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Revue des Études Anciennes

Essai sur l'évolution de la religion gauloise


J. J. Hatt

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Hatt J. J. Essai sur l'évolution de la religion gauloise. In: Revue des Études Anciennes. Tome 67, 1965, n°1-2. pp. 80-
125;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1965.3739

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1965_num_67_1_3739

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Résumé
. Des recherches récentes permettent de préciser le noyau proprement celtique de la religion
gallo-romaine. En effet, la comparaison et l'interprétation des documents antérieurs à la conquête
romaine, notamment l'imagerie religieuse encore énigmatique du chaudron de Gundestrup
(Danemark), et des plus anciens monuments votifs de la Gaule romaine (pilier des nautes de
Paris, bas-relief de Trêves, triade de Saintes) permet de faire revivre un récit légendaire primitif,
dont certaines traditions irlandaises nous autorisent à reprendre le fil et à comprendre certains
épisodes étranges.
La déesse mère est unie successivement à un dieu céleste, Taranis, et à un dieu chthonien, Ésus.
Lorsqu'elle a épousé le premier, elle est la souveraine de la vie et la protectrice des guerriers et
des morts. Avec l'aide de l'Apollon gaulois, Belenus, elle lutte efficacement contre le chien
monstrueux de Taranis, symbole de l'anéantissement dans la mort, et le tient en respect.
Mais à un certain moment de l'année (il s'agit d'un cycle annuel qui suit le rythme des saisons), la
déesse mère pénètre sous la terre, dans les enfers, pour y rejoindre son second époux, Ésus. Ce
dernier, qui avait forme humaine alors qu'il vivait sur la terre, prend la forme d'un cerf, ou d'un
monstre hybride homme-cerf, lorsqu'il descend sous la terre et dans le royaume des morts, dont il
est le dieu souverain, sous la forme de Cernunnos.
La déesse mère, à l'aide de l'Hercule gaulois, Smertrius, compagnon inséparable et double de
Cernunnos- Ésus, triomphe du chien meurtrier, que le héros étrangle. Mais, par vengeance et par
jalousie, Taranis envoie aux trois déesses mères un autre chien, porteur d'un charme, qui doit les
transformer en trois grues.
Cette manifestation de la colère et de la jalousie de Taranis suscite une levée de boucliers de la
part des autres dieux. Teutatès, le dieu de la guerre, mobilise une armée gauloise
pour venir au secours de la déesse mère, mais Taranis foudroie l'avant- garde de ses troupes.
Plus discrète mais plus efficace est l'intervention de Belenus- Apollon. Il envoie d'abord à la
déesse mère son corbeau prophétique pour l'aider à lutter contre le charme et pour l'avertir de ce
qu'elle pourra faire pour retrouver sa forme première. Ensuite, les Dioscures gaulois partent à la
recherche des taureaux divins dont le sang doit permettre de rendre aux déesses mères leur
forme humaine. Lorsqu'ils les ont découverts, par l'intermédiaire de Belenus-Apollon, ils entrent en
liaison avec Smertrius, qui est dans les enfers, et lui enseignent ce qu'il devra faire pour permettre
à Cernunnos de reparaître sur la terre sous la forme d'Ésus et pour que les déesses mères
reprennent leur forme.
Smertrius commence par sacrifier le cerf divin, qui est accepté en offrande par un dieu sidéral. De
cette façon, Cernunnos redevient Ésus et reparaît à la surface de la terre. Il part à son tour dans la
forêt et retrouve les taureaux divins. Sur l'un d'entre eux sont venues se percher les trois grues,
prévenues par Belenus. Les taureaux sont sacrifiés par Smertrius et, grâce au sang de leurs têtes,
les grues redeviennent les déesse mères. Ésus épouse la grande déesse mère et lui passe autour
du cou son torques (collier gaulois). Les guerriers des cités gauloises avaient l'habitude de
célébrer chaque année ce mariage de la déesse mère par un défilé en armes, commémorant leur
expédition mythique aux enfers pour délivrer la divinité et la défendre contre la colère de Taranis.
A la fin de cette cérémonie, un torques votif était placé autour du cou de la statue de culte de la
déesse.
Cette légende et ses péripéties étaient à la base des cérémonies saisonnières que les Gaulois
avaient l'habitude de célébrer chaque année à date fixe, et qui ont persisté au cours du haut
Moyen Age et du Moyen Age. Les rites des fêtes calendaires, le Carnaval, les feux de la Saint-
Jean, les coutumes populaires de la Toussaint, des deux réveillons de Noël et de la Saint-
Silvestre en conservent le souvenir lointain. La mythologie celtique est plus proche de nous que
nous ne le pensons, même si beaucoup d'usages du folklore ont perdu leur signification primitive.
L'examen des monuments de la piété collective datant du Ier au IVe siècle, mené parallèlement
avec celui des inscriptions et des témoignages historiques, permet de dégager les grandes lignes
de l'évolution religieuse en Gaule :
Après une période d'emprunts et d'assimilation, qui correspond au premier âge du fer (Hallstatt, de
725 à 480 avant J.-C), les Gaulois prennent conscience de leur personnalité et constituent une
religion nationale au cours de la période de la Tène.
Dès la conquête de César, l'interprétation romaine, orientée par les Romains dans le sens de la
pacification et de l'assimilation, tend à dépouiller les dieux nationaux de la Gaule de leurs caractères
sauvages et agressifs et à les présenter comme les équivalents exacts de certaines divinités gréco-
romaines. C'est ainsi que le Teutatès gaulois perd son aspect guerrier en cédant la place au pacifique
Mercure. Mais ces rapprochements, qui aboutissent en fait à des déformations, voire à des mutilations,
introduisent dans les esprits des provinciaux des hésitations et des incertitudes qui aboutissent à de
multiples confusions.
La période augustéenne voit se développer une prolifération de dieux romanisés, côtoyant les divinités
indigènes survivantes. Cette situation dure jusqu'au règne de Tibère, époque à laquelle, sans doute
seulement après 21, commencent les persécutions contre les druides. Celles-ci se poursuivent sous
Claude et sous Néron, et nous assistons alors à un phénomène assez singulier : tandis que les dieux
gaulois s'assimilent progressivement aux dieux gréco-romains, les traditions religieuses druidiques se
maintiennent, vraisemblablement sous le couvert des sanctuaires apolliniens de prophétie et de médecine.
Mais, initiés désormais aux méthodes d'interprétation et d'exégèse des images religieuses classiques,
prêtres et fidèles expriment les traditions indigènes gauloises par le truchement de l'iconographie gréco-
romaine.
Dès la fin du Ier siècle, de Néron aux Flaviens, se constitue une sorte de vulgate provinciale où les
éléments gréco-romains fusionnent désormais avec les croyances gauloises, notamment dans la
combinaison, sur les stèles à quatre dieux, de la triade gauloise romanisée avec la triade capitoline. En
marge de cette assimilation, qui est effective dès 66 après J.-C, cultes et croyances indigènes se
maintiennent intégralement dans les milieux particularistes.
Au IIe siècle, l'hellénisation, puis l'orientalisation n'entament en rien l'intégrité de la tradition religieuse
gauloise, et les mythes traditionnels continuent de s'exprimer à travers l'imagerie gréco-romaine considérée
désormais comme leur mode d'expression habituel. Au IIIe siècle, réapparaissent, en Gaule et en d'autres
points de l'Empire (Bretagne, pays balkaniques, Rome), les plus anciens dieux gaulois sous leur nom et
leur forme primitive (Teutatès guerrier, Taranis à la roue).
Au IVe siècle, après une longue éclipse, les druides gaulois reprennent officiellement leur place dans la
société païenne ; les dieux et les cultes gaulois, qui ont fait l'objet sous la tétrarchie et au début du règne de
Constantin d'une certaine sollicitude de la part des empereurs, brillent d'un vif éclat avant de lutter d'ailleurs
violemment contre l'évangélisation de saint Martin et de ses disciples.
ESSAI SUR L'ÉVOLUTION

DE LA RELIGION GAULOISE

Introduction

Existe-t-il une religion gauloise originale, commune aux Celtes du


continent? Il n'est pas de question sur laquelle les spécialistes soient
en désaccord plus complet. Si Camille Jullian1 estime que l'unité de foi
et de religion a pu exister à l'origine, dans les temps de l'invasion et
de la conquête, les druides cherchant dans la suite à maintenir les
traditions de ce temps, Renel2, Vendryes8, plus récemment encore P.-M.
Duval4 sont d'un avis contraire. D'après eux, les Gaulois n'ont connu
que quelques dieux régionaux et une foule de dieux locaux.
Exactement aux antipodes de cette opinion, Lambrechts6 et Thevenot6
pensent que les Gaulois adoraient à l'origine un dieu unique de contours
et d'attributs très vagues, dont la personne et les fonctions se seraient
diversifiées au contact des religions gréco-romaines. Pour les celtisants,
comme Lambrechts et de Vries7, les croyances religieuses des Celtes
sont d'origine indigène, sous réserve d'éléments antérieurs à la conquête
gauloise. Pour F. Benoît 8, les cultes et les croyances gauloises seraient
dérivés d'un fonds commun, sorte de koinè méditerranéenne, faite de
croyances et de traditions populaires méridionales.
En vérité, chacune de ces thèses exprime, pour sa part, un aspect
de la réalité. La multiplicité des dieux régionaux et des divinités
topiques, la dispersion quasi inorganique du panthéon gallo-romain
ressort avec évidence d'un premier examen des inscriptions et des
monuments. Mais faut -il se limiter à une enumeration et à une analyse
sommaire? N'est -il pas nécessaire de pousser plus à fond l'examen?
En effet, il est toujours possible d'envisager une religion, quelle

1. Histoire de la Garde, II, 1924, 127.


2. Les religions de la Gaule, 1907.
3. La religion des Celtes, MANA, série 2, tonie III, 1948.
4. Mythologies des montagnes, des forêts et des Iles, 1963, p. 5 : « II n'y a sans doute jamais
eu en Gaule de religion nationale. »
5. Contribution à l'étude des divinités celtiques, 1942.
6. Sur les traces des Mars celtiques entre Loire et Mont-Blanc (Dissertationes archaeolo-
gicae Gandenses, 1955).
7. La religion celtique, Payot, 1962.
8. Les mythes de l'outre-tombe, le cavalier à l'angui pède et l'écuyère Épona, 1950 ; L'héroîsa-
tion équestre, 1954 ; L'art primitif méditerranéen de la vallée du Rhône, 1955 ; Mars et
Mercure, 1959.
essai sur l'évolution de la beligion gauloise 81

qu'elle soit, sous l'angle des cultes locaux et d'un polythéisme dispersé,
inorganique. Il suffit de faire abstraction de son sacerdoce et de sa
théologie. Admettons un instant qu'un Persan ou un Indien, peu au
courant des réalités occidentales, ait essayé de se faire une idée des
religions de la Lorraine au xvine siècle, se contentant de traverser le
pays et de visiter calvaires et chapelles. Il en eût conclu que les Lorrains
adoraient une déesse mère et un dieu crucifié, une autre déesse mère
portant un enfant sur ses genoux, et une infinité de saints locaux.
Du Père éternel, il n'eût guère été question, et notre voyageur eût
ignoré à coup sûr que les Lorrains étaient catholiques romains.
Sans doute ignorons-nous à peu près tout des doctrines religieuses
des Gaulois, en raison du naufrage total de toutes les traditions
druidiques continentales. Mais est-il possible de ne tenir aucun compte,
dans la conception que nous nous faisons de la religion gauloise, de ce
que les Anciens nous apprennent sur les druides, sur leur caractère
panceltique, sur leur théologie, sur leur enseignement1? Est-il permis
de négliger entièrement les probabilités d'unité et de communauté
d'idées qui résultent de l'existence même de cette doctrine et de cet
enseignement druidique?
Quant à l'unitarisme de P. Lambrechts, il se trouve compromis par
les arguments mêmes sur lesquels il se fonde. P. Lambrechts prétend,
en effet, déduire l'unité originelle du dieu celtique d'une série de
rapprochements qui ne prouvent qu'une chose : les flottements, les
incertitudes, les confusions dans l'interprétation romaine des dieux
gaulois. Ces confusions finiront par aboutir, tardivement, à une
simplification du panthéon, qui est un point d'aboutissement et non un point
de départ. Mais cette tendance peut fort bien correspondre à un retour
à une ancienne triade, comme nous le verrons plus loin.
Pour la soi-disant koïnè méditerranéenne de F. Benoît, elle s'est
constituée, chez les peuples riverains de la Méditerranée, à l'époque
historique. Mais un certain nombre de ces peuples : Ombriens, Vénètes,
Latins, Grecs, ne sont arrivés sur la mer intérieure qu'à la fin de l'âge
du bronze, et sont indo-européens. Il n'y a rien d'étonnant qu'ils aient
des traditions communes avec les Celtes.
En réalité, F. Benoît a, dans l'ensemble, grandement raison
d'insister sur l'étendue et l'importance des apports méridionaux dans la
religion celtique. Faut-il, pour autant, refuser aux Gaulois toute
originalité religieuse? Ces influences ont à coup sûr agi sur la doctrine et
le rituel. Mais il est nécessaire de les envisager dans une perspective
historique qui permette de distinguer les périodes d'emprunt des
époques de création et d'expansion.

1 . Ces textes sont commodément groupés dans Zwicker, Fontes hisloriae religionis Cel-
ticae, 1934, cf. index rerum, druidae, p. 335.
Rev. Et. anc. 6
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Aperçus sur la protohistoire des Gaulois

II est une époque qui paraît cruciale pour la création et l'évolution


de la civilisation celtique, c'est celle qui va du vine au ive siècle avant
notre ère. Au cours de la période ancienne de Hallstatt (viiie siècle
avant J.-C.) apparaissent dans les collectivités celtiques des éléments
iraniens, originaires de la mer Noire (Cimmériens), qui apportent avec
eux la métallurgie du fer et l'épée longue en fer, ainsi que des types
nouveaux de mors de chevaux, correspondant à des méthodes
nouvelles pour la monte des chevaux et pour 1' equitation1. C'est alors que
se constitue l'aristocratie gauloise, connue sous le nom d' « équités »
par les auteurs latins. C'est alors aussi que se forment les civilisations
celtiques régionales, dominées par des dynastes féodaux2. Après 600,
le commerce grec introduit des relations économiques et culturelles,
dont les recherches et les découvertes récentes démontrent l'ampleur,
particulièrement à la fin du vie siècle avant notre ère. Au ve siècle,
tandis que les premiers bans d'envahisseurs gaulois gagnent la vallée
du Rhône et l'Italie du Nord3, la civilisation celtique de La Tène se
crée entre Moselle et Neckar. Elle est imprégnée d'influences gréco-
étrusques et orientales (Scythes). Plus tard, le monde iranien
entretient de nouvelles relations avec les Celtes, aux ive-me siècles après
J.-C. (torques de Trichtingen).
La reprise du commerce marseillais en 325 avant J.-C. (voyages de
Pythéas) marque le début d'une intense hellénisation de la Gaule
(alphabet, monnaies, développement d'un urbanisme gallo-grec dans le
Midi).
En somme, et dès avant la conquête romaine, nous apercevons la
possibilité de nombreuses influences étrangères sur le monde celtique
continental et sur la religion gauloise, certaines ayant pu agir de façon
très profonde :
viiie siècle : élément organisateur d'origine iranienne ;
vne siècle : influences de l'art du Kouban sur l'art hallstattien ;
vne et ve siècles : influence de l'art scythe ;

1. S. Gallus, T. Horvath, Un peuple cavalier préscythique en Hongrie (Disserlationes


Pannonicae), Budapest, 1939 ; Kossack Georg, Pferdegeschiir aus Grabern der alteren Hall-
stattzeit Bayerns, dans Jahrbuch des römisch germanischen Zentralmuseums Mainz, 1954,
111 ; Μ. Έ. Marien, Trouvailles du champ d'Urnes et iombelles halhlalliennes de Court-Saint-
Étienne, Bruxelles, 1958, p. 25, fig. 3, 4, 9, 12, 18, 40 ; Odette et Jean Taffanel, Deux
tombes de cavaliers du premier âge du fer à Mailhac, Aude, dans Gallia, t. XX, 1962,
fascicule 1, p. 3 et suiv.
2. Cf. J.-J. Hatt, L'histoire et l'archéologie des Celtes du VIIIe au IVe siècle avant notre ère,
dans Gaule, bulletin de la Société d'histoire, d'archéologie et de tradition gauloises, 1962, p. 77.
3. Voir J.-J. Hatt, Les invasions celtiques en Italie du Nord, leur chronologie, dans
Bulletin de la Société préhistorique française, 1960, p. 362-372 ; également Pour une nouvelle
chronologie de l'époque hallstattienne, dans le même Bulletin, 1963, p. 654 et suiv.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
(Sophus MulJer, N
Vase de Gundestrup : Taranis, aidé d'un géant en costum
lance la roue de feu. Animaux symboliqu
(Voir l'explication détaillée des planches p. 123
essai sur l'évolution de la religion gauloise 83

vie siècle (surtout au cours de la seconde moitié) : influences étrusques,


italiques et helléniques ;
ive et iiie siècles : renouveau d'influences orientales (iraniennes) et
influences germaniques (invasions belges) ;
ive et ine siècles : hellénisation de la Gaule, par Marseille.
Même avant la conquête romaine, le monde celtique n'est pas un
monde clos. Il a été traversé, à, toutes les époques, par de multiples
courants. Est-ce à dire qu'il n'y a pas eu de pensée religieuse celtique
autonome et originale? En réalité, le développement même du monde
celtique continental prouve qu'il y a eu un moment où la nation
celtique a pris conscience d'elle-même. C'est le ve siècle, période des
invasions, au cours de laquelle s'est formée une civilisation celtique
nationale, homogène et conquérante : celle des invasions gauloises, que les
archéologues ont appelée civilisation de La Tène. La légende d'Ambigat,
Bellovèse et Sigovèse (Tite-Live, livre V, XXXIII), nous démontre
qu'il existait une épopée nationale gauloise remontant à cette époque.
Quelques éléments spécifiques du culte gaulois : les chenets à tête de
bélier, le dieu cerf, le serpent à tête de bélier semblent d'ailleurs
remonter à cette époque, d'après les données de l'archéologie1.
La civilisation de La Tène, très originale, est devenue après les
invasions gauloises celle d'une grande partie des peuples de l'Europe
centrale et des Balkans. A la différence de celle du Hallstatt, qui est formée
d'éléments étrangers aux Celtes (illyriens, notamment) et qui comporte
une variété très grande de facies régionaux, elle est homogène et
présente un caractère national fort accusé. Il serait très étonnant qu'à
cette unité de civilisation ne correspondit pas une unité de religion.

Les druides
Un des caractères fondamentaux de la vie sociale et religieuse des
Gaulois est la division de la société en trois classes 2 : les druides, les
chevaliers, la plèbe. G. Dumézil8 a fait très justement observer que
cette division correspond exactement à celle de la société primitive
aux Indes : les prêtres, les guerriers, les producteurs. De nombreux
témoignages des auteurs anciens attestent l'importance et l'ancienneté
du sacerdoce des druides, qui sont comparés aux gymnosophistes de
l'Inde et aux mages de la Perse4. L'ampleur de leur doctrine, l'étendue
1. Chenets à tête de bélier, encore inédits, découverts au Pégue dans les couches
anciennes de la Tène (sondage de l'école) ; dieu au cerf ou prêtre costumé en cerf, figurant
parmi les gravures du Val Camonica, en Italie du Nord, serpents à tête de bélier
décorant des torques de la fin du Hallstatt, voir Cl. Schaeffer, Les tertres funéraires
préhistoriques dans la forêt de Haguenau, II : Les tumulus de l'âge du fer, pi. XX VI a, et p. 222 etsuiv.
2. Caesar, Β. G. VI, 13, 1.
3. G. Dumézil, L'idéologie tripartie des Indo-Européens (collection Latomus), 1958, p. 11.
4. Pseudo-Aristote, Magikos, apud Diogenem Laertium, Vitae philosoph. prooim, p. 1,
voir Zwicker, Fontes..., p. 8.
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de leur enseignement, qui porte sur la « physiologie », la théologie,


l'éthique, la. divination, la magie et la médecine, est soulignée par des
témoins dignes de foi, comme Posidonius1. L'importance du rôle des
druides dans la vie sociale et politique gauloise ressort du texte de
Posidonius et de l'excursus que César consacre, dans ses Commentaires
sur la guerre des Gaules, à, la société et à la religion gauloises.
Mais les druides ont été les premières et les plus notables victimes
de la conquête romaine et de la romanisation. César ne dit mot de leur
action sur les événements de la guerre des Gaules. Ont-ils, dès son
arrivée, complètement disparu de la scène? Il s'agit là, certainement,
d'une omission volontaire2. En réalité, la comparaison du texte de
César (B. G., VII, III, 1) et du texte de Hirtius (B. G., VIII, 38), qui
donnent deux versions légèrement différentes des débuts de la grande
insurrection nationale de 52, nous permet de supposer que cette
dernière a été déclenchée, chez les Carnutes, par le Gutuater, ou grand
prêtre, chef des druides. Ce dernier vécut un certain temps dans la
clandestinité (« ne civibus suis quidem se committebat », dit Hirtius)
avant d'être livré aux Romains comme ayant été l'initiateur
responsable du soulèvement. Mais ce fait, assurément important, a été
volontairement omis par César qui nous parle uniquement du druide
collaborateur des Romains, Diviciacus. Encore ce dernier disparaît-il
également de la scène dès 54 avant J.-C.
Dans la suite, sous Auguste, sous Tibère et sous Claude 3, les Romains
pourchassèrent les druides et interdirent leur culte et leur enseignement.
Disparurent-ils totalement? En 69-70 après J.-C, l'épisode de Marie4,
puis les présages tirés par les druides de l'incendie du Capitole 6 nous
apprennent que le rôle des druides continuait dans la clandestinité
pour la résistance nationale. Des prophéties des druides sont encore
mentionnées, au ine siècle, à l'encontre d'Alexandre Sévère6 et de
Maximin7. Cette dernière mention est particulièrement importante,
car le récit est localisé à Aquilée, ville de Gaule cisalpine, où le culte

1. Posidonius, frg. 116, apud Diod. Sic. V, 31, 2, voir Zwicker, Fontes..., p. 18, et
Caes. VI, 13, 1 ; Pomp. Mela III, 2, 18.
2. Voir J.-J. Hatt, Histoire de la Gaxde romaine, p. 66.
3. Suet., Claud. 25, 5 : Druidarum religionem apud Gallos dirae immanitatis et tantum
civibus sub Augusto interdictam penitus abolevit Claudius.
4. Tac, Hist., II, 59, voir Camille Jullian, Histoire de la Gaule, I, IV, p. 193.
5. Tac, Hist. IV, 54 : Fatali nunc igne signum caelestis irae datum et possessionem re-
rum humanarum transalpinas gentibus portendi superstitione vana druidae canebant.
6. Hist. Aug., Adi Lampridi Alexander Severas XVIII, 60, 6 = I, p. 299 et suiv. (voir
Zwicker, Fontes, p. 97) : Omina mortis haec ferunt : mulier dryas eunti exclamavit Gallico
sermone : « vadas nee victoriam speres, nee te militi tuo credas ».
7. Hist. Aug., Juli Capitolini Maximinus maior XIX, 22, 1 = Π, 19, 25 : Cum igitur
frustra obsideret Aquileiam, Maximinus legatos in eandem urbem misit. Quibus populus
paene consenserat, ni Menofilus cum collega restitisset, dicens etiam deum Belenum per
haruspices respondiese Maximinum esse vincendum. Unde etiam postea Maximiniani
milites jactasse die un tur Apollinem contra se pugnasse...
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
Vase de Gundestrup : Sacrifice humain propitiatoire à Teutatès et
pour porter secours à la déesse mère.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 85

de Belenus, l'Apollon druidique, est mentionné par les inscriptions1


avec une particulière fréquence. Une localité proche d'Aquilée a pris
le nom du dieu gaulois2. La dédicace à Apollon Belenus, faite par Dio-
clétien et Maximien, prouve le caractère officiel qu'avait pris, à la fin
du m6 siècle, le sanctuaire prophétique du dieu gaulois. Belenus est
également mentionné en Gaule, en Narbonnaise ; Apollon Grannus a
été adoré en Gaule par Caracalla3. Mais le témoignage le plus
significatif se rapportant à son culte en Gaule est celui d'Ausone.
Ausone, Commemoratio professorum Burdigahnsium, IV, 7 et suiv. :
« Tu (Attius, Patera, rhetor Burdigalensis)
Baiocassi stirpe
druidarum satus
si fama non fefellit fidem
Beleni sacratum ducis e templo genus
et inde vobis nomina,
tibi Paterae sic ministros nuncupant
Apollinares mystici. »
Traduction : « Toi, Attius Patera, rhéteur bordelais issu d'une famille
de druides baiocasses, et, si la renommée n'a point abusé ma bonne
foi, d'une caste consacrée au temple de Belenus. C'est là l'origine de
vos noms, et c'est ainsi que toi tu te nommes Patera, car c'est ainsi
que les initiés au culte de l'Apollon (gaulois) nomment leurs prêtres. »
Ibid., X, 22 et suiv. :
<s Nec reticebo senem
nomine Phoebicium
qui Beleni aedituus
nil opis inde tulit
sed tarnen, ut placitum
stirpe satus druidum
gentis Aremoricae
Burdigalae cathedram
nati opera obtinuít. »
Je me garderai d'omettre le nom, Phœbicïus, de ce vieillard qui fut
sacristain du temple de Belenus, et n'en tira nul profit, mais qui
cependant, issu d'une famille de druides et d'origine armoricaine, obtint
grâce à son fils une chaire à Bordeaux.

1. Voir Dessau 625, CIL V, 732 (Aquilée). Apollini Beleño imperatores Caesares Aur.
Val. Diocletianus et M. Aur. Val. Maximianus P. F. invicti Augg. dedicaverunt. Également
Dessau 4867, CCIL V, 754, 755 ; 4868, CCIL V, 738 ; 4869, CIL V, 737 ; 4870, CIL V, 742 ;
4871, CIL V, 748 ; 4872 ; 4873, CIL V, 749 ; 4874, CIL V, 744.
2. Bellune, voir plus haut, cf. également Hérod., 8, 3, 8.
3. Dessau 4866 a, CIL XII. Belenus, en Narbonnaise : Caliesane, Gallici, t. XI, 1953,
fase. I, p. 112. Esp., Inscr. lai. Narb., 33 et 34. Apollon Grannus adoré en Gaule par
Caracalla, Dion Cassius, LVII, 15, 5.
86 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Les indications que nous donne ici Ausone sont d'un très grand prix.
Elles nous enseignent qu'il existait encore, au ive siècle, dans la haute
société gallo-romaine, des druides se succédant de père en fils et
attachés au culte de Belenus-Apollon-Phoehus.
Le surnom religieux porté par l'un de ces druides, Patera, nous
ouvre peut-être également un aperçu sur les attaches indo-européennes
des druides et sur la survivance de très lointaines traditions dans le
milieu druidique jusqu'au ive siècle de notre ère. En effet, la coupe
(patera) fait partie du groupe des talismans indo-européens, en
rapport avec la triade divine et la division de la société en trois classes,
selon G. Dumézil1. Il s'agit d'une légende des Scythes : trois objets
descendent du ciel, une charrue avec un joug, une hache de combat,
une coupe. Chacun d'eux est le symbole d'une fonction sociale : la
coupe, de la fonction religieuse ; la hache, de la fonction guerrière ; le
joug, de la fonction agraire.
Un témoignage non moins capital de l'importance prise, au ive siècle,
par le culte de l'Apollon gaulois, nous est apporté par le panégyrique
prononcé à Trêves en 310 en l'honneur de Constantin par un rhéteur
d'Autun :
Panégyriques latins, VII, XXI et XXII :
«... ubi deflexisses ad templum toto orbe pulcherrimum, immo ad
praesentem, ut vidisti, deum. Vidisti enim, credo, Constantine, Apolli-
nem tuum comitante Victoria coronas tibi laureas offerentem, quae
tricenum singulae ferunt omen annorum... Et immo quid dico : « credo »?
Vidisti, teque in illius specie recognovisti, cui totius mundi regna
deberi vatum carmina cecinerunt. Merito igitur augustissima illa delu-
bra tantis donariis honestasti ut jam vetera non quaerant, jam omnia
te vocare ad se templa videantur, praecipueque Apollo noster, cujus
ferventibus aquis perjuria puniuntur, quae te maxime oportet odisse.
« Di Immortales, quando ilium dabitis diem, quo praestantissimus
hic deus, omni pace composita, illos quoque Apollinis lucos et sacras
aedes et anhela fontium ora circumeat... (Augustoduno). »
«... Ayant fait un détour vers le temple le plus beau du monde,
bien plus, comme tu as pu le constater, vers le dieu lui-même, en
personne. En effet, tu as vu, je crois, Constantin, ton Apollon,
accompagné de la Victoire, et t'offrant des couronnes de laurier, qui t'apportent
le présage de trente années de règne... Mais pourquoi dire : je crois,
car tu l'as vu effectivement, et tu t'es reconnu sous les traits de celui
auquel les chants divins des poètes ont prédit qu'était destiné l'empire
sur le monde entier. C'est à juste titre que tu as honoré ces sanctuaires
de dons si importants, qu'ils ne regrettent plus les anciennes fondations,
et que désormais tous les temples semblent t'appeler vers eux, et prin-

1. G. Dumézil, L'idéologie tripartie des Indo-Européens, p. 9, 10 ; cf. Hérodote, IV, 5.


REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
Vase de Gundestrup : à g., Cernunnos protège le taureau et le cerf div
à dr., un défunt, échappant, sur le dos d'un dauphin, à la chienne de l
sacré vers les Iles des Bienheureux.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 87

cipalement notre Apollon, dont les eaux bouillonnantes punissent les


parjures, que tu dois plus que quiconque abhorrer. Dieux immortels,
quand nous accorderez-vous le jour où cette divinité, tutélaire entre
toutes (Constantin), la paix universelle enfin établie, viendra visiter
également ces sanctuaires d'Apollon, ces bois sacrés, ces demeures
consacrées, ces sources et leurs bouches fumantes? »
Donc Constantin, dans le sanctuaire de Grand, s'était reconnu sous
les traits d'Apollon, escorté d'une victoire, qui lui prédisait trente
années de règne. La forme même du signe vu par Constantin est celle
d'un X, forme païenne primitive du symbole qui devait devenir celui
du labarum chrétien. Ce signe est l'équivalent de la roue, symbole de
la foudre, attaché au Taranis gaulois, et qui exprime la toute puissance
du dieu céleste.
Après avoir décrit cette vision et mentionné les dons généreux de
Constantin aux prêtres du sanctuaire, le rhéteur d'Autun s'efforce
d'attirer l'empereur dans la région d'Autun, où le même Apollon est
adoré dans un sanctuaire de sources bouillonnantes. Il semble donc
qu'à la faveur de la vision de Grand, les milieux druidiques aient tenté
d'orienter vers le culte et les sanctuaires de l'Apollon gaulois la piété
de Constantin qui cherchait une voie nouvelle.
Il se dégage de ces divers textes comparés entre eux des perspectives
générales sur l'évolution du rôle des druides et sur l'importance des
sanctuaires gaulois aux diverses époques : après la persécution des
druides et l'interdiction de leur culte au début du Ier siècle, ces prêtres
gaulois ont maintenu leur pouvoir, envers et contre tout, par leur
capacité de prophétie, à l'ombre des sanctuaires où se pratiquait la
divination. Ils reprennent, à partir des Sévères, un rôle officiel dans les
temples célèbres, comme celui de Grand, en Gaule transalpine, ou
d'Aquilée, en Gaule cisalpine, que les empereurs eux-mêmes
fréquentent et où ils vont accomplir leurs dévotions. On leur attribue
plusieurs prophéties décisives dans l'histoire militaire et politique de
l'Empire, sous Maximin, sous Aurélien, sous Constantin.
Un autre fait ressort de ces documents associés : l'unité et l'identité
de l'Apollon gaulois, dieu des sanctuaires prophétiques, qu'il soit appelé
Belenus, comme à Aquilée, ou dans le Norique, Grannus1, comme en
divers lieux de l'Empire d'Occident, ou Borvo, comme dans la cité
des Héduens. Cette constatation permet de résoudre en partie le
problème posé par la variété des dieux topiques. En ce qui concerne
l'Apollon gaulois, cette diversité n'est qu'apparente et tient à la
multiplicité des noms ou des surnoms qui sont affectés au dieu, suivant les
régions. Mais c'est toujours le même dieu des sources et de la divination.

1. Liste des dédicaces à Apollo Grauaus : Dessau 4646, Ecosse, CIL VII, 1982 ; Dessau
4647, Trêves, 4648, Autun, CIL XIII, 2600 ; 4648, Horbourg, CIL XIII, 5315 ; 4650,
Ulm, CIL III, 5861 ; 4651, Faimingen, CIL III, 5873 ; 4652, Rome, CIL VI, 36.
88 revue des études anciennes

La triade gauloise

G. Dumézil a mis en évidence les éléments fondamentaux de la


triade indo-européenne dans le panthéon des Celtes insulaires,
irlandais et gallois1, comme dans la religion scandinave2. Est-il possible
d'en faire de même pour les Celtes continentaux? Le panthéon de ces
derniers comporte de nombreuses triades ; celle des trois Matres ou
Parcae des Trévires a été assimilée à celle des trois Macha insulaires 3.
Il existe chez les Rèmes une triade composée de trois grands dieux :
Apollon, Cernunnos, Mercure4.
La visible prédilection des Gaulois et des Gallo-Romains pour les
groupes clos de divinités hiérarchisées est sensible, depuis le chaudron
de Gundestrup, qui est du début du Ier siècle après J.-C, jusqu'aux
plus tardives stèles à quatre divinités, surmontées de colonnes de
Jupiter, en passant par les piliers à étages, de Paris, de Mavilly. Est-il
possible d'interpréter ces divers ensembles comme dérivant d'une
triade originelle, commune à tous les Gaulois?
On a jusqu'à ce jour hésité à identifier une triade 5, constituée à
l'indo-européenne, dans les trois dieux celtiques Teutatès, Ésus,
Taranis, mis en avant par Lucain, en des vers célèbres de la Pharsale (I,
441 et suiv.) :
« Tu quoque laetatus converti proelia, Trevir
et nunc tonse Ligur, quondam per colla decore
crinibus effusis toti praelate Comatae
et quibus immitis placatur sanguine diro
Teutatès horrensque feris altaribus Esus
et Taranis Scythicae non mitior ara Dianae. »
« Toi aussi, tu exultas de voir les combats changer de théâtre, Tré-
vire, et toi Ligure, actuellement rasé, jadis préféré à toute la Gaule
chevelue pour ta chevelure gracieusement répandue sur la nuque, tous
ceux qui apaisent par d'affreux sacrifices sanglants le cruel Teutatès,
l'horrible Ésus aux sauvages autels, et Taranis, dont le culte n'est pas
moins cruel que celui de la Diane scythique. »
Cette prudence était-elle justifiée? Ces dieux, mal connus, peu cités,
ont-ils d'autres titres que cette mention du poète latin, à passer pour
les trois grands dieux des Celtes?
En réalité, s'ils sont peu figurés sous leur aspect d'origine, s'ils sont
rarement nommés sous leur vocable celtique, quelle est la raison de cet

1. L. l, p. 58.
2. L. l., p. 54.
3. De Vries, Keltische Religion, p. 130 et suiv.
4. Lambrecbts, l. L, pi. V, 10.
5. Mythologies des steppes et des forêts ; P.-M. Duval, Mythologie celtique, p. 8.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 89

effacement, sinon la censure des Romains? Ceux-ci, en même temps


qu'ils s'efforçaient d'extirper définitivement le druidisme, ont essayé
de bannir les dieux gaulois et d'interdire leur culte. Ils ne les ont pas
supprimés, mais en quelque sorte neutralisés, en les assimilant à des
dieux gréco-romains et en effaçant ainsi leurs caractères nationaux.
Mais ces dieux gaulois primitifs devaient reparaître, au ine siècle de
notre ère, sous leur nom et sous leur aspect d'origine1, à la faveur de
cette réaction indigène qui se manifeste sous une autre forme par le
retour en faveur des druides et l'importance, officiellement reconnue,
de leurs sanctuaires prophétiques. Cette constatation, concordant
absolument avec les perspectives historiques dégagées plus haut, nous
encourage à dépasser les scrupules qui ont arrêté nos devanciers et à admettre
comme hypothèse de travail la proposition suivante :
Taranis, Teutatès, Ésus constituent une triade celtique confédérale
à l'image des triades indo-européennes définies par G. Dumézil. Créée
et maintenue par les druides, cette triade est au centre du polythéisme
celtique continental.
Nous possédons, dans l'iconographie gauloise, deux représentants de
cette triade : le gobelet d'argent de Lyon (i?. Α., 1936, II, p. 47 à 53)
présente Taranis sous la forme d'un aigle combattant un serpent, comme
motif central. Au dieu du ciel est associé, à sa gauche, un Mercure-Teu-
tatès au sanglier, vers lequel descend le corbeau de Belenus, tandis
qu'Ésus-Cernunnos, tenant une corne d'abondance et un collier, étendu
sur un divan, est accompagné d'un cerf et d'un chien. L'idole d'Euffi-
gneix (Varagnac, L'art gaulois, pi. 6, 7) comporte un œil, symbole de
Taranis, un sanglier, symbole de Teutatès, un buste d'homme imberbe
portant un torques, symbole d'Ésus.

Teutatès

Qui est Teutatès? Des gloses attachées au texte de Lucain, dans le


manuscrit de Berne2, nous apportent ici un renseignement précieux :
à Teutatès sont sacrifiés des hommes à qui l'on plonge la tête dans un
chaudron plein d'eau pour les étouffer. Or, sur le chaudron de Gundes-
trup3, nous trouvons une représentation de ce rituel. C'est un géant
devant lequel défile une armée gauloise, composée de fantassins et de
cavaliers, et qui plonge la tête de l'un d'entre eux dans un chaudron.
S'agit-il d'un sacrifice propitiatoire, destiné à rendre le dieu favorable
à l'armée et à lui préparer les chemins de la victoire? C'est là l'hypo-

1. Voir plus loin, p. 116, la réapparition, au me siècle, de Teutatès et de Taranis dans


les inscriptions et dans l'iconographie.
2. Zwicker, Fontes, p. 50.
3. P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, 1957, p. 24, 25, ici pi. IV.
90 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

thèse la plus vraisemblable1. Teutatès ne figure pas sur le chaudron.


Le personnage figuré est un druide héroïsé ou un assistant mythique.
Le dieu gaulois proprement dit est représenté sur une plaque carrée de
l'extérieur (pi. X, en haut), tenant de chaque main un guerrier qui lui
offre un sanglier. Cette figuration est une scène de jugement dernier. En
effet, le guerrier que Teutatès tient à sa droite domine un chien,
symbole de l'anéantissement dans la Mort, tandis que le guerrier qui est
à sa gauche est en rapport avec un Pégase qui le transportera au ciel.
Teutatès doit donc être considéré avant tout comme le dieu protecteur
de la collectivité armée, le dieu de la guerre. Son nom, Teutatès ou
Toutatès, signifie le dieu de la tribu. En réalité, son identification avec
Mercure et les indications que nous donne César 2, confirmées par
l'iconographie gallo-romaine, permettent de lui attribuer une double face,
tantôt guerrière, tantôt pacifique. C'est, par excellence, le dieu des
activités collectives, en paix comme en guerre. Il semble également
que ses attributions s'étendent au domaine des morts.
Bref, le Teutatès de Lucain et du chaudron de Gundestrup est le
dieu national des Celtes continentaux. S'il est si peu représenté dans
les textes et les inscriptions, c'est parce qu'il a été honni et censuré par
les Romains. Ces derniers le considéraient, non sans raison, comme
l'animateur de la résistance gauloise. Si l'on admet qu'il avait été, dans le
passé, le guide et le protecteur des invasions gauloises, ils avaient des
raisons historiques de le haïr.

Ésus

Qui est Ésus? Au témoignage des gloses de Berne, les sacrifices à


Ésus se faisaient de façon suivante3 : un homme était attaché à des
branches d'arbre ramenées de force en arrière. Les branches une fois
lâchées par les assistants du druide, son corps se trouvait écartelé dans
un jaillissement de sang. Ésus est figuré, sur le pilier des nautes de
Paris et sur un autel de Trêves*, comme un bûcheron coupant des
rameaux avec une serpe. — Sur le chaudron de Gundestrup figure,
comme l'un des dieux de la triade (comprenant également Taranis et
Teutatès), un dieu accroupi, de forme humaine, la tête couronnée de
ramures de cerf5. Le même dieu, sous le nom de Cernunnos, paraît
associé à Ésus sur le pilier des nautes 6. Sur le chaudron de Gundestrup,

1. Remarquons que, sur le chaudron de Gundestrup (cf. pi. IV), le serpent à tête
de bélier, dieu cbtonien, dieu de la mort, précède l'armée dans sa marche.
2. B. G., VI, 16, 1.
3. Zwicker, Fontes, p. 50 ; voir Ê. Thevenot, La pendaison sanglante des victimes offertes
à Ésus-Mars, dans Hommages à Waldemar Déonna (Latomus, 1957), p. 442 à 449.
4. Voir P. Lambrechts, Contributions à l'étude des divinités celtiques, pi. I, fig. 1 et 2.
5. Ibid., pi. Ill, fig. 5.
6. P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, p. 35.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
Vase de Gundestrup : la déesse mère tient en respe
et le loup de la guerre et de la Mort.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 91

Cernunnos tient de la main droite un torques, de la main gauche un


serpent à tête de bélier. Ce dieu est un distributeur de richesse- : sur un
bas-relief de Reims où il figure, encadré d'Apollon et de Mercure, il
fait couler des pièces de monnaies qui sortent d'un sac pour se répandre
entre un cerf et un taureau1. Sur une stèle du Titelberg2, le même
dieu, porteur d'une corne d'abondance, domine une tête de cerf
crachant des monnaies, à côté d'une tête de taureau.
Au Cernunnos du pilier des nautes de Paris semble également allié
un autre dieu gaulois, portant le nom de Smertrios3. Ce dieu, figuré
sous l'aspect d'Hercule, une massue dans la main droite et un arc dans
la main gauche, peut aussi être considéré, d'après son nom, comme un
distributeur de richesses. Associé, sur une stèle de Beaune4, à un dieu
tenant un serpent et à un dieu cornu à pattes d'animal (Cernunnos?),
le tricéphale, paraît également faire partie du cycle d'Ésus.
Ésus, dont le nom signifie, en gaulois, le maître, ou le bon maître 5,
doit donc être considéré comme une sorte de meneur de jeu des forces
biologiques, animales et végétales, symbolisées par des dieux végétaux,
animaux ou humains, voire monstrueux, comme l'arbre, le cerf, le
taureau, le serpent à tête de bélier, Cernunnos, le tricéphale. Il est lié
à un héros massacreur de monstres et distributeur de richesses,
Smertrios. Il est l'animateur et le protecteur de la fertilité végétale et de la
fécondité animale et, comme tel, dieu des agriculteurs, des producteurs.
Il semble également, en tant que divinité chthonienne, régner sur les
morts et la vie d'outre-tombe.
Cette première approximation sera précisée plus loin par l'analyse de
l'iconographie gauloise et gallo-romaine mettant en jeu Ésus et
Cernunnos, ainsi que Smertrius, et qui permet de rétablir la légende
gauloise (voir plus loin, p. 97 sqq.).

Taranis

Qui est Taranis? Son nom, en gaulois, signifie le tonnerre. D'après


les gloses de Berne6, des hommes lui sont offerts en holocauste dans
de grands mannequins d'osier qui sont brûlés. Le même rituel est
mentionné par César7. Le symbole gaulois de la foudre et du tonnerre est
la roue 8. La roue est présente, en Narbonnaise, sur les autels consacrés

1. P. Lambrechts, l. l., pi. V, fig. 10.


2. Ibid., pi. VIII, fig. 17, 18.
3. P.-M. Duval, l. l, p. 35.
4. P. Lambrechts, 1. l., pi. VII, fig. 16.
5. P.-M. Duval, Les dieux de la Gaule, p. 19.
6. Zwicker, Fontes, p. 15.
7. Β. G., VI, 16, 1.
8. Lefort des Ylouses, La roue, le svastika, la spirale comme symboles du tonnerre, dans
C. R. A. /., 1949, p. 152 ; J.-J. Hatt, Rota flammis circumsepta, à propos du symbole de
L· roue dans la religion gauloise, dans Revue archéologique de l'Est, 1951, 82 à 87.
92 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

à Jupiter1. Un de ces autels porte, à côté de la roue, la mention : fulgur


conditum 2.
Taranis est précisément le dieu à la roue. Il est figuré, sur le chaudron
de Gundestrup3, sous la forme d'une idole masculine, tenant d'une
main une roue et accompagné d'un assistant, sorte de géant habillé
du costume militaire gaulois et coiffé d'un casque à cornes bouletées.
Entre le dieu et la terre, personnifiée par le serpent à tête de bélier, on
peut apercevoir une théorie de griffons ailés à bec d'aigle, faisant sans
doute allusion aux rapports étroits qui semblent exister, dans la triade
gauloise, entre Taranis et Belenus, l'Apollon gaulois (voir plus loin).
Il y a un mythe gaulois de Taranis qui est figuré sur le chaudron
de Gundestrup. Ce mythe est éclairé par un rituel celtique de la roue
enflammée, dont le souvenir est conservé dans les Actes de saint- Vincent
d'Agen4, qui fut martyrisé au début du ive siècle : une roue enflammée
sortait d'un temple situé au-dessus d'une rivière où elle allait se plonger,
puis remontait dans le sanctuaire par une marche inverse, en
continuant de projeter des flammes et de la fumée. — Ce mécanisme
reproduisait celui de la foudre, tel que les Gaulois l'avaient conçu :
Taranis lançait sa roue enflammée sur la terre, faisant ainsi jaillir
l'eau de pluie et l'eau des sources, par le choc de la terre et du feu.
Puis il ramenait sa roue enflammée dans le ciel avec l'aide de son
acolyte, le géant.
A quel dieu gréco-romain Taranis était-il assimilé? Les autels de
Narbonnaise, comme aussi le texte de César, paraissent démontrer
que l'identification la plus courante, la plus normale en apparence,
était avec Jupiter. Ce dieu est, de beaucoup, le plus souvent nommé
et le plus représenté en Gaule romaine.
Cependant, les travaux d'Ê. Thevenot ont démontré qu'il existait
un dieu indigène du ciel et de la lumière, associé du cheval et en rapport
avec les sources 6. Cette grande divinité, parfois appelée Loucetios, ou
Leucetius (le brillant, l'étincelant), ou Rudianos, Rudiobos, ou Sego-
mos, paraît bien avoir des rapports directs avec Taranis. Elle est en
tout cas issue d'un mythe parallèle : celui du cheval, ou du dieu
cavalier solaire descendant du ciel sur la terre pour apporter la pluie et
faire jaillir l'eau des sources. Mais il n'est pas exclu qu'il y ait eu, à
l'intérieur des divinités du premier groupe de la triade (dieux cosmiques,
en rapport avec les druides), une distinction entre un dieu sidéral

1. Un autel de Nîmes, Esp. 6825, porte l'inscription iovi et terrab m atri, associée
à la roue.
2. Esp. 832.
3. P. Lambrechts, l. L, pi. Ill, fig. 6.
4. Zwicker, Fontes, p. 302-303 ; voir J.-J. Hatt, Rota flammis circumsepia, R. A. E.,
1951, 83.
5. E. Thevenot, Sur les traces des Mars celtiques entre Loire et Mont blanc [Disserlationes
archaeologicae Gandenses, 1955).
9i αη

REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES T. LXVII, 1965, Pl. VII

(Sophus Müller, l. I., pl. XIII.)


Vase de Gundestrup : en haut, la déesse mère et ses deux suivantes en
train de se transformer en grues ; — en bas, la déesse mère et ses deux
époux, Taranis (à dr.), Ésus (à g.).
essai sur l'évolution de la religion gauloise 93

(Loucetios) et un dieu fulgurant (Taranis), comme il y a une différence


dans le panthéon germanique, entre Tiu, dieu du ciel, Thor et Donar,
dont l'un est le dieu de la foudre et l'autre le dieu de la tempête1.
Un autre dieu paraît avoir des rapports avec Taranis : c'est Sucellus,
le bon frappeur, le dieu au maillet gaulois, assimilé, dans le sud de la
Gaule, à Silvain, dans le nord, au Dis Pater latin, dieu de l'Enfer. Les
gloses de Berne l'assimilent à Taranis 2. Cette dernière divinité est
également sidérale. Elle porte fréquemment sur sa tunique des signes
astraux3. Son maillet est associé au culte des sources.
Il se peut que cette troisième divinité soit l'équivalent du Thor
germanique et qu'elle ait été primitivement intégrée au groupe des dieux
d'en haut. Nous constatons cependant qu'à l'époque gallo-romaine,
Sucellus-Silvain-Dispater ne fait pas partie habituellement des grands
dieux dérivés de la triade. Il est possible qu'en raison de la
prééminence de Jupiter romain (I. 0. M.), très tôt assimilé à Taranis, il ait
été relégué dans le rôle de dieu des Enfers, protecteur des morts. Il s'agit
d'ailleurs très probablement du Dispater de César, ancêtre mythique
de la race gauloise, selon les druides4.
N'ayons garde d'omettre, en rapport avec le Taranis ou quelque
autre dieu céleste, la grande déesse mère que deux monuments
importants lui associent : le chaudron de Gundestrup, un relief archaïque
conservé au Musée d'Hyères5. Au maître du ciel semble avoir été
jointe sa parèdre naturelle, une dame de vie, la Terre-Mère.

Belenus et Taranis

Taranis, Teutatès, Ésus, ces trois grandes divinités peuvent-elles


constituer une triade organisée suivant les catégories indo-européennes
mises en évidence par G. Dumézil? Dans une perspective de ce genre,
Taranis devrait être considéré comme la divinité cosmique, en rapport
avec la fonction sociale supérieure : celle des druides ; Teutatès, comme
le dieu de la collectivité celtique et comme le dieu des guerriers, des
chevaliers ; Ésus, présidant à la vie végétale et animale et créateur de
richesses, devrait être assimilé à la divinité des producteurs, des
agriculteurs.
Mais une difficulté surgit immédiatement : comment admettre
l'appartenance de la classe sacerdotale au domaine de Taranis puisque,

1. Sprater, Die Jupitersaulen, ein Beilrag zur Religions geschickte der Kelten und
Germanen, dans Pfalzer Heimal, 1951, Heft 3.
2. Zwicker, Fontes, p. 50 : Taranis Ditis pater hoc modo apud eos placatur.
3. E. Linckenheld, Sucellus et Nantosvelta, dans Revue d'histoire des religions, 1929,
p. 69 et suiv. ; P. Lambrechts, l. l, p. 108-109. Voir CIL XIII, 6730, 1014 : svcaelo.
4. Zwicker, Fontes, 24 ; Β. G., VI, 18, 1.
5. Jacques Coupry, Le maître du Ciel et la dame de Vie, dans Gallia, t. CV, 1957, fase. 1,
p. 146, 147.
94 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

d'après le témoignage si précieux des deux textes d'Ausone (voir plus


haut), les druides étaient attachés au service de l'Apollon gaulois,
Belenus? En réalité, il semble bien que Taranis et Belenus
entretiennent entre eux des rapports étroits analogues à ceux qui unissent
le Mitra et le Varuna de la triade indienne :
« Quant à leurs domaines, dans le cosmos, Mitra s'intéresse plus à, ce
qui est proche de l'homme, Varuna à l'immense ensemble. Mitra est
assimilé aux forces visibles et usuelles du feu et des sources, Varuna à
leurs formes invisibles et mythiques1... »
Parallèlement, Taranis paraît être le souverain du ciel, du soleil et
de la foudre, Belenus celui des eaux jaillissantes et des sanctuaires
prophétiques. Il assure ainsi la médiation entre les forces du cosmos
et l'homme2. De même que Mitra est le dieu des contrats, Belenus-
Borvo- Apollon punit les parjures par ses eaux bouillonnantes3.
Nous pensons qu'entre Taranis, dieu céleste, et Belenus, dieu des
sanctuaires, des sources et de la divination, les Gaulois avaient imaginé
un intermédiaire, Vange du sommeil prophétique. En effet, c'est ainsi
que nous interprétons une figure ailée, associée à Apollon prophétique
sur les stèles de Paris 4 et de Mavilly 5. Un génie ailé du même genre
se rencontre à, Entrains 6, dans un sanctuaire où se pratiquaient
certainement aussi la divination et la médecine par incubation. Sur une
stèle du Musée de Luxembourg 7, un génie nu et ailé se trouve encadré
entre la roue de Taranis, à sa gauche, et le griffon d'Apollon, à sa droite.
Rappelons (voir plus haut) que sur la plaque du chaudron de Gundes-
trup, où figure l'idole de Taranis lançant sa roue, apparaissent
également les griffons d'Apollon. Ainsi se trouvent précisés les rapports
entre Taranis, dieu suprême, et Belenus. Taranis envoie à Belenus les
songes prophétiques par l'intermédiaire d'un messager ailé.
Cette iconographie reflète une idée dont l'origine est
vraisemblablement hellénique et qui a fort bien pu se développer en Gaule aux
ive et nie siècles avant J.-C, lorsque les rituels grecs de mantique et
de médecine par incubation ont pénétré dans le pays, à partir de la
Provence, civilisée par Marseille8.
Dans cette catégorie des intermédiaires entre les dieux et les hommes,

1. G. Dumézil, L'idéologie tripartie des Indo-Européens, p. 63.


2. E. Thevenot, Le dieu cavalier (Taranis), Mithra et ApoUon, leurs affinités dans les
cultes gallo-romains, dans Nouvelle Clio, 1950, p. 602-603, constate de son côté que le dieu
cavalier (Tarants), Mithra et Apollon sont associés au culte des eaux et au culte solaire.
3. Panégyriques latins, VII, XXI, 7 : « Apollo noster, cujus ferventibus aquis perj uria
puniuntur ».
4. Esp. 3143 (tome IV).
5. Esp. 2067 (tome III), p. 161, 163 et 167.
6. Esp. 2283, 2284 (tome III).
7. Esp. 4254 (tome V, p. 363).
8. Voir F. Benoît, Mars et Mercure, nouvelles recherches sur l'interprétation gauloise des
divinités romaines, 1959, particulièrement le chapitre v, p. 71 à 101.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES T. LXVII, 1965, Pl. VIII

La déesse mère de Naix, accompagnée de ses deux servantes


(Musée de Bar-le-Duc.)
essai sur l'évolution de la religion gauloise 95

il convient sans doute aussi de faire une place aux Dioscures, Castor
et Pollux. Ces derniers paraissent avec leurs noms latins sur le pilier
des nautes *. Nous savons d'autre part que deux héros cavaliers étaient
adorés sous le nom de Martes par les Gaulois, et d'Alces par les
Germains2. On a voulu les assimiler aux dieux gaulois Divanno et Dino-
mogetimaros 3. Ils paraissent également sur la colonne de Mayence 4, où
ils tiennent compagnie à, Apollon-Belenus, dont le caractère
prophétique et indigène est ici confirmé par ce qu'il est figuré accosté du
corbeau. Les attributions médicales et prophétiques de Castor et Pollux
dans la mythologie grecque sont connues5.
Les analyses qui précèdent nous ont permis d'établir la notion d'un
panthéon celtique originel à trois étages, comportant :
Io Un cycle de divinités sidérales, dont les druides de Lucain n'ont
retenu que Taranis, mais qui comportait également un Belenus, dieu
prophétique. Sur un autre plan, nous apercevons cependant, dans le
même groupe, un Mars-Loucetios, dieu du ciel, et un Sucellus, dieu
tonnant, comme si le panthéon gaulois avait connu, à date plus ancienne
peut-être, un groupe ternaire parallèle à celui des Germains, Ziu,
Thor et Donar. Ces dieux cosmiques sont, par Belenus-Apollon, en
rapport avec la classe sacerdotale, les druides.
2° Un grand dieu de la collectivité gauloise, à la fois guerrier et
pacifique, Teutatès, qui est, par excellence, le dieu de la classe des guerriers,
des « équités » de César.
3° Un cycle de divinités naturistes dont Ésus est le chef de file. Ce
sont les dieux des agriculteurs, des producteurs.
A ces trois groupes de dieux, il faut ajouter en tout cas une grande
déesse, la Terre-Mère qui, unie au grand dieu céleste, peut fort bien
d'ailleurs avoir été commune aux trois groupes de dieux.

La déesse mère, ses caractères et ses attributions. — La déesse mère


est probablement la divinité la plus importante du panthéon celtique
primitif. Elle figure quatre fois sur les plaques d'argent décorant le
chaudron de Gendestrup 6. D'abord nous la voyons, en majesté, sur
l'une des grandes plaques rectangulaires de l'intérieur 7. Elle est
encadrée entre deux rosaces et deux éléphants et domine un groupe ter-

1. P.-M. Duval, Le groupe de bas-reliefs des « Nautae Parisian », dans Monuments Piot,
tome XLVIII, fase. 2, p. 63 à 90, p. 79.
2. Kruger, Die gallischen und die germanischen Dioskuren, dans Trierer Zeitschrift, 1940,
p. 8-27, et 1941-1942, p. 1-66.
3. Divannoni Dinomogetimaro Martibus, CIL XII, 4218 ; voir E. Thevenot, Sur les
traces des Mars celtiques, p. 111.
4. Esp. 5887 ; voir tome X, p. 97.
5. Voir S. Reinach, article Dioscuri, Dictionnaire des antiquités- .., p. 249 et suiv.
6. Sophus Müller, Le grand vase de Gundestrup en Jutland, dans Nordiske Fotidsminder,
1890-1903, p. 62 à 68, pi. VI à XIV (ici PI. VI, VII et IX).
7. Ibid., pi. VIII (ici PI. VI).
96 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

naire constitué d'un carnassier gigantesque, placé entre deux griffons


affrontés. Cette allégorie signifie, à mon avis, que la déesse mère, dame
de vie, protectrice des morts, est associée au dieu du ciel, évoqué par
les rosaces. Avec l'aide du feu céleste tempéré, figuré par les griffons
d'Apollon, elle a le pouvoir de faire reculer ces monstres redoutables
que sont les éléphants et le carnassier androphage, symbole de
l'anéantissement dans la mort. Pourquoi les éléphants? Parce que les
guerriers gaulois, lorsqu'ils avaient combattu contre les monarques
hellénistiques, notamment en Asie Mineure, avaient eu fréquemment affaire
à des éléphants de guerre, qu'ils avaient appris à redouter. Sur les
œnochoés destinées au mobilier funéraire, l'éléphant (Hallein) alterne
avec le loup (Basse- Yutz).
Sur l'une des plaques carrées fixées à l'extérieur du chaudron de
Gundestrup, la déesse est dominée par deux idoles masculines plus
petites qu'elle1, placées l'une à sa droite, l'autie à sa gauche. L'idole
qui est au-dessus de son épaule droite est presqu'identique à celle de
Taranis, figurant sur une des grandes plaques rectangulaires de
l'intérieur 2. L'autre porte un torques et ressemble beaucoup à celle de Cer-
nunnos 3, représentée sur une autre plaque rectangulaire, à cette
différence près que sa tête ne porte pas de bois de cerf. Toutefois, les deux
idoles masculines ont toutes deux le front ceint d'une bandelette, et la
déesse mère porte une sorte de diadème torsadé. Ce sont probablement
les signes rituels du mariage ou des fiançailles. Car, à mon avis, la
signification de cette image paraît évidente : la grande déesse est unie
successivement à un dieu céleste, identifié ici à Taranis, puis à un dieu
chthonien, identifié ici à un Cernunnos dépourvu de cornes, c'est-à-dire
à un Ésus.

La déesse mère, Taranis, Ésus, Cernunnos, Smertrius, les Dioscures.


Essai de reconstitution du cycle légendaire gaulois d'après le chaudron
de Gundestrup et les monuments gallo-romains. — Les comparaisons
que nous avons pu faire entre les diverses scènes figurées sur le
chaudron de Gundestrup, d'une part, et les monuments majeurs de
l'iconographie religieuse gallo-romaine, d'autre part, éclairés par certaines
traditions irlandaises, nous amènent à proposer une reconstitution du
cycle légendaire des Gaulois continentaux, qui paraît être à la base de
la religion gauloise, avant comme après la conquête romaine.
Il semble que l'on soit obligé de se rendre à l'évidence : la série des
images figurant sur le fameux vaisseau rituel celtique découvert en
1891 dans une tourbière du nord du Jutland constitue un récit continu,

1. Sophus Müller, Le grand vase de Gundestrup en Jutland, pi. XIII, 2 (ici PI. VII,
en bas).
2. Ibid., pi. X (ici PI. III).
3. Ibid., pi. IX (PI. V).
essai sur l'évolution de la religion gauloise 97

qui n'est autre que le plus ancien poème mythologique celtique que
nous connaissions. Ce qui semble en avoir rendu plus difficile la lecture,
c'est que ces images n'ont jamais été disposées dans un ordre logique
ou chronologique. Les divers épisodes sont, à l'exception de deux
(voir plus loin, PL XII), la quête des taureaux, et les préliminaires
du sacrifice de ce dernier (PL IX), mis en rapport avec les figurations,
en forme d'idoles, des dieux qui en sont les principaux acteurs.
Par bonheur, ces images entretiennent entre elles certains rapports
qui dérivent du fil même du récit et que met en évidence
l'identité voulue de certains personnages, d'une scène à l'autre. C'est cette
constatation qui a été décisive dans la solution d'une énigme que divers
savants se sont efforcés de percer depuis trois générations sans y
parvenir. En effet, c'est en nous fondant sur les identités des figures, d'une
plaque à l'autre, que nous avons pu retrouver la suite des aventures
des dieux et des héros et reprendre le fil du récit légendaire. Mais il a
fallu également compléter, par de fréquents recours à l'imagerie
religieuse gallo-romaine, les lacunes qui apparaissent dans la série des
images du chaudron. Ces dernières ne sont pas dues seulement à la
disparition d'une plaque. Mais elles sont la conséquence du principe
même de composition, suivant lequel les divers personnages, leurs
actions, leurs aventures et leurs avatars sont chaque fois groupés autour
des idoles considérées comme autant de centres d'intérêt. Cette
méthode d'exposition des faits tenait probablement aux exigences mêmes
du culte. Elle a singulièrement compliqué la tâche des commentateurs.
De surcroît, et conformément à un mode d'expression courant chez les
primitifs, les événements successifs sont, autour des idoles, figurés
comme s'ils étaient simultanés.
Le déroulement des avatars et des aventures traversés par la déesse
mère et Ésus semble commandé par deux séries d'événements qui se
conditionnent l'une l'autre : la première série de tribulations concerne
la déesse mère qui épousait, à date fixe, chaque année, le dieu céleste,
pour le tromper ensuite, quelques mois plus tard, en passant du ciel
sous la terre, pour s'unir d'amour avec le dieu chthonien. Cette
infidélité chronique et saisonnière n'était pas sans déterminer
certaines réactions violentes de la part de son premier seigneur et maître.
Il s'ensuivait une lutte entre dieux du ciel, dieux sociaux et dieux da
la terre.
Le second cycle d'aventures, solidaire du premier, concernait Ésus.
Ésus, à date fixe, et cet événement était certainement célébré par une
fête religieuse annuelle, se transformait en Cernunnos, pour passer
dans le monde souterrain, puis, après un séjour de quelques mois dans
les ténèbres de l'Enfer, reparaissait sur la terre, également à date fixe.
Son union et sa lune de miel avec la déesse mère correspondait à la
durée de son séjour supraterrestre. C'est certainement sa transfor-
Rev. Et. anc. - 7
98 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

mation en Cernunnos qui déterminait ultérieurement la déesse mère


à le quitter pour rejoindre dans le ciel à nouveau son premier époux,
Taranis.
La reconstitution des tribulations d'Ésus repose sur la comparaison
des monuments suivants :
10 vase de Gundestrup, plaque représentant Cernunnos1;
2° pilier des nautes de Paris, les deux étages supérieurs 2 ;
3° monument de Trêves représentant Ésus et le taureau aux trois
cigognes3. Les trois échassiers figurant sur le bas-relief du pilier des
nautes de Paris sont trois aigrettes.
11 existe sur le chaudron de Gundestrup, comme nous l'avons vu
plus haut, deux formes du dieu chthonien. Elles sont presque
identiques, à. l'exception des bois de cerf qui ornent le chef du seul
Cernunnos. L'artiste a voulu montrer qu'il s'agissait d'un seul et même
personnage. Cernunnos, le dieu aux bois de cerf, n'est autre que l'avatar
d'Ésus et la forme que prend le dieu chthonien lorsqu'il passe dans
le monde souterrain. .
Quant au pilier des nautes, la disposition des figures divines sur les
deux étages supérieurs nous paraît démonstrative. Ésus fait partie
des dieux d'en haut, puisqu'il est associé à Jupiter-Taranis et à un
Vulcain au marteau, qui est une forme de Sucellus, dieu au maillet
(voir plus loin). Cernunnos et Smertrius, à l'étage au-dessous, et joints
aux Dioscures, font partie des dieux d'en bas. Pour ce qui est de Castor
et Pollux, leur présence me paraît très significative. Ils expriment,
suivant un symbole hellénique appliqué ici au mythe celtique, le
changement des saisons et le passage d'un hémisphère à l'autre4. L'idée
suggérée est donc la suivante : par leur intervention, par leur
médiation, Cernunnos passe du monde d'en bas, des Enfers, vers le monde
supérieur, sous la forme d'Ésus.
Quelle est la signification de passage d'Ésus dans l'hémisphère
inférieur sous la forme de Cernunnos? La scène du chaudron de Gundestrup
où figure Cernunnos comporte deux parties distinctes6 :
A gauche, Cernunnos, tenant un torques de la main droite et le
serpent à tête de bélier dans la main gauche, protège le cerf et le taureau
sacré contre les convoitises du loup e. Il s'agit là d'un mythe
d'immortalité : le cerf échappe au loup dévorateur symbolisant la Mort. Le

1. Voir Sophus Müller, l. l., pi. IX (ici PI. V).


2. Voir P.-M. Duval, Le groupe de bas-reliefs des « Nautae Parisian », dans Monuments
Piot, 1956, tome XLVIII, fase. 2, p. 78 à 85.
3. Ibid., p. 85, fig. 2. P.-M. Duval fait une remarquable mise au point de l'état de la
question en ce qui concerne Ésus et le taureau aux trois grues.
4. Franz Cumont, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, 1942, p. 35 et
suiv. : les deux hémisphères et les Dioscures.
5. Voir Sophus Müller, ï. L, pi. IX (PI. V).
6. Voir J. Bayet, L'étrange omen de Senlinum, dans Mélanges A. Grenier, 1962, tome I,
p. 244 à 256.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES T. LXVII, 1965, Pl. IX

(Sophus Müller, l. l, pl. XIV.)


Vase de Gundestrup : en haut, la déesse mère aide Smertrius à triompher
du carnassier géant de Taranis ; — en bas, Smertrius écarte un chien du
taureau qu'il va sacrifier.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 99

caractère eschatologique de la scène est confirmé par l'autre partie de


l'image. A droite, en haut, un petit personnage, vu de profil,
chevauchant un dauphin et précédé par un taureau, s'enfuit devant une chienne
affamée qui veut le dévorer. Deux autres chiens occupent la partie
inférieure de l'image. H. Hubert * a vu dans ce carnassier l'image d'une
louve mythique, symbolisant l'Océan qui engloutit les Morts. Mais
ici le défunt n'est pas englouti. Il échappe à la chienne terrifiante et,
sur le dos d'un dauphin, gagne les îles des Bienheureux.
Mais revenons au cerf divin protégé par Cernunnos. Dans une note
très perspicace, parue récemment dans les Mélanges A. Grenier2,
J. Bayet invoque la scène figurant sur le chaudron de Gundestrup,
à propos d'un épisode de la bataille de Sentinum, qui mit aux prises
les Romains contre les Samnites alliés aux Gaulois. Au cours de la
bataille apparaît brusquement, entre les lignes ennemies, une biche
poursuivie par un loup 3. Les Gaulois tuent la biche à coups de flèches
et le loup de s'enfuir entre les rangs des Romains. Présage favorable,
dit un soldat romain. En fait, la scène galvanise à ce point le courage
des combattants gaulois que, n'était la devotio de Decius et le vœu
de Fabius, les Romains seraient à deux doigts d'être battus.
Le présage a donc été senti par les Gaulois comme leur étant
favorable. Pourquoi? Parce que la biche, tout comme le cerf de Cernunnos,
échappe à l'anéantissement dans la Mort, qui serait son sort si elle
était dévorée par le loup. Elle est sacrifiée volontairement par les
Gaulois à leurs dieux. De cette façon, ils ont acquis la certitude d'être
favorisés par ceux-ci dans leur combat et de survivre dans l'outre-tombe
par leur intervention. D'où leur inhabituel acharnement dans la lutte.
Nous avons vu que le premier et le plus important avatar d'Ésus
était Cernunnos, un dieu infernal protégeant le cerf sacré, tenant en
respect les forces de la Mort, symbolisées par le loup mythique, et
favorisant le voyage des morts vers la vie d'outre-tombe.
Qu'en est-il de Smertrius qui, d'après le pilier des nautes, serait soit
un autre avatar soit un compagnon inséparable de Cernunnos-Ésus?
Trois fois, sur le chaudron de Gundestrup, apparaît un personnage
que nous identifions avec Smertrius4. Sur une plaque de l'extérieur,
il apparaît de chaque côté de la déesse mère : à sa droite, on le voit
figuré dans l'attitude d'Hercule luttant contre le lion de Némée, en
train d'étrangler un grand carnassier ; à gauche de la déesse, on le voit
sautant et dansant, exultant après sa victoire. La déesse mère paraît
ici jouer le rôle d'inspiratrice et de protectrice du héros qui triomphe

1. Le carnassier andrò phage et la représentation de l'Océan chez les Celles, dans Congre*
international d'anthropologie et d'archéologie préhistorique, XIVe session, Genève, 1912,
p. 220 à 230.
2. T. I, p. 245 à 247.
3. Liv., X, 28, 12-29, 4 et 29, 19.
4. Sophus Müller, l. L, pi. XIV, 1, 2, et pi. XII, 1 (PI. IX, XIII).
100 REVUE DES ETUDES ANCIENNES

de la Mort, en tuant le loup ou le chien monstrueux. Or, quel dieu


celtique, dans l'iconographie gallo-romaine, est comparé à Hercule,
triomphateur de la Mort, et identifié à lui? C'est bien le Smertrius du
pilier des nautes1. Qui a tué le loup dévorateur, symbole de
l'anéantissement dans la Mort? C'est dans la liste des dieux gallo-romains une
figuration à vrai dire plus tardive, mais de caractère primitif : le dieu
au cerf du Donon2. Celui-ci est visiblement assimilé à Hercule et porte
sur ses épaules la peau d'un loup. C'est la dépouille du carnassier an-
drophage, celui même que la complicité et la faveur de la déesse mère
lui a permis d'étouffer, si nous en croyons l'imagerie de Gundestrup.
Le dieu au cerf du Donon, le Smertrius du pilier des nautes, le héros
triomphateur du chien géant de Gundestrup sont donc une seule et
même personne divine : Smertrius. C'est lui le vainqueur du monstre
androphage, le triomphateur de la Mort.
Quelles ont été les conséquences de la disparition de ce carnassier
mythique? N'oublions pas qu'au témoignage d'une des allégories
figurant sur le chaudron de Gundestrup3, des chiens monstrueux, sortes
de molosses du ciel, sont les auxiliaires de Taranis, auprès duquel ils
symbolisent la puissance terrifiante de la foudre. Or, c'est exactement
un chien de ce genre que Smertrius étouffe. Comment Taranis a-t-il
pris la mort de l'un de ses molosses? Comment a-t-il réagi en apprenant
que sa femme lui a été infidèle et qu'elle avait favorisé la lutte de
Smertrius contre son chien?
Il va transformer la déesse mère et ses deux compagnes en trois
grues. En effet, sur une des plaques carrées de l'extérieur4, on voit la
déesse mère, au-dessus de laquelle semblent planer deux volatiles, qui
sont deux grues stylisées, et qui tient dans sa main droite un troisième
oiseau, colombe ou corbeau. A sa droite, un gros chien paraît aboyer
en direction de la grue, puis, plus bas, une figure féminine assise sur
l'épaule de la déesse. A gauche de celle-ci, une autre figure féminine,
tenant des deux mains les tresses de la déesse, semble s'élever dans
les airs vers la grue.
Ici encore, les événements successifs sont figurés simultanément :
il faut suivre le fil du récit de la façon suivante : la petite déesse mère
assise est au début de l'action. Ensuite arrive le gros chien, venu de
la part de Taranis, qui jette un sort sur les trois déesses. En
conséquence, celles-ci s'envolent dans les airs pour se transformer en grues.
C'est là l'effet de la colère et de la jalousie de Taranis 6. Des faits du

1. P.-M. Duval, 1. 1., p. 78 à 80.


2. Voir J.-J. Hatt, Inventaire des collections publiques françaises, Strasbourg, sculptures
antiques régionales, Musée archéologique, noe 150 et 151 (ici PI. XI).
3. Sophus Müller, I. I., pi. X.
4. Ibid., pi. XIII, 1 (ici PI. VII, en haut).
5. Anne Ross, Esus et les trois grues, dans Études celtiques, vol. IX, fase. 2, 1961, p. 405-
438, spécialement p. 428-429.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES T. LXVII, 1965, Pl. X

(Sophus Müller, l. l., pl. XI.)


Vase de Gundestrup :
en haut, Teutatès reçoit des sangliers en offrande funéraire ;
— en bas, dieu céleste recevant des cerfs en sacrifice.
ESSAI SUR L EVOLUTION DE LA RELIGION GAULOISE 101

même genre, passablement déformés, subsistent dans les traditions


irlandaises, suivant lesquelles une déesse est possédée par un dieu,
puis métamorphosée en grue par suite de la jalousie d'une rivale.
La déesse mère est dès ce moment redevenue la femme ou la maîtresse
de Smertrius ou d'Ésus-Cernunnos, car sur son front, dans la scène de
la lutte contre le chien, nous apercevons nettement le ruban
torsadé des fiançailles. Cette métamorphose de la déesse mère en grue
par un Taranis jaloux semble avoir déclenché une guerre entre les
dieux. C'est à qui volera au secours de la déesse mère. Teutatès
mobilise ses troupes (PL IV) et les fait purifier par un sacrifice humain
de lustration de l'armée. Pour entrer en communication avec le monde
souterrain, les soldats déracinent un arbre. Des racines sort le serpent
à tête de bélier, qui doit les guider vers les enfers où se trouve la déesse
mère. Ils envoient un émissaire, accompagné d'un chien, pour lui
annoncer leur arrivée. Mais Taranis foudroie l'homme et le chien, aux
pieds de la déesse mère (PI. VII). Par contre, l'oiseau prophétique
envoyé par Belenus Apollon vient se poser sur la main droite de la
déesse et l'avertit de ce qu'elle doit faire pour revenir à sa forme
première.
- A la tête des fantassins gaulois, quatre chefs à cheval portent sur
leurs casques les symboles des quatre divinités qui ont pris le parti de
la déesse mère dans la guerre entre les dieux : le corbeau de Belenus,
le sanglier de Teutatès, les cornes de cerf d'Ésus-Cernunnos, l'arc-en-
ciel de Mars-Leucetius. Cette représentation correspond à la fois à un
mythe et à une cérémonie annuelle en l'honneur de la déesse mère et
des dieux chthoniens et infernaux. Chaque année, et dans chaque tribu
gauloise, les soldats se réunissaient en armes pour célébrer
l'anniversaire de leur levée en masse en faveur de la divinité. Ils procédaient à
des sacrifices d'hommes et d'animaux. Ils s'efforçaient d'entrer en
liaison avec le monde souterrain. Us arrachaient un arbre et le jetaient
dans un puits. Les fameux « puits funéraires » si souvent rencontrés en
Gaule, et notamment dans le Sud-Ouest, semblent en rapport avec ce
rituel. Des arbres entiers, pourvus encore de leurs branches et de leurs
racines, ont été parfois découverts dans ces puits (voir M. Baudoin,
G. Lacoulonnière, La nécropole à puits funéraires de Troussepoil-le-
Bernard (Vendée), dans Quatrième Congrès préhistorique de France, Cham-
béry, 1908, p. 645 à 736 ; p. 25, fig. 11, du tirage à part).
Dans la suite, trois personnages1 (voir PI. XII) partent à la recherche
de trois taureaux divins. Ces héros doivent être identifiés avec les
Dioscures. Deux d'entre eux ont le torse nu : c'est le même, représenté
deux fois, et il s'identifie avec le Dioscure de l'hémisphère supérieur.
L'autre a la poitrine couverte, c'est le Dioscure de l'hémisphère infé-

1. Sophus Muller, l. l., pi. VII (PI. XII).


102 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

rieur. L'épée à la main, accompagnés de chiens, surmontés par des


carnassiers célestes qui cheminent dans les airs, ils procèdent à la quête
des taureaux divins dans la forêt.
En effet, le sang des taureaux, ou plus exactement le sang des têtes
des trois taureaux sacrés, pourra rendre leur forme humaine aux trois
déesses transformées en grues x. Ce détail du mythe connaît un parallèle
dans la légende irlandaise, où seul le sang du taureau Connra pourra
libérer du charme qui les a métamorphosés en grues les quatre fils
d'une sorcière.
Cependant, le Dioscure qui a le torse nu, et qui appartient à
l'hémisphère supérieur, après avoir retrouvé les taureaux dans la forêt,
est allé supplier un dieu, probablement Belenus, de permettre la
liaison avec Smertrius, afin de l'informer de la découverte des taureaux
et de la manière dont il pourra délivrer les mères de leur
enchantement. C'est ainsi que nous interprétons l'une des plaques extérieures
du chaudron de Gundestrup 2. On y voit figurer, sur l'épaule droite
d'un dieu barbu, l'un des personnages qui avaient participé à. la quête
des taureaux, un Dioscure au torse nu. Il semble se tourner vers
le dieu et lui adresser une prière. A gauche de la même divinité,
on voit le Dioscure de l'hémisphère inférieur, à plus petite échelle, à
cheval, et plus haut, Smertrius exultant. Je pense que le dieu doit être
identifié avec Apollon, car, tout en portant la barbe et la chevelure
frisées qui sont l'apanage, sur les images de Gundestrup, des dieux du
ciel, il porte le torques qui semble réservé aux dieux chthoniens. Ce
caractère mixte convient parfaitement à notre Belenus- Apollon, dont nous
avons vu plus haut le caractère de médiateur entre le ciel et la terre.
Donc le dieu a exaucé la prière du Dioscure. Il a permis à son frère de
monter à cheval pour gagner les enfers, d'aller trouver Smertrius et de
lui indiquer le moyen de sortir de l'outre-tombe pour délivrer les mères.
Comment se dégager des enfers pour gagner la lumière? Par le
sacrifice du cerf que Smertrius doit accomplir. En effet, le Smertrius du
Donon paraît prêt à immoler le cerf qui l'accompagne, en lui plantant
dans le crâne la hachette qu'il porte de la main gauche 3. Il s'agit là
d'un sacrifice magique, permettant à Cernunnos de redevenir Ésus
et de revenir sur terre, accompagné de Smertrius. Ce sacrifice était
certainement accompli par les Gaulois, à date fixe et s'accompagnait
de ces mascarades rituelles que mentionnent encore des textes du haut
Moyen Age (voir plus loin). On fêtait ainsi le retour de Cernunnos-Ésus
sur la terre et Je réveil de la Nature.

1. Anne Ross, l. l., p. 431.


2. Sophus Müller, ï. l., pi. XII, 2 (PI. XIII).
3. Un bas-relief pannonien de style gaulois nous présente un Hercule-Smertrius
portant une lanterne et une hache et poursuivant un cerf. Voir J. Fitz, Sanctuaires d'Hercule
en Pannonie, dans Mélanges A. Grenier, t. III, p. 636, pi. CXXXIII.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES T. LXVII, 1965, Pl. XI

Le Smertrius du Donon
essai sur l'évolution de la religion gauloise 103

Dans la suite, Ésus revenu sur la terre part à son tour à la recherche
du taureau divin, que les grues, connaissant leur destin parce qu'elles
ont été renseignées par l'oiseau prophétique, ont rejoint de leur côté
et sur lequel elles sont venues se percher. Ésus fait assommer et
sacrifier le taureau par Smertrius1 et, grâce au sang de sa tête, seule figurée
sur le bas-relief de Trêves 2, rend aux déesses mères leur forme humaine.
C'est alors sans doute qu'il épousera la déesse mère, et le cycle
recommencera, car, selon toute apparence, c'est un cycle annuel, jalonné
par des fêtes saisonnières.
Nous pouvons d'ailleurs le faire recommencer pour le résumer :
Si Ésus recherche dans la forêt le taureau aux trois grues, c'est pour
rompre l'enchantement qui, par suite de la colère et de la jalousie de Ta-
ranis, a métamorphosé la déesse mère ainsi que ses deux compagnes
en grues. Il se fait aider, dans la mise à mort et le sacrifice du taureau
divin, par Smertrius 3, son double. Puis il se marie avec la déesse mère.
C'est le printemps. En suite, l'été s'avance et vient l'automne, le soleil
décline. Ésus se transforme en Cernunnos et gagne le monde souterrain
en compagnie de Smertrius. La déesse mère le quitte et rejoint son
autre époux, Taranis. Cependant, Cernunnos règne sur les Morts,
protège le cerf et le taureau contre les convoitises du loup, fraye la voie
aux défunts vers la vie d'outre-tombe 4. Sur ces entrefaites, lassée par
les violences et les menaces du tonitruant Taranis et de ses chiens
hurlants, la déesse mère, à la fin de l'hiver, lui est infidèle. Elle va
trouver Smertrius dans les enfers, s'unit d'amour avec lui et l'aide à
triompher du chien monstrueux de la Mort, qu'il étrangle et qu'il
sacrifie, pour se parer de sa dépouille.
Mais le courroux de Taranis ne se fait pas attendre et ne connaît pas
de bornes. Il envoie à la déesse mère un de ses chiens, porteur d'un
charme, qui va la métamorphoser, elle et ses deux compagnes, en trois
grues. L'émotion est grande parmi les dieux. Teutatès veut envoyer
ses guerriers dans les enfers au secours de la déesse. Mais Taranis
foudroie l'émissaire de l'armée dès son arrivée. Plus discrète et plus
efficace est l'action concertée d'Apollon-Belenus et des Dioscures.
Ceux-ci partent en quête du taureau divin, dont le sang doit rendre aux
trois grues leur forme première. Ils les trouvent dans la forêt. Heureu-

1. Sophus Müller, i. I., pi. XIV, 2 (PI. IX).


2. P.-M. Duval, l. l, p. 85.
3. Sophus Müller, Í. l., pi. XIV, 2 (ici fig. 7) : Remarquons que sur cette planche,
Smertrius a le torse nu, signe de sa présence sur la terre, de même que le Dioscure de l'hémisphère
supérieur n'a pas la poitrine couverte. Ailleurs, quand il est sous la terre, Smertrius porte
un justaucorps collant qui lui couvre la poitrine.
4. Ibid., pi. IX, à rapprocher de la planche VI (ici PI. V) et de la planche XI (PI. X) :
le personnage à califourchon sur le dauphin, de la planche IX (PL V), en haut à droite,
a le même costume et la même coiffure que les fantassins figurant sur la scène du
sacrifice à Teutatès. Nous retrouvons deux personnages semblables sur la planche XI, 1
{PI. X).
104 BEVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

sèment, l'oiseau prophétique envoyé par Belenus a renseigné la déesse


mère sur son destin et lui a appris le remède à son infortune. Le
Dioscure de l'hémisphère supérieur obtient de Belenus qu'il facilite son
voyage vers les enfers ; il va trouver Smertrius et lui apprend comment
il pourra sortir de l'autre monde avec Cernnunos redevenu Ésus, pour
délivrer de leur enchantement les trois grues. En sacrifiant le cerf,
Smertrius permet à Cernunnos de redevenir Ésus et de reparaître à la
lumière. Il l'accompagne pour le servir. Le taureau aux trois grues est
retrouvé par Ésus, sacrifié par Smertrius, etc..
Quant au tricéphale, associé à Ésus et à Cernunnos, il n'est autre que
l'expression simultanée et symbolique des métamorphoses et des
aventures du grand dieu chthonien, triple mais unique, Ésus-Cernunnos-
Smertrius. En effet, le tricéphale de Condat porte encore la place des
trous qui servaient à fixer les bois de cerf au-dessus de la tête
centrale. Il en est de même du tricéphale d'Autun1.
Cette légende compliquée et bizarre, inscrite dans les images du
chaudron de Gundestrup, complétées par les monuments gallo-romains,
éclairées par certaines traditions irlandaises, est le seul message
cohérent que nous ait transmis la religion gauloise en l'absence de toute
littérature druidique ancienne. Faute de Bible, il faut nous contenter
de ces quelques pages illustrées, arrachées à un livre de catéchisme.
Il s'agit très certainement d'un cycle annuel, supposant toute une
organisation cultuelle et liturgique : des fêtes solennelles, se déroulant
à dates fixes, comportant des représentations de mystères, des
processions, des mascarades, des sacrifices. Et ces usages ont certainement
subsisté longtemps, bravant les persécutions romaines contre les druides
et, plus tard, l'évangélisation de saint Martin et de ses disciples.
Cette légende comporte des éléments indo-européens anciens,
notamment cette lutte entre les dieux du ciel et de la terre à propos
de la déesse mère. Celle-ci se retrouve dans la mythologie
scandinave, avec la guerre entre les Ases et les Vanes2, et dans la religion
iranienne avec le combat entre Indra, dieu de la foudre, et Nasatya,
dieu biologique donneur de santé.
Mais la part des influences helléniques y paraît considérable :
II y a d'abord des emprunts purs et simples à des symboles
typiquement grecs, comme le dauphin sauveur, le Pégase, symbole de
l'apothéose, le griffon, exprimant le feu tempéré d'Apollon. Dans la
conception philosophique qui paraît se dégager du mythe, le rôle d'Apollon,
tempérant les violences célestes, harmonisant l'Univers et employant
les Dioscures dans un rôle efficace de médiation, nous paraît tout à fait

1. Voir Lambrechts, Contributions à l'étude des divinités celtiques, pi. XIII, fig. 34, et
S. Reinach, Bronzes figurés, p. 185 à 188, n° 177.
2. Dumézil, Les dieux des Germains, p. 29, 30, 31.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 105

symptomatique. Tout se passe comme si les Celtes n'avaient pas


seulement subi l'influence superficielle et purement formelle de certaines
images, de certains symboles, mais s'étaient peu à peu imprégnés,
tout en gardant leur originalité, de l'esprit hellénique. C'est sans doute
là le résultat d'un commerce qui a duré plus de six siècles et qui ne
s'est certainement pas limité aux échanges du négoce.

Le texte de César sur les dieux gaulois


Origines des incertitudes de V <s interpretatio Romana ». — Lorsque
l'on compare le panthéon interprété par César avec celui des Gaulois
d'avant la conquête, tel que nous avons essayé de le dégager, on
s'aperçoit d'abord qu'il est facile d'établir une correspondance entre les deux
et que la triade originelle, avec ses cinq grandes divinités, paraît bien
être sous-jacente : en tout cas, le compte y est : Mercure-Teutatès,
Apollon-Belenus, Mars-Ésus, Jupiter-Taranis, Minerve-déesse mère. *
Le groupe des grands dieux de César paraît donc bien correspondre,
en quantité, avec celui que les druides adoraient à la veille de la
conquête.
Quel est le système d'interprétation de César?
Avec désinvolture, il le présente comme une approximation : « de his
eandem fere quam reliquae gentes habent opinionem... », à peu près
comme toutes les autres nations, les Gaulois pensent qu'Apollon guérit
les maladies, que Minerve enseigne les travaux et les arts, que Jupiter
règne sur les cieux, que Mars régit la guerre.
Où sont les différences? César ignore délibérément les dieux
naturistes dont Ésus est le chef de file, et simplifie le Teutatès gaulois
pour l'identifier à Mercure. Il ne s'agit pas, en fait, d'un témoignage
d'identification spontané, par un Romain peu au courant des réalités
gauloises, mais bien d'un programme politico-religieux de réforme et
d'assimilation des dieux gaulois, tel que César et son entourage l'ont
conçu, peut-être en accord avec des druides collaborateurs, dans le
genre de Diviciacus. L'objectif essentiel est de désarmer le Teutatès
celtique, en supprimant ce Janus bifrons, à face guerrière et pacifique 1,
et en répartissant ses fonctions entre un Mars et un Mercure, auquel
est d'ailleurs attribué un rôle qui incombait à Γ Ésus celtique, celui de
distributeur des richesses.
Cette opération semble avoir pour conséquence une profonde
incertitude dans les esprits des Gaulois, concernant la correspondance entre
leurs dieux et ceux des Romains. D'après les gloses de Berne2, les

1. On remarquera que, si le Janus bifrons est fréquent avant la conquête, il est quasi
inexistant après ; voir P. Lambrechts, Note sur un passage de Grégoire de Tours, dans
Latomus, tome XIII, fase. 2, avril-juin 1954, p. 211.
2. Zwicker, Fontes, 50 : Teutates-Mercurius, Hesus-Mars, Taranis-Dispater, Teutatès-
106 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
Gaulois appelaient indistinctement Teutatès, Mercure ou Mars ; Tara-
nis, Dis Pater ou Jupiter ; Ésus, Mars ou Mercure. Le texte ajoute
qu'Ésus n'est appelé Mercure que dans la mesure où les marchands
l'adorent (sans doute comme distributeur de richesses), et que Taranis
est à la fois dieu du ciel et dieu des combats (ce qui signifie qu'il a
parfois été assimilé à Mars).
Ce témoignage est entièrement conforme aux faits archéologiques.
Le dieu céleste est tantôt identifié à Jupiter, tantôt à Mars, le Teutatès
devient tantôt Mars, tantôt Mercure, et l'Ésus, de même. Un des
meilleurs exemples de cette confusion est la triade des Trévires, qui se
décompose en un : , ,
Mars Loucetios = Taranis (ou dieu céleste) ;
Mars Lenus = Belenus (dieu de sources et de sanctuaires) ;
Mars ou Mercure Jovantucarus = Ésus.
Tour à tour, P. Lambrechts, É. Thevenot, F. Benoît ont tiré
argument de ces confusions pour en déduire qu'il existait un dieu unique,
adoré par les Gaulois avant la conquête et différencié par la suite1.
Cette théorie coïncide partiellement avec la réalité, puisqu'en certains
cas, Mars et Mercure, ou d'autres dieux latins, peuvent correspondre
au dédoublement d'une divinité plus ancienne, comme Teutatès ou
le dieu solaire cavalier. Mais, d'autre part, le fait que certains dieux,
comme Mars et Mercure, paraissent interchangeables, aux côtés d'une
divinité féminine, tient aux noces successives de la déesse mère avec
un dieu du Ciel et un dieu de la Terre, et ne doit pas nous faire croire
à l'unité sous-jacente d'un dieu gaulois, qui aurait été dédoublé (voir
Thevenot, l. L, p. 150 à 152). En réalité, la correspondance entre dieux
latins et dieux indigènes ne pouvait être assurée dans de bonnes
conditions, attendu que les dieux indigènes ne correspondaient pas aux
normes de spécialisation régissant les divinités gréco-romaines. Les
dieux gaulois, répartis en trois étages2, suivant des catégories
primitives, étaient encore chargés d'attributions complexes, correspondant
aux mythes où ils jouaient leur rôle et à leur devenir, au cours de
plusieurs siècles d'évolution religieuse autonome. Le Teutatès était le
résultat d'une synthèse nationale élaborée au cours de la période
conquérante. Les dieux célestes participaient à trois mythes distincts :
celui d'un dieu cavalier solaire, celui d'un lanceur de marteau, celui
d'un lanceur de roue enflammée. Comme ces mythes mettaient en jeu
le ciel, le soleil, la terre et l'eau, ils étaient à la fois chthoniens, aqua-

Mars... Hesum Mercurium credunt, si quidem a mercatoribus colitur et praesidem bello-


rum et Caelestium deorum maximum Taranin Jovem.
1. P. Lambrechts, Contributions..., p. 181 et suiv. ; E. Thevenot, Sur les traces des
Mars celtiques, p. 150 à 155 ; F. Benoît, Mars et Mercure, p. 147 et suiv.
2. G. Dumézil, La théologie tripartie des Indo-Européens, p. 58.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
Vase de Gundestrup : la quête des taureaux p
essai sur l'évolution de la religion gauloise 107

tiques et sidéraux. Quant aux dieux proprement chthoniens de la


fertilité et de la richesse, ils entretenaient eux aussi des rapports avec
les dieux sidéraux en raison des mêmes mythes. Enfin, la grande déesse
mère et ses hypostases étaient communes aux trois étages de la
triade1. C'est-à-dire qu'aux termes de la légende gauloise, la déesse
mère était successivement unie au dieu du Ciel et au dieu de la Terre.
Sans se référer aux données du comparatisme, élaborées par G.
Dumézil et sans essayer de reconstituer les mythes qui les mettent en
jeu, il est absolument impossible d'expliquer clairement l'évolution
de la religion gauloise et de comprendre le passage du panthéon
celtique au panthéon romanisé.

Triade confédérale et triades de cités

Ce qui vient encore compliquer les choses, c'est qu'à ces causes de
flottement, d'incertitude et de confusion, dérivant de la politique
romaine d'assimilation et de la nature même des dieux gaulois, s'en
ajoutent d'autres, qui sont liées au particularisme des cités et à leur
désir d'affirmer leur individualité. La triade de Lucain est confédérale,
c'est-à-dire qu'elle n'apparaît que là où nous trouvons plusieurs cités
associées ou confédérées. Dans la généralité des cas, la triade est presque
toujours altérée et souvent difficile à reconnaître, car chacune des
cités gauloises a tenu à s'en former une image particulière, à son usage
propre. La réalité est fort complexe : en effet, toute collectivité
gauloise possède en propre deux formes de groupements divins collectifs :
un groupe de dieux, ou un dieu qui sert à la distinguer de ses voisines,
une version spécifique de la triade panceltique.
C'est ainsi, par exemple, que les Trévires, à côté de la triade Louce-
tios, Lenus et Iovantucaros, qui est leur forme particulière de triade
panceltique, adorent les trois Matres, ou trois Parcae. Les Rèmes ont
pour triade confédérale le groupe Apollon, Mercure, Cernunnos, et
pour dieu particulier le Tricéphale.
Les Triboques, à Argentorate, ont pour triade générale le groupe
Mercure au maillet (Sucellus), Mercure à la bourse (Teutatès) et Hercule
(Ésus-Smertrius), et pour triade particulière Mercure et les deux Eponae.
Le désir qu'avait chaque cité de se singulariser est pour beaucoup
dans la confusion des dieux topiques et rend malaisée l'interprétation
des groupes divins particuliers. Mais l'idée de la triade paraît être un
excellent fil conducteur.

L'ÉVOLUTION DU PANTHÉON GAULOIS AU Ier SIÈCLE

Les monuments de piété collective. — Est-il possible de suivre l'évo-

1. G. Dumézil, La théologie tripartie dea Indo- Européens, p. 59.


108 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

lution du panthéon gaulois et les transformations de la triade


primitive au cours des quatre siècles gallo-romains? Pour cette étude, nous
disposons d'un grand nombre de monuments, où les dieux sont associés
en groupes cohérents, adorés par des collectivités urbaines ou
campagnardes. Ces monuments nous renseignent beaucoup mieux que les
simples stèles, dédiées à une divinité ou à un couple de dieux, sur
l'histoire du panthéon gallo-romain, car ils comportent des associations
dont la comparaison fait apparaître des faits généraux.
Ils ont changé de structure au cours du temps. Au début du ier siècle
et jusqu'au règne de Néron, ce sont de hauts piliers à plusieurs étages,
sur plan carré, couronnés d'une statue assise de Jupiter1. A partir de
66 après J.-C, ce sont des stèles à quatre dieux, plus rarement à huit,
surmontées d'une colonne, laquelle est pourvue d'un chapiteau
couronné à son tour d'une statue en pied de Jupiter2. Au milieu du 11e siècle,
la statue en pied est remplacée par le groupe bien connu du Jupiter
cavalier foulant aux pieds de sa monture un géant dont les pieds se
terminent en queue de poisson ou de serpent3.
L'extrême fréquence de ce genre de monuments en Gaule comporte
un enseignement : il s'agit d'une coutume régionale, dont les racines
plongent vraisemblablement dans le passé protohistorique. Il est
loisible d'invoquer, comme précédents, les piliers historiés de Mouriès,
de Roquepertuse et d'Entremont. Les Gaulois ont conservé, à l'époque
romaine, cette habitude, et consacrent très souvent des monuments
à des dieux associés. Cette réalité remonte au temps de
l'indépendance et s'est confirmée à l'époque romaine. C'est sans aucun doute à
ce type de documents iconographiques qu'il convient d'abord de
s'intéresser, afin de retrouver les traces de la triade originelle et de suivre
son évolution.
Le Ier siècle a certainement été la période cruciale pour la romani-
sation du panthéon gallo-romain. Nous sommes relativement bien
renseignés sur les formes qu'a prises d'abord le syncrétisme gallo-
romain, grâce à une série de six piliers votifs s' échelonnant du règne
de Tibère à la fin du règne de Néron4 : le pilier des nautes de Paris,
élevé vers 17 après J.-C, celui de Mavilly, qui date du début du règne
de Claude, une stèle à quatre dieux de Paris, datant du milieu du
ier siècle, une stèle de Dijon, qui peut être datée du règne de Néron,
la colonne de Mayence, dédiée en 66 avant J.-C, le pilier d'Ehrang,
près de Trêves, datant des années 70 après J.-C.

1. Voir J.-J. Hatt, Les monuments gallo-romains de Paris et les origines de la sculpture
votive en Gaule romaine, I : Du pilier des nautes de Paris à la colonne de Mayence, dans
Revue archéologique, 1952, I, p. 68-83, et 1953, II, p. 66-69.
2. Sprater, Die Jupitersaulen, Pfalzer Heimat, 1951, Heft 3, p. 65-66, voir figure p. 67.
3. Ibid., fig. p. 69.
4. J.-J. Hatt, Les monuments gaüo-romains..., R. Α., 1952, I, p. 68-83.
JA

REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES T. LXVII, 1965, Pl. XIII

(Sophus Muller, 1. I., pl. XII.)


Vase de Gundestrup :
en haut, descente aux Enfers du Dioscure de l'hémisphère inférieur ;
— en bas, Dispater, dieu gaulois de la Mort.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 109

Pilier des nautes de Paris (17 après J.-C.)


Juxtaposition des dieux celtiques et des dieux romanisés. — Les
divinités figurant sur le pilier des nautes de Paris1 peuvent être divisées en
deux catégories :
a) sur le socle, une série de huit dieux et déesses, groupés par paires :
Mars et une déesse portant des épis, Apollon et Sirona, Junon et la
Fortune, Mercure et Rosmerta ;
b) sur les étages supérieurs, une série de dieux masculins, dont la
moitié sont purement indigènes et qui semblent groupés suivant le
système de la triade primitive : Iovis étant l'équivalent de Taranis,
Vulcain celui d'un dieu au maillet sidéral (Sucellus), comme sur le
pilier de Mavilly (voir plus loin), Ésus étant figuré non seulement en
personne, mais accompagné de presque tous les dieux de son groupe :
l'arbre, le taureau aux trois grues, Cernunnos, Smertrius. La présence
des Dioscures est conforme au cycle primitif de la légende gauloise.
Nous avons vu plus haut le rôle efficace de ces demi-dieux dans le
déroulement des événements. Ils agissent en médiateurs entre les
puissances célestes et le monde chthonien et infernal. Leur place sur le
pilier est tout à fait logique, car ils se trouvent à la position
intermédiaire entre les dieux d'en bas et les dieux d'eiTliaut. On peut dire que
toute cette partie du monument est entièrement conforme à la
théologie primitive des Gaulois, et dans la ligne du chaudron de Gundestrup,
dont d'ailleurs peu d'années le séparent.
Quant à l'étage de la procession, il nous introduit dans la fête
annuelle qui commémorait la levée de boucliers des dieux et des hommes
en faveur de la déesse mère, son retour à la forme humaine et son
mariage avec Ésus. En effet, la silhouette de femme, accompagnée de
deux personnages, également féminins, que P.-M. Duval2 a reconnue
au second étage, et à laquelle semble aboutir le défilé des guerriers
parisiens, n'est autre qu'une statue de culte de la déesse mère. Les deux
prétresses chargées de son culte, ou ses deux acolytes divines sont
debout à côté d'elle. Les hommes en armes sont là pour célébrer la
cérémonie annuelle, au cours de laquelle ils viennent apporter à la mère,
en hommage, un torques votif en l'honneur de ses noces avec Ésus. Le
même torques se retrouve entre les mains d'Ésus, dans la scène de sa
hiérogamie avec la déesse, qui figure sur le groupe de Saintes (PL XV).
Au revers de la scène du mariage, nous voyons, sur ce groupe, la
déesse mère, à gauche, qui vient d'être délivrée par Ésus et
Smertrius grâce au sang des têtes des trois taureaux.

1. Voir P.-M. DuvaJ, Le groupe de bas-reliefs des « Nautae Parisian », dans Mélanges
Piot, tome XLVIII, fase. 2, 1956, p. 63 et suiv.
2. Mélanges Piot, l. l., p. 71.
110 REVUE 0ES ÉTUDES ANCIENNES

Quant à la base du pilier des nautes, elle présente des traits de


romanisation bien plus accusés. Dans l'ensemble, on peut considérer
que les hypostases de la déesse mère sont successivement associées
à un dieu céleste, Mars sidéral, sous la forme d'une Cérès portant des
épis, à Mercure-Teutatès, sous la forme de Rosmerta, distributrice de
richesses, à Apollon Belenus, sous la forme de Sirona, déesse des sources,
et à la Fortune. Ce dernier groupement de deux déesses présente dans
l'iconographie gallo-romaine un caractère systématique : on voit ainsi, à
Mavilly, la Fortune associée à une déesse chthonienne portant un
flambeau et des serpents, sur la colonne de Mayence, la Fortune associée
à Minerve, etc.. C'est là, je pense, une façon nouvelle d'exprimer,
dans le cadre de la romanisation, le double aspect de la déesse mère,
qui appartient tantôt au monde céleste, tantôt au monde infernal.
Remarquons que, sur le chaudron de Gundestrup, l'une des
divinités associées à la déesse mère porte un torques, c'est-à-dire qu'elle est
considérée comme déesse chthonienne, alors que l'autre n'en porte point,
ce qui lui confère la qualité de déesse sidérale (voir PI. VII) 1.
Ainsi le pilier des nautes, dans la juxtaposition qu'il présente des
divinités romaines et des divinités indigènes, manifeste déjà les
progrès de la romanisation, sans rompre pour autant avec les mythes
anciens et les traditions primitives. Mais nous y voyons paraître une
distinction qui n'existait pas sur les plaques du chaudron de Gundestrup,
entre les scènes mythologiques des étages supérieurs, les figurations
rituelles et cérémonielles de l'étage moyen et les idoles de culte,
destinées à l'adoration des fidèles, auxquelles a été réservé le socle. Cette
séparation sera communément pratiquée sur la plupart des monuments
gallo-romains de piété collective.
Dans l'ensemble, il apparaît que l'introduction des dieux romanisés
a été, au début, une source de complication, de diversification et
d'émiettement, les dieux anciens ne se laissant pas supplanter
entièrement par les divinités nouvelles et les incertitudes de Y interpretatio
Romana jouant d'abord dans le sens de la multiplication des figures
divines.

Le pilier de Mavilly (règne de Claude)

Le pilier de Mavilly, tout comme celui des nautes de Paris,


comprenait un socle, dont la partie inférieure est seule conservée2, et deux
étages. Sur la face principale du socle étaient représentés Mars et
Minerve, séparés par un autel où s'enroulait un serpent à tête de bélier ;

1. Voir Coupry, Le maître du Ciel et la dame de Vie, dans Gattia, tome XV, 1957, fase. 1,
p. 146-149 ; E. Thevenot, Sur les traces des Mars celtiques, p. 154.
2. Esp. 2072 (tome III) : socle ; Esp. 2067 : premier et deuxième étages.
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
Pilier des nautes de Paris : Ésus et le taur
ESSAI SUR L EVOLUTION DE LA RELIGION GAULOISE 111

sur la face adjacente, Mercure ; sur la troisième face, un dieu nu


(Apollon) entre deux petits personnages (génies ou dedicante?) ; sur la
quatrième face, un autre dieu cuirassé et portant une lance (Mars
sidéral).
Ce socle me paraît représenter la triade des grands dieux, en position
d'être adorés par les fidèles qui doivent leur apporter leurs offrandes,
Mars étant le dieu chthonien au serpent, associé à la Terre Mère, Mercure
le Teutatès, le dieu nu, Apollon-Belenus, dieu des sanctuaires
prophétiques, le dieu cuirassé, Mars sidéral.
Sur la face principale du second étage est assis Jupiter, au-dessus
d'un dieu des eaux. Jupiter, qui tient la foudre de la main droite, est
placé de telle sorte qu'il met le pied sur la queue du dauphin posé sur
la main du dieu des eaux. Il s'agit là, à notre avis, d'une des plus
anciennes représentations gallo-romaines du mythe de Jupiter Taranis
lançant la foudre sur la terre et libérant ainsi les eaux dans le
ciel. — Sur la seconde face, Vulcain est associé à une déesse et Minerve
paraît, à l'étage inférieur, à côté d'un Mars indigène accosté d'un
serpent à tête de bélier. Je pense que le Vulcain est la forme romanisée
du Sucellus, dieu sidéral, faisant jaillir la source en lançant son marteau
sur la terre, personnifiée par le serpent à tête de bélier, et le Mars
indigène, substitut d'Ésus, dieu chthonien. La même déesse est représentée
en haut, aux côtés de Vulcain, et en bas, s'appuyant familièrement sur
l'épaule de Mars. Il s'agit de Vénus, qui est épouse légitime d'Héphaistos
et maîtresse d'Ares. Sous cette forme empruntée à la mythologie
grecque, l'idée exprimée ici est encore celle des noces successives de la
déesse mère avec un dieu céleste et avec un dieu chthonien. Sur la
troisième face, nous voyons paraître, à l'étage supérieur, Èros et la
Fortune, au-dessus d'une divinité féminine, portant des serpents et
une torche et dominant une plante stylisée. Cette dernière figure,
inspirée de représentations archaïques grecques des Euménides, doit
être considérée comme une déesse indigène de la terre et de la végétation,
qui apparaît déjà sur le pilier des nautes, à côté de Mars, et qui existe
sur un assez grand nombre de stèles gallo-romaines1. Elle finit par
céder la place, dans le panthéon romanisé, à Junon. — Sur la quatrième
face, un génie nu, ailé, portant un petit sac contenant probablement
des pommes ou des pavots, domine un personnage assis, accosté d'un
corbeau et d'un chien, tandis qu'à l'arrière-plan, une petite figure de
femme se frotte les yeux. Nous pensons que le génie ailé de l'étage
supérieur représente l'ange du songe prophétique, que le personnage assis,
escorté du corbeau et du chien, est l'Apollon gaulois dans l'exercice
de ses fonctions médicales et prophétiques. Enfin, le petit personnage
du fond peut représenter une aveugle guérie ou, symboliquement, une

1. Esp. 4143, 4202, 4214, 4227, 6421.


112 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

devineresse en train de prophétiser1. En bref, le socle présenterait les


images des dieux de la triade (Mercure = Teutatès, Mars = Ésus, dieu
cuirassé à la lance, Mars sidéral, dieu nu = Apollon-Belenus, et
Minerve = déesse mère), auxquels les fidèles rendent hommage. Quant
aux deux étages supérieurs, ils rempliraient une fonction mythologique
ou allégorique. Les images de la première face évoquent le mythe de la
pluie, que Jupiter-Taranis déclenche en lançant sa foudre. Celles de la
seconde, le mythe de la source, que Sucellus fait jaillir en projetant son
maillet sur la terre. La troisième face fait allusion au mythe de la
fertilité et de la richesse, que l'Amour et la Fortune favorisent d'en haut,
mais que fait lever de terre la déesse chthonrenne. Pour la quatrième face,
elle symbolise la divination et la médecine par incubation, le songe
prophétique descendant des cieux pour illuminer Apollon, guérir les
aveugles et révéler la vérité aux devins.
• Bref, la stèle de Mavilly nous présente une image fonctionnelle de la
triade, adaptée à un sanctuaire des eaux où se pratiquaient les rites de
la divination et de la médecine par incubation. Elle marque un progrès
très net à la fois dans le sens de l'assimilation aux dieux romains et
vers une systématisation nouvelle. En fait, celle-ci nous rapproche de
la triade primitive, après l'émiettement et la confusion que nous avions
constatée en analysant l'imagerie du pilier des nautes. Il n'y a plus
d'opposition entre les deux tendances, et nous sentons que la fusion
entre les deux panthéons est bien amorcée.

Second pilier de Paris et stèle de Dijon

II est très utile de comparer au pilier de Mavilly un second pilier de


Paris 2, que sa technique et son style permettent de dater du milieu du
Ier siècle, du moment classique du règne de Claude. Sur ce pilier, qui
devait certainement comporter un socle et que couronnait peut-être
un Jupiter assis, apparaissent Mercure, Rosmerta, Apollon et le
sommeil prophétique.
Un pilier de Dijon 3 peut être daté du règne de Néron. Ce dernier nous
présente, innovations intéressantes dans le sens de la romanisation,
une Junon, remplaçant la déesse à la torche et aux serpents, et un
Hercule romain au canthare, substitut du Smertrius du cycle d'Ésus.
Quant à la troisième figure, un Mars nu, à la lance, tenant de la
main droite une poignée d'épis, elle est exceptionnelle. É. Thevenot
y a vu un Mars indigène, substitut du dieu gaulois Smertrius4. A

1. F. Benoît, Ob lumen receptum, dans Latomus, tome XII, fase. 1, janvier-mars 1953,
p. 77 et suiv.
2. Esp. 3143.
3. Esp. 3442.
4. Le dieu à la lance et aux épis de Dijon, dans Revue archéologique de l'Est, tome VIII,
p. 101 et suiv.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 113

cause de la présence d'Hercule sur la même stèle, j'inclinerais plutôt à


y voir un Mars-Leucetius, dieu du ciel et du soleil, réchauffant le sol
et favorisant les moissons.

Colonne de Mayence et stèle d'Ehrang

La colonne de Mayence (Esp. 5887) 1, dont nous connaissons


exactement la date (66 après J.-C), représente le premier effort cohérent et
logique d'assimilation complète du panthéon gaulois. Sur la base du
socle apparaissent Jupiter, Minerve et la Foi tune, Hercule, Mercure et
Rosmerta. La pensée de la triade n'est certainement pas étrangère à
cette sélection de divinités gréco-romaines, puisque Jupiter peut
s'identifier avec Taranis, Mercure avec Teutatès, Hercule avec Ésus-Smer-
tiius. Les deux déesses présentes continuent la tradition apparue à
Paris sous Tibère et continuée à Mavilly. A l'étage supérieur du socle
figure Apollon-Belenus, accompagné du corbeau et flanqué de deux
Dioscures. Si nous nous référons au cycle légendaire primitif établi
plus haut, cette association entre Apollon et les Dioscures, c'est-à-dire
entre la divinité et les héros qui assurent la médiation entre dieux
sidéraux et dieux chthoniens, et le retour à l'harmonie du monde divin,
est particulièrement intéressante. Elle prouve qu'en dépit de
l'apparente romanisation, les druides restaient fidèles aux traditions anciennes.
Quant aux associations de divinités, la plupart romaines, figurant sur
les tambours de colonnes, elles sont chargées de symboliser, en des
allégories assez transparentes, les grands thèmes de la romanisation :
la victoire des armes romaines dans la forêt et sur les flots, la paix et
la prospérité. Remarquons cependant qu'une divinité féminine,
associée à Épona, pose le pied sur une tête de bovidé, qui pourrait évoquer
le sacrifice du taureau à la déesse mère.
Cependant, le groupement des dieux principaux exprime, sous
l'apparence d'une totale romanisation, la permanence de la triade et
des légendes gauloises.
L'autel à quatre dieux d'Ehrang, près de Trêves (Esp. 5233, tome VI),
a été comparé, à juste titre, par Espérandieu, à la colonne de Mayence,
pour son style. Il est exact que les drapés, les contours profondément
incisés, la coiffure de Junon indiquent une date antérieure aux Fla-
viens. Il est donc possible de dater ce monument de la fin du règne de
Néron, vers 68 après J.-C.
La forme du groupement divin qu'il nous présente marque la fusion
la plus parfaite de la tradition celtique et de l'apport romain. En effet,
si l'on suppose la présence de Jupiter, qui devait se trouver sur le
chapiteau de la colonne, le groupe complet se compose de Jupiter-Taranis,

1. Voir Quilling, Die Jupitersaule des Samus und Sevesus.


Rev. Et. anc. 8
114 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

Mercure-Teutatès, Hercule-Smertrius, Minerve et Junon-déesses mères.


La triade celtique sous sa forme romanisée a été fondue avec la triade
capitoline, Jupiter, Junon, Minerve. Cette invention, à laquelle César
n'avait pas songé, marque une étape décisive dans la romanisation
de la religion gauloise. Elle n'a pas été obtenue sans hésitation ni sans
tâtonnements.

Évolution du panthéon gaulois au Ier siècle

En résumé, l'évolution du panthéon gaulois, telle qu'on peut la saisir,


d'après les monuments datés de la piété collective, représentant des
groupes de divinités associées, semble s'être produite de la façon
suivante :
Le point de départ, sous Tibère, comportait une juxtaposition pure
et simple de dieux indigènes et de dieux romanisés. La multiplication
des divinités, la diversification, l'émiettement du panthéon qui en
résultait, ne devait pas durer. A partir de Claude se fait sentir à la fois
une fusion progressive du panthéon celtique et des dieux romanisés et
une ingénieuse organisation des groupes divins, dans laquelle l'idée
de la triade est manifestement présente. La formule de la colonne de
Mayence, déjà, presque parfaite en son genre, puisqu'elle concilie
l'assimilation aux dieux romains et la présence effective, sous une nouvelle
forme, de l'ancienne triade gauloise et des traditions essentielles des
druides trouve son couronnement dans celle d'Ehrang. Désormais,
à partir de 69 après J.-C. environ, la triade capitoline vient se fondre
avec la triade celtique romanisée.
A Mavilly, à Paris, à. Mayence, l'accent mis sur le dieu prophétique,
Apollon-Belenus, et sur l'ange du songe prophétique, et sur les Dios-
cures, médiateurs entre le ciel et les hommes, les dieux chthoniens et
les dieux célestes, nous paraît lié à une reprise en main des choses
religieuses par les druides, désormais romanisés, mais conservant leur in-
- fluence et leurs traditions sur le couvert de la mantique et de la médecine
par incubation, à l'ombre des sanctuaires prophétiques des sources et
des eaux minérales jaillissantes. L'étude historique de l'iconographie
s'intègre ici dans les perspectives dégagées plus haut en étudiant
l'évolution du rôle du sacerdoce gaulois.

Le ne siècle

Le nombre des stèles à, quatre dieux postérieures au Ier siècle


dépassant la centaine, il n'est pas question de les étudier en détail dans le
cadre de cette esquisse. Il est cependant permis de dégager certaines
lignes générales et de se référer à quelques exemples significatifs. Si
l'on établit la liste des groupes divins représentés sur les stèles à, quatre
REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES
1.
Le groupe de Saintes : 1. face ; 2.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 115

dieux, on constate rapidement que la série numériquement la plus


importante (près des deux tiers du total) est constituée par les stèles à
Mercure, Hercule, Junon, Minerve. Après ce groupe, le plus fréquent
est celui qui comporte Apollon, associé le plus souvent à Hercule et
Mercure. Cette association, rappelant la triade de Reims (Mercure-
Cernunnos-Apollon), est des plus intéressantes, car, Hercule étant le
substitut normal de Smertrius-Ésus-Cernunnos, ce qui est évoqué, ici,
c'est bien l'antique et légendaire alliance entre Teutatès, Belenus et le
dieu chthonien, contre Taranis. Cette importance relative des deux
séries les plus représentatives de la triade primitive permet de supposer
que cette dernière était restée vivante dans une large proportion chez
le peuple gallo-romain, et que les légendes anciennes étaient encore
racontées par les druides.
Quelques exemples, relativement rares, il est vrai, prouvent la
survivance de l'iconographie proprement indigène : c'est la triade de
Reims, Apollon-Mercure-Cernunnos, qui date du milieu du 11e siècle
(Esp. 3653), c'est la présence, sur une stèle d'Alzey, de la période
flavienne, du dieu au cerf, Smertrius (Esp. 7750). Le Taranis gaulois
paraît encore, portant la roue, sur deux stèles du pays trévire (Esp.
5939, 5940). Notons enfin la relative fréquence de la déesse aux
serpents et à la torche, déesse indigène de la Terre Mère, du monde
souterrain et de la végétation, qui apparaît déjà sur la stèle de Mavilly
(Esp. 4143, 4202, 4214, 4227, 6421).
L'hellénisation de la sculpture religieuse gauloise, absolument
évidente à partir du début du ne siècle, ne doit pas nous abuser. Elle
n'exclut nullement les références à l'ancienne triade. Nous en avons
un exemple dans le groupe de six dieux, figurant sur un pilier à trois
faces sculptées, trouvé en deux fragments à l'église Saint-Landry de
Paris1. Ce pilier, en deux étages, portait à la base une représentation
de Jupiter luttant contre les géants, de Minerve et de Mercure, tandis
qu'à l'étage supérieur paraissaient Vénus portant un flambeau, Vulcain
et Mars. Prise en elle-même, cette stèle est une des œuvres marquantes
de l'art provincial hellénisé, de style romantique, du milieu du ne siècle,
son iconographie est purement gréco-romaine. Mais si nous la replaçons
dans l'ensemble des stèles gallo-romaines à divinités multiples, nous
serons amenés à induire que le mythe de la gigantomachie n'est que
l'expression hellénisée du mythe de Taranis lançant la foudre sur la
terre, que Mercure est la forme romanisée de Teutatès, que Vénus
portant le flambeau n'est que la forme plus idyllique, prise par la déesse
chthonienne au flambeau et aux serpents, que Vulcain s'identifie à un
Sucellus dans la ligne du pilier des nautes, enfin que le jeune et bel
Ares, amant d'Aphrodite, n'est autre que la forme hellénisée de l'Ésus

1. P.-M. Duval, Paris antique, p. 202 ; Esp. 3147 et 3166.


116 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

traditionnel ; enfin, que l'évocation des amours adultères de Vénus


avec le bel Ares rappelle la vieille conception des noces successives
de la déesse mère avec le dieu céleste, puis avec le dieu chthonien,
déjà exprimée sur le chaudron de Gundestrup et sur le pilier de Mavilly.
Ici encore, la forme hellénisée recouvre d'un voile, transparent pour
les initiés, la tradition religieuse et mythologique des Celtes.
Dans le labyrinthe souvent passablement déroutant où nous
introduit l'interprétation romaine ou hellénique du panthéon gaulois, il
n'est pas de meilleur fil d'Ariane que l'idée de -la triade primitive
associée à la légende primitive des Gaulois. La forme gréco-romaine prise
par les divinités traditionnelles des Celtes n'est qu'un déguisement,
sans doute consenti volontairement par un clergé opportuniste qui
restait toutefois dans l'ensemble fidèle à l'esprit de ses traditions. De
multiples indices, recueillis principalement dans les milieux
particularisés indigènes, restés à l'écart des courants de romanisation,
laissent également penser que les vieilles conceptions gauloises n'étaient
pas mortes.

Le uie siècle. — Resurrection des anciens dieux gaulois

La meilleure preuve en est, au 111e siècle, la réapparition, sous une


forme archaïsante, de la triade gauloise, au sanctuaire du Donon, et
surtout l'étonnante résurrection du dieu même que les Romains avaient
vduIu supprimer : le Teutatès gaulois, qu'ils avaient prétendu
neutraliser définitivement en le métamorphosant en un pacifique Mercure.
Fait surprenant, c'est d'abord dans l'armée, et à Rome même, qu'on
le voit pour la première fois réapparaître. Sous le règne des Sévères,
un « eques singularis », un cavalier de la garde impériale, d'origine
gauloise, Petiganus Placidus, consacre un autel à Teutatès Meduris
(Dessau 4691) :
« Petiganus Placidus Toutati Medurini votum sol vit. »
Auparavant, un affranchi breton, Ti Claudius Primus, avait consacré
un autel à Mars-Teutatès (Dessau 4540). Deux stèles figurant le Mars
indigène, dieu de la guerre et du butin, ont été trouvées dans la région
de Haguenau, chez les Triboques1. L'une d'elles porte la dédicace
Deo Medru. Le style du bas-relief est celui d'un artiste qui a travaillé
en Alsace du Nord et a produit un certain nombre d' œuvres de bonne
qualité à l'époque des Sévères. Il est l'auteur d'un des plus complets
et des mieux venus des Jupiters cavaliers à l'anguipède actuellement
connus (Esp. 5559), trouvé à Seltz et déposé au Musée de Haguenau.

1. Fr. J. Himly, Medros, dieu gaulois de la guerre en Basse-Alsace. Teutatès Meduris et


le dieu irlandais Mider, dans Cahiers d'archéologie et d'histoire d'Alsace, 1947, p. 115 à 124.
Espérandieu 5549, CIL XIII, 6017 ; Esp. 5560, voir Forrer, Alsace romaine, 1935, pi. 38.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 117

Est-ce aussi à l'époque sévérienne qu'il faut attribuer les dédicaces


à un Jupiter Taranucnus, ou à un deus Taranucnus, en qui survit le
vieux Taranis 1. Le fait que le mot deus soit accolé, à Boeckingen comme
à Godramstein, à Taranucnus, est à coup sûr un signe d'époque tardive.
D'ailleurs, la région de Godramstein, aux confins du Palatinat et de
la Sarre, a fourni deux stèles où se trouve figuré le Jupiter indigène à
la roue, et qui peuvent être datées du me siècle2.
Le sanctuaire du Donon3, l'un des seuls sanctuaires montagnards
gaulois qui aient été fouillés, semble avoir joué un rôle dans la
résurrection du panthéon celtique primitif, sous la forme de la triade Tarants,
Teutatès, Ésus. Rappelons que ce sanctuaire, par suite de sa situation
à la jonction de trois frontières, celles des Leuques, des Médiomatriques,
des Triboques, présentait un caractère confédéral. Les quelque trente
figurations divines découvertes au Donon, notamment par les fouilles
de F. Lacour, comportent les représentations de quatre dieux : le
Mercure gallo-romain traditionnel, portant le caducée, escorté du bouc,
du coq et de la tortue, coiffé du pétase ailé, le Jupiter cavalier à l'angui-
pède, le dieu au cerf, Cernunnos, et un singulier dieu nu, d'un style
barbare du me siècle finissant4. Ce dernier porte une épée sur laquelle
a été gravée la signature du sculpteur : Asblus Fecit. La triade est ici
représentée, au Donon, sous sa forme la plus pure et la plus primitive,
par le Jupiter cavalier, figurant Taranis, par le dieu nu à l'épée,
représentant le Teutatès guerrier, et par un Ésus paraissant sous les traits
de Smertrius. Cette image du dieu national de la guerre surgissant, à
la fin du 111e siècle, du fond des traditions ancestrales miraculeusement
préservées, alors que les Romains croyaient l'avoir définitivement
voué à l'oubli le plus complet, est le meilleur témoignage de la survie
de la religion gauloise et de sa réapparition à une époque où la façade
romanisée de la Gaule craque de toutes parts. Si nous ajoutons que la
déesse mère est aussi présente sur le sommet vosgien, nous avons
l'impression qu'au Donon, toute la vieille religion gauloise a repris vie,
avec ses dieux, ses mythes, ses cérémonies et son clergé.

Le IVe SIÈCLE, LE HAUT MOYEN Age


ET LES SURVIVANCES FOLKLORIQUES
Au ive siècle, les preuves d'une survivance du sacerdoce gaulois et
des traditions religieuses celtiques ne sont pas rares. Nous avons déjà

1. Dessau 4623, CIL III, 2804, Scardonne en Dalmatie : CIL XIII, 6478, Boeckingen,
CIL XIII, 6094, Godramstein.
2. Esp. 5939, Niederwùrzbach ; 5940, Dunzweiler.
3. E. Linckenheld, Le sanctuaire du Donon, son importance pour l'étude des cultes et des
rites celtiques, dans Cahiers d'archéologie et d'histoire d Alsace, 1947, p. 67 à 114, pi. I à VII.
4. Ibid., pi. Ill, n° 4. Sur la même planche, le « dieu au chien » est en réalité un Mercure
au bouc, comme le prouvent les sabots fourchus de la bête.
118 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

vu plus haut les principaux textes qui s'y rapportent : les passages
d'Ausone, mentionnant, parmi les professeurs de Bordeaux, des druides,
prêtres de Belenus-Apollon. Ce sont aussi les extraits du panégyrique
païen de Constantin, où il est possible de trouver une allusion à la
vision de l'empereur et qui nous paraissent attester la survivance de
Belenus, sous la forme d'Apollon, dieu prophétique, en rapport avec
le dieu suprême, Taranis, par l'intermédiaire de l'ange du sommeil
prophétique. C'est le passage du même panégyrique, où le rhéteur
d'Autun voudrait attirer Constantin vers le sanctuaire d'Apollon-
Borvo, adoré par les Héduens. C'est le rituel extraordinairement précis
de la roue enflammée, si explicite pour le mythe de Taranis, et qui est
encore pratiqué dans un sanctuaire de l'Agenais au début du ive siècle,
d'après le témoignage des actes de saint Vincent. C'est, au ive siècle
également, l'étonnant récit de Grégoire de Tours1 mentionnant un
culte rendu à Mars et Mercure sous forme d'offrandes aux morts, de
sacrifices funéraires en l'honneur des défunts et d'un duel à mort rituel
de deux jeunes gens. Contrairement à l'interprétation de F. Benoit,
nous estimons que Mars et Mercure représentent non pas le groupe du
géant à l'anguipède, mais Teutatès et Ésus, dieux dont les attributions
funéraires sont absolument certaines.
A partir du ve siècle, si l'on fait le compte des divinités les plus
souvent mentionnées par les vies de saints et les interdictions des conciles,
on aboutit à la liste suivante : Apollon, Diane, Hercule, Jupiter, Mars,
Mercure, Minerve, Neptune, Vénus.
Ces neuf grands dieux, qui sont encore couramment adorés par le
peuple des campagnes resté païen, se résolvent aisément à la triade :
Apollon étant le complément de Taranis- Jupiter dans la souveraineté,
Mars ou Mercure symbolisant Teutatès, Hercule, Mars ou Mercure
symbolisant Ésus ; Neptune, dieu des eaux, pouvant être associé à
Taranis dans le mythe de la génération des eaux souterraines ou
aériennes, Vénus, Diane et Minerve étant les déesses féminines le plus
souvent associées à la triade sur les stèles à quatre dieux. La
disparition de Junon est symptomatique, car c'est la plus romaine de toutes,
et elle a pu être oubliée, passé la romanisation.
Quant au culte d'Ésus-Cernunnos, il subsiste sous la forme des
mascarades des calendes, si fréquemment interdites par les conciles, qu'on
est bien obligé d'admettre qu'elles étaient courantes2. Au moment des
calendes de janvier, hommes et femmes se déguisaient en cerfs et
biches, en taureaux et en génisses, et se livraient à des danses rituelles.
Comment rattacher cet usage, assurément païen, et à coup sûr
indigène, au cycle légendaire et au mythe saisonnier d'Ésus-Cernunnos?

1. Voir Zwicker, Fontes, p. 177.


2. Zwicker, Fontes, 134, 21 ; 135, 2 ; 174, 7 ; 196, 19 ; 214, 12 ; 221, 29 ; 255, 28 ; 134, 21.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 119

Cette liaison est très clairement attestée par les monuments gallo-
romains. Récemment, à Alésia, a été découvert un très beau vase du
m6 siècle, décoré d'une suite de reliefs d'applique représentant un
cortège bachique et d'une scène de chasse au cerf, tracée à la barbotine.
Cette association prouve que les Gaulois exprimaient l'idée de leurs
traditionnelles mascarades en cerfs et en biches sous la forme
iconographique des bacchanales gréco-romaines. D'autre part, les
figurations de la légende d'Actéon, dans lesquelles ils pouvaient reconnaître
celles de leur Cernunnos, celles des bacchanales, des bacchants et des
bacchantes, sont particulièrement fréquentes sur les monuments
funéraires de Gaule.
Il est possible de reconstituer de la façon suivante ces cérémonies
et ce rituel. Chaque année, au moment où Cernunnos était censé
redevenir Ésus, les Gaulois allaient chasser des cerfs et des biches dans la
forêt. Ils les sacrifiaient, les dépouillaient, s'affublaient de leurs peaux
encore fraîches, se livraient ainsi déguisés à des danses effrénées. Puis
ils déposaient leurs oripeaux, pour célébrer le retour sur la terre d'Ésus.
Le souvenir attardé de certains rituels spéciaux au culte de la triade
a subsisté même dans le folklore récent. En de nombreux lieux du
nord-est de l'ancienne Gaule, près de Saverne, près de Trêves, près de
Sierck, les garçons ont l'habitude, à certaines dates, de lancer des
disques ou des roues enflammées du haut des montagnes. Les géants
que l'on promène au carnaval pour les brûler ensuite, et qui sont
parfois remplis de petits animaux vivants, rappellent les holocaustes
humains à Taranis.

Conclusion

L'existence d'une religion unifiée, commune aux Celtes


continentaux, est conforme à la plus grande probabilité, si l'on se réfère soit
aux témoignages des Anciens, soit à la protohistoire et à l'histoire
gauloise. Mais cette religion se dérobe à nos yeux sous la multiplicité
des dieux topiques et des cultes locaux. Les raisons de cette diversité
chaotique et déroutante sont de trois ordres :
Comme tous les païens, les Gaulois adoraient une foule inorganique
de divinités concrètes attachées aux lieux et aux forces naturelles.
La multiplicité et la diversité ont été complaisamment entretenues
et même accentuées par les tendances particularistes des collectivités
tribales, jalouses de leur indépendance et désireuses de souligner leur
individualité : enfin, l'administration du conquérant, appliquant un
programme d'assimilation religieuse à des fins politiques, a introduit
un facteur supplémentaire de diversification, par les hésitations et les
confusions de l'interprétation romaine.
Compte tenu de ces obstacles, qui sont réels, l'hypothèse de travail
120 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

que nous avions adoptée au départ, et qui consistait à prendre au sérieux


h texte de Lucain mentionnant la triade de Teutatès, Tarants, Êsus, et
à considérer cette triade comme le centre du panthéon national des
Gaulois, s'est révélée productive. Elle nous a amené à distinguer
quelques perspectives d'ensemble dans l'histoire religieuse, si touffue
au premier abord, de nos lointains ancêtres. Chemin faisant, elle nous
a fourni la clef de certaines énigmes posées par les textes ou les
monuments. Elle nous a permis, par référence aux études si fructueuses et
si suggestives de P. Dumézil, de donner sa place à la religion gauloise
dans la communauté indo-européenne. L'image qui en résulte de son
évolution au cours de la période romaine est en tout point conforme à
ce que nous savons de l'histoire de la Gaule et de son évolution sur
le plan des techniques et de la civilisation.
Il apparaît que le sacerdoce des druides a élaboré, entre le ve et le
ne siècle avant notre ère, une doctrine religieuse confédérale. Cette
théologie nationale peut être considérée avec vraisemblance comme le
résultat d'un mélange, d'une combinaison, entre divers éléments
d'origines et de dates différentes :
Io Trois mythes sidéraux d'origine indo-européenne, celui du dieu
solaire cavalier, de Taranis à la roue de feu, de Sucellus au maillet.
2° Un mythe indo-européen des noces successives de la déesse mère,
d'abord avec le dieu du ciel, ensuite avec le dieu de la terre. Cette
conception paraît être en rapport étroit avec l'antique notion, également
commune aux Indo-Européens, de la guerre entre dieux célestes et
dieux chthoniens.
3° Un cycle légendaire, en rapport avec des rites cérémoniels et
sacrificiels saisonniers, portant sur les transformations du dieu chthonien
en monstre hybride ou en cerf, son séjour aux enfers, son retour
sur la terre. Cet ensemble de croyances paraît bien attesté par
l'archéologie dès l'époque hallstatienne. Cela n'exclut pas qu'il soit plus
ancien.
4° Une divinité masculine abstraite et métaphysique de la nation
gauloise, Teutatès, protecteur et patron des guerriers vivants et morts,
dieu de Ja guerre, mais aussi des techniques et du commerce. La
fixation de cet être divin remonte à la période des invasions gauloises
(ve-ive siècles avant J.-C). Il a pu réunir en lui les attributions de
plusieurs dieux panceltiques différents, en particulier celles de Lug,
d'Ogmios et de Mider?
5° Un cycle apoUinien, d'origine hellénique, comportant à la fois
des aspects mythologiques et philosophiques et des conséquences
rituelles : c'est ainsi, par exemple, que le rôle de Belenus et des Dioscures
dans la légende participe de ces notions d'équilibre et d'harmonie
cosmiques si chères à la religion et à la philosophie grecques. A partir des
mêmes sources, cependant, semble s'être développé un rituel de man-
essai sur l'évolution de la beligion gauloise 121

tique et de médecine par incubation, rattaché aux sources et aux


sanctuaires prophétiques.
Il est bien entendu que nous nous limitons ici au noyau central
du panthéon gaulois, celui même que les textes fondamentaux
permettent de délimiter et qui est constitué des grands dieux de la triade.
Π existe, à côté de ces grands dieux, des divinités secondaires souvent
importantes, comme Épona, qui restent en dehors de notre analyse.
Nous nous réservons de les étudier ultérieurement.
A partir de ces éléments disparates, les druides auraient élaboré
une doctrine relativement cohérente, en les systématisant à nouveau,
sur la base des catégories socio-religieuses remontant aux origines
indo-européennes peut-être ravivées dans l'esprit des Gaulois par
leurs contacts avec le monde iranien et scythique entre le vme et le
ive siècle avant J.-C. Ces prêtres auraient ainsi conservé le souvenir
d'une triade divine à résonance sociale, suivant un type de
raisonnement qui paraît attaché aux traditions communes des classes
sacerdotales indo-européennes.
Ils auraient également participé à la fixation des croyances
populaires en un cycle de légendes, dont la substance nous est donnée par
le chaudron de Gundestrup, et qui paraît sous-jacent à la grande
majorité des monuments religieux gallo-romains. Il s'agit là d'une sorte
de catéchisme gaulois, certainement rédigé en forme de poèmes
transmis surtout oralement, mais dont heureusement le souvenir s'est
maintenu aussi dans les images. Du reste, ces légendes, ces mythes
étaient également en rapport avec les diverses cérémonies religieuses
des grandes fêtes saisonnières, et ce fait a certainement beaucoup
contribué à leur survivance.
La triade druidique comportait :
Io Au sommet, un groupe de dieux célestes parallèles à ceux des
Germains : Mars sidéral = Ziu, Taranis à la roue enflammée = Donar.
Sucellus au maillet = Thor. Parmi ces trois dieux, les druides paraissent
avoir accordé très tôt la préférence à Taranis, reléguant Sucellus dans
Γ outre-tombe, confiant les attributs du Mars sidéral, le cheval et la
lance, au dieu à. la roue,, devenu le Jupiter cavalier à l'anguipède.
Belenus-Apollon, dieu des sources, de la divination, de la médecine,
est associé à Taranis, comme Mitra l'est à Varuna, et protège
spécialement la classe des druides attachés à son culte. Le dieu du ciel est
uni à une grande déesse mère qui, suivant la tradition indo-européenne,
passe alternativement du ciel sur la terre.
2° A l'étage intermédiaire, Teutatès, dieu de la collectivité gauloise
en paix et en guerre, dieu des Morts, dieu des activités humaines en
général.
3° A la base, Ésus, son avatar saisonnier, Cernunnos, son double
inséparable, Smertrius, associés tous trois dans l'idole composite du
122 - REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

tricéphale qui n'est autre que leur association dans un groupe


synthétique. Sous sa forme terrestre, Ésus est le dieu des agriculteurs,
seigneur de la vie des animaux et des plantes, distributeur de richesses.
Il se trouve en rapports fréquents avec Taranis, Sucellus, le Mars
sidéral et Belenus, pour les sources vives et les eaux thermales. Sous sa
forme souterraine, Cernunnos est dieu des Morts, et lutte contre
Taranis auquel il vole son épouse. Smertrius, son alter ego, l'assiste dans
tous les cas où il faut se battre et verser le sang.
Arrivant en Gaule, les Romains semblent avoir mis en action un
plan de réforme religieuse qui visait à dépouiller le panthéon gaulois
de son caractère national et agressif. Mais le dédoublement de Teutatès
entre un Mars et un Mercure, l'attribution à ce dernier d'une partie
des fonctions propres aux dieux du cycle d'Ésus, ont entraîné des
incertitudes, des confusions et des flottements qui dominèrent toujours
l'interprétation romaine des dieux gaulois.
Depuis Tibère jusqu'à Néron, une série importante de monuments
datés nous a permis d'assister à la romanisation progressive du
panthéon régional gallo-romain. Partant d'une juxtaposition pure et
simple des membres de l'ancienne triade, plus ou moins assimilés, et
des dieux nouveaux conformes au programme romain d'assimilation,
ce processus aboutira, à la veille des événements de 70, à la fusion des
triades gauloise nationale et capitoline romaine, sous la forme de cinq
divinités associées : Jupiter, Mercure, Hercule, Junon et Minerve. La
place privilégiée occupée dans les monuments religieux des
collectivités gallo-romaines, sous Claude et sous Néron, par Apollon-Belenus
et l'ange du sommeil prophétique, nous amène à penser que, malgré
les persécutions romaines, les druides ont vite repris une forte influence
sur la doctrine et l'iconographie religieuse en voie de transformation.
S'ils ont pu le faire, c'est sans doute sous le couvert de la divination
et des grands sanctuaires prophétiques, où étaient couramment
pratiquées, à la manière hellénique, la prophétie et la médecine par
incubation. Cette supposition est confirmée par la place que tiennent les
prophètes gaulois lors des événements dramatiques de 69-70 après J.-C. :
épisode de Marie, prédications de druides sur la fin de l'Empire romain,
à l'occasion de l'incendie de Rome.
L'hellénisation des dieux gallo-romains du ne siècle n'est qu'un
déguisement d'emprunt, à travers lequel la triade gauloise montre
assez souvent le bout de l'oreille, tandis que le souvenir des vieilles
divinités celtiques étranges ou monstrueuses se maintient dans les
monuments archaïsants, relativement rares et apparemment aberrants,
mais hautement significatifs.
A partir du me siècle, lorsque se produit la réaction indigène si
sensible en d'autres domaines de la civilisation et de la culture, ce sont les
anciens dieux indigènes, dont les images avaient été bannies par les
essai sur l'évolution de la religion gauloise 123

Romains, qui reparaissent tout à coup, en pleine lumière. Le Teutatès


gaulois, voué par Rome à la disparition totale et définitive, fait son
apparition à Rome même, chez les gardes du corps de l'empereur.
Il réapparaît ensuite en Alsace, dans la forêt de Haguenau, puis au
sanctuaire du Donon, temple confédéral, où la triade celtique
primitive est adorée, à la fin du me siècle, dans sa pureté et dans sa
plénitude.
Au ive siècle, ] 'interdit pesant sur les druides et leur enseignement
semble avoir été rapporté. Le sacerdoce celtique revient à la lumière,
après les épreuves, traversées en commun, des premières grandes
invasions. Le milieu druidique essaye d'attirer vers les cultes gaulois les
velléités de la piété constantinienne. Plus tard, les cultes gaulois,
auxquels se heurtent les évangélisateurs de la Gaule, se maintiennent
longtemps encore. A travers les manifestations invétérées et
diaboliques du paganisme persistant, au haut Moyen Age et au Moyen Age,
à travers les usages, d'origine immémoriale, des folklores locaux, nous
pouvons saisir la survivance de certains rituels en rapport avec la
triade : disques et roues enflammées que l'on jette du haut des
montagnes, géants d'osier remplis d'animaux vivants que l'on brûle à
certaines dates, déguisements en cerfs et en biches, danses rituelles.
La religion confédérale des Gaulois n'a jamais disparu. La triade
constituée par les druides a peut-être conduit à la victoire les tribus
celtiques envahissant l'Italie et l'Europe centrale. Grâce à Lucain,
nous savons que c'est à elle que les derniers résistants avaient recours
pour soutenir leurs efforts désespérés dans la lutte contre Rome. Après
la conquête, elle a paru s'effacer un moment, elle s'est transformée,
pour reparaître au me siècle, à la faveur de la réaction indigène. Elle
reste vivante, au ive siècle et bien au delà, dans les derniers relents
du paganisme et les survivances folkloriques.
J.-J. HATT.
Strasbourg, le 4 mai 1964.

Liste des illustrations


— PI. III (pi. X de Sophus Muller). Vase de Gundestrup. Taranis lance la
roue de feu, aidé d'un géant en costume militaire gaulois. Les deux chiens
féroces, à gauche et à droite, sont ceux du dieu céleste, et ils symbolisent la
force destructrice de la foudre. Les trois griffons d'Apollon-Belenus expriment
à la fois la liaison entre ce dieu et Taranis et la puissance bénéfique du dieu
médiateur et harmonisateur. Devenu plus modéré par l'intervention
d'Apollon-Belenus, le feu céleste frappant la terre personnifiée par le serpent à tête
de bélier produit la pluie et les sources.
— PI. IV (pi. VI de Sophus Müller). Départ de l'armée gauloise pour aller
au secours de la déesse mère. A gauche, un druide procède à la lustration
de l'armée en sacrifiant un des guerriers à Teutatès. Au milieu, un arbre
124 · BEVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

que les soldats ont déraciné pour obtenir le contact avec le monde souterrain.
Le serpent à tête de bélier, probablement sorti des racines de l'arbre, guide
l'armée vers les enfers. Les quatre cavaliers qui dirigent la marche de l'armée
portent sur leurs casques les symboles des quatre divinités luttant contre
Taranis et pour la déesse mère : le corbeau de Belenus, le sanglier de Teutatès,
les cornes de cerf d'Ésus-Cernunnos, l'arc-en-ciel de Mars Loucetios.
— PI. V (pi. IX de Sophus Müller). A gauche, Cernunnos protège le cerf
divin et le taureau contre les convoitises du loup et conjure ainsi les forces
d'anéantissement de la Mort pour frayer la voie aux défunts vers la vie
éternelle. A droite, en haut, la chienne monstrueuse, personnifiant l'Océan,
voudrait engloutir le défunt qui, à califourchon sur un dauphin, lui échappe,
guidé par le taureau sacré vers les îles des Bienheureux.
— PI. VI (pi. VIII de Sophus Muller). La déesse mère, s'appuyant sur la
puissance céleste, symbolisée par les rosaces, et aidée d'Apollon-Belenus,
exprimé par ses griffons, tient en respect les éléphants et les chiens
monstrueux, représentant les périls de la guerre et l'anéantissement dans la Mort.
— PI. VII (pi. XIII de Sophus Muller). En bas, la déesse mère, encadrée
des images de ses deux époux successifs : à droite, Taranis ; à gauche, Ésus.
Autour du front, les dieux portent un ruban et la déesse un bandeau torsadé,
signes liturgiques des fiançailles.
En haut, la triade de la déesse mère et de ses deux servantes en train de
se transformer en grues. A gauche, le chien envoyé par Taranis. Devant la
poitrine de la déesse mère, le messager de l'armée gauloise, ainsi que son
chien, vient d'être foudroyé ; sur sa main droite, le corbeau de Belenus.
— PI. VIII. La déesse mère de Naix, accompagnée de ses deux servantes.
— PI. IX (pi. XIV de Sophus Muller). En haut, la déesse mère, portant
sur son front le bandeau torsadé, signifiant ses nouvelles fiançailles avec Ésus,
encourage et aide Smertrius, afin qu'il triomphe du carnassier géant de
Taranis, symbole de la Mort. De l'autre côté de la déesse, Smertrius exulte après
sa victoire.
En bas, Smertrius écarte un chien du taureau qu'il vient d'assommer et
qu'il s'apprête à sacrifier.
— PI. X (pi. XI de Sophus Müller). En haut, Teutatès reçoit les hommes
et les sangliers qu'ils lui apportent en offrande funéraire. Il s'agit en quelque
sorte d'une figuration du jugement des guerriers morts. Sur l'épaule droite
du dieu, le carnassier symbolisant pour les guerriers sans valeur
l'anéantissement dans la Mort ; à gauche, le Pégase signifiant la vie éternelle et l'hé-
roïsation pour les soldats valeureux.
En bas, dieu céleste recevant les cerfs qu'on lui sacrifie.
— PI. XI. Le Smertrius du Donon. Il est revêtu de la peau du loup qu'il
a tué et s'apprête à sacrifier le cerf divin aux divinités du Ciel, afin que
Gernunnos redevienne Ésus.
— PI. XII (pi. VII de Sophus Müller). La quête des taureaux par les Dios-
cures; l'un de ceux-ci a le torse nu : c'est le Dioscure de l'hémisphère
supérieur; il est représenté deux fois. L'autre porte un justaucorps qui lui couvre
la poitrine : c'est le Dioscure de l'hémisphère inférieur; il n'est représenté
qu'une fois.
essai sur l'évolution de la religion gauloise 125
— PI. XIII (pi. XII de Sophus Müller). En haut, le Dioscure de
l'hémisphère supérieur (torse nu) supplie Belenus d'assurer la liaison avec les enfers.
Sa prière ayant été exaucée, le Dioscure de l'hémisphère inférieur descend à
cheval dans le monde souterrain et va apporter à Smertrius les
renseignements qui lui sont nécessaires pour permettre à Ésus de reparaître sur la
terre afin de délivrer les déesses mères de leur enchantement.
En bas, Dispater, dieu gaulois de la Mort ; devant lui, un doublet de loups
androphages symbolisant l'anéantissement dans la Mort et représenté sous
la forme d'un chenet, par allusion au culte des ancêtres et du foyer
domestique. Les deux monstres que le dieu tient dans les mains sont, à notre avis,
des stylisations des serpents ailés des L araires romains.
— PI. XIV, 1 et 2. Ésus et le taureau à trois grues, pilier des nautes de
Paris.
— PI. XV, 1 et 2. Groupe de Saintes, hiérogamie de la déesse mère et d'Ésus.
— Revers du groupe de Saintes : à gauche, la déesse mère, à laquelle Ésus,
accroupi au centre, et Smertrius, figuré debout portant la massue d'Hercule,
ont rendu sa forme humaine, grâce au sang des trois têtes de taureaux
représentées au-dessous.

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