» fondé sur le postulat
implicite que la foi peut éclairer la raison, il faut, au contraire, rappeler
que les limites mêmes de la raison sont historiquement mobiles et que
c’est donc encore la raison, incarnée dans les débats publics (scienti-
fiques, éthiques et politiques), qui est seule en mesure de contrôler ce
que Benoît XVI nomme les «pathologies de la raison». La religion ne
peut se placer en surplomb de la raison et la juger: il n’y a pas de sur-
moi religieux supervisant la raison. Dans un monde désenchanté,
éternellement soumis à la «guerre des dieux», comme le disait Max
Weber, seul davantage de science peut corriger les erreurs de la science.

10. Joseph Ratzinger, «Démocratie, droit et religion», Esprit, juillet 2004, p. 28.
326 l’impossible dialogue
remerciements 327

Remerciements

Je tiens à remercier mes collègues et amis qui ont accepté de lire le


manuscrit et de me faire part de leurs commentaires et de leurs sug-
gestions, contribuant ainsi à en améliorer le contenu et le style: Vin-
cent Bontems, Sylvie Duchesne, Jean Eisenstaedt, Robert Gagnon,
Gilles Janson, Mahdi Khelfaoui, Jérôme Lamy, Camille Limoges,
Pierre Lucier, Wiktor Stoczkowski, Françoise Olivier-Utard et Jean-
Philippe Warren. Merci aussi à Jean Bernier des Éditions du Boréal qui
m’a encouragé à mener à terme cet ouvrage promis depuis quelques
années, et à Marc Bertin pour son aide dans la préparation des figures.
Je reprends ici en partie le contenu de deux articles: «Qu’est-ce
qu’un dialogue entre science et religion?», paru dans la revue Argu-
ment (vol. 11, no 2, printemps-été 2009, p. 16-27), et «Le pari de la
raison», publié dans le collectif Heureux sans Dieu (dirigé par Daniel
Baril et Normand Baillargeon, VLB éditeur, 2009).
328 l’impossible dialogue
index 329

Index

A Ancienneté de l’homme prouvée par la


géologie (L’), 151
Aberration de la lumière Angleterre, 129, 131, 224-226, 243,
(phénomène), 96 285, 311
Académie: des sciences de Paris, 120; Anglicans, 122, 130, 176, 288: contrôle
pontificale des sciences, 104-106, de l’enseignement, 185
112, 115, 209 Anthropic Cosmological Principle
Accademia dei Lincei, 53, 69, 119 (The), 275
ADN, 320 Anthropologie, 126, 156, 262:
Æterni Patris, 38 revendications autochtones,
Ajustement fin de constantes de la 294-309, 316
nature, voir Principe anthropique Anthropomorphisme, 265
Alcan, Félix, 199 Antimodernisme, voir Modernisme
Alcinoos, 41, 177 (crise)
Alembert, Jean d’, 93-94 Antiquités celtiques et diluviennes, 150
Algarotti, Francesco, 178 Apologie de Galilée, 41
Al-Ghazali, 31, 34 Apôtres (Les). Essai d’histoire religieuse
Allemagne, 152, 186 d’après la méthode des sciences
Almagestum novum, 165 naturelles, 199
Altschuler, Glenn, 215 Arabie Saoudite, 321
Âme est la fonction du cerveau (L’), 199 Archéologie, 150, 186: revendications
American Association for the autochtones, 294-297, 304-305, 316
Advancement of Science (AAAS), Aristote, 20-21, 32-38, 58, 65, 170,
232, 245, 249, 275 325: dans le Dialogue de Galilée,
American Scientific Affiliation, 239 77-78; philosophie naturelle, 31,
Anatomie, 184-185 34, 38, 287; réinterprétation
Ancien Testament, 30, voir aussi Bible des traités, 37
330 l’impossible dialogue

Association: for the Dialogue between Baillet, Adrien, 162


Science and Theology in Romania, Bains, Sunny, 282
283; française pour l’avancement Bannocks, 299
des sciences (AFAS), 225; pour Barberini: Francesco, 68, 80, 83, 88, 90,
l’anthropologie physique au 162; Maffeo, 53, 68
Canada, 296; pour la protection de Barbour, Ian, 241
la sainteté des morts, 295 Barrow, John D., 264, 275, 278, 285,
Astronomie, 24, 45, 51, 178, 189, 321: 286
conflit avec la religion, 30; BBC World Service, 285
copernicienne, 42, 44, 47-48; Beauregard, Mario, 268-270
discipline scientifique, 46; Before the Beginning: Our Universe and
hypothèse, 43; pluralité des Others, 281
mondes, 177 Bellarmin, Robert, 43, 44, 51-54,
Astronomia novæ / Astronomie 59-60, 62, 64, 114, 116, 182:
nouvelle, 41, 45, 47, 61 «marteau des hérétiques», 52;
Astronomie des dames (L’), 100, 179, système Copernic, 52-53, 70, 96-97
184 Benoît XIV, 93-95: censure des livres,
Athéisme, 11, 127, 130, 135-136, 150, 99
152, 197, 286 Benoît XVI, 33, 287, 289-292, 325
Atlan, Henri, 273 Bentley, Richard, 131
Atomisme, 133, 170-174: pluralité des Beretta, Francesco, 38, 57
mondes, 175 Bergier, Pierre, 277
Augustin, 49, 287 Bergson, Henri, 208, 320
Australie, 294-295 Bible, 41, 44, 188, 239, 257, 324, voir
Autobiographie (Darwin), 147, 148 aussi Saintes Écritures: écrits
Autochtones, 27: médecine d’Aristote, 34, 38; et darwinisme,
traditionnelle, 313; revendications, 199, 201; historicité, 195, 287;
294-309, 316 hypothèse astronomique, 43;
Autolimitation de la raison, 33 interprétation, 48-49, 51, 58, 138,
Avant le Big Bang, 276-277 143, 150, 152, 165, 176, 179, 190,
Averroès, 31 195, 214, 234, 236; système
Ayala, Francisco, 241 Copernic, 48
Big bang (théorie), 26
B Biochimie, 320
Biologie, 12, 126, 214, 320
Bachelard, Gaston, 260, 271 Biotechnologie, 320
Bacon, Francis, 145 Bodganov, Igor et Grichka, 276
Bacuez, Louis, 206 Bonnichsen, Rob, 302
Baigné (Mgr), 161 Boson de Higgs, 274
index 331

Botanique, 138 Canada, 311, 313


Boucher de Perthes, Jacques, 150-151, Cantor, Geoffrey, 248, 249, 286
155 Capra, Fritjof, 10-11, 272
Bouddhisme, 272, 276, 283 Castelli, Benedetto, 48, 58, 68, 116
Boulliau, Ismaël, 162, 164 Catholicisme, 26, 46, 136, 217, 287,
Boyle, Robert: philosophie 321, voir aussi Église catholique:
mécanique, 128; science et religion, et atomisme, 172
127-128; théologie naturelle, 130, Caverni, Raffaello, 196-197
286 Cellule souche, 14
Boyle Lectures, 129-131, 286 Censure, 13, 20-22, 27, 33, 35, 120, voir
Bradley, James, 96 aussi Index des livres prohibés:
Brahe, Tycho, 45, 64, 70, 72, 163 autocensure des savants
Brassac, Augustus, 206-207 catholiques, 160-165; biographie
Breuil, Henri, 205, 209 de Galilée, 105; de la science,
British Association for the 159-211; du darwinisme, 195;
Advancement of Science (BAAS), duplicité, 204; modification
121-122, 131, 223-224, 229, 230, des règles, 99
245 Center: for Islamic Studies, 241;
British Magazine, 230 for Theology and the Natural
Brooke, John H., 18-19, 21-22, 218, Sciences (CTNS), 240-241, 246,
248, 286 249, 283
Broussais, François-Joseph-Victor, 184 Centre international de recherches
Brown, Julian, 275 et études transdisciplinaires
Brucker, Joseph, 201-202 (CIRET), 283
Bruno, Giordano, 52, 176 Cesi, Federico, 53, 70-71, 119
Buffon, Georges-Louis Leclerc de, 22, Charfi, Faouzia Farida, 253
135: et déluge, 139-141; histoire Charroux, Robert, 277
naturelle (hypothèse), 179-183 Chatters, James, 301
Burdach, Karl Friedrich, 184 Chimie, 174, 183
Burhoe, Ralph W, 241 Chimiothérapie: refus, 313
Burke Museum of Natural History, Christian Philosopher (The), or the
304 Connection of Science and
Byrne, Michael, 286 Philosophy with Religion, 227-228
Christian Science, 311
C Christianisme, 17: conflits entre foi
et raison, 30, 215, 226; dialogue
Cabanis, Pierre Jean Georges, 184 science-religion, 239; et sciences
Caccini, Tommaso, 57, 59 physiques, 232
Campanella, Tommaso, 41 Christians in Science, 240
332 l’impossible dialogue

Christine de Lorraine: lettre de Congrégation de l’Index, 16, 27, 35, 95,


Galilée, 47, 58, 71, 95, 116, 189, 237 99, voir aussi Index des livres
Chronicle of Higher Education (The), prohibés, Saint-Office: création,
285 55; darwinisme, 196, 199-200, 208;
Church of the First Born, 311 mouvement de la terre, 60-61;
Ciampoli, Giovanni, 53 matérialisme, 183, 186; pluralité
Cicéron, 82 des mondes, 176; système
Civiltà cattolica (La), 196 Copernic, 61, 67, 178
Clément XIII, 94 Connaissances, 324: intersubjectivité,
Cohérence: dialogue science-religion, 321, 323
261 Conseil pontifical de la culture, 113
Collège de France, 153, 179, 193, 194, Contexte: de découverte, 124; de
209 justification, 124; de poursuite de la
Collins, Francis, 276 recherche, 124
Colombe, Ludovico delle, 58 Contre-culture, 10, 241
Colville (tribu), 307 Convention internationale des droits
Comète, 69, 137 de l’enfant (ONU), 310
Commentaires sur Job, 51 Contro il moto della terra / Contre le
Commentariolus, 42 mouvement de la terre, 58
Commission: biblique pontificale, Copernic, Nicolas, 24, 27, 54, 138, 159,
205; pontificale des sciences 321: condamnation des écrits, 61,
historiques, 106 63; dans l’Encyclopédie, 93;
Complémentarité: dialogue science- hypothèse mathématique, 43, 76;
religion, 263 pluralité des mondes, 175; système,
Complexité, 19, 251, 261 39-43, 47, 49, 58-59, 69-70, 72, 74,
Comte, Auguste, 185 83, 93, 96-97, 100-101, 160, 163,
Concile: de Latran, 38, 48, 59; de 166, 175, 178, 220
Trente, 48, 59; provincial des Coran, 30, 34, 257: et science, 17, 249,
évêques (1210), 34; Vatican I, 235; 283-284; historicité, 287
Vatican II, voir Vatican II Corps marin, 138-139
Concordisme, 25, 234, 291 Corpuscule, 173
Conditions aux limites, 265 Cosimo II, 58
Condorcet, marquis de, 185 Cosmic Coincidences: Dark Matter,
Conflit des facultés (Le), 32 Mankind, and Anthropic Cosmology,
Conflit entre science et religion, 281
226-235, 239: mythe, 213-220, 226; Cosmologie, 12, 13, 37, 126, 214, 286:
négation, 236-239 chrétienne, 30; copernicienne, voir
Congrégation de la propagation de la Copernic (système)
foi, 68 Cosmos: conception, 47
index 333

Cour d’appel fédérale (É.-U.), 303 Déluge, 137-143


Cour suprême: des États-Unis, 251, Démocrite, 170-171, 270
312; du Canada, 311, 313 De’ nuovi studi della filosofia. Discorsi a
Cours de philosophie positive, 185 un giovane studente / Nouvelles
Coyne, George V., 113-115 études de philosophie. Discours à un
Coyne, Jerry, 281 jeune étudiant, 196
Créateur, voir aussi Dieu: intervention, De revolutionibus / De la révolution des
25-26, 132, 135, 155-156, 275; orbes célestes, 39, 54, 63
«souffle de vie», 320 Derham, William, 129
Création du monde, 12, 24, 150: écrits Descartes, René, 121, 173:
d’Aristote, 34 autocensure, 160-162; écrits à
Créationnisme, 134, 252-253, 275, 297, l’Index, 173
320 Descendance de l’homme et la sélection
Crick, Francis, 320 sexuelle (La), 155
Critique de la raison pure, 33 Dessein intelligent, 14, 132, 275
Critique historique, voir Histoire Dialogue science-religion, 239-243:
critique conditions, 255-292; convergence,
Croyance, 324, voir aussi Foi, Religion, 262, 264; financement, 244,
Spiritualité: et science, 257, 265-266, 268-269, 283-284;
293-317, 321 formation des journalistes, 284;
Culture, 27 intersection de deux discours, 262;
mode d’argumentation, 256;
D niveaux de discours, 263; principe
anthropique, 262, 264, 275
Dallal, Ahmad, 253 Dialogue sur les deux grands systèmes
Darwin, Charles, 24, 33, 143-148, 150, du monde, 65, 70, 71, 73-78, 97, 101,
196, 235, 261, 286: et Dieu, 155-156 126, 134, 163: interdit, 82, 99;
Darwin, Erasmus, 184-185 publication, 95-96, 101
Darwinisme, 16-17, 195-211, 224, 235, Dicks, Thomas, 227-229
251: écrits à l’Index, 196, 199, Dictionnaire raisonné des sciences, des
202-203, 208 arts et des métiers, 93
Darwinisme (Le), 199: d’un point de Diderot, Denis, 93
vue catholique, 204-205 Die Physiologie als Erfahrungs-
Davies, Paul, 241, 275, 277, 278 wissenschaft / Physiologie considérée
Dawson, John W., 217, 237 comme science d’observation (La),
De Fontaines, Godefroid, 36 184
De l’homme antédiluvien et de ses Dieu, 24, 139, 258, 264: actions,
œuvres, 151 288-289; contradiction, 236; et
De l’irritation et de la folie, 184 science, 10-11, 24, 119-158, 273;
334 l’impossible dialogue

hypothèse inutile, 136-137; aussi Inquisition: condamnation


interprétation, 30-31, 288; de Galilée, 87-88; crise
revanche, 293; théologie naturelle, antimoderniste, 33, 205, 209;
128, 129-136; toute-puissance, 21, darwinisme, 196, 204; écrits
54, 74, 163, 177 d’Aristote, 34, 38; interprétation
Dieu et la science: vers le métaréalisme, littérale de la Bible, 165
276 Église chrétienne, 13, 16, 18, 27, 30
Dini, Piero, 62-63 Église unie, 241, 278-279
Diodati, Elia, 84 Einstein, Albert, 20, 112, 253, 325
Discours: sur la nature des animaux, Elchinger (Mgr), 108-109
135; sur le flux et le reflux de la mer, Ellis, George, 241, 279-281
69, 73-74; sur deux nouvelles Empire ottoman, 198, 252-253
sciences, 21 Encyclopédie (L’), 93-94
Discours scientifique, voir aussi Encyclopédie catholique (L’), 105
Science: autonomie, 24, 27, 30, 122, Endtime Ministries, 311
126, 128, 186, 197 Enfant: refus de traitement, 309-313,
Discover, 285 320, 324
Discovery of A World in the Moon or, A Enseignement: de conceptions
Discourse Tending to Prove that It Is religieuses sous les apparences de la
Probable There May Be Another science, 14; de l’atomisme, 172; des
Habitable World in That Planet théories scientifiques, 14; doctrine
(The) / Monde dans la lune (Le), 176 officielle de l’Église, 164; influence
Divino afflante spiritu, 195 de la Fondation Templeton, 246;
Dixon, Thomas, 249 liberté de pensée, 32; théorie de
Dominicains, 37, 42, 55, 57, 59, 73, 105, l’évolution, 198, 243, 263
109, 200 Entretiens: sur la philosophie, 121; sur
Dorlodot, Henry de, 204-208 la pluralité des mondes, 175
Draper, John W., 213-216, 218, 220, Épinois, Henri de l’, 103
224, 226, 232, 234-235, 248 Époques de la nature (Les), 182
Drori, Amir, 295 Erreurs scientifiques de la Bible (Les),
Dubarle, Dominique, 109-111, 115 199
Duchesne, Louis, 203 Espèces (transformation), voir
Duhem, Pierre, 21, 25, 238, 263 Évolution (théorie)
Epitome astronomiæ copernicanæ,
E 61-62, 67
Espagnat, Bernard d’, 282
Écritures, voir Saintes Écritures Esprit des lois (L’), 182
Edinburgh Review, 231 Esquisse d’un tableau historique du
Église catholique, 13, 16, 21, 33, voir progrès de l’esprit humain, 185
index 335

Essentialisme, 220, 242, 244 Fantoli, Annibale, 102-104, 115


États-Unis, 14, 243, 275, 294: Favaro, Antonio, 104
fondamentalisme chrétien, 245, Ferrière, Émile, 199-200
251, 309; homme de Kennewick, Fidéisme, 26
297-309, 316; influence de la Fides et ratio, 236
fondation Templeton, 246, 285; lois Fifth Miracle (The), 275
anti-évolution, 252; refus de la Figaro (Le), 225
science, 309 Foi: et raison, 30-31, 236, 287-289
Éther, 270 Fondamentalisme, 243, 245, 251-253,
Ethnographie, 138 293
Études d’histoire religieuse, 186 Fondation Béna pour le dialogue entre
Euclide, 321 science et foi, 276
European Journal of Science and Fondation Templeton, 11, 240-241,
Theology, 241 243-253, 259, 275-276, voir aussi
Évangéliques chrétiens, 17, 125, 126, Prix Templeton: Conseil
198, 240, 243, 275 consultatif, 282; financement
Évolution (théorie), 14, 17, 27, du dialogue science-religion, 244,
143-148, 151, 224, 235, 243, 251, 246-248, 265-266, 268-269,
263, 286: condamnation, 195-211; 277-278, 281-284; formation
écrits à l’Index, 196, 202-203, 208; des journalistes, 284; influence
lois anti-évolution (É.-U.), 252 en histoire des sciences, 246;
Évolution (L’): créatrice, 208; des principe anthropique, 265-266;
espèces organiques, 200; et le dogme, programme «Science in
203; restreinte aux espèces Dialogue», 285
organiques, 201-202 Fontenelle, Bernard le Bovier de,
Evolution and Theology: The Problem 175-176
of Man’s Origins, 208 Formation de l’esprit scientifique (La),
Excommunication, 34-35, 62, 94, 271
194 Foscarini, Paolo Antonio, 51-52:
Exégèse, 186, 190, 211 condamnation des écrits, 61
Exigence idéaliste et le fait de l’évolution Foucault, Léon, 97
(L’), 208 Foundations of Physics, 272
Exposition du système du Monde, 136 France, 130, 149, 185, 186, 225-226,
Eymerich, Nicolau, 55, 80 276
Franciscain, 287
F Frédéric-Guillaume II, 33
Frédéric-Guillaume III, 33
Faith Assembly, 311
Faith Tabernacle, 311, 312
336 l’impossible dialogue

G Gherardi, Silvestro, 102, 103


Gilgamesh (épopée), 186, 188
Galilée, 21-24, 27, 41, 44, 101, 119, 126, God: and the New Physics, 275, 277;
134, 146, 157, 159, 189, 211, 220, Particle (The) / Une sacrée particule,
261: abjuration, 83; actions du 273-274
Saint-Office (1615-1616), 57-68; Godman, Peter, 84
assignation à résidence, 84, 90-91; Google Books, 221-224, 227, 240
atomiste, 171; attaque des Gould (juge), 303-304
théologiens, 47-51; décès, 97; Graham, Billy, 278
élection d’Urbain VIII, 68-71; lettre Grassi, Orazio, 69, 171-172
à Christine de Lorraine, 47, 58, 71, Gravitation universelle (loi), 125,
95, 116, 189, 237; lettre à Ingoli, 132-133, 139, 147, 178
71-73, 75-76; œuvres complètes, Grèce, 30
102-103; position de Bellarmin, 53, Grégoire IX, 34
64; procès/condamnation, 10, 13, Grégoire XV, 68
38, 57, 73-85, 87, 101-104, 108-110, Grondin, Jean, 267
160, 163; réhabilitation, 104-105, Groupe religieux, voir aussi
107, 112, 116-117; sépulture, 98; Fondamentalisme: alliance,
testament, 85; Vatican II, 106-112 242-243; dialogue science-religion,
Galilée et l’Inquisition. Mémoires 239; et recherche scientifique,
historiques et critiques, 102 26-27; influence, 294; refus de la
Galilée, son procès, sa condamnation science, 309-312
d’après des documents inédits, 103 Gualdo, Paolo, 64
Galiléi, Vincenzio, 69 Guessoum, Nidhal, 249, 283-284
Galileo Galilei, 106, 111 Gui, Bernard, 55
Garonne, Gabriel-Marie, 108, 113 Guiducci, Mario, 73
Gassendi, Pierre, 163-164, 172: Guitton, Jean, 276
pluralité des mondes, 175 Gusdorf, Georges, 111
Gaudium et Spes, 107, 111, 113
Generelli, Cirillio, 139
H
Genèse, 150, 188, 201, voir aussi Bible
Genève (république), 46 Hafenreffer, Matthias, 44
Génome humain, 276 Harmonie du monde, 66
Genovesi, Antonio, 173-174 Harrison, Peter, 22
Géographie, 138 Hasard et la Nécessité (Le), 273
Géologie, 12, 13, 24, 126, 214, 231, Hawking, Stephen, 274
236: ancienneté de l’homme, 151; Heidegger, Martin, 260
et déluge, 137-143 Héliocentrisme, voir Copernic, Galilée
Géométrie, 321 Hérésie, 46, 52: abjuration, 56; degré,
index 337

56-57; pluralité des mondes, 175; Il Saggiatore / L’Essayeur, 69, 70, 73, 171
proposition hérétique, 35, 55-56 Index des livres prohibés, 13, 16, 21, 33,
Hérétique, 40, 55-57, 62, 85 36, 51, 55, 61, 67, 94, 160, 173, 176,
Hervieu-Léger, Danièle, 16 178-179, 183-185, 190, 194-195,
Hessen-Rheinfels, Ernst von, 91 199, 202-203, 208, 215, voir aussi
Hiérarchie des disciplines, 48, 50 Censure, Congrégation de l’Index:
Hindouisme, 272 de l’Université de Louvain, 166;
Histoire, 126: approche scientifique, édition de 1544, 165-166; édition
152; critique, 152-153, 183; des de 1559, 40; édition de 1757, 99;
religions, 12, 24, 183-195; des édition de 1835, 101; traduction
sciences, 13, 213, 217, 246, 325; et des ouvrages, 184-185, 203
théologie, 153-154; mouvement Infini dans la paume de la main (L’). Du
moderniste, 191 big bang à l’éveil, 276
Histoire naturelle, 13, 24, 143, 236: de Ingoli, Francesco, 64-68: lettre de
l’animal, 148; de l’homme, 148; des Galilée, 71-73
religions, 152-155; hypothèse Innocent III, 55
(Buffon), 179-183 Inquisition, 16, 35, 51, voir aussi
Histoire naturelle, 139, 179-183 Saint-Office: condamnation de
Historicisme, 244 Galilée, 13, 21, 38, 59, 82-83;
History: of the Conflict Between Science création, 40, 54; décret Lamentabili,
and Religion, 213-214; of the 191; et atomisme, 173; procédures,
Warfare of Science with Theology in 54-57, 80
Christendom, 214-217 Institut: catholique de Paris, 193, 208;
Homme de Kennewick, 297, 299, Metanexus, 268
301-309, 316 International Society for Science and
Horgan, John, 246, 266 Religion, 284
Humanité: origines, 12, 24, 150, 257, Intersubjectivité (connaissances), 321,
294-297 323
Humani generis, 174, 209-210 Iqbal, Muzaffar, 241
Hutton, James, 142 Islam, 243, 283, 285, 321
Huygens: Christian, 163, 167-168; Islam & Science, 241
Constantin, 168 Islam et Science, 283
Hypothèse: et thèse, 43, 179 Islamic Sciences, 241
Israël, 294, 295
I
J
Ibn al-Haytham, 321
Ibn Rushd, 31 Jacquier, François, 178
Il Newtonianismo per le dame, 178 Jean XXIII, 106
338 l’impossible dialogue

Jean-Paul II, 10, 13, 87-88, 112-117, Lamalle, Edmond, 107, 113
211, 236, 239, 243 Lamarck, Jean-Baptiste, 148-150
Jésuites, 24, 51, 69, 70, 91, 93, 94, 105, Lamentabili (décret), 191-193
107, 113, 163, 165: avancement des Language of God (The), 276
connaissances, 122-123; Lapparent, Albert de, 200
darwinisme, 196, 200-201, 208; Laplace, Pierre-Simon de, 136-137
enseignement de l’atomisme, 172 Lawrence, William, 185
Jésus, 152 Le Blanc (abbé), 182
Josué, 179 Lederman, Leon, 273-274
Journal of the American Scientific Lefebvre, Solange, 261-262, 265, 268
Affiliation, 239 Léger, Paul-Émile, 210
Journaliste: formation, 284 Leibniz, Gottfried, 91-93, 133, 147
Juifs, 18, 30, 217, 249, 295, 298 Lekson, Stephen, 309
Jupiter, 68 Lenormant, François, 186, 188-190
Just Six Numbers: The Deep Forces that Léon X, 59
Shape the Universe, 281 Léon XIII, 38, 190, 203
Leroy, Dalmace, 200-202, 204:
K rétractation, 202-203
Le Roy, Édouard, 208-209
Kant, Emmanuel, 32-34, 290-291: Lessard, Louis, 266-267
liberté de pensée, 32-33 Lesser, Frédéric-Christian, 130
Kepel, Gilles, 293 Le Sueur, Thomas, 178
Kepler, Johannes, 41, 44-47, 51, 97, Lettre à Ingoli, 71-73, 75-76
125, 157, 220: autocensure Leucippe, 170, 270
théologique, 44; condamnation des Lewis, Edwin, 198
écrits, 61, 101; interprétation des Liberté: de pensée, 32, 41, 198;
Saintes Écritures, 44-45; séparation d’expression, 33
de la théologie et de l’astronomie, Lindberg, David C., 21, 219, 249
65-67 Littré, Émile, 153
Kingsley, Charles, 147 Livre, voir Censure
Koyré, Alexandre, 256 Livre: des maîtres du monde, 277;
Kuhn, Thomas, 297 des secrets trahis, 277
Loi de Boyle-Mariotte, 19
L Lois (Les), 129, 230
Loisy, Alfred, 191, 193-195, 203
Lactance, 138 Lorini, Niccolò, 57
Lakotas, 305 Los Angeles Times, 285
Lalande, Joseph Jérôme Lefrançois de, Lost Discoveries, 275
99-100, 179, 184 Lucrèce, 170
index 339

Lumières, 134, 293 Mélanchton, Philippe, 42


Lunette astronomique, 47 Mélodie secrète (La), 276
Luther, Martin, 40, 42 Mercier, Désiré-Joseph, 33, 205
Luthériens, 40, 42, 125: censure Mère Teresa, 278
de Kepler, 44-46 Merry Del Val, Rafael, 205, 207
Lutte de pouvoir, 13 Mersenne, Marin, 160, 162-164
Lyell, Charles, 24, 143-144, 150-151: Merton, Robert K., 321
et déluge, 142 Messenger, Ernest, 208
Méthode scientifique, 15:
M sécularisation, 117
Michel-Ange, 98
Maccarrone, Michele, 106-107, 111, Mind of God (The), 275
113 Minds, Machines, and the Multiverse:
Maculano, Vincenzo, 80-81 The Quest for the Quantum
Maestlin, Michael, 44, 46 computer, 275
Mahomet, 95 Miracle, 122, 125, 127, 140, 152, 258:
Main Currents of Modern Thought, transsubstantiation, 171
272 Modern Science and Christian Faith,
Maître du Sacré Palais, voir Saint- 239
Office Modernisme (crise), 33, 205, 209
Manuel: biblique, 206-207; de Monde (Le), 108, 202, 289
l’Inquisiteur, 55, 80-81 Monde dans la lune (Le), 176
Manzoni, Giacomo, 102 Mondes (pluralité), 175-177
Marée, 69, 76, 127, 134 Monod, Jacques, 273
Margenau, Henry, 272 Monothéisme, 30
Marie (virginité), 176 Montesquieu, Charles Louis
Marie-Victorin (frère), 9, 263 de Secondat, 182
Marini (Mgr), 102 Montini, Giovanni Battista, 105-107
Matérialisme, 151-153: Moravec, Hans, 275
condamnation, 183-195, 197 Morell, Virginia, 295
Mathématiques, 12, 39 Moyen Âge, 31, 43: hiérarchie
Matière et l’Énergie (La), 199 des disciplines, 48
Matin des magiciens (Le), 277 Musulmans, 14, 16, 17, 18, 27, 289:
Maxwell, James C., 125 astronomie, 43, 321; conflit
Médecine, 184, 293, 313-316: refus de entre foi et raison, 30-31;
la science, 309-313, 324; dialogue science-religion, 241, 249
traditionnelle, 27, 313 Mysterium cosmographicum, 44, 61
Médicis, Julien de, 64 Mythes de la Bible (Les), 199-200
Méditation (sœurs carmélites), 268
340 l’impossible dialogue

N l’homme et des grands mammifères


fossiles, 151
Napoléon, 101-102, 136 Numbers, Ronald L., 21, 213-215,
Narratio prima, 40, 41 218-219, 228, 248-249
Native American Grave Protection Nuremberg, 39, 40
and Repatriation Act (NAGPRA),
298, 301, 302, 304, 305, 307-308
O
Naturalisme scientifique/
méthodologique, 14-15, 24, 126, Obama, Barack, 313
157, 186, 269 Objectivité scientifique, 321, 323
Nature: interprétation, 30-31, 48, 54, Observatoire du Vatican, 113
122, 126, 133, 322 Œcuménisme, 21, 218, 220
Nature (revue), 280, 285 Offit, Paul, 312
Nature des choses (La), 170 Oldenburg, Henry, 128-129
Nazisme, 321 Olson, Richard, 22
Néoromantisme, 293 Optiks, 131
New Republic, 285 Origine des espèces (L’), 143-148, 150,
Neurobiologie, 268 196, 235
Neurologie, 262 Origines (Les): de l’histoire d’après la
Newman, John H., 122-123, 135-136, Bible et les traditions des peuples
231-235, 237, 257 orientaux, 188-189; humaines et
New Scientist, 285 l’évolution de l’intelligence, 208
Newton, Isaac, 23-24, 94, 100, 125, Osiander, Andreas, 42-43, 47, 62
137, 178, 261, 325: science Our Final Century: Will the Human
et religion, 127, 131-133; Race Survive the Twenty-first
théologie naturelle, 132-133 Century?, 281
Nietzsche, Friedrich, 238 Owsley, Douglas, 302, 306-307
Nolan, Frederick, 229-230
North American Review, 231
P
Nouveau système de chimie
organique fondé sur des méthodes Pacific Legal Foundation, 304
nouvelles d’observation, 183- Paley, William, 130, 147
184 Panthéisme, 18, 20, 133, 136, 186, 197
Nouveaux essais sur l’entendement Parente, Pietro, 107
humain, 93 Particularisme, 294, 296
Nouvel âge, 10, 241, 272-273 Pascendi, 191
Nouvel Observateur (Le), 276 Paschini, Pio, 104-106, 111
Nouvelle Alliance (La), 273 Paul III, 39, 54
Nouvelles recherches sur l’existence de Paul V, 59
index 341

Paul VI, 36, 105-108, 110 Pie X, 191


Pauwels, Louis, 277 Pie XI, 207-209, 235
Péché originel, 175, 209-210 Pie XII, 104-105, 174, 195, 209
Peiresc, Nicolas-Claude Fabri de, Planète: formation, 139; mouvement,
88-91, 163-164 133, 137
Pendule de Foucault, 97 Platon, 30, 129, 230, 255-256
Peña, Francisco, 55-56 Pluche, Noël-Antoine, 130
Pensée de Dieu (La), 277 Poincaré, Henri, 97
Pères de Sainte-Croix, 203, 207 Polkingorne, John, 241, 246, 285, 286
Perspectives on Science and Christian Polygénisme, 210
Faith, 239-240 Polythéisme, 30-31
Phénomène: naturel, voir Nature; Popper, Karl, 290
paranormal, 270, 272, 277 Popular Science Monthly, 216, 217, 226
Philadelphie: épidémie de rougeole, Post-modernisme, 242-244
312 Poupard, Paul, 113-115
Philologie, 152 Powell, Baden, 230-231
Philosophiæ naturalis principia Préhistoire, 209, 296
mathematica, 131-133, 178 Presbytériens, 198, 244
Philosophical Transactions, 128 Prière: mode de guérison, 310-312
Philosophie, 29, 30: autonomie, 31, 32, Prigogine, Ilya, 265, 272-273
41; et théologie, 31-36, 38, 41, Principe anthropique, 262, 264-265,
50-51, 121; expérimentale, 275, 278-279, 281
133-134; matérialiste, 151-153, Principes: de géologie, 142, 143-144; de
183-195; positiviste, 153, 222 philosophie, 162, 173
Philosophie zoologique, 148 Principia (Newton), voir Philosophiæ
Physics: of Christianity, 279; of naturalis principia mathematica
Immortality: Modern Cosmology, Prix Nobel, 265, 273, 277, 279, 323
God and the Resurrection of the Prix Templeton, 11, 242, 244, 246, 250,
Dead (The), 274, 279 277-283, 286, voir aussi Fondation
Physiologie, 184-185 Templeton
Physique, 21, 24, 37, 261: conflit avec Procès de Galilée (Le), revu grâce à une
la religion, 30, 120, 170-174; de nouvelle source de documents, 103
l’immortalité, 264, 274, 279; et Protestants, 13-14, 16, 41, 42, 46, 147,
fondamentalisme, 253; quantique, 177, 215, 217: darwinisme, 197;
10, 270, 271; usages mystico- ouvrages à l’Index, 62, 185
théologiques, 271-277 Providentissimus Deus, 190
Pie V, 38 Psychiatrie, 262
Pie VII, 100 Psychologie, 262
Pie IX, 186 Ptolémée (système), 70, 72, 96, 321
342 l’impossible dialogue

Q Religion and Science, 224


Religion dans les limites de la simple
Quaker, 279 raison (La), 33
Quantum Leap, 246 Renan, Ernest, 24, 153-154, 186, 224,
Questions théologiques, physiques, 237-238, 300, 322: écrits à l’Index,
morales et mathématiques, où 186
chacun trouvera du contentement ou Revelation and Science, 230
de l’exercice (Les), 164 Révolution galiléenne (La), 111
Revue des sciences religieuses, 205
R Rheticus, Georg Joachim, 40-41
Ricard, Matthieu, 276
Raison, 319: autolimitation, 33; et foi, Riccardi, Niccolo, 73-74
30-31, 236, 287-289; limites, Riccioli, Giovanni Battista, 165
289-292 Rivière, Jean, 205
Raisons d’être. Le sens à l’épreuve Roberval, Gilles Personne de, 161
de la science et de la religion, Robot: Mere Machine to Transcendant
259 Mind, 275
Raisonnement anthropique, 265 Rodolphe II, 45
Ramadan, Tariq, 285 Rogosnitzky, Meir, 295
Rapports du physique et du moral Rohault, Jacques, 121
de l’homme (Les), 184 Rougeole, 312
Raspail, François-Vincent, 183 Roumanie, 247
Rationalisme, 186, 293, 322: influence, Rupke, Nicolas, 244
222 Russell, Bertrand, 224
Ray, John, 129 Russell, Robert J., 241
Reagan, Ronald, 243
Recherche, 14, 20: pression des
S
groupes religieux, 26-27, 294
Rees, Martin, 265, 281-282, 286 Saignée, 315
Réforme protestante, 16, 35, 40-41, Saint-Office, 10, 16, 35, 42, 51, 100,
46 205, voir aussi Congrégation de
Reichenbach, Hans, 124 l’Index, Index des livres prohibés,
Relativisme, 243-244 Inquisition: actions contre Galilée
Relativité restreinte (théorie), 253 (1615-1616), 57-68; archives du
Religion, voir aussi Dialogue science- procès de Galilée, 102-104;
religion: caractère subjectif, 324; biographie de Galilée, 105; enquête,
définition, 16, 262; et science, 9, 12, 54
13, 15, 19, 23, 25, 124, 186, 194-195, Sainte Eucharistie, 171, 174
213, 220-227, 239, 258 Saintes Écritures, 26, 33-34, 41, voir
index 343

aussi Bible: interprétation, 44-45, 160-165; convictions religieuses,


48, 52, 139, 181, 189-190, 236; 18, 23, 122, 124-125; dialogue
pluralité des mondes, 175; système science-religion, 276, 278;
Copernic, 45; transformisme, 201 interprétation de la nature, 48;
Santé publique: et croyances liberté de pensée, 41
religieuses, 312 Scientisme, 322
Saturne, 68 Scopes, John T., 263
Savant, voir Scientifique Scot, Duns, 287
Scheuchzer, Johann Jakob, 140 Sélection naturelle, 143
Science, 38, voir aussi Dialogue Servet, Michel, 46
science-religion: activité collective, Settele, Giuseppe, 100
20, 321; autonomie, 24, 27, 29-85, Seung Chul Kim, 17
128, 186, 197; autorité, 14; censure, Sidereus nuncius, 47
159-211; développement, 271, 293, Siegwalt, Gérard, 259-261
320, 322-325; et Coran, 17, 249, Simplicius, 78
283-284; et croyances, 257, Smith & Franklin Academic
293-317, 321, 324-325; et Dieu, Publishing, 241
10-11, 24, 119-158, 273; et religion, Smithsonian Institute, 302
9, 12, 13, 15, 19, 23, 25, 48-49, 124, Snobelen, Stephen, 133
186, 213, 220-227, 239, 258; et Société: préhistorique de France, 120;
spiritualité, 271, 277; et théologie, royale de Londres, 120, 128, 130,
120-121, 128, 194-195, 201, 211, 177, 245, 281
257; groupes religieux Société savante: discours, 119-122
fondamentalistes, 309-312; Socrate, 255
institutionnalisation, 119, 323; Soljenitsyne, Alexandre, 278
marginalisation, 294; objectivité, Somme théologique, 53
321, 323; postulat naturaliste, Southern Presbyterian Theological
269-270; universalisme, 321; Seminary, 199
visibilité sociale, 224; vulgarisation, Spectacle de la nature, 130
271, 277 Spinoza, Baruch, 134
Science: and Christian Belief, 240; and Spiritualité: et science, 271, 277, 293
the Search for Meaning / Science et Stalinisme, 321
quête de sens, 282-283; Culture and Staune, Jean, 282-284
Religion, 241 Stengers, Isabelle, 272-273
Sciences: de la nature, 25-26, 34; Strauss, David Friedrich, 152, 186
physiques et christianisme, 232; Substance (notion), 174
sociales et humaines, 12 Sulpiciens, 206
Scientific American, 285 Superaccélérateur de particules (SSC),
Scientifique, 29-30: autocensure, 273-274
344 l’impossible dialogue

Syllabus des erreurs, 186-188, 191, 235 201, 211, 257; institution sociale
Syrian Protestant College, 17, 198 dominante, 31
Système solaire: action divine, Théologie des insectes ou Démonstration
132-134, 139; héliocentrisme, voir des perfections de Dieu dans tout
Copernic, Galilée; histoire naturelle ce qui touche les insectes, 130
(Buffon), 180 Théologie naturelle, 11-12, 25-26, 128,
129-136, 145, 225, 264; retour,
T 277-287
Théologie naturelle ou Preuves
Tache solaire, 68 de l’existence et des attributs de la
Tao de la physique (Le), 10, 272 Divinité tirées des apparences
Taoïsme, 272 de la Nature, 130
Taxonomie, 12 Théologie physique ou Démonstration
Taylor, Charles, 250 des attributs de Dieu tirée des œuvres
Technoscience, 322 de la Création, 129
Teilhard de Chardin, 208-209 Théologien, 30, 170-171
Témoins de Jéhovah, 309 Theology and Science, 240
Tempier, Étienne, 21, 35, 53-54: Théorie de la Terre, 22
propositions condamnées, 37 Thermodynamique, 273
Templeton, John, 11, 244, voir aussi Thèse: et hypothèse, 43
Fondation Templeton Thomas d’Aquin, 26, 38, 53, 236, 287:
Teresi, Dick, 275 traités d’Aristote, 37
Terre: évolution, 139, 142; marée Thomas, David H., 305
(phénomène), 69, 76, 127, 134; Time, 285
mouvement et Saintes Écritures, 41, Tipler, Frank J., 264, 274-275, 279
43, 45, 51, 58-59, 82; système Torah, 30, 257
Copernic, 48, 58, 70, 96-97, 100, Townes, Charles, 279
160, 178; système mixte, 64-65, 70 Tragédie: et Dieu, 288-289
Textes révélés/sacrés, 17-18, 26-27, 34, Traité: de physique, 121; du monde,
41, 50, 257, voir aussi Bible, Coran, 160
Torah: et physique quantique, 272; Traités de Bridgewater, 131, 145
interprétation littérale, 165, 190; Transformisme, 201
regard critique, 126, 152 Transfusion sanguine, 309-311
Thalès, 270 Transsubstantiation, 171, 174
Thatcher, Margaret, 243, 244 Trinh Xuan Thuan, 276, 283
Théologie: et atomisme, 173; Tunisie, 253
et histoire, 153-154; et philosophie,
31, 32-36, 38, 41, 50-51, 121;
et science, 120-121, 128, 194-195,
index 345

U Van Rossum, Willem Marius, 207


Van Velden, Martin Étienne, 166-170
Umatilla, 299-300 Variole, 312
Une brève histoire du temps, 274 Vatican: archives, 102-104
Union catholique des scientifiques Vatican II, 26, 36: et Galilée, 106-113;
français, 109 rapports entre science et religion,
Unitariens, 131, 217, 241 107; textes bibliques, 195
Univers parallèles, 281 Venter, Craig, 320
Universalisme, 294, 321 Vide, 21
Université: censure, 166-170, 198; Vie de Monsieur Descartes, 162
financement, 246; philosophie Vie de Jésus (La): de Renan, 153, 186,
naturelle d’Aristote, 38; tutelle 224; de Strauss, 152, 186
de la théologie sur la philosophie, Vie extraterrestre, 175-177
31-36 Vigoureux, Fulcran, 206
Université: Alexandre-Jean-Cusa, Visage de Dieu (Le), 277
247; américaine de Beyrouth, 17, Virey, Julien Joseph, 150
198; Cornell, 213, 215-216; de Viviani, Vincenzio, 85, 98
Bologne, 62; de Cambridge, 204, Voltaire, 95, 288
284; de Chicago, 281; de Dublin,
136, 232; de Königsberg, 184; de la
W
Sorbonne, 22, 121, 164-165, 172,
179-180; de Louvain, 166-170, 204, Wallace, Alfred R., 143
208; de Melbourne, 294; de Paris, Ward, Keith, 286
34; de Pise, 48, 68; de Tübingen, Washington Post, 285
44; d’État de l’Orégon, 302; de Watson, James D., 320
Washington, 304; d’Oxford, 229; Weber, Max, 12, 27, 297, 306, 325
interdisciplinaire de Paris (UIP), Weizsäcker, Carl F. von, 272
282-283; La Sapienza, 100; When Science and Christianity Meet,
Notre-Dame, 203; pontificale du 249
Latran, 106; Stanford, 266; Whewell, William, 30, 145
Vanderbilt, 198 White, Andrew D., 213-216, 218, 220,
University of Chicago Press, 249 224, 226, 232, 234-235, 237, 248:
Urbain VIII, 53, 68-69, 74, 77-78, 84, “New Chapters in the Warfare of
90, 97 Science”, 216; “The Warfare of
Science”, 216
V Wilkins, John, 176-177
Wilson, James, 198-199
Vaccination, 312, 320 Winchell, Alexander, 198
Vallisneri, Antonio, 139 Winslow, Hubbard, 232
346 l’impossible dialogue

Wisdom of God Manifested in the Works Zoologie, 138


of the Creation (The), 129 Zoomania, or the Laws of Organic Life,
Woodward, John, 138, 140 184
Zúńiga, Diego de, 51, 61
X Zygon, 241-242

X-Files (The), 277

Zahm, John, 203-204, 207


Zen, 272
Zoa (Mgr), 108
table des matières 347

Table des matières

Introduction 9

CHAPITRE 1 • Les limites théologiques


de l’autonomie des sciences 29
Aristote: un premier conflit des facultés 32
Copernic tente sa chance 39
Censure luthérienne de Kepler 44
Galilée attaque les théologiens 47
L’épistémologie catholique du cardinal Bellarmin 51
L’Inquisition et ses procédures 54
Galilée dénoncé, Copernic condamné 57
Une «admirable conjoncture» pour Galilée 68
Un ballon d’essai: la lettre à Ingoli 71
Galilée condamné et séquestré 73

CHAPITRE 2 • Copernic et Galilée:


deux épines au pied des papes 87
Peiresc demande la libération de Galilée 88
Leibniz à la défense de Copernic 91
348 l’impossible dialogue

L’Encyclopédie implore Benoît XIV 93


La sépulture tardive de Galilée 97
La fin d’un acharnement 99
Napoléon s’empare des archives du procès de Galilée 101
La réhabilitation de Galilée 104
Galilée et Vatican II: une nouvelle conjoncture exceptionnelle 106
L’intervention de Jean-Paul II 112

CHAPITRE 3 • Dieu: du centre à la périphérie des sciences 119


À la recherche de causes naturelles 126
La théologie naturelle: la science au service de Dieu 129
Dieu: une hypothèse inutile 136
La géologie contre le Déluge 137
La révolution darwinienne 143
Une histoire naturelle de l’homme 148
Une histoire naturelle des religions 152
Naturaliser Dieu 155

CHAPITRE 4 • La science censurée 159


L’autocensure des savants catholiques 160
Censure à l’université de Louvain 166
Des atomes inquiétants pour l’Église 170
La pluralité des mondes 175
Pas d’astronomie pour les dames… 178
Une Histoire naturelle «hypothétique» 179
Condamnation du matérialisme et de l’histoire critique des religions 183
Rétractations évolutionnistes 195
table des matières 349

CHAPITRE 5 • Du conflit au dialogue? 213


L’évolution des discours sur les rapports
entre science et religion 220
La montée des conflits 227
Les deux livres de Dieu ne peuvent se contredire 236
La montée du «dialogue» science-religion 239
L’effet Templeton et l’«industrie» de l’histoire
des rapports science-religion 243

CHAPITRE 6 • Qu’est-ce qu’un «dialogue»


entre science et religion? 255
Le dialogue comme mode d’argumentation 256
Les apôtres du dialogue 259
L’intersection vide de deux univers de discours 262
Les usages mystico-théologiques de la physique 271
Le retour de la théologie naturelle 277
L’impossible rationalisation de la foi 287
La raison a-t-elle des limites? 289

CHAPITRE 7 • Les croyances contre les sciences 293


L’affrontement de deux cultures 297
Quand les juges se font épistémologues 303
Des visions du monde incommensurables 305
Quand la prière remplace la médecine 308
Paradigme médical occidental contre médecine ancestrale 313
Un choix et ses conséquences 316
350 l’impossible dialogue

CONCLUSION • Le pari de la Raison 319

Remerciements 327

Index 329
crÉdits et remerciements

Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des arts du Canada


pour son soutien financier ainsi que le Fonds du livre
du Canada (FLC).

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises


du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme
de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

Illustration de la couverture: bora ozen


Ce livre a été imprimé sur du papier 100%
postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo
et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

mise en pages et tYpographie:


les Éditions du borÉal

achevÉ d’imprimer en fÉvrier 2016


sur les presses de marquis imprimeur
à montmagnY (quÉbec).
Y VES GINGRAS
L’IMPOSSIBLE DIALOGUE
SCIENCES ET RELIGIONS
Cet essai est né d’une interrogation : comment expliquer le retour en
force, depuis les années 1980-1990, de la question des relations entre
science et religion et des appels au « dialogue » entre ces deux domaines
pourtant si éloignés par leurs objets et leurs méthodes ?

L’historien des sciences Yves Gingras analyse d’abord les limites théo-
logiques de l’autonomie de la recherche scientifique au XVIIe siècle.
Il retrace ensuite la longue histoire allant de la condamnation de Galilée
pour hérésie en 1633 jusqu’à sa réhabilitation par Jean-Paul II après
plus de trois cent cinquante ans de revendications en ce sens par les
savants européens. Il montre enfin comment Dieu et la théologie na-
turelle sont devenus marginaux dans le champ scientifique au cours des
XVIIIe et XIXe siècles, à mesure que la pensée scientifique naturaliste s’est
étendue à la géologie, à l’histoire naturelle, aux origines de l’homme et à
l’histoire des sociétés et des religions.

Face à la montée de mouvements religieux et spirituels néoroman-


tiques qui rejettent les acquis des recherches scientifiques les mieux
établies, l’auteur en appelle à prendre le parti de la raison.

Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)


et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et socio-
logie des sciences. Les plus récents ouvrages qu’il a publiés sont Sociologie
des sciences (PUF, 2013) et Controverses, accords et désaccords en
sciences humaines et sociales (CNRS, 2014).

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