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L’Orchestre des Concerts Lamoureux

Réflexions autour
d'un modèle alternatif

par Gérard Chouquer


Président de l'Orchestre de septembre 2019 à avril 2021

octobre 2021
chouquer@gmail.com
Acta est fabula. Plaudite cives !

La pièce est finie. Applaudissez, citoyens !

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Sommaire

Abréviations courantes (p. 3)


Prologue (p. 4)
Une présidence pour rien ?

Première Partie
Les impasses de l'Orchestre
1. L’OCL, l’Orchestre des Crises Lamoureux ? (p. 11)
2. Des finances en crise (p. 19)
3. L’Orchestre, une communauté ? (p. 25)
4. L’instabilité chronique de l’administration de l’Orchestre (p. 37)
5. L’Orchestre et les salles (p. 41)
6. Cloué au pilori en Place de Grève ? (p. 49)
7. Un orchestre privé… de public (p. 55)

Conclusion de la première partie : Pas de sable hors du bac (p. 59)

Deuxième partie
Le chemin des Concerts Lamoureux
Introduction
Un orchestre parmi tant d’autres (p. 63)

8. Un projet pour l'orchestre (p. 65)


9. Quel type d’entreprise ? (p. 78)
10. Une voie pour les orchestres associatifs :
"inventez les subventions qu'on ne vous donne pas !" (p. 84)

Un mot de fin
Espoirs de reprise… pour que ce ne soit pas la crise de trop (p. 95)

Annexe
On ne devient pas président de l'Orchestre Lamoureux tout à fait par hasard
(p. 99)
Bibliographie (p. 101)
Index des personnes citées (p. 102)

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Abréviations courantes

AG = Assemblée générale (statutaire)

CA = Conseil d'administration

CNSAD = Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique

DAC = Direction des Affaires Culturelles (de la Ville de Paris)

DRAC = Direction Régionale des Affaires Culturelles

OCL = Orchestre des Concerts Lamoureux, le nom officiel de l'association

ONDIF = Orchestre National d' Île-de-France

SCOP = Société coopérative et participative (anciennement SCOOP : société coopérative


et ouvrière de production)

TCE = Théâtre des Champs-Élysées

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Prologue
Une présidence pour rien ?

“ La pièce est finie ; applaudissez, citoyens ? ”

L’Orchestre Lamoureux, grand orchestre symphonique de 80 musiciens titulaires, vient de


vivre et vit encore l’une des périodes sans doute les plus dures de son existence, car, depuis le
concert du 14 avril 2019 au Théâtre des Champs-Élysées, l’Orchestre n’a plus joué dans une
grande salle parisienne dédiée, du moins en concert et dans le cadre de sa “saison”1. J’écris
en octobre 2021, voilà 30 mois, un peu plus de deux saisons, que l’Orchestre a disparu de la
grande scène parisienne. Or la pandémie n’a pas duré autant et n’explique en fait rien dans
cette disparition. Même sans la pandémie, il n'y aurait pas eu de grande saison parisienne.

Par voie de conséquence, j’ai exercé, de septembre 2019 à fin avril 2021, la présidence sans
doute la plus étrange qu’il soit donné d’exercer au sein d'un orchestre. Pendant dix-neuf
mois, j’ai présidé un orchestre fantôme, que je n’ai pu voir et entendre qu’une seule fois en
concert, dans sa version dite “Chambre Lamoureux”, à la salle Gaveau en janvier 2020, le
temps d’une courte pause entre deux crises, mais hélas, sans lendemain. Parce qu’avant,
depuis le printemps 2019 et faute d'argent, les concerts avaient été annulés jusqu’en fin
d’année ; parce qu’après, à partir de mars 2020, l’épidémie de Covid 19 a tout interrompu
pour d’autres raisons, et je n’ai pas pu voir et entendre l’Orchestre dans un théâtre jusqu’à
mon départ en fin avril 2021. À ceux de mes amis qui me disaient que j’avais beaucoup de
chance de pouvoir être au contact et d’entendre un grand orchestre symphonique historique,
j’expliquais que je regardais l’orchestre que je présidais, comme tout le monde… à la
télévision et que je l’écoutais en passant d’anciens enregistrements qu’il avait effectués, du
temps de sa splendeur !
Et comme s’il fallait une touche d’humour et de dérision à cette situation, alors que je
prenais la mesure du problème que représentait la “saison” — objet séculaire, rituel,
fétichisé, mais devenu dispendieux et quasiment suicidaire dans la vie récente de l’Orchestre
— cet unique concert parisien de la saison 19-20 auquel il me fut possible d’assister
programmait un mélange des… Saisons de Vivaldi et de Piazzolla.
C’est ce qui s’appelle avoir le sens du mot, mais bien involontairement !

Alors, la pièce est-elle finie et faut-il, par respect pour son histoire passée, applaudir la sortie
de scène de l'Orchestre Lamoureux ?

Autrement dit, l’Orchestre revient-il à la vie en reprenant, enfin, ses activités en septembre
2021 ? Si l’on parle de la grande scène parisienne, hélas non. Il aborde la saison 2021-2022
avec deux handicaps : il n’est pas en mesure d’annoncer une saison comparable à celles qui
ont eu lieu dans le passé, avant 2019, compte tenu de trop d’incertitudes (et dont certaines

1 Je fais en effet une réserve pour les deux prestations sur France 3, celle de Symphonie pour la vie, au

Châtelet, et celle pour la Fondation des Hôpitaux de France, à l’Opéra Comique, qui sont autre chose
que la saison et dont je parlerai.

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ne sont pas de son fait) ; il n’est pas en mesure de louer une salle capable de réunir plus de
1000 personnes et d’accueillir un orchestre de 70 à 80 musiciens, faute d’argent. Si l’on
garde en tête la référence du passé, la saison parisienne 2021-2022 sera donc d’un genre
nouveau, une demi saison, ou une saison en demi teinte, de Cortot à Gaveau en passant par
l’Auditorium du Louvre, et par Ground Control, au mieux. Soit des salles trop petites, soit des
salles polyvalentes ou atypiques, certainement pas les grandes salles habituellement dédiées à
la musique classique que sont les auditoriums de Radio France ou de la Philharmonie, le
théâtre du Châtelet ou le Théâtre des Champs Élysées. Si l’on accumule ces difficultés et
qu’on observe leurs effets dans la durée, force est de constater que l’Orchestre Lamoureux va
connaître un temps d’effacement durable à Paris avant de s’installer dans cet autre avenir en
partie francilien et provincial qu’il est en train de se construire et qui peut le sauver.
Devenant un orchestre de quartier à Paris, l'Orchestre Lamoureux va également devenir un
orchestre de région(s). La structure de son financement va beaucoup changer et les effets de
cette mutation vont affecter son “corps social” comme on le verra dans les pages qui suivent.
Le début de saison 2021-2022, avec son concert “Renaissances” et le concert du 17 octobre,
sera-t-il le début d'un rebond de la saison ? Il semble que non. Trente mois après son dernier
concert parisien, et parce que la pandémie a ajouté de la crise à la crise, on ne se souvient
plus très bien de l'Orchestre Lamoureux.

Une analyse des impasses de l'Orchestre

Alors, dans ces conditions quel est l'objectif de ce petit livre et de quel point de vue est-il
entrepris ? Le but assumé est de réaliser une analyse lucide de la situation de l'Orchestre, et
de proposer un modèle alternatif, situé à l'articulation de sa situation juridique bancale, de
son modèle économique inexistant et de son projet artistique en mutation, chacun de ces
trois éléments devant être repensé et articulé de façon approfondie. Sur la base d'une analyse
critique des problèmes que l'Orchestre rencontre depuis des années, la seconde partie
développe un modèle alternatif, sous la forme de pistes de réflexion dont l'Orchestre peut ou
non s'emparer. Je le fais car la Ville de Paris et la DRAC, qui apportent les subventions
principales, sont en demande sur ce point, regrettant que l'association ne dispose pas d'un
modèle économique solide et se demandant, par voie de conséquence, s'il y a lieu de
continuer à aider un Orchestre qui passe de crise en crise. Cela nous a été dit lors de
réunions de travail.
Or le Conseil d'administration de l'Orchestre ne veut pas en entendre parler et estime qu'il
n'y a pas de réflexion à conduire, le modèle sociétaire étant inoxydable. Dès lors, le
président, le conseiller artistique, le directeur musical, l'administratrice, lorsqu'ils sont en
présence des élus et des administrateurs de la Ville et de la Drac, ne disposent d'aucun
mandat clair. Ils avancent sur du sable, ne sachant pas s'il seront validés ou déjugés par le
Conseil d'administration.
C'est ce qui m'est arrivé au premier trimestre de 2021. Voulant provoquer un débat sur le
projet de l'Orchestre et son modèle économique, à la suite des alertes que la Ville avait
exprimées lors de la séance du Conseil de Paris de novembre 2020 (dont il sera question
dans le chapitre 6), je me suis entendu répondre qu'il n'y avait pas lieu de débattre, si ce n'est
à continuer. Mais continuer quoi ? À supprimer des concerts au premier déficit important ?
À attendre des mécènes qui ne se présentent pas pour aider l'Orchestre ? À vendre du vent à
des élus et des administrateurs qui ne sont pas dupes ? À pratiquer, vis-à-vis des sociétaires,
un black-out au sujet des informations les plus sérieuses en leur servant des propos lénifiants
et insipides ?

Je suis donc resté avec une analyse sur les bras, que je n'ai pas même eu le temps de
développer, alors que tous les termes prenaient place dans ma tête et que j'entrevoyais

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comment les impasses de l'Orchestre pouvaient se muer en nouveaux chemins des Concerts
Lamoureux. Le Conseil d'administration, effrayé par cette perspective, m'a fait comprendre
que la poussière resterait sous le tapis. Devant un vote radical et unanime des musiciens
contre ma proposition d'engager la réflexion, j'ai compris que les musiciens élus au CA
voulaient que je garde mes idées pour moi. Le message était que l'Orchestre devait tenter,
une fois de plus, de sauver son existence en faisant comme s'il n'y avait pas de problèmes,
comme si tout allait reprendre. Je suis donc parti, emportant avec moi les “clés” de
l'orchestre, c'est-à-dire les termes d'une analyse en profondeur des raisons pour lesquelles il
disparaît de la grande scène parisienne.
Et avec le sentiment étrange de n'avoir pas bien compris la règle du jeu : car pourquoi
appeler à la rescousse quelqu'un d'extérieur si c'est pour l'empêcher d'agir ?
Cependant, j'ai beaucoup appris sur un monde qui m'était globalement inconnu avant cette
présidence. Et, au-delà de chacun des faits, même les plus anecdotiques, qui ont émaillé mon
temps de présidence et l'ont transformé en une galère quotidienne, j'ai à chaque fois cherché
à comprendre la faille, à faire émerger le diagnostic, et à susciter la réponse possible.
Je n'ai pas convaincu, c'est le moins qu'on puisse dire. De ce fait, dans cette présidence de
transition que j'ai exercée, il y a eu deux temps : un premier, plutôt réussi, qui a consisté à
remettre de l'ordre, notamment financier, en arrêtant une hémorragie dangereuse, ce que le
trésorier de l'époque et moi avons fait ; puis un second, raté, pendant lequel, seul cette fois, le
trésorier étant parti, j'ai tenté de faire comprendre qu'il fallait une réflexion et un projet pour
l'Orchestre. Ce second temps a été dévoyé par la résistance active du Conseil
d'administration, et par l'inertie passive des sociétaires, peu mobilisés sur le fond par “leur”
orchestre ?

La tentation de la crispation

L'analyse est nécessaire car ce que j'ai compris c'est que l'orchestre connaît, désormais, le
vertige de la crispation. Il préfère la prorogation de la crise à la solution. Incapable de réagir,
mais conscient malgré tout que la crise est à tous les étages, l'Orchestre se tend. De quoi ai-je
entendu parler en Conseil d'administration dans les derniers temps de ma présidence ? Du
salaire des musiciens, alors qu'il fallait d'abord parler du modèle économique de l'Orchestre ;
de la façon de proroger la présence des plus âgés des musiciens, alors qu'il aurait fallu ouvrir,
rajeunir, modifier l'image ; des mérites respectifs des maire et présidente de la Ville et de la
Région, alors qu'il faudrait échapper à ce mode de raisonnement.
Il y a donc une crispation multiforme, sociale (l'âge), économique (le salaire), politique
(l'espoir de l'improbable, de l'introuvable élu qui vous prendra sous son aile et résoudra pour
vous les difficultés), tout ceci dans l'apparence de reproduction d'un modèle social passéiste
alors que la réalité de l'Orchestre a déjà basculé de fait dans autre chose. Le Conseil
d'administration pense encore qu'un puissant politique va venir le sauver alors qu'il aurait dû
s'atteler à de plus modestes et de plus réelles préoccupations, à savoir son modèle
économique ! Cette dépendance au sentier politique, quand on a tout fait pour être
farouchement (et sottement) indépendant, fait d'abord sourire, avant de s'avérer l'un des
pires obstacles à la réforme de l'Orchestre Lamoureux.
La crispation de l'Orchestre Lamoureux se nomme conservatisme, corporatisme,
conformisme.

Cependant, l'analyse est également nécessaire car l'Orchestre Lamoureux n'est pas un
orchestre de circonstance, mais une véritable institution musicale. La disparition de tel ou tel
orchestre récent n'aurait pas un gros impact, le public ayant à peine eu le temps de se rendre
compte qu'il existait. Mais la disparition d'un orchestre comme Lamoureux aurait un autre
poids, car cet Orchestre a connu une histoire glorieuse. Il a contribué à construire le paysage

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orchestral français, joué un rôle insigne dans la vie musicale française pendant des décennies,
et il avait encore de très beaux atouts musicaux à la fin du XXe siècle, au point d'avoir
intéressé et retenu, pendant dix-sept ans, un chef prestigieux comme Yutaka Sado, pour un
travail de fond que l'Orchestre n'a guère eu l'opportunité de poursuivre depuis 2011, date du
départ de ce chef.
Le livre qui suit raconte l'incroyable usure de l'intérieur de cette communauté de musiciens
qui, corsetés dans un modèle sociétaire hérité d'un lointain passé, ne savent ni ne veulent
vraiment y réfléchir. Or, pour les orchestres associatifs non permanents, la vie musicale
fonctionne autrement que dans les orchestres de salariés permanents, dans une précarité et
une mobilité qui n'ont plus rien à voir avec cette histoire et ce modèle sociétaires hérités. De
ce fait, l'Orchestre connaît actuellement un écartèlement qui le conduit à l'échec : sa
résistance aveugle à toute réflexion, le freine ; la réalité des conditions actuelles de la vie
musicale s'impose donc à lui de l'extérieur et écrit à sa place une histoire dont chaque
musicien aurait sans doute voulu qu'elle soit autre.
Car, de fait, ce que devient progressivement l'Orchestre, de par son mode actuel d'activité,
c'est, en partie, une espèce d'orchestre de circonstance, à l'instar d'un de ces orchestres-
champignon qui naissent, vivent et meurent à l'occasion, seulement tenus, qui par une
alliance de circonstance avec un mécène, qui par un chef ambitieux qui veut avoir sa
phalange, qui par un projet politique à la longévité incertaine. Se rapprochant de ce modèle,
s'il était créé aujourd'hui avec le fonctionnement qui est actuellement le sien au quotidien, il
pourrait s'appeler, au choix, Paris Boléro Orchestra, Orchestre Résilience, Génération
Birkin, ou encore Orchestre Rhapsodie… bref, un nom de circonstance qui ne fait pas
histoire. Il se composerait de musiciens opportunément réunis en raison de leur disponibilité,
sans concours d'entrée (cela n'aurait plus d'intérêt), et partirait à la recherche des affaires qui
lui permettraient de vivre… Dans le paysage orchestral français, il existe plusieurs orchestres
sur ce modèle et l'Orchestre Lamoureux se range de plus en plus dans cette catégorie.
Ce livre raconte ce que j'ai compris de cette profonde transformation que vit l'Orchestre
depuis quelques années, et dont la période que j'ai vécue m'a, en quelque sorte, fourni un
florilège particulièrement concentré. Je me doute que ce message ne sera pas reçu, car la
“crise” est à ce point devenue banale au sein de l'orchestre que la ligne de conduite des
administrateurs est de s'étonner chaque matin que l'Orchestre soit encore en vie. Et,
pensent-ils, puisque le miracle continue, il n'est pas nécessaire de mesurer l'érosion. La
politique est de se bercer d'apparences. Je viens de constater que sur le site de l'Orchestre, on
a mis très récemment les programmes des deux dernières saisons, pour tenter de faire croire
qu'on a existé. Mais on a oublié de signaler que la quasi totalité des concerts, qu'on présente
comme des archives des anciens concerts, ont été annulés2. On place une belle dédicace de
Michel Plasson, mais on ne dit pas que l'Orchestre a supprimé en juillet 2019 le concert qu'il
avait prévu de faire sous sa direction à l'automne suivant. C'est jouer sur l'ambiguïté.

Un projet alternatif pour l'Orchestre

Le projet alternatif que j'expose et défends dans la seconde partie de ce livre est celui du
pluriel retrouvé des Concerts Lamoureux. C'est une géographie renouvelée, et c'est surtout
une réflexion, très prospective, sur ce que pourrait être l'articulation entre le modèle
juridique et le modèle économique des orchestres associatifs dont l'Orchestre Lamoureux est
un bon exemple. J'en ai puisé la matière dans une approche comparatiste que je citerai le
moment venu. Il s'agit d'un modèle, solidaire et privé, qui permettrait aux orchestres

2 D'autres, plus honnêtes, mettent en ligne ces programmes, mais indiquent les concerts annulés en
raison de la pandémie. Voyez sur le site de l'Orchestre Pasdeloup.

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associatifs de sortir de l'incertitude actuelle et, au passage, des mauvaises manières qui se
constatent entre eux.
Dans ce livre, j'explique pourquoi le modèle sociétaire ne convient plus, pourquoi il entre en
contradiction avec le statut associatif, pourquoi il crée de l'inertie. J'explique aussi que la
saison parisienne, qui est le cadre artistique principal sur lequel l'Orchestre a vécu pendant
138 ans, a explosé en raison des déficits abyssaux qu'elle provoque, sans possibilité
actuellement de la reconstruire. Or c'est cette saison que la Ville de Paris entend
subventionner, pas les autres activités de l'Orchestre.
Devant cette quadrature du cercle, je ne vois pas comment l'Orchestre pourra longtemps
échapper à une refondation assez profonde de son statut et de ses missions.

Le voyage de Mr Perrichon

Ah ! J'aurais dû relire Labiche avant d'accepter cette présidence et d'entreprendre le


voyage…

On se souvient de l’argument de la comédie de Labiche. Mr Perrichon, ayant à choisir


entre les deux soupirants de sa fille, penche, dans un premier temps, pour celui des
deux qui l’a sauvé d’une chute en montagne. Mais l’autre, plus rusé, a la rouerie de se
faire sauver par Mr Perrichon, lequel trouve que cela le flatte bien plus d’avoir sauvé le
second, que de s’entendre dire à tout instant par le premier qu’il a été sauvé…
Cette façon de penser, c’est celle de l’Orchestre. Le CA est rempli de Mr et Mme
Perrichon.

Car, de ce jeu de dupe, je tire une morale : on doit donner à l'orchestre sans espoir
d'être remercié (en fait si : comme le conseil d'administration du 19 avril me l'a appris,
on peut être “remercié” de fait) ; mais, en revanche, on doit recevoir le très peu que
donne l'orchestre avec une infinie reconnaissance !

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Première Partie
Les impasses de l'Orchestre

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1.

L’OCL,
l’Orchestre des Crises Lamoureux ?

Aujourd’hui, rares sont les entreprises qui peuvent se permettre de vivre et de prospérer sur
une rente de situation, en exploitant un créneau traditionnel fiable et permanent, en
labourant toujours le même sillon productif. La plupart sont tenues de s’adapter et de
chercher quel est le modèle qui leur convient le mieux. Travaillant dans le domaine foncier
et agricole, je suis en bonne place pour mesurer combien la recherche de formes et
d’objectifs nouveaux est une nécessité pour les entreprises agricoles. Celles qui ne s’adaptent
pas sont menacées et beaucoup disparaissent. Mon expérience à la présidence de l’Orchestre
Lamoureux m’a convaincu de la même idée générale, bien que les milieux et les conditions
soient radicalement différents, comme le lecteur s’en doute. Cependant, ce dernier verra,
dans la seconde partie de cette analyse, que des solutions pratiquées dans le monde agricole
pourraient être transférées dans le monde de la culture et celui des orchestres symphoniques.
S’agissant d’un orchestre, on conçoit que ce modèle est inévitablement situé à la charnière
de l’artistique et de l’économique. Mais sans doute aussi de l’artistique et du social culturel.
Tel est le point de départ de ce modeste livre : réfléchir à ce que peut être le modèle d’un
orchestre associatif indépendant ; mais ensuite, s’interroger sur les raisons qui font que cet
Orchestre, l'Orchestre Lamoureux, ne se résout pas à le rechercher et encore moins à le
mettre en place, préférant la gestion chaotique des crises plutôt que de tenter de mettre fin
aux causes de leur répétition cyclique.
Je soutiendrai l’idée principale suivante, à savoir que bien qu’étant formellement une
association de droit privé, ayant des produits et des charges, un compte de résultats et un
bilan, l’OCL n’est pourtant pas vraiment une entreprise car il ne se pense pas comme telle,
alors qu’il le devrait. En effet, pour le dire d’un mot, l’orchestre conçoit ses ressources
comme un dû (les subventions, le mécénat), et ses dépenses comme un droit (le salaire des
musiciens). Le schéma est curieux : l'histoire glorieuse de l'Orchestre Lamoureux justifie-t-
elle que l'orchestre d'aujourd'hui fasse comme si le monde n'avait pas changé ? Le
raisonnement devient alors carcéral : la faute est toujours aux subventions, insuffisantes, ou
aux dons mécènes qui faiblissent, ou encore au public, qui déserte, mais pas, mieux, jamais,
aux sociétaires, puisqu’ils travaillent et doivent, légalement, être payés. Dès lors, les
sociétaires, se plaignent deux fois, une fois parce qu’on leur dispute des subventions (vous
devez nous aider à être patrons, semblent-ils dire), une seconde parce que leurs salaires sont
compromis (nous, salariés, nous devons nous payer). On l’a compris, que les subventions
faiblissent, que le public s'abstienne ou que le mécénat disparaisse et c’est toute la structure
qui se retrouve en situation de crise. Car le souci de l’équilibre, de la progression du chiffre
d’affaires et plus encore de l’anticipation n’existent pas. La structure ne connaît que le cycle
infernal, car régulièrement répété depuis 22 ans, des phases de dépenses irréfléchies suivies
de crises sévères de rétablissement forcé. Avec des moments de tension paroxystique qui se

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traduisent par des désorganisations pénibles. La Ville de Paris ne cesse de faire ainsi le
constat de la crise de la gouvernance au sein de l'Orchestre.

Le modèle économique n’est rien d’autre que le moyen de réaliser un projet artistique. Je
soutiendrai par conséquent cette autre idée principale suivante : la recherche de ce que peut
être l’identité d’un grand orchestre non permanent est une mission particulièrement difficile,
en raison de l’indistinction et la précarité qui caractérise désormais ce milieu artistique
associatif. Cette indistinction repose sur une très grande fluidité des musiciens, au point que
l’Orchestre peut, tel jour, être composé d’une majorité de non titulaires ; et sur un trop
grand tuilage des missions et des actions des orchestres, au point que voir le site internet de
présentation et la programmation de l’un c’est un peu voir tous les autres, à quelques
exceptions ou nuances près.
L’histoire de l’Orchestre ne devrait-elle pas lui permettre de disposer et de conserver une
forte identité, que n’ont pas cette multitude de jeunes orchestres parisiens et franciliens créés
depuis seulement vingt ans ? Ou, au contraire, cette identité est-elle devenue le problème de
l’Orchestre car en décalage de plus en plus net avec les pratiques culturelles des Français et
avec la réalité de ce que fait l’Orchestre quand il lui arrive de jouer ? Et si le modèle sur
lequel a été bâti l’Orchestre Lamoureux avait vécu ? Que reste-t-il, d’ailleurs, des idées qui
ont présidé à l’installation de l’Orchestre des Concerts Lamoureux dans le panorama des
orchestres français et surtout parisiens ? Et si un tout autre modèle devait être mis en
chantier, — n’en déplaise à des sociétaires chevillés sur l’orchestre des XIXe et XXe s., celui
qui malheureusement a fait son temps — quel devrait-il être ?

On voit que, d’entrée de jeu, je pose deux constats difficiles : l’irresponsabilité économique
de l’association et l'indistinction culturelle du projet de l'Orchestre, aujourd'hui.

Une crise ne cache pas l'autre

Qu’on ne s’y trompe pas. Bien que racontant une expérience et une réflexion qui concerne
les années 2020 et 2021, c’est-à-dire les années Covid, il y a crise et crise. Ce petit livre n’a
pas pour but de raconter la crise d’un orchestre en temps de pandémie. Cette dernière n’a
été et n’est encore qu’une parenthèse dans une crise plus longue encore. Les raisons pour
lesquelles l’Orchestre n’a pas fêté son 140e anniversaire, ni le 60e anniversaire de sa
déclaration d'utilité publique (publiée en avril 1961) ne sont pas fondamentalement liées à la
pandémie. Elles sont dues au fait que l’histoire de l’Orchestre s’est brusquement arrêtée au
printemps de 2019, mettant fin à 138 ans de saison parisienne. Depuis, l’Orchestre, sans se
l’avouer, se demande ce qu’il est et ce qu'il pourrait bien fêter… Et quand bien même aurait-
il eu des velléités en ce domaine, comment aurait-il pu le faire ? Car, même sans la
pandémie, l’Orchestre n’aurait pas été en mesure de fêter son 140e anniversaire par un
grand concert parisien au Théâtre des Champs Élysées ! Parce que cinq mois avant même
mon arrivée à la présidence de l’association, presque un an avant le premier confinement en
mars 2020, l’affaire était déjà pliée, si l’on me permet cette expression un peu triviale. Sans le
savoir et sans en prendre vraiment conscience, l’Orchestre Lamoureux venait d’en finir avec
cette phase de son histoire. Depuis cette date, l’Orchestre, devenu SDF ou plutôt STF —
sans théâtre fixe —, se cherche, sans changer véritablement, et bat la campagne espérant
découvrir son point… de chute.

Je ne soutiendrai jamais, dans cette analyse, que l’histoire de l’Orchestre est finie. Je n'en sais
rien et ce serait sans doute contraire à la réalité : elle devient autre. Ayant travaillé à

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construire cet orchestre de demain, par diverses voies que je raconterai, j'espère sincèrement
que ce travail aura porté ses fruits.
Je soutiens plus simplement que 2019 a été une année charnière et que l’Orchestre a débuté
cette année-là, une transition le conduisant vers un autre cycle de son histoire, un cycle plus
divers, plus régional, plus éclaté, mais plus en rupture voire en contradiction avec son propre
passé et que là est le problème, celui qui appellerait soit une patrimonialisation (mais elle est
impossible : qui financerait un modèle bourgeois en perte de vitesse dans les pratiques
culturelles et musicales des Français ? une espèce de musée de l'orchestre du XIXe s. et de
son répertoire ? ), soit une refondation de l’Orchestre sur un autre projet.
Car cette transition — telle est l'idée de ce livre — pourrait être une profonde mutation et
l’opportunité d’une refonte. Aujourd’hui, dans l’état d’apesanteur auquel l’Orchestre est
parvenu, la structure vit cette situation épistémologique bien connue, celle d’un puissant
décalage entre ancien projet et expérience actuelle. Ou, si l’on préfère, entre histoire et
présent, entre modernité et post-modernité : modernité de la construction historique de
l’objet Lamoureux, et post-moderrnité de son évolution récente. Ou encore, entre la stabilité
(relative) d’une histoire annuellement répétée sur près 120 ans, et l'instabilité nouvelle depuis
vingt ans, due à la succession de crises qui ne sont que le déroulé des vents contraires et
déboussolants que subit un orchestre.
Fondé en un temps où le projet de l’Orchestre consistait à programmer une saison riche de
concerts hebdomadaires, de grands effectifs, d’œuvres rassembleuses, d’œillades
complaisantes voire militantes vers les grands “Allemands” symphonistes (Beethoven) et
lyristes (Wagner), mais aussi de défense résolue des très grands français du XIXe s. (Berlioz,
Saint-Saëns ; plus tard, Ravel, Debussy), l’Orchestre a vécu, depuis toujours, sur cet héritage
à la fois ouvert, grandiose, nationaliste et bourgeois. Or, de décennie en décennie, la saison
de l’Orchestre a vu son ampleur se réduire, ses programmes évoluer, ses formats se
diversifier. En nombre de concerts, la saison a chuté de 25 grands concerts par an en
moyenne au temps de Charles Lamoureux3, à 20, puis à 13, puis à 6, puis à 5, jusqu’à la
crise de 2018-2019 où ils ont été supprimés. Après deux ans et demi d’arrêt, la saison
2021-2022 sera la première à ne proposer aucun concert symphonique de grand effectif dans
une grande salle parisienne dédiée à la musique symphonique, mais uniquement, à Paris, des
formats « Gaveau », « Cortot » ou « Auditorium du Louvre », c’est-à-dire dans des salles de
400 à 900 places au plus, sur des scènes petites ou moyennes sur lesquelles on ne peut plus
exécuter une partie du répertoire parce qu'elles sont trop petites.
Pendant ce temps-là, au quotidien, l’Orchestre vit une expérience musicale toujours plus
diversifiée, au gré des opportunités qui lui sont offertes et qui peuvent présenter en elles-
mêmes beaucoup d’intérêt, mais qui tire l’identité à hue et à dia : orchestre de service dans
des productions de télévision, concerts tournées dans les pays du golfe pour accompagner
une vedette (Michel Legrand, au sultanat d'Oman), Bébé-concerts, participation à des
festivals en province, enregistrement de bandes-son ou de courtes vidéos, prestations en
formations éclatées pour petits lieux, série en accompagnement de vedettes de variétés, etc.
Mais plus rien qui ressemble vraiment à une programmation musicale structurante : en fait,
une collection d’opportunités.

La rupture est celle qui existe désormais entre une représentation que l’Orchestre a de lui-
même, à travers la saison parisienne de prestige dans une grande salle dédiée, et la réalité de
son expérience quotidienne, entièrement décalée. L’image de l’Orchestre s’est forgée au
temps de la Modernité symphoniste et bourgeoise ; l’expérience actuelle se vit au temps de la
post-modernité mobile et insaisissable. Selon l’expression que Bernard Lepetit réservait à son

3Yannick Simon (2020, p. 16 et 58) recense 451 concerts en 18 saisons entre 1881 et 1899, date de décès
de Charles Lamoureux

13
analyse de la place de l’histoire dans le nouveau devenir commun, « projet et expérience ne
communiquent plus ». Lamoureux vit ce genre de rupture sans vouloir l’objectiver, sans
vouloir l’affronter, sans oser même l’imaginer en tant que telle. Si le changement doit
advenir, ce sera contraint et forcé, par petites touches, subrepticement, car l’Orchestre y va à
reculons. Et malheur à qui oserait nommer la crise. J'en ai fait l'expérience.

Alors, et la pandémie ? Je n’hésite pas à le dire, bien que ce soit politiquement inaudible, la
pandémie qui frappe l’Orchestre comme elle frappe chacun, est et aura été, pour ceux qui
aiment égarer les esprits, une opportunité inespérée. D'abord elle a “rapporté” de l'argent,
indirectement, puisque l'annulation des concerts a signifié l'annulation des déficits. Et
désormais, avec la reprise des activités culturelles qui s’annonce pour la saison 21-22, et qui
s'annonce assez mal pour l'Orchestre Lamoureux, la pandémie pourrait permettre de servir
la fable de “l’orchestre victime de la crise sanitaire” à un public peu au fait, et cacher la
véritable crise de l’Orchestre, une crise de la gouvernance sur fond d'incompétence et
d'irresponsabilité accumulées.

La succession des crises depuis vingt ans

Dans l’histoire récente de l’Orchestre, on peut considérer l’année 1999 comme un utile
repère. Avec cette saison-là (1999-2000) s’est ouverte une succession de crises (j’en compte
sept) dont la fréquence n’était pas écrite, mais qui, à la longue, devrait faire réfléchir.

1999-2000

Cette crise, la première qui ouvre une longue période de transition de vingt-deux ans, est
provoquée par l’augmentation sensible du prix de location de la Salle Pleyel (qui se situe
autour de 100 000 francs en 19994), conjuguée à une stagnation des financements publics et
aux effets d’un contrôle de l’URSSAF. En 1983, l’association recevait 1 009 000 francs,
répartis ainsi : 515 000 francs du ministère de la Culture et 494 000 de la Ville de Paris. En
1999, la subvention globale de cet orchestre atteignait 975 000 francs, c'est-à-dire qu'elle
baissait en réalité, en raison de la très forte inflation ayant concerné ces années-là. Interpellée
au Sénat sur le sort de l’Orchestre, la ministre de la Culture Catherine Trautmann
annonçait une attention bienveillante envers les orchestres associatifs, mais démontrait
surtout que sa préoccupation et son action étaient tournées vers le projet de nouvel
auditorium à Paris, et que son inquiétude concernait la réponse à apporter à l’Orchestre…
de Paris dont la convention avec la Salle Pleyel prenait fin en 2002 ! C’est à cette époque
aussi que se met en place le projet de rachat de la Salle Pleyel par la Cité de la musique
(projet effectif en 2004), qui conduira, en 2015, à la décision de sa fermeture à la musique
classique.
La crise conduit l’Orchestre a prendre une décision brutale, celle de supprimer huit des
treize concerts prévus pour la saison 1999-2000. Était-ce grave à ce point ? La raison
invoquée (le prix de location de Pleyel) suffit-elle seule à expliquer cette suppression ? J’en
doute fort. C’est plutôt le fait qui a provoqué et révélé la crise. Il faudrait disposer d'autres
informations. Quelle était la situation financière globale, le niveau d’endettement ? Quel a
été l’impact financier du changement de siège puisque l’Orchestre Lamoureux a dû quitter
le bureau qu’il louait à la Salle Pleyel, pour de nouveaux locaux ? Quel a été l’impact de

4 Rapport d’André Larquié, directeur de la Cité de la musique.

14
l’obligation faite à l’association de ne plus recourir à des paiements des musiciens sous forme
de remboursements de frais (fictifs), mais en salaires supportant des charges5 ?
C’est à cette époque (Assemblée générale extraordinaire du 21 octobre 2000) que l’Orchestre
se donne le nom et les statuts sous lesquels il vit encore, et dont j’analyserai plus avant le
contenu. Mais disons l'essentiel tout de suite : ces statuts n'étaient déjà pas au niveau des
réponses qu'il aurait fallu apporter à la crise.
En revanche, un des effets heureux de cette année douloureuse aura été la création de
l’association Staccato (dont le premier nom avait brièvement été StaccatOcl)6.
Comment ne pas ressentir, dans le déroulé de cette crise, comme la mise en place d’un cadre
ou d’un moule dont on va vérifier la répétition d’une crise à l’autre : l’Orchestre Lamoureux
intéresse peu le Ministère, qui a à gérer des institutions nettement plus lourdes, et ne fait pas
à cet orchestre un sort plus enviable qu'à d'autres (ce message aurait dû être médité et intégré
à la réflexion) ; la question des salles est effectivement épineuse et difficile pour un orchestre
privé ; la Philharmonie fait ses choix et prépare son avenir, dont l’OCL subira l’effet de plein
fouet quelques années plus tard avec la fermeture de la salle Pleyel ; enfin l’Orchestre a rodé
une argumentation qui va devenir son leitmotiv : c’est la baisse des subventions publiques
qui met l’Orchestre en péril. Mais surtout pas son absence de modèle économique. Cet
argumentaire a-t-il changé, et vingt ans après, analyse-t-on mieux la situation ?

2004-2005

Les causes de la crise de 1999-2000 n’ayant pas été sérieusement considérées, il était
inévitable que la situation financière dégradée persiste et provoque de nouvelles alertes. C’est
le cas en 2004-2005 et les musiciens communiquent alors sur « la mort de l’Orchestre » pour
tenter d’attirer l’attention des pouvoirs publics. L’activité ne tient que parce que le Mécénat
Société Générale a prolongé de deux ans son soutien, mais le terme approche et avec lui le
souci d’une perte de revenus importants.
La crise continue alors à dessiner les contours externe et de plus en plus interne des crises à
venir : à l'extérieur, campagne de sensibilisation, divers appels à l’aide ; mais en interne, crise
de confiance entre le ou les responsables de l’association et les sociétaires, laxisme chez les
salariés7, démissions en chaîne, recours au bénévolat pour assumer des tâches qui devraient
revenir à des salariés.
Fort heureusement, le temps artistique et le temps économique ne sont pas étroitement
dépendants : le niveau musical est fermement maintenu à très haut niveau, grâce à la
direction musicale de Yutaka Sado. C’est sans aucun doute l’une des ambiguïtés de l’histoire
de l’Orchestre dans les années 2000, que cette excellence artistique portée par un très grand
chef et la médiocrité des analyses de la situation réelle de l’Orchestre. Le décalage n’en
paraîtra que plus grand lors du départ de ce chef.

5 On sait que les associations, notamment artistiques, ont connu alors une pression de l’URSSAF pour se

conformer au droit du travail.


6
L'essentiel des informations sur les crises de l'Orchestre de 2000 à 2010 vient d'une brochure
publiée par Staccato, à l'occasion de ses dix ans, que m'a remise sa présidente Madeleine Zang.
7 Ce que Madeleine Zang a raconté joliment dans l’opuscule fêtant les Dix Ans de Staccato (p. 14) :

« Chemin faisant, la situation se détériora entre les musiciens et leur délégué général… L’une des
collaboratrices du bureau qui jouait à l’école buissonnière finit par ne plus retrouver le chemin de la rue
des Orteaux ».

15
2009-2010

Cette période de l’histoire de l’Orchestre aurait pu être le basculement « professionnalisant »


dont je vais faire l’axe de mon analyse dans la suite de ce livre. En effet, avec les effets de la
crise économique générale de 2008, la stagnation des financements publics, et la baisse
annoncée du Mécénat de la société Grand Thornton, la situation est mûre pour envisager un
mode nouveau de stabilisation du financement de l’Orchestre. D’autant plus que deux
personnes peuvent apporter leur concours du fait de leur compétence, José Cardoso,
conseiller en marketing et en communication, et Françoise Noël-Marquis, responsable chez
Grand Thornton (et qui est devenue directrice de l’Ecole Normale de Musique de Paris).
On réfléchit et on fait des propositions… mais c’est au sein de Staccato que cela se passe et les
bonnes idées ne franchissent pas du tout les murs de la “citadelle assiégée” qu’est le CA de
l’Orchestre.
Néanmoins, l’époque est toujours marquée par le prestige, le dernier moment étincelant de
l’histoire récente de l’Orchestre. Yutaka Sado reste en poste jusqu'en 2011. Le recrutement
des musiciens rajeunit l’Orchestre et la féminisation progresse dans tous les pupitres. La
production discographique a redémarré.
Pourquoi, avec de telles cartes en mains, cela n'a-t-il pas marché ?

2014-2015

De 2011 à 2015, l’Orchestre explore une nouvelle situation, qui aboutit à une crise en 2014-
2015. Il a eu la faiblesse de laisser la présidence de l’association à son nouveau directeur
musical, talentueux et dynamique, mais qui pratique de ce fait le mélange des genres. Le
Conseil d’administration ne comprend pas qu’il faut un président ou une présidente qui
valorise le talent et encourage l’entregent d’un jeune chef ambitieux, mais qui lui serve aussi
de garde-fou. Ne sachant et ne pouvant faire autrement sans doute, le CA et les sociétaires
lui remettent les clés de la maison. Mais cela peut aller tant que le jeune chef n'a pas de
meilleure proposition. Lorsque c'est le cas et qu'il part, le schéma mis en place devient une
crise car l'Orchestre a perdu à la fois son chef et son président.
Comment ne pas comprendre que les musiciens en viennent vite à penser que ce jeune chef
fait sa carrière sur le dos de l’Orchestre ? Mais gouverne-t-on bien lorsqu'on se situe sur le
registre de la méfiance et de la confusion des genres ?
Insidieusement, l’OCL est entré dans le cycle des mobilités à répétition, dans une instabilité
qui va croissant. Tout et tous valsent autour de lui — chefs, salariés, théâtres, partenaires, et
bien entendu, présidents ou présidentes — mais, sur le fond, l’Orchestre ne s’en préoccupe
pas outre mesure. Comme si, après une crise, il y avait toujours une nouvelle nuance de crise
à explorer.

En 2016

Eh bien !, avec 2016, l’OCL y est et va pouvoir vivre une nouvelle alerte en poursuivant son
exploration des “Cinquante nuances de crise”. Cette fois, c’est le mécénat toxique dont
l’Orchestre va faire l’expérience, avec ses suites judiciaires. Car l'argent azéri a mauvaise
odeur…
Cependant, dans cette nouvelle crise, il y a diverses nuances.
La première est le fait d’avoir fait appel, pour occuper le poste de Directeur musical, à un
compositeur qui apportait un mécénat de l’Azerbaïdjan. Les retombées ont été gênantes
pour l’Orchestre : programme transformé en publicité pour le pays et sa dictature ;
manifestation de jeunes opposants arméniens avec présence policière dans et aux abords du
théâtre ; crise avec l’ambassade d’Azerbaïdjan. L’arrêt du financement de la fondation azéri

16
qui servait d’intermédiaire condamne alors l’Orchestre à retourner à Gaveau et à
abandonner le Théâtre des Champs-Élysées.
L'Orchestre ne récoltait-il pas ici les effets du grand écart idéologique qu'il avait tenté ? Je
m'explique. Dans le programme de la saison 2015-2016, on découvre, à la date du 20 mars
2016, un concert nommé “Université Populaire Symphonique” animé par Michel Onfray.
On connaît le concept d'Université populaire de ce dernier, qui est une université
épistémologique, de déconstruction, de remise à plat des intentions des élites et de leurs
idéologies. Le texte de Michel Onfray ne déçoit pas (Saison 2015-2016 “Voyages Fantastiques”,
p. 12). Commentant les compositeurs du programme il débusque chez Chostakovith un
soupçon déguisé de “manifeste antistalinien”, et, à l'inverse, chez Carl Orff, un compositeur
qui “flatte les nazis dans le sens du poil”. Bien ! M. Onfray fait du Onfray. Sauf que
l'Orchestre imprime ceci… aux frais de l'argent azéri et de sa propagande, que le philosophe
ne critique pas. Or n'aurait-il pas fallu pousser la réflexion jusqu'à son terme et dire ce qu'il y
avait derrière ce financement ?
Cette Université Populaire Symphonique n'a pas eu de suite ! Faut-il s'en plaindre ?
Rétrospectivement, comment ne pas être étonné devant cette prise de risque intellectuelle,
assez inutile ? Qui gouvernait alors ce navire orchestral et n'a pas vu les contradictions ?
Pourquoi le président de l'époque n'a-t-il pas bloqué cette dérive ?

La seconde nuance de cette crise est la pendant logique de cette médiocrité intellectuelle
ambiante. C'est la dégradation des relations entre le compositeur en résidence et l’Orchestre,
qui a donné lieu à un procès aux prud'hommes. Cette suite judiciaire se traduira par le gel,
pendant quatre ans, d’une provision financière importante8… Fort heureusement pour
l’Orchestre, le compositeur a été débouté de toutes ses demandes.

2018-2019

Le rythme des crises reste soutenu et après deux années qui paraissent bonnes, 2017 et 2018,
— je vais revenir sur cette contradiction dans l’analyse économique —, l’année 2019 révèle
que ce n’était qu’un effet de façade et que derrière l’apparente bonne santé de l’Orchestre, il
y avait plus qu’une crise supplémentaire, la possibilité d’une chute dont l’Orchestre pourrait
ne pas se remettre.
Au cours de réunions de crise et d'une assemblée générale consentante parce que tétanisée,
la programmation est annulée, ou fortement réduite (juillet 2019). Le concert de Michel
Plasson est annulé, parmi d'autres. Une aide d'urgence est sollicitée et accordée par la Ville
de Paris (30 000 euros). Je ne détaille pas ici cette crise sur laquelle je vais plus longuement
revenir dans le chapitre suivant.
J'ai pris mes fonctions deux mois après cette assemblée générale. J'ignorais tout de l'histoire
et surtout des raisons profondes de ce passif, et personne n'a songé à m'en expliquer les
ressorts. Je savais juste qu'il y avait un déficit grave, mais ce serait à moi d'en comprendre les
arcanes.

2021

Nouvelle crise, que j’ai, cette fois vécue. Pourquoi y a-t-il eu crise ? Parce qu’après l’année et
demi passée à stopper la crise financière de 2019 et à remettre de l’ordre dans le

8 Cette somme était toujours gelée au moment où j’ai pris la présidence de l’Orchestre, et la réserve n’a

été levée que peu après, permettant ainsi de réintégrer une somme de plus de 40 000 euros dans le
compte de l’association.

17
fonctionnement du CA, j’ai voulu passer à l’étape suivante en proposant aux sociétaires de
réfléchir aux raisons de la répétition des crises et aux moyens d’y remédier. Or, malgré la
pression de la Ville de Paris qui nous demandait quel était notre modèle économique,
malgré l'urgence d'une analyse, au moins interne, le conseil d'administration y a vu un
danger, certains même un complot, en tous cas une inutilité. Il a rejeté l’idée d’une
Assemblée générale extraordinaire qui aurait été consacrée à cet examen critique.
Quelles étaient les questions que je souhaitais poser en AG ? Il y en avait quatre :
- Que veulent les sociétaires quant à l’orientation de l’Orchestre ?
- Quel mandat donner à vos dirigeants et mandataires lorsqu’ils vont négocier avec les
tutelles ?
- Quel plan économique voulez-vous pour l’Orchestre ?
- Quelle est la part de responsabilité des statuts et des modes de fonctionnement dans la
répétition des crises ?
et je les avais traduites par cinq résolutions à soumettre au vote des sociétaires.

— 1e résolution : Développement des activités diversifiées


En parallèle à la saison symphonique, l’AG décide de continuer à développer les activités
dans le domaine sanitaire, éducatif, d’insertion, de quartier, etc. et en lien avec la
présence de l’Orchestre dans des lieux nouveaux. Il s’agira de donner une nouvelle
version de ce pluriel qui est dans le nom de l’orchestre, les « concerts Lamoureux ».
— 2e résolution : Diffusion et développement “commercial”
L’AG demande au CA et à l’administratrice de proposer une solution, sous forme d’un
nouvel emploi ou d’une autre distribution des tâches, pour développer intensément la
diffusion et la prospection dans le but de consolider les finances et de couvrir les déficits
de la saison.
— 3e résolution : Fonctionnement et ouverture du CA
L’AG décide d’ouvrir le CA à une nouvelle personne, soit la/le président de Staccato, soit
une personnalité du monde économique ou un représentant d’une collectivité territoriale.
— 4e résolution : Charte du bénévolat
L’AG décide de mettre en chantier la rédaction d’une charte du bénévolat au sein de
l’association afin de formaliser la part des activités susceptibles d’entrer dans ce cadre.
— 5e résolution : Audit des statuts
L’AG confie au président le soin de conduire un audit et des consultations sur les statuts
afin d’éclairer son choix sur la nécessité ou non de les modifier à terme.

Le CA a refusé le 19 avril 2021 que ces questions soient posées aux sociétaires et débattues
en Assemblée générale extraordinaire. Dans ces conditions, celle d’un CA reprenant les
rênes et m'interdisant de fait de remplir le rôle pour lequel je croyais avoir été appelé, il ne
me restait qu’à partir afin de laisser à d’autres le soin de mettre en œuvre leur façon de voir
ou plutôt, selon moi, de ne vouloir rien voir.

Mais les effets de ce refus sont déjà critiques : effacement de l’association Staccato dont j’avais
entrepris la refonte ; message de fait délivré aux tutelles comme quoi la crise de gouvernance
de l’Orchestre se perpétue ; désorganisation interne ; réapparition des erreurs juridiques
dans la conduite de l'association ; disparition du public des concerts au début de la saison
2021-2022.

18
2.

Des finances en crise

Les comptes d’une association, comme ses délibérations d’assemblée générale, sont des
documents publics, dès lors que l’association reçoit de l’argent public et doit rendre des
comptes, au sens propre comme au sens figuré. Je n’exploite donc rien qui ne puisse être
trouvé par les voies officielles et ouvert à qui sait lire. En les commentant, je ne fais qu’aider
le lecteur à comprendre ce qui se cache derrières les actes et les chiffres.

2018-2019 : la crise économique

Les montants des résultats d’exploitation sont le curseur mettant en évidence la crise de
l’Orchestre. Positifs jusqu’en 2017, ils accusent une plongée dans le rouge en 2018 (-219 000
euros) et poursuivent cette chute du 1er janvier au 30 septembre 2019 (-119 000 euros). En
un an et demi, jusqu’en septembre 2019, l’Orchestre a cumulé 335 000 euros de pertes
d’exploitation. Pour donner un ordre de grandeur, cela représente 43% de son chiffre
d’affaires de 2019. On ne produit pas avec une telle hypothèque sur l’avenir.
Qu’est-ce qui explique une telle plongée ? D’autre part, l’Orchestre n’avait-il aucun moyen
de compenser ces pertes ? L’analyse financière démontre que non seulement l’Orchestre a
épuisé le “matelas” de réserve financière dont il disposait encore en fin 2017, mais qu’il s’est
alors engagé dans des dettes dont la résorption complète n’est prévue qu’en 2023.
L’Orchestre pourra retrouver une situation financière convenable si la ligne « vente de
productions et services » du compte d’exploitation annuel, à l’arrêt depuis environ un an et
demi, retrouve le niveau qui a été le sien pendant les années 2015-2019, soit 440 000 euros
en moyenne par an et, surtout, à condition que dans cette ligne interviennent nombre de
cessions ou affaires dégageant de l’excédent. On verra que là est le problème car le temps où
ces dernières apportaient des compléments financiers est terminé ; désormais, ces affaires
sont au mieux équilibrées, au pire déficitaires. À condition aussi que la gestion économique
stricte qui a été mise en place depuis septembre 2019 se poursuive, et dans la durée. Le
tableau suivant aide à dominer la matière.

De 2015 à 2019, le niveau des ventes en question reste élevé et aurait dû garantir des
résultats d’exploitation positifs. Mais, dans le même temps, on observe une chute
vertigineuse du compte de résultat de l’association sur cinq exercices, jusqu’en septembre
2019. Il n’est pas nécessaire de chercher longtemps l’explication : il suffit de rappeler, par
exemple, que les deux derniers concerts au Théâtre des Champs-Élysées, lors de sa saison
2018-2019 ont créé un déficit d’exploitation de 118 877 euros, bien qu’ayant réuni 1034 et
1082 spectateurs.

19
- Ventes 2015 = 561 000 euros - résultat d’exploitation + 74 501
- Ventes 2016 = 256 000 euros - résultat d’exploitation + 27 521
- Ventes 2017 = 401 118 euros - résultat d’exploitation + 4 988
- Ventes 2018 = 558 581 euros - résultat d’exploitation — 219 537
- Ventes au 30 sept. 2019 = 320 000 euros - résultat d’exploitation — 119 283
(cette ligne est en bleue car ce n’est pas un exercice complet ; l’audit comptable de septembre
2019 est celui que le trésorier et moi avons demandé à notre arrivée)
- Ventes au 31 décembre 2019 = 436 925 euros - résultat d’exploitation + 3 933
Ce chiffre positif de fin d'année est dû aux mesures prises en urgence au dernier trimestre
- Ventes au 31 décembre 2020 = 109 830 euros - résultat d’exploitation + 48 895
On retrouve un résultat d’exploitation comparable aux années 2015-2016, mais l'année est
bancale avec l'épidémie

Entre 2015 et septembre 2019, l'évolution du résultat d’exploitation accuse donc un


différentiel d’un peu plus de 400 000 euros entre + 74 000 en 2015 et - 335 000 de janv.
2018 à sept. 2019.
L’expression graphique met bien en évidence le fait que c’est à la fin de l’année 2018 que
l’alerte aurait dû être donnée. Le raisonnement est simple : malgré la hausse des productions
et donc des cessions, le déficit d’exploitation a plongé, ce qui signifie que les coûts de
production n’ont pas été maîtrisés. Pour le dire en clair : pendant que les cessions extérieures
se finançaient mais sans dégager d’excédent important pouvant combler les déficits, les
concerts de la saison parisienne étaient produits sans la moindre attention portée aux déficits.
On dépensait sans se soucier de savoir si l’argent existait. Les ventes de 2018 exerçaient un
effet anesthésiant, mais comme leur accroissement ne signifiait pas des bénéfices en forte
hausse, cela s’avérait perturbant. Quant aux concerts parisiens de la saison, puisqu’ils sont
par définition toujours déficitaires, le CA devait penser que ce n’était pas plus grave que
d’habitude. La lecture des comptes rendus des CA de la fin de l’année 2018 ne montre en
effet aucune perception du problème.
Cette situation d’apathie s’est encore prorogée au début de l’année 2019. En termes de
gestion, comment ne pas être surpris par le fait que, pendant un an et demi (janvier 2018-
juin 2019), la présidence, le bureau et le CA d’alors aient laissé filer les déficits sans jamais
réagir ? Il faut attendre une assemblée générale extraordinaire de juillet 2019 pour constater
les premières mesures d’urgence, à savoir la suppression en catastrophe des concerts prévus
au début de la saison 19-20.

20
Actuellement (les derniers chiffres dont je dispose sont de mars 2021), les fonds de roulement
de l’orchestre — qui ne sont pas un excédent ou un résultat net, car ce sont des fonds déjà
dédiés, en quelque sorte des fonds disponibles pour fonctionner en attente des subventions -
— sont assez moyens ou faibles par rapport aux sommes à prévoir pour la reprise de la
saison (avis de l’expert-comptable) et avec l’incertitude sur les niveaux de subvention en
20219 et sur le niveau des recettes de billetterie en raison des jauges incomplètes.

Il n’est pas difficile de prévoir que, sur la base des financements actuels et sans un rebond,
l’association pourrait connaître une nouvelle crise dans le courant ou la fin de l’année 2022,
dès que les déficits des concerts vont reprendre et s’accumuler. Ne pas anticiper cette redite,
revient à se préparer à une nouvelle montée en crise, comme l’Orchestre l’a vécue en 2018-
2019.

La procédure de sauvegarde

La crise de 2019 a été à ce point sérieuse que le commissaire aux comptes a décidé d’engager
une procédure de sauvegarde pour alerter les sociétaires et le CA.
Récit.

9 J’écris au moment où les montants des subventions de la DRAC et de la Ville de Paris pour 2021 ne

sont pas connus. Ils ne le seront que lors du dernier trimestre de l’année. La Ville, par exemple, ne
s’engage en début d’année que sur une première tranche et attend le vote du budget (en novembre) pour
arrêter les montants : c’est alors que la subvention de l’année est définitivement connue. En 2020, c’est
en novembre que l’Orchestre a découvert que la baisse de subvention (pressentie mais sans chiffres) était
de 30 000 euros. J'y reviens un peu plus avant dans ce livre.

21
Le trésorier, la secrétaire générale et moi préparons la sauvegarde par une réunion avec le
commissaire aux comptes le 22 novembre 2019. Celui-ci lance la procédure par une lettre
datée du même jour dans laquelle il constate que le budget prévisionnel pour 2019 n’a pas
été tenu, et que les montants de trésorerie ne permettent plus de faire face aux dettes (salaires
impayés et dettes auprès des fournisseurs).

Je réponds au commissaire le 9 décembre et je lui indique :


- que des mesures d’urgence ont été engagées ;
- que j’ai fait fonctionner le CA de façon régulière afin que celui-ci prenne la mesure de la
crise et participe aux décisions comme c’est son rôle ;
- enfin, que j’ai alerté les 83 sociétaires de la situation, faisant ainsi fonctionner les statuts,
afin de donner à l'assemblée générale son caractère souverain.
Sur le plan financier, je lui indique toutes les pistes mises en œuvre :
- subvention exceptionnelle de la Ville de Paris, de 30 000 euros, accordée en août 2019 ;
- annulation de trois concerts de la saison en cours ;
- mise en vente de quatre contrebasses de l’orchestre (on n’en vendra qu’une) ;
- l’appel au don des musiciens qui sera effectif à hauteur d’environ 26 000 euros de
salaires abandonnés ;
- réduction de l’équipe salariée, avec une rupture conventionnelle en cours de
négociation.
En revanche, sur les perspectives pour 2020, je reste dans les vœux pieux, faute de pouvoir
garantir les évolutions espérées :
- espoir de doubler les concerts parisiens en province pour faire baisser les coûts de
production ;
- poursuite de la politique de cession à forte marges, en lien avec les musiques actuelles.
- enfin, j’indique au commissaire que je réunirai une Assemblée générale extraordinaire le
15 décembre 2019 pour faire adopter le plan de redressement.

Dès cette époque je comprends qu’une des réponses possibles à la crise, est d’agir dans le
cadre des statuts et de faire circuler l’information. Je ne mesure pas encore vraiment
combien c’est contraire aux habitudes. Je perçois vaguement des réticences, des réserves, des
pudeurs, de la part de ceux qui n'ont pas compris ce qu'est la gestion d'une association et le
rôle d'un commissaire aux comptes. J'avance, sans encore bien comprendre qu'on ne m'a pas
donné de mandat clair.
Je réalise alors que la réforme des statuts deviendra vite un passage obligé. Cependant, je
mettrai un an avant de faire surgir cette idée, le temps de donner l’exemple d’un
fonctionnement professionnel du CA, afin que cela serve d’argument.
Des échanges que le trésorier de l'époque et moi avons avec le commissaire aux comptes,
nous comprenons qu’il prend très au sérieux le plan de redressement que nous lui proposons,
qu’il est très favorablement impressionné par le don de leurs salaires par un assez grand
nombre de musiciens10, car cela démontre l’implication des sociétaires dans le sauvetage de
leur institution, enfin qu’il approuve la modalité d’implication de l’AG et du CA que j’ai
mise en œuvre, condition de la réussite du plan de redressement. Autrement dit, la crise a
ceci d'utile qu’elle alerte, qu’elle soude, qu’elle implique et qu’elle montre aux sociétaires la
nécessité d’un autre mode de fonctionnement que celui qui leur était jusqu’ici proposé, plus
rituel que véritablement informatif, plus convenu que réellement efficace.

10 Le lecteur doit mesurer l'ampleur du mouvement : une quarantaine de musiciens ont fait don de tout

ou partie de leur arriérés de salaires dus. Le don le plus important a été de 1610 euros, suivi par un don
de 1518 euros et ainsi de suite, pour un total dépassant 26 000 euros. Certains musiciens envers lesquels
l'Orchestre n'avait pas ou peu de dettes ont même fait un don spontané supplémentaire.

22
Je me suis probablement bercé de quelques illusions sur le fait que le formalisme que je
mettais en œuvre dans la conduite du Conseil d'administration et la transparence avec
laquelle je communiquais avec les sociétaires, auraient des vertus pédagogiques et
changeraient un peu les mentalités. Un détail m’a fait comprendre que je me trompais et que
le CA fonctionnait hors de toute approche formelle et institutionnelle. Évoquant le bienfait
d’une bonne articulation entre le trésorier et le président, d'une part, et le commissaire aux
comptes et l’expert-comptable, de l'autre, car je trouve leur rôle fondamental pour nous
éviter des pièges et des erreurs (je disais la même chose de l’avocat de l’association), je me
suis entendu répondre par un administrateur que c’était normal étant donné que
l’orchestre… les payait. J’étais heurté qu’on puisse donner à penser que ces professionnels ne
nous conseillaient correctement que parce qu’on les payait, et plus encore que le fait de les
payer autorisait à prendre leur avis comme non déterminant…
Il faut insister : un Commissaire aux comptes qu’on rétribue pour sa prestation de
vérification et de conseil et qui alerte à temps, fait gagner de l’argent à l’association11 ; un
membre du CA qui n’est pas capable de prévoir la crise et de l'assumer, lui en fait perdre…
beaucoup.

L'épuisement des affaires au temps du dumping sauvage

“Ç'a eu payé, mais ça paye plus”, comme le disait l'humoriste.

Les affaires (ou “cessions”, dans le langage de l'Orchestre) ne sont plus ce qu'elles étaient et il
importe d'en comprendre la raison. Un orchestre, sollicité par une entreprise pour un
congrès ou un événement (un défilé de mode par exemple), facture sa prestation en ajoutant
un bénéfice qu'il apprécie en rapport avec la surface financière de qui lui passe commande.
Ainsi il peut payer ses musiciens (répétition et prestation), payer ses frais de production
(transport, partitions, etc.), et dégager un petit bénéfice qui va dans le budget de
fonctionnement de l'association.
Mais il est un seuil incompressible, celui de ne pas travailler à perte. L'Orchestre Lamoureux
ne peut, par exemple, se permettre de dépenser 40 000 euros pour une prestation et ne la
facturer que 30 000 au client, car, dans ce cas, le déficit est pris sur son budget.

Jusque là tout le monde comprend. Mais que se passe-t-il désormais le plus souvent ?
Restons dans l'exemple fictif d'une prestation de 40 000 euros de coût réel. L'Orchestre
facture la prestation 50 000 euros à son client, s'il est aisé, un peu moins si ce n'est pas le cas.
Au pire il ne fera aucun bénéfice, l'opportunité étant alors réduite au fait de donner du
travail aux musiciens et d'ajouter une date de plus à l'agenda.
Mais l'affaire s'ébruite et tel ou tel orchestre de salariés permanents apprend la nouvelle. Si
les dates conviennent, on voit alors tel ou tel orchestre faire une offre sur la base suivante : «
Lamoureux vous vend le concert à 50 000 euros ? Nous, on vous le fait à 25 000 ! ».
Pourquoi le peuvent-ils ? Parce que l'orchestre en question peut supprimer les charges

11J'ai personnellement appris à reconnaître l'intérêt du rôle d'un Commissaire aux comptes lorsque j'étais
secrétaire d'une ONG travaillant à l'international. Un trésorier incompétent n'archivait pas ses notes de
frais, et laissait filer les délibérations dont il avait la responsabilité de les préparer et de les faire adopter.
Sollicité par le président, le Commissaire aux comptes rejeta les comptes, suggéra au Conseil
d'administration et à l'Assemblée générale des délibérations rectificatives, et attendit que les justificatifs
soient retrouvés, avant de recevoir les comptes et d'autoriser l'association à faire voter le quitus en AG.
Le service rendu a été réel.

23
salariales, lesquelles sont déjà budgétisées et couvertes par les fonds publics qu'il reçoit et
avec lesquels il paie mensuellement ses employés.

Durant ma présidence, j'ai ainsi dû assister, à plusieurs reprises, à ce genre de concurrence


déloyale.
Exemple. Une maison de production de CD étrangère veut enregistrer en 2021 un CD avec
l'un des plus grands solistes français, parmi les premiers en chiffres de vente. Pour
l'accompagner, ce soliste indique qu'il aimerait bien qu'on fasse appel à l'Orchestre
Lamoureux compte tenu du programme. L'Orchestre avance alors un chiffrage, sérieux,
maîtrisé, mais pas à perte. Las, un orchestre de Région dont les musiciens sont salariés
apprend l'info et fait une contre-proposition à la maison de production étrangère ainsi
formulée : on vous le fait gratuitement et en outre on offre deux concerts lors du lancement
du CD. Qui résisterait à cette offre ? L'affaire passe sous le nez de l'Orchestre Lamoureux.
Mais le contribuable de la Région en question sait-il qu'il paie à travers ses impôts une
subvention déguisée à une maison de CD internationale alors qu'il paie aussi les salaires des
mêmes musiciens ? Sait-il qu'il a encouragé un dumping vraiment sauvage, et fragilisé un
orchestre qui n'a pas d'autres moyens de gagner un peu d'argent12.
Pour moi, forte leçon !

En 1949, le Cirque-Théâtre de Rouen programmait une revue ferroviaire au titre


provocateur : On l'a dans l'quai !13
Allez savoir pourquoi la Normandie me vient soudain sous la plume. L'inconscient, sans
doute, ou le rapprochement des titres…
Car c'est d'un autre exemple dont je souhaite parler. En 2020, nous apprenons qu'une
grande scène parisienne a besoin d'un orchestre pour son opérette de fin de saison et que
cette opérette sera : Vlan dans l'œil ! Par une voie impénétrable, nous apprenons quelle somme
un autre orchestre associatif parisien demande pour réaliser la série. Nous chiffrons et nous
proposons un montant sérieux, divisé par deux. Mais cela ne suffit pas. Nous ne sommes pas
retenus.
Il est vrai que pour l'Orchestre Lamoureux, il aurait fallu modifier un peu la fin du titre de
l'opérette, et retrouver la licence avec laquelle la revue ferroviaire de Rouen titrait son
spectacle !

“Ç'a eu payé, mais ça paye plus”.

12 Quand c'est l'Orchestre de la Garde Républicaine qui joue ce genre de mauvais tour à l'Orchestre
Lamoureux alors que deux membres influents du CA sont des titulaires de cet Orchestre, il y a de quoi
se poser des questions : quel intérêt ces membres font-ils primer ? De telles situations permettent de
constater que le respect de l'esprit et de la cohérence sociétaires ne sont plus possibles devant
l'interpénétration des musiciens et des orchestres. Autant en prendre acte.
13 Bénédicte Percheron, “Une parenthèse dans l'histoire du Théâtre des Arts de Rouen : le cirque (1941-

1962)”, dans Joann Élart et Yannick Simon, Nouvelles perspectives sur les spectacles en province (XVIIIe-XXe
siècles), Presses Universitaires de Rouen et du Havre 2018, p. 91-104. La reproduction de l'affiche de la
revue est p. 101.

24
3.

L’Orchestre, une communauté ?

Fondamentalement, dans la vie musicale française actuelle, deux catégories de musiciens


d'orchestre sont en présence : les musiciens salariés permanents des grands orchestres
parisiens ou régionaux qui ont généralement le statut d'orchestre national, d'une part ; les
autres musiciens d'orchestre, non salariés permanents, mais rétribués au service. Par rapport
à cette réalité économique et sociale, la notion de sociétaire, issue du passé, brouille un peu
les catégories. Car le sociétaire de Lamoureux s'apparente aux musiciens salariés des grands
orchestres permanents, en raison du concours qu'il a passé comme en passent les musiciens
de ces grands orchestres ; mais il s'apparente aussi aux musiciens des orchestres non
permanents, puisqu'il n'est pas salarié mensualisé par son orchestre, mais simplement
rétribué au service.
Or les sociétaires sont censés, depuis l'origine de l'Orchestre Lamoureux, former une
communauté de musiciens qui pratiquent leur art, car l'esprit de l'association symphonique
d'une part, comme les engagements qu'implique le concours, de l'autre, supposent que
l'orchestre qui joue devant le public soit celui des titulaires de l'orchestre et pas un autre.
Qu'un musicien malade soit fortuitement remplacé par un non titulaire, soit. Mais que
l'Orchestre qui se présente sous le nom d'Orchestre Lamoureux, comporte une part
importante de complémentaires, cela devient problématique en regard du statut.
Qu'en est-il, aujourd'hui ?

Profils des sociétaires


Trois types de profils de sociétaires titulaires

Actuellement, rechercher une identité précise dans la composition de l’Orchestre, si ce n’est


le concours que les musiciens ont passé et réussi, est illusoire. L’Orchestre associe des statuts
et des catégories diverses et il ne joue jamais en formation exclusive car il y a toujours un
volant, qui peut être important, de musiciens complémentaires non titulaires. D’autre part,
les musiciens qui ont réussi le concours peuvent avoir intégré ensuite une formation de
musiciens salariés permanents : ils restent titulaires de Lamoureux, ce qui explique une
répartition régionale dispersée, mais, par la force des choses, peu sont présents.
Trois catégories de titulaires composent l’Orchestre :
— les musiciens titulaires de Lamoureux qui sont membres salariés d’orchestres
permanents : l’Orchestre National de France (2 membres), la Garde Républicaine (9
membres), l’Orchestre de l’Opéra National de Montpellier (1), l’Orchestre National de
Lorraine (1), par exemple.
— les musiciens titulaires Lamoureux qui sont professeurs de conservatoire, les plus
nombreux — une cinquantaine —, enseignants dans les conservatoires de Paris et la région
parisienne, et pour quelques-uns, plus loin encore (Pont-Audemer ; Montluçon ; Ardenne
Métropole ; Chancelade (dans la Drôme) ; Noyon ; Reims). Dans ce groupe fourni, un peu

25
plus d’une quinzaine de musiciens sont des salariés de la Ville de Paris, par le biais des
conservatoires dans lesquels ils enseignent.
— les musiciens titulaires Lamoureux qui sont intermittents du spectacle, actuellement au
nombre de 22.
À ces catégories de musiciens titulaires, s’ajoutent toujours des musiciens complémentaires
choisis dans des listes tenues par la production ou les pupitres. La part des musiciens
complémentaires peut être importante. Par exemple, lors d’un concert de juin 2021 à
Gaveau, sur l’ensemble des vents d’une quinzaine de musiciens, seuls deux titulaires
Lamoureux étaient présents. Treize autres étaient des musiciens complémentaires.

Minorités de poids

Cette pluralité de situations explique que des minorités puissent prendre du poids au sein de
l'Orchestre et de son administration. C'est le cas de deux groupes qui contribuent à lui
donner une certaine image.
— Les professeurs de conservatoire
Ils forment le groupe professionnel le plus important au sein de l’orchestre, avec une
cinquantaine de représentants sur près de 80 musiciens. Un peu comme les enseignants-
chercheurs des universités, ici, ce sont les professeurs-musiciens : un statut social double.
Mais la qualification de “professeurs de conservatoire” recouvre des disparités sensibles,
notamment en charge de travail et en rémunération, certains professeurs de conservatoire
étant faiblement rémunérés. On ne peut que comprendre que, lorsqu'il est titulaire de
Lamoureux, le professeur de conservatoire apprécie d'avoir un complément de salaire,
même modeste et de fréquence aléatoire, de la part de son orchestre. En outre, ces
professeurs ont des élèves, et ceux-ci avec leurs familles, ont souvent constitué, dans le passé,
un volant appréciable et opportun du public de l'Orchestre.
— Les membres de la Garde Républicaine
Neuf musiciens de l’OCL sont des musiciens ou des musiciens retraités de l’Orchestre de la
Garde Républicaine : 3 altistes ; 3 hautboïstes ; un tromboniste ; une clarinettiste ; un
percussionniste. Deux d’entre eux sont membres du Conseil d’administration. Ces musiciens
exercent donc de fait une certaine influence sur la vie de l'OCL, quelquefois jusqu'aux détails
anecdotiques : par exemple, on ne fixe pas une date d'assemblée générale de l'orchestre
Lamoureux, tant qu'on n'a pas le calendrier des répétitions de la Garde Républicaine.

Persister à structurer une communauté dans un monde


fluide ?
Le lecteur peu au fait des pratiques de recrutement dans les orchestres non permanents doit
réaliser la part de mobilité pour ne pas dire de fluidité qui règne dans les orchestres, au
détriment d’une identité assumée et préservée. Pour des raisons qui ne tiennent pas
principalement aux musiciens, mais à la situation de la profession de musicien d’orchestre,
les va-et-vient sont permanents. Les musiciens de l’OCL participent au mouvement comme
tous les autres. Ainsi, les Lamoureux vont jouer dans différents orchestres où ils sont alors les
complémentaires des titulaires de ces orchestres : Orchestres de l'Opéra, de Radio France,
Orchestre national d'Île-de-France, Orchestre de la Suisse Romande, Orchestre de Pau et
du Pays de Béarn, etc. Ils vont aussi jouer dans des orchestres sans titulaires, lesquels sont
assez nombreux comme on va le voir.

26
Un bref panorama des orchestres présents à Paris et en région parisienne n'est pas inutile
pour comprendre la situation de l'Orchestre Lamoureux. Vu de l'extérieur, on se demande
comment des orchestres associatifs peuvent s'en sortir, alors qu'existe déjà une dizaine
d'orchestres permanents, et que les deux dernières décennies ont vu surgir un nombre
toujours plus important de nouveaux orchestres.

Les Orchestres

A Paris et en Île-de-France, une dizaine d'orchestres et d'ensembles symphoniques sont


des orchestres composés de salariés permanents.
- Ensemble intercontemporain
- Orchestre de l’Opéra national de Paris (en fait, deux orchestres, les verts et les bleus,
qui peuvent jouer de façon simultanée, l'un à Garnier, l'autre à Bastille, et sans attache
d’un orchestre à l’une ou l’autre salle)
- Orchestre de la Garde républicaine
- Orchestre de Paris
- Orchestre de chambre de Paris
- Orchestre national de France (à Radio France)
- Orchestre Philharmonique de Radio France
- Musique de l’air
- Orchestre national d’Île-de-France (ONDIF)

De très nombreux autres orchestres non permanents sont composés de salariés


intermittents. Beaucoup sont des ensembles spécialisés, souvent de création récente.
Parmi eux, les véritables grands orchestres, de par leur composition, sont : Pasdeloup,
Colonne, Lamoureux, l'Orchestre des Champs-Élysées, Les Siècles…
Mais dans cette ample série d’orchestres non permanents plus ou moins bien identifiés
(quelquefois peu connus des musiciens eux-mêmes), la distinction principale à faire est
celle qui différencie les Orchestres de titulaires, dans lesquels, bien que l’orchestre ne
soit pas permanent et ne salarie pas ses musiciens au mois et à l’année, on entre sur
concours ; et les orchestres non permanents de composition plus libre car non fondés sur
un effectif de titulaires et évidemment sans concours. Dans la première catégorie, on
trouve les trois plus vieux orchestres de sociétaires, Pasdeloup (fondé en 1861), Colonne
(fondé en 1873) et Lamoureux (fondé en 1881).

Les ensembles symphoniques parisiens et franciliens non permanents (hors ensembles


baroques) sont particulièrement nombreux.
— AlmaViva (2003) ensemble de 16 musiciens spécialisé dans le répertoire de
l’Amérique latine, à forte image identitaire ;
— Arca XXI (2004)
— Babbel productions et l’ONCEIM (2011). Cet orchestre national d’expérimentation
rassemble par exemple des musiciens venant de l’orchestre national de Jazz, de
l’Intercontemporain, du National, de 2E2M, etc.
— Camerata Alma Viva
— Ensemble Alternance (1983)
— Ensemble Contraste (2000) Ensemble de huit solistes, dont le conseiller artistique de
l’OCL et responsable de la Chambre Lamoureux.
— Ensemble Fa (1987), musique contemporaine
— Les Caractères
— Multilatérale (2005), musique contemporaine
— Ensemble orchestral Vocations
— Itinéraire (1973) musique contemporaine

27
— La Chambre Philharmonique (2004-2018)
— Cercle de l’Harmonie (baroque)
— Le concert de la Loge (baroque)
— Les Dissonnances (2004), l'orchestre qui joue sans chef d’orchestre, recensé ici en
raison de ses prestations parisiennes bien que sa résidence soit à Dijon
— Les Frivolités Parisiennes
— Musique Oblique
— l'Orchestre Colonne (1873)
— l'Orchestre de chambre Pelléas (2004), qui comprend, par exemple, des musiciens de
l’ONDIF, du National, de la Garde républicaine, et d'autres orchestres ; des solistes ; des
professeurs de conservatoire à Paris et dans les Régions.
— Orchestre des Champs Élysées (1991) titulaires non permanents et musiciens invités
— Orchestre des musiciens de La Prée (1995) + projet Génération Mozart
— Orchestre Pasdeloup (1861)
— Orchestre Prométhée (2004) qui anime les « étés de la danse » au Châtelet mais
n'existe pas en dehors de cet événement
— Paris Mozart Orchestra (2010), dans lequel vont jouer plusieurs musiciens de
l'Orchestre Lamoureux
— Ensemble Prometheus 21 (2007)
— Court Circuit (1991) qui comprend : 2 musiciens du Philharmonique de Radio France,
un musicien ex-soliste de l’Orchestre Lamoureux, un musicien de la Musique des
Gardiens de la Paix, un musicien de l’Orchestre de Bordeaux-Aquitaine.
— Les Siècles (2003), dans lequel on trouve un musicien de l’Orchestre Lamoureux
— TM+
— l'Orchestre de chambre Nouvelle Europe (2003)
— Orchestre symphonique Divertimento (1998), dans lequel vont jouer des musiciens de
l’orchestre Colonne et de l’Orchestre Lamoureux.
— l'Ensemble 2E2M (1972)
— l'Ensemble Aleph (1983)

Le modèle sociétaire et l’interpénétration des parcours de musiciens

Le modèle sociétaire est-il encore possible au temps de la fluidité des parcours de musiciens ?
Est-il respecté au sein de l'orchestre Lamoureux ?
Tout d'abord, le tableau.
De quels ensembles viennent les titulaires de l’Orchestre Lamoureux qui sont salariés
d’autres orchestres ? Ils viennent des ensembles suivants : Orchestre National de France ;
Orchestre de Paris ; Orchestre de l’Opéra de Montpellier ; Orchestre National de Lorraine ;
La Garde Républicaine.
Dans quels autres orchestres les musiciens de l’Orchestre Lamoureux jouent-ils comme
supplémentaires ?
— à Paris : Orchestre de Paris, Orchestre de l’Opéra national de Paris, Orchestre national
de France, Les Siècles ;
mais aussi : orchestre Divertimento, Court circuit, Paris Mozart Orchestra, Ensemble
Contraste, etc.
— en Région : Orchestre de l’Opéra national de Lyon, Orchestre national de Lille,
Orchestre du Capitole, Orchestre de Pau Pays de Béarn, Orchestre de Tours-Centre Val de
Loire, Orchestre symphonique d’Orléans, Ensemble orchestral des Hauts-de-Seine,
Orchestre Les Passions, Orchestre de la Nouvelle Aquitaine,

28
— dans les pays voisins : Orchestre de la Suisse Romande, Orchestre de chambre de
Genève.

Ce constat appelle une conclusion qui tombe sous le sens. Les parcours réels des musiciens
sont désormais marqués par l'interpénétration et la mobilité. Ces situations de fait sont des
réponses inévitables à la précarisation des métiers de musiciens qui ne sont pas salariés
permanents : intermittents à la recherche de leurs heures pour bénéficier de la prorogation
de leur couverture sociale ; professeurs de conservatoire qui trouvent opportun de compléter
des salaires insuffisants par des services d'orchestre.

Le modèle sociétaire et le modèle associatif

Venons-en à une autre forme de contradiction, celle existant entre la qualité de sociétaire et
le statut d'associé selon la loi de 1901. Sociétaires, associés : l’analyse n’est pas simple. En
effet, on pourrait a priori penser que ce n’est pas le modèle sociétaire/associatif en lui-même
qui est en cause si on compare à Pasdeloup, qui est en gros sur le même modèle juridique, et
qui s’en sort apparemment mieux14. Et pourtant, si, car le modèle sociétaire est traversé de
fortes contradictions.
Je ne connais pas assez l'histoire passée de l'Orchestre Lamoureux pour savoir s'il a existé
une période pendant laquelle les musiciens sociétaires, salariés d'autres orchestres, se
réunissaient pour faire de la musique autrement, par exemple pour le plaisir d'aborder des
répertoires moins courants dans leurs orchestres respectifs, et sans être payés. De toutes
façons, l'état d'esprit est, aujourd'hui, aux antipodes d'un tel modèle. Les musiciens
demandent à être payés, ce qui est légitime, même s'ils l'argumentent souvent assez mal15.
S’il faut faire évoluer les statuts, c’est principalement du fait de l’inertie qu’ils provoquent.
L’esprit sociétaire est en berne chez de nombreux sociétaires. De ce fait, le modèle qu’il
suppose, comme les statuts et la composition des organes dirigeants de l’Orchestre, sont au
cœur du problème. Deux faits contribuent à l’inertie et ils doivent être placés au cœur de
l'analyse.

— Patrons ou salariés ?
Avec cette question, il s’agit de relever l'incompréhension de l’ambiguïté fondamentale de la
notion de sociétaire de l’Orchestre en regard des statuts d’une association selon la loi de
1901, et de son fonctionnement au XXIe siècle.
C’est la première chose qui m’a frappé en arrivant en septembre 2019 : les sociétaires sont à
la fois les patrons de l’entreprise et les salariés d’eux-mêmes. C’est une anomalie due à

14 En programmant 9 concerts symphoniques à Paris, dont 6 à la Philharmonie, et dont 4 dirigés par des

femmes cheffes d’orchestre et ceci avec une subvention comparable à celle de l’OCL. On peut
légitimement se demander pourquoi ce n’est pas possible à l’Orchestre Lamoureux. Bien que je n'idéalise
pas le cas de Pasdeloup et que je n'ignore pas que les conditions de rémunération des musiciens y sont
moins bonnes, malgré tout, la comparaison fait mal. Les musiciens de Lamoureux prétendent que
Pasdeloup ce n'est pas tout à fait le même projet que Lamoureux. Mais cette idée, n'est-ce pas un
héritage venu des fondateurs, puisqu'on sait que Pasdeloup, créateur de génie ayant semé des orchestres
populaires dans toute la France, était un mauvais chef d'orchestre, alors que Charles Lamoureux était une
pointure internationale de la direction d'orchestre ? En outre, 140 ans après, pourquoi serait-ce
l'orchestre qui a le moins bon projet des deux qui joue à la Philharmonie, et le meilleur des deux qui ne
dépasse pas le seuil de Gaveau ? Cherchez l'erreur.
15 « On doit être payés car on est des musiciens professionnels » ; « On n'est pas là pour faire du social »,

sont des réflexions que j'ai entendues lors de conseils d'administration. Elles sont mal posées et je vais
dire pourquoi.

29
l’histoire de l’Orchestre, fondé en 1881. En effet, le modèle sociétaire a existé avant même
l’adoption de la loi de 1901. Une analyse juridique rétrospective permettrait de mieux
comprendre comment a vécu l’orchestre avant et depuis la loi sur les associations, autrement
dit comment on a adapté le modèle sociétaire aux termes de la loi de 1901. Je ne suis pas
armé pour la faire, faute d’accès à la documentation, mais aussi parce que mon propos n’est
pas de me faire l’historien de l’institution.
Cependant, aujourd’hui cette situation est devenue trop criante. Une partie du problème
n’est pas due à l’Orchestre et découle de la loi ; une autre est de sa responsabilité et découle
tout autant de la loi.

Disons-le d’emblée. Une partie de la contradiction vient des lois que les musiciens ont, très
anciennement, choisi de retenir. En effet, la loi sur les associations interdit que les membres
d’une association soient salariés, surtout régulièrement, et à plus forte raison les sociétaires
qui sont membres du conseil d’administration. Or l’OCL paie ses musiciens chaque fois qu’il
les emploie, ce qui fait entrer l’association dans une contradiction avec la loi de 1901. Une
association ne peut pas être légale si son but principal est de payer des salaires à ses membres
et de le faire régulièrement. Mieux vaudrait alors un statut d'entreprise dans laquelle les
sociétaires-salariés seraient représentés au CA à la suite d'élections syndicales, mais non
d'association dans laquelle ils sont membres.
Admettons, cependant, qu’on trouve une mesure dérogatoire qui aurait été décidée au
moment de faire entrer les anciens musiciens sociétaires de 1881 dans le moule de la loi de
1901. Il n’en resterait pas moins que la contradiction, pour être légale, minerait et mine
toujours la situation.
Mais, d’un autre côté, la législation sur le travail et les rémunérations interdit qu’on fasse
travailler gratuitement un musicien si, pour la même prestation, l’association perçoit des
rentrées sous forme de billetterie, ce qui est le cas pour les concerts que produit l’association,
laquelle détient la licence d’entrepreneur de spectacle. Car ce serait alors considéré comme
étant du travail dissimulé. Il faut donc payer les musiciens pour échapper à ce défaut et
éviter d’écoper de lourdes amendes.
Dès lors, le constat est simple : les membres du Conseil d’administration sont en défaut s’ils
se paient des salaires, mais ils se doivent de se payer eux-mêmes s’ils ne veulent pas être en
défaut. Il est clair qu'il y a une dissociation à effectuer.
Il est un cas où la situation devient ubuesque. Au sein du Conseil d’administration, le
président est le responsable légal de l’association, et le signataire des contrats d’embauche,
qu'il les signe lui-même ou qu'il donne délégation à l'administrateur/trice pour le faire. De ce
fait, lorsqu’il signe avec un musicien un contrat pour telle ou telle prestation ou série, il agit
en tant que patron et assume le lien de subordination que doit respecter tout salarié. Or si le
président est musicien, ce qui se produit le plus souvent, que se passe-t-il lorsqu’il joue ? Qui
va lui signer son contrat de travail de musicien ? Qui va assumer le rôle de patron dans le
lien de subordination prévu par le contrat de travail ?
Dans le passé le plus récent, on a vu des administrateurs — qui sont eux-mêmes des
employés ayant un lien de subordination par rapport au président qui les a embauchés —
signer le contrat de travail de leur patron, dans le plus parfait mélange des genres. Voilà, au
passage, et sur le strict plan juridique, une raison pour qu’un musicien ne puisse pas être
président, sauf à changer les statuts.
Il y a plus de vingt ans, au moment où l’Orchestre s’est vu intimer l’injonction de payer ses
musiciens et de le faire autrement que par des voies détournées16, les sociétaires auraient dû
réfléchir à ces contradictions et faire le choix d’une évolution de leur statut.

16Cette situation me rappelle mon bref passage à la présidence du Centre polyphonique de Franche-
Comté, dans les années 1990 : l’essentiel de mon action a été d’apaiser un conflit et surtout de mettre fin

30
Mais, au delà de cette contradiction juridique que l’orchestre ne veut pas dépasser, il faut
néanmoins agir au quotidien. En étant membres du Conseil d'administration, les sociétaires
élus doivent endosser le costume de patron. Or l’expérience me l’a appris, lorsque la
question des salaires arrive en Conseil, les sociétaires raisonnent uniquement en salariés : ils
votent le principe de leur paiement, sans envisager la question des ressources
correspondantes. Penser le financement stable de l’association est, pour eux, un ailleurs
inaccessible ; les sociétaires, c’est leur routine depuis une vingtaine d’années, ne connaissent
que des situations de crise et des mesures d’urgence, pas des situations de responsabilité
patronale.

Ah non mais !

L’Hôpital Pompidou, désireux de proposer à ses patients des animations de qualité,


s’adresse en fin 2020 à divers orchestres, dont l'Orchestre Lamoureux, sollicitant leur
prestation en 2021, mais les prévient : ce sera gratuitement car il n’y a pas de ligne
budgétaire pour cela.
Des musiciens et musiciennes de l’OCL souhaitent répondre à cet appel et se
déclarent volontaires. Cela ne devrait pas poser le moindre problème puisque cela ne
génère pas de recettes et ne constitue pas un délit de travail dissimulé. En outre,
comme cela ne concerne pas l’orchestre mais quelques musiciens (quatre, cinq), cela
tombe sous le sens qu’il ne s’agit pas d’une pratique courante de l’Orchestre, mais
d’une initiative personnelle encouragée par l’Orchestre au titre des bonnes relations
avec le monde hospitalier.
En Conseil, la secrétaire générale n’est pas de cet avis. Elle demande, une énième fois,
une délibération sur le paiement des musiciens — déjà acquis par divers votes et qui
ne pose pas de problème de principe au sein de l’institution — « afin de ne pas
délivrer un mauvais message » lance-t-elle. Ah non mais ! Que croit-on ?

La logique voudrait qu’elle demande alors au CA de se prononcer sur le fait suivant :


puisque le CA vient de voter le paiement, il conviendra d'envoyer la facture à
l’Hôpital Pompidou. Or ce n’est pas ce qui se produit. Les musiciens seront payés,
mais c’est l’Orchestre qui paiera ; l’Hôpital Pompidou ne saura jamais ce qui s’est
passé.
Alors pourquoi rouler de telles mécaniques ? Évidemment, pour adresser un message
corporatiste aux sociétaires.
Une fois encore, les musiciens membres du CA se sont comportés comme des salariés
et non comme des patrons !

Restons sur l’ambiguïté. Le raisonnement des sociétaires est le suivant : nous sommes des
musiciens professionnels, donc nous devons être payés. Une grande part de leur
argumentation est profondément juste : on ne peut que reconnaître leur professionnalisme
(leur formation d'abord ; ensuite le fait d'être recrutés sur concours), ainsi que la légitimité et
la légalité du paiement (dès lors qu’il y a recettes, il doit y avoir salaire). Mais dans les
conditions de production qui sont celles d’un grand orchestre symphonique associatif et
indépendant, comment faire s’il n’y a pas l’argent, situation que l’OCL, comme d’autres

à la pratique qui consistait à payer les intervenants embauchés par le Centre en frais de déplacement, au
détriment de leurs droits sociaux.

31
orchestres mais un peu plus que d'autres, rencontre fréquemment ? Telle est, chez
Lamoureux, the unanswered question, la question à laquelle il n’y a jamais de réponse17.
Les autres orchestres associatifs passent par d’autres arcanes. Je cite, par exemple, les
conditions de recrutement que publie l’Orchestre Colonne sur son site internet dans son
appel à candidatures.
« L’Orchestre Colonne ne salarie pas les musiciens de façon permanente. Il est composé
en SCOP (société coopérative ouvrière de production). La candidate ou le candidat
accepté devra être associé de la SCOP Orchestre Colonne, après un stage d’un an
renouvelable. La rémunération au cachet varie suivant le type de production (concerts de
saison ou productions extérieures). »
Comment comprendre ce paragraphe ? L’Orchestre Colonne s’est donné les moyens
juridiques de résoudre la question de l’insuffisance du financement. Il a évolué en SCOP, ce
qui permet une rémunération au pro rata des bénéfices. D’autre part, il fait la différence
entre les concerts de sa saison (parisienne) et les productions extérieures, en ne les soumettant
pas au même mode de rémunération. Pour les concerts de saison, les musiciens jouent, au
risque de n’être pas payés ou peu ; pour les « affaires » une rémunération est versée puisqu’il
y a les recettes correspondantes. La solution n’est pas d’une originalité juridique décoiffante,
mais elle a au moins le mérite d’apporter une réponse à la difficulté que connaissent tous les
orchestres non permanents.

Une géographie qui favorise l'absentéisme

Voici la seconde cause d'inertie. La question de la géographie des musiciens sociétaires de


l’orchestre est préoccupante car elle est source d’absentéisme. La carte de localisation des
résidences personnelles des musiciens (page suivante) montre qu’une part appréciable d’entre
eux habite la province, quelquefois loin !, ou la région Île-de-France. Comme les frais de
transport et de séjour ne sont pas couverts, ils ne participent plus ou très peu aux concerts ce
qui accroît la part des supplémentaires. Et cela va empirer quand les actions financées par la
Région vont débuter. Un musicien habitant Montpellier, Toulouse, Rennes, Nancy ou
Charleville-Mézières, viendra-t-il à Paris en TGV pour ensuite reprendre un RER ou un
train de banlieue pour aller jouer au fin fond de la Seine-et-Marne (c'est évidemment une
facilité, la Seine-et-Marne étant un département attachant) ? Sachant que les frais sont à sa
charge et que le service qu'on lui paie est modeste?
La distance géographique devient une distance globale, sociale, et contribue réellement à la
perte de l'esprit sociétaire.
En pleine procédure de sauvegarde, le trésorier de l'époque et moi nous souvenons d'un
échange tendu avec une sociétaire, qui était titulaire dans un orchestre de région où elle est
salariée permanente et qui ne comprenait pas qu'on ne la paie pas immédiatement. Elle ne
voulait pas entrer dans les difficultés de son association, nous traitait comme si nous étions les
administrateurs employés de l'association (sur le mode : faites votre travail !). Son orchestre
de région lui avait appris d'autres modes de fonctionnement et elle ne comprenait plus ce
qu'est une association loi de 1901, surtout en crise…

17 Ce titre, c’est la pièce de Charles Ives que l’Orchestre devrait mettre à chaque programme de concert !

Indépendamment du fait que c’est une pièce merveilleuse, qu’elle pose à sa façon la question du rapport
entre les cordes et les vents (je vais y revenir), qu’elle expose les dissonances de façon crue, elle témoigne
comme malicieusement et involontairement de l’insondable histoire de Lamoureux : comme la crise de
l’Orchestre, elle n’a pas de fin.

32
Où habitent les musiciens titulaires de l'Orchestre Lamoureux ?

33
Du vent dans les cordes, plus que dans les voiles

Je voudrais souligner un autre effet dissolvant au sein de la communauté musicale des


titulaires de l'Orchestre Lamoureux. Les difficultés économiques de l'Orchestre l'ont conduit
à accepter la proposition de son conseiller artistique, de créer une Chambre Lamoureux,
idée brillante au demeurant, qui va dans le sens de la pluralité des formations des Concerts
Lamoureux. C'est un orchestre de chambre, à la composition variable selon la nomenclature
des œuvres. Mais tout musicien ou amateur de musique sait que, pour ce genre de
formation, les œuvres pour ensemble de cordes sont majoritaires par rapport à celle qui font
appel à toute la panoplie de l'orchestre, cordes, bois, cuivres, percussions. Et comme on
propose une Chambre Lamoureux plus facilement qu'un grand orchestre symphonique de
70 à 80 musiciens, et que la location de Gaveau revient 2,5 fois moins cher que le Théâtre
des Champs-Élysées, les cordes jouent nettement plus souvent que les autres pupitres. D'où
l'effet dissolvant.
Une assemblée générale avait bien pris la décision de créer une Chambre Lamoureux dédiée
aux vents et aux percussions (il existe en effet un très intéressant répertoire pour ce genre
d'orchestre de chambre), mais cela n'a pas été fait.
En outre, en raison des difficultés financières, le risque aurait aussi été de voir l'Orchestre
Lamoureux devenir un double orchestre de chambre, et non plus un grand orchestre
symphonique, les musiciens ne jouant presque plus jamais ensemble, sauf exception.

Il n'empêche : cette relativisation des autres pupitres que les cordes crée inévitablement des
tensions.

Un mot sur les statuts actuels de l'association

D'une grande banalité en apparence, les statuts de l'association Orchestre des


Concerts Lamoureux, modifiés en octobre 2000, présentent quelques difficultés de
forme qui, selon moi, justifient une refonte.

1. Les buts de l'association ne sont plus exactement conformes aux pratiques réelles
actuelles :
— former un orchestre de musiciens afin de donner des concerts artistiques et publics, tant en
France qu'à l'étranger, dans le cadre de réunions statutaires
Cette rédaction convient bien tant que l'orchestre donne des concerts réunissant les
musiciens sociétaires ou titulaires, car s'il y a des complémentaires en grand nombre,
la réunion n'est plus statutaire. Et le fait que l'Orchestre fonctionne avec beaucoup de
complémentaires démontre que cet article n'est pas respecté.
— grouper des personnes qui s'intéressent à la musique et à la prospérité de l'association
Cet article est obsolète puisque l'association ne cherche justement pas à grouper des
personnes intéressées, mais réduit au contraire le nombre de non sociétaires au strict
minimum (actuellement deux personnes : le trésorier et le conseiller artistique,
nommés membres d'honneur, simplement afin de leur permettre de siéger au CA).
On est à l'antithèse d'une association de soutien, rôle d'ailleurs dévolu à Staccato. Par
rapport au fonctionnement actuel, cet article devrait être supprimé.
— permettre aux musiciens de l'orchestre de développer leur art en aidant à l'organisation de
manifestations de soutien et de concerts
Rédaction floue et passe partout.
— produire des spectacles vivants.

34
Cet article convient. L'Orchestre a, en effet, la licence d'entrepreneur de spectacles.

2. La notion de “membre de l'association” est en décalage avec les pratiques actuelles


— L'association se compose de membres d'honneur, bienfaiteurs, sociétaires, stagiaires et
sociétaires honoraires.
Cette hiérarchie détermine le droit ou non de voter à l'assemblée générale. Mais les
catégories fonctionnent imparfaitement et les contradictions ne manquent pas. Le
plus étonnant est que les membres bienfaiteurs et les membres honoraires sont exclus
de l'assemblée générale (ils ne peuvent ni être présents ni voter), alors que le second
but de l'association prétend grouper les personnes qui s'intéressent à la prospérité de
l'association : n'est-ce pas justement ce que fait un bienfaiteur ?

3. Les statuts commencent par le Conseil d'administration (Titre II, art. 5 à 7) puis
traitent de l'Assemblée générale en deux lieux distincts (Titre II, art. 8 ; puis Titre IV,
art. 16 à 19).
Cette inversion est dommageable car elle ne fait pas comprendre, à la lecture,
combien l'assemblée générale est et doit être souveraine. La pratique des assemblées
générales au sein de l'association est d'ailleurs curieuse. Totalement rituelles, elles
démontrent que l'AG n'est qu'une chambre d'enregistrement des rapports lisses et
édulcorés que le/la secrétaire général(e) et le/la trésorier(e) présentent.

Un chef d'orchestre, est-ce la solution ?

Sans doute faut-il mettre sur la table la question du chef et celle du Directeur Musical. La
question est double. Artistique, tout d'abord. Chacun convient que l'Orchestre ne peut plus
espérer attirer un très grand chef en pleine carrière ou en fin de carrière, comme il en a
connus par le passé, sinon comme chef d'honneur (Michel Plasson). Quelle saison lui
offrirait-il ? Dans quelle salle le produirait-il ? Ou trouverait-il l'argent pour le payer?
Administrative, ensuite, car les sociétaires ne se font pas une idée claire de la distinction à
faire entre directeur musical et patron de l'entreprise. Ils ont, dans le passé, accepté voire
trouvé normal qu'un directeur musical soit une forte personnalité, tandis que le président de
l'association était un président de paille. Mais ils s'en sont plaint aussi…

Pour autant, ce n'est pas par défaut que l'Orchestre a fait appel à un jeune chef, Adrien
Perruchon, en espérant le fixer pour quelques années. C'est parce que ce jeune chef entre en
parfaite résonnance avec quelques-uns des nouveaux objectifs que l'orchestre doit se donner.
Il est de ceux qui, parce qu'ils ne sont pas uniquement préoccupés par leur carrière
personnelle (ce qui, par ailleurs, n'est pas illégitime), savent s'insérer dans des actions de
formation, de sensibilisation, de travail avec les jeunes publics, d'ouverture aux lieux
improbables, de participation aux styles les plus divers. Chef de l'orchestre, au pupitre, mais
aussi, directeur d'un projet musical renouvelé de l'Orchestre.
Voilà les raisons qui font que j'ai appuyé l'idée de le recruter.

Mais l'Orchestre lui offre-t-il les meilleures conditions ? Qu'on en juge! Voilà un jeune chef
qui prend la tête d’un grand orchestre symphonique et à qui on dit : tu laisseras quelquefois
ta place à des cheffes pour nous permettre de remplir notre quota féminin ; tu laisseras ta
place à Michel Plasson car l’Orchestre est invité au théâtre Brucknerhaus de Linz en
Autriche en décembre 2021, à condition que ce soit sous la direction de ce chef prestigieux ;
tu n’auras qu’une liberté relative dans le choix de tes programmes de concerts car tu devras
faire une place systématique à des compositrices (mais il n'a pas à se forcer sur ce terrain et

35
ses choix sont la preuve de son ouverture et de sa curiosité en ce domaine) ; tu ne pourras
pas disposer d’un grand effectif à Paris, car la meilleure jauge que l’Orchestre puisse
financièrement t’offrir est la salle Gaveau (environ 60 musiciens au plus) ou la salle Cortot
(25 au plus), sauf à jouer dans des friches culturelles du type de Ground Control ou en plein
air ; enfin, les conditions financières seront modestes.

Dans ces conditions d'apostolat, lorsqu'à la suite du CA qui vient de l'engager et alors qu'il n'a
pas encore signé son contrat, on me fait passer le message qu'il faut absolument éviter de
laisser à penser que pourrait s'opérer un verrouillage de l'orchestre entre le directeur musical
et le conseiller artistique, les bras m'en tombent : ces deux artistes sont des personnes-
ressources inestimables, mais voilà qu'on les prend tout de suite pour de potentiels
comploteurs-profiteurs ; en outre, je me fais tancer parce que je soutiens avec enthousiasme
le jeune chef que l'Orchestre s'est choisi ou le conseiller artistique qui rapporte tant
d'opportunités flatteuses à l'orchestre.
Pourtant, ce faisant, ne suis-je pas dans mon rôle, qui est de soutenir l'excellence ? Et croit-
on vraiment que l'administrateur soucieux des finances de l'association que je suis, se
laisserait embarquer dans des dérives irresponsables ? Comme quoi, de montrer l'exemple
n'a servi à rien, sinon à m'ouvrir les yeux sur ce qui m'attend.

36
4.

L’instabilité chronique
de l’administration de l’Orchestre

La crise, lorsqu’elle est à ce point répétitive, rampante et sans solution, désorganise tout. Et
elle le fait dans la durée. L’absence de suivi, de régularité, de stabilité des personnels s’avère
pénalisante au plus haut degré. En dix-neuf mois de présidence, je l'ai mesurée au prix fort.

Pas de passation, et beaucoup de mouvement

C'est ainsi : lors de mon arrivée, la personne qui avait présidé l’Orchestre pendant plus de
deux ans avant moi a refusé de me parler et de m’expliquer la situation. Pourquoi ? Elle
savait pourtant très bien que j'étais neuf (nous ne nous connaissions pas, évidemment) et
qu'un peu d'affranchissement aurait été utile. En dix-neuf mois de présidence, je n’ai jamais
pu avoir un seul échange avec elle sur l’institution qu’elle avait dirigée et dont j'avais
désormais la charge. Seule la présidente intérimaire, restée un mois en poste, m’a aidé en
m’accueillant, me donnant une copie des délibérations et me faisant visiter les locaux.
En revanche, assez vite, on n'a pas trouvé mieux que de me tancer en public en
interrompant une intervention que je faisais devant l'association Staccato, au lieu de m'aider et
de me conseiller. Ce jour-là, un clignotant s'est allumé : je commençais à être rejeté, pas
même cinq mois après mon arrivée.
Passons.

Cette absence de transmission est évidemment problématique et elle se double de


changements de personnes à un rythme soutenu.
À commencer par le Conseil d’Administration : en me comptant, car j’ai fait partie du
mouvement en prenant la présidence en septembre 2019, ce sont six personnes qui sont
arrivées entre août 2019 et septembre 2020, ce qui fait beaucoup dans un conseil de neuf
personnes (une mutation tous les deux mois en moyenne). Avec mon départ en avril 2021,
cela fera sept puisqu’une sociétaire, cooptée, me remplace.
Les salariés, stagiaires et services civiques suivent le rythme, si je puis dire et participent à
cette instabilité. En dix-neuf mois, dans une équipe modeste de trois puis deux personnes
permanentes et deux “services civiques”, j’ai connu neuf personnes, sept femmes et deux
hommes.
Quatre administrateurs se sont succédé en 2019 et 2020, deux en 2019 avant mon arrivée, et
deux en 2020. À l’automne 2020 l’équipe s'est enfin stabilisée, puisque les salariées
embauchées à cette époque sont encore en place un an après. Pour moi, cette stabilité
retrouvée faisait partie des éléments à mettre en avant pour rebondir. L’histoire a été autre.

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Membres du Conseil et salariés additionnés — c'est-à-dire l'environnement le plus direct
d'un président d'association —, le bilan de cette valse des personnes s'avère éloquent : seize
personnes renouvelées en dix-neuf mois, voilà quasiment une tête nouvelle chaque mois.
Peut-on assurer le suivi d’une administration dans de telles conditions ? Ne doit-on pas, au
contraire, souligner le fait que l’Orchestre n’a toujours pas stabilisé sa crise structurelle ?
Les raisons de ces départs sont multiples. Chaque crise provoque son lot de démissions ou de
ruptures, conventionnelles ou moins. D’autres partent, pressés de trouver mieux ailleurs. Les
salaires ne sont pas attractifs, bien que ce ne soit pas toujours le motif réel des départs.
En effet, cette mobilité est d’autant plus symptomatique que les salariés ont démissionné ou
ont sollicité une rupture conventionnelle à chaque fois pour des motifs autres que leur
salaire. J’entends dire par là qu’ils ont toujours été payés, très insuffisamment sans doute
mais sans retard, et que c’est ailleurs qu’il faut chercher le motif de leur départ. Les salariés
ne peuvent pas prendre au sérieux une association gérée de façon aussi laxiste.
Dès notre arrivée, en août-septembre 2019, le trésorier et moi allons goûter aux charmes de
cette instabilité et de ce laxisme. Nous avons face à nous deux salariées qui ne sont pas
administratrices (l’une est chargée de la production des spectacles, l’autre de la
communication de l’Orchestre), mais qui veulent le devenir, et qui ont un plan pour les
finances de l’orchestre. Ce plan est une petite cuisine interne sans professionnalisme et sans
gage de pérennité, mais c’est toujours mieux que le CA qui, lui, n’en a pas ! Cependant, elles
posent des conditions inacceptables pour leur maintien : elles veulent co-administrer alors
que nous voulons embaucher un/une administrateur et recréer une hiérarchie. Nous leur
demandons, c'est la moindre des choses par rapport à leur ambition affichée, de faire la
preuve de leur aptitude à administrer un orchestre.
Au contraire, elles jouent le pourrissement de la situation tout en nous expliquant que
l’Orchestre Lamoureux c’est une grande famille à laquelle nous ne comprenons rien et que
nous nous comportons avec les sociétaires et l’orchestre comme si c’était une grande
entreprise. Le professionnalisme du nouveau trésorier, administrateur de haut vol,
responsable en second d’une très grande entité économique de la région parisienne, effraie
sans doute. Mon goût pour le formalisme, les ordres du jour préparés et argumentés et les
registres bien tenus achève de les convaincre que nous sommes, lui et moi, un danger.
Nous faisons part au Conseil de leur avis et donnons chaque jour des preuves de la
désorganisation volontaire qu’elles pratiquent18. Mais le Conseil est verrouillé par la peur de
leur départ. L'une d'elle organise si bien les plateaux (c’est exact) qu’on ne saurait se passer
de son travail. Peu importe le reste. Les musiciens ont leurs priorités : ils veulent la conserver,
elle qui leur met si joliment des coups d’archets sur les partitions… qu’importe que ce soit
pour des concerts qu’on annule par ailleurs et au prix, pour le trésorier et moi, de pressions
proches du sabotage conscient.
Pour moi, encore une forte leçon !

18Dossiers de demandes de subvention qu’on nous donne à faire du jour pour le lendemain (le trésorier
a planché une nuit sur le dossier de la Drac, moi sur celui de la Mairie de Paris) ; demande
administrative qu’on nous dit de faire dans un sens pour nous expliquer, une fois que le dossier est
bouclé, que nous n’avons pas compris et qu’il fallait faire un autre type de demande (ce qui m’a conduit à
solliciter un délai supplémentaire auprès de la Maire de Sens) ; dossier de demande d’entrepreneur de
spectacles qu’on me dit de faire car la licence est, paraît-il, personnelle et pour lequel je dois soutirer les
innombrables attestations nécessaires jusqu’à ce que je découvre, auprès de la personne de la DRAC
compétente sur ces questions que je n’avais pas à le faire car la licence a été accordée à l’institution.
L'attestation était dans un dossier, mais on ne me l'a pas communiquée.

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Le charme des auditions

Je n'ai pas compté les heures, ni le nombre de dossiers, mais en raison de l'instabilité
chronique de la petite équipe de salariés, nous sommes quelques-uns à avoir passé des jours
et des heures à auditionner des candidates et des candidats aux divers postes que nous avons
régulièrement dû remettre en jeu.
S'il nous a permis de retenir des personnes dévouées et compétentes, le temps des auditions
n'a pas manqué de nous réserver quelques temps forts.

Florilège.

Auditions

Appelons-la Rosine
Cette jeune femme brillante et très à l’aise a soigné son entrée. Elle s’est fait
accompagner par un homme élégamment décoré d’une écharpe rouge. Cet homme, qui
passe la grille de la rue et vient jusqu’à la porte de notre rez-de-chaussée, me remet la
personne quasiment en mains. C’est peu habituel. Mais pris par l’accueil que je dois à
la candidate, je fais à peine attention à lui, et je ne percute pas tout de suite. Peu
importe. D’autres membres du CA, eux, ont vu et reconnu.
L’entretien se déroule de la meilleure façon qui soit. C’est une chanteuse d’opéra, à la
carrière somptueuse, qui souhaite changer de vie et se stabiliser. Quel air va-t-elle nous
chanter ? Elle présente des atouts, nous qui souhaiterions développer le lyrique, car on
pourrait bénéficier de son réseau. Mais nous ne sommes pas convaincus par sa
conformité avec ce qu’on attend d’une administratrice : elle nous paraît éloignée, trop
diva pour être petite main. Nous voulons une fourmi, elle se montre trop cigale.
L’évidence s’impose : elle nous a chanté l’air du Barbier.
Dans le fond, la situation s’est inversée : elle candidatait, mais c’est lui qu'elle nous
présentait.

Appelons-le Ludovic
À peine a-t-il pris place face à nous que je lui demande s’il n’y a pas maldonne. Il paraît
ne pas comprendre ma question, mais la suite va l’affranchir.
En effet, nous avons devant nous un homme jeune, grand, distingué, d’une courtoisie à
toute épreuve, d’une grande affabilité. Il vient d’une grande maison d’opéra du sud de
la France où il était administrateur général. Il dirigeait une équipe gestionnaire
importante, un orchestre, un corps de ballet, un chœur, un plateau technique, à vue de
nez, au moins deux-cents personnes. Et il postule pour administrer un orchestre non
permanent et une “équipe” composée d’une chargée de communication et d’une
stagiaire… ?
Dès le début, il se lance dans une ode à l’Orchestre, lequel a bercé son enfance, lui a
appris la musique, dont la prestigieuse histoire lui a apparemment beaucoup apporté.
Bref, il aime l’Orchestre. Sa madeleine fond délicatement dans le café fumant de ses
souvenirs.
Je ne sais s’il réalise combien cette image n’a plus rien à voir avec la réalité. Nous
poursuivons l’entretien malgré ces béances. Il explique quelques petites choses qui
nous font un peu mieux comprendre pourquoi il quitte sa ville méridionale et vient à
Paris.
Arrive le moment décisif. Il ne se montre pas du tout gourmand en matière de salaire.
Mais après l’annonce de son fixe dans cette grande maison d’opéra je lui dis qu’en

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raison de nos difficultés nous ne pourrions même pas assumer la moitié de cette
somme ; l’entretien s’effrite un peu, inévitablement. Il a le bon goût de ne rien laisser
paraître en nous disant qu’il va réfléchir et que s’il peut nous aider…. On se rappelle au
téléphone et il me redit tout son attachement à l’Orchestre Lamoureux.
Dans le fond, il inverse la situation et c’est lui qui se penche sur notre sort et plaint nos
difficultés.

Appelons-la Marianne
C’est un peu la même histoire qu’avec Ludovic. Elle vient d’un très grand orchestre et
candidate dans un orchestre sans moyens. Elle était administratrice d’un orchestre de
100 musiciens permanents qui a plus de 30 salariés pour sa seule gestion, et qui reçoit
20 millions d’euros d’aides publiques. Elle candidate dans un Orchestre qui reçoit 190
000 euros de subventions. Cent fois moins. Nous comprenons mal comment cette
personne, professionnelle de ce niveau, a pu à ce point se tromper sur ce qu’est
devenu l’Orchestre, au point de candidater.
Aussi la question du salaire achève de lui faire comprendre que telle n’est pas sa place.
Dès qu’elle sait que nous ne pourrons pas répondre à ses attentes, tout s’arrête : elle est
pressée de partir.
Dans le fond, la situation s’inverse : c’est elle qui met fin à l’entretien.

Appelons-la Isabelle.
Son profil nous fait forte impression, et nous devinons, sur documents, qu’elle serait
taillée pour le poste. Son audition confirme en tous points cette bonne impression.
Nous sentons bien quelques possibles réticences qui pourraient s’avérer gênantes. Mais
pas dans le sens qu’on s’attendrait à trouver. En effet, si nous, nous la trouvons
excellente, il semble qu’elle nous trouve un peu trop lestés de problèmes.
Passé la vague des auditions, je me décide à la rappeler pour approfondir avec elle
l’échange amorcé en visioconférence et lui dire tout notre intérêt.
En fait de réticences, il s’agissait d’un iceberg dont nous n’avions pas vu la partie
immergée lors de l’entretien. Après quelques échanges sympathiques, car elle apprécie
que nous l’ayons distinguée, elle se décide à me livrer le fond de sa pensée. La crise
épidémique, m’explique-t-elle va être sévère pour les institutions fragiles et la sortie de
crise le révélera. Elle a pris ses informations. L’Orchestre Lamoureux fait partie des
structures qui pourraient ne pas survivre…
Dans le fond, elle a inversé la situation et c’est elle qui ne retient pas notre candidature.

Ce ne sont que quatre esquisses parmi les dizaines et dizaines de candidatures que
l’Orchestre a reçues pendant un an. Mais elles disent presque toutes la même chose : on se
souvient de ce que l’Orchestre a été, on ne voit pas, ou pas bien encore ce qu’il est devenu,
tellement la chute a été brutale.
Pour moi, ces auditions ont été une forte leçon.

40
5.

L’Orchestre et les salles

La tyrannie des salles, cela remonte aux temps les plus lointains, puisque déjà, en 1875,
avant même la fondation de l’Orchestre qui porte son nom, Charles Lamoureux avait dû
interrompre son projet de Société de l’Harmonie Sacrée faute d’une salle adaptée à ses ambitions
(Simon 2019, p. 51 et 53). Il y a donc dans cette question des difficultés qui sont historiques
et structurelles et qu’on ne saurait reprocher à l’Orchestre, mais que la situation actuelle a
rendues assez intolérables.

Les navires amiraux de la flotte orchestrale française


ont chacun leur port d’attache

Le lecteur non habitué de ces questions doit savoir comment cela fonctionne. Les
professionnels considèrent qu’un orchestre n’est pas en situation de réussir sa saison s’il n’est
pas identifié à une salle qui, pense-t-on, fidélise son public, facilite la pratique de
l'abonnement, tout en le faisant bénéficier de l’effet « public captif » dû à la salle elle-même.
L’idéal d’un orchestre est d’être en résidence dans une grande salle dédiée à la musique
classique. Ainsi, quand l’Orchestre Pasdeloup va jouer jusqu’à six fois à la Philharmonie par
saison, cet orchestre amène sans aucun doute sa part de public et le fidélise par le prestige de
la salle, mais bénéficie aussi du public qui vient à la Philharmonie parce que c’est le grand
auditorium de Paris et que la salle, tout autant que l’orchestre présent, a son public.
Les mêmes professionnels considèrent que les salles polyvalentes sont moins favorables. Tel
est le cas de la salle Wagram avec laquelle l’Orchestre Colonne a un partenariat, ou de la
Salle Gaveau, où l’Orchestre Lamoureux se produit.

Les navires amiraux de la flotte orchestrale française ont chacun leur port d’attache.
L’Orchestre de Paris est non seulement en résidence, mais désormais administrativement
rattaché à l’institution de la Philharmonie ; les deux orchestres de Radio France ont leur
propre auditorium ; les deux phalanges de l’Orchestre de l’Opéra (verts et bleus), tournent
alternativement entre Bastille et Garnier et peuvent jouer simultanément, chacune dans une
fosse. D’autres navires amiraux sont des formations invitées à résider à la Philharmonie,
comme les Arts Florissants ou l’ONDIF.

Qu'en est-il des orchestres privés, associatifs ou coopératifs ?

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La situation des orchestres privés

La situation est plus aléatoire pour les orchestres privés, associatifs ou coopératifs19. Peu
d’entre eux ont une résidence clairement affichée, sauf ceux qui se sont spécialisés et savent
trouver, dans un lieu donné, l’image qui leur convient.
Tel est le cas des Frivolités Parisiennes, compagnie parisienne d’opéra avec un orchestre non
permanent allant jusqu’à 40 musiciens, qui est en résidence au Théâtre impérial de
Compiègne, ainsi qu’au Théâtre à l’italienne de Saint-Dizier, formule double
économiquement intéressante pour baisser le coût des productions. Compiègne, c’est le
Second Empire et la salle rêvée pour l’opéra-comique, l’opéra bouffe et la comédie musicale
des XIXe et XXe siècles.
D'autres orchestres ont des résidences multiples, dans différents théâtres ou festivals de
province, comme Les Siècles, qui, en plus de Paris, se produit à Tourcoing, dans l’Aisne, les
Hauts-de-France, Soissons, Beauvais, mais aussi au festival Berlioz de la Côte-Saint-André,
ou encore dans les festivals de Nîmes et de Normandie. Plusieurs de ces orchestres privés
accèdent à de grandes salles parisiennes. Par exemple, les Dissonnances (de Dijon) ou les Siècles,
que je viens de citer. Dans le cas de ce dernier, il s'agit d'un orchestre régional (son siège est à
Tourcoing) qui développe une belle programmation en province, mais, à Paris, joue à la
Philharmonie et au Théâtre des Champs-Élysées.

Depuis vingt-deux ans, l’Orchestre Lamoureux, lui, ne s’en sort pas. Le rapport de
l’Orchestre aux salles parisiennes est entré dans une zone de turbulences dès la fin des
années 1990 et n'en est plus jamais sorti depuis. Après deux décennies d’errances, il est
devenu actuellement très critique, faute de n’avoir pas su prendre la mesure des réformes à
engager pour assumer les choix de cette époque.
Il témoigne d’une forme d’enlisement, fait d’espoirs déçus, d’attentes indécises, de refus
incompréhensibles. Sans remonter aux calendes, la longue crise du rapport de l’Orchestre
aux salles parisiennes commence avec les difficultés que l’Orchestre rencontre, comme
Colonne et Pasdeloup d’ailleurs, pour louer la salle Pleyel devenue hors de prix. Une longue
question écrite posée alors au Sénat à la ministre de la Culture en octobre 1999, et la
réponse détaillée de celle-ci, permettent de comprendre la crise. J’en donne le script dans
l’encart suivant. Il paraîtra long, mais il fournit beaucoup d'éléments.

La passe d'armes entre le sénateur Xavier Darcos et la ministre Catherine Trautmann,


commence par une hausse du coût des locations de salles, notamment Pleyel, à la suite de la
vente de la salle à Hubert Martigny (lequel a racheté la salle et la société des pianos Pleyel).
C’est alors que, pour la première fois de son histoire, l’Orchestre Lamoureux se voit
contraint de supprimer une partie de sa saison à venir, car il ne peut faire face aux déficits
grandissants que provoquent des coûts de production toujours plus élevés. En juillet 1999,
décision est prise de supprimer huit des treize concerts prévus pour la saison 1999-2000.
Mais les problèmes de l’OCL sont à l’évidence noyés dans un ensemble de questions plus
vastes et de choix majeurs de politique culturelle, dans lesquels l’Orchestre Lamoureux ne
trouve guère de place, à la fois parce que la nouvelle situation musicale n’a pas été pensée
pour ce genre d’orchestre, et parce que l’Orchestre ne veut pas s’adapter à ces réalités.

19 La dénomination des orchestres est difficile à fixer car il est des orchestres qui, tout en étant des

orchestres ayant le nom d’orchestre national, ayant un budget annuel garanti et un nombre important de
salariés permanents (musiciens et autres professions de l’orchestre), sont néanmoins sous forme
associative, comme c’est le cas de l’ONDIF. Lorsque je parle des orchestres privés, associatifs (ex.
Lamoureux) ou coopératifs (ex. Colonne), je parle de ceux qui n’ont pas un budget d’origine publique
garantissant le salaire des musiciens, mais reçoivent simplement une subvention.

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Lisons bien l'extrait de la lettre que le président de l'Orchestre Lamoureux a adressée à la
Ministre de la Culture :
« La situation de notre orchestre est devenue gravissime. L'addition des problèmes liés à un très faible
niveau de subventions par le ministère de la culture et la ville de Paris - moins de 1 million de francs - et la
soudaine augmentation des tarifs de la salle Pleyel nous conduisent aujourd'hui à annuler huit des treize
concerts prévus pour la saison 1999-2000. C'est un événement sans précédent dans l'histoire de l'orchestre
Lamoureux qui, depuis sa création en 1881, n'a jamais cessé son activité, sauf quelques mois au cours de
la Seconde Guerre mondiale. »
Quelle est cette addition de problèmes sur lesquels la lettre n'est pas explicite et qui justifie le
qualificatif de “gravissime” ? L'alerte que représente la situation mouvante de Pleyel (salle
privée qui va vite être absorbée par la Cité de la Musique) n'aurait-elle pas dû conduire
l'Orchestre à une réflexion de fond sur la question de son lien à une salle ? Mais l'annulation
d'autant de concerts est-il réellement le résultat du seul renchérissement du tarif de location
de la salle Pleyel ?

Mais poursuivons l'examen à partir de la réponse de la Ministre de la Culture à la question


orale que lui a posée le sénateur en 1999. Alors que celui-ci l'interroge sur l'Orchestre
Lamoureux, il n'est pas difficile de voir qu’elle est plus préoccupée du sort de l’Orchestre…
de Paris, dont la convention passée avec la salle Pleyel doit prendre fin en 2002, et par la
mise en chantier de l’auditorium qui deviendra la pièce maîtresse de la future Philharmonie.
Elle l'est nettement moins par le cas des orchestres privés et de l’Orchestre Lamoureux en
particulier. Au sujet de ce dernier, elle répond presque négligemment, par des généralités et
non par une politique.
Cependant, l'appel du pied est là : lorsque l'auditorium sera construit, les orchestres pourront
y venir (la ministre le dit ainsi : « un auditorium symphonique […] qui permette de fournir à
plusieurs formations musicales un lieu privilégié de répétition, et de diffusion pérenne et qui
fonctionne dans des conditions techniques et financières satisfaisantes »).
L'Orchestre aurait alors dû comprendre que les pouvoirs publics traitent différemment un
orchestre national de musiciens salariés et un orchestre associatif privé, et qu'ils ne
s'intéresseront à lui que s'il fait le choix de venir jouer à la future Philharmonie. L'Orchestre
aurait dû en tirer une base pour son action et sa projection dans le futur.
Certes, l’étatisme culturel français connaît alors, notamment en matière de musique, son
apogée, en ce sens que le choix ayant été fait par l’État de co-construire avec les collectivités
territoriales des formes institutionnalisées de la Culture, toutes les conséquences de ce choix
sont déployées20, et le secteur associatif ou privé se trouve dans une impasse. Il y a en effet
impasse puisque les charges de production sont les mêmes, que la billetterie ne couvre au
mieux qu’une petite part des charges, alors qu’un orchestre national a un budget qui peut
être cent fois plus important que celui d’un orchestre symphonique associatif. Tous les
concerts parisiens étant déficitaires, il n’y a pas proportionnalité devant le déficit, mais

20Par exemple, avec la Philharmonie on assiste à une espèce d’effet TGV. On sait comment la SNCF a
porté atteinte aux autres lignes afin de remplir un TGV. Par exemple, on supprime telle liaison intercités
pour forcer la clientèle à prendre le TGV, obligeant le plus souvent le client à devoir passer par Paris
pour aller d'une ville de province à une autre ville de province. La Philharmonie a fait de même en
fermant Pleyel à la musique classique pour remplir son auditorium. Une autre arme de cet étatisme réside
dans les contrats d’exclusivité. Il est de grands solistes qui aimeraient jouer avec l’Orchestre Lamoureux,
mais ils ne le peuvent car leur contrat avec la Philharmonie le leur interdit. En revanche, il est juste de
rappeler que la Philharmonie a fait des ouvertures à l’OCL pour qu'il vienne jouer dans le nouvel
auditorium, proposition que celui-ci n’a pas su ou voulu saisir. L'orchestre jouerait avec ces solistes s'il
avait accepté la Philharmonie. Mais je ne connais pas le détail de ce dossier et je ne peux pas analyser les
conditions dans lesquelles s’est produit ce refus et les raisons qui ont été avancées par l'OCL.

43
égalité des contraintes. Il pèse infiniment plus lourd pour une structure associative que pour
une structure au budget garanti.

Poursuivons l’examen du rapport de l’Orchestre Lamoureux aux salles parisiennes, et


notamment de son refus, qui va s'avérer dramatique, de s’engager dans l’aventure de la
Philharmonie. Pour des raisons qui échappent un peu, si ce n’est un état d’esprit
farouchement indépendant, et alors que le projet se monte, l’Orchestre refuse de faire partie
des orchestres invités à jouer dans le futur auditorium et se ferme ainsi une nouvelle porte.
Comme l’ouverture de la Philharmonie provoque, en 2015, la réorientation de la salle Pleyel
vers d’autres formes de musique que la musique classique, l’Orchestre Lamoureux, qui ne l'a
pas anticipé, se voit privé de deux salles, en refusant l'auditorium de la Villette et en ne
pouvant plus accéder à Pleyel. Une autre porte se clôt.
Le choix se porte alors sur le Théâtre des Champs Élysées, la seule grande salle privée de
Paris ouverte à la musique classique, et sur Gaveau pour les formats moyens. Mais quand
une crise financière éclate au sein de l'Orchestre, les musiciens quittent le TCE pour
Gaveau, qui devient ainsi le “théâtre du repli”, avant de revenir aux Champs-Élysées. Avec
des interruptions, la résidence au TCE dure jusqu’en 2019, date à laquelle l'Orchestre y
renonce pour les raisons de coût déjà dites. Après la fermeture de cette porte, il ne reste plus
rien en fait de grandes salles, le retour éventuel au TCE étant bloqué par le remboursement
de la dette occasionnée par les dernières locations de 2018-2019 et dont l'échéancier court
jusqu’en 2023.
Ce n'était pas une boutade lorsque je disais que l'Orchestre Lamoureux est devenu STF,
“sans théâtre fixe” !
Car, par ailleurs, le Châtelet, de lui-même, a exprimé à deux reprises son refus d’accueillir
l’Orchestre, une première fois au début de l’année 2019, une seconde fois à l’été 2020. Je
participais à cette seconde tentative de négociation au cours de laquelle la direction du
théâtre nous expliqua que si la salle était louée à l’OCL, cela empêcherait une location
financièrement plus rentable. On préfère éviter de louer à ceux qu’on sait être pauvres… et
qui risquent d’être mauvais payeurs21.

La gestion par l'Orchestre Lamoureux de son rapport aux salles n'a pas été professionnelle et
explique l'impasse actuelle. Au mieux, et seulement si son budget se rétablissait à la hauteur
de ce qu'il était avant 2018 ce qui n'est vraiment pas gagné d'avance, l'orchestre pourrait
frapper à nouveau à la porte du TCE pour sa saison 2023-2024, une fois ses dettes
remboursées. En attendant, ce seront au moins cinq années de repli.

21 Dans une note très intéressante datant de 2017, l'avocat Philippe Guellier étudie le statut des
orchestres publics et privés et leur financement. S'agissant du rapport aux salles, il met bien en évidence
la différence qui se creuse entre la situation favorable des orchestres de statut public qui se sont vu
affecter une salle, et ceux sous statut de sociétés ou associatif. Pour ces derniers, l'accès aux salles
relevant du domaine public va se heurter de plus en plus à la notion d' “exploitation économique” (de
l'article L. 2122-1-1 du Code général de la propriété des personnes publiques), et aux clauses de
concurrence.

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Annexe
Question orale posée par Mr Xavier Darcos, sénateur, à la ministre de
la Culture et de la Communication, Mme Catherine Trautmann,
publiée au JO du Sénat le 27/10/1999 - page 5421

M. Xavier Darcos.
Madame le ministre, je souhaite attirer votre attention, une fois encore, sur la situation de la
salle Pleyel, dont l'avenir est compromis à la suite de sa vente, en 1998, par le Crédit lyonnais à
un entrepreneur privé.
Construite en 1927 par Gustave Lyon, associé de Camille Pleyel, la salle Pleyel contribue au
rayonnement de la France dans le monde entier. Elle accueille depuis longtemps des
interprètes prestigieux, comme Charles Münch, Clara Haskil, Jean-Pierre Rampal, Martha
Argerich ou Jean-Marc Luisada. La salle Pleyel est, à ce jour, l'un des rares auditoriums
parisiens susceptibles de recevoir des orchestres internationaux. Cette vocation fait, du reste,
partie du cahier des charges de la salle. La salle Pleyel contribue également à la diffusion du
répertoire instrumental ou symphonique : des œuvres de Berg et de Boulez y ont ainsi été
données en création mondiale. Enfin, la salle Pleyel permet à de jeunes musiciens, issus des
conservatoires nationaux de musique de Paris ou de Lyon et recrutés sur concours, de
pratiquer leur instrument en formation symphonique dans de grandes associations, à l'instar
des concerts Lamoureux, Pasdeloup ou Colonne.
Or, depuis un an, ces associations sont soumises à des charges considérables que la faiblesse de
leurs subventions ne leur permet plus de supporter. Dans une question écrite en date du 8
juillet dernier, je vous avais demandé si vous envisagiez de procéder au classement de la salle
Pleyel, afin de la préserver d'éventuelles opérations immobilières qui, dans l'avenir, pourraient
aboutir à sa transformation en galerie marchande ; je vous avais également interrogée sur la
révision à la hausse du montant des subventions dont bénéficient ces associations, qui leur
permettrait de poursuivre l'accomplissement de leur mission pédagogique et de formation
professionnelle auprès des jeunes musiciens français.
A mon collègue parlementaire Bruno Bourg-Broc, qui partageait les mêmes préoccupations,
vous avez répondu, le 13 septembre dernier, que vous étudiiez la possibilité d'une protection
de la salle Pleyel au titre de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques. Je
souhaite donc que vous m'apportiez des précisions sur l'état d'avancement de cette réflexion. Il
est urgent de prendre une décision, car une procédure de classement est souvent longue. A
défaut du consentement de son propriétaire, le classement par l'Etat d'un bien privé ne peut
être prononcé que par un décret en Conseil d'Etat.

Je voudrais compléter ma question en rappelant, comme je l'ai fait à plusieurs reprises auprès
de votre cabinet, les termes de la lettre que vous a adressée, le 12 juillet dernier, le président
de l'association des concerts Lamoureux, lequel sollicitait, avec M. Yutaka Sado, chef
permanent de l'orchestre Lamoureux, une audience de votre part au mois de septembre
dernier.

Je cite les termes de cette lettre : « La situation de notre orchestre est devenue gravissime.
L'addition des problèmes liés à un très faible niveau de subventions par le ministère de la
culture et la ville de Paris - moins de 1 million de francs - et la soudaine augmentation des tarifs
de la salle Pleyel nous conduisent aujourd'hui à annuler huit des treize concerts prévus pour la
saison 1999-2000. C'est un événement sans précédent dans l'histoire de l'orchestre
Lamoureux qui, depuis sa création en 1881, n'a jamais cessé son activité, sauf quelques mois au
cours de la Seconde Guerre mondiale. »
Madame le ministre, j'estime que l'absence de réponse à cette lettre, dont je me suis assuré
qu'elle avait bien été enregistrée auprès de votre cabinet, doit être considérée comme un triple
affront.

45
C'est tout d'abord un affront à l'égard de l'orchestre Lamoureux, dont le président est présent
dans ces tribunes. Cette formation - j'insiste sur ce point - est constituée de plus de cent
musiciens âgés de moins de trente ans, tous bénévoles, issus des meilleurs conservatoires de
France et recrutés par le biais d'un concours de haut niveau. Or, ces jeunes, les meilleurs dans
leur classe d'âge, sont aujourd'hui démotivés et désorientés. C'est la raison pour laquelle je
souhaite rendre publiquement hommage à leur persévérance et à leur attachement
indéfectible pour l'orchestre Lamoureux, l'une des rares formations symphoniques
françaises à consacrer autant d'efforts à la formation professionnelle des jeunes. Je précise, du
reste, que les plus doués d'entre eux rejoignent chaque année les meilleurs orchestres
nationaux ou internationaux.
C'est aussi un affront fait à M. Yutaka Sado, ce jeune chef japonais de trente-huit ans qui,
malgré un cachet dérisoire, s'est passionné pour l'orchestre Lamoureux, accomplissant un
travail de bénédictin avec quatre répétitions pour chaque concert, auquel assistent en
moyenne 1 700 personnes, ce qui représente un taux d'occupation très élevé pour la salle
Pleyel. Ce « chef de génie », comme l'a récemment qualifié la presse, continuera-t-il à travailler
dans de telles conditions, alors que l'orchestre Giuseppe Verdi de Milan vient de l'engager ?
Cette absence de réponse constitue enfin un affront eu égard au rayonnement de la culture
française. Je trouve consternant que l'orchestre Lamoureux ne puisse plus continuer à se
produire, alors que tant de deniers publics sont par ailleurs gaspillés par l'Etat. A titre
d'exemple, et je n'en ai choisi qu'un seul, j'ai relevé, dans le rapport de la Cour des comptes de
1998, que le ministère de la culture avait contribué au financement d'un ballet de onze
danseurs encadrés par un inspecteur général et une maîtresse de ballet, « alors que les
danseurs ne dansaient pas ». Le coût annuel salarial de cette formation s'élevait à 3 millions de
francs ! Pour sa part, l'orchestre Lamoureux bénéficiait, en 1983, d'une subvention de 515
000 francs du ministère de la culture et d'une dotation de 494 000 francs versés par la Ville de
Paris, soit plus d'un million de francs. En 1999, la subvention globale de cet orchestre atteignait
tout juste 975 000 francs, alors que les salles de répétitions sont désormais payantes à hauteur
de 80 000 francs par concert depuis la privatisation de la salle Pleyel et que les remises
importantes accordées par le Crédit lyonnais à l'orchestre Lamoureux en raison de la mission
de service public qu'il accomplit ont été supprimées. Pour que l'orchestre Lamoureux
continue à exister, il faudrait que la participation de votre département ministériel double dans
les prochains mois, madame le ministre, ce qui permettrait ainsi de compenser les lacunes de la
privatisation de la salle Pleyel, qui a été si mal gérée par les pouvoirs publics.
En conséquence, je souhaiterais connaître vos intentions à l'égard non seulement de
l'orchestre Lamoureux, mais aussi des orchestres symphoniques qu'accueille la salle Pleyel,
lesquels sont aujourd'hui confrontés à des difficultés durables et imméritées.

M. le président. La parole est à Mme le ministre.

Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication.
Monsieur le sénateur, à la suite de l'acquisition de la salle Pleyel par un investisseur privé, j'ai
lancé le projet de la création d'un auditorium symphonique qui soit à la hauteur des ambitions
artistiques et culturelles de notre pays, qui permette de fournir à plusieurs formations
musicales un lieu privilégié de répétition, et de diffusion pérenne et qui fonctionne dans des
conditions techniques et financières satisfaisantes.
Vous êtes revenu, dans des termes qui m'ont semblé assez provocateurs, sur les conditions
dans lesquelles s'est déroulée la privatisation de la salle Pleyel. Je rappelle que la Ville de Paris
conduisait les négociations relatives à la cession de la salle Pleyel, l'Etat s'engageant à financer
les travaux. Nous n'avons pu acquérir la salle Pleyel, car un investisseur privé a fortement
surenchéri et a été considéré comme un meilleur acquéreur par l'organisme de défaisance
chargé de la vente de certains actifs du Crédit lyonnais pour remédier aux difficultés
financières rencontrées par cette banque. Cette opération a donc été menée dans les conditions
que je viens de décrire.

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Pour autant, la salle Pleyel reste un lieu majeur de diffusion de la musique, à propos duquel j'ai
défini un certain nombre d'orientations sur lesquelles je reviendrai. Je voudrais simplement
indiquer, en cet instant, que, eu égard aux problèmes posés par la situation actuelle, j'ai
souligné, lors d'une déclaration faite à la presse le 23 février 1999, mon attachement à la
réalisation d'un nouvel auditorium symphonique. J'ai précisé, le même jour, que je saisissais du
dossier le maire de Paris et le président de la région d'Ile-de-France. Je caressais l'idée qu'il soit
possible de réaliser un nouvel équipement dans le cadre du prochain contrat de Plan. En effet,
le ministère de la culture et de la communication, déjà très présent auprès de grandes
institutions musicales parisiennes, ne peut supporter seul cet équipement, dont le coût de
construction est aujourd'hui estimé à 410 millions de francs.

D'ores et déjà, le maire de Paris m'a fait officiellement connaître son opposition à une
participation financière à cette réalisation, proposant une solution alternative consistant en la
reprise du théâtre de la Gaîté lyrique. Or ce théâtre ne permet pas d'accueillir dans ses murs un
auditorium avec tous les équipements annexes destinés à l'ensemble des usages qui sont ceux
aujourd'hui de la salle Pleyel, voire au-delà. Quant à la région d'Ile-de-France, approchée, elle a
fait savoir qu'elle conditionnait toute aide de sa part à une participation de la Ville de Paris.

Devant cette nouvelle donne, j'ai donné instruction à mes services de se mettre à la recherche
d'autres partenaires, publics ou privés, dont la mobilisation pourrait permettre, dans des
conditions économiques adéquates, la mise en œuvre de ce projet. J'aurai l'occasion, dans peu
de temps d'ailleurs, d'y revenir. Je pense cependant que des décisions pourront être prises
avant la fin du premier semestre 2000, s'agissant du mode de financement de cet équipement,
des modalités de gestion et du calendrier de réalisation.
Dans l'attente de ces décisions, je veillerai à favoriser l'accès à la salle Pleyel des formations
symphoniques. Vous avez cité l'association des concerts Lamoureux, mais plusieurs
associations symphoniques sont également concernées. La situation nouvelle d'une
gestion purement privée de cette salle engendre des surcoûts de location pour les associations
symphoniques parisiennes, lesquelles sont et demeurent un outil essentiel d'insertion pour les
jeunes musiciens. Elle entraîne dès aujourd'hui des dysfonctionnements dans les partenariats
avec les orchestres. Elle induit également des incertitudes quant aux conditions de résidence
qui pourraient être proposées à l'orchestre de Paris au-delà de septembre 2002, date à laquelle
la convention qu'il a passée avec la salle Pleyel parvient à son terme - j'en parlais récemment
avec le président de la commission des affaires culturelles du Sénat, M. Adrien Gouteyron.
Or, la salle Pleyel, riche de sa tradition musicale, de la grande qualité architecturale et
historique du bâtiment, et du caractère exceptionnel de sa jauge, doit à l'évidence continuer
d'assumer, même dans un cadre de gestion commerciale plus marqué, une responsabilité
particulière à l'égard des ensembles symphoniques parisiens, alors surtout que la métropole
parisienne est aujourd'hui dépourvue d'un grand équipement moderne voué à la musique
symphonique. C'est pourquoi j'étudie actuellement les moyens les plus adéquats pour
préserver cette vocation de la salle Pleyel, y compris le recours aux instruments de la
protection prévus par la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques. Ce dossier
est à l'étude depuis plusieurs semaines ; j'espère qu'il aboutira dans les meilleurs délais.
En toute hypothèse, j'exerce une vigilance particulière en ce qui concerne les contraintes
supplémentaires imposées à l'orchestre de Paris et aux associations symphoniques parisiennes
; nous traitons les dossiers de façon à soutenir les programmations qu'elles ont pu établir. En
effet, les institutions musicales de grande qualité qui contribuent à la formation, à la
connaissance des artistes et à l'information du public méritent d'être soutenues non seulement
par le ministère de la culture, mais aussi, comme c'est le cas partout en France, par les
collectivités territoriales, en l'occurrence celle de Paris. Je souhaite continuer à traiter ce
dossier en bonne relation avec la Ville de Paris, qui est elle aussi concernée, même si nous
n'avons pas aujourd'hui trouvé d'accord sur le financement de la nouvelle salle, le maire étant
opposé, notamment, au choix du site retenu à la suite de l'étude de la mission que j'avais mise

47
en place, celui de La Villette, pourtant situé dans la Cité de la musique, et qui avait été retenu
dès l'origine de ce projet.
Je souhaite donc que nous puissions aboutir sur ce dossier, car les ensembles symphoniques
éprouvent aujourd'hui malheureusement, de grandes difficultés.

M. Xavier Darcos. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Darcos.
M. Xavier Darcos. Je remercie Mme le ministre de m'avoir assuré de sa volonté de défendre les
orchestres, volonté dont je ne doutais pas. Je persiste à penser qu'un accord entre la Ville de
Paris et l'Etat, qui eût permis une préemption sur la salle Pleyel, eût été bien meilleur que
l'abandon au privé, ce dernier imposant des coûts de location considérables aux orchestres, et
la construction d'un nouvel auditorium à Paris, qui entraînera des dépenses supplémentaires.

48
6.

Cloué au pilori en Place de Grève ?

La place de grève, chacun le sait, est le site ancien de l’actuel Hôtel de Ville de Paris et, au
Moyen Âge depuis 1310, le lieu des exécutions publiques.
Les relations entre l’Orchestre et la Ville de Paris sont entrées dans l’ambiguïté, depuis que
la Ville s’interroge sur les raisons de la répétition des crises au sein de l’Orchestre et n’obtient
pas de réponse. Ce ne sont pas moins que 150 000 euros de subvention qui sont en jeu, et
par voie de conséquences 70 000 euros de la DRAC, puisqu’on sait que l’État et les
collectivités territoriales coordonnent leur action, c'est-à-dire montent ou baissent leur
apport, simultanément.
L’exécution aurait-elle lieu, et se ferait-elle en place de grève ? Le condamné serait-il exposé
au pilori ? Comme l’histoire est souvent facétieuse, l’exposition et l’exécution publique ont
bien eu lieu, mais apparemment pas pour le motif qu’on croyait.
Accusé d'une chose, l'Orchestre est, en partie, sorti condamné pour une autre.
Récit.

Une sanction annoncée pour absence de plan économique

Tout au long de l’année 2020, la Ville de Paris a fait pression pour que l’Orchestre lui
présente un plan économique solide adossé à un prévisionnel de trois ans, qui lui garantisse
que le soutien accordé ne le serait pas en vain. La réponse à cette demande a été assez
vaseuse, l’Orchestre n’ayant pas de plan, le CA baissant les bras, et la situation d’arrêt en
raison de la pandémie créant une atmosphère de flou et d’attentisme. L’administratrice que
nous venions de recruter (février 2020), consciente du problème, m’engageait à sonder les
sociétaires, à leur demander ce qu’ils voulaient faire de leur orchestre. Elle avait raison.
Pendant ce temps, le Conseil d'administration me délivrait, message après message, son refus
d’avancer sur ce terrain. Le CA, tout en prétendant gouverner, ne donnait aucun mandat, ni
au président, ni à l’administratrice, pour aller négocier. Le résultat est que, lors des
entretiens, le conseiller artistique, bon connaisseur de la situation musicale et des enjeux,
suppléait et improvisait, mais lui aussi sans mandat clair.
Je dois également faire ici un aveu de lenteur. Je n’ai pas compris d’emblée le mode sur
lequel il fallait discuter avec la Ville de Paris, principal soutien financier de l’Orchestre.
Découvrant sur le tas la situation de l’Orchestre dans son environnement, constatant que les
salles dites publiques ne sont pas ouvertes à l’Orchestre, que les disproportions des
financements sont gigantesques, que la concurrence est déloyale et le dumping assez
sauvage, j’ai pensé, un temps, pouvoir tirer argumentaire de tout ceci pour expliquer que les
difficultés de l’Orchestre n’étaient pas dues à une mauvaise gestion, mais à des conditions
d’exercice vraiment dures.

49
Aujourd'hui, je comprends qu'on m'avait subrepticement fourni le moule de l'irresponsabilité
de l'Orchestre (“ce n'est pas de notre faute mais c'est dû à la situation extérieure”) et le piège
fonctionnait assez bien. La rhétorique aidant, je savais expliquer que le monde musical est
sans pitié, compétitif jusqu'à la déloyauté, pas du tout solidaire, etc. Une tentative de
concertation entre les “trois vieilles” (les associations Pasdeloup, Colonne et Lamoureux)
n'avait, par exemple, rien donné.
Or la Ville de Paris sait tout cela et le lui rappeler ne sert à rien. Donnant déjà des sommes
colossales à l’Orchestre de Paris, à l’Orchestre de Chambre de Paris, à la Philharmonie, au
théâtre du Châtelet, etc., elle estime sans doute que donner en plus 150 000 euros à un
orchestre privé non permanent comme Lamoureux (mais aussi des sommes équivalentes à
d’autres formations orchestrales privées comparables) c’est vraiment beaucoup et très bien.
Et comment ne pas comprendre, cette fois du point de vue des élus qui ont à expliquer leurs
choix à la population, que si 150 000 euros sont peu à côté des dizaines de millions d’euros
qui vont aux structures publiques permanentes, ces mêmes 150 000 euros sont énormes par
rapport aux petites subventions qui vont à des associations de quartiers ou autres formations.
Et quand ces 150 000 euros se soldent par des annulations de concerts, on comprend que la
Ville soit tentée de se dire qu’elle donne pour rien.
Donc ce que la Ville attendait, c’est que l’Orchestre vienne lui dire comment il allait
valoriser cette subvention importante, comment il se débrouillait par ailleurs pour se
financer, en ayant une politique de diffusion, de recherche de public, de prospection
commerciale, puisqu'il avait fait le choix de l'indépendance. Bref, une attitude quelque peu
économique et entrepreneuriale.
J’ai intégré ce raisonnement dans le cours de l’été 2020, mais il était déjà trop tard pour
obtenir du CA un engagement rapide et clair sur ce point, que de toutes façons il ne voulait
pas donner : je savais que l’Orchestre subirait une baisse de sa subvention au titre de 2020.
J’avais sur les bras, l’épidémie, le changement de trésorier, le changement d’administratrice,
et, plus encore, les résistances du conseil d’administration pour affronter la réalité. Je situe
d’ailleurs au début de l’automne le début de la période d’érosion de mes relations avec le CA
qui aboutira à la décision désastreuse d’avril 2021.
Mais revenons à Paris, sa Place de Grève et son pilori. Nous nous attendions à une sanction
(la baisse en question), mais pas à une exécution en place publique et surtout pas pour un
autre motif.

Une sanction imprévue : l’intervention de la conseillère de Paris,


Alice Coffin

L’intervention d'Alice Coffin dans cette situation allait ajouter du piment à la crise.

Lisons, tout d'abord, ce qu’a dit la conseillère de Paris, Alice Coffin, lors de la séance
publique du Conseil de Paris, le 20 novembre 202022 :
« J’ai déjà eu l’occasion de le dire : nous allons scruter les choix de programmation des institutions
culturelles auxquelles sont accordées des subventions, pour éviter notamment l’omniprésence trop fréquente
des seuls artistes hommes. Je me réjouis donc que l’orchestre Divertimento compte en ses rangs une grande
cheffe d’orchestre. En revanche les choix de l’orchestre Lamoureux sont bien plus problématiques. Hormis
la saison 2018-2019, aucune œuvre de compositrice n’est au programme, et on ne compte pas non plus de
cheffes d’orchestre. L’orchestre joue ponctuellement avec des artistes de variété, parfois des femmes, mais ce

22Retranscription des interventions orales, à partir des enregistrements disponibles sur le site de la mairie
de Paris.

50
n’est pas à ce titre qu’il touche cette subvention de fonctionnement. Carine Rolland, en commission, nous a
justement précisé que c’est pour cette raison que cette subvention est passée de 150 000 € à 120 000€.
Néanmoins, il faut qu’un signal de plus en plus fort soit envoyé aux institutions culturelles, car le groupe
écologiste ne pourra continuer à voter des subventions à des institutions qui font aussi peu de cas des
femmes. »

Lors de la même séance, l’adjointe à la culture de la Ville de Paris, Carine Rolland, donne
elle aussi son analyse, répondant à l'interpellation d'un conseiller de Paris :
« L’orchestre Lamoureux connaît des difficultés de gouvernance, des difficultés de définition de sa
programmation, cela a été longuement évoqué entre la structure et la direction des Affaires Culturelles, il ne
s’agit donc pas d’une décision inopinée, elle a été discutée, préparée. Ce que j’ai dit en 2e commission et ce
que je redis ici ce soir, c’est que, effectivement, dans la programmation des établissements que nous
soutenons, la parité et une plus grande représentation des femmes sera un point de vigilance. Mais de la
même manière que le respect des engagements, de coresponsabilité, de la diversité des pratiques, le sera aussi
parmi d’autres. Et ce sera mon mot de la fin, je vous invite, même s’il est un peu tard, à vous rendre ce soir
sur le site de la Philharmonie, vous verrez, Mr Verron, que nous n’avons rien contre la musique classique à
Paris, puisque la Philhar, comme on l’appelle affectueusement, mettait en ligne ce soir des œuvres de
Strauss et de Brahms dirigées par une femme, ce qui, il me semble, nous permettra de réconcilier tout le
monde dans cet hémicycle. »23

La déclaration de Madame Rolland appelle le commentaire suivant. Elle a tout à fait raison
de dire que plusieurs réunions entre la Ville et l’Orchestre ont préparé la décision de baisser
la subvention. Aussi bien le Bureau de la Musique de la DAC (en juillet) que le chef de
cabinet de l’adjointe (en septembre) nous ont prévenus qu’ils n’étaient pas satisfaits des
réponses que nous apportions à leurs interrogations et que le solde de notre subvention
n’était pas garanti à la hauteur habituelle. En cause, l’absence de modèle économique de
l’Orchestre, l’absence de plan prévisionnel sur trois ans.
D’où la baisse à 120 000 euros : nous n’avons donc pas été pris par surprise.
Mais, tout d’abord, àlasuite de la séance, j'ai réagi en président un peu piqué au vif :
pourquoi invoquer encore les difficultés de gouvernance alors que, peu auparavant, j’avais
assez longuement expliqué au directeur de cabinet de l’adjointe que les comptes de 2019
avaient été redressés de façon vigoureuse et que l’Orchestre était tenu en mains ?
J'ai formulé cette interrogation et Madame Rolland m’a fait, depuis, l’honneur de
m’indiquer, dans un échange de courrier, que son avis portait sur plusieurs années et non
pas sur les seuls mois de 2020. Dont acte. Car il est vrai que la crise n’est pas chose nouvelle
dans cet orchestre et je suis obligé de convenir, aujourd'hui, que ma démission, en avril
2021, ne fait que rajouter un chapitre au feuilleton, donnant finalement… complètement
raison à l’analyse de l’Adjointe à la Culture de la Ville, de Paris.
Il y a donc bien un problème de gouvernance au sein de l’Orchestre parce que celui-ci ne
veut pas être gouverné.

Mais la parité ? Pourquoi invoquer la parité, alors qu’à aucun moment nos interlocuteurs
parisiens ne nous ont alertés sur un éventuel déficit de l’Orchestre sur ce terrain et que c’est
ce qui allait nous être reproché en premier ?

23 Je note que Madame Rolland doit gérer l'articulation entre les deux volets de sa fonction d'adjointe :

d'un côté elle défend la proximité en tant qu'adjointe à la Ville du quart d'heure, de l'autre, en tant
qu'adjointe à la Culture, elle est tenue de valoriser la Philharmonie qui a tout fait, jadis, pour aspirer la vie
musicale dans un lieu unique.

51
Peut-on y voir clair ?

Disons, tout d’abord, que l’Orchestre a été ciblé mais qu’il n’est pas le seul ni le dernier. En
juin 2021, lors d’une séance du Conseil de Paris, la même conseillère a relevé également le
cas de trois théâtres parisiens, le Théâtre de la Bastille, le Théâtre 14 et le Théâtre des
Bouffes du Nord qui seraient, comme l’Orchestre, très insuffisamment paritaires. Je ne sais
pas s’il y en a eu d’autres. Sans entrer dans le cas de chacun de ces trois théâtres, que j’ignore
complètement, j’observe que ce qui est en jeu c’est l’intégration éventuelle d’un nouveau
critère pour l’attribution de subventions : le comptage du nombre de femmes intervenant
dans la production d’un spectacle, ce critère statistique devant assurer une meilleure lisibilité
au moment d’attribuer de l’argent public.
S’agissant du cas de l’Orchestre Lamoureux, je suggère l’interprétation suivante : il me
paraît probable, en lisant le script des interventions de Carine Rolland et d’Alice Coffin en
séance publique en novembre 2020, que cette dernière, alertée peu avant en commission sur
le fait que l’Orchestre Lamoureux avait des problèmes et allait connaître une baisse de
subvention pour absence de fiabilité économique, a opportunément récupéré cette baisse au
service de ses thèses féministes et a fait pression sur l’adjointe à la culture. L’intervention de
l’adjointe démontre qu’elle ne fait le lien entre la baisse de la subvention et la question de la
féminisation que sous la pression du signal fort que lui adresse le groupe écologiste.
Car l'Orchestre est-il coupable sur ce terrain ? Dans une instance, j'accepterais volontiers de
plaider sa cause. Qu'on en juge.

Je commence par relever le fait suivant. Alice Coffin a comparé l'ensemble Divertimento
(« réjouissant ») et l'Orchestre Lamoureux (« problématique ») : certes, Divertimento est
dirigé par une cheffe, Lamoureux, non ; mais l’Orchestre Lamoureux, compte 43 femmes et
39 hommes ; Divertimento, annonce sur son site 40 femmes et 55 hommes ; n’y avait-il pas de
quoi réfléchir ? Le bataillon des pupitres féminins de Lamoureux, n'équilibre-t-il pas la
cheffe de Divertimento ?
Ensuite il est intéressant de relever les propos de cette élue. En séance elle dit (verbatim) :
« Carine Rolland, en commission, nous a justement précisé que c’est pour cette raison
(absence de cheffes et compositrices) que cette subvention est passée de 150 000 à 120 000
euros » ; un mois plus tard, dans un mail du 21 décembre, la même conseillère écrit à
l'Orchestre : « J’ignorais en voyant initialement le montant de 120 000 euros qu’il y avait eu
une baisse et je n’en réclamais pas ». En effet, la baisse a été décidée en amont et Alice
Coffin, le découvrant, a su mettre à profit cette information. La conseillère démontre
simplement ici qu’elle a réussi à agir pour que le vrai motif de la baisse (l’absence de plan
économique et les difficultés de gouvernance) soit minoré au profit d’un autre motif plus
opportun pour elle (l’absence de femmes). Belle récupération d’une situation difficile. Et pour
l’orchestre, double alerte : il y a désormais deux motifs pour lesquels la Ville de Paris peut lui
rogner des subventions, l’absence de gouvernance économique et l’absence d’une cheffe
d'orchestre.

Une suggestion : pour me remplacer, l'Orchestre ne pourrait-il se donner comme présidente


une femme cheffe d'entreprise ? Cela aurait de l'envergure et ce serait gagner sur deux
tableaux.

Poursuivons la plaidoirie et venons-en au fond de la question de la parité à l’Orchestre


Lamoureux. Je soutiens que la situation de l’Orchestre ne justifie évidemment pas ce coup
de griffe. Sans être le fer de lance de la lutte pour une meilleure place des femmes dans la vie
musicale car d’autres structures sont effectivement plus militantes sur ce terrain, l’OCL n’est

52
pas fautif pour autant. Faut-il relever toutes les avancées de l'Orchestre en ce domaine ? Sans
doute, il le faut.
Outre sa plus grande proportion de femmes que d'hommes, rappelée plus haut, l'OCL a
recruté :
- une femme comme violon-solo en 1979
- une femme comme timbalière-solo au début des années 1990.
- plusieurs femmes cheffes d'attaque (des seconds Violons, et Alto solo)
- une femme comme violoncelle solo,
- une femme comme flûte solo,
- une femme comme hautbois solo,
- une femme comme clarinette solo.
L'Orchestre a toujours invité des solistes femmes et hommes en proportion sensiblement
comparable et a déjà joué sous la baguette de cheffes d'orchestre, telles Debora Waldman ou
Keri-Lynn Wilson.

Au delà de cet épisode, si pénible soit-il, que l’Orchestre vive sereinement cette difficulté
avec la Ville de Paris. Quand le critère statistique demandé par Alice Coffin sera mis en
place, s'il doit l'être un jour prochain, on verra que le nombre de femmes intervenant dans la
production d’un concert de la “saison” est toujours au minimum équilibré voire nettement
majoritaire. Comment en irait-il autrement dans un orchestre qui compte plus de femmes
que d’hommes, des listes de supplémentaires nettement féminines aussi, avec un conseil
d’administration qui compte cinq femmes et quatre hommes, et une équipe d’administration
et de gestion qui compte trois femmes sur trois ?

Reste la difficile question des compositrices. Historiquement il y en a très peu, vraiment peu,
et celles qui ont écrit de la musique l’ont souvent fait en musique vocale (Fanny
Mendelssohn24) ou en musique de chambre, c’est-à-dire très peu en musique symphonique.
Certes, il y a d’injustes oubliées et l’oubli est en passe d’être réparé : les programmes des
orchestres se remplissent actuellement d’œuvres de Cécile Chaminade, Grzyna Bacewicz,
Augusta Holmès, Germaine Tailleferre, Mel Bonis, Camille Pépin et quelques autres. On y
découvre des œuvres remarquables, et d’autres plus banales… Mais, ce travail
musicologique étant fait et s’agissant des siècles passés, on n’effacera pas l’écrasante
domination masculine qui s’est, hélas, exercée sans aucun partage dans ce domaine comme
dans d’autres.

24 J’ai écrit et représenté à Dole et à Lons-le-Saunier en 1997 une pièce sur cette compositrice. Voulant

faire découvrir l’histoire de la musique par le récit et la mise en scène des œuvres, j’écrivais alors de
petites pièces de circonstance. Pour Fanny Mendelssohn, j’avais imaginé une scène se déroulant dans le
salon des Mendelssohn, à Berlin dans les années 1830-1840, et illustrant l’amour fraternel trouble
existant entre Félix et Fanny Mendelssohn. Une jeune chanteuse y était invitée pour faire entendre les
lieder de Fanny, mais une double tension ternissait la fête : l’épouse de Félix, Cécile Jeanrenaud, prenait
ombrage de cette proximité quasi amoureuse entre le frère et la sœur ; Fanny, quant à elle, s’offusquait
du fait que ses compositions ne puissent être publiées sous son nom et que son frère s’en attribue la
paternité (on sait qu’il a fallu un travail de musicologue pour reconnaître les authentiques et très belles
compositions de Fanny). Puis-je faire remarquer à qui veut bien lire, qu’en termes de critères (femmes et
diversité), avec une telle pièce, je cocherais aujourd’hui beaucoup de cases (pardon de paraître réduire
une question aussi sérieuse que la place des femmes ou celle de la diversité à des “critères”) : je restituais
le rôle de premier plan d’une femme compositrice de génie, je faisais entendre ses œuvres en situation de
concert, et j’avais retenu pour les interpréter une très jeune chanteuse franco-marocaine, Hanna Bayodi-
Hirt, alors en fin d'études, qui, depuis, fait la brillante carrière que l’on sait comme soliste au sein du
Concert des Nations de Jordi Savall !

53
S'il doit y avoir des Bach, Beethoven, Berlioz, Wagner féminines, ce n'est pas dans l'histoire
passée de la musique qu'on les trouvera, mais dans le présent et le futur, à partir de créations
d'œuvres. C'est évidemment ce qu'il faut encourager.

En 2018, l’Orchestre Lamoureux avait organisé un concert, joliment intitulé « Les


Lamoureux de Clara », qui mettait au programme (hélas aussi au déficit) de belles œuvres
romantiques. Une journaliste féministe s’était alors offusquée du titre et avait critiqué cet
Orchestre qui ne savait même pas donner son nom à une femme compositrice, se contentant
du seul prénom. Le diable étant toujours dans les détails, l’Orchestre, dans le fond, n’avait-t-
il pas bien fait ? Car s’il avait fallu donner son nom à Clara, lequel aurait-on dû choisir, le
sien ou celui de son mari ? La dite Clara n’est pas connue sous son propre nom, qui est
Clara Wieck, mais sous celui de son illustre mari, Robert Schumann. On voit bien ce
qu'aurait pu dire la journaliste : qu'est-ce que cet Orchestre qui ne sait pas appeler une
femme autrement que par le nom de son mari ? En effet, les habitudes sociales étaient ainsi
faites et elles étaient détestables.

Cependant, on ne réécrit pas l'histoire, même si on aimerait pouvoir le faire.


Dans ces affaires, quand elles sont engagées de façon aussi caricaturale, ne se prend-on pas
toujours les pieds dans le tapis ?

Ah ! mais que l’histoire parisienne de l’Orchestre est simple à résumer :


2020, confiné ; 2021, Coffiné !

54
7.

Un orchestre privé… de public

Un paysage culturel en réelle mutation

Chacun connaît les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, conduites depuis le
début des années 1970 et dont le sixième rapport est tombé en juillet 202025 fondé sur une
enquête réalisée en 2018 sur un échantillon de 9200 personnes. Pour l'Orchestre
Lamoureux, sa lecture peut s'apparenter à ce qu'est, pour un citoyen informé, la lecture du
rapport du GIEC sur le climat : comme pour ce dernier, avec la rupture climatique, on a
toutes les raisons de s'alarmer pour le concert classique, en raison du “changement
symphonique”. Pourquoi ? Parce que l'enquête décrit, de façon argumentée et générale,
toutes les raisons pour lesquelles l'Orchestre rencontre des difficultés et en rencontrera de
plus en plus s'il reste sur son modèle actuel.

— La génération des baby-boomers, celle qui a fait le public des saisons des orchestres (dont le
public de l'Orchestre Lamoureux), avance en âge et ne se renouvelle pas aussi
automatiquement qu'on pourrait le souhaiter. Ce public, reposant en partie sur une tranche
d'âge numériquement nombreuse (les natifs des années 1945-1954), a structuré le paysage
culturel français pendant cinquante ans et cette réalité s'estompe. Comme le relève le
rapport, il est celui qui a « fréquenté les musées et les salles de concert de musique classique »
(p.4). Mais aujourd'hui, au terme d'une décennie de basculement (2010-2020), la conclusion
des auteurs est la suivante :
« la lecture de livres diminue durablement au sein de la population ; les publics de la musique classique
peinent à se renouveler et un risque d'affaissement de la fréquentation des sites patrimoniaux (musée,
exposition ou monument historique) apparaît dans les dix dernières années » (p. 4)

— Les pratiques numériques se développent de façon considérable et, de ce fait,


concurrencent quelque peu le spectacle vivant et les médias traditionnels. Passé 2008,
l'écoute en ligne atteint la profondeur des “territoires”, c'est-à-dire de l'ensemble du territoire
y compris des agglomérations de moins de 2000 habitants (tableau p. 13). En revanche, passé
2008, la consommation quotidienne de télévision chute sensiblement dans toutes les tranches
d'âge mais plus encore chez les 15-24 ans et les 25-39 ans.

— Les jeunes générations présentent, selon les termes de l'étude, une “singularité nouvelle”,
par leur rapport au numérique, aux réseaux sociaux, et par le fait de pratiques différentes
qui les conduisent à hiérarchiser autrement leurs réseaux, leurs sorties et leurs achats. Le fait
à retenir est que, passé l'année de naissance1985, les nouvelles générations sont d'emblée
numériques.

25 Philippe LOMBARDO et Loup WOLFF, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, éd. Ministère de
la Culture, en ligne, 96 p.

55
On imagine sans peine que le concert symphonique classique ne soit pas, et de loin, leur
premier choix, car il véhicule une image différente, sans doute jugée passéiste. Leurs choix se
porte sur l'écoute de la musique en ligne, la consultation quotidienne de vidéos en ligne, la
pratique des réseaux sociaux, les jeux vidéos. Ceci au détriment de la fréquentation de la
télévision, de l'écoute de la radio, de la venue au concert classique.

— Enfin, la lecture du rapport suggère, par l'ordre même des pratiques citées, que les
cinémas, les plateformes numériques, les lieux de concert jazz, rock et variété passent avant
le concert classique. Même les musées, les expositions, les théâtres et les monuments
historiques passent avant eux. Autrement dit, et pour rester dans le spectacle vivant, dans
une dynamique générationnelle qui s'avère globalement positive pour celui-ci, le concert
classique est la forme qui s'extrait le moins de son ancrage d'origine, les baby-boomers. Les
auteurs écrivent :
« Concernant la musique classique, la génération du baby-boom (G3), est celle qui a le plus fréquenté les
salles de concert, et ce à tous les âges. Les générations qui l’ont précédée, mais également celles qui la
suivent, ont systématiquement été moins enclines à s’y rendre, avec une raréfaction des pratiques
particulièrement marquée pour les générations les plus récentes (graphique 39) : au sein de la génération née
entre 1995 et 2004 (G8), seuls 2 % des 15-28 ans ont assisté à un concert de musique classique au
cours de l’année – une proportion historiquement basse. Quant aux concerts de rock ou de jazz, c’est cette
fois la génération née entre 1965 et 1974 (G5) qui enregistre les taux de pratique les plus élevés, et ce à
tout âge. Mais, comme pour la musique classique, une baisse très nette de fréquentation est observable
parmi les jeunes générations nées après 1995. » (p. 56)

Résumons ce que l'étude nous apporte : si de précédents rapports pouvaient encore porter
en titre la mention de “pesanteurs sociales” (ainsi, dans le rapport d'Oliver Donnat en 2011),
aujourd'hui c'est le changement qui s'impose, voire la rupture pour un certain nombre de
pratiques et de populations. Dans les rapports de 1988 et 1997, les sondages indiquaient que
9% des personnes composant l'échantillon sondé avaient assisté à un concert de musique
classique ; dans l'enquête de 2018, ces personnes ne sont plus que 6%. Cet affaiblissement
doit être mis en balance avec l'augmentation de la fréquentation des spectacles de danse, de
théâtre, de rock ou de jazz, de variété, qui tous s'en sortent un peu mieux. Sans parler du
cinéma ou encore des festivals qui sont des pratiques toujours bien soutenues.
Les concerts de musique classique creusent ainsi l'écart culturel et générationnel et tendent à
isoler leur public du reste des autres publics. Ils restent ainsi très élitaires dans un monde
culturel qui le devient moins. Parmi les groupes qui disposent d'un haut niveau de pratiques
et de consommation culturelles, c'est aussi le groupe que les auteurs qualifient “d'éclectisme
classique” par rapport à celui de “l'éclectisme augmenté”, c'est-à-dire ceux qui consomment
du culturel toutes catégories confondues mais qui ne font pas du concert classique un
élément privilégié.

Public de Lamoureux, où as-tu disparu ?

La lecture d'une telle étude est difficile quand on est président d'un orchestre comme
Lamoureux. On se dit que devant une telle rupture, quand il faut partager un public
vieillissant et se raréfiant avec la cohorte des orchestres permanents et non permanents qui
pullulent à Paris et en Île-de-France, et qui sont, pour certains, de plus grande notoriété et
plus dynamiques que vous, cela devient une mission quasi impossible.
L'arrêt de l'activité de l'Orchestre pendant près d'une trentaine de mois n'aide pas à analyser
la situation. Néanmoins, mesurée dans la durée, la chute du public de l'Orchestre est nette.

56
Au temps de Yutaka Sado, l'Orchestre réunissait régulièrement 1700 personnes à la salle
Pleyel. Lors des deux derniers concerts au Théâtre des Champs Élysées, en 2018 et début
2019, le public atteignait encore environ 1000 personnes. En janvier 2020, dans la courte
embellie placée entre les annulations de 2019 pour raisons de finances et les annulations de
2020-21 pour raison d'épidémie, le concert Vivaldi-Piazzolla a réuni 504 spectateurs, mais
seulement 386 places vendues et 118 invitations. Les chiffres de fréquentation de la saison
2021-2022 diront si la chute se poursuit. Les premiers échos sont alarmants (moins de
200). Mais comme l'épidémie joue, cette fois, son rôle et que d'autres orchestres connaissent
la même baisse, il faut attendre pour conclure. C'est évidemment dans la durée et dans la
comparaison avec les autres orchestres qu'il sera loisible de dire si le public parisien de
l'Orchestre Lamoureux s'est ou non effondré.

En revanche, la fréquentation des concerts franciliens sera un indice intéressant. Peut-être


moins le concert de la Seine Musicale, d'ailleurs, — en raison de la localisation quelque peu
intermédiaire entre Paris et la couronne, voire hors sol de cet équipement —, que ceux de
Charenton-le-Pont et de Fontainebleau où le lien avec le public local donnera une idée de
l'éventuel désir d'orchestre qui peut structurer le partenariat quotidien et de proximité avec
les villes, les intercommunalités et la Région Île-de-France.

L'effacement de Staccato

Comme si les temps de l'Orchestre n'avaient pas été assez difficiles, la disparition de la
présidente de l'association Staccato au début de l'année 2021 a porté un autre mauvais coup à
l'Orchestre.
Fraîchement élu président de l’Orchestre des Concerts Lamoureux, j’avais très vite
rencontré Madeleine Zang à l’automne 2019. Lors de ce premier échange, dans le petit
salon de l'Académie d'Agriculture, je me souviens l’avoir écoutée me raconter l’orchestre
pendant trois heures, illustrant son propos de brochures et de photographies, le ponctuant
d’anecdotes.
De sa voix modeste et enjouée elle me disait combien elle aimait les rencontres avec les
musiciens. J’ai su, ensuite, qu’elle avait plusieurs autres engagements artistiques et sociaux,
mais j’ai très vite compris que l’Orchestre Lamoureux avait une place de premier plan dans
sa vie sociale et même personnelle. Elle avait classé les archives de l'Orchestre. Depuis vingt
ans, comme présidente de Staccato, elle animait le groupe des mécènes particuliers de
l'Orchestre Lamoureux, offrant des aides de toutes sortes, y compris financières.

Sa disparition coïncide avec divers faits susceptibles de favoriser l'effacement de cette


association. Sans candidat à la reprise, l'association pourrait connaître une vie au ralenti. Ses
membres, fidèles depuis vingt ans, ont vieilli et sont en droit d'attendre ou d'espérer une
relève. Plus grave encore, la disparition de la politique d'abonnement de l'Orchestre et la
difficulté d'ancrage dans une salle dédiée peut gêner des soutiens habitués à des repères et à
des rituels de sympathie.
J'avais évidemment souri, lorsque, pendant cet entretien, Madeleine Zang m'avait parlé de
son abonnement à la Philharmonie. Elle aimait Lamoureux, mais, Lamoureux n'offrant plus
rien, le besoin de musique était plus fort. Et les programmations de cet auditorium ne
manquent pas d'intérêt et d'envergure !

57
J'avais contribué à une possible renaissance de l'association en trouvant des personnes
susceptibles de la prendre en charge et de lui permettre de continuer à accompagner
l'Orchestre. La crise qui a provoqué mon départ a compromis le processus.

Avant le public, le projet

La re-création du public de Lamoureux devrait être un objectif prioritaire de l'Orchestre.


Mais cela passe d'abord par la définition du projet. On ne recrée pas un public à partir d'une
tranche d'âge spécifique, vieillissante et, surtout, sollicitée à un degré extrême par une offre
symphonique classique pléthorique sur Paris.
En ce sens, l'erreur de la communication actuelle de l'Orchestre est de considérer que les
réseaux sociaux doivent être le vecteur moderne pour véhiculer un contenu traditionnel : en
clair faire de la publicité sur les différents réseaux sociaux pour que les gens viennent au
concert. C'est ne pas s'attaquer au fond, aux causes de la désaffection du public pour les
Concerts Lamoureux. Une inversion serait souhaitable : définir d'abord le projet. Les
réseaux sociaux pourront ensuite être l'opportunité de véhiculer des contenus nouveaux et de
réfléchir à la façon d'insérer les différentes productions de l'Orchestre dans les pratiques
nouvelles.

58
Conclusion de la première partie :
Pas de sable hors du bac

Il n’y a pas d’aveu plus pathétiquement drôle que celui-ci : « Il faut impérativement que les
dirigeants élus au CA soient au courant de ce qui se passe ». Par la voix d'un de ses membres
en responsabilité26, le CA reconnaît, en fait, qu’il n’était pas au courant, ne s’est pas donné
les moyens de savoir qu’une crise couvait, n’a pas contrôlé son ou ses salariés, n’a pas été en
contact avec le cabinet comptable pour resserrer les échéances de son reporting (la lettre de
mission confiée au cabinet comptable ne comptant qu’un report annuel), n’a pas dialogué
préventivement avec le commissaire aux comptes, et ainsi de suite.
Cette déclaration, qui ferait sourire en d’autres circonstances, n’est pas à prendre à la légère
car elle possède son implicite : puisque le CA n’est pas tenu au courant, c’est qu’on lui cache
quelque chose. Et, de fait, les administrateurs (ceux du CA) n’ont eu de cesse depuis la mise
au jour de la crise des finances de l’association en 2018-2019, de botter en touche, suspectant
une vérité voilée, et rejetant sur un tiers la faute qui était d’abord la leur. Ils ont reproché à
l'administrateur salarié de l'époque de n’avoir pas alerté sur tous les déficits. Le responsable
de la crise était trouvé…hors des sociétaires statutaires, hors des responsables juridiques de
l'association, hors des patrons économiques de l'entreprise, bien évidemment.
Mais c’est à y perdre son latin. Car la position du CA est de considérer que, le pouvoir lui
revenant comme représentant des sociétaires — ce qui est fondamentalement juste et légal — , tout
ce qui se passe en dehors de lui alors qu’il ne veut pas avoir à en connaître et à en traiter —
ce qui est fondamentalement grave — , risque d’être de l’ordre du complot — ce qui devient
franchement ridicule —. Personne du CA n'étant responsable, personne du CA ne peut être
fautif, et, par conséquent tout ce qui arrive à l'Orchestre Lamoureux est du fait des autres.

Le lecteur se doute que telle n’est pas mon analyse. Pour être démocratiquement et
régulièrement élu en regard de ses statuts, le CA de l'Orchestre Lamoureux ne devient pas
compétent pour autant. L’élection ne fait pas le professionnalisme et je m’étonne que des
gens qui dans leur métier sont si susceptibles et hiérarchisent à ce point les talents (soliste,
violon solo, premier violon, chef d’attaque, violon du rang, etc.), ne comprennent pas que la
gestion d’une entreprise suppose les mêmes répartitions et les mêmes gradations de
compétences.
D'ailleurs, il n’y a pas de véritable conseil d’administration mais un comité — c’est d’ailleurs
ainsi que plusieurs persistent à le nommer27 — qui traite de tout et de rien, mais peu ou
même pas des questions de fond de la vie de l’Orchestre. Un peu conseil d’administration,
un peu comité artistique, un peu comité de recrutement, un peu comité de surveillance, le

26 C'est une citation d'une phrase prononcée lors d'un discours de l'assemblée générale de 2019, après la
crise financière de 2018-2019.
27 Un des sociétaires m'en a fait la remarque. Le mot de comité s’explique : c’est une réminiscence, car il

vient des statuts des orchestres populaires du XIXe siècle. En 1852, la Société des jeunes artistes de
Pasdeloup est gérée par un comité de neuf membres. Charles Lamoureux, alors jeune musicien de 19
ans, y est élu par les sociétaires, avec six autres musiciens, lors de la séance du 3 décembre 1853. Il
participe directement à l’écriture du règlement du 21 décembre 1853 qui fixe le fonctionnement du
comité, mais qui s’avère surtout un règlement intérieur presque exclusivement tourné vers le contrôle de
l’assiduité des musiciens (Simon 2011, p. 163-164). Cependant je ne suis pas certain que les membres
actuels du CA emploient le mot comité par héritage ; le mot leur convient mieux que l'expression de
“conseil d'administration”, qui fait un peu trop corporate et oriente vers l'entreprise.

59
CA est polymorphe. Et ses discussions quelquefois se prolongent dans des réseaux sociaux
communautaristes, des espèces de cafés du commerce, bien utiles pour exclure quelqu’un de
l’échange.
Dans une petite structure, cette indistinction ne serait pas un grave problème si les questions
de fond étaient sérieusement traitées, au moins pendant un temps suffisant des débats, et si
ce fonctionnement désuet que j’ai cherché à professionnaliser ne s’avérait pas stérilisant, car
les exemples abondent où des initiatives excellentes s’enlisent et échouent dans les sables du
bac.
De quoi peut bien discuter le CA d’un orchestre qui ne fait plus de saison, qui ne veut pas
traiter de son modèle économique, qui considère que sa survie est de l’ordre du miracle sans
cesse renouvelé, c’est-à-dire de l’immanence et qu’il n’a donc guère à s’en préoccuper ? Eh
bien !, mais des chaussures de Procope, j’entends par là de ces choses qui font croire qu’on
existe encore sur le mode d’antan, alors que, sans se l’avouer, on sait pertinemment que ce
n’est plus le cas.

Des chaussures de Procope


…aux brochures de Lamoureux

Au milieu du VIe siècle, alors que l’Empire romain avait sombré depuis près d’un siècle, des
groupuscules de soldats romains croyaient encore pouvoir continuer à faire vivre l’antique
armée romaine. Ils suivaient toujours les anciennes habitudes des légionnaires. Mais comme
en témoigne le chroniqueur latin Procope, ce qu’ils aimaient flatter de leur glorieuse histoire
passée, c’était les détails de leur habit, notamment les chaussures… Il ne leur restait plus que
cela.

Comme les soldats de Procope ont leurs chaussures, les Lamoureux ont leurs
brochures. Dans un CA qui aurait dû être consacré à l’avenir de l’Orchestre,
discussion rejetée comme sans intérêt, les membres ont passé vingt minutes à
discourir de l’illustration de la brochure — ce qui aurait dû être fait dans une autre
réunion, plus technique et simplement validé par le CA à partir du rapport de la
personne chargée de suivre le dossier —. Et ceci, alors que les locaux de la rue Taine
sont remplis de brochures que l’Orchestre a dû mettre au pilon car les concerts
avaient été annulés en 2019…
Comme les soldats romains de Procope, qui s’occupent de leurs chaussures alors
qu’ils ne combattent plus, les membres du CA s’occupent de leur brochure, alors…
qu’il n’y a plus de saison.

Ah ! L'Orchestre a été plus inspiré en s'occupant des chaussures de Louboutin, lors de


l'inauguration de l'exposition rétrospective de ce créateur : mais le chausseur avait-il
pensé à présenter un modèle de “sandales à la légionnaire”, dédié aux Lamoureux ?

Si la vie interne de cette association est difficile, en temps de crise, c’est parce que les
responsabilités n’y sont pas définies et que cette indécision cache le refus de tout leadership.
L’administrateur est un salarié mais dont on attend tout, surtout qu’il réussisse à trouver de
l’argent. Mais il reste un salarié. Le président ? Ayant rarement eu l’habitude d’avoir un
président extérieur au groupe des sociétaires, préférant un président issu de ses rangs,
l’Orchestre se fait de son président/sa présidente l’image qu’il se fait de son CA. Il est là

60
pour la forme, parce qu’il en faut un28. Alors, un président qui préside et qui oriente, c’est un
choc ! C’est forcément un ambitieux qui veut faire son beurre sur le dos des Lamoureux.

Aujourd’hui, l’OCL se cherche un président ou une présidente qui serait suffisamment


lointain(e) pour laisser le CA agir, tout en exerçant nominalement et juridiquement la charge
(il faut bien quelqu'un qui aille en justice, si cela se gâte). Une personne simplement
consentante, mais si possible de haut ou très haut niveau et qui ait un carnet d’adresses ?
Se posera cependant la question de la présence d’un tel président. J’ai désormais
suffisamment de compréhension de la façon dont agissent et réagissent les sociétaires élus, et
parce qu’une allusion à peine voilée m’a été faite en ce sens, pour savoir que par rejet du
modèle que j’ai représenté, l’Orchestre voudra quelqu’un de très grande notabilité
(l’entregent), ce qui est très bien, mais à qui il ne sera pas nécessaire de demander de présider
effectivement l’association au quotidien, ce qui l'est moins. Le CA envisage-t-il une
présidence de paille avec une délégation permanente du pouvoir de décision au secrétariat
général ? Les statuts ne le permettent pas. Chercher ce genre de personnalité, ce serait
confondre le rôle d’ambassadeur parlant de l’Orchestre et pour l’Orchestre dans les médias,
comme j'avais souhaité en trouver un dès mon arrivée en sachant que je ne saurais pas
remplir ce rôle, avec la fonction de président qui doit être présent et tenir les rênes, en
présidant effectivement toutes les séances du Conseil d’administration, ce que j’ai fait.
Pas de sable hors du bac, mais dans le bac, rien que du sable, pas d’objet tranchant ou
contondant, pas de véritable président ou présidente. Cela s'appelle organiser
l'ingouvernabilité de l'association.

Quant au fond, le CA de l’Orchestre n’entend pas travailler à la mise au point d’un modèle
économique, ce qui demande des efforts et de l’audace. Il espère, une fois encore, choisir la
position de l’entonnoir, baillant vers le haut, et attendre tout d’un miraculeux personnage ou
d'une providentielle institution, qui ouvrant les carnets d’adresses, conduirait les mécènes et
les collectivités à déverser leur argent dans l’entonnoir.

28 Voici un signe de cette perception inexistante du président. Le Journaliste Denis Cosnard, écrivant un

article sur l'Orchestre dans le Monde ("Un nouveau chef pour relancer le vieil orchestre Lamoureux", le
Monde 2 février 2021), a pris ses informations auprès de la Ville de Paris, et du conseiller artistique de
l'Orchestre, mais n'a pas eu l'idée d'interroger… le président de l'association. On ne peut lui en vouloir,
tant, dans ces milieux, les présidents sont censés être des hommes de paille ou des potiches.

61
Deuxième partie
Le chemin des Concerts Lamoureux

62
Introduction
Un orchestre parmi tant d’autres

Dans cette seconde partie, je me propose de défendre un point de vue, celui des Concerts
Lamoureux comme axe d’un projet musical pour l’entreprise. Ensuite, je suggère une
progression, en articulant la réflexion sur le modèle économique à ce projet et à la situation
actuelle des orchestres privés. Je serai ainsi conduit à démontrer que la solution pour le
projet n’est pas dans la reproduction du modèle musical issu d’un passé révolu, fétichisé par
la “saison” parisienne, mais dans la recherche de ce qui, dans l’histoire de l’Orchestre, peut
être exploité pour rebondir.
Ce qui l’est, c’est un pluriel, celui des Concerts Lamoureux, suggéré par Charles Lamoureux
lui-même, mais jamais réalisé en fait, et dont il conviendra de se demander en quoi il est
porteur de renouveau.
C'est un moyen de refonder l’utilité publique de l’Orchestre, laquelle n’a plus de sens
aujourd’hui, compte tenu de l’histoire récente de l’Orchestre et du laxisme de sa gestion29.
Ensuite, je serai conduit à interroger le modèle économique susceptible de porter un tel
projet musical. Dans ce domaine, compte tenu de l’inflation orchestrale parisienne et
francilienne, il apparaît que le chemin sera long pour atteindre un équilibre, en raison de
deux faits qui vont progressivement marquer la décennie à venir : la reconquête des publics,
dans les segments où ils ont été perdus en route ; la diffusion francilienne et provinciale qui
va conduire à un progressif basculement et à un rééquilibrage du budget, mais qui va se
traduire également par une inflation administrative qui pointe déjà son nez à travers la liste
des aides de la Région Île-de-France que j'aborderai un peu plus avant.

Deux préalables doivent être rappelés avant d’entrer dans le vif du projet. L’un porte sur la
perte d’identité de l’Orchestre dans le paysage orchestral actuel ou plus exactement sur le
brouillage de son identité historique. Il y a brouillage parce que l'Orchestre ne fait plus ce
pour quoi il a été créé principalement, sans qu'on identifie clairement ce qu'il fait ou ce vers
quoi il se dirige.

29 Les musiciens membres du CA m'ont reproché d'agiter le spectre d'une refonte des statuts parce que
cela risquerait d'attirer l'attention sur l'orchestre et de lui faire perdre la reconnaissance d'utilité publique.
Mais ils n'ont à aucun moment réalisé que depuis cinq ans avant mon arrivée, l'association recevait
chaque année des courriers de la Préfecture lui demandant de verser les pièces administratives (comptes
rendus des assemblées générales et comptes d'exploitation annuels) avec menace de perdre la
reconnaissance d'utilité publique. Ces courriers sont restés à chaque fois sans réponse ! Avec le concours
efficace de l'actuel trésorier, nous avons remédié à cette carence. Qui fait courir des risques à l'utilité
publique de l'association ? C'est une chance que l'administration prenne son temps pour mettre ses
menaces à exécution.

63
Sic transit

Lors d'un de mes premiers séjours au siège de l'Orchestre, je consultais les livres,
programmes, brochures et disques qui s'accumulent sur une étagère consacrée aux
productions de l'Orchestre.
Prenant un disque consacré à des programmes symphoniques, quelle ne fut pas ma
surprise de lire sur l'une des faces, le nom de l'Orchestre Lamoureux, et sur l'autre…
celui du Philharmonique de Berlin !

On comprend qu'une telle histoire soit marquante et que les musiciens ne s'habituent
pas à l'idée de devoir y renoncer.

L’autre, sur le fait que l’Orchestre se résout mal à admettre qu’il est un orchestre privé. De
ce fait, comme le rappelle la “convention collective nationale des entreprises du secteur privé
du spectacle vivant”, l’orchestre a la chance ou la particularité (on choisit le terme qu’on
souhaite) d’être indépendant à l’égard des pouvoirs publics pour son fonctionnement, et il
peut ainsi définir et gérer son projet artistique sans l’intervention d’un représentant de la
puissance publique.
L’État ou les collectivités territoriales peuvent lui apporter leur concours sous forme d’aides
et de subventions, mais sans aucune obligation d’assistance. Puisque l’association est de droit
privé et puisque son activité s’insère dans un cadre économique libéral, c’est à elle à définir
la viabilité de son schéma économique et à adapter ses statuts en conséquence.
Se plaindre publiquement que les subventions baissent, comme l’Orchestre l’a fait dans un
passé récent, est peut-être opportun auprès de l’opinion publique qu'on manipule, mais ne
règle pas le problème.

64
8.

Un projet pour l'orchestre

Comment et sur quoi fonder un nouveau projet pour l'Orchestre Lamoureux ? Les
conditions de réalisation d'une vraie saison parisienne, à l'ancienne, n'étant plus réunies, je
suggère de rompre avec ce fétiche et d'engager la réforme du projet de l'orchestre sur deux
autres piliers :
- la restauration du pluriel “des” Concerts Lamoureux ;
- une réflexion sur la nouvelle géographie des activités de l'Orchestre.
Cette réflexion doit être sous-tendue par la question fondamentale suivante : quelle peut être
la façon pour l'Orchestre d'être utile à tous les publics ? autrement dit, quel contenu donner
à l'utilité publique dont l'Orchestre ne fait, aujourd'hui, qu'une démonstration imparfaite,
puisqu'il donne surtout à voir ce qu'il ne sait plus faire alors qu'il ne sait pas valoriser ce qu'il
fait de bien.

Les Concerts Lamoureux


En lisant l'excellent ouvrage de Yannick Simon sur “Charles Lamoureux, chef d'orchestre et
directeur musical au XIXe siècle”, on apprend que Charles Lamoureux n'avait pas eu dès le
départ, l'idée exclusive de fonder un orchestre, ce qu'on pourrait croire au vu de l'héritage
qu'il a laissé, mais qu'il était et se pensait autant directeur musical que chef d'orchestre.
Avant de se consacrer à l'Orchestre fondé en 1881, il avait exploré des formes et des
formations diverses, allant du quatuor à cordes à l'orchestre, en passant par le chœur,
l'oratorio et l'opéra. Il y a donc, dans ce titre — qui est encore la raison sociale de l'orchestre
aujourd'hui (“Orchestre des Concerts Lamoureux”) — un pluriel original qui s'explique par
l'histoire et la personnalité du fondateur. L'histoire, ensuite, a fait le tri : de la vaste emprise
que Lamoureux voulait exercer sur le monde musical français à la fin du XIXe s., il n'est
resté que l'Orchestre.

Ce pluriel présente beaucoup d'intérêt, dans une version entièrement repensée. Il faut lui
rendre tout son contenu, en assumant la pluralité des formes, des lieux et des styles auxquels
l'Orchestre Lamoureux fait appel, dans les petits et moyens formats que lui offrent désormais
les salles. Qu'est-ce que les Concerts Lamoureux aujourd'hui ? C'est la palette des propositions
articulées que l'Orchestre propose au service des différentes utilités sociales. C'est le cœur du
projet. Ce n'est pas, comme beaucoup d'autres orchestres le font, un orchestre qui, en marge
de ses activités principales, fait de l'éducatif, du solidaire, de l'éveil, de la proximité. C'est
l'axe même du projet.
Non pas que les autres orchestres, lorsqu'ils agissent en ce sens, fassent moins bien. Tout
d'abord, on peut comprendre qu'un orchestre comme l'Orchestre de Paris, qui porte

65
l'excellence française au plus haut niveau, ne soit pas tenu d'assurer, dans le même temps et
à la même hauteur d'objectifs, un maillage territorial ou social diversifié. Ensuite, je ne
mésestime pas l'ample projet Demos de la Philharmonie, qui n'est pas une simple annexe
éducative d'un projet principal, mais un monde en soi. Et ainsi de suite.
Bien entendu, on pourrait rêver d'un Orchestre Lamoureux qui aurait les moyens
économiques de faire à la fois une saison parisienne forte et de lui ajouter toute la gamme
des actions en direction de l'utilité sociale. Ce n'est pas le cas. Dès lors, le concept revisité
“des Concerts Lamoureux” est une façon d'installer et d'organiser la diversité des formations
et des formes Lamoureux. C'est une conception.
J'avais, au début de l'année 2020, préparé une maquette en ce sens, autour des formations
des Concerts Lamoureux : l'Orchestre, la Chambre Lamoureux, des ensembles à géométrie
variable que le potentiel de l'Orchestre aurait permis de créer ; et de les articuler avec des
formes : le concert, l'émission de télévision, l'enregistrement vidéo, la production de
disques, la Table Lamoureux, les Bébé-Concerts, des Jeunes Maestros ; ou encore avec des
actions plus proprement éducatives et professionnalisantes.
Pourquoi élaborer cette architecture que certains pourraient trouver un peu vaine ou
théorique, à la limite de la rhétorique ? Parce qu'il faut briser la sensation, contraire à la
notion d'utilité publique, que l'association fait tout et n'importe quoi, dans son désir de ne
pas sombrer complètement. Non pas que faire une tournée avec un artiste de variété ou
contribuer à l'inauguration d'une exposition de chaussures (celles de Louboutin, pas celles
des soldats de Procope…) soient moins “utiles” que des Bébé-concerts ou des actions de
formation. L'utilité publique peut prendre des aspects changeants et s'adapter aux pratiques
culturelles des Français. Mais parce que les voies et les moyens économiques diffèrent. Dans
un cas, le chanteur de variété remplit les salles et peut payer l'orchestre d'accompagnement,
de même que l'entreprise Louboutin peut assumer la facture d'un orchestre symphonique
pour son inauguration. Dans les autres cas, c'est différent. Il faut travailler avec des budgets
constants, ou même dans des situations qui ne sont pas couvertes par des lignes budgétaires.
Il faut alors d'abord donner pour espérer recevoir ensuite et par d'autres voies.
Le lecteur voit que j'introduis, peu à peu une notion nouvelle, celle d'entreprise “à mission”,
que je développerai dans le chapitre suivant et la conclusion générale.

Je vois une autre raison à cette architecture, à savoir le comblement du fossé que j'ai identifié
en introduction de ce livre, entre le projet et l'expérience. C'est à l'occasion de la rédaction
d'un dossier que je me suis rendu compte de cette nécessité.
À la fin de l'été 2020, l'administratrice nous fait passer un appel d'offres conjoint de la Ville
de Paris et de la Caisse d'Allocations Familiales d'Île-de-France, invitant les structures
culturelles à déposer des projets destinés aux crèches et aux écoles maternelles, afin de réunir
parents et enfants à l'occasion de productions artistiques. Nous nous disons qu'avec
l'expérience que possède l'Orchestre en matière de Bébé-Concerts, nous sommes dans les
clous pour ce genre d'action. Sauf que, dans une crèche, on ne débarque pas avec un
orchestre symphonique, ni même un orchestre de chambre, mais en tout petit nombre. Sauf
que, dans une crèche, on ne vient pas dérouler un programme, mais créer autre chose, un
autre rapport. Cela tombe sous le sens. Nous élaborons le dossier sur ces bases.
Mais au moment final, il faut ajouter une fiche de présentation de l'Orchestre, en tant que
demandeur. La communication de l'orchestre dispose de la fiche standard, que je connais
par cœur, mais qui, ce jour-là me fait éclater de rire :
" Fondé en 1881 par Charles Lamoureux sous le nom de Société des Nouveaux Concerts,
il devient orchestre associatif en 1897 et est reconnu d’utilité publique depuis 1961.
Charles Lamoureux était un grand admirateur de la musique de Richard Wagner, ce

66
n’est donc pas un hasard si c’est à l’Orchestre Lamoureux que l’on doit d’avoir entendu
pour la première fois Lohengrin en France.
Les décennies qui suivirent ont imposé l’Orchestre dans le répertoire français. Debussy et
Ravel lui doivent les créations mondiales de La Mer, du Concerto en sol, de La Valse, du Boléro
dans sa version concert…
Son histoire est aussi liée aux noms de grands chefs tels que Paul Paray, Igor Markevitch,
Yutaka Sado et plus récemment Michel Plasson. Côté solistes, l’Orchestre a eu le plaisir
de collaborer avec Yehudi Menuhin à ses débuts, Pablo Casals, Arthur Grumiaux, Clara
Haskil, David Oistrakh, Maurice Gendron, Jacques Thibaud, Pierre Fournier et Karine
Deshayes. "

Si j'ai éclaté de rire alors, c'est en raison de l'incongruité, du décalage entre ce dont il était
question et ce dont parlait l'Orchestre dans cette façon de se présenter.
En effet, c'est se tromper que d'argumenter ainsi : la fiche qu'il aurait fallu rédiger et envoyer
était une fiche qui aurait mis en évidence la capacité des musiciens de l'Orchestre à sortir du
répertoire classique et du concert traditionnel pour inventer des formes. On ne sonne pas à
la porte d'une crèche d'Île-de-France, avec Wagner en bandoulière et une version intégrale
de Lohengrin sous le bras !

Imaginons l'inverse, histoire de sourire un peu.

Imaginons, qu'en décembre prochain, lorsque l'Orchestre Lamoureux ira jouer à la


Brucknerhauss de Linz sous la direction de Michel Plasson, le texte de présentation de
l'Orchestre dise uniquement ceci :
" L'Orchestre Lamoureux est cet orchestre qui sait éclater ses effectifs afin de
répondre aux sollicitations de son temps. Parmi les temps fort de son histoire, il a
récemment joué en duo dans une crèche du 19e arrondissement de Paris, donné un
Bébé-concert de légende sur le thème du cirque, animé l'école maternelle de Charenton-
le-Pont en produisant son fameux quintette à vent, joué en quatuor dans le hall de
l'Hôpital Pompidou… "

Là on ressentirait toute l'incongruité du message.

Comment créer du public ?

La re-création d'un public pour l'Orchestre Lamoureux s'annonce comme un long


cheminement. Trente mois d'arrêt, l'impossibilité de proposer une formule d'abonnement
qui séduise, l'effacement inopiné et douloureux de l'association Staccato, et, par dessus tout,
l'accumulation des échecs de remplissage qui minent les meilleures volontés, tout ceci
démontre que la reconstitution d'un public sera longue, inévitablement sur plusieurs années.
Elle passe par des actions parallèles au concert, pour mieux y revenir, encore que l'effet
d'entraînement du public d'un type de spectacle vers un autre spectacle ne soit pas garanti.
S'obstiner à ne penser qu'en termes de concerts et de saison est sans doute la meilleure façon
d'échouer. Je sais que l'on parle de spectacle vivant, que le répertoire appelle l'orchestre, la
salle correspondante, le programme adapté, que les pratiques culturelles de certaines
générations sont attachées à l'abonnement à la loge ou au fauteuil, je sais tout cela, je connais
mes classiques. Mais l'Orchestre Lamoureux doit d'abord labourer les formes et les lieux
avant d'espérer fédérer ces publics dans de plus grandes messes symphoniques.

67
Les opportunités de recréer ces publics autour du nom de Lamoureux ne manquent pas. J'en
évoque quelques-unes.

— Les émissions de télévision autour d'objectifs de santé et de solidarité. Grâce


à l'action conjointe et tenace de deux solistes qui aiment bien l'Orchestre, Gautier Capuçon
et Hugues Borsarello, l'Orchestre a été invité à participer deux fois à ce genre d'émission.
Une fois pour accompagner le concert des solistes de Symphonie pour la Vie, une autre fois pour
accompagner le concert de la Fondation des Hôpitaux de France-Hôpitaux de Paris autour
de l'opération “pièces jaunes”.
Les bénéfices sont considérables. À chaque fois, l'orchestre a été vu par plus d'un million de
téléspectateurs, sans compter les vues postérieures en replay. Alors qu'il est de fait exclu des
salles parisiennes d'envergure, faute d'argent, il a eu l'opportunité de jouer dans deux temples
et non des moindres : le Châtelet et l'Opéra-Comique. Plus important encore, la qualité
musicale de la prestation a été remarquée et cela valorise le travail des musiciens. À chaque
fois, bien que n'étant pas au centre de l'émission, l'Orchestre a été remarquablement mis en
scène par des captations visuelles réussies, de toute beauté.
Pour l'instant, l'Orchestre n'a pas rebondi sur ces deux opportunités. Il n'a pas réalisé qu'il
devait s'en saisir et proposer un partenariat avec ces institutions.

— Les Bébé-concerts.
Ces concerts sont une des plus belles créations de l'Orchestre dans les dernières années. Je les
ai découverts en arrivant et j'en ai progressivement compris la force. Pour un dépliant devant
présenter les activités de l'Orchestre, j'ai alors rédigé cet encart.
Avec les Bébés Concerts, nous plongeons de très jeunes enfants de moins de trois ans, dans la musique et
ceci dans les bras de leurs parents. Ils écoutent, mais le plus souvent aussi ils font un peu de bruit,
déambulent dans les travées, réclament le biberon, ont besoin de bouger. Rien que de très normal. Mais il
n’empêche : ils entendent de la musique jouée par un véritable orchestre, évidemment ponctuée par des
comptines pour que tous chantent ensemble. Qui sait tout ce qui a pu s’éveiller en eux ?
Ensuite ? Eh bien, rendez-vous à l’âge adulte !30
L'essentiel est la rencontre des trois dimensions : la naïveté (au sens de nativité) des très
jeunes enfants ; l'amour des parents (ou des grands parents) ; la présence des musiciens. Et,
circulant des uns aux autres, en des itinéraires qui ne sont pas tous écrits à l'avance, le
véhicule de la musique. Dans mon texte de présentation je capitalisais sur l'avenir, pensant
que de cette expérience il pouvait rester quelque chose. Mais il n'y a pas que cela. La
formule est magique. Elle est un présent, à tous les sens du mot, l'actualité et l'immédiateté
d'un don musical, et pas seulement un calcul de potentialité et de retour sur investissement
sensoriel à plus longue portée.
Les Bébé-concerts de Lamoureux, c'est véritablement l'Offrande musicale à l'état pur.
Chapeau, les artistes !

— La Table Lamoureux
Découvrant Cultplace, cette entreprise de réhabilitation par la culture de lieux initialement
faits pour d'autres fonctions, avec laquelle il semble que l'Orchestre avait des velléités de

30 Les Jeunes Maestros prévus à la Salle Cortot changeaient l'optique tout en poursuivant l'action. Pensés

pour la tranche d'âge de 5 à 10 ans, il s'agissait d'initier de jeunes enfants à l'écoute de la musique.
Depuis, ils sont devenus un Concert Jeunesse sur le thème de Bach et des Concertos Brandebourgeois (en
février 2022). L'idée est proche et il faut espérer que cette formule connaisse un réel succès car elle
constituerait avec le Bébé-Concert, une formule couplée intéressante à proposer aux théâtres et autres
lieux de production.

68
collaboration sans avoir jusque là concrétisé, j'ai conçu, avec une musicienne de l'orchestre,
la Table Lamoureux pour démarrer la collaboration.
Notre contact, l'architecte Renaud Barillet, avait le lieu qui convient, Poinçon, cette
ancienne gare de la ligne d'Orléans, dans le 14e arrondissement. Autour des cordes, des
cuivres ou de l'art lyrique, en trois scansions annuelles, nous proposions une formule alliant
l'art de la table à l'art musical.
À la fin des années 1990, j'avais expérimenté une formule de ce type au théâtre municipal de
Dole, dont le grand foyer très IIIe République, se prêtait au genre. Il s'agissait d'un spectacle
que j'avais intitulé “aria di sorbetto”. On sait que, dans les formes de l'opéra baroque, on
appelait ainsi un air qu'un chanteur ou une chanteuse venait interpréter en attendant
l'arrivée du divo ou de la diva. Un entremets, en quelque sorte, un petit fondant lyrique pour
attendre. Transférant le concept en idée de spectacle gustatif, j'avais écrit un texte de
circonstance, dit par un comédien, véritable meneur de jeu de la soirée, qui faisait alterner
pour les 120 spectateurs conviés à la Table, tantôt des musiques, tantôt des desserts. En
coulisses, le traiteur attendait, conducteur en mains, suivant attentivement le déroulé de la
soirée afin que, chaque fois que le comédien clamerait “sorbetto !”, son escadron de
serveuses et serveurs aille sans délai servir l'un des trois desserts successifs de la soirée.
Au delà de la qualité des desserts et des choix musicaux, tout était dans la précision et la
rapidité des enchaînements, l'absence de tout temps mort. Les spectateurs-dégustateurs
l'avaient perçu ainsi.

Mais, concevoir une Table Lamoureux au début de 2020, avec le concours de l'association
Staccato, qui avait accepté de composer le public de la première, c'était jouer trois fois de
malchance puis de malheur. Le projet a dû être ajourné en raison de l'épidémie : les
musiciens devaient cesser de jouer ; Poinçon devait fermer ; et Staccato, sur qui nous
comptions pour remettre le couvert en 2021, allait connaître la maladie puis le deuil de sa
présidente.

L'intérêt de l'Orchestre serait de ne pas laisser tomber la collaboration avec Cultplace, grâce
aux différents lieux que cette agence tient en portefeuille, et, bien évidemment, à la penser
autrement que comme une simple opportunité de jouer, en soliste ou en petite formation.
Ce qui est en jeu, c'est l'invention de formes (relativement) nouvelles, la préemption, par
Lamoureux, de formes originales de proximité et de lien. Une opportunité pour étoffer la
gamme des utilités publiques de l'orchestre.

L'angle mort du spectacle vivant : le visuel

Dans la refonte du projet de l'Orchestre, il est un point qui fait défaut, celui de l'image,
traduite par le visuel que l'Orchestre donne de lui-même et de ses productions.

C'est, une fois de plus, une opportunité qui me l'a fait comprendre. Pour marquer le début
d'une collaboration avec Ground Control, il est question de reproduire dans ce lieu le concert
associant les Quatre saisons de Vivaldi et le somptueux graphisme que Caroline Desnoëttes a
réalisé pour accompagner la partition. Ce graphisme, je l'avais visionné, préalablement chez
moi sur ordinateur, et j'étais resté séduit par sa puissance évocatrice. Imaginez une espèce de
tapisserie de Bayeux, qui défile sur votre écran, au lieu que ce soit vous qui vous déplaciez le
long de ce déroulé, et qui donne à la musique de Vivaldi un éclairage vraiment unique.
Sur le papier, je veux dire intellectuellement, cette collaboration avec l'artiste me paraissait
des plus heureuses.

69
Las, c'était compter sans l'effet destructeur du visuel. Faute de lieu (Ground Control, à froid,
c'est tout sauf magique31) et faute d'argent, la solution retenue s'est avérée exactement
contraire à l'effet recherché. Il fallait investir un lieu par l'image et le son. Au lieu de cela, on
voyait défiler sur un écran vidéo (qui aurait été immense dans un salon, mais faisait
ridiculement petit dans le hall) le vidéorama, et l'on écoutait l'orchestre, perturbé par les
chocs des verres et des bouteilles des bars environnants, et les coups et les exclamations des
joueurs de baby-foots, dans un open space voisin.
Caroline Desnoëttes était morfondue du résultat. J'avais été prévenu de sa déception. J'allais
néanmoins me présenter à elle et lui dire… mais quoi au juste ? Caroline Desnoëttes,
saisissant l'occasion, me raconta alors le spectacle qu'elle aurait aimé voir : une projection de
sa vidéo sur une immense toile de scène, y compris sur les musiciens habillés en blanc…
Ce jour-là, j'ai dû être un président misérabiliste, plaider l'absence d'argent, les difficultés de
l'orchestre, le premier contact avec Ground Control. Toutes raisons qui n'en sont pas.

Comment appelle-t-on un spectacle qui conditionne une production à la faiblesse voire à


l'absence d'un budget et le produit malgré tout ? Un spectacle amateur.

Musiciens, devenez un peu géographes !


Un projet, c'est une géographie. La proximité et le lien, précisément, voilà un axe fort de la
refonte possible des Concerts Lamoureux. Les sociétaires pourraient prendre conscience
d'un fait qui m'est apparu comme central alors qu'il est ignoré. L'orchestre n'était pas
préparé à subir le supplice d'écartèlement qu'on a fait subir aux territoires depuis 70 ans, et
qui, aujourd'hui, lui tombe dessus. Se pensant comme parisien, et même orchestre d'une
seule rive, l'Orchestre s'est laissé enfermer dans une diagonale bourgeoise. Or on ne peut pas
fréquenter l'axe Rivoli-Champs-Élysées quand on n'a que 50 euros en poche !
Aujourd'hui, le redéploiement le frappe, le heurte, l'incommode car il n'a pas été pensé.
L'Orchestre paraît enfin découvrir qu'il y a une ville à Paris, et même au delà une proche
banlieue, plusieurs couronnes, et mêmes des départements franciliens. Il va devoir également
composer avec des théâtres de province pour doubler ou tripler les productions et réduire les
coûts de production.
De la même façon que j'ai démontré dans un chapitre précédent que l'Orchestre n'avait pas
su gérer son rapport aux salles, de même il me semble qu'il n'a pas su anticiper son rapport
aux territoires, parisien, francilien, et même français et à leurs fortes mutations.

Mais le moment est venu de le faire.

Inverser la diagonale de l'Orchestre à Paris

Yannick Simon raconte, dans son livre sur Charles Lamoureux, comment le fondateur a
modifié son rapport aux salles parisiennes. Il a d'abord débuté en faisant quatre saisons au
théâtre du Château d'eau dans le 11e arrondissement. Puis il a migré plus à l'ouest, dans la
salle de l'Eden-Théâtre, située près de l'Opéra Garnier, rue Boudreau, pour deux saisons.
Enfin il a stabilisé son itinérance en s'installant pour douze saisons au Carré Marigny (ou
Cirque des Champs-Élysées), dans le 8e arrondissement. Cette localisation traduit
évidemment la géographie des théâtres et lieux de spectacle parisiens, concentrés sur la rive
droite, mais l'itinérance de Charles Lamoureux, toujours plus à l'ouest, traduit la recherche

31 En termes de spectacle s'entend ; je ne méconnais pas les autres dimensions très positives du projet.

70
d'un rapprochement de l'Orchestre avec son vrai public, le public aristocratique et bourgeois
de l'époque.
Dans les années 2010, cent trente ans plus tard, la diagonale de l'Orchestre est toujours
globalement la même, bien que les lieux aient changé : Mairie du 4e arrondissement,
CNSAD, Gaveau, Théâtre des Champs-Élysées, Ecole Normale de Musique Cortot. Et
l'espoir déçu d'une résidence au théâtre du Châtelet, qui a été vivement recherchée par
l'Orchestre dans les années 2017-2018, montre encore et toujours la dépendance de
l'Orchestre à ce schéma.
Aujourd'hui, c'est à Charenton-le-Pont qu'il va s'initier aux “Deux Rives”, alors que c'est à
Paris qu'il aurait dû le faire.

Lors de l'été 2020, alors que la Ville de Paris lançait un programme de soutien à la culture
pour des activités au mois d'août (“le mois d'août de la Culture”), j'ai proposé de répondre à
cet appel d'offres en inventant une diagonale pour la vie. De l'Hôpital Saint-Louis, dont la
cour aurait offert un cadre somptueux au déploiement de l'Orchestre, jusqu'au parc Brassens
dans le 15e, j'avais aligné cinq lieux symbolisant la vie, et que l'Orchestre aurait pu animer
dans une itinérance musicale intéressante. Outre l'Hôpital Saint-Louis et le concert pour les
malades et les soignants, le Conservatoire des Arts-et-Métiers, avec une prestation dans la
chapelle près du pendule de Foucault, pour rappeler les espoirs de la science et de la
technologie ; la Place Dauphine, au cœur de la capitale, à la confluence des deux rives de
l'île de la Cité ; l'institut Pasteur, haut lieu de la recherche médicale ; enfin, le parc Georges
Brassens, dans le 15e arrondissement, emblématique d'un arrondissement très poussettes,
pour terminer avec les jeunes enfants.
Si l'on aime les figures de rhétorique, on avait ainsi, successivement, l'hôpital, la science,
l'eau et le cœur, la recherche médicale, les enfants. D'où le nom de “diagonale pour la vie”
que j'avais donné à ce projet d'animations. J'imaginais qu'il puisse se pérenniser et devenir
une animation d'été que l'Orchestre et la Ville offriraient chaque année aux habitants et aux
touristes.

Mais l'enjeu principal de cette idée était autre. Avec cette diagonale, je souhaitais
commencer à inverser le rapport de l'Orchestre à la ville de Paris, en créant une autre
diagonale, parfaitement orthogonale avec la diagonale historique et bourgeoise de
l'Orchestre.
De même, le développement d'une collaboration avec Cultplace pourrait être l'opportunité de
créer une autre diagonale d'inversion. De La Villette ou de la Bellevilloise à Poinçon ; plus
tard, de la piscine de Saint-Denis à Poinçon, des axes nord-sud pourraient diffuser les actions
de l'Orchestre dans des arrondissements qu'il ne fréquente pas. Et devenir, en quelque sorte,
l'Orchestre des deux rives.
La collaboration avec le théâtre de l'Atelier, dans le 18e arrondissement que je découvre
dans la brochure de la saison 21-22, me paraît aller dans ce sens et là encore il faut souhaiter
plein succès à cette initiative.

71
Ancienne et nouvelles diagonales de l'Orchestre dans Paris

La ville du quart d’heure

À Paris, l'Orchestre gagnerait à s'engager dans une réflexion de fond sur son rapport à la
proximité. Il lui faudrait s'emparer du cadre de réflexion que représente la "ville du quart
d'heure" et construire avec la Ville de Paris un partenariat durable sur ce thème.
Participer au volet "Culture hors les murs” du projet parisien de la Ville du quart d'heure, ne
peut qu'entrer en résonnance avec cette difficulté qui taraude l'orchestre, à savoir le rapport
aux lieux et aux salles. Et ce serait aborder la question toujours avec le même état d'esprit :
donner aujourd'hui, pour recevoir demain, autrement dit, accepter d'ouvrir les pratiques
musicales à des lieux inhabituels, afin d'ancrer à nouveau l'Orchestre dans un rapport apaisé
avec la Ville et pouvoir, à terme, obtenir son soutien pour réintégrer une grande salle.

Les lieux improbables

Le soliste Hugues Borsarello, conseiller artistique de l'Orchestre, a défendu une belle


idée, celle d'ouvrir l'Orchestre à des lieux improbables. Non seulement faire jouer
l'orchestre dans des lieux inhabituels pour lui (Ground Control), dans des lieux en

72
friche et en attente de rénovation (la Piscine de Saint-Denis), mais aussi dans toutes
sortes de lieux où pourraient être mis en relation un lieu et une forme musicale, un
patrimoine et une œuvre. Apprenant cela, je suggère alors qu'on étudie, à moyen
terme, la faisabilité d'une série discographique conjointe avec la Ville de Paris qui
pourrait s'appeler “les Lamoureux de Paris”, et qui serait un voyage à la fois
architectural et musical, et qui prendrait la forme d'albums-CD, audo-visuel.
Car ces actions tournées vers les lieux improbables auront un avenir si elles sont
structurantes pour les activités de l'Orchestre. Une succession d'opportunités ne
feraient pas une politique.

Dans l'immédiat, au dernier trimestre de 2020, je suggère d'aller faire des captations
du Carnaval des animaux au Museum d'Histoire Naturelle, pour mettre en ligne de
courtes vidéos en 2021, qui est l'année Saint-Saëns. L'une dans la grande galerie, une
autre au jardin des Plantes, une troisième dans la grande serre, etc. Je propose
d'utiliser mes réseaux scientifiques pour aborder la direction du Museum, mais, pour
diverses raisons, notamment financières et d'opportunité du lien momentané avec les
studios de production, Hugues Borsarello décide de surseoir et je me range à cette
décision. Cependant, entre temps, un membre du CA a déjà pris un contact, pressé de
me griller la politesse et de me rappeler que je préside mais ne gouverne pas. Ce n'est
pas grave, sauf que…
Quelques mois plus tard, l'idée refait surface et l'orchestre… Divertimento annonce en
avril 2021 la mise en ligne de vidéos du Carnaval, enregistrées au Museum. Hasard
ou effet de la fuite ? On ne saura jamais.

Lamoureux ou l'art de torpiller les initiatives et les idées…

Des prolongements intéressants seraient à envisager soit avec un institut de formation aux
entreprises, soit avec les projets d'architectes en cours de réalisation. Par exemple, quarante
grandes villes mondiales participent à un programme nommé Reinventing Cities Students. Pour
Paris, le projet déposé concerne le quartier de la Porte d'Orléans, au sud du 14e
arrondissement de Paris. Pour l'orchestre, c'est à quelques pas de Poinçon : n'y aurait-il pas
des synergies à créer avec Cultplace, autour de ce genre de programme ?

La Région Île-de-France

À la suite d’une rencontre avec le conseiller culture de la Région Île de France, ce dernier
nous a fait parvenir une liste des aides possibles. Elles dessinent ce que pourra être l’aventure
francilienne de l’Orchestre, et laissent deviner une perspective particulièrement intéressante.
Je n’hésite pas à dire que c’est une des meilleures ouvertures récentes de l’Orchestre, mais le
chemin doit être balisé et l’intention comprise.

Les aides de la Région Île-de-France

En effet, la Région IDF propose plusieurs aides qui vont orienter l’activité de
l’Orchestre dans les années à venir. La plupart sont des aides conjoncturelles, liées au
spectacle vivant, et à son implantation dans la Région (ce qui exclut de ne répéter et
jouer qu’à Paris), en partenariat avec des lieux et des opérateurs du territoire. Sur ce

73
dernier point c’est déjà le cas avec Vallée Sud Grand Paris et avec le théâtre de
Fontainebleau, par exemple. Si j’entre un peu dans le détail des aides proposées, c’est
parce qu’elles disent ce qui attend l’Orchestre.

— Aide à la création dans le domaine du spectacle vivant (fonctionnement).


Ce genre d’aide porte sur 40% du budget d’un projet de spectacle, dans la limite de 40
000 euros, ce qui signifie que l’OCL doit trouver les 60% restant (billetterie, autres
aides). Une aide obtenue ne peut être renouvelée avant un an de carence.

— Aides à la diffusion des œuvres dans le domaine du spectacle vivant.


La Région souhaite aider à la diffusion de spectacles dans son territoire (sauf Paris),
en favorisant des tournées régionales, en soutenant les projets qui visent les
communes de moins de 20 000 habitants. Là encore, l’aide est de 50% avec un plafond
à 40 000 euros.

— Aide régionale à l'éducation artistique et culturelle dans les lycées et les CFA.
Par la nature de l’accord que l’OCL a déjà passé avec Vallée-Sud Grand Paris et qui
porte précisément sur la pré-professionnalisation des grands élèves des
Conservatoires à rayonnement départemental, et ceci par la découverte des différents
métiers liés à la musique et à l’Orchestre, l’Orchestre entre pleinement dans ce type
d’aide.

— Covid-19 - Aide exceptionnelle d’urgence pour le spectacle vivant .


Cette aide exceptionnelle plafonnée à 8000 euros, concernerait un ou plusieurs
spectacles ayant dû être annulés en raison de l’épidémie. Cela pourra éventuellement
servir pour des spectacles de la saison 21-22, si les conditions sanitaires ne sont
toujours pas stabilisées et si tel ou tel spectacle prévu devait être annulé.

Les quatre premières lignes d’aide sont ou conjoncturelles ou spécialisées. Ce n’est


pas le cas de l’aide suivante, d’une nature différente et qui a un effet plus structurant.

— Aide à la Permanence Artistique et Culturelle pour les équipes artistiques


professionnelles.
Cette aide peut amorcer le basculement des productions de l’Orchestre vers la
Région, hors de Paris, et signifier l’accès à des publics nouveaux, ainsi qu’à des salles
de moindre coût que les salles parisiennes.
Il s’agit d’aider des équipes artistiques professionnelles produisant des spectacles
vivants à s’implanter sur le territoire francilien. L’Orchestre est éligible en raison de
son insertion dans le réseau professionnel du spectacle vivant et de son rayonnement
en termes de diffusion dans la Région IDF. Le conventionnement est quadriennal et
peut atteindre jusqu’à 100 000 euros par an, mais toujours dans la limite de 40 % des
dépenses pouvant être subventionnées.

Puisque l’OCL doit présenter un modèle économique, voici un apport plus que judicieux à
cette réflexion, car la proposition francilienne peut contribuer à répondre à l’une des
difficultés habituelles de l’Orchestre : ne pas être capable, jusqu'ici et sauf exception, de
reproduire un concert et de répartir ainsi les coûts de production. En étant aidé pour
organiser des tournées régionales, l’OCL devrait pouvoir, enfin, rentabiliser certains concerts
en les donnant plusieurs fois de suite, d’autant mieux qu’ils seront de format moyen, adaptés
aux scènes franciliennes hors Paris. L’économie réalisée est qu’une seule série de répétitions

74
convient pour plusieurs représentations, alors que dans le modèle parisien actuel, le concert
est unique et toutes les charges pèsent sur un seul budget, une seule billetterie.
Mais qu’attend la Région francilienne ? Que l’Orchestre s’ajoute à d’autres, et au premier
chef à l’ONDIF, dont c’est la mission, pour diffuser la musique dans les départements qui la
composent. Car il est des lieux où l’ONDIF ne va pas ou peu, ne pouvant être partout à la
fois dans une région de douze millions d’habitants32. L’Orchestre devrait analyser la carte
des prestations de l’ONDIF en Région : il y verrait en creux, son propre avenir33. Car si cet
Orchestre va dans des dizaines et des dizaines de localités, quand il va à Coulommiers,
Rueil-Malmason, Longjumeau ou Provins, il ne va pas au même moment à Suresnes,
Château-Landon, Étampes, Rambouillet, Houdan ou Mantes-la-Jolie. L'OCL pourrait alors
le faire, en contrepoint.
Comment aussi ne pas pressentir et anticiper une évolution qui se lit dans la façon dont
l’ONDIF construit sa programmation 21-22 ? En résidence à la Philharmonie, l’Orchestre
national d’Île-de-France y donnera dix concerts symphoniques, auxquels s’ajouteront trois
« concerts en famille », et deux concerts de musique de chambre, soit quinze prestations.
S’ajouteront à cela les concerts franciliens hors Paris — plusieurs dizaines, puisque l’ONDIF
donne une centaine de concerts annuels —, mais dont le détail n’est pas encore disponible à
la date à laquelle j’écris.
Dans le fond, pour contribuer au rayonnement de l’ONDIF, dont l’ancrage international et
parisien s’approfondit et sert les ambitions de la Région, n’est-il pas nécessaire que d’autres
formations viennent l’épauler dans la mise en œuvre de sa mission régionale ? Et n'est-ce pas
une belle aventure pour un Orchestre comme Lamoureux ? De mon point de vue, si, et j'ai
fortement encouragé cet ancrage francilien.
Mais l'intention, comme je le disais, doit être comprise. La Région Île-de-France ne se
propose pas pour combler, par une subvention de fonctionnement indistincte et généreuse,
ce que l'Orchestre perd progressivement du côté de la Ville de Paris et a déjà perdu de la
part du mécénat. Elle attend un ancrage.

Cartes et Trajectoires musicales versus Jouer les lieux

Dans l'avant-propos qui ouvre le volumineux catalogue de la saison 2020-2021 de la


Philharmonie, Laurent Bayle a exploité la métaphore cartographique pour conduire son
texte. Dans un catalogue étonnamment riche, voire touffus, le directeur général invitait
le public à inventer ses parcours.
On peut avoir de la carte et des parcours une idée différente, parce que la carte ce n'est
pas le lieu ; elle n'est même jamais le lieu, sauf à être à l'échelle de 1/1, comme nous l'ont
appris Borgès et Lewis Carroll.

Car il y a deux façons de faire de la géographie musicale autour de la figure centrale du


concert. Celle de la Philharmonie, qui suggère des trajectoires à condition que le public
vienne les vivre dans un lieu captif où elles vont se développer. Une attitude d'ancien
régime. Le contraire de la proximité.

32 Pour la fin de sa saison 2020-2021, l’ONDIF programme : un concert à la Philharmonie (21 mai), un

concert à Villeparisis (1er juin), un concert à Saint-Denis (10 juin), un concert à Reims (17 juin), un
concert à Maisons-Laffitte (27 juin), un concert au TCE (Radio Classique les 2 et 3 juillet), un concert à
Fontainebleau (9 juillet), un concert à Argenton-sur-Creuse (Festival Debussy 23 juillet).
33 Ces observations découlent de la consultation de la carte qui figure sur le site de l’ONDIF, intitulée

« Rencontrez l’Orchestre en Île-de-France… ».

75
L'autre façon, celle de l'insertion de la vie musicale dans les lieux réels, autrement dit de
la pratique de la musique et du concert non via la carte, mais via les lieux.

Mais l'Orchestre Lamoureux ayant refusé, jadis, de jouer la carte de la Philharmonie,


doit désormais jouer les lieux. Cette voie n'est pas indigne.

Retrouver le chemin de l'International

Les musiciens de l'Orchestre se souviennent des “Folles Journées de Tokyo”, lorsqu'ils


eurent, grâce à leur chef de l'époque, Fayçal Karoui, et à René Martin, le concepteur de la
“Folle journée de Nantes”, la chance de jouer au Japon dans des auditoriums de 2000 à
5000 places. Mais c'était en 2013, avant la décennie maudite qui a suivi.
Cependant, des propositions internationales arrivent encore de temps à autre. Au tout début
de l'année 2020, on apprend qu'il est question que l'Orchestre soit sollicité pour une tournée
en Amérique du Sud. Il s'agirait de 5 à 8 concerts. L'opportunité paraît intéressante pour
tenter de trouver et d'associer un sponsor… Les budgets s'ébauchent, permettant de dégager,
selon les options, de très courts bénéfices (entre 5 et 20 000 euros, au mieux). Mais, à défaut
de bénéfices financiers nets, le rayonnement peut être malgré tout un bénéfice suffisant pour
un Orchestre qui manque d'occasions de se produire.
Las, dans ce genre d'affaires, le retour est négatif. L'agent indique que l'Orchestre n'est pas
vendable, car il n'a pas de vidéos à présenter, ni d'image forte à proposer à qui veut acheter
le concert d'un grand orchestre symphonique. Certes la photographie du grand orchestre
déployé est on ne peut plus classique, mais elle joue néanmoins son rôle. Lamoureux n'en
propose pas en ouverture de son site, ni dans ses vidéos en ligne.
Les esprits chagrins diront que, de toutes façons, le projet aurait été annulé à cause de la
pandémie qui a suivi. Sans doute. Mais, en termes d'analyse, ce serait substituer une cause
inexacte à une autre exacte et continuer à se voiler la face.

La leçon a-t-elle été entendue ? L'Orchestre a-t-il travaillé son image en ce sens ? Il suffit de
se rendre sur son site pour voir que ce n'est pas encore le cas. La page d'accueil fait la part
belle aux enfants (les Bébé-concerts) et aux femmes (cheffes et solistes), ainsi qu'aux petites
formes. Le choix des couleurs et des graphismes accuse ce côté intime, ludique, voire
enfantin du site, et c'est très réussi de ce point de vue. Cette page convient très bien pour une
part de l'activité de l'Orchestre ; mais convient-elle pour l'autre ?
De même séduit-on l'Asie ou l'Amérique avec des vidéos présentant l'Orchestre au fond
d'une piscine désaffectée ou des tables très cantine de Ground Control ?
Et puis, s'il faut aller au fond des choses, pourquoi associer à ce point dans la brochure
femmes et enfants, dans un style ludique et quasi maternel qui démontre — qu'on me
permette d'anticiper ce que pourrait dire la critique écoféministe — que le schéma machiste
fait toujours système ? Pourquoi, au centre du programme, mettre en vis-à-vis, une femme et
un bébé dans deux publicités qui font inévitablement sens ? Ne pouvait-on faire entrer les
femmes par la grande porte, en dissociant les plans, c'est-à-dire sans les associer aux petites
formes et aux bébés ?
Faudrait-il concevoir deux sites internet parallèles et spécifiques, chacun, d'une des
dimensions de l'Orchestre ? Et deux brochures ?
Je n'ai pas d'avis précis sur ce point, mais je sais, en revanche, que l'ordre dans lequel les
choses sont faites n'est pas le bon. Pour l'instant, on pare toujours au plus pressé. De ce fait,

76
la brochure n'est pas pensée, parce que le schéma intellectuel et artistique n'est toujours pas
clair dans la tête des administrateurs du conseil.

Un objectif symbolique, 2028 et 2030, les années du boléro !

On sait que le Boléro de Ravel a été composé et créé en 1928, en version de ballet, et que
c'est l'Orchestre des Concerts Lamoureux qui en a donné la création en version de
concert, le 11 janvier 1930, sous la direction de Ravel lui-même à la salle Gaveau.
Une chance que ce ne soit pas une œuvre de 1920 ou 1921, car, dans ce cas, l'Orchestre
n'aurait guère eu la possibilité de la produire pour le centenaire !

Je venais d'arriver depuis peu à la présidence de l'Orchestre et je feuilletais un jour les


publications rangées sur les étagères lorsque je fus attiré par deux forts beaux volumes,
dédicacés. Il s'agissait de la “Ravel Edition”, dont une nouvelle édition de la version de
concert de 1929, due au chef Quentin Hindley. Je demandai si on envisageait de la jouer.
On me répondit que non, car on ne pourrait pas s'offrir le budget nécessaire (nombre de
musiciens et grande scène adaptée). Dommage !

Pourquoi l'Orchestre ne se donnerait-il pas cet objectif en 2028-2030, afin de faire de cette
date symbolique le terme de sa décennie destinée à se reconstruire et à reconstruire son
public ?

77
9.

Quel type d’entreprise ?

Changer l’état d’esprit

On34 nous avait prévenus : l'orchestre n'est pas une entreprise et ne peut être géré ainsi. C'est
une espèce de vieille chose qu’il ne faut pas bousculer. Idée sans aucun doute révélatrice
d’un milieu sociétaire et admissible d’un certain point de vue, c’est-à-dire quand on n’a pas
d’autre ambition que de produire en famille, à petite échelle et sans risques financiers, mais
qui s’avère creuse et même irresponsable quand il y a 335 000 euros de déficit sur un chiffre
d’affaires annuel de l'ordre de 800 000 euros et que ce déficit vient justement de cette gestion
communautaire, disons en mauvais père de famille.
Du fait de cet état d’esprit, pendant mes dix-neuf mois de présidence, je n’ai jamais réussi à
faire admettre que la faute de la gestion venait d’abord du couple président-trésorier en
exercice en 2018 et 2019, et non de qui que ce soit d’autre, quitte à reconnaître des
circonstances atténuantes (par exemple, le haut niveau d’activités extérieures en 2018 ayant
pu faire croire à la bonne santé et au dynamisme de l’Orchestre, alors que ce n'était pas
exactement le cas). On a cherché des causes qui n’en étaient pas et surtout on a cherché le
bouc émissaire — forcément un salarié — comme je l'ai raconté plus haut.
Il faut creuser le raisonnement. « Le miracle, c’est que Lamoureux existe encore » répète en
boucle une personne membre du CA, pensant donner ainsi une espèce d'explication passe-
partout et s’autoriser à ne rien changer. Mais elle ne finit jamais la phrase, qui devrait être :
« le miracle, c’est que Lamoureux existe encore malgré tout ce qu’une gestion inappropriée
et sans ligne de conduite cause comme dommages à l’Orchestre ». Et ces dommages se
quantifient en termes budgétaires, en termes de refus d’accès aux salles, en termes de
disparition progressive du rayonnement international, aujourd’hui en termes de disparition
du public, en baisse des subventions, etc.
Il existe ainsi, au sein de la famille de l’Orchestre, une fâcheuse tendance a toujours
repousser l'examen, à interdire la transparence. Parce que toute analyse, si elle était
entreprise, démontrerait que les responsabilités sont différentes de ce qu'on prétend. On
verrait qu'elles sont internes au groupe des sociétaires, ce qui contraindrait à des réformes.

Le plan de réformes

Malgré sa décision récente de fermer toute discussion en interne sur ces questions, le Conseil
d'administration ne devrait pas pouvoir échapper à la mise en œuvre d’un plan de réformes,
condition nécessaire à la réussite d’un plan économique sérieux. Ce plan de réformes, qui va
probablement s'imposer à lui, repose sur quelques orientations évidentes.

34 Les salariées en poste au moment de notre arrivée, le trésorier et moi.

78
— Professionnaliser le CA
C’est, en quelque sorte, la mesure d’urgence. Une prochaine AG extraordinaire pourrait
décider d’ouvrir le CA à une nouvelle personne, soit la/le président de Staccato, si cette
association renaît de son arrêt fortuit (dû à l'arrêt des activités de l'Orchestre et au décès de
sa présidente en début 2021), soit une personnalité du monde économique ou encore un
représentant d’une collectivité territoriale. Dire que la situation n'est pas mûre pour le faire
condamne l'institution à la paralysie progressive et dont la liste des crises par laquelle j'ai
ouvert ce livre témoigne.
Dans un premier temps, cette évolution pourrait se faire dans le cadre des statuts actuels (via
la procédure déjà utilisée — pour le trésorier et moi-même en 2019 — de cooptation entant
que membres d’honneur). Cette ouverture aurait pour but de professionnaliser le CA et
d’offrir des opportunités, ainsi que de favoriser la prise de décision. Le lien avec les milieux
économiques est particulièrement important pour le conseil en interne et pour le carnet
d’adresses à l’extérieur. Je doute qu’en présence d’une cheffe d’entreprise ou d'un banquier,
le CA soutienne des options non viables comme il m'est arrivé d'en entendre.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le CA a, en ce moment précis, plus besoin du
conseil d'un banquier ou d'un chef d'entreprise que de son argent.
Il faudrait évidemment choisir entre ces possibilités afin de conserver une courte majorité
aux musiciens. Dans le cadre des statuts actuels, le CA de 9 membres pourrait avoir la
composition suivante : 5 sociétaires ; 4 membres d’honneur (la ou le futur(e) président(e), le
trésorier actuel, le conseiller artistique et la personnalité nouvelle) ; au passage, cela
correspondrait à 6 musiciens (le conseiller artistique bien que non sociétaire est musicien) et
3 non musiciens.
En lien avec l'assemblée générale des sociétaires, un tel CA pourrait alors conduire la
réflexion, tout d'abord, et la réforme de fond, ensuite, celle qu’appelle la crise de l’Orchestre.

— Les enjeux d’une Charte du bénévolat


La rédaction d’une charte du bénévolat au sein de l’association s’avère désormais nécessaire,
afin de formaliser la part des activités susceptibles d’entrer dans ce cadre. Il n’est plus
pensable que les musiciens de l’Orchestre soient à chaque fois placés devant la situation
chaotique suivante : décider au coup par coup de devoir, soit jouer gratuitement, soit de faire
don de son salaire en urgence, soit d’être invité à venir faire du travail administratif, à aller
distribuer des tracts à la sortie des autres concerts, etc., dans une succession ininterrompue
de mesures bancales et pénalisantes, dont il n'est pas difficile de comprendre que leur
lancinante répétition démobilise plus qu'elle ne motive, puisque c'est le signe que la crise se
prolonge, au quotidien.
L’expert-comptable de l’association m’a rappelé que la comptabilité des associations évoluait
et entrait dans une phase nouvelle, avec obligation d’apprécier la part bénévole du travail. Il
m’a également rappelé que si la règle est qu’on doit payer un musicien dès lors qu’il y a des
recettes encaissées, pour éviter le reproche de faire du profit sur du travail dissimulé, rien
n’interdit que, pour des activités hors commerce, des musiciens volontaires fassent du
bénévolat, tout en portant la marque Lamoureux. Puisque beaucoup effectuent déjà du
travail bénévole, la question est désormais posée aussi pour tous les musiciens de
l’association. C'est celle de la valorisation de ce travail volontaire.
Et cela doit passer par une charte inscrite en quelque sorte dans la constitution de
l'Orchestre, c'est-à-dire ses statuts.
Mais je vais y revenir un peu plus loin, car en posant la question du bénévolat, je n'ai pas
pour intention d'amener subrepticement les musiciens à l'idée qu'il faut jouer gratuitement.
Comme on le verra, j'entends parler d'un bénévolat solidaire et social qui trouverait alors sa
juste rétribution par une autre voie, celle de l'entreprise à mission et de la refondation de

79
l'utilité publique de l'Orchestre. Parce que, dans ma réflexion, je suis sorti définitivement de
la contradiction insoluble que représente un budget insuffisant par rapport aux charges
salariales.

— Inverser l’entonnoir
Ce point est également central car il touche à l'état d'esprit. Jusqu’ici, l’Orchestre fonctionne
comme un entonnoir ouvert vers le haut, c’est-à-dire attendant que des institutions publiques
ou privées le remplissent de fonds et de subventions que l’Orchestre se fera un plaisir de
dépenser et de gérer. C’est l’attitude en position d’orant, celle de sociétaires qui prient le ciel
pour que le miracle se reproduise et leur évite d’avoir à inventer des solutions. Et quand
l'argent ne descend pas ou pas assez vite, l'orant devient plaignant.
On reconnaîtra, à la décharge de l’OCL, que c’est le mode structurel de pensée et de
financement qu’on a laissé s’installer dans la vie culturelle française : l’Orchestre ne fait pas
figure d’exception. Les autres orchestres aussi participent à cette logique de guichets, à la
recherche des poires pour la soif financières. D’où la nécessité de prendre conscience du fait
suivant : l’orchestre, qui à plusieurs reprises de son histoire passée, a refusé de devenir une
structure participant au système culturel dominant (en ne devenant pas l’Orchestre de la
Ville de Paris ; en refusant de s’installer à la Philharmonie), doit sortir de la « dépendance au
sentier »35 qu’impose la structuration de la vie musicale actuelle en France. Ce farouche
besoin d’indépendance et d’esprit communautaire qui le caractérise ne peut s’accommoder
des règles d’un autre système dans lequel, précisément, on ne l'est pas ou peu. S’il veut être
indépendant, il doit s’en donner lui-même les moyens.
Pour cela, l’Orchestre doit inverser l’entonnoir et capter, depuis la base, les éléments de son
projet, de sa mission, de sa redéfinition, de son rapport aux lieux, et inventer une part de ses
ressources sur le terrain de ses actions. Or la démonstration est faite, et ceci définitivement,
que les grands théâtres parisiens ne sont pas le lieu où on peut inverser l’entonnoir et créer
de la ressource ! Parce qu'ils sont désormais réservés à des orchestres de plus grande
envergure, de plus solides budgets ou de meilleure direction.

Envisager le statut d’entreprise à mission


et revoir la notion d’utilité publique

Pour défendre la reconnaissance d’utilité publique dont bénéficie l’Orchestre, on songe


immédiatement à des formes d’économie sociale et solidaire. Pour échapper au contexte
actuel, — celui d’une vie musicale fortement soutenue par les pouvoirs publics et qui pousse
les petites structures marginales à devoir en passer par des pratiques dures, sinon déloyales,
dont elles n'ont d'ailleurs pas le monopole — des modes solidaires d’organisation pourraient
apporter des solutions appréciables. On en connaît, sous la forme de mutualisations, de
maisons communes, de tiers-lieux, souvent d’origine municipale, mais elles sont moins
évidentes en matière de financement, car l’habitude est de recevoir une subvention et non de
“l’inventer”, comme je l’ai décrit dans le paragraphe précédent.

Une autre partie de la solution réside dans un choix résolu : devenir une entreprise à mission
afin de renégocier l’utilité publique de l’Orchestre.

35 En sciences sociales, on appelle ainsi, par traduction d'une expression anglaise (path dependency), une

théorie qui explique les effets d'inertie dus aux héritages, qui sont souvent l'un des principaux obstacles
pour avancer.

80
Une comptabilité intégrant les apports artistiques pédagogiques et sociaux

Mais tout ceci n’est encore que du court terme. Derrière l’adoption d’une charte du
bénévolat sa cache le véritable enjeu de l’association : passer de la comptabilité traditionnelle
dans laquelle seuls les produits et les charges économiques, stricto sensu, sont pris en compte,
à une comptabilité nouvelle, celle incluant les impacts des actions artistiques, pédagogiques
et sociales de l’Orchestre. Cette nouvelle comptabilité, que certains nomment « comptabilité
multi-capitaux » (on aurait pu trouver plus évocateur)36, consisterait, pour l’Orchestre, à
présenter aux institutions partenaires et à la société de portage dont il va être question plus
avant, un plan-comptable différemment pensé, faisant valoir la part d’implication sociale que
réalise l’Orchestre.
Les trois piliers de cette comptabilité seraient, pour un orchestre, sa responsabilité financière,
sa responsabilité de formation (notamment préprofessionnelle) et sa responsabilité solidaire
ou de contribution au lien social.
J’ai suggéré à l'Orchestre d’approfondir cette piste à la suite de l’échange de courtoisie que
j’ai eu avec la présidente de la Fondation des Hôpitaux, Brigitte Macron, lors du deuxième
concert “Symphonie pour la Vie” spécial pièces jaunes, auquel l’Orchestre a participé. J’ai
immédiatement compris qu’il y avait là une collaboration fructueuse car le don de
l’Orchestre à des actions de cette Fondation serait une réelle valorisation de son implication
sociale. Mais je n'ai pas réussi à faire comprendre qu'il y avait là une piste. Le CA, comme je
l'ai raconté plus haut à propos de la demande de l'Hôpital Pompidou, a réduit le problème à
la sempiternelle question, mal posée, du paiement des musiciens.
Ainsi, engager une charte du bénévolat ce n’est pas tricher en présentant comme un
engagement des sociétaires ce qui ne serait que l’incapacité de l’Orchestre à payer ses
musiciens ; c’est sortir par le haut en se situant dans le flux actuel des innovations sociales. Et
partant de là, actionner des leviers nouveaux qui produiraient, à terme, des revenus
permettant le paiement régulier des services artistiques des musiciens.

Le nouveau dispositif du Code civil et de la loi PACTE

Le modèle économique de l'Orchestre pourrait reposer sur de l'intelligence et de


l'imagination sociales, exploitant les nouveaux dispositifs de la loi PACTE.

Principes et statuts d'une entreprise à mission

Le Code civil en donne les nouveaux fondements. Depuis la loi de 2019, les articles
ont été rédigés de la façon suivante:
art. 1833
Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des
associés.
La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux
sociaux et environnementaux de son activité.
art. 1835
Les statuts doivent être établis par écrit. Ils déterminent, outre les apports de chaque
associé, la forme, l'objet, l'appellation, le siège social, le capital social, la durée de la

36 On l'appelle comptabilité multi-capitaux ou tri-capitaux, car elle est adaptée à la Responsabilité

Sociétale des Entreprises (RSE) en tant que méthode d'évaluation de la contribution des entreprises au
développement durable. Elle s'appuie sur la performance financière, la performance environnementale et
la performance sociale, en référence aux trois piliers du développement durable définis dans le rapport
Bruntland de 1987.

81
société et les modalités de son fonctionnement. Les statuts peuvent préciser une
raison d'être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect
desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité.

Mais c'est dans le Code du commerce qu'on trouve la définition nouvelle de


l'entreprise à mission.
« Une société peut faire publiquement état de la qualité de société à mission lorsque
les conditions suivantes sont respectées :
1° Ses statuts précisent une raison d'être, au sens de l'article 1835 du code civil ;
2° Ses statuts précisent un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux que la
société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité ;
3° Ses statuts précisent les modalités du suivi de l'exécution de la mission
mentionnée au 2°. Ces modalités prévoient qu'un comité de mission, distinct des
organes sociaux prévus par le présent livre et devant comporter au moins un salarié,
est chargé exclusivement de ce suivi et présente annuellement un rapport joint au
rapport de gestion, mentionné à l'article L.232-1 du présent code, à l'assemblée
chargée de l'approbation des comptes de la société. Ce comité procède à toute
vérification qu'il juge opportune et se fait communiquer tout document nécessaire au
suivi de l'exécution de la mission ;
4° L'exécution des objectifs sociaux et environnementaux mentionnés au 2° fait l'objet
d'une vérification par un organisme tiers indépendant, selon des modalités et une
publicité définies par décret en Conseil d'Etat. Cette vérification donne lieu à un avis
joint au rapport mentionné au 3° ;
5° La société déclare sa qualité de société à mission au greffier du tribunal de
commerce, qui la publie, sous réserve de la conformité de ses statuts aux conditions
mentionnées aux 1° à 3°, au registre du commerce et des sociétés, dans des conditions
précisées par décret en Conseil d'Etat. »

La loi PACTE de 2019 encourage les PME a opter pour le statut d’entreprise à mission.
La mission consiste à définir un objectif d’ordre social ou environnemental, en
concertation avec les parties prenantes de l’entreprise et sous couvert d’un engagement
formel des actionnaires.
Dans cette nouvelle optique, l’entreprise concernée a une “raison d'être” non réductible
au profit et elle n'est pas la propriété des seuls actionnaires. La société à mission vise
ainsi à concilier deux notions que sont l'intérêt commun des associés d'une part et la
poursuite d'un objectif plus large d'intérêt général d'autre part. Ce nouveau statut
permet aux entreprises volontaires de faire entrer des objectifs sociaux et
environnementaux dans leur objet social.
Quels changements de fond ce nouveau statut introduit-il ? En substituant l’intérêt
social à l’intérêt propre, le législateur entérine la nécessité de juger les décisions de
gestion à l’aune notamment de l’intérêt social. Quel sens donner au concept de « raison
d’être » de l’entreprise ?

Quelle serait l’adaptation possible au cas de l’Orchestre ? La notion de « raison d’être » de


l’Orchestre est au cœur de la réflexion, de même que la nécessité d'évaluer l'Orchestre à
l'aune de son implication sociale et pas seulement sur de stricts résultats financiers. Il s’agirait
d’inverser la logique et la hiérarchie héritée du passé. Plutôt que de penser en termes de
saison, penser la réorganisation intellectuelle de l’Orchestre autour du panel des Concerts
Lamoureux et des missions que ce panel diversifié suppose. De la saison à la mission, via
l'affirmation entrepreneuriale de l'Orchestre.

82
À l’opposé d’un exercice de marketing, la définition de la raison d’être d’une entreprise
culturelle peut être la refonte d’une image à partir de laquelle il sera ensuite possible de
définir et de réussir une politique de communication.
Dans le cas des Concerts Lamoureux, les bases de cette “raison d’être” ont été esquissées
avant et pendant la crise et je les ai fortement encouragées pendant ma présidence :
— les Bébé-Concerts (et plus généralement l'ensemble des activités jeunesse) sont une
opportunité exceptionnelle de valorisation de la mission sociale de l'Orchestre que celui-ci ne
sait pas encore exploiter ; on s’étonne même que pour une activité aussi porteuse l’Orchestre
n’ait encore trouvé aucun partenariat, même sous la forme d'un mécénat classique, pire qu’il
en refuse même l’idée en CA37 ; les dimensions éducative, culturelle, sensorielle,
intergénérationnelle que portent ces concerts sont une voie d’avenir. La dimension nouvelle
que peut apporter la collaboration avec Orchestre à l'École va aussi dans ce sens.
L'objectif est alors de changer d'état d'esprit. Parce que, pour l'instant, la valorisation des
Bébé-concerts est pensée à courte vue : ils rapportent un petit bénéfice et comblent un peu le
déficit. Certes. Mais leur valorisation doit être autre, et c'est le lien familial et social qu'ils
contribuent à entretenir qui est leur valorisation essentielle.
— le lien avec l’hôpital forme une autre base : là encore, à terme, une profonde justification
de la raison d’être sociale de l’Orchestre. Dans ce domaine, il conviendrait d'engager la
discussion au plus haut niveau, celui de la Fondation des Hôpitaux de France, et de le faire
de la façon suivante : se mettre solidairement et gratuitement à la disposition des grandes
opérations de collecte de cette fondation afin d'en retirer un autre bénéfice, en matière de
réseaux et des structures solidaires, d'entrée dans des circuits de financement participatif et
solidaire.
— la dimension de formation préprofessionnelle pourrait être le troisième pilier solidaire et
social de cette mission. Deux collaborations sont à développer en ce sens : Vallée Sud Grand
Paris ; l'École Normale de Musique de Paris (Cortot). Là encore, elles ne seront pas
rémunératrices en elles-mêmes, mais elles devraient être intégrées comme composante
importante dans le projet de l'entreprise à mission.

Tout ceci est à articuler avec une redéfinition géographique de la présence de l'orchestre.
— le rapport aux quartiers (ce qu’à Paris on nomme la “ville du quart d’heure”) est
important à développer dans telle ou telle ville ; il passe par les partenariats avec des
associations et des entreprises de diffusion de la culture, et par la diversification des lieux (ce
qui se met en place à Paris avec Cultplace, Ground Control) .
— la diffusion francilienne et provinciale, pas uniquement des concerts de format classique,
mais aussi des actions et autres dimensions du projet et de la raison d’être, fait partie de la
définition d’une telle mission.

Le lecteur comprend alors comment, sur la base de statuts rénovés, l'Orchestre pourrait
développer et valoriser une comptabilité tri-capitaux. Et pénétrer alors des mondes qui lui
sont actuellement inconnus.

37Mais j'ai appris, au moment de clore cette analyse, qu'il y avait des évolutions intéressantes sur ce sujet.
Je renvoie à la conclusion de cette étude.

83
10.

Une voie pour les orchestres associatifs :


"inventez les subventions
qu'on ne vous donne pas !"

Il est temps d’en venir au statut de l’orchestre et de relier la réflexion aux axes du plan de
réformes et du plan économique. Autrement dit, quel pourrait être le fondement juridique et
économique du projet de l’orchestre ? La question doit être posée sur deux plans
complémentaires.
J'ai parfaitement conscience que dans cet ultime chapitre, je vais dépasser singulièrement le
cadre de la crise d'un orchestre, celui dont j'ai parlé tout au long de ce petit livre, pour tenter
de penser la question de façon plus large. C'est encore une fois une question d'épistémologie,
d'état d'esprit, de principes et de méthode, si l'on préfère.
Les orchestres privés sont de petites ou moyennes communautés, très fermées sur elles-
mêmes, qui se débrouillent avec plus ou moins de bonheur pour s'en sortir. La dureté des
temps les pousse à se refermer. De telles communautés ne mettent alors justement pas en
œuvre des formes de solidarité, mais versent dans un individualisme outré, chaque
communauté musicale tentant d'être un individu qui tire mieux son épingle du jeu que les
autres.
Car ces communautés, ce sont des musiciens. Mais ces communautés apparentes ne peuvent
empêcher leurs musiciens de pérégriner dans la mobilité et la précarité que j'ai décrites plus
haut. De ce fait, à l'individualisme des orchestres, les uns par rapport aux autres, s'ajoute le
brouillage des itinéraires des musiciens, ce vagabondage orchestral qui ne peut à son tour
que renforcer l'individualisme, celui des personnes cette fois.
Or il existe des milieux dans lesquels des problèmes comparables se sont posées et auxquels
on a répondu par des voies de solidarité et de prise en compte de l'intérêt bien compris des
situations et des personnes.

Les deux dimensions d’un futur projet


En interne :
La société, l’entreprise et son véhicule juridique

On peut réfléchir sur la base suivante. En décomposant intellectuellement les activités de


l’Orchestre et les points d’administration qu’on est conduit à aborder lorsqu’on le gère, on
peut segmenter et ainsi reconnaître trois niveaux complémentaires : la société,
sociologiquement parlant, pour la part sociétaire de l’Orchestre ; l’entreprise, pour sa part
productive, c'est-à-dire son économie et son équilibre financier ; le véhicule juridique pour sa
composante juridique.

84
— La société
La vie d’un orchestre suppose une structure de type corporatif, qui gère la collectivité
artistique des musiciens, une structure sociétaire à créer et qui s’occupe, si l’on reste dans le
schéma actuel d’un orchestre de sociétaires titulaires, du recrutement, de la validité des
concours, de l’esprit sociétaire, des règles à faire respecter aux musiciens titulaires, qui
élabore et fasse respecter le règlement intérieur de l’Orchestre, etc. En outre, si l’on envisage
l’Orchestre du futur, il faut aussi une structure qui réfléchisse à l’évolution de la profession et
à la composition de l’Orchestre. Car la mobilité que j’ai décrite, et qui interfère de façon
brutale avec le “statut” de musicien titulaire sur concours, a sensiblement modifié la nature
de l’Orchestre. Le public ne le voit pas, qui ne sait pas reconnaître à vue qui est titulaire et
qui est supplémentaire, à supposer qu’il connaisse la différence et qu’il sache que nombre des
musiciens de l’Orchestre Lamoureux qu’il voit sur scène ne sont pas des Lamoureux. Mais il
doit savoir que le statut de sociétaire ne convient plus quand l’Orchestre n’a plus les moyens
de fidéliser ses titulaires (parce qu’il ne les fait pas assez jouer et qu’il ne les salarie pas
suffisamment) et que des pupitres peuvent se retrouver presque intégralement composés de
musiciens supplémentaires, ce qui est courant.
J’ajoute que la réflexion sur cette société doit aussi porter sur le rapport des musiciens à
l’Orchestre. Si l’esprit sociétaire est en berne, il importe de poursuivre l'analyse et de se
demander pourquoi. Telle pourrait être sa raison d'être.
Aujourd'hui, il faut une société de musiciens qui défende leurs intérêts artistiques et
économiques auprès de l'entreprise, mais qui en soit séparée. Là est la dissociation
nécessaire. Car, en bonne logique, si les sociétaires veulent rester maîtres de l'Orchestre, et
agir en communauté fermée, ils n'auront alors pas d'autre choix que le statut coopératif qui
permet, en effet, de ne pas payer les adhérents à la SCOP si les bénéfices ne sont pas là.
On résoudrait alors la contradiction que j'ai relevée précédemment entre le fait d'être patron
et salarié à la fois.

— L’entreprise
Justement, à côté de la société, il doit y avoir une entreprise qui gère l’activité de l’Orchestre
et de ses différentes formes ou formats (grand orchestre ; Bébé-Concerts ; Chambre
Lamoureux ; Vents Lamoureux ; etc.), autrement dit une structure d’administration qui fasse
l’interface entre l’artistique et la programmation, d’une part, et l’économique et
l’administratif de l’autre. C’est là que se posent les questions de fond de la vie de l’Orchestre,
de la forme des Concerts Lamoureux, des orientations de programmation, mais aussi de la
conduite de la vie juridique de l’entreprise, du droit du travail, et, surtout, de son modèle
économique et de l’adéquation entre le projet et les moyens.
Refuser cette vision d'entreprise est tragique, et, finalement, révèle le caractère
subrepticement idéologique du fonctionnement d'un orchestre associatif. Car adopter les
règles de base du fonctionnement d'une entreprise ne serait pas rompre avec la mission de
l'orchestre, mais au contraire la conforter. Est idéologique (dans le sens conservateur et
conformiste en l'occurrence) le fait de croire que parce qu'on est un orchestre patrimonial,
on a le droit d'être mauvais gestionnaire sous prétexte que la société vous doit la
reconnaissance éternelle pour ce que vos brillants prédécesseurs ont été dans le passé.
Mais cela ne marche pas ainsi. L'effet porteur du nom de Charles Lamoureux est
aujourd'hui éteint, et le prononcé de son nom n'ouvre plus les portes des subventions et de la
reconnaissance éternelle.

85
— Le véhicule juridique
Quelle forme donner à cette entreprise ? Autrement dit, quel peut être le véhicule juridique
dans lequel on puisse “incorporer” l’entreprise, c’est-à-dire quelle doit être sa forme
juridique et “sociale” ? Avec l’expérience acquise à la présidence de l’OCL, je doute que
l’association selon la loi de 1901, qui aujourd’hui coiffe l'association, soit suffisante et même
adaptée. On sait qu’il existe des formes juridiques variées, dont la SCOP, mais aussi des
formes nouvelles en lien avec l’économie solidaire, la liste des formules possibles étant
longue. De ce point de vue, l’Orchestre aurait avantage à s’engager dans une réflexion de
fond sur les mérites respectifs des différentes formules, en regard de la redéfinition de son
projet artistique.
Évidemment, si l'Orchestre exploitait le statut associatif selon la loi de 1901 avec souplesse et
inventivité, la question du véhicule juridique pourrait être considérée comme étant
secondaire. Mais puisque l'effet des crises est de refermer l'assemblée des sociétaires sur son
nombril communautaire et donc de provoquer de nouvelles crises par une espèce d'effet
“fort Chabrol”, la question du véhicule juridique s'avère au contraire centrale.
Faites sauter la forme si vous ne voulez pas toucher le fond !

Leur articulation

Bien entendu ce que je viens de présenter est un schéma de réflexion, et cela ne veut surtout
pas dire qu’il faut trois entités juridiques différentes, ce qui serait proprement ingérable. Mais
cela veut dire qu’à l’examen, la forme de l’association selon la loi de 1901 n’est sans doute
pas la meilleure, surtout si elle confond ou coiffe toutes les activités dans un organe
délibératif unique.
Selon moi, la société de sociétaires n’a pas besoin de personnalité juridique propre, et peut
être inventée au sein des statuts de la nouvelle structure ; ensuite l’entreprise et le véhicule
juridique peuvent être réunis et constituer le cœur des “Concerts Lamoureux”, sous une
forme sociale à trouver.
Mais l'essentiel est la dissociation entre les questions corporatives liées aux musiciens (niveau,
concours, définitions des postes, règlement intérieur, âge de départ…) et les questions
administratives liées à la vie économique et sociale de l'entreprise. Fort de ce que j'ai appris
dans la gestion de l'Orchestre Lamoureux, l'administration et la gestion de l'entreprise ne
peuvent pas être confiées aux sociétaires et à eux seuls, puisqu'ils se défaussent sur des
administrateurs et n'exercent que des présidence, secrétariat général et trésorerie de paille.
Cette confusion entre la société de sociétaires et l'entreprise fait dépendre la vie de
l'entreprise de questions corporatives, et c'est en cela qu'il y a blocage. Parce que des
questions corporatives légitimes (à condition qu'elles soient traitées au bon endroit),
deviennent des entraves corporatistes illégitimes dès lors qu'elles interfèrent sur des questions
économiques fondamentales pour vie de la structure.
Voilà pourquoi, quand la Ville de Paris et la Drac demandent un plan économique, le
Conseil d'administration ne sait pas répondre. Il y a confusion des genres.
Voilà pourquoi la société de sociétaires doit être représentée au Conseil d'administration de
l'entreprise, mais ne pas le constituer à soi seule.
Voilà comment pourrait être levée la contradiction chez les sociétaires, qui sont à la fois
salariés et patrons d'eux-mêmes.

86
En externe
Passer des financements traditionnels aux sociétés de
portage dédiées à la musique et au spectacle vivant.

Sérier les activités et leurs financements

Comment aborder la question du financement de l’orchestre ? Les longues pages critiques


que j’ai développées précédemment doivent convaincre le lecteur que cette question suppose
un examen serré et spécifique. Le problème du financement des activités dépend à la fois de
la source du financement, de la nature de celui-ci et du type d’activités qu’on souhaite
financer. Il n’est pas le même pour une saison de cinq grands concerts parisiens, pour des
Bébé-concerts, pour une prestation extérieure, etc.
Pour mémoire, je rappelle que, jusqu’à présent, l’Orchestre réunit diverses sources de
financement :
- des subventions publiques ;
- le mécénat, qui s’est réduit à la contribution de Staccato dans les dernières années, à la
suite de la disparition d’un mécénat principal comme l'Orchestre en avait connu jadis ;
- des produits de la billetterie, très variables, mais globalement plutôt faibles et qui
deviennent aujourd'hui quasi inexistants ;
- des « affaires » ou « cessions », lorsque l’Orchestre vend une prestation, une tournée, et en
tire un bénéfice.

Sans revenir sur le détail des coûts et des produits, déjà exposé, il convient de dire :
— que la sévérité de la concurrence et du dumping conduit l’Orchestre à devoir accepter des
affaires insuffisamment payées, sauf à ne plus jouer du tout ; l'orchestre est entré dans cette
spirale dangereuse que la situation lui impose, celle où les cessions ou affaires qui devraient
combler les déficits de la saison, sont elles-mêmes déficitaires par effet de la concurrence,
quand elles ne disparaissent pas parce que l'Orchestre doit y renoncer.

— que des enchaînements de bonnes raisons, se terminent par des déficits car l’Orchestre
n’est plus du tout en situation de pouvoir négocier le juste prix de ses prestations.
Je prends l’exemple du concert qui aura lieu en décembre à la Brucknerhaus de Linz
autour du Groupe des Six et qui est, en termes de notoriété, du niveau des très grandes
heures de l’Orchestre. L’institution autrichienne passe commande du concert à
l’Orchestre mais avec une condition : que le chef soit Michel Plasson (ou même que
dans, l'esprit des responsables du théâtre, la logique ait été : Plasson + Groupe des Six,
donc Lamoureux) ; puis elle alloue un budget forfaitaire (60 000 euros) mais en
ajoutant que le cachet du chef doit être inclus dans ce budget ; le programme s’étoffe
afin de faire une place à chacun des six compositeurs du Groupe, et un pianiste est
sollicité (Jean-Philippe Collard) ; pour tenter de réduire les coûts de production,
l’Orchestre duplique le concert en France (à la Seine Musicale). Résumons : il fallait
bien évidemment saisir cette offre, qui va donner à l’Orchestre “le” grand concert de
sa saison 21-22 ; malheureusement il ne peut pas être donné à Paris même mais à la
périphérie, l’Orchestre n’en ayant pas les moyens (la Ville doit apprécier que le
principal concert de la saison de l'OCL échappe à Paris, elle qui donne 120 000 euros
pour que des concerts aient lieu dans la capitale) ; enfin, il n’est pas difficile d’annoncer
que le doublet (Linz-Seine Musicale) se traduira par un déficit, car la Seine Musicale, à
la différence de la Brucknerhaus n’a pas acheté le concert et pris les risques financiers à

87
son compte, mais a loué sa salle, la gestion étant de la responsabilité de l'Orchestre
Lamoureux. Si la salle est insuffisamment remplie, le déficit sera pour lui.

— que la définition des postes administratifs au sein de l'Orchestre pose problème.


Aujourd'hui, l'association des Concerts Lamoureux paie le salaire d'une chargée de
communication — la personne, bien évidemment, n'est pas en cause ; mais la conception de
son poste, oui — pour tenter de remplir des salles de concert auxquels très peu de gens
viennent encore, alors qu'elle devrait salarier un “commercial culturel” qui vende des
concerts en province et surtout valorise l'ensemble des nouvelles formules, socialement fortes,
des Concerts Lamoureux.

— enfin, que l’élargissement des activités et leur ouverture à des types et à des lieux
nouveaux, suppose de plus en plus souvent la gratuité sociale. Ce point me paraît prendre
une importance nouvelle.
Dans les derniers mois de ma présidence cela s’est produit à plusieurs reprises. Il traduit une
tendance de fond. Quelques exemples : l'Orchestre est invité à Ground Control, sans avoir à
louer la salle, mais la nature du lieu, — un caravansérail d'accès libre plus qu’une salle de
concerts —, fait qu’on suggère à l’Orchestre de ne pas faire payer l’entrée (l'Orchestre gagne
sur la location, mais comment financer les servies des musiciens ?) ; nous préparons une
convention de collaboration avec Vallée Sud Grand Paris (sur de la formation
préprofessionnelle), mais cette institution travaillant à budget constant, ne peut dégager
d’argent pour cette action ; nous sommes invités dans un grand hôpital parisien, mais pour
jouer gratuitement.
Il serait peu responsable de ne pas voir qu'il y a là une évolution marquée de la société toute
entière, et que cette mutation suppose qu'on fasse évoluer le schéma financier. Si on ne peut
plus facturer la prestation en raison de ce contexte social, l'institution doit être financée par
ailleurs en raison de son implication solidaire.

De la démocratisation culturelle à la médicalisation culturelle ?

On doit réaliser qu'il y a une tendance à considérer la culture comme une drogue de plus
dans la gamme des soins palliatifs qu'on envisage pour une société malade de divers
maux. Mais plutôt que de s'en plaindre (sur le mode : “on n'est pas là pour cela”), il y a
avantage à assumer cette nouvelle situation. On doit accepter que l'une des dimensions
d'un projet artistique et culturel soit précisément la réponse à cette demande. Car il y a
fort à parier qu'en lieu et place de la démocratisation culturelle, paradigme en berne, on
entre dans le temps de la “médicalisation culturelle”, tant les plaies sociales sont à vif et
réclament des solutions innovantes.
Tout le monde y passe, si je peux m'exprimer de façon aussi simple. Par exemple, un
chercheur scientifique ne peut plus se contenter aujourd'hui de développer ses
recherches ; il doit aussi participer à la lutte contre les “fausses nouvelles” et entrer dans
l'arène des controverses scientifiques. Un écrivain et un comédien ne peuvent plus se
contenter d'écrire et de déclamer des textes ; ils doivent prendre leur part du problème
que représente le recul de la langue, et la généralisation d'une forme écrite ramassée et
agressive qui ne permet plus la nuance. Etc.
Les musiciens sont également concernés.

88
Transition

Il est temps d'en venir à de possibles solutions, et d'expliquer pourquoi j'ai titré ce chapitre de
façon inattendue sur les subventions “qu'il faut inventer”.
La solution du financement pensée à la seule échelle de l’OCL est une impasse quasi
définitive. L’Orchestre n’a plus le rayonnement ni la surface pour justifier d’une identité
forte susceptible d’intéresser un vrai mécène (c'est-à-dire à hauteur de 100 ou 150 000 euros
par an). C’est alors dans des formes de solidarité et d'action collective qu’il faut s’engager.
Non pas dans de la mendicité organisée mais dans de l'invention financière.
Une solution est, me semble-t-il, d’aller vers le portage culturel, dans un cadre collectif, afin
que des charges qui handicapent lourdement les associations et entreprises soient déplacées,
garanties, solidarisées, épaulées par d’autres personnes et institutions qui s’engagent et
investissent.

Le portage culturel pour rompre la spirale de la gratuité

Raisonnons un peu. Pour une association orchestrale, le vrai revenu c’est l’argent disponible,
celui nécessaire pour assumer ses charges fixes, les salaires de ses employés, et les coûts de
production, notamment la location des salles. Or un orchestre ne fonctionne pas sur la dette,
comme le fait l’État, ou le font d’autres entreprises qui empruntent et s’engagent dans des
plans de remboursement. S’il le faisait, l’orchestre aurait en permanence le dilemme suivant :
quelle part puis-je prendre pour vivre (organiser et donner des concerts ; payer les salaires)
alors que je dois réserver de l’argent pour le remboursement prioritaire de ma dette. Ne le
faisant pas, et s’il ne trouve pas de mécène, l’orchestre n’a d’autre solution que d’adapter sa
programmation à ses finances, d’où les annulations en cascade lorsque la crise pointe son
nez.
On pense voir surgir une solution : et si, comme on le fait pour certaines entreprises dans
certains pays, on prêtait aux orchestres en passant par des prêts « in fine » ou infinis, c’est-à-
dire des prêts qui ne se remboursent jamais ou presque jamais, puisqu’ils sont toujours
reconductibles, en quelque sorte coulissants ? Autrement dit si l’on appliquait à notre
orchestre le raisonnement qu’on commence à entendre de plus en plus au sujet de la
monumentale dette que l’État français vient de contracter en raison de la pandémie… ou
d'autres dettes moins abyssales mais qu'on ne peut laisser traîner (exemple des 45 millions
d'euros de l'Opéra de Paris).
Mais le refinancement à chaque fois n’est pas possible pour une petite structure : il faudrait
pour cela, soit disposer de la garantie de l'État (l'OCL ne l'a pas), soit disposer d’un capital
mobilisable (l’Orchestre n’a pas de réserve fiduciaire qui garantirait son emprunt,
simplement… quelques contrebasses et une bibliothèque de partitions…). En outre, il
faudrait inspirer la confiance par une grande qualité et stabilité de gestion.
L’Orchestre Lamoureux n’est pas une institution fiduciaire, au sens propre, qui donne
confiance…

Dans une entreprise, la croissance de la valeur sert à financer les investissements (achat de
terres, de locaux, équipements, par exemple) ; dans un orchestre, ce qui croit en proportion,
ce sont les salaires (d’autant plus si l’on respecte la convention collective38), et le coût des

38 L'orchestre ne la respecte pas. Il a voté, il y a quelques années, un tarif du service qui est inférieur. Et

cela se retourne contre lui, puisqu'il ne peut présenter des demandes d'aide à des sociétés civiles de
gestion des droits voisins, comme l'ADAMI ou la SPEDIDAM, car la condition de ces aides est,
précisément, que les artistes soient rémunérés au tarif de leur convention collective, preuves à l'appui.

89
productions (forte augmentation du tarif des salles, par exemple). On n’arrive pas à un déficit
de 113 000 euros sur seulement deux concerts au Théâtre des Champs Élysées sans raisons.
Mais ces charges ce ne sont pas exactement des investissements puisque l’Orchestre n’achète
pas le théâtre où il se produit, ni même les équipements (les musiciens ayant, par exemple,
tous leur propre instrument).
Cependant on peut faire sur les charges que sont les coûts de production le même type de
raisonnement qu’on fait aujourd’hui pour les investissement en équipement des entreprises
lorsqu’elles ne peuvent plus assumer une telle croissance des coûts.
Quand dans une entreprise agricole ou artisanale il faut 5 euros d’actifs pour créer 1 euro de
valeur, on voit la nature du problème : la capitalisation est le problème de l’entreprise, et la
question est alors de savoir comment capitaliser (c'est-à-dire trouver ce capital) et qui doit le
faire ? Pourquoi cette seconde partie de la question : qui doit le faire ? Parce que, dans le
monde des entreprises, des agents économiques de terrain (l’agriculteur, l’artisan,
l’entrepreneur) estiment que cette capitalisation, parce qu’elle a atteint des niveaux extrêmes
qui ne permettent plus à l’agent de se payer lui-même, doit être externalisée, d’une façon ou
d’une autre. L’agriculteur, par exemple, ne peut pas à la fois se rétribuer sur son entreprise
et acheter des terres et des tracteurs.
Restons dans le cas d'un orchestre : les coûts de production ayant atteint des montants
excessifs, les sociétaires, qui sont patrons d'eux-mêmes, ne peuvent plus se salarier.
Supprimer les services de musiciens chez Lamoureux, comme cela se passe (mais
partiellement) chez Pasdeloup ou Colonne, apporterait un peu de souplesse financière mais
pas de solution durable suffisante. Sans parler des dégâts internes sur l'esprit sociétaire.

Dans les entreprises agricoles ou artisanales, on cherche alors ce qu’on peut externaliser et
on crée les structures qui vont le permettre. En matière agricole, ce sont les sociétés de
portage foncier, qui capitalisent la terre pour la louer aux agriculteurs qui s’installent, sans
que ceux-ci aient à acheter les terres de l’exploitation (ce qui induirait une dette de longue
durée et impacterait les salaires que l’agriculteur est en droit d’attendre)39. Ces solutions de
financement extérieur ou de portage seraient essentielles pour les entreprises culturelles
privées, associatives et solidaires, qui, contrairement aux entreprises publiques, d’État ou de
collectivités territoriales, ne bénéficient pas d’une masse financière garantie par une dotation
annuelle.
Dans la pratique, le bénéficiaire de l’emprunt élu par le fonds ou la société de portage, parce
que son dossier est solide, rémunère les capitaux extérieurs qu’on lui prête, mais, et tout est
là, cela ne revient qu’à rembourser les intérêts d’un emprunt, pas à mobiliser un capital au
détriment de la production. En outre, en circuit solidaire, les taux sont avantageux.

Des ententes de programmation, comme il en existe dans le cinéma, feraient-elles l’affaire ?


Par exemple des ententes de programmation entre différents orchestres ? Pas nécessairement
ou pas uniquement. Certes une action collective de plusieurs orchestres, mutualisés ou
syndiqués, allant négocier avec le Théâtre des Champs Élysées, le Châtelet, ou tout autre
pour obtenir des prix, serait très utile. Mais cela ne me paraît pas suffisant compte tenu de la
fragilité et de la mobilité des structures des orchestres, dont j’ai donné la description dans cet
ouvrage. Le passage nécessaire est celui qui conduit de l’entente vers la banque, c’est-à-dire à
une structure qui ne soit pas corporative mais indépendante, pas sociétaire, mais financière

39 Dans le domaine agricole, il existe plusieurs sortes de portage, soit un portage spéculatif, lorsque

l’entreprise privée qui loue des terres se rémunère sur les intérêts que les emprunteurs lui versent ; soit de
portage solidaire, lorsque l’entreprise est associative et que le but n’est pas spéculatif (ex. Terre de
Liens) ; soit, enfin, des solutions plus institutionnelles ou parapubliques, lorsque le portage est entrepris
par les SAFER.

90
sur base solidaire, pas un syndicat émané de la base, mais un organisme tiers qui puisse
capitaliser des ressources d'origines très variées.
L’essentiel est là.
On peut prolonger le concept en lien avec ce qui a été dit plus haut de l'évolution des
pratiques culturelles des Français. Qui ne comprend que, dans la mutation actuelle que
connaissent ces pratiques et des avancées sociales auxquelles on assiste (les nouvelles formes
solidaires, la loi PACTE, etc.), ce n'est plus d'une association de soutien composée de
mélomanes mécènes dont on a besoin (ils disparaissent progressivement des radars), mais
d'une banque composée d'actionnaires de parts sociales solidaires, orientées vers le soutien
financier à des entreprises à mission qui sont réellement d'utilité publique ? L'actionnaire
solidaire achetant des actions d'une banque non spéculative qui sait agréger des entreprises
elles-mêmes solidaires, investira parce que les entreprises que soutient la banque développent
des formes solidaires nouvelles, et non plus seulement parce qu'il est mélomane et qu'il se
souvient avoir découvert du répertoire joué par l'Orchestre Lamoureux quand il était jeune.
Bien entendu, cette fonction mémorielle et de transmission de l'héritage culturel ne disparaît
pas et peut être traitée en parallèle. Mais, plus fondamentalement, l'actionnaire de
l'économie solidaire sera de plus grand secours à l'entreprise que le mécène particulier.

Une banque culturelle solidaire

Imaginons ce que pourrait être une banque qui, par exemple, s'appellerait "Liens
d'Orchestre" ou, en élargissant le propos à l'ensemble du spectacle vivant, "Scènes de Liens".
Plusieurs orchestres associatifs, plusieurs théâtres, compagnies de danse, chœurs ou autres
formes de spectacle vivant, de statut privé, se grouperaient pour la susciter. Des statuts
organiseraient la capitalisation de cette structure.
Son financement reposerait sur plusieurs sources :
- le transfert à la banque des fonds que les associations adhérentes à la banque reçoivent du
mécénat d'entreprise (par exemple sur la base d'un pourcentage pour chaque adhérent) ;
- le transfert à la banque d'une partie des subventions que les associations (je reste dans le cas
parisien et francilien) reçoivent de la Ville de Paris, de la Drac, des collectivités, régionale,
départementales et locales ; ce serait même une condition pour être éligible aux aides de la
banque ;
- enfin et surtout, la vente au public de parts sociales sous la forme d'actions dont les
dividendes rémunéreraient ainsi ceux qui lui feraient confiance. Plutôt que de s'adresser aux
seuls amateurs du genre à travers des associations de soutien à l'Orchestre X, au Chœur Y
ou à la Compagnie de Théâtre Z, la banque élargirait le cercle en s'adressant au public
intéressé par les actions solidaires. Ainsi, on n'achèterait pas des actions de la banque “Liens
d'Orchestre” seulement parce qu'on aime l'Orchestre Lamoureux jouant Beethoven, mais
aussi parce qu'on souhaite encourager par l'investissement le rôle que joue l'Orchestre dans
le lien social des Bébé-Concerts, dans l'accompagnement des institutions de santé, dans la
formation professionnelle, dans le choix de la proximité, etc.
Cette banque disposerait alors d'un capital composite pouvant à terme prendre une certaine
importance, avec lequel elle pourrait aider les Orchestres à ne pas affronter seuls les
difficultés, mais à les penser de façon collective.

Dans le domaine agricole, où le portage foncier se développe, ne va-t-on pas jusqu'à


imaginer qu'on puisse un jour prochain créer, avec l'accord de l'État, un Livret d'épargne
foncier ? Qui sait si dans vingt ans, on ne serait pas en mesure de fédérer le secteur associatif
et privatif des Orchestres et des Théâtres français et de créer un Livret d'Epargne Spectacle

91
qui leur serait réservé, et qui, par la capitalisation qu'il permettrait, participerait de cette
stabilisation de leur financement ?
Qui ne comprend que, face à la puissance des citadelles culturelles publiques ou
parapubliques tenues à bout de bras par le financement public, la nécessité est de structurer
un peu le secteur privé ?

Une proposition :
Organiser un séminaire
sur les modes alternatifs de financement du spectacle vivant privé

S'il se trouvait quelques associations, compagnies, communautés de sociétaires qui


soient intéressées par cette réflexion, je pense que le premier temps serait de réunir
différentes parties prenantes afin de mettre sur la table les problèmes du spectacle
vivant privé et d'envisager des solutions innovantes. Un séminaire qui réunirait des
banques solidaires agissant dans d'autres secteurs de la vie sociale, comme Terre de
Liens le fait dans l'agriculture et le foncier agricole, et des entreprises de spectacle
privées, permettrait de susciter d'utiles comparaisons et faire surgir des idées.

Revenons aux chiffres et imaginons ce que pourrait être le cas de l’Orchestre Lamoureux
dans un tel dispositif.
Pour faire sa saison de cinq concerts dans un grand théâtre parisien, par exemple au TCE, il
lui faut 5 x 28 000 euros de location de salle, soit 140 000 euros, et environ 200 000 euros en
charges salariales, musicien(ne)s et chef(fe) et quelques coûts annexes de production
(transport, par exemple). Peu ou prou, environ 350 000 euros. Et il les lui faudrait chaque
année, pour chaque saison.
Un orchestre comme Lamoureux ne pourrait pas emprunter une telle somme dans un circuit
bancaire courant, s'il le faisait de façon individuelle, pas même une seule fois, pas même une
partie de la somme, étant donné la faiblesse, voire l’inconsistance de son modèle économique
actuel, l’absence de garanties sérieuses et les aléas de son compte d’exploitation. En
revanche, dans un contexte de portage, il pourrait emprunter les sommes pour financer ces
deux postes, par exemple emprunter 300 000 euros à 5% soit 15 000 euros de rémunération
de ce capital à assumer dans l'exercice annuel. Ou bien encore, il demanderait à la société de
portage qui dispose de capitaux, de louer pour lui le Théâtre des Champs-Élysées, contre le
paiement de l'intérêt de cette valeur ; et de financer les salaires, également sous condition de
versement de l'intérêt.
La banque distribuerait donc ses avoirs financiers aux associations ou entreprises de
spectacle vivant adhérentes à sa charte, mais reconstituerait également chaque année ce
fonds par le mécénat, les subventions et les ventes d'actions ou parts sociales. Sa croissance
dépendrait de son dynamisme, de sa communication et de la prospection qu'elle réaliserait
pour associer de nouveaux adhérents, mécènes d'un côté, et institutions de spectacle
adhérentes de l'autre.
L’orchestre n’aurait jamais ce capital à rembourser puisque la société de portage ou
d’investissement l’aurait fait pour lui, à partir de son propre capital et des ventes de part et
d’actions qu’elle aurait réalisées auprès de mécènes et du public, pour réunir son propre
fonds d’intervention. Je vais y revenir, mais je souligne le fait majeur : c’est le fait de changer
le mode de financement qui est l’essentiel.
Il conviendrait alors de voir les conditions de reproductibilité de l'opération, et sans doute
aussi de définir la part de capital que la société de portage prendrait en charge parmi les

92
besoins de l'Orchestre. Si ce dernier avait besoin de 350 000 euros pour ses cinq concerts au
TCE, la banque solidaire pourrait ne prendre en charge qu'une partie de celui-ci, pour faire
pression et responsabiliser l'association. Le principe est déjà appliqué dans les subventions
publiques, qui ne couvrent jamais qu'une part des besoins.

Les bénéfices de ce genre de montage

Ils seraient appréciables.


L’idée forte à retenir c’est que la création de ces modes de capitalisation et de financement
des entreprises est la garantie du maintien de petites et moyennes entreprises (les orchestres,
les compagnies théâtrales, les ensembles vocaux, les cinémas entrent dans ce cadre, par
exemple ceux qui ont des chiffres d’affaires avoisinant le million d’euros) autrement dit le
maintien d’un tissu de petites entreprises qui répondent aux besoins des clients ou des
consommateurs quand il s’agit d’agriculture ou d’industrie, ou à ceux des différents publics
quand il s’agit de culture et de musique.
Au passage, voilà qui pourrait être un vrai critère d’attribution de la reconnaissance d’utilité
publique : on pourrait l’attribuer aux associations et entreprises culturelles qui s’engagent à
devenir entreprises à mission, et qui choisissent ce processus de participation au fonds de
soutien parce que c’est la condition pour faire autre chose, pour générer un projet spécifique
et novateur, en lien avec l'utilité publique ; et, d’un autre côté, parce que c’est le signe que
l’entreprise renonce à la concurrence sauvage, telle que les orchestres la pratiquent
aujourd’hui, par la force des choses.

Comment créer ces fonds de soutien ? Ils proviennent en grande partie de l’initiative privée.
Il s’agit aussi d’orienter les mécènes particuliers et les mécènes institutionnels en ce sens.
Plutôt que la chasse individuelle au mécène privé, il s’agirait de pratiquer une solidarisation
des fonds via le fonds ou la société de portage. Avec, pour les mécènes, les avantages fiscaux
importants actuellement de règle, et qui se justifient puisque l’argent donné va au soutien
aux entreprises. On imagine qu’un fonds, même privé, qui concernerait des dizaines
d’orchestres ou d’ensembles vocaux, de compagnies théâtrales, de danse, de cirque ou
d’exploitations cinématographiques, aurait lui-même du poids auprès des institutions de
toutes sortes et les moyens d’abonder ses financements en agissant dans diverses directions.
Un exemple : un tel fonds ou une telle société de portage ne négocierait certainement pas
uniquement avec le seul Théâtre des Champs Élysées, mais aurait la surface pour le faire
aussi avec la Caisse des Dépôts et Consignations qui en est propriétaire et soutient
l’ensemble de la programmation de ce théâtre… On change d'échelle et on passe de la
mendicité à l'invention financière.

La garantie des prêts serait fondamentale, et on voit très bien ce que pourraient être les
critères pour l’attribution de prêts par la société de portage. Un orchestre qui adhérerait
accepterait :
- d’engager ses mécènes à passer préférentiellement par l’organisme de portage en
souscrivant des actions ou des parts ;
- le respect des règles du droit du travail et des conventions collectives ; la chasse au travail
dissimulé ;
- l’adoption en interne d’une charte de bénévolat innovante, d'autant plus innovante qu'elle
s'adosserait à une rémunération enfin normale et stabilisée des musiciens ;
- le choix de devenir une entreprise « à mission », avec tout le déploiement social que cela
suppose.

93
Face à un tel programme, les freins sont psychologiques au premier chef. Il faut assumer le
fait qu’un orchestre comme Lamoureux a toujours fait le choix de l’indépendance et que
cela a un prix, celui de se donner les moyens de cette indépendance en changeant de
référent. Cela signifie s’affranchir du modèle culturel public qui est complètement autre et ne
saurait servir de boussole aux ensembles privés. Cela revient aussi à repenser le mécénat et à
suggérer que le mécène ne donne pas uniquement à l’orchestre de son choix, dans une
relation directe, mais donne aussi à un fonds qui fédère les entreprises et associations qui
acceptent cette charte.

Mais plus largement, c’est à un large public d’investisseurs qu’il faut s’adresser, pas
uniquement à ceux qui sont amateurs de musique. Cette question, sur laquelle je me suis
déjà exprimé, est centrale. Si l'Orchestre Lamoureux peine à trouver le public de ses
concerts, il remplit ses Bébé-Concerts. Pourquoi ? Parce que le public des Bébé-Concerts
n'est pas uniquement celui des mélomanes, mais plus généralement celui des parents qui
veulent le meilleur pour leurs enfants. Là est la motivation.
Les motivations des souscripteurs peuvent être diverses, et aller jusqu'au pur profit spéculatif.
Cela veut donc dire qu’il faut alors trouver d’autres modes de personnaliser le lien entre le
mécène et l’orchestre. Ce lien, c'est la mission de l'entreprise culturelle. Ainsi, une
rémunération attractive pourrait intéresser des souscripteurs, bien au delà du cercle habituel
des mélomanes.

Reste à monter la banque, projet qui doit être initié par les entreprises de spectacles privées.
D'ailleurs, aujourd’hui, un mécénat utile serait celui qui voudrait aider à la constitution
d’une telle société de portage dans une ambiance de solidarité et de responsabilité des
entreprises musicales ou, plus généralement, de spectacle vivant. Plutôt que de donner
individuellement avec des risques à des entreprises dont la solidité n'est pas garantie, donner
pour stabiliser et être assuré de retrouver son apport, et pas uniquement sous l'angle des
avantages fiscaux.

État, collectivités territoriales, banques, mécènes, particuliers, associations de soutien, n'est-


ce pas l'intérêt commun, votre intérêt, que de savoir que chacun donne autrement qu'à
risques, périls et pertes ?

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Un mot de fin
Espoirs de reprise…
pour que ce ne soit pas la crise de trop

Au moment de la reprise et du début de la saison 2021-2022, au-delà des bons et des


mauvais côtés de cette reprise, les enjeux de fond restent posés.

Bons et mauvais côtés de la reprise40

De mauvaises surprises sont au rendez-vous en ce début de saison 2021-2022.


On attendait de savoir quelles seraient les conditions de la reprise, avec le lancement de la
saison 21-22. Désormais on sait. Il n'y a plus de public. Mais, en cette rentrée 2021, la perte
du public étant générale, on ne peut en tirer un argument et reprocher à l'Orchestre
Lamoureux ce qui ne lui est peut-être pas dû. Il faut attendre que le spectacle vivant retrouve
son public pour voir si l'Orchestre Lamoureux retrouvera le sien, ou bien s'il l'a vraiment
perdu.
Chacun peut néanmoins calculer les pertes financières et administratives : déficit de
billetterie ; poids financier des salaires puisque les contrats avec les musiciens ont été signés et
doivent être honorés ; utilisation à contre-emploi de l'administratrice, qui doit aller tracter au
lieu de faire son métier ; difficulté d'argumentation pour obtenir de nouvelles subventions.
Toujours au titre des difficultés, l'Orchestre peine, semble-t-il, à trouver un président, ou
même à définir le type de président ou de présidente qui lui convient. Car ce n'est sans doute
pas la personne qui fait défaut, mais c'est surtout l'indécision de l'Orchestre sur le profil
recherché.

Les bonnes surprises de la reprise.


Le Directeur musical a pris ses fonctions et a commencé à imprimer sa marque artistique au
programme de l'Orchestre.
La duplication des concerts Paris-Région et Paris-Province est lancée et c'est une des voies
pour faire baisser les déficits. Cette saison, l'Orchestre ira jouer à Soissons, Saint-Malo, en
plus de Charenton-le-Pont et Fontainebleau.
Le succès de la formule des Bébé-Concerts se confirme et l'Orchestre en annonce… 57 pour
l'année 2021-2022, répartis sur 22 dates, en ajoutant de nouveaux lieux de production à
Paris (14 dates au Théâtre de l'Atelier) et en Île-de-France (Charenton-le-Pont), en plus du
CNSAD et de Gaveau.
Le Théâtre de l'Atelier devient le cœur du programme des Bébé-Concerts, puisqu'il va en
accueillir en tout 42. Comme ce théâtre programme cette année en ouverture de sa saison
"On purge bébé" de Feydeau, le bébé est de circonstance. Retenons que l'Orchestre

40Mon information se limite aux données publiques disponibles sur le site de l'Orchestre, à la brochure
éditée, et aux newsletters que je reçois.

95
Lamoureux s'ancre de plus en plus dans les salles moyennes (560 places dans ce théâtre) et
dans les activités ludiques au service du lien social.
En outre, cette opportunité de s'installer dans le 18e arrondissement de Paris est excellente
dans la perspective d'une réorientation de la géographie de l'Orchestre.

Les Bébé-concerts produisent de 1000 à 2000 euros de bénéfice par concert. S'il font le plein
jusqu'au bout, les 57 Bébé-Concerts de l'année rapporteront de quoi couvrir une part des
déficits des concerts donnés à Gaveau, compte tenu également de l'existence d'un sponsor41.

Quels enjeux ?

Au terme de cette analyse, longuement mûrie par l'exercice d'une présidence difficile,
quelques points d'interrogation me paraissent devoir être soulignés.

Il ne semble pas que l'Orchestre puisse renouer trait pour trait avec ce qui a fait son histoire.
Les publics disparaissent, les goûts changent, les formes et les vecteurs évoluent, enfin la
concurrence est trop marquée, écrasante même.
Par voie de conséquence, en ce domaine, l'épreuve de vérité est en cours. L'association
n'ayant pas désiré s'aventurer dans une réflexion sur son nécessaire changement et son
modèle économique, l'avenir dira si ses dirigeants actuels ont ou non réussi, — avec les
statuts actuels, la perte de l'esprit sociétaire, le repli conservateur actuel —, à revenir aux
mannes financières d'antan et à financer ainsi une saison d'au moins cinq concerts dans une
grande salle adaptée aux programmes symphoniques classiques. L'avenir dira si le public
revient écouter l'Orchestre Lamoureux, et si l'orchestre réussit à faire des salles avec des
chiffres dépassant le millier de spectateurs, comme c'était encore le cas en 2018 et début
2019.
Ou bien s'il faut que l'Orchestre aille vers autre chose, ce que je crois inévitable, compte tenu
de l'accumulation des retards et des temporisations devant les problèmes. De mon point de
vue, c'est ce qui est en train de se produire, sans que les musiciens le réalisent pleinement.
Par exemple, combien d'entre eux ont-ils vraiment intégré l'idée que leur saison 21-22 sera
dominée par 57 Bébé-Concerts ? Face à cette nouvelle réalité, combien d'entre eux n'en
feront aucun ; combien d'entre eux n'y participeront que par défaut, s'ils n'ont rien d'autre ce
jour-là ? Quel sera l'effet de cette avalanche : mobilisateur ou démobilisateur ? Le Conseil
d'administration compte-t-il saisir cette évolution pour expliquer ce qui est en train de se
produire ?
Là est le problème : il n'y a plus d'enjeu autour de Lamoureux sur la base historique qui a été
la sienne. Imaginons que l'Orchestre disparaisse… Les musiciens n'en continueraient pas
moins leur mouvement brownien aléatoire entre les différents orchestres, plateaux, scènes,
lieux et opportunités entre lesquels il se répartissent quotidiennement pour gagner leur vie.
Seul, le groupe des titulaires qui sont professeurs de conservatoire, moins libre et disponible
que des intermittents, y perdrait peut-être un peu plus que d'autres.

L'expérience me conduit à dire que la saison parisienne d'une part, le modèle sociétaire, de
l'autre, sont devenus complètement obsolètes dans la forme dans laquelle ils ont été jusqu'ici
pensés et en me limitant, bien entendu, au cas de l'Orchestre Lamoureux, le seul que je
connaisse un peu.

41 Au sujet du sponsor, je vois que les idées font malgré tout leur chemin. Mal reçue il y a un an lors d'un

CA au cours duquel je plaidais afin de trouver un sponsor pour ce produit-phare de l'Orchestre, l'idée a
fait surface et a été acceptée.

96
— La saison parisienne, devenue un fantôme, peut-elle toujours être l'axe fort d'un projet ?
J'ai apporté beaucoup d'éléments pour en relativiser l'intérêt en présence de formes et de
formats différents, du changement des pratiques et du blocage que représente l'accès aux
grandes salles. Et il y a tellement d'autres saisons conduites par d'excellents orchestres sur
Paris, qu'il y a risque que le public n'attende plus guère celle de Lamoureux.
Combien d'années faudra-t-il pour reconstituer un public ? Pour remonter une association
de soutien digne de ce nom, si ce modèle un peu désuet est toujours choisi ? Ou mieux, pour
provoquer de nouvelles formes de soutien, si l'Orchestre se décide à inventer d'autres
rapports avec le public ? Sans doute est-ce l'affaire d'une décennie.
Il est clair qu'il y a une réflexion à conduire à ce sujet. Mais si la participation de la Ville de
Paris, principal soutien financier de l'Orchestre, est directement liée à cette saison et non pas
aux autres activités de l'Orchestre (ce que les élus et administrateurs parisiens ont rappelé),
ce financement devrait logiquement disparaître, sauf à être renégocié scrupuleusement.
D'où une suggestion. Puisque l'Orchestre s'engage dans une collaboration nouvelle, celle
avec la Région Île-de-France, il serait bon aussi qu'il se décide à aller voir, de concert, la
Ville de Paris et la DRAC afin de repartir à zéro avec ces institutions, et ceci en conformité
avec le réel de la vie actuelle de l'Orchestre. La Ville donne une subvention pour une saison
parisienne que l'Orchestre peine à faire ; l'Orchestre répond principalement par une demie
saison, et par 57 Bébé-Concerts qui ne sont pas l'objet de la subvention. C'est un dialogue de
sourds. Comment réduire le fossé, voire la contradiction ? Puisque l'adjointe Carine Rolland
a une double responsabilité au sein du Conseil de Paris — la ville du quart d'heure et la
proximité, d'une part, la culture, de l'autre —, pourquoi ne pas saisir cette excellente
opportunité et aller la voir pour tout mettre sur la table ? Et puisque les institutions
culturelles coordonnent leurs aides, pourquoi ne pas parler simplement et clairement aux
trois (Région, Drac, Ville) pour construire un avenir moins instable ?

— Le modèle sociétaire a vécu, et son maintien actuel est devenu factice. Depuis trois ans,
plusieurs musiciens sont partis à la retraite ou ont démissionné, mais on n'évoque pas
l'éventualité de leur remplacement. Pour l'instant, organiser un concours pour recruter de
nouveaux titulaires serait aléatoire. Que leur proposer, d'ailleurs, aussi bien en termes de vie
associative interne que de vie musicale symphonique ? De jouer devant des salles souvent
vides ? De faire 57 Bébé-Concerts ? D'assister une fois l'an à une assemblée générale
soporifique ? Point n'est besoin d'un concours et d'un statut pour cela : une simple liste de
musiciens supplémentaires suffit.
Je regrette que le Conseil d'administration n'ait pas accepté l'idée que la discussion sur ce
terrain aurait été l'opportunité de faire émerger des solutions et de remobiliser les sociétaires.
On aurait fabriqué le chemin en marchant, notamment en clarifiant les enjeux et en
amenant la nécessaire refonte des statuts de l'Orchestre. Mais d'autres que moi peuvent
l'entreprendre, une fois le message délivré ?
Car le modèle sociétaire actuel est devenu une imposture : certains supplémentaires qui
jouent régulièrement dans l'orchestre ne sont pas sociétaires, tandis que des sociétaires
titulaires ne viennent plus jouer du tout. Le modèle sociétaire est désormais le prétexte qui
permet à une délégation de cette communauté de maintenir le corporatisme et le
conformisme, et de proroger, au delà du raisonnable, des rentes de situation dérisoires, des
illusions de grande vie musicale. Voilà pourquoi j'ai acquis la conviction que la réforme des
statuts était le point de passage obligé de l'éventuelle refondation de l'orchestre. Il y a
également imposture quand des sociétaires, ne se pensant que comme des salariés, veulent
néanmoins rester patrons d'une structure qu'ils ne veulent pas diriger et qu'ils ont
consciencieusement mise à mal depuis vingt ans.

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La succession des crises a eu un effet anesthésiant

Toute cette évolution se passe devant des sociétaires anesthésiés par la répétition lancinante
des crises, sans réaction, certains indifférents, d'autres égarés dans leur rêve de retrouver un
peu de la splendeur d'antan. Devant un projet de réforme, très peu remarquent le fait et
aucun n'agit. Ceux qui sont conscients baissent malgré tout les bras car il n'y a plus le
moindre enjeu en cause.
À quoi aura servi le bel élan de générosité et de responsabilité de quarante sociétaires en
2019, si c'est pour laisser se développer la crise suivante ? Qui, devant ce constat, donnera
son salaire lors de la prochaine crise financière ? Les sociétaires finiront-ils par déserter, de
l'intérieur, ce qui déjà s'amorce au vu de la composition des plateaux ?

Alors, la reprise annonce-t-elle un rebond ou l'année 2021 aura-t-elle été l'année de la crise
de trop ? L'Orchestre Lamoureux est-il mûr soit pour réécrire son histoire, ou pour
disparaître progressivement, ou encore pour être repris par qui saurait en faire autre chose,
par exemple pour devenir le satellite d'une autre structure, publique (la région Île-de-France
?) ou privée (Ground Control ? Cutplace ?), qui saurait le coiffer pour l'empêcher de dériver ?
Jusque là, refusant l'aide qu'on lui apporte et ne soutenant pas le travail de ceux qu'il appelle
à l'aide, l'Orchestre déjoue toutes les bonnes volontés, décourageant quiconque cherche à lui
apporter un peu de souffle. Si de telles conditions devaient persister, je doute que l'Orchestre
fidélise longtemps le directeur musical qu'il vient d'embaucher. Je doute aussi que des
salariées compétentes ne subissent pas un jour l'effet de cette érosion et ne soient tentées de
répondre favorablement à d'autres sollicitations. Son conseiller artistique a d'ailleurs pris lui-
même du champ en quittant le statut de sociétaire, afin d'assumer son statut personnel de
soliste, certes tout en continuant à diriger la Chambre Lamoureux, mais sans lier son propre
parcours à celui de l'Orchestre. Je doute, enfin, que l'Orchestre garde longtemps la
présidente ou le président qu'il se donnera, si celui-ci doit être exposé au même immobilisme
et à la même résistance que j'ai connus.

***

Voilà ce que je souhaitais exprimer, afin que, si les sociétaires me lisent, le fruit d'une
expérience ne soit pas complètement perdu. Voilà ce que je souhaite transmettre à la
personne qui me remplacera à la présidence de l'Orchestre, afin qu'elle ne se trouve pas,
comme cela a été mon cas, devant une absence totale de passation, et qu'elle ne mette pas de
longs mois à comprendre ce qui se passe et ce qui lui arrive. Voilà ce que je souhaite
également transmettre aux partenaires institutionnels et professionnels de l'Orchestre, afin
qu'ils l'aident à faire les meilleurs choix possibles. Voilà ce que je souhaite faire connaître au
public qui s'intéresse à la vie musicale et à l'Orchestre Lamoureux.

Acta est fabula mea…

98
Annexe

On ne devient pas président


de l'Orchestre Lamoureux tout à fait par hasard

Le lecteur se demandera peut-être comment je suis devenu président d'un orchestre, n'étant
pas un professionnel de la musique mais un chercheur spécialisé dans l'histoire du cadastre,
de la propriété et de la forme des paysages. Quelques mots pour y répondre.

La musique, depuis toujours…


Enfant, j'ai chanté dans une manécanterie (on ne disait pas encore maîtrise) à Nice et j'ai fait
des tournées en Europe et en Amérique du Nord, découvrant la monumentalité ou le décor
de certains lieux, réellement impressionnants pour un gamin : le grand Théâtre de Genève,
le théâtre de verdure de Montréal, l'église de Wies, la cathédrale de Cologne, l'opéra de Nice
(sur scène pour Carmen et dans les combles, pour Parsifal). Avec ce chœur, j'ai participé à
l'enregistrement de deux disques, expérience majeure pour moi.
De cette première expérience musicale il m'est surtout resté le son du chant grégorien, et les
sonorités claires voire translucides du répertoire que notre chef de chœur aimait mettre au
programme : André Caplet, Henri Rabaud, Pierrette Mari, Francis Poulenc, Gabriel Fauré
par exemple ; enfin, la magie de l'opéra.
Ensuite, à l'adolescence, je me suis formé par l'écoute et par un goût prononcé pour l'analyse
des œuvres. Je me souviens, par exemple, de ma découverte des symphonies de Bruckner,
dans l'enregistrement de la Deutsche Grammophon, et je ne remercierai jamais assez le
disquaire de Nice, un peu imprudent mais diablement compréhensif, qui avait accepté
d'ouvrir un des somptueux coffrets de l'intégrale Jochum de 1967 et me vendait les disques
un par un, car je n'avais pas de quoi acheter le coffret d'un coup.

Dans les années 1985-2000, en marge de mes activités professionnelles au CNRS, j'ai
conduit diverses activités musicales, avec une association de création sonore, produisant des
émissions de radio, des CD, des livres-cassettes pour enfants, des spectacles. J'ai été :
— Auteur de petites pièces de circonstance sur l'histoire de la musique, notamment sur : la
compositrice Fanny Mendelssohn (jouée à Dole et Lons-le-Saunier en 1997, avec la jeune
soprano franco-marocaine Hanna Bayodi-Hirt [archive] interprétant les lieder de Fanny
Mendelssohn) ; sur C.-N. Ledoux et J.-F. Tapray (à Pesmes, Haute-Saône) ; sur le facteur
d'orgue Riepp (à Dijon) ; sur Haydn et Mozart (à Nemours) ; sur les Couperin (en Seine-et-
Marne) ; sur Louis II de Bavière ”Le roi des Alpes » (à Pesmes) ; sur Brahms et Clara
Schumann « Sur les rives du Danube » (à Pesmes).
— Créateur des spectacles de musique de table, Aria di sorbetto, et Aria di vino, dans les
années 2000 à Dole et Moissey (Jura) et Pesmes (Haute Saône).
— Co-concepteur de la Célébration orphéonique en Seine-et-Marne [archive] en 1989 avec
Alain Savouret et Pierre-Marie Cuny, et auteur du livret de l'oratorio “Ombres et lumières sur
la cité”, représenté au Palais de Fontainebleau le 1er juillet (diffusé sur France Culture le 14
juillet 1989) ; compte rendu du spectacle dans Le Monde du 2 juillet 1989 [archive].
— Créateur de la radio des Rencontres Musicales d’Arc-et-Senans (dir. Cyril Huvé) aux Salines
Royales dans les années 1980.
— Producteur d'une quinzaine de CD de musique classique (sonates de Jean-François Tapray ;
intégrale pour clavecin de Claude Balbastre ; œuvres pour pianoforte de Boieldieu par

99
François Very ; orgue Riepp de Dole avec Michel Chapuis ; harmonium et piano avec Kurt
Lueders et Pascale Bonnier) et de musique contemporaine (Giacinto Scelsi, Griffith Rose,
2E2M, Quatuor Arcadie, Gérard Caussé, ensemble Alternance… ; "choc du Monde de la
musique" avec un CD de l'ensemble Aleph ; co-production de deux CD (Musiques Trans-
Alpines I et II ) avec le festival de musique contemporaine de Rome, Nuova Consonanza et
Alessandro Sbordoni [archive]).
— Producteur d'émissions de radio et d'enregistrements de concert de musique
contemporaine à Dole dans les années 1983-1985 (ex. : Blessure/Soleil, concerto pour
clarinette de Nguyen Thien Dao, avec l'ensemble Alternance et Michel Portal en soliste).

C'est par ma fille, musicienne titulaire de l'Orchestre Lamoureux, que le contact avec cet
orchestre s'est fait, et que l'idée de me proposer pour la présidence a pris corps, notamment
au terme d'un entretien téléphonique avec Hugues Borsarello, à la fin du mois d'août 2019.
Pour justifier de ma recevabilité à cette charge, j'avais à mon actif diverses expériences de
gestion associative ayant été président du Centre Polyphonique de Franche-Comté,
responsable d'une radio locale, animateur d'une association de création sonore, étant
membre de la SACD, de la SCPP, de la SCAM. En outre, sur le plan professionnel, j'ai été
pendant une douzaine d'années secrétaire d'une ONG liée à l'Ordre des Géomètres-Experts,
“France Internationale pour l'Expertise Foncière”.

100
Bibliographie

Code civil

Code du commerce

Dix Ans de Staccato, brochure, 2010

Programmes des saisons de l'Orchestre Lamoureux

Denis COSNARD, “Un nouveau chef pour relancer le vieil orchestre Lamoureux”, le Monde
2 février 2021.

Philippe GUELLIER, “Le statut des orchestres (public/privé) et leur financement”, dans Juris
art etc 48, juillet/août 2017,p. 22-24.

Philippe LOMBARDO et Loup WOLFF, Cinquante ans de pratiques culturelles en France,


éd. Ministère de la Culture, en ligne, 96 p.

Bénédicte PERCHERON, “Une parenthèse dans l'histoire du Théâtre des Arts de Rouen : le
cirque (1941-1962)”, dans Joann Élart et Yannick Simon, Nouvelles perspectives sur les
spectacles en province (XVIIIe-XXe siècles), Presses Universitaires de Rouen et du Havre
2018.

Yannick SIMON, Jules Pasdeloup et les origines du concert populaire, éd. Symétrie, Lyon
2011, 278 p.

Yannick SIMON, Charles Lamoureux. Chef d'orchestre et directeur musical au XIXe siècle,
éd. Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, Arles janvier 2020, 252 p.

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Index des personnes citées

G. Bacewicz, compositrice - 53 Ch. Lamoureux, chef d'orchestre et


J.S. Bach, compositeur - 53 fondateur - 13n, 29n, 41, 59n, 63, 70,
R. Barillet, architecte, directeur de 71, 86
Cultplace - 69 B. Macron, présidente de la Fondation des
L. Bayle, directeur général de la Hôpitaux - 78
Philharmonie - 75 I. Markevitch, chef d'orchestre - 67
H. Bayodi-Hirt, cantatrice - 53n H. Martigny, entrepreneur - 42
L. van Beethoven, compositeur - 13, 53, R. Martin, créateur de la Folle journée de
91 Nantes - 76
H. Berlioz, compositeur - 13, 42, 53 F(anny) Mendelssohn, compositrice - 53
M. Bonis, compositrice - 53 F(élix) Mendelssohn, compositeur - 53n
J. L. Borges, écrivain - 75 Y. Menuhin, soliste - 67
H. Borsarello, soliste, conseiller artistique F. Noël-Marquis, directrice de l'Ecole
de l'OCL - 68, 72, 73 Normale de Musique de Paris - 16
G. Capuçon, soliste - 68 D. Oistrakh, soliste - 67
J. Cardoso, conseiller en marketing et en M. Onfray, philosophe - 17
communication - 16 C. Orff, compositeur - 17
L. Carrol, écrivain - 75 P. Paray, chef d'orchestre - 67
P. Casals, soliste - 67 J. Pasdeloup, créateur des orchestres
C. Chaminade, compositrice - 53 populaires - 29n
D. Chostakovith, compositeur - 17 A. Piazzolla, compositeur - 3
A. Coffin, conseillère de Paris - 50, 52, 53 C. Pépin, compositrice - 53
J.-Ph. Collard, soliste - 87 B. Percheron, musicologue - 24n, 101
D. Cosnard, journaliste au Monde - 61n A. Perruchon, chef d'orchestre - 35
X. Darcos, sénateur - 42, 45, 48 M. Plasson, chef d'Orchestre - 8, 17, 35,
C. Debussy, compositeur - 13, 67 67, 87
K. Deshayes, soliste - 67 Procope, historien de Rome - 60, 66
C. Desnoëttes, artiste plasticienne - 69, 70 M. Ravel, compositeur - 13, 67, 77
G. Feydeau, auteur dramatique - 95 C. Rolland, adjointe à la Ville du Quart
P. Fournier, soliste - 67 d'heure et adjointe à la Culture de la
M. Gendron, soliste - 67 Ville de Paris - 50, 51, 52, 97
A. Grumiaux, soliste - 67 Y. Sado, chef d'orchestre - 8, 15, 16, 45,
Ph. Guellier, avocat - 44n, 101 46, 57, 67
C. Haskil, soliste - 67 C. Saint-Saëns, compositeur - 13, 73
Q. Hindley, chef d'orchestre et C. Schumann, compositrice - 53, 54
musicologue - 77 R. Schumann, compositeur - 54
A. Holmes, compositrice - 53 Y. Simon, musicologue - 13n, 24n, 41,
Ch. Ives, compositeur - 32n 59n, 65, 70, 101
F. Karoui, chef d'orchestre - 76 G. Tailleferre, compositrice - 53
E. Labiche, auteur dramatique - 9 J. Thibaud, soliste - 67
A. Larquié, directeur de la cité de la C. Trautmann, ministre de la culture - 14,
musique - 14n 42, 45, 46
M. Legrand, compositeur - 13 A. Vivaldi, compositeur - 3
B. Lepetit, historien, épistémologue - 13 R. Wagner, compositeur - 13, 53, 66, 67
C. Louboutin, entrepreneur, créateur de D. Waldman, cheffe d'orchestre - 53
chaussures - 60, 66 M. Zang, présidente de Staccato - 15n, 57
K. Lynn Wilson, cheffe d'orchestre - 53

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Lorsqu'un Orchestre comme l'Orchestre Lamoureux connaît crise sur crise
depuis 22 ans, quand il doit rompre avec la grande saison parisienne de concerts
qui a fait son histoire pendant 138 ans, quand il connaît une crise économique
sévère qui le met à genoux en 2019, et qu'il embraye sur le confinement en
2020, l'alerte devient plus que sérieuse.
Ce livre cherche des explications à cette situation. Il analyse le modèle sociétaire,
qui a vécu ; les choix passés de l'Orchestre, qui provoquent avec retard leurs
effets désastreux ; enfin, il tente de comprendre les raisons qui font que les
sociétaires de l'Orchestre Lamoureux ne réagissent pas, préférant subir les crises
que d'envisager une refonte du modèle.

Aux impasses de l'Orchestre, que l'auteur a vécues au cours de dix-neuf mois


d'une présidence difficile, le livre suggère les voies nouvelles de la refondation.
Un projet autour des Concerts Lamoureux, dans une pluralité réinventée ; une
réflexion sur le modèle global, fondée sur une meilleure articulation entre le
projet artistique, le statut juridique et le modèle économique.

Enfin, dépassant le seul cas de cet orchestre, un chapitre final explore une voie
nouvelle, inspirée des sociétés de portage foncier qui ont cours en agriculture, et
qui consisterait à créer une banque solidaire assurant le portage de projets pour
des structures culturelles privées, associatives ou coopératives. De la solidarité
pour contrer le dumping sauvage et suicidaire. Une invitation à se prendre en
charge dans un monde qui bascule de la démocratisation culturelle, concept en
berne, à la médicalisation culturelle, de plus en plus nécessaire dans une société
affectée de maux divers.

L'auteur

Gérard Chouquer est historien, spécialiste de l'histoire du cadastre, des paysages, et de la


propriété foncière. Chercheur au CNRS, il a été expert auprès de l'Ordre des Géomètres-
Experts en tant que secrétaire d'une ONG France Iternationale pour l'Expertise Foncière
pendant douze ans.
Il est membre de l'Académie d'Agriculture de France.
En parallèle à ses activités professionnelles, il a connu de nombreuses expériences musicales
et culturelles, comme auteur de pièces et d'oratorio, producteur de disques, de spectacles
vivants, d'émissions de radio sur la musique… et de gestionnaire d'associations.

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