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SEPT SCÉNARIOS POUR L'AVENIR DE L'UNION EUROPÉENNE

Robert Boyer, traduction de Coline Emmel

Altern. économiques | « L'Économie politique »

2014/1 n° 61 | pages 54 à 67
ISSN 1293-6146
ISBN 9782352400936
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2014-1-page-54.htm
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L’Economie politique
Trimestriel - janvier 2014

européenne ?
Où va l’Union

p. 54

Sept scénarios
pour l’avenir de l’Union
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européenne

Robert Boyer, économiste à l’Institut des Amériques.

A
PRÈS QUE LES SECOUSSES DE LA CRISE MONDIALE CAUSÉE
par la faillite de Lehman Brothers ont atteint l’Union
européenne, les actions adoptées pour protéger
l’euro ont mis à jour un fossé entre, d’une part, les
nations qui ont conservé un gouvernement en bonne et due forme
et, d’autre part, l’Union européenne qui n’a qu’une gouvernance
supranationale floue, impliquant de trop nombreux acteurs man-
quant de coordination. Après coup, il apparaît que l’incapacité à
surmonter rapidement la crise tient à la faiblesse du processus
de décision de la zone euro, qui a une origine profonde : au lieu
d’avoir un gouvernement économique explicite [Boyer, 2000], les
traités européens successifs ont instauré une gouvernance plu-
tôt complexe, avec de multiples entités et acteurs aux objectifs
partiels, aux instruments limités et aux intérêts contradictoires.
Cette configuration semblait à peu près satisfaisante au cours
de la période précédant l’explosion de la crise du crédit et des
[1] Cet article a été publié
en anglais, en août 2013, déficits, mais elle est devenue autodestructrice quand la finance
dans la revue Perspectives
on Europe du Centre for
internationale s’est mise à questionner le réalisme de l’architec-
European Studies. ture européenne [1] (voir schéma).

L’Economie politique n° 61
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Le désordre de la zone euro est dû à des conflits entre les objectifs et les intérêts d’un réseau d’acteurs

CONSEIL EUROPÉEN
– Création du FESF et du MES
mais crainte de l’aléa moral

Janvier-février-mars 2014
– Retard dans l’exécution des politiques

Incapacité à les réduire

Aggravation GOUVERNEMENTS NATIONAUX


Entre soutien politique national
de la récession/
et conformité
Un contestations sociales avec les traités européens

FINANCE MONDIALISÉE
– Optimisation des taux Augmentation cercle
de rendement des spreads
– Fait face au risque de défaut vicieux
Flambée BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE
des taux d’intérêt – Stabilité monétaire
Aggravation des économies – Pas de sauvetage des finances
des déséquilibres les plus faibles des Etats membres

COMMISSION EUROPÉENNE
– Impose l’austérité
– Défense de l’euro

›››
p.

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Robert Boyer
55

Où va l’Union
européenne ?
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L’Economie politique

européenne ?
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Robert Boyer

p. 56 Le jeu des acteurs dans l’impasse


Une caractéristique récurrente émerge des développements
observés depuis mars 2010, date à laquelle les politiques
économiques ont basculé vers l’austérité : la finance inter-
nationale dirige la gouvernance européenne, car les attentes
des financiers définissent l’amplitude des spreads qui doivent
être payés pour refinancer chacune des dettes nationales.
Dès que le pessimisme excessif de la finance privée menaça
certaines économies de faire défaut – la Grèce, le Portugal,
l’Irlande et potentiellement l’Espagne et l’Italie –, les Conseils
européens successifs discutèrent de la création de fonds de
secours destinés à assurer un soutien temporaire afin de
calmer les marchés. Mais les gouvernements allemands et
scandinaves, souhaitant empêcher toute politique favorisant
l’aléa moral, exigeaient en même temps qu’un contrôle de
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l’efficacité des programmes d’ajustement économique fut
effectué. Cela signifia de nouvelles mesures d’austérité, en
plus de celles déjà mises en place.

En outre, même une fois qu’une décision est annoncée,


sa mise en œuvre demeure incertaine. D’un côté, les par-
lements nationaux doivent approuver leur participation au
Fonds européen de stabilité financière  (FESF) ainsi qu’au
Mécanisme européen de stabilité (MES). De l’autre, les gou-
vernements qui bénéficieraient de ces fonds sont confrontés
à des difficultés croissantes quand leur politique d’austérité
ne parvient pas à empêcher l’enchaînement de conditions
macroéconomiques négatives : de nombreux groupes sociaux
(les fonctionnaires, les chômeurs, les bénéficiaires de trans-
ferts sociaux…) donnent de la voix pour s’opposer à l’injustice
et à l’inefficacité de cette politique. Dans les pays membres
du sud de l’Europe, les gouvernements souffrent d’une forme
de schizophrénie : ils ont besoin de l’aide de l’Europe, mais
ils sont dans l’incapacité de convaincre la population que les
conditions imposées pour obtenir cette aide sont utiles et
légitimes. La finance internationale n’apprécie guère de telles
ambiguïtés et, de fait, punit ces gouvernements, créant pério-
diquement de nouvelles vagues de pessimisme, la dernière en
date ayant touché le Portugal à l’été 2013.

Un autre acteur a virtuellement – si ce n’est légalement – la


capacité de mener une riposte, du moins transitoire, contre ces
écarts grandissants au sein de la zone euro entre les taux de

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refinancement que subissent les Etats et les banques : c’est p. 57
la banque centrale. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon
ont massivement utilisé cet instrument et ont réussi à réduire
le taux d’intérêt payé sur la dette nationale, assouplissant
ainsi les contraintes pesant sur les banques et les finances
publiques. Hélas, le traité de Lisbonne interdit à la Banque
centrale européenne  (BCE) de
jouer ce rôle traditionnel de prê- Après coup, il apparaît que l’incapacité
teur en dernier recours. Chaque à surmonter rapidement la crise tient
gouvernement prend alors à la faiblesse du processus de décision
conscience que l’euro est devenu de la zone euro.
une devise étrangère : il ne peut
plus demander à la banque centrale de monétiser sa dette
publique. De fait, le seul objectif confié à la BCE – à savoir
conduire une politique monétaire qui maintient un faible
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taux d’inflation global – va à l’encontre d’une des solutions
les plus pratiques pour contrôler le taux d’intérêt payé sur la
dette publique.

Disons finalement un mot de l’acteur le moins influent : la


Commission européenne. Alliée à la BCE et aux Fonds moné-
taire international  (FMI), elle a pour tâche –  relativement
limitée – de contrôler les programmes d’ajustement structurel
des gouvernements qui ont bénéficié des fonds européens et
de justifier ces politiques d’austérité contre les critiques qui
se multiplient depuis le début de l’année 2013.

L’accumulation des stratégies de ces divers acteurs


déclenche une nouvelle séquence dans le cercle macro­
économique vicieux qui a débuté en mars  2010, sous la
pression de la finance internationale. Ce processus a été
partiellement stoppé quand la BCE a dit que la menace de
voir des banques déclarer faillite (et des gouvernements faire
défaut) entravait le « canal de crédit » dans la transmission
de la politique monétaire vers l’activité économique. Par
conséquent, la BCE a pu racheter des bons du Trésor grecs,
portugais, espagnols et italiens. Cette utilisation inédite du
traité de Lisbonne a été menacée par les protestations de
la Bundesbank et l’incapacité à obtenir un soutien unanime
au sein du conseil monétaire de la BCE. Immédiatement, les
évolutions macroéconomiques indésirables se sont manifes-
tées avec tellement de force que Mario Draghi a été contraint
d’annoncer, en juillet 2012, que l’euro serait défendu par tous ›››

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européenne ?
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p. 58 les moyens [Draghi, 2012]. Depuis, le calme a régné sur les


marchés financiers. Malgré tout, si le crédit peut permettre de
gagner du temps, il ne se substitue pas aux difficiles réformes
institutionnelles de la gouvernance européenne. Et plus tard
ces réformes seront faites, plus défavorable sera l’impact de
la propagation des politiques d’austérité. En conséquence, si
toutes les entités impliquées dans la gouvernance de l’euro
s’en tiennent à leurs objectifs traditionnels, à leurs stratégies
passées et à leurs instruments, toute sortie de la crise de la
zone euro se trouve bloquée. Mais, fort heureusement, ce n’est
pas le seul scénario possible.

Sept des possibles futurs de l’Europe


Une leçon implicite émerge de cette grille d’analyse : aucune
solution durable pour résoudre la crise de la zone euro ne
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peut émerger du présent statu quo ; et, de facto, presque tous
les acteurs impliqués dans la gouvernance européenne ont
mis sur la table diverses propositions de réforme. Cette situa-
tion incertaine nous amène à analyser un ensemble de scé-
narios basés chacun sur la montée en puissance d’un acteur
collectif clé qui essaye de rééquilibrer et de resynchroniser
les composants épars de la gouvernance européenne. Ainsi,
la BCE, le gouvernement allemand, les opinions publiques
des pays d’Europe du Sud, les autorités britanniques, le
mouvement fédéraliste européen, ou, finalement, la finance
internationale peuvent chacun impulser des reconfigura-
tions contrastées dans les relations entre l’Union, les Etats
membres et la finance globale (voir tableau).

Un fédéralisme imposé par une rationalité


technocratique
C’est la première voie à explorer à la lumière du rôle clé que
la BCE a joué depuis l’été 2012 pour calmer l’anxiété des
marchés financiers au sujet de l’effondrement inéluctable de
l’euro [Draghi, 2012]. Cette politique a permis l’adoption du
principe d’union bancaire par le Conseil européen (2012) – en
plus du pacte budgétaire, adopté un peu plus tôt, qui vise à
discipliner les finances publiques nationales. L’impulsion pro-
vient de la seule institution cent pour cent fédérale : la BCE,
qui serait la grande perdante si l’euro venait à disparaître.
Celle-ci appelle sans détour à la coordination entre politique
monétaire européenne, politiques budgétaires nationales et
politiques fiscales consolidées au niveau européen ; et cette

L’Economie politique n° 61
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européenne ?
Où va l’Union
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Tentative d’évaluation des sept scénarios p. 59
Scénarios Forces Faiblesses Viabilité politique
« Fédéralisme Recherche de cohérence Nouvelle perte de Faible, à moins d’une
par rationalité et resynchronisation des souveraineté nationale impulsion politique forte
technocratique » institutions européennes guidée par un leader
charismatique
« Ordoliberalismus Intégration sans Ne permet pas Approfondissement
für Alle » : une Europe fédéralisme fiscal de surmonter les des principes du traité
allemande ni solidarité déséquilibres Nord/Sud de Maastricht ; or,
ce sont ceux-là mêmes
qui ont échoué
« Clivage Nord/Sud » : Permet de surmonter les Décomposition de fait Récupération partielle
taux de change flottant principaux déséquilibres de l’union économique d’autonomie nationale,
entre deux monnaies actuels par un retour et monétaire mais coûts politiques
européennes de la croissance importants pour
en Europe du Sud les fédéralistes
« Chacun pour soi » : Reconquête des Coûts économiques Réponse à la fois
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vague de nationalisme souverainetés nationales potentiellement élevés aux exigences
et de protectionnisme de l’extrême gauche
et de l’extrême droite
« Une Europe Permet de faire Fin du fédéralisme Troisième voie entre
britannique et concorder des intérêts politique en Europe un effondrement complet
apolitique » : zone nationaux divers et une Europe fédéraliste
de libre-échange et
partenariats ponctuels
« Plus de Réponse au manque Suppose que l’existence Discutable dans
démocratie » : de légitimité de l’Union d’une citoyenneté un contexte de marasme
condition nécessaire européenne européenne puisse économique
pour l’avènement être la clé de voûte
d’une Europe fédérale d’une nouvelle Union
européenne
« Riposte de la finance Fait pression sur Menace les fondements La vraie puissance
internationale » : une configuration mêmes du projet économique mondiale :
la tempête succède européenne non viable européen mobilité totale
au calme d’énormes montants
de capital

réaction en chaîne devrait progressivement redessiner toute


l’architecture de la gouvernance européenne.

Toutefois, ce scénario rencontre des obstacles majeurs.


D’abord, le fait de pouvoir refinancer plus facilement les dettes
publiques ne règle pas le problème du manque de compétitivité
de la plupart des économies du Sud et peut même retarder les
réformes structurelles nécessaires qu’elles devraient entre-
prendre. Ensuite, cette approche quelque peu technocratique
ne prend pas en compte la légitimité constamment en baisse
des institutions européennes dans la plupart des opinions
publiques nationales, et sa négligence quasi totale des prin- ›››

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européenne ?
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p. 60 cipes démocratiques. Enfin et surtout, le principe fondateur des


sociétés modernes ne doit pas être oublié : « pas de taxation
sans représentation ». Ce qui est un frein absolu au lancement
d’un véritable budget fédéral avec des objectifs de redistribu-
tion et de stabilisation ou encore de garantie de l’union ban-
caire par un fonds européen.

Une Europe allemande, sur le principe


de l’ordolibéralisme
Ce deuxième scénario est assez différent, comme l’ont montré
les frictions récurrentes entre Mario Draghi et les diverses
autorités allemandes au sujet des
Un fédéralisme par conformité risques d’inflation associés à la
aux règles rend toute action en faveur politique monétaire peu ortho-
de plus de solidarité, et de transferts doxe de la BCE et de l’aléa moral
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entre Etats membres, superflue. induit par le sauvetage de gouver-
nements imprudents et mauvais
gestionnaires. Ici, l’idée est que la sortie du chaos actuel
dépend de la réaffirmation vigoureuse des règles de bonne
gouvernance : respect d’un déficit public limité, stricte indé-
pendance de la banque centrale (qui est exclusivement en
charge de la stabilité monétaire), négociations de salaires
préservant la compétitivité, systèmes fiscaux, et de protection
sociale, efficaces. Ce fédéralisme par conformité aux règles
rend toute action en faveur de plus de solidarité, et de trans-
ferts entre Etats membres, superflue.

Ces caractéristiques sont attractives pour les citoyens


allemands mais rendent problématique ou quasi impossible
la mise en place d’un tel scénario dans les sociétés du Sud.
Les autorités allemandes avancent que cette approche a été
plutôt efficace pour la récupération de leur propre économie
suite à la réunification, qu’elle a constitué la base des trai-
tés de Maastricht et de Lisbonne – ratifiés par tous les Etats
membres – et que cela leur permet aujourd’hui d’aider les
économies en difficulté. Mais il y a un revers à la médaille
qu’illustrent les questions suivantes. Est-il réaliste de renfor-
cer des règles que les sociétés les plus faibles ont été inca-
pables de respecter ? Les entreprises allemandes n’ont-elles
pas bénéficié des « erreurs » des politiques économiques de
l’Europe du Sud puisqu’elles ont stimulé une croissance de la
demande venant à point nommé compenser l’atonie de leur
marché domestique ? L’euro n’a-t-il pas organisé et renforcé

L’Economie politique n° 61
L’Economie politique

européenne ?
Où va l’Union
Robert Boyer
une complémentarité de fait entre les entreprises compétitives p. 61
du Nord et les services protégés du Sud ? Par conséquent,
des transferts significatifs du Nord vers le Sud ne sont-ils pas
nécessaires pour empêcher la faillite complète de soixante ans
d’intégration européenne ?

Une dramatique fracture Nord-Sud


Ce pourrait être la regrettable conséquence de la poursuite,
contre vents et marées, du scénario précédent. En effet, la
perpétuation du pouvoir économique asymétrique de l’Alle-
magne, se propageant à la sphère de la politique, pourrait
bien rendre de plus en plus probable une division du Vieux
Continent selon un axe Nord-Sud ou centre-périphérie. Au
moins trois formes de capitalismes différents ont coexisté en
Europe par le passé et leurs différences ont été exacerbées
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par l’euro [Boyer, 2013]. Par ailleurs, ce scénario suppose
qu’il est préférable d’organiser collectivement la sortie de
l’euro comme monnaie unique plutôt que de la laisser se
produire à la suite d’une succession de crises d’autant plus
coûteuses qu’elles n’auront pas été anticipées. La rapide et
silencieuse libéralisation financière, tant interne qu’externe,
a permis un financement facile des déficits commerciaux et
publics, masquant par conséquent la perte cumulative de
compétitivité des économies européennes les plus faibles.
Etant donné la perte irréversible de la possibilité de jouer sur
les taux de change intra-européens, instaurée par les trai-
tés, des coupes dans les dépenses publiques et sociales et
d’importantes concessions salariales semblent être les seuls
outils disponibles pour retrouver la compétitivité structurelle
perdue. Malheureusement, la consommation et l’investisse-
ment s’effondrent plus rapidement que le déficit commercial
ne se réduit, d’où une hausse du chômage et une rébellion
ouverte des salariés, des jeunes sans emploi et des citoyens
subissant des coupes dans l’éducation et la santé [Boyer,
2012]. Dans cette configuration, l’austérité est vouée à l’échec
[Krugman, 2012] et menace les fondations mêmes des socié-
tés européennes.

L’instabilité politique est le résultat logique de cette rup-


ture majeure qui a eu lieu dans le passé, entre le processus
progressif d’intégration européenne fondé sur la concurrence
et les objectifs des Pères fondateurs de l’Europe visant aussi
à construire une solidarité de fait au sein du Vieux Continent. ›››

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européenne ?
Où va l’Union
Robert Boyer

p. 62 Clairement, l’opinion publique dans les économies les mieux


portantes et les plus dynamiques n’est pas prête à financer
de larges transferts pluriannuels pour, par exemple, réindus-
trialiser les économies en difficulté. Une stratégie pourrait
consister, pour les gouvernements, à consentir à conserver
une monnaie commune pour les relations extérieures de
l’Union mais à créer deux euros, un pour le Sud et un pour le
Nord, avec un taux de change flottant mais contrôlé entre les
deux, de manière à limiter une dangereuse surréaction lors de
la période de transition. Les économies les moins compétitives
pourraient ainsi bénéficier de la dévaluation de l’euro du Sud,
d’un retour de la croissance et redévelopper leurs capacités
de production. Leur dette extérieure devrait être rééchelonnée
et renégociée, ce qui est, en fait, une tâche plutôt périlleuse,
compte tenu de l’impatience et du pouvoir de la finance
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internationale. Une ou deux décennies plus tard, une fois la
compétitivité structurelle rétablie dans chaque pays, on pour-
rait réfléchir à une nouvelle tentative d’intégration monétaire,
tenant compte des leçons tirées des échecs passés. Mais cela
suppose beaucoup de pragmatisme et de flexibilité de la part
des autorités européennes pour empêcher qu’un scénario
encore plus dramatique ne se produise.

Une vague contagieuse de nationalisme


et de protectionnisme
Ce scénario constitue une menace permanente qui pourrait
se matérialiser à la suite d’une mauvaise gestion du scénario
précédent au sein d’une Union européenne réformée et de
son échec. En fait, la plupart des économies du Sud ont un
intérêt politique commun à négocier un traité plus équilibré,
mais leur santé économique, leur tradition politique et la
capacité de leurs administrations publiques sont finalement
assez hétérogènes. S’ils échouent à parler d’une seule voix,
les Etats membres les plus faibles pourraient être confrontés
à une attaque spéculative sur leur dette publique et être
contraints, en dépit de leurs efforts passés, à faire défaut.
Mais la crise pourrait également mûrir sur leur territoire avec
la montée de nouveaux mouvements politiques et de partis
prônant une sortie de l’euro : d’un côté, trop de sacrifices et
aucune amélioration de l’emploi et du niveau de vie (Grèce,
Portugal, Espagne et même Italie) ; de l’autre, des transferts
intra-européens excessifs mais aucune reconnaissance de la
part des autres Etats membres (Allemagne, Finlande).

L’Economie politique n° 61
L’Economie politique

européenne ?
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Robert Boyer
La gestion réussie du défaut par le gouvernement argentin p. 63
est fréquemment mentionnée comme une référence. Toutefois,
la réplication de cette stratégie pourrait être le point de départ
d’une ruée hors de l’euro, alimentée par un nationalisme viru-
lent réunissant à la fois l’extrême gauche et les partis d’extrême
droite. La fierté de récupérer la souveraineté nationale pourrait-
elle être suffisante pour compenser, aux yeux des citoyens,
les coûts économiques considérables d’un protectionnisme
affirmé ? Qu’en serait-il de la gouvernabilité politique de socié-
tés où l’intégration européenne a
longtemps été l’alpha et l’oméga La fierté de récupérer la souveraineté
de l’élite ? Le marché unique euro- nationale pourrait-elle être suffisante
péen pourrait-il survivre à une telle pour compenser, aux yeux des citoyens,
incertitude des taux de change et les coûts économiques considérables
à des pratiques commerciales ins- d’un protectionnisme affirmé ?
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pirées par un protectionnisme soit
rampant, soit ouvert, résolu à soutenir l’emploi domestique ?
Cela serait sans nul doute le cauchemar des Européens et des
fédéralistes : la belle devise « l’unité dans la diversité » devrait
alors devenir « la diversité dans la désunion ».

Une Europe britannique du libre-échange


Ce pourrait être une autre trajectoire, pas très glorieuse mais
moins sombre que la course à l’abîme caractéristique du
scénario précédent. Il s’agirait d’explorer une troisième voie,
entre une improbable rapide marche vers le fédéralisme et
la disparition complète de l’ensemble du projet européen ;
entre la recherche d’une union politique devenue probléma-
tique et le chaos suscité par la persistance dans le déni de la
divergence d’intérêts nationaux hétérogènes, sinon totale-
ment incompatibles. Il en est de même pour les conceptions
des relations entre marchés et Etats, ou encore de l’arbitrage
entre performance économique et justice sociale. Dans ce
scénario, l’Europe se limiterait à une zone de libre-échange,
avec un ensemble minimal de règles du jeu, car elle ne serait
qu’un terrain d’entraînement pour faire face au seul et véri-
table enjeu de ce siècle, à savoir la mondialisation de la
compétition. Ainsi, les gouvernements devraient reconnaître
le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale
vers l’Asie et pratiquer une politique du chacun pour soi,
agrémentée le cas échéant de collaborations industrielles
ponctuelles (sur le modèle d’Airbus) ou politiques (diplo-
matie et défense). C’est retrouver une conception britan- ›››

Janvier-février-mars 2014
L’Economie politique

européenne ?
Où va l’Union
Robert Boyer

p. 64 nique d’une « Europe à la carte », constituée de longue date


comme alternative au projet d’une intégration toujours plus
étroite, chère aux pères fondateurs de l’Europe.

Ceci n’est plus une spécificité britannique puisque les gou-


vernements allemands et ceux des pays de l’Europe du Nord
semblent en 2013 partager cette
Il fut beaucoup plus facile de supprimer conception  : l’européanisation
les frontières économiques que devrait désormais être un moyen
de construire de nouvelles institutions de devenir compétitif au niveau
politiques supranationales, requises mondial, et non plus être un pro-
par la perte d’autonomie et d’efficacité jet essentiellement politique. La
des modes de régulation nationaux. décision du Conseil européen de
février 2013 de réduire la part du
PIB européen affectée au budget communautaire est assez
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emblématique de cette nouvelle alliance qui se crée au détri-
ment des gouvernements d’Europe du Sud et du traditionnel
leadership franco-allemand qui fondait dans le passé la
marche en avant de la construction européenne. Ce scénario
pourrait prendre de nombreuses variantes  : une Europe à
deux – ou plusieurs – vitesses, une configuration flexible,
adaptée à chaque intérêt national – une idée séduisante qui
n’a cessé d’être développée depuis plusieurs décennies par
les think tanks britanniques. En un sens, cela serait la victoire
post-mortem de la stratégie de Margaret Thatcher contre le
grand dessein de Jacques Delors. Il fut beaucoup plus facile
de supprimer les frontières économiques que de construire
de nouvelles institutions politiques supranationales, requises
par la perte d’autonomie et d’efficacité des modes de régu-
lation nationaux.

Une Europe fédérale par un sursaut démocratique


Cette perspective est fréquemment présentée par ses
tenants comme l’unique alternative à la mort de l’euro.
De nombreux experts et quelques responsables politiques
soulignent que les interdépendances et externalités éco-
nomiques et financières ont atteint une telle intensité que
la seule stratégie raisonnable est de construire au niveau
supranational les institutions politiques nécessaires pour
les gouverner [Cohn-Bendit et Verhofstadt, 2012]. D’autres
mettent l’accent sur le fait que le fédéralisme est à la fois
une opportunité et un risque [Artus, 2011]. Dans tous les cas,
ce scénario requiert de surmonter le déficit démocratique

L’Economie politique n° 61
L’Economie politique

européenne ?
Où va l’Union
Robert Boyer
dans la distribution actuelle du pouvoir et des compétences p. 65
dans l’Union [Goulard et Monti, 2012]. Or, c’est loin d’être
une tâche facile : une intégration entre des partenaires fon-
damentalement inégaux met en danger l’idéal démocratique
[Hopner et Schafer, 2012].

Il ne fait aucun doute que la légitimité est nécessaire pour


construire des institutions nouvelles et puissantes, mais c’est
un défi de taille que de prétendre restaurer la crédibilité de
l’Union européenne et de l’euro, en pleine crise systémique, par
un projet de correction du déficit démocratique, péché originel
de l’intégration européenne. Nombre de citoyens ont été tou-
chés par le chômage, par les coupes dans les services sociaux
et publics, par des baisses de salaires. Autant de mesures
imposées par la troïka (FMI, BCE et Commission européenne),
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dont aucune des entités ne peut s’appuyer sur une quelconque
légitimité démocratique. De plus, le temps de l’économie
n’est pas synchronisé avec celui du politique, et les réformes
d’aujourd’hui ne porteront tous leurs fruits qu’une décennie
plus tard : dans l’intervalle, comment pourrait-il être possible de
surmonter les périls d’un effondrement systémique de l’Union
européenne ? Enfin et surtout, l’élite politique allemande qui
proposait une Europe fédérale deux décennies plus tôt est
désormais plus que sceptique, opposée à tout fédéralisme dans
les conditions actuelles de l’Union [Issing, 2012 ; Sinn, 2012].
Ceci alimente un clivage politique des deux côtés du Rhin, lourd
de conséquences.

Enfin, les opinions publiques sont loin de considérer que


l’Europe a favorisé les débats démocratiques sur les sorties de
crise. Le legs d’une gestion technocratique de l’euro, plus que
discutable dans son orientation et ses effets, donne une prime
aux partis qui proposent de rapatrier nombre de compétences
au niveau national, et ce pas seulement au Royaume-Uni,
lui-même soumis à des forces centrifuges. Faudra-t-il que sur-
vienne un épisode aussi dramatique que celui de la Seconde
Guerre mondiale pour que le scénario fédéraliste apparaisse
à nouveau comme un horizon désirable et atteignable ? Un
dernier scénario pourrait constituer un tel tremplin.

La riposte de la finance internationale


Dans ce scénario, les investisseurs de la finance internatio-
nale décident, en fin de compte, du futur de l’Union euro- ›››

Janvier-février-mars 2014
L’Economie politique

européenne ?
Où va l’Union
Robert Boyer

p. 66 péenne. Certes, des décisions novatrices ont été prises par


les décideurs politiques pour aller dans le sens d’une gestion
plus soutenable des finances publiques et d’une union ban-
caire. Cependant, il manque toujours une union budgétaire,
qui rendrait crédible le renflouement futur par l’Europe d’une
banque en difficulté, et ce n’est pas un accident car se mani-
festent des différends persistants au sujet de la mise en
œuvre précise de cette union bancaire. Par conséquent, toute
mauvaise nouvelle – incapacité à se conformer à l’objectif
de réduction du déficit public même à l’issue d’un délai sup-
plémentaire, troubles sociaux, blocages politiques, nouveau
ralentissement de l’économie mondiale, insolvabilité d’une
grande banque aux multiples ramifications à travers l’Europe,
conflit entre les Etats-Unis et l’Union européenne… – peut
susciter une méfiance renouvelée en la viabilité de l’euro et
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en la capacité des systèmes politiques à offrir des réponses
rapides et appropriées.

Jusqu’à l’été 2013, un calme étrange règne parmi les finan-


ciers internationaux : la crise bancaire à Chypre n’a pas mis
en branle une contagion négative dans toute l’Europe. Il faut
se rappeler que les marchés peuvent basculer brutalement
d’un optimisme naïf à un pessimisme noir, et, fréquemment,
un calme surprenant précède la tempête. Le monde va vivre
de nouvelles crises financières et l’Europe est le pôle le plus
faible de la triade qui structure l’économie mondiale [Boyer,
2011]. Cela va, une nouvelle fois, mettre en mouvement la
recherche de reconfigurations alternatives pour l’Union.

Les surprises à venir


Les études prospectives sont, dans le meilleur des cas, des
cartes mentales pour tenter de guider les décisions dans des
environnements particulièrement incertains, sachant que
l’histoire est pleine de surprises et d’innovations qui font
époque mais qu’aucun contemporain n’avait pu anticiper.
Par conséquent, tous les scénarios précédemment cités et
beaucoup d’autres pourraient être explorés pour aboutir à
une trajectoire en grande partie imprévisible. Nous devrions
en tout état de cause abandonner la vision binaire actuelle :
ou une Europe fédérale, ou la fin de l’euro. L’histoire dure
longtemps, comme l’affirmait un philosophe bien oublié. ■

Traduction de Coline Emmel

L’Economie politique n° 61
L’Economie politique

européenne ?
Où va l’Union
Robert Boyer
p. 67
Bibliographie

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du fédéralisme dans la zone euro : sur www.ecb.int/press/
les avantages et les risques », Flash pressconf/2012/html/is120802.
économie n° 284, 18 avril. en.html

Boyer, Robert, 2000, « The European Council, 2012, « Towards


Unanticipated Fallout of European a Genuine Economic and Monetary
Monetary Union : the Political and Union », Statement after the 28
Institutional Deficits of the Euro », and 29 June European Council
in Colin Crouch (ed.), After meetings.
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for Governance in the Wake Goulard, Sylvie, et Monti, Mario,
of European Monetary Union, 2012, De la démocratie en Europe,
Oxford, Oxford University Press. Paris, Flammarion.

Boyer, Robert, 2011, Les financiers Höpner, Martin, et Schäfer,


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Paris, Economica. Unequals : how the Heterogeneity
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Issing, Otmar, 2012, « Europe’s
Boyer, Robert, 2013, « The Euro Political Union is an Idea Worthy of
Crisis : Undetected by Conventional Satire », Financial Times, 29 juillet.
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Statement to the Press

Janvier-février-mars 2014

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