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Lautman entre Leibniz et Deleuze

Le système de Leibniz est condensé dans deux métaphores majeures.


La première est celle du jeu de pavage :

§ 5 parmi les infinies combinaisons de possibles et séries possibles, celle qui existe st
celle par laquelle la plus grande quantité d’essence ou de possibilité est amenée à
l’existence. Il y a toujours dans les choses un principe de détermination qui doit se
tirer d’un maximum et d’un minimum, de manière, pour ainsi dire, que le plus grand
effet soit fourni par la moindre dépense. Et à cet égard le temps, le lieu, en un mot la
réceptivité ou capacité du monde, peut être regardée comme une dépense ; comme un
terrain des plus commodes pour construire ; mais les variétés des formes
correspondent à la commodité de l’édifice, au nombre et à l’élégance des chambres. Et
il en est à cet égard comme dans certains jeux où l’on a à remplir, selon des lois
déterminées, toutes les places dans les tableaux ; si l’on n’use as d’une certain
habileté, on est exclu finalement d’espaces inégaux (aux pièces) et l’on est forcé de
laisser plus de places vides qu’on ne pouvait et voulait le faire.

La seconde est celle du miroir monadique :

§ 56 cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de


chacune à toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui
expriment toutes les autres, et qu’elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de
l’univers.

Le modèle du jeu de pavage explique la manière dont, dans la pyramide des mondes
possibles sur laquelle se termine la Théodicée, le monde réel est sélectionné : c’est le modèle
du panlogisme. Le modèle du miroir expose la façon dont toutes les monades
s’entr’expriment : c’est le modèle du panpsychisme.
Mathématiquement parlant, les deux thèses paraissent disjointes 1. Mais il en va
différemment des deux thèses doctorales de Lautman 2. Chacune se termine par une figure
géométrique. Or, comme nous l’avons montré ailleurs 3, ces deux figures sont réunies par un
mécanisme de bouton-pression : l’une est le demi-plan de Poincaré du plan complexe de
Cauchy-Argand, avec le cercle-unité d’Argand vide au milieu ; l’autre est une tesselation du
cercle-unité que Lautman a empruntée4 à la Funktionentheorie de Hurwitz (1859-1919) et
Courant (1888-1972). Cette tesselation circulaire de triangles curvilignes mis en abyme
comme dans les compositions dont Escher tirera de multiples illustrations est donc faite pour
s’inscrire dans le cercle laissé vide par la figure. On obtient alors un paradigme de la

1
Bien que le concept d’expression, au sens que Leibniz donne à ce terme, leur donne un dénominateur
commun : « Une chose exprime une autre (dans mon langage) lorsqu’il y a un rapport constant entre ce qui
peut se dire de l’une et de l’autre. C’est ainsi qu’une projection de perspective exprime son géométrale.
L’expression est commune à toutes les formes, et c’est un genre dont la perception naturelle, le sentiment
animal et la connaissance intellectuelle sont les espèces. » (Lettre à Arnauld du 8 octobre 1687).
2
Rééditées dans Lautman, Les Mathématiques, les Idées et le Réel physique, Vrin, 2006.
3
Cf. notre recension de la réédition des œuvres de Lautman (History and Philosophy of Logic, vol. 29, issue 2
may 2008, pp. 199-205).
4
Avec une erreur sur le numéro de la figure qui est la figure 119 (et non 104).
« représentation conforme » dont parle déjà Riemann5 en 1851 et qu’illustre ici la
représentation du demi-plan de Poincaré dans le cercle d’Argand6.
Par une cruelle ironie du sort, dans Les Grands Courants de la Pensée Mathématique dont
François Le Lionnais avait recomposé le sommaire dans le camp de Dora et qui ne parut
qu’en 1948 on trouve à la fois l’article sur symétrie et dissymétrie de Lautman, fusillé en
1944, et aussi un article de Georges Valiron intitulé « Formation et évolution de la notion de
fonction analytique d’une variable » qui raconte en particulier le développement de la théorie
des fonctions de variables complexes sur lequel faisait fonds Lautman en unissant ses deux
thèses doctorales. Y sont réunis « le théorème de la représentation conforme » de Riemann (p.
168) et le pavage correspondant du demi-plan ou du cercle (p. 169) ainsi qu’une référence à
un résultat de Hurwitz datant de 1881.
Les deux thèses de Lautman, cependant, s’en tiennent le plus souvent au registre
mathématique. Cependant l’article de 1932 « La finalité en mathématiques et en physique »
du mathématicien Maurice Janet, petit-fils du philosophe Paul Janet7 qui publia Les causes
finales en 1874, conduit aussi Lautman sur le registre métaphysique de l’optimisme
leibnizien8.
Chez Deleuze lecteur de Lautman, ce registre métaphysique est entièrement assumé, avec
l’héritage qui s’y trouve. D’abord l’expression monadologique est repensée dans les termes
mathématiques reçus de Lautman :

Leibniz a raison de dire que la monade individuelle exprime un monde suivant le


rapport des autres corps au sien et exprime ce rapport lui-même suivant le rapport des
parties de son corps entre elles. Un individu est donc toujours dans un monde comme
cercle de convergence9 

C’est ainsi que « toutes les monades individuelles expriment la totalité de leur monde – bien
qu’elles n’en expriment clairement qu’une partie sélectionnée 10 » de même que, dans la
tesselation du cercle d’Argand, les triangles curvilignes vont s’évanouissant vers la périphérie
où la représentation conforme est celle des lointains sur le plan complexe de Cauchy-Argand.
Puis c’est le « jeu solitaire et divin11 » de L’origine radicale qui est requalifié pour présider
au pavage de ce que représente le plan complexe dans sa totalité, quand Deleuze le place
comme processus de sélection du monde réel à la pointe de la pyramide des mondes
possibles12 dans la Théodicée.
Alors, dans la Funktionentheorie de Hurwitz et Courant il faut remonter de la figure 119 aux
figures 55 à 58 et les prendre dans l’ordre inverse. Alors on voit un tore de Riemann (sur
lequel se decide, selon le chemin parcouru, la validité ou invalidité du théorème des résidus de
Cauchy) subir une coupure, puis se transformer topologiquement pour donner un cylindre
vertical, après quoi ce cylindre est découpé à son tour longitudinalement de manière à obtenir
un rectangle pour le rôle du pavé qui, multiplié, permettra le pavage du plan de Cauchy-
Argand dans sa totalité. Ainsi l’héritage de Lautman est transmis intégralement à Deleuze et
par là même promu à sa pertinence métaphysique plénière.
5
Œuvres mathématiques, réédition Gabay, p. 45.
6
Les Mathématiques, les Idées et le Réel physique, pp. 218-221. Sur l’équation différentielle dont part Lautman,
v. « Deleuze Challenges Kolmogorov on a Calculus of Problems » par J.C. Dumoncel, in Guillaume Collett,
Masayoshi Kosugi and Chryssa Sdrolia (eds.), Deleuze and Philosophical Practice, Deleuze Studies, 7, n° 2, 2013.
7
Je remercie Laurent Mazliak de m’avoir confirmé ce lien généalogique.
8
Les Mathématiques, les Idées et le Réel physique, p. 211.
9
Logique du Sens, Minuit, 1969, p. 133.
10
Logique du Sens, p. 136.
11
Différence et Répétition, PUF, 1968, p. 362.
12
Le Pli. Leibniz et le baroque, Minuit, 1988, pp. 82-83.

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