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Des Champignons comestibles et

vénéneux
Alphonse Bertillon

Imp. Simon Raçon et comp., La Nature - Revue des sciences, Paris, 1873

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DES CHAMPIGNONS
COMESTIBLES
ET VÉNÉNEUX.

Les exemples d’empoisonnement dus aux champignons


sont malheureusement assez fréquents pour que bien des
personnes bannissent l’usage de cet aliment.
Les champignons peuvent cependant apporter à
l’alimentation un sérieux appoint, beaucoup plus important,
même que le gibier, qui devient de plus en plus rare, par
suite du braconnage et en dépit de l’énorme aggravation des
droits de chasse.
L’utilité ménagère des champignons est encore
démontrée par la pratique en Italie, où ce précieux
comestible a sa place marquée sur le marché des villes ;
l’administration publique y prend du reste toutes les
mesures de prudence, et y envoie des inspecteurs officiels,
parmi lesquels on compte de savants professeurs. Nous en
avons vu écraser parfois sous leurs pieds des agarics
douteux. Grâce à cette surveillance, les paysans n’apportent

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guère à la ville que les espèces dont ils connaissent les
qualités.
Le seul moyen de distinguer sûrement un champignon
vénéneux d’un champignon comestible est de le connaître
en particulier ; aucun caractère général, quel qu’il soit, ne
peut remplacer cette connaissance spéciale. C’est un
préjugé des plus funestes de croire qu’un champignon est
comestible s’il ne noircit pas une cuiller d’argent, un oignon
ou s’il ne possède ni verrues, ni lait, ni odeur désagréable,
etc. Ces prétendus signes, presque aussi nombreux que ceux
qui croient devoir y ajouter foi, sont certainement la cause
de la plupart des empoisonnements produits par les
champignons. Hâtons-nous de dire qu’ils n’ont aucune
valeur. Ainsi l’amanite bulbeuse (Amanita phalloïdes et Am.
mappa, voyez la figure ci-dessous), espèce dangereuse s’il
en fut, ne noircit pas l’argent, elle n’a ni verrues, ni lait, ni
suc apparent ; sa chair est d’un blanc fixe ; son aspect
général est assez semblable à celui des champignons de
couches. Il en est encore à peu près de même pour la fausse
oronge (Am. muscaria) et en général pour toutes les
amanites vénéneuses.

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1. et 2. Amanita vaginata. — 3, 4 et 5. Amanite bulbeuse (Am. phalloïdes Fr.)
On peut se rendre compte, a priori, de l’insuffisance de
ces caractères prétendus distinctifs et de l’impossibilité où
l’on est d’en donner de vrais, si l’on songe au nombre
considérable des espèces et des types entièrement
différents, que comprend la grande classe des cryptogames.
La famille des champignons forme à elle seule un groupe
aussi complexe et aussi varié que le règne des animaux : or
personne ne prétendra qu’un naturaliste puisse donner un
caractère général qui permette de distinguer à première vue
un animal utile d’un animal nuisible. Quelle relation
établirait-il d’une part entre le cheval, le chien et le ver à

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soie, animaux utiles, et de l’autre entre le tigre, le hanneton
et le faucon, qui sont si nuisibles ?
L’impossibilité de cette généralisation est la même, qu’il
s’agisse des champignons ou des animaux ; elle est aussi
évidente aux yeux de tout naturaliste. C’est qu’en effet, la
nature n’a pas divisé ses produits comme l’a longtemps cru
notre amour-propre, en deux groupes opposés, les uns
utiles, les autres nuisibles à l’homme. Si le poison des
champignons était toujours le même, on comprendrait
l’existence d’un réactif qui le dévoilât, mais il n’en est
malheureusement pas ainsi. Chaque genre, chaque espèce
semble avoir son principe toxique particulier. Cette grande
diversité n’atteint pas seulement les cryptogames. On
l’observe aussi chez les phanérogames, où l’on trouverait
difficilement deux espèces qui continssent le même toxique.
Dans la famille des solanées, par exemple, la belladone
(Atropa belladona), le tabac (Nicotiana tabacum) et la
jusquiame (Heliocyamus niger), exercent les effets les plus
énergiques sur l’organisme, spécialement sur le système
nerveux ; leurs principes toxiques sont différents. Du plus,
la même famille contient la pomme de terre et la tomate,
qui constituent d’excellents aliments.
La science, en analysant ces principes toxiques des
solanées et d’autres familles phanérogames, et en
reconnaissant leurs propriétés fatalement actives, a doté la
médecine de puissants remèdes et a rendu de grands
services à l’humanité. Mais ce travail est encore à faire pour
les champignons. On n’a pas pu, jusqu’à ce jour, isoler bien

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nettement un seul des poisons d’une plante de ce grand
groupe végétal. D’après les travaux du Dr Réveil[1], les
meilleurs que l’on ait sur ce sujet, l’amanite bulbeuse
contiendrait jusqu’à trois toxiques différents : un principe
très-volatil, un principe résineux et enfin un principe
soluble dans l’eau. C’est à ce dernier qu’il faudrait surtout
attribuer la gravité des symptômes qu’on remarque chez les
personnes empoisonnées. Quoi qu’il en soit, ces symptômes
sont aussi redoutables qu’effrayants. Les malades,
quelquefois pris d’un sommeil plus ou moins long, tombent
ensuite dans une agitation nerveuse extraordinaire ; ils ont
des tremblements, une respiration haletante, des battements
de cœur, puis un délire que terminent le coma et la mort.
Ces symptômes sont spéciaux à la famille des amanites. Les
lactaires et les russules empoisonnent plutôt par
l’inflammation des organes digestifs ; les empoisonnements
par les autres champignons peuvent se rapprocher plus ou
moins de l’un de ces deux groupes.
On doit citer, parmi les particularités que présentent les
poisons de quelques champignons, la propriété qu’ils ont de
disparaître par la cuisson. C’est ce qui a été spécialement
prouvé pour l’Amanita vaginata (coucoumelle jaune,
grisette) (Voy. fig.) et Am. rubescens et l’Agaric nebularis.
Ces champignons se vendaient journellement sur quelques
marchés du midi de la France ou de l’Italie, pendant que les
expériences les plus concluantes des savants du Nord
semblaient devoir les faire regarder comme vénéneux. Cette
divergence provenait des différents modes de l’emploi. Les

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savants expérimentaient sur leurs chiens avec des
champignons crus, et les méridionaux sur eux-mêmes avec
des champignons cuits. Cette distinction, faite pour la
première fois par le Dr Bertillon, a une grande importance
pratique, car, d’après ses expériences, le poison ne serait
pas détruit par une cuisson un peu prolongée.
Devant cette diversité de toxiques, on conçoit maintenant
combien il est impossible d’indiquer un caractère chimique
ou botanique qui distingue l’ensemble des champignons
comestibles des champignons vénéneux. Certaines
personnes, et même des circulaires administratives, ont
préconisé un moyen qui, au premier abord, semble pouvoir
lever cette difficulté : « Toute espèce de champignons,
disait-on, attaquée par les insectes ou les limaces, est
comestible, car ces animaux doivent être avertis par leur
instinct. »
Malheureusement un si beau raisonnement est mis
complètement en défaut par l’expérience ; j’ai cueilli mille
fois les espèces les plus vénéneuses, mangées par les vers et
les limaces, sans que ces animaux, semblassent en souffrir.
L’expérience directe est facile : on n’a qu’à mettre
quelques grosses limaces dans un panier avec des amanites
bulbeuses ; le lendemain ces champignons seront largement
entamés par ces animaux, qui n’en resteront pas moins en
parfaite santé.
On ne doit pas en conclure pourtant que leur organisme
soit insensible à ces poisons, mais que leurs organes

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digestifs ou ne se laissent pas traverser par eux ou les
neutralisent. Si, en effet, on injecte le suc de ces mêmes
champignons dans leurs tissus, on les voit succomber très-
rapidement.
Le poison des champignons agit donc sur ces animaux
comme le curare sur l’homme ; absorbé par nos organes
digestifs, il ne produit aucun phénomène funeste, tandis
qu’il cause une mort rapide s’il est introduit directement
dans nos tissus.
On comprend pourquoi les limaces n’ont à faire aucune
distinction d’espèces entre les champignons, et nous avons
tort de vouloir nous fier à leurs connaissances
mycologiques. Du reste, tous les animaux herbivores n’ont
pas les mêmes immunités ou la même insouciance que la
limace ; c’est ainsi que la vache mange très-bien le Boletus
edulis, mais elle repousse (généralement) le Boletus
satanas, qui est de la même famille que le premier et qui lui
ressemble.
Pour nous, nous n’avons qu’un moyen d’apprendre à
connaître les champignons, c’est de les voir et de les étudier
un à un en nous aidant, pour plus de sûreté ou de
commodité, soit d’un maître, soit d’un bon livre, Un
professeur de cryptogamie se trouve difficilement. Il n’y a
en France que très-peu de personnes qui connaissent bien
les champignons. Comme professeur, il n’y a, je crois, en
Europe, que l’illustre suédois Fries qui fasse un-cours de
mycologie ; et c’est à Stockholm ! Les meilleurs livres à
étudier sont en français la Mycologie suisse, de Secretan, les

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Champignons de France, du docteur Cordier ; les
Champignons du Jura et des Vosges, du docteur Quelet, et
les articles de mycologie du docteur Bertillon dans le
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales
(Agaric, Amanite, Bolet, Lactaires, Lépiotes, etc.).
La base fondamentale de la mycologie est établie dans les
ouvrages de Fries, qui sont tous écrits en latin. Enfin, si l’on
sait l’anglais, on devra se procurer la Flore de Cooke, petit
ouvrage très-clair, très-bien ordonné ; le meilleur
certainement que l’on puisse conseiller à un commençant.
Nous ajouterons, en terminant et sous forme de
conclusion, que l’étude des champignons est pleine de
charme et d’attraits, pour l’amateur ; mais tant qu’il n’aura
pas contrôlé son savoir, il devra bien se garder de manger
les champignons qu’il aura cueillis lui-même !
A. BERTILLON.

1. ↑ Bibliothèque de l’Académie de médecine, mémoire manuscrit.

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