D’UNE CAUSE Il s’agit en effet de l’une de nos plus belles références historiques, surtout avec Toussaint Louverture. Bien que personnellement, j’ai des réserves sur ce dernier, mais fondamentalement, il reste l’un des plus grands stratèges politiques qu’a accouchés la matrice haïtienne. Le revirement de Toussaint doit aujourd’hui être compris et bien compris pour mieux articuler nos actions politiques. On peut s’en servir. Les dirigeants d’aujourd’hui ne savent pas virer. Voire revirer. Reprenons un peu l’histoire. S’étant rendu compte du jeu des Espagnols qui, en fait ne s’intéressaient pas vraiment à la liberté des esclaves, Toussaint Louverture écrit à Laveaud : « ces gens de l’Espagne sont des perfides qui cherchent à détruire les chefs noirs en les opposant les uns aux autres ». Toussaint a compris le petit jeu espagnol qui, dans la réalité, consistait à corrompre les chefs des rebelles, à les délecter d’apparats pour les détourner de leur vraie mission. Toussaint a tout compris et il voulait réorienter les choses. Il a vu menacer la cause. Il a compris qu’il fallait opter pour d’autres options. Il faut dire que l’homme de Bréda a été depuis le début de la révolution un stratège. C’est lui qui a été à la base de la rumeur faisant croire aux esclaves, avant la cérémonie du Bois-caïman, que la métropole française leur avait offert des jours de liberté. Que c’était les colons qui n’avaient pas respectés cet engagement. Toussaint a toujours été un homme politique. Un stratège d’une grande envergure. Lorsque Toussaint a remarqué qu’il n’y avait pas d’avenir aux cotés des Espagnols pour le combat antiesclavagiste, que les autres leaders étaient déjà piégés et corrompus, il s’est engagé par son audace et ses contacts à redynamiser la lutte tout en créant cette fois son leadership, mais de façon autonome. C’est ainsi qu’à Marmelade, en date du 18 mai 1794, l’homme de l’Ouverture écrit la lettre par laquelle il repasse dans le camp français. Le plus intéressant à travers cette lettre, c’est l’audace aiguisée par Toussaint. Il traite avec Laveaud sur pied d’égalité. C’était justement pour donner force à la nouvelle vague qu’il entend mener. Pour ne pas laisser présager de doute. Il confirme son leadership. Toussaint est un homme d’audace. Il est un homme de tête en même temps. On peut ne pas l’aimer, mais il est difficile de ne pas l’admirer. Ce que l’on doit surtout apprécier dans le revirement de Toussaint est sa capacité à comprendre : bien que les esclaves soient nombreux dans la colonie, ils ne disposent toutefois pas de moyens matériels pour contrecarrer les puissances coloniales établies et intéressées à Saint-Domingue. La seule compétence qu’ils avaient était celle, peut-être, de servir les colons comme domestique, planteur etc. Donc, pour mener la bataille, il fallait qu’en plus de la rage, de la haine, de la fougue et de la détermination des esclaves, qu’ils puissent dans un premier temps obtenir des armes, qu’ils apprennent à les manier ensuite, et enfin que des méthodes de combats soient développées pour éviter qu’ils soient trop vulnérables. Car les esclaves étaient indisciplinés. Ils n’étaient pas une force organisée. Ils ne pouvaient aucunement bien mener un combat. Et face aux moyens que disposent les Espagnols, les Anglais et les Français, si seulement ces derniers avaient compris le jeu de Toussaint, le plan serait déjoué et Toussaint lui-même, serait fichu. Dans l’intérêt de ses frères de race, celui qui s’est autoproclamé « le premier des noirs » a usé de son sens de stratège pour se mettre au service de la France, non pas pour servir celle-ci, mais pour avancer avec la cause de la liberté des esclaves. Toussaint Louverture a reviré pour le bien commun. Il n’a pas reviré par mégarde ni par intérêt personnel. Il a fait un revirement stratégique. C’est un acte d’une grande portée politique. Cela me permet de comprendre que ce n’est pas toutes les fois, en politique, qu’il faut être radical. Très souvent pour des Etats comme le nôtre, les petits Etats, si l’on me permet de parler ainsi, il serait toujours mieux que les leaders soient des louverturiens, sournois, audacieux. Sinon leur vision, quoique noble, peut s’avérer fœticidaire. Sinon l’ouverture ne sera pas possible.
DE L’UTILITE ACTUELLE DU REVIREMENT Ce rappel sur le revirement de Toussaint n’est pas à une fin récitatoire. Nous connaissons suffisamment ce qu’est le revirement de Toussaint. Nous l’avions étudié. Là où je voulais en venir, c’était de savoir en quoi, aujourd’hui, cet acte si génial de Toussaint Louverture pourrait nous inspirer politiquement ? De la période des fondateurs de la patrie haïtienne, le défi était sans aucun doute celui de « liberter les esclaves de Saint Domingue ». Aujourd’hui, il ne s’agit pas de la même réalité. Nous n’avons donc pas à virer pour la liberté car nous n’avons pas d’esclaves. Mais nous pouvons le faire pour le développement national. Car nous disposons aujourd’hui de la mauvaise économie de l’hémisphère occidentale. Nous sommes le pays plus pauvre du continent. C’est là aussi un grand enjeu. Si les esclaves travaillaient sans salaire. Beaucoup de citoyens et citoyennes sont aujourd’hui libres mais ne disposent pas de travail. Il faut donc des leaders stratégiques de la trempe de Toussaint Louverture, pour comprendre qu’il faut virer et revirer, qu’il faut tourner les grandes puissances, qu’il faut les utiliser jusqu’à ce que nous soyons en mesure de voler de par nous-mêmes. C’est à mon sens ça le néolouverturisme. C’est utiliser l’astuce et l’audace de Toussaint Louverture pour profiter des grandes puissances internationales. Les petits Etats comme le nôtre, très mal vus, et en même temps enviés par les puissances impérialistes, ont de l’intérêt à pratiquer le néolouverturisme. Le Néolouverturiste serait donc « quelqu’un qui puisse élargir sa marge de manœuvre autonome, jouer un partenaire vis-à-vis des autres peuples en exploitant les contradictions du moment, diversifier ses partenaires dans l’entreprise de s’émanciper de la domination d’un seul » pour paraphraser un peu le professeur Lesly F. Manigat dans Les Douze facettes du génie de Toussaint Louverture. Nous avons donc de l’intérêt. Les stratégies appliquées par Toussaint Louverture ne sont pas caduques. Elles sont encore épuisables et utilisables politiques. Il suffit tout simplement de les approprier à la réalité.
CE PEUPLE QUI A ACCOUCHE TOUSSAINT LOUVERTURE NE PEUT PAS MOURIR En préfaçant Radiographie d’une dictature du professeur Gérard Pierre CHARLES, Juan BUSCH l’ancien président éminent intellectuel de la République Dominicaine nous dit que « ce peuple qui a accouché Toussaint Louverture ne peut pas mourir ». Effectivement, le peuple haïtien ne doit pas mourir. La situation dans laquelle nous évoluons aujourd’hui n’est pas une fatalité. Nous pouvons la changer. Nous pouvons tout changer, aussi peu et faible que sont les moyens que nous disposons. Si nos ancêtres aussi vulnérables qu’ils étaient ont pu nous léguer un pays libre et indépendant, nous pouvons tout aussi changer la réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Nous avons seulement besoin d’être stratégiques. Ce n’est qu’en étant de vrais stratèges que nous pouvons sauver ce pays face à ces puissances prédatrices. Il nous faut comprendre qu’il ne pas être statique. Il faut virer et revirer, en étant nous- mêmes, mais en ayant les yeux rivés un peu partout à la recherche d’opportunités.