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La c ult u re

La culture est-elle une seconde nature ?

Eric Bories
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr

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L’intérêt du sujet consiste sans doute ici en ce qu’il nous invite à


dépasser l’opposition entre un monde purement trouvé par l’esprit et un
« monde de l’esprit produit à partir de l’esprit lui-même » 1. On peut en ce
sens considérer que les œuvres de l’esprit (les lois et les mœurs, les édifices
et les œuvres d’art, la langue et la religion) sont des institutions symboliques
qui, en tant que telles, supportent tout à la fois une signification spirituelle et
une positivité historique et sociale. La positivité, et ainsi l’objectivité de ce
que l’esprit produit, constitue alors un monde comparable au monde naturel,
toujours déjà là, et que la pensée peut trouver devant elle.
Cette manière de voir les choses pose cependant problème en ce que
ce n’est pas, en toute rigueur, ce que nous invite à penser le libellé du sujet.
Celui-ci nous indique en effet que nous ne saurions nous satisfaire de
l’analogie : la culture, n’est pas comme la nature ; elle est une nature. D’où
la difficulté que présente cette injonction dans son aspect aussi radical,
puisqu’il s’agit désormais d’interroger la nature comme l’être même de la
culture. Comment la culture, que l’on définit volontiers comme ce que
l’esprit ajoute ou transforme à partir du monde naturel, pourrait-elle se
définir comme une nature, c’est-à-dire comme une origine ?
La lettre du sujet concentre d’ailleurs expressément cette difficulté
dans l’adjectif « seconde », qui se trouve adjoint comme épithète au nom
« nature ». D’une part en effet, si la culture est une nature, celle-ci ne saurait
être que seconde. C’est en ce sens qu’Aristote a pu reconnaître en l’habitude

1
Hegel, Principes de la philosophie du droit, traduction Jean-François Kervégan,
Paris, Quadrige/PUF, 2003 (noté PPD), § 4, page 120.

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l’exercice non réfléchi d’une disposition d’esprit absente de nos
comportements instinctifs innés2. D’autre part cependant, pour autant que la
nature signifie une origine, la culture ne peut présupposer un monde autre
qu’un monde produit par l’esprit. Si bien que le geste vertueux par exemple,
corrélatif d’une habitude comprise comme seconde nature3, ne saurait
apparaître qu’au sein d’une vie éthique, et n’existerait pas si ce monde qui
est le sien n’était pas par lui présupposé. Comment alors comprendre l’être
et le sens d’une « seconde nature » qui ne présupposerait pas une nature
première ?
En même temps, cette aporie onto-logique, qui suggère toute la
difficulté qu’il y a de définir l’être de la culture à partir de la question de
l’origine, implique une difficulté nouvelle. S’il s’avère en effet que le monde
que trouve l’esprit devant lui n’est pas différent du monde produit par lui-
même, il devient légitime de nous interroger sur ce qui se manifeste comme
une collusion de l’origine de la culture et de sa fin. Le danger consiste ici à
percevoir la culture comme une ruse de la raison qui, comme Feuerbach en
adressait la critique à Hegel, « pense déjà dans la présupposition de l’idée le
contraire à partir duquel elle doit s’engendrer ».4 Dans ce monde de la
culture constitué à partir de l’esprit, la prétexte de la nature ne ferait que
signer son absence. Or s’il n’y a plus de nature, on peut se demander dans
quelle mesure ce qui relève des droits de l’esprit pourrait s’effectuer comme
droits du monde. Si le corps, en effet, n’est pas plus courageux que la terre
ne saurait être républicaine, il n’en demeure pas moins que l’idéal éthique du
courage, aussi bien que l’idéal politique de la république, ne peuvent exister
et sûrement déjà tout simplement être, sans respectivement un corps et un
terreau mondain. Sans la nature, comment l’esprit pourrait-il faire monde ?
Dans ces conditions, le problème qui se pose est donc le suivant :
comment concilier la volonté légitime d’un monde du droit, susceptible
d’exprimer notre liberté en prenant l’esprit comme origine, et la nécessité
d’un droit du monde, sans lequel le premier ne saurait être, mais qui suppose
que ce soit l’autre de l’esprit qui soit saisi comme origine ?

2
L’origine de l’expression qui consiste à reconnaître en l’habitude une « seconde
nature » se trouve chez Aristote in De memoria, 2, 452a 27-28, publiés dans Petits
traités d’histoire naturelle (Parva naturalia), traduction R. Mugnier, Paris, Vrin,
1951.
3
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1, 1103a 24-26 : « Par conséquent, ce n’est
ni naturellement, ni contre-nature, que nous sont données les vertus. Au contraire, la
nature nous a faits pour les recevoir, mais c’est en atteignant notre fin que nous les
acquérons, par le moyen de l’habitude »., traduction Richard Bodéüs, Paris, GF
Flammarion, 2004, page 100.
4
Feuerbach, « Contribution à la critique de la philosophie de Hegel » in Manifestes
philosophiques (1839-1845), traduction Althusser, Paris, PUF, 1975, page 34).

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1. Du problème de l’origine à celui de l’esprit objectif.

Parce que le libellé du sujet nous invite à dépasser l’opposition entre


un monde compris comme l’expression objective de ce que nous nous
représentons être notre droit, et de ce qui serait son autre positif et anomique,
celui-ci nous incite d’emblée à renvoyer dos à dos deux conceptions
erronées et illégitimes de la culture.
La première consiste à penser la culture comme le corrélat ou la
simple métaphore des droits de l’individu, fondés exclusivement sur un droit
de nature. Cette conception, manifeste entre autres dans le néo-libéralisme et
le minarchisme contemporains, consiste à faire reposer tout ce que nous
créons artificiellement sur le postulat d’une liberté naturelle des sujets qui
doivent décider de ce que doit être ce monde. Ainsi, à l’encontre de Robert
Nozick qui considère que tout se passe « comme si les conditions de la
liberté créatrice de diversité étaient données par nature »5, Charles Taylor
veut nous rappeler au bon sens :

« En d’autres termes, l’agent moral libre individuel ou autonome ne peut


accomplir et maintenir son identité que dans un certain type de culture, dont j’ai
brièvement indiqué quelques aspects et pratiques. Mais ceux-ci et d’autres,
d’importance comparable, ne surgissent pas spontanément à chaque instant. Ils sont
entretenus par des institutions et des associations qui ont besoin de stabilité et de
continuité et souvent également du soutien de la société dans son ensemble (…). Ces
supports de notre culture comprennent les musées, les orchestres symphoniques, les
universités, les laboratoires, les partis politiques, les maisons d’édition, les chaînes
de télévision, etc. Et il faut mentionner également les infrastructures matérielles sans
lesquelles nous ne pourrions poursuivre ces activités plus élevées : bâtiments,
chemins de fer, réseaux d’assainissement, d’électricité, etc. L’exigence d’une culture
variée et vivante est donc également l’exigence d’une société complexe et intégrée,
disposée à soutenir toutes ces institutions et capable de le faire ». 6

A l’instar des philosophes dits « communautariens », dont Taylor


illustre ici clairement la position, il nous semble ainsi légitime de dénoncer
l’illusion selon laquelle la culture naîtrait de la transposition d’une liberté
issue de son autre naturel. Cette thèse, dont on pourrait aussi bien retrouver
la source dans le contrat rawlsien que dans celui de Jean-jacques Rousseau 7,
néglige complètement en effet l’idée d’une réalisation processuelle, sans
doute historique, de la liberté spirituelle, selon laquelle se définit la culture

5
Charles Taylor, « L’atomisme » in La liberté des modernes, traduction Philippe de
Lara, Paris, PUF, 1997, note 1, page 248.
6
Ibidem.
7
Hegel regrette ainsi que la représentation ordinaire du droit contienne « le point de
vue principalement répandu depuis Rousseau, selon lequel ce qui doit être l’assise
substantielle et le terme premier, c’est la volonté non pas comme volonté étant en
soi et pour soi, comme volonté rationnelle, c’est l’esprit non pas comme esprit vrai,
mais comme individu particulier, comme volonté de l’individu singulier dans
l’arbitre qu’il a en propre ». (PPD, §29, Remarque, p. 138).

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dans son originalité même. Parce que la liberté individuelle ne saurait nous
être substantiellement donnée dans l’expérience d’une innocence du monde
de l’esprit, parce qu’elle signifie bien au contraire un processus libérateur
s’effectuant à partir et à travers un sol historique et social, le monde des
œuvres de l’esprit ne saurait donc accepter la nature comme son origine.
Cependant la position inverse qui consisterait à penser l’origine de la
culture à partir d’une substantification du penser ne saurait être plus
probante. Dans cet univers sans nuance, le monde naturel ne serait en effet
que l’ombre portée de l’absolu spirituel, seule origine possible des œuvres de
la pensée. Cette perspective, dénoncée par Marx comme plus tard par
Horkheimer8, consiste à concevoir la culture comme l’œuvre de réduction de
la contingence naturelle selon une logique rationnelle identitaire et absolue.
C’est précisément cette façon de concevoir les choses que Marx, négligeant
d’être attentif aux nuances et aux degrés de rationalité que le hégélianisme
sait accorder au réel 9, reproche à Hegel. Ainsi peut-on lire :

« Même la nature (...) n’est rien pour lui. Il est évident que le penseur
abstrait, qui s’est résolu à la contemplation, la contemple abstraitement. (…) La
nature entière ne fait donc que répéter, pour (Hegel), sous une forme sensible
extérieure, les abstractions de la Logique ».10

S’il semble donc établi que la culture ne saurait être le corrélat d’une
liberté naturelle ni l’expression du pouvoir ou du savoir absolu de la pensée,
il faut nous demander comment dépasser l’opposition d’un monde naturel et
d’un monde de l’esprit. La question mérite d’autant plus d’être posée
lorsqu’on considère avec attention ces œuvres que nous appelons culturelles.
S’il est entendu en effet qu’elles ne se résument pas à être de purs
avatars spirituels, étant donné que l’école n’enseigne pas plus que la langue
ne parle, il paraît tout aussi évident qu’elles ne sont pas non plus le fruit
d’une réification de l’esprit. La culture ne se constitue pas ainsi de la
collection des écoles, des églises, des associations professionnelles, des
langues et des échanges, comme autant de choses. C’est d’ailleurs la raison
pour laquelle celle-ci ne s’offre pas à nous dans l’immédiateté de la
perception ordinaire, mais se donne à penser. La pensée se manifeste ici
comme le besoin selon lequel les hommes, en accordant le sensible et le
sens, déterminent la vie même du sens ; vie sans laquelle, comme nous le
rappelle Castoriadis, il ne pourrait y avoir de monde :

8
Voir « Hegel et le problème de la métaphysique » in Les débuts de la philosophie
bourgeoise de l’histoire, Payot, 1980.
9
Hegel refuse notamment que toute réalité soit réduite à l’identité achevée du réel et
du rationnel que signifie l’effectivité : « Même pour une sensibilité ordinaire, écrit-il,
une existence contingente ne mérite pas d’être appelée avec emphase effectivité. Le
contingent est une existence qui n’a pas plus de valeur qu’un possible, qui peut tout
aussi bien ne pas être qu’être ». (Encyclopédie des sciences philosophiques I, La
science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1970, § 6).
10
Marx, Manuscrit de 1844, traduction Bottigelli, Éditions sociales, 1972, pages
147-148.

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« Un monde et des choses (et une logique) ne sont possibles que pour autant
qu’il y a psychè et folie de la psychè. Il n’y a pas de perception s’il n’y a pas de flux
représentatif indépendant, et en ce sens, de la perception. Un sujet qui n’aurait que
de la perception n’aurait aucune perception : il serait totalement happé par les
« choses », aplati sur elles, écrasé contre le monde, incapable d’en détourner le
regard, donc tout aussi incapable de le fixer sur lui ».11

Au lieu de percevoir dans le monde dans lequel nous vivons de


simples choses, il faut ainsi sûrement penser en celles-ci des institutions du
sens, toujours susceptibles d’éveiller pour nous des rapports symboliques
parfois insoupçonnés. Le fait est en tout cas, qu’en nous demandant si la
culture était une seconde nature, nous sommes passés ici d’une
problématique de l’origine à une problématique de ce que Hegel appelle
« esprit objectif », compris comme « la liberté consciente de soi (…)
devenue nature ».12
Le problème n’est plus en effet de savoir si le monde en lequel nous
vivons et pensons détient son archè dans la pensée ou bien dans son autre
naturel. Le problème consiste désormais à tenter de penser l’identité
naturelle de l’esprit et de la nature. Ce qui ne peut aller sans nous inquiéter.
Si la seconde nature en effet, pour autant qu’elle ne se voit pas précédée
d’une nature première, tire ici son être de l’expression de l’esprit, comment
éviter de concevoir la culture comme une nature anarchique en laquelle
l’esprit objectif ne serait qu’esprit objectivé ? Ce « monde de l’esprit produit
à partir de l’esprit lui-même, en tant que seconde nature »13 risque bien de
réduire sa valeur à sa seule position ou au mécanisme machinal de son mode
d’agir, bref de manquer, bien paradoxalement, d’esprit.

C’est ce paradoxe d’une expression de l’esprit sans esprit que Vincent


Descombes perçoit dans le langage :

« L’activité de parler, nous dit-il, aboutit à la page écrite. La subjectivité


s’exprime, et il vient un moment où elle s’est entièrement exprimée. Elle s’est si
bien exprimée que son expression s’est libérée du sujet qui la portait, pour se figer
sous la forme d’une « trace parlante », de sorte qu’elle subsiste à la façon d’une
chose. L’esprit objectif, pris dans cette acception, correspondrait assez bien aux
collections d’un musée de l’Homme ou d’un musée des Arts et des traditions
populaires ».14

Devant le danger de voir paraître un monde qui ne serait qu’une


concrétion des figures de l’esprit, la gageure consiste donc désormais à

11
Cornelius Castoriadis, « L’institution social-historique : l’individu et la chose » in
L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, page 488.
12
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit,
§43, page 157.
13
Cité en note 1, page 1.
14
Vincent Descombes, « L’esprit objectif » in Les institutions du sens, Paris,
éditions de Minuit, 1996, page 283.

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interroger la culture comme le monde possible d’une vie éthique, qui soit
tout à la fois l’exercice d’une vie naturelle et d’une vie de l’esprit.

2. Le problème de l’esprit objectif.

Pour autant que cet élément du monde culturel qu’est l’institution


n’est pas une chose, puisque sa valeur symbolique exclut qu’elle n’existe
qu’en-soi comme « les choses de la nature (qui) n’existent
qu’immédiatement et d’une seule façon » 15, elle n’en demeure pas moins un
objet, et se trouve donc dépourvue du pouvoir de représentation et d’action,
porté par la structure réfléchissante du Pour-soi. C’est pourquoi le langage
ne parle pas plus que le travail ne produit, mais sont tous deux, comme le
précise Hegel, « des manifestations extérieures (Äusserungen) dans
lesquelles l’individu ne se garde et ne se possède plus en lui-même, mais
laisse l’intérieur sortir tout entier de lui-même, et l’abandonne à autre
chose ».16
Il devient alors légitime que nous nous demandions si nous ne
sommes pas contraints de constater que toute activité d’expression de la
subjectivité, ce que traduit le concept d’Äusserung, ne traduit pas
radicalement et nécessairement cet abandon que suggère Hegel. Tout semble
en effet se passer comme si le droit de l’esprit objectif, qui consiste dans le
pouvoir d’engendrer un monde, devait en retour s’acquitter d’un devoir : le
sacrifice du sens au sensible, de l’universel propre à la pensée à la
particularité de telle ou telle chose ; bref du dépouillement de sa subjectivité,
autrement dit de sa capacité de penser et d’agir. Que reste t-il en effet de la
vie de l’esprit et donc de la vie du monde culturel compris comme « seconde
nature » lorsque « le mot en tant que sonore disparaît dans le temps ;
(lorsque) celui-ci se montre donc en celui-là comme négativité abstraite,
c’est-à-dire seulement anéantissante »17 ? L’objectivité de l’esprit de l’esprit
ne signifie-t-elle pas simplement son objectivation ?
Cela serait sans doute vrai si la « puissance du rationnel dans la
nécessité » 18 se résumait au seul résultat positif de la production en laquelle
se manifeste l’esprit objectif. Or les lois, les usages, les coutumes, etc., ne
peuvent être envisagées comme simplement posées ; ces institutions
impliquent le vif d’une vie éthique, qui signifie que ce soit bien la même
chose pour l’esprit que de trouver un monde, que de le produire, que de s’y
libérer. La culture correspond à l’affirmation que l’esprit, même dans son
autre, est toujours chez soi. C’est ce que veut indiquer Hegel dans le
précieux paragraphe 386 de L’Encyclopédie :

15
Hegel, Esthétique, PUF, 15ème édition, 1995, page 21.
16
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, traduction Jean-Pierre Lefebvre, Paris,
Aubier, 1991, page 224.
17
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques III, § 462, Addition, page 560.
18
Hegel, PPD, § 263, page 347.

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« Les divers degrés de cette activité (de manifestation de l’esprit), dans
lesquels, en tant qu’ils sont le paraître, l’esprit a pour destination de séjourner et
qu’il a pour destination de parcourir, sont les degrés de sa libération. Dans l’absolue
vérité de celle-ci, c’est pour lui une seule et même chose que de trouver (Vorfinden)
devant (soi) un monde comme un présupposé, de l’engendrer (Erzeugen) comme
quelque chose de posé par lui et de se libérer de ce monde dans ce monde ».19

Si tel est le cas, la vérité de la nature, en tant qu’épreuve de la vie de


l’esprit absolu, est bien d’être toujours seconde, puisqu’elle se développe en
affirmant l’identité du monde dans lequel celui-ci se libère, et duquel, tout à
la fois, il se libère. Comment alors penser que ce que trouve l’esprit puisse
signifier, dans le même comportement ou la même chose, ce qui est produit
par lui ? On doit se demander en effet de quelle façon nos institutions
peuvent garantir et encourager cette fluidité vive de l’esprit en elles, et ainsi
décourager la calcification, l’ossification, bref la promesse de mort de
l’esprit que Hegel reconnaissait chez l’homme lorsque, « du fait de
l’habitude de la vie spirituelle tout comme du fait de l’émoussement de
l’activité de son organisme physique, (…) devient un vieillard ».20
L’effectivité de la culture entendue comme « seconde nature » dépend certes
que cela ait lieu, alors même, pourtant, que cela s’avère fondamentalement
difficile.
Pour autant qu’Aristote a pu reconnaître en l’habitude l’exercice d’une
hexis comme Hegel a pu y reconnaître celui d’une Gesinnung (disposition
d’esprit), on peut certes considérer celle-ci comme l’organe de la culture.
Ainsi, à l’instar des organes du corps qui remplissent leurs fonctions par
habitude, la coutume peut conduire chaque citoyen à remplir sa fonction sans
le besoin du monarque21, mais par le seul exercice d’une disposition
politique en la quelle « le vouloir (est) devenu habitude ».22 C’est pourquoi
à Aristote qui indiquait que les vertus étaient corrélatives de dispositions
acquises par habitude23, Hegel répondait en écho que cette dernière devait
être comprise comme le « dur exercice » (Übung) « d’information-de-soi du
particulier ou du corporel des déterminations relevant du sentiment dans
l’être de l’âme ».24 L’habitude est donc bien effet l’indice que ce que notre
corps épouse au rythme de répétitions maîtrisées, relève bien de postures de
l’esprit. Si bien que l’instantanéité improbable des variations d’un coup
d’archet ne fait pas plus le virtuose, que ce que l’instantanéité tout aussi
improbable du dessin des utopies politiques ne saurait faire le législateur. Le
génie, communément entendu comme la spontanéité selon laquelle
l’imagination produit immédiatement et sans effort des œuvres inouïes,
relève bien en ce sens d’un mythe romantique à l’usage des paresseux.

19
Hegel, Encyclopédie, III, § 386, page 180.
20
Ibidem, § 396, Addition, page 439.
21
Aristote, De motu, 703a, 29.
22
Hegel, PPD, § 268, page 350.
23
Voir note 3 de la page 1.
24
Hegel, Encyclopédie, III, § 410, page 214.

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Néanmoins, si l’habitude sait produire une information spirituelle de
nos gestes corporels, information susceptible d’accorder à cet exercice
culturel le sens d’une seconde nature, il n’en demeure pas moins qu’elle est
une nature.25 En tant qu’action de l’âme26, c’est-à-dire de « l’esprit-nature »
ou « sommeil de l’esprit » non encore parvenu à la certitude de soi, l’esprit
se trouve livré en effet à la même « contingence débridée et effrénée » 27 que
celle de la nature. Parce que nos habitudes consistent à réduire ce que nous
devons faire à ce que nous faisons le plus souvent,28 elle s’affirme illico
dans le contexte d’une nullité normative, et demeure ainsi absolument
indifférente à la valeur de nos actions. N’importe quoi peut ainsi devenir
objet d’habitude, qu’il s’agisse de quelque chose de bon et de bienveillant ou
de mauvais et de méchant. Lorsque l’habitude se plaît à abîmer la force de
mes motifs spirituels dans une mécanique du corps, elle engourdit ainsi
l’universel et le spirituel contenus dans la pensée subjective.
Dans ce contexte l’esprit devient alors incapable de se reconnaître
comme producteur de ce qu’il trouve naturellement devant lui, qui est ce
dans quoi il s’abîme. La nature redevient alors cet autre de la culture en
laquelle, au lieu de s’épanouir, celle-ci s’anéantit. La difficulté est donc ici
de faire en sorte que l’objectivité de l’esprit n’implique pas le sacrifice de sa
subjectivité, subjectivité qui ne saurait se réduire en même temps à celle du
seul sujet individuel, puisque la culture est aussi bien ce qui se développe
selon le processus infini de l’histoire. Comment peut-on alors penser une
activité impersonnelle de la pensée qui brouille tout à la fois la différence du
sujet et de l’objet, du trouver et du produire, de la pensée et de l’action ?

3. La culture comme l’expression infinie des intentions d’un sujet


absolu.

Dans une page fameuse de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel


s’évertue de nous convaincre que si l’on peut considérer que l’Absolu est
Sujet, ce n’est pas parce qu’on pourrait reconnaître en lui un substrat au sein
des relations propositionnelles29, mais parce que la subjectivité comprise
comme fondement, signifie en même temps une action. Hegel écrit ainsi
que :

25
Hegel note ainsi : « Toutefois elle est toujours une nature ». (Ibidem).
26
« Que l’âme fasse ainsi d’elle-même l’être universel abstrait, et réduise ce qu’il y
a de particulier dans les sentiments (aussi dans la conscience) à être, à même elle,
une détermination de l’ordre d’un simple étant, c’est là, note Hegel, l’habitude ».
(Encyclopédie, § 410, p. 214).
27
Nous traduisons ici « ganz zufälliges » in Hegel, Enzyklopädie der philosophischen
Wissenschaften II, in Suhrkamp tascehnbuch wissenschaft, Werke 9, 28.
28
Voir Aristote, Physique II, 5, 169b 10-11 ; II, 8, 198b 34-38 ; Rhétorique, I, 10,
1369a 32-b2.
29
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préface XXVI, XXVII, pages 40 et 41.

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« La substance vivante n’est, en outre, l’être qui est sujet en vérité, ou, ce qui
signifie la même chose, qui est effectif en vérité, que dans la mesure où elle est le
mouvement de pose de soi-même par soi-même, ou encore, la médiation avec soi-
même du devenir autre à soi ».30

On peut ainsi désormais considérer qu’il doit y avoir un sujet agissant


sans pour autant que cette action puisse être ramenée à tel ou tel sujet
individuel. C’est ce qui se passe dans l’institution de la tradition de toute
culture, lorsque celle-ci fait porter et transforme dans et par ses institutions
(langue, mœurs, coutumes, lois, édifices-symboles, représentations
générales) des pensées dont les auteurs sont ou deviennent au fil du temps
des oubliés de l’histoire. C’est sur la possibilité même et l’intérêt de
l’anonymat d’un sujet ainsi conçu que repose cette seconde nature qu’est la
culture. La seconde nature qu’est la culture constitue ainsi un monde
structuré selon ce que Vincent Descombes appelle des relations de
connexion. A la différence des relations de comparaison (comme le fait
d’être plus ou moins vieux) qui restent indéterminées « tant que les deux
termes (factuels) de la relation ne sont pas identifiés (…), une relation de
connexion repose sur une action transitive ».31

« On s’explique ainsi, conclut Vincent Descombes, que la « question du


sujet » (au sens de l’agent) puisse être posée : il est possible de constater qu’une
action a été faite sans savoir qui l’a faite, alors qu’on ne peut pas constater qu’une
qualité a été acquise (par exemple, par le mur qui vient d’être repeint en blanc) si
l’on ne sait pas quel en est le sujet. Pour montrer ce blanc, il faut montrer ce mur
blanc, mais pour montrer ce meurtre, il n’est pas nécessaire de savoir qui est le
meurtrier, il suffit d’avoir devant soi la victime ». 32

De la même façon, les représentations qui irriguent notre culture,


représentations en lesquelles Hegel reconnaissait l’institution d’un « esprit
objectif », transitent au fil même de leurs transformations successives, en
décourageant toute velléité de recherche d’une paternité individuelle. La
culture en effet n’est pas la collection historique des qualités que l’on
pourrait attribuer à tel ou à tel sujet dont on pourrait comparer la valeur ou le
mérite individuel avec d’autres. C’est par conséquent cette subjectivité
anonyme, à la fois pensante et agissante, qui définit l’être de la culture
comme seconde nature.
Nous estimons cependant que le fait que cette seconde nature ne soit
pas précédée d’une nature première ne doit pas nous conduire à la
conclusion d’une anarchie de la culture. En ce sens nous ne partageons pas la
conception que Merleau-Ponty nous livre de la culture, il est vrai dans une
note de cours, faisant de celle-ci « une reprise qui est déperdition, non

30
Ibidem, XXI, page 38.
31
Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-
même, NRF/Essais, Paris, Gallimard, 2004, page 83.
32
Ibidem.

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totalisation, et qui justement pour cette raison peut ouvrir un autre devenir de
connaissance ».33 Comment en effet l’effritement, l’oubli, pourraient-ils
constituer un sol à partir duquel l’anticipation du devenir puisse se faire ?
On peut considérer en ce sens que l’avènement du romantisme
correspond moins à l’oubli des classiques qu’au parfait achèvement de la
compréhension de leur style. Rousseau n’est pas, de ce point de vue, l’auteur
difficile à classer. Le fait est qu’afin de former « une entreprise qui n’eut
jamais d’exemple », le Jean-Jacques des Confessions avait dû se faire
encyclopédiste. L’introspection, l’inspiration du sentiment, la nouveauté,
bref l’activité romantique, ne sont ici que l’essor autorisé par l’expression de
l’universel, les exposés de la raison au sujet, entre autres, de la musique et
des spectacles, la totalisation du passé. Cette conscience que l’esprit prend
des figures historiques de la culture comme autant de ses propres
déterminations finies, conditionne ainsi son activité infiniment créatrice. La
Stiftung comprise comme « norme d’un devenir » 34 n’est donc pas le
complément souhaitable de l’Erinnerung car la « conquête du sens » ne
suppose pas l’ « évacuation du sens » (Ibid. p. 99).
Si la seconde nature qui traduit ici le monde culturel peut prendre la
forme d’une Absicht selon laquelle se définit le sens husserlien de la Stiftung
repris ici par Merleau-Ponty, c’est parce qu’il y a d’abord Erinnerung, c’est-
à-dire reprise et totalisation du passé. Il faut certes considérer, comme le
note Hegel à propos du langage, que « lorsque l’intelligence a signifié
quelque chose, elle est venue à bout de l’intuition et a donné pour âme au
matériau sensible une signification qui lui est étrangère ».35 Cependant cette
étrangeté ne peut être interprétée comme un oubli, comme l’inauguration
d’un effritement. Le succès de la signification dans son effectuation
linguistique est bien dans le même temps une libération qui laisse-aller la
pensée hors du signe, autorisant cette dernière à retrouver sa liberté
créatrice ? sa puissance d’inventer d’autres signes. La pensée devient alors à
nouveau imagination créatrice de signes, et peut reproduire la réunion « de
ce qui est propre et intérieur à l’esprit, et de ce qui est donné à
l’intuition ».36
L’esprit n’est donc actif que parce qu’il est connaissant, et ce sont les
figures multiples de ces connaissances finies qui instituent sous la forme
d’une « seconde nature », à la fois le socle et la normativité, de cette activité
infiniment créatrice qu’est la culture.

33
Merleau-Ponty, L’institution La passivité. Notes de cours au Collège de France
(1954-1955), textes établis par Dominique Darmaillacq, Claude Lefort et Stéphanie
Ménasé, Belin, 2003, page 99.
34
Ibidem, page 100.
35
Hegel, Encyclopédie III, § 457, Addition, page 559.
36
Ibid. § 457, Remarque, page 252.

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Pour autant que la culture nous offre le spectacle de la position d’un
monde différent du monde naturel, d’un monde librement voulu par l’esprit,
il nous faut donc répondre que la culture est bien une seconde nature.
Cependant cette nature seconde, qui ne saurait présupposer une nature
première, ne peut, comme nous avons tenté de le monter, ni consister dans
cette seule position d’un monde, ni dans une chute humiliante de l’esprit
dans son autre sensible. Ce « monde de l’esprit produit à partir de l’esprit
lui-même » est un objet qui est à la fois un sujet, mais un sujet non
réductible à un sujet individuel. La culture ainsi comprise est en effet
l’institution d’un monde accordant une effectivité aux droits de l’esprit, en
même temps que la recréation infinie de sa propre normativité. Comprendre
que la culture est une seconde nature signifie donc que l’on comprend que la
création libre du monde dans lequel nous espérons vivre et penser, suppose
que nous assumions la compréhension de ce monde que nous trouvons et que
nous avons produit. Celui-ci doit être à la fois su comme le sol et la norme
de tout essor spirituel.

Eric Bories

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