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SOMMAIRE

AU COEUR DE LA NORME :
LE TRACÉ ET LA MESURE
Pour une distinction entre normes et règles de droit
Catherine Thibierge
Professeur à l’université d’Orléans

I. DE LA NORME EN GÉNÉRAL

A. Qu’est-ce qu’une norme ?

B. A quoi sert la norme ?

II. DES NORMES JURIDIQUES EN PARTICULIER

A. La conjonction du tracé et de la mesure

1°) La règle de droit, instrument de tracé et de mesure


2°) La règle de droit, une norme juridique parmi d’autres

B. La disjonction du tracé et de la mesure

1°) Les instruments juridiques de simple tracé


2°) Les instruments juridiques de pure mesure

III. DE LA NORMATIVITÉ EN DROIT

A. Les liens entre le tracé et la mesure juridiques

1°) L’absence de corrélation systématique entre la précision du tracé indiqué et la


force de la mesure possible
2°) L’existence d’une possible corrélation entre les destinataires du modèle pour agir
et le type de mesure juridique possible

B. Le tracé et la mesure aux frontières de la normativité en droit

1°) Le tracé et la mesure, voies d’accès progressives au droit


2°) Le tracé et la mesure, possibles clés de l’internormativité en droit

C. La spécificité du tracé et de la mesure en droit

1°) La difficulté de dégager une spécificité du tracé juridique


2°) L’incontestable spécificité de la mesure juridique
3°) Les “indicateurs de juridicité” de la norme

Conclusion
AU COEUR DE LA NORME :
LE TRACÉ ET LA MESURE
Pour une distinction entre normes et règles de droit

Catherine Thibierge
Professeur à l’université d’Orléans

“Retour amont”
R. Char

Résumé. Le retour aux sources étymologiques de la norme permet d’éclairer ses


fonctions sous un jour dédoublé, fécond pour la compréhension des normes
juridiques dans leur hétérogénéité contemporaine. La norme a en effet la double
vocation de permettre le tracé, autrement dit de guider l’action se faisant, et la mesure,
en ce qu’elle permet de juger l’action accomplie. Juridique, elle est ainsi modèle pour
agir et/ou modèle pour juger. La conjonction de ces deux fonctions est caractéristique
des règles de droit, dotées à ce titre d’une “plénitude de normativité”. Leur disjonction
est cependant fréquente, certaines normes juridiques s’avérant de simples outils de
tracé, insusceptibles en tant que tels de fournir au juge un instrument de mesure
(recommandations, avis, principes déclaratoires, articles proclamatoires, etc.). D’autres
sont au contraire de purs outils de mesure (standards, usages parfois). La règle de
droit est ainsi une norme juridique parmi d’autres, qui sont de moindre portée (normes
individuelles) ou de moindre force (normes souples). Mieux que les caractères
général, obligatoire et sanctionné qui ne sont que des attributs possibles de la norme,
ses fonctions de tracé et de mesure signent sa vocation d’instrument de référence. La
sanction, en revanche, ne lui est pas consubstantielle même si elle lui est souvent
attachée. De cette approche, il ressort une conception élargie et affinée de la
normativité en droit, toute de rigueur dans la mesure et d’ouverture dans le tracé.

*****

Des racines concrètes anciennes mais une utilisation abstraite récente.


Selon le dictionnaire historique de la langue française Robert1, le mot “norme” dérive
d’un emprunt au grec “gnômona”, accusatif de “gnômôn”2. Emprunté au latin “norma”,
ce terme technique désigne une sorte d’équerre. Puis il a pris en français un sens
abstrait, réalisé dès le premier usage, dans l’ancienne locution “mettre norme à”, pour
“régler une affaire”3. Attesté aux XIIe et XIIIe siècles, le mot “norme” n’apparaît
cependant pas dans les dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles, et semble avoir été
rare jusqu’au milieu du XIXe siècle. Selon Lalande, il a été introduit dans la langue
De chaleureux remerciements à tous mes collègues juristes et non-juristes de la faculté de droit
d’Orléans et d’ailleurs, qui ont porté de l’intérêt à ce texte et ont contribué à sa maturation par leurs
observations critiques et constructives.
1
Dictionnaire historique de la langue française, t. 2, 2000.
2
Gnômôn : qui juge ; juge, surveillant (Dictionnaire Hatier-Belin). Ou bien celui qui sait, expert (ou)
équerre (ou) tige plantée dans le sol (= cadran solaire). Ce terme grec, qui serait à l’origine du terme
latin “norma”, désigne donc soit une personne ayant la fonction de juger, (mais pas au sens juridique
de rendre un jugement), soit un objet qui fournit repère. Si le rapport étymologique n’est pas très
ostensible entre gnômôn(a) et norma, la parenté de sens, quant à elle, apparaît donc clairement.
3
Vers 1165.
usuelle par le philosophe Wilhelm Wundt4, en 1886, et son usage s’est généralisé au
XXe siècle5, donc tardivement en regard de l’intense utilisation faite de ce terme de
nos jours. Dans la langue juridique6, c’est sans doute à Kelsen que le terme doit d’être
employé comme concept plus large que celui de “règle” ou de “loi”7.

Des termes familiers, employés dans des sens contrastés, restrictif ou


élastique. Norme, normatif, normativité participent du langage juridique courant. Des
expressions comme “ensemble de normes”, “hiérarchie des normes” ou “système
de normes” sont aujourd’hui familières aux juristes. Quant à l’adjectif normatif, on ne
compte plus ses usages en droit : “instrument normatif”, “dispositif normatif”,
“encadrement normatif” voisinent avec “valeur normative”, “force normative”, “portée
normative”, “puissance normative”, “effet normatif”, “caractère normatif”, ainsi qu’avec
“pouvoir normatif” ou encore “contenu normatif”, pour n’en citer que quelques uns.
Quant à leur signification, il est assez fréquent que, de manière restrictive, la norme
soit assimilée à la règle et le normatif à l’obligatoire. Mais il n’est pas moins rare que
les auteurs utilisent ces termes dans des sens bien plus flous et élastiques, en tout
cas plus larges que ceux de règle et d’obligatoire8. Il y a alors place pour des valeurs
normatives plus ou moins fortes ou des instruments ou des énoncés normatifs plus
ou moins obligatoires.
Il peut paraître curieux qu’un terme aussi fondamental du vocabulaire juridique fasse
l’objet d’usages aussi contrastés. Plus curieusement encore, mais ceci explique peut-
être cela, s’il se trouve beaucoup de travaux sur les normes9 ou sur certaines normes10
, il en est très peu sur la norme elle-même11, alors qu’il s’agit d’un concept-clé du droit,
discipline normative s’il en est12.

4
W. Wundt, Ethik, 1886. Cpdt, P.J. Proudhon, pour la “norme conjugale”, in Système des
contradictions économiques, ou Philosophie de la misère, vol. 1, 1846.
5
Selon A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie,15è éd. 1985, “Ce terme, très
rare autrefois, est devenu depuis quelques années d’un usage courant (comparer l’article Norm dans
Eiseler, 1ère éd. 1899 et 3è éd. 1910). Quant à ses dérivés : normativité (1949), normativisme (1935)
et normativiste (1968)” : A. Lalande, Norme, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 1ère
éd. 1926, Puf, Quadrige, 15è éd. 1985. V. cpdt chez Cicéron, les deux sens du terme “Norma” ,
désignant à la fois l’équerre et la norme, l’outil et le principe directeur de l’action, V° Normal,
Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques, Puf.
6
Après une première utilisation chez le juriste Ernst Bierling, Des normes et de leur transgression,
1872-1916.
7
O. Pfersmann, Norme, Dictionnaire de la culture juridique, dir. D. Alland et S. Rials, Lamy // Puf, 2003.
8
Pour une illustration en droit financier, T. Granier, in Droit financier, dir. d’A. Couret et H. Le
Nabasque, Précis Dalloz, 2008 (à paraître), qui, à propos de la régulation exercée par l’Autorité des
marchés financiers, évoque l’ “édifice normatif” encadrant les marchés financiers (n°44), composé
notamment d’instructions, de recommandations, de communiqués, de positions ou de rescrits
(n°304).
9
Normes, normes juridiques, normes pénales, Pour une sociologie des frontières, Ph. Robert, F.
Soubiran-Paillet, M. van de Kerchove, (dir.), t. 1, L’Harmattan, Logiques sociales, 2000.
10
Par ex : G. Tusseau, Les normes d’habilitation, Dalloz, 2006 ; C. Pérès-Dourdou, La règle
supplétive, LGDJ, t. 421, 2004 : F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit,
Puam, 2003.
11
Pour le même constat à propos de la règle de droit, J.F. Perrin, Règle, in Vocabulaire fondamental
du droit, A.P.D., t.35, 1990, p.245, n°1.
12
Même si tout le droit ne se réduit pas aux normes : on peut en effet concevoir que le droit soit plus
vaste que les seules normes. Par ex., sur la distinction, parmi les textes juridiques, entre les “textes
normatifs”, destinés à produire des effets de droit, et les “textes informatifs”, constituant des discours
sur le droit, v. E. Millard, in E. Matzner (dir.), Droit et langues étrangères 2, traductions juridiques,
domaine du juriste, du linguiste ou du jurilinguiste ?, Actes du colloque de l’Université de Perpignan,
14 et 15 Avril 2000, Presses univ. de Perpignan, 2001, p.156.
Norme et normativité13 , concepts juridiques clefs, dans le passage d’un
droit moderne à un droit “postmoderne”. La compréhension de la normativité
par les juristes et par les juges est intimement reliée à la conception qu’ils se font du
droit. Dans une conception positiviste et formelle du droit, la normativité découle de
l’appartenance de la norme à un ordre normatif, ce qui suppose qu’elle émane de
l’autorité compétente et qu’elle ait été édictée dans le respect des procédures
requises. Dans une conception déontique, la normativité se manifeste dans la
formulation de l’énoncé de la norme, qui interdit, oblige ou permet. Ces conceptions
de la normativité peinent à rendre compte des évolutions actuelles de la normativité
juridique, caractérisées par une véritable “inflation des normes”14 doublée de leur
croissante hétérogénéité.

Il est proposé ici, creusant un sillon dessiné par d’autres15, d’approfondir et d’affiner
une approche théorique de la norme qui s’appuie moins sur son appartenance à
l’ordre juridique, sa formulation prescriptive ou ses caractères obligatoire ou
sanctionné, que sur ses fonctions ; notre hypothèse est que le recours aux racines du
terme peut fournir une inspiration éclairante pour en construire une représentation à la
fois cohérente et féconde, apte à élargir la catégorie “norme” sans la réduire aux
seules règles de droit et à différencier les types de normes juridiques dans leur
actuelle hétérogénéité. Ce sillon nous mènera de la norme en général (I) à la norme
juridique en particulier (II) pour parvenir à l’aussi insaisissable qu’essentiel concept de
normativité en droit (III).

I. DE LA NORME EN GÉNÉRAL

Par définition, la norme s’identifie par ses fonctions.

A. Qu’est-ce qu’une norme ?

La norme, instrument de référence. L’étymologique en atteste, la norme est un


outil16, un objet qui “sert à ...”. Elle porte donc en elle-même sa fonction17. Sorte
d’équerre faite de deux pièces associées en forme de T, utilisée en architecture18, la
norma fournit modèle : elle donne la ligne et l’angle droit. En tant que modèle, elle a
vocation à servir de référence : pour tracer des angles droits, des lignes
perpendiculaires ou, ce qui n’est pas la même chose, pour vérifier qu’un tracé ou une
forme est bien à angle droit, rectiligne ou perpendiculaire. Elle guide la main de celui
qui agit et le regard de celui qui compare et vérifie.
L’émergence du sens abstrait s’accompagne de l’apparition de termes dérivés.

Le double sens des adjectifs dérivés de la norme, “normatif” et “normal”.


Est normatif, “ce qui constitue ou énonce une norme” ou “ce qui crée, établit19
prescrit des normes”20. Il s’agit là de deux sens différents21. “Ce qui constitue une
13
La normativité, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°21, Etudes et doctrine réunies et présentées
par J. Chevallier, Dalloz, 2006.
14
Pour paraphraser l’expression d’“inflation des lois” employée par le Doyen Carbonnier.
15
Tout particulièrement par les travaux de Paul Amseleck.
16
On doit à Paul Amselek d’avoir clairement mis en évidence la nature d’outil de la norme, en prenant
appui sur l’origine étymologique du terme, in Norme et loi, A.P.D., t.25, La loi, Sirey, 1980, p.89, spéc.
p.90.
17
Ou plutôt ses fonctions.
18
Aujourd’hui encore, le T des architectes.
19
A. Lalande, Normatif, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Puf, Quadrige, 2002.
20
Dictionnaire Le Robert.
21
A. Lalande en donne même trois dont, pour notre propos, nous avons retenu le premier et le
dernier : “1. Qui constitue, ou qui énonce une norme ; 2. Qui concerne des normes (les sciences
normatives); 3. (Plus rare) Qui crée ou qui impose des normes”.
norme” ramène à une caractéristique. On peut ainsi dire d’un instrument juridique qu’il
est un “instrument normatif”22. Alors que “ce qui crée, établit des normes” évoque un
rôle, une fonction. On dira que tel organe est doté d’un “pouvoir normatif”. Pour bien
marquer cette différence, il serait plus adéquat d’utiliser l’adjectif “normatif” pour ce qui
constitue une norme, et l’adjectif “normateur” pour ce qui en crée23. Mais l’usage parmi
les juristes est d’employer normatif dans ce double sens24.
Est normal, “ce qui est conforme à la norme”, dans le double sens de “ce qui est
habituellement, dans la majorité des cas ou en moyenne” et de “ce qui est tel qu’il doit
être”25. Il se rapporte ainsi soit à un fait que l’on peut constater objectivement26, soit à
un jugement de valeur, ce qui ne va pas sans interférences27, également perceptibles
dans la définition du terme “norme”.

La double définition de la norme. Dans son sens abstrait, le terme “norme” s’est
décliné selon deux voies, celles de la normativité et de la normalité. Or, selon que l’on
emprunte l’une ou l’autre, la norme ne revêt pas la même définition.
Elle est souvent définie comme “type concret ou formule abstraite de ce qui doit
être”28 ou comme “type idéal ou règle par rapport auxquels sont portés des
jugements de valeur”29. Cette première sorte de définition emprunte la voie de la
normativité, celle de ce qui doit ou devrait être30. La norme peut, dans ce registre, se
concevoir diversement comme idéal, comme but, comme règle ou principe, et de
manière synthétique et unitaire, comme un modèle31. L’intérêt du terme “norme” étant
précisément de fournir un nom générique pour ces différentes idées d’idéal, de but,
de règle, de principe... La voie de la normativité met ainsi l’accent sur la norme comme
modèle à suivre.
On peut aussi définir la norme comme “l’état habituel, régulier, conforme à la majorité
des cas ou à ce qui doit être”. Cette seconde définition de la norme relève de la voie
de la normalité, au double sens de ce qui est conforme à une moyenne, au type le
plus fréquent, à ce qui se produit d’habitude, et de ce qui devrait être. Elle se réfère
pour partie à ce qui est, en termes de statistique, de fréquence, de régularité,
autrement dit de moyenne, et pour une autre partie à ce qui devrait être32 . La voie de
la normalité est donc celle de la norme à la fois comme modèle existant, né de la
moyenne ou de la majorité, et / ou comme modèle à suivre.
22
Souvent employé cependant dans le sens plus étroit d’“obligatoire”.
23
Le suffixe “if” correspond à une propriété alors que le suffixe “eur” renvoie au vecteur d’une action.
24
V. cpdt Ph. Jestaz qui propose une redéfinition du contrat comme un “système normateur à courte
portée”, in La nouvelle crise du contrat, Rapport de synthèse, Dalloz, Actes, 2003, p.258.
25
A. Lalande, Normal, op. cit.
26
Par exemple, des températures normales, au sens de conformes aux moyennes saisonnières.
27
A force de répétition, le normal peut finir par devenir normatif. A. Lalande, Normal, op. cit., qui
souligne le caractère très équivoque du terme “normal” désignant tantôt un fait, possible à constater
scientifiquement et tantôt une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement
d’appréciation qu’il prend à son compte. Par ex., la phrase “ce n’est pas un comportement normal”,
peut avoir une connotation de constat (au sens de non habituel) ou de jugement. G. Canguilhem, Le
normal et le pathologique, Puf, Quadrige, 2007, Norme et moyenne, qui remet en cause l’assimilation
de la norme, au sens de normal, et la moyenne, p.96s. spéc. p.116. Eg., S. Chassagnard, La notion
de normalité en droit privé français, thèse Toulouse 2000, p.2, n°3 “entre moyenne et valeur, le
concept (de normalité) oscille”.
28
Définition donnée par Lalande, op. cit., et reprise par le dictionnaire Robert, 2008.
29
Définition du Dictionnaire de la langue philosophique, Paul Foulquié, Puf, 1982.
30
En effet, “le normatif est un genre qui contient deux espèces : l’impératif et l’appréciatif”. “Elle n’est
pas nécessairement une loi ni un commandement ; elle peut être un idéal, sans aucun caractère
d’obligation”, selon A. Lalande, op. cit.
31
Avec une énumération qui varie en partie : “loi, modèle, principe, règle” pour le dictionnaire Robert ;
et “idéal, règle, but, modèle suivant le cas (cf canon)” pour Lalande, op. cit..
32
Sur la propension normative de la normalité, S. Chassagnard, La notion de normalité en droit privé
français, th. préc., p.12, n°22 et p.789, n°1171.
Entre ces deux voies de définition de la norme, il y a des différences très claires : la
norme, au sens de normatif, renvoie à un type ou une formule, alors que prise au
sens de normal, elle renvoie à première vue à un état. Entre elles, il y a aussi des
interférences car, si la normativité relève clairement du devoir-être, la normalité quant à
elle “opère une fusion de l’être et du devoir-être”, ne se laissant réduire ni à une pure
moyenne, ni à un idéal33, au point que “l’imbrication étroite des dimensions normative
et descriptive” a pu paraître “constitutive de la notion même de normalité”34. Quoiqu’il
en soit dans les deux sens, la norme a vocation à servir de référence, de repère, de
modèle. Cette unité est à la source de la diversité de ses fonctions.

B. A quoi sert la norme ?

En tant qu’outil abstrait, la norme a vocation à fournir une référence ; elle constitue un
modèle35.

La double fonction du modèle fourni par la norme. Voici deux définitions de la


norme comme modèle. L’une tirée du Vocabulaire philosophique Lalande : “Modèle
concret, un exemple ou un type à imiter”36 . L’autre, du dictionnaire philosophique
Foulquié : “Type idéal ou règle par rapport auxquels sont portés des jugements de
valeurs”37. Dans ces deux définitions, la norme apparaît comme une sorte de modèle
ayant vocation à servir de référence. Mais pas de la même manière.
Chez Lalande, l’accent est mis sur la norme, modèle à imiter, modèle d’action
: c’est sa vocation concrète à être reproduite38 ou celle plus abstraite à être suivie, à
inspirer qui est mise en avant. Elle peut fournir un guide, une référence pour l’action.
Chez Foulquié, c’est la norme, modèle pour juger, modèle d’évaluation qui est
évoquée. Elle est prise dans sa vocation à permettre la comparaison, la vérification, la
mesure. Elle fournit alors un étalon, une référence pour le jugement.
La norme peut donc fournir modèle d’au moins deux manières, en deux temps
successifs. Elle est dotée de deux fonctions, l’une première et l’autre seconde, non
pas au sens de secondaire, mais au sens où elle survient dans un second temps.
Cette double fonction se vérifie aussi pour la “norma” outil concret que pour la norme
au sens abstrait.

La norma, modèle concret pour tracer et/ou pour mesurer. On l’a vu, la
norma, au sens de l’outil matériel, est une équerre en forme de T, servant à réaliser et
à vérifier angles droits et lignes droites. D’une part, sa fonction première est de fournir
un modèle de tracé : elle sert à l’action39, en guidant le tracé en train de s’accomplir.
D’autre part, elle permet de vérifier si deux droites formant un angle sont bien
rectilignes et perpendiculaires. Elle sert alors après coup, une fois l’action faite, à la
vérification de ce qui a été accompli. Elle permet la comparaison. Ces deux fonctions
33
S. Chassagnard, La notion de normalité en droit privé français, th. préc., n°18, p.10.
34
D. Loschak, Droit, normalité et normalisation, in Le droit en procès, Puf, Curapp, 1983, p.51, spéc.
p.66.
35
P. Amselek, Perspectives critiques d’une réflexion épistémologique sur la théorie du droit (essai de
phénoménologie juridique), LGDJ, 1964, p.63s., pour une définition fonctionnelle du normatif ; A.
Jeammaud, La règle de droit comme modèle, D. 1990. Ch. 199, spéc. p.202, n°9 et les auteurs cités à
la note 9 ; D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, éd. O. Jacob, 1997, p.171 ; M. Pichard,
Le droit à, Etude de législation française, Economica, 2006, n°217, p.289. Pour une première
apparition en doctrine de l’idée de modèle associée à la norme : J. Grafton Rogers, Vers une solution
scientifique du problème de la libre décision judiciaire, Mél. Gény, t.2, Sirey, 1934, p.552, spéc.
pp.565-566.
36
Selon L. Couturat, cité en note dans le vocabulaire Lalande, op. cit., Norme, qui met l’accent sur le
modèle à imiter.
37
P. Foulquié, op. cit., Puf 1982, Norme, qui met l’accent sur le modèle pour juger.
38
Comme le modèle de l’artiste par exemple.
39
Concrètement, elle guide la main de celui qui l’utilise.
se sont transposées à la norme abstraite.

La norme, modèle abstrait pour guider et/ou pour juger. Dans son rôle
premier, la norme fournit modèle ou référence en ce qu’elle permet de tracer des
lignes : non plus des lignes droites ou perpendiculaires, mais des lignes de conduite,
d’action ou d’idéal ; elle permet de soutenir l’action en elle-même (le tracé lui-même)
et de donner une direction vers un but (la finalité du tracé). C’est un “type à imiter”40,
une direction à suivre41. C’est là une fonction principale du modèle. La norme est donc
un modèle pour agir, plus exactement, elle fournit un modèle pour l’action42.
Dans cette fonction première, coexistent deux éléments : la norme et l’action de
son destinataire, en train de se faire. Dans ce rôle de direction43, la norme sert l’action.

Dans son rôle second, la norme fournit référence en ce qu’elle permet de vérifier,
de mesurer, d’évaluer, de comparer ce qui a été tracé, une action accomplie, par
exemple un comportement. C’est alors un modèle pour juger, pour apprécier une
conformité, une comptabilité.
Il y a ici non plus deux mais trois éléments : la norme, ce qui a été accompli, et celui
qui mesure l’un par rapport à l’autre. Il s’agit de comparer à la norme, de vérifier si elle
a été suivie, respectée. Dans le champ du droit, un tiers, généralement un juge,
intervient. Dans ce rôle d’étalon, la norme sert la vérification.

Cette double fonction affleure parfois dans la doctrine44. Elle est en outre contenue
dans le verbe normare qui signifie à la fois “ajuster suivant la norme” et “comparer à la
norme”45. Ce double sens permet la réponse à deux questions distinctes. Comment
faire ? En suivant, en s’ajustant à la norme, en imitant la norme, en la respectant, ou en
s’en inspirant. La norme guide l’action se faisant en tant que modèle d’action.
Comment vérifier ce qui a été fait ? En comparant à la norme, modèle de vérification,
qui permet la mesure et donc le jugement.

Ces fonctions de la norme prise dans son sens général peuvent s’avérer
éclairantes pour la compréhension des normes juridiques dans toute leur
40
C’est là l’un des sens du terme “norme”, qui chapeaute différentes sortes de modèle : à reproduire
ou dont s’inspirer (modèle du peintre), à suivre (modèle-patron du couturier), à imiter (modèle au sens
d’exemple, d’idéal, de référence). Il ne s’agit pas ici de mesure mais de tracé, guidance, de direction.
41
P. Amselek, Le droit technique de direction publique des conduites humaines, Droits 1989, n°10,
p.7. J. Chevallier, La normativité, Etudes et doctrines, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°21. “Le
droit doit être conçu comme un dispositif normatif, visant à agir sur les comportements sociaux : (...) il
indique les règles à observer, trace les lignes de conduite à suivre”.
42
Ce sont des “règles pour des actions”, A. Jeammaud, La règle de droit comme modèle, préc., n°1 ;
P. Dubouchet, Les normes de l’action, Droit et morale, Introduction à la science normative, 1ère éd.,
L’Hermès, 1990, p.12.
43
En ce sens, L. Husson, Le fait et le droit, APD, 1964, t. IX, p.237, selon lequel “le noyau de la notion
de règle n’est pas l’idée d’une mesure commune mais celle d’une direction”.
44
L. Robert-Wang, Règle de droit, Dictionnaire de la culture juridique, dir. D. Alland et S. Rials,
Lamy/Puf, 2003, p.1327, qui, après avoir cité P. Amselek, définit la règle comme “une référence à
partir de laquelle les individus peuvent agir en connaissance de cause ; de même (sic), les juges
peuvent-ils, à l’aide de cette référence, évaluer ce qu’entreprennent ces personnes”. V. ég. P.
Amselek, Norme et loi, APD, t.25, La loi, Sirey, 1980, p.89, selon lequel “la fonction des normes, c’est
de mesurer” (p.95), et qui, parmi les grandes variétés spécifiques de normes, distingue les normes
ayant une fonction directive, dont la “finalité instrumentale essentielle est de servir à guider, à diriger la
conduite des hommes”, “outils de référence destinés à guider l’action des hommes dans la conduite
d’eux-mêmes” (p.96). Cette fonction de guide, de direction, semble être incluse pour l’auteur à dans
celle, plus large, de mesure. Ces deux fonctions , guider l’action et l’évaluer, nous semblent au
contraire distinctes .
45
A. Lalande, op. cit., Normatif. On retrouve ces deux fonctions, ajuster et comparer-vérifier, dans les
sens techniques modernes du mot “règle”, instrument d’ajusteur mécanicien ou de vérificateur. V. sur
ces sens, Dictionnaire historique de langue française, A. Rey (dir.), 2000, Règle.
hétérogénéité.

II. DES NORMES JURIDIQUES EN PARTICULIER

Il existe en droit de nombreux instruments susceptibles de fournir référence :


règles, principes, recommandations, avis, standards, contrats, décisions, etc. Tous ont
partie liée avec la norme, et chacun entretient avec elle un rapport qui lui est propre.
Parmi ces normes, certaines cumulent les deux fonctions, au sens où ce sont à la fois
des instruments de tracé et de mesure. C’est le cas des règles de droit. D’autres ne
sont dotées que d’une seule des deux fonctions. Elles n’en sont pas moins des
normes, au sens d’une normativité moins pleine ou au sens d’une référence à la
normalité.

A. La conjonction du tracé et de la mesure

Le fait pour un instrument juridique d’être doté de la double fonction de tracé et de


mesure lui confère une force normative très complète dont jouissent les règles de
droit, ce qui n’exclut pas pour autant l’existence d’autres types de normes juridiques.

1°) La règle de droit, instrument de tracé et de mesure

Même si la règle a été peu étudiée en elle-même46, quelques auteurs se sont


employés à en découvrir le “noyau dur”. Mais le résultat de cette investigation est
contrasté. Alors que pour certains, la règle “a la nature d’une mesure”47, pour d’autres
“le noyau de la notion de règle n’est pas l’idée d’une mesure commune mais celle
d’une direction”48.
Notre hypothèse est que l’originalité de la règle de droit tient précisément dans le
double modèle qu’elle fournit, à la fois outil pour tracer une direction, orienter l’action, et
instrument de mesure49.

La règle de droit, instrument de tracé, en tant que modèle pour l’action. Il


est fréquent de définir la règle de droit comme une règle de conduite50, ce qui revient à
postuler qu’elle a toujours pour objet un comportement51. Mais il a été montré que
cette assimilation de la règle à une norme de comportement est réductrice, car la règle
juridique ne constitue pas toujours, stricto sensu, un modèle de conduite52. Elle peut
ainsi constituer, outre une norme de comportement53, une norme de rapports54, une

46
Pour ce constat, J.F. Perrin, Règle, in Vocabulaire fondamental du droit, A.D.P., t.35, 1990, p.245,
n°1.
47
P. Amselek, Norme et loi, préc., spéc. pp.91 et 95. Eg. “la notion de modèle de jugement, schéma
abstrait utile pour la mesure (...) fournit le noyau dur” de sa définition, J.F. Perrin, art. préc., résumé,
p.245. P. Dubouchet, Les normes de l’action, Droit et morale, Introduction à la science normative,
op.cit., p.60.
48
L. Husson, Le fait et le droit, A.P.D., 1964, t. IX, p.237.
49
Cf. l’intitulé de l’ouvrage de Ch. Starck, La constitution, Cadre et mesure du droit, Economica, Puam,
1994.
50
“La règle de droit est une règle de conduite qui s’impose aux hommes vivant en société et dont le
respect est assuré par l’autorité publique”, P. Roubier, Théorie générale du droit, Paris, Sirey, 1951,
p.1 ; “les ordres sociaux considérés comme des ordres juridiques sont des ordres de contrainte de la
conduite humaine”, H. Kelsen, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962, note 13, p.46.
51
A. Jeammaud, art. préc., spéc. p.200, n°5.
52
A. Jeammaud, art. préc., spéc. p.203, n°12.
53
Article 212 du Code civil.
54
En ce qu’elle fournit un modèle de rapports entre les personnes (article 1382 du Code civil).
norme de qualification55, d’attribution d’une prérogative à un sujet56 , d’effets d’un acte57
ou d’une situation de fait58 ou encore, une norme d’habilitation59, etc.
Mais si la règle n’est pas toujours une norme de conduite, c’est plus largement une
norme pour l’action60. Elle peut en effet toujours être utilisée, directement ou
indirectement pour orienter un comportement61. Car “s’il est vrai que les règles
juridiques n’ont pas forcément pour objet immédiat de diriger des conduites, elles n’en
ont pas moins toujours cette direction pour effet, et même pour effet recherché”62.
Ce qui frappe dans cette première fonction, c’est la diversité des types de
modèles de tracé fournis par la règle de droit. Cependant, ce qui lui donne sa
signification normative, ce n’est pas tant la diversité de ses objets, que sa vocation
même à servir de modèle, à diriger l’action. Non pas ce sur quoi porte le modèle
fourni par la règle, mais ce à quoi il sert.
Mais à l’image de la règle63, outil concret, la règle de droit ne comporte pas que
cette seule fonction de permettre le tracé. La définition de la règle au sens matériel
comporte en effet deux fonctions : elle désigne un “instrument long, à arêtes vives et
rectilignes, pour tracer des lignes ou pour mesurer des longueurs”64; de même, la
règle de droit comporte elle aussi une deuxième fonction, de mesure, en ce qu’elle
constitue également une norme de jugement.

La règle de droit, instrument de mesure65, en tant que modèle pour juger66.


Tout comme la regula concrète, la règle, au sens abstrait du terme, assure elle aussi
ces diverses fonctions : elle guide le tracé, l’action, fournit le cadre, les indications,
l’orientation pour agir. Et une fois l’action faite, elle permet d’en vérifier la rectitude car
elle constitue un outil de comparaison, à confronter à la variété des cas réels
possibles. Cette fonction de mesure67, la règle de droit l’assume avec une force toute
particulière : elle seule permet un contrôle de légalité, et donc la cassation ou le recours
pour excès de pouvoir, sur le fondement de sa violation. D’ailleurs dans l’expression
55
En tant qu’elle fournit un modèle de qualification d’un sujet de droit (article 488 du Code civil).
56
Article 9 du Code civil.
57
Article 1165 du Code civil.
58
Article 2279 du Code civil.
59
Pour un concept spécifique, G. Tusseau, Les normes d’habilitation, th. Paris X, 2004.
60
Ou “pour des actions” (c’est l’auteur qui souligne), A. Jeammaud, La règle de droit comme modèle,
D. 1990.Ch.199, n°1 in fine. Comp. Ph. Coppens, Normes et fonction de juger, Bruylant-LGDJ, 1998,
p.211 (règles d’action) et p.215 (règle, raison d’agir).
61
J.F. Perrin, Règle, art. préc., spéc. n°13, p.253 ; D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?,
éd. O. Jacob, 1997, pp.172 et 173 : “les normes juridiques prescrivent toujours des modèles
comportementaux”, affirmation de l’auteur, consécutive à une discussion de l’article d’A. Jeammaud.
Ou encore “la manière juridique d’énoncer des modèles ne peut aller sans affecter des conduites
humaines, au moins indirectement”. (Dans les deux citations, c’est l’auteur qui souligne).
62
D. de Béchillon, op. cit., p.172.
63
Du latin regula . Le terme “règle” a éliminé la forme populaire “reille” en vieux français (fin XIè s.),
“barre”, et la forme “ruile” (1119). Il a ensuite repris son sens concret d’instrument matériel au début
du XIVe siècle, Larousse étymologique, 2007.
64
Ou plus précisément encore : “Un instrument constitué par une planchette allongée ou par une tige
à arêtes rectilignes qui sert à guider le crayon ou la plume quand on trace un trait, à mesurer une
longueur, etc.”, Dictionnaire Le Robert. Cette fonction de mesure des longueurs remonte, semble-t-
il, à l’apparition de la graduation, au début du XIXe siècle, avec la mise en place du système métrique.
65
En cette dernière fonction, la règle s’apparente à un étalon qui, au XIVe s., désigne un “bâton garni
de marques pour jauger”, Larousse étymologique, préc.
66
“Le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui applicables” (article 12 N.C.P.C).
67
Entendu en un sens technique précis, (cf infra , III. C, 2°- L’incontestable spécificité de la mesure
juridique), et non pas dans un sens large synonyme de modèle. Comp. P. Amselek, Norme et loi,
préc., p.91. A notre sens, la règle de droit fournit doublement modèle, pour diriger l’action et pour la
mesurer. La mesure n’est que l’une de ses fonctions. Alors que pour M. Amselek, la mesure englobe
la fonction directive de la règle qui “est de servir à guider, à diriger la conduite des hommes” (p.96).
“violation de la loi”, le terme “loi” est précisément entendu comme toutes les règles
de droit, sous-entendu générales, obligatoires et sanctionnées. Par conséquent, en sa
qualité d’instrument de mesure, la règle de droit peut être utilisée par la Cour de
cassation au visa d’un arrêt de cassation68.

La règle de droit, norme juridique dotée d’une “plénitude de normativité”.


Modèle de référence pour ses destinataires, instrument de mesure pour le juge, la
règle de droit cumule les deux fonctions de la norme, ce qui permet d’y voir
l’expression la plus accomplie de la norme juridique. D’autant que cette double
fonction de direction et d’étalon s’y déploie à son maximum, en raison de sa portée
générale et de sa force obligatoire et contraignante. Cela explique que la valeur
normative d’une règle de droit paraisse aller de soi69. Dans l’esprit des juristes, elle est
normative par définition, et aussi pleinement qu’une norme peut l’être, parée de tous
les attributs de la normativité portés à leur plus haut degré d’intensité. Cette plénitude
normative caractéristique de la règle de droit permet de comprendre la place centrale
qui lui est accordée dans notre conception du droit et son assimilation fréquente à la
norme juridique dont elle constitue le modèle le plus abouti. Elle n’est cependant pas
la seule sorte de norme juridique.

2°) La règle de droit, une norme juridique parmi d’autres

L’assimilation usuelle de la norme et de la règle. A quelques exceptions


près70, la doctrine emploie souvent les deux termes comme des synonymes, de
manière non réfléchie ou au contraire délibérée71. Cependant, malgré cette
indifférenciation courante, chacun d’eux a ses utilisations doctrinales préférentielles. Par
exemple, si les auteurs définissent souvent le droit comme un “ensemble de règles”,
ils n’utilisent jamais l’expression “hiérarchie des règles”, mais celle de “hiérarchie des
normes”. Par delà les habitudes de langage, on peut voir là un indice que les deux
termes ne s’identifient pas totalement l’un à l’autre.
A première vue pourtant, la proximité étymologique des termes norme et règle ne
permet pas d’établir entre elles une différence significative. Toutes deux désignent en
latin des outils matériels, norma l’équerre, et regula la règle. Outils matériels qui sont
également devenus des outils abstraits que le droit a fait siens, avec d’autres
disciplines. A y regarder de plus près cependant, la règle pourrait bien être incluse
dans la norme, tant comme outil concret que comme instrument abstrait.
De telle sorte que la norme soit le genre et la règle l’espèce.

De l’inclusion géométrique de la regula dans la norma. Cette inclusion est


évidente dans le rapprochement des outils : la norma comprend la regula. En forme
de T, elle est faite de deux pièces de bois rectilignes, alors que la règle n’en contient
qu’une seule. Par conséquent, si la norma permet de tracer des lignes droites, tout
comme la regula, elle permet aussi de tracer des lignes perpendiculaires, ce que la
simple planchette de la regula ne permet pas de faire. Mais à l’inverse la norma ne
68
Selon l’article 604 N.C.P.C., “le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la
non-conformité du jugement qu’il attaque aux règles de droit”. Et ce quelque soit leur origine :
convention internationale, principe général du droit, loi, décret, etc.
69
“La loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative”,
C. Constit. 29 Juillet 2004, Déc. 2004-500 DC.
70
Parmi les auteurs qui effectuent explicitement la distinction entre norme et règle : H. Kelsen,
Théorie générale du droit et de l’Etat, Bruylant-LGDJ, 1997, p.88 ; J.L. Sourioux, Introduction au droit,
Puf, coll. Droit fondamental, 2è éd. 1990, p.225, n°179 in fine ; J. Ghestin, Les données positives du
droit, R.T.D. civ. 2002, p.11, spéc. p.18 ; O. Pfersmann, Norme, Dictionnaire de la culture juridique,
préc., p.1079.
71
P. Amselek, Norme et loi, préc., p.89 : “les deux termes sont à nos yeux purs synonymes
interchangeables”; A. Jeammaud, art. préc., p.200, n°3 ; D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de
Droit ?, éd. O. Jacob, 1997, p.218 ; L. Robert-Wang, Règle de droit, préc., p.1326.
sert pas systématiquement à mesurer car elle n’est pas nécessairement graduée
contrairement à la règle. La norma se présente donc comme un outil de tracé plus
complexe mais aux fonctions non nécessairement aussi multiples que la regula qui
elle est outil de tracé et de mesure à la fois.

La norme est le genre, la règle l’espèce. Si la catégorie des normes juridiques


est plus large que celle des règles de droit et l’inclut, une règle est bien une norme,
mais toutes les normes ne sont pas des règles. Ces dernières sont en effet des
normes particulières à plusieurs titres. D’une part, en raison de leurs caractères : à en
croire la plupart des introductions au droit, ce sont des normes générales, obligatoires
et sanctionnées. D’autre part, en raison de leur plénitude normative, c’est-à-dire de la
conjonction de la double fonction de tracé et de mesure.
Pareille hypothèse présente le double intérêt de préserver la catégorie exigeante
des règles de droit au sein de celle des normes juridiques, tout en permettant d’y
inclure d’autres normes qui ne présentent pas les caractères usuellement associés aux
règles de droit, à commencer par les normes individuelles.

L’inclusion des normes individuelles au sein du droit. Comprise largement


comme une partie de la doctrine le préconise72, la catégorie des normes est
susceptible de contenir non seulement les normes générales que sont les règles de
droit mais également les normes juridiques individuelles73, telles les normes
contractuelles74, juridictionnelles75 ou administratives76.
Bien que non générales, ces normes n’en possèdent pas moins les fonctions
associées à la normativité. Quant à la fonction de tracé, elles sont bien des modèles
pour agir à l’adresse de leurs destinataires, dans leur vocation à servir de référence
pour guider leur action, en l’occurrence leur exécution. Ce sont en outre des modèles
dotés de force obligatoire ou exécutoire77. Simplement, et contrairement aux règles
qui ont vocation à fournir une référence générale pour des applications potentielles
innombrables, les décisions78 et les contrats fournissent une référence particulière pour
une ou plusieurs applications79. Quant à la fonction de mesure des contrats et
décisions, elle découle de la loi80. Eux aussi sont donc des instruments de tracé et de
mesure, mais de moindre portée “normatrice” que les règles de droit.
Tel n’est pas le cas des normes qui ne sont dotées que de l’une des deux
72
En premier lieu, H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat, 1945, Bruylant-LGDJ, 1997,
pp.87-88 (normes générales, normes particulières) et p.196 (norme créée par le contrat); J.L.
Sourioux, op. cit., n°179 in fine, p.225 ; J. Ghestin, préc., p.18.
73
“Le droit français regorge de ces normes juridiques visant des individus déterminés : autorisation de
séjour sur le territoire, expropriation pour cause d’utilité publique...”, L. Robert-Wang, Règle de droit,
op. cit., p.1326 ; J.F. Perrin, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève, Droz, 1979,
p.45s., qui distingue les normes générales, ou règles, et les normes individuelles.
74
Avec cette précision que, selon la qualité des parties, les normes contractuelles peuvent être
individuelles ou générales (conventions collectives, traités).
75
Avec cette précision que les normes jurisprudentielles sont susceptibles de revêtir un caractère
individuel (norme énoncée dans le dispositif de la décision visant un plaideur) ou général (norme
émanant d’un attendu de principe).
76
Certaines décisions administratives, comme les actes d’expropriation ou de nomination, constituent
ou énoncent des normes individuelles.
77
Ce qui résulte de la force obligatoire des contrats d’une part, et de la nature catégorique et de la
force exécutoire des décisions d’autre part. Sur la nature catégorique des décisions, constitutives
d’un ordre, P. Mayer, La distinction des règles et des décisions en droit international privé, th. Paris,
Dalloz, 1973, p.51, n°72.
78
Sur la distinction des règles et des décisions, P. Mayer, th. préc., p.35, n°48s., qui présente les
décisions comme “des normes qui ne sont pas des règles”.
79
Notamment des applications successives. Ex : une décision de condamnation au versement d’une
rente ou un contrat-cadre.
80
Article 1134 du Code civil, pour la force obligatoire des contrats, et article 1350 du Code civil, pour
l’autorité des décisions de justice.
fonctions.

B. La disjonction du tracé et de la mesure

Certaines parmi les normes qui participent du droit sont des instruments de tracé et
non de mesure : recommandations d’autorités administratives indépendantes, avis de
la Cour de cassation, principes déclaratoires etc. Elles sont de plus en plus
nombreuses à avoir vocation à diriger les comportements, et plus largement les
actions, sans pour autant prétendre fournir au juge un outil de mesure de leur légalité.
C’est une normativité-guide et non une normativité-mesure qui les caractérise. A
l’inverse, d’autres instruments juridiques, tels que les standards, se présentent comme
de simples outils de mesure.

1°) Les instruments juridiques de simple tracé

- Recommandation81 et avis82, instruments de tracé. Comme son nom


l’indique, elle se borne à inviter ses destinataires à adopter certains comportements83.
Instrument non-prescriptif, elle a cependant vocation à fournir un appui pour agir. Elle
encourage une direction, donne des orientations, parfois fort précises pour l’action. Le
fait de n’être pas obligatoire ne lui retire pas sa normativité84. Simplement, si elle
constitue bien une norme, c’est seulement en tant qu’instrument de tracé de lignes
d’action, en tant que modèle pour l’action. Autrement dit, elle relève d’une normativité-
guide.

La recommandation, norme mais non règle de droit, en l’absence de


fonction juridique85 de mesure. Elle ne fournit pas un instrument de mesure des
comportements, de vérification de leur conformité. Elle n’est pas dotée d’une
normativité-mesure. Et c’est parce que cette dimension lui fait défaut, qu’elle ne
constitue ni une règle, ni une décision administrative. Par conséquent, exclue du
champ du contentieux des deux ordres de juridiction, elle ne permet ni la cassation86 ni
le recours pour excès de pouvoir87. En d’autres termes, elle ne donne lieu à aucune
possibilité d’évaluation en termes de légalité88.

En résumé, la recommandation est un modèle, par sa vocation à servir de


référence. Et en cela, elle constitue bien une norme89. Mais c’est seulement un modèle
pour agir et non un modèle pour juger. N’étant pas une norme de jugement, on ne
81
Il est question ici des recommandations d’autorités administratives indépendantes.
82
Il est question ici des avis émanant d’une juridiction supérieure, comme la Cour de cassation.
83
“La Commission des clauses abusives, lorsqu’elle émet des recommandations (...) se borne à
inviter les professionnels concernés à supprimer ou modifier les clauses dont elle estime qu’elles
présentent un caractère abusif.” ... (C.E. 16 Janvier 2006, R.D.C., juill. 2006, p.670, C. Pérès).
84
A. Lalande, op. cit., qui précise bien qu’il “faut prendre garde de ne pas confondre normatif avec
impératif. Une norme n’est pas nécessairement une loi ou un commandement : elle peut être un idéal
sans aucun caractère d’obligation. Le normatif est un genre qui contient deux espèces principales :
l’impératif et l’appréciatif”. La recommandation participe de ce second aspect de la normativité. V. ég.
notre article, Le droit souple, Réflexion sur les textures du droit, R.T.D. civ. 2003, p.599, spéc. p.619.
85
Sur la spécificité de la fonction juridique de mesure, cf infra III. C. 2°.
86
Les “recommandations de la Commission des clauses abusives ne sont pas génératrices de règles
dont la méconnaissance ouvre la voie à cassation” (Civ. 1ère, 13 Nov.. 1996, Bull. civ. I, n°399).
87
“(...) par suite, les recommandations émises par la Commission ne constituent pas des décisions
administratives susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir”(C.E. 16 Janvier
2006, préc.).
88
D. de Béchillon, op. cit., p.194.
89
La question de savoir si cette norme est juridique dépend de la conception que l’on retient des
sources, et de l’admission des autorités administratives indépendantes comme sources de droit, par
délégation du pouvoir normatif.
saurait l’assimiler à une règle de droit.
Le même raisonnement peut être tenu pour l’avis, norme générale et non-
obligatoire90 qui ne lie pas juridiquement le juge l’ayant sollicité, et plus largement pour
les instruments participant d’un mode non autoritaire de direction91 des conduites92 et
relevant du soft law ou droit souple93.

- Circulaires et principes directeurs : des catégories hybrides. Il est à


observer que des instruments rangés sous une même appellation peuvent n’être
que de simples instruments de tracé ou des instrument de tracé et de mesure, et, à ce
titre, faire ou non l’objet d’un recours mettant en cause leur légalité. C’est le cas des
circulaires qui, selon le caractère impératif ou non-impératif de leurs dispositions,
peuvent consister ou non en une règle de droit94. Les circulaires non impératives n’en
constituent pas moins, à notre avis, des normes de tracé, au sens où elles sont
destinées à guider l’action de l’administration.

L’idée de distinguer les fonctions de tracé et de mesure de la norme permet de


mettre un peu d’ordre dans la catégorie des principes directeurs. On y range en effet
pêle-mêle des principes aux fonctions distinctes.
L’adjectif “directeur” est explicitement porteur de direction ce qui relève de la fonction
de tracé. Le principe ainsi qualifié peut être vecteur d’idéal95, sans prétendre fournir, en
lui-même, un instrument de mesure au juge, ni revêtir une quelconque positivité. Un
exemple en est fourni par les principes de justice et d’utilité contractuelles développés
en doctrine96. Il s’agit de normes doctrinales de pur tracé.
Les Principes européens du droit du contrat97 et les principes Unidroit98 participent
également de cette catégorie des principes directeurs, à la différence que, s’ils ne
peuvent constituer un instrument de mesure pour le juge, ils peuvent l’être pour l’arbitre,
ce qui leur confère une normativité plus forte.
Enfin à l’autre extrémité de la catégorie, les principes directeurs consacrés par la loi,
tels que les principes directeurs du procès99, constituent quant à eux des instruments de
tracé et de mesure, que le juge peut viser au fondement de sa décision.

Ces deux illustrations donnent à voir un découpage des normes différent de la


distinction classique entre normes de droit positif et normes non positives. En mettant
l’accent sur les fonctions de tracé et de mesure, la césure n’est plus aussi binaire, et la
ligne de partage se déplace. Bien sûr, il existe des recoupements : une norme juridique
90
Définis comme “une norme de portée générale non obligatoire et non contraignante (...) dotée
d’une certaine efficacité juridique de fait’, par E. von Bardeleben, Illustration du droit mou : les avis de
la Cour de cassation, une concurrence à la loi ?, ( www.glose.org/CEDCACE2.pdf ).
91
Cette réflexion sur la prédominance de la fonction de tracé de certaines normes pourrait être
appliquée à de nombreux instruments juridiques : principes Unidroit, Principes du droit européen des
contrats, lois-modèle, lois-cadre, lois-type etc.
92
P. Amselek, L’évolution générale de la technique juridique dans les sociétés occidentales, R.D.P.
1982, p.275, spéc. p.287s.
93
Sur la possible intégration du droit souple au sein du droit, C. Thibierge, Le droit souple, Réflexion
sur les textures du droit, R.T.D. civ. 2003, p.599.
94
CE Sect. 18 décembre 2002, Mme Duvignères, GAJA, Dalloz, 2007, n°114, p.888. En outre, il se
peut que, dans un même instrument, toutes les dispositions ne revêtent pas la même nature,
certaines étant constitutives d’une règle de droit et d’autres non. Cette observation vaut pour les
circulaires, (GAJA, Dalloz, 2007, n°114, p.888, spéc. n°6, p.895). Eg. pour les lois dont l’une des
dispositions est purement proclamatoire.
95
V. par ex. la définition de la norme dans le Dictionnaire de la langue philosophique de P. Foulquié.
96
J. Ghestin, L’utile et le juste dans les contrats, A.P.D. 1981, t. XXVI, p.35s.
97
Les principes du droit européen du contrat, Paris, La Documentation française, 1997.
98
Principes relatifs aux contrats du commerce international, Institut international pour l’unification du
droit privé, Rome, Unidroit, 1994.
99
Par exemple, le principe de la contradiction, aux articles 14 à 17 du Nouveau code de procédure
civile.
qui cumule les deux fonctions de tracé et de mesure participe sans conteste du droit
positif. Mais un instrument de pur tracé, à condition que l’on admette qu’il émane d’une
source de droit100, peut également constituer une norme juridique non positive.

D’autres instruments juridiques ne sont dotés que d’une fonction de mesure.

2°) Les instruments juridiques de pure mesure

Ils constituent bien des normes, au sens de modèles de référence, sans pour
autant revêtir la nature de règles de droit. Tel est le cas du standard qui ne fournit à lui
seul et en lui-même aucune direction mais qui constitue un étalon.

Le standard, instrument de mesure101. Il s’agit plus précisément d’“un pur


instrument de mesure des comportements et des situations en termes de normalité”102
. D’ailleurs, le terme “standard” lui-même contient les idées d’étalon, de modèle, de
moyenne et de normalité. Cette dernière serait le dénominateur commun de tous les
standards, la normalité prise dans son double sens103 de norme simplement induite
des comportements les plus nombreux et de norme de référence qui sert à juger les
comportements104. Dans ces deux sens, le standard est un “type de comparaison”105
et donc un outil de mesure106. Mais s’il est indéniablement une norme, le standard n’en
constitue pas pour autant une règle de droit.

Le standard n’est pas une règle de droit, en l’absence de fonction


autonome de tracé. Nous avons vu que ce qui spécifie la règle de droit, c’est la
conjonction des deux fonctions possibles de la norme : le tracé et la mesure. Or à lui
seul, le standard ne constitue pas un outil de tracé, un modèle de référence pour
guider l’action. Il ne fournit en effet aucune direction pour l’action mais constitue
seulement un étalon, une jauge pour l’évaluer. C’est en ce sens qu’Hauriou y voyait
“un instrument comparable au sextant du navigateur”107: le sextant ne dit pas la
direction à suivre, mais permet seulement de mesurer la position108, ce qui permettra
ensuite, mais avec d’autres instruments109, de tracer la direction à suivre.
Prenons l’exemple du standard de la bonne foi110. Il s’agit là d’une simple notion, qui
permet d’évaluer la conduite d’une personne mais qui, en tant que telle, n’indique
aucune direction. En revanche, la règle selon laquelle “les conventions doivent être
100
Sur différentes conceptions, plus ou moins strictes ou larges, de ce que l’on peut admettre comme
sources de droit, nous nous permettons de renvoyer à notre article : Sources du droit, sources de
droit : une cartographie, in Libres propos sur les sources du droit, Mél. Ph. Jestaz, Dalloz, 2006,
p.519.
101
“Le “standard” donne une mesure moyenne de conduite sociale”, A.A. Al-Sanhoury, Le standard
juridique, Mél. Gény, t.II, p.145 ; une “mesure moyenne de conduite sociale correcte”, M. Lanord
Farinelli, La norme technique, source du droit légitime ?, R.F.D.A. 2005, p.738, spéc. p.742.
102
S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard, LGDJ,1980, n°72, p.61, et p.72
n°77.
103
Cf supra I, A. Le double sens de l’adjectif “normal”.
104
S. Rials, op. cit., p.61 n°72.
105
H. L. et J. Mazeaud et A. Tunc, Traité théorique et pratique de responsabilité civile délictuelle et
contractuelle, 5è éd. 1957-1960, t.I, p.487s., cité par S. Rials, op. cit., p.4, n°4.
106
“Chercher des rapports ou mesurer c’est la même chose”, Condillac, cité par J.L. Sourioux, op. cit.,
n°20, p.27.
107
Police juridique et fond du droit, R.T.D. civ. 1923, p.269.
108
Il permet de mesurer des hauteurs d’astres à partir d’un navire, et d’en déterminer ainsi la latitude.
109
V. en navigation, la distinction entre les instruments de mesure, qui permettent de déterminer une
position, en termes de longitude ou de latitude (sextant), et les instruments d’orientation, qui
permettent de déterminer la route à suivre (ligne de foi).
110
Le même raisonnement peut être tenu pour l’intérêt de l’enfant, le trouble anormal de voisinage,
l’ordre public ou tout autre standard.
exécutées de bonne foi” trace bien une ligne de conduite à suivre. Mais on ne saurait
confondre la notion de bonne foi prise seule, avec la règle de l’article 1134 al.3 du
code civil qui y fait référence. Seule la seconde s’énonce en une proposition
normative111, proposition qui contient un standard dans sa formulation. Le standard
n’est donc pas une règle, mais il est dans la règle ; plus précisément, c’est une
technique particulière d’expression de la règle, un mode de formulation de celle-ci112.
Et contrairement à cette dernière, il ne cumule pas les deux fonctions possibles du
modèle juridique, de permettre le tracé et la mesure.

Le standard est une norme en termes de normalité, en raison de la


spécificité de sa fonction de mesure. Le standard est un outil de mesure différent
de celui fourni par la règle de droit. En effet, la règle de droit constitue un instrument de
mesure en termes de normativité, et à ce titre, on l’a vu, elle peut permettre un
contrôle de légalité et figurer au visa d’un arrêt de cassation. Alors que le standard
quant à lui constitue un outil de mesure en termes de normalité113. Il exprime donc une
norme au sens de cette normalité sociale dont le droit se préoccupe : conforme à la
bonne foi, aux bonnes moeurs, à l’intérêt social, à l’intérêt de l’enfant, contraire à l’ordre
public... A ce titre, mais à ce titre seulement, il permet la mesure, c’est-à-dire la
comparaison des faits avec l’étalon qu’il constitue.
Autrement dit, le standard est une norme d’évaluation des comportements et des
situations, contrairement à la règle qui est une norme de jugement de ces mêmes
faits114.

III. DE LA NORMATIVITÉ EN DROIT

Les deux fonctions de tracé et de mesure entretiennent des liens très contrastés
(A), peuvent contribuer à éclairer les frontières de la normativité en droit (B) et
jouissent inégalement d’une spécificité juridique (C) qui permet de les distinguer du
tracé et de la mesure fournis par d’autres types de normes sociales.

A. Les liens entre le tracé et la mesure au sein de la norme juridique

Ces liens entre le tracé fourni et la mesure permise par la norme juridique, loin d’être
systématiques, peuvent, lorsqu’ils existent, s’avérer tout à fait saisissants.

1°) L’absence de corrélation systématique entre la précision du tracé


indiqué et la force de la mesure possible

A observer les normes juridiques dans leur hétérogénéité, il est frappant de


constater l’absence de nécessaire corrélation entre la précision du tracé défini par la
norme et la force de la mesure qu’elle permet.
Des instruments de tracé extrêmement précis peuvent ne fournir au juge aucun
instrument de mesure pour vérifier la conformité ou la comptabilité des comportements
visés à leurs indications. Nombreuses sont ainsi les recommandations d’autorités
administratives indépendantes qui énoncent des normes de comportement tout à fait

111
Contrairement à la règle, un standard, et plus largement une notion, ne s’énoncent pas en une
proposition (normative), c’est-à-dire sous la forme d’une phrase, contenant généralement un verbe
conjugué. Sa formulation est plus courte et dénuée de verbe. Ce qui ne signifie pas que la notion (ou
le standard) et la règle soient sans liens. D’une part, parce que la notion (ou le standard) peut participer
de l’énoncé d’une règle. Et d’autre part, parce que la notion (ou le standard) est régie par un
ensemble de règles qui en constituent le régime.
112
S. Rials, op. cit, n°28, p.33 et n°128 bis, p.184.
113
Le débiteur a-t-il eu le comportement d’un “bon père de famille”, d’un “professionnel normalement
prudent et diligent” placé dans la même situation ?
114
Sur cette distinction, cf infra III, C, 2°) , a) La typologie des mesures possibles en droit.
précises et détaillées pour leurs destinataires115 mais qui ne constituent pas pour autant
des normes de jugement de ces comportements116.
A l’inverse, des instruments de tracé indéterminé peuvent constituer des outils de
mesure fort efficaces pour le juge. Certaines règles fournissent en effet des guides
d’action tout à fait flous. C’est le cas des normes juridiques qui contiennent des
standards, à l’instar de l’article 6 du Code civil, selon lequel “On ne peut déroger, par
des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes
moeurs”. Le flou de la norme de comportement ainsi exprimée n’empêche pas cette
règle de fournir au juge une norme de jugement tout à fait efficace en termes de contrôle
de la légalité des décisions et des conventions.

2°) L’existence d’une possible corrélation entre les destinataires du


modèle pour agir et le type de mesure juridique possible

Parce qu’il évolue profondément et rapidement, donnant à observer en direct et à la


loupe la genèse du juridique, le principe de précaution fournit un exemple de choix des
transformations de la normativité juridique. Au fil du temps, ce principe a vu la qualité de
ses destinataires se diversifier. En tant que principe d’action politique, il a d’abord fourni
un guide d’action à l’Etat et aux pouvoirs publics en général. Et à ce titre, il permet un
contrôle de légalité des actes qui y contreviennent. Abondante est la jurisprudence,
communautaire ou interne, qui examine la légalité d’un acte administratif ou d’un texte sur
son fondement117. En tant que principe de responsabilité118 ensuite, ce principe devient
un modèle d’action pour les sujets de droit, personnes publiques ou privées119. Sa
méconnaissance peut alors être source d’une action en responsabilité. Enfin, en tant que
principe constitutionnel, s’adressant aussi au législateur, son non-respect peut désormais
permettre un contrôle de constitutionnalité des textes qui y porteraient atteinte.
De simple instrument de tracé purement déclaratoire destiné à guider la politique des
Etats120, le voici devenu non seulement obligatoire, mais aussi un instrument de mesure
juridique polyvalent et très complet. Et, on le voit à cet exemple, la corrélation apparaît
tout à fait clairement entre l’accroissement et la diversification des destinataires de la
norme de comportement qu’il fournit et la multiplicité des mesures de légalité, de
responsabilité et de constitutionnalité qu’il rend possibles.

B. Le tracé et la mesure aux frontières de la normativité en droit

Il y a au moins deux manières de comprendre la frontière : comme une barrière qui


délimite une différence, entre juridique et non-juridique ou bien comme une interface
qui favorise les échanges et les interactions. La recherche doctrinale sur la spécificité du
juridique tend traditionnellement à solidifier la frontière-barrière : cerner le critère du droit
ou de la norme juridique, pour mieux en définir le contour et les différencier des autres
115
Comme des listes de clauses qui présentent un caractère abusif, dont la Commission des clauses
abusives recommande la suppression ou la modification. (Pour des ex., voir
(http://www.finances.gouv.fr/clauses_abusives/txt/index.htm ). Ou comme des listes d’informations à
publier que l’Autorité des marchés Financiers recommande d’insérer dans le résumé du prospectus
en cas d’offre publique de valeur mobilières, en application de la Directive Prospectus 20003/71/CE
du Parlement européen et du Conseil du 4 Novembre 2003. (Pour d’autres ex., voir http://www.amf-
france.org/ ).
116
Ce qui ne signifie cependant pas qu’elles soient dénuées d’effets.
117
M. Boutonnet, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, LGDJ, 2005, p.104,
n°188, pour la jurisprudence administrative, et n°189s., p.105s., pour la jurisprudence
communautaire.
118
“Il doit être interprété comme un principe de responsabilité”, Discours du Président de la
République en clôture du “Grenelle de l’Environnement”, du 26 Octobre 2007.
119
A. Guégan, L’apport du principe de précaution au droit de la responsabilité civile, R.J.E. 2 / 2000,
p.147.
120
Dans la Déclaration de Rio de 1992.
champs normatifs. Mais aujourd’hui, cette frontière apparaît plus poreuse et l’accent
est mis davantage sur les zones d’internormativité121. Non plus seulement donc sur les
différences mais aussi sur les interférences.
Or la mise en évidence des fonctions de tracé et de mesure inhérentes à la
normativité peut permettre de préciser le processus d’accès à la normativité juridique
de certains types de normes (1°) et le phénomène de l’internormativité avec des
normes non juridiques (2°).

1°) Le tracé et la mesure, voies d’accès progressives au droit

Alors que certaines normes naissent juridiques122, d’autres le deviennent. par


l’émergence progressive de leur fonction de tracé (a) ou de mesure (b).

a) La norme spontanée,
ou l’émergence progressive du modèle pour agir et pour juger

L’émergence spontanée de l’instrument de tracé. La norme spontanée puise


son nom et son originalité dans sa genèse. “Nées de la répétition généralisée d’une
attitude concrète par les intéressés eux-mêmes, (leur) processus de création a pour
principal effet l’émergence d’un modèle de conduite”123. Ce modèle d’action se forge
par la répétition, et l’instrument de tracé vient ainsi à l’existence de manière
progressive. La norme spontanée fournit alors une ligne de conduite, une direction.
C’est là l’une des deux dimensions de la normativité. On est bien alors en présence
d’une norme au sens normatif du terme, ce qui ne suffit cependant pas encore à faire
une règle de droit.
Elle peut ensuite devenir un instrument de mesure, en termes de normativité ou de
la normalité.

La possible consécration de la norme spontanée comme instrument de


mesure. Nombre d’usages et de coutume sont utilisés par le juge comme
instruments de mesure. La plupart des règles spontanées, coutumes et usages, ont
en effet déjà vu leur violation sanctionnée par les tribunaux124. Cette fonction ajoutée à
celle de tracé dont ils sont dotés par leur naissance en fait alors de véritables règles
juridiques. Peu importe qu’elles ne soient que supplétives, leur moindre caractère
obligatoire n’empêchant pas leur double fonction normative.

L’utilisation de la norme spontanée comme étalon de normalité. La norme


spontanée traduit par excellence le comportement moyen, tel qu’il peut se constater ;
les usages expriment en effet une idée de normalité, un comportement-type. Se
conformer aux usages de son groupe crée alors une présomption de normalité
d’attitude125. C’est pourquoi l’usage peut être utilisé par le juge comme critère
d’appréciation de la normalité, notamment à propos de la mise en oeuvre des
standards ou notions-cadre de bon père de famille ou de faute par exemple. Il n’a en ce
cas “qu’une fonction secondaire, qui n’est pas par nature normative, les usages étant
utilisés comme étalons et non comme règle de droit”126.

121
J.G. Belley, Le droit soluble, Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, préf. J.
Carbonnier, LGDJ, coll. droit et société, 1996 .
122
C’est le cas des normes qui naissent d’une source formelle, même si la qualité de leur source ne
semble pas toujours suffire. Cf supra C. 1°)
123
P. Deumier, Le droit spontané, Economica, 2002., n°369, p.361. Sur l’analyse de ce processus qui
commence par des manifestations individuelles (un acte originel qui se transforme en habitude) puis
prend la dimension collective d’une pratique pour ensuite se transformer en une norme spontanée,
voir 1ère Partie - Le processus de création spontanée de la règle.
124
P. Deumier, op. cit., p.264 et p.245.
125
P. Deumier, op. cit., p.290, n°301.
126
P. Deumier, op. cit., p.293, n°302.
b) La norme déclaratoire,
ou la possible densification d’un instrument de tracé en instrument de mesure

Le processus de densification normative est remarquablement illustré par le


“fabuleux destin du principe de précaution”127. A l’origine, simple principe déclaratoire,
modèle d’action destiné à guider l’action des Etats en matière de protection de la terre
et de l’environnement128, il ne constitue certainement pas une règle de droit faute de
revêtir les attributs et la plénitude de normativité caractéristiques de ces dernières.
Quant à savoir s’il est, à ce stade une norme juridique, cela dépend de la conception
que l’on se fait du droit en général et du droit déclaratoire en particulier129. Par la suite, il
est intégré dans la loi Barnier du 2 février 1995, relative au renforcement de la
protection de l’environnement. On s’est alors beaucoup interrogé sur sa valeur
normative. En ce qu’il fournit un modèle pour agir, donc un instrument de tracé, ce
principe revêtait d’ores et déjà une certaine normativité. Mais c’est en devenant
également un instrument de mesure d’abord pour le juge administratif, puis plus
timidement pour le juge judiciaire, qu’il densifie peu à peu sa force normative. Ce que
son insertion dans le préambule de la Constitution favorise, jusqu’à lui permettre
d’acquérir la plénitude de normativité130 qui l’érige en une véritable règle de droit.

2°) Le tracé et la mesure, possibles clés de l’internormativité en droit

La question du rapport de la norme juridique avec d’autres types de normes a


beaucoup évolué en quelques décennies. Traditionnellement, la doctrine la comparait
avec les normes morale, religieuse et de politesse. L’objectif doctrinal était de bien
dégager la spécificité de la règle de droit et, si possible, d’en mieux cerner le critère.
Aujourd’hui, le nombre des normes en interaction avec la règle de droit s’est
considérablement accru : aux normes morales, religieuses et de moeurs, s’ajoutent les
normes déontologiques, professionnelles, scientifiques, techniques, et autres normes
sociales. Il ne s’agit plus tant, ou plus seulement, pour la doctrine de marquer la
spécificité de la règle juridique que d’en étudier les interactions avec ces autres
normes. La question de l’internormativité des normes juridiques entre elles et avec
d’autres sortes de normes semble concurrencer celle de sa spécificité131.

La norme technique, ou la possible contribution d’un instrument non-


juridique de tracé à la mesure juridique. La norme technique fournit un “repère
pour s’orienter”132, propose un “modèle de conduite” qui laisse une liberté quant à sa
mise en oeuvre133, au point de pouvoir être qualifiée de norme “à fonction directive

127
R. Vanneuville et S. Gandreau, “Le principe de précaution saisi par le droit”, La documentation
française, Réponses Environnement, 2006.
128
Dans la Déclaration de Rio, issue du sommet de la Terre du même nom, de 1992, qui a énuméré
une liste de principes destinés à guider l’action des Etats en matière de protection de la terre et de
l’environnement, dont le principe de précaution faisait partie.
129
Pour une invitation à dépasser l’opposition binaire entre droit (hard law) et non-droit (soft law), et à
intégrer le droit déclaratoire dans une gradation normative, E. Decaux, Déclarations et conventions en
droit international, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°21, Dalloz, 2006.
130
Au sens d’instrument de tracé et de mesure.
131
J.G. Belley, Le droit soluble, Contributions québécoises à l’étude de l’internormativité, op. cit. ;
Internormativité et production de la norme éthique en matière médicale, projet de recherche du
C.R.J.O., univ. de Rennes, ayant donné lieu à la publication de l’ouvrage Les lois “bioéthique” à
l’épreuve de faits. Réalités et perspectives, Paris, Puf, coll. droit & justice, 1999.
132
A. Penneau, Respect de la norme et responsabilité civile et pénale de l’homme de l’art, in Aspects
juridiques de la normalisation technique, L.P.A. 1997, numéro spécial, avant-propos.
133
M. Lanord, La norme technique et le droit : à la recherche de critères objectifs, R.R.J. 2005, p.619,
spéc. p.623.
souple”134. C’est un instrument de tracé non-juridique qui entretient des rapports de
plus en plus étroits avec le droit.
Son non-respect peut en effet contribuer à caractériser une faute, car elle constitue
aujourd’hui135 un indice, voire une référence dans l’appréciation de la responsabilité
civile, notamment en ce qu’elle peut permettre d’éclairer des standards juridiques136. A
l’instar de la norme spontanée, la norme technique, elle aussi, peut fournir un étalon en
termes de normalité. Ainsi, par l’utilisation qu’en fait le juge, elle participe à la
détermination de la responsabilité.

Cela n’en fait pas pour autant une véritable norme juridique137, et encore moins une
règle de droit : en effet, si elle peut étayer la décision d’un juge du fond pour qualifier
une faute et retenir une responsabilité, son non-respect ne saurait en revanche
engendrer un contrôle de légalité. Par conséquent, si elle contribue à la mesure
juridique, elle ne constitue pas par elle-même un instrument juridique de mesure138.
L’approche des normes par leurs fonctions permet ainsi de préciser les liens que la
norme technique entretient avec la norme juridique, sans pour autant la confondre avec
elle. Ses liens peuvent s’avérer plus étroits avec la norme déontologique.

La norme déontologique, ou la possible transformation d’un instrument


non-juridique de tracé en un instrument juridique de mesure. Contrairement aux
normes techniques dont la violation ne constitue qu’un indice à l’appui d’une action en
responsabilité civile, la méconnaissance d’une norme déontologique peut être
invoquée par une partie à l’appui d’une action en dommages-intérêts139 au point
parfois de pouvoir permettre la qualification de faute civile140. En outre, le Conseil
d’Etat se réfère au Code de déontologie pour exercer son contrôle de légalité, la
norme déontologique lui fournissant une norme de référence. Ce qui peut permettre
d’y voir une véritable norme juridique141.

C. La spécificité du tracé et de la mesure en droit

Si la fonction de tracé de la norme est porteuse d’une ouverture linguistisque,


symbolique, axiologique ou éthique, qui facilite son lien aux autres champs de normatifs,

134
F. Violet, Articulation entre la norme technique et la règle de droit, Puam, 2003, p.477 (reprenant la
terminologie employée par P. Amselek, in L’évolution générale de la technique juridique dans les
sociétés occidentales, préc.).
135
Comp. A. Penneau, Respect de la norme et responsabilité civile et pénale de l’homme de l’art, in
Aspects juridiques de la normalisation technique, L.P.A. 1997, numéro spécial, p.28.
136
M. Lanord Farinelli, La norme technique : une source du droit légitime ?, R.F.D.A. 2005, p.738,
spéc. p.742,, pour le recours à la norme technique pour éclairer des standards juridiques, en droit
interne et en droit communautaire note 52 : “Le droit communautaire n’hésite pas à utiliser les normes
techniques comme mesure explicative des standards juridiques” (c’est nous qui soulignons).
137
Articulation n’est pas assimilation ; en ce sens, F. Violet, op. cit., p.477. A. Jeammaud, Introduction
à la sémantique de la régulation juridique, Des concepts en jeu, in Les transformations de la régulation
juridique, dir. J. Clam et G. Martin, LGDJ, 1998, p.47, spéc. p.59. Comp. L. Boy, Normes techniques
et normes juridiques, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°21, Dalloz, 2006.
138
F. Violet, op. cit., p.477 : “La norme technique semble se situer à mi-chemin entre le Droit et le non-
droit”.
139
Cass. Civ. 1ère, 18 mars 1997, Bull. I, n°99.
140
Cass. Com., 29 avril 1997, n°94-21424 ; ég. Cass. Crim., 13 février 2007, n°06-82-264.
141
En ce sens, M. L. Moquet-Anger, La déontologique médicale : de l’éthique à la norme juridique, in
Les lois “bioéthique” à l’épreuve des faits. Réalités et perspectives, Paris, Puf, coll. droit et justice,
1999, extrait disponible sur internet sous le texte “Internormativité et production de la norme éthique
en matière médicale”, p.5s., spéc. p.6.
sa fonction de mesure offre des qualités de rigueur technique très spécifiques au droit142.
Cette dualité de fonctions des normes juridiques rend vaine, à notre avis, la recherche
d’un critère unique de juridicité. En revanche, elle peut apporter un éclairage sur les
nombreux “indicateurs de juridicité”.

1°) La difficulté de discerner une spécificité du tracé juridique

En tant qu’instrument indiquant un tracé à suivre par ses destinataires, la norme


juridique constitue un modèle pour agir : elle guide, encadre, oriente, dirige l’action
humaine. Mais, dans cette première fonction, elle est loin d’être la seule.

- L’objet du tracé indiqué par la norme juridique : un modèle pour agir, parmi
d’autres. Les normes de politesse, certaines normes morales ou autres normes
sociales ont ce même objet de fournir un modèle d’action. Le modèle juridique pour agir
aurait-il une spécificité incontestable ? On peut en douter si l’on en juge les difficultés
doctrinales à faire la distinction entre les domaines des règles de droit et de morale, la
comparaison de leur domaine respectif amenant un inévitable constat de
chevauchement. On peut en douter aussi compte tenu de la difficulté à identifier le
comportement spécifiquement juridique à la racine de la norme spontanée, dont l’objet
permettrait de la distinguer de l’usage purement social143.

- La qualité du tracé indiqué par la norme. Après avoir énoncé des principes
de clarté, d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi144, le Conseil constitutionnel a, en
2005, déclaré contraire à la Constitution une disposition législative qu’il a jugée
“manifestement dépourvue de toute portée normative”145, au motif que “la loi a pour
vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative”.
La conception de la normativité qui ressort de cette jurisprudence soulève des
interrogations doctrinales146.

La nécessité de précision du tracé juridique est liée à sa fonction et peut


donc varier d’un type de norme à l’autre. La norme étant un instrument de
référence, la question se pose de savoir quel degré de précision doit revêtir son
énoncé pour pouvoir remplir cette fonction de modèle. Tout dépend de l’objectif
assigné à la norme. Selon un auteur, “la valeur juridique d’un énoncé dépend de
l’adéquation de sa précision à sa fonction”147. Ce qui lui permet d’en déduire qu’un
énoncé aussi imprécis que “le droit au logement est un droit fondamental” est
suffisamment précis pour conférer un “bienfait à son titulaire”, et par voie de
conséquence pour constituer une norme juridique.

Un article purement proclamatoire peut, à sa manière fournir une référence


142
P. Amseleck, Perspectives critiques d’une réflexion épistémologique sur la théorie du droit (essai
de phénoménologie juridique, LGDJ, 1964, p.66 : “il est fondamental d’apercevoir que la règle (...) est
liée dans sa vocation la plus essentielle à une opération d’évaluation, de mesure, de jugement”.
143
P. Deumier, Le droit spontané, Economica, 2002. Selon l’auteur l’objet du comportement constitue
un “critère délicat” de distinction, et “il faut se contenter d’une appréhension presque intuitive du
juridique. Approximativement, les règles de politesse viseraient à rendre les relations sociales plus
agréables, un plus, une élégance et non une nécessité, alors que les règles de droit représenteraient
un “minimum” indispensable”. (n°25, p.31). En ce sens, G. Del Vecchio, L’homo juridicus et
l’insuffisance du droit comme règle de vie, ext. de la Revue Gale de Droit, éd. E. de Brocard, 1936.
144
V. Champeil-Desplats, N’est pas normatif qui peut. L’exigence de normativité dans la jurisprudence
du Conseil constitutionnel, Cahiers du Conseil constitutionnel n°21, Etudes et doctrines, La
normativité, Dalloz, 2006, p.7/9.
145
C. Constit. 21 avril 2005, déci. n°2005-521.
146
La normativité, Etudes et doctrines, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°21, Dalloz, 2006.
147
M. Pichard, Le droit à, Etude de législation française, Economica, 2006, n°219, p.291. L’auteur
propose qu’“à chaque catégorie juridique” corresponde “un modèle-type d’énoncé normatif
compatible avec la fonction assignée au texte en cause”.
pour l’action, et constituer un instrument de tracé. Ce n’est donc pas tant son
énoncé, sa formulation mais sa fonction qui peut en faire une norme. Et celle-ci peut se
révéler avec le temps et l’usage. Ainsi, “les traditionnels articles premiers des lois,
vilipendés en raison de leur normativité douteuse, font souvent office d’utiles guides
interprétatifs à l’usage des autorités d’application, qu’elles soient le juge ou
l’administrateur chargé de définir les politiques publiques”148. Or un guide interprétatif est
un instrument de référence pour l’action, et à ce titre est bien constitutif d’une norme
certes de moindre normativité mais susceptible de devenir ensuite un instrument de
mesure. Ainsi l’article 1er de la loi du 6 Juillet 1989 qui reconnaît le caractère fondamental
du droit au logement et dont la portée normative avait fait l’objet de doute149, a été à
plusieurs reprises invoqué devant les tribunaux judiciaires qui l’ont assorti d’effets
normatifs150. De simple instrument de tracé, il est ainsi devenu instrument de mesure
juridique151.

Si on peut ainsi nourrir quelques interrogations légitimes sur la possibilité de


déterminer rigoureusement la spécificité du tracé indiqué par la norme juridique (Ne
serait-elle qu’un modèle pour agir, parmi d’autres ?), il en va radicalement différemment
de la mesure juridique (elle est un modèle pour juger absolument spécifique).

2°) L’incontestable spécificité de la mesure juridique

La typologie des mesures possibles en droit permet de préciser la notion de


mesure et d’instrument juridique de mesure.

a) Typologie des mesures possibles en droit

Une mesure exclusivement juridique : la mesure de légalité. En tant


qu’instrument de mesure, la norme juridique, et plus exactement la règle de droit,
fournit un étalon qui permet une mesure de la légalité, autrement dit un contrôle de
légalité susceptible de fonder une cassation pour violation de la loi ou un recours pour
excès de pouvoir, et donc de figurer au visa des décisions d’une cour supérieure.
Plus largement, cette mesure juridique peut prendre de multiples aspects : mesure
de la légalité d’un acte, mesure de la validité d’un contrat ou d’une décision, mesure de
constitutionnalité d’une loi, mesure de la conventionnalité d’une norme interne, etc. Ces
mesures prennent la forme d’autant de contrôles : contrôle de légalité, de validité, de
constitutionnalité etc.
Seule une norme juridique est susceptible de permettre cette mesure de légalité au
sens large. Aucune autre norme n’y peut prétendre. Il y a là, probablement, un indice
fort, à défaut d’un critère152, de la spécificité de la norme juridique153.
C’est un instrument juridique de mesure en termes de normativité, susceptible de
fonder une décision de justice, à ne pas confondre avec les instruments de mesure en
termes de normalité, simplement aptes à étayer une appréciation du juge.

Une mesure moins spécifiquement juridique : la mesure de normalité.


D’autres normes fournissent un étalon de mesure de la normalité, c’est-à-dire un
modèle de comportement normal ou de situation normale. C’est la fonction des
standards juridiques, comme la bonne foi ou le trouble anormal de voisinage, et de ce
148
V. Champeil-Desplats, art. préc., p.7/9.
149
Levés par la loi n°2007-290 du 5 Mars 2007 instituant un “droit opposable au logement”.
150
Cass. civ. 3è, 22 Octobre 2003, n°02-14702 ; Crim. 11 Février 1998, D. 1998.IR.89.
151
V. Champeil-Desplats, préc., p.7/9 : “l’absence de normativité fondée sur l’appréciation subjective
du contenu de l’énoncé (apparaît comme) provisoire et évolutive”.
152
V. infra 3°) Les “indicateurs de juridicité” de la norme.
153
Indice de la normativité juridique qui ne se confond pas avec l’impératif au sens large d’obligation,
qui constitue pour nombre de juristes le critère de la norme juridique. Cf. D. de Béchillon, op. cit.,
p.177.
qui contribue à leur mise en oeuvre, comme les usages154 ou les normes techniques155.
Dans ce type de mesure, la spécificité de la norme juridique est donc moins forte. On
est ici dans une zone d’interférence entre le juridique et le non-juridique156.
Il s’agit de normes d’évaluation, d’appréciation en termes de normalité, qui
contribuent à la mesure juridique mais ne constituent pas des normes de jugement au
sens où, en elles-mêmes, elles ne peuvent être utilisées par la Cour de cassation au
visa d’un arrêt de cassation157.

On peut donc dire que la règle de droit est une norme de jugement, modèle pour
juger, instrument de mesure en termes de normativité, à la différence des simples
normes d’évaluation en termes de normalité qui, elles, ne sont pas nécessairement
juridiques.

La mesure désigne à la fois l’opération de vérification et son résultat. En


tant qu’opération technique, la mesure consiste en une vérification-évaluation158 qui
prend la forme d’une comparaison. Il peut s’agir de la comparaison entre une norme
contrôlée et une norme de référence qui est l’instrument de mesure ; par exemple, le
rapport d’une loi à la Constitution, à un traité communautaire ou à la Convention
européenne des droits de l’homme. Il peut aussi s’agir de la comparaison d’un acte -
administratif, juridictionnel, contractuel ...- à la loi. Ou bien encore d’une situation ou d’un
comportement, à la loi. Cette mesure peut être plus ou moins stricte selon qu’elle
porte sur la conformité ou simplement sur la comptabilité des deux objets comparés.
Prise comme résultat, la mesure consiste en une qualification : la mesure de la licéité
d’un comportement peut ainsi permettre sa qualification en faute ; la mesure de la
légalité d’une décision de justice peut conduire au constat d’une violation de la loi etc.
Et de cette qualification peut découler une sanction.

b) Notion de mesure

La mesure ne se confond pas avec la sanction qui en est une


conséquence possible mais non nécessaire. En d’autres termes, la mesure
permise par une règle de droit (mesure de légalité, de constitutionnalité, de licéité...),
ne s’identifie pas à l’effet produit par la règle. La sanction159 intervient en aval.
Par exemple, l’article 6 du code civil fournit un modèle de jugement de la validité
des conventions. En tant que règle de droit, c’est l’une de ses fonctions ; de
l’opération de mesure (examen de la conformité du contrat à l’ordre public) et de son
résultat (constat de non-respect de l’ordre public), peut découler une sanction
(annulation de la convention). Le prononcé de la sanction d’annulation est une
conséquence du constat de l’illicéité de la convention. Et ce constat peut s’effectuer
grâce à la nature d’instrument de mesure de la règle de droit.
Ou encore, la mesure de la licéité d’un comportement permet de le qualifier de
faute, ce qui peut engendrer une condamnation à réparation du préjudice causé par
cette faute.
Quand le Conseil constitutionnel examine (opération de mesure) une disposition
de projet ou de proposition de loi et la déclare non conforme à la Constitution (résultat
de la mesure), cette disposition en est retirée (sanction de la mesure).
154
P. Deumier, Le droit spontané, Economica, 2002, p.290, n°301 et p.293, n°302.
155
M. Lanord Farinelli, La norme technique : une source du droit légitime ?, R.F.D.A. 2005, p.738,
spéc. p.742.
156
S. Chassagnard, La notion de normalité en droit privé français, thèse Toulouse, 2000, n°565,
p.274, qui voit dans la normalité un “critère d’appréciation métajuridique” susceptible de participer à
l’interprétation, à l’adaptation, voire à l’éviction des règles de droit.
157
Car elles ne constituent pas des règles de droit. Or selon l’article 604 N.C.P.C., “le pourvoi en
cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non-conformité du jugement qu’il attaque
aux règles de droit”.
158
Ph. Coppens, Normes et fonction de juger, Bruylant-LGDJ, 1998, p.57.
159
Au sens large, positif ou négatif, d’effet de droit.
En résumé, la mesure permet la qualification qui permet la sanction. Parce qu’elle
n’est pas inhérente à ses fonctions, la sanction n’est pas au coeur de la norme ; elle ne
lui est pas consubstantielle160, même si, en droit, elle lui est fréquemment attachée.

3°) Les “indicateurs de juridicité” de la norme

De la vaine quête d’un critère de la normativité juridique, à la mise en relief


d’indicateurs de la juridicité des normes. Tant que la norme était identifiée à la règle
et la règle à la loi, il pouvait paraître logique et évident de la caractériser à l’identique
(générale, obligatoire, sanctionnée, assortie de la contrainte étatique) et de voir dans l’un
de ses attributs (obligation, sanction, contrainte) un critère de la norme juridique.
Mais, en raison de l’hétérogénéité contemporaine des normes, la distinction du
normatif et du non-normatif n’est plus chose aussi aisée, le critère du normatif semblant
échapper de toutes parts161. L’évolution des normes est telle qu’elles ne peuvent
manifestement ni se réduire à l’obligatoire, ni à la nature formelle de leurs sources, ni au
type de prescriptions énoncées, ni à la sanction qui les assortissent... De nos jours, il
n’est plus possible, à notre avis, de répondre à la question de savoir en quoi une norme
est juridique par la proposition d’un critère, a fortiori, par un seul critère qui serait commun
à toutes les normes juridiques.
Cette quête semble d’autant plus vaine que ce qui marque l’unité de la norme, à
savoir le modèle, vaut pour la norme en général et pas seulement pour la norme
juridique. Juridique, le modèle se spécifie et se dédouble en modèle pour agir et pour
juger. Avec cette dualité de fonctions et leur possible disjonction au sein de certaines
normes, l’espoir d’une unicité de critère s’évanouit.

Une autre voie peut être envisagée. Plutôt que de se mettre en quête d’un
introuvable critère du juridique, apte à rendre compte des normes juridiques dans leur
diversité, il peut s’avérer plus fructueux d’identifier de simples “indicateurs de la juridicité”.
Non pas ce qui fait qu’une norme est juridique, mais plus modestement ce qui permet
d’y voir une norme juridique. On peut en effet proposer des indicateurs très forts de la
juridicité des normes, mais dont aucun ne serait suffisant à les concerner toutes.
Il nous semble fécond de le faire à partir du tracé et de la mesure.

Les indicateurs de juridicité liés au tracé


- En amont du tracé, un indicateur de juridicité peut se trouver dans la qualité de la
source de l’instrument de tracé ou modèle pour agir. Il s’avère généralement fiable pour
les sources du droit indiscutées. Mais cela n’est plus systématique. Par exemple, si un
énoncé figurant dans une loi est a priori juridique, il y a cependant parfois discussion
autour des articles premiers de loi, de nature proclamatoire ou symbolique.
- Le caractère général de l’instrument de tracé constitue un indicateur à la fois trop étroit
puisqu’il ne vaut pas pour les normes individuelles, et trop large, en ce qu’il vaut pour
d’autres sortes de normes sociales, religieuses etc.
- Au coeur (pour les normes spontanées) ou en aval du tracé (pour les normes
délibérées), se trouve l’effectivité de la norme, sa capacité à modeler les conduites.
Mais là encore, c’est un indicateur non discriminant, car même tombée en désuétude,
donc ineffective, une norme reste juridique.

Les indicateurs de juridicité liés à la mesure


- En aval, se trouvent des indicateurs de juridicité, conséquences de la mesure : la
contrainte étatique, effective ou hypothétique, qui assortit une norme ; et la sanction ou
la sanctionnabilité d’une norme par l’autorité étatique. Il s’agit là d’indicateurs très
puissants de la juridicité, d’un point de vue qualitatif, mais plus faibles sur un plan
quantitatif, car de nombreuses normes juridiques y échappent, qu’elles soient
160
Comp. P. Forier, Règles de droit, Essai d’une problématique, in Ch. Perelman (dir.), La règle de
droit, Bruxelles, Bruylant, 1971, p. 18, n°26.
161
Ce “critère faisant défaut”, selon N. Molfessis, La distinction du normatif et du non-normatif, R.T.D.
Civ. 1999, p.729, spéc. p.734.
internationales ou recommandatoires par exemple. De ce point de vue quantitatif, ils
apparaissent comme des indicateurs parmi d’autres ; leur présence signale une norme
juridique, mais leur absence n’exclut pas qu’une norme soit juridique.
- Au coeur de la norme, un indicateur, expression de la mesure juridique : l’utilisation
ou la possible utilisation de la norme par le juge, au fondement de sa décision. La nature
d’instrument de mesure de la légalité s’avère, on l’a vu, un indicateur très fiable de
juridicité de la norme.
- En amont de la mesure, se trouvent encore deux autres possibles signes d’une
norme juridique : la recevabilité, ou plus en amont encore l’invocabilité d’une norme
comme moyen de droit par le justiciable, au fondement de sa prétention.

Si l’on compare, on constate que, pour la norme instrument de tracé, les indicateurs de
juridicité sont plutôt faibles, car le plus souvent non spécifiques des normes juridiques.
Alors que concernant la norme instrument de mesure, on découvre des indicateurs de
juridicité forts, de nature technique, à la fois qualitatifs et fiables : ils peuvent contribuer à
distinguer une norme juridique d’un autre type de norme.

Il y a de la rigueur technique dans la mesure et de l’ouverture axiologique dans le tracé


: la première peut donc apparaître plus spécifique de la juridicité, et la seconde
davantage reliée aux autres champs normatifs.

*****

Dans notre culture juridique, la règle de droit peut être considérée comme
l’expression la plus aboutie de la norme juridique, en ce qu’elle est à la fois modèle
pour agir et modèle pour juger162. La conjonction de ces deux fonctions portées à leur
plus haut degré d’intensité par les caractères qui lui sont traditionnellement attachés
(général, obligatoire et sanctionné), en fait un instrument juridique privilégié et
contribue à expliquer la place centrale qu’elle détient dans la conception que les
juristes ont du droit.
Pour conjointes qu’elles soient dans la règle, ces deux fonctions de tracé et de
mesure n’en sont cependant pas moins dissociables, ce qui laisse place à d’autres
sortes de normes juridiques dont certaines, comme les recommandations, sont des
normes de comportement sans être des normes de jugement (le tracé sans la
mesure, la direction sans l’étalon ni la sanction163), alors que d’autres, comme les
standards, sont des normes d’évaluation d’un comportement ou d’une situation (la
mesure sans le tracé, l’étalon sans la direction). Ce constat emporte une série de
conséquences sur le concept de normativité, sur l’expression “valeur normative” et sur
la conception du droit.

Tout d’abord, si au coeur de la norme juridique se trouve sa fonction de modèle


pour le tracé et la mesure, à l’inverse, ses caractères, général, obligatoire164 et
sanctionné, s’ils peuvent sans conteste intensifier sa normativité, n’en sont que des
attributs possibles mais non constitutifs. Par conséquent, la normativité en droit ne

162
La distinction, également possible, entre “normes de comportement” et “normes de jugement”
présente l’avantage de la clarté et l’inconvénient de l’étroitesse : concernant les premières, il vaudrait
mieux dire “normes pour l’action”, catégorie plus large que les seules normes de comportement
(supra II, A, 1°) ; concernant les secondes, la norme de jugement n’est pas le seul instrument juridique
de mesure ; le standard ou la norme spontanée peuvent aussi fournir un instrument d’évaluation en
termes de normalité (supra III. C. 2°) b.
163
Sans la sanction juridique s’entend.
164
Sur la discussion et la remise en cause des caractères général et sanctionné de la règle de droit, D.
de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ? éd. O. Jacob, 1997, 1ère partie - Deux idées
courantes sur les caractères présumés de la règle de Droit.
saurait ni se réduire à l’obligatoire165, ni s’identifier à la sanction. Cette dernière n’est
qu’une conséquence possible, certes fréquente mais non nécessaire, de la mesure
juridique. Ce qui laisse ouverte la possibilité de normes sans sanction juridique, telles
que les normes déclaratoires, incitatives, recommandatoires ou encore les standards....
L’existence de ces fonctions de tracé et de mesure n’est pas propre à la
normativité juridique. Mais ce qui lui est propre, c’est l’objet de la mesure juridique
qu’elle permet : la norme juridique est en effet la seule à pouvoir permettre une
mesure de la légalité166.

Ensuite, l’étude des fonctions de tracé et de mesure peut permettre d’éclairer la


question de la “valeur normative”. Certes celle-ci ne se pose pas pour la règle de
droit qui, dotée par définition de ces deux fonctions, doublées des caractères de
généralité et d’obligatoriété, jouit d’une “plénitude de normativité” et donc d’une force
normative maximale et indiscutée.
Mais elle concerne en revanche des instruments ou des énoncés juridiques dont la
normativité est moins pleine sans pour autant être inexistante. C’est là que la
possible dissociation de la fonction de tracé de la norme peut être utile. Une norme
peut n’être normative que par cette seule fonction, sans constituer un instrument de
mesure juridique, et donc être dotée d’une normativité moins forte car moins
complète. Or ce type de normes est de nos jours en nombre croissant :
recommandations, avis, articles proclamatoires, principes déclaratoires, etc. Ce ne
sont pas là des règles de droit mais elles ont cependant elles aussi vocation à fournir
des lignes de conduite. Leur existence, combinée à leur prolifération, appelle leur
prise en compte par la théorie du droit167. Mais une prise en compte différenciée qui,
sans les exclure du droit, ne les confonde pas avec les règles de droit ; ce que facilite
l’examen de ces normes par les fonctions de tracé et de mesure et par leur possible
dissociation.
La découpe des normes par leur fonction de tracé et de mesure, et la distinction
entre normatif et non-normatif qui en résulte, ne se superpose donc pas exactement à
la distinction sur la base du caractère positif : on peut en effet voir dans les circulaires
non-impératives ou les principes directeurs issus de la doctrine168 des normes
juridiques non positives.

Enfin, cette approche de la normativité rejaillit sur la conception du droit. Mettre


principalement l’accent sur la fonction de mesure du droit169 et sur le fait qu’il relève
uniquement de l’ordre du calculable170 peut en favoriser une conception par trop
instrumentale. Sa fonction de tracé, de guide, à l’inverse, le relie non plus au seul ordre
du calcul et de la mesure mais aussi à celui de la direction, de la référence et du
repère. Or cette fonction est aujourd’hui aussi assurée par d’autres types de normes,
recommandatoires ou déclaratoires par exemple, que les règles de droit. Plus qu’un

165
Assimiler le normatif à l’obligatoire, c’est confondre la nature de la norme révélée par sa fonction
(instrument de référence, modèle) avec l’un de ses caractères possibles (obligatoriété du modèle
fourni).
166
Au sens large, ce qui inclut toutes sortes de mesures juridiques, cf. III.C, 2°) a) Typologie des
mesures possibles en droit.
167
A certaines conditions cependant, tel que l’examen de la qualité de leur source par exemple.
168
Comme les Principes européens de droit du contrat (PEDC).
169
P. Amselek, Norme et loi, préc., selon lequel “la fonction des normes, c’est de mesurer” (p.95).
Comp. J.L. Sourioux, op. cit., qui qualifie le droit de “mesureur social” (n°179 in fine, p.225) et qui,
parmi les trois fonctions qu’il attribue au droit (mesurer, diriger, décider) (n°20s., p.27s.), voit dans la
fonction de mesure “celle qui joue le rôle de matrice” (n°28 p.34). La mesure “matrice du droit” est une
mesure au sens large, à dimension philosophique, alors que la mesure “fonction de la norme” est une
mesure au sens strict et technique. Les deux ne semblent cependant pas exclusives l’une de l’autre.
170
J. Derrida, Force de loi, éd. Galilée, 1994, p.38 : “Le droit n’est pas la justice. Le droit est l’élément
du calcul, et il est juste qu’il y ait du droit, mais la justice est incalculable, elle exige qu’on calcule avec
de l’incalculable”.
ensemble de règles, le droit recouvre ainsi un ensemble de normes171.
Mais l’intérêt à faire des normes une catégorie englobante de celle des règles de
droit se révèle plus ou moins perceptible selon les disciplines juridiques. Certaines,
comme le droit pénal, sont en effet composées pour l’essentiel de règles de droit et
la distinction n’y éclaire peut-être que des phénomènes à la marge, alors que d’autres,
comme le droit financier et plus largement les matières associées au développement
de la régulation, accordent une large place aux normes de moindre normativité172. Pour
elles, cette distinction entre les fonctions de tracé et de mesure prend tout son sens.

Aux incontestables pluralismes des ordres, des sources173 et des modèles


juridiques174 pourrait s’ajouter un pluralisme des normes, ou pluralisme normatif qui ne
réduit pas les normes juridiques aux seules règles de droit et puisse faire place à leur
contemporaine hétérogénéité, fussent-elles de moindre normativité.

*****
catherine.thibierge@univ-orleans.fr

171
Cet élargissement de la teneur du droit est conforme à celui de ses sources : l’usage de le définir
comme un ensemble de règles remonte au XIXè siècle, à une époque où la loi, et donc la règle -
légale- était considérée comme la source principale du droit, et où la jurisprudence n’était en revanche
pas tenue pour telle. Au XXème siècle, la doctrine, sous l’impulsion notamment de Gény en France,
s’ouvre à la pluralité des sources et dans le même temps utilise plus largement le terme “norme” qui
englobe plus que la seule loi. La corrélation est nette : autant il était logique de définir le droit comme
un ensemble de règles (essentiellement légales) à une époque où la loi était tenue pour la principale
source du droit, autant cette définition apparaît trop restrictive aujourd’hui où la pluralité des sources
est reconnue par tous.
172
T. Granier, in Droit financier, dir. d’A. Couret et H. Le Nabasque, Précis Dalloz, 2008 (à paraître),
qui, à propos de la régulation exercée par l’Autorité des marchés financiers, place sous le titre
“pouvoir normatif”, et à la suite les unes des autres dans une continuité induite par ce titre, des
normes très diverses dont une grande partie ne sont pas des règles de droit : règlement général (issu
du pouvoir réglementaire délégué), instructions, recommandations, communiqués, positions, rescrits
(n°304).
173
P. Deumier, Le droit spontané, Economica, 2002, n°429, p.437 ; ég. C. Thibierge, Sources du
droit, sources de droit : une cartographie, in Libres propos sur les sources du droit, Mél. Ph. Jestaz,
Dalloz, 2006, p.519.
174
Type de pluralisme très marqué en droit de la famille, où se sont multipliés les modèles de famille ou
de divorce, par exemple.
PLAN DÉTAILLE

AU COEUR DE LA NORME :
LE TRACÉ ET LA MESURE
Catherine Thibierge
Professeur à l’université d’Orléans

I. DE LA NORME EN GÉNÉRAL
A. Qu’est-ce qu’une norme ?
La norme, instrument de référence
Le double sens des adjectifs dérivés de la norme, “normatif” et “normal”
La double définition de la norme
. Au sens de “normatif”, la norme est modèle à suivre
. Au sens de “normal”, la norme est modèle existant, descriptif et/ou à suivre

B. A quoi sert la norme ?


La double fonction du modèle fourni par la norme
La norma, modèle concret pour tracer et pour mesurer
La norme, modèle abstrait pour guider et pour juger

II. DES NORMES JURIDIQUES EN PARTICULIER

A. La conjonction du tracé et de la mesure

1°) La règle de droit, instrument de tracé et de mesure


. La règle de droit, instrument de tracé, en tant que modèle pour l’action
. La règle de droit, instrument de mesure, en tant que modèle pour juger
. La règle de droit, norme juridique dotée d’une “plénitude de normativité”

2°) La règle de droit, une norme juridique parmi d’autres


. L’assimilation usuelle de la norme et de la règle
. De l’inclusion géométrique de la regula dans la norma
. Hypothèse : la norme est le genre, la règle l’espèce
. L’inclusion des normes individuelles au sein du droit

B. La disjonction du tracé et de la mesure

1°) Les instruments juridiques de simple tracé


. La recommandation
Instrument de tracé
Norme, mais non règle de droit, en l’absence de fonction juridique de mesure
. Le principe déclaratoire
De simple instrument de tracé, peut devenir instrument de mesure

2°) Les instruments juridiques de pure mesure


. Le standard est un instrument de mesure
. Le standard n’est pas une règle de droit, en l’absence de fonction autonome
de tracé
. Le standard est une norme en termes de normalité, d’où la spécificité de sa
fonction de mesure
III. DE LA NORMATIVITÉ EN DROIT

A. Les liens entre le tracé et la mesure juridiques

1°) L’absence de corrélation systématique entre la précision du tracé indiqué et la


force de la mesure possible
. Les instruments de tracé de haute précision
. Les instruments de tracé flous

2°) L’existence d’une possible corrélation entre les destinataires du modèle pour agir
et le type de mesure juridique possible
. Illustration par le principe de précaution

B. Le tracé et la mesure aux frontières de la normativité en droit

1°) Le tracé et la mesure, voies d’accès progressives au droit


La norme spontanée, ou l’émergence progressive du modèle pour agir et pour
juger
. L’émergence progressive de la norme spontanée comme instrument de tracé
. La possible consécration de norme spontanée comme instrument de mesure
. L’utilisation de la norme spontanée comme étalon de normalité
La norme déclaratoire, ou la possible densification d’un instrument de tracé en un
instrument de mesure
. Le processus de densification normative

2°) Le tracé et la mesure, possibles clés de l’internormativité en droit


La norme technique, ou la possible contribution d’un instrument non-juridique de
tracé à la mesure juridique
La norme déontologique, ou la possible transformation d’un instrument non-juridique
de tracé en un instrument juridique de mesure

C. La spécificité du tracé et de la mesure en droit

1°) La difficulté de dégager une spécificité du tracé juridique


. L’objet du tracé indiqué par la norme juridique
. La qualité du tracé indiqué par la norme juridique

2°) L’incontestable spécificité de la mesure juridique


Typologie des mesures
. Une mesure exclusivement juridique : la mesure de légalité
. Une mesure moins spécifiquement juridique : la mesure de normalité
Notion de mesure
. La mesure désigne à la fois l’opération de vérification et son résultat.
. La mesure ne se confond pas avec la sanction qui en est une conséquence
possible

3°) Les “indicateurs de juridicité” de la norme

Conclusion
Concept de normativité
Valeur normative
Conception du droit., “pluralisme normatif”

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