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Atlas de La: France Médiévale
Atlas de La: France Médiévale
Atlas de la
France médiévale
Hommes, pouvoirs et espaces, du Ve au XVe siècle
Atlas de la France médiévale
Édition exclusivement réservée aux adhérents du Club
LE GRAND LIVRE DU MOIS
Auteur
Antoine Destemberg est maître de conférences en histoire médiévale à l’Université
d’Artois. Agrégé et docteur en histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
il est chercheur au Centre de recherches et d’études Histoire et Sociétés (EA 4027),
chercheur associé au Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (UMR 8589)
et membre du comité éditorial de la Revue historique. Ses recherches portent sur
les écoles et universités médiévales, la socio-histoire des élites intellectuelles, les
mécanismes de l’acculturation savante et la pensée sociale à la fin du Moyen Âge.
Son ouvrage L’honneur des universitaires au Moyen Âge. Étude d’imaginaire social
(PUF, 2015) a obtenu le 14e Prix Le Monde de la recherche universitaire, ainsi que le
Prix Lantier de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il a également participé
à la publication de Faire jeunesses, rendre justice (Publications de la Sorbonne,
2015), Structures et dynamiques religieuses dans l’Occident latin (Atlande, 2011) et
du Nouvel Atlas de l’histoire de France (Autrement, 2016).
Dédicace
Au moment de poser le point final à cet atlas, j’apprenais la douloureuse nouvelle
de la disparition de mon ami, Boris Jeanne, foudroyé par la maladie. Il était bien trop
jeune pour être enlevé aux siens et intégrer la cohorte de ceux dont on parle au
passé. Que l’on me permette donc, en lieu et place des traditionnels remerciements,
de lui dédier ces quelques pages. Être le récipiendaire d’un atlas de la France
médiévale n’aurait certainement pas manqué de le faire sourire, lui le moderniste,
lui l’américaniste.
Cartographes
Fabrice Le Goff est cartographe indépendant. Il a réalisé les cartes de plusieurs
atlas de la collection Atlas/Mémoires.
Guillaume Balavoine a réalisé les cartes du Grand Atlas de l’histoire de France
(Autrement, 2011) reprises dans cet ouvrage.
Tous droits réservés. Aucun élément de cet ouvrage ne peut être reproduit,
sous quelque forme que ce soit, sans l’autorisation expresse de l’éditeur et de
propriétaire, les Éditions Autrement.
Atlas de la France médiévale
Hommes, pouvoirs et espaces, du ve au xve siècle
Antoine Destemberg
Cartographie : Fabrice Le Goff
Atlas
de la France
médiévale
90 Conclusion
92 Chronologie
94 Bibliographie
6
INTRODUCTION
R
ésumer les mille ans qui s’écoulent entre les tant que telle. L’espace médiéval est un espace vécu, dis-
ve et xve siècles en une quarantaine de cartes continu et polarisé. Il se confond avec la conception du
oblige à des choix, forcément discutables, et pouvoir, en un jeu d’emboîtements et de superpositions.
à des renoncements, forcément douloureux. Le pano- Et même si l’on peut observer durant le Moyen Âge un lent
rama proposé ici ne prétend donc nullement à l’exhaus- processus de territorialisation du pouvoir, celui-ci s’exer-
tivité, tout au plus à livrer quelques points de repère dans çait d’abord sur les hommes avant de s’exercer sur un
le bouillonnement historique d’une vaste période. Il n’a pas territoire : d’où une conscience moindre des frontières,
non plus la prétention de succéder à l’admirable Atlas de mot lui-même d’apparition tardive. C’est pour toutes ces
la France médiévale, réalisé dans cette même collection raisons que nous avons choisi de penser cet atlas comme
par Olivier Guyotjeannin1. Il s’honorera à prendre place, la conjonction des hommes, des pouvoirs et des espaces.
modestement, à côté de lui.
Quelle « France » au Moyen Âge ?
Représenter l’espace médiéval La cadre chronologique adopté embrasse, de façon
Pour un historien médiéviste, se conformer aux exigences traditionnelle, cette « tranche » de l’histoire s’écoulant du
éditoriales d’un atlas historique de la France médiévale ve au xve siècle. Cette périodisation dont les historiens
n’a rien d’une évidence. Certes, on pourrait ici revendiquer d’aujourd’hui héritent n’a peut-être de valeur que dans
de marcher dans les pas de ceux qui ont fait, depuis la le fait de produire un langage commun, mais un langage
fin du xixe siècle, les grandes heures de l’union des dis- commun que ce type d’ouvrage – destiné à un large
ciplines historique et géographique, et qui se sont appli- public – nous semble exiger. Il convient toutefois d’éviter
qués avec talent à promouvoir une histoire des hommes de laisser penser au lecteur que la « France » dont il s’agit
par les cartes. Mais la géographie et l’histoire nous ont ici – entendue au sens d’une nation faisant se confondre
depuis conjointement mis en garde : l’espace n’est pas un un peuple et un territoire partageant un destin commun –
donné naturel, mais une construction, une représentation aurait existé dès le ve siècle. Sans doute Clovis avait-il
ayant elle-même une histoire. De fait, les principes de la une idée de ce que pouvait être la Gaule et le royaume
représentation cartographique actuelle, offrant une image des Francs – dont les limites étaient très différentes
de territoires délimités par des frontières linéairement tra- des frontières actuelles de la France – mais l’idée
cées, sont étrangers au Moyen Âge et rendent compte de « France » lui était étrangère. Il faut attendre le tournant
d’une réalité spatiale qui n’a probablement pas existé en du xiie et du xiiie siècle pour voir les Capétiens commencer
INTRODUCTION • 7
à recourir au titre de « roi de France », sans pour autant mouvants et historiquement signifiants. C’est pourquoi,
délaisser celui, historique, de « roi des Francs ». La à côté des nombreuses cartes qui s’attachent aux
guerre de Cent Ans a peut-être joué un rôle catalyseur royaumes des Francs puis de France, le lecteur trouvera
dans le processus d’identification d’un espace poli- dans cet atlas des cartes qui ne se subsument pas à un
tique large dans son roi, et quelques propagandistes du téléologique « hexagone », mais qui invitent à considérer le
pouvoir royal font volontiers usage, après 1415-1420, cadre élargi de l’Occidental latin. De même, on ne s’éton-
du terme « Français » pour désigner l’ensemble des sujets nera pas de rencontrer un plan du palais carolingien d’Aix-
du roi. Mais cela reste le fait d’une minorité et pour la plu- la-Chapelle – aujourd’hui Aachen en Allemagne. Cette
part, être « français » signifie être originaire d’Île-de-France, volonté de jouer sur les échelles d’analyse nous a enfin
dans un royaume composé de Poitevins, de Normands, conduits à valoriser des lieux précis, en tant qu’ils offraient
de Champenois, d’Auvergnats, etc. Il convenait donc de une entrée privilégiée dans des phénomènes historiques
proposer un panorama historique qui évite tout essentia- plus larges : une seigneurie du Mâconnais, le plan d’une
lisme, tendant à considérer que les choses ont toujours ville ou d’un monastère, une carte du Languedoc ou de la
existé, car ces raisonnements confinent à une négation de Bourgogne. Un atlas doit rester une invitation au voyage.
ce qu’est l’histoire.
La longue durée
de la Gaule
et le royaume
des Francs
L’expression d’« âge moyen » fut forgée au xve siècle
par des hommes prétendant s’en démarquer et qui aspiraient
à faire croire qu’entre la « chute de l’Empire romain »
et l’appropriation du souvenir de Rome par les humanistes,
il y aurait eu une longue éclipse de l’histoire.
Pourtant, dès 1681 et son Discours sur l’histoire universelle
qu’il écrivit pour le dauphin, Bossuet entendait se démarquer
de ce désamour fondateur en proposant une autre
périodisation de l’histoire : « Je vous donne cet établissement
du nouvel empire sous Charlemagne, comme la fin de l’histoire
ancienne, parce que c’est là que vous verrez finir tout à fait
l’ancien Empire romain. » Si les historiens d’aujourd’hui
soulignent au contraire la prégnance de la romanité
dans le nouvel ordre carolingien, le mérite de Bossuet
fut d’avoir invité à observer les transformations sociales
et politiques des ive-xe siècles moins comme une rupture
globale que comme une lente transformation d’un monde
chrétien nouveau : une longue durée de la Gaule
et du Regnum Francorum.
10
Rome créa les « barbares » la documentation qu’en 213, lorsque courageux et libres », qui résistent dans
Ne relevant ni d’une invasion ni d’une l’empereur Caracalla entreprend une un premier temps à la tutelle romaine et
migration, la présence des peuples campagne militaire contre eux ; il en attaquent la Gaule depuis l’espace rhé-
barbares au sein de l’Empire romain va de même des Francs, « hommes nan dès les années 260-270.
relève d’une relation inaugurée de
longue date, construite sur des rap- L’EXPANSION DES ROYAUMES BARBARES AU Ve SIÈCLE
ports d’alliance et de conflits avec
les Romains, et qui ne se résume
pas à la prédation des barbares vis- Mer Toxandrie
du Nord
à-vis des richesses romaines. Les
FRANCS
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Romains avaient l’habitude, dans
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leur vaste empire, de traiter avec des Arras Me
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peuples limitrophes et de conclure des Manche Mayence
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accords de défense mutuelle, faisant Aisne
de ces peuples des clients de Rome. Reims Metz
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Cette stratégie eut ici un succès iné- Marne
Paris ALAMANS
gal car elle se heurtait à l’émiettement Bataille des Champs
politique des peuplades barbares. Catalauniques
Orléans
Dès la fin du ier siècle de notre ère, Loi Auxerre Langres
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lorsque les Romains repoussèrent
les limites septentrionales et orien-
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progressivement dépeuplés, contri- GER M A N I A I I
du Nord
buant ainsi à la fragilisation de cet Zelhem
espace frontière. Les autorités Witten Cologne
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romaines entreprirent d’installer à
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l’intérieur des limites de l’Empire des Tournai
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peuples vivant jusqu’alors au-delà du
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défensif en s’appuyant sur des contin- e Forê t
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Amiens BELGI C A I I Trèves
gents barbares intégrés au dispositif Vermand Aisne
militaire romain. Ces soldats barbares
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à qui une terre romaine était concédée
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en échange d’obligations militaires
Marne
dans l’armée romaine étaient nommés
« lètes ». Ce statut les exemptait égale- Sources : J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010 ;
J.-P. Poly, « La corde au cou. Les Francs, la France et la loi salique »,
Se
Naissance et expansion
du Regnum Francorum
Lorsqu’il succède à son père en 481 ou 482, Clovis hérite de la fonction de gouverneur
de la province romaine de Belgique seconde. Il n’est alors qu’un chef militaire parmi d’autres,
dont le pouvoir reste ancré sur l’Escaut. En trente ans, ce franc baptisé Chlodovech, c’est-à-dire
« le guerrier pillard », va se muer en roi fondateur d’un peuple unifié par les conquêtes militaires
et idéologiques. C’est la naissance du « royaume des Francs ».
Les belles ruines de Rome pour la défense de la Gaule : c’est et le Lyonnais. En 476, le roi burgonde
Déchiré par les guerres civiles, l’Empire une armée composée notamment de Gondebaud († 516) portait même le
romain est décapité en 476, lorsque le Francs, de Wisigoths et de Burgondes titre de patrice des Romains et généra-
jeune empereur Romulus Augustule qui repoussa les Huns d’Attila. Le roi lissime de l’armée romaine d’Occident.
– il n’a alors que quinze ans –, ins- wisigoth Théodoric, tué lors de cette Le royaume franc était sans doute le
tallé sur le trône un an plus tôt, est bataille, en apparaît même comme l’un plus petit des royaumes barbares fédé-
déposé par le chef barbare Odoacre. des héros et témoigne de la fidélité des rés de Gaule au moment où Clovis prit
Ancien serviteur du pouvoir impérial, rois barbares fédérés envers Aetius, le pouvoir.
Odoacre envoie les insignes impériaux jusqu’à son assassinat par l’empereur Malgré des tentatives de Childéric
à l’empereur d’Orient Zénon, installé Valentinien III. pour étendre son autorité au sud de
à Constantinople. L’Empire romain la Somme, les Francs avaient échoué
d’Occident n’est plus, mais Rome ne Wisigoths, Burgondes devant la résistance parisienne menée
disparaît pas en un jour. La brutalité et Francs par sainte Geneviève. Le règne de
du changement est sans doute à rela- Installés dans la péninsule Ibérique Clovis (481/482-511) fut, en revanche,
tiviser, car à cette date, rares sont les et dans le sud de la Gaule par Rome un règne de conquêtes et d’expan-
territoires de l’Empire qui sont encore depuis au moins 418, les Wisigoths y sion vers le sud et l’est. Le succès de
gouvernés directement par l’empereur : luttaient activement, pour le compte son entreprise tenait à sa capacité à
en dehors de l’Italie, de la Dalmatie et de l’Empire, contre les Alains, les fédérer des petits groupes de guer-
du sud de la Provence, le pouvoir est Suèves et les Vandales. À la tête d’un riers qui répondaient jusqu’alors à
exercé au nom de Rome par des rois royaume fédéré centré sur Toulouse, l’autorité de multiples chefs et à uni-
fédérés. En Gaule, trois royaumes bar- leurs rois remplissaient donc le rôle de fier sous son unique autorité Francs
bares se constituèrent sur les ruines du gouverneur fidèle au pouvoir militaire saliens et Francs rhénans. Sa première
pouvoir impérial : celui des Wisigoths, d’Aetius. La mort de ce dernier leur campagne victorieuse eut lieu en
celui des Burgondes et celui des conféra une autonomie suffisante pour 486, lorsqu’il s’empara du « royaume
Francs. qu’ils entreprennent d’étendre leur de Soissons », un territoire gou-
Le point de départ de l’expansion pouvoir vers le nord et l’est : en 476, verné par le général romain Syagrius.
de ces royaumes est sans doute à l’autorité des rois wisigoths couvrait Contrairement à la façon dont a long-
rechercher antérieurement à l’événe- donc tout le sud-ouest de la Gaule, temps été présenté cet épisode, la
ment de 476, avec la mort du consul jusqu’à la Loire et l’Auvergne. défaite de Syagrius n’est pas la dis-
et patrice des Romains Aetius, en 454. Elle entrait à cet endroit en contact parition du dernier rempart romain
Généralissime de l’armée d’Occident, avec le royaume des Burgondes, ins- face à l’expansion franque : Syagrius
Aetius fut le grand artisan de l’intégra- tallés à l’est de la Gaule. Comme les avait hérité de son père, le maître de
tion des peuples barbares fédérés à la Wisigoths et les Francs, les Burgondes la milice Egidius († 464), d’un royaume
défense militaire de Rome : il avait lui- avaient obtenu le statut de fédérés dès émancipé de la tutelle impériale.
même épousé une fille du roi wisigoth les années 411-413. Installés d’abord Cherchant à se tailler un territoire à
Théodoric et avait su habilement user autour de Worms, dans un territoire gouverner sur les ruines de l’Empire
de ses alliances personnelles avec les que les Alamans leur disputaient, ils et agissant pour son propre compte,
barbares – et notamment les Huns – furent réinstallés en 442 en Sapaudia, Syagrius n’était finalement qu’un roi
pour s’imposer comme un rival de un territoire entourant Genève, d’où ils parmi d’autres. Clovis s’ouvrit ainsi
l’empereur. La victoire qu’il remporta participèrent également à la résistance la voie jusqu’à la Loire et noua des
en 451 aux champs Catalauniques contre les Huns aux côtés d’Aetius, alliances avec les royautés voisines :
contre ses anciens alliés est symbo- puis étendirent leur pouvoir au nord en 492, il maria sa sœur, Audoflède,
lique de cette union romano-barbare des Alpes, vers l’actuelle Bourgogne au roi Ostrogoth Théodoric († 526) ;
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 13
lle
Soissons Reims
contre les Thuringiens vers 491-492,
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puis contre les Alamans. S’il enregistra ne ALAMANS
ses premières victoires contre ces der-
niers dès 496, il ne parvint à les vaincre
définitivement qu’en 506, lors de la Loi
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bataille décisive de Tolbiac. Au prin- Tours
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temps 507, presque dix années après
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les premières campagnes militaires Vouillé Poitiers BURGONDES
contre les Wisigoths, Clovis bat enfin OCÉAN Genève
le roi Alaric II à la bataille de Vouillé, ATL ANTIQUE Lyon
Angoulême Vienne
près de Poitiers, et met la main sur une
grande partie des terres gauloises de Bordeaux Dordogne
Rhône
son royaume : Alaric tué, le pouvoir
wisigoth se replia en Espagne autour Ga
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de Tolède. n e OSTROGOTHS
Arles
Toulouse Narbonne
Clovis, nouveau Constantin WISIGOTHS Carcassonne
En 508, Clovis organise son triomphe Mer
Sources : M. Rouche, Clovis, Paris, Fayard, 1996 ;
sur le modèle romain, dans les rues J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010. M é dit e rra né e
de Tours, cité abritant les restes de Expansion du royaume de Clovis
saint Martin, la figure tutélaire de En 481 Bataille
la société gallo-romaine. Revêtu En 486 Cité assiégée
d’une tunique de pourpre et d’une Cité prise
En 504
chlamyde, couronné d’un diadème, Autres royaumes
En 508
Clovis s’affirme ainsi comme le seul Limites des royaumes
En 511
successeur légitime du pouvoir romain ariens
Base de départ des Francs
en Gaule. Certaines sources histo- Base de départ
Opérations de Clovis (507-509) des Alamans 100 km
riques laissent entendre qu’il se serait
alors vu décerner le titre de consul par
l’empereur d’Orient, Anastase (491-
518). Pour Clovis, qui cherche à capter
les fondements de l’idéologie impé- et s’inspire si fortement de la vie d’un de ses passages dans la ville en
riale, il s’agit de faire reconnaître sa du premier empereur chrétien pour 498, 506 ou 508. S’il faut se résoudre,
légitimité par les populations et, plus écrire celle du roi franc, qu’il commet en l’état de la documentation,
encore, par les élites gallo-romaines – consciemment ou non – quelques à ignorer la date exacte du baptême
qui de surcroît sont chrétiennes. distorsions de la chronologie. La docu- du roi mérovingien, les historiens
Sa conversion est donc à replacer mentation est maigre, cependant, qui penchent aujourd’hui pour une date
dans ce contexte. La date de 496, nous permette d’établir avec plus de plus tardive de son règne, peut-être à
avancée par le seul récit de Grégoire certitude la date exacte du baptême de Noël 506 ou 508. Cette conversion au
de Tours (vers 575), dans ses Histoires Clovis : une lettre brève et non datée christianisme ne doit dès lors plus être
rédigées trois quarts de siècle plus de l’évêque Avit de Vienne († 518) féli- perçue comme un point de départ de la
tard, n’apparaît plus crédible aux yeux citant Clovis et une lettre tardive (vers conquête idéologique de la Gaule par
des historiens : certes, il avait sans 566) de l’évêque Nizier de Trèves à la le roi franc, mais plutôt comme son
doute eu des contacts avec la reine petite fille de Clovis et Clotilde, la prin- aboutissement.
Clotilde († 544) qui aurait pu l’infor- cesse Chlodoswinde. L’auteur de cette
mer sur le déroulement du baptême, dernière associe le baptême de Clovis
mais il apparaît si soucieux de faire à un vœu qu’il aurait prononcé sur le
de Clovis un « nouveau Constantin », tombeau de saint Martin, à Tours, lors
14
Les évêques, chefs des cités à l’empereur Avitus, il est issu d’une Les rois barbares s’appliquèrent
Avant même la disparition institution- famille auvergnate de rang sénatorial, donc à promulguer une législation
nelle de l’Empire romain, les évêques comptant nombre d’évêques dont ceux écrite, en latin, puisant largement
de Gaule s’étaient affirmés comme de Clermont et Lyon, auprès desquels dans la législation romaine du Code
des personnages d’une importance Grégoire fit son éducation, avant de théodosien, et destinée à établir les
capitale, tant sur le plan religieux que succéder à l’un d’eux au siège épisco- droits respectifs des barbares et
politique. La légalisation du culte chré- pal de Tours en 573. Avant le viie siècle, des Romains : en 476, le roi wisigoth
tien par l’édit de Milan de 313 avait la hiérarchie épiscopale est un milieu Euric fit rédiger une somme juridique
implicitement fait reconnaître la hié- encore largement laïcisé, héritier d’une applicable à l’ensemble du royaume
rarchie religieuse au sein des struc- culture romaine classique, où la maî- wisigothique, que l’on nomme Code
tures politiques romaines. Installés trise de la rhétorique, de la logique et d’Euric ; en 506, le roi Alaric II promul-
dans les principales cités de l’Empire, du droit reste un élément puissant de gua la « loi romaine des Wisigoths »,
les évêques devinrent des relais essen- distinction sociale. dite Bréviaire d’Alaric, à l’occasion
tiels de l’autorité romaine auprès de d’un grand concile réunissant les
populations adoptant progressivement L’union des élites évêques de son royaume à Agde ;
le christianisme. Les rois barbares comprirent très vite en 501/502, le roi Gondebaud pro-
L’organisation territoriale de l’Église se qu’ils ne pourraient établir leur pou- mulgua la « loi des Burgondes », dite
calqua ainsi sur les circonscriptions voir sur la Gaule qu’avec le soutien loi Gombette, complétée par la suite
administratives romaines et les zones de cette puissante aristocratie épis- par la « loi romaine des Burgondes ».
d’influence des évêques métropolitains copale. Le roi wisigoth Euric dut ainsi
recouvrirent spontanément les limites éprouver la résistance organisée en La conversion des barbares
des provinces romaines. Au ve siècle, à Auvergne par Sidoine Apollinaire (431- Outre le droit, la religion chrétienne,
la faveur de la fragilisation politique de 486), membre de l’aristocratie séna- devenue religion de l’État romain
l’Empire et de l’éloignement progressif toriale, gendre de l’empereur Avitus, depuis l’édit de Théodose de 392,
du pouvoir des comtes – représentant devenu évêque de Clermont en 470. constituait également un enjeu cen-
le pouvoir administratif romain – qui La lettre qu’adressa l’évêque Rémi tral de la relation entre les élites
préféraient s’installer à la campagne, de Reims à Clovis, en 481/482, pour gallo-romaines et les élites barbares.
ces évêques acquirent le statut de véri- le féliciter d’avoir succédé à son père Ceci à plus forte raison que les élites
tables chefs des cités. à la tête de la province de Belgique burgondes et wisigothiques avaient
Dans une large mesure, la continuité seconde est sur ce point particu- majoritairement adopté une forme
administrative romaine fut donc assu- lièrement explicite : « Tu devras t’en déviante du christianisme, condam-
rée par l’institution ecclésiastique. rapporter à tes évêques et recourir née par l’Église depuis le concile de
Le profil sociologique des évêques toujours à leurs conseils. Car si tu Nicée de 325, nommé l’arianisme. Les
illustrait également cette mutation t’entends bien avec eux, ta province mauvaises relations entre les évêques
du monde romain tardif. La plupart ne pourra qu’en être consolidée. » catholiques de Gaule et les rois wisigo-
d’entre eux étaient issus de la haute Le premier domaine au sujet duquel thiques s’expliquent en partie par cette
aristocratie gallo-romaine et se trans- les rois barbares s’appliquèrent à divergence religieuse : le roi Récarède
mettaient les puissantes charges épis- donner des garanties aux élites gallo- ne se convertit au christianisme nicéen
copales comme ils le faisaient des romaines fut celui du droit : Rome qu’en 589.
fonctions sénatoriales, au sein d’une était la civilisation du droit écrit et Du côté des Burgondes, le roi
même famille et de façon patrimo- la loi apparaissait depuis toujours Gondebaud, s’il restait arien, entre-
niale. Grégoire de Tours (538-594) en comme le fondement de l’ordre poli- tenait des relations pacifiées avec les
est un excellent exemple : apparenté tique romain. élites épiscopales, et notamment avec
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 15
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le puissant évêque Avit de Vienne. notamment contre les royaumes bar- qui lui avait apporté son soutien dès
La famille royale comptait même des bares ariens. La réduction du royaume son avènement, Clovis fut alors quali-
chrétiens de confession nicéenne, dont wisigoth en 507-508 et la réunion fié de « fils de l’Église catholique ». Si
la femme du roi, sa sœur et sa nièce, d’un grand concile à Orléans en 511 la conversion d’une partie des élites
Clotilde, qui devint l’épouse de Clovis. semblent leur avoir donné raison : peu franques, au seuil des ve et vie siècles,
Le roi franc, qui était resté étranger au de temps avant sa mort, le roi mérovin- fut un tournant politique, celle du
christianisme, apparaît donc comme gien inaugurait une politique militante peuple de Gaule fut évidemment plus
une exception. en faveur de l’Église, de plus en plus lente : les archéologues remarquent
Il n’est pas impossible que les évêques étroitement associée au gouvernement que les pratiques funéraires païennes
de Gaule aient vu dans ce souverain royal. perdurent au moins jusqu’au milieu du
vierge de toute hérésie chrétienne un Baptisé par l’évêque Rémi de Reims, le viiie siècle.
moyen de faire triompher leur cause, chef de l’épiscopat du nord de la Gaule
16
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Nom de territoire
Cœur du monde franc
M e r M é d i t e rra n é e Armorique au VIe siècle
Périphérie du monde
franc Royaume des Wisigoths 100 km Bretagne au VIIe siècle
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 17
Dans un premier temps, il n’a d’ail- Insatisfait, il chercha à s’emparer du parmi les plus remarquables de la
leurs en rien altéré la conscience de trésor royal – autre clef essentielle du dynastie mérovingienne : actifs légis-
l’unité du Regnum Francorum, dont pouvoir mérovingien – puis ne cessa lateurs, consolidateurs de la puis-
l’extension continua avec l’intégra- d’intriguer contre ses trois autres demi- sance royale, ils firent de leur palais
tion du royaume burgonde (534/535), frères. Le tableau qu’a laissé Grégoire le lieu d’éducation des jeunes aristo-
de marges provençales et aquitaines de Tours des luttes fratricides qui s’éti- crates du royaume. Malgré cela, les
(530-533), et enfin des territoires orien- rèrent entre 561 et 613 n’a cessé de Mérovingiens ne purent pleinement
taux de la Thuringe, de l’Alémanie et flatter l’imagination : rois morts préma- contrer la montée en puissance des
de la Bavière. La conscience partagée turément et sans héritiers directs, fils aristocraties régionales qui avait déve-
des élites franques d’être l’émana- éliminés par les oncles, reines suppli- loppé un puissant sentiment identi-
tion d’un peuple libre en armes, col- ciées ou vengeresses. Cette violence taire : en Austrasie, le roi fut contraint
lectivement en charge de la destinée n’a cependant rien d’irrationnel : l’ex- dès 623 d’associer au pouvoir, avec le
du royaume, en constituait le ciment. pression de « grande faide royale » qui titre de maire du palais, le représentant
Pendant plus de deux siècles, l’assem- désigne cette période renvoie à une de l’une des plus puissantes familles
blée des Grands du royaume plaça sur pratique ritualisée de la vengeance qui austrasiennes, Pépin Ier de Landen.
le trône un membre de la famille méro- permettait d’éprouver les fidélités res- Pendant plus d’un siècle et de façon
vingienne, fils ou petit-fils du précédent pectives des groupes concurrents. Les presque ininterrompue, les Pippinides
roi, sans que la légitimité des descen- multiples recompositions d’alliance vont ainsi agir comme de véritables
dants de Clovis soit véritablement qui eurent lieu durant cette longue vice-rois : en 662, Grimoald, fils de
remise en cause. confrontation aboutirent cependant Pépin Ier, tenta d’imposer son propre
à la divergence de trois espaces dis- fils comme successeur du Mérovingien
La formation de la Neustrie tincts au cœur du monde franc : l’Aus- Sigisbert III, mais se heurta à la résis-
et de l’Austrasie trasie, la Neustrie et la Bourgogne. Le tance de l’aristocratie neustrienne. En
La compétition interne au lignage supplice de Brunehaut, en 613, mar- 687-688, Pépin II de Herstal parvint à
mérovingien généra toutefois des quait la victoire de la branche neus- soumettre la Neustrie à son autorité et
scissions qui finirent par avoir des trienne et la réunion de la totalité du devint ainsi maire du palais d’Austrasie
conséquences durables sur l’unité Regnum Francorum dans les mains de et de Neustrie. Son fils, Charles Martel,
du territoire franc. En 561, le royaume Clotaire II. ne jugea même plus utile de pallier une
ponctuellement réunifié par Clotaire Ier vacance du trône mérovingien entre
fut à nouveau divisé en quatre parties, La montée en puissance 737 et 741. Lorsqu’en 751, Pépin III le
d’inégales proportions : Chilpéric, né des aristocraties régionales Bref s’empara finalement du titre royal,
d’un second mariage, ne reçut qu’un Les règnes de Clotaire II et de son rares furent les voix à s’élever contre la
territoire réduit, centré sur Soissons. fils Dagobert Ier furent sans doute légitimité de l’usurpateur.
18
Christianisation et diffusion
du monachisme
Le christianisme fut un vecteur privilégié du syncrétisme opéré entre les élites gallo-romaines
et franques dès le ve siècle. Il convient toutefois de distinguer ce qui relève de la conversion
de quelques aristocrates, de la christianisation de la société mérovingienne tout entière.
L’imprégnation de la culture chrétienne fut inégale et certainement plus rapide dans les cités
dominées par les évêques qu’à la campagne, où le monachisme joua un rôle essentiel.
Pastorale et culte des saints de Marmoutier, Martin (v. 316-397). l’ascétisme et le dépassement de soi.
La Gaule urbaine s’était tournée vers Conscients du rayonnement de sa La spiritualité colombanienne accordait
le christianisme depuis au moins le fama sanctitatis et du prestige qu’ils également une grande place à l’esprit
ive siècle. Les évêques, à l’instar de pouvaient en retirer, les évêques qui lui missionnaire et confiait aux moines la
Césaire d’Arles († 542), firent preuve succédèrent au ve siècle firent rapatrier tâche d’évangéliser les populations.
d’un zèle pastoral indéniable pour son corps au cœur de la cité et édifier Malgré les réticences qu’il put susciter
christianiser les populations de leur une basilique pour l’accueillir. auprès du clergé de Gaule, méfiant à
diocèse, ainsi que leur rôle de suc- l’égard de moines cultivant leurs parti-
cesseurs des apôtres les y invitait. Le succès du monachisme cularismes – ils ne fêtaient pas Pâques
Car la conversion ne signifiait pas La structuration de l’Église franque, à la même date –, le monachisme
immédiatement la bonne intégra- dans la continuité de l’Église antique, colombanien séduisit les élites guer-
tion des pratiques chrétiennes et était donc principalement épiscopale rières franques. Les grandes familles
l’abandon des anciennes pratiques et urbaine : jusqu’au vie siècle, seul aristocratiques, jusqu’à la famille
sociales et religieuses, à présent qua- l’évêque possédait le droit de baptiser, royale, cédèrent des terres pour y
lifiées de « païennes ». Les nombreux ce qui éloignait de fait les populations établir de nouvelles communautés :
récits de Vies de saints, élaborés aux rurales de l’accès au christianisme. Au le monastère de Luxeuil, au sud des
vie-viie siècles, décrivent à l’envi les cours des vie-viie siècles toutefois, les Vosges, fut ainsi fondé vers 590 sur
péripéties des évêques évangélisa- évêques, conscients de ces limites, des terres concédées par le roi méro-
teurs dans une Gaule très superficiel- s’employèrent à mettre en place dans vingien Childebert II.
lement chrétienne. leur diocèse les premières paroisses,
Le culte des saints fut assurément un administrées par un prêtre ayant reçu Memoria et réseaux
ressort efficace de la captation de la le droit de célébrer la messe, de prê- aristocratiques
religiosité des populations au profit de cher et de conférer les sacrements. Le fait que beaucoup de monastères
l’Église. Ces « morts très spéciaux », au Ces prêtres se retrouvaient fréquem- furent issus de fondations princières
premier rang desquels les martyrs, éri- ment en concurrence avec un clergé ou aristocratiques leur imprima cette
gés en héros du christianisme, consti- installé par des grands propriétaires caractéristique d’être souvent consi-
tuèrent des modèles de vie chrétienne terriens dans des chapelles et églises dérés comme des biens patrimoniaux
accessibles au plus grand nombre : privées, et qui échappaient largement par leurs fondateurs. La charge d’abbé
leur corps, devenu « reliques », restait au contrôle de l’évêque. ou d’abbesse était fréquemment
en effet présent sur Terre, à proximité Mais c’est surtout le monachisme dévolue à des membres de la famille
des fidèles qui pouvaient ainsi rendre qui contribua à diffuser le chris- et les terres monastiques entraient
un culte à ces intercesseurs auprès tianisme dans les campagnes : on régulièrement dans les stratégies de
d’un Dieu plus lointain. estime à 200 le nombre de monas- succession ou d’alliance. Les monas-
Les fidèles cherchèrent donc à bénéfi- tères fondés en Gaule au cours tères, notamment féminins, devinrent
cier au mieux de ces vertus d’interces- du vie siècle, principalement dans même des lieux de célébration de la
sion, soit en se rendant en pèlerinage le sud et le centre de la Gaule. Au mémoire familiale – ce que l’on nomme
sur les tombeaux, soit en se faisant tournant du vie et du viie siècle, la memoria – accueillant les tombeaux
inhumer ad sanctos, c’est-à-dire au le moine irlandais Colomban († 615) des ancêtres et développant une litur-
plus près des reliques des saints. Le pérégrinant dans les royaumes gie des morts destinée à glorifier le
centre de pèlerinage le plus important mérovingiens, initia une nouvelle vague lignage aristocratique. Cela partici-
de la Gaule resta longtemps la cité de fondations : abbé charismatique, pait d’une tentative d’appropriation du
de Tours abritant les reliques de son il importa en Gaule un modèle de sacré par les puissants qui, entre le viie
saint-évêque et fondateur de l’abbaye piété monastique différent, valorisant et le ixe siècle, firent progressivement
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 19
des communautés monastiques sacralité de la lignée aristocratique et à les monastères constituèrent donc des
– gardiennes des reliques – les légitimer d’autant sa domination. points d’ancrage du pouvoir aristocra-
gardiennes du souvenir de leurs À la fin du viiie siècle se développèrent tique, à partir desquels se dévelop-
ancêtres : en échange de dons faits en outre de vastes associations de pèrent de vastes réseaux clientélaires
pour « le remède de leur âme », les prières, des fraternités monastiques, sur lesquels les grandes familles
donateurs profitaient des messes et qui aboutirent à une véritable mise en s’appuyaient : ainsi du monastère
des prières dites par les moines et réseau de la célébration des morts : des Pippinides fondé en 648-649 à
moniales, qui devaient leur assurer, des « livres de vie » circulaient entre Nivelles par Itte, la femme de Pépin Ier
ainsi qu’à leurs proches, le salut éter- les monastères, dans lesquels étaient de Landen.
nel. La proximité, au sein du monas- inscrits les noms des donateurs pour
tère, entre reliques des saints et corps lesquels il convenait de prier en com-
des ancêtres, visait ainsi à assurer la mun. Par l’intermédiaire de la memoria,
Utrecht
St-Sauveur
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St-Bavon ut Aldeneik Susteren
St-Pierre ca Hersfeld
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Voyages de saint Albi Arles
Colomban (v. 540-615) St-Sauve St-Pierre
Toulouse St-Jean
St-Saturnin Lérins
Fondation des monastères
avant 500 Agde Marseille Mer
St-André St-Victor
au VI siècle
e Médit erra n ée
Du royaume carolingien
à l’empire de Charlemagne
S’étendant de la mer du Nord à la Méditerranée et de l’Atlantique à l’Elbe, l’Empire carolingien
à la mort de Charlemagne couvre un territoire de 1,2 million de km2, pour une population
de plus de 10 millions d’habitants. « Charles le Grand » est comparé à un nouvel Auguste
ou un nouveau Constantin : il est celui qui a reconstitué l’Empire. Une œuvre tant militaire,
qu’administrative et idéologique.
Me r Elb Od
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Magdebourg
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ANGLO-SAXONS Utrecht Hildesheim
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Royaume
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Rome
M arche L’empire de Charlemagne Les lieux de pouvoir
d’ Es p agn e
Èb Limite de l’empire en 814 Capitale de l’empire Duché
re
Cœur du monde franc Palais impérial de Bénévent
Barcelone
ÉMIRAT Région d’administration directe
DE CORDOUE Les réseaux de l’Église
Royaume autonome Siège épiscopal
Me r
Mé dit e rran é e
Marche Grande abbaye
Zone d’influence carolingienne 100 km
Source : L’Histoire, n° 406, décembre 2014.
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 21
PALAIS D’AIX-LA-CHAPELLE
Constructions carolingiennes
conservées
Limites du palais carolingien
Tracé des rues romaines
Bâtiments
en colombage Ga Aula
ou en bois ler palatina
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Atrium Bâtiment
annexe Thermes
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Avant-corps palatine Thermes
encadré de impériaux
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deux tourelles
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d’escalier
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Fondations
Bâtiment des thermes
annexe romains
céleste. Un poème anonyme antérieur Charlemagne entre 774 et 787 : doté à son tour l’organisation du palais sur
à 800 faisait ainsi de Charlemagne un d’une longue colonnade en demi- le modèle d’une « maison royale »,
« nouvel Auguste régnant dans la nou- cercle, fermée par une basilique (aula où l’archichapelain et les grands offi-
velle Rome ». regia) de près de 40 mètres de long, ciers – chambrier, chancelier, comte
il témoigne également de l’influence du palais, sénéchal, bouteiller, conné-
De ordine palatii de l’architecture antique. En 823, il table, trésorier – avaient pour mission
L’installation définitive de Charlemagne accueillit la cour de Louis le Pieux à de servir la personne du roi autant que
à Aix-la-Chapelle à partir de 807 venait l’occasion du baptême du roi danois d’administrer le royaume. Les palais
donc rompre avec une tradition pala- Harald. De cet événement, le poète carolingiens s’apparentaient à de
tiale franque polycentrée. Sous ses Ermold le Noir laissa les descriptions véritables cités royales : au xie siècle
successeurs, néanmoins, d’autres de rituels et d’une société de cour encore, Compiègne transformée sur le
palais continuèrent à recevoir le faste rigoureusement ordonnés. L’évêque modèle d’Aix-la-Chapelle par Charles
impérial, tel celui d’Ingelheim – à Hincmar de Reims, dans son traité le Chauve était parfois désignée sous
proximité de Mayence –, construit par intitulé De ordine palatii (882), décrivit le nom de Carlopolis.
24
Une réforme religieuse antiques écoles publiques qu’avait à disposition : les copies circulant du
Le projet culturel carolingien trouve son connue la période des vie-viie siècles. psautier, du missel ou des Évangiles
origine dans le constat, dressé dès le Charlemagne exigea que, dans chaque apparaissaient souvent fautives.
milieu du viiie siècle par quelques monastère et diocèse, des écoles Quelques clercs savants se mirent
élites cléricales, d’une maîtrise insuffi- soient ouvertes où l’on apprit à lire dès lors en quête de copies fiables
sante du latin par le clergé du royaume aux enfants. La mesure, régulièrement – souvent du côté de l’Italie – ou
franc. La première renaissance caro- répétée durant le ixe siècle, eut néan- entreprirent, comme Alcuin et
lingienne s’inscrit donc dans un mou- moins un succès relatif : les évêques Théodulfe d’Orléans, de réviser le texte
vement de réforme religieuse, visant les plus impliqués contribuèrent dans biblique pour l’expurger des erreurs
à disposer de moines et de clercs leur diocèse à l’entretien d’écoles dans et interpolations accumulées avec le
qui ne trahissent pas la liturgie par les villes et villages, mais tout porte à temps. Cette entreprise de correction
leur ignorance. Le chapitre 72 de la croire que le maillage scolaire resta du fonds textuel chrétien eut pour effet
célèbre Admonitio generalis, promul- fort lâche. Surtout, la réforme monas- de stimuler l’unification liturgique de
guée par Charlemagne en mars 789, tique initiée par Benoît d’Aniane en 817 l’Église franque sur le modèle romain.
fixait ainsi une double orientation à ce réserva finalement les écoles monas- Partant, cette « renaissance caro-
projet de rénovation. En premier lieu, tiques aux seuls apprentis moines, lingienne » affirmait le monopole de
cela passait par la restauration du pay- au détriment des autres. Le second l’Église sur la culture.
sage scolaire, après la raréfaction des point concernait la fiabilité des textes
L’« Académie palatine »
L’« ACADÉMIE PALATINE » OU L’ENTOURAGE LETTRÉ La maîtrise du latin apparaissait aussi
DE CHARLEMAGNE ET LOUIS LE PIEUX comme une nécessité à la bonne admi-
nistration de l’empire. Charlemagne
entretint donc une école au sein de son
palais, destinée à former les scribes de
IRLANDE ÎLES sa chancellerie, mais aussi à éduquer
Clément Scot BRITANNIQUES
actif de 796 à 820 Alcuin une partie de l’élite aristocratique :
v. 735–804 à la fin du ixe siècle, l’historiographe
Dicuil
actif de 802 à 825 Fridugise Nokter le Bègue laissa l’image idéa-
actif de 782 à † 834 lisée d’un roi y corrigeant lui-même
Dungal
actif de 804 à 827 les travaux des jeunes gens de haute
ESPACE FRANC naissance. La direction de l’école
Angilram Amalaire de Metz
actif de 784 à † 791 v. 775–850 palatine fut d’abord confiée au clerc
anglo-saxon Alcuin (v. 735-804). Autour
Eginhard Hilduin de Saint-Denis
v. 770–840 775–840/844 ITALIE de lui, et à l’initiative de Charlemagne,
Angilbert Smaragde de Saint-Mihiel Pierre de Pise vinrent s’agréger de brillants savants
† 814 v. 780–v.830 v. 744–799 venus de toute l’Europe : Théodulfe
Adalhard de Corbie Jonas d’Orléans Paul Diacre (v. 760-821), originaire d’Espagne ; les
v. 751–826 av. 780–843 720/730–799
Italiens Paul Diacre (720/730-v. 799),
Paulin d’Aquilée Pierre de Pise (v. 744-799) et Paulin
ESPAGNE 730/740–802
Théodulfe d’Orléans d’Aquilée (730/740-802) ; l’Irlandais
v. 760–820 Fardulf
Clément, qui prit la succession d’Alcuin
à la tête de l’école ; les Francs Angilbert
(v. 745-814) ou Éginhard (v. 770-840).
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 25
Lan-Carvah
MERCIE Utrecht
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Canterbury Cologne Hersfeld
Aix-la-Chapelle Fulda
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L sur-Loire Dijon Besançon
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Foyers intellectuels MARCHE
et artistiques D ’ E S PAG N E Mont-Cassin
Évêché Gérone Mer Mer
Èb Urgel Tyrrhénienne
re Médit erranée
Monastère Barcelone
Limite de l’empire
au début Tolède ÉMIRAT
Source : M.-P. Laffitte, C. Denoël, M. Besseyre,
Trésors carolingiens : livres manuscrits de Charlemagne
du IXe siècle DE CORDOUE 200 km à Charles le Chauve, Paris, BnF, 2007.
Alcuin n’hésita pas à qualifier d’« aca- Les productions manuscrites les manuscrits qui permirent, de la
démie palatine » ce cercle de savants, des scriptoria seconde moitié du viiie siècle à la fin
réactivant ainsi les références cultu- Les renaissances carolingiennes furent du ixe siècle, une diffusion accrue de
relles antiques, autant qu’il contribua à surtout d’intenses périodes de produc- l’écrit auprès des élites carolingiennes.
réinstaller la maîtrise des arts libéraux tion et de circulation de manuscrits. Les innovations furent nombreuses
antiques – trivium et quadrivium – au Les bibliothèques monastiques, qui façonnèrent une durable culture
cœur du dispositif culturel carolingien. qui apparaissaient de longue date livresque et visuelle en Occident : sys-
Dans la continuité de l’œuvre de son comme les conservatoires d’une tématisation de l’usage du codex et
grand-père, Charles le Chauve fit éga- culture romaine christianisée, se firent du parchemin, recours abondant à
lement de sa cour un foyer intellectuel, ainsi les principaux relais des préten- l’enluminure, invention d’une nouvelle
que fréquenta entre autres Jean Scot tions royales en matière culturelle. écriture, plus lisible, dite « minuscule
Érigène (v. 810-877). Le palais carolin- Dans les scriptoria – c’est-à-dire caroline » (v. 770-780). Le palais impé-
gien apparaissait donc comme le point les ateliers de copistes et d’enlumi- rial abrita lui-même un scriptorium qui
de convergence d’influences culturelles neurs – des prestigieux monastères se montra très actif durant le règne de
irlandaises, espagnoles, italiennes et de Tours, Fleury, Corbie, Saint-Riquier, Charles le Chauve.
franques, mises au service d’un ordre Reims, Metz ou encore Saint-Gall,
politique chrétien et impérial. des moines s’appliquèrent à produire
26
Jouy-en-Josas 10 km
Maisons-Laffitte
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(Étaples) aut Thiais Villeneuve-
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Chavannes (Breuil-Bois-Robert) St-Germain-lès-Corbeil
St-Germain- Coudray-Montceau Morsang-
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St-Germain-des-Prés
St-Germain- Neuilly- Prunay- Nogent-l’Artaud
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Boissy-Maugis Troyes
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Béconcelle (Béhoust) St-Jean
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Blois Chalo- oire sur-Loing St-Ursanne
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OCÉAN
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Centres domaniaux décrits dans le
Polyptyque d’Irminon (sans les satellites)
Autres domaines cités dans le Polyptyque
d’Irminon
Source : K. Elmsäuser, A. Hedwig, Studien Possessions attestées dans le reste de la
zum Polyptychon von Saint-Germain-des-Prés, St-Germain- documentation, années 780-870
Bölhau, Cologne,Vienne, Weimar, 1993 de-Lusignan Limite du royaume de Francie occidentale
in J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire
de France, Paris, Éditions Autrement, 2011. 100 km en 843
L’organisation système de mise en valeur des terres En témoigne, à partir des années
du grand domaine tend à s’imposer, que l’on désigne 810-820, la mise en forme d’inven-
L’exploitation des terres agricoles sous le nom de régime domanial. Il taires des terres, des productions,
durant le haut Moyen Âge a pour partie accompagne une volonté de rationa- des hommes et des redevances que
hérité du système latifundiaire romain, lisation de la gestion des terres initiée l’on nomme – en raison de leur aspect
fondé sur l’unité d’exploitation qu’était par leurs propriétaires, afin de gagner formel constitué de plusieurs mor-
la villa. Néanmoins, durant les dernières en efficacité économique et d’assurer ceaux de parchemins assemblés –
années du viiie siècle, un nouveau un meilleur contrôle social des paysans. des polyptyques : ces documents,
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 27
presque tous d’origine monastique, La complexité de l’organisation doma- idée est à présent largement nuan-
constituent avec l’archéologie une niale réside principalement dans la cée, les historiens préférant souligner
source d’informations essentielle pour superposition des différents statuts le dynamisme de l’économie domaniale
comprendre l’organisation de ces juridiques de la terre et des hommes : et parler d’une « première croissance
vastes exploitations ouvertes pouvant un manse peut ainsi être « ingénuile » – européenne » à l’époque carolingienne.
couvrir des milliers d’hectares. Ainsi, c’est-à-dire libre – ou « servile », ce qui Malgré quelques améliorations tech-
le polyptyque initié par l’abbé Irminon a des conséquences sur sa superficie niques, comme l’usage plus systéma-
de Saint-Germain-des-Prés (823-828) et la nature des redevances qui pèsent tique de fumure pour enrichir le sol,
ne décrit-il pas moins de vingt-cinq sur lui ; de même, les paysans qui les la diversification des cultures céréa-
domaines appartenant à l’abbaye pari- exploitent peuvent être libres, des lières dont le recours aux céréales
sienne, couvrant près de 50 000 hec- esclaves ou des dépendants, c’est-à- de printemps permettant une rotation
tares, répartis principalement dans le dire libres juridiquement mais attachés triennale dans la mise en valeur des
Bassin parisien et en Normandie. à une terre du maître. Au ixe siècle, terres, ou l’introduction progressive de
L’organisation de ces domaines il n’y a souvent plus d’adéquation la charrue pour les terres septentrio-
était double : la réserve était dédiée juridique entre le statut de la terre et nales, les rendements restaient faibles,
à l’usage propre du seigneur, tan- celui de ses exploitants : ainsi, dans les la plupart du temps inférieurs à deux
dis que les manses correspondaient domaines de Saint-Germain-des-Prés grains produits pour un semé. Pour
à des petites unités sur lesquelles on dénombre 14,1 % de manses ser- autant, les grands domaines carolin-
étaient établies des familles paysannes viles pour seulement 10 % de popula- giens ne consommaient pas la tota-
dépendantes. La réserve, qui couvrait tion servile. lité de ce qu’ils produisaient. C’était
généralement entre un quart et un tiers Cette complexification est le fruit notamment le cas de leur production
du domaine, accueillait la résidence d’une certaine fluidité sociale entre les viticole qui constituait une part essen-
du maître – ou plus généralement de catégories qui se traduit par la dispa- tielle des échanges.
son régisseur. Elle était entourée de rition progressive du statut le moins La fréquente dispersion des patri-
bâtiments agricoles de stockage et enviable, celui d’esclave : on estime moines domaniaux, à l’image de celui
d’ateliers, de quelques cabanes abri- alors entre 5 et 15 % la population de Saint-Germain-des-Prés, néces-
tant des esclaves domestiques, le tout servile dans les campagnes du nord sitait la mise en place de réseaux
formant ce qui était désigné sous le de la Gaule. Au contraire, le statut de de transports couvrant des milliers
nom de « cour » (curtis). Mais celle-ci paysan libre progresse car il constitue de km2, qui servirent aussi de voies
comprenait également de vastes éten- l’assise sociale de l’organisation poli- commerciales pour écouler ces sur-
dues de terre arable – nommée la cou- tique du monde carolingien : être libre, plus. La localisation des domaines
ture – destinée à la céréaliculture, des c’est avoir accès à l’ensemble des germanopratins à proximité des cours
vignes, ainsi que des prés et des bois, droits et des activités publics, mais d’eau – principalement de la Seine et
permettant un élevage extensif, notam- c’est aussi pouvoir prêter serment au ses affluents – permettait aux bateaux
ment porcin, et l’apport de matières roi, participer à l’armée et siéger au de l’abbaye d’assurer le convoyage
premières indispensables. tribunal comtal. des productions agricoles vers Rouen,
En 808, un capitulaire promulgué mais aussi vers Amiens par la Somme,
Statuts et conditions de vie par Charlemagne prévoyait que tout Maastricht sur la Meuse, jusqu’à
des paysans homme libre propriétaire d’au moins Dorestad par le Rhin.
La superficie des manses variait de quatre manses réponde à la convo- Si la monnaie semble encore loin d’ir-
quelques dizaines d’ares à quelques cation à l’ost ; ceux possédant des riguer l’économie, cela n’empêche
hectares : théoriquement, celle-ci exploitations plus réduites devaient se aucunement l’apparition de marchés,
devait correspondre aux besoins de la regrouper pour atteindre ce seuil de tant au niveau local qu’à plus grande
famille qui l’exploitait. On y trouve une contribution militaire : le manse était échelle, vers lesquels convergent
petite maison de bois et de chaume, ici entendu comme une unité fiscale, des marchands dont la profession
quelques cabanes et infrastructures sur la base de laquelle était également commence aussi à se structurer. Des
de stockage – grenier, silos –, un pré établi le montant de l’hostilicum, une bourgs nouveaux apparaissent à proxi-
et des champs, ainsi qu’un potager – redevance perçue par les propriétaires mité des riches abbayes ou des sites
dans lequel étaient cultivés fèves et des domaines au titre de leur contribu- de portus qui se développent à l’inter-
légumineuses –, quelques arbres frui- tion financière au service d’ost. face des trafics fluvial et maritime, à
tiers et parfois une petite vigne. Les l’image de celui de Quentovic (Étaples),
tenanciers devaient en contrepartie L’économie carolingienne situé au débouché de la Canche sur la
participer à l’exploitation de la réserve Longtemps on a cru voir dans Manche. L’amorce d’un développe-
du maître ou au convoyage des pro- l’organisation domaniale de la produc- ment urbain était rendue possible par
ductions, au titre des corvées, s’ac- tion agricole le reflet d’une économie l’essor de l’économie domaniale.
quitter du paiement de redevances, « froide », d’autosubsistance, dans
notamment d’une capitation – une taxe laquelle les échanges seraient réduits
à caractère personnel. et la circulation monétaire faible : cette
28
La naissance de la Francie
occidentale
Que l’unité territoriale de l’Empire carolingien fut maintenue jusqu’en 843 résulte du fruit du hasard :
dès 806, Charlemagne avait prévu un partage entre ses trois fils, mais c’est finalement Louis,
seul survivant des trois, qui hérita de l’ensemble en 814. La question du partage restait d’actualité,
seulement repoussée d’une génération, avec une difficulté supplémentaire : si les royaumes
se partagent, ce n’est pas le cas du titre impérial.
L’héritage de Charles à contenir les prétentions de ses fils, plus en plus isolé, dut se résoudre à
Troisième fils de Charlemagne et roi leurs manœuvres auprès de l’aristo- négocier. L’accord conclu à Verdun en
d’Aquitaine depuis 781, Louis avait cratie franque finirent par isoler l’em- août 843 – aucun écrit ratifié n’a été
survécu à ses frères Pépin († 810) et pereur. À Compiègne en octobre 833, conservé qui permettrait de parler de
Charles († 810), avant d’être couronné contraint par Lothaire et une assem- « traité » – établissait la coexistence de
empereur des mains de son père blée d’évêques l’ayant rallié, Louis le trois royaumes, dans un empire dont
en 813 et associé au trône jusqu’à Pieux fut déposé et condamné à faire Lothaire restait le titulaire : à l’est du
la mort de ce dernier. Il semble que pénitence publique. Le triomphe de Rhin, la Francie orientale, dévolue à
Charlemagne n’avait initialement pas Lothaire fut toutefois de courte durée : Louis le Germanique ; à l’ouest d’une
songé à transmettre le titre impérial trop conscients de son ambition à ligne formée par les quatre fleuves du
qu’il estimait attaché à sa personne. s’arroger seul le pouvoir impérial, ses Rhône, de la Saône, de la Meuse et de
Louis bénéficia donc de circonstances frères réinstallèrent leur père sur le l’Escaut, le royaume de Francie occi-
favorables et mena une politique active trône dès mars 834. dentale de Charles le Chauve ; entre les
de réformes et de maintien de l’unité deux, une longue bande centrale allant
de l’empire. Son règne inaugure une Le partage de 843 de la mer du Nord à la Méditerranée, la
cléricalisation sans précédent du gou- À la mort de Louis le Pieux, en juin 840, Francie médiane de Lothaire.
vernement impérial, qui lui valut d’être rien n’avait été véritablement réglé. Les
surnommé Louis le Pieux : réformateur projets de partage s’étaient succédé L’impossible résistance
de l’Église et du monde monastique, au gré des retournements d’alliance aux Normands
entouré de prélats qui le conseillent, il entre les fils et leur père, le dernier Bien que sorti victorieux de ce rapport
conçoit l’empire comme l’expression datant de mai 839 : Pépin mort l’an- de force, le jeune roi de Francie occi-
politique de la chrétienté, où corps née précédente, son héritage fut pour dentale eut, durant tout son règne, à
politique et corps ecclésial ne font partie transféré à Charles, méconten- faire face aux turbulences d’une aris-
qu’un et où l’empereur est un ministre tant cette fois les héritiers de Pépin. tocratie franque toujours prompte à
de Dieu, agissant sous son regard pour Lothaire profita donc de la mort de contester son autorité, notamment
le bien commun. De cette idée décou- son père pour prétendre à nouveau en Aquitaine et en Septimanie. Dès
lait une conception unitaire de l’empire à la totalité du royaume, ainsi qu’au novembre 843, il avait concédé, lors
que Louis voulut préserver en réglant, titre impérial. Il se heurta cependant d’une assemblée réunie à Coulaines,
dès 817, sa succession : s’il était prévu, aux armées de Louis et de Charles qui une série de garanties aux Grands,
dans cette Ordinatio imperii, que le firent front commun et lui infligèrent inaugurant ce que certains historiens
royaume franc serait partagé entre ses une lourde défaite à Fontenoy-en- ont qualifié de royauté contractuelle.
trois fils, seul l’aîné, Lothaire, hériterait Puisaye (25 juin 841). Surtout, le problème normand,
du titre impérial. Lothaire s’étant réfugié à Aix-la- apparu sur les côtes nord-occiden-
Cet édifice fragile et déjà contesté le Chapelle, les deux frères le poursui- tales dès les années 810, devenait de
fut plus encore lorsque Louis donna virent. À Strasbourg, au début de plus en plus pressant. Ces « hommes
naissance en 823 à un quatrième fils, l’année 842, ils échangèrent – ainsi du Nord », principalement des Danois,
issu d’un second mariage et bap- que leurs armées respectives – un s’étaient contentés jusque dans les
tisé comme son grand-père, Charles. serment d’entraide resté célèbre pour années 840 d’effectuer quelques
Ses frères aînés – Lothaire, Louis avoir été prononcé en deux langues : razzias en bordure de littoral, avant
et Pépin – refusèrent tout nouveau un dialecte roman, majoritairement d’installer des bases aux embou-
projet de partage et se révoltèrent, parlé dans les armées de Charles, chures des fleuves d’où ils menèrent
en 830, contre leur père. Si Louis le et un dialecte germanique, commun des expéditions plus lointaines, en
Pieux réussit dans un premier temps aux soldats de Louis. Lothaire, de remontant les cours d’eau. Malgré
LA LONGUE DURÉE DE LA GAULE ET LE ROYAUME DES FRANCS • 29
use
St-Omer Cologne THURING E
Me
Meersen
aut
Manche Corbie Esc Herstal Aix-la-Chapelle Partage du traité de Meersen
Saucourt Arras en 870
881 AU S TRA SIE
St-Quentin Limite de royaume en 888
FR AN C I E Compiègne Mayence
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Beauvais
os
Pont-de-l’Arche Limite séparant la Bourgogne
M
Soissons
St-Clair-sur-Epte Auvers Reims et la Provence jusque vers 940
Marc he No rma n d i e St-Denis M
Rhin
de Breta g n e a Metz
Paris Isles- rne Montfaucon État constitué par les Normands
Rennes Le Mans Charenton lès-Villenoy 888 Ratisbonne aux Xe et XIe siècles
Brissarthe Troyes Strasbourg
866 N EU S TR I E B AV IÈRE D an
Orléans A LÉMA NIE
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ATLANTIQUE March e
Lyon LOMB ARDIE du Frioul
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Barcelone Rome
Fortification construite Mer Duch é de
au IXe siècle (enceinte B é né ve nt
urbaine, monastère fortifié, Méditerranée
place forte, pont fortifié)
Limite atteinte par les
incursions normandes Mer
Raids normands Ty r r h é n i e n n e
(VIIIe-Xe siècle)
Raids sarrasins et
incursions arabes Sources : J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010 ;
J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire de France, Paris, Éditions Autrement, 2011 ;
Raids hongrois M. Balard, J.-P. Genet, M. Rouche, Le Moyen Âge en Occident, Paris, Hachette, 1990. 200 km
une tentative de mise en défense Le siège de Paris un lourd tribut et le droit de passage
du royaume, dans les années 860-880, En 885-886, Paris, qui constituait un jusqu’à la Bourgogne. Malade et ayant
ces petits groupes de marins mobiles verrou défensif sur le cours de la Seine, perdu la légitimité des armes, l’em-
et légers prenaient régulièrement décida toutefois de résister. L’épisode pereur mourut en 888, laissant l’aris-
de vitesse la lourde cavalerie caro- fut rendu célèbre par le récit empha- tocratie pourvoir à sa succession et
lingienne. Les villes et les riches éta- tique qu’en laissa un moine de Saint- choisir, pour la Francie occidentale, le
blissements religieux, sous la menace Germain-des-Prés nommé Abbon : héros de la résistance parisienne. Pour
du pillage, furent durablement la résistance héroïque des Parisiens, la première fois depuis 751, ce n’est
contraints de verser des tributs menée par l’évêque Gauzlin et le comte pas un Carolingien qui montait sur un
(danegeld) à ces Vikings pour qu’ils Eudes, fut trahie par l’empereur caro- trône héréditaire, mais un Robertien, le
se détournent d’eux. lingien, Charles le Gros, qui accorda comte Eudes de Paris, qui est était élu
finalement au chef Viking, Siegfried, par les Grands du royaume.
30
31
La féodalité
dans le royaume
capétien
Objet de fascination ou repoussoir historique, les temps
féodaux constituent le réservoir principal des images d’Épinal
dessinant un Moyen Âge peuplé de châteaux oppressants,
de preux chevaliers, d’épiques croisades, de paysans laborieux
et de moines austères. D’un point de vue historiographique
cependant, cette période n’a cessé de se dépouiller de ses
lieux communs pour progressivement se révéler dans toute
sa complexité anthropologique. Elle n’est plus, aux yeux
des historiens, ce temps d’anarchie, ce miroir inversé de
notre temps, que l’on prend volontiers à témoin pour souligner
que « l’on n’est plus au Moyen Âge ». Aussi les historiens
préfèrent-ils parfois parler des féodalités ou de la féodalisation,
pour insister sur le caractère multiple, dynamique et progressif
des transformations sociales de la société occidentale entre
les ixe et xiie siècles. Temps de domination des aristocraties
guerrières et cléricales sur la terre et les hommes, la féodalité
est synonyme d’avènement d’une nouvelle société d’ordres.
32
Le royaume capétien
autour de l’an mil
Lorsque Hugues Capet monte sur le trône en 987, cela fait un siècle que son lignage
– les Robertiens – préside, plus ou moins directement, au destin du royaume. Hugues
n’est donc pas à proprement parler un homme nouveau, mais bien davantage le représentant
d’une des grandes familles qui firent profit de l’érosion du pouvoir carolingien. Pourtant, de
ces princes qui s’affirmèrent autour de l’an mil, le Capétien n’est sans doute pas le plus puissant.
L’avènement des Capétiens été couronné roi des Francs, et, dès vinrent s’agréger nombre de comtés
L’élection d’Eudes sur le trône des décembre, il fit sacrer son fils Robert, du centre du royaume : en 1010, le
Francs en 888 constitue une triple qu’il associa au trône jusqu’à son duc Guillaume V le Grand (993-1030)
rupture : elle voit l’avènement d’un roi propre avènement en 996. n’hésita pas à se donner le titre de
n’appartenant pas à la lignée carolin- « monarque de toute l’Aquitaine ». Sa
gienne ; elle réactive l’usage de l’élec- Le roi face à puissance était telle qu’il semble que
tion par les Grands face au principe la concurrence des princes les Grands de Germanie lui aient pro-
héréditaire ; elle consomme une diver- Fruits du rapport de force entre posé la couronne impériale en 1024,
gence progressive entre la Francie les Grands et les Carolingiens, les lui qui n’était théoriquement qu’un
occidentale et la Germanie. Mais les Capétiens héritèrent d’un équilibre comte soumis à l’autorité du roi capé-
Robertiens ne sont pas arrivés là par politique favorable à l’aristocratie. tien. Citons encore le comte Eudes II
hasard : Robert le Fort († 866), issu de Cette conquête d’autonomie progres- de Blois (1004-1037) qui, s’imposant
l’aristocratie rhénane, s’était vu confier sive des princes avait été favorisée par contre l’autorité royale sur les comtés
la défense des comtés du Val de Loire les décisions prises dès le ixe siècle par de Troyes et Meaux, prit ainsi en étau
contre les Vikings et son fils Eudes le roi Charles le Chauve : soucieux de le petit domaine capétien, ramassé
(† 898) celui de Paris. Hommes de s’assurer la fidélité des Grands de son autour de Paris, Orléans et Sens. Dans
confiance des Carolingiens, ils parta- royaume, il avait, à l’occasion d’une les territoires qui ne relevaient pas
gèrent le pouvoir avec eux pendant un grande assemblée réunie à Coulaines directement du domaine royal, le roi
siècle, agissant comme des faiseurs de en 843, abandonné le pouvoir de des- n’avait finalement d’autorité que celle
rois, quand ils ne devenaient pas rois tituer les comtes de leur charge. Il que lui reconnaissaient les princes.
eux-mêmes : à sa mort, Eudes réins- inaugurait ainsi une forme de royauté
talla le Carolingien Charles le Simple contractuelle, dont un nouveau jalon L’introuvable basculement
sur le trône, lui-même remplacé en fut posé avec le capitulaire de Quierzy féodal
922-923 par le frère d’Eudes, le « duc (877), dans lequel le roi renonçait à Jusqu’à récemment, l’idée que l’on se
des Francs » Robert. empêcher la transmission héréditaire faisait de l’an mil était celle d’une rup-
Son fils, Hugues le Grand († 956), fut des honores. ture historique, d’une « mutation » de
le principal artisan de l’élection du Comme en témoignent les titulatures la société aboutissant à l’avènement
Carolingien Louis IV, en 936, recevant alors employées par certains de ces d’une féodalité synonyme de dégra-
en échange le titre de « second dans comtes, la fonction comtale, progres- dation des pouvoirs centraux et de
tous nos royaumes ». L’élection qui se sivement patrimonialisée, devenait privatisation de la force publique par
déroula à Senlis en mai 987 et qui per- moins acquise par l’autorité du roi que des guerriers se constituant en cheva-
mit à son fils, Hugues Capet, d’obtenir « par la grâce de Dieu ». En outre, les lerie. Ce paradigme a pourtant été for-
la couronne royale n’était finalement derniers Carolingiens avaient récom- tement nuancé. Il postulait en effet un
que l’ultime acte d’un long jeu d’alter- pensé certains d’entre eux en leur ordre carolingien assimilable à un État
nance qui avait émoussé la légitimité concédant de vastes commande- moderne, où les lois écrites auraient
dynastique carolingienne. À l’instiga- ments, à l’échelle de plusieurs comtés été uniformément appliquées sur le
tion de l’intrigant évêque Adalbéron constitués en duchés, formant la base territoire et où les agents royaux se
de Reims, le Carolingien Charles de territoriale de véritables ambitions seraient comportés en fonctionnaires
Basse-Lotharingie était écarté du trône princières. fidèles.
au profit du Capétien. Pour faire face Le cas le plus emblématique est En réalité, l’exercice du pouvoir caro-
aux contestations d’un « parti » caro- sans doute celui du duché d’Aqui- lingien était déjà largement dépen-
lingien, Hugues se fit sacrer à Noyon taine, fondé en 909 au profit de dant de la collaboration rugueuse des
en juillet, là où Charlemagne avait Guillaume le Pieux et dans lequel puissants lignages locaux et de leurs
LA FÉODALITÉ DANS LE ROYAUME CAPÉTIEN • 33
guerriers à cheval, qui n’hésitaient plupart du temps de moines ou de « mutation de l’an mil », mieux vaut
pas à exercer une domination vio- clercs engagés dans une compétition donc considérer un long processus de
lente sur les populations, sans que de pouvoir avec les milites, cherchant féodalisation de la société s’étendant
l’on sache toujours très bien au profit ainsi à les discréditer. La domination du ixe au xiie siècle, se traduisant par
de qui elle s’exerçait. chevaleresque, la justice seigneu- une érosion des autorités centrales,
De même, il convient de se méfier de riale ou l’image que l’on se faisait de tant royales que princières, au profit de
la rhétorique employée dans la docu- la société féodale ne différaient pro- pouvoirs locaux qui se sont approprié
mentation qui décrit à l’envi les exac- bablement pas beaucoup de ce que le droit de ban.
tions de seigneurs châtelains sur le l’on pouvait observer à la fin de la
pays environnant : celle-ci émane la période carolingienne. Plus que d’une
Mer Bruges
du Nord Gand
Comté de ut
ca
ROYAUME D’ANGLETERRE Es
Lille Tournai
Montreuil Flandre DUCHÉ
Manche Comté de Ponthieu DE LORRAINE
Cambrai
Corbie Comté de
Vermandois
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Laon Attigny
M
Rouen Beauvais
1 Reims Verdun
Bayeux
Duché de 2 3 Metz
Senlis Marne Châlons
Normandie Poissy Meaux
Paris Comté
M
Dreux 4 Toul
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Mortagne Corbeil
se
Comté de Chartres de Troyes
Comté Bellême Melun Troyes
Bretagne Rennes de
Comté Sens
Comté du Maine 5
7
Orléans
Se
Rennes
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Langres
Com t é Comté
Comté de Tours Blois d’Auxerre Duché de
Angers
Nantes Loire Blois Sancerre Dijon
Nantes d’ A njou Bourges
Besançon
Comté de
Issoudun Nevers 8
OCÉAN Déols Bourgogne
Comté de Poitiers
Poitou Seigneurie
ATL ANTIQUE Duché
Saône
Comté de Gâtinais
Rhône
5
Gévaudan
6 Comté de Tonnerre Comté de
7 Comté de Bar-sur-Aube Com t é Rodez
8 Comté de Chalon-sur-Saône D u c h é Agen Rouergue
de Albi
Ga
de Marquisat
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G a s c o g n e Auch
ne
Toulouse Arles
L’âge de la seigneurie
La domination de la terre et des hommes reste, tout au long du Moyen Âge, la clef essentielle
du pouvoir, et la structure fondamentale de cette domination est, à partir du xe siècle, la seigneurie.
À la fois cadre d’exploitation des ressources agricoles et espace du contrôle social, la seigneurie
constitue la matrice des croissances économique et démographique des campagnes et des villes,
dont les premiers effets se font sentir dès le xe siècle.
Émergence et polysémie une tour forte (turris), dont la verti- évolution du système vassalique du
de la seigneurie calité matérialise la domination sur haut Moyen Âge, où un homme se
Le terme « seigneur » (senior), concur- le territoire alentour, ils présentent « recommandait » à un plus puissant
remment employé avec le terme généralement un logis (camera), une pour obtenir sa protection : à partir
« maître » (dominus), recouvre une grande salle (aula), voire une chapelle du xe siècle, la cérémonie d’entrée en
acception tant domestique et fami- (capella), ainsi qu’une basse-cour fer- vassalité est parfois qualifiée d’« hom-
liale que sociale et politique. Ceci mée par une enceinte. Autour d’eux mage », insistant ainsi sur le geste de
explique que la notion de seigneurie se s’affirmèrent de nouveaux lignages dédition de soi des vassaux à leurs
laisse difficilement réduire à la double qui, comme l’avaient fait les princes seigneurs.
acception de « seigneurie foncière » avant eux, œuvrèrent à la patrimoniali- La succession des gestes manifestait
– renvoyant au contrôle de la terre – sation de ces forteresses publiques et le lien ainsi créé : le vassal à genoux
et « seigneurie banale » – désignant renforcèrent ainsi la nature masculine plaçait ses mains jointes dans celles
le cadre d’exercice du droit de ban, et guerrière de la domination aristo- de son seigneur (immixtio manuum),
c’est-à-dire de l’autorité publique. Les cratique. Symboles d’une soumission s’engageait à le servir, avant de se
structures du pouvoir seigneurial sont fiscale et judiciaire à des châtelains de relever et d’échanger avec lui un bai-
en effet largement conçues comme la plus en plus autonomes vis-à-vis de ser de paix (osculum). Après avoir reçu
domination d’un chef de lignage aris- leur autorité de tutelle, ces châteaux de son vassal un serment de fidélité,
tocratique sur une « maison » (domus) se multiplièrent encore au tournant du le seigneur procédait à l’investiture
ou une « famille » (familia), au sein de xie et du xiie siècle, et jusqu’à la fin du du fief, symbolisé par la remise d’une
laquelle les hommes qui lui sont sou- xiie siècle. motte de terre, d’une gerbe de blé ou
mis sont « ses » hommes. La distinc- d’une bourse, dans le cas d’un fief-
tion entre emprise économique et Le système féodal rente. Par le recours régulier à ce sys-
commandement public peut donc être La seigneurie castrale fut donc un tème de relations féodo-vassaliques,
ténue au sein de la seigneurie, les deux élément essentiel de la mise en place les seigneurs se constituèrent ainsi des
pouvant même se superposer. de la féodalité. Ce système d’organi- suites guerrières, gravitant autour des
L’émergence de la seigneurie tient à un sation sociale fondé sur le serment châteaux, recrutées au sein de cercles
double processus, inauguré dès la fin tire son nom des biens qui étaient aristocratiques plus ou moins larges.
du ixe siècle, d’ancrage et de morcelle- concédés par les seigneurs à ceux qui D’un point de vue territorial, le système
ment territoriaux du pouvoir aristocra- leur juraient fidélité : le fief (feodum). seigneurial s’apparentait donc autant à
tique : soit que les comtes et les princes Comme le rappelait l’évêque Fulbert de une mosaïque qu’à un jeu d’échelles,
aient concédé un fragment de leur Chartres dans une lettre qu’il adressa où les droits seigneuriaux pouvaient
domaine à un fidèle pour le récompen- vers 1020 au duc d’Aquitaine, le sys- s’empiler, voire s’enchevêtrer. D’un
ser, soit qu’ils aient localement installé tème féodal implique des relations point de vue social, les fidélités pou-
le siège d’une délégation militaire et réciproques qui engagent un homme vaient également être multiples, voire
judiciaire confiée à un officier – viguier plus puissant vis-à-vis de son vassal : se contredire. Tout ceci induisait par-
ou centenier –, ceci se traduit de plus en échange du dévouement de ce der- fois une vive compétition seigneuriale,
en plus fréquemment par l’apparition nier, qui se traduit par le fait d’apporter que les princes s’appliquèrent à réduire
de châteaux. Parfois de simples tours « aide » (auxilium) – principalement mili- à partir du xiie siècle en unifiant leurs
de bois construites sur une élévation taire – et « conseil » (consilium) à son seigneuries.
de terre – dites « mottes castrales » –, seigneur, il recevait sa protection et les
ces castra ou castella peuvent prendre, moyens nécessaires à sa subsistance, La croissance agricole
dès le milieu du xe siècle, la forme de souvent une terre concédée en fief. Si la seigneurie – laïque ou ecclésias-
véritables forteresses de pierre : outre La féodalité s’apparente donc à une tique – fut le cadre d’exercice de la
LA FÉODALITÉ DANS LE ROYAUME CAPÉTIEN • 35
on
Gris
Chaumont Vers
Guye
Boutavant Montbellet Dulphey
Malay
Lourdon Sigy Brancion Royer
Vérizet St-Hippolyte
Charolles Cluny Aynard Uxelles
La Salle Martailly
Berzé Sergy
Mazille Chazelle
e
Saôn
Clermain Salornay Taizé
Grosne
Lourdon
Châteauneuf
Cluny
Beaujeu Source : G. Duby, La société aux XIe et XIIe siècles
4 km dans la région mâconnaise, Paris, Armand Colin, 1953.
contrainte économique des seigneurs Les facteurs de la croissance sont xie-xiie siècles, le champart – ou, selon
sur les paysans, par le biais des prélè- multiples et leurs effets inégalement les régions, les terrage, gerbage,
vements, elle fut sans doute également observables selon les régions : meil- tasque ou agrier – qui était une rede-
le mode d’organisation de la produc- leur outillage lié à une plus grande vance « à part de fruits », c’est-à-dire
tion agricole qui permit la croissance utilisation du fer, diffusion de la char- proportionnelle à la récolte, variant
économique des xe-xiiie siècles. Cela rue, recours plus régulier à un système d’1/16 à 1/4 de celle-ci. En revanche,
tient au fait que la mise en place de d’assolement triennal, permettant la période du xe-xiiie siècle vit un recul
la seigneurie a permis une redistribu- d’alterner avantageusement céréales général des corvées, notamment en
tion des terres jusqu’alors rassemblées d’hiver et de printemps, ou encore raison de la réduction des réserves
dans de grands domaines fonciers et intensification des cultures techniques seigneuriales – sur lesquelles elles
un regroupement partiel d’un habi- ou issues de l’élevage, destinées à la s’effectuaient – au profit de tenures
tat paysan dispersé ; mais ceci se transformation et ayant une forte valeur paysannes plus nombreuses. Ce
fit parfois au détriment des paysans ajoutée : vigne, chanvre, lin, laine. volontarisme, tant paysan que sei-
libres détenteurs d’alleux. Les sei- De son côté, le prélèvement sei- gneurial, permit ainsi de dégager
gneurs, désireux de tirer toujours plus gneurial semble être resté suffisam- des surplus qui vinrent alimenter les
de richesses de l’exploitation de leurs ment modéré, du moins jusqu’aux marchés et soutenir la croissance
terres, encouragèrent l’extension des xiiie-xive siècles, pour ne pas pénali- démographique.
terroirs initiée par les paysans, par le ser cette croissance d’initiative pay-
recours aux défrichements, et inves- sanne : au cens, payable en nature
tirent parfois dans des équipements ou en argent, qui était une redevance
collectifs, tels que des moulins ou des fixe découlant de la possession du
pressoirs. sol par le seigneur, s’ajouta durant les
36
liturgie déambulatoire. Cette relative traditionnellement les non baptisés, exercé par ces lourdes voûtes sur les
unité de style architectural fut dési- à l’extrémité ouest, tendit à s’effa- murs latéraux conduisit à la création de
gnée au xixe siècle sous le nom d’« art cer : une conséquence architecturale coupoles ou de collatéraux renvoyant
roman ». Il se caractérise par l’affirma- de la christianisation de la société. les forces vers de solides contreforts.
tion d’un clocher – souvent placé en Si dans l’espace septentrional on L’art roman était certainement un « art
surplomb de la croisée du transept et conserva tardivement un couvrement de maçons », ce qui n’empêchait pas
de la nef –, la présence d’un transept de la nef par charpente, en Aquitaine, un certain raffinement des ornementa-
saillant – donnant à l’église une forme Auvergne, Bourgogne et Catalogne, tions murales – ainsi du recours régu-
en croix latine – et la dilatation du che- la voûte maçonnée s’imposa préco- lier à des jeux d’arcatures aveugles
vet, accueillant des chapelles rayon- cement, soit en plein-cintre, soit en – ou la sculpture d’éléments architec-
nantes elles-mêmes saillantes. berceau brisé, comme en Bourgogne. turaux – comme des tympans, pilastres
En revanche, le narthex qui accueillait La nécessité de contrebuter le poids et chapiteaux.
Mer
du Nord
Lewes vers
St-Omer ut Cologne
ca
Es
Montreuil-
vers sur-Mer
l’Angleterre Arras
Valenciennes
Abbeville
Manche
Amiens
e
ell
Me
Laon Orval
os
M
use
Rouen
Caen Royaumont Reims
Metz
M Verdun
ar
Le Mont- ne
Nancy
St-Michel
Savigny St-Martin- Paris Strasbourg
La Trappe des-Champs
Chartres Se
ine
Troyes
Clairvaux
Quimper Morimond Colmar
Orléans Pontigny Molesme
Le Mans
Rhin
Langres
Auxerre
ire
Lo
Angers Fontenay
Vézelay
ne
Cîteaux Besançon
Aulnay
Clermont
Saintes Limoges Lyon
Sauxillanges Chambéry
Ordre clunisien
Cluny vers Rome
monastères clunisiens
ro
n
ne
Ordre cistercien
Moissac Avignon
Cîteaux Nîmes Sénanque
St-Sever
Ses quatre « filles » Arles
Toulouse Silvacane Fréjus
et l’abbaye de Savigny Montpellier
assimilée Le Thoronet
Fontfroide
Autres abbayes Mer vers Rome
Lézat Narbonne
cisterciennes Roncevaux Méditerranée
Principales routes vers St-Jacques-de-Compostelle
de pèlerinage Sources : D. Méhu, « Cluny ou la lumière du monde »,
Les Collections de l’Histoire, n° 67, avril 2015 ;
Limite du royaume J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010 ;
de France au XIe siècle D. Gaborit-Chopin (dir.), La France romane au temps des premiers
100 km vers St-Jacques-de-Compostelle Capétiens (987-1152), Paris, Musée du Louvre/Hazan, 2005.
38
Cluny et Cîteaux
Entre le xe et le xiie siècle, le monde monastique fut le laboratoire ecclésiastique de l’idéal
réformateur. Dans ce paysage renouvelé, deux abbayes se distinguèrent : Cluny, fondée au
début du xe siècle, et Cîteaux, fondée à la fin du xie siècle. Deux temps de la réforme monastique,
deux lectures de la même règle bénédictine, deux ordres qui laissèrent durablement leur empreinte
dans le paysage monumental de l’Occident.
Façade
du Narthex Abbatiale Cluny III
XIIIe siècle
Chapelle
du cimetière
Chambres
pour les visiteurs Cimetière
Hospice Atrium
de Cluny II
Grandes Chapelle Chevet
écuries des visiteurs de Cluny II
Chapelle
Hospice
Cloître de l’infirmerie
Salle
Cellier capitulaire
Cloître
de l’infirmerie Infirmerie
Cuisine
Écuries Réfectoire
Boulangerie
Cloître Dortoir
du noviciat (à l’étage)
Noviciat 20 m
Source : d’après K. J. Conant.
L’Ecclesia cluniacensis s’était transformée en véritable Église (1122-1156). Dès 998, la papauté avait
À la charnière du xie et du xiie siècle, – l’ecclesia cluniacensis – dans l’Église, accordé aux moines de Cluny le pri-
la puissance clunisienne était telle tenait à la fois à la bienveillance de la vilège d’exemption, qui les relevait de
que deux de ses anciens moines papauté qui lui accorda des privilèges l’autorité de l’évêque. Cette indépen-
devinrent pape : Urbain II (1088-1099) extraordinaires et à l’activisme de ses dance vis-à-vis de la hiérarchie ecclé-
et Pascal II (1099-1118). En 1097, abbés qui devinrent, dès le xe siècle, siastique fut étendue à l’ensemble des
Urbain II pouvait ainsi qualifier l’ordre des figures majeures de la chrétienté : moines affiliés à Cluny en 1024, puis
clunisien de « lumière du monde ». Le Odon (927-942), Maïeul (954-994), réaffirmée et étendue tout au long du
rayonnement de l’abbaye bourgui- Odilon (994-1049), Hugues de Semur xie siècle. Le réseau monastique cluni-
gnonne qui, en moins de deux siècles, (1049-1109), Pierre le Vénérable sien prit alors une dimension nouvelle :
LA FÉODALITÉ DANS LE ROYAUME CAPÉTIEN • 39
Cuisine Grande
Moines noirs et moines blancs salle
Les Clunisiens avaient en effet montré Chapelle Petit Jardin
des étrangers chauffoir des
une remarquable capacité d’adaptation
simples
à la société féodale. Les dons affluaient
Cellier
– en particulier de terres – de tous
Enfermerie
ceux qui souhaitaient que les moines Conciergerie (prison) Vivier
noirs prient pour eux après leur mort.
À l’image d’un grand seigneur, l’abbé Réfectoire Infirmerie
de Cluny était à la tête d’un patrimoine
considérable : il reçut ainsi l’autorisation Forge
de frapper monnaie en 1058 et se vit
Hôtellerie
concéder, en 1095, un droit de « ban
sacré » sur un territoire s’étendant sur
près de 7 km autour de l’abbaye, où Source : d’après R. Aynard, in L. Bégule,
20 m Moulin
il exerçait la justice et imposait des L’abbaye de Fontenay et l’architecture cistercienne, Lyon, A. Rey, 1912.
banalités. L’organisation de l’ordre,
qui plaçait l’abbé de Cluny au som-
met d’une hiérarchie d’établissements Saint Bernard et l’art cistercien Fontenay apparaît comme un modèle
« vassaux », témoignait elle aussi de Pourfendeur du luxe clunisien, Bernard du genre : son église présente un
la forte imprégnation des logiques de Clairvaux (v. 1090-1153) – un jeune chevet plat et son décor se limite au
féodales au sein de l’ordre. Au sommet noble bourguignon ayant intégré l’ordre mieux à quelques formes végétales
de leur puissance, les Clunisiens sus- cistercien en 1113, devenu abbé de stylisées. Ramassé autour du cloître
citèrent donc des réactions hostiles Clairvaux en 1115 – fut à la fois le carré, et conçu pour être fonction-
d’un monachisme inspiré par l’érémi- moteur de l’ordre et le théoricien de nel, le monastère cistercien use du
tisme, soucieux de renouer avec l’idéal son austérité, tant liturgique qu’archi- langage symbolique des nombres
monastique de simplicité et de pau- tecturale. « Que viennent faire dans pour récréer sur Terre l’harmonie de
vreté : Bruno fonda la communauté des vos cloîtres […] ces extraordinaires la Jérusalem céleste. Le paradoxe
Chartreux en 1084, Robert de Molesme beautés difforment. […] La diversité cistercien tient au fait qu’en prônant le
celle des Cisterciens en 1098, Robert de ces formes apparaît si multiple et dépouillement, l’ordre fut également
d’Arbrissel celle de Fontevraud en 1101. si merveilleuse qu’on déchiffre les victime de son succès et construisit à
Champions de l’austérité, les moines de marbres au lieu de lire dans les manus- son tour, sur les dons reçus des fidèles,
Cîteaux reprochaient à ceux de Cluny crits, qu’on occupe le jour à contem- d’immenses domaines : l’ordre comp-
d’avoir trahi l’idéal monastique béné- pler ces curiosités au lieu de méditer tait plus de 320 établissements à la
dictin : principalement recrutés dans la loi de Dieu », écrivait Bernard, en mort de Bernard, pour atteindre près
les milieux aristocratiques, ils avaient 1125, à l’adresse des Clunisiens. de 700 à la fin du xiiie siècle. Clairvaux,
notamment délaissé le travail des L’architecture cistercienne affirme au qui n’avait cessé de recevoir des
mains. En réaction aux robes teintées contraire une modestie des dimensions dons – plus d’un millier entre 1115 et
de noir portées par les Clunisiens, les et une austérité des décors. Construite 1193 – possédait alors un domaine
Cisterciens prônèrent l’usage de robes entre 1119 et 1147, sous le patronage de 25 000 ha, exploité au sein de
de laine brute, grises puis blanches. de Bernard lui-même, l’abbaye de 14 granges.
40
Thérouanne Tournai
Rh
Liège mentale de l’identité aristocratique
in
(1081)
Arras et elle s’exerce dans un contexte de
Manche Cambrai Mayence
Amiens Compiègne (1083) concurrence seigneuriale pour la domi-
(1023)
Beauvais Noyon nation de la terre et des hommes. Le
(1023, 1025) Laon
Rouen pouvoir royal, affaibli, n’étant plus en
Me
Troyes
ose
Siège d’évêché
Orléans
Auxerre
Héry (1024) Langres dies sont, selon eux, les manifestations
Limite de diocèse
ire ôn
e d’un déchaînement soudain du mal.
Lo Sa
Besançon Cet usage de la violence s’exerce
Tours
Bourges Nevers Autun Verdun-sur- néanmoins dans un cadre normé,
(1031, 1038) le-Doubs (1016) visant à exalter les valeurs com-
Chalon
Poitiers munes de l’aristocratie guerrière, à un
(1011-1014, 1036) Mâcon Lac
Genève Léman moment où elle se structure en ordre
Allier
Grenoble
Périgueux (975, 994, 1036)
Aurillac de l’usage des armes sont posées par
(972, 980-989) Valence
Bordeaux Dordogne Die et à l’Église.
Les supports du sacré – et notamment
Ga
xe siècle. Il prend la forme de grandes doivent pas en user contre ceux qui leur virginité et leur vie de prière reti-
assemblées expiatoires, tenues hors sont « sans armes » – les inermes –, rée du monde ; les laïcs, qui forment
des villes, principalement à l’initiative parmi lesquels figurent les paysans, l’ordre des gens mariés. Cette pre-
des évêques. Le clergé procède à mais aussi les moines. Dans les années mière conception tripartite de la
l’ostentation des reliques et invite les 1030-1040, la paix de Dieu se voit dou- société carolingienne, d’origine épis-
milites qui sont présents à jurer sur blée de ce que l’on nomme la « trêve copale, subit un infléchissement déci-
elles de respecter et de faire respecter de Dieu » – évoquée pour la première sif, dans les années 840-875, sous
la paix. Les premières assemblées se fois à l’assemblée de Toulouges (1027) la plume des moines de l’abbaye
tiennent principalement en Auvergne – qui entend imposer une suspension Saint-Germain-d’Auxerre : Haymon
et en Aquitaine – près d’Aurillac (972), de l’activité militaire certains jours et puis Heiric d’Auxerre s’inspirent des
près du Puy (975), Charroux (989), durant des périodes d’intenses fêtes anciennes catégories romaines pour
Le Puy (994), Limoges (998) – mais chrétiennes : au cours du xie siècle ce repenser ce schéma en distinguant
aussi ponctuellement en Languedoc calendrier s’étoffe, au point que, lors dorénavant l’ordre de ceux qui prient
– Narbonne (990), Lalbenque près de de l’assemblée de Narbonne de 1054, (sacerdotes), l’ordre de ceux qui font
Cahors (999) – et en Bourgogne – Anse l’usage des armes n’est théorique- la guerre (milites ou belligerantes) et
près de Lyon (995) – avant de gagner ment plus autorisé que 80 jours dans l’ordre de ceux qui travaillent (agriolae
le reste du Midi à partir des années l’année. ou agricolantes).
1010-1020. Avec Heiric d’Auxerre, cette tripar-
Le mouvement connaît alors une La tripartition fonctionnelle tition devient fonctionnelle, dans la
seconde impulsion, pour s’étendre de la société mesure où elle assigne à chaque ordre
vers le nord, par le couloir rhoda- Cette redéfinition de la mission chré- une mission vis-à-vis des deux autres,
nien, essentiellement sous l’influence tienne des milites s’inscrit dans condition essentielle de l’harmonie du
des abbés et moines de Cluny, puis, un contexte d’intense production, système et donc de la paix : les uns
après 1040, à l’initiative de quelques au sein de l’Église, d’une pensée prient pour les deux autres ordres,
princes, en Normandie et en Flandres : théologico-sociale qui assigne aux les autres les protègent, les derniers
des assemblées de paix ont ainsi lieu groupes sociaux des fonctions déter- les nourrissent. Cette représentation
à Compiègne et à Beauvais en 1023, minées. Dès l’époque carolingienne trifonctionnelle de la société n’en reste
non sans susciter une certaine hosti- s’affirme la représentation d’une pas moins une hiérarchie. Chez les
lité de la part des évêques septentrio- société divisée en trois ordres qui évêques Adalbéron de Laon ou Gérard
naux, à l’image de l’évêque Gérard de se distinguent par leur rapport à la de Cambrai, qui la diffusent plus large-
Cambrai. Ce faisant, ces assemblées sexualité et leur relation avec Dieu et ment à partir des années 1025-1030,
imposent la conception d’un ordre le monde : les clercs, qui vivent dans elle vise ainsi à affirmer la prééminence
social pacifié au sein duquel ceux qui la continence et dirigent l’Église ; des oratores sur le reste de la société.
portent les armes – les milites – ne les moines qui se distinguent par
42
Croisades et idée de croisade – terme qui n’apparaît qu’après 1250 – guerre sainte par l’Église – et dont la
Le concile de Clermont, qu’avait réuni semble donc résulter de la conjonc- péninsule Ibérique fut un laboratoire –
le pape Urbain II en novembre 1095, tion de la définition progressive de la et de l’engouement suscité par les
n’avait initialement pas pour objectif
d’appeler les chrétiens à partir déli-
LES ORIGINES GÉOGRAPHIQUES DES CROISÉS
vrer Jérusalem des mains des Turcs
Seldjoukides. Certes, l’empereur
byzantin Alexis Comnène avait dépê-
ché une ambassade auprès du pape
lors du concile de Plaisance qui s’était Lille
Itinéraire de prédication
tenu en mars : depuis la défaite de du pape Urbain II (1095)
Manzikert (1071), l’empire d’Orient Manche
n’avait pu éviter la prise de contrôle du Amiens
nord de la Syrie par les Turcs. Antioche
Rouen Reims
était tombée en 1084, Édesse en
Caen
Me
M Metz
1087. La papauté ne manifesta toute- ar
use
Paris ne
fois aucun empressement à apporter
son concours à la défense de la chré-
tienté orientale. Les menaces qu’avait Seine
Rennes Le Mans Troyes
fait peser sur les pèlerins le calife al- Orléans
Hâkim – destructeur du Saint-Sépulcre Vendôme Lo
ire
en 1009 – appartenaient au passé et
Sources : J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010 ;
Angers Dijon
l’arrivée des Seldjoukides avait plu- Tours
Nantes
ne
J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire de France, Paris,
Saô
Cluny
chiites et le califat sunnite de Badgad.
À Clermont, la préoccupation du pape Limoges
est bien davantage l’Occident : il s’agit Clermont Lyon
d’une réunion de l’épiscopat de Gaule
pour promouvoir la réforme ecclésias- Le Puy
tique et appuyer le mouvement de
Bordeaux e
« Paix de Dieu ». Do rdogn Valence
Rhône
Rhi
Paris
n
tirent effectivement à Jérusalem.
Vienne
ROY. DE ROY. DE
Qui sont les croisés ? Venise HONGRIE
FRANCE
À en croire les chroniqueurs – Foucher ube Mer Noire
Toulouse Gênes Zara Dan
de Chartres, Orderic Vital ou Robert
Durazzo Constantinople
le Moine – l’appel du pape sus- Rome Bari
cita un vif engouement. Aux cris de EMPIRE
Iconium
« Jérusalem ! » ou de « Dieu le veut ! », BYZANTIN
Antioche
les premiers croisés se considérèrent Tripoli
comme des élus, apposant sur leur Mer
Médit erranée
corps la crucesignatio, le signe de Jérusalem
croix. Mais de même que les causes, Source : M. Balard, J.-P. Genet, M. Rouche,
Le Moyen Âge en Occident, Paris, Hachette, 1990. 500 km
itinéraires et succès des croisades
furent divers, les participants à ces
« voyages d’outre-mer » furent variés.
La troupe des quelque 20 000 paysans, féodal ou de réseaux familiaux, ce qui nombreux colons, venus de toute l’Eu-
femmes, enfants, clercs et chevaliers explique la répartition géographique de rope, partirent pour la Terre sainte avec
qui constituèrent la « croisade popu- l’origine des croisés. la volonté de s’y établir durablement.
laire », menée en 1096 par un ermite On donna le nom de « Poulains » aux
nommé Pierre, n’a guère de point Les États francs Francs issus de la deuxième généra-
commun avec les armées royales des de Terre sainte tion de colons, nés en Terre sainte :
2e et 3e croisades. Certains historiens La première croisade donna lieu à une nombreux étaient ceux qui avaient
ont voulu voir dans les départs l’exode entreprise inédite de colonisation par adopté un mode de vie oriental, entre-
de cadets de lignages aristocratiques, les Francs – chevaliers normands, tenant des relations pacifiées avec
qui ne pouvaient prétendre à l’héritage lorrains, provençaux ou français – de les musulmans ou les chrétiens orien-
familial : ainsi du bien-nommé Gautier terres en Syrie-Palestine. Avant même taux, dans une société métissée.
Sans-Avoir ou du troisième fils du d’avoir atteint Jérusalem, des petits Suscitant la méfiance des nouveaux
comte de Boulogne, Baudoin, qui se contingents croisés, emmenés par croisés, ils furent parfois désignés
tailla un comté à Édesse avant de suc- leurs chefs, se détachèrent du gros de comme les responsables de la chute
céder à son frère à la tête du royaume la troupe et entreprirent la conquête de de Jérusalem en 1187.
de Jérusalem. cités importantes : en 1098, Baudoin Les croisades qui suivirent furent, pour
Ceci a pu constituer, ponctuelle- de Boulogne fonda le comté d’Édesse la plupart, des réactions à la recon-
ment, une motivation de certains et le Normand Bohémond la princi- quête musulmane : seule la sixième
croisés, mais, en réalité, nombre de pauté d’Antioche ; Jérusalem prise par (1228-1229), menée par l’empe-
ceux qui partirent lors de la première les croisés en 1099, le duc de Basse- reur Frédéric II, parvint à reprendre
croisade rentrèrent rapidement chez Lotharingie, Godefroid de Bouillon, y Jérusalem, qui ne fut de nouveau chré-
eux : seuls 17,5 % des colons éta- fut élu roi ; quant au comte de Toulouse, tienne que de façon éphémère, entre
blis en Terre sainte en 1131 étaient Raymond de Saint-Gilles, il fonda le 1229 et 1244. L’échec de Louis IX
des anciens croisés. En outre, pour comté de Tripoli. Malgré leur serment devant Tunis en 1270 et la chute défini-
beaucoup d’entre eux, la croisade fut de restituer à l’empereur byzantin les tive d’Acre en 1291 sonnèrent la fin des
source d’appauvrissement plus que territoires pris aux musulmans, ces grandes expéditions et des États latins
d’enrichissement : l’équipement et le chefs croisés y établirent un pouvoir d’Orient. Quant aux relations entre
voyage coûtaient cher et beaucoup de type féodal, à caractère héréditaire, chrétiens latins et grecs, loin de les
durent engager leurs biens auprès de distribuant des fiefs à des vassaux, reconstruire face à un ennemi musul-
créanciers. Les dizaines de milliers de exploitant les campagnes et faisant man commun, les croisades finirent de
chevaliers qui partirent pour l’Orient construire de nombreux châteaux. les dégrader : le sac de Constantinople
– la 4e croisade comptait probable- La nouvelle de la fondation d’un par les troupes de la 4e croisade (1204)
ment 35 000 hommes – étaient en fait royaume chrétien à Jérusalem sus- et le dépeçage de l’Empire byzantin qui
principalement issus du recrutement cita l’engouement en Occident : de suivit consomma cette rupture.
44
La culture courtoise
La mauvaise réputation de l’aristocratie en matière de culture lettrée est un legs des clercs
médiévaux qui laissèrent d’eux le portrait de guerriers ignares. Dans un contexte de rivalité
sociale, il s’agissait en effet de contester la légitimité de pratiques culturelles nouvelles,
profanes et en langue vernaculaire, qui contribuèrent, à partir du xiie siècle, au renforcement
de la cohésion du groupe aristocratique autour du modèle chevaleresque.
anglo-normand Wace dédia à Aliénor chevaleresque, notamment contre les position de domination, est assimilée à
d’Aquitaine son Roman de Brut (1155). « vilains », dénués par définition de un seigneur, et son amant lui fait, tel un
De Chrétien de Troyes à Robert de tous sentiments courtois. La bravoure, vassal, acte de soumission en se met-
Boron, écrite en vers ou en prose, la la fidélité, l’honneur étaient des valeurs tant à son service.
légende arthurienne connut de mul- communes propres à une aristocratie La relation amoureuse apparaît donc
tiples contributeurs et de multiples qui, sociologiquement, affichait en réa- comme le miroir d’une relation féo-
ramifications, jusqu’au xiiie siècle, lité une certaine diversité : sur bien des dale, où les deux acteurs se choi-
valorisant tour à tour la personne du aspects, l’héroïsation des vassaux ou sissent librement, se jurent fidélité
roi Arthur, ses chevaliers – Lancelot, des chevaliers errants, constituait une mutuelle et font don de leur personne
Perceval, Yvain –, Merlin ou la quête forme de compensation littéraire à une à l’autre. La relation courtoise se réa-
du Graal. réalité sociale moins enviable, où les lise dans l’interdit d’une relation char-
jeunes chevaliers désœuvrés étaient nelle qui s’apparente à une métaphore
Le fin’amors souvent exclus du jeu matrimonial. de l’ambition sociale du jeune cheva-
La littérature courtoise est « auto- Ceci explique que le thème amoureux lier : si la chambre de la dame et son
référentielle », c’est-à-dire qu’elle soit aussi central dans la littérature corps constituent le Graal d’une quête
est le reflet des préoccupations du courtoise. non dénuée d’érotisme, la perspective
groupe social par et pour lequel elle Le fin’amors ou « amour vrai » désigne de l’adultère – la dame étant souvent
était produite. Elle constitua ainsi un une relation de nature hiérarchique la femme du seigneur –, et donc de la
moyen de valorisation de l’identité entre homme et femme : la dame, en trahison, doit en détourner.
de
Bourgogne prescriptions destinées à encourager
la modération, la retenue, tant dans les
Poitiers manières de table que dans l’art de la
Lac
Léman conversation.
OCÉAN
Les jeux de société que l’on pratique
Limoges Clermont
ATLANTIQUE en ces circonstances – jeux de dés,
Barbézieux Mareuil Uzerche
Excideuil Ussel Vienne échecs, trictrac – manifestent pleine-
Ventadour ment cet idéal courtois : la domination
Ribérac Dalon
Blaye Hautefort
Périgueux Vic Le Puy Romans de l’autre ne s’obtient que par la mise
Bordeaux La Bachellerie Die
Dordogne Lespéron Gap en œuvre d’une stratégie, suivant des
Rhône
La réforme grégorienne : de la Réforme grégorienne fut émail- naissaient : dans la seconde moitié
la séparation des clercs lée de querelles avec les puissants du xiie siècle, des prédicateurs laïcs
et des laïcs laïcs – princes, rois et empereur – qui – notamment vaudois et cathares –,
Les réformes engagées dès le xe siècle, n’entendaient pas si facilement se lais- refusant la confiscation de la parole
qui s’efforçaient de promouvoir l’indé- ser déposséder de toute autorité sur évangélisatrice par les seuls clercs
pendance des communautés monas- « leur » Église : la question la plus sen- grégoriens, offrirent une résistance
tiques face aux ingérences laïques, sible fut assurément celle de l’investi- tant dogmatique qu’ecclésiologique
inspirèrent l’Église dans son ensemble. ture des évêques, au sujet de laquelle au mouvement englobant qu’opérait
Au milieu du xie siècle, la papauté une confrontation ouverte avec les progressivement l’Église sur le monde
s’appropria cette aspiration réforma- pouvoirs laïcs fut inaugurée lors de la laïc. La construction de la société chré-
trice et initia une profonde rénovation promulgation d’une série de sentences tienne procédait en effet d’une double
de l’institution ecclésiastique désignée pontificales autoritaires connues sous logique d’exclusion et d’inclusion :
sous le nom de Réforme grégorienne le nom de Dictatus papae (1075). exclusion des non-chrétiens – juifs,
– du nom du pape Grégoire VII (1073- musulmans – et des hérétiques ; inclu-
1085) qui, sans en être l’initiateur, fut Le renforcement de sion des chrétiens dans une institution
l’un des acteurs forts de ce mouve- l’encadrement pastoral ecclésiale dont le maillage territorial
ment. Dès le pontificat de Léon IX Pour étayer leurs discours réforma- s’était renforcé. Le cadre paroissial,
(1049-1054), toutefois, furent réunis teurs, les clercs produisirent, dès la fin qui s’était affirmé avec l’institution du
les premiers conciles réformateurs, du xie siècle, d’importantes sommes cimetière chrétien au xe siècle, fut ainsi
à Rome et à Reims : ils proscrivaient juridiques et théologiques venant pré- renforcé par les décisions du concile
le « nicolaïsme » et interdisaient aux ciser le droit et le dogme dans l’Église : de Latran IV (1215) : chaque année à
clercs détenant les ordres majeurs de la somme canonique la plus importante Pâques, les fidèles avaient l’obligation
vivre maritalement ou en concubinage ; ainsi élaborée fut assurément le Décret de se confesser à l’oreille de leur seul
les évêques seraient dorénavant élus du maître bolonais Gratien (v. 1140), curé et de recevoir le sacrement de
par les chapitres cathédraux et inves- qui offrait une compilation raisonnée l’eucharistie.
tis par le pape ; aucun clerc ne pourrait et systématique de près de 4 000 déci-
recevoir une quelconque charge dans sions conciliaires. Dans cette archi- La monumentalisation
l’Église des mains d’un laïc, ce que les tecture savante et institutionnelle, du pouvoir épiscopal
réformateurs assimilaient bientôt à de l’évêque jouait un rôle primordial : juge Centres administratifs et judiciaires
la « simonie » ; de même, les prêtres et pasteur, il avait la responsabilité de du gouvernement des évêques,
ne devaient recevoir aucune somme la conduite des fidèles dans son dio- les palais épiscopaux furent
d’argent ni aucune autre gratification cèse. L’étendue des territoires diocé- reconstruits et agrandis, principa-
pour avoir administré les sacrements ; sains lui imposait toutefois de recourir lement durant la seconde moitié
avec le concile de Rome de 1059, à des auxiliaires, enquêteurs ou prédi- du xiie siècle : ils intégraient à pré-
enfin, le pape devenait désormais cateurs, pour effectuer des visites pas- sent une vaste salle d’apparat (aula)
élu par les seuls cardinaux et renfor- torales en son nom. destinée à magnifier le pouvoir de
çait ainsi sa primauté hiérarchique sur Le renforcement de l’autorité épis- l’évêque, sa cour de justice – dési-
l’Église. copale né de la Réforme grégorienne gnée sous le nom d’« officialité » –
Toutes ces mesures visaient une seule se traduisait donc par un renforce- et parfois une prison.
et même chose : établir une frontière ment de l’encadrement judiciaire et Surtout, ils flanquaient les cathédrales
rigide entre clercs et laïcs pour assu- pastoral de l’évêque, rendu d’autant qui, elles aussi, furent reconstruites et
rer l’indépendance de l’Église et pré- plus nécessaire aux yeux des clercs agrandies, à partir des années 1140-
server ses biens. La mise en place que des contestations « hérétiques » 1150. Les grands édifices qui vinrent
LA FÉODALITÉ DANS LE ROYAUME CAPÉTIEN • 47
Mer du Nord
Canterbury Gand
Cologne
Audenarde
Ypres Tongres
Bonn
Thérouanne Tournai Bruxelles
Liège Limburg
Arras ut
ca
Es
Manche Cambrai Mayence
Amiens
Fécamp St-Quentin Trèves Worms
Me
St-Germer- Noyon
selle
Rouen
use
de-Fly Laon
Bayeux Soissons Spire
Mo
Lisieux Beauvais Braine Reims Verdun
Coutances Royaumont Morienval Metz
Caen Évreux Senlis
n
Le Mont- Châlons
Rhi
St-Pol-de-Léon Mantes Paris Meaux
Tréguier St-Michel
Avranches St-Sulpice- St-Denis Toul Strasbourg
St-Brieuc St-Malo Sées de-Favières Provins
Se
Marne
Dol* ine
Chartres Étampes Troyes
Quimper Sens
Rennes Le Mans Fribourg-
Orléans en-Brisgau
Vannes Pontigny Langres
ire
Auxerre
Semur- Bâle
Lo
Vézelay
Angers Clamecy- en-Auxois
ne
Bethléem**
Tours Besançon
Saô
Nantes Dijon
Bourges
Nevers
Autun Chalon
Lausanne
Poitiers
Mâcon Lac Léman
Sion
Genève
Allier
OCÉAN
Limoges Clermont Belley
Lyon Aoste
ATL ANTIQUE Saintes Angoulême
Vienne Moûtiers
Grenoble St-Jean-de-
Rhône
Maurienne
Périgueux Le Puy
Valence
Bordeaux
Dordogne Die
Mende Viviers Gap Embrun
Les diocèses au XIIIe siècle
Ga
Villefranche-
St-Paul-
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Agen Orange
Limite de province Digne
Uzès Carpentras Glandèves
ecclésiastique Avignon Apt
Lectoure Albi Senez Vence
Dax Aire Nîmes Riez
Siège d’évêché Lodève Cavaillon Nice
Auch Aigues-Mortes Aix Grasse
Limite de diocèse Bayonne Toulouse Maguelone Arles
Lescar St-Maximin- Fréjus
Autre commune Béziers la-Ste-Baume
Agde Marseille
Oloron Tarbes
Édifices gothiques St-Bertrand- Carcassonne Narbonne Toulon
de-Comminges Couserans
Premier art gothique Mer Méditerranée
(XIIe siècle) *Toutes les enclaves de Bretagne
dépendent du diocèse de Dol Elne
Expansion de l’art Sources : J. Boutier (dir.), Grand Atlas
gothique au XIIIe siècle **Diocèse sans territoire de Bethléem (résidence de l’histoire de France, Paris, Éditions Autrement, 2011 ;
à Clamecy) rattaché à l’archevêché de Sens 100 km G. Duby, Atlas historique mondial, Paris, Larousse, 1987.
remplacer les anciennes cathédrales baies et leurs vitraux. c’est-à-dire d’Île-de-France. On aurait
romanes adoptèrent plusieurs inno- La spécificité de ce style architectu- tort, toutefois, de donner une trop
vations architecturales – déjà ponc- ral est de s’être diffusé à partir d’un forte connotation politique à cette
tuellement en usage mais sans pour espace précis, celui de l’Île-de-France, appellation : les maîtres d’œuvre de
autant être associées – qui constituent de la Picardie et de la Champagne : les ce grand chantier ne furent pas les
les caractéristiques du « gothique » : abbatiales de Saint-Germer-de-Fly, rois capétiens, mais les évêques, les
arcs brisés, voûtes d’ogives et arcs- de Saint-Denis, de Saint-Germain- chanoines et les architectes ; et ceux
boutants inauguraient une technique des-Prés ou de Saint-Rémi de Reims, qui les financèrent, les paysans et des
de répartition des forces permettant mais aussi les cathédrales de Sens, gens de métiers, présents dans les
une plus grande élévation – jusqu’à Chartres, Noyon, Paris, Laon, etc. programmes iconographiques qui se
40 m de hauteur – et un évidement Vu d’ailleurs, il s’agissait bien d’un déployaient sur les façades ou dans
des murs, laissant place à de grandes « art français » (opus francigenum), les vitraux.
48
49
Le « beau
Moyen Âge »
Sans doute, avec le xiie siècle, l’Occident chrétien
découvre-t-il un « temps nouveau », celui de la ville
et du marchand (J. Le Goff). Un temps mesurable
et mesuré, non plus rythmé par les seuls cycles naturels
des saisons et des journées, ni par les seules cloches
des églises sonnant les heures canoniques, mais par
celles – nouvelles – des beffrois urbains ou par les horloges
publiques qui font progressivement leur apparition
au cours du xiiie siècle.
Les xiie et xiiie siècles européens se caractérisent
par un nouveau dynamisme tant politique, qu’économique
et culturel : c’est le « temps des cathédrales », de l’émulation
intellectuelle au sein des écoles et des universités naissantes,
le temps de la croissance urbaine et des paysans
conquérants, d’un nouveau désenclavement commercial,
celui de l’affirmation du pouvoir royal et de la consolidation
de la société chrétienne. Autant d’indices qui ont parfois
conduit les historiens à qualifier cette période de
« Moyen Âge classique » ou de « beau Moyen Âge ».
50
Duché de
Mer Bruges Brabant
du Nord Gand
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Duché de Normandie Châlons Lorraine
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Thouars Bourges Bourgogne
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Châteauroux Bourbon Bourgogne Lac
OCÉAN Poitiers Léman
ATL ANTIQUE Seigneurie
Source : J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire de France, Paris, Éditions Autrement, 2011.
Aunis Mâcon
de la Ma de Bourbon
La Rochelle Comté rch Beaujeu
Saintonge Comté
e
Clermont
d’Angoulême Limoges Lyon
Comté Comté de
Angoulême Vicomté de Ventadour Terre de Forez Savoie
Comté de Limoges
Domaine royal Périgord d’Auvergne Comté Tournon
Périgueux Turenne
de Velay
Domaine en 987 Dauphiné
Bordeaux Valence
Accroissement jusqu’en Dordogne Carlat
Comté de
Rhône
d’Armagnac
ne
contre les Albigeois pour inaugurer Saint-Denis, ne s’y trompent pas qui des origines troyennes des Francs,
la conquête du Languedoc. Surtout, font de cette victoire la consécration ancrant dans une antiquité pré-
il sortit victorieux de la confrontation du « roi de France ». Car l’avènement romaine l’origine du pouvoir royal ; elle
qui l’opposait à une vaste coalition for- de la puissance capétienne passe valorise les vertus du sang capétien et
mée autour du roi d’Angleterre, Jean aussi par l’affirmation d’une idéolo- les pouvoirs thaumaturgiques du roi ;
sans Terre, de l’empereur Othon IV gie royale forte : elle repose sur l’éla- enfin, elle fait du sacre royal une forme
et du comte Ferrand de Flandre, à la boration d’une historiographie venant d’élection divine. Désormais incon-
bataille de Bouvines (1214). légitimer la dynastie capétienne et la testé, Philippe Auguste fut ainsi le
Les propagandistes de la royauté rattacher à la lignée carolingienne ; premier des Capétiens à ne pas faire
capétienne, notamment les moines de elle exhume et investit le mythe sacrer son fils de son vivant.
52
L’essor urbain
Le phénomène urbain n’est pas étranger à la période du haut Moyen Âge, mais il se résume
bien souvent à un archipel dans un océan rural. C’est la croissance agricole inaugurée au
xe siècle qui, en dégageant des surplus et en alimentant les circuits commerciaux,
permit de nourrir de nouveaux bassins de population qui consommaient plus qu’ils ne produisaient.
La ville ne s’oppose donc ni à la campagne, ni à la société féodale : elle en est le fruit.
Des villes avant « la ville » depuis l’époque romaine, quelques au sein d’agglomérations présentant
L’essor urbain que l’on observe au bourgs monastiques, castraux ou un peuplement durablement dense : la
cours du xiie siècle a longtemps été marchands, le tout formant un mail- couche stratigraphique correspondant
présenté par les historiens comme lage urbain de très faible densité. Les à la période du haut Moyen Âge, dési-
une « renaissance des villes », inter- enseignements d’une archéologie qui gnée sous le nom de « terres noires »,
venant après une longue éclipse ne se limite plus seulement à l’obser- qui fut longtemps interprétée comme
du phénomène urbain propre à la vation du bâti permettent toutefois de le témoignage d’une remise en culture
période des ve-xe siècles. Au seuil du nuancer ce tableau. Les approches des sols et d’un retour à la ruralité, se
xie siècle, on ne relevait en effet que archéo-environnementales ont notam- révèle au contraire – à l’échelle micros-
quelques cités épiscopales dont la ment mis en évidence une certaine copique – être le fruit d’une sédimenta-
superficie semblait s’être rétractée continuité de l’occupation des sols tion issue de l’activité humaine.
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mérations polynucléaires et discon-
tinues, couvertes d’habitations faites Église Saint-Louis
(Notre-Dame-des-Sablons)
de matériaux périssables – torchis,
Gra
bois, paille – et qui n’étaient pas dura-
blement fixées au sol. Ces conclu-
sions s’ajoutent au dossier d’une
« proto-urbanisation » à l’époque
carolingienne, ainsi qu’elle est parfois
encore qualifiée par les historiens.
La période des viiie-xe siècles voit en Source : P. Lavedan, J. Hugueney, L’urbanisme au Moyen Âge, Paris, 1974. 50 m
effet le développement de sites de
portus, autour d’un centre d’activité
commerciale (emporium) – comme à Outre le renouveau des villes Le monde des villes
Quentovic –, mais aussi de sites de anciennes, de nouvelles agglomé- Le paysage urbain portait les traces
« bourg » (burgus), autour de châ- rations apparaissent autour de châ- des activités qui avaient soutenu cet
teaux ou d’établissements religieux teaux ou d’établissements religieux : essor des villes. La place du marché,
– comme autour de Saint-Germain- en Charente ou en Lorraine, près de installée à l’abri du château ou de
des-Près. Ces derniers constituèrent 60 % des actuels chefs-lieux de can- l’église, constituait à la fois l’interface
fréquemment des noyaux autour des- ton trouvent leur origine dans ces et le moteur commun des économies
quels se développèrent les villes du villes castrales du xiie siècle. Certaines rurale et urbaine : elle était au cœur
xiie siècle. de ces villes neuves sont au contraire de l’économie seigneuriale, assurant
des créations ex nihilo, voulues et la commercialisation des produits
Croissance et morphologies planifiées par le pouvoir local, suivant agricoles et de leurs transformations.
urbaines un objectif de colonisation défen- La plupart des villes étaient d’ailleurs
Le décollage urbain de l’Occident qui sive du territoire : c’est le cas dans le majoritairement peuplées de paysans
se produit au xiie siècle est d’abord sud-ouest du royaume de France où venus des campagnes environnantes,
d’ordre démographique : certaines le comte de Toulouse, Raymond VII car elles offraient une diversification
villes anciennes voient leur population (1222-1249), fonda une quarantaine de nouvelle des activités : artisanat du tex-
doubler, voire tripler. C’est notamment bastides, imité en cela par son suc- tile ou du cuir, métiers de bouche ou du
le cas dans l’espace flamand, l’un des cesseur, Alphonse de Poitiers (1249- bâtiment. Du monde urbain sont nés
plus densément peuplés d’Europe : 1271), et par le roi Louis IX, qui fonda le salariat et l’horloge, c’est-à-dire la
la ville de Saint-Omer, par exemple, Aigues-Mortes en 1246. mesure du temps de travail. Les villes
serait passée de 4 500 à 13 000 habi- Organisées autour d’une place cen- attiraient également des marchands
tants au cours du xiie siècle. L’Église trale, offrant un tracé rectiligne et venus de plus loin, vendant des soie-
crée de nouvelles paroisses urbaines orthogonal qui tranche avec les ries ou des épices, et favorisant les
pour s’adapter à la pression démogra- méandres viaires des bourgs anciens, circulations monétaires et les activités
phique. Un peu partout, les anciennes ces bastides témoignent d’un nou- de change. Comptant aussi de nom-
enceintes sont reconstruites – à veau volontarisme urbanistique au breux clercs et quelques chevaliers,
Toulouse en 1145, à Chartres en 1182 – xiiie siècle. Des 700 à 800 villes que elles offraient le visage d’une diver-
afin d’enclore des zones bâties qui devait compter l’espace de la France sité sociale parfois perçue comme un
se dilatent, intégrer les faubourgs actuelle à la fin du xiiie siècle, la plu- espace de liberté, y compris pour les
– comme à Reims – ou, réunir des part n’excédaient pas quelques mil- communautés juives. Leur dynamisme,
pôles jusqu’alors distincts. Arras, liers d’habitants et seuls les grands tant social qu’économique, faisait
Limoges, Tours, ou encore Troyes centres régionaux atteignaient 10 000 d’elles des chantiers permanents où
présentent ainsi une morphologie en à 20 000 habitants. Au sommet de ce se succédaient les opérations de lotis-
ville double – la cité et le bourg –, où réseau urbain qui se dessinait pro- sement ou de reconstructions. Figurant
l’on peut observer le développement gressivement, Paris, avec ces quelque parfois sur les sceaux de villes, les
conjoint de deux pôles seigneuriaux 200 000 habitants, faisait alors figure équipements collectifs – portes, murs,
– souvent un ecclésiastique et l’autre de monstre démographique de ponts, places – participaient ainsi à
laïc – progressivement unifiés par la l’Occident. l’élaboration d’une identité urbaine
suburbanisation des xiie-xiiie siècles. spécifique.
54
Communes et consulats
« L’air de la ville rend libre », disait un proverbe allemand du xve siècle. L’apparition des premières
communes, entre 1070 et 1130, s’inscrit en effet dans un mouvement – européen – d’émancipation
urbaine, qui résulte lui-même d’une normalisation des relations féodales entre les seigneurs
et les communautés de dépendants. Devenir bourgeois signifiait acquérir des libertés et participer
au gouvernement politique d’une ville devenue autonome.
Le mouvement communal d’une insurrection de la population qui, Les magistrats chargés d’administrer
et les libertés urbaines aux cris de « Commune ! Commune ! », la ville étaient choisis par la popula-
À la charnière du xie et du xiie siècle, alla jusqu’à tuer le seigneur-évêque tion, selon des procédures électives
les populations urbaines se rendirent Gaudry : « la commune, mot nouveau variables et complexes : dans l’espace
compte qu’elles constituaient une et détestable » disait le moine Guibert méridional, ils se nommaient consuls
communauté d’intérêt, ce qui se tra- de Nogent racontant l’épisode. Il faut – qui vient de consuluere, c’est-à-dire
duisit dans la façon dont elles se firent probablement rechercher dans le poids délibérer – ou Capitouls à Toulouse ;
progressivement désigner : bourgeois démographique et économique crois- dans l’espace septentrional, ils furent
(burgenses) ou citoyens (cives). La sant des villes au sein de la société désignés sous le nom d’échevins et
diffusion de ce vocabulaire, dont la féodale les causes historiques de ce le premier d’entre eux était le maire
connotation était autant sociale que mouvement communal, mais aussi (maior ou mayeur). Les gouverne-
politique, accompagna les revendica- dans les expériences de paix jurée – ments urbains constituèrent à bien
tions de ces communautés urbaines dite Paix de Dieu – qui s’étaient dif- des égards de véritables laboratoires
qui – comme nombre de commu- fusées depuis la fin du xe siècle. Cela politiques, au sein desquels la ques-
nautés villageoises en même temps met enfin en valeur la force et la pré- tion de la représentation politique
qu’elles – entreprirent de négocier avec cocité des traditions corporatives dans était posée : élections par scrutin,
leurs seigneurs des libertés, garan- le monde urbain : dans les villes de direct ou indirect, délibérations adop-
ties par des chartes de franchises. Flandre, les métiers ou les ghildes de tées à l’unanimité, à la majorité ou à la
D’abord initié au nord de la Seine marchands constituèrent des noyaux « meilleure et la plus saine part » des
– Cambrai (1077), Saint-Quentin associatifs structurés autour desquels votants constituaient des procédures
(1081), Beauvais (1099), Noyon (1108- vint ensuite s’agréger une commu- en vigueur.
1109), Laon (1110-1114) –, le mouve- nauté qui se mua en commune. Avec le souci de rendre efficace
ment gagna, depuis l’Italie, l’espace et légitime leur action politique, ils
méridional – Avignon (v. 1129), Arles Les gouvernements urbains : eurent aussi abondamment recours
(1131), Narbonne (1132), Nîmes (1144), des laboratoires politiques au droit – coutumier dans le nord,
Toulouse (1152). L’autonomie acquise par ces com- romain dans le sud – et dévelop-
À l’origine de ces épisodes qui, loca- munes ou consulats était essentiel- pèrent des pratiques innovantes de
lement, prirent des formes variées, un lement d’ordre fiscal et judiciaire : les l’écrit administratif : clercs et notaires
serment mutuel prêté par les habitants impôts étaient négociés avec le sei- des chancelleries urbaines tenaient
de défendre et maintenir la paix dans gneur et payés en commun – et donc des registres dans lesquels les
la ville. Cette association jurée prenait solidairement – par la population ; la décisions, puis les délibérations
alors le nom de conjuratio ou de com- plupart du temps, l’administration de elles-mêmes, furent régulièrement
munio. Dans de nombreuses villes, la la basse justice devenait également consignées, produisant une masse
reconnaissance par les seigneurs de une prérogative des bourgeois. Pour documentaire inédite. L’usage du
cette communauté institutionnalisée être en mesure de gérer leurs propres sceau et l’édification de maisons com-
résulta d’une négociation pacifique affaires, les communautés urbaines munes, parfois accompagnées d’un
qui aboutit à l’octroi d’une charte de se dotèrent donc d’institutions qui, beffroi, achevaient enfin de manifes-
commune, au nord, ou de consulat, dans leur organisation, rompaient ter cette autonomie politique.
au sud : à Noyon ou à Valenciennes partiellement avec les structures poli-
(1114), par exemple, l’initiative vint tiques de la féodalité. Les gouver- Patriciat urbain et
même des seigneurs du lieu. Dans nements urbains optèrent ainsi pour nouvelle société politique
d’autres cas, comme à Laon, l’ins- des régimes politiques collectifs et Si « l’air de la ville » contribua assu-
tauration de la commune se fit au prix délibératifs. rément à la diffusion, notamment
LE « BEAU MOYEN ÂGE » • 55
auprès des populations non nobles, Dans certaines villes, l’appartenance Au-delà, le droit de bourgeoisie
d’une culture politique nouvelle, à un métier parmi les plus prestigieux qui permettait de profiter du régime
celle-ci n’en était pas pour autant était une condition préalable à l’acces- juridique de la commune était réservé
pleinement démocratique : les magis- sion à des magistratures urbaines, ces à ceux dont l’honorabilité était recon-
trats étaient la plupart du temps issus métiers s’arrogeant ainsi le monopole nue par la communauté. Il reposait
de puissantes dynasties marchandes du gouvernement urbain. De ces iné- donc sur un principe d’exclusion des
– voire parfois nobles –, constituant un galités sociales, qui restaient fon- autres, au premier rang desquels figu-
patriciat urbain jaloux de ses préroga- dées sur la richesse et l’ancienneté raient les étrangers, forains, marginaux
tives. À Metz, par exemple, ce sont les du lignage citadin, découlait une fré- et « ennemis » de la commune.
cinq mêmes familles qui dominèrent la quente bipartition de la population
ville de façon ininterrompue du xiie au urbaine entre l’élite des « gras » et le
xve siècle. commun composé des « menus ».
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Caen Évreux Mantes Haguenau
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Breteuil Dreux Corbeil Nogent Strasbourg
Pontorson Provins Toul
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Nantes Puiset Beaulieu Saumur Beaulieu La Charité
Bourges Nevers Beaune Seurre Salins
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Productions agricoles stricte division des tâches entre une les marchandises étaient exposées
et industrie textile préparation de la laine confiée aux sous de grandes halles permettant
La légère inflation qui courut tout au femmes – battage, peignage, filage – aux futurs acheteurs de prospec-
long du « beau xiiie siècle » laisse sup- et sa transformation – tissage, fou- ter ; puis venait la vente, un moment
poser un enrichissement global de la lage, parage et teinture – réservée aux durant lequel vendeurs et acheteurs
population et une croissance écono- hommes des métiers. s’entendaient sur les quantités et les
mique issus d’un décloisonnement prix des marchandises échangées ;
commercial. Deux secteurs d’activités Le grand commerce enfin, le paiement clôturait les transac-
principaux en constituèrent les leviers : Les draps flamands furent un produit tions. Ces foires « générales » endos-
l’agriculture spéculative et l’industrie d’exportation qui alimenta, plus que sèrent de fait un rôle d’importantes
textile. Ce sont les pays de grande tout autre, le grand commerce euro- places financières, développant des
culture céréalière et d’abondante pro- péen. Rendu plus aisé par l’améliora- activités de change et de crédit, car,
duction viticole qui, en alimentant les tion du réseau viaire – et notamment outre qu’une multitude de monnaies
marchés urbains dont la demande ne l’édification de ponts, les aménage- y convergeait, des sociétés com-
cessait de croître, furent les premiers ments des cours d’eau pour le trafic merciales – italiennes notamment –
à en profiter : à la fin du xiiie siècle, les fluvial, ou les progrès techniques de la y installèrent durablement des suc-
tonneaux de vins du Bordelais et de navigation maritime (dont la diffusion cursales : il était ainsi possible à tout
toute la vallée de la Garonne quittaient du gouvernail d’étambot) –, le trans- porteur d’une lettre de change de récu-
par milliers le port de Libourne pour port des marchandises s’accrut en pérer – moyennant une commission –
être vendus en Angleterre, tandis que direction de quelques pôles commer- une somme d’argent confiée ailleurs
les vins de Loire, de Bourgogne et du ciaux, telles les foires de Champagne. et restituée dans la monnaie locale.
Bassin parisien connaissaient le suc- Fondées dans la seconde moitié du Les marchands se faisaient ainsi ban-
cès de la table royale. xiie siècle par le comte Henri le Libéral, quiers, quand ils n’étaient pas eux-
Mais ce sont aussi les cultures tech- ces dernières constituèrent, jusqu’à la mêmes producteurs ou artisans, dans
niques de lin ou de chanvre, servant à fin du xiiie siècle, la plaque tournante une fluidité des rôles propre au négoce
la fabrication des toiles, les élevages du commerce international. Il s’agissait médiéval.
ovins, qui fournissaient la matière pre- d’un cycle de foires animant tour à tour
mière de l’industrie drapante, ou les les villes de Lagny (janvier-février), Bar- Le réseau des foires
cultures de guède et de pastel, destinés sur-Aube (février-mars), Provins (mai- Le succès médiéval du commerce
à la teinture, qui firent les beaux jours juin puis septembre-octobre) et Troyes des foires et des marchés ne repo-
de l’industrie textile, en Languedoc, (juillet-août puis novembre décembre), sait toutefois pas uniquement sur le
en Champagne ou en Flandre. Dès pour constituer un marché permanent grand négoce, mais sur l’existence
le xiie siècle, les villes de Flandre, qui réservé aux transactions entre mar- d’un réseau hiérarchisé au maillage
exploitaient la laine anglaise, expor- chands. Ceux venus de l’espace médi- dense – avec des intervalles excé-
tèrent leurs draps dans l’ensemble de terranéen, principalement des Italiens, dant rarement 3 ou 4 lieues – per-
l’Europe. Elles se constituèrent avant y échangeaient des épices, de l’or ou mettant l’écoulement des produits
1230 en association marchande nom- des soieries arrivés d’Orient contre des au plus proche des consommateurs.
mée la Hanse des XVII villes – elle en métaux, du cuir ou des draps appor- Les seigneurs, les villes et les princes
compta en réalité jusqu’à 25 – avec à tés par des marchands originaires de jouèrent ici un rôle essentiel dans la
leur tête Arras, Cambrai, Douai, Saint- l’espace nordique. stabilisation des réseaux commer-
Quentin et Ypres. Les bans échevi- Sous la surveillance des gardes de ciaux en garantissant la sécurité des
naux organisaient jusqu’aux étapes foire, les transactions s’organisaient marchands et des biens, distribuant
de la production, instaurant une en trois temps : durant la « montre », des lettres de conduit, instaurant
LE « BEAU MOYEN ÂGE » • 57
vers vers
Londres Hambourg
Mer du Nord
Bruges Anvers
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Poperinghe Flandre
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Orléans
Loire Auxerre
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Angers
ATLANTIQUE Guérande Tours
Dijon
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Nantes
Saô
Bourges Chalon-
Autres centres de
production drapière
parfois une police des marchés qui par les foires urbaines installées dans des centres de gravité entre mer du
veillait également à la bonne conver- des halles et généralement associées Nord et Méditerranée, vers des nou-
sion des poids et mesures, tout en à la fête d’un saint local attirant les veaux bassins de population ou des
tirant profit des revenus de leurs ton- pèlerins de toute la région, jusqu’aux nouveaux centres de production.
lieux et péages. On distingue plusieurs foires intégrées aux circuits com- Enfin, il convient d’évoquer les nom-
niveaux d’importance de ces marchés merciaux internationaux, telles celles breuses échoppes urbaines, sou-
jusqu’aux foires « générales » : depuis de Chalon-sur-Saône, Pézenas, du vent de simples bancs ou étals situés
la foire rurale où les paysans locaux Lendit à Saint-Denis ou de Lyon. Ces sous un auvent, bordant les rues voire
écoulaient leurs produits agricoles en dernières profitèrent d’ailleurs, après empiétant sur elles, et se présentant
échange de quelques biens manu- 1270, de l’essoufflement des foires comme le prolongement de l’atelier,
facturés venus de la ville, en passant de Champagne lié au déplacement situé à l’arrière dans la maison.
58
La renaissance scolaire
du xiie siècle
L’expression de « Renaissance du xiie siècle » a parfois été employée pour désigner l’émulation
intellectuelle que connut cette période, marquée par la redécouverte des textes antiques et
l’avènement d’un premier humanisme chrétien. Mais c’est probablement du côté de l’organisation
scolaire que l’on observe les évolutions les plus notables : le xiie siècle est celui de l’avènement
des grands maîtres et, avec eux, de la naissance des intellectuels.
La floraison des écoles était étroitement liée au dynamisme avec son amante, Héloïse, entre 1132
urbaines du cadre urbain au sein duquel elle et 1135. Né au Pallet, à proximité de
La christianisation de la culture à l’orée prenait place. Une plus grande mobi- Nantes, Abélard choisit la carrière des
du Moyen Âge avait assuré la promo- lité sociale et la volonté de l’Église lettres, malgré son statut d’aîné d’une
tion des monastères comme lieux de grégorienne de s’assurer un person- famille noble. Après avoir fréquenté les
savoirs. Jusqu’au xie siècle, le monde nel compétent encouragèrent aussi écoles de la vallée de la Loire – Nantes,
des litterati – c’est-à-dire de ceux qui nombre de jeunes clercs à converger Angers, Loches –, il arrive à Paris, vers
connaissent le latin – se limitait pour vers ces nouveaux centres scolaires. 1100, attiré par la réputation du maître
l’essentiel au milieu monastique, les Le réseau d’écoles urbaines qui se qui enseignait alors à l’école Notre-
moines faisant donc fonction d’ensei- mit en place au xiie siècle se carac- Dame, Guillaume de Champeaux
gnants. Mais les réformes ecclésias- térisait toutefois par sa faible unité (v. 1070-1122). Impatient et sûr de
tiques des xe-xie siècles, renforçant la institutionnelle : écoles cathédrales, lui, il s’attire néanmoins l’inimitié de
clôture monastique, firent sortir des entretenues par le chapitre et l’évêque ce dernier et la jalousie des autres
cloîtres les investigations intellec- et confiées au chanoine ayant fonc- étudiants, qui l’obligent à quitter Paris :
tuelles : « Le moine n’a pas pour fonc- tion d’écolâtre (scolasticus), comme Abélard ouvre alors une première
tion d’instruire, mais de pleurer sur à Laon, Chartes, Orléans ou Paris ; école à Melun (1102), puis à Corbeil
lui-même ou le monde et d’attendre écoles canoniales, liées à un chapitre (1104). En 1110, il revient à Paris et
en tremblant la venue du Seigneur. » de chanoines réguliers, comme pour s’installe sur la montagne Sainte-
Cette vieille sentence de saint Jérôme, Sainte-Geneviève ou Saint-Victor à Geneviève, avant de se rendre à Laon,
exhumée tant par les auteurs monas- Paris ; ou encore, écoles « privées », vers 1113, pour entendre le théologien
tiques que par le clergé séculier, ali- fondées par et autour d’un maître, à Anselme (v. 1055-v. 1117). Déçu par ce
menta l’opposition entre le cloître et l’image des écoles tenues par Pierre « vieillard », il écrit ses premiers
l’école : les clercs prétendaient s’arro- Abélard à Melun ou Corbeil. Cette flo- traités théologiques et rentre à Paris où
ger le monopole de la pastorale et de raison des écoles tenait largement à la il devient maître à l’école Notre-Dame,
l’enseignement, tandis que les moines renommée de quelques maîtres autour entre 1114 et 1116.
manifestaient une hostilité croissante à desquels se constituaient des petites C’est durant cette période que naît
l’égard du monde scolaire. Ceci n’em- communautés d’élèves : Bernard de son idylle avec Héloïse, la nièce d’un
pêcha pas le rayonnement de quelques Chartres, Anselme de Laon, ou, à Paris, chanoine de Notre-Dame dont il est le
centres intellectuels monastiques Guillaume de Champeaux, Hugues de précepteur : une relation qui lui vaudra
encore au xie siècle, comme l’abbaye Saint-Victor et, surtout, Pierre Abélard. d’être castré et envoyé comme moine
du Bec qui s’illustrait par l’enseigne- à Saint-Denis (1117-1118), inaugu-
ment de Lanfranc (v. 1010-1089). Pierre Abélard, rant ainsi le cycle de ses « malheurs ».
Pour autant, on assistait au déclin « le premier professeur » En 1121, il est condamné pour avoir
des écoles monastiques au profit des Qualifié par ses élèves de « professeur osé traiter de la question de la Trinité
écoles urbaines. célèbre et admiré de tous », Pierre dans sa Théologie, écrite l’année pré-
Le pape Grégoire VII avait en effet Abélard (1079-1142) est une figure cédente. Il se retire dans un couvent
exigé, à l’occasion du concile de centrale et exemplaire du paysage qu’il fonde au Paraclet, et y enseigne
Rome de 1079, que chaque cathédrale intellectuel du début du xiie siècle. Il jusqu’en 1127, date à laquelle son
accueille une école : Chartres et Reims, est surtout bien connu par le récit auto- école est dissoute et lui envoyé comme
dès le xie siècle, puis Laon, Orléans et, biographique qu’il a laissé, l’Historia abbé à Saint-Gildas-de-Rhuys. Il
surtout, Paris au cours du xiie siècle, calamitatum (« Histoire de mes mal- revient finalement enseigner sur la
devinrent ainsi d’importants centres heurs »), rédigé vers 1131-1132, ainsi montagne Sainte-Geneviève entre
d’études. Cette émulation scolaire que par une série de lettres échangées 1136 et 1140, mais devient la cible
LE « BEAU MOYEN ÂGE » • 59
de Bernard de Clairvaux qui parvient libéraux – que l’on assimilait de plus Tolède –, de nombreux clercs venus
à le faire condamner au silence lors en plus à de la philosophie – et les d’Europe du Nord choisirent de se
du concile de Sens (1140). Abélard sciences divines : selon lui, les premiers mettre en quête de ces savoirs nou-
est accueilli à Cluny, par l’abbé constituaient une somme d’outils pré- veaux, déplorant le caractère sclérosé
Pierre le Vénérable, puis installé dans paratoires qu’il était indispensable de du savoir occidental. Ainsi le clerc
un prieuré proche de Chalon-sur- maîtriser avant de pouvoir se consa- anglais Daniel de Morley (v. 1140-1210)
Saône, où il meurt le 21 avril 1142. crer à la vraie science, celle de Dieu. entreprit-il de se rendre à Paris puis à
Se considérant comme un « cheva- Une conception appelée à s’imposer Tolède pour y découvrir, grâce à l’en-
lier de la dialectique », Abélard avait durablement dans le paysage savant. seignement arabe, « les plus grands
excellé dans l’art du débat contradic- philosophes du monde ». C’est de
toire où il terrassait ses adversaires par Les traductions du grec même « par amour de l’almageste »
la rigueur de son argumentation. Face et de l’arabe que le Lombard Gérard de Crémone
aux discours d’autorité qui dominaient La rénovation des savoirs scolastiques (1114-1187) se rendit à Tolède, apprit
alors le paysage scolaire, Abélard pri- fut enfin permise, dans la seconde l’arabe et traduisit en latin plus de
vilégia la méthode spéculative, fondée moitié du xiie siècle, par l’enrichis- soixante-dix traités scientifiques. À par-
sur la logique et l’art de la disputatio. sement du corpus littéraire latin et tir des années 1180-1190, les ouvrages
l’intégration de nombreuses œuvres de dialectique, de métaphysique, de
Le triomphe grecques ou gréco-arabes nouvel- géométrie, d’astrologie ou de médecine,
de la raison scolastique lement traduites. Ce mouvement dont les auteurs pouvaient être Grecs –
Le terme scolastique (scolastica), de traduction fut essentiellement Aristote, Ptolémée, Hippocrate, Galien
apparu dès le xiie siècle, fut forgé dans impulsé depuis les zones de contact – ou des savants musulmans – Rhazès,
l’idée d’une opposition dans l’accès entre les Latins et les populations Avicenne – stimulèrent les investigations
à la connaissance de Dieu entre le hellénophones ou arabophones : intellectuelles de l’Occident, provoquant
modèle scolaire urbain (scolastique) en Italie – à Pise, Venise, au Mont- une véritable redéfinition des contenus
et le modèle d’isolement du cloître Cassin ou à Palerme en Sicile – et en et des méthodes d’enseignement au
(monastique). La méthode scolas- péninsule Ibérique – en particulier à sein des universités naissantes.
tique doit beaucoup au triomphe de
la dialectique, à partir du xiie siècle, CENTRES SCOLAIRES AUX XIe-XIIe SIÈCLES
et à la fascination qu’exerça la philo- M er
sophie aristotélicienne sur les maîtres d u No rd Cologne
t
parisiens. Ses bases furent jetées par cau Liège
Es Aix-la-
les logiciens qui s’emparèrent de l’art use Chapelle
St-Bertin Me
du syllogisme exposé dans ce que Manch e
e
ell
os
l’on nommait la logica vetus : Aristote Fécamp Trèves
M
Laon
Le Bec Jumièges
y faisait du syllogisme une véritable Soissons Verdun
Argenteuil St-Denis Reims Metz
herméneutique, permettant d’expli- Le Mont- M Gorze
St-Michel Paris ar
ne
quer les textes dans la confrontation St-Germain-des-Prés Melun Toul Strasbourg
des opinions contradictoires et leur Chartres Créteil Couvent
du Paraclet
résolution dans une conclusion finale. St-Gildas- Orléans Sens
Rhin
Sei
Angers e
Tours Loir
une véritable science de la démons- Dijon
ne
Nantes
Saô
St-Martial
ATL ANTIQUE
méthodique devait s’appuyer sur une
démonstration rationnelle plutôt que la Aurillac
fin du Ve-milieu du XIe siècle, Paris, Picard, 1999.
Rhône
(1079-1142)
qui prit alors le nom de théologie. Dans
ar
G
Naissance de l’université
Les premières universités, apparues au tournant du xiie et du xiiie siècle, constituent une innovation
majeure de la période médiévale. Le système de promotion sociale qu’elles introduisaient, fondé
sur la reconnaissance d’un savoir acquis, venait en effet rompre avec les valeurs traditionnelles
de la naissance et du service. En cela, elles ne traduisaient pas seulement un nouveau dynamisme
culturel, mais une véritable révolution sociale.
De l’universitas aux universités son université, la « mère des sciences » qui initia une vague de fondations
En 1179, le pape Alexandre III entre- et la nouvelle Cariath-Sepher, la cité germaniques – relevaient d’une
prit d’unifier un paysage scolaire qui des lettres de l’Ancien Testament. volonté princière d’affirmer la moder-
s’était spontanément développé au Tout au long du xiiie siècle, l’univer- nité de leur pouvoir étatique en fondant
cours du xiie siècle : à l’occasion du sité de Paris attirait des clercs venus un studium.
troisième concile du Latran, il imposa de toute l’Europe qui, en fonction de Cette multiplication des institutions
que l’enseignement dispensé soit leur origine géographique, se réunirent universitaires, à partir de la seconde
gratuit et que seuls les maîtres ayant spontanément en quatre « nations » moitié du xive siècle, modifia en pro-
reçu de l’autorité ecclésiastique une – française, normande, picarde et fondeur le paysage universitaire : si
licence d’enseigner (licencia docendi) anglaise-allemande. Disciplines et l’université de Paris conservait une
puissent exercer. Avec l’invention de cursus s’organisèrent au sein de part de son rayonnement européen,
la licence, l’Église s’assurait le mono- « facultés », selon un schéma globa- son recrutement subit la concurrence
pole de l’enseignement mais garantis- lement partagé par les différentes uni- des nouvelles universités, qui ten-
sait également la reconnaissance des versités : les arts libéraux constituaient dirent à fixer localement des popula-
savoirs acquis dans toute la chrétienté. une étape préparatoire pour accéder tions cléricales qui autrefois gagnaient
Maîtres et étudiants prirent peu à peu aux facultés de médecine, de droits la capitale du royaume de France. Les
conscience de constituer une commu- canon et civil – ce dernier avait toute- listes des maîtres et des étudiants
nauté intellectuelle spécifique dont il fois été interdit à Paris depuis 1219 – et des universités françaises, recueil-
fallait défendre les intérêts auprès des de la théologie ; les étudiants devaient lies en 1403, témoignent ainsi d’une
autorités urbaines, religieuses ou sou- obtenir le baccalauréat avant de pou- progressive régionalisation de leur
veraines : durant les décennies 1180- voir prétendre à la licence et devenir recrutement et de l’érosion du public
1220, à Paris – mais aussi à Bologne ensuite à leur tour maîtres ou docteurs. anglais et germanique à l’université
ou Oxford – ils se constituèrent en de Paris, principalement en raison des
universitas, c’est-à-dire en associa- Le paysage universitaire fractures politiques nées du Grand
tion jurée, sur le modèle des com- aux XIIIe-XVe siècles Schisme et de la guerre de Cent Ans.
munes ou des métiers urbains. Ces Les xiiie-xve siècles furent ceux du Paris dut néanmoins accueillir jusqu’à
trois premières universités naquirent succès du modèle universitaire dans 5 000 maîtres et étudiants, quand les
donc simultanément d’un regroupe- toute l’Europe : on dénombrait 12 uni- effectifs des petites universités ne
ment d’écoles parfois anciennes et versités actives avant 1300, elles sont dépassaient pas quelques dizaines,
d’une quête d’autonomie juridique des 65 en 1500. S’inspirant des modèles voire quelques centaines.
« écoliers ». institutionnels développés à Paris ou
L’université parisienne obtint la recon- Bologne, ces nouvelles institutions L’affirmation des
naissance officielle de la papauté naquirent tantôt de la réorganisa- « gens de savoir »
vers 1208 : en 1215, le légat pontifical tion d’écoles préalables – Montpellier L’une des conséquences structurelles
Robert de Courson lui concéda des (1220) –, tantôt de l’essaimage des trois de cette évolution du paysage sco-
statuts encadrant la vie communau- premières universités – Cambridge laire et universitaire fut l’amorce, dans
taire, les cursus et les programmes (1209), Padoue (1222), Orléans et la société féodale, d’un système de
enseignés. Ceux-ci furent bientôt Angers (1229-1231) ou encore Sienne promotion sociale par le savoir et les
complétés par la bulle Parens scien- (1246) –, tantôt de l’initiative du pou- compétences acquises. Les études
tiarum de 1231, dans laquelle le pape voir laïc ou pontifical – Salamanque et l’obtention d’un titre de magis-
Grégoire IX octroyait de nouveaux pri- (1218), Naples (1224), Toulouse (1229). ter devinrent progressivement des
vilèges aux maîtres et étudiants. Pour La plupart des universités fondées aux critères de distinction et de sélec-
la papauté, Paris était devenue, grâce à xive et xve siècles – dont Prague (1347) tion des futures élites religieuses et
LE « BEAU MOYEN ÂGE » • 61
Aberdeen
St Andrews
Copenhague
Glasgow
Mer
du Nord
Universités fondées
Greifswald
avant 1300
Rostock
de 1300 à 1378
de 1379 à 1500
Francfort- seconde fondation
sur-l’Oder
Cambridge Parme Fondation incertaine
Oxford Leipzig
Cracovie
Erfurt
Louvain Cologne
Prague
Mayence
M an che Wurtzbourg
Trèves
OCÉAN Heidelberg
ATL ANTIQUE Pozsony
Caen Ingolstadt Vienne
Paris Tübingen Buda
Fribourg-en-B.
Orléans
Angers Bâle
Nantes Pécs
Dole
Principaux espaces Bourges
de recrutement des Poitiers
universités françaises Vicence Trévise
en 1403 Vérone Venise
Verceil Pavie Padoue
Angers Grenoble Parme
Turin Plaisance
Ferrare
Avignon Bordeaux Valence Bologne
Reggio
Montpellier Cahors Gênes
Orange Lucques Florence
Orléans Avignon Arezzo Mer
Pise
Toulouse Aix Sienne Adriatique
Paris Montpellier Pérouse
Toulouse
Perpignan
Rome
Palencia Huesca
Valladolid Lérida Gérone
Saragosse Naples
Salerne
Salamanque Barcelone
Sigüenza Mer
Coimbra Alcalá M éd i t erranée Mer
Tyrrhéni enne
Palma
Lisbonne Séville Valence
Sources : J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire de France, Paris, Éditions Autrement, 2011 ;
P. Riché, Écoles et enseignement dans le haut Moyen Âge, fin du Ve-milieu du XIe siècle, Paris, Picard, 1999 ;
J. Verger in H. De Ridder-Symoens (dir.), A History of the University in Europe, tome 1 : Catane
Universities in the Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 200 km
administratives : princes, rois et Église ces derniers devinrent largement majo- phénomène est observable au sein des
construisirent des gouvernements ritaires aux xive et xve siècles : ceux grands corps d’états royaux ou prin-
modernes en s’appuyant sur ces de Laon ou de Notre-Dame de Paris ciers, ou des différentes institutions
hommes compétents, et assurèrent devaient accueillir autour de 20 % de judiciaires locales, peuplés des licen-
ainsi une promotion sociale et politique gradués d’université dans la première ciés ou docteurs en droit civil et canon.
du savoir. Le phénomène, lentement moitié du xiiie siècle, mais ils étaient Cette valorisation des savoirs scolas-
initié dans les écoles du xiie siècle, prit plus de 65 % vers 1370 et dépas- tiques encouragea enfin les souverains
une ampleur nouvelle avec l’avène- saient 80 % au début du xve siècle. En à adopter eux-mêmes la figure du roi
ment des universités. 1378, le pape Clément VII avait d’ail- sage : « un roi illettré est un âne cou-
Les chapitres cathédraux prestigieux leurs imposé que tout clerc briguant ronné » avait écrit, dès le milieu du
se peuplèrent progressivement de une prébende de chanoine possède au xiie siècle, Jean de Salisbury.
maîtres et de docteurs au point que moins une maîtrise ès arts. Le même
62
Le Languedoc « cathare »
Les historiens peinent à répondre à l’unisson à cette question : les cathares ont-ils existé
en Languedoc ? Ce qui fut longtemps une certitude, alimentant depuis le xixe siècle une part
non négligeable de fantasmes, n’en est plus une aujourd’hui, car à regarder avec attention
la documentation médiévale, le dossier du catharisme albigeois peut sembler fragile.
L’Église et le pouvoir capétien auraient-ils inventé l’hérésie à des fins politiques ?
Les « bons hommes » lequel s’appuyaient les historiens pour hérétique. Les cisterciens dressent
Le terme de « cathare », employé démontrer l’existence d’une Église alors un tableau apocalyptique de l’état
par saint Augustin pour désigner une cathare structurée, est vraisemblable- de la foi en Languedoc et élaborent un
forme d’hérésie dualiste, resurgit dans ment un faux forgé au xviie siècle. Cette corps de doctrines qu’ils projettent sur
le vocabulaire ecclésiastique du nord dissidence méridionale nous est donc une dissidence religieuse qui s’affirme
de l’Europe dans la seconde moitié du principalement connue par l’intermé- entre Toulouse, Albi et Carcassonne.
xiie siècle : en 1164, le moine Eckbert diaire d’une documentation ecclé- Les « bons hommes » sont en effet
de Shönau publie ainsi un Livre contre siastique qui lui est résolument hostile des contestataires de l’ordre ecclé-
l’hérésie des cathares, dans lequel il – traités antihérétiques, sources inqui- sio-féodal : ils refusent les sacrements
dénonçait l’existence d’une commu- sitoriales, procès, enquêtes et manuels de l’Église pour ne reconnaître que la
nauté mixte pratiquant une vie pieuse d’inquisiteurs –, auxquelles s’ajoutent valeur du consolamentum, qui avait
particulièrement austère. Le terme quelques rares écrits du xiiie siècle de à la fois valeur de baptême, d’ordi-
est ensuite employé lors du concile nature dualiste : deux « rituels » – dont nation et d’extrême-onction. Sous
de Latran III (1179) pour désigner des l’un en langue d’oc – et deux traités prétexte d’un évangélisme absolu, ils
hérétiques installés dans le Saint- religieux – dont l’un intitulé le Livre des refusent également de prêter serment
Empire et dans l’Italie du Nord et du deux principes. Si l’existence d’une et de donner la mort. Or, ils recrutent
centre. Mais il n’est jamais employé hérésie dualiste en Languedoc semble principalement dans les élites des
pour désigner ceux qui, dans le midi bien attestée au milieu du xiiie siècle, villes et dans la petite chevalerie des
de la France, se font appeler les « bons la documentation ne l’assimile jamais bourgs fortifiés qui subissaient alors
hommes » ou les « bons chrétiens ». à des cathares et préfère évoquer – en un déclassement économique et
Car, en guise d’hérésie, les mouve- privilégiant une désignation géogra- social : ce portrait social d’une hérésie
ments ainsi désignés s’apparentent phique – les Albigeois. qui n’avait rien de populaire la rendait
souvent à des courants d’inspiration d’autant plus dangereuse.
évangélique, soucieux de renouer La croisade albigeoise Les cisterciens multiplièrent donc
avec le message originel du Christ, C’est à partir des années 1140 que – sans grand succès – les prédica-
et qui dénoncent la tutelle médiatrice l’Église commence à se préoccuper tions tandis qu’avec l’appui de l’au-
et la richesse de l’Église. L’Église de du Midi toulousain, dans un contexte torité pontificale, ils n’hésitaient pas
la Réforme grégorienne qui, au milieu politique où le roi capétien Louis VII à démettre le haut clergé local qu’ils
du xie siècle, s’était nourrie de cette cherche à faire valoir les droits de soupçonnaient de connivence avec
aspiration à une foi pure, avait atteint, sa femme, Aliénor d’Aquitaine, sur l’hérésie. Ce fut bientôt le comte
à la fin du xiie siècle, un état de sta- le comté de Toulouse. Bernard de Raimond VI lui-même qui fut accusé
bilité institutionnelle qui la conduisait Clairvaux fait une première cam- de mollesse et excommunié en 1207.
dorénavant à se méfier de ce qui pou- pagne de prédication dans l’Albigeois, Dans un contexte de forte tension, le
vait lui apparaître comme des formes en 1145, puis, en 1177, le comte légat pontifical Pierre de Castelnau,
de contestation de son autorité : ainsi Raymond V invite les cisterciens à s’y un cistercien et ami personnel du
des Vaudois lyonnais, autorisés à prê- installer durablement pour combattre pape Innocent III, était assassiné sur
cher en 1179, avant d’être condamnés l’hérésie. les bords du Rhône, en janvier 1208.
comme hérétiques en 1184. Le comte redoute surtout que les puis- L’abbé de Cîteaux, Arnaud Amaury,
En Languedoc, on peine à trou- sances voisines – roi Plantagenêt, roi obtint alors du pape la fulmination
ver la trace d’une menace hérétique Capétien et roi d’Aragon – n’usent du d’une bulle de croisade contre le
avant le xiiie siècle : le procès-verbal prétexte de l’hérésie pour fondre sur comté de Toulouse : la première croi-
du supposé « concile cathare » de son territoire : en prenant les devants, sade dirigée contre des chrétiens. Au
Saint-Félix-de-Caraman (1167), sur toutefois, il accréditait la thèse du péril cri de « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra
LE « BEAU MOYEN ÂGE » • 63
les siens ! », il mena durant l’été 1209 nouveau comte, et, en septembre de Paris : la fille du comte, Jeanne,
une armée de quelque 5 000 cheva- 1217, parvinrent à soulever la popu- serait mariée au frère du roi, Alphonse
liers, principalement venus du nord du lation de Toulouse : au cours du de Poitiers, et le comté de Toulouse
royaume, contre les terres du comte long siège qui s’ensuivit, Simon de leur reviendrait. Les années immé-
de Trencavel : Béziers et Carcassonne Montfort trouva la mort, en juin 1218. diatement postérieures virent la créa-
furent prises, au prix d’un massacre À la demande du pape Honorius III, le tion et l’installation en Languedoc de
dont se félicita l’abbé. Les territoires roi capétien Philippe Auguste envoya l’Inquisition qui entreprit, avec l’aide
conquis furent confiés au comte Simon donc son fils, Louis VIII, reprendre les des agents royaux, de poursuivre
de Montfort, qui prit la tête de la croi- rênes de la croisade : après un nou- l’hérésie. La grande offensive inquisi-
sade et soumit l’ancien domaine des veau massacre à Marmande, en mai toriale des années 1240 et la réduc-
Trencavel, avant de se tourner vers 1219, ce dernier renonça néanmoins à tion du bastion de Montségur (1244)
Toulouse en juin 1211. prendre Toulouse. – où 200 personnes furent brûlées –
Devenu roi, il reprit la tête de la croisade eurent progressivement raison d’une
Capétiens et Inquisition contre Raimond VII, en juin 1226, mais hérésie albigeoise qui avait pris le
L’objectif de la croisade se révélait mourut en chemin, laissant le sénéchal visage de la résistance, tant religieuse
n’être pas religieux. Le roi Pierre II de Beaucaire, Imbert de Beaujeu, faire que politique. Elle ne concernait déjà
d’Aragon, qui avait jusqu’alors laissé plier le comte de Toulouse. Ce der- plus que 10 à 15 % de la population
faire, décida d’intervenir pour contrer nier fut contraint de négocier la paix : et, après le rattachement du comté de
les ambitions de Simon de Montfort, le 12 avril 1229, à Paris, Raymond VII Toulouse à la couronne de France, en
mais échoua devant Muret en août prête serment à l’Église et au jeune 1271, elle n’apparut plus qu’à l’état
1213. Raimond VI et son fils organi- roi capétien, Louis IX. La croisade résiduel.
sèrent alors la résistance contre le albigeoise prenait fin avec le traité
Mende
Cahors Lot
Agenais Rodez
n Comté
Quercy Aveyro Comté
Agen de Rodez
Morlhon de Gévaudan
Garonne Caussade Rouergue
Lectoure Millau Alès
Cordes
Vicomté Montauban Anduze
Tarn Vicomté
de Lomagne de Millau
Albi Sauve
Villemur
Auch Lombers
Comté Lavaur Fiac Lodève Comté
d’Armagnac- Verfeil Lautrec Vicomté de Melgueil
Fezensac Toulouse de Lodève Melgueil
Vielmur
St-Paul Castres (Mauguio)
Baziège Lanta Vicomté Montpellier
Puylaurens Vintrou
Muret de Béziers-Carcassonne
Toulousain Hautpoul
Pézenas Maguelone
Les Cassès Labécède
nne Cabaret Minerve Vicomté
La Salvetat ro Castelnaudary Béziers d’Agde
Ga
Laurac Agde
Arièg
Carcassonne Aude
Narbonne
e
L’optimum démographique
du xiiie siècle
Au début du xive siècle, le royaume de France comptait probablement quelque 16 millions d’âmes,
soit environ 21 millions d’habitants dans les limites de la France actuelle. Il est le royaume
le plus peuplé de l’Europe occidentale, dont il représente plus d’un quart de la population globale.
Durant le xiiie siècle, la conjoncture favorable a permis une croissance démographique
de près de 150 %. Un optimum qui ne sera dépassé qu’au xviie siècle.
L’État des paroisses et des feux l’établissement durable du maillage de deux axes ligérien et séquanien, et
Obtenir des chiffres fiables pour la démographique à l’issue du xiiie siècle. d’un espace septentrional incluant les
population médiévale est un art délicat villes de Picardie et de Flandre.
qui confronte les historiens de la démo- Une inégale répartition
graphie à une absence chronique de des hommes Un monde plein ?
documentation aisément exploitable, Avec en moyenne 7,9 feux/km2 en Malgré une mortalité infantile qui restait
et les condamne à des estimations 1328, la densité moyenne de peuple- forte – 25 à 30 % des enfants devaient
prudentes et souvent ponctuelles. Il ment ne doit pas masquer une iné- mourir avant l’âge d’un an et près de
existe néanmoins, pour le début du gale répartition des hommes dans le 50 % avant l’âge de 10 ou 12 ans –,
xive siècle, un document exception- royaume. De façon générale, on note la natalité avait augmenté, passant en
nel qui s’apparente à une première un déséquilibre territorial avec une moi- moyenne de 3-4 enfants par couple
tentative de recensement : l’État des tié nord plus densément peuplée que la au début du xie siècle à 5-6 enfants
paroisses et des feux de 1328. Initiée moitié sud. Dans le Massif central, la au début du xiiie siècle. L’espérance
à la fin du règne de Charles IV, cette densité n’excédait pas 6 feux/km2 et de vie à la naissance avait ainsi consi-
enquête administrative et fiscale avait elle était plus proche des 4 feux/km2 dérablement augmenté : tandis qu’elle
pour but de comptabiliser les sujets dans l’espace pyrénéen. À l’inverse, devait être d’environ 22 ans vers 1100,
du roi soumis à l’impôt. Certes, la on atteint 10 feux/km2 en Champagne elle dut atteindre 35 ans vers 1275.
méthode employée par les officiers ou en Bourgogne, 12 en Normandie, Les contemporains avaient assuré-
royaux n’est pas exempte d’approxi- 14 dans l’Orléanais, 22 en Île-de- ment conscience de vivre dans un
mations, mais elle offre un instantané France et 31 pour Paris et sa banlieue. monde où la population croissait. Ils
du royaume au moment où la popu- On dénombrait en moyenne 105 feux observaient notamment les paysages
lation atteint son apogée médiéval. par paroisse en région parisienne et un ruraux qui avaient été progressive-
Ce sont quelque 23 600 paroisses maximum de 1 745 feux par paroisse ment anthropisés : les défrichements
qui servent de cadre au recensement dans Paris intra-muros. Au centre entrepris depuis le xe siècle avaient fait
d’environ 2,5 millions de feux – c’est-à- d’une région particulièrement riche reculer les forêts, les marais avaient été
dire de foyers fiscaux –, à raison d’une d’hommes, la capitale royale devait asséchés, les versants des montagnes
estimation moyenne de 4,5 personnes donc compter quelque 200 000 habi- colonisés.
par feu. tants, faisant d’elle la ville la plus peu- Ce cycle vertueux de double crois-
L’enquête laissait toutefois de côté plée d’Europe, bien avant les villes de sance démographique et écono-
des espaces importants – près d’un Flandre ou de l’Italie du Nord. Les plus mique, associé à une relative période
quart du royaume –, notamment les fortes concentrations se remarquaient de paix, assura le souvenir du « beau
apanages et quelques grands fiefs et logiquement dans les espaces les xiiie siècle » comme d’une période
où les officiers royaux n’étaient pas plus densément urbanisés. Un indice d’apogée de la civilisation médiévale
entrés, illustrant ainsi les limites de de cette urbanisation croissante se occidentale. Ceux qui vécurent aux
l’emprise administrative du roi sur le lit dans la géographie des couvents xive et xve siècles, confrontés aux
territoire de son royaume. Au total, on dominicains et franciscains : ces ordres crises frumentaires et aux épidémies,
devait être proche d’un royaume de religieux mendiants avaient été créés à la guerre permanente et à la réces-
3,5 millions de feux, soit environ 16 mil- au début du xiiie siècle pour renforcer sion économique, ne cessèrent de
lions d’habitants, répartis dans quelque l’encadrement pastoral dans des villes souhaiter le retour au temps du « bon
32 500 paroisses. Notons la proximité toujours plus peuplées. L’implantation roi Saint Louis ». Toutefois, lorsqu’est
de ce dernier chiffre avec celui des des couvents révèle ainsi l’existence établi l’État des paroisses et des feux,
communes de la Révolution française d’un arc méridional particulièrement la conjoncture économique semble
qui témoigne, mutatis mutandis, de urbanisé, allant de Bordeaux à Valence, déjà opérer un retournement. Les
LE « BEAU MOYEN ÂGE » • 65
premières crises frumentaires se font plupart des régions, variaient entre et conduisit à un morcellement et une
sentir dans les années 1315-1320 et 4 et 8 grains récoltés pour 1 semé –, réduction de la superficie des exploita-
certaines régions, confrontées à une par l’expansion des terres cultivables, tions agricoles. Le début du xive siècle
hausse importante de la mortalité, qui atteignait alors ses limites. La pres- inaugurait donc une crise de crois-
commencent à perdre des habitants : sion démographique se fit plus forte, sance, touchant d’abord les régions
la Normandie, la Flandre, le Forez. Il notamment dans les zones à haut ren- pour lesquelles les ressources agri-
faut dire que la croissance avait été dement agricole – comme en Île-de- coles se montrèrent insuffisantes pour
permise, plus que par la hausse des France, en Artois ou en Cambrésis, où nourrir des bouches plus nombreuses.
rendements agricoles – qui, dans la l’on pouvait dépasser les 15 pour 1 –
Mer du Nord
Dunkerque
Calais
Ypres
St-Omer
Lille
Béthune
Montreuil
Douai
Manche Arras
Abbeville
Amiens
St-Quentin
M
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Rouen Beauvais Laon
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Bayeux Compiègne Reims
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M arn Châlons-sur-Marne
Évreux
Guingamp Paris
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Dinan Chartres Se
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sur-Aube
Rennes Sens
Quimper Josselin
Le Mans Orléans
Langres
Vannes Loire Auxerre
Angers Tours
Blois Vézelay
Dijon
OCÉAN Nantes Bourges
Beaune
ATLANTIQUE Nevers
Chalon-
sur-Saône
J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation dans la France médiévale », Annales ESC, 1970/4.
Châteauroux
Saône
Poitiers
Sources : M. Bourin, Temps d’équilibres, temps de ruptures (XIIIe siècle), Paris, Le Seuil, 1990 ;
Densité de population
en 1328 (en feux/km2, Mâcon
d’après l’état des paroisses Niort
Allier
La Rochelle
et des feux) St-Jean-
Rochefort St-Julien
22 d’Angély Limoges
Saintes Clermont Lyon
14 Angoulême
12
10
de 8 à 10 Périgueux Brive Le Puy Valence
Bergerac Aurillac
de 6 à 8 Bordeaux
de 5 à 6 Dordogne Figeac Aubenas
Dié
Rhône
L’automne
de la France
médiévale
Refusant de voir dans la période des xive-xve siècles
un déclin de la culture occidentale annonciateur d’une
inexorable « Renaissance », l’historien Johan Huizinga forgea
en 1919 la belle expression d’« automne du Moyen Âge »
pour désigner ces ultimes siècles médiévaux.
L’image renvoyait à cette saison de tous les contrastes,
marquée par un état d’exaspération de la végétation,
préparant néanmoins le printemps à venir.
Ce faisant, l’historien proposait une histoire sensible
du Moyen Âge tardif, où se mêlaient les rêves, les espoirs
et les angoisses des hommes et des femmes de ces siècles.
Ceux-ci n’étaient pas rares, à l’instar de François Villon,
à regretter « le bon temps » et les « neiges d’antan ».
Au temps de la croissance avait en effet succédé celui
des crises : les schismes religieux, la guerre permanente,
les pestes, les crises agraires et frumentaires, les révoltes.
Mais de ces soubresauts naissait dans le même temps
un ordre politique nouveau, issu de toutes les fécondités
du Moyen Âge, l’État moderne.
68
Souveraineté et majesté
sous les derniers Capétiens
La séquence qui s’ouvre avec le règne de Louis IX et s’achève avec ceux de Philippe le Bel
et de ses fils marque un tournant dans l’histoire de la construction politique de la souveraineté
et de la majesté royales. La royauté féodale laisse progressivement place à une monarchie
de droit divin, juridique et administrative. Les bases d’un État moderne sont jetées, affirmant
le monopole royal de la guerre, de la justice et de l’impôt.
De Louis IX à Saint Louis serment de défendre l’Église, ainsi ses justiciables pour juger lui-même en
La canonisation de Louis IX (1226- que son statut de « roi très chrétien » appel et recourt à des juristes pour ins-
1270), proclamée en 1297, satisfaisait l’y invitait. Louis IX traduisit cet enga- truire des enquêtes sur les cas litigieux.
autant son petit-fils, le roi Philippe le gement en participant à deux croi- Pacificateur, il interdit le port d’arme et
Bel, que le pape Boniface VIII : une vie sades. Il se montra enfin d’une rigueur les guerres privées entre seigneurs : en
pieuse, une mort en martyr durant la sans faille à l’égard les juifs : il leur 1259, il n’hésite pas à faire comparaître
croisade et les nombreux témoignages imposa le port de la rouelle, entre- Enguerrand de Coucy devant sa jus-
de miracles, tant durant sa vie qu’après prit de restituer les usures juives, et tice. L’aristocratie ne s’y trompe pas
sa mort, avaient convaincu les juges organisa plusieurs autodafés de livres qui commence à critiquer l’extension
ecclésiastiques de sa sainteté. Pour rabbiniques. des prérogatives royales au mépris des
la dynastie royale, l’enjeu était autre : traditions nobiliaires : les pairs, habitués
la canonisation magnifiait le « sang Le gouvernement royal à siéger à la cour du roi et à lui apporter
capétien » et consacrait l’œuvre d’un Mais Louis IX fut aussi un grand réfor- leur conseil dans le gouvernement du
bâtisseur de la majesté royale. Entre mateur et initiateur de techniques de royaume, sont progressivement écar-
1241 et 1245, Louis IX avait en effet gouvernement qui participèrent de la tés au profit de techniciens du droit.
fait élever une sainte chapelle desti- construction de la souveraineté royale L’ancienne cour féodale se transforme
née à accueillir les reliques du Christ sous les derniers Capétiens. Par la en appareil d’État.
achetées à l’empereur byzantin : grande ordonnance de 1254, il ren-
la chapelle, située au cœur du palais força le rôle des agents royaux locaux, Philippe le Bel, « empereur
royal, était tout entière un reliquaire. et notamment des baillis – instaurés en son royaume »
Pour le pape, c’est le Christ lui-même en 1190 par Philippe Auguste – char- L’œuvre administrative engagée par
qui avait ainsi coiffé Louis de sa propre gés de rendre la justice du roi dans ses Louis IX est poursuivie par ses suc-
couronne. La cérémonie du sacre avait domaines. Il diligenta des enquêtes cesseurs. Philippe le Bel (1285-1314)
également été révisée en 1250 : elle chargées de veiller à ce que les officiers accélère la reconstruction du palais
renforçait l’idée d’élection divine du roi, royaux agissent en conformité avec leur royal de la Cité, qui ne sera achevé
que l’onction par le saint chrême venait mission. Justicier, il interdit le duel judi- qu’en 1324 : l’ancienne résidence féo-
attester. Le roi y prêtait notamment ciaire en 1258, reçoit les requêtes de dale de Louis VI est transformée en
Jeanne
de Navarre Édouard III Charles
roi d’Angleterre de Navarre,
(1327-1377) dit le Mauvais
Prétendant au trône roi de Navarre
de France en 1328 (1349-1387)
L’AUTOMNE DE LA FRANCE MÉDIÉVALE • 69
siège administratif de la monarchie. que le pape prélève des taxes dans le le clergé français – duquel il exige un
Cette modernisation de l’État répond royaume et puisse soustraire les clercs serment de fidélité –, les nobles, l’uni-
à un besoin : le roi a besoin d’argent à la juridiction du roi. Il entend égale- versité et les « bonnes villes » de son
pour faire la guerre en Guyenne et ment juger lui-même de l’hérésie qu’il royaume. Ces assemblées, qui consti-
en Flandre. Philippe le Bel s’entoure assimile à un crime de lèse-majesté tuent l’embryon des futurs états géné-
également de légistes qui élaborent royale : en 1307, il use de ce prétexte raux, témoignent du lien privilégié qui
la doctrine royale. « Empereur en son pour éliminer les Templiers, théorique- se constitue alors entre la royauté et
royaume », il ne tolère aucune enclave ment soumis à la seule autorité pon- ses « bonnes villes », actives dans le
dans l’étendue de sa souveraineté et tificale. Pour s’assurer du soutien le soutien militaire et financier à la poli-
s’engage dans un conflit violent avec plus large à sa politique, Philippe le tique du roi. Elles dressent un portrait
Boniface VIII, entre 1294 et 1303 : Bel réunit, à partir de 1302, de grandes géographique de la France royale sous
Philippe le Bel refuse en effet de tolérer assemblées consultatives réunissant les derniers Capétiens.
Mer du Nord
Dunkerque
Calais
Flandre
St-Omer
Boulogne Lille
Ponthieu Artois
Douai
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Rouen
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Coutances
Normandie Châlons
Évreux Champagne
Paris
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Bretagne Sens
Quimper Rennes
Le Mans Orléans
Loire
Auxerre Langres
Anjou
Gien
Angers Blois
Vézelay Dijon
Tours
Bourgogne
Bourges Nevers Beaune
Châteauroux
Poitiers J. Le Goff, « Ordres mendiants et urbanisation dans la France médiévale », Annales ESC, 1970/4.
Saône
Moulins
Niort
Bourbonnais Mâcon
Poitou
Allier
OCÉAN La Rochelle
Limoges
Marche
ATLANTIQUE
Lyon
Saintes Clermont
Angoulême
Sources : J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010 ;
Périgueux Brive
Aurillac Le Puy
Bordeaux
Dordogne Valentinois
Rhône
Montélimar
Duché Mende
Domaine du roi Cahors
Rodez
de France de Guyenne Ga
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Fiefs mouvants de la Albi
couronne Montauban
Armagnac Nîmes
Fiefs du roi d’Angleterre Bayonne Orthez Toulouse
L’abbaye royale, des en avaient été eux-mêmes les abbés de plusieurs compilations histo-
Mérovingiens aux Capétiens laïcs. C’est au cours du xiie siècle, riques pour lesquelles les moines
Sur le tympan du portail nord de la marqué par l’abbatiat de Suger (1122- de l’abbaye se mirent en quête de
basilique Saint-Denis, sculpté vers 1151) et la reconstruction – à partir de manuscrits auprès des autres grands
1170, figure une représentation de la 1130 – de la basilique gothique, que monastères du royaume, dont Fleury
décollation de Denis, ainsi que de ses Saint-Denis devint un véritable labo- et Saint-Germain-des-Prés : à la fin
compagnons Rustique et Éleuthère : ratoire de l’imaginaire politique royal. du xiie siècle, Saint-Denis s’était ainsi
selon la tradition hagiographique éta- L’abbaye est érigée en conservatoire constitué une riche bibliothèque autour
blie vers la fin du vie siècle, l’évangé- des regalia, c’est-à-dire des insignes de laquelle se développa l’atelier histo-
lisateur et premier évêque de Paris, royaux utilisés lors du sacre : la cou- riographique de la royauté. Le moine
dans le troisième quart du iiie siècle, ronne dite de Charlemagne, l’épée Rigord en exploita toute la richesse
aurait subi son martyre à Montmartre « Joyeuse », les éperons, le sceptre documentaire – lettres, actes publics,
– Mons martyrium ou « mont du mar- et, à partir du xiiie siècle, la main de etc. – pour élaborer ses Gestes de
tyre » – puis aurait porté sa tête jusqu’à justice. C’est également sous l’abba- Philippe Auguste, dont il offrit une pre-
un lieu nommé Catulliacus où il aurait tiat de Suger qu’apparaît la première mière version au roi en 1196, avant d’en
lui-même choisi de reposer. En ce lieu mention de l’oriflamme, alors dési- poursuivre la rédaction jusqu’en 1207.
fut édifiée une première basilique, dont gnée sous le nom de « ganafon de Il y affirmait notamment que « les rois
les traces archéologiques laissent Saint-Denis » (1124) : cette enseigne de France descendent des Troyens
supposer qu’elle pourrait dater du rouge, qui fut rapidement identifiée à eux-mêmes » : au prix de quelques
ive siècle ou de la seconde moitié du l’oriflamme de Charlemagne, que le « bricolages » il faisait du Mérovingien
ve siècle. C’est à sainte Geneviève roi venait lever avant de partir en cam- Pharamond le « premier roi des Francs
que reviendrait l’initiative d’avoir pagne, faisait de lui le vassal de saint en Gaule » et le descendant de Priam.
ainsi promu le culte dionysien, qui fut Denis autant que le protecteur de son Rigord n’était pas l’inventeur du mythe
suffisamment renommé pour que, abbaye. Suger symbolise donc mieux des origines troyennes des Francs :
dès le vi e siècle, de nombreux que quiconque l’étroitesse du lien l’idée avait été puisée dans l’Histoire
aristocrates francs, dont la reine qui unissait la royauté capétienne et des Francs de Frédégaire, écrite au
Arégonde († v. 580), y élisent sépul- l’abbaye dionysienne : conseiller des viie siècle. Mais le récit de Rigord,
ture. L’attachement de la famille rois Louis VI et Louis VII, il rédigea un qui avait l’avantage de poursuivre la
mérovingienne au lieu se traduisit panégyrique du premier – intitulé la Vie généalogie royale jusqu’aux Capétiens,
par de nombreux dons à la commu- de Louis VI (v. 1137-1144) – et exerça s’imposa durablement et fut repris,
nauté monastique qui s’y était établie pour le second la charge de régent du vers 1260, par le moine Primat. C’est à
et par les travaux d’agrandissement royaume, lorsque le roi partit en croi- ce dernier que Louis IX commanda une
et d’embellissement de la basilique sade entre 1147 et 1149. vaste compilation sur l’histoire de la
engagés par les rois Childebert royauté de France, baptisée le Roman
(v. 550) et Dagobert, avant que ce der- L’atelier historiographique des rois et remise au roi Philippe III le
nier ne s’y fasse finalement inhumer, de la royauté Hardi en 1274. L’œuvre de Primat pui-
en 639. Le prestige de l’abbaye ne L’œuvre historique du scriptorium sait dans toute l’historiographie dis-
cessa de grandir sous les Carolingiens de Saint-Denis était cependant ponible à la bibliothèque de l’abbaye,
– Charles Martel, Pépin le Bref et antérieure à Suger : les Gestes de depuis les chroniques et annales caro-
Charles le Chauve y élurent à leur tour Dagobert, notamment, furent rédi- lingiennes jusqu’à la Vie de Louis VI
sépulture, dans une basilique agran- gés dès 835 par l’abbé Hilduin. Mais par l’abbé Suger. Écrite en français,
die par l’abbé Fulrad (v. 768-769) – c’est bien l’emblématique abbé du cette vaste fresque historique tout à la
et sous les premiers Capétiens, qui xiie siècle qui y ordonna l’élaboration gloire de la royauté connut un succès
L’AUTOMNE DE LA FRANCE MÉDIÉVALE • 71
Enceinte
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Les démembrements en charge des différentes compo- permanent, composé des grands offi-
de la curia regis santes de l’action souveraine : c’est ciers de l’Hôtel – chancelier, sénéchal,
L’histoire de la construction de la ce que les historiens ont coutume connétable, chambellan, bouteiller –,
royauté administrative, initiée par les de désigner comme le processus de et une cour royale élargie aux barons,
Capétiens, s’apparente pour l’essen- « démembrement de la curia regis ». convoquée ponctuellement.
tiel à l’émergence progressive, à partir Le premier acte avait été initié par Au cours du xiie siècle, le conseil s’im-
du noyau constitué par l’ancienne cour Louis VI, avec qui s’établit la distinc- pose comme un organe de gouverne-
féodale du roi, d’organes spécialisés, tion entre un conseil royal restreint ment souple, au sein duquel le roi peut
L’AUTOMNE DE LA FRANCE MÉDIÉVALE • 73
convoquer qui il veut. Le règne de grande salle où se réunissait sa cour, l’île fut édifié, percé de deux portes : la
Philippe Auguste marque un second et d’une chapelle nouvelle dédiée à Grande Porte et la porte Saint-Michel.
tournant essentiel : l’installation des saint Nicolas. L’ensemble des bâtiments bordant
archives royales dans le donjon du Le palais avait l’aspect d’une rési- la Seine au nord, destiné à accueil-
Louvre, après 1194, conduit à la fixa- dence féodale, que les interventions lir le Parlement, fut également élevé
tion de certains organes de gouver- de Louis VI et Louis VII, au xiie siècle, entre 1199 et 1315 : s’y distinguaient
nement à Paris, quand le conseil royal renforcèrent encore : une tour forte fut notamment la Grand’salle, divisée en
reste itinérant. Les administrateurs construite au cœur du complexe pala- deux nefs de huit travées, accueillant
des domaines royaux – les prévôts, tial, tandis que les logis royaux étaient une galerie de statues des rois, ainsi
progressivement établis au cours du reconstruits dans l’aile ouest. La phy- qu’un escalier monumental – nommé
xiie siècle, et les baillis et sénéchaux sionomie du palais, qui était un reflet les Grands Degrés – situé face à la
institués en 1190 – doivent venir régu- de la nature du pouvoir du roi, évolua porte principale, pour mieux mettre
lièrement rendre des comptes devant donc avec l’affirmation de l’État royal. en scène le pouvoir du roi. Entre 1306
la cour financière du Trésor, installée La construction de la Sainte-Chapelle et 1320, tous les organes du gouver-
au Temple depuis Louis VII. (1242-1248), destinée à accueillir nement royal y furent réinstallés : le
Enfin, le domaine judiciaire voit une les reliques de la Passion, faisait du Parlement, siégeant en sessions qui
première spécialisation avec l’émer- palais le centre religieux du royaume. ne cessaient de s’allonger, fut réor-
gence vers 1216, à côté de la cour Saint Louis installa les organes du ganisé par une série d’ordonnances
royale, d’une cour des pairs com- pouvoir à proximité de la chapelle : (1316, 1345, 1360) en chambres spé-
posée de 12 membres – 6 laïcs et ainsi de la chancellerie – en charge cialisées, pourvues d’un personnel
6 clercs –, chargée de juger les grands de la rédaction et de l’émission des spécifique composé de notaires,
barons. C’est assurément dans les actes royaux –, complétée de la par- secrétaires, maîtres des requêtes et
domaines de la justice et des finances cheminerie et du Trésor des chartes, des enquêtes, et de juges, tant du
que la spécialisation des organes de conservant dorénavant les archives civil et que du criminel ; la Chambre
gouvernement se fait la plus nette au royales. Ce nouveau complexe cen- des comptes – attestée dès 1306 –
cours du xiiie siècle : Louis IX installe tral était relié au logis royal et aux fut également réformée entre 1316 et
des juges royaux, en 1247-1250, dans bâtiments situés au nord de l’île – 1320, date de la fameuse ordonnance
le palais de la Cité, constituant ce que dont les nouvelles Tour Bonbec et de Viviers-en-Brie. Finalement, le
l’on nomme, depuis 1239, la « cour Salle sur l’eau – par la grande Galerie palais royal s’était mué en résidence
de parlement » ; en 1256, une « cour des Merciers, où le roi avait pris administrative du pouvoir, peuplée
aux comptes » apparaît, au sein de l’habitude de rencontrer ses sujets. d’officiers, tandis que l’espace rési-
laquelle des « maîtres aux comptes » Initiée en 1199, l’ultime et très coû- dentiel du roi était devenu marginal :
sont chargés de la vérification des teuse reconstruction de Philippe le après Philippe le Bel et ses fils, les rois
finances royales. Même si, après Saint Bel ne fut achevée qu’en 1324. Un y séjournèrent d’ailleurs de moins en
Louis, l’idée que le gouvernement mur venant enclore toute la pointe de moins.
royal peut toujours s’exercer là où est
le roi, son règne marque une étape
décisive dans la sédentarisation des
institutions royales, progressivement DÉMEMBREMENT ET SPÉCIALISATION DE LA COUR DU ROI
rassemblées dans le palais de la Cité.
De la forteresse féodale XIe siècle XIIe siècle XIIIe siècle XIVe siècle
PARIS EN 1380
d’après J. Leuridan, J.-A. Malet, Plan restitué de Paris en 1380, Paris, CNRS Éditions, 1999.
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avec sa tête des échevins et un pré- constamment désireux de participer à qui quitta de moins en moins son hôtel
vôt des marchands. En 1357, le plus la politique royale et prompts à mani- de Saint-Paul après 1392 : les princes
célèbre d’entre eux, Étienne Marcel, fester leur mécontentement quand se pressèrent alors dans la ville, où ils
installa leur siège dans la Maison aux celle-ci ne les satisfaisait pas : si les se firent construire des hôtels princiers
Piliers, située sur la place de Grève. révoltes de 1306, 1358, 1382, 1413 ou et qu’ils transformèrent en théâtre de
Tous ou presque étaient issus de riches 1418 n’avaient ni les mêmes causes ni leurs rivalités politiques. Lorsqu’en
familles de marchands constituant les mêmes modalités, toutes étaient en 1407 le duc Louis d’Orléans fut assas-
une élite sur laquelle le roi n’hésitait revanche stimulées par la passion poli- siné rue Vieille-du-Temple, le prévôt
pas à s’appuyer. De façon générale, tique d’une ville bénéficiant, plus que de Paris n’eut guère de mal à remonter
conscients de leur poids écono- toute autre, de la présence royale. Une la trace des meurtriers jusqu’à l’hôtel
mique et de leur influence politique, présence royale qui fut en outre ren- d’Artois, du duc de Bourgogne, Jean
les bourgeois parisiens se montraient forcée par la maladie du roi Charles VI sans Peur.
76
La papauté à Avignon
Sortie renforcée par la Réforme grégorienne, la papauté du xiiie siècle entretint le rêve d’une
théocratie pontificale : successeur de Pierre, le pape était le double détenteur de l’auctoritas
– qu’il exerçait en propre – et de la potestas – qu’il déléguait aux souverains laïcs. Philippe le Bel
modéra avec fermeté les prétentions de l’intransigeant Boniface VIII : un pape français succéda à
l’Italien et Rome fut un temps délaissée par la papauté.
La captivité de Babylone Rome où la situation politique était relevait – jusqu’en 1348 – de l’autorité
Pour l’Italien François Pétrarque fort instable et de rester à proximité du comte de Provence.
(1304-1374), qui avait suivi son père des affaires françaises, qui occupaient Mais, la dénonciation de Pétrarque
auprès de la cour apostolique à beaucoup la papauté depuis le début visait également la francisation de la
Avignon en 1311, l’installation du pape du règne de Philippe le Bel. Mais papauté qui avait été ainsi scellée : des
sur les bords du Rhône était un exil Jean XXII, qui lui succéda, et qui avait sept papes qui se succédèrent entre
d’Italie, une « captivité de Babylone ». été évêque d’Avignon, y fixa dura- 1309 et 1377, trois étaient originaires
Originellement, l’installation avignon- blement la cour pontificale. Le pape d’Aquitaine – Clément V (1305-1314),
naise de Clément V était provisoire : était d’ailleurs chez lui dans le Comtat Jean XXII (1316-1334), Benoît XII
en 1309, il s’agissait de s’éloigner de Venaissin, même si la ville d’Avignon (1334-1342) –, trois étaient Limousins
Plan du rez-de-chaussée
Ve rge r d’Urb ain V
Ja rd in d e Clé m e n t VI
Fontaine Garde-robe
supérieure
Aile à l’étage :
du consistoire Chambre
du Cerf
Appartements
Appartements
Cour
du c lo ît re
Chapelle
pontificale
de Benoît XII G rande cour Grande
Audience
Puits
à l’étage
Appartement Chambre Chambre à l’étage :
du des du Grande
20 m Aile trésorier notaires camérier chapelle
Aile du de
Fonction des pièces des familiers conclave Clément VI
Petite
Publique, politique Période de construction Audience
Religieuse XIIIe-XIVe siècle (Benoit XII)
Domestique XIVe siècle (Clément VI) Aile des grands dignitaires
L’AUTOMNE DE LA FRANCE MÉDIÉVALE • 77
La peste noire
L’Occident n’avait pas connu la peste depuis le viiie siècle, lorsque celle-ci arriva sur les côtes
méditerranéennes à la fin de l’année 1347. Tuant presque une personne sur deux, parfois plus,
en quelques semaines, elle constitua un choc tant démographique que psychologique.
Surtout, l’épidémie s’installa durablement, faisant son apparition de façon récurrente
et affaiblissant durablement les populations : le dernier cas est attesté en 1722.
.............
Foyers taillables
Décès 2 000 (imposables)
etc. Cette récurrence fragilisa durable-
Mariages
ment les populations, incapables de se (années 1 500
80 incomplètes)
reconstituer démographiquement.
1 000
70
Saignée démographique 500
et impuissance sanitaire 60
La saignée démographique est en 0
1320 1350 1400 1450 1500
effet sévère et brutale : en quelques 50 Source : A. Higounet-Nadal, La population
de Périgueux aux XIVe et XVe siècles,
semaines, 35 à 60 % de la population Bordeaux, 1978.
disparaît, jusqu’à 70 % à Périgueux. 40
Population
À Givry, en Bourgogne, les chiffres de de la Normandie
30 (base 100 en 1314)
la mortalité passent d’un peu moins 100
d’une trentaine de décès par an en 80
20
moyenne, à 621 décès rien que pour 60
la période s’écoulant entre la mi- 10 40
juillet et la mi-novembre 1348. Les
populations urbaines sont davan- 0
1334 1340 1345 1350 1356 20
tage frappées car leur forte densité 1250 1300 1350 1400 1450 1500 1550
Source : J.-N. Biraben, Les hommes et la peste
et les conditions d’hygiène précaires dans les pays européens et méditerranéens, Source : G. Bois, Crise du féodalisme,
Paris, La Haye, Mouton, 1976. Paris, Éditions de l’EHESS, 1976.
en ville favorisent la contagion. Ceux
qui œuvrent au chevet des malades
paient également le prix fort : notaires
et prêtres, mais également certaines l’isolement. Les premières mesures ajoutent : « Quand l’épidémie procède
communautés franciscaines qui, en sanitaires ou de quarantaine n’appa- de la volonté divine, en ce cas il n’est
Provence et Languedoc, sont parfois raissent pas avant l’extrême fin du xive d’autre conseil que de recourir humble-
entièrement décimées. L’impuissance et le début du xve siècle : c’est le cas ment à elle, sans délaisser cependant
des populations est d’autant plus fla- des bateaux qui arrivent à Marseille à le conseil du médecin. » Gagnés par
grante que l’on comprend mal ce qu’il partir de 1383. l’éminent désir de faire pénitence et
se passe : les termes alors employés ainsi expier les fautes qui ont causé ce
de « peste », « pestilence » ou « morta- Face à la punition divine : châtiment divin, des groupes de fidèles
lité » désignent sans distinction toute les manifestations d’angoisse organisent des processions au cours
maladie contagieuse. Le traumatisme causé par ce fléau desquelles ils prient, chantent et se
Quelques fins observateurs pointent transparaît des témoignages laissés flagellent, et vont de ville en ville pour
néanmoins les symptômes. Le plus par les contemporains : des familles diffuser leur message mystique. Initié
avisé est sans doute le médecin du entières disparaissent, les fils avant les en Italie, ce mouvement des flagellants
pape, Guy de Chauliac. Auteur, en pères, contre toute logique naturelle ; gagne l’Europe de l’Est, la Champagne
1363, d’un ouvrage intitulé la Grande la hiérarchie sociale s’efface devant et le nord du royaume de France.
Chirurgie, il y décrit les deux formes la mort ; les mourants ne reçoivent Avec les vagabonds et les lépreux,
de la maladie : la forme bubonique se plus les derniers sacrements, faute de les juifs deviennent parfois les boucs
manifeste par des abcès – désignés prêtres vivants ; les morts ne reçoivent émissaires de cette fièvre eschatolo-
sous le nom de bubons – qui se déve- plus de sépulture chrétienne, faute gique : à Toulouse, en Languedoc et
loppent à l’aine et aux aisselles, entraî- de place dans les cimetières. L’idée en Provence des massacres ont lieu
nant des fièvres et la mort dans les d’une punition divine, alimentée par durant l’été 1348, obligeant le pape à
cinq jours pour 80 % des cas ; la forme la croyance en des présages astrolo- rappeler que la maladie ne fait pas de
pulmonaire voit les malades fiévreux giques, fait alors surface. distinction entre juifs et chrétiens. Cela
cracher du sang et mourir, sans excep- Sans doute le roi Philippe VI est-il n’empêche pas que des bûchés soient
tion, au bout de trois jours seulement. à blâmer : le Valois n’a-t-il pas déjà allumés à Strasbourg, en février 1349,
Ignorant que cette maladie est en été puni par Dieu en étant défait par et que les exactions se multiplient,
fait une épizootie, transmise par les l’armée anglaise à Crécy, en août principalement en terre d’Empire.
piqûres de la puce du rat noir, et dont 1346 ? Les savants de l’université de
les cycles épidémiques coïncident Paris qui ont été consultés relèvent
avec ceux de la vie des puces, il n’est la conjonction des astres peu favo-
guère de traitement prescrit autre que rable, causant un air vicié, mais
80
Les causes de la guerre Défaites et reconquêtes entre 1355 et 1360, de vastes che-
Avant d’être une question de suc- Ce long conflit peut être décomposé vauchées soumettant les villes et les
cession au trône de France, la guerre en quatre phases successives qui campagnes au pillage. Cette première
de Cent Ans est la conséquence illustrent la complexité. La première phase s’interrompt avec la paix de
d’une vieille rivalité entre les royau- voit principalement des victoires Brétigny-Calais (1360) qui suspend
tés anglaise et française. Par le traité anglaises : à Crécy (1346) et à Poitiers provisoirement les hostilités mais fait
de Paris de 1259, le roi d’Angleterre (1356), la chevalerie française est du royaume de France la proie des sol-
avait reconnu devoir prêter hom- décimée. Dans un royaume affaibli, dats démobilisés qui se constituent en
mage au roi de France pour son fief Édouard III et son fils entreprennent, « compagnies ». À partir de 1368, le roi
continental de Guyenne, mais les
Plantagenêts oubliaient volontiers
La fin des batailles ? PRINCIPALES ÉTAPES DE LA GUERRE DE CENT ANS
cette obligation humiliante. En 1294 L’observation globale Mer
et 1323, les rois capétiens durent des faits d’armes qui du Nord
t
confisquer la Guyenne pour obtenir rythmèrent la guerre au
Calais Esc
de Cent Ans met en
que leur vassal respecte ses enga- évidence le recul de la Ponthieu
Manche
gements. Parallèlement, les Anglais, bataille rangée dans
M
Cherbourg
eu
qui entretenaient d’étroites relations la stratégie militaire.
se
Rouen Reims Verdun
Ce qui était autrefois Cocherel
commerciales avec les villes drapières l’horizon de la guerre 1364
Évreux
M
Mantes SParis
ar
flamandes, soutenaient la révolte ini- féodale, ayant valeur
ne
ein Toul
tiée en 1297 contre l’autorité capé- d’ordalie, semble tenir Mortain e Troyes
Bretagne Étampes
une place marginale
tienne sur le comté de Flandre. La Auray
Sens
Langres
face à ce que l’on Orléans
tension entre les deux royaumes était nommait la « guerre
1364
Dijon e
Loire
ôn
déjà forte lorsque survint la ques- obsessive » – c’est-à-
Sa
Nantes
Source : J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010.
Charles V et son connétable Bertrand lors du traité d’Arras (1435). En 1450, et, pour financer l’effort de guerre,
Du Guesclin conduisirent une recon- il reprit la Normandie, en 1453 la n’hésita plus à mettre à contribution
quête progressive du royaume, mais Guyenne, mettant un terme militaire ceux qui étaient jusqu’alors épar-
ce n’est qu’en 1394 que Charles VI à une guerre qui ne fut officiellement gnés par la fiscalité. De façon géné-
parvint à réduire la dernière poche de achevée qu’avec le traité de Picquigny rale, la période de la guerre de Cent
« routiers » en Limousin. La troisième (1475). Ans vit un renforcement de l’État royal,
phase coïncide avec les débuts de la en dépit parfois de la fragilité des
guerre civile opposant Armagnacs et La fin de la féodalité ? Valois : Philippe VI (1328-1350) délé-
Bourguignons (1407). Le roi anglais La guerre de Cent Ans ne se résume gitimé par les défaites avait dû aban-
Henri V profita des rivalités princières pas une « histoire-bataille » : elle donner le pouvoir à son fils, Jean II
pour mener une nouvelle campagne : accompagna des évolutions sociales le Bon (1350-1364), dès 1347 ; prison-
à Azincourt (1415) la noblesse fran- et politiques majeures. D’un point de nier à la bataille de Poitiers (1356),
çaise fut à nouveau décapitée et le vue militaire, elle vit le recul du rôle ce dernier laissa son fils, Charles V
traité de Troyes (1420) établit que le stratégique de la chevalerie recrutée (1364-1380), exercer une difficile
futur roi Henri VI hériterait des deux dans le cadre du service vassalique, régence ; quant à Charles VI (1380-
royaumes. Déshérité, le dauphin au profit de troupes soldées et d’ar- 1422), atteint de maladie dès 1392, il se
Charles rallia les Armagnacs et orga- mées professionnelles, composées montra rapidement incapable de gou-
nisa la résistance contre la coalition d’une infanterie et d’une artillerie plus verner. Paradoxalement, ces situations
des Anglo-Bourguignons. L’ultime nombreuses. Cette évolution straté- semblent avoir renforcé l’efficacité
étape réside dans la reconquête du gique eut aussi un impact social : elle d’un appareil royal assurant la conti-
royaume par Charles VII à partir de fragilisait les fondements de la féo- nuité de l’État en l’absence du roi. En
1429 : légitimé par des victoires et dalité et la domination de la noblesse cela, la guerre de Cent Ans constitua
par son sacre (1430), il obtint le retour jusqu’alors justifiée par son rôle une étape importante vers une forme
des Bourguignons dans le giron royal militaire. L’État royal en tint compte de modernité politique du royaume.
Mer Mer
du Nord du Nord t
au
Calais au
t Calais Esc
Esc Lille Tournai
Azincourt
Manche Manche St-Valery 1415
Arques Guise
Eu Mouzon
M
Fécamp Amiens
eu
Me
Rouen Reims Caen Rouen Reims
Marne
use
M
Sein Paris
e Le Mont-St-Michel Paris Vaucouleurs
ar
Verneuil
ne
Se
Alençon 1424 ine Troyes
Bretagne Troyes Bretagne Patay Domrémy
Orléans Sens Châteaudun 1429
Vannes Orléans Auxerre
Angers Loi
re Cravant
Source : J. Cornette (dir.), Histoire de France, Paris, Belin, 2010.
Tours re Gien
Tours Loi 1423
Nantes Nantes Dijon
e
Bourges
ôn
Nevers
Sa
Poitiers
e
Poitiers
Saôn
Rhône
Bergerac
Agen Rodez Ga
Ga Cahors ron
ron ne
ne Beaucaire
Albret
Bayonne Toulouse Bayonne Toulouse
Béarn Béarn
Armagnac Mer Mer
100 km M é d i t e rra n é e 100 km M é d i t e rran é e
Crise économique
et dépression sociale
Pour les hommes et les femmes qui vécurent aux xive et xve siècles, il ne faisait guère de doute
que la période était marquée par la dépression : guerre permanente, épidémies récurrentes,
climat défavorable, cherté des prix. Si les mécanismes de cette crise, ses effets démographiques
et économiques, se laissent aisément constater, l’explication du phénomène, et notamment
de ses causes, n’a cessé de susciter la discussion chez les historiens.
se
Aisne
Oi
Rouen Th
euphémisé, puisant tour à tour dans éra Beauvais
N O R M A N D I E
in Compiègne Soissons
le registre de la peur ou de la trahison
Mello
Source : M. Mollat, P. Wolff, Les révolutions
C H A M P A G N E
V E X I N THELLE
Chambly St-Leu Ermenonville
nomène contestataire qu’a connu le
Se
Beaumont Vémars
ine
Cormeilles
Paris, Flammarion, 1993.
Gonesse
re
1358, il laisse assassiner, devant des chroniques décrivent les révoltes certainement, derrière cette flambée
les yeux du dauphin, les maréchaux comme une soudaine inversion d’un de violence, une aspiration de ces
de Champagne et de Normandie. ordre social légitime : des paysans en catégories sociales à participer à la vie
Parallèlement, les populations pay- armes prenant en charge leur défense politique autrement que par la seule
sannes des plaines de France, animées – comme c’est le cas des Tuchins sujétion à l’impôt. La révolte se nour-
d’un fort sentiment anti-nobiliaire, (1363-1389) – et allant jusqu’à tuer rit d’ailleurs des techniques propres
décident de résister aux perquisitions des nobles ; des outils de productions à la communication politique, quand
effectuées par les hommes d’armes : qui deviennent soudain des armes elle n’en inspire pas de nouvelles : on
l’étincelle trouve son origine à Saint- – comme pour les Maillotins parisiens échange des serments ; on use de
Leu d’Esserent, le 28 mai 1358. Il (1382), ainsi baptisés parce qu’ils s’ar- signes ou cris de ralliement – ainsi
s’en suit une révolte courte mais vio- mèrent de leurs maillets de plomb. du « Haro » qui a donné son nom à la
lente : le mouvement, centré autour de Il faut en revanche se garder de consi- révolte de la Harelle à Rouen (1382) – ;
Paris, se répand au nord, vers le Vexin dérer que ces révoltes seraient toutes on instrumentalise la rumeur. Comme
et le Beauvaisis, depuis Cormeilles, filles de la misère : les bourgeois qui les Cabochiens (1413), qui recrutaient
Montmorency, Deuil, Vémars et se soulèvent ne sont pas des exclus, parmi les bouchers parisiens, les
Ermenonville ; au sud, il touche mais des artisans s’appuyant sur l’or- révoltés portent une revendication à
Longjumeau, Arpajon, Corbeil. ganisation de leur métier ; les Jacques ne pas être exclus de l’État naissant
Le scénario est partout le même : des appartiennent à l’élite paysanne. Il y a et de l’horizon politique du roi.
nobles et leurs familles sont tués et les
châteaux brûlés, par des laboureurs,
artisans de villages, voire quelques
JACQUERIES ET RÉVOLTES, DE LA FIN DU XIIIe AU MILIEU DU XVe SIÈCLE
notables et curés. Bien que les révoltés
soient assimilés à la figure d’un simple,
dénommé « Jacques Bonhomme », le
mouvement ne manque pas de matu- Gand 1311, 1345, 1379, 1380, 1381
Mer du Nord
rité politique et parvient à se structu- Bruxelles 1302
Bruges 1281, 1302, 1380 Vilvorde 1302
rer : il se donne un chef – le paysan Louvain 1302
Calais 1298
Guillaume Cale –, se constitue en St-Omer 1306 Ypres Tirlemont 1302
1281 Tournai Liège 1302, 1312
véritable armée, certes hétéroclite, 1280-1282 Huy 1296
Rhi
mais équipée et organisée. Celle-ci Manche Arras 1285 Douai
n
Amiens 1280, 1281, 1296, 1304-1305
ne résiste toutefois pas aux troupes Normandie 1382-1383 St-Quentin 1311, 1380, 1381 selle
o
de Charles de Navarre, qui l’écrasent 1382-1383 Beauvais Laon 1294-1295, 1380
M
Rouen 1281, 1292, 1315, 1305
le 9 juin 1358 et se lancent dans une Laonnois 1338
1382-1383 (Harelle) Se Compiègne Metz
Me
ine
implacable répression. Depuis Paris, Région parisienne 1380 Marne 1283
use
Châlons-
Étienne Marcel, qui avait appuyé la et Beauvaisis (Jacquerie) en-Champagne
1357-1358 Provins 1311, 1318 Strasbourg
révolte des Jacques, tente de trouver St-Malo
1308
Paris 1281, 1315, 1316, Troyes 1308
des soutiens auprès d’autres villes, 1307, 1357-1358, 1380, 1324, 1330, 1348 1381
1382-1383 (Maillotins),
mais finalement, isolé au sein même de 1413 (Cabochiens), 1418 Langres
la bourgeoisie parisienne, il est assas- Orléans Auxerrois 1296
1284 1393 Aisy
siné le 31 juillet 1358.
1279
Châteauneuf-lès-Tours
1305
Morphologie de la révolte
Lo
ire
Saône
réquisitions ; les troubles politiques 1330-1336, 1357-1358, Nîmes 1297, 1319, 1339
1301 1272, 1378
100 km 1378-1382, 1413-1422
issus de la carence en légitimité des Montpellier
Béziers 1379
Valois sur le trône ; la pression fis- Révolte paysanne
Castelnaudary 1381
cale qui s’accentue, alors que la crise Autre révolte 1374 Narbonne Languedoc (Tuchins)
Agde
économique s’installe ; les blocages Limite du royaume de France 1285 1272 1380-1384
Mer Médit erranée
sociaux et politiques dans les villes au début du XIVe siècle
où domine le patriciat. La plupart
86
La résurgence des principautés anglais ne le concernait pas et adopté des fils puînés écartés du titre royal.
au XIVe - XVe siècle la titulature de comte « par la grâce de Bien que, depuis 1284, ces territoires
La fragilisation de l’autorité royale Dieu ». La Bretagne des Montfort sui- revinssent théoriquement dans les
durant la guerre de Cent Ans – en par- vit le même chemin durant les règnes mains du roi si leur détenteur n’avait
ticulier durant la période 1392-1435 de Jean IV (1365-1399) et Jean V pas d’héritiers mâles, de grandes prin-
– avait permis la réaffirmation de prin- (1399-1442). Le système des apa- cipautés naquirent de ces apanages :
cipautés autonomes, qui avaient cher- nages, développé avec les Capétiens, duchés d’Anjou, de Berry, de Bourbon,
ché à s’extraire du conflit : dès 1364, avait aussi favorisé l’émergence de de Bourgogne ou d’Orléans. Grâce au
Gaston Fébus (1343-1391), vicomte ces principautés autonomes : il pré- développement de stratégies matrimo-
de Béarn et comte de Foix, avait ainsi voyait que le roi puisse démembrer niales ou d’achat, ces princes pour-
renoncé à son hommage au roi de son domaine pour en concéder des suivirent une politique d’extension de
France, affirmé que le conflit avec le roi parties à des princes de sang, souvent leurs territoires, dans lesquels ils mirent
en place des appareils d’État concur-
LE ROYAUME DE FRANCE SOUS LOUIS XI rençant l’État royal, s’en appropriant
notamment les prérogatives fiscales
Mer du Nord 1. Comté de Guise
Fiefs des princes des maisons 2. Comté de Rethel et judiciaires. Ainsi, depuis sa princi-
de Valois et de Bourbon Bruges
3. Comté de Valois
Calais Comté de Gand 4. Duché de Bar pauté, le dauphin Louis n’hésita pas à
Autres fiefs Flandre
Territoire en cours de 5. Comté de Beaujeu s’opposer frontalement aux intérêts de
Artois Tournai 6. Comté de Limousin
détachement du royaume Arras 7. Comté d’Astarac son père Charles VII : après l’échec de
Sous domination anglaise Abbeville Picardie Cambrai 8. Comté de Comminges
la Praguerie (1440) – une révolte des
Longueville Amiens Péronne 1
Noyon Laon 2 princes qui tenta de le placer sur le
Rouen Clermont
Manche 3 Reims trône – le futur Louis XI est assigné à
N o r m a n d i e Beaumont Metz
VertusBar résidence en Dauphiné, ce qui ne l’em-
Source : J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire
Du c hé de
de Perche Duché Nemours Troyes avec l’appui du duc de Bourgogne.
B re ta gn e Rennes M ain e Tonnerre
Vendôme d’Orléans
An jou Comté Orléans Auxerre
Angers Tours de Blois Dijon
Comté de Le rêve lotharingien
Nantes Tou rain e Sancerre Comté Bourgogne Besançon des ducs de Bourgogne
Bourges de
Thouars Château-Chinon Bourgogne La Bourgogne constitue en effet le cas
OCÉAN Comté de Be rry Nevers
Parthenay Poitiers Charolles le plus remarquable de l’affirmation de
ATLANTIQUE Duché
Comté
La Rochelle P o i t o u de la Marche de Bourbon 5 Mâcon Genève
principautés héréditaires aux marges
Clermont Lyon du royaume. En 1363, Philippe le Hardi,
Comté Limoges 6
d’Angoulême Ventadour Duché Chambéry
Comté de fils cadet du roi Jean II le Bon, s’était
d’Auvergne Grenoble
Limites du royaume Périgueux vu confier le duché de Bourgogne
Le Puy Velay
de France en 1461 Bordeaux Périgord Turenne Dauphi né
Valence en apanage. Par son mariage avec
Domaine royal Vivarais
en 1461 Guyenne Comté de
Cahors Gévaudan Marguerite de Flandre, en 1369, il
Rodez
Territoires rattachés Comté deVicomtéMarsan Agen Rouergue
par Louis XI d’Albret c Nîmes Avignon
avait reçu les territoires des comtés de
Albi
Comté do Comté de Flandre, d’Artois, de Bourgogne (ou
Territoires rattachés Ga sc ogn e d’Armagnac Lautrec u e
g Montpellier Aix
au royaume Bayonne Toulouse Provence
7
Franche-Comté) et de Nevers. Il marie
n
Pau
La
Me
Malines
Bas et celui de la Bourgogne. Prince Ypres t
Liège
Comté de Louvain Maastricht Cologne
au Bruxelles
mécène, entretenant une cour flam- Boulogne Flandre Brabant Aix-la-Chapelle
E sc
Co
2
Boulogne Lille Tournai Liège SAINT EMPIRE
mt
Manche Ar
tois
de
3
de reconstituer l’ancienne Lotharingie : Mons Namur
Comté de Arras Valenciennes Namur Coblence
il entreprit donc d’en faire une princi- de Hainaut
hé
Ponthieu
Cambrai
Rhi
êc
pauté unifiée, en s’imposant militaire- Comté Amiens Péronne Év Duché de
n
d’Eu Picardie oi St-Quentin
s
lle
ainsi que de l’Alsace. Son ambition se Rethel
ose
M
heurta néanmoins aux résistances de Reims
Verdun Metz
Louis XI, du duc René II de Lorraine
Bar
S ei n
e Paris
et des Confédérés suisses : malgré la Duché Basse-Alsace
Bar-le-Duc é Nancy de
constitution d’une armée moderne et ROYAUME DE FRANCE Du c h Strasbourg
qu’il voulait exemplaire, il enregistra en Toul de
1476 deux grandes défaites face aux Troyes Lorraine St-Dié
Seigneurie
piquiers suisses, à Grandson et Morat, de L’Isle Épinal
Orléans Bar-sur-Seine
Source : J. Boutier (dir.), Grand Atlas de l’histoire
Comté de
Dijon
l’« universelle aragne » Bourges Comté de Besançon CONFÉDÉRATION
Rois autoritaires, Charles VII et Louis XI Nevers Bourgogne Bourgogne Morat Berne
développèrent une double politique de Nevers Chalon Grandson SUISSE
réforme des institutions du royaume et 1. Évêché d’Utrecht Comté
2. Duché de Limbourg de Comté
de réduction des principautés auto- Charolais de
3. Comté de St-Pol Mâcon Mâcon Genève
nomes à l’intérieur du royaume. Les ne
4. Duché de Bouillon DUCHÉ DE SAVOIE Rhô 50 km
offensives contre les princes se font
au motif de la rébellion et du crime
de lèse-majesté : en 1455, le comte
d’Armagnac, condamné à mort, est Louis XI, et imposer son frère Charles duc de Bourgogne, il se précipite sur
contraint de prendre la fuite ; en 1456, de France sur le trône. Jusqu’en 1472, ses territoires : par le traité d’Arras de
Jean II d’Alençon, emprisonné, est Louis XI fragilisé est contraint de 1482, signé avec l’héritière Marie de
dépossédé de ses biens. La révolte négocier, mais ses premiers succès Bourgogne et son époux Maximilien de
des princes ne se fait pas attendre : en contre le Téméraire lui permettent de Habsbourg, il récupère la Bourgogne,
1465 éclate la guerre du Bien public, reprendre la main. Habile à manœuvrer le Boulonnais, l’Artois et la Picardie.
menée par les maisons d’Albret, d’An- une diplomatie qui entame la cohé- Parallèlement, il intervient dans la suc-
jou, d’Armagnac, de Bretagne, de sion de la ligue princière, il bénéficie cession de René d’Anjou (1480) et met
Bourbon, puis, à partir de 1467, de également des effets des réformes la main, en 1481, sur la Provence, le
Bourgogne. Ils prétendent défendre fiscales et militaires du royaume qui Maine et l’Anjou. En 1483, Charles VIII
le « bien public du royaume » contre lui offrent des moyens supérieurs à hérite d’un royaume consolidé où l’idée
la tyrannie de l’« universelle aragne » ceux de ses concurrents. À la mort du de sujétion au roi semble bien établie.
88
La domination progressive
du français
L’histoire des langues n’est pas affaire de démographie, mais de domination culturelle et politique :
une langue ne s’impose pas parce que ses locuteurs seraient originellement plus nombreux mais
parce qu’ils ont adhéré, bon gré mal gré, au système de communication qu’elle sous-tend.
Les évolutions du multilinguisme médiéval, de l’érosion d’un universel latin à l’affirmation
de la langue d’Île-de-France, en sont un exemple saisissant.
Latin et langues romanes « traduites en langue romane rustique doute pas une compréhension
Dès les années 470, l’évêque de ou en tudesque ». La transcription mutuelle des différents locuteurs.
Clermont, Sidoine Apollinaire, déplo- du serment de Strasbourg (842) dans Face à ces langues vernaculaires, le
rait que des élites gallo-romaines ces deux langues, que nous a livrée latin restait toutefois la langue sacrée,
apprennent la langue des barbares. l’historiographe carolingien Nithard, rationnelle, dotée d’une grammaire :
En réalité, la latinisation de la Gaule en constitue le premier témoignage les clercs, qui le savaient, constituaient
se poursuivit au-delà du vie siècle, écrit, auquel s’ajoute le poème d’ori- le groupe des « lettrés » face à ceux
en empruntant parfois, il est vrai, au gine picarde connu sous le nom de qui l’ignoraient et qui étaient qualifiés
répertoire linguistique germanique. Séquence (ou Cantilène) de sainte d’« illettrés ». L’enjeu était celui d’une
Mais les peuples barbares n’étant pas Eulalie (v. 882). domination culturelle par la langue
des communautés ethniques unifiées, qui se lit aussi dans les réticences
leurs langues ne l’étaient pas non L’éloquence vulgaire : de l’Église à voir traduire les textes
plus : on a parfois voulu identifier une langues d’oïl et langues d’oc saints. Mais soutenir l’universalité de
langue spécifique des Francs, nom- Au xiie siècle, les témoignages litté- la langue latine répondait autant à une
mée le francique, mais celle-ci, dans raires devenus plus nombreux per- mission chrétienne : l’épisode biblique
sa diversité, puisait en fait dans diffé- mettent d’identifier la formation de de la tour de Babel ne rappelait-il pas
rents dialectes germaniques de l’es- deux aires linguistiques principales, que la polyglossie était une punition
pace rhénan et néerlandais. Surtout, la formant au nord l’espace des langues divine condamnant les hommes à l’in-
rareté de ses traces écrites témoigne d’oïl et au sud l’espace des langues compréhension mutuelle ?
de la domination sans concession du d’oc. Le théologien Roger Bacon, vers
latin comme langue écrite : lorsque 1260, évoquait ainsi une langue « gal- La langue du roi
des Francs mirent par écrit leur propre licane » qui comprendrait plusieurs Au xiiie siècle, l’extension géogra-
loi, la loi salique, ils le firent en latin. idiomes dont les principaux seraient phique du français dépasse largement
Pour les Barbares, l’attraction de la le picard, le normand, le bourguignon les limites du royaume, notamment
romanité se traduisait par l’adoption et français – entendons ici la langue dans ses marges orientales et méri-
de nombre de ses traits culturels, de Paris. La culture courtoise assura dionales. Surtout, il est la langue de
dont la langue latine : il est presque sans nul doute la promotion littéraire gouvernement de la royauté anglaise
assuré que nombre de « Francs » du des langues vernaculaires au cours sous les Plantagenêts, quand les rois
vie siècle ne parlèrent jamais un mot du xiie siècle : jonglant entre l’oral et capétiens préfèrent encore user du
de francique. La documentation nous l’écrit, les troubadours diffusèrent ainsi latin : la première charte royale en
permettant d’accéder à la langue de la canso occitane, tandis que les trou- français date de 1254 et ce ne sont
communication orale est toutefois vères permirent la diffusion des chan- que 10 % des actes royaux qui sont
quasi inexistante : seules quelques sons de geste en langue d’oïl – dont la en français sous le dernier Capétien,
variations morphologiques du latin fameuse Chanson de Roland (v. 1100) Charles IV. Le français comme langue
écrit permettent aux linguistes de – et l’affirmation d’une prose en langue royale s’impose avec les Valois, à par-
déceler des évolutions phoniques. Il vernaculaire, justement qualifiée de tir de 1330, et surtout avec Charles V
faut en fait attendre les viiie-ixe siècles « roman ». Il faut se garder, là aussi, (1364-1380), même s’il faut attendre
pour observer les premières traces de d’avoir une vision figée de ces aires l’édit de Villers-Cotterêts (1537) pour
la diffusion d’une langue dite romane : linguistiques : les textes montrent que s’achève le processus de fran-
en 813, les évêques de Gaule réunis la persistance de vocabulaires cisation de l’administration royale.
au concile de Tours décidèrent que, régionaux, de formes d’hybridation Témoignage de la progressive domi-
pour être compréhensibles des fidèles, – notamment dans les zones limi- nation du roi sur son territoire, le fran-
les homélies seraient dorénavant trophes –, qui n’empêchèrent sans çais s’imposa également dans les
L’AUTOMNE DE LA FRANCE MÉDIÉVALE • 89
pratiques administratives locales, rendre disponibles dans la librairie aussi de riches bibliothèques, sti-
chartes seigneuriales ou registres royale qu’il venait d’installer au Louvre. mulant ainsi le marché du livre,
urbains : d’abord au nord, dans l’es- Le roi entendait ainsi faire du français notamment en langue vernaculaire.
pace d’usage des dialectes de langue une langue de culture, réalisant ainsi le Si certains princes bibliophiles, tels
d’oïl, qui correspondait approximati- mythe de la translatio studii qui sou- Charles d’Orléans ou René d’Anjou,
vement aux pays de droit coutumier ; tenait l’idée d’un transfert historique possédaient une majorité de livres en
puis plus tardivement en pays occi- de la culture depuis la Grèce jusqu’à latin, la moitié des 335 volumes de
tans, où dominait le droit romain écrit. Rome puis à Paris : en 1380, dans les la bibliothèque du duc Jean de Berry
Vers 1370, le « sage roi » Charles V, qui quelque 900 manuscrits que conser- étaient en français, tandis que cette
aimait se faire représenter entouré de vait la librairie royale, on ne dénombrait proportion s’élevait à 83 % pour la
livres, commanda la traduction d’une pas moins de 2 500 textes en français. bibliothèque du duc de Bourgogne
série d’œuvres latines majeures – de À la charnière des xive et xve siècles, Philippe le Bon, dont les 900 volumes
saint Augustin à Aristote – pour les les princes se constituèrent eux furent inventoriés en 1469.
Champ
1480
Jersiais vers 1300
d Francien
fin XVIe s. an
eno
m Lorrain
Nor Paris is 1425
Alsacien
mil. XIIIe s.
mil. XIVe s. 1550-1600
1325-50
Gallo ? déb. XIVe s.
Orléanais
OCÉAN fin XIVe s. 1400 1400
Angevin
ATLANTIQUE mil. XVIIe s. mil. XVIe s.
Tourangeau
Franc-
non
Langues d’oïl u
Poitevin Bourbonnais Bo Roman
Langues d’oc
Franco-provençal déb. XIVe s. 1350 fin XIIIe s.
Castillan déb. XVe s. 1400 vers 1500
Dialectes italiens Saintongeais Savoyard
Croissant : zone de 1400
transition entre les 1400
langues d’oc et d’oïl Limousin Auvergnat
Progression des langues fin XVe s. fin XVe s.
romanes au détriment
des autres langues
Limite méridionale 1500-35 1500-40 Vivaro-alpin
approximative de 1500-40 apr. 1540
la langue d’oïl au
IXe siècle apr. 1540
fin XVe s. Nissard
Autres langues Gascon Languedocien
Basque apr. 1540 Provençal
Breton XVIIe-XVIIIe s. 1500-40
Anglais Béarnais
apr. 1540
Dialectes
germaniques
1700 Mer
L’écriture du français
Méd i t erranée
France septentrionale France méridionale Corse
n
du processus Remplacement la
ta
1400
1300 Début de disparition de la scripta
a
1500
régionale scripta française 100 km Source : J. Boutier (dir.), Grand Atlas
de l’histoire de France, Paris, Éditions Autrement, 2011.
90
CONCLUSION
L
’art de la vulgarisation est un art difficile. À la fin du remettre au centre du discours historique qu’il véhicule les
Moyen Âge, les auteurs qui s’appliquèrent à rendre conditions méthodologiques de sa production. En d’autres
disponible les savoirs latins en langue « vulgaire » termes, c’est probablement en prenant soin de vulgariser
– ou vernaculaire – concevaient leur tâche comme une leur méthode autant que leurs résultats que les historiens
« translation », entendue autant comme un transfert, une parviendront à justifier la spécificité de leur métier.
médiatisation du savoir, que comme une traduction depuis Car si la demande sociale d’histoire reste forte, les
une langue savante vers une langue commune, maternelle. réponses éditoriales qui lui sont apportées ne sont pas
Derrière chaque tentative de synthèse, il y a bien une part toujours à la hauteur de cet appétit légitime. Gardons-
de traduction, mais derrière chaque tentative de traduc- nous, en premier lieu, de laisser faire de l’histoire médié-
tion, il y a aussi une part de trahison. Là où, d’ordinaire, les vale une passion nostalgique, ou du Moyen Âge le monde
médiévistes élaborent patiemment de complexes études irrationnel que certains veulent encore y voir, le refuge
de leur objet, manient avec précaution la dialectique fon- identitaire de démocraties désorientées, voire un temps
datrice du langage historien – celles des ruptures et des de pulsions débridées dont se nourrit l’imaginaire – très
continuités –, et observent avec attention les oscillations contemporain ! – de séries télévisées. L’histoire du Moyen
subtiles de la société médiévale, nous avons ici – exigence Âge est au contraire un réservoir inestimable d’expériences
de style oblige – forcé le trait pour le rendre plus apparent, humaines qui aide à penser la pluralité des possibles dont
accentué les couleurs pour mieux révéler les contrastes. se compose l’histoire. Elle nous oblige à penser le rap-
Nous nous sommes toutefois efforcés, autant que cela port complexe à l’altérité dont sont issues nos sociétés
nous a paru possible, de ne pas réduire ce travail à la seule occidentales, car – disons-le de manière volontairement
vulgarisation de quelques connaissances positives, en pre- abrupte – sur de nombreux aspects, les hommes et les
nant soin de souligner ce que doit notre compréhension femmes du Moyen Âge sont bien plus étrangers à nous-
de la période médiévale aux évolutions de la méthode his- mêmes qu’ils ne ressemblent à nos lointains ancêtres.
torique. Car, à l’heure des encyclopédies en ligne réunis- Le décentrement géographique n’est donc pas la seule
sant des contributions anonymes et, la plupart du temps, réponse au dépaysement ethnologique qu’appellent par-
scientifiquement invérifiables pour le public qui y recourt, fois de leurs vœux les historiens : osons observer sans illu-
les historiens de métier se doivent de repenser le genre sion téléologique les sociétés européennes prémodernes.
de la vulgarisation scientifique pour se le réapproprier et Inversement, gardons-nous de considérer le Moyen Âge
ANNEXES • 91
comme une période plaisamment exotique. Contre une de celui de la paroisse, de l’espace agraire, de l’espace lin-
forme trop répandue de myopie historique qui considère guistique, voire de l’ici-bas et de l’au-delà. Les acteurs de
que l’histoire utile est avant tout contemporaine, la com- cette territorialisation des rapports sociaux – qui est aussi
préhension des temps anciens apparaît plus que jamais une territorialisation des rapports de domination –, furent
nécessaire. Elle invite à se départir du présentisme de nos autant les pouvoirs laïcs qu’ecclésiastiques : le cimetière,
sociétés contemporaines et à relativiser, par une appréhen- l’église, le château jouèrent un rôle de pôles fixateurs des
sion des temps longs, les fausses et anxiogènes accéléra- hommes autour d’eux, dans un espace délimité, depuis
tions de l’histoire, qui risquent de transformer la discipline la naissance jusqu’à la mort, ce que l’on a parfois décrit
historique en véritable pathologie sociale. comme une dynamique d’« encellulement » (R. Fossier) des
Jacques Le Goff avait insisté, non sans enthousiasme, populations médiévales. Nos paysages en portent encore
sur la force créatrice de cette période médiévale qui « a la trace.
créé la ville, la nation, l’État, l’université, le moulin et la
machine, l’heure et la montre, le livre, la fourchette, le linge,
la personne, la conscience et finalement la révolution »1.
La contribution du Moyen Âge fut également décisive en
matière de pratiques de l’espace, posant les jalons d’une
forme de territorialisation des rapports sociaux que cet
atlas s’est efforcé d’illustrer. Comme l’ont bien mis en évi-
dence les historiens qui ont réinvesti depuis un peu plus
d’une dizaine d’années le champ de réflexion sur l’espace,
durant la période médiévale domine un régime de « cospa-
tialité », une pluralité des territoires vécus, des logiques de
concurrence et d’emboîtements des différents espaces :
territoire du roi – qui ne devient que très progressivement
1. Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge :
celui du royaume –, territoires des princes, des seigneurs temps, travail et culture en Occident, 18 essais, Paris,
ou des villes. Les espaces juridictionnels ne sont eux- Gallimard, 1977, repris dans Un autre Moyen Âge, Paris,
mêmes qu’une modalité d’appréhension de l’espace à côté Gallimard, 1999, p. 16.
92
Chronologie
Politique Règnes
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CoLLarD f., Pouvoirs et culture politique
dans la France médiévale
(Ve-XVe siècle), Paris, Hachette, coll.
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ANNEXES • 95
Atlas des Palestiniens Atlas de l’Inde Atlas de l’Afrique Atlas des immigrations
Un peuple Une nouvelle puissance en France
Un continent émergent ?
en quête d’un État mondiale Alain Dubresson Histoire, mémoire, héritage
Pierre Blanc
Isabelle Saint-Mézard Géraud Magrin Pascal Blanchard
Jean Paul Chagnollaud
Olivier Ninot Hadrien Dubucs
Sid-Ahmed Souiah
Yvan Gastaut
Grand atlas 2017 Atlas de l’Empire Atlas des esclavages Atlas géopolitique
Comprendre le monde romain De l’Antiquité à nos jours d’Israël
en 200 cartes Construction et apogée : Marcel Dorigny Les défis d’une démocratie
Frank Tétart 300 av. J.-C. Bernard Gainot en guerre
-200 apr. J.-C. Frédéric Encel
Christophe Badel