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Revue des Études Grecques

Hermès dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis


Marie-Christine Fayant

Résumé
L'étude attentive des passages consacrés à Hermès (interventions dans le récit, mentions par d'autres personnages) dans les
Dionysiaques de Nonnos de Panopolis fait apparaître une image du dieu très composite, faite d'emprunts à des traditions
diverses, anciennes ou récentes, courantes ou rares. Si cette image complexe ne permet guère de saisir les convictions
philosophiques ou religieuses du poète, elle apparaît en revanche comme une manifestation de la poikilia qui définit son art
poétique.

Abstract
The careful study of the passages relating to Hermes (interventions in the narration, mentions made by other characters) in the
Dionysiacs by Nonnos of Panopolis shows a very intricate god's figure, composed of borrowings from various traditions, old or
new, well known or unusual. Though that complex figure does not allow to perceive the philosophical or religious poet's
believes, it appears as a manifestation of the poikilia which defines his poetics.

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Fayant Marie-Christine. Hermès dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis. In: Revue des Études Grecques, tome 111,
Janvier-juin 1998. pp. 145-159;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1998.4310

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1998_num_111_1_4310

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Marie-Christine FAYANT

HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES

DE NONNOS DE PANOPOLIS

(faite
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Résumé.
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Hermès
les
très
Dionysiaques
composite,
courantes

ou rares. Si cette image complexe ne permet guère de saisir les convictions


philosophiques ou religieuses du poète, elle apparaît en revanche comme
une manifestation de la poikilia qui définit son art poétique.

Abstract. — The careful study of the passages relating to Hermes


(interventions in the narration, mentions made by other characters) in the
Dionysiacs by Nonnos of Panopolis shows a very intricate god's figure,
composed of borrowings from various traditions, old or new, well known
or unusual. Though that complex figure does not allow to perceive the
philosophical or religious poet's believes, it appears as a manifestation of
the poikilia which defines his poetics.

Nonnos, né à Panopolis, en Haute-Egypte, mais ayant vécu à


Alexandrie, a écrit deux œuvres importantes et opposées par
leurs centres d'intérêt : une Paraphrase de l'Évangile selon St
Jean, en vers, et une épopée, les Dionysiaques, dans laquelle, en
48 chants et 21000 vers, il retrace la biographie terrestre de
Dionysos, de sa conception à son apothéose 1.
Dans cette épopée, autour de la figure centrale de Dionysos,
apparaissent un certain nombre d'autres personnages, divins ou

1 Sur la chronologie relative des deux œuvres, voir F. Vian, introduction des
Dionysiaques (CUF), t. 1, p. xi-xv et Journal des Savants, juill.-déc. 1994, 197-233
(notamment à partir de p. 222).
REG tome 111 (1998/1), 145-159.
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humains (puisque Dionysos n'accède à l'Olympe qu'à la fin de


l'œuvre) : entourage de Dionysos, alliés, adversaires, personnages
secondaires qui ne sont présents que le temps d'une digression.
Parmi eux, un dieu bien connu du panthéon grec, Hermès,
semble tenir une place privilégiée : demi-frère de Dionysos, il
intervient à plusieurs reprises dans le cours de son existence,
jouant ainsi un rôle décisif dans le récit. Parallèlement à cette
présence active, Hermès est aussi très fréquemment un « objet
du discours » : d'autres personnages ou le narrateur le nomment,
font allusion à ses activités traditionnelles, pour lui comparer
d'autres personnages par exemple. Bref, le nom d'Hermès revient
au total assez souvent dans l'œuvre : il est mentionné une
cinquantaine de fois en dehors des passages où il est acteur
du récit.
L'ensemble des passages consacrés au dieu permet de dégager
les caractéristiques de l'Hermès nonnien, en faisant la part de
ce que Nonnos emprunte à la tradition mythologique et de
ce qu'il ajoute, créant ainsi une image du dieu teintée des
croyances contemporaines.

La généalogie d'Hermès, son apparence extérieure, les


principaux traits de sa personnalité et certaines de ses interventions
relèvent, pour l'essentiel, de la mythologie traditionnelle.
En ce qui concerne sa généalogie, nombre d'éléments
appartiennent à la tradition de YHymne homérique à Hermès. Hermès,
né sur le mont Cyllène, en Arcadie, est fils de Zeus et de Maia,
devenue après sa mort l'une des sept Pléiades 2. Il est donc le
demi-frère d'autres Olympiens et, parmi eux, Ares et Apollon,
aux côtés de qui il est cité treize fois et avec qui il forme, selon
la formule de P. Chuvin, « la triade des dieux fils » 3. Dionysos,
l'autre demi-frère et le héros de l'épopée, est parfois aussi associé
à Hermès à l'occasion de syncriseis4.
Comme descendant d'Hermès, la tradition des Hymnes
homériques connaît Pan. Or Nonnos énumère parmi les membres des
contingents divins de l'armée de Dionysos quatorze Pans dont

2 Hermès dieu du Cyllène : 13, 277; 48, 710 (Κυλλήνιος). Hermès fils de Maia
(υιός Μαίης) : 2, 302, 591; 3, 373; 5, 143; 10, 84; 26, 283; 33, 129; 41, 171; 47,
681; 48, 978; Ρ 17.
3 Voir les références dans la note de P. Chuvin à 5, 130. Même si « les
origines de la triade sont obscures », l'association Hermès-Apollon remonte à VHymne
homérique et Hermès, Ares et Apollon se trouvent associés dès Homère dans la
légende des Aloades : Hermès délivre Ares emprisonné par les Aloades (//., 5,
385-391) et ceux-ci sont tués par Apollon (Od., 11, 318-319); le premier épisode est
rappelé par Nonnos en 2, 302-304 et 13, 25.
4 Hermès dans des syncriseis avec Dionysos : 9, 217, 232; 13, 25; 35, 331.
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douze sont issus du Pan primordial et deux sont fils d'Hermès


et de Nymphes : Agreus, qui a hérité de son père un don
prophétique, et Nomios (14, 89-94). Ces deux fils semblent être
issus du dédoublement du Pan de VHymne homérique : la filiation
est conforme à celle donnée aux v. 33-36 et Pan est qualifié de
νόμιος au ν. 5; quant au qualificatif d'άγpεύς, on le trouve chez
Apollodore d'Athènes, cité par Hésychius (FGrH 244 F 137
Jacoby) 5. En 24, 86, Nonnos ne mentionne plus qu'un Pan
comme fils d'Hermès, celui qu'il a eu de Pénélope, c'est-à-dire
Nomios (non nommé).
À cette généalogie traditionnelle, Nonnos ajoute, pour les
besoins du récit, quelques éléments empruntés à des traditions
plus rares, voire inventés.
C'est ainsi qu'en dehors de la légende des Aloades, Nonnos
associe Hermès et Ares d'une autre manière puisque Hermès
s'est déguisé en Ares pour sucer le lait d'Héra (9, 232-234). Cet
épisode ne nous est pas connu avant Ératosthène, auteur que
Nonnos connaît bien et auquel il emprunte volontiers certaines
variantes 6. Ici, ce détail est destiné à mettre en valeur Dionysos
dans la bouche de Sémélé : son fils a été nourri par un lait
encore plus noble que celui d'Héra, le lait de Rhéa, et il n'a
même pas eu à se dissimuler pour le faire !
Nonnos donne, d'autre part, à Hermès, à qui la tradition n'en
connaît pas, une épouse, Peithô, que son nom prédestine à être
la compagne du dieu de l'éloquence 7.
Hermès est présenté aussi comme le père de certains hérauts.
En 14, 113, en effet, parmi les membres des contingents divins
de Dionysos figurent trois Satyres, fils d'Hermès : Phérespondos,
Lycos et Pronomos qui se voient confier par Dionysos la charge
de hérauts et le sceptre de leur père. Cette paternité d'Hermès
ne semble pas attestée avant l'époque hellénistique 8. En 18, 316,
Phérespondos est envoyé auprès de Dériade et Hermès est à
nouveau mentionné comme son père dont il a reçu le sceptre.

L'aspect extérieur d'Hermès doit beaucoup à Homère, ce qui


est peu surprenant de la part d'un poète qui prend explicitement
Homère comme modèle et comme rival9.

5 Voir la note de B. Gerlaud à 14, 87. Άγρεύς qualifie Pan aussi dans Anth. Pal.,
6, 180, 6 (Archias).
6 Voir les références dans la note de G. Chrétien à 9, 232-234.
7 Peithô épouse d'Hermès : 5, 574; 8, 220-225; 33, 130; 48, 231, 712.
8 Voir les références dans la note de B. Gerlaud à 14, 112-115.
9 Nonnos émule d'Homère : cf. 1, 11-38; 13, 49-52; 25, 253-263.
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Hermès porte une baguette d'or, conformément à la description


du dieu dans //., 24, 339-345 10. Sa baguette (ράβδος), qui apparaît
à plusieurs reprises comme l'emblème du dieu, lui sert,
notamment, à endormir les gardiens des Bassarides en 35, 236, pouvoir
évoqué par le même passage de Vlliade et dans Od. , 24, 2-4
(« la baguette au moyen de laquelle il charme à son gré les yeux
des mortels ou réveille ceux qui dorment»)11. C'est avec cette
baguette qu'il a tué Argos, le gardien d'Iô, épisode non rapporté
chez Homère mais peut-être évoqué par l'épithète Άργειφόντης 12.
Chez Homère, Hermès porte des sandales d'or. Ce détail
n'apparaît qu'une fois chez Nonnos, mais les sandales sont
mentionnées à plusieurs reprises avec une caractéristique souvent
associée à Hermès mais inconnue d'Homère : elles sont ailées 13.
Homère indique seulement que ces sandales « le portent sur la
terre et la mer infinie avec les souffles du vent ».
Mais Nonnos s'écarte davantage d'Homère quand il présente
le dieu comme « ailé » lui-même 14. Cette précision ne renvoie
pas simplement aux sandales, puisque Hermès semble doté à la
fois d'ailes et de sandales ailées, comme le montre cette remarque
de Dionysos cherchant à deviner l'identité d'Ampélos : « Si tu
es celui qu'on appelle Hermès, descendu du ciel, montre-moi tes
ailes légères et les pennes palpitantes de tes sandales» (10, 204;
cf. aussi 4, 1-3) 15.
En revanche, on retrouve clairement le modèle homérique
lorsque Hermès arrive au palais d'Electre (3, 410-424). Comme
au chant 10 de Y Odyssée (v. 277-279) où il apparaît à Ulysse
près du palais de Circé, il a les traits d'un adolescent 16. Il est
en outre couvert d'une nuée qui le rend invisible (sauf d'Electre),

i° Hermès χρυόρραπις : 7, 104, cf. Od., 5, 87 et 10, 277 repris dans H. hom. à
Hermès, 539; en 4, 1 et 36, 11, έύρραπις est une variante de cette épithète.
11 La baguette comme emblème d'Hermès : 2, 218; 5, 130 (σκήπτρον); 5, 575; 7,
104-105; 20, 264; 38, 208. Sur cet attribut d'Hermès, voir F. J. M. de Waele, The
magie staff or rod in Graeco-italian Antiquity, 1927, p. 29-100.
12 Hermès meurtrier d'Argos chez Nonnos : 13, 25-26; 20, 65-66.
ι3 Hermès χρυσοπέδιλος : 8, 224; sandales ailées : 4, 2; 9, 93; 10. 204; 20, 263;
47, 673; Persée porte d'ailleurs les sandales ailées que lui a prêtées Hermès : 25,
55-57; 30, 272.
14 Hermès ailé : πτερόεις 9, 52; 10, 337; τανύπτερος : 3, 373; 24, 86; 26, 283;
τανυσίπτερος : 3, 433; χρυσόπτερος : 19, 236; ώκύπτερος : 35, 227.
15 L'iconographie ne semble pas connaître une telle représentation d'Hermès :
seules ses chaussures (parfois ses pieds) et sa coiffure (parfois sa tête) sont susceptibles
de porter des ailes; cf. G. Siebert, LIMC, s.v. Hermes, t. 5, p. 383-385. Sur Hermès
ailé, voir aussi plus loin, p. 11.
16 Cf. aussi //., 24, 347 (Hermès se rend auprès de Priam sous les traits d'un
adolescent).
1998] HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES DE NONNOS DE PANOPOLIS 149

ce qui rappelle YHymne homérique à Hermès (v. 217) et reprend


un motif odysséen connu 17.

Les traits dominants de la personnalité du dieu sont, eux aussi,


largement empruntés à la tradition.
L Hymne homérique relate deux des « hauts faits » d'Hermès
enfant : l'invention de la lyre et le vol des bœufs d'Apollon
compensé par le don de la lyre. Nonnos rappelle le premier en
41, 373 en attribuant à Hermès l'épithète Έλικώνιος,
traditionnellement réservée aux Muses. Le deuxième justifie le qualificatif
βοοκλόπος, « voleur de bœufs », qui n'est pas attesté avant Nonnos
(1, 337) et [Orph.], Arg., 1057.
D'une manière générale, Hermès est αίμύλος, « trompeur » (8,
127), adjectif qui fait écho à ceux de YHymne homérique, αίμύλιος
(H. hom., 317) et αίμύλομήτης (ibid., 13). Nonnos utilise avec
humour cette caractéristique traditionnelle puisqu'il emploie
l'épithète au moment même où il évoque la figure d'Apatè
(Tromperie) : elle est encore plus rusée qu'Hermès qui devient ainsi
l'étalon de la rouerie.
Le goût d'Hermès pour la tromperie se manifeste
particulièrement dans ses discours. Ceux-ci égarent l'esprit, ils méritent le
qualificatif de κλεψίνοος (8, 127), calqué sur κλεψίφρων (Η. hom.,
413). Dans le même registre, Hermès est ποικιλόμυθος, « au
discours changeant » (3, 423) ; même si l'épithète n'apparaît, avant
Nonnos, que chez Dioscoride (Anth. Pal., 5, 56) et, pour Hermès,
dans H. orph., 28, 8, on peut le rapprocher de ποικιλομήτης
employé dans H. hom., 155.
Cela n'empêche pas Hermès d'être plein de sagesse. En 14,
112-119, quand Nonnos énumère les trois Satyres dont Hermès
est le père (cf. supra), il qualifie le deuxième, Pronomos, de
πραπίδεσσι κεκασμένος (ν. 113), expression démarquée de deux
expressions homériques, άρετησι κεκασμένον (Ulysse, Od., 4, 725)
et ος έπι φρεσΐ πευκαλίμησι κέκασται (Hermès, //., 20, 35), et
d'une formule de V Hymne homérique (v. 49), πραπίδεσσιν έήσι.
Le fils a visiblement hérité des qualités du père, lui-même qualifié
au v. 119 de άεξίνοος « source de sagesse », terme qui n'est
attesté que chez Proclos (Hymnes, 3, 16).
Le dieu se montre à l'occasion φιλοκέρτομος, « moqueur » (24,
296), dans le récit du mythe d'Aphrodite tisserande, en souvenir
de l'épisode homérique des amours d'Ares et Aphrodite dont
s'inspire le chant de l'aède Leucos 18. Au moment où Hermès

17 Ulysse revêtu d'une nuée par Athéna : Od., 7, 14 s.


18 Intervention d'Hermès dans le récit homérique : Od., 8, 338-343.
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se moque d'Aphrodite, Nonnos précise d'ailleurs qu'il prend


« derechef » la parole, adverbe qui n'a pas de sens à l'intérieur
du récit (Hermès n'avait encore rien dit), mais par référence à
l'épisode homérique.

Certaines des interventions d'Hermès dans l'action sont


conformes à la tradition légendaire.
Hermès est principalement messager des dieux, caractérisé entre
autres par l'épithète homérique διάκτορος (2, 591) 19. Sa baguette
est d'ailleurs « l'emblème ordinaire des hérauts » (3, 416-417).
Il joue en outre un rôle déterminant lors de la naissance de
Dionysos, à la fin du ch. 8 et au début du ch. 9 : avant même
d'exaucer le vœu fatal de Sémélé (se manifester à elle sous son
apparence divine), Zeus prend la précaution d'assurer la
protection de son fils qui n'est pas encore à terme : il ordonne à
Hermès « d'arracher son enfant nouveau-né à la foudre ardente
quand le feu atteindra Thyôné » (8, 354-355). Sémélé meurt
foudroyée (8, 392-395) et Hermès accomplit la mission confiée
par Zeus (396-406), tandis que Sémélé connaît l'apothéose (407-
418). Zeus reçoit Dionysos, le coud dans sa cuisse, puis le met
au monde une deuxième fois, le terme venu (9, 1-15). Zeus se
délivre tout seul, il est sa propre sage-femme (v. 5-7) alors que,
sur les monuments figurés, il est assisté ou pansé par Ilithyie,
Hermès ou Athéna 20. Pourtant, l'emploi de l'adjectif Μαιήιος au
v. 17 pour désigner Hermès est peut-être plus que l'épithète
habituelle « fils de Maia » ; il rappelle qu'Hermès, sans jouer
véritablement le rôle de sage-femme, assiste à la naissance, comme
dans l'iconographie. Cela est d'autant plus probable que, quand
il n'est pas l'épithète d'Hermès « fils de Maia », l'adjectif μαιήιος,
dérivé de μαία, « mère, nourrice, sage-femme », est une création
de Nonnos qui l'emploie au sens général de « nourricier » dans
trois occurrences 21.
Le rôle d'Hermès consiste ensuite à emporter l'enfant chez ses
nourrices successives : il le confie d'abord aux Nymphes filles du
Lamos (v. 25-36), mais, lorsque Héra les frappe de folie, Hermès
leur dérobe l'enfant (v. 37-54) et le confie ensuite à Inô (v. 55-93)
qui l'élève, aidée par sa servante Mystis; mais il doit à nouveau

19 Hermès est ordinairement qualifié ά'αγγελος (3, 373, 433; 10, 84; 20, 264; 38,
76), plus rarement de κήρυξ (14, 119; 18, 314).
20 Cf. G. Chrétien, n. à 9, 6, t. 4, p. 99, qui renvoie pour l'iconographie à
H. Philippart, Rev. Belge de Philol, 9, 1930, 8 ss., nos 8, 9, 21, 22, 24-26, 28-29; cf.
aussi, C. Gasparri, LIMC, s.v. Dionysos, t. 3, nos 666-668.
21 Emplois de μαιήιος : 3, 381 (Electre); 9, 167 (son des boucliers); 37, 138 (terre
de Pise, nourrice de chevaux).
1998] HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES DE NONNOS DE PANOPOLIS 151

enlever Dionysos pour le soustraire au courroux d'Héra (v. 132-


144) et il le confie à Rhéa (v. 145-159) chez qui l'enfant
grandit (v. 160-205).

Alors qu'il puise largement dans la tradition légendaire (y


compris dans certaines de ses variantes moins connues) pour
définir la personnalité et certaines interventions de son
personnage, inversement, Nonnos, pour les nécessités du récit, gomme
sa place dans des épisodes où elle est bien attestée.
Aux ch. 1 et 2, Nonnos consacre une bonne partie du récit
au mythe de Typhée; même si le récit est longuement développé,
on ne peut parler de digression puisque le héros en est Cadmos,
futur époux d'Harmonie et grand-père de Dionysos. Cadmos est
parti à la recherche de sa sœur Europe enlevée par Zeus et
arrive en Cilicie où Typhée a dérobé la foudre à Zeus. Zeus
sollicite et obtient l'aide de Cadmos qui, sous les traits d'un
berger, charme Typhée de sa flûte, permettant ainsi à Zeus de
récupérer son bien. Dans cette trame, Nonnos insère le motif du
vol des nerfs de Zeus, bien connu grâce à Apollodore chez qui
c'est Hermès (et Égipan) qui réussit à les reprendre. Mais Nonnos,
pour les besoins de son récit, utilise une autre source, sans doute
Pisandre de Laranda chez qui l'épisode est associé à la théogamie
de Zeus et d'Europe et où Cadmos prend la place d'Hermès.
La ruse de Cadmos rappelle d'ailleurs celle utilisée par Hermès
pour endormir Argos chez Ovide 22. Le choix de Nonnos, comme
souvent dans son œuvre, répond à des motifs propres au récit
(ici la volonté de mettre en valeur Cadmos, ancêtre de Dionysos),
pas du tout à des motifs idéologiques.
On a pu, d'autre part, rapprocher la légende du vol des nerfs
de Zeus de légendes égyptiennes dans lesquelles Hermès-Thoth
rend au dieu lésé l'organe dérobé (c'est même parfois lui le
voleur), mais Nonnos ne fait aucune allusion à cet aspect égyptien,
alors que les matériaux ne manquaient pas : identification de
Typhée à Seth, rôle de Pan (dieu de Panopolis, patrie de Nonnos)
qui aurait sauvé les dieux terrorisés par Typhée (dans une version
« astronomique » conservée par Nigidius Figulus). Ici comme
ailleurs, Nonnos s'intéresse plus aux légendes asiatiques qu'à
celles de son pays.

Aux ch. 3 et 4, Cadmos est à Samothrace pour épouser


Harmonie et Hermès joue un rôle important de médiateur dans
la conclusion de ces noces. Or Hermès était invoqué à Samothrace

22 Sur les sources de l'épisode de Typhée, voir F. Vian, notice du ch. 1, p. 24-28.
152 MARIE-CHRISTINE FAYANT [REG, 111

sous le nom de Cadmilos et on pourrait s'attendre à ce que


Nonnos justifie le rôle d'Hermès par cette tradition 23. Il n'en
est rien : Hermès agit, comme toujours, en messager de Zeus.
Nonnos connaît cependant cette tradition locale et y fait allusion
dans le discours qu'Aphrodite adresse à Harmonie pour lui vanter
son prétendant (4, 88). Mais il ne s'agit plus que d'un motif
rhétorique banal : Cadmos a trop noble allure pour être d'origine
humaine, c'est sûrement un olympien : Hermès, cousin
d'Harmonie (Maia est la sœur d'Electre), ou Apollon (hypothèse beaucoup
plus longuement développée); la mention d'Hermès Cadmilos
sert seulement d'appoint pour justifier l'hypothèse.
D'autre part, Samothrace était connue pour ses mystères et,
d'après les historiographes, Cadmos avait vu Harmonie pendant
l'accomplissement des mystères et l'avait enlevée grâce à
Athéna24. Or, pour reprendre la formule de P. Chuvin, «la
version de Nonnos se caractérise par son aspect séculier et
historicisant ». Toutefois Keydell, apparemment suivi par P. Chu-
vin, croit déceler dans l'épithète βιοσσόος, création de Nonnos
qui qualifie Hermès en 4, 31, un vestige de la tradition selon
laquelle Cadmos était initié aux mystères de Samothrace 25. Mais,
si l'on examine les dix autres emplois de l'adjectif dans le poème,
on constate que, dans six d'entre eux, il est associé à l'amour
et au mariage 26 ; c'est encore le cas ici : Hermès est « donneur
de vie » parce que son action aboutit à la conclusion d'un
mariage, comme le sont les chants des Muses lors des noces
d'Harmonie (5, 103).

Enfin, au moment de l'apothéose de Sémélé, le rôle d'Hermès


ne concerne que l'enfant qu'elle porte, alors que, sur les
monuments figurés, Hermès est le guide de l'apothéose de Sémélé 27.
D'une manière générale, sa fonction de guide des âmes des
défunts n'apparaît pratiquement pas : Hermès ne joue ce rôle à
aucun moment du récit, alors qu'on pourrait le concevoir lors

23 Sur le culte d'Hermès Cadmilos à Samothrace, voir les références dans la note
de P. Chuvin à 4, 88.
24 Voir P. Chuvin, notice du ch. 3, p. 14. Mystères de Samothrace : les Argonautes
s'y font initier chez Ap. Rh., 1, 915-921.
" Voir la note de P. Chuvin à 4, 31.
26 Emplois de βιοσσόος associés au mariage : 11, 277 (mariage) et 7, 56 (plaisirs
d'amour); 33, 109 (Éros) et 41, 333 (Harmonie); 24, 217 (flûte des Amours) et 5,
103 (chants des Muses aux noces d'Harmonie). Trois emplois sont associés à des
phénomènes atmosphériques : 6, 85 (planète Zeus qui apporte les pluies), 5, 219
(Aristée à qui on doit les vents étésiens), 41, 20 (brises qui soufflent à Béroé). En
4, 362, l'adjectif qualifie le foie, siège de vie.
27 P. Chuvin, notice du ch. 8, t. 3, p. 115-116.
1998] HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES DE NONNOS DE PANOPOLIS 153

de la mort de certains personnages importants, éromènes de


Dionysos, hôtes privilégiés (Staphylos, Icarios). Mais ces
personnages connaissent l'immortalité sous des formes diverses (apothéose,
« apothéose lexicale », catastérisme) ; quant aux adversaires dans
la guerre des Indes, tout ce qui se passe après leur mort n'est
pas évoqué. Dans tout le poème, il y a une seule allusion à ce
rôle : ψυχοστόλος (« assembleur des âmes », 44, 206) dans une
invocation de Dionysos à la Lune pour appeler sa malédiction
sur Penthée 28.

En dehors de ces silences, justifiés par des choix narratifs,


l'Hermès nonnien présente plusieurs traits remarquables.
Si la tradition lui attribue des liens privilégiés avec Dionysos
enfant, chez Nonnos, ces liens apparaissent aussi à d'autres
moments de la vie du héros, en particulier dans deux épisodes
de la guerre des Indes 29. Au ch. 35, alors que les troupes
dionysiaques sont privées de leur chef, frappé de folie par
Héra, Hermès prend l'apparence de Dionysos pour encourager
et délivrer les Bassarides prisonnières (v. 223-241); il s'identifie
alors véritablement à Dionysos pour agir à sa place. Au ch. 38,
la septième année de la guerre, il le réconforte en interprétant
pour lui des prodiges célestes et en lui racontant longuement
l'histoire de Phaéthon.

À plusieurs reprises, Hermès est présenté comme un garant


de la justice. Deux passages du poème rappellent qu'il est patron
des jeux, εναγώνιος (10, 337; 48, 231), épithète traditionnelle
depuis Pindare, mais, dans le déroulement du récit, on ne le voit
pas remplir cette fonction 30.
En revanche, Nonnos fait d'Hermès un arbitre, un médiateur
dans des circonstances qui mettent en péril l'ordre cosmique.
Ainsi, Hermès participe à la théomachie qui met aux prises les
Olympiens au début du ch. 36; sur le modèle d'//., 21, 497-501,
c'est Létô qu'il a pour adversaire (36, 11); à la différence de la
scène de Ylliade, il se bat contre elle, baguette à la main, mais
surtout, Nonnos lui prête ensuite un rôle inconnu chez Homère :
c'est lui qui réconcilie tous les dieux (v. 106-133).
C'est lui aussi qui, au ch. 47, réconcilie Dionysos avec Persée,
soutenu par Héra, qui prétend empêcher l'installation du culte

28 Ψυχοστόλος est attesté chez Triphiodore, 572.


29 Sur l'association Hermès-Dionysos dans l'iconographie, voir G. Siebert, LIMC,
s.v. Hermes, t. 5, p. 373.
30 En 10, 337, c'est Éros qui joue le rôle d'arbitre quand Dionysos et Ampélos
s'affrontent à la lutte. Sur Hermès, dieu des athlètes, voir G. Siebert, Le, p. 289.
154 MARIE-CHRmiNE FAYANT [REG, 111

dionysiaque à Argos : alors que Dionysos s'apprête à dévaster


l'Argolide pour tirer vengeance de Persée qui vient de pétrifier
Ariadne, son épouse, Hermès le saisit par les cheveux et lui
adresse un discours modérateur (v. 676-712) et, avant de retourner
au ciel, il scelle un traité entre les adversaires.
Cette fonction modératrice, qui lui vaut le qualificatif de
μείλιχος, convient bien au dieu dont les qualités de législateur
et de juge sont soulignées à plusieurs reprises par Nonnos31.
Aussi est-il tout naturellement celui qui préside à la naissance
de Béroé, l'éponyme de la « cité des lois » (41, 145) c'est-à-dire
Beyrouth, et lui apporte la « tablette latine » qui représente la
Loi romaine (41, 161) 32. Lors de cette naissance, Hermès joue
un rôle de sage-femme (αρσενα μαίαν, 41, 171), aux côtés de
Thémis (41, 161). Hermès n'est pas particulièrement un patron
de la ville, Nonnos le mentionne ici parce que le dieu de la
Justice ne peut que résider dans la cité de la Justice 33.
Enfin, c'est sans doute à sa baguette, considérée comme
emblème de la justice, que Nonnos fait allusion en 3, 97 : à la
naissance de Dardanos, fils de Zeus et Electre, nourri et élevé
par la Justice, les Saisons ont accouru chez Electre portant
trois emblèmes « présageant la souveraineté indestructible des
Ausoniens » (dont Dardanos est le lointain ancêtre) : « le sceptre
de Zeus, le manteau du Temps, la baguette de l'Olympe ». Ces
trois emblèmes annoncent trois traits du futur Empire romain :
la souveraineté, l'éternité et la justice 34.
11 faut ajouter que, dans deux des trois mentions d'Hermès en
tant que planète, il est également associé à la Justice. Au ch. 6
est racontée la vengeance de Zeus après la mort de Zagreus :
il dévaste la Terre par un incendie, puis la lave par un déluge;
aux v. 229-249, avant que ne commence ce déluge, les sept
planètes s'installent dans l'un des deux signes du Zodiaque qui

31 Hermès μείλιχος : 36, 108; 38, 103; cf. 47, 675 άλεξικάκω... μειλίξατο μύθω.
Hermès législateur θέσμιος (33, 162), έννομος (41, 335) et juge δικασπόλος (6, 249;
41, 171).
32 En 41, 145, Nonnos invoque la cité de Béroé comme « résidence d'Hermès,
siège de la Justice, ville des Lois ». Cela correspond bien au rôle réel de cette cité
qui, depuis la fin du IIe s. ap. J.-C. au moins, possédait une école de droit romain
et qui était centre de dépôt des constitutions impériales pour l'Orient, faisant ainsi
figure de capitale juridique de la pars Orientalis. Sur le site et le rôle de Beyrouth,
voir P. Chuvin, Mythologie et géographie dionysiaques, 1991, p. 197-204.
33 Hermès était sans doute honoré à Beyrouth, comme dans bien d'autres cités,
puisqu'on a retrouvé une tête ailée de Mercure aux abords d'un bâtiment qui
était sans doute un temple (R. Mouterde et J. Lauffray, Beyrouth ville romaine,
1952, p. 31-33).
34 Cf. la note de P. Chuvin à 3, 196.
1998] HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES DE NONNOS DE PANOPOLIS 155

constituent leurs « maisons ». Cet « horoscope » n'est pas


réellement exploité par Nonnos, mais il indique les positions des
planètes de manière qu'elles paraissent favorables. Mercure est
nommé en dernier : « Sur les ailes de la Vierge brillante est
Hermès culminant (υψούμενος), car le dieu juge (δικασπόλος) a
la Justice pour maison ». La position de Mercure annonce la
justice (la Vierge identifiée à Diké) qui régnera enfin sur terre 35.
De même, en 41, 343, Hermès donne son nom à la deuxième
des sept tablettes d'Harmonie sur lesquelles sont inscrits les
oracles annonçant l'avenir de l'humanité et qui sont placées sous
le signe des sept planètes. Or, sur cette tablette « sont figurés
tous les secrets des lois ».
Cette association d'Hermès avec la Justice, que l'on trouve
dans des textes magiques, est logique pour un dieu de l'éloquence,
souvent associé dans l'iconographie au jugement de Paris 36. On
pourrait faire la même remarque pour le rôle qu'il joue comme
réconciliateur dans la théomachie ou dans l'affrontement avec
Persée : Nonnos ne fait qu'extrapoler sur des données connues :
chez Homère, Hermès est moins belliqueux que les autres (et
Aristophane, dans La Paix, en a fait le représentant du pacifisme),
c'est lui aussi qui, même s'il n'intervient pas dans la négociation,
conduit Priam auprès d'Achille au ch. 24 pour réclamer le
corps d'Hector. En ce qui concerne Persée, Hermès en est
traditionnellement le protecteur et, comme il protège aussi
Dionysos, c'est un médiateur tout indiqué. Le domicile de la planète
(la Vierge, identifiée à Dikè) est aussi une justification possible.

Enfin, l'aspect prophétique d'Hermès, attesté dès YHymne


homérique (v. 532, 566) mais qui semble se développer dans
l'Antiquité tardive, est mis en valeur dans le récit37. Au ch. 9,
quand Hermès doit reprendre le petit Dionysos aux filles du
Lamos frappées de folie par Héra, il le conduit chez Inô, « salue
la jeune femme avec des mots aimables et répand de sa bouche
prophétique (όμφήεντι... άνθερεώνι) ces paroles divines
(θέσκελον... έπος) », discours dans lequel il lui dévoile le destin
auquel elle est promise ainsi que ceux d'Autonoé et d'Agave
(v. 61-91). Mais c'est surtout au ch. 38 que l'Hermès prophète

35 P. Chuvin, notice du ch. 6, p. 34-35.


36 Hermès et la Justice dans les textes magiques : A.-J. Festugière, La révélation
d'Hermès Trismégiste, p. 295 (Hermès porte l'épiclèse de πειθοδικαιόσυνε « plaidant
la cause de la justice» ou «obéissant à la justice»); ibid., p. 301 [5] (Kosmopoiia
de Leyde); Reitzenstein, Poimandres, p. 17, (8).
37 Dans la note à 9, 60, G. Chrétien renvoie à Hymnes orph., 28, 4; E. Heitsch,
Greich. Dichterfragm., I2, n° 59, 8, v. 9, 20, 23; Id. PhiloL, 103, 1959, 223-236.
156 MARIE-CHRISTINE FAYANT [REG, 111

est mis en valeur. Au début de la septième année de la guerre,


après six années d'inaction, deux présages sont envoyés à
Dionysos : une éclipse de soleil accompagnée d'une pluie de météorites
(v. 15-25), puis le vol d'un aigle tenant dans ses serres un serpent
cornu qui parvient à se dégager et tombe dans l'Hydaspe (v. 26-
29). Devant l'armée muette d'effroi, ces présages sont aussitôt
interprétés par le devin Idmon comme une annonce de victoire
(v. 30-74). Mais, peu après, Hermès se rend auprès de Dionysos
qui s'est isolé du reste de l'armée et interprète pour lui seul et de
façon plus précise les présages récents, comparant ces phénomènes
célestes à ceux qui accompagnèrent la chute de Phaéthon (v. 75-
95). À la demande de Dionysos, Hermès achève de le réconforter
en lui contant en détail le mythe de Phaéthon (v. 96-434).

D'autres particularités d'Hermès peuvent laisser entrevoir


l'influence de certains courants de pensée en vogue à l'époque
de Nonnos. Ainsi, la métamorphose d'Hermès en Phanès, au
ch. 9, invite à s'interroger sur une influence de l'orphisme.
Au ch. 9, en effet, Héra découvre que Dionysos est élevé par
Inô et s'apprête à le tuer, « mais Hermès l'a déjà enlevé et
l'emporte vers les crêtes boisées de Cybèle » (v. 137b-138). Héra
se précipite, « mais Hermès la devance à la course et revêt
l'aspect gigantesque de Phanès, le premier-né; et par respect
pour le plus ancien des dieux, Héra lui cède le pas, intimidée
par les rayons trompeurs de son front » (v. 140b-143) ; « d'un pas
plus prompt, Hermès franchit l'orée de la montagne, emportant
dans ses mains jointes l'enfant cornu » (v. 145-146), et il le donne
à Rhéa (v. 149-154).
Phanès est une figure orphique, le premier-né, issu de l'œuf
cosmique. La figure traditionnelle d'Hermès présente quelques
points communs avec Phanès (toutes deux sont des divinités
ailées et prophétiques) et les traditions orphiques et hermétiques
se recoupent parfois 38. Mais les textes magiques sont encore plus
explicites et, de fait, les traits que Nonnos prête au faux Phanès
(πρωτόγονος, ατέρμων, πρωτόσπορος, αύτόγονος, plus l'éclat
insoutenable aux regards qui émane de sa personne) sont ceux qui
caractérisent Hermès-Thoth dans des textes magiques 39. Toutefois,
il ne faut peut-être pas accorder à cette métamorphose d'Hermès
une signification excessive. Qu'on songe, une fois de plus, à la
situation narrative. Elle est critique : Héra poursuit Hermès qui
vient, de justesse, de sauver Dionysos et c'est au moment précis

38 Voir G. Chrétien, notice du ch. 9, p. 23-24.


39 Voir les références citées par G. Chrétien dans la note à 9, 141.
1998] HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES DE NONNOS DE PANOPOLIS 157

où Héra le rattrape qu'Hermès prend l'apparence de Phanès;


Phanès est une puissance cosmique primordiale, supraolympienne,
à même d'imposer le respect à Héra, ce qui se passe d'ailleurs.
Le choix de Phanès plutôt qu'Aiôn ou Chronos s'explique sans
doute par le rapprochement que Nonnos semble opérer entre
Phanès et l'Éros primordial qu'il ne distingue guère du fils
d'Aphrodite 40. Or la représentation d'Hermès ailé sert à le
rapprocher d'Éros : si Hermès est qualifié d'èvayévioç (10, 337;
48, 231), on le voit à deux reprises (10, 337; 19, 236) remplacé
dans ce rôle par Éros et, les deux fois, les ailes sont mentionnées
comme pour justifier la substitution : πτερόεις (10, 337),
χρυσόπτερος (19, 236). Le deuxième exemple est intéressant car
les ailes d'or ne sont pas connues ailleurs pour Hermès : Nonnos
transfère purement et simplement une caractéristique d'Éros41.
Inversement, en 5, 143, Éros « avec des ailes resplendissantes »
est comparé à Hermès.
D'autres traits peuvent faire penser à une influence de
l'hermétisme. On a signalé plus haut les liens qui unissent Hermès et
la justice dans certains textes magiques. De même, le rôle
réconciliateur de la baguette dans la théomachie rappelle celui
qu'elle revêt dans la Cosmogonie de Strasbourg où elle est utilisée
pour réconcilier les éléments42. Et, en 35, 234-236, où Hermès
endort les gardiens pour libérer les Bacchantes, l'adjectif
πανθελγής qui qualifie alors la baguette n'est peut-être pas
seulement un simple écho, en forme de jeu de mots, de 17., 24,
339-345 et Od., 24, 2-4, mais un adjectif chargé d'une signification
cosmique puisque dans la Paraphrase (18, 177), il est utilisé pour
qualifier le Logos divin. On serait ainsi renvoyé, par un jeu
de résonances entre les deux œuvres, à l'Hermès-Logos de la
tradition hermétique.
L'importance des attributions d'Hermès relatives au langage
peut aussi faire penser à une influence de l'hermétisme. Ainsi,
avant d'emporter Dionysos tout juste sorti de la cuisse paternelle,
Hermès lui donne deux noms (9, 18-24) : Dionysos (« Zeus
boiteux », quand il portait l'enfant dans sa cuisse) et Eiraphiôtès
(« cousu »). D'après G. Chrétien (notice p. 4 et n. 2), ce rôle
convient bien à Hermès : c'est lui qui révèle à Poseidon le nom

40 Sur Éros et Phanès, voir F. Vian, « Préludes cosmiques dans les Dionysiaques »,
Prometheus, 19, 1993, 1, p. 49-50.
41 Éros aux ailes d'or : Ar. Ois., 1738. Sur l'association Hermès-Éros, voir la note
de J. Gerbeau à 19, 236-237 et G. Siebert, LIMC, s.v. Hermes, t. 5, p. 373.
42 Cf. D. Gigli Piccardi, La « cosmogonia di Strasburgo » (Florence, 1990), p. 94-95,
113 (notes aux v. 4r et 18r); D. Accorinti, Prometheus, 21, 1995, p. 32. La baguette sert
aussi à restaurer l'ordre cosmique dans un Hymne magique (Heitsch, I2, n° 24 recto).
158 MARIE-CHRISTINE FAYANT [REG, 111

du nouveau-né chez Lucien (Dial. Dieux, 9, 2), mais il n'est pas


dit qu'il en soit l'auteur; il joue ici un rôle voisin de celui de
Thoth, le « Seigneur des paroles divines » 43.
Hermès est d'ailleurs dieu de la parole : « le fils de Maia aux
ailes rapides, gouverneur de la langue (γλώσσης ήγεμονήα) et
guide de la parole articulée (σοφής Ιθύντορα φωνής) » (26, 283-284).
Platon faisait déjà d'Hermès l'inventeur du langage et du discours
{Cratyle 408 a-b). Mais la formulation, au moins, est à rapprocher
de textes magiques approximativement contemporains de
Nonnos 44.
En dehors de cela, Hermès-Thoth n'est guère présent dans les
Dionysiaques ; c'est Cadmos qui semble le « remplacer », non
seulement dans l'épisode de Typhée mais aussi comme inventeur
de l'alphabet (4, 259-263). Toutefois l'origine de ce savoir reste
l'Egypte où Cadmos a appris « les mystères d'une science divine,
la sagesse égyptienne » (v. 264-265) et « sucé le lait ineffable des
livres sacrés » (v. 267). À Tyr, patrie de Cadmos, les monnaies
montraient le scribe Hermès-Thoth, le rouleau de papyrus à la
main, et attribuaient ainsi clairement à l'écriture des origines
égyptiennes 45.
Deux caractéristiques déjà évoquées (la métamorphose en Pha-
nès et le rôle de la baguette) invitent à des rapprochements avec
le christianisme, du moins avec des formulations utilisées par
Nonnos dans la Paraphrase : πρωτόγονος et πρωτόσπορος y
qualifient Adam, αύτόγονος qualifie Dieu le Père et ατέρμων qualifie
le Christ et l'Esprit Saint; πανθέλγης, épithète de la baguette
d'Hermès, est aussi épithète du Logos divin dans la Paraphrase 46.
Ces rapprochements, dus à Domenico Accorinti, suggèrent que
l'hermétisme aurait pu servir de lien entre les deux œuvres et
l'auteur part d'une étude des points de ressemblance entre
Hermès et le Christ chez Nonnos, en particulier dans deux scènes
d'apparition où le Ressuscité est, selon lui, représenté sous les
traits d'un Hermès chrétien, pour soulever la question de
l'influence de l'hermétisme. Il convient toutefois d'être prudent.
Accorinti l'est d'ailleurs, soulignant par exemple (n. 11 p. 27)
que les analogies lexicales ne renvoient pas toujours à une
identification entre les deux personnages 47 : l'épithète ψυχοστόλος

« Cf. F. Daumas, Les dieux de l'Egypte (1965), 64, 66.


44 Cf. Hymne magique à Hermès (Heitsch I2, n° 59, 8) 2 άρχηγέτα γλώσσης,
4 παμφώνου γλώσσης μεδέων (référence signalée dans la note à 26, 282-284).
45 Cf. P. Chuvin, Mythologie et géographie dionysiaques, p. 247-248.
46 D. Accorinti, Le, p. 31-32.
47 Épithètes communes à Hermès et au Christ relevées par D. Accorinti : βνοσσόος,
θέσκελος, όμφήεις, ποικιλόμυθος, ταχύγουνος, ύπηνέμιος.
1998] HERMÈS DANS LES DIONYSIAQUES DE NONNOS DE PANOPOLIS 159

est ainsi employée dans les deux œuvres en des sens opposés 48.
D'autre part, les liens entre Hermès et le Christ sont bien
attestés en dehors de Nonnos et il n'est peut-être pas nécessaire
d'invoquer une influence de l'hermétisme pour expliquer les
ressemblances entre Hermès et le Christ. Enfin, si des traces
d'hermétisme sont repérables dans les deux œuvres, ce peut être
pour des raisons différentes, internes à chacune, et il n'est pas
sûr qu'il faille en tirer des conclusions sur la pensée de Nonnos :
dans les Dionysiaques, Nonnos attribue à Hermès quelques rares
caractéristiques de l'hermétisme parce que cela fait partie de
l'image du dieu à son époque, comme sur d'autres sujets, il
emprunte quelques éléments à la pensée contemporaine
(néoplatonisme, par exemple); dans la Paraphrase, l'hermétisme lui fournit
un vocabulaire, mais la pensée de saint Jean, avec la place
privilégiée accordée au Logos, l'y invite 49.

En définitive, Hermès n'échappe pas à la poikilia, clef de voûte


de l'art poétique de Nonnos 50. Même si, globalement, le dieu
joue essentiellement les rôles de protecteur de Dionysos et de
médiateur, Nonnos associe, dans le détail de ses interventions,
des traits d'origines très diverses, Homère et Hymnes homériques
aussi bien que formules inspirées par la littérature hermétique.
Cette multiplicité des sources interdit, nous semble-t-il, de
chercher une pensée religieuse ou philosophique de Nonnos dans le
poème : le poète connaît manifestement des traditions variées,
suffisamment pour pouvoir y faire allusion ou même les utiliser
à des fins narratives, mais il est difficile de savoir si sa
connaissance est personnelle et approfondie, encore plus difficile de
savoir où sont ses convictions, à supposer qu'il en ait eu.
Marie-Christine Fayant,
Université Biaise Pascal de Clermont-Ferrand.

48 Dans Dion., 44, 206, Hermès est celui qui escorte les âmes dans l'Hadès, dans
Paraph., 12, 77, la voix du Christ porte le même qualificatif parce qu'elle fait sortir
l'âme de Lazare d'entre les morts.
49 Malgré l'assimilation attestée dans certaines régions de l'Empire d'Hermès avec
Mithra (cf. R. Turcan, Mithra et le mithriacisme, 1993, p. 22-24), il ne semble pas
qu'il y ait lieu de chercher une influence du mithriacisme sur l'Hermès nonnien.
Aucune caractéristique de l'image du dieu n'évoque une telle influence et, plus
généralement, Nonnos ne paraît guère s'intéresser à ce culte.
50 Sur cet art poétique, voir le prélude du ch. 1, v. 11-33 et F. Vian, notice du
ch. 1, p. 7-10.

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