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Revue des Études Anciennes

La naissance d'Erichthonios ou de quelques distorsions dans la


Sainte Famille
Pierre Lévêque

Abstract
The Erichthonios case is set out in the general framework of the neolithic and cretan Holy Family analysis (mother goddess,
daughter goddess, holy child). Afterwards, we date back to the previous generation with Hephaistos as a child and as a father,
so that we are enable to study the syntagma of two children-gods. We still belong to the ancient structure, though some
distorsions ensure the specificity of these cases.

Résumé
Le cas d'Erichthonios est présenté dans le cadre général de l'analyse de la Sainte Famille néolithique et crétoise (déesse mère,
déesse fille, enfant divin). On remonte ensuite d'une génération avec Héphaistos enfant et père, si bien qu'on peut étudier le
syntagme de deux enfants-dieux. On reste bien dans la structure ancienne, mais avec des distorsions qui font la spécificité de
ces cas.

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Lévêque Pierre. La naissance d'Erichthonios ou de quelques distorsions dans la Sainte Famille. In: Revue des Études
Anciennes. Tome 94, 1992, n°3-4. pp. 315-324;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1992.4499

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1992_num_94_3_4499

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LA NAISSANCE D'ERICHTHONIOS
OU
DE QUELQUES DISTORSIONS DANS LA SAINTE FAMILLE*

Pierre LEVEQUE **

Résumé. — Le cas d'Erichthonios est présenté dans le cadre général de l'analyse de la Sainte
Famille néolithique et Cretoise (déesse mère, déesse fille, enfant divin). On remonte ensuite
d'une génération avec Héphaistos enfant et père, si bien qu'on peut étudier le syntagme de deux
enfants-dieux. On reste bien dans la structure ancienne, mais avec des distorsions qui font la
spécificité de ces cas.
Abstract. — The Erichthonios case is set out in the general framework of the neolithic and
Cretan Holy Family analysis (mother goddess, daughter goddess, holy child). Afterwards, we
date back to the previous generation with Hephaistos as a child and as a father, so that we are
enable to study the syntagma of two children-gods. We still belong to the ancient structure,
though some distorsions ensure the specificity of these cases.

Le mythe d'Erichthonios a été trop superbement analysé par P. Brulé (La fille dAthènes,

\
Paris 1987) pour qu'on ait le besoin d'y revenir de longtemps. Si je m'attarde toutefois à
réfléchir à son sujet, c'est que mon intérêt est différent : je voudrais reprendre, sur cet exemple
concret, la prise en compte, dans des mythes, d'une grande structure comme celle de la Sainte

!
Famille néolithique, les distorsions qu'elle peut subir sans que s'aliène sa signification

;
profonde, la péripétie, capitale du point de vue narratif, qu'elle subit et qui lui permet de
déboucher sur un bilan nettement positif.

I. — L'ATHÈNES ROYALE FONDÉE PAR UNE MÈRE PORTEUSE. l

structure
Le mythe
que j'aid'Erichthonios
appelée Saintenous
Famille
interpelle
néolithique,
doublement.
c'est-à-dire
D'une
déesse-mère
part, on y +litdéesse-fille
à la fois la+ j
î

* Je remercie mes collègues et amis brésiliens qui ont bien voulu m'accueillir et débattre de ce texte avec moi en
plusieurs séminaires.
** Université de Besançon.

REA, T. XCIV, 1992, nM 3-4, p. 315 à 324.


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enfant divin, mais avec des distorsions étranges et sans doute signifiantes. D'autre part, mettant
en scène des dieux aussi authentiquement athéniens qu'Athéna et Héphaistos, il conforte le
pouvoir qui passe maintenant des dieux aux héros.
On connaît les deux lignes de force essentielles du mythe.

1. Héphaistos, saisi d'un violent désir de sa demi-sœur Athéna, cherche à la posséder. En


vain, car la vierge se défend contre son agresseur et le repousse, sans pouvoir éviter nonobstant
que le sperme ne se répande sur sa cuisse. Dégoûtée, elle le nettoie avec un flocon, qu'elle jette
ensuite à terre, et c'est Gè elle-même qui recueille le liquide fécondant et qui, le temps de la
gestation passé, mettra au monde l'enfant né du sperme, Érichthonios.

Comme si souvent dans le mythe grec, on assiste ici à un raté de la sexualité, corrigé au
reste par le succès final de l'opération, grâce à la médiation de Gè : en elle se dissocient
sexualité et fécondité, puisqu'elle assure la reproduction, sans être en rien mêlée à l'acte sexuel
initial qui ne concernait qu'Athéna. Il y a donc FMA, Fécondation mythiquement assurée, avec
fécondation artificielle et mère porteuse.
2. Quelle richesse déjà dans l'imagination ! Mais aussitôt apparaît un second épisode, celui
des Aglaurides. Ces trois sœurs, filles de Cécrops, le premier roi d'Athènes, forment un collège
de jeunes filles, promotrices de fertilité : elles sont trois, comme c'est généralement le cas.
Elles portent des noms bien signifiants : Aglauros (eau claire), Pandrosos (toute rosée), Hersé
(rosée), qui ne sont au reste pas sans poser problème : il y a le doublet Aglauros / Agrauros
analysé comme virginité et maternité (P. Brulé, p. 34) ; Hersé, qui paraît un double de
Pandrosos (peut-être dans une autre langue), était d'abord simplement dotée d'un nom
commun, Kourotrophos. Il n'est pas interdit de penser que le collège des trois filles préexiste à
leurs noms.
L'humidité soutien de la vie est la fonction même de ces trois jeunes filles. Or, il faut
rappeler qu'elle peut prendre des formes très diverses, s'appliquant à des écoulements naturels
ou biologiques, eau, rosée, pluie fine, urine, lait ou miel, sève..., c'est-à-dire à tout ce qui se
retrouvera, enrichi du fruit de la vigne, dans le concept grec de ganos. On a remarqué que
l'humidité est le plus souvent féminine, parfois cependant masculine : le mot sanscrit qui est
rapproché de Hersé, varsa (pluie), est neutre, les mots grecs uétos et ombros (pluie) masculins.
Au surplus la fertilité n'est pas tout à fait exclusive de la fécondité, puisqu'au pluriel drosos et
hersé désignent de petits animaux.

Or, ces Aglaurides commettent une faute grave. Alors que les adversaires de l'enfant-dieu
sont, dans beaucoup de mythes, neutralisés par de bienveillantes Nymphes prenant souvent
forme animale, ici ce collège manque étrangement à ses devoirs. Athéna, qui gardait quelque
complaisance maternelle — jolie notation psychologique — pour ce nourrisson dont elle eût
pu être vraiment la mère, l'avait confié aux Aglaurides. Mais, dévorées par la curiosité (beau
thème du folklore universel et de tant de contes bleus), elles ouvrent la ciste où la déesse avait
enfermé le bébé ; il en sort deux serpents dont les malheureuses sont épouvantées. Devenues
folles, elles n'ont plus qu'à se suicider. . .

Or, on en est à un moment-clef de la proto-Athènes. Erichthonios est un créateur génial


qui dote sa ville de nombre d'institutions religieuses : les Panathénées, le sacrifice à Gè
Kourotrophos, le xoanon d'Athéna, la canéphorie, l'attelage du cheval, les apobates... Il est,
d'autre part, réputé, par delà Pandion, son successeur assez falot, être le grand-père
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d'Erechthée, qui porte un nom si voisin du sien et lui aussi sans explication claire. Cet
Erechthée est un héros de grand poids, qui mourra foudroyé par Poséidon, mais ce coup de
foudre n'est évidemment pas une punition, c'est une consécration immortalisante. La tradition,
en fait, l'identifie à Poséidon, un vaincu certes à Athènes, mais qu'on ne peut négliger,
Erechthée donnant même son nom au temple, l'Erechtheion, le premier sanctuaire d'Athéna sur
l'Acropole, entouré de vestiges chers au cœur des Athéniens.
Ces deux héros passent pour interchangeables. Ils ne le sont point tout à fait. P. Brulé
(p. 18) les distingue avec finesse : « Erechthée est un personnage plus politique (si le mot est
ici permis) qui habite l'Acropole, comme on l'imagine du wanax mycénien, menant à la guerre
les armées de la cité. Son doublet Erichthonios est d'abord le rejeton divin, le divine child
disait M.-P. Nilsson, aux fonctions sacerdotales : c'est un jeune prêtre ». Chacun dans ses
fonctions, ils sont quasi les premiers rois d'Athènes, des héros cette fois et non plus des dieux.
On concédera qu'il reste beaucoup d'ombres dans tout cela, beaucoup de confusion : ainsi
Praxithéa est donnée comme la femme d'Erichthonios et comme celle d'Erechthée.

D'autres témoignages peuvent être invoqués, notamment celui de la topographie de


l'Acropole et de ses abords Nord. On y relève un ensemble étroitement lié à ces premiers
mythes royaux : olivier donné par la déesse, enclos sacrés des Aglaurides, tombeau de leur
père Cécrops (en partie sous le futur portique des Corés). . .
Très riche aussi est l'analyse de l'Erechtheion : du côté consacré à Poséidon, il y avait des
autels intérieurs voués à Poséidon-Erechthée, à Héphaistos, à Boutés frère d'Erechthée. L'un
des motifs des frises ioniques de l'édifice du Ve siècle comportait sans doute une naissance
d'Erichthonios. C'est ici le siège des reliques les plus vénérables de la cité.
Il y a une cohérence mythique et topographique dans le mythe d'Erichthonios. Le
vocabulaire nous aide au surplus à le replacer dans une atmosphère bien spécifique. Cécrops,
Aglaure, Pandrose, Erichthonios et Erechthée n'ont pas d'étymologie grecque acceptable,
malgré bien des exégèses fantaisistes1. Ce qui n'empêche que des noms grecs peuvent se mêler
à la liste, s'agissant essentiellement de personnages très mineurs : Praxithéa, Pandion... On ne
dépasse pas le vraisemblable en assurant qu'on est ici en milieu crétois.

Au total, on joue ici sur plusieurs niveaux.

Il y a le niveau de la Sainte Famille, où l'on peut au reste distinguer plusieurs plans.


• La Sainte Famille est en soi prélude de fécondité / fertilité dans une société
agropastorale en gestation.
• L'attitude d'Athéna, cette distorsion par rapport à la structure, montre l'acuité du
problème de la déesse-vierge. En effet, l'archétype de la déesse-fille offre deux cas de figure
dans le mythe méditerranéen :
• La déesse est ravie par le Seigneur infernal, perd donc sa virginité, mais devient la
garante de la régularité du cycle végétatif (type Coré / Persephone) ;

1 . Nous ne voulons pas revenir sur l'étymologie des noms d'Erichthonios et de son petit fils. Plusieurs formes du mythe
semblent créées à partir d'étymologies très fallacieuses. J'adhère donc totalement à la suggestion de P. Chantraine : « pourrait à
la rigueur être l'arrangement par étymologie populaire d'un nom égéen ». P. Brulé (p. 21) a pu supposer que le nom
d'Erichthonios préexistait au récit
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• La déesse a la volonté ferme de préserver sa virginité, même au prix de durs combats


contre des agresseurs, et elle se révèle ainsi comme parangon des filles nubiles, qui doivent,
dans des sociétés avancées, attendre plusieurs années le mariage. Une contradiction demeure :
ces déesses perpétuellement vierges nient l'appel à la procréation universelle, au
renouvellement indéfini des unions sexuelles qui sont l'une des bases fondamentales des
religions naturistes de la Méditerranée orientale. Et cela, même si elles sont kourotrophes, plus
que beaucoup de déités matronales, cette kourotrophie découlant directement de leur statut
sexuel de vierges.

Athéna écarte toute étreinte, mais ne peut totalement éliminer cette maternité blanche : le
violent désir dont elle a eu les traces sur sa cuisse ne peut être récusé et l'on n'est pas étonné
qu'elle figure dans les représentations iconographiques de la naissance et qu'elle exerce sa
kourotrophie sur le bébé. Il y a donc dans le personnage-clef d' Athéna — allumeuse, mais
assumant par la kourotrophie les conséquences du désir qu'elle a inspiré — réponse à un large
questionnement : Comment rendre mère une vierge qui reste vierge ?
• La Terre est au cœur de la structure. Elle met en action la générosité de son ventre, dans
un scénario où jouent un grand rôle les serpents — animaux chthoniens par excellence qui sont
partie intégrante de l'action et non simple décor de sanctuaire — et sans doute aussi les cigales
(P. Brulé).
• Autre distorsion : celle des Aglaurides, les princesses infidèles, dont on a pu penser
qu'elles préfiguraient une forme primitive d'Athéna. Elles ont une signification précise :
héroïnes locales, filles du premier roi, elles établissent un lien entre ce patriarche-serpent
athénien et la première dynastie dont Erichthonios est le fondateur.
• De toute cette combinatoire — dont la complexité est signe de l'importance qu'on y
attachait — naît l'enfant divin, qui est le Σ de la combinatoire. Nous allons revenir sur son rôle
dans la « cité » d'Athènes, mais rappelons qu'on l'identifie, au moins partiellement, à
Erechthée, qui passe pour avoir eu même épouse et dont les créations sont manifestement
complémentaires. Je ne sais si Erechthée doit être lui aussi considéré comme un enfant-dieu,
encore que sa mort immortalisante puisse bien le faire pressentir.
On est étonné de l'importance d'Eri chthoni os. Son mythe interpelle comme mise en
relation des dieux ancestraux et des premiers rois (Cécrops étant encore monstrueux) :
désormais, ce sont les hommes qui vont mener le jeu, qui vont munir l'État athénien
— expression qu'on peut pour la première fois employer — de ses institutions. Avant Thésée
et a fortiori avant la cité, c'est vraiment la première fondation, bien difficile à réaliser, à telle
enseigne qu'il faut mettre en action un étrange scénario et d'étranges personnages qui sont un
peu en biais par rapport à la structure de la Sainte Famille.

Si nous laissons un moment Héphaistos de côté, nous sommes donc en présence de trois
personnages :

• deux déesses, l'une fille et l'autre mère (mais pas mère de la fille) ;
• un enfant divin très caractérisé par une étrange naissance (où le père passe au second
plan) et par les dangers qui lui font courir les Aglaurides inconscientes.
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Pas de mort ni de résurrection, mais un roi aux riches bienfaits.

Certes il y a une étrange déviation de la structure première, le sperme passant d'une déesse
à l'autre et dans l'ordre fille >mère. Athéna reste vierge, bien qu'elle se garde
d'abandonner l'enfant, né de ses attraits, sinon de ses entrailles, et pourvoit à sa kourotrophie. C'est un
mythe finement ciselé : une procréation mythiquement assistée, comme nous avons dit. Quand
aux Aglaurides, d'essence humaine, elles, et non divine, elles assurent l'arrimage de ce mythe
divin sur la communauté d'Athènes dont leur père est le roi. Peu importe qu'elles jouent un rôle
quasiment contraire à celui de ces collèges de jeunes filles qui assurent la sauvegarde de
l'enfant qui vient de naître.

De fait ces distorsions sont indispensables pour que se constitue un ensemble concret
(donc différent de la structure abstraite qui soutient l'ensemble) qui tienne compte des débuts
de la proto-Athènes : ainsi s'explique, par exemple, l'étonnante place qui est faite aux enfants
de la Terre (gégéneis), naturelle chez ces Athéniens pour qui il importera tant d'être
autochthones (nés de la Terre elle-même).
Cet aspect fondateur d'Erichthonios explique peut-être que son nom soit porté par un héros
troyen, fils de Dardanos (lui-même fils de Zeus) et père de Tros (Ilìade, 19, 219), donc tout au
début de la dynastie de princes qui va régner sur Troie : il se caractérise par sa richesse en
cavales qui sont possédées par Borée, transformé en cheval à la crinière bleue.

IL — HEPHAISTOS ENFANT ET PÈRE.

Nous avons jusqu'ici considéré Héphaistos seulement comme auteur du jet de sperme. Les
plus brillants commentateurs (notamment P. Brulé, p. 41) notent combien est faible le rôle du
géniteur mâle (qui au reste à l'air lointain et indifférent dans les représentations
iconographiques) et supposent même qu'ici Héphaistos, tard venu dans le mythe, va « prendre
la place d'une principe moins anthropomorphe ».

Question décisive : pourquoi Héphaistos est-il \tprimum movens ? Elle ne me semble pas
avoir été suffisamment posée.

On peut tenter une première réponse, en constatant combien le dieu est lié à sa demi-sœur
Athéna : il a assisté, voire participé à sa naissance hors du crâne de Zeus ; il a un atelier en
commun avec elle, où Prométhée vient leur voler le feu ; ils sont associés dans l'Héphaisteion
d'Athènes ; aux Apatouries Héphaistos est célébré, en même temps qu'Athéna et que Zeus
Phratrios, comme protecteur du foyer et de la vie familiale. Platon, dans le Critias (109 c-d),
montre le frère et la sœur partageant la souveraineté d'une Athènes fabuleuse, « leur lien
commun et unique », insistant sur leur identité de nature, sur leur amour commun de la sagesse
et de l'art (philosophia et philotechnia). Ces indications concordantes montrent que, dans les
mythes et plus encore dans les cultes, il y a un syntagme puissant Athéna-Héphaistos, qui est
dû sans doute en grande partie à leur fonction commune de dieux-artisans et à leur maîtrise des
techniques du feu. Mais comme on est loin de l'élan sexuel du dieu qui ne se maîtrise plus !

D'autant qu'Héphaistos n'est présenté en rien comme un spécialiste du rut agressif, ni


même comme un reproducteur. Ce n'est qu'en Occident qu'on lui prête une descendance, qui au
reste souffre de bien des incertitudes : les Paliques sont donnés comme fils d'Héphaistos et
d'Etna, mais Eschyle les fait naître de Zeus et de Thaleia, fille d'Héphaistos.
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II vaut la peine de considérer certains facteurs de la personnalité de ce jeune dieu. Sa


naissance, au reste rapportée dans plusieurs versions discordantes (GDG, p. 253), est étrange :
si Homère fait bien de lui le fils du couple suprême, Zeus et Héra, la Théogonie (927) le
présente comme le rejeton de la seule Héra qui l'a enfanté « sans union d'amour, par colère et
défi lancé à son époux » ; elle tire ainsi vengeance du jour où « Zeus, tout seul, de son front,
donna naissance à Tritogénie aux yeux pers ». Voici donc une parthénogenèse, qui n'introduit
pas nécessairement des liens chaleureux entre Héphaistos et sa « mère à la face de chienne », à
qui, dans une vive aspiration à la vengeance, il envoie un trône d'or magique dont elle reste
prisonnière : mythe qui n'est pas dans Homère, mais qui est très anciennement attesté (GDG,
p. 264, n. 38). On est tout de suite plongé, avec cet enfant sans père et à la mère abusive — qui
fait de lui un atout dans ses problèmes de couple — dans un cycle mère + fils, non sans
complexité, car dans la colère d'Héra on retrouve le thème de la Mère terrible, qui affleure si
souvent dans la pensée grecque. Ce qui suppose naturellement qu'on dépasse la transcription
psychologisante, constante dans l'évolution du mythe grec (ce que j'appelais les problèmes de
couple) pour remonter aux phantasmes primordiaux.

D'ailleurs, bien souvent les textes, notamment l'Iliade, présentent Héphaistos comme un
bon fils, affectueux et attentionné, quoique prudent en raison de l'excessive violence du père
— autre trait bien connu des enfants-dieux : voir Cronos dévorant ses enfants — . Ainsi (en 21,
324 sq.), craignant de voir Achille enseveli dans les eaux du Scamandre impétueux, Héra fait
appel à « son fils chéri », qui répond aussitôt et c'est la lutte cosmique entre eau et feu qui se
déclenche. En 1, 584 sq., dans la dispute entre Zeus et Héra, Héphaistos prend la parole,
« voulant plaire à sa mère Héré aux bras blancs » pour lui conseiller de se réconcilier avec
Zeus : « Queje ne te voie pas de mes yeux, toi qui m'es chère (φίλην περ έοΰσαν), recevoir des
coups ».

Allusion à la chute terrible qui l'a projeté de l'Olympe sur l'île de Lemnos, et à laquelle cet
Immortel doit sa claudication (bien que d'autres éléments jouent dans l'exégèse de cette chute).
On est ici au cœur d'un complexe où s'expriment des choix antagonistes : Homère présente en
effet cette précipitation de l'Olympe comme l'œuvre tantôt du père, tantôt de la mère !

Le scénario de l'enfant-dieu se poursuit avec le soutien que lui apportent, la terrible


épreuve passée, Thétis et Eurynomé, entourées des bienveillantes Néréides. C'est auprès de ce
collège féminin qui le recueille secrètement qu'il peut faire son apprentissage de glorieux
artisan des œuvres de bronze ou de métaux précieux.

En outre, on peut s'interroger sur les rapports avec les déesses de ce dieu créateur de toute
beauté plastique (et déjà de Pandora, sur commande de Zeus). Rapports ambigus, car, selon les
formes du mythe, il est lié aux plus belles, Aphrodite bien sûr, mais aussi à une des Charités,
Aglaé la plus jeune. Or, le thème de la beauté est souvent uni à celui de la fécondité / fertilité.
Mais l'équivoque vient des libertés que s'offre Aphrodite avec son amant Ares et qui
aboutissent à la scène que l'on sait, plutôt burlesque, provoquant chez les dieux un rire
cosmique. A parler en termes de trifonctionnalisme, est-ce un dieu de la troisième fonction
humilié par un de la seconde ? Ce qui supposerait une date tardive pour ce mythème.

Enfin, s'il n'y a aucune trace dans son mythe de mort suivie de résurrection, le
renouvellement du feu introduit son rythme, qui est de neuf ans (cad. huit ans selon notre
manière de compter le temps) dont témoigne un texte de Philostrate de Lemnos (Heroicos, 20,
24) : « Lemnos est purifiée tous les neuf ans. Le feu y est éteint pour neuf jours ; un bateau
LA NAISSANCE D'ERICHTHONIOS 321

est envoyé solennellement à Délos pour en rechercher. Invoquant les dieux chthoniens et ceux
dont il n'est pas permis de dire les noms, les théores gardent le feu pur pendant leur retour.
Lorsqu'ils débarquent..., alors, disent-ils, commence une vie nouvelle ».
Malgré l'absence d'une déesse-fille, il y a, à mon sens, suffisamment de facteurs
constitutifs du divine child pour qu'on n'hésite pas à l'intégrer dans une Sainte Famille :
• un enfant quasiment sans père,
• dont la mère est successivement une mère terrible et une mère débordant d'affection,

• dont les amours et les travaux le font évoluer dans un cercle de beauté,

• dont l'existence est victime de singulières traverses,


• mais sauvé par l'intervention d'une troupe féminine.

III. — LE SYNTAGME DE DEUX ENFANTS -DIEUX.

Chacun des deux sous-ensembles que nous avons analysés a sa cohérence, mais il est plus
malaisé d'assurer la cohérence de l'ensemble.

1. Héphaistos est un enfant-dieu assez complet, puisqu'aux facteurs déterminants que nous
avons signalés, s'ajoute que finalement il féconde (sans l'étreindre) Gè, la mère universelle, et
qu'on retrouve donc le thème, largement répandu en Orient, du fils-amant. Telle est la
puissance si absolue des Grandes Mères qu'elles s'autofécondent avec leur propre progéniture.
J'ai peine à croire qu'Héphaistos ait une origine indo-européenne, car la comparaison de ce
dieu avec Varuna, Ouranos, Oddin n'est pas valable, du fait qu'il n'est en rien un dieu
souverain. En outre, l'étymologie de son nom est obscure (P. Chantraine) et en tous cas
certainement pas grecque. En revanche, son culte est clairement localisé à Lemnos et dans
l'Orient grec, et plus tard, avec la colonisation et la présence de l'Etna, en Occident. Ses
origines doivent se placer dans l'aire orientale que dessinent ses témoignages cultuels, dans une
zone où se manifeste le feu tellurique et où s'accusent les progrès de la métallurgie du bronze
en provenance d'Anatolie et des îles adjacentes.

2. Dans le sous-ensemble qui se termine par la naissance d'Erichthonios, on est dans une
atmosphère Cretoise dont témoignent notamment les noms propres, non-grecs et qui ont toute
chance d'être minoens.

Il y a eu arrimage d'un sous-ensemble sur l'autre : Héphaistos, enfant-dieu lui-même, de


type anatolien, devient le père dans une Sainte Famille de type néolithique et minoen, un père
un peu fuyant, marginal, mais qui finalement rend Gè enceinte de ses œuvres. Les connotations
mycéniennes pèsent d'un poids considérable et l'on doit penser que la conjonction d'Héphaistos
et d'Athéna est de date haute, comme nous le soutenions depuis longtemps (GDG, p. 259),
d'autant qu'Athènes est la seule cité de Grèce propre où les attestations du dieu soient
véritablement importantes. Tout ce qui touche à Erichthonios et à Erechthée fait partie d'un
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noyau très ancien des mythes des dynasties royales, avec ces étranges personnages que sont le
roi-serpent Cécrops, son fils déjà un peu moins serpent qui fait entrer ces rois dans l'Histoire et
leurs premiers descendants.

Sous sa forme définitive, avec ses deux enfants-dieux qui ferment en haut et en bas la
structure, on a une création exceptionnellement riche où la Sainte Famille sert de cadre de
compréhension et de promotion aux besoins des Athéniens, dont l'imaginaire doit répondre à la
création des monarchies et assurer la transition des dieux protecteurs aux rois.

On voit comment cette combinatoire est efficace : la Sainte Famille, garante de la


reproduction biologique du groupe, accroît ici sa valeur politique ; elle justifie la royauté et
donne un premier élan au concept de monarchie. Elle est doublement utilisée, ce qui permet de
renforcer le message en utilisant deux séries géographiquement différentes, Cretoise et
anatolienne, et d'intégrer deux dieux très importants, qui ne peuvent être des comparses :
l'agression sexuelle trouve sa solution par le pardon, à telle enseigne que les dieux peuvent à
nouveau collaborer pour le plus grand bien de la ville. Athéna, tout à fait innocente et ayant
préservé sa pureté, se compromet toutefois en faveur des Athéniens, d'où le renforcement de
leurs liens, et leur autochthonie s'affirme encore en liaison avec de bienveillants serpents, dotés
d'une charge divine exceptionnelle. Tout finit bien par la naissance d'un enfant, lourde d'un
passé divin qui, depuis des millénaires, privilégie l'hiérogamie, et qui résulte d'une double
union sacrée, garante d'un avenir de prospérité et de force politique.

C'est encore un mythe qui ne progresse que par une péripétie centrale où est en jeu le sort
même du cosmos et de la société. Le sperme divin va-t-il se révéler inutile et la chaîne de
fécondité interrompue ? Non, et il suffit que, sans qu'il y ait besoin d'une intervention
volontaire, mais par le seul jeu des forces de vie, il trouve une seconde matrice pour
l'accueillir, la première ne l'ayant pas voulu, pour que cette Nativité s'accomplisse. La charge
de colère qui a animé Héra, mère d'Héphaistos, et Athéna, non-père d'Erichthonios, s'apaise
pour détraumatiser la situation et permettre un avenir de liesse. Nouvelle illustration de la
puissance destructrice / salvatrice de la colère dans le milieu des déesses : thème universel que
nous avons eu l'occasion d'étudier par ailleurs.

Les deux mythes que nous avons réunis dans un seul syntagme, quelles que soient leurs
résonances politiques et historiques, posent un problème bio-cosmique dont l'importance est
telle qu'ils peuvent revêtir cet aspect politico-historique sans cesser de se mouvoir au sein des
relations entre sexes. Héphaistos naît sans effusion de sperme ; plus tard son sperme n'atteint
que difficilement une matrice. A l'interrogation déjà commentée (Comment rester vierge en
ayant un enfant ?) s'en ajoute une autre (Comment concevoir et enfanter sans homme, ou plutôt
en laissant à l'homme l'initiative la plus faible ?). La réponse est donnée par le discours
mythique qui n'hésite pas à augmenter au maximum le rôle de la Mère dans l'hiérogamie, dans
le sens d'ailleurs de la structure de la Sainte Famille.

Dans le cadre de la Sainte Famille — une structure caractérisée fermement au Néolithique


par l'adjonction de la figure de la fille au couple primordial mère-fils, au moment où la
sédentarisation pousse à mieux utiliser le clavier des relations mère / enfants — les
mécanismes cérébraux de Homo sapiens peuvent produire des mythes qui se créent et évoluent
LA NAISSANCE D'ERICHTHONIOS 323

en s'adaptant à la fois aux transformations ou bricolages de la société et aux contraintes d'une


logique non cartésienne, mais issue d'une régulation progressive de la pensée sauvage et donc
incontournable.
L'enfant divin est partout, plus ou moins repérable, et partout il ouvre des espérances qui
sont celles de la Maternité et de la Nativité. Il faut être bien attentif à ne pas le méconnaître.
J'ai dit ailleurs qu'on pouvait examiner aussi un cas comme celui d'Héraclès, qui entre — avec
tant de fioritures et de richesses — dans le monde des enfants-dieux ou plutôt des enfants-
princes avec les deux étages dieu / héros.
Le mythe insuffle son contenu dans cette structure, en usant au maximum de sa plasticité,
donc la simplifiant, complexisant, déviant, distordant. Ces constructions — bricolages ou au
contraire tissu sophistiqué — enrichissent l'expérience humaine, développent les activités
mentales, augmentent les possibilités de communication. Mais les systèmes mythiques ne sont
intelligibles que si on peut les lire et la clef de lecture c'est la structure initiale jouant comme
catégorie de l'intellect.
324 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

épisode antérieur : sans père ; Néréides favorables.

HÉPHAISTOS

déesses fille et mère

ERICHTHONIOS

étape finale : trafic de sperme ; Aglaurides inconscientes

D'un enfant-dieu à un enfant-roi

Héra

C. pas! die sperme j

Héphaistos

(sperme errant j

Athéna

(sperme fécondant)

Erichthonios
Les vicissitudes du sperme

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