Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Harmonies poétiques
Vanessa Wagner
Né en 1935 dans une Estonie qui n’est alors qu’une « république » sous
domination soviétique, Arvo Pärt bénéficie de la liberté toute relative
que laisse le post-stalinisme aux compositeurs depuis 1957. Cherchant à
exprimer son malaise et son déchirement entre tradition tonale et écriture
moderniste, le jeune homme se tourne vers le dodécaphonisme, dans le
sillage des Occidentaux. Cette orientation ne lui vaut pas que des amis :
en 1968, son Credo est censuré par le régime, autant pour son atonalisme
dont l’inspiration est qualifiée de bourgeoise et décadente que pour son
sujet religieux. S’ensuit une longue crise existentielle, au cours de laquelle le
musicien s’impose des ascèses religieuses de silence contemplatif.
Dans les années 1970, la musique ancienne, qui renaît alors de ses cendres,
est pour Pärt comme une révélation. Les constructions modales de la
Renaissance ainsi que les timbres et articulations que l’on tente de recréer
inspirent dès lors son traitement de l’harmonie et des carrures. Embrassant
la foi orthodoxe, il développe une esthétique toute personnelle faite de
collages musicaux, de formes baroques revisitées (les canons dans Cantus
in memoriam Benjamin Britten en 1977-1980), de répétitions lancinantes de
motifs (Fratres en 1977), de citations déformées de maîtres, de structures
et variations mathématiques. Autant de voies dans sa quête d’une pureté
austère du timbre et de l’harmonie, qui participent à l’élaboration du
fameux style tintinnabuli, sa signature musicale (Für Alina, en 1976, est sa
première œuvre écrite dans ce style). Dans une démarche quasi spectrale, il
cherche à reproduire, au moyen d’une triade déclamée à l’envi, les couleurs
harmoniques ouvertes et « tintinnabulantes » des cloches d’église. Ce
qui n’empêche pas parfois un emploi puissant et percutant de l’orchestre
symphonique (Te Deum en 1984).
Samedi 20 octobre
15H00 CONCERT SYMPHONIQUE 20H30 CONCERT VOCAL
Franz Liszt
Harmonies poétiques et religieuses
1. Invocation
3. Bénédiction de Dieu dans la solitude
Arvo Pärt
Trivium
Franz Liszt
Harmonies poétiques et religieuses
9. Andante lagrimoso
7. Funérailles
Arvo Pärt
Für Alina
8
On vous a qualifié de « mystique ». Est-ce que cela veut dire quelque
chose pour vous ?
C’est bien la dernière chose que je voudrais être. Naturellement, ce
concept a sa place et son sens dans le christianisme. La tradition du
christianisme d’Orient nous apprend à garder une certaine sobriété.
À ce propos, je voudrais préciser qu’il y a une grande différence entre
mysticisme et mystification. La mystification est souvent faite d’exal-
tation et d’utopie. C’est pourquoi il faut manipuler ces sujets avec une
extrême précaution.
9
pas des pécheurs. Mais le monde est rempli de péché, qu’on le veuille
ou non. S’il n’y a pas de dimension divine à l’activité sociale et si tout
reste sur le simple plan humain, alors il faut accepter le monde tel qu’il
est aujourd’hui.
Entretien réalisé le 2 juin 2014 par Thomas Huizenga pour NPR Classical
10
LES ŒUVRES
1. Invocation
3. Bénédiction de Dieu dans la solitude
7. Funérailles
9. Andante lagrimoso
Pour Liszt, il y a donc là de quoi contenter à la fois son amour pour la litté-
rature et ses élans mystiques, deux tendances dont témoignent nombre
de ses œuvres. Avec ces Harmonies, où il se trouve au plus haut de son
inspiration, Lamartine rejoint ainsi le grand ballet des Dante (Dante-
Symphonie et Fantasia quasi sonata après une lecture du Dante), Goethe
(Faust-Symphonie), Herder (Prométhée), Schiller (Les Idéaux), Shakespeare
(Hamlet), Hugo (Mazeppa, Ce qu’on entend sur la montagne), Senancour
(Vallée d’Obermann)… auxquels Liszt ne cesse de revenir. Bien peu de
compositeurs auront donné une œuvre aussi saturée de références litté-
raires ; ainsi un Schumann, que tout son cœur portait vers les belles-lettres,
essaiera au fil des ans de se libérer de l’emprise des mots. Liszt déclara
11
un jour qu’il ne pourrait vivre sans Dante ou Goethe – une affirmation de
poids pour un homme qui ne dit jamais de même à propos de la musique…
Quant à la religion (ou la religiosité, diraient certains), elle est partout chez
lui, et ce, dès les années de voyage où le virtuose sillonne inlassablement
l’Europe, fêté par une nuée d’admirateurs et d’admiratrices. « Moitié tzigane,
moitié franciscain », comme le compositeur se définissait lui-même dans
une lettre à la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein en 1856 : de cet
itinéraire double, le grand public privilégie volontiers le pan rhapsodique
et virtuose. C’est oublier que dès l’adolescence, le jeune homme mani-
festa des aspirations spirituelles profondes que la fréquentation à partir
des années 1830 de l’abbé Lamennais, fondateur du catholicisme social,
ne fit que renforcer. L’entrée de Liszt dans les ordres mineurs en 1865 et
la floraison, à compter de la fin des années 1850, d’œuvres spirituelles
telles que La Légende de sainte Élisabeth de Hongrie, Christus ou Via
crucis ne témoignent en rien d’un sentiment nouveau ; elles symbolisent
au contraire la persistance d’une croyance profonde que les années qui
passent tendent simplement vers un plus grand dépouillement. La « période
Weimar » (1848-1861) avait déjà vu la foi de Liszt se ragaillardir auprès de
la profondément pieuse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, son « amazone
mystique » (comme il l’appelait), qui finit sa vie en recluse à Rome.
12
Harmonies. Aussi bien l’« Ave Maria » que le « Pater Noster » et l’« Hymne
de l’enfant à son réveil » sont en effet écrits à l’origine pour voix.
« Existe-t-il une autre pièce pour piano d’une douceur sonore aussi
grisante ? », s’interroge Alfred Brendel à propos de la « Bénédiction de
Dieu dans la solitude », où Liszt rejoint un Scriabine ou un Messiaen (Vingt
Regards sur l’enfant Jésus) dans la ferveur spirituelle. Il est vrai que tout
y est enchanteur : détente de la mélodie, finesse de l’accompagnement
(lent trille des doigts extérieurs de la main droite et arpège aux doigts
intérieurs pour le début, accords arpégés, échos thématiques aigus et
guirlandes de la suite), modulations savoureuses. Une partie centrale plus
sobre évite l’indigestion. Quelques crêtes fortississimo surnagent sur cette
eau calme tour à tour notée cantando (chantant), armonioso (harmonieux),
dolce legatissimo (très lié et doux), perdendosi (en se perdant, c’est-à-dire
en diminuant le son jusqu’à la disparition)…
13
« lagrimoso » (sic) un peu sucré en la bémol majeur qui prend des allures
chopiniennes, l’on retrouve les éléments thématiques du début – ainsi que
l’ambiance de la première partie, en plus violent encore (martèlements
graves de triolets, accords claqués en contretemps).
Angèle Leroy
Composition : 1976.
Création : 1976 à Tallinn (Estonie).
Effectif original : orgue.
Durée : environ 6 minutes.
Les trois parties de Trivium (« carrefour de trois chemins ») reposent sur une
ligne mélodique préexistante – comparable à ce qu’on appelle un cantus
firmus en musique ancienne – qui fait l’objet d’une réalisation polyphonique
différente dans chaque partie. Pärt l’a esquissée dans le style du chant
grégorien, sans rythme, et ce n’est qu’en composant la réalisation polypho-
nique qu’il l’a soumise à un modèle rythmique rigoureux de construction
symétrique, qui est répété autant de fois que nécessaire jusqu’à la fin de la
mélodie. Tandis que dans les première et troisième parties, moins chargées
polyphoniquement, la mélodie est aisément audible dans le médium, dans
la partie centrale elle se fond dans la masse sonore.
14
Composé en 1976, Trivium compte parmi les toutes premières pièces en
style tintinnabuli dans lesquelles Pärt a testé les possibilités de cette nouvelle
technique de composition qu’il avait inventée. Le côté hiératique, archaïque
du morceau provient en premier lieu des diverses caractéristiques emprun-
tées à la musique ancienne.
Arvo Pärt
Für Alina [Pour Aline]
Composition : 1976.
Dédicace : à Alina, la fille d’un ami
Création : 1976 à Tallinn, en Estonie.
Effectif : piano.
Durée : environ 2 minutes.
15
Für Alina est la première œuvre de Pärt dans laquelle est juxtaposée à
une mélodie une deuxième voix qui lui est liée, la sous-tend et la suit en
égrenant un accord parfait. Le compositeur a indiqué à ce propos que
le côté remarquable de cette pièce ne réside pas dans les deux voix
indépendantes, pour ainsi dire neutres, prises séparément, mais dans
la forme particulière de leur duo. Pour ajouter une image au langage
riche en images du compositeur : c’est seulement l’effet conjugué de
la mélodie et de la voix sur l’accord à trois sons qui donne à la musique
une légèreté aérienne, de même qu’un oiseau a besoin de deux ailes
pour voler. Enfin : ce duo redonne corps, de manière différente, à cette
antique idée de l’harmonie, laquelle se réalise – en musique et d’une façon
générale – lorsque des éléments divers s’équilibrent et s’épanouissent
dans une entité plus élevée.
16
LES COMPOSITEURS
17
von der heiligen Elizabeth et Christus. récentes mais aussi des partitions pré-
À partir de 1869, il partage son temps existantes, ainsi Für Alina utilisé par Gus
entre Rome, Weimar et Budapest. van Sant dans Gerry – 2003 – ou Fratres
Dans ses dernières compositions, plus pour There Will Be Blood – 2007). Ces
sombres, il poursuit ses recherches musiques de film notamment, quand
harmoniques en inventant de nou- il quitte le Conservatoire en 1963, ont
veaux accords (étagements de quartes déjà fait de lui un « compositeur profes-
dans la Mephisto-Walzer no 3, 1883). Il sionnel » depuis longtemps. Il était d’ail-
aborde la tonalité avec liberté, jusqu’à leurs salué, dès l’année précédente, aux
l’abandonner (Nuages gris, 1881), et côtés de seulement cinq autres compo-
prévoit sa dissolution (Bagatelle sans siteurs, lors du Festival moscovite de
tonalité, 1885). Après un dernier voyage surveillance des œuvres créatives des
en Angleterre, il revient à Weimar très jeunes compositeurs de l’Union pour sa
affaibli et meurt pendant le festival cantate pour enfants Meie Aed (« Notre
de Bayreuth. jardin ») et son oratorio Maailma samm,
bien que son Nekrolog, par ailleurs,
Arvo Pärt ait déplu par son emploi des douze
Arvo Pärt naît le 11 septembre 1935 sons – c’est la première œuvre sérielle
à Paide en Estonie, petite ville près estonienne. À partir de 1957, la main-
de la capitale, Tallinn. En 1944, l’URSS mise esthétique du pouvoir n’est plus
occupe le pays. Elle y maintiendra son si pesante : le deuxième Congrès des
emprise plus d’un demi-siècle. Les com- compositeurs de l’Union, à Moscou,
positeurs estoniens devront donc suivre a vu le rejet du conformisme de la
les mêmes injonctions esthétiques décennie précédente. Des programmes
autoritaires que les Russes. Pärt entre d’échange avec l’Ouest sont alors ima-
au Conservatoire de Tallinn en 1954 où, ginés et, à partir de 1958, Schönberg
à côté des cours de compositions de n’est plus absolument proscrit – même
Heino Eller, on lui enseigne jusqu’aux si l’année suivante, Chostakovitch met
« sciences de l’athéisme ». Il apprend en garde les jeunes compositeurs polo-
seul la technique des douze sons, mal nais contre les « séductions du moder-
vue par le pouvoir soviétique (pour son nisme expérimental ». Durant les années
« formalisme bourgeois »), dans un livre soixante, Pärt peut ainsi tenter quelques
d’exercice d’Eimert et Krenek. Il travaille nouvelles expériences sérielles (et être
comme ingénieur du son à la radio, écrit joué), dans ses deux premières sympho-
ses premières musiques de film et ne nies notamment. Il se détourne bientôt
cessera d’ailleurs jamais d’en composer lui-même du rigorisme des douze sons
(en témoignent des bandes originales et tente ensuite des collages. Si son
18
Credo fait scandale en 1968, c’est moins et, profitant d’une bourse d’échange
pour son atonalisme partiel que pour allemande, s’installe définitivement à
sa profession de foi évidente. Suit une Berlin en 1981. Les années suivantes
sévère période de doute, aggravée de verront le développement du nouveau
problèmes de santé : une crise exis- style. Les années 1980, tout d’abord,
tentielle et créative majeure. Le musi- privilégient les œuvres religieuses
cien s’impose lui-même des ascèses vocales. Pärt s’aventure hors du seul
religieuses de silence contemplatif. Il latin et met en musique des liturgies
se plonge dans l’étude des musiques en allemand, anglais, russe. Sa célébrité
françaises et franco-flamandes des xive, s’assoie particulièrement dans le monde
xve et xvie siècles. Il rejoint l’Église ortho- anglo-saxon. À 61 ans, il est élu à l’Ame-
doxe russe. Sa santé s’améliore et l’an- rican Academy of Arts and Letters.
née 1976 voit une renaissance nette : le En mai 2003, il reçoit le Contemporary
nouveau style postmoderne, en rupture Music Award durant la cérémonie des
complète, est inventé (la même année Classical Brit Awards au Royal Albert
que la création d’Einstein on the Beach Hall à Londres. Le 11 septembre 2010,
de Philip Glass et des premières œuvres à l’occasion de son soixante-quinzième
postmodernes de Krzysztof Penderecki anniversaire, le Festival Arvo Pärt a
et Henryk Górecki). Le musicien appelle lieu dans diverses villes estoniennes,
ce style tintinnabuli (« petites cloches » renvoyant enfin la gloire planétaire à
en latin). Cette année et la suivante, son pays d’origine.
singulièrement fécondes, engendrent Source : brahms.ircam.fr
ses œuvres restées les plus célèbres : © Ircam - Centre Pompidou
après le fondateur Für Alina viennent
notamment les fameux Cantus in
memoriam Benjamin Britten, Fratres,
Sarah Was Ninety Years Old ou Tabula
rasa. Le nouveau style est d’abord
autant rejeté par les avant-gardes de
l’Ouest pour sa tonalité naïve, que par
le pouvoir soviétique pour son mysti-
cisme sous-jacent. En 1980, grâce à un
programme d’ouverture qui délivre des
visas aux juifs d’URSS (pour éventuelle-
ment rejoindre Israël), l’épouse d’Arvo
étant juive, le couple prend le train pour
Vienne. Le ménage devient autrichien
19
L’INTERPRÈTE
20
l’invitée des plus belles salles de
concerts : Philharmonie de Paris, le
Grand Auditorium de Radio France,
le Théâtre des Bouffes du Nord, le
Théâtre des Champs-Élysées, l’Opéra-
Comique, la Seine Musicale, le Grand
Auditorium de Bordeaux, ceux de Lyon
et de Lille, le Grand Théâtre d’Aix en
Provence, le Corum de Montpellier,
l’Arsenal de Metz, le TAP, le Palais des
Beaux-Arts de Bruxelles, l’Oriental Art
Centre de Shanghai ou le Symphony
Hall d’Osaka. Vanessa Wagner est éga-
lement à l’affiche dans les plus grands
festivals : La Roque-d’Anthéron, Piano
aux Jacobins, le Festival International
d’Aix-en Provence, la Folle Journée
de Nantes, le Festival de Saint-Denis,
le Festival de Royaumont, Musica de
Strasbourg, le Festival de Radio France
Montpellier, le Printemps des Arts de
Monte-Carlo, le Festival International
de Sintra, le Festival de la Ruhr… Elle est
une chambriste recherchée et par-
tage volontiers la scène avec ses amis
Licences E.S. 1-1083294, 1-1041550, 2-1041546, 3-1041547 – Imprimeur : BAF
musiciens, en particulier le violoniste
Augustin Dumay ou sa complice pour le
quatre mains Marie Vermeulin. Vanessa
Wagner est directrice artistique du
Festival de Chambord et Chevalier de
l’Ordre des Arts et Lettres.
21
P H I L H A R M O N I E D E PA R I S
SAISON 2018-19
PIANO
À LA PHILHARMONIE
MARTHA ARGERICH NIKOLAÏ LUGANSKY
NICHOLAS ANGELICH RADU LUPU
PIERRE-LAURENT AIMARD BRAD MEHLDAU
DANIEL BARENBOIM MURRAY PERAHIA
KHATIA BUNIATISHVILI MAURIZIO POLLINI
CHICK COREA ANDRÁS SCHIFF
NELSON FREIRE MITSUKO UCHIDA
HÉLÈNE GRIMAUD YUJA WANG
KATIA ET MARIELLE LABÈQUE KRYSTIAN ZIMERMAN
FIGURES
DE LA MODERNITÉ
Les compositeurs qui ont façonné
le xxe siècle et leurs successeurs
dialoguent tout au long de la saison.
PIERRE BOULEZ / OLGA NEUWIRTH / ARVO PÄRT
KARLHEINZ STOCKHAUSEN / LUCIA RONCHETTI
PHILIP GLASS / GYÖRGY LIGETI / LUCIANO BERIO
Photo : Pierre Boulez © Harald Hoffmann