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Michel Condé

Une étude réalisée par


le centre culturel
Les Grignoux
Le Cinéma documentaire
quatre films en analyse
© Les Grignoux, 2015. Tous droits de reproduction et d’adaptation réservés pour tout pays. D / 2015 / 6039 / 11 ISBN 978-2-87503-140-2

Sommaire
Comment analyser un documentaire ?.............. 1
Une autre approche......................................... 2
La Cour de Babel................................................... 5
1. De quoi parle le film ?................................. 5
2. Quel est le contexte du film ?.................... 6
3. Comment le propos est-il traduit à
l’écran ?........................................................ 8
Comment analyser
Comment j’ai détesté les maths.........................10
1. De quoi parle le film ?...............................10 un documentaire ?
2. Quel est le contexte du film ?..................12
3. Comment le propos est-il traduit à
l’écran ?......................................................13
L’image manquante............................................16
Le documentaire semble se suffire à lui-même, faisant découvrir une réalité
1. De quoi parle le film ?...............................16 peu ou mal connue des spectateurs. Mais au-delà de cet aspect d’information,
2. Quel est le contexte du film ?..................19 il traduit, comme tout autre film, un point de vue, il donne une représentation
3. Comment le propos est-il traduit à partielle (et parfois partiale) de la réalité, il suscite également des questions sur
l’écran ?......................................................20
Figurines...................................................20 le monde qui nous entoure. Ainsi, tout documentaire nous montre le monde
Montage...................................................22 mais il nous donne également à penser, à réfléchir, à discuter, à contester peut-
Au-delà......................................................22 être…
Dancing in Jaffa...................................................24 Comment dès lors analyser un tel film notamment en situation d’animation
1. De quoi parle le film ?...............................24
Ce que montre, ce que dit le film........26 avec des spectateurs de tout horizon ? Comment faire en particulier le partage
2. Quel est le contexte du film ?..................37 entre ce qui relève de la réalité et ce qui dépend du point de vue du réalisateur ?
3. Comment le propos est-il traduit à Comment également distinguer entre le documentaire lui-même, ce qu’il dit,
l’écran ?......................................................39
ce qu’il montre, ce qu’il suggère éventuellement, et la vision, l’interprétation, la
perception que peuvent en avoir les différents spectateurs ?


Le cinéma documentaire

1. Il y a beaucoup d’études et de réflexions sur le Il existe ça et là des « méthodologies» ou des méthodes d’analyse 1, mais
documentaire (par exemple Jean-Louis Comol- elles se révèlent en général disparates et peu praticables : la diversité des docu-
li, Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma,
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télévision, fiction, documentaire. Paris, Verdier, mentaires semble en effet peu propice à une approche uniforme, et les conseils
2004 ou François Niney, L’Épreuve du réel à qui semblent pertinents pour certains d’entre eux le sont sans doute moins
l’écran : essai sur le principe de réalité documen- pour d’autres.
taire. Bruxelles, De Boeck, 2002), mais il s’agit
en général de défendre une certaine conception
Ces méthodologies se concentrent en outre sur le point de vue de l’auteur
du documentaire (face notamment au repor- qui n’est évidemment pas « objectif », mais elles renoncent ainsi rapidement
tage de télévision) et d’expliquer la démarche à toute réflexion approfondie sur la réalité qui est pourtant l’objet premier et
du documentariste comme auteur. L’attitude
essentiel du regard documentaire : il est vrai qu’il est difficile de proposer une
des spectateurs réels est peu interrogée en tant
que telle (sinon qu’on suppose qu’ils partagent même méthodologie pour aborder des réalités aussi différentes que l’histoire,
ou devraient partager le regard de l’auteur). Les la société, l’éducation, les sciences, l’ethnologie, la nature ou n’importe quel
méthodologies auxquelles on fait allusion sont autre thème susceptible d’intéresser un documentariste. Un peu paradoxale-
plutôt des petits guides d’analyse publiés entre
autres par les centres de documentation péda- ment, l’analyse du documentaire renonce ainsi rapidement à toute réflexion
gogique en France. sur la réalité elle-même.
Enfin, les méthodologies proposées suggèrent des consignes d’observation
portant sur des aspects relativement limités du film comme la présence ou
l’absence d’une voix off, l’origine des images utilisées (filmées par le documen-
tariste lui-même ou tirées d’archives), la présence plus ou moins marquée de la
caméra, les techniques du montage (avec ses ellipses éventuelles, ses boulever-
sements chronologiques, ses effets de parallélisme ou de contraste) et d’autres
caractéristiques du travail cinématographique. Si toutes ces observations ont
sans doute une certaine pertinence, il est cependant très difficile de les relier
entre elles, d’en interpréter le sens ou la valeur, et surtout de les inscrire dans
une perspective d’ensemble.
Lorsqu’on suggère en outre d’analyser une séquence plus précise, supposée
significative, il devient très difficile de proposer une interprétation globale
du film, du propos de son auteur, de sa portée, de son ambition. Il manque
en particulier des procédures claires et explicites qui permettent de passer de
ces observations locales au sens que ces éléments sont supposés avoir, que ce
soit au niveau de la séquence elle-même ou de l’ensemble du film. Ainsi, il est
sans doute important de remarquer la présence d’un commentaire en voix off
mais il est beaucoup plus difficile — de façon purement analytique, sans in-
formations extérieures — d’en tirer de véritables conclusions et de répondre à
des questions aussi simples que : « le commentaire est-il exact ? est-il orienté ?
masque-t-il des faits importants ? est-il pertinent ? traduit-il un point de vue
subjectif ou énonce-t-il des faits objectifs ? que doit-on en conclure ? »

2. L’on a montré ailleurs que la compréhension


filmique met en jeu des codes (par exemple
la langue pour comprendre les dialogues)
Une autre approche
mais également des savoirs de valeur très dif-
férente (qui nous permettent par exemple de Il faut immédiatement remarquer qu’il n’y a pas de règles, ni de codes,
reconnaître un policier à son costume) et des ni de procédures univoques qui permettraient d’analyser et d’interpréter de
processus d’inférence logiques ou semi-logiques
façon claire et explicite un film, documentaire ou de fiction, ni d’ailleurs des
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(qui nous font conclure par exemple à l’écoute


d’une musique d’ambiance mélancolique que textes de grande ampleur comme des romans ou des ouvrages savants 2. Il est
le personnage à l’écran est triste). Mais ces donc difficile, à partir de l’observation d’éléments dispersés et fragmentaires,
procédures ne sont pas réglées de façon univo- de reconstruire la signification générale d’un film comme de percevoir l’in-
que, ce qui explique notamment que le même
« texte » (roman ou film) puisse donner lieu à tention d’un auteur qui souvent n’apparaît pas en personne à l’écran (ou seu-
des interprétations différentes, plus ou moins lement de manière occasionnelle).
élaborées. (Michel Condé, Toto le Héros. Un À l’inverse d’une telle démarche analytique qui partirait d’éléments circons-
film de Jaco Van Dormael. Liège, Les Grignoux,
1992, p. 7-33)
crits pour interpréter l’ensemble du film un peu à la manière d’un maçon qui
construirait un mur brique par brique, l’on propose ici de se placer immédia-


Quatre films en analyse

tement au niveau global, supérieur, en s’interrogeant immédiatement sur le


propos général du documentaire en question et en utilisant cette hypothèse
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d’interprétation pour comprendre de façon « descendante » des éléments


plus précis ou plus localisés du film. De façon plus exacte, l’interprétation d’en-
semble va permettre de déterminer les éléments pertinents à observer, soit
parce qu’ils confirment cette interprétation, soit parce qu’ils la contredisent
(ce qui peut induire une réinterprétation ultérieure), soit encore parce qu’ils la
nuancent, la complexifient, la modifient en partie.
Trois grands questionnements peuvent alors guider cette réflexion.
1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le docu-
mentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s’est-il intéressé
à cette réalité ? (De manière intuitive, ces trois questions correspondent
3. Ces distinctions donnent cependant lieu à de aux distinctions classiques 3 en sémantique entre le thème du discours — de
nombreuses discussions et, au-delà de leur utili- quoi on parle — , le propos ou le rhème — ce qu’on en dit —, et enfin le
sation intuitive, sont difficiles à formaliser.
mode qui traduit l’implication du sujet dans son discours — les marques de
l’énonciation —.)
2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique
par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la
réalité évoquée ? Peut-on dire qu’il prend position par rapport à d’autres
opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles
à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le
documentaire ? Qu’est-ce qui n’apparaît pas dans le documentaire ?
3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments
concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musi-
que…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d’ensemble s’articu-
le-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments,
lieux… ? Comment reconstruire l’architecture du film à partir de l’inter-
prétation générale qu’on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (fil-
miques) éventuels qui ne s’intègrent pas ou « échappent » d’une manière
ou d’une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle
« place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ?

Ces trois questions doivent être, on le comprend sans doute, traitées dans
cet ordre : il s’agit d’abord de proposer une interprétation d’ensemble du do-
cumentaire, nécessairement hypothétique, de situer le documentaire dans son
contexte (cinématographique, culturel, idéologique…) et enfin d’analyser sa
construction, sa « forme », sa mise en scène en fonction de l’hypothèse in-
terprétative de départ. Cette méthodologie reste malheureusement pour une
part intuitive, même si l’on essaiera de l’appliquer à quelques exemples de do-
cumentaires dans les pages qui suivent. Pour chacune des trois grandes étapes
précédemment distinguées, l’on proposera notamment une série de sous-ques-
tions destinées à alimenter la réflexion des spectateurs.
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Le schéma à la page suivante synthétise la démarche proposée.


Le cinéma documentaire
Écran large sur tableau noir

1. interpréter
Déterminer le propos du documentaire De quoi parle le documentaire ? Quelle réalité évoque-t-il ? Quel sens
donne-t-il à cette réalité ?
Que dit-il de cette réalité ? Que montre-t-il de spécifique sur cette réa-
lité ?
Pourquoi le documentariste s’intéresse-t-il à cette réalité ? Sous quel
jour — positif, négatif, neutre… — montre-t-il cette réalité ?

2. Mettre en contexte
Comparer le propos du documentaire à d’autres Quels sont les autres points de vue sur la réalité mise en scène ?
représentations, à d’autres points de vue Qu’est-ce que le documentaire dit de spécifique par rapport à ces autres
points de vue ?
Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène ?
Quels aspects de la réalité mise en scène n’apparaissent pas dans le docu-
mentaire ?

3. Analyser la forme
Analyser la mise en forme du propos Quelles sont les caractéristiques de la mise en scène qui soulignent,
confirment, accentuent, mettent en évidence le propos du film ?
Quels types d’éléments (dialogues, images, interviews, prises de vue…)
apparaissent dans le documentaire pour traduire ce propos ?
Quelle est la construction d’ensemble du documentaire ? Comment le
propos général est-il articulé en différentes parties ?
Quels éléments semblent échapper au propos général du documentaire ?
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Quatre films en analyse

La Cour de Babel
Écran large sur tableau noir

Un film de Julie Bertuccelli


France, 2014, 1h29

La méthodologie utilisée pour l’analyse de ce film est exposée dans la pre-


mière partie de ce dossier. Elle repose sur trois grands questionnements :
1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le docu-
mentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s’est-il intéressé à
cette réalité ?
2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique
par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la
réalité évoquée ? Peut-on dire qu’il prend position par rapport à d’autres
opinions sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles
à ce propos ? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le
documentaire ? Qu’est-ce qui n’apparaît pas dans le documentaire ?
3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments
concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musi-
que…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d’ensemble s’articu-
le-t-il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments,
lieux… ? Comment reconstruire l’architecture du film à partir de l’inter-
prétation générale qu’on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (fil-
miques) éventuels qui ne s’intègrent pas ou « échappent » d’une manière
ou d’une autre à ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle
« place » ou quel sens donner alors à de tels éléments ?

1. De quoi parle le film ?


Le thème de La Cour de Babel de Julie Bertuccelli est très évident puisque
le film se concentre sur une classe dans un collège français qui accueille de jeu-
nes adolescents venus de différents pays du monde (Serbie, Sénégal, Irlande du
Nord, Chili, Brésil, Chine…) et qui ne maîtrisent pas la langue française. Si le
sujet est clair, se pose néanmoins la question de sa portée ou, si l’on veut, de la
généralisation possible de l’expérience mise en scène : la classe filmée est-elle
représentative de toutes les classes d’accueil ? et même de façon plus large de
toutes les classes de collège en France ? Et ces classes sont-elles spécifiques à la
1. On trouvera notamment des informations of-
ficielles sur Internet. Par exemple, en Belgique, France ou bien existent-elles dans d’autres pays européens ou du monde ?
« les élèves primo-arrivants sont […] accueillis Dans la même perspective, l’on peut se demander si cette expérience pé-
dans des DASPA [Dispositif d’Accueil et de dagogique — celle des élèves eux-mêmes comme celle de l’enseignante — est
Scolarisation des élèves Primo-Arrivants]
durant une période variant d’une semaine à 12 tout à fait spécifique ou particulière à l’école choisie par la cinéaste. Celle-ci
mois — avec un maximum de 18 mois —, au a filmé un lieu précis et un moment relativement circonscrit, mais, pour les
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cours de laquelle ils bénéficieront d’un encadre- spectateurs, se pose la question de savoir si cette classe était unique, excep-
ment spécifique leur permettant de s’adapter
et de s’intégrer au système socio-culturel et
tionnelle, ou si au contraire elle est représentative de ce qui se passe dans un
scolaire belge. Ils pourront ensuite être diri- grand nombre d’écoles en France et ailleurs : bien entendu, la réponse peut être
gés vers l’enseignement qui leur convient le nuancée — il peut s’agir d’une situation relativement rare ou bien relativement
mieux. » Bien entendu, il y a peu d’enquêtes fréquente —, mais elle implique de dépasser le cadre du documentaire et de
sur le terrain, et le film de Julie Bertuccelli peut
être considéré comme une première source rechercher des informations extérieures (par exemple sur l’existence d’autres
d’information concrète sur ce genre de classes. classes d’accueil 1).


Le cinéma documentaire La Cour de Babel

Si le thème du film est évident, il est sans doute plus difficile de détermi-
ner son propos : que doit-on comprendre de l’observation de cette classe, de
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ses élèves et de son professeur ? Qu’est-ce que la réalisatrice veut montrer ou


même démontrer au-delà des faits rapportés ? Le propos n’est pas « visible »,
et il doit être interprété par les spectateurs qui doivent relier l’ensemble des
éléments montrés dans le film. Il peut donc y avoir discussion, tout le monde
ne comprenant pas de la même manière le sens du documentaire.
De manière prudente, l’on suggérera qu’en suivant cette classe tout au long
d’une année scolaire, le film montre la réussite de ces élèves, leur volonté d’ap-
prendre, leur désir de réussite : cela se concrétisera notam-
ment par la réalisation collective d’un film scolaire qui
sera finalement primé. Par ailleurs, l’on constate que, si les
différences entre les individus sont importantes, que ce
soit en termes de trajectoire personnelle, de langue ou de
conviction religieuse, ces différences n’empêcheront pas
que la classe formera bientôt un groupe uni dans le travail
(la réalisation du film) mais aussi par des liens d’affection
ainsi qu’en témoigneront les pleurs et embrassades quand
le groupe devra se séparer à la fin du film et de l’année sco-
laire.
Par ailleurs, si l’on considère l’enseignante dont la pré-
sence devient de plus en plus visible au cours du film, on peut sans doute pen-
ser qu’elle a joué un rôle essentiel dans la réussite scolaire de ses élèves ainsi que
dans la formation d’un groupe de plus en plus soudé, notamment à travers ce
projet de réalisation d’un film.
Quel est enfin le point de vue de la réalisatrice sur la classe qu’elle a choisi
d’observer ? En étant à nouveau prudent, on remarquera qu’elle n’intervient
pas en tant que telle et qu’elle se contente de suivre différents moments de
vie de la classe et en dehors de la classe (notamment des rencontres avec les
parents des élèves). Elle observe sans commenter, elle décrit sans jugement ap-
parent, elle montre sans vouloir expliquer ni dénoncer ni polémiquer… On
devine néanmoins que son regard est certainement positif puisqu’elle montre
les progrès de toute la classe, et qu’il est plein d’empathie pour les individus
devant sa caméra : elle a choisi en particulier de terminer son film sur l’émotion
partagée par tous les élèves et leur enseignante, émotion qu’elle a certainement
dû partager au moment du tournage et qui se communique à de nombreux
spectateurs. On se souviendra aussi qu’elle donne la parole à ces élèves qui dé-
noncent les vexations ou les moqueries dont ils sont victimes de la part d’autres
condisciples à cause de leur mauvaise maîtrise de la langue française.

2. Quel est le contexte du film ?


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Le contexte n’est pas visible dans le film (sauf de façon très indirecte) mais
il est certainement à l’esprit de nombreux spectateurs parce qu’il est fortement
polémique. En France comme dans beaucoup d’autres pays d’Europe, les im-
migrés récents sont perçus et dénoncés par une frange de plus en plus impor-
tante de l’opinion publique comme indésirables pour de multiples raisons : ils
seraient trop nombreux, ils profiteraient d’un système social trop généreux,
ils ne voudraient pas réellement s’intégrer, ils seraient tentés par le « com-


Quatre films en analyse La Cour de Babel

munautarisme » et seraient une menace pour les valeurs fondamentales de la


République ou de la nation…
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Même si le film de Julie Bertuccelli ne se présente pas comme une réponse


2. Il s’agit essentiellement d’une idéologie xéno- explicite à cette idéologie xénophobe 2, il montre des situations qui contredi-
phobe, c’est-à-dire d’un rejet des étrangers, sent pratiquement chacune de ces affirmations idéologiques. Ainsi, l’on voit
qu’ils soient Africains, Arabes, Roms, Asiati-
ques ou est-européens. Cette idéologie prône que ces jeunes adolescentes et adolescents font de gros efforts pour apprendre
en particulier la fermeture des frontières et l’ex- le français, pour se faire comprendre, pour enfin quitter les classes d’accueil et
pulsion des étrangers en situation irrégulière. rejoindre l’enseignement régulier. Par ailleurs, les rencontres avec les parents
Elle peut cependant prendre d’autres formes
spécifiquement racistes lorsqu’elle stigmatise
permettent de prendre conscience, même si ce sont de petites notations, que
des groupes entiers au nom de leur origine beaucoup de ces élèves vivent avec leurs familles dans des conditions extrê-
ethnique (Roms, Arabes…), de leur religion mement précaires, en particulier dans des logements très exigus. On se sou-
(l’Islam) ou de leur « race » (les « Noirs »…).
vient en particulier qu’une des jeunes filles doit quitter la classe parce que sa
Beaucoup de personnes peuvent cependant
déclarer qu’elles « ne sont pas racistes » (les famille (qui loge à l’hôtel 3) a trouvé un logement social dans une autre ville, à
propos racistes étant effectivement condamna- Verdun, alors qu’elle n’a aucune garantie d’y trouver une autre classe d’accueil.
bles), tout en étant visiblement xénophobes. Loin d’être aisée, l’existence de cette jeune fille la contraint à des choix difficiles
3. Il faut évidemment des informations extérieu- sinon impossibles.
res pour savoir que ces hôtels sont générale- La question des « valeurs » occupe également une grande place dans le
ment de très basse qualité.
film avec notamment toute la discussion autour des convictions religieuses
des uns et des autres. Si cette discussion révèle des différences de sensibilité et
de croyances, elle montre aussi que cela n’empêche pas du
tout les élèves de vivre ensemble, de se respecter mutuelle-
ment et de travailler à un même projet de film. De façon
plus précise, à une époque où l’Islam est stigmatisé comme
une religion archaïque et fanatique, on constate que les
élèves qui affirment leur foi musulmane (par le port du
foulard, par leur désir d’apprendre les sourates du Coran)
ne se distinguent pas de leurs condisciples, participent
aux activités scolaires et nouent des liens de camaraderie
et d’amitié avec les autres adolescents. On remarquera
également qu’à plusieurs reprises plusieurs élèves manifes-
tent leur attachement à la France dont ils espèrent qu’elle
leur permettra de « changer de vie », de « réussir leur vie
professionnelle », d’être « une femme libre », d’échapper
au racisme (l’antisémitisme) ou à des traditions mutilantes (l’excision) dans
leur pays d’origine.
Si l’on considère à présent le point de vue de l’enseignante mise en scène
dans le film, on peut penser que la réussite de sa mission — elle motive la majo-
rité des élèves, elle en fait un groupe solidaire, elle leur permet d’améliorer leur
maîtrise du français et leur donne certainement une plus grande assurance…
— constitue une réponse implicite sur l’échec supposé de l’école républicaine
à intégrer les nouveaux arrivants. Même s’il n’est pas directement lié à la ques-
tion de l’immigration, ce thème de la décadence de l’école républicaine — la
même pour tous et devant donner les mêmes chances à tous les élèves, quelle
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que soit leur origine — a pour caractéristique de partager la même vision


pessimiste de l’avenir de la France, qui serait menacée par une immigration
massive et dont les institutions seraient en déclin. Sans nier les difficultés, la
réalisatrice montre qu’une enseignante motivée est capable de faire progresser
des élèves très différents, de toutes origines, de les engager dans un projet com-
mun et d’en faire un groupe solidaire.
Enfin, la vision relativement optimiste de Julie Bertuccelli l’amène sans
doute à ne pas évoquer certaines difficultés vécues par ces jeunes, que ce soit


Le cinéma documentaire La Cour de Babel

dans leur parcours scolaire — réussiront-ils les études qu’ils envisagent ? —


mais aussi dans leur existence sociale : beaucoup de ces adolescents se trouvent
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en effet dans des situations précaires, plus ou moins irrégulières, et ils sont
menacés en particulier par une expulsion brutale. Sur ce point, les exemples
ne manquent pas d’élèves qui sont renvoyés dans leur pays d’origine malgré
un parcours scolaire régulier et un séjour long souvent de plusieurs années en
France ou dans un autre pays européen.

3. Comment le propos est-il traduit à


l’écran ?

Le film de Julie Bertuccelli est « construit » autour d’une architecture tem-


porelle très visible puisqu’il suit une classe pratiquement tout au long d’une
année scolaire. On voit d’ailleurs à plusieurs reprises des
plans sur la cour de l’école : avec de la neige, sous la pluie,
avec un arbre en fleurs, au soleil… Ces plans ont évidem-
ment pour fonction de nous faire prendre conscience du
temps qui passe et des saisons qui se succèdent.
On se souvient également facilement d’une des pre-
mières séquences où les élèves sont invités à dire « bon-
jour » dans leur propre langue : on comprend qu’il s’agit
pour l’enseignante à la fois de faciliter les présentations,
de se découvrir les uns les autres et de commencer à s’ex-
primer en français. La réalisatrice restera ensuite dans le
cadre scolaire, mais on remarque qu’il y a en fait peu de
séquences d’apprentissage et d’enseignement propre-
ment dit. Sans doute, l’enseignante privilégie l’expression
orale des élèves et elle cherche certainement des thèmes qui favorisent cette
expression comme quand elle leur demande pourquoi ils sont venus en France,
ce qui leur permet de raconter leur histoire personnelle mais également d’ex-
poser leurs motivations. Mais l’on comprend aussi que l’étude, l’apprentissage,
par exemple de la langue écrite, sont peu « intéressants » d’un point de vue
4. En cela, le film n’a aucune ambition « pédago- cinématographique 4 : la réalisatrice préfère les moments d’échange, de rencon-
gique » : il ne dit pas « comment faire » pour tre, de dialogue, d’expression qui sont plus « parlants » pour les spectateurs.
apprendre la langue française à des primo-arri-
vants. On remarque en particulier qu’elle accorde une large place aux rencontres
avec les parents, des moments assez marginaux dans la vie scolaire (en termes
d’horaire) mais qui permettent de mieux comprendre la vie, le point de vue, les
problèmes, les ambitions des différents élèves. On découvre alors la singularité
de chaque individu, qui n’est plus seulement un « élève » mais un adolescent
ou une adolescente dont beaucoup de traits personnels, familiaux, environne-
mentaux, n’apparaissent pas dans la vie scolaire. Ainsi, l’on comprend qu’une
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jeune Africaine est sous l’autorité d’une belle-mère avec la menace d’un retour
en Guinée ; une adolescente asiatique doit travailler le soir dans un restaurant
familial ; un jeune Irlandais souffre du symptôme d’Asperger (une forme légère
d’autisme qui rend problématiques les relations sociales) ; et il est difficile pour
une jeune Arabe de participer à un voyage scolaire à Chartres parce que sa
mère la réclame à la maison (on devine, même si ce n’est pas clair, que la mère
ne maîtrisant pas du tout le français vit pratiquement en recluse).


Quatre films en analyse La Cour de Babel

La cinéaste privilégie également les moments de la vie de la classe où cer-


tains adolescents peuvent « se révéler », exposer aux autres une facette de leur
Écran large sur tableau noir

personnalité ou de leur histoire personnelle. On se souvient notamment que


l’enseignante demande aux élèves quels ont été leurs sentiments lorsqu’ils ont
dû quitter leur pays d’origine, chacun ayant vécu cela de manière différente,
parfois de manière positive, parfois négativement, souvent de façon mitigée.
Mais il y a d’autres moments de surgissement où tout un pan de la personnalité
d’un élève se révèle aux autres : ainsi, une jeune Chinoise explique qu’elle n’a
pas vu sa mère pendant dix ans, elle étant restée en Chine, sa mère travaillant
pendant tout ce temps en France, ce récit déclenchant d’ailleurs une réelle
tristesse chez ses condisciples. Une autre séquence du film apparaît comme
un moment magique ou merveilleux, quand une jeune Ukrainienne se met à
chanter dans sa langue une chanson dont les paroles restent incompréhensibles
pour les autres mais qu’elle interprète de façon talentueuse, suscitant d’ailleurs
des applaudissements spontanés. Le film saisit ainsi des moments d’émotion
positive — l’admiration pour la jeune chanteuse — ou négative — la tristesse
devant la solitude de la jeune Chinoise —, en particulier à la fin du film quand
la classe se sépare avec larmes et longues embrassades. De tels moments sont
essentiels pour favoriser l’empathie des spectateurs, ce qui constitue sans dou-
te la « réponse » la plus forte aux discours de haine et d’exclusion, en nous
faisant ressentir affectivement notre appartenance à une même humanité.
Enfin, la vision positive de la cinéaste se heurte néanmoins à quelques réac-
tions qui semblent contredire cet optimisme général. Il s’agit en particulier
de l’attitude de la jeune Noire Rama qui se dispute avec
d’autres condisciples et qui ne pourra pas quitter la classe
d’accueil à la fin de l’année. Elle semble se révolter avec
colère contre son sort, mais de façon confuse et injuste, en
s’en prenant aux autres élèves sans motif clair et en lançant
des accusations de racisme manifestement non fondées.
L’enseignante entamera un dialogue souvent difficile avec
elle, transformant sa colère en une tristesse presque dé-
sespérée (on la voit pleurer en disant « personne ne me
croit »), mais l’année scolaire et le film se terminent pour
elle sur un constat d’échec. On devine à quelques indices
que la jeune fille est confrontée à des difficultés familiales
sur lesquelles l’école n’a pas de prise, et Rama sera obligée
de rester encore en classe d’accueil.
Cela ne dément sans doute pas le propos général de la réalisatrice, qui
montre évidemment que la situation n’est pas tout à fait « rose ». De ma-
nière plus subtile sans doute, on peut aussi comprendre que les difficultés de
Rama, qu’elles soient dues à sa situation particulière (notamment familiale)
ou à sa personnalité propre (ou à une combinaison des deux), ne l’excluent
pas de l’humanité générale avec ses qualités mais aussi ses défauts : on peut
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même penser que la réalisatrice s’est plus spécialement attachée à cette jeune
fille parce qu’elle « résistait » — sans doute de façon un peu irrationnelle et
injuste — à l’école, à son entourage et au monde en général. À travers elle, c’est
la difficulté à vivre — particulièrement sensible à l’adolescence — qui trans-
paraît et qui la rend sans doute plus particulièrement attachante même si cela
l’empêche de réussir.


Le cinéma documentaire

Comment j’ai détesté les maths


Écran large sur tableau noir

Un film d’Olivier Peyon


France, 2013, 1h43

La méthodologie utilisée pour l’analyse de ce film est exposée dans la pre-


mière partie de ce dossier. Elle repose sur trois grands questionnements :
1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le do-
cumentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s’est-il intéressé à
cette réalité ?
2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique
par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité
évoquée ? Peut-on dire qu’il prend position par rapport à d’autres opinions
sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ?
Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ?
Qu’est-ce qui n’apparaît pas dans le documentaire ?
3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments
concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musi-
que…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d’ensemble s’articule-t-
il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ?
Comment reconstruire l’architecture du film à partir de l’interprétation gé-
nérale qu’on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éven-
tuels qui ne s’intègrent pas ou « échappent » d’une manière ou d’une autre à
ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens
donner alors à de tels éléments ?

1. De quoi parle le film ?


Le film parle très évidemment des mathématiques, mais l’on remarque qu’il
ne correspond que très partiellement à son titre : si, au début, il évoque les dif-
ficultés que des adolescents rencontrent avec les mathématiques, il ne répond
pas vraiment à la question posée, et il passe rapidement à
la mise en scène de plusieurs mathématiciens actuels, en
particulier Cédric Villani, lauréat de la médaille Fields, à
l’apparence excentrique avec ses cheveux longs, son énor-
me nœud de cravate et ses broches en forme d’araignée.
Plusieurs intervenants mettront en cause la réforme de
l’enseignement dite des « mathématiques modernes »,
intervenue à la fin des années 1960, pour expliquer les dif-
ficultés de cet enseignement, mais le film abordera bien
© Centre culturel Les Grignoux

d’autres sujets comme « la beauté des mathématiques »


(avec la description d’une sculpture énigmatique), la dif-
férence entre les mathématiques pures et appliquées (ces
dernières illustrées par l’écoulement d’un spaghetti ou
d’un câble sous-marin), la place des mathématiques dans
l’informatique et la société en général, le développement des mathématiques
financières et la crise économique qui s’en est suivie.

10
Quatre films en analyse Comment j’ai détesté les maths

On remarque que tous ces thèmes sont abordés à travers les interviews de
mathématiciens, qui parfois affichent des opinions divergentes (en particulier
Écran large sur tableau noir

sur les causes et les conséquences de la crise financière), sans que l’on puisse
cependant déterminer clairement quel est le propos de l’auteur du film, Olivier
Peyon : partage-t-il les opinions exprimées ? suggère-t-il quelque chose à tra-
vers ces différentes interviews ? que nous dit-il en définitive de l’univers des
mathématiques et des mathématiciens ?
1. On considérera ici l’auteur du film comme Si l’on s’interroge ainsi sur l’auteur du film 1, l’on peut supposer avec une
étant une « figure » hypothétique, reconstruite certaine vraisemblance qu’il se situe lui-même dans le « camp » des non-ma-
à partir du film lui-même, même s’il n’y appa-
raît pas en tant que tel ; mais nous supposons thématiciens : même si la plupart des spectateurs ont été confrontés aux ma-
en voyant ce film qu’il a été réalisé sous la res- thématiques, très peu l’ont été au niveau supérieur, et le réalisateur nous invite
ponsabilité d’une seule personne (même se elle sans doute à découvrir, comme lui-même l’a fait, un univers très largement mé-
a dirigé une équipe de réalisation) et que tous
les éléments qui le composent ont été choisis,
connu, pratiquement étranger, un peu comme un ethnologue s’en va observer
retenus, suscités, agencés en fonction d’inten- une tribu d’une civilisation primitive (ou « première »). De manière un peu
tions implicites dont nous pouvons (ou non) plus précise, l’on peut même dire qu’Oliver Peyon fait un documentaire qui
reconstruire le sens. porte plus sur les mathématiciens que sur les mathématiques elles-mêmes : de
celles-ci, aucune vulgarisation ne nous sera proposée et nous n’apprendrons
rien de précis à leur propos. Tout au plus, nous découvrirons l’une ou l’autre
application des mathématiques soit à des objets techniques (la pose d’un câble
sous-marin), soit au domaine financier.
Le documentariste est sans doute fasciné par cet univers et par ses prin-
cipaux « personnages », à savoir les mathématiciens, notamment parce que
les mathématiques jouent un rôle de plus en plus important mais néanmoins
méconnu dans la vie moderne : deux exemples essentiellement illustrent cette
importance nouvelle, l’informatique dont les bases sont mathématiques et
qui pourrait à terme remplacer l’intelligence humaine — c’est ce que pense en
tout cas une des personnes interrogées —, et les mathématiques financières
qui seraient au cœur de la crise de 2008 (dite des « sub-
primes »).
On remarque cependant que le réalisateur rapporte
différents points de vue plus ou moins éloignés sur la
place future des ordinateurs mais ne semble pas prendre
parti pour l’une ou l’autre opinion. En revanche, l’on de-
vine dans toute la séquence sur la crise financière qu’il
est certainement plus favorable à l’intervenant (George
Papanicolaou) qui stigmatise le rôle des mathématiciens
dans cette crise et qui parle avec chaleur et émotion des ef-
fets sur la vie quotidienne de milliers de personnes, qu’au
mathématicien Jim Simons qui s’est reconverti dans la fi-
nance et a été un des premiers à utiliser ces outils (qui ont
d’ailleurs fait sa fortune).
L’image que le documentaire donne des mathématiques (et des mathé-
maticiens) est dont ambivalente : domaine fascinant, outil d’une puissance
© Centre culturel Les Grignoux

exceptionnelle (si l’on pense aux ordinateurs ou aux applications d’ingénierie


comme la pose de câbles sous-marins) mais également instrument dangereux
aux mains d’apprentis sorciers comme les financiers.

11
Le cinéma documentaire Comment j’ai détesté les maths

2. Quel est le contexte du film ?


Écran large sur tableau noir

À première vue, les mathématiques ne sont pas un important sujet d’actua-


lité ni de débat dans notre société. Le seul domaine où elles posent question
ou problème à un grand nombre de personnes, c’est l’école : c’est là que, bon
gré mal gré, nous sommes tous confrontés à ce savoir et à ses exigences très
particulières (de rigueur, de démonstration, d’abstraction…). On comprend
dès lors que l’école serve de « porte d’entrée » au documentariste à travers ce
titre « Comment j’ai détesté les maths » qui rappelle facilement de mauvais
souvenirs à beaucoup d’entre nous, et que confirment les premières interviews
d’élèves ou étudiants plus ou moins désespérés par leur apprentissage.
Mais, comme on l’a signalé, il ne s’agit là que d’une porte d’entrée, une intro-
duction, alors que l’essentiel du film explore ou essaie d’explorer l’univers des
mathématiciens de haut niveau, d’un niveau que la grande majorité d’entre
nous n’atteindra jamais. En procédant ainsi, le réalisateur apporte une forme
de démenti à l’image très négative des mathématiques dans l’opinion publique
(« je déteste les maths ») en montrant des mathémati-
ciens enthousiastes et passionnés, soulignant notamment
la beauté — sans doute « abstraite » — de leur savoir.
Ensuite, il souligne l’importance que les mathématiques
ont prise dans le monde moderne (notamment à travers
l’informatique) apportant un démenti à de nombreux élè-
ves ou anciens élèves qui prétendent que « les maths, ça
ne sert à rien ». Ainsi, en mettant l’accent sur l’importan-
ce sociale nouvelle des mathématiques, le film révèle sans
doute aux spectateurs une réalité qu’ils ne soupçonnaient
pas ou connaissaient mal.
Le portrait des différents mathématiciens, que ce soit au travail, lors de
congrès, de séminaires ou de rencontres informelles (ou même de balades en
forêt), donne quant à lui une touche humaine à un domaine de recherche
abstrait et complexe, même s’il n’est pas facile de relier ces deux aspects : il n’y
a sans doute pas de rapport entre l’accoutrement légèrement excentrique de
Cédric Villani et les problèmes mathématiques de haut niveau qu’il étudie et
qu’il est capable de résoudre.
Il reste que le documentaire n’aborde pas directement le domaine propre-
ment mathématique : pour beaucoup de spectateurs, il est donc difficile de
comprendre précisément ce qu’est la recherche mathématique, comment les
mathématiques sont utilisées et appliquées dans d’autres domaines et quel a
été l’impact réel des instruments mathématiques notamment sur la crise fi-
nancière de 2008. Sans être extrêmement critique, on peut ainsi remarquer
que les mathématiques financières ne constituent certainement qu’un champ
très restreint des recherches mathématiques, qui trouvent de nombreux autres
domaines d’application : toute l’ingénierie repose ainsi sur les mathématiques
© Centre culturel Les Grignoux

et ne se limite certainement pas à la pose de câbles sous-marins. Qu’il s’agisse


de la construction d’autos, de ponts, de téléphones, d’ordinateurs ou d’objets
de la vie courante, toutes ces réalisations nécessitent le recours à des instru-
ments mathématiques, parfois élémentaires, souvent très complexes. D’autres
domaines comme la physique ou la chimie impliquent également la maîtrise
de nombreux outils mathématiques, et des champs du savoir en apparence plus
éloignés comme les sciences humaines (économie, sociologie, psychologie…)
recourent également massivement à des instruments comme la statistique. Le

12
Quatre films en analyse Comment j’ai détesté les maths

film donne donc très certainement une image partielle et surtout fragmen-
taire de la recherche mathématique et de ses multiples applications dans la
Écran large sur tableau noir

société d’aujourd’hui.
On peut également s’interroger sur les transformations et l’extension du
champ des mathématiques que le film semble décrire comme un domaine uni-
fié alors qu’il se diversifie sans doute de plus en plus. Il serait faux en effet de
croire que les mathématiques n’ont acquis que récemment
une importance sociale alors qu’elles sont utilisées depuis
très longtemps, comme on l’a signalé, notamment en ingé-
nierie et qu’elles ont donc joué un rôle important dans la
révolution industrielle. Mais c’est vrai aussi qu’un nouvel
instrument, l’ordinateur, de plus en plus largement uti-
lisé, leur ont donné une importance sociale inédite. Ainsi,
la crise financière de 2008 s’explique sans doute par le re-
cours aux instruments mathématiques (comme la théorie
des probabilités) mais également et peut-être surtout par
les nouvelles possibilités offertes par les ordinateurs (ou superordinateurs) et
les réseaux informatiques qui permettent de réagir beaucoup plus vite aux fluc-
tuations des marchés (ce qu’on appelle le « trading à haute vitesse ») : ce sont
ces instruments techniques qui ont en particulier provoqué le flash crash de
2010 évoqué dans le film.
On remarquera également, même si c’est une évidence, que les crises finan-
cières sont antérieures à l’utilisation de ces nouveaux instruments mathémati-
ques et qu’elles résultent d’abord et avant tout du système financier (bancaire,
boursier…) lui-même. Cependant, comme le remarque un des intervenants
du film, le développement des mathématiques financières a accru l’opacité du
système qui semble échapper à ses concepteurs et que ne comprennent ni les
régulateurs financiers, ni les gouvernements, ni surtout les peuples (comme la
Grèce) qui en subissent les conséquences.
Le documentaire d’Olivier Peyon apporte donc certainement un éclairage
original sur un domaine mal connu du grand public, mais l’on devine aussi
que cet éclairage est limité et que beaucoup de phénomènes abordés dans le
film — les différents aspects de la recherche mathématique, les mathémati-
ques appliquées, l’utilisation des mathématiques dans le monde d’aujourd’hui,
la crise financière… — méritent d’autres développements et d’autres analyses
si l’on veut en avoir une meilleure compréhension. Autrement dit, Comment
j’ai détesté les maths ne se présente évidemment pas comme un traité ou une
démonstration ni même une analyse, mais plutôt comme une exploration qui
multiplie les coups de projecteur sur différents aspects d’un domaine dont il
laisse apercevoir l’étendue, la diversité, les transformations et surtout la com-
plexité.
© Centre culturel Les Grignoux

3. Comment le propos est-il traduit à


l’écran ?

Comme on vient de le voir, le propos du réalisateur n’est pas unifié et ne


saurait se résumer en une simple phrase. Cela s’explique par le procédé essen-
tiel utilisé par le film, à savoir des extraits d’interviews de « spécialistes »
— les mathématiciens eux-mêmes — et de quelques profanes — des élèves et

13
Le cinéma documentaire Comment j’ai détesté les maths

des étudiants surtout au début du film. On remarque beaucoup d’images d’il-


lustration — des formules mathématiques au tableau, la remise de la médaille
Écran large sur tableau noir

Fields, des images de rues en Inde ou ailleurs, quelques extraits de bandes d’ac-
tualité sur la crise financière… — mais ces images précisément illustrent mais
ne font pas « sens » : ce sont les propos des mathématiciens spécialistes qui
transmettent l’essentiel du propos du film, qui décrivent, expliquent, commen-
tent, vulgarisent aussi ce que sont les mathématiques aujourd’hui dans leurs
différents aspects. Chaque intervenant apporte alors son propre éclairage ou
même plusieurs éclairages sur un domaine multiforme.
Ainsi, de façon sommaire, on peut relever parmi les différents thèmes abor-
dés :
— les mathématiques vues par les élèves
— la définition des mathématiques par Villani « rigoureuses mais imagi-
natives, inégalitaires mais démocratiques »
— le prodigieux renouvellement des mathématiques au XXe siècle et
l’augmentation considérable du nombre de mathématiciens
— différentes approches pédagogiques des mathématiques
— le jugement globalement négatif sur les maths modernes (Bourbaki)
d’un point de vue pédagogique
— le rôle indu des mathématiques dans la sélection scolaire
— les conditions nécessaires à la recherche mathématique et à la qualité
des échanges entre mathématiciens (comme à l’Institut de Recherches
mathématiques à Oberwolfach en Allemagne)
— la beauté en mathématiques (la statue énigmatique)
— la différence entre mathématiques pures et appliquées (l’écoulement
du spaghetti)
— la place grandissante des ordinateurs qui sont des outils mathémati-
ques et leur rôle futur dans la résolution de problèmes (l’intelligence
artificielle)
— la crise des subprimes et le rôle des mathématiques financières
— des réflexions finales sur la place du hasard et de l’incertitude dans la
vie, sur la science qui doit faire du doute une vertu, sur la nécessité de
penser par soi-même sans croire aucune autorité…
Les propos des différents mathématiciens ne sont pas contradictoires (si
l’on excepte la crise financière où la manière d’interviewer les deux intervenants
ainsi que la pertinence de leurs arguments donnent cer-
tainement l’avantage à George Papanicolaou, particuliè-
rement critique par rapport à l’utilisation de ces nouveaux
instruments mathématiques) mais donnent, comme on
l’a vu, une image fragmentaire sinon disparate de cet uni-
vers. Cependant, si l’on considère les principaux thèmes
relevés ci-dessus et la manière d’agencer les interviews, on
constate facilement que le documentaire alterne de façon
© Centre culturel Les Grignoux

assez régulière images positives et images négatives des


mathématiques, aspects positifs et aspects négatifs de ce
champ du savoir toujours en expansion.
On commence par l’image négative chez les étudiants confrontés à cette
matière rébarbative, rapidement suivie par les propos enthousiastes de Villani
recevant bientôt la médaille Fields ; on découvre également le renouvellement
profond des mathématiques au XXe siècle, qui n’ont rien d’une science figée.
La problématique de l’enseignement des mathématiques est assez ambivalente

14
Quatre films en analyse Comment j’ai détesté les maths

avec la mise en scène d’un professeur enthousiaste aux cheveux longs et à l’ap-
parence bohème, mais avec également une mise en cause de la pédagogie des
Écran large sur tableau noir

mathématiques modernes et du rôle qu’on fait jouer aux mathématiques dans


la sélection scolaire. La recherche pure est sans doute vue sous un jour positif
mais le développement de l’intelligence artificielle suscite un questionnement
plus inquiet. La dernière partie du film sur la crise financière est quant à elle
très négative et donne de ces mathématiciens financiers l’image de dangereux
apprentis sorciers.
L’épilogue est en revanche plus méditatif et général, développant en quel-
ques phrases les vertus supposées des mathématiques et de l’esprit scientifique
(le doute, la capacité à mêler l’incertitude et la rigueur, la volonté de penser
par soi-même…).
La plupart des spectateurs sont sans doute sensibles à cette dynamique qui
alterne aspects positifs et aspects négatifs, même s’ils n’en sont sans doute pas
véritablement conscients : comme les mathématiques apparaissent a priori
comme un champ du savoir particulièrement neutre, impersonnel, empreint
de rigueur et de détachement, nous ne remarquons sans doute pas la dimen-
sion proprement affective du documentaire qui nous transmet sans doute un
certain nombre d’informations objectives (bien que parcellaires) mais qui sur-
tout nous fait participer (ou essaie de nous faire participer) émotionnellement
aux différents moments de son parcours. La personnalité des individus inter-
viewés joue un rôle essentiel dans cette participation émotionnelle, certains
provoquant plutôt la fascination, d’autres l’amusement, d’autres encore l’admi-
ration, la compassion, le simple intérêt ou au contraire le rejet… C’est d’ailleurs
l’empathie plus ou moins forte que suscitent ces personnalités, qui donne sans
doute à nos yeux de profanes un véritable crédit à leur propos : si l’on prend
une figure comme celle de Jean-Pierre Bourguignon, qui défend l’autonomie
de la recherche fondamentale, il apparaît sans doute comme moins excentri-
que, moins « brillant » que d’autres, et marque de ce fait nettement moins la
mémoire des spectateurs, mais c’est précisément son caractère posé, mesuré, sa
Jean-Pierre Bourguignon
voix grave mais convaincue, son âge également (il a un peu l’apparence d’un
« sage » un peu bougon) qui réussissent certainement à nous convaincre de la
« vérité » de son discours.
Dans la même perspective, on soulignera l’importance de l’épilogue après
la critique très négative et passionnée (grâce en particulier à la personne de
George Papanicolaou) des mathématiques financières : cet épilogue qui rap-
pelle les valeurs générales de la science (doute, anti-dogmatisme, rigueur…)
évite en fait aux spectateurs de rester sur cette image négative et laisse une
impression d’apaisement qui reflète le propos général d’Olivier Peyon. Les ma-
thématiques ne méritent sans doute pas la haine qu’en ressentent beaucoup
d’élèves, elles sont aussi un domaine de recherche fascinant, elles donnent
lieu à une indéniable créativité et trouvent des applications de plus en plus
nombreuses dans notre monde moderne, certaines critiquables, d’autres spec-
© Centre culturel Les Grignoux

taculaires… C’est sur cette image nuancée que le réalisateur veut certainement
conclure.

15
Le cinéma documentaire

L’image manquante
Écran large sur tableau noir

Un film de Rithy Panh


France, 2013, 1h36

La méthodologie utilisée pour l’analyse de ce film est exposée dans la pre-


mière partie de ce dossier. La méthodologie utilisée pour l’analyse de ce film
est exposée dans la première partie de ce dossier. Elle repose sur trois grands
questionnements :
1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le do-
cumentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s’est-il intéressé à
cette réalité ?
2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique
par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité
évoquée ? Peut-on dire qu’il prend position par rapport à d’autres opinions
sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ?
Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ?
Qu’est-ce qui n’apparaît pas dans le documentaire ?
3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments
concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musi-
que…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d’ensemble s’articule-t-
il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ?
Comment reconstruire l’architecture du film à partir de l’interprétation gé-
nérale qu’on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éven-
tuels qui ne s’intègrent pas ou « échappent » d’une manière ou d’une autre à
ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens
donner alors à de tels éléments ?

1. De quoi parle le film ?


Un minimum de connaissances historiques est sans doute nécessaire avant
la vision du film de Rithy Panh, L’Image manquante. L’on a donc proposé une
courte synthèse de ces événements à la page suivante, synthèse qui pourra être
remise aux spectateurs avant la projection. Cette synthèse est évidemment
sommaire et partielle, et constitue surtout une invitation à prolonger la re-
cherche historique sur cette période tragique après la vi-
sion de L’Image manquante. Aussi émouvant et important
soit le témoignage de Rithy Panh, il faut immédiatement
signaler qu’il existe d’autres témoignages de nature diffé-
rente, certains anciens, d’autres plus récents, mais égale-
ment d’importantes études historiques qui apportent des
© Centre culturel Les Grignoux

éclairages complémentaires sur ces événements.


Le film évoque ainsi de manière très évidente des
événements historiques qui ont marqué l’histoire du
Cambodge, à savoir la dictature des Khmers rouges qui
a duré de 1975 à 1979. Il est en revanche plus difficile de
résumer le propos de son auteur en une seule phrase : il
raconte sans doute l’ensemble des événements depuis la victoire des Khmers
rouges et l’évacuation des villes jusqu’à la famine et les mauvais traitements qui
➥ suite du texte à la page 18
16
Quatre films en analyse L’Image manquante

Avant la projection : ce qu’il faut savoir


Écran large sur tableau noir

Après la Seconde Guerre mondiale, le monde est dominé par l’affrontement « est-ouest », entre les blocs « commu-
niste » et « capitaliste », entre les « démocraties populaires » et les « démocraties occidentales ou parlementaires ». Ce
conflit se cristallise notamment au Viêt-Nam, où le Nord communiste mène une guerre contre le Sud soutenu par les États-
Unis : l’armée américaine intervient de manière extrêmement violente pour contrer la guérilla communiste par des frappes
aériennes massives et d’importantes opérations au sol.
Le Cambodge, pays voisin, indépendant depuis 1953 (après avoir été une colonie française) et dirigé par le prince Noro-
dom Sihanouk, est en principe neutre et en paix, mais l’est du pays (à la frontière avec le Viêt-Nam) sert de base arrière à la
guérilla communiste vietnamienne ainsi que de voie de passage (la piste Hô Chi Minh) pour acheminer troupes et matériel
vers le Sud-Viêt-Nam. En outre, depuis 1968 est apparue une guérilla communiste spécifiquement cambodgienne, appelée
désormais les Khmers rouges.
En 1970, devant l’intensification des combats au Viêt-Nam, les États-Unis favorisent un coup d’État militaire au Cam-
bodge et le renversement du prince Norodom Sihanouk au profit du général Lon Nol qui leur est plus favorable. En outre,
ils mènent une intense campagne de bombardement dans l’est du Cambodge qui visent les bases nord-vietnamiennes, puis
ils pénètrent dans la région avec leurs troupes terrestres et celles de leur allié sud-vietnamien. Le Cambodge bascule ainsi
dans la guerre.
Celle-ci durera cinq ans, et elle verra la victoire des Khmers rouges au Cambodge, qui entrent dans la capitale Phnom-
Penh le 17 avril 1975, alors qu’au même moment, le Nord-Viêt-Nam envahit quant à lui complètement le Sud (Saigon
capitale du Sud tombe le 30 avril 1975), deux ans après le retrait des troupes américaines.
Les Khmers rouges vainqueurs vont alors totalement fermer les frontières du pays, obliger tous les habitants de la ca-
pitale à déserter celle-ci, et installer une dictature brutale et meurtrière dans ce qui s’appelle désormais le « Kampuchéa
démocratique ». Ils mettent alors en place un « communisme » d’une violence extrême, inspiré d’un maoïsme chinois ra-
dical. La population est réduite à une forme d’esclavage brutal, obligée de travailler dans les campagnes dans des conditions
épouvantables, soumise à un endoctrinement intense et quotidien. La famine s’installe rapidement et tue des centaines de
milliers de personnes. Les moindres écarts de conduite sont punis de mort. Des centres d’interrogatoire, comme le triste-
ment célèbre S21, servent de lieux de torture et d’exécution : ils voient passer des milliers d’opposants ou supposés oppo-
sants, éliminés sans la moindre preuve.
Peu d’informations parviennent à l’extérieur, même si de nombreux Cambodgiens essaient de s’enfuir et se réfugient en
Thaïlande voisine. Leurs témoignages révèlent peu à peu la réalité du régime, même si beaucoup en Occident doutent en-
core de la réalité ou de l’ampleur des crimes dénoncés.
Entre le Cambodge et son voisin vietnamien, les relations se tendent cependant rapidement, les Khmers rouges se signa-
lant par leur violent nationalisme qui les pousse notamment à persécuter les minorités ethniques sur son territoire dont les
Vietnamiens. (Les deux régimes se réclament du communisme, mais les Khmers rouges sont soutenus par la Chine commu-
niste de Mao, alors que le Viêt-Nam réunifié est quant à lui l’allié de l’URSS.) La situation s’aggrave tellement qu’en décem-
bre 1978, l’armée vietnamienne envahit le Cambodge et en quelques semaines met en déroute les forces khmères rouges qui
vont mener encore une guérilla pendant de longues années dans l’ouest du pays.
Les troupes vietnamiennes resteront une dizaine d’années au Cambodge avant qu’en 1993 se tiennent des élections lé-
gislatives qui permettent une stabilisation progressive du pays. En 1998, le chef des Khmers rouges, Pol Pot, meurt et les
derniers dirigeants khmers rouges se rendent aux autorités. En 2003, un accord intervient entre l’ONU et le gouvernement
cambodgien pour la mise sur pied de tribunaux destinés à juger les crimes commis par les dirigeants khmers rouges. En 2013,
au moment de la réalisation du film l’Image manquante, ces procès sont encore en cours.
À cause du manque de traces écrites, il est très difficile de faire une estimation fiable du nombre de victimes du régime
khmer rouge, c’est-à-dire des personnes décédées de mort « non naturelle », soit directement assassinées, soit à cause de la
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malnutrition, des mauvais traitements, de l’épuisement, des maladies… Sur une population d’un peu moins de 8 millions
d’habitants, les estimations varient entre un minimum de 700 000 victimes et un maximum de 3,2 millions… Parmi ces
victimes, de 30 à 50 % auraient été directement exécutées.
Rithy Panh, le réalisateur de l’Image manquante, né en 1964, est un survivant de la dictature khmère rouge, période sur
laquelle il a apporté son témoignage à travers plusieurs films et plusieurs livres.

. Heuveline Patrick. « L’insoutenable incertitude du nombre : estimations des décès de la période Khmer rouge ». In: Population, 53e année, n°6,
1998, pp. 1103-1117.

17
Le cinéma documentaire L’Image manquante

vont décimer une grande partie de la population. De façon plus significative


sans doute, le film oppose les images de la propagande à la réalité vécue sur le
Écran large sur tableau noir

terrain par Rithy Panh lui-même et sa famille.


Dans cette perspective, le titre est certainement important : même si l’ex-
pression « l’image manquante » revient à plusieurs reprises avec des signifi-
cations différentes — et il est sans doute difficile pour les spectateurs de se
souvenir exactement des propos en voix off —, on peut sans doute l’interpréter
de façon générale comme désignant toutes ces images manquantes des crimes
des Khmers rouges, de leurs victimes, des morts de faim, de maladie, de mau-
vais traitements, qui ont totalement disparu alors que ne subsistent que des
images de propagande. Autrement dit, les images de la dictature khmère rouge
sont manquantes, mais peut-être aussi que les images ne peuvent pas rendre
compte de ce qui s’est réellement passé (le narrateur dit à un moment: « Et
puis que montre une image de morts ? Je préfère celle d’une jeune inconnue
qui défie l’appareil photo, l’œil du tortionnaire et nous regarde encore »). Le
propos du film serait donc d’évoquer par le cinéma une réalité qui pourtant
n’a pas d’image.
Bien entendu, Rithy Panh est particulièrement habilité à réaliser une telle
évocation puisqu’il est un survivant de ces massacres et qu’il a vu toute sa famille
proche disparaître sous la dictature khmère rouge. Le film
a dès lors une évidente valeur de témoignage qui, encore
une fois, contraste avec les images de propagande qui par-
lent de manière générale du « peuple », du « Kampuchéa
démocratique » et des « succès de la Révolution » : Rithy
Panh raconte son histoire personnelle, celle de sa famille,
il raconte son parcours depuis son expulsion de Phnom
Penh jusqu’à son enfermement dans des camps de travail
forcé, ainsi que la mort de son père d’abord, qui refuse de
se nourrir, puis plus tard de sa mère et de ses sœurs, et il
décrit bien sûr les conditions d’existence terrible où ils ont
vécu et sont morts pour la plupart.
Mais ses souvenirs ne se limitent pas à la période khmère rouge et ils re-
montent à son enfance, aux premières impressions qu’il a éprouvées, notam-
ment lorsqu’il a découvert le cinéma grâce à un voisin réalisateur : il a pu ainsi
assister au tournage d’un film qui mettait en scène un univers merveilleux avec
de « belles actrices » qui semblaient danser pour le jeune enfant. Le film a
donc une dimension autobiographique qui est propre à Rithy Panh et ne
concerne pas les autres victimes de la dictature khmère rouge. D’autres évoca-
tions comme celle de la maison de son enfance contribuent également à cet as-
pect autobiographique du film. L’accent mis sur l’épisode du tournage — avec
ces princes et princesses aux habits dorés — sera par ailleurs facilement mis en
relation avec la réalisation même du film l’Image manquante (et des autres do-
cumentaires de Rithy Panh), car l’on comprend facilement que cette première
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découverte a fait naître chez l’enfant un amour du cinéma qui l’amènera sans
doute à réaliser lui-même bien plus tard des films, même s’ils sont d’un style
très différent de celui vu alors.
Ces deux aspects — le témoignage historique et la dimension autobiogra-
phique — se mélangent dans le film de façon insensible et continuelle : l’on
voit très bien alors tout ce qui distingue l’Image manquante d’un reportage ou
d’un documentaire historique qui adopterait un point de vue beaucoup plus
général sur ces événements. Et l’on comprend aussi à travers notamment les

18
Quatre films en analyse L’Image manquante

commentaires de la fin du film comment Rithy Panh lie désormais sa destinée


personnelle à celle de sa famille disparue et de tous ceux qui sont morts : « Il y
Écran large sur tableau noir

a beaucoup de choses que l’homme ne devrait pas voir ou connaître. Et s’il les
voyait ce serait mieux pour lui qu’il meure. Mais si l’un de nous voit ces choses
ou les connaît, alors il doit vivre pour raconter. »

2. Quel est le contexte du film ?


Après la chute du régime khmer rouge en 1979 suite à l’invasion du
Cambodge par les troupes du Viêt-Nam voisin, le pays connaît une période
de trouble et d’instabilité mais entre finalement dans la voie de la pacifica-
tion avec la mort ou la reddition des derniers chefs khmers rouges à la fin des
années 1990. En 2003, après de longues négociations entre le gouvernement
cambodgien et l’ONU, un tribunal spécial sera institué pour juger les respon-
sables khmers rouges survivants (le principal d’entre eux, Pol Pot, est mort
d’une crise cardiaque en 1998). Plusieurs procès s’en suivront mais dureront
de longues années, aboutissant pour l’instant à la seule condamnation à 35
ans de prison de Duch, le responsable du camp de tortures S21 où au moins
12 000 personnes ont été exécutées. Le procès de Khieu Samphan et Nuon
Chea n’ont pas encore livré leur verdict (en 2013 au moment de la réalisation
1. Khieu Samphan et Nuon Chea ont finalement du film 1). Par ailleurs, beaucoup de Khmers rouges, qui ont participé de fa-
été condamnés à la prison à perpétuité en août çon plus ou moins importante à la dictature et aux massacres, sont à présent
2014.
retournés à la vie civile, se mélangeant à leurs anciennes victimes ou à leurs
proches survivants (comme le signale Rithy Panh à propos de ce chef de village
qui les terrifiait et qui a continué à y vivre sans être inquiété).
Ces procès tardifs, partiels et imparfaits, ont certainement laissé beaucoup
d’insatisfaction chez les survivants. On comprend alors que l’Image manquan-
te est aussi une réponse aux dénégations des dirigeants
khmers rouges sur le banc des accusés, mais aussi de façon
plus large un témoignage sur la réalité du régime alors
que l’oubli, la méconnaissance ou le simple désintérêt
augmentent, en Europe (où vit aujourd’hui Rithy Panh)
et ailleurs, notamment chez les plus jeunes qui n’ont pas
connu cette période.
En outre il existe différentes formes de négationnisme
(plus ou moins accentué) de ces massacres, contre lequel
se dresse le cinéaste dans son documentaire (même si ce
négationnisme reste sans doute très minoritaire du moins
en Europe).
La première forme de négationnisme consiste à « expliquer » les décisions
meurtrières des Khmers rouges essentiellement par les circonstances antérieu-
res ou extérieures, en particulier par l’intervention américaine de 1970 qui
© Centre culturel Les Grignoux

2. Les Khmers rouges menaient néanmoins déjà allait précipiter le Cambodge dans la guerre totale 2. Le rôle des États-Unis
une guérilla dans le pays depuis 1968. dans la région est effectivement particulièrement critiquable, et, par pur calcul
politique, ils ont même soutenu les Khmers rouges à l’ONU pendant plus
de dix ans après l’intervention vietnamienne (en 1979) au Cambodge sous
prétexte qu’ils représentaient le « seul gouvernement légitime »… Mais les
« circonstances », les crimes commis par d’autres (les États-Unis ou le régime
de Lon Nol soutenu par les Américains et renversé par les Khmers rouges en
1975) ne peuvent justifier ni même expliquer des décisions comme l’évacua-

19
Le cinéma documentaire L’Image manquante

tion de Phnom Penh, l’asservissement de toute une population, les tortures


et les assassinats des cadres, des intellectuels, des opposants, réels ou supposés
Écran large sur tableau noir

(notamment au centre S21), la dictature imposée à tous


sous peine de mort… alors même que, comme le rappelle
Rithy Panh, les Khmers rouges vainqueurs en 1975 pré-
tendaient mettre fin à l’injustice et à l’exploitation.
Une deuxième forme de négationnisme consiste à mi-
nimiser le rôle de l’idéologie des Khmers rouges qui re-
présenterait une forme aberrante de l’idéologie commu-
niste, extrémiste et mêlée de nationalisme khmer. Rithy
Panh rappelle à ce propos que les dirigeants khmers rou-
ges s’inscrivaient bien dans la volonté révolutionnaire des
maoïstes chinois, et il montre à la fois que cette idéologie
révolutionnaire était le moteur de leur action meurtrière,
destinée à régénérer le « nouveau peuple » (les citadins, les anciennes élites…),
3. « Comment se révolter quand on possède un et un mensonge continuel masquant la réalité de leur politique 3. Le film, en se
vêtement noir et une cuillère ? Quand on est plaçant du côté des victimes, interroge donc ceux qui prétendent aujourd’hui
perdu ? Quand on a faim ? Certains disent que
c’est à cause du bouddhisme et de l’acceptation encore incarner une telle idéologie révolutionnaire, censée œuvrer pour le bien
du destin. Où étaient ces beaux esprits alors ? du peuple mais en fait profondément inégalitaire et meurtrière.
dans les livres ? dans le ciel des idées ? Ici ce Bien que ce ne soit pas le propos de Rithy Panh, les historiens peuvent
n’est pas le Karma ni la religion qui tuent, c’est
l’idéologie. »
quant à eux apporter un autre éclairage sur la formation et les motivations
des dirigeants khmers rouges (sans pour autant chercher à les excuser) : com-
me dans le cas du nazisme ou du stalinisme, il est sans doute important de
comprendre comment ils ont pu développer une idéologie aussi violente,
soumettre sans hésitation toute une population à des conditions de vie aussi
éprouvantes, torturer et exécuter sans remords tous ceux qu’ils considéraient
comme leurs « ennemis ». De telles tentatives d’explication (actuellement peu
4. Henri Locard, Pourquoi les Khmers rouges. nombreuses 4) sont nécessairement hypothétiques et peuvent déboucher sur
Paris, éditions Vendémiaire, 2013, et Ben Kier- des interprétations différentes sinon contradictoires, mais elles répondent
nan, Le Génocide au Cambodge, 1975-1979.
Race, idéologie, et pouvoir. Paris, Gallimard, — même si ce n’est que de façon partielle — à la question qu’on ne peut man-
1998. quer de se poser à la vision de l’Image manquante : comment un tel crime a-t-il
été possible ?

3. Comment le propos est-il traduit à


l’écran ?

Figurines

Les spectateurs remarquent immédiatement le procédé étonnant utilisé


par Rithy Panh dans l’Image manquante, à savoir la reconstitution de scènes
© Centre culturel Les Grignoux

du passé avec des petits personnages en terre ou en glaise, façonnés à la main,


peints et placés dans des décors miniatures. Ces figurines sont immobiles,
5. Le générique précise que le film a été écrit et même s’il y a très souvent des mouvements de caméra qui parcourent ces dé-
réalisé par Rithy Panh mais que le commen- cors et qui donnent une dynamique aux plans. En outre, toutes ces images
taire a été écrit par Christophe Bataille avec la
voix de Randal Douc. Christophe Bataille a sont accompagnées d’un commentaire dit en voix off 5 qui explique, décrit,
également collaboré à l’écriture d’une autobio- commente les événements représentés.
graphie de Rithy Panh, L’élimination (Paris, Ce genre de figuration, complètement artificielle, contraste fortement
Grasset, 2011).
avec les images de propagande khmère rouge, tournées en noir et blanc, qui

20
Quatre films en analyse L’Image manquante

prétendaient pourtant décrire la « réalité » du Kampuchéa démocratique. Le


procédé utilisé par Rithy Panh, inattendu et original, se comprend facilement
Écran large sur tableau noir

si l’on se réfère notamment au titre du film que l’on a déjà commenté : les ima-
ges des massacres, des violences, des morts dues à la famine et aux mauvais
traitements sont manquantes, n’existent pas ou si peu. Il aurait donc fallu les
reconstituer — comme dans un film de fiction — mais une telle reconstitu-
tion n’aurait sans doute jamais réellement correspondu aux souvenirs de Rithy
Panh : celui-ci a donc préféré recourir à un procédé de figuration dont le carac-
tère artificiel est visible (alors que la fiction cherche en général à faire oublier
qu’il s’agit d’une reconstitution) mais qui est sans doute plus « juste », plus
« vrai » du point de vue du cinéaste.
La dimension subjective des souvenirs — qui n’implique nullement qu’ils
soient faux — apparaît facilement si l’on on considère les événements de la
prime enfance de Rithy Panh, lorsqu’il a assisté émerveillé au tournage d’un
film par un voisin réalisateur : l’on comprend qu’il est extrêmement difficile de
transposer ce genre d’images mentales très anciennes — les souvenirs gravés
dans notre mémoire —, et que toute reconstitution qui se voudrait « objec-
tive », qui voudrait montrer « les faits tels qu’ils se sont passés », ne pour-
rait que correspondre vaguement et approximativement à de tels souvenirs.
Cette réflexion vaut également pour les souvenirs de la période khmère rouge :
Rithy Panh s’intéresse moins aux détails des faits — où étaient exactement
les personnes ? quels sont les gestes précis qu’ils ont faits ?
quelle fut l’attitude des uns et des autres ? — qu’au sens
général des événements et à l’impression terrible qu’il
en a conservé comme dans cette séquence où un enfant
de neuf ans dénonce aux chefs sa mère qui a cueilli des
mangues pour survivre et qui, à cause de cela, sera emme-
née dans la forêt par des gardes et exécutée. Les faits tels
qu’ils sont racontés en voix off, les personnages tels qu’ils
sont montrés sous forme de petites figurines sommaires
et immobiles, sont suffisants pour nous faire percevoir la
cruauté de ce régime meurtrier et nous révéler le caractère
mensonger des images de sa propagande.
Une dernière réflexion permet sans doute d’éclairer l’utilisation de ces figu-
rines, à savoir que les miniatures sont très généralement des jouets d’enfants,
même si cette passion perdure chez certains adultes (devenus collectionneurs).
À nouveau, l’on se souvient alors de cette séquence de tournage, et l’on peut
comprendre que Rithy Panh ait trouvé dans la réalisation filmique (qui impli-
que notamment la direction d’acteurs) le même plaisir que celui qu’un enfant
éprouve dans la manipulation de ses jouets miniatures. Un cinéaste recrée une
6. Il s’agit là bien sûr d’une hypothèse. L’on a réalité de la même façon qu’un enfant se crée un monde imaginaire en jouant
néanmoins suffisamment de témoignages et avec des poupées, des figurines, des objets minuscules, sommairement symbo-
d’études qui attestent de la profondeur des trau-
liques (un bout de bois pouvant représenter un cheval). Bien entendu, ce plai-
© Centre culturel Les Grignoux

matismes éprouvés par les individus plongés


dans des situations de violence extrême (guer- sir enfantin à la manipulation de miniatures contraste fortement avec la réalité
res, épurations ethniques, massacres, génoci- effroyable dont le cinéaste veut par ailleurs témoigner : ici, le « jeu » devient
des…), mais également de l’incompréhension
que de telles expériences et leurs témoignages
sérieux et même terriblement triste et dramatique, mais l’on peut penser que,
suscitent chez les spectateurs extérieurs. Sur pour le cinéaste, cette manière de faire lui a permis non seulement de rendre
cette question, on peut se reporter entre autres compte par l’image de ses souvenirs mais également de se les réapproprier, de
à Michael Pollak, L’expérience concentration-
les « maîtriser » subjectivement (alors que ces souvenirs le hantaient presque
naire. Essai sur le maintien de l’identité sociale.
Paris, Métailié, 1990. malgré lui, comme il en témoigne en évoquant sa cure psychanalytique) 6.

21
Le cinéma documentaire L’Image manquante

Montage
Écran large sur tableau noir

Le montage du film — c’est-à-dire l’organisation générale des différentes


séquences – traduit également la double dimension du propos de Rithy Panh,
à la fois témoignage presque « judiciaire » sur la dictature khmère rouge et
souvenirs plus personnels : la trame narrative suit globalement l’histoire du
jeune adolescent depuis son expulsion avec toute sa famille et tous les citadins
de Phnom-Penh, leur mise au travail forcé dans les champs, les morts succes-
sives de son père, ses sœurs, sa mère, sa survie dans des camps très durs… Ce
récit alterne à plusieurs reprises avec des images de propagande dont la voix
off révèle le caractère mensonger. Mais à plusieurs reprises, parfois de manière
inattendue, le film remonte à des souvenirs plus anciens, antérieurs à la dicta-
ture khmère rouge — la scène de tournage, la maison de son enfance, les ren-
contres familiales avec les oncles et les tantes, et même l’odeur des goyaves et
des jacquiers… —, ce qui donne un ton très personnel et
très autobiographique au film qui se distingue ainsi nette-
ment d’un documentaire « historique ».
On remarque cependant que le film ne donne pas d’in-
formations sur la fin de la dictature khmère ni surtout sur
6. Il l’évoque brièvement dans L’élimination (Pa- la manière dont Rithy Panh a pu finalement survivre 6. En
ris, Grasset, 2011). revanche, il revient sur une cure psychanalytique qu’il a
sans doute suivie en France mais dont il signale l’échec :
« Pour moi, la sagesse ne viendra jamais ». Alors que le
spectateur sait ou devine que le narrateur est un survivant
et qu’il attend la fin de la dictature khmère comme un
soulagement coïncidant plus ou moins avec la fin du film,
celui-ci refuse d’une certaine manière d’apporter cette réponse et se prolonge
sur des considérations plus présentes même si elles sont liées à ses souvenirs :
on peut sans doute comprendre, à travers cette élision, qu’il n’y a pas eu pour
Rithy Panh de véritable « libération », ni de « soulagement », ni de retour
possible à la vie « normale » alors que toute sa famille pratiquement avait été
exterminée.

Au-delà
Si l’essentiel du film concerne la dictature des Khmers rouges, Rithy Panh
revient également sur la situation actuelle du Cambodge : il relève les traces
du passé mais il remarque aussi que la condition des plus pauvres est toujours
aussi misérable, filmant longuement des paysans en train de creuser à la houe
un chenal dans la terre aride. Il rappelle aussi en voix off que c’est cette injustice
qui a d’abord permis aux Khmers rouges d’enrôler le peuple, même si ceux-ci
lui ont menti « sur la justice, l’égalité, sur le bonheur, sur le progrès, sur tout ».
Cette remarque, qui a une portée explicative alors que l’essentiel du film a va-
© Centre culturel Les Grignoux

leur de témoignage, révèle que le cinéaste n’est pas uniquement enfermé dans
le souvenir et qu’il est lucide sur les difficultés actuelles du Cambodge.
Elle reste cependant adjacente, et la suite du propos insiste plutôt sur l’ef-
facement du passé (un lac remplaçant une fosse commune), sur les morts sans
véritable sépulture, sur les « âmes qui errent, se cherchent un lieu ». Le film se
conclut ainsi de façon presque morale ou philosophique sur le devoir que s’est
imposé Rithy Panh de témoigner mais surtout de transmettre le souvenir des
disparus, de leur donner symboliquement une sépulture et de transmettre leur

22
Quatre films en analyse L’Image manquante

mémoire. Les dernières images montrent ainsi des figurines enterrées les unes
après les autres avec un commentaire sur cette nécessaire transmission :
Écran large sur tableau noir

« Chaque matin, je travaillais au-dessus de la fosse. Ma pelle cognait les os


et les têtes. De la terre, il n’y en a jamais assez. C’est moi qu’on va tuer. Ou bien
c’est fait, déjà. Bien sûr, je n’ai pas trouvé l’image manquante. Je l’ai cherchée,
en vain. Un film politique doit découvrir ce qu’il a inventé. Alors je fabrique
cette image. Je la regarde, je la chéris. Je la tiens dans ma main comme un visage
aimé. Cette image manquante, maintenant je vous la donne pour qu’elle ne
cesse pas de nous chercher. »
© Centre culturel Les Grignoux

23
Le cinéma documentaire

Dancing in Jaffa
Écran large sur tableau noir

Un film de Hilla Medalia


France, 2014, 1h24
avec Pierre Dulaine, Yvonne Marceau

La méthodologie utilisée pour l’analyse de ce film est exposée dans la pre-


mière partie de ce dossier. Elle repose sur trois grands questionnements :
1. Quelle réalité est mise en scène dans le documentaire ? Que dit le do-
cumentaire à propos de cette réalité ? Pourquoi le cinéaste s’est-il intéressé à
cette réalité ?
2. Dans quel contexte apparaît ce documentaire ? Que dit-il de spécifique
par rapport aux autres représentations (médiatiques, textuelles…) de la réalité
évoquée ? Peut-on dire qu’il prend position par rapport à d’autres opinions
sur le même sujet ? Quels sont les autres points de vue possibles à ce propos ?
Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène dans le documentaire ?
Qu’est-ce qui n’apparaît pas dans le documentaire ?
3. Comment le propos général est-il mis en scène ? Quels sont les éléments
concrets (scènes, personnages, événements, commentaires, images, musi-
que…) qui traduisent ce propos ? Comment ce propos d’ensemble s’articule-t-
il en différentes « propositions », composantes, séquences, moments, lieux… ?
Comment reconstruire l’architecture du film à partir de l’interprétation gé-
nérale qu’on en a proposée ? Quels sont enfin les éléments (filmiques) éven-
tuels qui ne s’intègrent pas ou « échappent » d’une manière ou d’une autre à
ce qui semble être le propos général du film ? Et quelle « place » ou quel sens
donner alors à de tels éléments ?

1. De quoi parle le film ?


Pour lancer la réflexion sur Dancing in Jaffa, il est intéressant de faire la
distinction entre ce que montre le film et ce qu’il évoque, entre la situation
particulière mise en scène et un contexte plus large, abordé de façon indi-
Question recte. De façon sommaire, on peut dire que le film montre un concours de
d’orthographe… danse dans des écoles à Jaffa organisé par Pierre Dulaine, mais, de façon plus
générale, il « parle » sans aucun doute du conflit israélo-palestinien.
En français, l’usage veut que les On pourrait confondre cette opposition entre ce que montre le documen-
noms d’ethnie ou de nationalités taire et ce qu’il évoque avec celle, classique dans le domaine cinématographi-
commencent par une majuscule : que, entre le champ et le hors-champ : quand un cinéaste décide de filmer une
on écrira donc un Juif ou un Ara- réalité (que celle-ci soit documentaire ou mise en scène), il doit nécessairement
be (sauf s’il s’agit d’un adjectif : le choisir un point de vue et un cadre qui va délimiter le champ visible, filmé par
peuple juif ). En revanche, on ne la caméra, mais aussi indirectement un hors-champ qui échappe à la caméra.
met pas de majuscule aux mem-
© Centre culturel Les Grignoux

Mais cette dernière opposition (champ/hors-champ) est trop limitative car elle
bres d’une confession religieuse : désigne le hors-champ essentiellement comme une réalité visible (ou éventuel-
les musulmans ou les chrétiens. lement audible quand un son provient précisément de l’extérieur du cadre) : il
On a ici suivi ces prescriptions qui suffirait que la caméra tourne sur elle-même ou qu’elle se déplace pour dévoiler
n’impliquent bien sûr aucun juge- le hors-champ. Mais la « réalité » dépasse très largement le domaine du visible
ment de valeur sur l’un ou l’autre et comprend notamment tout le passé (qui ne pourra plus jamais être filmé)
groupe de personnes. mais également « l’intelligible », c’est-à-dire tous les liens qui unissent des
événements plus ou moins éloignés dans le temps et dans l’espace et qui nous
permettent de comprendre cette réalité.

24
Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

Ainsi, dans Dancing in Jaffa, on voit Pierre Dulaine revenir aux abords de
sa maison d’enfance à Jaffa dont ses parents ont été expulsés en 1948 : on peut
alors distinguer au moins trois grands types de liens qui unissent cette courte
Écran large sur tableau noir

visite à d’autres événements présents ou passés, liens qui ne sont pas directe-
ment visibles et qui doivent être reconstruits ou imaginés par les spectateurs.
Il y a d’abord les souvenirs de Pierre Dulaine, qui sont attachés à cette maison
qu’il a dû quitter enfant. Ces souvenirs personnels se distinguent de ceux des
occupants actuels de la maison et même s’y opposent puisque ceux-ci ressen-
tent la présence de Pierre comme une menace. Enfin, il y a toute l’histoire po-
litique et militaire des événements survenus en 1948 dans la région qui ont
mené à la fois à la création de l’État d’Israël et à l’expulsion ou la fuite de plus de
700 000 Palestiniens (exode que les Palestiniens nomment désormais Nakba,
c’est-à-dire la catastrophe) ; et ces événements passés ont bien sûr des répercus-
sions sur la situation actuelle à Jaffa mais également dans toute la région (sinon
dans le monde). Mais ces différentes dimensions de la « réalité » échappent à
la saisie directe de n’importe quelle caméra et dépassent donc l’opposition du
champ et du hors-champ.

Il est relativement facile de trouver un accord entre spectateurs sur ce que


montre (ou fait entendre) un film comme Dancing in Jaffa : il suffit en général
de revoir le film ou certaines séquences pour qu’on puisse déterminer les faits
et événements mis en scène mais également la manière dont ils sont repré-
sentés. En revanche, ce qu’évoque le film de façon indirecte ou implicite est
beaucoup plus indéterminé et dépend pour une large part des connaissances
des spectateurs : selon ce qu’ils savent ou croient, ils vont relier différemment
les événements montrés à l’écran, mais également ces événements avec d’autres
qui ne sont absolument pas représentés ni même évoqués. Ainsi, la caméra suit
notamment un jeune enfant palestinien Alaa qui vit avec sa famille dans un
cabanon au bord de la plage à Jaffa et qui, bientôt, va rendre visite à d’autres
parents installés à Gaza : pour celui qui connaît l’histoire de la région, il s’agit
d’un détail significatif, car il est très vraisemblable que les membres de cette
famille palestinienne ont connu des destins différents en 1948, les uns res-
tant à Jaffa dans un territoire faisant désormais partie d’Israël, les autres étant
contraints à l’exil dans des camps à l’extérieur d’Israël avant que l’État hébreu
ne conquière militairement en 1967 de nouveaux territoires dont notamment
la bande de Gaza et la Cisjordanie. Les membres d’une même famille se sont
ainsi retrouvés dans des situations contrastées, les uns acquérant la nationalité
israélienne (ceux qu’on appelle les Arabes israéliens), les autres ayant le statut
particulier de « réfugiés palestiniens » (qui sont en attente de la reconnais-
sance d’un État palestinien). S’ajoute à cela toute l’histoire récente de la bande
de Gaza évacuée par Israël en 2005, passant ensuite sous l’autorité du Hamas
et en conflit répété avec Israël jusqu’en 2014.
Il y a donc dans le film un certain nombre d’éléments « parlants » qui sont
évocateurs d’une situation plus générale, même si tous les spectateurs ne per-
çoivent pas nécessairement le sens de ces allusions. La réflexion menée ici vise
© Centre culturel Les Grignoux

précisément à tracer un certain nombre de « parcours » entre ce documen-


taire et le contexte politique, social ou simplement humain auquel il se réfère.
Ces différents « parcours » cependant sont seulement indiqués par le film
sans être explicitement déterminés et nécessitent donc des informations exté-
rieures, ce qui laisse évidemment une marge d’interprétation aux spectateurs.

25
Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

Ce que montre, ce que dit le film


Écran large sur tableau noir

Le propos général de Dancing in Jaffa est sans doute clair sinon évident
pour la plupart des spectateurs. Dans une région profondément divisée, Pierre
Dulaine, un danseur de salon, veut amener des enfants juifs et palestiniens à
danser ensemble et finalement faire participer les meilleurs d’entre eux à un
concours, ce qui permettra un rapprochement entre les enfants et sans doute
entre les deux communautés. À travers cette mission que s’est donnée Pierre
Dulaine, le film se présente donc comme un message de paix et d’espoir, même
si l’on ne sait pas s’il sera largement entendu.
Mais il y a beaucoup d’autres éléments, plus circonscrits, qui complètent,
nuancent, éclairent, concrétisent, modifient peut-être ce propos général.
Relevons d’abord un maximum de ces éléments avant d’essayer de les inter-
préter en recherchant éventuellement des informations complémentaires per-
mettant de les éclairer. Quelques questions devraient raviver la mémoire des
spectateurs.

Quelques points de réflexion

1. Qui est Pierre Dulaine ? Où vit-il ? Quelle est son histoire ? Pourquoi vient-il à Jaffa ?
2. Où se situe Jaffa ? Qui sont les habitants de Jaffa ?
3. Quelles sont les communautés à Jaffa ? Y a-t-il des différences sociales visibles entre ces communautés ? des
différences culturelles ? religieuses ?
4. Quelle langue parle Pierre Dulaine ? et les enfants à qui il va apprendre à danser ?
5. Quelles sont les relations entre les différentes communautés ? Amicales, hostiles, indifférentes ?
6. Quels types d’écoles y a-t-il à Jaffa ?
7. Quelle difficulté principale Pierre Dulaine rencontre-t-il pour faire participer les enfants à ses cours de dan-
se ?
8. Pourquoi Pierre Dulaine veut-il revoir sa maison natale ? Qu’est-ce qui l’en empêche ?
9. Pourquoi y a-t-il un abri antiaérien dans une école ?
10. Les écoles sont-elles ouvertes à quiconque ? Que porte à la ceinture un garde ou un policier à l’entrée d’une
école ?
11. Un jeune garçon, Alaa, va rendre visite à des parents qui sont à Gaza : quels problèmes cela pose-t-il ?
12. Que pense le chauffeur de taxi avec qui discute Pierre Dulaine ?
13. On assiste dans Dancing in Jaffa à plusieurs manifestations : qui sont les manifestants et pourquoi manifes-
© Centre culturel Les Grignoux

tent-ils ?
14. Y a-t-il des allusions à des faits de violence entre les communautés ?
15. Comment la « Fête de l’Indépendance » des Juifs israéliens est-elle perçue par les Palestiniens ? Comment
nomment-ils cette date ?

26
Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

Quelques éléments de réponse


Écran large sur tableau noir

On essaiera à présent de répondre à ces différentes questions, chaque fois en deux étapes : on rappellera de
façon aussi précise et exacte que possible ce que montre ou raconte explicitement le film, puis on proposera une
interprétation de ce qu’il évoque vraisemblablement de façon indirecte à travers ces événements circonscrits.

1. Qui est Pierre Dulaine ? Où vit-il ? Quelle est son histoire ? Pourquoi vient-il à Jaffa ?
— Pierre Dulaine est champion de danse, et il vit vraisemblablement aux États-Unis. Mais il est né à Jaffa en 1944, d’une
mère palestinienne et d’un père irlandais. En 1948, ses parents ont été obligés de quitter la ville « le fusil dans le dos ». Il
revient à Jaffa avec l’objectif de faire danser ensemble enfants juifs et palestiniens.
— En 1948, une guerre civile éclate entre Juifs et Arabes en Palestine, un territoire qui correspond à l’ensemble formé par
les territoires actuels de l’État d’Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Environ 750 000 Arabes palestiniens
sur un total de 900 000 quitteront le territoire actuel d’Israël qui déclarera son indépendance le 14 mai, et la plupart
se réfugieront dans les pays ou territoires voisins. Près de 400 villages notamment seront ainsi vidés de leur population
arabe et seront rasés par l’armée ou l’administration israéliennes. Selon la version officielle israélienne, cet exode aurait été
essentiellement volontaire, provoqué par la crainte de la guerre, mais, pour les Palestiniens, ce sont les violences réelles des
groupes armés juifs qui sont la véritable cause de cet exode forcé. Pierre Dulaine confirme brièvement ce point de vue en
parlant du « fusil dans le dos ». Jaffa a été effectivement le lieu de combats violents en avril et mai 1948 , et, le 13 mai, la
victoire des soldats juifs a été suivie de l’expulsion de la population civile palestinienne estimée à 50 000 personnes.

2. Où se situe Jaffa ? Qui sont les habitants de Jaffa ?


— Jaffa est un port sur la Méditerranée. On voit qu’il y a des écoles exclusivement juives, d’autres palestiniennes et au moins
une école mixte.
— Jaffa est en fait voisine de Tel Aviv, une ville de 400 000 habitants (plus de 3 millions avec l’agglomération) qui est le
centre économique, politique et culturel de l’État d’Israël. Tel Aviv est une ville de construction récente, fondée en 1909
où se sont installés au cours de la première moitié du vingtième siècle un grand nombre de Juifs venus d’Europe (fuyant
notamment l’Allemagne nazie). Jaffa en revanche est une cité antique, qui est passée sous domination arabe au VIIe siè-
cle, et dont la population au début du XXe siècle était majoritairement arabe. Mais après la guerre de 1948 et l’exode de
50 000 palestiniens, il ne restait plus que quelques milliers d’Arabes à Jaffa.
Aujourd’hui, la ville compte environ 17 000 Arabes sur 46 000 habitants — beaucoup d’Arabes de Jaffa sont en fait des
habitants ou des descendants d’habitants venus de localités voisines détruites —, et elle a été fondue administrativement
avec sa grande voisine Tel Aviv. Contrairement à ceux qui ont quitté le territoire du futur État d’Israël en 1948, les Arabes
de Jaffa ont la nationalité israélienne. Mais les Arabes israéliens, qui ont en principe les mêmes droits que les Juifs israé-
liens (notamment le droit de vote), sont désormais minoritaires dans l’État. Citoyens israéliens, Juifs et Arabes de Jaffa
constituent des communautés inégales (ne serait-ce que d’un point de vue numérique) avec des histoires très différentes
et, pour une part importante, conflictuelles. Plusieurs remarques de Pierre Dulaine confirment qu’il est bien conscient de
ces différences.

3. Quelles sont les communautés à Jaffa ? Y a-t-il des différences sociales visibles entre ces
communautés ? des différences culturelles ? religieuses ?
— Pierre Dulaine se rend dans des écoles exclusivement juives, dans d’autres arabes et dans une école mixte. Lors d’une dis-
cussion avec ses enfants, une mère juive explique par ailleurs qu’il y a des Arabes musulmans mais aussi chrétiens. Enfin,
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l’on observe une différence de niveau de vie entre Juifs et Arabes, en particulier entre la famille de Lois et celle d’Alaa qui
vit sur le port dans une petite masure.
— Beaucoup de personnes croient que le conflit israélo-palestinien est un conflit religieux entre Juifs et musulmans, mais il
s’agit fondamentalement d’un conflit ethnique entre une population arabe installée en Palestine depuis plusieurs siècles
et des immigrants juifs, « sionistes », venus essentiellement d’Europe à partir de la fin du XIXe siècle et surtout au cours
du XXe siècle : on estime qu’environ 500 000 Juifs venus essentiellement d’Europe se sont installés en Palestine entre 1919
et 1948 et que plus de 3 millions de Juifs ont émigré en Israël entre 1948 et 2000.

27
Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

Beaucoup de Juifs israéliens sont laïcs ou agnostiques, et leur judéité se définit essentiellement par leur ascendance (c’est-
à-dire par le fait d’avoir un ou deux parents juifs). Les Arabes de Palestine sont également de différentes confessions,
musulmane mais aussi chrétienne (les communautés chrétiennes préexistant d’ailleurs dans la région à l’invasion arabe
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du VIIe siècle). On estime que 79 % d’entre eux sont musulmans, 12 % chrétiens et 9  % druzes (une branche chiite de
l’Islam). Plusieurs indices, comme le fait qu’on le voit boire un verre de vin semble-t-il ou son choix d’une carrière de
danseur de salon, laissent d’ailleurs à penser que Pierre Dulaine est sans doute de confession chrétienne ou du moins n’est
pas musulman.
Ces origines ethniques différentes expliquent (en partie) des différences de style de vie, beaucoup d’Israéliens parta-
geant les standards sociaux de l’Europe occidentale et des États-Unis, alors que les Palestiniens ont conservé leurs mœurs
traditionnelles. En outre, les Arabes israéliens (qui représentent environ 20% de la population) ont été marginalisés
socialement et économiquement, et leur niveau de vie moyen est inférieur à celui de la population juive. En suivant plus
particulièrement certains enfants comme Lois et Alaa, la réalisatrice Hilla Medalia a sans doute voulu souligner ces dif-
férences persistantes au sein de la société israélienne.

4. Quelles sont les relations entre les différentes communautés ? Amicales, hostiles, indifféren-
tes ?
— Quand Pierre Dulaine annonce aux parents qu’il veut faire danser des enfants juifs et arabes, cette déclaration suscite
un silence général, interloqué sinon hostile. Dans le car qui emmène plus tard des enfants juifs vers une école arabe, une
fillette déclare que, si son père la voit avec un Arabe, il la tuera. À un autre moment, Pierre Dulaine dira qu’il comprend
les résistances des enfants car ce qu’il leur demande, c’est en fait de danser avec « l’ennemi » même si personne n’utilise
explicitement le mot.
— Les relations entre Juifs et Arabes israéliens restent généralement faites d’indifférence, d’incompréhension et d’hostilité,
les Juifs se méfiant de la minorité arabe, perçue comme menaçante et peu fiable, et les Arabes s’estimant victimes d’une
politique israélienne brutale et injuste.
Mais pour comprendre cette hostilité, il faut également prendre en considération l’ensemble de la situation géopolitique
du Moyen-Orient ainsi que son histoire. Après la guerre de 1948, les Arabes qui habitaient la Palestine (qui correspond
aux territoires actuels d’Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza) sont devenus, pour une minorité, citoyens is-
raéliens et, pour la majorité, réfugiés ou placés sous contrôle israélien (en Cisjordanie et à Gaza jusqu’en 2005) sans la
citoyenneté israélienne (environ 4 millions de personnes), ou encore exilés dans les pays voisins ou plus lointains (plus de
5 millions). Plusieurs guerres (en 1948, en 1956, en 1967, en 1973, en 1982 et en 2006) opposeront en outre Israël aux
pays arabes voisins (Égypte, Jordanie, Syrie et Liban principalement) : au terme de ces conflits, l’État israélien occupera
de vastes portions de territoires, qui seront néanmoins progressivement rétrocédées, mais il maintiendra son emprise
sur l’actuelle Cisjordanie et sur la bande de Gaza (avant le retrait de 2005). Dans ces territoires palestiniens éclateront
plusieurs révoltes (Intifada de 1987 à 1993 et de 2000 à 2005) qui seront brutalement réprimées par l’armée israélienne.
Celle-ci multipliera en outre les incursions dans la bande de Gaza après 2005 (voir le point 11). Les Arabes israéliens
ne peuvent évidemment pas ignorer le sort des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza dont ils se sentent plus ou moins
solidaires. Et les Juifs israéliens ont souvent tendance à les considérer comme des « ennemis de l’intérieur ».

5. Quelle langue parle Pierre Dulaine ? et les enfants à qui il va apprendre à danser ?
— La plupart des spectateurs remarqueront sans doute facilement que Pierre Dulaine s’exprime en anglais. Mais il faut être
très attentif ou avoir des connaissances linguistiques pour déterminer qu’il parle également l’arabe mais pas l’hébreu.
— Différents critères définissent l’appartenance ethnique des individus à un même groupe, notamment les mœurs, les cou-
tumes, les croyances, les habitudes alimentaires, la culture, les rites et traditions… Mais un des critères importants est la
langue, même s’il n’est pas toujours déterminant. Dans le cas des Arabes, qui se répartissent entre de nombreux pays (du
Maroc à l’extrême ouest jusqu’à l’Arabie Saoudite à l’extrême est), c’est certainement la langue qui est la caractéristique
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essentielle. Il faut signaler en effet que, si l’expansion arabe à partir du VIIe siècle s’est faite au nom de l’Islam, elle a en-
globé de nombreuses populations chrétiennes et juives qui ont conservé, au moins partiellement, leur foi ancienne. Il y
a donc des Arabes chrétiens mais également juifs dans des pays comme l’Irak, la Syrie, l’Égypte, le Maroc ou la Tunisie.
À l’inverse, beaucoup de pays musulmans (ou à majorité musulmane) ne sont pas arabes, car ils parlent d’autres langues :
c’est le cas entre autres de la Turquie (ou l’on parle le turc mais aussi le kurde), de l’Iran (ou l’on parle essentiellement le
farsi) ou encore de l’Indonésie, actuellement le pays musulman le plus peuplé (où l’on parle plusieurs centaines de langues
différentes). Les Juifs israéliens pratiquent en revanche l’hébreu, une langue ancienne qui n’était plus parlée depuis plu-

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Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

sieurs siècles mais que le mouvement sioniste est parvenu à faire renaître à partir de la fin du XIXe (grâce en particulier à
l’action d’un journaliste et philologue juif Éliézer, Ben-Yehoudah). L’hébreu, devenu langue officielle avec l’arabe de l’État
d’Israël, s’est notamment imposé parce qu’il permettait d’unifier des populations juives venues de pays forts différents et
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pratiquant à l’origine des langues différentes. Langues, traditions, cultures, mœurs mais aussi et surtout histoire différen-
cient ainsi de façon plus ou moins marquée Juifs et Arabes israéliens. Même si le film n’insiste pas sur la question de la
langue, c’est un des traits qui distinguent les deux populations et qui rendent notamment la communication difficile : une
mère juive se plaint d’ailleurs que le jeune Alaa ne comprend pas bien ce qu’elle lui dit.

6. Quels types d’écoles y a-t-il à Jaffa ?


— Comme on l’a déjà remarqué, Pierre Dulaine se rend dans des écoles exclusivement juives, dans d’autres arabes et dans une
école mixte, c’est-à-dire arabe et juive.
— Ces différences d’écoles sont certainement le reflet des divisions plus ou moins profondes au sein même de l’opinion pu-
blique juive israélienne, mais aussi de la population arabe palestinienne. Une partie des Juifs israéliens prône le dialogue
et l’entente avec les Palestiniens (d’Israël ou de Cisjordanie et de la bande de Gaza) ; et une petite minorité (comme les
militants du mouvement Peace Now) condamne même la politique brutale du gouvernement israélien vis-à-vis des po-
pulations de Cisjordanie et de Gaza. Mais, comme l’indiquent les résultats des élections, une large majorité de l’opinion
juive israélienne est défavorable au dialogue avec les Arabes palestiniens, beaucoup même étant carrément hostiles, sou-
tenant les opérations militaires contre Gaza ainsi que l’implantation de colonies en Cisjordanie, et quelques-uns allant
même jusqu’à un racisme anti-arabe explicite, suggérant par exemple d’expulser tous les Palestiniens du « Grand Israël »
(incluant la Cisjordanie).
Des divisions similaires existent également à l’intérieur de l’opinion palestinienne. Cela apparaît notamment au niveau
politique : le Fatah, mouvement politique historiquement dirigé par Yasser Arafat et aujourd’hui par Mahmoud Abbas,
est engagé depuis 1996 dans des négociations longues et difficiles avec Israël pour la mise en place d’une Autorité pales-
tinienne (aux pouvoirs très limités) et en vue de la reconnaissance future d’un État palestinien, alors que le Hamas, un
mouvement islamiste qui a pris le pouvoir à la suite des élections de 2006 dans la bande de Gaza, prône la disparition
de l’État hébreu et a opté pour une stratégie de confrontation violente avec celui-ci. Ces oppositions sur les stratégies
politiques (qui ont débouché sur des confrontations violentes entre ces deux factions palestiniennes avant des tentatives
de réconciliation) ne doivent cependant pas masquer le fait que la très grande majorité des Palestiniens (en Israël ou au-
dehors) s’estiment victimes d’une politique israélienne injuste, dominatrice et agressive. Ainsi, les différentes écoles mon-
trées dans Dancing in Jaffa sont le reflet (très partiel) des divisions au sein même des deux communautés juive et arabe où
seule une minorité semble actuellement disposée à rechercher les voies de la conciliation, les majorités ayant opté pour la
séparation sinon la ségrégation et même la guerre.

7. Quelle difficulté principale Pierre Dulaine rencontre-t-il pour faire participer les enfants à
ses cours de danse ?
— Dès le départ, Pierre Dulaine doit affronter des résistances dues semble-t-il à la ségrégation entre les sexes : certaines
filles et certains garçons refusent de se toucher et de danser ensemble. Une mère musulmane explique en outre que, du
point de vue de l’Islam, les filles et les garçons n’ont pas le droit de danser ensemble. Pierre Dulaine répond alors que la
danse n’exclut pas le respect et même le suppose. Plus tard, certains enfants refuseront de danser et même de toucher des
enfants de l’autre communauté (juifs ou arabes). On remarque que, si un certain nombre d’enfants acceptent finalement
de danser ensemble, d’autres se retirent sans doute définitivement de l’activité.
— On sait bien sûr que la religion islamique dans ses formes traditionnelles impose ou justifie une ségrégation des sexes plus
ou moins importante. On remarquera immédiatement que tous les musulmans et toutes les musulmanes ne se confor-
ment pas à ce modèle traditionnel (lors de cette rencontre avec les parents de l’école palestinienne Ajyal, on remarque que
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des mères ne sont pas voilées, mais il n’est pas possible de savoir si elles sont également de confession musulmane). On
n’oubliera pas non plus que les Juifs orthodoxes comme les Haredim respectent également la même ségrégation sexuelle,
bien qu’on n’en aperçoive sans doute pas dans le film. Ce refus de la mixité est sans doute marginal pour le propos du
film, mais il est révélateur d’une différence religieuse ou plus largement socioculturelle entre Juifs (plutôt laïcs) et Pales-
tiniens de confession musulmane (on rappellera encore une fois qu’environ 10 % des Arabes israéliens sont chrétiens).
Néanmoins, la réponse de Pierre Dulaine vise à montrer que, tout en respectant les croyances qui lui sont opposées, il est
possible de trouver une solution qui concilie les exigences des uns et des autres, ce qu’il appelle danser avec respect. Bien

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Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

entendu, cela ne suffira pas à lever toutes les réticences, mais il parvient néanmoins à convaincre un certain nombre de
parents et d’enfants. La démarche, même si son succès est loin d’être garanti, suggère donc qu’une voie de conciliation est
possible dans le conflit israélo-palestinien.
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8. Pourquoi Pierre Dulaine veut-il revoir sa maison natale ? Qu’est-ce qui l’en empêche ?
— Les parents de Pierre Dulaine ont été chassés, dit-il, avec le fusil dans le dos. Mais les propriétaires actuels de la maison
ne veulent manifestement pas le voir revenir et sont semble-t-il même menaçants. Pierre et Yvonne qui l’accompagne
s’éloignent d’ailleurs rapidement.
— Suite aux troubles et à la guerre civile de 1947-48, plus de 700 000 Arabes ont quitté, le plus souvent forcés, leurs foyers
dans les territoires qui allaient former le futur État d’Israël (dont l’indépendance est proclamée le 14 mai 1948). Peu de
temps après, en décembre, Israël promulgue une loi sur les « propriétés abandonnées » qui autorise la saisie des biens
de toute personne considérée « absente », c’est-à-dire qui « pendant la période du 29 novembre 1947 au 1er septembre
1948, se trouvait quelque part en Palestine à l’extérieur du territoire d’Israël ». Cette loi a évidemment permis l’expropria-
tion de nombreuses propriétés palestiniennes dans les villes et les villages, notamment celle des parents de Pierre Dulaine,
mais elle n’a pas été admise par les pays étrangers ni par l’ONU qui a reconnu à travers diverses résolutions le droit des
Palestiniens de retourner vers leurs foyers. On comprend donc facilement que les propriétaires actuels de la maison des
parents de Pierre Dulaine ne souhaitent pas sa visite et encore moins son retour, car ils ne peuvent ignorer que leurs droits
de propriété sont sinon illégitimes du moins fort discutables. Cette petite scène du film, en apparence anecdotique, a
ainsi une portée beaucoup plus large puisque ce sont aujourd’hui près de 4 millions de Palestiniens (qu’il s’agisse des
expulsés de 1948 ou de leurs descendants) qui réclament un droit au retour. On remarquera que Pierre Dulaine n’est pas
revendicatif (« Je pourrais réclamer l’ensemble, mais ça poserait beaucoup de problèmes ») et qu’il n’a pas l’intention de
réclamer d’une manière ou l’autre la propriété de la maison de ses parents. Plus de soixante ans après cette expropriation,
alors qu’il a mené sa vie et fait toute sa carrière à l’étranger, il est difficile de prétendre reprendre ses biens et de chasser
les occupants actuels dont certains n’étaient sans doute même pas nés en 1948. Mais, si lui est ouvert au dialogue, on
constate aussi que le propriétaire actuel ne veut absolument pas en entendre parler et qu’il se sent même menacé par la
présence de Pierre… Et une telle attitude, loin d’être isolée, est manifestement largement partagée du côté israélien.

9. Pourquoi y a-t-il un abri antiaérien dans une école ?


— Il n’y a pas de réponse explicite à cette question dans le film, mais la plupart des spectateurs savent que l’État d’Israël a été
en guerre à de nombreuses reprises avec ses voisins.
— Sans informations extérieures, il est difficile de savoir de quand date la construction de cet abri. On remarquera que, si
Israël protège effectivement ses populations de toute attaque aérienne, celles-ci ont été rares et peu importantes. À Tel-
Aviv (ainsi qu’à Jaffa), la dernière grande alerte remonte à la Guerre du Golfe de 1990-91 quand le régime irakien de
Saddam Hussein a tiré des Scud (des missiles à longue portée relativement imprécis) vers Israël (qui n’était pourtant pas
impliqué dans le conflit opposant l’Irak à une coalition emmenée par les États-Unis), faisant deux morts et plus de trois
cents blessés. En juillet 2014 (après la réalisation du film), alors qu’Israël mène des opérations militaires contre la bande
de Gaza, des roquettes seront tirées en direction d’Israël et même de Tel-Aviv mais feront peu de victimes et aucune à
Tel-Aviv (voir aussi le point 11).

10. Les écoles sont-elles ouvertes à quiconque ? Que porte à la ceinture un garde ou un poli-
cier à l’entrée d’une école ?
— Toutes les écoles sont fermées par des barrières, et Pierre Dulaine doit s’annoncer pour pouvoir y pénétrer. On voit en
particulier un garde (ou un policier) armé d’un pistolet.
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— Israël a été confronté à de nombreuses opérations terroristes sur son territoire au cours des années 2000. L’accent mis
sur la sécurité des écoles et des espaces publics en général est certainement un héritage de cette période. Il faut rappeler
qu’en septembre 2000 éclate dans les territoires palestiniens occupés par Israël (la Cisjordanie et la bande de Gaza) une
nouvelle révolte, la seconde Intifada, qui sera beaucoup plus violente que la première (de 1987 à 1993) : elle s’explique
essentiellement par le peu de progrès enregistrés par les négociations que mène alors l’Autorité palestinienne (dirigée par
Yasser Arafat) pour parvenir à un accord de paix avec Israël, alors que l’occupation militaire israélienne perdure dans les
territoires. De nombreux attentats-suicides seront commis à l’intérieur même d’Israël notamment à Tel-Aviv. Ces atten-
tats (dont le nombre diminuera fortement à partir de 2006) marqueront durablement l’opinion publique israélienne ;

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Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

ils entraîneront en outre une réaction militaire importante, un bouclage et un blocage presque complet des activités et
de la vie sociale dans les territoires occupés. S’y ajoutera la construction d’un mur de séparation entre Israël et la Cisjor-
danie, pour empêcher les incursions terroristes (ce mur empiète cependant sur le territoire cisjordanien pour englober
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les colonies israéliennes qui y sont implantées). Les victimes seront nombreuses des deux côtés, même si le nombre de
tués palestiniens est nettement plus important que celui des Israéliens (plus de 5 000 contre un peu plus de 1 000, entre
septembre 2000 et février 2008. Source : B’Tselem, Centre israélien d’information pour les Droits humains dans les
Territoires occupés). Il faut encore signaler qu’au cours de la seconde Intifada, il y a eu plusieurs manifestations d’Arabes
israéliens contre la politique du gouvernement (israélien) et en solidarité avec les Palestiniens des territoires occupés ; ces
manifestations ont été brutalement réprimées par la police qui a tué 14 personnes.

11. Un jeune garçon, Alaa, va rendre visite à des parents qui sont à Gaza : quels problèmes
cela pose-t-il ?
— Il n’y a pas de libre circulation entre Israël et la bande de Gaza, et le jeune Alaa et sa famille doivent passer par des points
de contrôle à la frontière. En outre, les membres de la famille d’Alaa en Israël et à Gaza n’ont pas pu se voir pendant de
longs mois et parfois plusieurs années. Les seules communications possibles sont alors téléphoniques.
— Pour comprendre cette situation, il faut connaître l’histoire de la région. Avant 1948, la Palestine, qui correspond à
l’ensemble formé actuellement par Israël, la Cisjordanie et la bande de Gaza, est sous mandat britannique (la Grande-
Bretagne administrant, depuis 1918, la région comme une semi-colonie). En 1947-48, une guerre civile suivie d’une
guerre israélo-arabe (avec les pays arabes voisins) va conduire à la formation de l’État d’Israël sur la plus grande partie
de ce territoire, alors que la bande de Gaza et la Cisjordanie (actuelles) passeront respectivement sous la domination de
l’Égypte et de la Jordanie. Par ailleurs, plus de 700 000 Arabes de Palestine quitteront de façon volontaire ou forcée le
territoire israélien et se réfugieront dans les régions voisines de la Palestine (bande de Gaza et Cisjordanie) ou dans les
pays arabes ; environ 150 000 Arabes resteront quant à eux sur le territoire israélien et deviendront de ce fait citoyens de
ce pays.
En 1967 cependant, Israël déclenche la Guerre des Six Jours contre ses voisins, Égypte, Syrie et Jordanie, et conquiert de
nouveaux territoires, notamment la bande de Gaza, le Sinaï (ensuite restitué à L’Égypte), la Cisjordanie et le plateau du
Golan. Cette fois, c’est environ 950 000 Arabes palestiniens (600 000 en Cisjordanie, 350 000 à Gaza), dont un certain
nombre de réfugiés de 1948, qui passent sous la domination armée israélienne (sans acquérir cependant la nationalité
israélienne). Aujourd’hui, on compte environ 1,7 millions d’habitants à Gaza et 2,7 millions en Cisjordanie. La popu-
lation palestinienne se retrouve ainsi une nouvelle fois divisée : il y a d’une part les Arabes israéliens (sur le territoire
d’Israël), d’autre part les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, et enfin les Palestiniens réfugiés dans d’autres pays arabes
ou non (on estime par exemple qu’il y a 200 000 Palestiniens aux États-Unis). Les membres des mêmes familles disper-
sées entre Israël, les territoires occupés et d’autres pays, ne peuvent donc se voir qu’avec de nombreuses difficultés et en
se soumettant à de multiples contrôles. Et, de manière générale, leur liberté de mouvement est sujette à de nombreuses
restrictions.
Dès 1967, plusieurs mouvements politiques palestiniens s’opposèrent à l’occupation israélienne souvent de manière vio-
lente : le conflit entre Israël et les pays arabes voisins s’est ainsi progressivement transformé en conflit israélo-palestinien,
marqué par des attentats terroristes (notamment aux Jeux Olympiques de Munich en 1972) et des affrontements violents
dans les régions frontalières entre l’armée israélienne et les mouvements de résistance palestinienne (notamment au Liban
envahi par Israël en 1982). En outre, en 1989, se déclenche un large soulèvement spontané des Palestiniens des territoires
contre l’occupation israélienne, la première Intifada ou « Révolte des pierres » : les manifestants s’en prennent aux soldats
avec des jets de pierre, bloquent les routes par des barrages et entraînent un mouvement général de désobéissance civile.
Israël réagit par une répression brutale, l’imposition d’un couvre-feu, la multiplication des arrestations, des expulsions et
également par le recours fréquent à la torture. Cette révolte se prolongera jusqu’en 1993 et coûtera la vie à plus de 1 000
Palestiniens.
En 1993 cependant, le principal mouvement de résistance palestinienne, l’OLP (Organisation de Libération de la Pales-
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tine) dirigée par Yasser Arafat, signe les accords d’Oslo qui doivent conduire à un règlement du conflit israélo-palestinien
et qui permet l’installation d’une autorité palestinienne aux pouvoirs limités dans les territoires occupés. Israël poursuit
cependant sa politique (entamée dès 1968) d’implantation de colonies de peuplement dans les territoires occupés, pro-
voquant en particulier une fragmentation de la Cisjordanie dont une large partie reste contrôlée par l’armée israélienne
à travers notamment de très nombreux points de contrôle. Et la lenteur du processus de paix et l’absence d’amélioration
du sort des Palestiniens dans les territoires suscitent en septembre 2000 une nouvelle révolte, la seconde Intifada, beau-
coup plus violente et meurtrière avec notamment un grand nombre d’attentats-suicides sur le territoire israélien même

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Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

(voir le point 10). Israël réagira à nouveau de façon brutale, notamment par un bouclage renforcé des territoires et par
la construction d’un mur de défense destiné à empêcher les incursions sur son territoire, tout en englobant les colonies
les plus proches de ses frontières (mais situées en territoire palestinien). Par ailleurs, Israël se désengagera en 2005 de la
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bande de Gaza (démantelant les quelques colonies juives qui s’y trouvaient), tout en contrôlant fermement la frontière
avec ce territoire isolé et pratiquement bouclé si l’on excepte un point de passage avec l’Égypte (lui aussi régulièrement
fermé).
Dernier fait politique important : face au Fatah (qui est la principale composante de l’OLP) émerge dans les territoires
occupés un mouvement islamiste, le Hamas, qui gagne les élections palestiniennes organisées en 2006 et qui prend mi-
litairement le pouvoir dans la bande de Gaza en juin 2007 alors que le Fatah se maintient au pouvoir en Cisjordanie.
Contrairement au Fatah, le Hamas n’a pas renoncé à la lutte armée et est considéré par Israël et de nombreux pays oc-
cidentaux comme une organisation terroriste. Depuis 2001, des groupes armés à Gaza (plus ou moins liés au Hamas)
mènent de nombreuses attaques contre Israël — notamment des tirs de roquettes artisanales et de mortiers — faisant
surtout des victimes civiles (en nombre limité) mais ayant un grand impact psychologique sur l’opinion publique israé-
lienne. Ces attaques ont provoqué des interventions militaires israéliennes contre la bande de Gaza en 2008, 2012 et
2014. Ces interventions (soutenues par l’aviation et la marine) ont entraîné d’importantes destructions et fait des milliers
de victimes, principalement des civils (la dernière intervention militaire israélienne à l’été 2014, dite « Barrière protec-
trice » a fait plus de 2 000 victimes palestiniennes alors que 66 soldats israéliens étaient tués et 6 civils).
Ce contexte historique, géographique et politique, relativement complexe, est sans doute bien connu des habitants de la
région, même s’ils ont des points de vue différents sur la situation, mais il l’est certainement moins dans l’opinion publi-
que occidentale (bien que les médias couvrent assez largement les événements, mais sans grande profondeur historique).
À travers le personnage d’Alaa, qui doit apprendre à parler l’hébreu comme une langue étrangère et qui n’a que de rares
occasions de rendre visite à sa famille dans la bande de Gaza soumise à un blocus presque permanent, le film Dancing
in Jaffa évoque ainsi de manière indirecte toute l’histoire des Palestiniens répartis dans des régions différentes, au destin
souvent contrasté, mais qui conservent une identité forte.

12. Que pense le chauffeur de taxi avec qui discute Pierre Dulaine ?
— Le chauffeur explique qu’il a perdu quatre de ses amis à Gaza (sans doute des soldats israéliens) et qu’il ne peut pas « leur
faire confiance » (c’est-à-dire aux Palestiniens). Pierre Dulaine rappelle quant à lui que les Palestiniens « avant 1948, il
étaient chez eux » (en Palestine dans ce qui deviendra plus tard l’État d’Israël) : «  Que ça vous plaise ou non : c’est la
réalité. Vous n’allez pas partir d’ici et les Palestiniens non plus ».
— Le conflit israélo-palestinien a pris différentes formes, souvent très violentes, tant du côté palestinien que du côté israé-
lien, même si l’avantage militaire israélien est indéniable et si le nombre de victimes palestiniennes est beaucoup plus
important. À cela, il faut ajouter les nombreuses guerres qui ont opposé Israël aux pays arabes voisins (en particulier en
1948, 1956, 1967, 1973, 1982). Ainsi, Pierre Dulaine oppose son idéal un peu utopique d’une réconciliation possible,
dont la danse ne serait qu’une toute petite étape, à une politique israélienne intransigeante, encline à résoudre tous les
problèmes par la force.

13. On assiste dans Dancing in Jaffa à plusieurs manifestations : qui sont les manifestants et
pourquoi manifestent-ils ?
— « Chaque année, le 30 mars, nous dit le film, des Palestiniens manifestent pour la Journée de la terre et l’égalité des
droits ». Par ailleurs, à un autre moment, l’on voit un petit groupe de soixante manifestants de la droite israélienne, pro-
tégés par les forces de l’ordre, défiler en affirmant que Jaffa est juive. On verra également une contre-manifestation arabe
à laquelle participent notamment Noor et sa mère.
— La Journée de la terre commémore une manifestation des Arabes israéliens, le 30 mars 1976. Cette manifestation visait
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à protester contre une décision du gouvernement israélien de confisquer 25 000 dunums  de terre en Galilée (située sur
le territoire israélien) à leurs propriétaires arabes. Les Arabes israéliens (voir notamment les points 2, 4 et 8) constataient
alors qu’ils pouvaient être victimes des mêmes mesures et expropriations arbitraires que les Palestiniens des territoires
occupés depuis 1967. Ils déclencheront une grève générale le 30 mars, qui sera d’ailleurs accompagnée de manifestations
similaires dans les territoires occupés. L’armée israélienne interviendra brutalement contre les Arabes israéliens, tuant six

. Un dunum équivaut à 1 000 mètres carrés.

32
Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

personnes, en en blessant des centaines d’autres et en procédant à de multiples arrestations. Chaque année, des manifes-
tations commémorent donc ces événements.
De l’autre côté, une minorité juive, souvent très radicale, dénie toute légitimité aux Palestiniens et considère qu’ils n’ont
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aucun droit en Israël, ni même, pour les plus radicaux d’entre eux, dans les territoires occupés. Même si la majorité de la
population juive (israélienne) ne partage sans doute pas un tel point de vue, l’on constate néanmoins que la politique
israélienne, quelle que soit l’orientation politique des dirigeants, est fondamentalement sioniste  et vise depuis toujours
à « grignoter » les terres palestiniennes, grâce notamment à l’implantation de « colonies » de peuplement (dans l’an-
cienne Palestine avant 1948, en Cisjordanie depuis 1967) sur des terres que les Palestiniens considèrent comment leurs.
Même si le film est allusif, il indique néanmoins une des questions essentielles du contentieux israélo-palestinien, à savoir
la possession des terres de la région.

14. Y a-t-il des allusions à des faits de violence entre les communautés ?
— Les allusions à de tels fait sont nombreuses et ont déjà été évoquées. Rappelons par exemple que les écoles sont fermées
et que les gardes sont armés ; une enseignante, qui travaille pourtant dans une école mixte, défend le droit de manifester
mais n’accepte pas que l’on jette des pierres (une allusion vraisemblable à la première Intifada) ; elle signale également
qu’un membre de sa famille a été tué dans un attentat-suicide ; le taximan évoque quatre de ses amis morts sans doute au
combat ; Pierre lui-même rappelle que ses parents ont dû quitter leur maison de Jaffa avec une arme dans le dos…
— Pierre Dulaine plaide pour le dialogue sinon la réconciliation, mais tous ces indices dispersés dans le film montrent qu’il
est conscient de la profonde division entre les communautés : des fractions, qu’elles soient minoritaires ou au contraire
plus importantes, des opinions publiques ne voient en effet que la violence comme solution à leurs problèmes ou réponse
aux revendications du camp opposé. Si le film ne masque pas cette violence multiple, il en indique aussi un certain nom-
bre de causes, notamment l’expulsion des Palestiniens en 48, et la domination politique, militaire et sociale que subissent
les Palestiniens en Israël même mais aussi et surtout dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza (même si Israël
s’est retiré de la bande de Gaza soumise désormais à un blocus contraignant).

15. Comment la « Fête de l’Indépendance » des Juifs israéliens est-elle perçue par les Palesti-
niens ? Comment nomment-ils cette date ?
— Le Fête de l’Indépendance en Israël est celle de la proclamation de l’État d’Israël le 14 mai 1948. Mais pour les Palesti-
niens, cette date est celle de Nakba, la « catastrophe », c’est-à-dire l’expulsion de 700 000 Arabes de ce qui est devenu
à ce moment l’État d’Israël (même si ce processus d’expulsion s’est en fait étalé sur de longs mois de décembre 1947 à
octobre 48). Le même événement a donc un sens tout à fait différent pour les uns et les autres, et les Arabes israéliens (en
particulier dans l’école mixte) sont même contraints de participer à une fête qu’ils ne peuvent que rejeter.
— Toute l’histoire de la naissance d’Israël et de l’exode de plus de 700 000 Palestiniens transparaît à travers cette célébration
et a déjà été évoquée (aux points 1, 3 et 8). À travers cet événement symbolique, le film souligne la différence de points
de vue entre les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens (qu’ils aient la nationalité israélienne ou qu’ils résident dans les
territoires occupés) en particulier sur l’histoire conflictuelle de la région.

On trouvera aux pages 34 et 35 un rappel des principales dates de cet-


te histoire, mettant en vis-à-vis les événements les plus significatifs pour
les Israéliens (alignés à gauche) et ceux significatifs pour les Palestiniens
(alignés à droite). Ce document devrait permettre de mieux percevoir
la différence de points de vue entre les uns et les autres, mais également
apporter des informations historiques indispensables aux personnes les
moins informées. Des cartes historiques (page 36) complètent ces infor-
© Centre culturel Les Grignoux

mations.

. Pour rappel, le sionisme est une idéologie politique qui défend l’établissement d’un État ou d’un territoire juif, pour les Juifs du monde entier, sur la
terre de l’Israël antique (Eretz Israel), ce qui correspond grosso modo à la Palestine mandataire (d’avant 1948) qui comprend les territoires actuels
d’Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.

33
Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

10 dates importantes
Écran large sur tableau noir

5 dates significatives pour les Juifs israéliens 5 dates significatives pour les Palestiniens
 ➡

1896 : publication de L’État juif (Der Judenstaat) par Theodor Herzl, Juif austro-hon-
grois ; l’année suivante, convocation du premier Congrès sioniste mondial en Suisse
Face à l’antisémitisme européen, Theodor Herzl fonde le mouvement sioniste avec comme but l’émi-
gration des Juifs européens vers la Palestine qu’il pense peu peuplée (et qui correspond aux territoires
actuels d’Israël, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza réunis). Au départ, beaucoup de Juifs préfèrent
cependant émigrer vers l’Amérique et seule une minorité d’entre eux s’installent sur ce qu’ils estiment
être la terre d’Israël. Après la Première Guerre mondiale, alors que la région est passée sous domination
britannique, l’immigration juive va augmenter et concerner des dizaines de milliers de personnes par
an, ce qui va entraîner des heurts avec les populations arabes locales .

1936-1939 : la grande Révolte arabe en Palestine mandataire


Le sionisme se présente d’abord comme un mouvement d’immigration, les Juifs achetant des terres
aux grands propriétaires de la région. Mais ces terres étaient souvent cultivées par des paysans pauvres
ou des ouvriers agricoles bientôt privés de leurs moyens de subsistance. En outre, les Juifs immigrés,
qui passent de 84 000 personnes en 1922 à 386 000 en 1937, forment leurs propres communautés,
parlent leur propre langue (l’hébreu) et n’ont que peu de contacts avec la société arabe environnante.
Des heurts éclatent d’abord localement, puis ils prennent la dimension d’une révolte générale en 1936
quand les Arabes comprennent que le mouvement sioniste vise à terme à la création d’un État propre
sur le territoire de la Palestine. La Grande-Bretagne, qui a mandat d’administrer la région réprimera
militairement cette révolte mais mettra également temporairement fin à l’immigration juive.

1939-1945 : la destruction des Juifs d’Europe par les nazis


L’antisémitisme européen va prendre sa forme la plus terrible avec l’arrivée des nazis au pouvoir
en Allemagne, qui conduira à l’extermination d’environ six millions de Juifs. Beaucoup de survivants
seront tentés à la fin de la Seconde Guerre mondiale par l’émigration vers l’Amérique mais aussi vers la
Palestine.

Novembre 1947 - fin 1949 : la Nakba, c’est-à-dire le départ et l’expulsion de plus de


700 000 Arabes de Palestine hors de ce qui deviendra l’État d’Israël
À la fin de la guerre, la Grande-Bretagne est prête à abandonner son mandat sur la région (mandat
qu’elle va remettre à l’ONU), tout en étant confrontée aux revendications nationalistes des Juifs com-
me des Palestiniens. Les heurts se multiplient en effet entre les deux communautés qui se sont armées
(souvent de longue date) et débouchent finalement sur une véritable guerre. Une partie des Palestiniens
vont quitter (dans leur esprit, temporairement) la région pour échapper aux violences, mais d’autres
vont être expulsés de façon brutale. De nombreux villages palestiniens seront ainsi vidés de leurs popu-
lations par les forces armées juives puis dynamités pour empêcher tout retour.
© Centre culturel Les Grignoux

. Ci-dessous l’évolution de la population de Palestine sous mandat britannique


année Palestiniens (musulmans et chrétiens) Juifs (venus essentiellement d’Europe)
1922 668 000 84 000
1931 858 000 175 000
1937 997 000 386 000
1947 1 305 000 650 000
d’après http://www.mideastweb.org/palpop.htm (Réseau du Moyen-Orient) et http://ifpo.revues.org/502 (Institut français du Proche-Orient)

34
Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

14 mai 1948 : proclamation de l’État d’Israël et première guerre israélo-arabe


Alors que l’ONU a proposé la création de deux États en Palestine (plan qui est rejeté par les Arabes
Écran large sur tableau noir

qui s’estiment majoritaires), les leaders du mouvement sioniste proclament la naissance de l’État d’Is-
raël. Cela provoque une première guerre avec les pays arabes voisins, dont le tout nouvel État d’Israël
sort vainqueur, mais ses frontières sont nettement agrandies par rapport au plan de l’ONU, qui pré-
voyait 55 % du territoire pour les Juifs. Le territoire israélien occupe désormais la plus grande partie
(78 %) de la Palestine historique (voir les cartes à la page suivante).

Juin 1967 : la guerre des Six Jours


En 1967, Israël lance une attaque préventive contre les pays arabes voisins — Syrie, Jordanie et
Égypte — qu’il juge hostiles et menaçants. En quelques jours, les armées israéliennes conquièrent un
vaste territoire (le plateau du Golan syrien, la Cisjordanie et le désert du Sinaï égyptien). Israël apparaît
alors comme la plus grande puissance militaire de la région. Deux nouveaux territoires peuplés d’Ara-
bes palestiniens, — la bande de Gaza et la Cisjordanie — sont alors occupés par Israël.

1969 : Yasser Arafat devient le leader de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine)


qui mène une lutte militaire contre Israël (à partir du Liban notamment)
Les Palestiniens expulsés en 1947 et pour d’autres en 1967 se retrouvent en grand nombre dans des
camps de réfugiés dans les pays arabes voisins d’Israël. Suite à la défaite des armées arabes, un certain
nombre de Palestiniens mettent sur pied des mouvements de libération dont les objectifs sont politi-
ques mais qui recourent à la lutte armée, en Israël mais aussi dans d’autres pays frappés par des actions
de type terroriste. Divisés en multiples factions, ces mouvements seront progressivement dominés par
l’OLP de Yasser Arafat, qui obtiendra finalement une reconnaissance internationale.

Décembre 1987 - septembre 1993 : première Intifada


La lutte armée des factions palestiniennes à partir des pays arabes voisins d’Israël se révèle un échec
face à la puissance militaire de l’État hébreu. Les Palestiniens des territoires occupés (Cisjordanie et
bande de Gaza) vont alors se révolter dans un grand mouvement de désobéissance civile par des mani-
festations répétées et un harcèlement continu des forces israéliennes notamment avec des jets de pierre
et des barricades rapidement dressées. Cette révolte, qui fit plus de 1 500 morts du côté palestinien
et 160 du côté israélien, allait obliger l’État hébreu à prendre en considération le refus palestinien de
l’occupation et à entamer (sous l’égide américaine) des négociations avec l’OLP.

Septembre 1993 : accords d’Oslo entre Israël et l’OLP, qui prévoient qu’une autorité
palestinienne s’exercera de façon limitée sur la Cisjordanie et la bande de Gaza
Après des années de lutte armée, l’OLP et Israël parviennent à un accord qui prévoit la mise en place
d’une Autorité palestinienne sur les territoires de Cisjordanie et de Gaza.

Septembre 2000-2005 : seconde Intifada


Face aux faibles avancées des négociations entre Israël et l’Autorité palestinienne (dont les pouvoirs
sont réduits), la population palestinienne (notamment les plus jeunes) se révolte à nouveau, mais cette
© Centre culturel Les Grignoux

fois de façon beaucoup plus violente. La seconde Intifada se caractérisera notamment par des attentats-
suicides commis par des Palestiniens sur le territoire israélien, des affrontements armés, des violences
entre les différentes factions palestiniennes, et une répression militaire israélienne. Par ailleurs, Israël
érigera une barrière de sécurité tout au long de sa frontière avec des empiétements sur les territoires
palestiniens pour empêcher les heurts et les violences entre les communautés. Même s’il n’y a pas de
date de fin de la seconde Intifada (qui, pour certains, est toujours en cours), l’intensité et la violence de
la révolte diminuent fortement à partir de 2005.

35
Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

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Entre 1920 et 1947, la Palestine est
placée avec la Jordanie (appelée alors � �����

Transjordanie) sous mandat britannique,


mais, suite à des émeutes arabes en avril
1920 puis au printemps 1921, les autorités
britanniques restreignent l’immigration
En 1947, l’ONU à peine constituée au sortir
juive au seul territoire à l’ouest du Jourdain
de la Seconde Guerre mondiale propose � �����
(et l’interdisent de fait en Jordanie). À partir
un plan de partage de la Palestine en deux
de ce moment, on entend par Palestine, le
États, l’un arabe, l’autre juif. Ce plan sera
territoire sous mandat britannique à l’ouest
rejeté par les pays arabes et par les leaders
du Jourdain, et par Transjordanie (future
palestiniens qui l’estiment déséquilibré et
Jordanie) le reste du territoire sous mandat Après la guerre israélo-arabe de 1948, l’État
qui préfèrent la formation d’un seul État où
britannique à l’est du Jourdain. hébreu conquiert la plus grande partie
ils seraient majoritaires. Ce plan ne sera
jamais appliqué. de la Palestine mandataire ; la bande de
Gaza revient cependant à l’Égypte, et la
Cisjordanie à la Jordanie.
En 1967, suite à la guerre des Six-Jours,
ces deux territoires (avec d’autres comme
le désert du Sinaï égyptien et le plateau du
Golan syrien) seront également occupés
par Israël. (La Jordanie renoncera à sa
souveraineté sur la Cisjordanie en 1988,
comme l’avait fait l’Égypte par rapport à la
bande de Gaza en 1978.)
© Centre culturel Les Grignoux

Suite aux accords d’Oslo de 1994, une


Autorité palestinienne limitée s’exerce sur
la Cisjordanie et la bande de Gaza.
Bien que couramment employé, le terme
de Cisjordanie ne correspond pas au
sentiment d’appartenance nationale des
Arabes de la région qui se considèrent
comme Palestiniens (et non comme des
« Cisjordaniens »). Les Israéliens préfèrent
quant à eux utiliser l’appellation biblique
de Judée-Samarie.

36
Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

2. Quel est le contexte du film ?


Écran large sur tableau noir

Le contexte du conflit israélo-palestinien est largement présent dans les


médias, et, peu après la fin de la réalisation du film, Israël menait à nouveau
une opération militaire contre la bande de Gaza en juillet 2014, opération lar-
gement couverte et commentée par la presse et les télévisions du monde entier.
Si l’on compare Dancing in Jaffa avec ce genre de reportages, on remarque ce-
pendant des différences importantes de traitement.
Les médias — journaux, télévision…— privilégient généralement l’actua-
lité immédiate dans ses aspects les plus spectaculaires : les journalistes et les
caméramans recherchent des images de guerre, d’attentats, d’affrontements, de
violence, de destruction… Ils donnent également le plus souvent la parole à des
leaders, des hommes politiques, des chefs militaires ; et s’ils interviewent des
« hommes de la rue », c’est en tant que témoins d’événements plus ou moins
graves et spectaculaires.
Le documentaire Dancing in Jaffa s’intéresse en revanche à un projet indi-
viduel, celui de Pierre Dulaine, sans doute original mais qui prend place dans
la vie quotidienne de différentes écoles et de différentes familles. Les individus
sont filmés dans leur existence ordinaire alors qu’ils se livrent à des activités
peu spectaculaires. Les différends, les affrontements, les conflits sont plutôt
évoqués de manière indirecte à travers des conversations (par exemple avec le
chauffeur de taxi) ou des détails significatifs (une arme à la ceinture d’un garde,
la présence d’un abri antiaérien dans une école), même si l’on voit aussi des
manifestations relativement tendues bien que sans violence physique.
Par ailleurs, si Pierre Dulaine a une certaine notoriété dans le domaine de
la danse de salon, les autres personnes mises en scène sont des gens ordinaires
qu’on voit dans leur vie quotidienne. Ces personnes néanmoins ne se ressem-
blent pas toutes (comme dans une foule « anonyme »), et elles témoignent
notamment à travers leurs faits et gestes de leurs points de vue différents et de
leurs situations contrastées, ainsi que de leur appartenance à des communautés
diverses et même opposées.
En outre, certaines d’entre elles sont nettement sin-
gularisées : la caméra suit en particulier quelques enfants
comme Noor, Alaa ou Lois que l’on voit notamment à la
maison avec leur famille. Ainsi, lors d’une discussion entre
Alaa, Lois et sa mère, l’on apprend que Lois est née d’une
insémination artificielle : est-ce que ce détail a été retenu
par la cinéaste parce qu’il est révélateur d’une différence
de milieux socioculturels (la mère de Lois appartiendrait
à une famille juive plutôt laïque aux mœurs occidentali-
sées alors qu’Alaa vivrait dans une famille palestinienne
populaire et sans doute plus traditionnelle) ou bien sim-
plement parce que la cinéaste s’intéresse à la personne
© Centre culturel Les Grignoux

même de Lois ? Les deux réponses sont sans doute un peu


vraies, mais ce détail distingue l’approche documentaire
de Hilla Medalia de celle d’un reportage télévisuel où les personnes n’appa-
raissent à l’écran que parce qu’elles témoignent d’une situation plus générale,
claire et identifiée (ils sont témoins, ou victimes, ou porteurs d’une mission,
agents d’une fonction bien définie, et le reste de leur existence n’est ni évoqué
ni représenté).

37
Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

Dans la même perspective, il faut remarquer que le documentaire Dancing


in Jaffa filme des événements qui se déroulent sur plusieurs mois sinon sur
Écran large sur tableau noir

une année scolaire entière : ici aussi, l’on voit la différence avec un reportage
qui se contenterait sans doute de filmer le concours final et d’évoquer briève-
ment le travail qui a précédé. En revanche, dans Dancing in Jaffa, l’on découvre
les difficultés rencontrées par Pierre Dulaine lors de ses rencontres avec les
enfants, son exaspération à certains moments, ses échecs aussi (quand certains
enfants refusent de participer à ses leçons), ses doutes aussi, toutes choses qui
1. On accentue sans doute la différence entre do- n’apparaîtraient certainement pas dans un bref reportage 1.
cumentaire et reportage : des reportages télévi- Par ailleurs, le point de vue adopté par la documentariste se confond très
suels peuvent être assez longs et couvrir des pé-
riodes de temps relativement importantes. Mais largement avec celui de Pierre Dulaine, son personnage principal, dont elle
l’information dans les grands médias (comme partage le projet. Or Pierre Dulaine vise explicitement à faire danser ensemble
celle des journaux imprimés ou télévisés) pri- enfants juifs et arabes dans une perspective, sans doute lointaine, de réconci-
vilégie très généralement les événements dans
leur dimension spectaculaire et illustrative.
liation entre les communautés. Si le film rend alors compte par de multiples
allusions à l’origine du conflit israélo-palestinien, il ne donne évidemment pas
la parole à ceux qui refusent tout compromis et qui ont choisi une politique
de confrontation plus ou moins violente avec l’autre communauté.
Du côté palestinien, beaucoup estiment ainsi que leur
communauté a été victime d’une grave injustice lors de la
création de l’État d’Israël et de l’expulsion de centaines
de milliers d’Arabes de leurs foyers (la Nakba) en 1948.
Depuis lors, cette injustice s’est encore aggravée avec l’oc-
cupation de la Cisjordanie, l’implantation de multiples
colonies dans ce territoire et le blocus presque complet de
la bande de Gaza. À tout cela, il faut ajouter l’usage dispro-
portionné de la force militaire contre toute manifestation
ou revendication des Palestiniens. Les groupes les plus ra-
dicaux n’hésitent pas en outre à recourir à l’action armée
sinon terroriste car ils estiment que c’est la seule manière
de se faire entendre alors qu’Israël négocie avec l’Autorité
palestinienne en position de force sans faire de véritables concessions.
Du côté israélien, l’argument principal est que l’État d’Israël est internatio-
nalement reconnu depuis 1948 et que sa légitimité ne peut pas être remise en
cause. La reconnaissance d’Israël est donc un préalable à toute négociation, et
toute attaque entraînera une riposte militaire importante : les groupes armés
palestiniens sont en outre considérés comme des organisations terroristes avec
lesquelles toute négociation est (officiellement) impossible.
Ces points de vue plus radicaux ou plus extrémistes ne doivent pas masquer
les divergences d’opinions au sein des populations israélienne et palestinien-
ne, mais ils sont largement partagés et expliquent évidem-
ment la persistance du conflit israélo-palestinien.
Enfin, comme le film se concentre sur les écoles de
Jaffa, il ne montre que brièvement la bande de Gaza et
© Centre culturel Les Grignoux

n’évoque pas la situation en Cisjordanie ni celle des ré-


fugiés palestiniens dans d’autres pays comme le Liban, la
Syrie ou la Jordanie.

38
Quatre films en analyse Dancing in Jaffa

3. Comment le propos est-il traduit à


l’écran ?
Écran large sur tableau noir

La construction du film apparaît facilement et vise essentiellement à ren-


dre compte du projet de Pierre Dulaine : la caméra le suit de façon privilégiée
depuis ses premières rencontres avec les parents d’élèves des différentes écoles,
la mise en place de ses premières leçons de danse, la venue d’Yvonne sa parte-
naire (ce qui lui permet semble-t-il de lever certaines résistances), la rencontre
qu’il organise entre des enfants d’écoles différentes, et enfin la compétition fi-
nale qu’il anime jusqu’à la désignation des vainqueurs. Bien entendu, la réalisa-
trice a procédé (sans doute au montage) à de nombreuses ellipses temporelles
pour ramener une expérience de plusieurs mois à une durée de 80 minutes
à peine. Ainsi, l’on ne verra pratiquement rien des cours de Pierre Dulaine,
seulement les premières rencontres où il devra surmonter les résistances de
certains enfants de danser avec d’autres ou même de se toucher les mains.
Comme on l’a déjà remarqué, le documentaire retient également beaucoup
d’événements qui ne sont pas liés directement avec les leçons de danse mais qui
sont révélateurs du contexte politique général : il s’agit par exemple de la ren-
contre de Pierre avec le taximan, de la visite aux abords de la maison de ses pa-
rents, de l’évocation d’une manifestation et d’une contre-manifestation à Jaffa.
Comme le film s’adresse à un public qui n’est sans doute pas bien informé, des
textes sont également incrustés à l’écran pour expliquer brièvement certains
faits ou certaines allusions historiques.
Centré sur la personne de Pierre Dulaine, Dancing in Jaffa lui donne éga-
lement souvent la parole : on l’entend dialoguer — avec les parents d’élèves,
avec le chauffeur de taxi, avec Yvonne… — et défendre son point de vue — par
exemple sur la danse de salon comme école du respect —, mais également
exprimer des sentiments plus personnels (bien que de façon assez brève). Il
évoquera par exemple la difficulté de la tâche qu’il s’est assignée car il sait bien,
2. Il dit précisément : « Ce que je leur demande dit-il, que ce qu’il demande aux enfants, c’est de « danser avec l’ennemi » 2 ; en
de faire, c’est de danser avec l’ennemi. Personne même temps, il précisera le sens même qu’il donne à la danse qui permet, pen-
n’emploie ouvertement ce terme, mais, au fond,
je sais que ces mots sont présents dans leur se-t-il, « d’apprendre à découvrir l’autre d’une façon impossible à décrire » ;
tête. » enfin, on le verra réfléchir sur la terrasse à l’organisation de la compétition, ce
qui implique de retenir certains enfants et d’en éliminer d’autres, une sélection
qui semble le faire brièvement douter.
Mais l’on remarque que, progressivement, le film s’intéresse de façon plus
particulière à certains enfants — Noor, Alaa, Lois… — qu’on va découvrir
notamment dans leur vie familiale. On se souviendra notamment de Noor,
cette jeune fille palestinienne qui fréquente cependant
une école juive mais qui rencontre des difficultés à l’école
avec des condisciples qui l’accusent d’être agressive. On
apprendra que sa mère d’origine juive s’est convertie à
© Centre culturel Les Grignoux

l’islam et que son père est mort quand elle avait six ans.
Et on la verra un peu plus tard en larmes sur la tombe de
son père. Elle participera également à une manifestation
pro-palestinienne avec sa mère, manifestation au cours de
laquelle elle sera effrayée par la présence des chevaux de la
police. D’abord un peu distante, elle participera de plus
en plus activement aux leçons de danse, elle invitera Lois
à venir chez elle pour s’entraîner, et elle sera retenue par

39
Le cinéma documentaire Dancing in Jaffa

Pierre pour la compétition finale. Les enseignantes remarqueront d’ailleurs sa


transformation, soulignant qu’elle a l’air beaucoup plus épanouie. L’épilogue
Écran large sur tableau noir

3. En fait, le film se termine par la balade en bar- du film sera notamment marqué 3 par la visite que lui rendra Pierre Dulaine
que d’Alaa et de Lois. C’est sur ces images de ainsi qu’à sa mère, et l’on verra que Noor est également très douée pour la dan-
réconciliation que défile le générique.
se orientale !
Par les différentes facettes de sa personnalité, Noor reflète sans doute la
complexité de la situation au Moyen Orient et des Arabes israéliens en parti-
culier. Elle participe également au projet de Pierre Dulaine jusqu’à la compé-
tition finale et semble ainsi incarner parfaitement sa volonté de rapprocher les
communautés par la pratique de la danse. Mais Noor ne se résume pas à être
la représentante ou le symbole d’une communauté, et la personnalité même
de la jeune fille suscitera sans doute l’intérêt d’un certain nombre de specta-
teurs (comme elle a d’ailleurs retenu l’attention de la cinéaste) : elle est (relati-
vement) différente des autres, elle a une histoire singulière, elle a un caractère
unique avec sa complexité et son ambivalence. C’est ce caractère singulier qui
explique d’ailleurs que l’on puisse — ou non — éprouver de la sympathie pour
elle, parce qu’elle ne semble pas bien dans sa peau, parce qu’elle est incomprise
de ses condisciples, parce qu’elle se sent rejetée, parce qu’elle a peur des poli-
ciers à cheval, parce qu’elle s’épanouit dans la danse, parce qu’elle manifeste du
plaisir à montrer à Pierre comment elle pratique la danse orientale…
Le documentaire ne met pas en scène des êtres abstraits, des « Palestiniens »
ou des « Juifs israéliens », mais des personnes concrètes avec un visage, un
Centre culturel Les Grignoux corps, une apparence, une voix, une gestuelle qui leur sont propres et qui en
(Écran large sur tableau noir) font des êtres singuliers. Même si nous n’avons jamais l’occasion de la rencon-
9 rue Sœurs de Hasque B 4000 trer, nous ne confondrons jamais Noor avec une autre enfant palestinienne
Liège (Belgique) 32 (0)4 222 27 78
contact@grignoux.be (ou autre). On voit ainsi la différence entre un documentaire comme Dancing
http://www.grignoux.be in Jaffa et un livre d’histoire ou un ouvrage politique qui parlera de façon géné-
Un ouvrage publié avec le soutien rale de « populations », de « groupes », de « partis », de « factions »… Le ci-
d’Europa Cinemas, une initiative du néma quant à lui nous fait partager — même si c’est de façon brève et partielle
programme Media des Communautés
— la vie d’êtres irréductiblement humains, singuliers, dont nous pouvons nous
Européennes,
de la Ville de Liège, sentir plus ou moins proches, et qui peuvent susciter une empathie, notre sym-
de la Région Wallonne, pathie, indépendamment de toute idéologie.
de la Fédération Wallonie-Bruxelles
et de l’Administration Générale
de la Recherche scientifique,
Service général du pilotage du système
éducatif
Écran large sur tableau noir
est une opération des Grignoux
accompagnée par le CSEM (Conseil
Supérieur de l’Éducation aux Médias)

csEM
© Centre culturel Les Grignoux

CONSEIL SUPÉRIEUR
ÉDUCATION AUX MÉDIAS
de l’

40
Dépôt légal D / 2015 / 6039 / 11
ISBN 978-2-87503-140-2
9 782875 031402

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