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LE STUDIO – PHILHARMONIE

Harmonies poétiques
Vanessa Wagner

dimanche 21 octobre 2018 – 15h


Vous avez la possibilité de consulter les programmes de salle en ligne,
5 jours avant chaque concert, à l’adresse suivante :
www.philharmoniedeparis.fr
WEEK-END SPIRIT

Né en 1935 dans une Estonie qui n’est alors qu’une «  république  » sous
domination soviétique, Arvo Pärt bénéficie de la liberté toute relative
que laisse le post-stalinisme aux compositeurs depuis 1957. Cherchant à
exprimer son malaise et son déchirement entre tradition tonale et écriture
moderniste, le jeune homme se tourne vers le dodécaphonisme, dans le
sillage des Occidentaux. Cette orientation ne lui vaut pas que des amis :
en 1968, son Credo est censuré par le régime, autant pour son atonalisme
dont l’inspiration est qualifiée de bourgeoise et décadente que pour son
sujet religieux. S’ensuit une longue crise existentielle, au cours de laquelle le
musicien s’impose des ascèses religieuses de silence contemplatif.

Dans les années 1970, la musique ancienne, qui renaît alors de ses cendres,
est pour Pärt comme une révélation. Les constructions modales de la
Renaissance ainsi que les timbres et articulations que l’on tente de recréer
inspirent dès lors son traitement de l’harmonie et des carrures. Embrassant
la foi orthodoxe, il développe une esthétique toute personnelle faite de
collages musicaux, de formes baroques revisitées (les canons dans Cantus
in memoriam Benjamin Britten en 1977-1980), de répétitions lancinantes de
motifs (Fratres en 1977), de citations déformées de maîtres, de structures
et variations mathématiques. Autant de voies dans sa quête d’une pureté
austère du timbre et de l’harmonie, qui participent à l’élaboration du
fameux style tintinnabuli, sa signature musicale (Für Alina, en 1976, est sa
première œuvre écrite dans ce style). Dans une démarche quasi spectrale, il
cherche à reproduire, au moyen d’une triade déclamée à l’envi, les couleurs
harmoniques ouvertes et «  tintinnabulantes  » des cloches d’église. Ce
qui n’empêche pas parfois un emploi puissant et percutant de l’orchestre
symphonique (Te Deum en 1984).

Depuis 1991, Pärt se concentre presque exclusivement sur des œuvres


d’inspiration religieuse, comme des motets (Salve Regina en 2002) ou des mises
en musique de textes de saints orthodoxes (saint Silouane du monastère du
mont Athos pour Adam’s Lament en 2009). Réunissant tradition et avant-
gardisme dans un geste post-moderne hypnotisant, il est aujourd’hui le fer
de lance de tout un pan de la création musicale tournée vers la spiritualité
et l’exaltation de la foi.
WEEK-END SPIRIT

Samedi 20 octobre
15H00 CONCERT SYMPHONIQUE 20H30 CONCERT VOCAL

À LA MÉMOIRE D’UN ANGE ARVO PÄRT


ORCHESTRE PASDELOUP TALLINN CHAMBER ORCHESTRA
WOLFGANG DOERNER, DIRECTION ESTONIAN PHILHARMONIC CHAMBER CHOIR
ALEXANDRA CONUNOVA, VIOLON TÕNU KALJUSTE, DIRECTION
HARRY TRAKSMANN, VIOLON
Alban Berg
Concerto pour violon « À la mémoire d’un ange » Arvo Pärt
Anton Bruckner Fratres
Symphonie n° 7 Cantus in Memory of Benjamin Britten
Adam’s Lament
Salve Regina
16H30 MUSIQUE DE CHAMBRE Te Deum
DU SPIRITUEL DANS L’ART
SOLISTES DE L’ORCHESTRE NATIONAL
D’ÎLE-DE-FRANCE
DOMITILLE GILON, VIOLON
VIRGINIE DUPONT-DEMAILLY, VIOLON
RENAUD STAHL, ALTO
DAVID VAINSOT, ALTO
NATACHA COLMEZ-COLLARD, VIOLONCELLE
RAPHAËL UNGER , VIOLONCELLE
György Ligeti
Quatuor à cordes n°1 « Métamorphoses
nocturnes »
Arnold Schönberg
Sextuor à cordes « La Nuit transfigurée »
Dimanche 21 octobre
AC T IVIT É S C E WEEK-END
EN LIEN AVEC SPIRIT
15H00 RÉCITAL PIANO
SAMEDI
HARMONIES POÉTIQUES
Le Lab à 11h
VANESSA WAGNER, PIANO CHANTEZ ET TINTINNABULEZ
Franz Liszt AVEC ARVO PÄRT
Invocation
Bénédiction de Dieu dans la solitude DIMANCHE
Café musique à 11h
Arvo Pärt ARVO PÄRT
Trivium
Franz Liszt Un dimanche en chœur à 14h
Andante lagrimoso ARVO PÄRT
Funérailles
Arvo Pärt E T AUS SI
Für Alina
Enfants et familles
Concerts, ateliers,
16H30 CONCERT SYMPHONIQUE activités au Musée…
LE CHANT DU CYGNE Adultes
Ateliers, visites du Musée…
LUZERNER SINFONIEORCHESTER
JAMES GAFFIGAN, DIRECTION
MARTHA ARGERICH, PIANO
Arvo Pärt
La Sindone
Swansong
Franz Schubert
Symphonie n° 8 « Inachevée »
Franz Liszt
Mazeppa
Concerto pour piano n° 1

Récréation musicale à 16h pour


les enfants dont les parents assistent
au concert de 16h30.
PROGRAMME

Franz Liszt
Harmonies poétiques et religieuses
1. Invocation
3. Bénédiction de Dieu dans la solitude

Arvo Pärt
Trivium

Franz Liszt
Harmonies poétiques et religieuses 
9. Andante lagrimoso
7. Funérailles

Arvo Pärt
Für Alina

Vanessa Wagner, piano

FIN DU CONCERT VERS 16H05.


Silence et révérence chez Arvo Pärt

Votre musique est souvent qualifiée d’« intemporelle ». Dans quel


sens ? Votre musique a aussi quelque chose d’ancien tout en étant
contemporaine. Quel est votre rapport au temps ?
Le temps que nous percevons est comme celui de notre propre vie. Il est
temporaire. Ce qui est intemporel est le « temps » de la vie éternelle.
Celui-là est éternel. C’est le temps (la vie) de Dieu. Ce sont des mots très
forts et donc, comme le soleil, on ne peut pas vraiment les regarder en
face. Mais j’ai l’intuition que l’âme humaine est en étroite connexion avec
ces deux éléments que sont le temps et l’éternité. Comment vivre dans
le temps tout en restant connecté à l’éternité ? C’est notre défi à chacun.

Le silence semble très important pour vous. Que nous apporte-t-il ?


Pour un compositeur, le silence est comme la toile blanche pour le
peintre ou la page blanche pour le poète. Tabula rasa. D’un côté, le
silence est comme un sol fertile qui, tel quel, attend notre acte créateur,
notre semence. Mais d’un autre côté, le silence doit être approché avec
révérence. Et quand on parle de silence, il ne faut pas oublier qu’il a deux
ailes, en quelque sorte – il peut être à la fois hors de nous et en nous.
Le silence de notre âme, que les distractions de l’extérieur n’atteignent
même pas, est plus essentiel mais bien plus difficile à atteindre.

Comment votre manière de composer a-t-elle changé avec l’âge ?


Ma santé étant plus ou moins bonne, peut-être n’y a-t-il pas eu de
changement du tout.

Il semble que votre musique atteigne profondément et spirituellement


un large public. Qu’y a-t-il dans la musique qui ait un tel effet ?
En fait je n’ai pas de réponse ! Ce n’est pas ce que je recherche quand
je compose. Je m’occupe de mes propres problèmes ; j’écris pour moi-
même. Et tout ce qui arrive ensuite suit sa propre dynamique.

La musique vous a-t-elle rapproché de Dieu ?


Bien sûr, sans aucun doute ! Pour moi, il y a tellement de puissance et de
beauté divines présentes en substance dans la musique qu’il suffit que
celui qui a des oreilles entende…

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On vous a qualifié de « mystique ». Est-ce que cela veut dire quelque
chose pour vous ?
C’est bien la dernière chose que je voudrais être. Naturellement, ce
concept a sa place et son sens dans le christianisme. La tradition du
christianisme d’Orient nous apprend à garder une certaine sobriété.
À ce propos, je voudrais préciser qu’il y a une grande différence entre
mysticisme et mystification. La mystification est souvent faite d’exal-
tation et d’utopie. C’est pourquoi il faut manipuler ces sujets avec une
extrême précaution.

Comment votre foi orthodoxe – et la sonorité très particulière de la


musique liturgique orthodoxe, ainsi que l’importance que l’Église
orthodoxe donne aux sens – a-t-elle joué un rôle dans votre propre
esthétique de compositeur ?
Comme vous le mentionnez dans votre question, la vie liturgique de
l’Église orthodoxe est en effet très riche et elle s’adresse à tous les sens,
mais mon éducation musicale s’est surtout faite sur la base de la musique
catholique romaine. La foi orthodoxe est venue plus tard, et non pas tant
à travers la musique de cette Église que par les enseignements et les
paroles des Pères du désert des débuts du christianisme et des saints
byzantins. Et c’est un héritage spirituel qui m’a énormément influencé.

Vous sentez-vous ‒ en particulier quand vous composez de la musique


sacrée ‒ en lien direct avec les musiciens du passé, voire même avec
les moines du Moyen Âge en train de recopier du plain-chant ?
Je ne vois pas de lien direct avec les traditions musicales du passé. Sauf
pour les années d’apprentissage avant la naissance du style tintinnabuli.
Quand je compose, mon point de départ est le texte. Chaque mot du
texte. Et cela détermine tout ce qui suit dans mon manuscrit.

L’art a-t-il un poids face à l’oppression, ou en temps de paix ? L’artiste


a-t-il une responsabilité sociale ?
La responsabilité sociale d’une personne réside dans sa responsabilité
devant Dieu et devant son âme. Si ces deux aspects étaient en ordre,
la responsabilité devant la société fonctionnerait naturellement. Mais
si l’on part du point de vue social, on ne peut jamais savoir ce que nos
bonnes intentions donneront. Je crois que la plupart des gens ne sont

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pas des pécheurs. Mais le monde est rempli de péché, qu’on le veuille
ou non. S’il n’y a pas de dimension divine à l’activité sociale et si tout
reste sur le simple plan humain, alors il faut accepter le monde tel qu’il
est aujourd’hui.

Entretien réalisé le 2 juin 2014 par Thomas Huizenga pour NPR Classical

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LES ŒUVRES

Franz Liszt (1811-1886)


Harmonies poétiques et religieuses, S. 173

1. Invocation
3. Bénédiction de Dieu dans la solitude
7. Funérailles
9. Andante lagrimoso

Composition : 1834, puis 1845-1852.


Effectif : piano.
Éditeur : 1853, Kistner.
Durée : environ 42 minutes.

Harmonies poétiques et religieuses : l’on croirait que Lamartine a choisi


ce titre en pensant à Liszt, tant on trouve en ces termes les échos des
préoccupations du compositeur. Il n’en est rien, bien sûr. Le recueil de
Lamartine est publié en 1830 alors que Liszt n’a pas vingt ans. Hymnes
d’amour divin, parfois ombrés d’une douleur amère, ces quarante-huit
poèmes se veulent, de l’aveu de leur créateur, « psaumes modernes ». Tout,
depuis la nature et les animaux jusqu’à la voix du poète, cette immatérielle
« seconde voix // Plus pure que la voix qui parle à nos oreilles, // Plus forte
que les vents, les ondes et les bois », s’y rejoint pour chanter le créateur.

Pour Liszt, il y a donc là de quoi contenter à la fois son amour pour la litté-
rature et ses élans mystiques, deux tendances dont témoignent nombre
de ses œuvres. Avec ces Harmonies, où il se trouve au plus haut de son
inspiration, Lamartine rejoint ainsi le grand ballet des Dante (Dante-
Symphonie et Fantasia quasi sonata après une lecture du Dante), Goethe
(Faust-Symphonie), Herder (Prométhée), Schiller (Les Idéaux), Shakespeare
(Hamlet), Hugo (Mazeppa, Ce qu’on entend sur la montagne), Senancour
(Vallée d’Obermann)… auxquels Liszt ne cesse de revenir. Bien peu de
compositeurs auront donné une œuvre aussi saturée de références litté-
raires ; ainsi un Schumann, que tout son cœur portait vers les belles-lettres,
essaiera au fil des ans de se libérer de l’emprise des mots. Liszt déclara

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un jour qu’il ne pourrait vivre sans Dante ou Goethe – une affirmation de
poids pour un homme qui ne dit jamais de même à propos de la musique…

Quant à la religion (ou la religiosité, diraient certains), elle est partout chez
lui, et ce, dès les années de voyage où le virtuose sillonne inlassablement
l’Europe, fêté par une nuée d’admirateurs et d’admiratrices. « Moitié tzigane,
moitié franciscain », comme le compositeur se définissait lui-même dans
une lettre à la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein en 1856 : de cet
itinéraire double, le grand public privilégie volontiers le pan rhapsodique
et virtuose. C’est oublier que dès l’adolescence, le jeune homme mani-
festa des aspirations spirituelles profondes que la fréquentation à partir
des années 1830 de l’abbé Lamennais, fondateur du catholicisme social,
ne fit que renforcer. L’entrée de Liszt dans les ordres mineurs en 1865 et
la floraison, à compter de la fin des années 1850, d’œuvres spirituelles
telles que La Légende de sainte Élisabeth de Hongrie, Christus ou Via
crucis ne témoignent en rien d’un sentiment nouveau ; elles symbolisent
au contraire la persistance d’une croyance profonde que les années qui
passent tendent simplement vers un plus grand dépouillement. La « période
Weimar » (1848-1861) avait déjà vu la foi de Liszt se ragaillardir auprès de
la profondément pieuse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, son « amazone
mystique » (comme il l’appelait), qui finit sa vie en recluse à Rome.

Comme tant d’œuvres de Liszt, les Harmonies poétiques et religieuses


connurent une première version bien antérieure à l’achèvement et à la
parution, en 1853, de l’ouvrage que l’on connaît. Ce titre coiffa en effet,
dès 1834 une pièce pour piano composée à Paris et publiée l’année sui-
vante dans la capitale française comme à Leipzig. Retravaillée et rebap-
tisée Pensée des morts, celle-ci fut intégrée au volume final en tant que
quatrième numéro. Neuf pièces la complètent finalement ; deux autres
(« Hymne de la nuit » et « Hymne du matin ») furent écartées de la gravure
au dernier moment, certaines disparurent entre la première (vers 1847)
et la seconde version du recueil, tandis que plusieurs apparaissaient au
contraire (« Ave Maria », « Funérailles », « Cantique d’amour »).

Transcripteur infatigable, porté à dissimuler les mots dans un véhicule ins-


trumental (innombrables lieder, airs d’opéra…), Liszt combine ce goût de la
« translittération » à sa tendance au remaniement dans trois numéros des

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Harmonies. Aussi bien l’« Ave Maria » que le « Pater Noster » et l’« Hymne
de l’enfant à son réveil » sont en effet écrits à l’origine pour voix.

Revenons au début du recueil avec l’« Invocation » : « Élevez-vous, voix de


mon âme // Avec l’aurore, avec la nuit ! // […] Élevez-vous dans le silence //
À l’heure où dans l’ombre du soir / La lampe des nuits se balance // Quand
le prêtre éteint l’encensoir ! // Élevez-vous aux bords des ondes // Dans les
solitudes profondes, // Où Dieu se révèle à la foi ! » Le ton lisztien est à
l’avenant : texture dense d’accords sur laquelle s’élance la mélodie, rythme
marcato, mouvements contraires pleins d’ampleur, accords grandioso en
guise de deuxième thème, petite cadence en contretemps accelerando,
mi majeur hymnique cher au compositeur. Au centre, un creux, pianissimo
et sotto voce (à mi-voix), aux sonorités étranges.

« Existe-t-il une autre pièce pour piano d’une douceur sonore aussi
grisante ? », s’interroge Alfred Brendel à propos de la « Bénédiction de
Dieu dans la solitude », où Liszt rejoint un Scriabine ou un Messiaen (Vingt
Regards sur l’enfant Jésus) dans la ferveur spirituelle. Il est vrai que tout
y est enchanteur : détente de la mélodie, finesse de l’accompagnement
(lent trille des doigts extérieurs de la main droite et arpège aux doigts
intérieurs pour le début, accords arpégés, échos thématiques aigus et
guirlandes de la suite), modulations savoureuses. Une partie centrale plus
sobre évite l’indigestion. Quelques crêtes fortississimo surnagent sur cette
eau calme tour à tour notée cantando (chantant), armonioso (harmonieux),
dolce legatissimo (très lié et doux), perdendosi (en se perdant, c’est-à-dire
en diminuant le son jusqu’à la disparition)…

Les « Funérailles » sont ô combien moins charmantes mais peut-être plus


extraordinaires encore. Sous-titrées « octobre 1849 », celles-ci ne sont pas
tant un hommage à Chopin, qui vient de mourir (quoiqu’elles fassent allusion
à la Polonaise héroïque), qu’une oraison funèbre en l’honneur des patriotes
exécutés lors de l’échec de la révolution hongroise. Austère, violent, son
cortège s’ébranle sur un glas dissonant dans les basses du piano, bientôt
surmonté d’accords serrés. Un lent crescendo en épaississement du trait
(trémolos, accords agrandis, sauts d’octave, rythmes accélérés) mène au
silence. Puis c’est le thème à proprement parler, avec ses chutes de trois
en trois, en une plainte exhalée par la main gauche. Après un intermède

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« lagrimoso » (sic) un peu sucré en la bémol majeur qui prend des allures
chopiniennes, l’on retrouve les éléments thématiques du début – ainsi que
l’ambiance de la première partie, en plus violent encore (martèlements
graves de triolets, accords claqués en contretemps).

En avant-dernière place de ces Harmonies poétiques et religieuses un


« Andante lagrimoso » (précédé du poème de Lamartine « Une larme, ou
consolation ») délicat, d’une émotion sans débordement. Les techniques
d’écriture habituelles de Liszt répétition/variation, inversions diverses,
éclairages variés) y sont toutes ou presque, mais sans rien de mécanique.
« Cantique d’amour » (amour profane plus qu’amour sacré peut-être ?) clôt
en général le cycle. Comme les « Funérailles », Liszt ne fait pas référence à
Lamartine, mais prolonge l’esprit du numéro précédent. Au début calme
et tranquille, il étoffe ses textures au fur et à mesure de ses vagues pour
répondre par-delà le recueil à l’« Invocation » inaugurale.

Angèle Leroy

Arvo Pärt (né en 1935)


Trivium

Composition : 1976.
Création : 1976 à Tallinn (Estonie).
Effectif original : orgue.
Durée : environ 6 minutes.

Les trois parties de Trivium (« carrefour de trois chemins ») reposent sur une
ligne mélodique préexistante – comparable à ce qu’on appelle un cantus
firmus en musique ancienne – qui fait l’objet d’une réalisation polyphonique
différente dans chaque partie. Pärt l’a esquissée dans le style du chant
grégorien, sans rythme, et ce n’est qu’en composant la réalisation polypho-
nique qu’il l’a soumise à un modèle rythmique rigoureux de construction
symétrique, qui est répété autant de fois que nécessaire jusqu’à la fin de la
mélodie. Tandis que dans les première et troisième parties, moins chargées
polyphoniquement, la mélodie est aisément audible dans le médium, dans
la partie centrale elle se fond dans la masse sonore.

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Composé en 1976, Trivium compte parmi les toutes premières pièces en
style tintinnabuli dans lesquelles Pärt a testé les possibilités de cette nouvelle
technique de composition qu’il avait inventée. Le côté hiératique, archaïque
du morceau provient en premier lieu des diverses caractéristiques emprun-
tées à la musique ancienne.

Leopold Brauneiss (traduction : Daniel Fesquet)

Arvo Pärt
Für Alina [Pour Aline]

Composition : 1976.
Dédicace : à Alina, la fille d’un ami
Création : 1976 à Tallinn, en Estonie.
Effectif : piano.
Durée : environ 2 minutes.

Paisible, avec un sentiment élevé, en écoutant au fond de soi-même.


Cette indication en tête de Für Alina d’Arvo Pärt, censée aider l’inter-
prète à trouver le caractère inédit de cette brève pièce pour piano de
1976, résume parfaitement l’objectif esthétique du style tintinnabuli du
compositeur dont cette partition est le premier exemple. Une mélodie
se déploie lentement, plane librement, non soumise à une pulsation
temporelle, tel un choral grégorien, dans la réverbération d’une double
note grave tenue par la pédale, et vient se poser régulièrement sur une
note longue. Ces repos, sorte d’espaces libres dans le déroulement du
morceau, permettent d’écouter les sons et en même temps d’« écouter
au fond de soi-même ». Ainsi la musique ne s’élève-t-elle pas au-dessus
du bruit quotidien – ni au-dessus d’autres œuvres musicales, notamment
de partitions antérieures de Pärt – par un geste solennel d’apparat, mais
par une limitation volontaire pleine d’humilité. Cette idée d’élévation a
également une connotation religieuse et renvoie à l’injonction pasto-
rale Sursum corda – « Élevons nos cœurs » (vers Dieu) – dans la liturgie
catholique.

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Für Alina est la première œuvre de Pärt dans laquelle est juxtaposée à
une mélodie une deuxième voix qui lui est liée, la sous-tend et la suit en
égrenant un accord parfait. Le compositeur a indiqué à ce propos que
le côté remarquable de cette pièce ne réside pas dans les deux voix
indépendantes, pour ainsi dire neutres, prises séparément, mais dans
la forme particulière de leur duo. Pour ajouter une image au langage
riche en images du compositeur : c’est seulement l’effet conjugué de
la mélodie et de la voix sur l’accord à trois sons qui donne à la musique
une légèreté aérienne, de même qu’un oiseau a besoin de deux ailes
pour voler. Enfin : ce duo redonne corps, de manière différente, à cette
antique idée de l’harmonie, laquelle se réalise – en musique et d’une façon
générale – lorsque des éléments divers s’équilibrent et s’épanouissent
dans une entité plus élevée.

Leopold Brauneiss (traduction : Daniel Fesquet)

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LES COMPOSITEURS

Franz Liszt mariée, Marie d’Agoult, le pousse à fuir


Franz Liszt est né en Hongrie en 1811. la France pour la Suisse, puis Rome :
Son père, Adam Liszt, musicien amateur de ces voyages sont nés les deux pre-
talentueux, lui donne ses premières miers volumes des Années de pèle-
leçons. Liszt se révèle particulièrement rinage. En 1839, il revient en Hongrie
précoce et, en quelques mois, maîtrise dont la musique populaire l’inspirera
un large répertoire et démontre ses pour ses Rhapsodies hongroises (1851-
qualités d’improvisateur. À 9 ans, il se 1853). De 1839 à 1847, il donne envi-
produit sur scène pour la première fois ron un millier de concerts dans toute
et attire l’attention de plusieurs nobles, l’Europe. Liszt est novateur : il aborde
dont le prince Esterházy, qui prennent tout le répertoire pour clavier, joue de
financièrement en charge son éduca- mémoire et utilise le mot « récital »
tion musicale. Parti pour Vienne, il suit pour désigner ses concerts. Les années
l’enseignement de Czerny et Salieri. 1840-1850 marquent un tournant
Ses concerts y font sensation. En 1823, dans son approche de la technique
il quitte Vienne pour Paris. Refusé au de piano : mains alternées, glissando
Conservatoire, il prend des cours avec (Totentanz), notes répétées… En 1842,
Antoine Reicha et Ferdinando Paër. Il il est nommé Kapellmeister à Weimar.
rencontre le facteur Sébastien Érard qui Commence alors une période riche :
lui offre un piano de sept octaves muni il crée la forme moderne du poème
du nouveau système à double échap- symphonique, dont Les Préludes est le
pement. Ses premières compositions plus célèbre exemple ; dans la Sonate
comprennent un opéra, Don Sancho en si mineur (1863), en un seul mouve-
(1825), et son Étude en douze exercices ment, il développe deux formes sonate
(1826), base des futures Études d’exé- simultanément ; la Faust-Symphonie
cution transcendante. Il fréquente les (1854), quant à elle, révèle ses qualités
salons parisiens et fait connaissance d’orchestrateur. En décembre 1859,
avec Chopin et Berlioz, dont il transcrit il quitte Weimar pour Rome. Sa vie
la Symphonie fantastique pour piano. personnelle mouvementée le pousse
Il entend également Paganini qui lui à se retirer pour deux ans dans un
fait forte impression et qui inspirera monastère : il reçoit les ordres mineurs
les six Études d’exécution transcen- en 1865. À cette période, il compose
dante d’après Paganini (1838-1840). Le notamment l’Évocation à la Chapelle
scandale de sa liaison avec une femme Sixtine et deux oratorios : Die Legende

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von der heiligen Elizabeth et Christus. récentes mais aussi des partitions pré-
À partir de 1869, il partage son temps existantes, ainsi Für Alina utilisé par Gus
entre Rome, Weimar et Budapest. van Sant dans Gerry – 2003 – ou Fratres
Dans ses dernières compositions, plus pour There Will Be Blood – 2007). Ces
sombres, il poursuit ses recherches musiques de film notamment, quand
harmoniques en inventant de nou- il quitte le Conservatoire en 1963, ont
veaux accords (étagements de quartes déjà fait de lui un « compositeur profes-
dans la Mephisto-Walzer no 3, 1883). Il sionnel » depuis longtemps. Il était d’ail-
aborde la tonalité avec liberté, jusqu’à leurs salué, dès l’année précédente, aux
l’abandonner (Nuages gris, 1881), et côtés de seulement cinq autres compo-
prévoit sa dissolution (Bagatelle sans siteurs, lors du Festival moscovite de
tonalité, 1885). Après un dernier voyage surveillance des œuvres créatives des
en Angleterre, il revient à Weimar très jeunes compositeurs de l’Union pour sa
affaibli et meurt pendant le festival cantate pour enfants Meie Aed (« Notre
de Bayreuth. jardin ») et son oratorio Maailma samm,
bien que son Nekrolog, par ailleurs,
Arvo Pärt ait déplu par son emploi des douze
Arvo Pärt naît le 11 septembre 1935 sons – c’est la première œuvre sérielle
à Paide en Estonie, petite ville près estonienne. À partir de 1957, la main-
de la capitale, Tallinn. En 1944, l’URSS mise esthétique du pouvoir n’est plus
occupe le pays. Elle y maintiendra son si pesante : le deuxième Congrès des
emprise plus d’un demi-siècle. Les com- compositeurs de l’Union, à Moscou,
positeurs estoniens devront donc suivre a vu le rejet du conformisme de la
les mêmes injonctions esthétiques décennie précédente. Des programmes
autoritaires que les Russes. Pärt entre d’échange avec l’Ouest sont alors ima-
au Conservatoire de Tallinn en 1954 où, ginés et, à partir de 1958, Schönberg
à côté des cours de compositions de n’est plus absolument proscrit – même
Heino Eller, on lui enseigne jusqu’aux si l’année suivante, Chostakovitch met
« sciences de l’athéisme ». Il apprend en garde les jeunes compositeurs polo-
seul la technique des douze sons, mal nais contre les « séductions du moder-
vue par le pouvoir soviétique (pour son nisme expérimental ». Durant les années
« formalisme bourgeois »), dans un livre soixante, Pärt peut ainsi tenter quelques
d’exercice d’Eimert et Krenek. Il travaille nouvelles expériences sérielles (et être
comme ingénieur du son à la radio, écrit joué), dans ses deux premières sympho-
ses premières musiques de film et ne nies notamment. Il se détourne bientôt
cessera d’ailleurs jamais d’en composer lui-même du rigorisme des douze sons
(en témoignent des bandes originales et tente ensuite des collages. Si son

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Credo fait scandale en 1968, c’est moins et, profitant d’une bourse d’échange
pour son atonalisme partiel que pour allemande, s’installe définitivement à
sa profession de foi évidente. Suit une Berlin en 1981. Les années suivantes
sévère période de doute, aggravée de verront le développement du nouveau
problèmes de santé : une crise exis- style. Les années 1980, tout d’abord,
tentielle et créative majeure. Le musi- privilégient les œuvres religieuses
cien s’impose lui-même des ascèses vocales. Pärt s’aventure hors du seul
religieuses de silence contemplatif. Il latin et met en musique des liturgies
se plonge dans l’étude des musiques en allemand, anglais, russe. Sa célébrité
françaises et franco-flamandes des xive, s’assoie particulièrement dans le monde
xve et xvie siècles. Il rejoint l’Église ortho- anglo-saxon. À 61 ans, il est élu à l’Ame-
doxe russe. Sa santé s’améliore et l’an- rican Academy of Arts and Letters.
née 1976 voit une renaissance nette : le En mai 2003, il reçoit le Contemporary
nouveau style postmoderne, en rupture Music Award durant la cérémonie des
complète, est inventé (la même année Classical Brit Awards au Royal Albert
que la création d’Einstein on the Beach Hall à Londres. Le 11 septembre 2010,
de Philip Glass et des premières œuvres à l’occasion de son soixante-quinzième
postmodernes de Krzysztof Penderecki anniversaire, le Festival Arvo Pärt a
et Henryk Górecki). Le musicien appelle lieu dans diverses villes estoniennes,
ce style tintinnabuli (« petites cloches » renvoyant enfin la gloire planétaire à
en latin). Cette année et la suivante, son pays d’origine.
singulièrement fécondes, engendrent Source : brahms.ircam.fr
ses œuvres restées les plus célèbres : © Ircam - Centre Pompidou
après le fondateur Für Alina viennent
notamment les fameux Cantus in
memoriam Benjamin Britten, Fratres,
Sarah Was Ninety Years Old ou Tabula
rasa. Le nouveau style est d’abord
autant rejeté par les avant-gardes de
l’Ouest pour sa tonalité naïve, que par
le pouvoir soviétique pour son mysti-
cisme sous-jacent. En 1980, grâce à un
programme d’ouverture qui délivre des
visas aux juifs d’URSS (pour éventuelle-
ment rejoindre Israël), l’épouse d’Arvo
étant juive, le couple prend le train pour
Vienne. Le ménage devient autrichien

19
L’INTERPRÈTE

Vanessa Wagner Volta, son album Mozart, Clementi lui


Vanessa Wagner est une pianiste singu- permet de réunir à l’enregistrement
lière, curieuse de nouvelles expériences autant que sur scène l’art du piano-
et de répertoires toujours renouvelés : forte et celui du piano moderne. Cet
elle aborde avec un même bonheur album a d’ailleurs reçu les honneurs de
le piano-forte ou la musique de notre toute la presse musicale, de Télérama
temps – celle de Pascal Dusapin et au Monde, comme l’ensemble de sa
François Meimoun notamment, qui large discographie qui aborde des com-
lui ont dédié plusieurs pièces. Elle est positeurs aussi différents que Rameau,
réputée pour ses couleurs musicales, Haydn, Schumann, Schubert, Brahms,
l’intensité de son jeu et la richesse de Rachmaninov, Scriabine, Debussy,
son toucher. Ses interprétations sen- Berio ou Dusapin. En cette rentrée,
sibles et réfléchies sont le miroir d’une elle vient de sortir un nouvel opus avec
personnalité toujours en éveil, aux choix le label Dolce Volta (accessible via la
artistiques engagés qui font d’elle une plateforme Spotify), qui mêle le Liszt
musicienne et une femme libre. Elle méditatif des Harmonies poétiques et
choisit avec soin chacun de ces projets, religieuses à des œuvres pour piano
les déclinant depuis le disque jusque d’Arvo Pärt. Consacrée « Révélation
sur la scène avec une volonté affi- soliste instrumental » aux Victoires de
chée d’éclectisme et d’exigence artis- la Musique Classique en 1999, Vanessa
tique. Ses dernières années, elle a par Wagner s’est depuis produite à travers
exemple proposé ses Ravel Landscapes le monde, jouant en particulier avec
qui associent les créations visuelles du l’Orchestre national de France ou ceux
vidéaste Quayola à la musique pour de Lille, de Bordeaux-Aquitaine ou
piano de Ravel. Elle a aussi enregis- de Montpellier, les orchestres de la
tré sur le label InFiné l’album Statea Philharmonie de Munich, d’Osaka, de
(ffff Télérama) en collaboration avec le Liège ou de Budapest, l’Orchestre
producteur de musique électronique Royal de Wallonie, le SWR de Baden-
Murcof, mêlant piano et électronique Baden Freiburg ou l’Académie Santa
autour de musiques minimalistes de Cecilia de Rome, sous la direction de
Philip Glass ou John Cage et qui a chefs comme Lionel Bringuier, François-
donné lieu à de nombreux concerts Xavier Roth, Charles Dutoit, Michel
de par le monde. Fruit de sa nouvelle Plasson, Samuel Jean ou Jean-Claude
collaboration avec le label La Dolce Casadesus. Elle est régulièrement

20
l’invitée des plus belles salles de
concerts : Philharmonie de Paris, le
Grand Auditorium de Radio France,
le Théâtre des Bouffes du Nord, le
Théâtre des Champs-Élysées, l’Opéra-
Comique, la Seine Musicale, le Grand
Auditorium de Bordeaux, ceux de Lyon
et de Lille, le Grand Théâtre d’Aix en
Provence, le Corum de Montpellier,
l’Arsenal de Metz, le TAP, le Palais des
Beaux-Arts de Bruxelles, l’Oriental Art
Centre de Shanghai ou le Symphony
Hall d’Osaka. Vanessa Wagner est éga-
lement à l’affiche dans les plus grands
festivals : La Roque-d’Anthéron, Piano
aux Jacobins, le Festival International
d’Aix-en Provence, la Folle Journée
de Nantes, le Festival de Saint-Denis,
le Festival de Royaumont, Musica de
Strasbourg, le Festival de Radio France
Montpellier, le Printemps des Arts de
Monte-Carlo, le Festival International
de Sintra, le Festival de la Ruhr… Elle est
une chambriste recherchée et par-
tage volontiers la scène avec ses amis
Licences E.S. 1-1083294, 1-1041550, 2-1041546, 3-1041547 – Imprimeur : BAF
musiciens, en particulier le violoniste
Augustin Dumay ou sa complice pour le
quatre mains Marie Vermeulin. Vanessa
Wagner est directrice artistique du
Festival de Chambord et Chevalier de
l’Ordre des Arts et Lettres.

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P H I L H A R M O N I E D E PA R I S
SAISON 2018-19

PIANO
À LA PHILHARMONIE
MARTHA ARGERICH NIKOLAÏ LUGANSKY
NICHOLAS ANGELICH RADU LUPU
PIERRE-LAURENT AIMARD BRAD MEHLDAU
DANIEL BARENBOIM MURRAY PERAHIA
KHATIA BUNIATISHVILI MAURIZIO POLLINI
CHICK COREA ANDRÁS SCHIFF
NELSON FREIRE MITSUKO UCHIDA
HÉLÈNE GRIMAUD YUJA WANG
KATIA ET MARIELLE LABÈQUE KRYSTIAN ZIMERMAN

Photo : © Gil Lefauconnier - Licences ES : 1-1041550, 2-041546, 3-1041547.

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P H I L H A R M O N I E D E PA R I S
SAISON 2018-19

FIGURES
DE LA MODERNITÉ
Les compositeurs qui ont façonné
le xxe siècle et leurs successeurs
dialoguent tout au long de la saison.
PIERRE BOULEZ / OLGA NEUWIRTH / ARVO PÄRT
KARLHEINZ STOCKHAUSEN / LUCIA RONCHETTI
PHILIP GLASS / GYÖRGY LIGETI / LUCIANO BERIO
Photo : Pierre Boulez © Harald Hoffmann

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