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DOMAINE DU POSSIBLE

La crise profonde que connaissent nos sociétés est patente. Dérèglement


écologique, exclusion sociale, exploitation sans limites des ressources
naturelles, recherche acharnée et déshumanisante du profit, creusement des
inégalités sont au cœur des problématiques contemporaines.
Or, partout dans le monde, des hommes et des femmes s’organisent autour
d’initiatives originales et innovantes, en vue d’apporter des perspectives
nouvelles pour l’avenir. Des solutions existent, des propositions inédites
voient le jour aux quatre coins de la planète, souvent à une petite échelle,
mais toujours dans le but d’initier un véritable mouvement de transformation
des sociétés.
PRÉSENTATION

En 2004, Perrine et Charles Hervé-Gruyer créent la Ferme du Bec Hellouin,


en Haute-Normandie. Cette ferme fait aujourd’hui référence en matière
d’agriculture naturelle et attire des visiteurs du monde entier.
Ce récit est celui d’une famille qui a réussi à créer, en quelques années
seulement, une oasis de vie généreuse sur des terres peu fertiles. C’est
également une vaste enquête menée autour du monde, à la rencontre de
pionniers de l’agriculture qui explorent des voies novatrices et inventent le
monde de demain.
La démarche de Perrine et Charles Hervé-Gruyer repose sur la
permaculture. Son principe est de prendre la nature comme modèle et de
concevoir des installations humaines fonctionnant comme des écosystèmes
productifs et économes en ressources.
Les résultats obtenus à la Ferme du Bec Hellouin, grâce à l’énergie du
soleil, stupéfient aujourd’hui les agronomes : en travaillant entièrement à la
main, Charles et Perrine produisent des récoltes abondantes et de qualité sur
une toute petite surface, tout en créant de l’humus, en aggradant la
biodiversité, en embellissant les paysages, en stockant du carbone dans les
sols et les arbres. Une étude agronomique menée en partenariat avec
d’éminents chercheurs démontre la pertinence sociale, économique et
écologique d’une agriculture permaculturelle qui dessine une nouvelle
manière d’être paysans au XXIe siècle, source potentielle de millions
d’emplois.
PERRINE ET CHARLES HERVÉ-GRUYER

Perrine Hervé-Gruyer a mené une carrière de juriste en Asie avant de se


consacrer à la psychothérapie. Éducateur de formation, Charles Hervé-
Gruyer a sillonné le globe à bord du voilier-école Fleur de Lampaul pendant
vingt-deux ans. Il est l’auteur de nombreux documentaires et livres sur la
nature. Tous deux sont ensuite devenus paysans et formateurs en
permaculture.

Dessin de couverture : © David Dellas, 2011


Photographie de couverture : © Claudius Thiriet
Dessin double page intérieure : © Charles Hervé-Gruyer, 2014
© Actes Sud, 2014
ISBN 978-2-330-05897-5
www.actes-sud.fr
PERRINE ET CHARLES HERVÉ-GRUYER

PERMACULTURE

GUÉRIR LA TERRE,
NOURRIR LES HOMMES

PRÉFACE DE PHILIPPE DESBROSSES


POSTFACE DE FRANÇOIS LÉGER

DOMAINE DU POSSIBLE
ACTES SUD
Pour nos enfants
Lila, Rose, Shanti et Fénoua,
et pour tous les enfants de la Terre.

Pour Eliot Coleman, Philippe


Desbrosses,
François Léger et François
Lemarchand.

“Tu crois pouvoir écraser cette


chenille ?
Voilà, c’est fait : ce n’était pas
difficile.
Maintenant, refais la chenille…”
LANZA DEL VASTO1

1 Cité par Théodore Monod, Sortie de secours, Seghers, 1991, p. 114.


PRÉFACE
C’Çaestse unsavoure
vrai bonheur de lire l’ouvrage de Charles et de Perrine.
comme un roman. C’est imagé, poétique, passionnant de
découvertes à chaque page…
C’est la manifestation d’une grande culture générale qui doit autant au
cœur qu’à l’esprit.
C’est une boussole dans cette période incertaine de transformation, de
mutations profondes, une vraie lampe de discernement selon la philosophia
des Grecs, qui alliaient Sagesse et Amour…

Cette épopée que décrivent et que vivent au quotidien nos deux héros de la
nouvelle alliance entre l’humanité et la Terre, entre la Terre et sa biosphère,
entre notre planète et son environnement cosmique est l’expression de
personnes qui pensent avec le cœur, avec la compassion. Il est réconfortant,
dans un monde qui, jusqu’à maintenant, a plutôt glorifié la force brutale de la
compétition et de l’égoïsme, de découvrir quelque part des pans d’humanité
prêts à réensemencer l’univers avec conscience et intelligence.

Livre inspiré, prophétique, qui fait du bien à l’âme, qui régénère, qui
réconcilie, qui embaume, qui élève et qui grandit tout ce qu’il touche.
Charles use à merveille de la métaphore. Pupoli, l’enfant indien dans sa
pirogue, au sein du fleuve tumultueux qui peut le broyer à tout instant, sait
saisir les contre-courants pour se protéger, trouver un havre de salut au milieu
de l’enfer. Le “petit” se trouve miraculeusement protégé par la force du
“géant”…
Dans ce grand corps universel, les petites “veines” de la sauvegarde, de la
résilience et de la permaculture trouvent leur place et leur raison d’être face à
l’impétuosité du fleuve agro-industriel qui balaie tout sur son passage, laisse
la terre exsangue et le monde meurtri. La Ferme du Bec Hellouin est une
oasis dans ce monde de la démesure et de la fuite en avant.

Le lecteur va découvrir dans ce livre des pratiques, des astuces, des idées
novatrices auxquelles il s’étonnera de ne pas avoir pensé, comme la “forêt-
jardin”, l’“autofertilité”, les “microfermes”, la “culture sur buttes”, les “îles-
jardins”, “la création d’un microclimat”…
L’avantage énorme de Charles et de Perrine, c’est de pratiquer ce qu’ils
écrivent, de faire ce qu’ils disent : c’est probablement ce qui donne cette
force et cette envie que l’on ressent à la lecture de leur récit passionnant.
Ce qui caractérise également l’expérience menée au Bec Hellouin, c’est la
rigueur de la méthode et le niveau élevé des résultats à la fois agronomiques
et économiques.
Des agriculteurs, des chefs étoilés et des experts scientifiques de haut
niveau, venant de disciplines variées et de différentes contrées du monde,
vérifient, comparent, analysent et s’étonnent des performances réalisées.
Je dois avouer humblement que j’ai appris au cours de ces nombreuses
rencontres des méthodes et des savoir-faire auxquels je n’avais pas pensé en
songe, tellement ils sont enthousiasmants, efficaces et accessibles à tout un
chacun.

Perrine a troqué ses bibles de juriste pour les ouvrages anciens


d’agriculture traditionnelle, vivrière, qu’elle conjugue aisément avec les
avancées de la recherche agronomique moderne. Elle invente des
préparations en s’inspirant des différents types de fermentations bactériennes,
avec lesquelles elle ensemence ses parcelles expérimentales. En fait, elle
redécouvre les “levains de la terre”, qui peuvent se substituer
avantageusement à tous les artifices dont la pétrochimie nous a inondés
depuis un demi-siècle.
Au cours de mes visites à la Ferme du Bec Hellouin, je suis chaque fois
tombé sous le charme. Quelle que soit la saison, les cultures y sont toujours
luxuriantes et il y règne une atmosphère particulière de beauté et de sérénité,
comme si le lieu était intensément “habité”. Je ne peux m’empêcher de faire
un parallèle avec l’expérience des jardins de Findhorn, en Écosse.
Il semble que, là où la nature est respectée, la vie s’y épanouit avec une
énergie décuplée. C’est bien le miracle que nous devons réaliser en tout point
sur notre globe, car, devrais-je le rappeler, cette crise est en fait l’une des
apocalypses cycliques qu’annoncent périodiquement tous les textes et les
prophètes… l’étymologie d’apocalypse étant “révélation”. Nous sommes
devant la révélation, depuis l’observation, faite de la Lune, que notre belle
planète bleue est petite et vulnérable dans l’immensité de l’univers et qu’elle
est le seul refuge que nous avons pour survivre collectivement.

Je souhaite que ce livre soit lu par le plus grand nombre, pour que la
vibration engendrée par Charles et Perrine se rejoigne et s’amplifie avec
toutes les initiatives qui foisonnent actuellement dans ce sens. Car la crise
peut s’aggraver. Nous pouvons nous passer d’électronique, d’informatique,
d’aéronautique, d’électroménager et d’automobiles, mais nous ne pouvons
pas nous passer de manger et de respirer.

Merci pour ce cadeau et pour votre générosité.

PHILIPPE DESBROSSES1

1 Agriculteur, docteur en sciences de l’environnement, fondateur du Centre pilote européen


d’agriculture biologique de la ferme de Sainte-Marthe en Sologne. Cofondateur des principaux
mouvements historiques de l’agriculture biologique. Ex-président de la Commission nationale du logo
AB au ministère de l’Agriculture et chargé de mission pour le Grenelle de l’environnement.
INTRODUCTION
P errine et moi voulions sentir le soleil et la pluie sur notre peau, nager dans
la rivière, nourrir notre famille de produits sains et vivants, cultivés avec
amour par nos mains. Nous sommes devenus paysans, passant de la ville à la
campagne normande, marchant vers la terre comme vers quelque chose
d’essentiel. Notre rêve : vivre aussi proches que possible des plantes et des
animaux. Ce chemin a été tout sauf facile, semé de déboires, d’erreurs et de
découragements, mais aussi d’éblouissants bonheurs !
Devant la table où j’écris, un foisonnement de fleurs et de légumes : le
potager familial, luxuriant, descend jusqu’à la rivière du Bec. Sur l’autre
berge s’étendent nos jardins maraîchers. Ils ne ressemblent guère aux
exploitations agricoles classiques, nos sources d’inspiration viennent
d’ailleurs : des peuples premiers, des paysans d’autrefois, mais aussi des
dernières avancées en matière d’agriculture naturelle. Notre ferme est conçue
selon les concepts de la permaculture, une approche très peu connue encore
en France. La permaculture pourrait être décrite comme une boîte à outils
intelligente permettant de créer des modes de vie respectueux de la Terre
comme de ses habitants, une méthode pratique qui s’inspire du
fonctionnement de la nature. Prendre la nature comme modèle ? C’était
exactement ce à quoi nous aspirions lorsque nous nous sommes lancés dans
cette aventure.
Nous avons laborieusement transformé un médiocre herbage en un
“paysage comestible”. La ferme est aujourd’hui une mosaïque de petits
écosystèmes qui s’interpénètrent : mares, îles, vergers, forêt-jardin, cultures
sur buttes, pâturages… Les arbres fruitiers sont omniprésents, les animaux et
les plantes sauvages ont l’air de se sentir chez eux. L’impression dominante
est celle d’une surabondante générosité. Il est d’usage, dans le monde
agricole, d’opposer respect de l’environnement et productivité – comme si la
nature n’était pas productive ! Ce clivage peut être dépassé : les rendements
de nos jardins surprennent les agronomes, tandis que les naturalistes sont
interpellés par le nombre d’animaux sauvages vivant dans cet espace
intensément cultivé.
Rien ne nous préparait à devenir paysans. Perrine était juriste
internationale, j’étais marin. Nous avons créé notre ferme naïfs et
inexpérimentés, sans formation agricole, animés d’un projet de vie : travailler
de nos mains, produire une abondance de fruits et légumes savoureux sur une
toute petite surface, par des moyens aussi naturels que possible. Les résultats
décevants des premières années nous ont poussés à chercher des réponses
adaptées. Nous étions loin d’imaginer que notre nouveau métier nous
entraînerait dans une passionnante enquête tout autour de la planète !
Notre chemin de terre nous a fait rencontrer quelques fondateurs de
l’agriculture bio en France, mais aussi des agriculteurs américains,
débordants de créativité, qui nous ont eux-mêmes fait découvrir la riche
tradition maraîchère parisienne au XIXe siècle. Le chemin est devenu un
étonnant voyage à travers l’espace et le temps, le jour dans les jardins, la nuit
sur Internet ou dans les livres, un râteau dans une main, un ordinateur dans
l’autre. Une enquête que Perrine a poursuivie jusqu’au Japon, aux États-Unis,
à Cuba, en Angleterre, à la recherche de solutions innovantes. La ferme est
devenue le lieu de multiples expériences, conduites dans un même but :
produire davantage sur moins d’espace, dans un respect absolu de la nature.
Nous-mêmes n’avons rien inventé ; comme des abeilles nous avons butiné
à des sources très diverses, sortant des sentiers battus, prenant de plus en plus
résolument une direction à l’opposé du système agricole dominant, qui ne
cesse d’artificialiser la nature. Nous cherchons à tirer profit des services
généreusement rendus par les écosystèmes. La nature n’offre-t-elle pas aux
plantes tout ce qu’il leur faut pour croître : l’énergie du soleil et l’eau de
pluie, l’azote et le carbone de l’atmosphère, les sels minéraux de la roche
mère et l’extraordinaire travail des organismes vivant dans l’humus ?
Nous avons progressivement cessé de croire que nous faisons pousser les
plantes. Le potentiel d’une plante est contenu dans la graine ; la mission du
sol est d’assurer sa germination puis sa croissance. Nous ne sommes que les
modestes assistants de ces forces de vie. Notre mission est d’offrir aux
plantes les conditions les plus favorables à leur épanouissement. Nous
sommes les serviteurs des vers de terre !
Nous avons peu à peu élaboré la méthode de la Ferme du Bec Hellouin,
une approche permaculturelle fondée sur une option risquée : remettre la
main humaine au cœur du processus de production agricole. Oui, nous avons
imaginé un système gourmand en main-d’œuvre ! Pied de nez à l’agriculture
industrielle, qui ne cesse de remplacer l’humain par la machine et les énergies
fossiles ? Pari insensé à une époque où le travail est cher et les produits
agricoles généralement peu rémunérateurs ? Certes, mais la permaculture
propose justement de faire du problème une solution ! La main humaine
devient un atout lorsqu’on lui confie des tâches que la machine peut
difficilement réaliser : créer des espaces cultivés intensément vivants, soigner
amoureusement le sol et les plantes, associer et densifier les cultures. Nous
avons constaté que notre terre devenait plus fertile et la production
conséquente, au point d’interpeller des agronomes de France, du Japon, des
États-Unis, du Brésil ou d’Afrique, qui ont commencé à visiter la ferme.
De tous ces échanges est née une conviction : la microagriculture peut être
une solution innovante à de nombreux problèmes environnementaux et
sociétaux. Une alternative qui deviendra au fil des ans de plus en plus
précieuse car notre alimentation est très fortement dépendante du pétrole. Il
faut actuellement en moyenne dix à douze calories d’énergie fossile pour
apporter une calorie alimentaire dans notre assiette1, à tel point qu’un auteur
anglais, Albert Bartlett, a pu écrire : “L’agriculture moderne, c’est
l’utilisation du sol pour transformer du pétrole en nourriture2.” Or du pétrole,
inexorablement, nous en aurons de moins en moins et il sera toujours plus
cher… Pourtant, nous avons tous l’intention de continuer à manger !
Produire beaucoup sur une petite surface, en créant des emplois, avec un
environnement qui devient plus riche, des sols plus fertiles, tout en stockant
du carbone et en préservant la biodiversité ? Cela peut sembler trop beau pour
être vrai, c’est tellement à l’opposé de ce que l’humanité réalise
actuellement ! L’Homme moderne ne cesse de s’écarter de la nature, il
remplace le vivant par la technique et poursuit un rêve consumériste rendu
possible par le gaspillage insensé, en trois ou quatre générations, de
ressources énergétiques que la nature a mis des centaines de millions
d’années à constituer.
C’est précisément parce que la permaculture propose de prendre la nature
comme modèle qu’elle ouvre des perspectives enthousiasmantes. La
permaculture est l’exact contre-pied de la logique actuelle : il s’agit d’un
nouveau paradigme, d’un “nouveau logiciel” visant à concilier les Hommes
et la Terre. En ces temps de crise écologique et sociale sans précédent, alors
que nous abordons une période de “descente énergétique3” qui va bouleverser
les fondements mêmes de notre civilisation, elle permet d’imaginer un futur
riche d’une abondance des biens essentiels, tout simplement parce qu’elle
s’inspire de la nature, qui a su générer des écosystèmes débordants de vitalité,
y compris dans des milieux pauvres en ressources.
Notre alimentation représente un tiers environ des émissions de gaz à effet
de serre de la France4. Peut-on espérer nourrir l’humanité tout en restaurant la
planète ? L’alliance des concepts de la permaculture et de la petite agriculture
familiale et paysanne (qui reste aujourd’hui encore le modèle dominant, 90 %
des fermes dans le monde font moins de 2 hectares) nous pousse à écrire :
oui, résolument oui ! Cette approche, même si elle n’en est qu’à ses prémices,
peut être une source d’inspiration pour concevoir les alternatives de demain.
Un programme de recherche agronomique est en cours à la Ferme du Bec
Hellouin. Nous l’avons conçu avec François Léger, alors responsable de
l’unité de recherche SAD-APT (Sciences pour l’action et le développement :
activités, produits, territoires), une équipe d’une soixantaine de chercheurs de
l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et d’AgroParisTech.
François s’est toujours intéressé aux agricultures marginales, persuadé
qu’elles sont un vivier d’innovations. Intitulé “Maraîchage biologique
permaculturel et performance économique5”, ce programme vise à confirmer
l’hypothèse suivante : 1 000 mètres carrés de cultures maraîchères
diversifiées, menées selon la méthode de la Ferme du Bec Hellouin,
permettent-ils de créer une activité à temps plein6 ? Une telle surface a été
isolée dans nos jardins et nous avons entrepris de quantifier tout ce qui y
entre et tout ce qui en sort, à la botte de radis près. Dès la première année,
nous avons pu constater la viabilité d’une telle approche7. Bien que nous n’en
soyons qu’au début du programme de recherche, nous avons pu vérifier la
pertinence de ce qu’écrivait dès la fin des années 1970 John Jeavons, le père
de l’agriculture bio-intensive, l’un de nos principaux inspirateurs américains :
il est possible à un jardinier-maraîcher expérimenté travaillant à la main de
produire, à temps de travail égal, autant de légumes qu’un maraîcher équipé
d’un tracteur. Ce type d’agriculture bio-inspirée – inspirée par la vie –
contribuera, nous l’espérons, à rendre possible une nouvelle génération de
fermes capables de nourrir les humains tout en restaurant leur environnement.
Nous avons réalisé que, lorsque l’on touche à la terre, on se relie à tout ce
qui fait la vie des Hommes : l’alimentation, bien sûr, la santé, les paysages,
l’emploi, l’économie, l’art de vivre ensemble et même ce que nous portons de
plus intime – nos émotions, notre présence au monde, notre rapport à la vie.
Et nous avons découvert que notre métier de paysans, sur un petit lopin de
terre dans une vallée de Normandie, a une incidence sur toutes les grandes
thématiques contemporaines : la sécurité alimentaire, la protection de la
biodiversité, la faim dans le monde, le réchauffement climatique… Cette
perspective nous remplit d’espoir et d’envie d’entreprendre !
Si nous voulons vivre durablement sur cette planète, un nombre croissant
de personnes devront se reconnecter à la terre et produire, pour elles-mêmes
ou leurs communautés, leur alimentation. Comme l’écrit Philippe Desbrosses,
“nous redeviendrons paysans8”. Une société ne peut survivre avec
seulement 2 à 3 % d’agriculteurs. Mais les paysans de demain ne seront pas
issus de la classe agricole, réduite comme une peau de chagrin, ils viendront
des villes, des bureaux, des commerces, des usines… Une certitude : ils
n’iront pas à la terre avec les modèles du passé. Il nous faut inventer de
nouvelles manières d’être paysans au XXIe siècle. Les paysans de demain
seront des gardiens de la vie, leurs fermes seront des lieux de guérison, de
beauté et de cohérence.
Notre itinéraire paysan n’en est qu’à ses débuts. Nous avons bien plus de
questions que de réponses ! Pourtant, des centaines de personnes viennent
chaque année se former au Bec Hellouin et le récit de cette aventure nous a
été demandé avec insistance. Disposant maintenant des premières données
chiffrées de l’étude évoquée plus haut, nous estimons que le temps est venu
de partager plus largement cette approche, même si l’essentiel du chemin
reste devant nous !
Notre parcours sert de fil conducteur à ce livre – une aventure humaine
rend le récit plus vivant, plus incarné –, mais notre intention première est de
présenter la permaculture et les expériences innovantes dont nous nous
sommes inspirés, ainsi que leur mise en œuvre à la Ferme du Bec Hellouin.
Nous partirons donc aux quatre coins du monde à la rencontre d’agriculteurs
pionniers.
Décrire la manière dont cette forme d’agriculture bio-inspirée s’est
progressivement développée nous amènera à évoquer également des
expériences antérieures à la création de la ferme : ces années passées à l’école
des peuples premiers en Amazonie, en Afrique et ailleurs. Nous nous sommes
écartés des paradigmes dominants en Occident parce que nos sources
d’inspirations venaient d’autres cultures, des cultures donnant la priorité au
respect de la vie, à la préservation de l’environnement. Dans le cours du récit,
nous ferons donc quelques incursions chez ceux que je considère comme mes
maîtres aux pieds nus.
Dans la dernière partie du livre, nous proposerons une vision prospective
de l’agriculture reposant sur des concepts novateurs : la forêt-jardin, la
microferme, l’écosystème des microfermes, le système agraire solidaire…
Ces scénarios peuvent ouvrir le domaine des possibles pour tous ceux qui
rêvent, d’une manière ou d’une autre, de devenir paysans, mais aussi pour les
élus et décideurs désireux de développer, y compris au cœur des villes, une
agriculture bio de qualité.
Nous prévoyons, à l’issue de l’étude évoquée précédemment, d’écrire un
guide pratique sur le jardinage et la microagriculture permaculturels.
Puissent ces pages servir à réveiller la créativité et l’envie de se mettre les
mains dans la terre !

1 Ce chiffre inclut les coûts cachés de notre agriculture intensive, comme les transports, la
transformation, l’emballage, le stockage et la distribution. Source : Patrick Whitefield, The Earth Care
Manual, Permanent Publications, 2004.
2 Cité par Patrick Whitefield, ibid.
3 Diminution progressive et inéluctable des ressources en énergies fossiles.
4 Voir l’excellent article “Combien de gaz à effet de serre dans notre assiette ?” du site de Jean-Marc
Jancovici, ingénieur-conseil en énergie : www.manicore.com.
5 Ce programme et les rapports intermédiaires décrivant son déroulement sont consultables en ligne sur
le site www.fermedubec.com.
6 Il s’agit de 1 000 mètres carrés cultivés, auxquels il convient d’ajouter les espaces de circulation, de
stockage, etc. La ferme peut être d’une taille variable.
7 Les données chiffrées de la première année (2012-2013) sont présentées dans le rapport intermédiaire
no 2, disponible sur le site www.fermedubec.com. Les résultats de l’année suivante confirment
largement ceux de la première année.
8 Philippe Desbrosses, Nous redeviendrons paysans, Alpha, 5e éd., 2007.
I
LA PIROGUE DE PUPOLI
La permaculture propose de concevoir nos installations humaines
comme des écosystèmes. Elle s’inspire de l’observation de la nature et de
la manière dont les peuples premiers habitent la Terre.

Les sociétés industrielles marchandes disposent d’une instrumentalité, de


ressources matérielles, d’une santé physique, d’une organisation sociale,
d’un savoir scientifique et technique qui, collectivement, leur permettent
de dominer le monde. Mais où réside le bonheur de chaque jour ? Leur
connaissance du destin ? Leur communion avec les morts ? Nulle part.
Leur âme cherche en vain une tanière.
JEAN ZIEGLER1

Toute civilisation est une alliance avec l’univers. L’univers n’est jamais
un ensemble immuable et donné ; il est ce que l’homme fait de lui par cet
acte d’alliance.
ROBERT JAULIN2

Antecume Pata est un petit village de l’ethnie wayana situé sur une île du
fleuve Litany, à la frontière entre la Guyane française et le Surinam. Le
fleuve est large à cet endroit, parcouru de rapides. Les flots tumultueux se
jettent en écumant à l’assaut de roches noires. Sur les rives, la forêt
amazonienne s’étend à perte de vue, la seule clairière étant celle ouverte par
les Amérindiens pour construire leurs cases.
Antecume Pata est un lieu qui a beaucoup compté dans ma vie. J’y suis
retourné à de nombreuses reprises, voyant grandir les enfants indiens jusqu’à
l’âge adulte. À chaque voyage la confiance et l’amitié grandissaient avec les
Wayanas, peuple pudique et discret au premier abord, mais tellement
attachant et plein d’humour lorsque l’on parvient à vivre dans son intimité.
Frère singe
Pupoli était l’un de mes compagnons. Son père Yoïwet et moi étions très
proches – Yoïwet m’avait même donné un surnom qu’il s’appliquait
également à lui-même. Nous nous appelions mutuellement yepe baboune
(“ami singe” !). L’échange de surnoms est, pour les Wayanas, une grande
marque d’amitié – il avait fallu dix années de voyages au fond de la Guyane
pour que naisse une telle complicité.
Je me souviens comme si c’était hier d’une aventure, en apparence
anodine, qui m’a marqué. Pupoli, qui était encore un frêle garçonnet d’une
dizaine d’années, m’avait invité à une partie de pêche à bord de sa pirogue.
Nous étions partis, tous deux vêtus du kalimbe, une simple bande de tissu
rouge vif passée entre les jambes. Taillée d’une seule pièce dans un tronc, la
pirogue de Pupoli était à peu près grande comme un jouet, instable à souhait,
la coque à ras de l’eau. J’avais l’impression qu’il suffirait que j’écarte un peu
le coude pour qu’elle chavire. Pupoli était heureusement plus à l’aise que
moi, jouant énergiquement de la pagaie, son petit arc au fond de la pirogue,
avec sa ligne et quelques vers pour appâter.
Les jeunes wayanas connaissent l’enfance la plus libre que l’on puisse
imaginer ; ils apprennent leur vie d’Indien avec des outils en tous points
semblables à ceux des adultes, si ce n’est qu’ils sont fabriqués à leur taille.
Leur aisance dans la nature est stupéfiante.
Nous remontions le fleuve Litany, pénétrant cette forêt amazonienne
semblable à un somptueux jardin d’Éden. Bientôt un grondement puissant
nous parvint : nous approchions d’une impressionnante chute d’eau qui barre
le Litany sur toute sa largeur. Malgré le courant puissant, le garçonnet
remontait sans effort apparent le cours du fleuve. Je me demandais jusqu’où
le téméraire Pupoli nous emmènerait. L’enfant ne s’arrêta qu’à quelques
mètres de la chute. Là, il posa sa pagaie au fond de la pirogue, déroula sa
ligne et commença à pêcher. Tout cela semblait aussi simple… qu’un jeu
d’enfant ! Mais par quel miracle le petit Wayana avait-il pu triompher sans
effort du puissant courant ?
J’observais, fasciné. Pupoli avait remonté le fleuve, tout simplement, en
maintenant sa pirogue dans les contre-courants engendrés par les rapides, se
glissant habilement d’une roche à l’autre. La frêle embarcation tournait à
présent sur place dans une petite zone de remous, à l’endroit exact, le seul
peut-être sur toute la largeur du fleuve, où une veine d’eau s’opposait au
courant principal. Si nous nous en étions écartés de quelques mètres, nous
aurions été emportés par des flots tumultueux contre lesquels il aurait été vain
de lutter.
Et ça mordait ! Pupoli remontait déjà un piranha aux yeux rouges et à la
mâchoire féroce. Il lui fendit le crâne d’un coup de machette avant de le jeter
au fond de la pirogue, de peur que le poisson ne vienne exercer sa dentition
sur nos orteils.
J’étais subjugué d’admiration par l’aisance et l’apparente facilité avec
lesquelles l’enfant s’était joué du fleuve apparemment indomptable. Il fallait
une connaissance poussée de son environnement pour parvenir à une telle
élégance ! Tout en pêchant, je méditais sur la leçon que Pupoli venait
inconsciemment de m’offrir. Un courant entraîne toujours des contre-
courants. Et plus le courant est puissant, plus les contre-courants le sont
également. Si un enfant parvenait à se positionner dans la veine favorable, il
arrivait à son but, alors même que le rapport de forces entre le fleuve et ses
petits bras lui était totalement défavorable.
Je sentis une immense joie monter en moi. J’avais jusqu’alors perçu notre
monde comme ce grand fleuve : terriblement puissant. Et je m’étais souvent
senti comme embarqué contre mon gré par le courant, incapable de résister.
La modernité nous emporte sans nous demander notre avis, et personne ne
sait vraiment où nous allons. Pourtant, ce monde si puissant engendre des
contre-courants : si j’apprenais à les identifier, je n’aurais plus à lutter, à
m’épuiser dans un combat perdu d’avance… En me positionnant à ma juste
place, je deviendrais capable de tracer ma route selon mon cœur et mes rêves.
La permaculture : se laisser inspirer par la nature
La marque de fabrique de l’Occident moderne est une hypertechnicité, une
quête du “progrès” matériel. Malgré des avancées incontestables dans
d’innombrables domaines, cette forme de progrès, telle qu’elle a été
développée jusqu’à ce jour, provoque une destruction rapide et massive de la
biosphère. Nous ne cessons d’artificialiser la nature, remplaçant le vivant par
des technologies.
C’est le courant dominant, puissant, rapide… terrifiant.
Mais les contre-courants sont là, partout : petites veines d’eau vive
porteuses d’espoir. Tout autour de la planète, des millions de personnes de
bonne volonté s’emploient de toutes leurs forces à inventer des modes de vie
respectueux des Hommes et de la planète.
La permaculture est l’un de ces contre-courants. Cette approche reconnaît
le primat de la vie, elle propose de se mettre à l’école de la nature, de se
laisser féconder par elle. Depuis 3,8 milliards d’années, la vie a colonisé la
planète Terre, créant les conditions favorables à l’apparition de formes de vie
de plus en plus complexes. Bien évidemment, ce processus s’est déroulé sans
intervention humaine.
La permaculture est donc une approche bio-inspirée : dans ce sens, elle va
exactement à l’opposé du courant dominant contemporain, qui fragilise la
biosphère. Elle constitue un nouveau paradigme pour ceux qui cherchent à
guérir la Terre. Son objectif est de concevoir des installations humaines qui
fonctionnent, autant que possible, comme les écosystèmes naturels. La
permaculture permet à chacun d’inventer un mode de vie qui lui corresponde,
en harmonie avec la planète.
Née en Australie dans les années 1970, elle a été formulée par Bill
Mollison et David Holmgren, qui ont été fortement inspirés par l’observation
des peuples aborigènes. “Blesser un arbre était blesser un frère ; ce point de
vue traduit une attitude conservationniste sophistiquée. Peut-on abattre un
frère et vivre ?” nota Mollison3.
La permaculture repose sur une éthique, simple dans sa formulation, mais
exigeante dans sa mise en pratique :
– prendre soin de la Terre ;
– prendre soin des Hommes ;
– partager équitablement les ressources.
Ce livre n’entend pas décrire la permaculture dans son ensemble. Pour
appréhender la permaculture de manière systématique, le lecteur peut se
référer aux ouvrages cités dans la bibliographie.
Permaculture et agriculture biologique
Ces pages traitent de la permaculture à travers notre expérience de paysans.
Dans la pratique de notre métier, nous avons pu constater que les concepts de
la permaculture sont encore peu connus et peu appliqués dans le monde de
l’agriculture biologique. Les réalisations de terrain sont rares, ce qui est un
paradoxe car, depuis ses origines, la permaculture se préoccupe en premier
lieu de production vivrière. Cette focalisation sur la production vivrière
entraîne parfois un malentendu, particulièrement en milieu francophone : la
permaculture est réduite à une superméthode de jardinage naturel. Pourtant, la
permaculture n’est pas un ensemble de techniques agricoles. Son potentiel va
bien au-delà, ce système conceptuel est susceptible de féconder l’ensemble de
nos réalisations humaines.
Une certaine confusion peut s’installer dans l’esprit du lecteur peu au fait
du monde agricole. On nous interroge souvent sur la différence entre
permaculture, agriculture biologique et agroécologie. En quelques mots :
– L’agriculture biologique est une branche de l’agriculture qui s’interdit
tout recours à des molécules de synthèse (engrais, désherbants et pesticides
chimiques) et promeut des normes exigeantes de respect des végétaux, des
animaux et des agrosystèmes. Elle est régie par un cahier des charges officiel
et soumise à des contrôles et un agrément.
– L’agroécologie propose une approche de l’agriculture qui intègre des
considérations écologiques et sociales, afin de subvenir aux besoins
alimentaires des communautés humaines dans le respect des agriculteurs et de
la nature. Sa définition est plus floue que celle de l’agriculture biologique et
elle n’est pas soumise à une législation spécifique. L’agroécologie n’exclut
pas forcément le recours à des produits de synthèse.
– L’objet de la permaculture est plus large que celui de l’agriculture
biologique et de l’agroécologie puisqu’il dépasse la sphère agricole, nous
l’avons vu. Pour concevoir une installation vraiment écologique (ferme,
entreprise, ville…), la permaculture peut donc intégrer toutes les bonnes
pratiques de l’agriculture bio et de l’agroécologie, et les croiser avec des
“approches vertes” issues d’autres disciplines (énergies renouvelables,
écoconstruction…). Il n’y a aucune opposition entre agriculture bio,
agroécologie et permaculture, bien au contraire, simplement une différence
de nature.
La permaculture s’appuie sur une observation extrêmement poussée du
fonctionnement des écosystèmes naturels. Les paysans qui aspirent à une
agriculture aussi naturelle que possible trouveront de grandes satisfactions à
appliquer les concepts de la permaculture à leur démarche ; selon notre
expérience, la permaculture permet d’aller plus loin que les approches plus
anciennes, dont elle reprend du reste tous les acquis positifs.
Élaborer une agriculture bio-inspirée peut permettre de nourrir
durablement l’humanité. Le défi alimentaire est de taille :
aujourd’hui 842 millions d’humains souffrent de la faim4 – autrement dit une
personne sur huit. Tous les onze ans, la population mondiale s’enrichit d’un
milliard d’habitants supplémentaires. Selon un rapport des Nations unies, “la
production alimentaire mondiale devrait augmenter de 70 à 100 % par rapport
aux niveaux actuels d’ici à 2050 si l’on entend répondre aux besoins
alimentaires d’une population croissante5”. Or, depuis les années 1960, un
tiers des terres arables de la planète a disparu du fait de l’érosion, accentuée
par l’essor de l’agriculture industrielle et par l’artificialisation des sols6.
L’équivalent de la superficie de l’Italie est ainsi perdu chaque année7 !
Le défi alimentaire dépasse donc les frontières du monde paysan et
concerne chacun d’entre nous. La permaculture a beaucoup à apporter à la
réflexion en cours sur la création d’agrosystèmes productifs, autonomes et
résilients. Conçus comme des écosystèmes, les jardins de petite taille peuvent
se révéler d’une productivité insoupçonnée. La famille Dervaes, en
Californie, génère un chiffre d’affaires annuel de 20 000 dollars
(environ 14 500 euros) sur un jardin de 360 mètres carrés, procurant un
revenu au père, à son fils et à ses deux filles tout en nourrissant la
communauté locale8. Les exemples de telles réalisations sont nombreux.
Au Bec Hellouin, notre ferme tire son énergie principalement du soleil,
avec un recours aussi réduit que possible aux énergies fossiles. Nous
expérimentons différentes “bonnes pratiques” remontant, pour certaines, à
des civilisations anciennes, d’autres étant au contraire à la pointe de
l’innovation. Nous atteignons des niveaux de production qui semblent à peine
croyables aux spécialistes, grâce à des pratiques simples et naturelles qui se
révèlent bonnes pour les humains comme pour l’environnement. D’après les
naturalistes, la biodiversité s’accroît dans nos jardins, une véritable
régénération du biotope est en cours. Nous en venons donc à penser que l’on
peut être paysan et participer activement à la guérison de la biosphère.
Paysages intérieurs, paysages extérieurs
Notre ferme explore des voies alternatives car elle plonge ses racines dans un
désir d’insertion aussi intime que possible au sein du grand courant de la vie,
désir nourri de rencontres avec des communautés ayant fait des choix très
différents de ceux de notre Occident moderne. La rencontre des peuples
racines vient féconder notre imaginaire. Ces peuples ne sont pas en arrière
dans l’histoire de l’évolution : ils ont autant de milliers d’années d’évolution
que nous. Simplement, ils ont fait des choix différents. Nous avons privilégié
l’avoir, ils sont en quête d’harmonie. Nous vivons dans le court terme, ils
s’inscrivent dans la durée. Nous nous percevons comme séparés de la nature,
ils se voient comme partie intégrante de la vaste communauté des vivants.
Les peuples premiers ont beaucoup à dire aux Hommes d’aujourd’hui car ils
savent faire ce que nous avons oublié : vivre en bonne entente avec la nature.
Ces peuples nous rappellent que notre manière de modeler les paysages
que nous habitons reflète nos paysages intérieurs. Quelle est notre conception
du bonheur ? Un Amérindien a dit : “L’homme blanc, lorsqu’il meurt, désire
laisser de l’argent à ses enfants. L’Indien, lui, souhaite leur donner des
arbres.”
S’inspirer de leur sagesse ne signifie cependant pas pour autant nous
couper de notre culture, et notamment des avancées scientifiques
considérables de ces dernières décennies. Nos connaissances en biologie
doublent tous les cinq ans9 ! À la Ferme du Bec Hellouin, nous tentons, dans
notre approche de l’agriculture, d’associer science et conscience, intuition et
rigueur, convaincus que l’agriculture peut redevenir un art – un corpus de
connaissances scientifiques et techniques fécondé par l’intuition, la créativité
humaine.
Il s’agit, en d’autres termes, de prendre le meilleur des deux mondes, le
meilleur de la tradition et de la modernité. Nous allons découvrir, en créant
notre ferme, à quel point il peut être jubilatoire de réaliser une synthèse de
solutions originales, issues de différentes cultures et époques !

1 Jean Ziegler, La Victoire des vaincus et résistance culturelle, Éditions du Seuil, 1988, p. 12.
2 Robert Jaulin, La Paix blanche. Introduction à l’ethnocide, Éditions du Seuil, 1970, p. 19.
3 Cité par Agnès Sinaï dans “L’héritage aborigène aux sources de la permaculture”, LaRevueDurable,
no 50, oct.-nov.-déc. 2013, p. 19.
4 Organisation des Nations unies pour l’agriculture et le développement, www.fao.org/hunger/fr.
5 Département des affaires économiques et sociales, Étude sur la situation économique et sociale dans
le monde. Aperçu général, ONU, 2011, p. 7.
6 “Selon le professeur Pimentel, de 1956 à 1996, ce sont 1,5 milliard d’hectares de terre arable qui ont
été abandonnés en raison de l’érosion. Cela représente un tiers des surfaces arables de la planète”, nous
informe Dominique Guillet dans son article “Planète Terre, planète Désert ?”, www.liberterre.fr,
3 mai 2007.
7 “La « superficie de l’Italie » perdue chaque année (ONU)”, La France agricole, 22 octobre 2010.
www.lafranceagricole.fr.
8 Ces 20 000 dollars sont à comparer au revenu médian des ménages états-uniens, qui est
d’environ 50 000 dollars (36 000 euros) par an. Vendre la production de son jardin peut donc être un
complément de revenus très important. Source : census.gov (équivalent états-unien de l’Insee).
9 Janine M. Benyus, Biomimétisme, Rue de l’Échiquier, coll. “Initial(e) s DD”, 2011, citée sur
www.mollat.com.
II
AUTOUR DU MONDE
La création de la Ferme du Bec Hellouin a été précédée par une
vingtaine d’années de voyages autour de la planète, à l’école de la nature
et des Hommes.

Habiter la Terre en poète, ou en assassin ?

PAUL VIRILIO1

Quand nous brûlons l’herbe à cause des sauterelles, nous ne ruinons pas
tout. Nous secouons les glands et les pommes de pin des arbres. L’homme
blanc, lui, retourne le sol, abat les arbres, détruit tout… Il fait exploser
les rochers et les laisse épars sur le sol… Comment l’Esprit de la Terre
pourrait-il aimer l’homme blanc ? Partout où il l’a touché, il laisse une
plaie.

Une femme wintu2

Devenir paysan m’a pris trente ans. Adolescent, les travaux partagés avec une
famille d’agriculteurs normands avaient déclenché ma vocation : cultiver la
terre, vivre dehors, libre, sous la pluie et le soleil. Mais on m’avait alors
expliqué qu’étant parisien j’aurais bien du mal à devenir paysan… et ma soif
de découverte a fait le reste ! Marin était une belle alternative. À vingt et un
ans j’ai pris la mer pour tenter de comprendre ce vaste monde et y trouver ma
place. J’avais un voilier-école, Fleur de Lampaul, avec lequel nous avons
sillonné tous les océans du globe3. À bord, des équipages d’adolescents et des
scientifiques.
Les premières années, nous avons étudié les mammifères marins ; ce fut
l’occasion de moments magiques, d’improbables rencontres lorsque nous
croisions, dans leur élément, baleines, orques et dauphins. Lorsqu’un rorqual
ou un cachalot gros comme un autobus s’approchait des petits nageurs que
nous étions et se retournait sur le flanc pour nous contempler de son œil
impassible, il me semblait franchir une frontière invisible et retrouver un peu
de l’amitié entre Hommes et bêtes qui devait régner au paradis terrestre. Cette
symbiose était exactement ce que je recherchais. Mais on ne peut passer sa
vie sous l’eau…
Au bout de quelques années, j’ai réalisé que les humains n’étaient pas
moins intéressants que les mammifères marins. Nous sommes alors partis,
une quinzaine d’années durant, à la rencontre des peuples premiers :
Amérindiens, tribus d’Afrique, Aborigènes d’Australie, Papous du
Vanuatu… Nous avons partagé leur vie aussi intimement que possible, nous
mettant humblement à leur école. En leur compagnie, vêtus d’une djellaba
dans le Sahara, d’un kalimbe en Amazonie, d’un paréo aux îles Marquises ou
même, en Papouasie, d’un étui pénien (vêtement écologique par excellence,
son seul inconvénient étant de gratter un peu), nous découvrions de l’intérieur
comment ces peuples habitent des environnements aussi divers que les îles
coralliennes ou volcaniques, les forêts primaires, les déserts, les mangroves…
Quelles difficultés rencontrent-ils ? Quelles solutions ont-ils élaborées ?
Mes maîtres de nature
Nous avons reçu d’eux d’inoubliables leçons d’humanité et de sagesse. J’ai
eu de grands maîtres aux pieds nus : le roi Sylva de la tabanca de Bane Ijun,
dans l’archipel des Bijagos ; Mimi Siku, chasseur wayana de Guyane ; le
sahila Pedro Hakin, chez les Indiens cunas de l’archipel des San Blas…
Leurs enseignements sont à jamais profondément gravés dans mon cœur.
Vivre parmi eux était, au quotidien, une leçon d’écologie appliquée. Je me
souviens d’avoir marché dans la forêt amazonienne en compagnie d’enfants
kalina. Lorsqu’ils cueillaient une plante comestible d’un coup de machette,
tout naturellement, comme une évidence, ils en replantaient une bouture le
long de la piste. Les ethnologues se sont aperçus que les dernières tribus
nomades d’Amazonie ne voyageaient pas au hasard, mais suivaient des
itinéraires bien définis, de génération en génération, d’un point d’eau à
l’autre. À force de replanter noyaux et boutures des plantes utiles le long de
leurs pistes discrètes, ils ont aménagé des sortes de couloirs comestibles. Les
ressources sont disponibles en abondance, leur vie en est grandement facilitée
et ils ont plein de temps libre à partager ensemble. Existe-t-il une façon plus
douce de vivre en pleine harmonie avec la Terre4 ?
Je garde un souvenir ébloui de notre escale à Bali. Nous avons partagé le
quotidien d’une famille de paysans de la plus basse caste, celle des sudra.
Gadeh, Komong et leurs enfants habitaient une petite maison sans eau ni
électricité au milieu des rizières en terrasses, sur les flancs du volcan, dans un
paysage d’une beauté à couper le souffle. Gadeh et Komong étaient ouvriers
agricoles, ils avaient dû vendre leur rizière pour payer la crémation de la
grand-mère. Ils travaillaient à la journée pour les paysans plus fortunés des
alentours, pour un salaire de misère. Nous dormions par terre et faisions nos
besoins dans le canal d’irrigation. Pourtant, quel achèvement dans leur art de
vivre ! La musique et la danse étaient pratiquées quotidiennement par les
enfants. À la fin de la journée, toutes les familles descendaient prendre leur
bain dans la rivière qui coulait au creux de la vallée, les femmes d’un côté,
les hommes de l’autre se savonnaient nus au milieu de la plus belle salle de
bains du monde. Puis, on revêtait des habits propres, avant la prière, célébrée
par Komong pour la famille réunie devant une statue de pierre. Une fleur de
frangipanier à l’oreille, les cheveux de jais couverts d’un turban coloré, les
visages étaient sereins et lumineux. Le repas du soir, réalisé en totalité avec
les produits offerts par la nature environnante, était un sommet de
gastronomie et de raffinement.
La rencontre de la pensée des grands pionniers de l’écologie a été
également déterminante. La lecture de leurs ouvrages, lors des longues
traversées, fut enrichie de rencontres avec certains d’entre eux qui avaient
accepté de parrainer nos expéditions : René Dumont, l’agronome rebelle ;
Théodore Monod, le saharien humaniste ; Hubert Reeves, dont les ouvrages
nous ont fait considérer le cosmos d’un œil nouveau… Le cours sur les
étoiles donné par Hubert à l’équipage allongé sur le pont, sous la voûte
céleste, fut un grand moment de science et de poésie.
Une goutte d’eau sur une orange
Lorsque nous sommes enfants, nous croyons que la planète est immense.
Adultes, nombre d’entre nous gardent cette croyance, culturellement
renforcée par la difficulté de voyager jusqu’à une époque récente. Mais,
depuis les années 1960, les photos de la Terre vue depuis l’espace ont marqué
un tournant dans la perception collective de notre planète : c’est donc cela, la
Terre, ce tout petit jardin bleu perdu dans les étoiles ? Comme elle paraît
fragile, vue d’en haut ! Comme l’explique Hubert Reeves5, la présence de
formes de vie évoluées sur cette planète est un pur miracle, ou plutôt une
suite ininterrompue de miracles pendant des milliards d’années, tant étaient
ténues les chances de passer du chaos initial à l’organisation incroyablement
complexe que forme la biosphère.
Pour en avoir fait le tour sur notre lourd et lent voilier en bois, j’ai
physiquement réalisé à quel point la Terre est minuscule. Lorsque, trois
années après l’avoir quittée, nous avons vu apparaître sur l’horizon les côtes
de l’île d’Yeu, notre port d’attache, je pouvais à peine croire que le voyage
était déjà terminé. J’ai alors compris de l’intérieur pourquoi l’impact de
chacun de nos actes a de telles répercussions, pourquoi la biosphère
s’effondre si vite, après quelques décennies de “progrès” industriel débridé.
“Tu ne peux cueillir une fleur sans déranger une étoile”, écrivait le poète
Francis Thompson6.
La biosphère est extraordinairement réduite : l’épaisseur de la partie
vivante de notre planète va de quelques centimètres à quelques mètres sous
nos pieds7, et jusqu’à quelques kilomètres au-dessus de nos têtes, car des
insectes et des semences sont emportés en haute altitude par les vents forts –
certaines bactéries sont même équipées pour y faire de longs séjours, s’y
reproduire et accessoirement servir de noyaux de condensation pour les
gouttes de pluie, ce qui leur permet de redescendre ! Pourtant, nous
percevons la biosphère comme bien plus grande qu’elle ne l’est. Cela
s’explique par le fait que, de notre naissance à notre mort, nous sommes
immergés au cœur de cette mince pellicule de vie. Il convient d’intégrer à
notre conscience l’extrême rareté du vivant ; les scientifiques nous
apprennent que l’on peut comparer la biosphère, en proportion, à la pellicule
laissée par une seule goutte d’eau étalée à la surface d’une orange !
Au fil des ans, je suis devenu totalement amoureux de ce petit monde :
nous avons l’honneur d’habiter la seule planète vivante connue au milieu du
désert cosmique. Jardiner cette planète est un immense privilège et une non
moins grande responsabilité.
L’asphyxie de la planète
Durant ces années de voyage, nous sommes souvent repassés par les mêmes
escales et avons pu constater la dégradation rapide des écosystèmes.
Désertification, mise à sac des forêts primaires, des mangroves, disparition
des récifs coralliens, montée des océans, croissance effrénée des
mégalopoles : nous avons été témoins de l’asphyxie de la biosphère.
Passionné de plongée, j’ai aimé filmer le corail. Mais, durant le tour du
monde, nous avons en vain cherché des récifs intacts, même autour des îles
reculées du Pacifique et de l’océan Indien, aux Marquises, aux Tuamotu, aux
Maldives… Presque partout les récifs sont victimes du réchauffement des
océans. Je n’ai jamais retrouvé la luxuriance des massifs de coraux observés
lors de mes premières navigations. Si mes enfants font un jour le même
voyage, il ne leur restera que les miettes de la flamboyance passée.
Aux Maldives, le président de la République nous a lancé un appel :
unissons tous nos efforts pour enrayer le réchauffement climatique. Les atolls
de l’archipel ressentent déjà les effets dramatiques de la montée des océans.
Ces îles de rêve, d’une hauteur moyenne de 90 centimètres au-dessus du
niveau de l’océan, sont condamnées à disparaître, tout au moins à devenir
inhabitables. Nos compagnons pêcheurs de l’atoll de Fehendoo
s’interrogeaient déjà sur le choix du pays vers lequel migrer…
L’être humain est devenu, en un siècle à peine, un facteur marquant
l’évolution de la planète aussi puissamment que les facteurs géologiques, à
tel point que certains penseurs8 ont baptisé “Anthropocène” les temps que
nous vivons.
Ces prises de conscience successives n’étaient pas faites pour nous
remonter le moral… Lorsque l’on regarde l’état du monde, il y a de quoi être
pessimiste. Les guerres du XXe siècle ont fait plus de morts que toutes les
guerres précédentes cumulées ; davantage de personnes meurent de faim au
début du XXIe siècle qu’au Moyen Âge… Je vivais ces voyages avec la gorge
de plus en plus serrée…
Mais, un jour, une phrase extraite du testament de l’abbé Pierre a fait
mouche ; au soir de sa vie, ce grand homme conseillait de cesser de nous
lamenter : “Notre vieux monde agonise, certes, mais un nouveau monde est
en train de naître.” Ces quelques mots ont radicalement modifié ma
perception. J’ai alors fait le choix de mettre toute mon énergie dans la
construction du monde à venir. Je me sens depuis beaucoup plus léger et
joyeux ! Voilà pourquoi ce livre met délibérément l’accent sur des
propositions concrètes plutôt que sur la dénonciation.
En quête de cohérence
En deux décennies de navigation, nous avons partagé la vie d’innombrables
familles et communautés. Les peuples premiers nous ont ouvert les portes de
leurs cases, de leurs huttes, de leurs tentes, sans jamais un mouvement de
rejet. J’aurais voulu vivre, toute ma vie, dans une telle cohérence. J’ai hésité à
fonder une famille chez les Amérindiens. Mais ces univers découverts au gré
des escales n’étaient pas le mien. Moi aussi j’avais une culture, des racines, je
ne pouvais les renier. Pourtant, en 2001, à la vente de mon cher bateau, je me
suis senti partir à la dérive : comment rester fidèle à ce que j’avais reçu de
mes maîtres aux pieds nus et trouver ma voie dans ce monde occidental si
souvent matérialiste et prédateur ? Les grands espaces, la douceur des
communautés tribales me manquaient.
Devenir paysan fut, pour moi, la réponse. Elle ne s’est pas imposée comme
une évidence, mais a pris corps peu à peu, au fil des ans. Il m’a fallu du
temps pour m’autoriser à vivre ce rêve d’adolescence. À l’heure où j’écris ces
lignes, malgré toutes les difficultés de ce chemin, je me sens enfin en accord
profond avec moi-même, à ma juste place. Comme Pupoli. Créer notre ferme
fut une aventure plus passionnante encore que de faire le tour du monde en
voilier. La ferme, du reste, m’apparaît souvent comme un bateau : maîtres à
bord de notre petit univers, le nez en l’air pour guetter la course des nuages,
nous posons, jour après jour, de libres choix et en assumons les
conséquences. Le paysan, comme le marin, est un homme libre.
Bien souvent, après une intense journée de travail, je repars en rêve visiter
ces tribus chez lesquelles est restée une partie de mon cœur. Je réalise à quel
point ces années autour du monde, ces partages avec les peuples racines
m’ont déconditionné, déformaté de la pensée dominante en Occident et
ouvert à d’autres paradigmes. J’ai besoin de croiser les connaissances
acquises par l’expérimentation, les lectures, les échanges avec les agronomes
et naturalistes qui viennent visiter la ferme, avec les enseignements tirés de
ces années de navigation. Je suis pétri de ces moments partagés avec les
communautés tribales, de ces immersions au cœur d’écosystèmes inviolés.

1 Paul Virilio, L’Insécurité du territoire, Stock, 1976.


2 Cité dans T. C. McLuhan, Pieds nus sur la terre sacrée, Denoël, 1974, p. 8.
3 Les aventures de Fleur de Lampaul ont été racontées sous la forme d’une quinzaine de livres publiés
par Gallimard Jeunesse et d’une centaine de documentaires télévisés. Les reportages sur le tour du
monde peuvent être visionnés sur Internet ou téléchargés, sous le titre Les Escales de Fleur de Lampaul.
4 Lorsque nous nous sommes installés à la ferme, j’ai écrit un roman faisant la synthèse de ce que
m’ont appris les peuples amérindiens : La Femme feuille, paru chez Albin Michel en 2007.
5 Hubert Reeves, Compagnons de voyage, Éditions du Seuil, coll. “Points”, 2e éd., 1998.
6 Francis Thompson, “The Mistress of Vision”, New Poems, Copeland and Day, 1897.
7 Il est toutefois fascinant d’observer que les forages les plus profonds dans la roche mettent en
évidence la présence de bactéries, d’après le biologiste Gauthier Chapelle (communication
personnelle).
8 Comme Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie.
III
DU RÊVE À LA RÉALITÉ
La Ferme du Bec Hellouin, à ses débuts, est une aventure familiale, le
projet d’autosuffisance de deux néoruraux idéalistes et naïfs !

Enfant je savais donner ; j’ai perdu cette grâce en devenant civilisé. Je


menais une existence naturelle, alors qu’aujourd’hui je vis de l’artificiel.
Le moindre joli caillou avait de la valeur à mes yeux, chaque arbre était
un objet de respect.
CHIYESA1

Une chaumière, une rivière, 6 500 mètres carrés de terre normande et des
rêves plein la tête !
Notre premier printemps à la ferme est émaillé de petits miracles.
Février 2004, depuis un mois nous habitons la chaumière, y passant une
semaine sur deux, l’autre en région parisienne. Un soir, au crépuscule, nous
arrivons de Meudon et Lila, sept ans, ma fille aînée, se précipite dans le pré,
puis revient en hâte : “Papa, il y a une petite tête ! Il y a trois moutons !”
Effectivement, un agneau est né de l’une des brebis d’Ouessant achetée le
week-end précédent. Un tout petit agneau noir qui tremblote sur ses grandes
guiboles, avec une tache blanche entre les oreilles.
Mars. Ce jour-là c’est Rose, quatre ans, qui débarque en criant : “Des
poussins ! Il y a des poussins dans le poulailler !” Tout surpris, nous
découvrons une poule qui tente de rassembler sous ses ailes une dizaine de
petites boules de plumes indisciplinées. Nous ne l’avions pas vue couver,
cachée qu’elle était dans un coin obscur du poulailler !
Mai. Dans la brise tiède du soir, les pommiers saupoudrent l’herbe de
millions de pétales d’un blanc rosé délicat. L’eau du Bec, qui reflète les
premières étoiles, en emporte aussi vers la mer.
Juin. Grimpés dans un cerisier, nous remplissons des paniers de cerises
juteuses, retrouvant, le nez dans les branches, la peau contre l’écorce, des
plaisirs de gosse.
“Épouvantablement fleur bleue, ton histoire ! On dirait La Petite Maison
dans la prairie”, me souffle Perrine. J’en conviens, et pourtant ces petits riens
sont autant de bouffées d’oxygène ! Des bonheurs éphémères offerts jour
après jour. La chaumière normande est le lieu de notre renaissance. Le port
après la tempête.
Après ces vingt-deux années passées à naviguer, j’avais donc vendu mon
bateau et tourné le dos à la mer. Une page s’était tournée, un grand bout de
ma vie. S’en était suivi un divorce, une garde partagée, trois années à Paris
avec le sentiment d’être un poisson hors de l’eau, et voilà que prenait corps
ce rêve d’une ferme auquel je m’accrochais comme à une bouée de
sauvetage. Il nous tirait en avant, mes filles et moi. Au Bec Hellouin, village
que j’aimais depuis l’enfance, à quelques pas d’une antique abbaye, une
chaumière vétuste fut achetée, restaurée. Très vite arrivent les brebis et les
poules ! Des poneys, des chèvres, des lapins puis un cochon viennent tenir
compagnie aux moutons ; des oies, canards, pintades et dindons renforcent la
basse-cour. La chaumière n’est pas une “vraie” ferme pour autant. Tout juste
un fantasme de néorural (pour preuve, chaque animal a un nom et nous ne les
mangeons pas !). On dirait la maison de Sylvain et Sylvette, ou Caroline à la
ferme. La chaumière est le lieu où nous allons laisser pousser nos racines et
tenter d’être heureux ensemble.
Mais le plus beau des miracles de cette année 2004, c’est Perrine. Elle est
là lorsque nous dormons pour la première fois sous le toit de chaume. Elle est
là chaque jour, depuis, la fermière de ma vie.
Des gratte-ciel de Tokyo aux rives du Bec
Rien, absolument rien ne prédestinait Perrine à devenir paysanne – si ce
n’est, peut-être, un vieil atavisme familial, car ses racines sont italiennes et
terriennes. Ses grands-parents étaient venus chercher meilleure fortune à
Arras entre les deux guerres, et c’est là qu’elle est née et a grandi. Sa passion
d’alors n’était certes pas la nature – toute petite, toucher la terre la dégoûtait
tellement qu’elle refusait de s’asseoir dans l’herbe lors des pique-niques
dominicaux. “Pourtant, se souvient Perrine, lors de nos vacances dans le
village de montagne familial en Italie, je passais des heures dans la forêt avec
mon chien, escaladant, faisant des barrages dans le ruisseau et m’imaginant
plein d’aventures. Ces bois étaient ma « forêt amazonienne » à moi. Voilà
pourquoi, à l’image d’Idéfix, j’ai du mal à voir les arbres abattus (je suis
même presque incapable de les tailler), car ils étaient mes compagnons de
jeux.”
La grande affaire de sa jeunesse fut le sport. Inscrite dès six ans au club de
basket local, Perrine ne lâcha plus le ballon rond jusqu’à son installation au
Bec Hellouin ! Elle réussit à concilier une scolarité et des études de droit
brillantes avec les entraînements du soir, les matchs du week-end : le sport a
toujours été pour elle un moyen d’intégration, jusqu’au Japon. Perrine est une
nature entière, elle s’engage à fond dans ce qu’elle entreprend et peut
déplacer des montagnes. Son exigence est sans concession. Ses copines
l’appelaient Zorotte car elle rêvait de sauver le monde – je puis attester que ce
rêve ne l’a pas quittée !
Son DEA de droit et économie du développement en poche, Perrine
s’envole pour le Japon et tombe sous le charme de ce pays. Elle y travaille
trois ans et demi dans un cabinet d’avocats, tout en étant bénévole au Haut
commissariat des Nations unies pour les réfugiés, puis gère le service
juridique d’une multinationale en Chine. Cette rencontre avec l’Extrême-
Orient l’a profondément marquée. La trentaine approchant, ayant découvert
la méditation, l’art du massage, une manière d’envisager l’existence bien
différente de la nôtre, Perrine en vint à se demander s’il y avait du sens à
travailler jour et nuit pour faire gagner des millions de dollars à une
multinationale. Elle quitta son job et retourna en France, cherchant vers quoi
elle pourrait orienter sa vie.
Nous nous sommes alors rencontrés, tellement différents l’un de l’autre.
J’avais quinze ans de plus qu’elle (cela n’a pas changé) et deux enfants, elle
était libre comme l’air et avide de contribuer à changer la société. Je
débarquais de mon bateau, elle de ses gratte-ciel. Je voulais m’enraciner, son
rêve était de repartir à l’étranger. Perrine était brillante, à l’aise comme un
poisson dans l’eau dans la modernité, moi je cherchais à vivre comme les
Indiens. J’étais un fou de nature, elle mettait des gants en plastique pour
jardiner… Mais nous avons en commun d’être tous deux des rêveurs
pragmatiques. Allez savoir pourquoi, nous ne nous sommes plus quittés !
En route vers l’autonomie
Perrine se trouve bien dans la chaumière du Bec Hellouin. Elle est comme
naturellement accordée à cette existence si neuve pour elle, entourée
d’animaux qu’elle adore. Nous poursuivons ensemble des études pour
devenir psychothérapeutes. Un an après notre rencontre, nous nous marions.
Pour notre voyage de noces, nous partons camper sur une île presque
déserte – Perrine n’avait jamais dormi à la belle étoile !
Nous travaillons tous deux avec ardeur pendant les trois années suivantes à
aménager notre bout de vallée pour en faire un lieu d’autonomie, capable de
nous nourrir ainsi que nos enfants avec des produits sains. Nous plantons des
arbres fruitiers en grand nombre, créons le premier potager. Dès la première
année le jardin déborde de légumes et nous sommes fiers d’en offrir de pleins
cageots à nos amis. “Pas mal pour un marin !” jette un jour le père Autin,
vieux paysan doté d’une forte personnalité qui habite une ferme juste à côté.
Du haut de ses quatre-vingts ans, c’est la mémoire de la vallée.
Un voisin nous cède une parcelle de 1,2 hectare située de l’autre côté de la
rivière du Bec. Nous construisons un pont pour relier les deux rives. Le
ruisseau joue un grand rôle dans notre ferme, nous le traversons des dizaines
de fois par jour, avec à chaque fois un regard admiratif pour les truites qui
nagent dans l’eau limpide. Le Bec est en fait un canal creusé vers 1450 pour
apporter l’eau à l’abbaye toute proche. Bec voulait dire “rivière” en viking,
tandis que Hellouin dérive du nom du chevalier Herluin, qui fonda l’abbaye
en 1034. Le Bec est bordé de pierres de taille et ponctué, sur 3 kilomètres, de
sept moulins à eau. La vallée du Bec est aujourd’hui doublement classée :
nous sommes dans le périmètre de l’abbaye, monument historique, ainsi
qu’en zone Natura 2000.
Nous renaturons les rives et créons une plage où nous nous baignons en
compagnie des truites et des oies. Dans le nouvel herbage, des mares sont
creusées, vite peuplées de plantes aquatiques et de grenouilles.
Nous apprenons à faire le pain, puis construisons un four à l’ancienne, en
pierre et torchis. Un chantier passionnant à mener. Construire le four, pétrir la
pâte, allumer le feu, enfourner les pâtons : autant de gestes qui ont un goût
d’essentiel. Durant la cuisson, l’odeur du pain chaud se répand dans tout le
pré-verger.
Le père Autin nous vend son pressoir : “Il est comme neuf, il date de
1948 !” Nous le restaurons puis, l’automne venu, lorsque les pommiers se
chargent de milliers de perles jaunes ou rouges, nous apprenons à brasser le
cidre. Les enfants lavent les pommes, nous les broyons puis remplissons le
pressoir. Lorsqu’il est plein, quelques tours de cliquet et le jus se met à
couler, sirupeux, couleur d’ambre.
Quelques mois plus tard, dans la fraîcheur de la cave, nous mettons notre
premier cidre en bouteilles. Rose, assise au cul de la barrique, remplit les
bouteilles. Lila enfonce le bouchon à l’aide d’un outil bien grand pour elle.
Perrine et moi posons les muselets. Il faut attendre un peu que le cidre
“prenne sa mousse” avant de le déguster.
Il faudrait parler aussi des confitures, des sirops, des récoltes de plantes
médicinales, des tisanes… Tout ne marche pas du premier coup, il y a des
ratés, les essais de culture de céréales notamment sont peu concluants. Mais,
au fil des mois et des années, nous découvrons l’immense satisfaction qu’il y
a à se nourrir presque entièrement de ses productions. Lorsque l’on a goûté à
ces saveurs incomparables, à la fraîcheur des légumes cuisinés à peine
récoltés, on est définitivement perdu pour les supermarchés !
Le cheval de trait
Tous ces essais donnent envie d’aller plus loin. Nous achetons Lou, un
magnifique cob normand, l’une des neuf races françaises de chevaux de trait.
Je suis des formations d’attelage. Bientôt nous faisons les foins dans notre
nouvel herbage. Lorsque l’herbe a bien séché, à l’aide de notre carriole, Lila
et moi rentrons les foins à la ferme jusqu’à la tombée de la nuit. L’une des
joies de ces travaux est qu’ils peuvent souvent être réalisés en compagnie de
nos enfants. Leur fierté est grande de pouvoir accomplir un travail utile, dans
une complicité partagée avec l’adulte.
Travailler avec le cheval est source de bien des joies, de quelques coups de
stress aussi. Au bout de deux années nous choisissons un petit cheval de
Mérens, Winick, plus adapté à notre activité, qui sera un fidèle compagnon de
travail jusqu’à aujourd’hui.
Il faut construire un abri pour les animaux. Nous avons pu
acquérir 12 hectares de bois et un terrain de 2 hectares en friche au-dessus de
l’abbaye. Les moines et les religieuses qui entourent la ferme nous ont vendu
une partie de ces terres. Elles sont séparées de la ferme par un kilomètre de
route environ. Nous montons avec le cheval, abattons des pins sylvestres,
redescendons la carriole pleine. Puis il faut écorcer les troncs avant de monter
l’abri en bois rond.
Le ventre de Perrine s’arrondit. Jusqu’à la veille de son accouchement, elle
écorce ses deux troncs par jour. J’admire son courage indomptable. Perrine
investit dans la ferme la formidable énergie qu’elle déployait sur les terrains
de basket. En septembre 2005 naît notre fille Shanti, suivie en 2007 de
Fénoua. Quatre filles dans la chaumière ! La construction de la ferme avance
de front avec celle de notre famille recomposée.
John Seymour, le chantre de l’autosuffisance
Notre maître, pour guider notre retour à la terre, est John Seymour. Son livre
culte Self-Sufficiency2 est en permanence sur notre table de nuit. John
Seymour eut une vie peu banale. Dans sa jeunesse, entre les deux guerres
mondiales, il a connu la vie traditionnelle des campagnes anglaises, appris la
vie de paysan et découvert nombre de métiers artisanaux aujourd’hui
disparus. La passion de Seymour pour la vie rurale l’a mené à enquêter en
Angleterre, en Europe puis dans le monde entier pour recueillir la mémoire
des gens de la terre. Il a mis ces savoirs paysans en pratique dans ses fermes
successives, vivant en autarcie jusqu’à plus de quatre-vingt-dix ans. Seymour
était une encyclopédie vivante, la mémoire d’une époque révolue. Il s’est
attaché sa vie durant à perpétuer des savoirs simples, efficaces, qui rendaient
la vie belle et autonome et constituaient autant de liens tissés entre l’Homme
et la nature.
Au fil des ans John est devenu comme un ami. Nous nous sommes inspirés
de ses ouvrages merveilleusement illustrés pour créer nos clôtures, nos
barrières et mille autres détails qui “sonnent juste” et font que la ferme a l’air
d’être là depuis toujours. Self-Sufficiency enseigne l’essentiel de ce qu’il faut
savoir pour vivre de manière frugale et libre à la campagne.
Autrefois nombre de fermes possédaient une forge et une enclume. Nous
nous essayons à la forge, avant d’en construire une belle quelques années
plus tard. Chauffer le métal puis lui donner forme est un art difficile mais
profondément fascinant. Je réalise une fagoteuse et un support pour arbre de
Noël absolument inusable.
Une cuisinière à bois vient remplacer le chauffage au fioul. En hiver nous
montons avec le cheval abattre les arbres pour “faire notre bois”. Vingt stères
nous permettent de chauffer la maison et de cuisiner. Certes, lorsque arrivent
les grands froids, il ne fait pas toujours chaud dans la chaumière mal isolée.
Le premier levé ranime le feu bien avant l’aube. Entretenir en permanence le
feu, faire mijoter la soupe qui embaume sur le poêle sont des satisfactions qui
compensent allègrement les inconvénients de ce chauffage écologique. Nous
n’en changerions pour rien au monde.
La ferme tient ses promesses : nous revivons. Ces années bien remplies
sont exaltantes. Moi qui suis né au cœur de Paris, il me semble que chaque
fibre de mon être est paysanne : j’ai ce métier dans la peau. La cinquantaine
approchant, l’envie grandit de réaliser pleinement ce rêve de jeunesse : vivre
de la terre.
Et puis Perrine et moi cherchons un sens à nos existences. Nous ressentons
une insatisfaction à vivre tranquilles dans notre petit paradis alors qu’autour
de nous la planète s’enfonce dans une crise écologique et sociale sans
précédent. Perrine écrit son premier livre : La Relaxation en famille3 et
enseigne la relaxation dans les écoles primaires des villages environnants.
Mais nous sommes tous deux en quête d’un engagement plus radical.

1 Cité dans T. C. McLuhan, op. cit.


2 John Seymour, The New Complete Book of Self-Sufficiency, Dorling Kindersley Book, 3e éd., 2003,
traduit en français sous le titre Revivre à la campagne, De Borée, coll. “Vie quotidienne”, 2007.
3 Perrine Hervé-Gruyer, La Relaxation en famille, Presses de la Renaissance, 2008.
IV
AMAZONIE
Les Amérindiens nous ont appris qu’entourer nos habitats d’un cocon de
nature féconde développe un profond sentiment d’autonomie et de
sécurité.

Soleil, cœur du ciel, tu dois, comme une mère, nous donner ta chaleur, ta
lumière, sur nos animaux, sur notre maïs, nos haricots, sur nos herbes,
pour qu’elles poussent, pour que nous, tes enfants, puissions manger.

RIGOBERTA MENCHÚ1

Pour moi, l’éthique n’est pas autre chose que le respect de la vie.

ALBERT SCHWEITZER2

Yoïwet s’étire dans son hamac. Sa femme, Mikilu, est déjà occupée à attiser
le feu. Le ciel pâlit au-dessus du Litany. Pupoli, Pita, Kuku, leurs enfants,
quittent tour à tour leur hamac et descendent se laver dans le fleuve. Dans
l’aube naissante, des silhouettes brunes s’immergent ; certains, accroupis,
font leurs besoins, tandis que d’autres se savonnent sur les roches lisses. Les
hommes cachent leur sexe entre les jambes comme le veut la pudeur wayana.
Nous nous retrouvons autour du feu. “Rien à manger ce matin !” lâche
Yoïwet. Assis sur son kololo, petit banc sculpté en forme de tapir, il sourit en
regardant le ciel orange, une tasse d’eau chaude à la main. Rien à manger ?
La case de Yoïwet et sa famille ne contient que des hamacs, des bassines, des
habits posés sur des ficelles, plus quelques outils indispensables… Mais pas
la moindre denrée alimentaire ! En Guyane, le climat tropical ne permet pas
de conserver la nourriture. Et le stock de denrées des Blancs, riz, sucre, café,
est épuisé.
Se réveiller le matin avec rien, strictement rien pour nourrir leurs trois
enfants ne provoque pas l’ombre d’une inquiétude chez Yoïwet et Mikilu.
Pupoli et ses deux petites sœurs se dirigent vers le fleuve, une ligne à la main.
Yoïwet saisit lui aussi son matériel de pêche, son arc et ses flèches, et nous
poussons sa pirogue à l’eau. Mikilu charge son katouri, élégante vannerie en
forme de sac à dos, et part chercher du manioc dans son jardin clairière.
À dix heures, la marmite fume. Les enfants ont pêché à la main des yayas,
curieux poissons recouverts d’une épaisse carapace. Yoïwet a pour sa part
fléché un aymara, magnifique poisson de 60 centimètres de long. Mikilu râpe
le manioc pour en faire une grande galette. Elle a aussi rapporté du koumou,
lourde grappe de fruits violets cueillie d’un coup de machette sur un palmier.
Les Wayanas en font une boisson rafraîchissante.
Je ne peux m’empêcher de comparer cette matinée paisible avec la même
situation se déroulant chez nous. Comment réagirions-nous si nous nous
réveillions un matin sans rien à manger et sans argent ? Pour la quasi-totalité
d’entre nous, cette situation ne se présentera jamais, pas un seul jour de notre
vie. Pourtant, la peur de manquer nous comprime souvent le ventre.
Ressources locales et compétences individuelles
D’où vient l’inébranlable sérénité des Wayanas ? cette absence d’angoisse du
lendemain ? Du fait que la nature environnante leur donne potentiellement
tout ce dont ils ont besoin pour vivre bien, jour après jour. Ils sont entourés
d’une nature fertile et ont les compétences nécessaires pour en tirer leurs
ressources. Ces deux éléments sont également importants : la disponibilité
des ressources, d’une part, et la capacité d’en tirer profit, d’autre part. Cela
explique pourquoi les Amérindiens perçoivent la forêt amazonienne comme
une mère féconde et généreuse, et pourquoi nous, les Blancs, la décrivons
souvent comme une jungle hostile, l’enfer vert : nous sommes incompétents
pour vivre de cet environnement si différent du nôtre !
Chez les Wayanas, quasiment rien ne s’achète, hormis les produits
apportés par les Blancs qui leur sont devenus nécessaires (outils métalliques,
armes, vêtements). Comme les autres peuples premiers, les Amérindiens
savent tirer parti des ressources biologiques – bois, plantes, fibres, os et
plumes, terre – pour fabriquer leurs objets usuels : cases, pirogues, petit
mobilier, hamacs, arcs et flèches, vanneries, poteries, objets rituels… Ces
objets ont tous en commun d’être parfaitement adaptés à leur usage, légers et
solides, biodégradables et non toxiques, tout en étant habilement décorés.
L’art se conjugue à l’utile jusque dans le plus humble des outils.
Voici quelques points essentiels qui différencient nos sociétés modernes et
les peuples traditionnels :
– Les ressources en nourriture, matériaux et énergie sont généralement
abondantes dans l’environnement immédiat des communautés tribales.
– Ces ressources appartiennent collectivement à la communauté et sont
gratuites.
– Chaque individu (ou chaque communauté) possède l’ensemble des
savoir-faire qui lui permettent de satisfaire à ses besoins essentiels grâce aux
ressources naturelles. L’argent n’est donc pas nécessaire, les échanges se
fondent sur le don ou la réciprocité.
– Les objets usuels sont fonctionnels et beaux, et l’artisan tire du plaisir à
leur fabrication.
Tout cela procure un profond sentiment de sécurité. Les peuples premiers
ont peu d’objets, réellement très peu comparés à nous, mais rien ne leur
manque de ce qui leur est nécessaire pour assurer leurs besoins vitaux :
habitat, alimentation, vêtements, outillage… Comme la couverture de ces
besoins est généralement aisée, ils ne “travaillent” qu’un petit nombre
d’heures chaque jour, cinq heures en moyenne pour les Wayanas (tout
comme nos ancêtres préhistoriques, semble-t-il). Il convient du reste de
relativiser la notion de travail : celui-ci n’a pas le caractère contraignant qu’il
revêt chez nous. Chasser, pêcher, cultiver le manioc, fabriquer des outils sont
des activités appréciées. Il leur reste quantité de temps libre pour entretenir
des relations sociales, célébrer leurs fêtes et leurs rites. La vie s’écoule à un
rythme très paisible. Lorsque la nuit tombe sur Antecume Pata, les kololo
sont tirés autour des feux, les hommes racontent leurs parties de chasse, leurs
amours, parlent des esprits. Les paroles sont coupées de longues plages de
silence. La sérénité est palpable sous le ciel étoilé. Puis vient le sommeil dans
les doux hamacs de coton tissés par les femmes : couples enlacés à l’abri de
la moustiquaire, le dernier-né blotti peau contre peau entre ses parents…
À la même heure, dans les foyers d’Occident, c’est généralement le journal
télévisé ou les pubs. Le silence n’a pas la cote : tout va toujours plus vite,
nous sommes poussés à vivre de manière stroboscopique, sous forme de
flashs, de spots, d’e-mails, de clips, de SMS, le tout nourri aux combustibles
fossiles et à l’énergie nucléaire… Intensité maximale, décharges
d’adrénaline, stress qui monte, l’épuisement gagne… Notre monde intérieur
semble s’émietter, un vide se creuse, qu’il faut oublier, trop douloureux. La
pub, le marketing sont là pour relancer les désirs et la consommation.
Pourtant la croissance économique s’enraye, nous cherchons l’issue de
secours…
Mon caddie a fait cinq fois le tour du monde !
Nos sociétés modernes ont fait croître nos besoins de manière exponentielle,
tout en éloignant de nous les lieux de production des biens qui nous sont
nécessaires. La production de la nourriture, des vêtements, des objets est
devenue mondialisée. Les articles qui remplissent le caddie d’une ménagère
européenne ont parcouru plus de 200 000 kilomètres en moyenne. Nous ne
savons pas d’où vient ce que nous utilisons, et encore moins fabriquer nous-
mêmes nos objets usuels. Ces objets ne sont plus le fruit de la main de
l’Homme, ils sont devenus industriels, anonymes, jetables, polluants.
Dans notre société marchande, presque tout s’achète, l’argent est devenu
une absolue nécessité. Nous payons pour naître et pour mourir, pour respirer
de l’air pur, boire et manger, pour nous déplacer et dormir, pour socialiser,
éventuellement rencontrer un partenaire amoureux… Alors même que nos
sociétés connaissent un niveau d’opulence jamais atteint dans les époques
antérieures, nous vivons insécurisés, oppressés. L’angoisse du chômage est
latente, car perdre son salaire signifie répondre avec beaucoup plus de
difficultés à nos besoins vitaux et à ceux de nos proches. Le chômage est une
forme de mort sociale. Les médias ne parlent que de crise, et la crise, de fait,
est profonde. Notre société dite avancée n’a pas su contenir cette vieille
terreur atavique : la peur de mourir de privations.
Que faire ? En comparant le mode de vie des ethnies rencontrées tout
autour du monde et celui qui est le nôtre en Europe et dans l’ensemble des
pays “développés”, je ne puis que constater que notre bien-être et notre
sentiment de sécurité intérieure grandissent lorsque :
– l’origine des biens qui nous sont nécessaires est aussi locale que
possible ;
– notre niveau d’autonomie progresse ;
– nos compétences et notre habileté à satisfaire nous-mêmes une part
croissante de nos besoins vitaux augmentent.
Ces constats laissent entrevoir des solutions, directement adaptées de
l’observation des communautés tribales (mode de vie qui a été le nôtre
jusqu’à une époque très récente, ne l’oublions pas !). Nous pouvons :
– nous entourer d’espaces intensément renaturés, produisant l’essentiel de
ce dont nous avons besoin pour vivre ;
– acquérir les compétences qui nous permettront de transformer nous-
mêmes ces ressources. Cela nous donnera le moyen de satisfaire une part
croissante de nos besoins gratuitement, réduisant donc notre dépendance vis-
à-vis de l’extérieur, avec en prime la satisfaction de réaliser des objets qui
peuvent être à la fois fonctionnels, adaptés à notre usage et personnalisés.
Le chemin du bien-être
S’entourer d’un cocon de nature vivante, acquérir des savoir-faire, gagner en
autonomie, jouir d’une abondance de temps libre à partager avec sa famille et
sa communauté : voilà ce qui augmente notre niveau de bien-être, bien mieux
qu’un compte en banque à huit chiffres.
Yoïwet, mon yepe baboune, m’enseigne, sans le savoir, le chemin du
bonheur. Le repas achevé, il m’entraîne au bord du fleuve pour ma leçon
quotidienne de flûte. Il a fabriqué lui-même, dans un os de cariacou, le petit
instrument dont il tire des sons mélodieux. Cette flûte est aujourd’hui posée
sur la table où j’écris. Je n’ai jamais réussi à en jouer harmonieusement. J’ai
grand mal aussi à mettre réellement en pratique les enseignements de mes
maîtres aux pieds nus. Je dois constamment lutter contre mes appétits
consuméristes ! Je suis plus un enfant de l’Occident que de l’Amazonie…
Comme j’aimerais, pourtant, réaliser la synthèse de ces deux mondes !
Oui, notre ferme est une tentative pour vivre de l’esprit des Indiens, dans la
société qui est la nôtre, la France du XXIe siècle. Perrine et moi mettons
progressivement en pratique un programme de vie qui vise à nous rendre
autonomes, sans nous couper de notre culture, que nous aimons. Ses
incohérences nous traversent, comme une faille. Nous faisons souvent le
grand écart…
Pourtant, peu à peu, nous constatons que nos efforts portent leurs fruits. En
transformant l’espace qui nous entoure en une bulle de nature de plus en plus
intensément vivante, nous nous sentons nourris et protégés comme par une
matrice, comme un bébé dans le ventre de sa mère. Les jardins, les arbres qui
nous entourent en cercles concentriques forment une sorte de placenta
généreux.
Parfois, le soir, lorsque la vallée s’enflamme de la lumière chaude du
couchant, je perçois, dans chaque cellule, ce qu’exprimait Yoïwet lorsqu’il
parlait de la Terre mère. J’entends battre son cœur, pulser le sang dans ses
veines. Son souffle-vent effleure ma peau, sa pluie-caresse me purifie, son
soleil-énergie nous anime, nous, les plantes, les bêtes et les paysans qui
partageons cette vallée.
1 Cité dans Moi, Rigoberta Menchú, propos recueillis par Élisabeth Burgos, Gallimard, 1983, p. 95
(rééd. 1999).
2 Albert Schweitzer, À l’orée de la forêt vierge, Albin Michel, 1995 (1re éd. 1929).
V
NOUS SOMMES
CE QUE NOUS MANGEONS
Se nourrir est un acte essentiel. Cultiver soi-même sa nourriture est un
engagement fort pour la planète et un cadeau que l’on se fait.

Le corps est un temple sacré qui a besoin d’être aimé avec passion,
douceur, tendresse. Si vous pouvez dire que vous aimez votre corps
éperdument, alors vous pouvez être vrai quand vous dites : “Aimez votre
prochain comme vous-même.” Car aimer son corps, c’est aimer la Terre.
Détruire son corps, c’est détruire la Terre. Rendre son corps beau, c’est
embellir la Terre.

DON MARCELLINO, guérisseur amérindien1.

Implanté juste devant la chaumière, le potager descend en pente douce vers la


rivière. Moins d’un mètre sépare la porte de la cuisine de la plate-bande
d’herbes aromatiques. Nous cohabitons des mois durant avec les fruits et
légumes qui nous nourrissent avant de les consommer. Croyez-moi, cela
change complètement notre rapport à la nourriture.
Prenez le cerisier évoqué au début de ce livre. Il pousse, le tronc gros
comme un homme, juste devant nos fenêtres. En avril il nous éblouit d’une
floraison immaculée, une dizaine de jours durant. Ensuite nous guettons la
mise à fruits, en espérant qu’une gelée tardive ne vienne pas gâter la récolte.
Les cerises se forment, grossissent, commencent à prendre leur couleur. Les
oiseaux s’en donnent à cœur joie, heureusement plutôt dans les branches du
haut, hors de notre portée. Puis vient, comme dans la chanson, le temps des
cerises enfin mûres. L’arbre généreux nous en offre bien plus que nous n’en
pouvons consommer ; cerises fraîches et clafoutis se succèdent à table
pendant deux pleines semaines. Nous dénoyautons les cerises survivantes
pour en faire des sirops, des confitures, et plongeons les dernières dans l’eau-
de-vie… Toutes ces petites choses de rien du tout donnent une bonne saveur
à la vie et n’ont vraiment rien à voir avec le fait d’acheter un kilo de cerises
anonymes chez Leclerc ! Notre arbre, lui, nous a procuré du plaisir plusieurs
mois durant. Un plaisir esthétique et gustatif, gratuit, chaque année
renouvelé. Je vous souhaite à tous d’avoir un cerisier dans votre vie !
Pour faire durer le plaisir, en quelques années nous avons planté plusieurs
dizaines de variétés de cerisiers différents, des plus précoces aux plus
tardives, produisant une grande diversité de fruits aux couleurs et saveurs
uniques… Nous avons fait de même pour les pruniers, les poiriers, les
pêchers, les pommiers, les abricotiers, les figuiers, les nashis : pas moins de
cinq cents variétés de fruitiers peuplent aujourd’hui les vergers de la Ferme
du Bec Hellouin ! Auxquels s’ajoutent une bonne centaine de variétés de
fruits rouges.
Des salades et des poireaux pour voisins
Une petite serre construite au bout de la maison permet de démarrer nos
premiers semis dès janvier. En mars les jeunes plants sont repiqués. Nous
surveillons leur croissance d’un œil attentif. Qui dira la saveur d’une salade
cueillie quelques minutes avant le repas ? Nul doute que l’énergie vitale
qu’elle contient est infiniment plus forte que celle de sa cousine récoltée une
semaine plus tôt, la pauvre, qui a visité Rungis avant de voyager d’entrepôts
en camions frigorifiques pour atterrir dans les rayons d’un supermarché, puis
finir sa course, les feuilles en berne, dans un frigo, avant d’être ingurgitée…
Une salade est vivante, l’autre morte, paix à son âme. Le drame, c’est que
pratiquement toute notre alimentation est morte, aujourd’hui. Voilà pourquoi
apprendre à produire soi-même une partie de sa nourriture est tout autant
source de santé que de plaisir.
Je parle beaucoup de plaisir dans ces pages. Une ferme est un lieu de
générosité, de partage, de convivialité. Un terroir gourmand qui nourrit les
corps et réjouit les cœurs. Nous avons beaucoup réfléchi sur l’acte de
manger, au fil des ans. Au départ, nos sensibilités étaient diverses : Perrine,
ex-sportive de haut niveau, ayant longtemps souffert de maux de ventre,
s’était intéressée très jeune à la question ; moi, marin, j’avais goûté aux
aliments les plus improbables tout autour de la planète. Puis nous avions tous
deux changé de carrière et étions devenus psychothérapeutes. Passionnés par
une vision holistique de l’être humain, nous nous étions formés en
sophrologie, massages thérapeutiques, yoga, ayurvéda…
Notre métier de thérapeute et nos premières années à la ferme nous avaient
vraiment fait prendre conscience de l’importance vitale de l’alimentation.
Nous sommes ce que nous mangeons car notre corps est fabriqué avec les
molécules qui constituent nos aliments. N’est-ce pas une invitation au
respect ? Comme le dit don Marcellino, prendre soin de son corps, c’est
prendre soin de la Terre, car notre corps est un reflet du cosmos.
“Veux-tu devenir une fraise Tagada ?”
Lorsque des groupes d’enfants viennent visiter la ferme, j’essaie de leur faire
saisir cette notion par une image : “Si vous ne vous nourrissiez que de fraises
Tagada, vos corps deviendraient gros, roses et mous comme des fraises
géantes !” Ils rient généralement, mais un peu jaune… Des chercheurs ont
trouvé la trace de plus de deux cents substances toxiques différentes dans le
cordon ombilical de fœtus humains2.
Si nous nous nourrissons de produits industriels, raffinés, pollués aux
pesticides et aux herbicides, bourrés de conservateurs, d’additifs et de
mauvaises graisses, comment espérer être en bonne santé ?
À l’inverse, une alimentation biologique, vivante, au plus près de la source
– idéalement produite par nous-mêmes –, apporte à nos corps les nutriments
essentiels, le plaisir gustatif en plus.
Considérez ces quatre millions d’années d’évolution de l’être humain,
durant lesquels, immergé en pleine nature, il ne vivait que d’aliments
sauvages : feuilles, fruits, baies, racines, et d’un peu de viande et de poisson
occasionnellement, assez tard dans l’évolution. Nos corps sont faits pour
cette nourriture naturelle, et absolument pas préparés à l’alimentation dite
moderne, industrielle et chimique, saturée de graisses et de sucres, trop riche
en viande, en céréales et en produits laitiers. D’où les désordres croissants.
Se nourrir en conscience
Aujourd’hui, pour se nourrir, on n’écoute plus les besoins de son corps, on
écoute la pub. Mais tous les actionnaires des grands groupes de
l’agroalimentaire se soucient-ils vraiment de notre santé ? L’explosion des
pathologies chroniques, des allergies alimentaires, des maladies de
civilisation, du diabète, de l’obésité et du cancer atteste hélas la dérive
alimentaire et sanitaire dans laquelle nos sociétés dites avancées s’engluent…
Maigre consolation, tout cela fait monter le PIB !
Est-il raisonnable de laisser à des groupes industriels, forcément contraints
à une logique de profit à court terme et de compétition pour les parts de
marché, le soin de décider de quoi nos corps sont formés ? Les industriels de
l’agroalimentaire sont-ils compétents pour remplacer l’alimentation naturelle,
qui nous a nourris durant quatre millions d’années, par des aliments
contenant plusieurs milliers de molécules de synthèse différentes, dont les
effets combinés et à long terme n’ont pas été testés ?
Lorsque l’on sait la souffrance vécue par un malade du cancer, l’ampleur
du nombre de personnes touchées (280 000 nouveaux cas recensés chaque
année, 153 000 morts en 2002 dont 43 000 qui avaient moins de soixante-
cinq ans3) et le coût économique de son “traitement” pour la société
(30 milliards d’euros par an4), il est surprenant que nous ne choisissions pas
collectivement de privilégier une agriculture et une alimentation vraiment
naturelles.
Il y a deux mille quatre cents ans, Hippocrate énonçait ce précepte : “Que
ton aliment soit ton médicament.” Nous sommes de plus en plus nombreux à
redécouvrir la justesse de ce propos. Chaque jardinier bio contribue à
restaurer sa santé et celle de ses proches grâce à la qualité de sa production.
Se nourrir, comme on fait l’amour
Se nourrir est un acte aussi intime que faire l’amour. Quand vous faites
l’amour, la fusion est totale. Mais l’intimité des corps va bien au-delà du
physique : l’énergie de votre amant vient s’enfoncer profondément dans votre
bulle énergétique. C’est pour cela que l’acte sexuel, selon la manière dont il
est vécu, peut être source d’immenses bienfaits comme de profonds
désordres. Il en est de même à chaque repas. Les molécules ingérées vont
beaucoup plus loin que le sperme : elles rejoignent chacune des milliards de
cellules qui nous constituent.
Ingurgiter des aliments industriels pollués est une forme de viol de notre
corps. Une atteinte à la vie. Donner ces aliments à nos enfants peut être vu
comme un assassinat à petit feu. Nous voulons tous le meilleur pour nos
enfants, n’est-ce pas ? Devenir plus conscients du rôle de l’alimentation
pourra nous aider à faire les meilleurs choix pour eux. L’apprentissage d’une
alimentation saine devrait faire partie des fondamentaux de l’éducation, tout
comme la gestion du stress et la résolution non violente des conflits. Mais ces
choses importantes ne s’enseignent pas à l’école. Nous constatons à la ferme
que nombre de jeunes adultes ne savent plus cuisiner les légumes, ni même,
parfois, faire la différence entre un oignon, une échalote et une gousse d’ail !
Manger est un acte sacré qui devrait être entouré du plus grand respect. Au
fond, pour l’acte sexuel comme pour notre nourriture, tout est affaire
d’amour.
Énergie vitale
Au-delà de la composition moléculaire, chimique, de notre alimentation,
existe une dimension énergétique plus difficile à appréhender, quoique tout
aussi réelle. Nos mentalités occidentales gouvernées par la raison analytique
sont encore peu familières de ce concept d’énergie vitale, contrairement aux
Orientaux qui nomment cette énergie prana en Inde, qi en Chine et au Japon.
Selon eux, un fruit ou un légume cultivé de façon naturelle, gorgé de soleil,
consommé le plus vite possible après la récolte, est plein de prana. Mais plus
les modes de culture s’éloignent des lois de la nature, plus le produit est
stocké longtemps après récolte, et moins il contient de prana. De même, la
cuisson, particulièrement au micro-ondes, le raffinage, la transformation, la
congélation et d’une manière générale toute manipulation qui écarte le
produit alimentaire de son état naturel lui font perdre tout ou partie de son
énergie vitale.
Les Orientaux vont plus loin et reconnaissent que l’état d’esprit du
jardinier et du cuisinier influence la qualité de l’aliment. Un produit cultivé
avec soin puis cuisiné avec amour contient une énergie positive, bénéfique à
la santé de celui qui le consomme. Notre sagesse populaire sait bien
reconnaître “un bon plat cuisiné avec amour” ! Nous ressentons intuitivement
ce “plus” apporté par nos soins attentifs.
Parents, videz votre congélateur, mettez les fraises Tagada, les plats
préparés, les paquets de chips et les gâteaux chimiques à la poubelle, et
prenez le temps de cuisiner des produits frais, de saison, pour vos enfants !
C’est un des plus beaux cadeaux que vous puissiez leur faire.
La meilleure des nourritures est celle que vous produisez vous-même, chez
vous si vous en avez la possibilité – à défaut, celle des producteurs bio situés
au plus près de votre domicile.
Une nourriture naturelle, fondement d’un art de vivre
Nous faisons tous le constat que les modes de vie modernes, de plus en plus
urbains, nous coupent de notre corps, de nos besoins essentiels. Nos vies sont
artificialisées. Personne ne gagne à vivre amputé d’une part importante de
soi, non relié à cette biosphère qui nous a nourris tout au long de notre
évolution.
Quel bonheur, au contraire, dans la démarche qui consiste à prendre soin
de sa santé par le biais de son alimentation ! C’est l’esprit du mouvement
Slow Food, qui gagne peu à peu la planète. L’aliment peut être le premier
maillon d’une démarche qui va progressivement fonder un véritable art de
vivre, reposant sur l’écoute et le respect de soi, des autres et de la vie.
Privilégier les circuits courts permet de se reconnecter à la terre par le biais
des paysans, qui peuvent devenir une véritable interface entre les citadins et
la nature. De ces échanges féconds naît un sentiment de reconnaissance
partagée. Tout le monde gagne à cet échange : savez-vous qu’il est avéré que
la gratitude est le sentiment le plus favorable à la santé ?
Au final, se réapproprier le choix de son alimentation est un acte politique,
une manière de faire évoluer notre société dans le sens de nos aspirations.
Redonner du pouvoir à l’agriculture paysanne et locale revient à prendre soin
de la planète et de nous-mêmes.
Près de trois années après avoir créé notre petite ferme familiale, notre
intérêt pour le métier de thérapeutes a évolué. Il nous semble que nourrir nos
concitoyens avec des produits bio totalement sains, cultivés avec respect et
amour, est une tâche essentielle. Est-ce là l’engagement auquel nous
aspirons ?
Durant l’été 2006, nous prenons la décision de devenir paysans “pour de
vrai”, c’est-à-dire de vivre de la vente de notre production. Saint-Exupéry
soutenait que les trois plus beaux métiers sont aviateur, écrivain et paysan.
Nous allons donc avoir la chance d’expérimenter l’un des plus beaux métiers
du monde !

1 Cité dans la revue Terre du ciel, no 59.


2 Voir “Bébés, alerte aux pesticides !”, www.consoglobe.com, décembre 2012.
3 Institut national du cancer, rapport de mars 2007.
4 11 milliards d’euros pour les soins, 500 millions pour financer les arrêts maladie, 1 milliard pour la
recherche, le dépistage et la prévention, enfin 17 milliards en termes de perte de productivité, selon
l’étude publiée en mars 2007 par l’Institut national du cancer.
VI
DESSINE-MOI UNE FERME
En donnant la priorité à la beauté, nous avons sans le savoir créé un
paysage comestible hautement productif.

Faire le plus possible avec, le moins possible contre.

GILLES CLÉMENT1

En octobre 2006 naît officiellement la Ferme biologique du Bec Hellouin.


Nous prenons le statut d’agriculteurs avec une absolue naïveté. Ni Perrine, ni
moi n’avons approché, même de loin, un établissement d’enseignement
agricole. Avouons-le, nous n’avons alors jamais visité une ferme bio ! Nous
imaginons que notre activité agricole sera le prolongement de nos
productions familiales des années précédentes, qui nous donnaient
satisfaction. Les jardins seront juste plus grands. Nous ne mesurons pas le
gouffre qui sépare une autonomie alimentaire familiale et le fait de vivre de la
vente de sa production.
Nous poursuivons l’aménagement du site, démarré en 2004. Notre activité
se développe en effet presque essentiellement sur le terrain de 1,8 hectare qui
entoure la chaumière, au fond de la vallée du Bec. Nous faisons le choix de
nous enraciner dans la tradition paysanne du pays. Les bâtiments, assez
nombreux, que nous allons construire au fil des ans sont tous réalisés par des
artisans locaux avec des matériaux de récupération : pierre, bois, briques,
tuiles, argile… J’avoue une passion pour les vieilles pierres, je prends
énormément de plaisir à concevoir et construire ces bâtiments : la boutique, à
l’entrée de la ferme, quelques abris, remises et bûcher, avant d’attaquer,
en 2009-2011, l’énorme chantier que sera l’écocentre. Ce bâti est disséminé
sans ordre apparent – ou, plutôt, dans un désordre savamment étudié – dans le
pré-verger qui s’étend au nord de la rivière.
Une ferme, comme un tableau
J’ai évoqué l’influence de John Seymour. Un autre homme a marqué sans le
savoir la genèse de notre ferme : Lucien Pouëdras. Né dans une famille
paysanne, devenu artiste sur le tard, il a peint la Bretagne rurale de son
enfance, un pays resté très traditionnel au sortir de la guerre, dans les
années 1950, avant le remembrement2. Ses peintures naïves sont empreintes
d’une charge poétique qui m’atteint au plus profond. Je me suis promené des
heures durant dans ses tableaux. Ils présentent un paysage rural bocager, un
entrelacs de clos et de fermes, de talus et de haies, de bois, ruisseaux, champs
et pâtures. Un paysage qui fait la part belle aux arbres : bosquets, arbres
têtards des talus, fruitiers. Cette campagne bretonne est intensément habitée :
partout des hommes, des femmes et des chevaux au labeur, des enfants qui
participent aux travaux des grands ou chassent le renard, un vieillard courbé
sur le potager, une grand-mère trayant sa vache…
Si ces toiles entrent en profonde résonance avec moi, c’est parce qu’elles
évoquent des souvenirs d’enfance presque similaires. Nous passions souvent
nos vacances en Vendée chez notre tante Marie-Thérèse. Durant les
années 1960, le bocage vendéen n’avait pas encore été mis à mal par les
bulldozers. Nous partions à bicyclette à la pêche dans le ruisseau du Lay. Les
petits prés tapissés de boutons-d’or étaient de pures merveilles. L’enfant
parisien que j’étais a passé quelques-unes des plus belles heures de sa vie, le
long du ruisseau, à regarder le soleil jouer sur l’eau courante, guettant la
course des gardons.
Mon grand-père paternel avait une maison à Dorlisheim, un village
d’Alsace. Lorsque j’entendais les sabots des chevaux, je courais vers le mur
de clôture tout au bout du jardin, l’escaladais pour regarder passer le lourd
cheval tirant sa carriole. Le paysan s’en allait travailler dans ses vignes, qui
tapissaient au loin le flanc des collines. Un jour, j’ai sauté le mur et suis parti
à la découverte de ces vignobles. J’ai grimpé dans les petits chemins de terre
au milieu des rangées de ceps, les mains poisseuses du suc des pêches de
vigne cueillies en chemin. Au sommet de la colline, la vue portait loin sur ce
paysage rural noyé sous le soleil d’été. Des chevaux au travail surgissaient
parfois dans les vignes. Blotti dans la vallée, le petit village et ses fermes
massives.
Bien plus tard, la maison de mon grand-père a été vendue. J’y suis retourné
une dernière fois, peinant à trouver le village de mon enfance dans le dédale
des voies rapides. Au fond du parc j’ai escaladé le mur. Plus de cheval, bien
sûr, mais une large route goudronnée et les pavillons beiges d’un lotissement
sagement alignés devant leur trottoir. Dorlisheim est aujourd’hui presque
intégré dans la banlieue de Strasbourg. Actuellement, l’équivalent en terres
agricoles d’un département français disparaît tous les dix ans, artificialisé,
noyé sous le goudron et le béton.
Je suis toujours habité par ces souvenirs, ils ont influé sur notre parcours.
Perrine et moi entamons, sans en être conscients encore, la construction d’un
type de ferme très atypique dans le monde actuel : une microferme où tout se
fait dans le sens de la vie.
Une mosaïque d’écosystèmes
La Ferme du Bec Hellouin est donc conçue comme un tableau. Notre but est
poétique, esthétique. Nous voulons cocréer avec la nature une sorte de toile
vivante en trois dimensions, vibrante des couleurs et de la lumière du soleil,
du vent, de la rivière et des nuages. Comme chez Pouëdras, pas une ligne
droite mais des courbes sensuelles, un entrelacs de vergers, de pâtures, de
jardins et de mares, et, partout, des arbres fruitiers, par centaines.
Le premier objectif est atteint : ce tout petit territoire abrite une grande
diversité de milieux qui s’interpénètrent intimement. Les plans successifs le
font apparaître bien plus grand qu’il n’est. Nous avons recréé un paysage
comestible. Il nous entoure, nous nourrit, nous protège. Entourés de nos
haies, de nos arbres, nous sommes immergés dans une intensité de vie
sécurisante. Chaque année davantage, au fur et à mesure que ce microcosme
gagne en maturité, je retrouve ce sentiment de bien-être éprouvé dans les
communautés tribales. Une synthèse s’opère peu à peu. Nous partons avec
nos enfants, un panier à la main, cueillir des baies, des fruits, des fleurs au
hasard de la promenade, tout comme la pirogue se chargeait de bonnes choses
en remontant le cours de la rivière. Il y a comme un petit air de forêt vierge
dans notre campagne normande !
Donner le primat à la beauté nous semble une évidence. La beauté est une
nourriture aussi essentielle que le pain. Sans elle, l’âme s’atrophie. Les
fermes traditionnelles de tous les continents étaient belles, simples
émanations de leur terroir. Aujourd’hui, elles ressemblent trop souvent à des
usines. Acculés par la charge de travail et le poids des emprunts, les
agriculteurs démissionnent de leur rôle de gardiens des paysages. Nous
sommes la seule espèce animale à enlaidir massivement la surface de la
Terre.
Notre démarche est essentiellement intuitive : nous passons beaucoup de
temps à regarder, à écouter ce qui résonne en nous avant de le traduire dans le
paysage. Plus tard, lorsque nous aurons reçu la visite de nombreux
agronomes, nous comprendrons que cet agroécosystème3 hautement
diversifié, créé selon des considérations esthétiques avant tout, est également
d’une grande productivité car les échanges sont maximisés entre tous ces
petits milieux qui s’interpénètrent, permettant de tirer la quintessence des
services rendus par les écosystèmes. Sans les connaître encore, nous avons
d’instinct mis en œuvre nombre des principes de l’agroécologie et de la
permaculture. La productivité nous fut en quelque sorte donnée en plus, une
bonne surprise révélée au fil des ans. Nous y reviendrons.
Nos visiteurs se sentent bien dans cette ferme à taille humaine si proche de
celles qui peuplaient nos livres d’enfants. Nous avons tous une petite ferme
qui trotte dans notre imaginaire ! Presque invariablement, les visiteurs nous
disent : “C’est le paradis !” Savent-ils que l’ancien persan paridaeza, dont
dérive “paradis”, voulait dire “jardin” ? Notre inconscient collectif reste
marqué d’images de la vie rurale d’autrefois, du temps où hommes, plantes et
bêtes vivaient tous proches les uns des autres. Nous avons besoin de cela
pour survivre dans un univers de béton qui ne répond pas à nos besoins
profonds.
En cet été 2006, nous ne savons pas où l’aventure va nous mener. Je
ressens le même pincement au ventre qu’avant d’aborder la traversée d’un
océan. Notre objectif est simplement de vivre heureux et tranquilles dans nos
jardins et de nourrir quelques dizaines de familles alentour avec les meilleurs
produits possibles.

1 Citation tirée de son site Internet sur le Jardin en Mouvement : www.gillesclement.com.


2 Voir Lucien Pouëdras, La Mémoire des champs. La vie paysanne en Morbihan vers 1950, Chasse-
Marée/Armen, 1993.
3 Un peu de sémantique : dans ces pages, j’ai choisi d’appeler agroécosystème un milieu cultivé de
manière naturelle, et agrosystème un milieu cultivé de manière intensive, plus artificialisé.
VII
NÉO-PAYSANS
Les premières années de la ferme sont particulièrement difficiles. C’est
une invitation à chercher des solutions innovantes. Nos premiers clients
nous aident à tenir.

La finalité économique n’est pas la sécrétion du plus mais l’avènement du


mieux.

JEAN-PHILIPPE BARDE et CHRISTIAN GARNIER1

Un système de valeurs morales construit sur la base du confort et du


bonheur individuel est tout juste suffisant pour un troupeau de bétail.

ALBERT EINSTEIN2

En 2007, notre première saison de maraîchage, toute la ferme est cultivée en


traction animale, avec la collaboration efficace de Winik, notre cheval de
Mérens.
Les néo-paysans que nous sommes font alors des choix radicaux : pas
question qu’une bâche en plastique vienne polluer le paysage ! Les films
plastique sont très utilisés en maraîchage biologique, notamment pour limiter
le désherbage. Créant nos jardins dans ce qui était, il y a quelques mois
encore, un herbage, nous devons lutter continuellement contre la tendance de
l’herbe normande à reprendre sa place avec une vigueur à toute épreuve.
Un peu de terre et beaucoup de cailloux !
Nos jardins sont installés au plus creux de la vallée. C’est la seule terre dont
nous disposons pour l’instant et nous ne nous posons pas de question. Mais
les gens du pays nous disent : “On ne cultive pas la vallée !” Nous
commençons à comprendre pourquoi lorsque nous sentons nos outils racler
contre les cailloux dès que nous les enfonçons d’une douzaine de centimètres.
Nous réalisons que le sol n’est constitué que d’une mince couche de terre
arable, épaisse, selon les lieux, de 10 à 20 centimètres. Au-dessous, c’est, sur
des mètres d’épaisseur, un lit de silex et de graviers très compact. Nous avons
peu de terre, mais elle est noire et fertile, nous consolons-nous. Des analyses
de sol viennent nous détromper : ce sol est très, très bas dans l’échelle de la
fertilité. Certes, il contient beaucoup de matière organique, mais cette matière
est “bloquée”, peu disponible pour les végétaux, à cause notamment d’un
excès de calcium. L’ingénieur de la chambre d’agriculture qui a réalisé les
analyses nous affirme que nous avons l’un des sols les plus impropres au
maraîchage de la région. Les cultures dans notre canton sont pratiquées sur
les plateaux, très fertiles, tandis que les vallées sont dévolues à l’élevage. Du
reste, un archéologue nous apprendra que, depuis le Néolithique, ces fonds de
vallée n’ont jamais été cultivés.
L’alliance de notre inexpérience abyssale et d’un sol ingrat mérite d’être
soulignée. Cela plombait fortement nos chances de réussite. Les bons
résultats que nous obtiendrons en quelques années ne s’expliquent donc pas
par une terre exceptionnellement fertile, ni par notre connaissance du métier,
mais par l’approche permaculturelle. Le fait qu’il soit possible de réaliser de
belles récoltes dans un milieu a priori peu propice est porteur d’espoir !
Entre enthousiasme et déprime : la quête d’un modèle économique
Nous désirons commercialiser toutes nos productions à la ferme et bâtissons,
avec notre plus proche voisin, une boutique, construite pour l’essentiel avec
des arbres venant de nos bois. Nous pensons naïvement qu’il serait bien que
nos clients puissent faire presque l’ensemble de leurs courses chez nous et
optons pour une production très diversifiée : outre les légumes et les fruits,
nous fabriquons du cidre, du jus de pomme, du vinaigre de cidre, du pain, des
sirops et confitures, des sachets de plantes aromatiques et médicinales… et
poussons le zèle jusqu’à proposer les excellents produits laitiers venant de la
ferme de Pincheloup, et un coin d’épicerie bio.
En théorie, c’est très bien. La ferme s’inscrit parfaitement dans la
mouvance la plus “tendance” en bio : une petite structure familiale et
paysanne, la transformation à la ferme pour créer de la valeur ajoutée et la
vente en circuit court. Dans la pratique, nous butons contre deux obstacles de
taille…
Le premier : chaque “atelier”, comme on dit dans le monde agricole,
entraîne des investissements en matériel et un local adapté (nous avons ainsi
creusé une cave à cidre). Il nécessite également l’acquisition de compétences
pour, d’une part, apprendre à fabriquer les produits transformés et, d’autre
part, connaître la législation spécifique à chaque produit, en matière de
normes sanitaires et d’étiquetage. La certification en agriculture biologique
ajoute un niveau de complexité supplémentaire ; chaque recette et chaque
étiquette, par exemple, doivent être validées par Ecocert, notre organisme
certificateur. Tout cela demande du temps et des sous.
Nous avons sous-estimé la dispersion que cette diversification
provoquerait et la fatigue correspondante. Nous courons sans fin. Perrine est
admirable, présente sur tous les fronts, réalisant les confitures jusque tard
dans la nuit entre deux tétées. Sans son indomptable énergie, la Ferme du Bec
Hellouin aurait vite capoté. Nous conseillons à ceux qui viennent aujourd’hui
se former à la ferme de se diversifier par étapes, en n’abordant une nouvelle
production que lorsqu’ils maîtrisent bien les précédentes. Sans vouloir nous
immiscer dans leur vie familiale, nous suggérons également aux futurs
agriculteurs de ne pas mettre au monde simultanément des bébés et une ferme
– ou alors vous oublierez ce que dormir veut dire pendant quelques années !
Au Bec Hellouin, nous avons finalement conservé une grande diversité de
productions, mais le prix à payer fut vraiment élevé et le retour sur
investissement s’est fait attendre près de dix ans !
Le second obstacle est notre situation en rase campagne : malgré la
proximité de l’abbaye et du Bec-Hellouin, classé parmi les “Plus Beaux
Villages de France”, nous n’avons pas la clientèle locale nécessaire pour
écouler tous nos produits. Dans la campagne euroise, beaucoup de gens
cultivent leur potager et les mentalités ne sont pas encore très ouvertes à
l’agriculture biologique. La Haute-Normandie est, en 2006, la lanterne rouge
pour l’agriculture biologique, avec seulement 0,4 % de la surface agricole
utile en bio (99,6 % en conventionnel !) ; c’est également la région de France
qui utilise le plus de pesticides ; les taux de cancers et d’obésité sont eux
aussi parmi les plus élevés de notre pays. Il nous arrive pourtant d’entendre :
“Le bio, ça me rend malade !” Assez vite, nous avons dû nous résoudre à
commercialiser une partie de notre production dans les petites villes
environnantes (Bernay, Bourgtheroulde), mais surtout à Rouen et à Paris.
Un parcours solitaire
Autre difficulté de ces premières années : notre isolement. La ferme bio la
plus proche est à 20 kilomètres et, huit ans plus tard, cela n’a pas changé.
Aucun maraîcher n’est là pour partager son expérience. Nous accumulons les
erreurs et maladresses. Il y a bien le Groupement régional des agriculteurs bio
de Haute-Normandie (Grab HN) et sa sympathique équipe, compétente et
engagée. Mais le manque de moyens et d’effectifs fait que, comme les autres
adhérents, nous n’avons droit qu’à une visite de technicien maraîchage… par
an ! Ce manque de soutien ralentit nos progrès. Force est de constater que,
malgré les annonces de façade, nos gouvernements successifs n’ont pas mis
en œuvre les moyens humains et financiers permettant un véritable essor de
l’agriculture biologique dans notre pays.
Et puis nous sommes trop hors normes, dans ce territoire de grandes
cultures où le tracteur est roi. Je me souviens de la première visite d’Aurélie,
notre conseillère en maraîchage. En découvrant nos cultures, elle lâche avec
surprise : “Mais c’est un grand jardin !” Je perds intérieurement les pédales,
sentiment qui s’accentue lorsque la technicienne montre un rang de carottes :
“Qu’est-ce que tu vas produire avec ça ? Pas grand-chose !” Elle nous
prodigue d’utiles conseils, et nous nous demandons si nous ne sommes pas
complètement à côté de la plaque, si nous ne préparons pas un magistral
plantage… La visite de quelques fermes de maraîchage bio nous révèle que
nos collègues ont des pratiques bien différentes : de grands champs ouverts,
beaucoup de serres, un parc d’engins parfois impressionnant et un usage
assez généralisé des films plastique.
Nous avons juste un grand jardin… Ce n’est peut-être pas viable… Du
reste, même nos collègues maraîchers bio mécanisés ont généralement bien
du mal à s’en sortir. Pourtant, nous n’envisageons pas de pratiquer notre
métier de manière mécanisée. Les engins motorisés et moi partageons une
aversion réciproque. Chaque fois que j’achète une tondeuse, une
tronçonneuse, une débroussailleuse ou un broyeur à végétaux, l’outil tombe
en panne en peu de temps. Je crois que, quand ils me voient arriver, les
moteurs perçoivent mon peu de sympathie et me jouent des tours ! Je suis
bien plus à l’aise avec mon cheval. Il ne fait pas de bruit, offre sa force et son
crottin, et devient, chaque année davantage, un complice.
Plus tard, François Léger, l’agronome avec qui nous lancerons une étude
sur le système de culture original mis en place au Bec Hellouin, nous
affirmera : “Votre ferme n’est pas la réduction d’une ferme mécanisée, mais
l’extension d’un grand jardin.” Aujourd’hui, nous l’assumons sans rougir. La
productivité atteinte au fil des ans s’explique en partie par ces choix initiaux.
Autre point positif : la qualité gustative de nos légumes. Alors que nous
manquons de confiance, nous sommes toujours agréablement surpris lorsque
des clients nous disent : “Quelle saveur ! Je retrouve enfin le goût des
légumes du jardin de mon grand-père !” Il nous reste (c’est encore vrai huit
ans plus tard) énormément de progrès à faire pour améliorer notre production.
Mais nous avons aujourd’hui la satisfaction de collaborer avec plusieurs
chefs étoilés, qui confirment les impressions de nos premiers clients.
Une aventure à risques
Pour autant, le résultat économique de cette première année est vraiment
décevant : nous avons travaillé tous deux comme des fous pour réaliser un
chiffre d’affaires absolument minable (12 000 euros !). Perrine me fait
vertement remarquer que, lors de sa précédente carrière, elle gagnait autant
en quelques mois. Vu les frais engagés, nous sommes évidemment fortement
déficitaires.
Dans un souci de transparence vis-à-vis du lecteur, il convient de préciser
que nous avons pu tenir ces premières années du fait que nous avions eu l’un
et l’autre des vies professionnelles antérieures très denses, qui nous avaient
permis de disposer d’un capital de départ capable de financer les premiers
investissements de la ferme sans nous endetter. Et je touchais des droits
d’auteur pour la diffusion de mes films, qui ont été vendus dans de nombreux
pays pendant quelques années. Sans ces revenus, il faut admettre que nous
aurions été contraints de renoncer à notre statut d’agriculteurs à titre principal
et de reprendre un travail plus rémunérateur pour faire vivre la famille. Nos
expériences professionnelles précédentes ont donc en quelque sorte
“sponsorisé” notre installation agricole si mal préparée, et laissé du temps
pour chercher des solutions à nos difficultés. Nous sommes conscients du fait
que cette situation singulière n’est pas reproductible, et conseillons vivement
aux futurs agriculteurs de préparer très soigneusement leur installation, dans
toutes ses dimensions, sans en négliger aucune. Ils éviteront ainsi bien des
déboires. Lorsque nos économies se sont épuisées et que nous avons plongé
dans l’endettement, nous avons choisi de continuer coûte que coûte.
Renoncer n’est pas dans notre tempérament. Mais le prix à payer fut lourd.
Nous avons connu quelques années de grande angoisse.
Le vieux monsieur et le dindon
Au chapitre du positif, la ferme reçoit, moins d’une année après sa création et
sans l’avoir sollicité, le trophée Écotourisme de Haute-Normandie. Ce qui
nous surprend, c’est ce sourire sur les visages de presque tous nos visiteurs.
Ils se sentent bien, reviennent, et plusieurs de nos clients de cette première
année nous sont encore fidèles huit ans plus tard, ce qui constitue la plus belle
des récompenses. Ils apprécient de sortir le pain du four et restent des heures
avec nous lorsque nous pressons le cidre. Certains, comme Bruno et Martine,
Minnie et Romain, Bernard et Nicole, Évelyne, Karine et Sébastien, Virginie
et Pascal, deviennent des amis et nous aident à tenir bon dans les moments
difficiles. Ils acceptent l’imperfection de nos productions et ne s’alarment pas
trop des trous de limaces dans les feuillages, mais au contraire nous
encouragent, semaine après semaine ! Ancien forestier, Bernard réalise
bénévolement les tailles de haies et les tontes plusieurs années durant, avec
une bonne humeur à toute épreuve.
Un jour, je vois un vieux monsieur en costume-cravate, très digne, assis au
bord de la rivière avec notre dindon sur les genoux. Cette image me frappe
d’autant plus que le volatile est de taille ! Le succès social de la ferme est
inversement proportionnel à son chiffre d’affaires. Nous réalisons que nos
aspirations ne sont pas si différentes de celles de la majorité de nos
contemporains. Nous avons suivi notre cœur en créant cet espace et les
visiteurs sont touchés. Nous comprenons qu’une ferme peut produire bien
plus que de la nourriture pour le corps : elle nourrit également les émotions,
l’âme de nos visiteurs, et répond à ce besoin croissant de reconnexion avec la
nature que nous avons évoqué. Néo-paysans venant des villes, nous devenons
une sorte d’interface entre nos contemporains, majoritairement citadins, et le
monde paysan : un monde de plus en plus marginalisé par la société
française, qui a ses codes et sa culture, et reste, reconnaissons-le, difficile à
pénétrer pour le non-initié. Beaucoup de paysans subissent depuis des siècles
le mépris de ceux qu’ils nourrissent, et y répondent parfois par une légitime
méfiance.
Cette première année a quelque peu chamboulé nos rêves… Où est la vie
calme et bucolique à laquelle nous aspirions ?
Le moral dans les chaussettes
La saison 2008 achève de nous mettre le moral en berne. Vu le succès
touristique de la ferme, nous avons décidé de développer une forme
d’agrotourisme. Nous adhérons au réseau Bienvenue à la ferme, embauchons
trois personnes pour la saison et ouvrons aux visiteurs six jours sur sept en
continu. Pour cette première année nous enregistrons 3 500 entrées payantes.
Un spectacle est organisé deux fois par semaine. Le résultat pourrait être
encourageant, mais pour nous quel cauchemar ! Avoir tant de visiteurs sous
nos fenêtres devient intrusif et la vie de famille en est chamboulée. Nous
sommes d’autant plus vulnérables qu’est née durant l’hiver Fénoua, notre
quatrième fille, qui n’est pas encore décidée à laisser ses parents dormir la
nuit.
Sur le plan des cultures, nous installons une serre de 580 mètres carrés ; la
production augmente sensiblement mais tout l’argent gagné sert à rémunérer
les salariés… Pour la seconde année consécutive nous ne pouvons nous payer
et sommes fortement déficitaires, alors que nous avons touché nos limites en
termes de charge de travail.
Notre vie de paysans bio n’a rien, mais rien à voir avec le rêve initial. Nous
nous sommes magistralement plantés. Nous n’imaginions pas que cela serait
si dur. Travailler autant, à la limite de nos forces, piégés dans une course sans
fin, jamais à jour, jamais un moment pour se poser et contempler ce que nous
avons créé… Nos économies s’épuisent, bientôt nous allons nous engager de
plus en plus profondément dans la spirale de l’endettement… Autant vous
dire que l’ambiance n’est pas franchement bucolique dans la chaumière !
Souvent je m’interroge : “Ai-je bien fait d’engager Perrine dans cette
aventure ? Notre famille ne va-t-elle pas éclater sous une telle pression ?”
Pourtant, quand je descends au fond de moi, ma petite voix intérieure me dit :
“Continue, votre chemin est juste.” Et je persévère, malgré les doutes, car je
suis plus obstiné que notre âne…
Sur le plan technique, à la fin de cette deuxième saison, nous nous
interrogeons tous deux sur le bien-fondé de notre travail en traction animale.
Certes, la collaboration avec l’animal est merveilleuse, mais le cheval nous
contraint à un écart de 75 centimètres entre chaque rangée de légumes.
Chaque inter-rang est un petit désert de terre à nu, grillé par le soleil ou
lessivé par la pluie.
Perrine va plus loin dans sa réflexion : elle n’est pas à l’aise avec ces outils
métalliques qui, d’après elle, éventrent la Terre mère. Effectivement, même
s’ils sont tractés par un cheval, nos socs défoncent la terre, ce qui n’est pas si
naturel que ça… Nous cheminons tous deux vers une autre approche.

1 Jean-Philippe Barde et Christian Garnier, L’Environnement sans frontières, Seghers, 1971.


2 Cité dans Théodore Monod, op. cit.
VIII
RENCONTRE
AVEC LA PERMACULTURE
La ferme prend un nouvel essor lorsque nous découvrons la
permaculture. Les jardins sont profondément transformés. La
production grimpe et notre moral aussi !

Peut-être sommes-nous en quête du jardin d’Éden ? Et pourquoi pas ?


Nous croyons qu’une agriculture qui dépense peu d’énergie pour un
grand rendement est un but possible à atteindre dans le monde entier, et
que seules sont nécessaires pour cela l’énergie et l’intelligence humaines.

BILL MOLLISON, DAVID HOLMGREN1

En octobre 2008, un ami nous envoie un article qui nous fait découvrir un
concept novateur : la permaculture. Cet article nous donne envie d’en savoir
plus. Perrine commande des livres, en anglais car il n’y a pas de littérature
française sur la permaculture à l’époque. Elle effectue de nombreuses
recherches. Ce que nous découvrons nous passionne.
La permaculture, comme évoqué dans le premier chapitre, est une
approche fondée sur l’observation du fonctionnement de la nature. Les
écosystèmes naturels sont durables, autonomes, résilients. Si nous
comprenons en profondeur comment ils fonctionnent, en prenant ces
écosystèmes comme modèles, nous pouvons créer des habitats humains plus
durables et autonomes.
L’idée centrale de la permaculture est de créer un réseau de relations
bénéfiques entre tous les composants d’un système. Elle est avant tout une
approche conceptuelle. Le design permaculturel (design est un anglicisme
pouvant être traduit par “conception”) est en premier lieu une démarche
d’observation et de réflexion pour positionner correctement les éléments d’un
système les uns par rapport aux autres, de manière qu’ils puissent interagir.
Un système soigneusement conçu sera ensuite plus économe en intrants et en
énergie, demandera moins d’efforts pour fonctionner tout en étant plus
productif.
La permaculture est donc une invitation à nous mettre à l’école de la nature
et à transposer avec créativité ses enseignements dans tous les secteurs de
notre vie. Elle est bien davantage qu’un ensemble de techniques : un cadre
conceptuel souple et pragmatique. Le design permaculturel permet d’intégrer
de manière cohérente des technologies empruntées à des domaines divers,
comme l’agroécologie, l’écoconstruction, les énergies renouvelables, mais
aussi des approches novatrices de la gouvernance, comme la communication
non violente et la sociocratie2, et de l’économie (économie circulaire, SEL3)…
La permaculture est avant tout une affaire de bon sens, une certaine
manière de considérer les systèmes dans leur globalité ; un enfant peut en
comprendre l’essence intuitivement ! Nombre d’entre nous sont des
permaculteurs sans le savoir, mais prendre conscience de ces concepts
essentiels permet de gagner en efficacité et en cohérence.
Dessiner comme la nature
Voici quelques éléments-clés tirés de l’observation des écosystèmes.
– Dans la nature, tout est relié.
– Les écosystèmes fonctionnent en boucle.
– Chaque élément profite aux autres et reçoit d’eux.
– Les déchets de l’un sont la ressource de l’autre.
– Tout est recyclé.
– Chaque fonction importante est remplie par plusieurs éléments, et chaque
élément remplit potentiellement plusieurs fonctions.
– Le tout est plus que la somme des parties.
– Chaque écosystème fonctionne de manière largement autonome et
apporte une contribution à l’ensemble de la biosphère.
Marcher dans le sens de la vie
Dans la suite de ce livre nous nous consacrerons principalement aux
applications des concepts de la permaculture à la sphère de la production
agricole, pratiquée dans les jardins familiaux ou les fermes, en apportant sur
cette question des éclairages nouveaux issus des recherches menées à la
Ferme du Bec Hellouin et en d’autres lieux. Mais la permaculture, comme
nous l’avons évoqué, va bien au-delà de la sphère agricole !
Les forêts sont une source d’inspiration puissante. Sans aucune
intervention humaine et sans intrants, elles produisent généralement deux fois
plus de biomasse par hectare et par an que nos agrosystèmes cultivés. Un
hectare de châtaigniers produit autant de protéines végétales qu’un hectare de
blé, ce dernier nécessitant de nombreuses interventions humaines, des
énergies fossiles, des intrants… Mais, dans la production de la forêt, une
large part de la biomasse n’est pas directement utile aux humains (les feuilles,
les plantes du sous-bois…), tandis que, dans le champ de blé, tout est
valorisable : la paille comme le grain. Comment combiner l’autonomie de la
forêt et la production de nourriture élevée du champ de blé ?
Bill Mollison et David Holmgren, les deux Australiens fondateurs de la
permaculture, ont cherché comment adapter à nos installations humaines les
facteurs qui rendent les écosystèmes naturels si productifs et autonomes. Par
exemple, en observant les jardins forestiers de nombreuses populations vivant
en régions tropicales, ils ont imaginé une forme de jardin inédite en région
tempérée, la forêt-jardin, dans laquelle tous les végétaux (ou quasiment tous)
sont comestibles. La forêt-jardin est une imitation de la forêt sauvage,
adaptée aux besoins des humains.
La culture sur buttes permanentes
Dès nos premières recherches, notre attention est attirée par un système de
culture plurimillénaire, sorti de l’oubli par la permaculture : la culture sur
buttes permanentes. Cette approche se fonde sur un constat simple : dans la
nature, le sol n’est jamais labouré, jamais travaillé. De plus, il est
généralement toujours couvert par une litière de végétaux en décomposition.
En créant des buttes de culture permanentes, nous évitons de détruire le
potentiel de fertilité du sol par des passages d’engins mécaniques ou par le
bêchage. Les organismes vivants du sol : vers, bactéries, champignons,
algues, etc., vont pouvoir prospérer et améliorer naturellement la structure et
la fertilité du sol. Si de plus le sol est couvert par un paillis, ou mulch, les
éléments fertiles du sol ne sont plus lessivés, le désherbage est réduit, les
réserves d’eau du sol sont protégées de l’évaporation, les premiers
centimètres du sol ne sont pas stérilisés sous l’action du soleil, et cette litière,
en se décomposant, réalise un véritable compostage en place.
Le fait de réaliser une butte de bonne terre arable présente de nombreux
autres avantages : l’épaisseur de la couche d’humus est accrue et les plantes
ont davantage à manger. La butte se réchauffe et perd son excédent d’eau
plus vite à la sortie de l’hiver. L’ergonomie du travail est améliorée : la
circulation des jardiniers se faisant exclusivement dans les allées
permanentes, la butte n’est jamais tassée, et la terre est moins basse ! Il y a
également plus de niches pour les insectes auxiliaires.
D’après Patrick Whitefield et John Jeavons4, la culture sur buttes est
attestée en Chine il y a quatre mille ans, en Amérique du Sud depuis plus de
trois mille ans, chez les Grecs il y a deux mille ans. Elle est encore pratiquée
dans différentes régions du monde, en Mélanésie par exemple, pour les
cultures de tubercules. Dans les potagers traditionnels de chez nous, les
planches5 surélevées constituaient une forme de butte permanente. Je me
souviens, dans le jardin de mon grand-père en Alsace, d’avoir observé des
planches surélevées maintenues par des coffrages de briques, pouvant être
couvertes en hiver de châssis vitrés ; de telles installations sont à la fois
esthétiques et très productives.
Dans notre quête d’informations sur la permaculture, nous tombons
rapidement sur le site Web du Petit Colibri, la ferme de Richard Wallner.
N’ayant pu développer sa production maraîchère à cause de tracasseries
administratives, Richard consacre son énergie à ses recherches et à la
diffusion d’informations6. Il nous envoie des DVD. L’un d’eux représente le
jardin d’Emilia Hazelip. Aujourd’hui décédée, Emilia fut une pionnière de la
permaculture en France. Son jardin est inspiré des mandalas orientaux. En
Inde, un mandala est une forme géométrique centrée qui favorise le calme et
la concentration et remplit une fonction spirituelle. Quelle énergie dans ce
design, que nous retrouverons plus tard sur des photographies par satellite de
jardins de la région du lac Titicaca, au Pérou, datant de trois mille deux cents
ans !
Le jardin mandala
Nous sommes en novembre 2008. Malgré l’épuisement de cette fin de saison,
nous retrouvons une belle motivation et, sans attendre, entamons la
construction de notre jardin mandala. L’idée d’inscrire dans le paysage un
dessin plurimillénaire nous parle profondément. À nouveau, notre métier de
maraîcher nous donne l’occasion de réaliser une synthèse entre beauté et
production de nourriture ; de croiser, dans notre vallée normande, des
influences venues de la nuit des temps et d’autres cultures, l’Inde et
l’Amérique pré-incaïque ! Nous transformons un espace de 800 mètres
carrés, jusque-là travaillé en traction animale. Je suis tellement pris par le
projet que, réveillé tôt, je piaffe en attendant l’aube, et me retrouve à piocher
une terre encore gelée aux premières lueurs du jour ! Le chantier est
entièrement réalisé à la main, avec l’aide efficace de Jean-Claude
Bellencontre, qui a intégré l’équipe et deviendra au fil des ans l’un des piliers
de la ferme.
Le jardin mandala est achevé en février. Ce premier chantier est encore
imparfait et le design, ainsi que la manière de cultiver les buttes, sera
amélioré d’année en année7. Mais il se révèle, dès la saison 2009,
incomparablement plus productif que le même espace cultivé en traction
animale. La surface réellement cultivée a été multipliée par un facteur 5, au
moins. Nous sommes passés d’un rang de légumes tous les 75 centimètres,
avec une terre à nu entre deux rangs, à de belles buttes profondes, larges
de 1,20 mètre environ, entièrement couvertes par les cultures. La gestion des
adventices (je préfère ce terme à “mauvaises herbes”, qui ne rend pas
hommage à ces végétaux courageux) est considérablement facilitée, et les
conditions agronomiques dans lesquelles poussent les plantes, très largement
améliorées. De plus, l’impact visuel de ce jardin est fort et contribue à
l’agrément de la ferme, tant pour l’équipe permanente que pour ses visiteurs.
Nous formerons les années suivantes de nombreux stagiaires à la culture sur
buttes et les retours d’expériences sont unanimement positifs !
Les îles-jardins
Le printemps s’annonce. Perrine, grande chercheuse sur Internet, a passé
l’hiver dans ses études sur la permaculture. Internet est l’un de nos plus
précieux outils à la ferme. Quelle chance de pouvoir visionner, le soir venu,
après une journée de travail dans les jardins, des films tournés en Australie,
en Californie, au Népal ou en Afrique… Jamais la circulation des bonnes
pratiques n’a été rapide à ce point, ce qui constitue un véritable espoir pour
sauver la planète ! Ce que nous découvrons est tout simplement
enthousiasmant. Perrine quitte (non sans mal !) la famille et la ferme, et part
suivre un cours certifié de permaculture8 de deux semaines en Angleterre.
Nous décidons de transformer la partie ouest de la ferme. C’est un chantier
d’envergure. Cet espace de quelques milliers de mètres carrés est très pauvre,
c’est là que la couche de terre arable est la plus mince. Ce mauvais herbage
est tout juste apte à nourrir quelques moutons maigrichons. Il va devenir au
fil des ans une véritable oasis féconde et luxuriante.
Le design appliqué ici est plus audacieux. Il s’appuie sur une longue
période d’observation initiale. Depuis plusieurs années nous y réfléchissons,
y travaillons par petites touches ; la rencontre avec la permaculture nous
donne les outils conceptuels nécessaires pour aller beaucoup plus loin. Le
premier élément sur lequel nous nous appuyons est la présence de l’eau,
puisque la rivière du Bec coule en bordure du pré. Nous avons déjà creusé,
deux ans plus tôt, une première petite mare ; la présence d’eau dans le
paysage lui donne une beauté supplémentaire : miroir réfléchissant le ciel,
escale pour les hérons, les aigrettes, les bécassines et les canards, habitat
permanent pour les poules d’eau… Nous avons envie de pousser ce travail
plus avant, de développer l’interface terre/eau, qui est, sous toutes les
latitudes, hautement productive.
Je suis depuis longtemps fasciné par les jardins potagers situés juste en
bordure de l’eau, comme les hortillonnages d’Amiens, vaste région lacustre
cultivée depuis l’époque gallo-romaine. Le terme maraîchage vient de
marais, car c’est généralement dans ces zones humides que l’on trouve en
abondance la terre fertile et l’eau nécessaires aux cultures vivrières.
Nous nous lançons et creusons, avec l’accord du maire du Bec-Hellouin,
un réseau de petites mares délimitant deux îles-jardins. Puis, pour pallier
l’absence de sol, un collègue agriculteur apporte du compost provenant du
club hippique du Bec-Hellouin et l’étale en une couche généreuse. Charles
Barbot, le propriétaire du club, nous permettra toujours de prélever du
compost dans ses tas de fumier. Ce transfert de matière organique illustre
l’esprit de la permaculture : tout déchet d’une activité, s’il n’est pas recyclé à
l’intérieur du système, devient un polluant à l’extérieur. En valorisant les
déchets du club hippique local, nous les transformons en ressource pour la
ferme9. Cet apport nous permet de disposer d’une épaisseur de matière
organique suffisante pour créer des buttes sur les deux îles. Par la suite, sur
nos terres caillouteuses et impropres aux cultures, nous ferons à plusieurs
reprises appel au compost du club hippique lors de la création de nouveaux
jardins. Cet apport est réalisé en une seule fois, il ne prend que quelques
heures et constitue le socle sur lequel nous allons pouvoir ensuite, en
douceur, avec patience, créer amoureusement une bonne terre maraîchère. Le
fumier n’est pas forcément disponible localement, mais il peut être remplacé
par des engrais verts et des arbres ou cultures ayant la capacité de fixer
l’azote atmosphérique, installés de façon pérenne.
La forêt-jardin
Mars est venu. Les deux îles sont maintenant créées, les buttes formées. Il
serait peut-être temps de préparer la saison de maraîchage… Mais Perrine a
rencontré, au fil de ses lectures, le concept novateur évoqué au début de ce
chapitre, que les Anglo-Saxons appellent food forest, edible forest… Une
forêt qui se mange ? Il n’en faut pas plus pour que notre imaginaire
s’enflamme. Le merveilleux concept de forêt-jardin nous parle tout de suite
profondément ! Malgré la fatigue et le printemps qui s’annonce, nous nous
lançons dans l’implantation de notre jardin forestier. Il occupe une surface
de 1 200 mètres carrés, en forme de fer à cheval autour des mares et des îles,
du côté des vents dominants.
La forêt-jardin est le royaume de Perrine. Elle passe ses jours et ses nuits
dans la recherche de végétaux adaptés. En France, les fournisseurs potentiels
se comptent sur les doigts d’une main. Finalement, ce seront une centaine de
variétés d’arbres fruitiers, d’arbustes à petits fruits, de fruits à coque, de
plantes fixatrices d’azote, de couvre-sols, de lianes comestibles qui seront
plantés. Une partie de ces végétaux proviennent de l’Agroforesty Research
Trust de Martin Crawford, en Angleterre10.
En avril nous sommes sur les rotules – il y a un principe de la permaculture
que nous avons très mal intégré, c’est celui de faire les choses lentement !
Mais nous ne sommes pas peu fiers du résultat. Il est fascinant de voir
comment, en deux mois, le médiocre herbage s’est transformé. Il compte
maintenant quatre milieux différents : la forêt-jardin, à l’ouest, en bordure de
parcelle, abritant de sa courbe généreuse les mares et les deux îles, et un petit
pré-verger qui sert de paddock à Winik, notre cheval de trait, à Alice, notre
ânesse, et aux poneys des enfants. Ces quatre milieux sont étroitement
imbriqués. Les zones de lisières sont nombreuses. L’interface terre/eau est
maximisée, elle court sur plusieurs centaines de mètres de long.
Le tout est plus que la somme des parties
Deux mois plus tard, les récoltes de la grande île sont vraiment étonnantes.
Cette île, dont la fertilité ne cessera de croître, devient l’espace le plus
productif de la ferme. Quant à la forêt-jardin, au fil des ans elle prend de
l’ampleur. Faute d’expérience, nous gérons mal le couvre-sol et rapidement
les orties gagnent. Mais nous apprenons à les considérer comme une
ressource : riches en sels minéraux et en azote, elles forment un excellent
paillis pour les buttes de culture.
Nous avons travaillé dur pendant deux mois, fait appel à une pelleteuse, un
tracteur, importé du compost. Maintenant, la récompense est là : nous
pouvons nous mettre légèrement en retrait, travailler uniquement à la main –
plus aucun engin mécanisé ne pénètre cet espace – et observer la manière
dont la vie vient coloniser l’agroécosystème ainsi formé. Les mares se
peuplent de grenouilles et de plantes aquatiques. Curieusement, les truites, les
épinochettes et même les écrevisses à pattes blanches arrivent spontanément !
L’éblouissant martin-pêcheur devient un visiteur quotidien. Une cane colvert
et ses douze canetons nagent dans le petit ruisseau qui sépare la forêt-jardin
des îles…
Les années passent et cet espace devient de plus en plus beau, fécond et
productif. Nous sommes récompensés au-delà de tout ce que nous pouvions
imaginer. Nous vérifions la justesse de l’adage permaculturel : le tout est plus
que la somme des parties. Ces petits milieux interagissent. La matière
organique circule. Les ressources sont nombreuses : les roseaux des mares
poussent rapidement, formant une biomasse abondante, comestible tant pour
les humains que pour les animaux ; la vase des mares, concentré de fertilité,
permet de recharger les buttes ; les orties, consoudes et bardanes sont des
pompes à minéraux qui croissent à foison, nous n’avons qu’à les faucher pour
les déposer en paillis sur les buttes ; les tailles de la forêt-jardin et celles des
osiers têtards que nous avons bouturés autour des mares peuvent être broyées
pour faire du bois raméal fragmenté11 ; le crottin des équidés vient alimenter
les tas de compost ; les branches des frênes qui poussent le long de la rivière
constituent un excellent bois-fourrage… L’ensemble forme un tout petit
système agro-sylvo-pastoral12 qui devient de plus en plus autofertile.
Les microclimats
Nous observons également un microclimat favorable aux cultures
légumières : la forêt-jardin abrite les îles des vents dominants, de secteur
ouest, tandis que la surface des mares réverbère une partie des rayons du
soleil. Le microclimat est donc moins venteux, plus chaud, plus humide, les
écarts thermiques sont régulés par la présence de l’eau. Tout cela est
favorable à la culture des légumes.
Au bout de cinq ans, nous pouvons constater une véritable création
d’humus sur les îles, notamment dans les allées qui sont paillées en
permanence. Une couche de bon terreau de près de 10 centimètres
d’épaisseur s’y est formée, que nous utilisons pour accroître le volume des
buttes. La terre de celles-ci est profonde et meuble, pleine de vie. Elle sent
bon le sous-bois !
La vie sauvage s’est également développée, l’ensemble formant une
incroyable oasis de biodiversité. Les ornithologues et les naturalistes sont
surpris du nombre d’oiseaux rares vivant dans cet espace où les humains sont
pourtant très présents, et par la vitalité des milieux aquatiques.
À la recherche de fermes permaculturelles
Nous avons mené ces travaux tambour battant, persuadés qu’il existe des
légions de fermes permaculturelles en France et dans le monde et que nous
allons pouvoir travailler en réseau avec d’autres praticiens. Pourtant, durant
les années suivantes, nous cherchons en vain des possibilités d’échanger avec
des fermes permaculturelles qui soient véritablement des lieux de production.
Nos recherches en France, en Angleterre ou aux États-Unis nous donnent le
sentiment que les fermes se revendiquant de la permaculture sont
essentiellement des lieux d’autonomie alimentaire, mais pas vraiment de
production commerciale. Bien évidemment, il est extrêmement souhaitable
que des lieux d’autosuffisance se multiplient. Toutefois, en tant que
jardiniers-maraîchers, notre intérêt se porte également sur la production
vivrière effectuée dans un cadre professionnel. À ce jour, la permaculture et
l’agriculture biologique se sont encore peu rencontrées.
Il nous semble dès lors trouver un peu notre vocation, notre “niche”,
comme dirait notre ami Bernard Alonso, professeur de permaculture qui
viendra enseigner à la ferme : favoriser les connexions entre agriculture
biologique et permaculture. Cinq années plus tard, la situation a évolué et un
nombre croissant de projets et de réalisations s’inspirent de la permaculture
dans le monde agricole, même si les fermes en production restent rares dans
notre pays. L’intérêt est exponentiel, et plus d’une centaine de maraîchers et
de porteurs de projets sont venus se former à la ferme. Nous sommes invités
également à intervenir dans des formations de maraîchage biologique.
Changer de paradigme
Revenons à l’époque de notre récit, en ce printemps 2009. La rencontre avec
la permaculture nous fait basculer progressivement dans un autre monde,
celui de la microagriculture. Mais il nous faut du temps pour mettre au
rancart nos anciens formatages ! Nous sommes encore à cheval entre deux
conceptions de l’agriculture. Dès que nous avons pris le statut d’agriculteurs,
nous avons été imbibés d’une croyance largement répandue : plus tu es gros,
mieux tu te portes ! Une seconde croyance marche avec la première : plus tu
es mécanisé, plus tu gagnes !
Nous avons évoqué notre refus de la mécanisation. Mais nous sommes
toujours désireux de grandir – ce qui, à notre échelle, ne signifie pas racheter
quelques dizaines d’hectares ou la ferme du voisin… En cette troisième
année de maraîchage, nous ne gagnons toujours rien, et pensons sincèrement
que c’est parce que nous ne produisons pas assez – donc que nos jardins sont
trop petits. Nous cherchons à mettre en culture de nouveaux espaces. C’est
ainsi que nous avons créé des bandes de cultures entre nos arbres fruitiers. Et
nous avons entamé un projet plus ambitieux : installer des jardins sur le
terrain très pentu que nous avons pu acquérir au-dessus de l’abbaye.
Un projet un peu fou
Aucun agriculteur sain d’esprit n’aurait tenté de cultiver une pente aussi
abrupte – du reste, deux tracteurs y chavireront. Le terrain, à l’abandon
depuis une cinquantaine d’années, était absolument impénétrable lorsque
nous l’avons acquis. Le défricher a pris deux années ! Puis nous y avons
planté un verger conservatoire avec environ trois cents variétés de pommiers,
poiriers, cerisiers, pruniers, pêchers, abricotiers, figuiers… Durant plusieurs
années nous avons cultivé en traction animale les parties les moins pentues,
au prix de beaucoup d’efforts, mais avec des résultats minables. Travailler en
traction animale sur un terrain en pente oblige à soulager le poids de l’outil,
qui a tendance à glisser. Je me suis souvent senti gros et vieux ces jours-là !
Sur les traces de Sepp Holzer
En creusant la question, nous découvrons que la permaculture a beaucoup
réfléchi sur l’aménagement des pentes. Un fermier autrichien, Sepp Holzer,
est devenu une star dans ce domaine13 ! Cet autodidacte a, depuis 1962,
transformé le Krameterhof – la ferme familiale qu’il avait reprise à dix-neuf
ans seulement – en suivant son intuition. Il a redessiné les contours de sa
montagne, les pentes abruptes d’une froide vallée. Là où ses voisins ne
plantent que des conifères, Sepp cultive une grande diversité de fruits et
légumes, et fait pousser, entre 1 000 et 1 500 mètres d’altitude, des cerisiers
et des vignes. Il y est parvenu en créant de nombreuses terrasses et des lacs,
favorisant l’apparition de microclimats bénéfiques. Sepp élève des poissons
dans ses mares, du bétail et des porcs, sème à la volée des légumes au milieu
des plantes sauvages, fait tout à l’encontre des canons de l’agriculture
productiviste. Longtemps décrié, il est aujourd’hui devenu un expert
mondialement reconnu dans la régénération d’espaces dévastés par
l’agriculture industrielle. Il a réussi, dans des zones désertifiées d’Espagne et
du Portugal, à implanter des “paysages d’eau”, créant des dizaines de lacs
importants grâce à des techniques simples et peu coûteuses.
Nouveaux jardins en terrasses
L’exemple de Sepp Holzer nous pousse à aménager des terrasses sur notre
pente. Une dizaine sont progressivement formées en suivant autant que
possible les courbes de niveau. Onze mares sont creusées, qui se remplissent
avec les pluies et les eaux qui ruissellent sur les chemins. Nous apportons
également du compost car, après le creusement des terrasses, il ne reste guère
que des caillasses. Des arbres fruitiers sont plantés le long des talus, en
alternance avec des buissons de petits fruits ; ils procurent une récolte et
tempèrent les ardeurs du soleil en été.
Après six années d’efforts, ces jardins commencent à prendre fière allure.
Il leur faudra encore quelques années pour atteindre leur maturité. Les arbres
fruitiers poussent et donnent leurs premières récoltes. Des buttes de culture
ont été réalisées sur une moitié des terrasses, les autres sont cultivées avec le
cheval. La terre devient fertile et les récoltes plus substantielles. Quelques
ruches profitent d’une bonne exposition à l’orée du bois.
Nous n’avions pas réalisé, en entamant ce chantier six ans plus tôt, que ces
jardins jouissent d’un microclimat exceptionnel. Nous pouvons observer que
le gel arrive deux à trois semaines plus tard, à l’automne, dans ces jardins,
que dans ceux de la vallée, et nous gagnons de même quelques semaines au
printemps. Or, pour un maraîcher, pouvoir démarrer ses cultures aussi tôt que
possible au printemps est d’un grand intérêt. Dorénavant, dès février, nous
commençons à mettre en culture ces jardins de la colline, avant de
redescendre dans la vallée. Les plantes aromatiques s’y plaisent beaucoup.
Nos moutons broutent les espaces les plus pentus, entre les terrasses.
Ces jardins, qui ne sont reliés ni à l’eau de la ville, ni à l’électricité, sont
maintenant conduits en totale autarcie. Nous tirons parti, pour les fertiliser, de
ce que la nature nous donne : les feuilles mortes et les fougères, abondantes
dans les bois alentour. Les orties et plantes sauvages des talus sont
régulièrement fauchées et mises en paillis dans les allées ou sur les buttes.
Nous n’avons plus besoin d’énergie fossile et profitons des dons de la
nature : le soleil, l’eau de pluie, la biomasse qui pousse localement sans rien
demander à personne !
Faucheurs volontaires
Une chose en amène une autre et le travail est toujours en mouvement. Nous
nous interdisons maintenant tout passage d’engin mécanique et cherchons des
alternatives. Nous avons appris à faucher à la main, remplaçant
avantageusement l’horrible débroussailleuse par des faux fabriquées
artisanalement en Autriche, les meilleures d’Europe, commercialisées par
notre ami Emmanuel Oblin14. La faux est tellement agréable à manier qu’elle
devient une addiction ! La lame tranchante fait monter les parfums des
menthes sauvages et de l’origan qui, par endroits, prospèrent sur les talus.
La vue est de toute beauté, avec l’abbaye et le village blottis en contrebas
et les collines boisées à perte de vue. Lors des offices, les cloches de l’abbaye
emplissent l’air de puissantes vibrations. Atteler le cheval, monter travailler
une journée en silence dans ces jardins, y faire cuire le déjeuner au feu de
bois sous l’if centenaire nous donne le sentiment d’avoir un pied sur terre et
un pied dans le ciel. C’est tout sauf un travail – un ressourcement, des
vacances !
Lorsque la charrette regagne la vallée dans la chaude lumière du soleil
couchant, chargée des récoltes, de brassées de fougères qui serviront de
paillis, de tiges de noisetier pour réparer une clôture, le caractère intimiste de
la petite ferme nichée autour de sa rivière, l’accueil des animaux qui ne
manquent pas de saluer notre retour, chacun à sa manière, nous réjouissent
d’une nouvelle façon.
Nous avons de la chance d’avoir deux terrains aussi différents, même si la
distance qui les sépare reste une gêne. Ces deux terrains ont en commun
d’être tous deux considérés comme impropres aux cultures. Les concepts de
la permaculture nous ont permis de les mettre en valeur. Nous apprenons
qu’un design permaculturel – même s’il cherche en premier lieu à valoriser
l’existant et à éviter l’apport d’éléments extérieurs – demande souvent plus
de travail et d’investissements qu’une mise en culture classique, dans un
premier temps. Planter des arbres, des haies, creuser des mares, tirer parti des
mouvements du terrain pour renforcer des microclimats favorables représente
un effort certain. Mais ce travail est également jubilatoire, car cocréer avec la
nature un paysage comestible est l’une des plus belles aventures que l’on
puisse vivre. Une fois ces aménagements effectués, observer comment la
nature s’empare des lieux et joue sa partition, dans le sens de plus de vitalité,
de biodiversité, d’autonomie, de luxuriance, année après année, est un
émerveillement sans cesse renouvelé.
Un autre rapport au temps
Finalement, dans une approche permaculturelle, c’est le rapport au temps qui
est différent. Comme les peuples premiers, nous ne cherchons pas à tout prix
un profit maximal à court terme, mais plutôt un équilibre dans la durée. Si je
meurs demain, j’aurai beaucoup travaillé et peu récolté dans ces jardins de la
colline. Mais ceux qui viendront après moi pourront vivre pendant des
générations dans un lieu magnifique, travailler une terre saine, des jardins
autofertiles. Si le monde entre dans des temps troublés, ils pourront manger à
leur faim. Moi, j’ai eu la joie de créer ces jardins. C’est déjà beaucoup.

1 Bill Mollison, David Holmgren, Permaculture 1, Debard, 1986, rééd. Éditions Charles Corlet, 2011,
p. 15.
2 “La sociocratie est un mode de prise de décision et de gouvernance qui permet à une organisation,
quelle que soit sa taille – d’une famille à un pays –, de se comporter comme un organisme vivant, de
s’auto-organiser.” (Wikipedia.)
3 “Un système d’échange local (ou SEL) est un échange de produits ou de services qui se font au sein
d’un groupe fermé (généralement associatif).” (Wikipedia.)
4 Voir The Earth Care Manual, op. cit., et How to Grow More Vegetables than You Ever Thought
Possible on Less Land than You Can Imagine, Ten Speed Press, 8e éd., 2012.
5 En maraîchage, on appelle planche une bande de terre cultivée.
6 Richard Wallner a publié un Manuel de la culture sur butte (Rustica, 2013). Il traduit et diffuse
également divers livres et DVD sur la permaculture.
7 Le livre que vous avez entre les mains traite des concepts de la permaculture et de l’agriculture bio-
inspirée. Nous prévoyons d’écrire un guide pratique largement illustré qui reviendra en détail sur les
applications de toutes les thématiques évoquées dans ces pages, à paraître chez Actes Sud.
8 Le cours certifié de permaculture (CCP), ou Permaculture Design Course (PDC) en anglais, constitue
le premier niveau de formation en permaculture. Il a été institué par Bill Mollison et reste le format
standard internationalement reconnu. Sa durée est de soixante-douze heures au moins – généralement
onze jours d’enseignement. Le CCP donne une initiation aux grandes thématiques de la permaculture.
Ce premier niveau d’étude peut être prolongé par un parcours personnalisé préparant au diplôme de
permaculture appliquée, qui valide les compétences nécessaires pour créer des designs et enseigner la
permaculture. Perrine et moi avons obtenu ce diplôme en 2013.
9 Certes, il serait préférable de pouvoir acheter le fumier provenant d’un élevage bio, ou de le produire
nous-mêmes, ce que nous faisons en petite quantité avec nos animaux. Mais l’élevage bio le plus
proche se trouve à plusieurs dizaines de kilomètres… La législation européenne de l’agriculture
biologique autorise l’utilisation de fumier non bio, à condition qu’il ne provienne pas d’élevages
industriels. Nous pouvons toutefois espérer que, dans un avenir proche, l’essor de l’agriculture
biologique permettra aux maraîchers de disposer localement de fumier bio.
10 Voir www.agroforestry.co.uk.
11 Le bois raméal fragmenté (BRF) est une manière, mise au point par des chercheurs canadiens, de
valoriser les rameaux de bois de petite section (moins de 5 centimètres). Les jeunes rameaux broyés
vivants sont un concentré de minéraux, de protéines, d’hormones et de bio-catalyseurs. Disposé en
paillage sur le sol ou incorporé, le BRF permet d’aggrader (améliorer) des sols appauvris.
12 Un système agro-sylvo-pastoral intègre des cultures, des arbres et des animaux.
13 Son livre La Permaculture de Sepp Holzer : guide pratique pour jardins et productions agricoles
diversifiées, paru aux éditions Imagine un colibri en 2011, n’a pas fini de faire rêver !
14 Emmanuel Oblin commercialise le meilleur matériel qu’il puisse trouver dans ses recherches. Son
site est illustré de nombreuses vidéos qui permettent de s’initier à l’art du fauchage et à celui du battage
et de l’affûtage de la lame. Pour en savoir plus : www.comptoirdelafaux.com.
IX
LA MICROAGRICULTURE
BIO-INTENSIVE
Aux États-Unis, John Jeavons a développé une forme d’agriculture
étonnamment productive, la microagriculture bio-intensive, dont nous
nous inspirons.

Le corps humain reste plus efficace que toutes les machines que nous
avons pu inventer… Utiliser des outils manuels peut sembler entraîner
davantage de travail, mais les récoltes compensent cela très largement.

JOHN JEAVONS1

Durant les saisons 2009 et 2010, nous expérimentons la culture sur buttes.
Globalement nous sommes très satisfaits de cette expérience et ne
reviendrions en arrière pour rien au monde. Mais force est d’admettre que
nous butons contre plusieurs obstacles.
En quête de données fiables
Le premier est l’absence de références en maraîchage professionnel. Nous
lisons beaucoup d’ouvrages sur la permaculture et constatons que cette
littérature est surtout destinée aux personnes désirant développer leur paysage
comestible à échelle domestique, comme nous l’avons évoqué. La culture sur
buttes semble parfois présentée avec fort peu de nuances. Suffit-il réellement
de ne jamais travailler une butte, de la garder toujours couverte d’un mulch,
pour que sa fertilité augmente naturellement ?
Ne jamais travailler le sol ? Au bout de deux années, certaines buttes se
sont compactées, d’autres non. Celles qui ont bénéficié d’un apport important
de compost restent plus souples et bien aérées. Dorénavant, nous
décompactons les buttes au printemps avec une grelinette2, et répétons
l’opération si nécessaire entre deux cultures.
La question de la fertilité se pose également. Nous lisons des affirmations
souvent contradictoires, entre la littérature professionnelle de maraîchage bio,
les ouvrages de permaculture, les témoignages des anciens… “Inutile
d’apporter du compost, nous déclare un professeur de permaculture, la
décomposition du paillis suffit.” J’avoue être mal à l’aise avec les discours
simplistes. Peut-être a-t-il raison, mais peut-être pas ? Tant de paramètres
influent, la question fondamentale de la fertilité mérite des réponses plus
nuancées. Quelle est la fertilité initiale de la butte ? Combien de récoltes
produit-elle ?
Le paradis des… limaces !
Nous constatons dans nos jardins une explosion des populations de limaces et
de campagnols, pour qui les paillis sont une véritable aubaine. Nous avons
créé un jardin d’Éden pour limaces ! Les dégâts qu’elles occasionnent sont
importants. Pendant ces deux années, nous n’arrivons pas à commercialiser
des salades et des choux corrects. Il faudra trouver des solutions pour faire
face à ces inconvénients du paillis. Comme la plupart des stratégies que nous
explorons, la gestion des paillis s’appuie sur un ensemble de mesures variées
et complémentaires.
Nous prenons conscience du fait que l’agriculture naturelle nous fait
pénétrer dans un univers de plus en plus complexe – car la vie elle-même est
complexe. Il faut accepter de se passer de normes, de règles, de prescriptions,
et entrer dans une observation fine de chaque plante cultivée et de ses
interactions avec son environnement. Si règles il y a, ce ne peut être que des
métarègles, qui constituent des repères conceptuels, des aides à la décision
pour créer un système bio-inspiré. Cela est assez nouveau dans le monde
agricole contemporain, puisque l’une des caractéristiques de l’agriculture
productiviste est que l’agriculteur devient, chaque année davantage, un
exécutant de directives venant des techniciens.
Chaque lieu est unique, chaque porteur de projet également, la
permaculture attache une grande importance au fait qu’un projet doit être
dessiné de manière à correspondre au mieux au lieu et aux personnes qui
l’habitent.
L’auteur qui nous inspire le plus durant ces deux premières années est
Patrick Whitefield, agriculteur et permaculteur anglais. Son ouvrage le plus
riche est The Earth Care Manual3, un pavé de 470 pages, au texte dense et
clair. Le format du livre permet à Patrick Whitefield d’entrer dans des
nuances intéressantes pour un maraîcher professionnel. Il se fonde sur une
approche permaculturelle adaptée aux pays tempérés d’Europe.
Accepter d’être petit
Un autre point rend très inconfortable notre situation : nous ne sommes pas
positionnés dans une bonne adéquation entre la surface cultivée et ce que
nous pouvons effectivement réaliser. Là encore, nous cherchons des points de
repère. Comme évoqué au chapitre précédent, nous agrandissons nos jardins
car nous sommes toujours dans la croyance d’être trop petits pour vivre
décemment de notre métier. Nous n’avons pas encore réalisé l’étonnant
potentiel de productivité des buttes de culture permanentes. La surface de
buttes que nous avons créée est trop grande pour être cultivée de manière très
attentive : nous ne sommes pas assez nombreux pour cela. Or, pour tirer la
quintessence des buttes, le facteur soins est absolument déterminant. En
travaillant à la main, il est impossible de soigner une grande surface. Une
petite surface très bien cultivée sera plus productive qu’une grande surface
mal entretenue… Mais cela, nous ne l’avons pas encore compris !
Il y a une logique inhérente à chaque approche de l’agriculture, dont il
faut devenir conscient, sous peine de cumuler les inconvénients propres à
chaque système. Le maraîcher bio mécanisé peut, avec son tracteur, préparer
rapidement un hectare de terrain, éventuellement le couvrir de plastique avec
une dérouleuse de bâches, repiquer des milliers de plants avec un plantoir
mécanisé… En culture sur buttes, le même laps de temps ne nous permettra
que de préparer quelques dizaines de mètres carrés de buttes. Si nous
cherchons à faire grand, comme avec le tracteur, nous sommes condamnés
d’office ! Inutile d’essayer d’imiter un engin tellement plus puissant que
nous… Il est plus judicieux d’explorer ce que nous pouvons réaliser avec nos
mains, que le tracteur ne peut accomplir !
Une trop grande surface de buttes les condamne à être mal entretenues.
Elles vont se couvrir d’adventices, être soumises à l’érosion et tout le gros
travail de création, de fertilisation, de semis ou de repiquage aura été fait en
vain. On ne récoltera rien et quasiment tout sera à recommencer. Une butte
est un espace de culture qui coûte cher en travail et ne se justifie que si l’on
en tire la quintessence.
Nous verrons au fil des chapitres à venir comment nous nous sommes
progressivement rapprochés de la surface la mieux adaptée. Cette question est
tout à fait centrale. Elle peut déterminer la réussite ou l’échec d’un projet
d’installation maraîchère. Nous ne saurions trop insister sur ce point.
John Jeavons, l’homme qui fait pousser plus de légumes
Après deux années de pratique de la culture sur buttes, nous nous ouvrons à
de nouvelles influences. Explorer des pratiques agricoles alternatives devient
un passionnant voyage à travers les pays, les cultures, le temps… Nous
n’imaginions pas de mener une telle enquête en devenant paysans !
Une étape marquante de ce voyage fut la lecture du livre de John Jeavons
How to Grow More Vegetables than You Ever Thought Possible on Less
Land than You Could Imagine4. Je dois avouer que la lecture de ce titre,
pouvant être traduit comme ceci : “Comment faire pousser plus de légumes
que vous ne l’auriez cru possible sur moins d’espace cultivé que vous ne
l’imaginiez”, m’a un peu rebuté. La couverture portant en outre la mention
“plus de 500 000 exemplaires vendus”, j’ai d’abord perçu cet ouvrage comme
trop commercial, trop américain, et l’ai laissé dormir une année avant de
l’ouvrir. Quel dommage ! John Jeavons partage dans ces pages le fruit de
quarante années de recherches de son organisation à but non lucratif Ecology
Action, et sa lecture est des plus instructives.
Un peu d’histoire
Dans les années 1920, un jeune et talentueux jardinier anglais, Alan
Chadwick, recueille l’héritage de ce qui se fait de mieux en matière
d’horticulture sur le vieux continent. Il se forme auprès d’anciens maraîchers
parisiens, qui ont développé à Paris et en banlieue des techniques
étonnamment productives (voir chapitre x1, p. 136). Chadwick étudie
également la biodynamie auprès de son fondateur, Rudolf Steiner. Steiner
avait formulé les fondements de l’agriculture biodynamique lors d’une série
de huit conférences données en 1924 sous le nom de Cours aux agriculteurs.
Chadwick réalise une synthèse des deux approches, qu’il baptise “Méthode
française intensive et biodynamique”. Il perfectionne sa pratique pendant une
cinquantaine d’années, en Europe, en Afrique puis en Amérique.
Au début des années 1960, Alan Chadwick crée un jardin avec les
étudiants de l’université de Santa Clara, en Californie (Perrine a pu visiter
cette école exceptionnelle). En trois années, ils transforment une terre aride et
inculte en un florissant petit paradis, où Chadwick commence à enseigner sa
méthode. Ce grand horticulteur a le mérite de faire passer une riche tradition
du continent européen jusqu’aux États-Unis. Curieusement, alors que
l’héritage des anciens maraîchers parisiens avait sombré dans l’oubli en
France, leurs savoirs sont repris et développés outre-Atlantique. Au pays du
gigantisme agricole, Chadwick affirme sans complexe : “Cultivez juste une
petite parcelle, et faites-le bien. Ensuite seulement, lorsque vos résultats sont
satisfaisants, cultivez davantage5 !”
En 1972, formée par Alan Chadwick, une jeune équipe crée un centre de
recherche et d’enseignement de la microagriculture, géré par Ecology Action.
Pilier de l’organisation, John Jeavons n’a de cesse depuis lors d’étudier, de
pratiquer et de transmettre, et continue vaillamment de le faire, à plus de
soixante-dix ans. Curieusement, sa méthode est restée peu connue en France
jusqu’à ces dernières années, et un seul Français, Rachid Boutihane, s’est à ce
jour formé auprès de lui.
Un constat accablant
John Jeavons et son équipe ont baptisé leur approche GROW BIOINTENSIVE,
généralement traduit en français par “microagriculture bio-intensive”.
Jeavons la décrit comme une miniaturisation de l’agriculture, pour tenter de
répondre aux problèmes posés par l’agriculture industrielle. Il souligne que
celle-ci détruit les sols à un rythme accéléré : de 6 à 16 tonnes de sols sont
perdus pour chaque tonne de nourriture produite. L’agriculture biologique
mécanisée, selon lui, ne fait guère mieux : elle détruit les sols de 17 à 70 fois
plus vite que la nature ne les crée. En achetant une nourriture qui est cultivée
au détriment des sols, écrit Jeavons, nous nous rendons complices de cette
destruction. Or, poursuit-il, d’après diverses études l’humanité aura à ce
rythme détruit la totalité des terres arables de la planète dans le siècle à
venir ! La méthode bio-intensive permet, elle, de créer du sol de manière
substantielle6.
La surface de terre arable dont chaque personne dispose pour couvrir ses
besoins est en constante diminution. “Il devient de plus en plus clair, note
l’équipe d’Ecology Action dans l’introduction de l’ouvrage cité, que la
méthode durable de microagriculture GROW BIOINTENSIVE représentera une
part importante de la solution à la malnutrition et à la famine, à la raréfaction
des ressources en énergie, au chômage, à l’appauvrissement et la disparition
des terres arables7…”
Une question essentielle
Dès lors, Jeavons pose cette question d’une importance cruciale : “Quelle est
la surface minimale sur laquelle une personne pourrait faire pousser les
cultures lui procurant la totalité de sa nourriture, de ses vêtements, de ses
matériaux de construction, de son compost, de ses semences et de ses revenus
pour une année ?”
Difficile de répondre à cette question, tant les données peuvent varier d’un
lieu et d’une personne à l’autre. Mais c’est le genre d’interrogations
auxquelles, bientôt, nous ne pourrons plus échapper, lorsque la raréfaction
des ressources nous condamnera à sortir de la mondialisation et à satisfaire
localement à l’essentiel de nos besoins. En ce qui concerne nos besoins
alimentaires, les quelque quarante années de recherches effectuées par
Jeavons et son équipe donnent à penser que, avec la microagriculture bio-
intensive, “environ 370 mètres carrés cultivés suffiraient à faire pousser la
totalité de la nourriture nécessaire à une personne pour une année”, tout en
fournissant les matériaux permettant de réaliser le compost nécessaire au
maintien de la fertilité de cette surface cultivée. Ce calcul se fonde sur une
alimentation végétarienne. Pourquoi donc chercher des macro-réponses aux
énormes défis des temps modernes ? s’interroge Jeavons. Essayons plutôt de
développer des micro-réponses à l’échelon individuel, en subvenant nous-
mêmes à nos propres besoins.
Le ton est donné, la recherche d’Ecology Action se positionne
principalement sur le plan de l’autonomie individuelle, plutôt que sur le
terrain d’une agriculture professionnelle. Pourtant, le potentiel de la
microagriculture est tel que l’approche de John Jeavons inspire divers
programmes de développement à travers le monde. Des agriculteurs se
risquent à cultiver de toutes petites surfaces. Dans les années 1970, Jeavons
estimait qu’une surface de 500 à 2 000 mètres carrés permettait de procurer
un revenu net de 5 000 à 20 000 dollars par an. Une femme de Colombie-
Britannique gagnait environ 400 dollars par semaine en cultivant des légumes
pour des restaurants sur 225 mètres carrés seulement !
Ces chiffres surprendront la plupart des maraîchers français. Nous ne
sommes pas habitués à évaluer le potentiel de productivité de la
microagriculture ! L’étude que nous entreprendrons au Bec Hellouin viendra
confirmer ces résultats, dans le contexte qui est le nôtre, la France des
années 2010.
Construire le sol, préparer notre avenir
Et Jeavons de citer Gandhi : “Oublier la culture de la terre et les soins du sol,
c’est nous oublier nous-mêmes8.” L’attention portée au maintien et à
l’aggradation des terres cultivées est l’un des points les plus intéressants de
l’approche bio-intensive. Pour Jeavons, il importe que chaque jardin
engendre les conditions de sa propre fertilité. Une étude minutieuse, prenant
en compte tant les besoins nutritionnels des personnes que les besoins
nutritionnels du sol, a mené l’équipe d’Ecology Action à définir une règle
simple : une partie du terrain doit être consacrée à des cultures fortement
productrices de biomasse, servant à fabriquer le compost destiné à fertiliser
l’ensemble du jardin. Ainsi conduit, le jardin peut être durablement
autofertile.
La règle d’or de la microagriculture bio-intensive consiste à répartir les
cultures comme suit :
– 60 % de la surface cultivée est dédiée à des plantes à biomasse, capables
de fournir l’essentiel des matériaux à composter pour la totalité du jardin. Ces
plantes procurent du carbone (principal constituant de la matière organique)
et des calories. Ce sont principalement : des céréales, des fèves, des
tournesols…
– 30 % de la surface cultivée est dédiée à des tubercules et autres légumes
riches en calories : pommes de terre, poireaux, topinambours, ail, panais,
patates douces, salsifis…
– 10 % de la surface est dédiée à des légumes divers, apportant vitamines
et minéraux. Cette catégorie représente les autres légumes : salades, carottes,
radis, navets…
À noter que les céréales sont cultivées sur buttes et généralement
repiquées. En Europe, le blé était autrefois fréquemment cultivé dans les
jardins – on parle alors de blé jardiné –, avec des rendements
atteignant 100 quintaux à l’hectare (contre environ 70 aujourd’hui9), sans
aucune forme de mécanisation10.
Une approche en huit points
La méthode GROW BIOINTENSIVE a été formulée de manière simple, en huit
points.
1. Préparation profonde du sol, double bêchage. Le double bêchage est
une ancienne technique maraîchère, qui consiste à décompacter le sol sur
deux profondeurs de bêche. Dans la méthode bio-intensive, les horizons du
sol ne sont pas mélangés et cette technique permet de former des buttes de
culture permanentes bénéficiant de conditions idéales : fertilité,
décompactage profond…
2. Le compostage. Comme nous l’avons évoqué, l’autonomie en fertilité
est le but à atteindre. Le compostage est réalisé en tas, avec soin, en alternant
des lits de matière carbonée (branches, feuilles mortes, paille…), de matière
azotée (herbe, épluchures et restes de table), et de la terre.
3. La plantation dense. Les légumes sont quasiment systématiquement
repiqués, en quinconce afin de les densifier, ce qui permet la création d’un
microclimat favorable entre la surface du sol et les feuilles.
4. Les plantes compagnes. Les associations de cultures permettent une
diversité végétale favorable à la bonne santé du jardin, tout en élevant le
niveau de productivité.
5. Cultures carbonées : voir plus haut, p. 116.
6. Cultures de calories : voir plus haut, p. 116.
7. Utilisation de graines à pollinisation libre. Le jardinier recherche
l’autonomie en semences et privilégie les variétés anciennes.
8. Une approche complète du jardinage. La méthode doit être pratiquée
dans sa globalité, pour une question de cohérence et d’efficacité.
Efficacité de la microagriculture bio-intensive
La méthode GROW BIOINTENSIVE a été évaluée depuis plusieurs décennies.
Selon John Jeavons, les résultats parlent d’eux-mêmes. Il cite dans son
ouvrage les données suivantes :
– Les rendements obtenus par la méthode GROW BIOINTENSIVE sont en
moyenne 2 à 6 fois plus élevés que ceux de l’agriculture des États-Unis,
jusqu’à 31 fois pour certaines cultures.
– Les besoins en eau sont réduits de 67 à 88 % par unité de production.
– Les fertilisants achetés (c’est-à-dire non produits par la ferme) sont
diminués d’au moins 50 %, voire supprimés.
– L’énergie fossile utilisée par unité de production est réduite
de 94 à 99 %.
– Les calories produites par unité de surface sont de 200 à 400 fois
supérieures.
– Le revenu par unité de surface est multiplié au moins par deux.
Force est de constater qu’une approche manuelle de l’agriculture peut
bousculer bien des idées reçues. Ce que nous considérons comme “efficace”
l’est-il réellement, si les récoltes sont obtenues au prix d’une énorme perte de
terre arable ? John Jeavons a le mérite de poser les vraies questions et de
proposer des alternatives viables au système dominant, à la portée de chacun.
Applications à la Ferme du Bec Hellouin
Une lecture attentive et régulière de l’ouvrage de Jeavons nous a aidés à
prendre confiance dans le potentiel de la microagriculture. On ne le dira
jamais assez, les obstacles sont avant tout dans nos têtes ! Nous
déconditionner de nos formatages mentaux est une condition nécessaire et
préalable pour faire évoluer nos pratiques.
Dans le contexte de notre ferme, faute d’une épaisseur de sol suffisante, il
n’y a que dans le jardin potager situé devant la maison que nous avons pu
tester la technique du double bêchage. Réaliser une butte permanente selon
cette technique est de toute évidence un plus, puisque les plantes bénéficient
d’un sol décompacté sur 60 à 80 centimètres de profondeur, plus profond que
n’irait le plus puissant des tracteurs. Le temps de travail pour réaliser la butte
est multiplié par trois environ. Je dois avouer que nous n’avons pas pu
observer de différence de rendements par rapport à nos autres buttes, mais
d’autres facteurs influent probablement sur ces résultats.
Chadwick et Jeavons insistent sur les soins minutieux à apporter aux
cultures à chaque étape, en particulier dans la manière de préparer le sol, de
produire ses plants, de les repiquer, etc. Ce facteur soins est l’un des
paramètres qui créent un “avantage compétitif” entre un jardinier-maraîcher
et un tracteur. La microagriculture n’est vraiment productive que si le travail
est très soigné ! Cela va à l’encontre d’un certain courant de pensée, en vogue
dans les milieux permaculturels, qui soutient qu’une agriculture naturelle
consiste à “laisser faire” la nature, et qu’il n’y a “que peu de travail” pour le
jardinier. J’avoue rester dubitatif… C’est peut-être vrai pour quelqu’un qui
veut juste cultiver de quoi se nourrir, mais pour produire soixante paniers de
légumes chaque semaine, toute l’année, je suis sceptique. Tirer profit des
services écosystémiques permet, à terme, de réduire la charge de travail, c’est
indéniable. Aller dans le sens de la vie, chercher à comprendre ce qui est bon
pour le sol, bon pour les végétaux et, in fine, bon pour les êtres humains et
pour tout l’univers du vivant, est le fondement d’une agriculture naturelle.
Mais la nature ne fait pas pousser spontanément les plantes sophistiquées que
sont nos légumes. Les végétaux que nous sommes habitués à consommer sont
généralement le fruit d’une longue coévolution entre une plante sauvage et
l’être humain ; ils ont besoin de nos soins et sont exigeants en fertilité, en eau
et en soleil.
Plantes pérennes, plantes sauvages
Donner plus de place aux plantes pérennes, infiniment moins gourmandes en
travail et en intrants, a beaucoup de sens. Dans la nature, une immense
majorité des végétaux sont des plantes vivaces ; se nourrir quasi
exclusivement de plantes annuelles, comme nous le faisons, est un non-sens –
ou une spécialisation, risquée comme toute spécialisation. Nous cherchons à
enrichir chaque année la gamme des légumes vivaces cultivés à la ferme.
L’épinard perpétuel (Rumex patientia), par exemple, est une plante vivace
rustique qui pousse très vite en début de printemps et permet plusieurs coupes
successives.
De même, introduire davantage de plantes sauvages dans notre diète a du
sens. Outre le fait qu’elles poussent toutes seules sans rien demander à
personne, elles sont généralement bien plus concentrées en principes actifs et
en nutriments que nos légumes sélectionnés11. Nous travaillons à valoriser les
plantes sauvages, dans nos jardins. Mais le marché est actuellement très
limité ; les jardiniers-maraîchers professionnels sont tenus de répondre à
l’attente de leur clientèle et ils ne peuvent prétendre révolutionner leurs
habitudes alimentaires… Favoriser une évolution dans la durée, peut-être ?
En attendant, nos jardins maraîchers doivent faire la place belle aux fruits et
légumes classiques, qui sont devenus des éléments à part entière de notre
culture gastronomique – de notre culture tout court.
La permaculture a tout à gagner à se laisser féconder par des approches
comme celle de Jeavons, et réciproquement. À mon humble avis, la méthode
GROW BIOINTENSIVE peut être enrichie par les concepts permaculturels.
Certains points importants, comme le design général du jardin, les
microclimats, le rôle des arbres, de l’eau, les bienfaits d’un paillis permanent,
etc., sont peu ou pas abordés par Jeavons. Perrine et moi avons cherché à
inscrire les merveilleuses techniques de la microagriculture bio-intensive
dans le cadre plus large que propose la permaculture, et cela s’est révélé très
satisfaisant.
Mais un autre grand pionnier nord-américain nous a inspirés, bien
davantage encore : Eliot Coleman.

1 John Jeavons, op. cit.


2 Sorte de fourche à deux manches, aux dents longues, permettant de décompacter le sol sans le
retourner.
3 Patrick Whitefield, The Earth Care Manual, op. cit.
4 John Jeavons, op. cit.
5 Cité par John Jeavons in ibid., p. XVIII.
6 Ibid., p. XII.
7 Ibid., p. VI.
8 Ibid., p. XII.
9 “Les rendements du blé et du maïs ne progressent plus”, Agreste Primeur (document officiel du
ministère de l’Agriculture), no 210, mai 2008.
10 Pour en savoir plus sur le blé jardiné, lire Joseph Pousset, Traité d’agroécologie, France agricole,
coll. “Agriproduction”, 2e éd., 2012.
11 Voir à ce sujet le livre de François Couplan : Guide nutritionnel des plantes sauvages et cultivées,
Delachaux et Niestlé, 1998.
X
ELIOT COLEMAN
Ce pionnier de l’agriculture biologique aux États-Unis est devenu l’un
des meilleurs maraîchers au monde et le chantre des microfermes.

La nature ne te veut rien de mal, elle te donne juste des opportunités !

Je suis passionné par l’escalade. En tant que grimpeur, je peux te dire


que ce qui est formidable, dans l’agriculture, c’est qu’elle est comme une
montagne : elle n’a pas de sommet.
ELIOT COLEMAN1

Pas de doute : pour nous, l’ouvrage le plus marquant de ces dernières années
fut The Winter Harvest Handbook2 d’Eliot Coleman, que Perrine rapporta
d’Angleterre. Un chef-d’œuvre ! Ce livre a provoqué un mini-séisme qui eut
des répercussions profondes dans notre ferme. Dès que nous l’avons reçu, j’ai
passé des heures à contempler les photos des serres et des jardins, bouleversé
par la beauté qui se dégage de la Four Season Farm de Coleman, où
l’agencement des cultures touche à la perfection. J’ai dévoré le texte, clair et
bourré d’informations utiles. Au fil des ans le livre est devenu tout froissé,
taché de terre, couvert d’annotations et de calculs pour convertir en système
métrique les pieds et pouces… Coleman est l’un des meilleurs maraîchers du
monde. Perrine et moi avons pour lui à peu près la même vénération qu’un
sadak hindou pour son gourou !
À force d’entendre parler de ses méthodes dans nos formations, l’une de
nos stagiaires, Elsa Petit, a proposé de traduire The Winter Harvest
Handbook. Devant notre enthousiasme, elle a travaillé tambour battant. Nous
avons fait découvrir le livre à Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani,
directeurs d’Actes Sud, passionnés par tout ce qui touche à l’agroécologie
(Jean-Paul est du reste ingénieur agronome de formation), et ils ont accepté
de le publier3.
Et puis… à l’automne 2013, pour la sortie de l’édition française baptisée
Des légumes en hiver : produire en abondance, même sous la neige, Eliot en
personne est venu passer quelques jours dans notre ferme, en compagnie de
son épouse, Barbara Damrosch, elle-même jardinière hors pair, pour donner
une formation éblouissante devant soixante-dix personnes ! Quelques jours
passés en compagnie également de Philippe Desbrosses, pionnier de
l’agriculture bio en France, qui est pour nous un père spirituel. Philippe et
Eliot s’étaient connus trente ans plus tôt dans les instances internationales de
l’agriculture biologique. Ces deux jeunes septuagénaires nous donnaient à
voir ce que la fraîcheur, l’enthousiasme et l’engagement d’une vie pouvaient
accomplir. Et Barbara n’est pas en reste !
Une vie de jardinier-maraîcher
C’est toujours un privilège de rencontrer des personnes qui vont jusqu’au
bout de leur rêve… Dès le premier repas, nous soumettons Eliot et Barbara à
un interrogatoire en règle !
“Quand j’étais gosse, raconte Eliot dans un français presque parfait, j’avais
tellement d’énergie… Aujourd’hui on me mettrait sous tranquillisants !” Eliot
évoque sa première carrière comme enseignant. Il semble avoir été plus
intéressé par la vie en plein air que par les salles de classe. Très sportif, il
pratique l’escalade et le canoë, adorant relever les défis, se dépasser. Reculer
les limites est son obsession. Il suffit qu’on lui dise qu’une montagne est
impossible à gravir pour qu’il s’y frotte ! “Nous, les alpinistes, confie-t-il,
nous cherchons toujours l’élégance de la voie.” C’est cette attitude qu’il a su
magistralement appliquer à sa démarche de paysan : l’élégance, c’est
accomplir beaucoup avec une grande économie de moyens et sans effort
apparent.
À la fin des années 1960, Eliot a trente ans. Après avoir été objecteur de
conscience, puis avoir crapahuté d’une montagne à l’autre, il se trouve face à
un défi de taille : transformer une forêt de conifères, acquise pour une
poignée de dollars auprès d’un couple de pionniers du bio désireux de
favoriser son aventure, en une ferme. Eliot se met à abattre les arbres à la
hache pour ouvrir une clairière dans sa forêt, découvrant un sol de sable et de
cailloux, au pH de 4,5, donc très acide, impropre aux cultures maraîchères.
Rien de très original en cela, l’histoire des États-Unis est pleine de pionniers
un peu fous appliquant les recommandations du président Abraham Lincoln :
“La population va augmenter rapidement, plus vite que dans les temps passés,
et bientôt le plus valable de tous les arts sera l’aptitude à tirer une existence
confortable de la plus petite parcelle de terre4.”
Mais là où Eliot se démarque des pionniers d’antan, c’est qu’il fait, deux
fois par mois, trois heures de voiture pour aller s’enfermer dans la
bibliothèque d’une université et dévorer tout ce qui a trait à l’agriculture
naturelle. Très vite, son inextinguible curiosité le pousse à s’envoler pour
l’Europe. En France, Eliot part à la rencontre des derniers héritiers de la riche
tradition maraîchère parisienne. À l’automne 1974, il éprouve un véritable
choc en découvrant, à Blainvilliers, dans la banlieue sud de Paris, les jardins
maraîchers de Louis Savier. “Aucune autre visite n’a été aussi décisive pour
l’évolution de mes pratiques de maraîcher que celle du jardin de Louis
Savier, écrit Coleman. Les notes que j’ai prises à l’époque reflètent ma
surprise et mon admiration. La qualité était partout : dans l’agencement des
parcelles, dans les rangs bien nets et bien serrés, dans les rangées de châssis
et de couches chaudes, dans le sol sombre couleur chocolat et, surtout, dans
les légumes éclatants de santé… J’ai compris jusqu’où on pouvait pousser le
soin apporté aux cultures. Je lui ai rendu visite trois fois avant qu’il ne prenne
sa retraite, en 1996. Chaque visite était plus impressionnante que la
précédente5.”La France devient dès lors une étape privilégiée pour les
voyages d’études que multiplie Eliot.
La carrière d’Eliot connaît ensuite bien des tournants. Il dirige une ferme
expérimentale, devient pour deux années directeur de l’Ifoam (la Fédération
internationale des mouvements d’agriculture biologique), conseille divers
projets et conçoit des outils innovants, avant de reprendre en main sa Four
Season Farm à la fin des années 1990. Eliot a alors à son actif deux livres, qui
sont devenus des références aux États-Unis : The New Organic Grower6 et
Four-Season Harvest7. Il entame la rédaction d’un nouveau livre, auquel il
travaillera dix années durant, qui deviendra Des légumes en hiver. Il a
maintenant acquis une expérience internationale unique de la
microagriculture et exploite pleinement ses possibilités. Très vite, la Four
Season Farm d’Eliot et de Barbara devient un modèle de microferme, belle,
productive et généreuse. Sous son influence, des dizaines de milliers de
petites fermes ont germé un peu partout aux États-Unis, où le mouvement est
maintenant solidement établi, alors qu’il reste balbutiant dans l’Hexagone.
La Four Season Farm
La Four Season Farm est située sur la côte nord-est des États-Unis, un endroit
rude où le thermomètre descend régulièrement à – 25 degrés Celsius en hiver.
La spécialité d’Eliot est précisément de faire pousser d’excellents légumes au
cœur de l’hiver. C’est infiniment plus difficile et plus technique que les
cultures estivales. Eliot fut l’un des premiers à développer les techniques de
double couverture des cultures et les serres déplaçables.
La première préoccupation d’Eliot est son sol. Il est parti, nous l’avons
évoqué, d’un sol impropre aux cultures, qu’il a patiemment transformé en une
merveilleuse terre maraîchère. “Quand je fais des analyses de sol, nous
confie-t-il, c’est comme un bulletin scolaire : j’ai A + partout !” Il lui a fallu
bien des années pour y parvenir, en associant des cultures d’engrais verts et
des apports importants et réguliers de compost. La ferme est aujourd’hui si
intensément cultivée qu’il n’y a plus de place pour les engrais verts dans les
rotations, mais Eliot réalise toujours avec grand soin son compost.
Il nous fait part d’une observation très intéressante : lorsque le sol devient
sain et vivant, bien équilibré, les ravageurs disparaissent. Il a à de
nombreuses reprises constaté qu’une perturbation ponctuelle du sol entraînait
le retour des ravageurs. Il lui est arrivé, par exemple, d’enlever un gros rocher
au milieu d’une planche de culture et de reboucher le trou avec la terre
disponible alentour. La culture suivante se voyait attaquée uniquement à cet
endroit. Cette observation m’a beaucoup frappé. Elle est une invitation de
plus à concentrer ses soins sur le sol, qui est le socle vivant sur lequel se
fonde notre activité de paysans.
Eliot a donc créé son sol, renouant en cela avec les pratiques des anciens
maraîchers parisiens. Dans la littérature moderne de l’agriculture bio, on ne
parle plus de créer du sol. Comment le pourrait-on lorsque l’on travaille à
l’aide d’engins mécanisés sur de grandes surfaces ? Un hectare comportant
généralement de 2 000 à 7 000 tonnes de terre arable, il serait extrêmement
difficile et onéreux de la transformer complètement. C’est un argument de
plus en faveur de la microagriculture : en cultivant de petites surfaces sous
forme de buttes permanentes, il devient possible de transformer un substrat
ingrat en une terre d’excellente qualité. On ne le dira jamais assez : l’un des
secrets de la productivité des microfermes, c’est l’attention portée au sol. On
devient créateur d’humus !
Les secrets d’une haute productivité
L’un des aspects les plus intéressants du travail de Coleman est la grande
cohérence d’un système fondé sur des planches permanentes
de 75 centimètres de large. Nous retrouvons la technique des buttes
permanentes, dont les nombreux intérêts ont été évoqués au chapitre 8. En
choisissant de se passer le plus possible de mécanisation8, Coleman a pu
densifier considérablement ses cultures. Le tracteur en effet impose des
plantations en ligne, avec des inter-rangs suffisamment larges pour les
passages de roues et pour les outils. Eliot a cherché jusqu’où il est possible de
densifier les cultures. Progressivement, il a diminué ses inter-rangs et
travaille maintenant, pour les petits légumes comme les carottes, les radis, les
jeunes pousses, avec des intervalles de 6,5 centimètres. Il a conçu un
merveilleux semoir manuel à six rangs qui permet, en deux passages, de
semer douze rangs de petits légumes avec une grande précision. Rapidement,
les feuilles des légumes se rejoignent, couvrant toute la surface de la planche
qu’elles protègent de l’érosion, limitant l’enherbement.
On peut constater l’intérêt de ce semoir de précision en le comparant avec
un tracteur qui, sur une planche de 75 centimètres de large, ne pourrait semer
que trois rangs environ. Entre les rangs la terre resterait nue, lessivée par les
pluies, grillée par le soleil, porte ouverte au développement des adventices.
Ne pas inviter les plantes pionnières
Le désherbage est l’un des grands défis de l’agriculture biologique et il n’est
pas inutile de se pencher sur ce que nous appelons communément les
“mauvaises herbes”. Les adventices sont généralement des plantes pionnières
qui ont vocation à s’installer sur les sols dégradés. Rappelons que, dans la
nature, la terre n’est jamais à nu, ou alors il s’agit d’un accident. Les plantes
pionnières remplissent donc une fonction importante : elles sont capables de
pousser sur un sol très pauvre, résistent à la sécheresse et aux ardeurs du
soleil, et permettent alors l’arrivée de générations de végétaux plus délicats.
Elles sont donc programmées pour pousser très vite et supporter des
conditions hostiles ! Chaque fois que nous laissons à nu la terre de nos
jardins, nous envoyons un appel aux plantes pionnières qui s’empressent de
la coloniser, pour la réparer. Lorsqu’on comprend mieux leur implantation
dans la nature, il devient plus facile de ne pas créer les conditions favorables
à leur développement, ou alors de faire alliance avec elles et de tirer profit de
leur extraordinaire vitalité.
Revenons au semoir manuel à six rangs d’Eliot Coleman. Cet outil simple
est très performant en termes économiques. Son coût initial est réduit – il
vaut moins de 600 dollars, à comparer avec le coût d’un tracteur – et son coût
d’exploitation est nul. Il permet de semer douze rangs de légumes au lieu de
trois. Coleman écrit que, lorsqu’il est passé des semoirs maraîchers habituels
à ce semoir de précision à six rangs, il a quasiment doublé ses rendements. Je
mets au défi quiconque de trouver une innovation agricole qui permette de
doubler ses rendements pour 600 dollars ! Cela n’existe pas.
Mais l’intérêt de ce semoir est également fort sur le plan écologique. Le
système de planches plates permanentes pour lesquelles il est conçu est
respectueux du sol, et les pratiques culturales permettent à ce sol d’être
densément habité par des racines et des micro-organismes qui vont
naturellement le rendre de plus en plus vivant.
Cet outil reste perfectible, Eliot y travaille avec l’équipe de Johnny’s
Seeds, une coopérative de semences et d’outils qui est son principal
partenaire et distribue ses créations9.
Un système agraire cohérent et efficace
Au tracteur, Eliot a progressivement substitué tout un ensemble d’outils
manuels ou électriques spécialement conçus pour son système : des binettes
étroites pour travailler entre des rangs rapprochés ; un mini-motoculteur
actionné par une perceuse électrique sur batterie, qui ne travaille que les
premiers centimètres du sol et ne remonte donc pas les graines d’adventices
enfouies ; une récolteuse à jeunes pousses, alimentée de même par une
perceuse… Et ce n’est pas fini : Eliot nous a griffonné les plans d’un porte-
outil électrique, un outil polyvalent permettant d’effectuer différentes tâches
sur les planches permanentes ; je suis persuadé qu’il a encore plein d’idées…
Les rendements de la Four Season Farm sont tels que ses 8 000 mètres
carrés cultivés permettent de salarier deux ouvriers permanents et quatre
saisonniers l’été, en plus d’Eliot et de Barbara. Eliot se dit satisfait lorsque le
chiffre d’affaires au mètre carré cultivé atteint 25 dollars par an. Rapporté à
l’hectare, le chiffre d’affaires est de 200 000 dollars, environ 150 000 euros,
alors qu’en France le résultat moyen d’un hectare de maraîchage bio semble
tourner autour de 30 000 euros (les légumes bio sont toutefois sensiblement
mieux valorisés aux États-Unis). Chiffre à méditer par ceux qui doutent
encore de l’efficacité d’un système maraîcher bio-intensif !
Derrière les techniques : une éthique
Si Eliot a conçu et développé un système technique aussi performant, c’est
parce qu’il est animé d’une vision : multiplier les microfermes, qui
permettent de nourrir les communautés locales avec des produits sains et
naturels, tout en offrant une bonne qualité de vie aux paysans. L’engagement
non violent de sa jeunesse s’est transformé en pratiques agricoles
respectueuses de la terre et des gens. “Le capitalisme et le communisme ont
essayé de détruire les petites fermes car elles sont indépendantes, juge-t-il.
Mais je vois en elles l’avenir de l’agriculture.”
Eliot dirige toujours sa ferme et n’a aucunement l’intention de s’arrêter.
“Pas de retraite, lâche-t-il, je mourrai dans mes jardins ! Si j’arrêtais de
travailler la terre, je cesserais aussi d’écrire. Je ne veux parler que de ce que
je pratique.” Barbara est tout aussi investie, se lève à quatre heures pour
travailler au jardin, à ses livres ou à sa chronique hebdomadaire pour le
Washington Post, trouve le temps, chaque vendredi, de cuisiner pour toute
l’équipe…
Eliot regarde devant lui, donne tout ce qu’il peut, son temps, ses idées –
aucun de ses outils n’est breveté, ils doivent servir à cet essor des small
farms qui lui tient tant à cœur. “Copiez-les ! Améliorez-les !” nous conseille-
t-il. La générosité est l’une des caractéristiques du bonhomme, qui est arrivé
chez nous chargé comme le père Noël de magnifiques outils de sa
conception ! N’a-t-il pas cédé à certains de ses ouvriers des parcelles de terre
pour quelques dollars, le prix auquel il les avait achetées quarante ans plus
tôt ?
Durant les trois jours passés ensemble, nous avons pu observer à quel point
Eliot est maraîcher jusqu’au bout des ongles. Dans chaque jardin il touche la
terre, se penche pour observer les légumes, se renseigne sur les variétés.
J’aime voir ses yeux se plisser et son regard devenir extraordinairement
intense lorsqu’un sujet l’intéresse. Nous sommes surpris et touchés de nous
découvrir une telle communauté d’intérêts et les soirées se prolongent,
jusqu’à ce que Philippe Desbrosses prenne sa guitare pour pousser la
chanson – n’a-t-il pas été musicien avant de devenir paysan ? Eliot n’est pas
homme à s’épancher mais, au moment de nous quitter, il évoque sa relation
avec la nature, son pacifisme… “En montagne, j’ai appris à ne pas avoir peur
de la mort. La peur de la nature est liée à notre angoisse de la mort. Je me
positionne différemment. Je n’ai pas peur des ravageurs, par exemple !”
“Votre ferme est magnifique, elle justifiait le voyage, you are a power
couple ! nous lance-t-il avec humour alors que sa voiture démarre. Je vais
planter des arbres dans mes jardins, essayez de ne pas couper les vôtres avant
mon retour !”
Les applications à la Ferme du Bec Hellouin
Nous avons découvert les travaux de Coleman à peu près en même temps que
ceux de Jeavons, après deux années de culture sur des buttes rondes. Nous
devenions conscients de certains inconvénients des buttes rondes, en
particulier pour le semis direct. La forme arrondie des buttes nous interdisait
d’utiliser notre semoir maraîcher mécanique (à un rang). Les semis pratiqués
à la main, “à la volée”, sont plus aléatoires : on a parfois la main un peu
lourde, ou alors on sème trop clair, ce qui ne favorise pas des rendements
élevés et réguliers.
Quand nous découvrons les planches plates et le semoir à six rangs, nous
sommes donc tout à fait mûrs pour les adopter, sans renoncer pour autant aux
buttes rondes, que nous apprécions beaucoup. Nous développons depuis un
système où cohabitent des buttes rondes, de différentes tailles, et des planches
plates standardisées à 80 centimètres de largeur. Cela nous convient
parfaitement, chaque type de butte ayant ses avantages et ses inconvénients.
– Les planches plates, que nous appelons planches Coleman, sont idéales
pour le semis direct. Nous les utilisons également pour des repiquages. Elles
demandent plus de soins que les buttes rondes et sont moins autofertiles,
nécessitant l’apport de compost entre chaque culture ou presque. Toute notre
serre fonctionne ainsi.
– Les buttes rondes sont plus “naturelles” et demandent moins
d’interventions. Leur forme les rend parfaitement adaptées aux repiquages,
mais nous continuons parfois d’y effectuer des semis directs à la volée. Nous
cherchons à les garder couvertes d’un mulch aussi souvent que possible.
Nous ne les alimentons plus en compost.
Les deux systèmes sont donc complémentaires, l’un est plus “anthropisé”
que l’autre.
Toutefois, nous nous sommes autorisé quelques modifications au système
de notre maître Eliot ! Influencés par l’approche permaculturelle, nous
posons un mulch sur les planches plates quand c’est possible, pour des
cultures longues comme les tomates, concombres, poivrons, aubergines, par
exemple.
La principale modification apportée est l’association de plusieurs cultures
sur une même planche. Je me suis souvent demandé pourquoi Coleman ne
pratique pas ces associations, qui étaient quasi systématiques chez les
maraîchers parisiens du XIXe siècle dont il s’est tant inspiré. Lorsque je lui ai
posé cette question, il m’a répondu que, ses rotations étant très étudiées et
complexes, il ne souhaite pas les compliquer davantage.
Il me semble que les résultats économiques que nous obtenons sont en
grande partie le résultat de ces associations de cultures. Nous semons par
exemple douze rangs de carottes sur une planche, puis dans la foulée douze
rangs de radis. Ensuite nous repiquons au milieu une rangée de salades. Les
radis sont récoltés en premier, puis c’est le tour des salades, qui sont
remplacées par des choux. Nous ne faisons que reproduire une association
classique du XIXe siècle. Et ça marche !
Dans la serre, lorsque nous implantons les cultures estivales (tomates,
concombres, poivrons, aubergines), nous repiquons entre elles des salades et
semons des radis ou des navets en bordure des planches. Puis les salades sont
remplacées par des pieds de basilic. Lorsque les cultures estivales sont en
pleine production vers le mois d’août, et le basilic en fin de course, nous
pouvons remplacer ce dernier par des céleris branches, par exemple, qui
seront récoltés à l’automne deux semaines après la fin des cultures estivales.
Ainsi, au lieu d’avoir une seule culture, nous en menons quatre ou cinq sur le
même laps de temps et la même surface de sol. Tout ce petit monde cohabite
sans trop se gêner.
Chacun élabore un système qui lui ressemble. Eliot Coleman est
remarquablement organisé et méticuleux, ses jardins sont impeccablement
ordonnés. Personnellement, j’aime un système un peu plus flou, où les
cultures se mélangent, avec des arbres partout, sans quoi je m’ennuie. Perrine
préfère quelque chose de plus sauvage encore : elle vénère les adventices et
déteste lorsque je fauche les orties de sa forêt-jardin. L’un comme l’autre,
nous apprécions de mener tout un tas d’expériences parfois originales, même
si cela ne fonctionne pas toujours aussi bien que nous le souhaiterions. Cela
permet quand même de tomber parfois sur une pépite…
Chacun doit se sentir à l’aise et épanoui dans son système. Il nous semble
très pertinent de butiner ici et là des “bonnes pratiques” et de concocter sa
propre synthèse. C’est ce qu’a brillamment réalisé notre ami québécois Jean-
Martin Fortier, émule lui aussi de Coleman.
Le jardinier-maraîcher du Québec
Perrine, toujours elle, qui passe ses soirées sur Internet, a un jour identifié
une petite ferme québécoise, la Ferme de la Grelinette, qui utilisait
sensiblement les mêmes techniques et outils que nous – et pour cause, ceux
de Coleman –, et obtenait des résultats fort honorables. Nous avons alors
commencé à correspondre avec son sympathique créateur, Jean-Martin
Fortier.
À l’automne 2012, Jean-Martin a publié un manuel pratique d’un grand
intérêt, Le Jardinier-Maraîcher10. Cet ouvrage décrit en détail le
fonctionnement de la Ferme de la Grelinette. Jean-Martin est un excellent
maraîcher, tout aussi à l’aise dans son rôle de pédagogue. Avec sa compagne,
Maude-Hélène Desroches, il a réussi à implanter une microferme dont les
résultats économiques surprennent le monde agricole du Québec.
Au printemps 2013, nous avons la joie d’accueillir Jean-Martin au Bec
Hellouin pour une formation, et passons ensemble d’agréables moments à
échanger sur nos pratiques. Jean-Martin se décrit comme “maraîcher de
famille”. Avec cette décontraction par rapport à l’argent qui caractérise les
Nord-Américains, il assume sans complexe que leur principale préoccupation
en créant leur ferme était de mettre en place une exploitation rentable, leur
permettant de prendre plusieurs mois de congés en hiver. Les achats
relativement importants de fertilisants, le fait de chauffer les serres au
printemps, le recours à des engins mécaniques de petite taille s’intègrent à
cette vision. Maude et lui ont rapidement atteint leur objectif : la production
est abondante, les légumes magnifiques, les clients fidèles, ils ont créé trois
emplois sur moins d’un hectare, et, au final, l’impact écologique de leur
ferme est beaucoup plus réduit que celui d’exploitations maraîchères
mécanisées de taille égale.
Nous conseillons vivement, à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin
à la microagriculture, la lecture des livres de Coleman et de Fortier. Ils leur
feront gagner des années dans leurs réalisations. Nous espérons que la
littérature française, à la traîne d’une génération sur ces thématiques par
rapport au monde anglo-saxon, comblera bien vite son retard ! Sans que nous
l’ayons prémédité, la Ferme du Bec Hellouin a servi de trait d’union entre les
deux rives de l’Atlantique, et nous remercions nos amis d’Amérique de nous
avoir permis tant de découvertes. L’une des plus enthousiasmantes fut
assurément de découvrir, dans les livres de Jeavons et de Coleman, notre
héritage, celui des maîtres maraîchers parisiens du XIXe siècle !

1 Communication personnelle.
2 Eliot Coleman, The Winter Harvest Handbook, Chelsea Green Publishing, 2009.
3 Eliot Coleman, Des légumes en hiver : produire en abondance, même sous la neige, Actes Sud, 2013.
4 Cité par John Jeavons, op. cit.
5 Eliot Coleman, Des légumes en hiver, op. cit., p. 34.
6 Eliot Coleman, The New Organic Grower : A Master’s Manuel of Tools and Techniques for the
Home and Market Gardener, Chelsea Green Publishing, 2e éd., 1995.
7 Eliot Coleman, Four-Season Harvest : Organic Vegetables from your Home Garden all Year Long,
Chelsea Green Publishing, 2e éd., 1999.
8 Coleman dispose tout de même de deux tracteurs et d’un gros motoculteur professionnel, mais ils ne
sont utilisés que très occasionnellement.
9 Johnny’s Selected Seeds : leur site, www.johnnyseeds.com, est intéressant, illustré de nombreuses
vidéos didactiques. Il est possible de leur commander les outils de Coleman. L’expédition est rapide.
10 Jean-Martin Fortier, Le Jardinier-Maraîcher, Écosociété, coll. “Guides pratiques”, 2012.
XI
LES JARDINIERS-MARAÎCHERS
PARISIENS DU XIXe SIÈCLE
Il y a cent soixante-dix ans paraissait le premier manuel pratique des
cultures maraîchères de Paris, une mine d’informations pour tous ceux
qui désirent aujourd’hui cultiver la terre sans pétrole ni machinisme.

Produire beaucoup sur un petit espace, fournir en légumes l’alimentation


de 1 000 individus par la culture d’un terrain dont la superficie n’en
nourrirait pas 50 si l’on y appliquait les procédés ordinaires, et si l’art
ne venait pas en aide à la nature, tel est le problème posé chaque jour à
la culture maraîchère des environs de Paris, et le problème a chaque jour
sa solution.
I. PONCE1

La culture intensive des légumes, telle qu’on la pratique dans les jardins
professionnels où l’eau et le compost sont aisément disponibles, diffère
des cultures de légumes habituelles dans ce sens qu’elle doit être un
processus ininterrompu tout au long de l’année, avec souvent de
nombreux légumes différents plantés ensemble sur une même pièce de
terre.
J. CURÉ2

Nous avons été surpris, au cours de notre enquête, de constater que nous
n’avions rien à inventer, qu’un grand nombre de pratiques agricoles
intéressantes avaient été élaborées et pratiquées, parfois des millénaires
durant. Il suffit en quelque sorte de les redécouvrir, de les adapter à notre
contexte et à notre époque, de les enrichir de la confrontation avec les
sciences du vivant contemporaines… La magie des temps modernes nous
permet, en tous lieux et sans nécessiter un grand niveau d’études, d’avoir
accès à des sources documentaires inépuisables. La principale difficulté
consiste, paradoxalement, à ne pas se noyer dans cette complexité. Il convient
d’élaborer une synthèse cohérente, ce que nous tentons de faire au Bec
Hellouin. Nous cherchons à identifier les lignes fortes caractérisant un
système agricole allant dans le sens de la vie, les grandes règles qui seront
ensuite capables d’inspirer des réalisations très diverses, adaptées aux sols, au
climat, au contexte social et humain de chaque ferme.
“L’agriculture biologiquement intensive date de quatre mille ans en Chine,
de deux mille ans en Grèce et de mille ans en Amérique latine, écrit John
Jeavons. De fait, c’est ainsi que les Mayas faisaient pousser leur nourriture,
dans les jardins familiaux, de manière très locale. C’est l’une des raisons pour
lesquelles leur culture a survécu, alors que d’autres s’effondraient autour
d’eux3.” Qu’est-ce qui a permis à certaines formes d’agriculture de traverser
les siècles sans épuiser les sols, de nourrir une population nombreuse, de
soutenir, bien souvent, une civilisation raffinée, alors que d’autres modèles
ont entraîné une désertification des terres cultivées ?
Parmi les multiples formes qu’a pu prendre la microagriculture de par le
monde, l’une des plus abouties a été menée à Paris et dans sa banlieue, au
cours du XIXe siècle, jusqu’à ce que l’essor de l’urbanisation et l’arrivée de la
mécanisation fassent sombrer dans un relatif oubli cette riche tradition.
Paradoxalement, le monde anglo-saxon a gardé une vive admiration pour les
cultures maraîchères intensives de Paris, probablement parce que des
maraîchers londoniens avaient fait le voyage pour étudier les pratiques de
leurs collègues parisiens, et que plusieurs auteurs anglophones, comme
William Robinson et le prince Pierre Kropotkine4, avaient évoqué le sujet.
Les usagers de la ligne 9 du métro parisien savent-ils que la station
“Maraîchers”, ouverte en 1933, a été baptisée ainsi en l’honneur des
nombreux maraîchers des collines de Belleville et de Montreuil ?
Les jardiniers-maraîchers parisiens, de grands précurseurs
Les jardiniers-maraîchers parisiens du XIXe siècle étaient parvenus à un
niveau d’excellence que peu de maraîchers contemporains atteignent : qui, de
nos jours, peut se targuer de réaliser jusqu’à huit ou neuf rotations de cultures
par an, et de produire, sans aucune forme de mécanisation et sans une goutte
d’énergie fossile, des salades toute l’année, des melons, concombres, fraises
et tomates dès avril-mai ?
À l’heure où nombre d’élus rêvent de réintroduire l’agriculture au cœur des
territoires urbains et périurbains – il s’agit même d’une tendance mondiale –,
l’exemple des maraîchers parisiens représente un extraordinaire précédent.
Durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, il semble que Paris ait été
autosuffisante en légumes frais produits intra-muros, en toutes saisons. La
production de la capitale, diversifiée et d’une grande qualité, s’exportait
même vers les marchés londoniens !
L’histoire des jardiniers-maraîchers parisiens est peu connue avant la
Révolution française. L’art des cultures légumières avait réalisé un bond en
avant à l’époque de Louis XIV, sous l’impulsion de maîtres jardiniers comme
La Quintinie, qui expérimenta, dans le potager du roi, les ancêtres des châssis
dans les années 1670 et 16805. Une nouvelle catégorie professionnelle, les
jardiniers-maraîchers, s’était alors progressivement développée au cœur
même de Paris. Ils formaient une “caste” à part, dont les connaissances
s’affirmaient de génération en génération. En 1780, un jardinier-maraîcher du
nom de Fournier fit, le premier, usage de châssis pour ses cultures, ouvrant
ainsi une nouvelle ère à la profession, celle des cultures forcées, réalisées
sous abri, à l’aide d’une source de chaleur naturelle que nous allons décrire.
Des témoignages de première main
Le premier témoignage détaillé sur la vie et les pratiques des jardiniers-
maraîchers fut le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris,
émouvant document rédigé par deux praticiens, Moreau et Daverne, et publié
en 1845. Cet ouvrage décrit de manière exhaustive les cultures, les outils et
l’organisation même de la profession à cette époque. Voici la description que
donnent Moreau et Daverne de leurs confrères, dans cette capitale
bouleversée, tout au long du XIXe siècle, par de profonds mouvements
sociaux : “Les maraîchers de Paris forment la classe de travailleurs la plus
laborieuse, la plus constante, la plus paisible de toutes celles qui existent dans
la capitale. Quelque dur, quelque pénible que soit son état, on ne voit jamais
le maraîcher le quitter pour en prendre un autre. Les fils d’un maraîcher
s’accoutument au travail, sous les yeux et à l’exemple de leur père, et presque
tous s’établissent maraîchers. Les filles se marient rarement à un homme
d’une autre profession que leur père. Quoique le métier soit très dur, le
maraîcher s’y attache6.”
D’autres livres ont suivi7, jusqu’à la Première Guerre mondiale et au-delà,
qui permettent de suivre l’évolution du métier de producteurs de légumes au
sein d’une grande capitale, en des temps à la fois tout proches et déjà
lointains tant nos modes de vie ont changé.
Les jardiniers-maraîchers disposaient de “marais” – le nom encore donné à
leurs jardins, en souvenir de l’époque où les cultures légumières étaient
menées en zones humides –, de petite taille, dans les espaces laissés libres par
l’urbanisation, bien plus lâche qu’aujourd’hui. En 1845, les cultures vivrières
dans l’enceinte de Paris couvraient environ 1 378 hectares, divisés
en 1 800 jardins – chaque jardin mesurait donc environ 7 650 mètres carrés.
Ils employaient 9 000 personnes, soit 5 personnes en moyenne par jardin : le
maître maraîcher et son épouse, des hommes à la journée, et une fille ou un
garçon à gages, le plus souvent des enfants8. Le travail de
ces 9 000 jardiniers-maraîchers suffisait à alimenter la capitale en légumes.
L’urbanisation croissante faisait monter les prix du foncier et repoussait
progressivement les maraîchers vers la périphérie, à l’intérieur et à l’extérieur
des fortifications de la ville, dont le contour fut plusieurs fois redessiné. Les
producteurs exerçant leur métier dans la cité étaient pénalisés par le coût des
terrains, et soumis à la concurrence des maraîchers installés à la campagne,
parfois fort loin de Paris, où les charges liées au foncier étaient beaucoup
moins élevées. Pour rester économiquement compétitifs, les jardiniers-
maraîchers parisiens ont été constamment acculés à améliorer leurs
techniques, ce qu’ils ont réalisé en travaillant sur deux axes principaux :
produire toute l’année et produire davantage par unité de surface. Ils
pouvaient ainsi proposer à la vente des légumes durant la saison hivernale et
au début du printemps, alors que leurs collègues hors les murs n’avaient rien
à vendre, et mieux rentabiliser chaque pouce de terrain. Ces contraintes
expliquent, me semble-t-il, leur niveau d’expertise inégalée.
Comment parvenaient-ils à ces résultats, et en quoi ceux-ci peuvent-ils
nous intéresser, nous, jardiniers et maraîchers du IIIe millénaire ? Il y a
certainement beaucoup à apprendre de la lecture de leurs manuels ; nous
n’aborderons dans les pages qui suivent que les points essentiels.
Créer du sol
Les jardiniers-maraîchers accordaient un soin extrême à leur terre. L’un
d’eux a pu écrire qu’ils étaient les “orfèvres du sol”. Ils devaient littéralement
créer leur sol, lorsque celui-ci ne correspondait pas à leurs critères. Ils
disposaient pour cela de quantités quasi illimitées de fumier, puisque la
traction hippomobile était la norme dans le Paris de l’époque. En compostant
de grandes quantités de fumier au cœur même de la cité, ils rendaient un
grand service à la métropole, et illustraient deux des principes de la
permaculture :
– tout produit d’un système qui n’est pas réutilisé à l’intérieur de celui-ci
devient un polluant à l’extérieur ;
– les déchets de l’un doivent devenir la ressource d’un autre.
Créer du sol était un long processus : “Quand un jardinier-maraîcher
s’établit sur un terrain neuf qui n’a pas encore été cultivé en marais, il lui faut
quelques années pour rendre la terre meuble et facile à cultiver. Pendant ces
quelques premières années, les engrais nécessaires pour rendre la terre fertile
peuvent être considérables9.” C’était une grande perte pour un jardinier-
maraîcher que de devoir quitter son marais, chassé par l’urbanisation, pour
recommencer ailleurs.
Il convient de souligner que cette approche a été quasiment oubliée avec
l’essor de la mécanisation et l’apparition des engrais industriels – chimiques
ou organiques. Nous l’avons évoqué, dans la pratique créer du sol n’est
possible que sur de petites surfaces, et encore, à condition de disposer de
ressources importantes en matière organique. Lorsque les maraîchers et les
agriculteurs ont bénéficié d’engins mécanisés permettant à une seule
personne de travailler des surfaces importantes, le “progrès” ne fut pas réalisé
dans tous les domaines : du point de vue des sols, la mécanisation constitue le
plus souvent une régression, par l’érosion et la déstructuration qu’elle
engendre. Il est devenu techniquement quasiment impossible de transformer
réellement le sol de ces surfaces, en raison de leur taille et de la quantité de
matière organique nécessaire. Créer du sol est également devenu moins
nécessaire du fait des engrais solubles. Les agriculteurs ont progressivement
cessé de nourrir le sol pour qu’il nourrisse les plantes, et commencé à
nourrir directement les plantes avec des engrais solubles. Le résultat, dans la
durée, n’est absolument pas comparable, car la première approche crée de
l’humus, tandis que la seconde en détruit. Nous y reviendrons.
Produire toute l’année
Dans leur effort pour alimenter la capitale en légumes frais produits
localement, douze mois sur douze, les jardiniers-maraîchers ont fait preuve
d’une inventivité admirable. Ils ont utilisé la ressource en fumier,
surabondante, pour générer de la chaleur en plus de la fertilité, grâce au
système des couches chaudes. Toute l’année, la charrette qui partait
quotidiennement en fin de nuit livrer les légumes “à la halle” rapportait au
marais un chargement de fumier. À l’automne, les maraîchers réalisaient les
premières couches chaudes, mélangeant pour cela du fumier frais et du
fumier ayant déjà chauffé. Les couches pouvaient être réalisées dans des
tranchées ou sur le sol, en empilant soigneusement le fumier. Sur ces couches
étaient ensuite posés des châssis vitrés ou des cloches de verre – chaque
maraîcher en possédait un nombre important. Les jeunes plants étaient semés
en pépinière, puis généralement repiqués deux fois, de manière à optimiser
l’espace. La chaleur dégagée par le fumier en décomposition permettait aux
végétaux de pousser même au cœur de l’hiver, au prix d’incroyables efforts
de la part des maraîchers qui veillaient, de jour comme de nuit, à protéger
leurs cultures du gel. Si la chaleur diminuait, des réchauds – empilements de
fumier frais – étaient montés autour des cloches et des châssis. Ceux-ci
étaient couverts, la nuit ou par grand froid, de paillassons en paille de seigle,
parfois sur deux ou trois couches, fabriqués par les maraîchers eux-mêmes, le
matin à la chandelle ou le soir à la veillée, faute de temps durant la journée.
Les contraintes liées à la manutention de milliers de cloches et de centaines
de châssis, qu’il fallait aérer ou au contraire couvrir, semblent
invraisemblables à notre époque : “Le maraîcher, pendant sept mois de
l’année, travaille dix-huit et vingt heures sur vingt-quatre, et, pendant les cinq
autres mois, ceux d’hiver, il travaille quatorze et seize heures par jour, et bien
souvent encore, il se lève la nuit pour interroger son thermomètre, pour
doubler les couvertures des cloches et des châssis qui renferment ses plus
chères espérances, son avenir, qu’un degré de gelée peut anéantir10.”
Le fumier décomposé se transformait en fertilisant pour le sol. Des apports
généreux de compost, sous forme de terreau répandu sur les semis, et des
apports de paillage, léger lit de fumier déposé en mulch entre les plants,
permettaient d’améliorer la fertilité et de soutenir l’énorme production.
Les associations de cultures
Comme bien souvent, la réussite des jardiniers-maraîchers parisiens
s’explique par la mise en œuvre d’un ensemble de stratégies complémentaires
convergeant vers un même but. Les associations de cultures faisaient partie
de ces stratégies ; elles se révèlent particulièrement intéressantes pour notre
époque. Nos confrères du XIXe siècle, dans leur effort pour tirer la
quintessence de chaque mètre carré cultivé, associaient avec art les légumes.
Les descriptifs de leurs cultures comportent des informations précieuses sur
les associations éprouvées de l’époque : les laitues étaient cultivées avec des
carottes ou des radis, des épinards, du persil, puis remplacées par des choux-
fleurs – on parlait alors de contre-planter la culture suivante, avant que la
précédente n’ait été récoltée en totalité. Voici une définition de cette
technique, tirée d’un ouvrage de l’époque : “On appelle contre-plantation
l’art de faire pousser des plantes sur un terrain déjà occupé par des légumes
dont la croissance est beaucoup plus rapide. Cette pratique est fréquente chez
les jardiniers-maraîchers, qui veulent tirer de leur terrain tout le parti possible
[…]. Ainsi, dans un carré d’œilletons d’artichauts plantés en automne, on
sème des fèves ou l’on plante des choux entre les rangs. Si on plante les
artichauts au printemps, on met entre les rangs des pommes de terre ou des
laitues romaines d’été, etc. Mise en pratique dans un jardin bien cultivé, cette
opération double les produits ; mais elle devient nuisible dans un jardin dont
la culture n’est pas très soignée11.”
Applications à la Ferme du Bec Hellouin
Le paysage a certes profondément changé depuis l’époque où Paris était
émaillé d’une multitude de jardins vivriers. Pourtant, par bien des aspects,
nous allons probablement revenir à un contexte qui ne sera pas sans analogies
avec celui des jardiniers-maraîchers de jadis. Les contraintes posées par la
crise économique, écologique et sociale dans laquelle notre société s’enfonce
vont nous mener à reconsidérer en profondeur les techniques agricoles qui
ont prévalu au cours des décennies passées.
La mécanisation, liée à la disponibilité de ressources abondantes et bon
marché en énergies fossiles, a fait disparaître des pratiques entièrement
manuelles d’une très haute efficacité. Il est en effet indéniable que la quantité
de nourriture produite, par mètre carré cultivé et par calorie investie, était
incomparablement plus élevée dans les “marais” parisiens de 1850 que dans
les fermes maraîchères de 2014. Cette efficacité des pratiques manuelles n’a
pas été perçue à l’époque où le monde agricole vivait le grand virage de la
mécanisation, tant la machine décuplait le travail du paysan et allégeait sa
peine.
La réussite des jardiniers-maraîchers, qui assuraient à Paris une sécurité
alimentaire exceptionnelle, peut devenir une source d’inspiration pour
demain. Au cours des dix à vingt années à venir, il va devenir nécessaire de
subvenir aussi localement que possible aux besoins de nos communautés, car
la nourriture ne pourra plus voyager d’un bout à l’autre de la planète. Mais
comment relocaliser la production vivrière au cœur des villes ? Le tracteur
n’y a pas sa place car la terre agricole y est devenue beaucoup trop rare et
trop chère. Seules des formes de jardinage bio-intensif peuvent s’y loger. Dès
lors, l’héritage des jardiniers-maraîchers nous met sur la voie de possibles
solutions. Nous avons cité en exergue I. Ponce, qui affirmait en 1869 pouvoir
“fournir en légumes l’alimentation de mille individus par la culture d’un
terrain dont la superficie n’en nourrirait pas cinquante12”. Nourrir mille
personnes sur un mouchoir de poche, n’est-ce pas le rêve de nombre d’élus ?
C’était possible il y a cent cinquante ans, et cela l’est bien davantage encore
aujourd’hui, car nous disposons d’atouts de taille dont ne bénéficiaient pas
nos précurseurs.
À la Ferme du Bec Hellouin, plusieurs pratiques des jardiniers-maraîchers
d’antan nous inspirent.
Prendre soin du sol
Au Bec Hellouin, nous y sommes quotidiennement confrontés, en raison de la
pauvreté du substrat sur lequel nous menons notre activité maraîchère. La
microagriculture nous donne le pouvoir d’aggrader le sol, de créer de
l’humus.
Une question se pose : dans la phase initiale de création de sol, quelle
quantité de matière organique apporter ? La législation actuelle limite
l’apport d’azote à des seuils acceptables pour les nappes phréatiques13. Mais
des apports de matière organique élevés, réalisés ponctuellement sur de très
petites surfaces, restent possibles dans le respect de la législation. À chacun
de voir selon son contexte.
Quelle matière organique est localement disponible, en ville notamment ?
Les sabots des chevaux ne résonnent plus dans les artères de nos cités ! Mais
la concentration élevée de la population y offre en abondance des déchets de
cuisine à composter, sans parler de l’“humanure” cher aux Anglo-Saxons, le
“fumier humain”, qui pourrait être valorisé, même s’il n’est pas directement
épandu dans les jardins maraîchers. Composter in situ une partie des déchets
de la ville permettrait de reboucler les cycles de la matière organique. Avec
un peu d’imagination, ce problème serait simple à résoudre car le compostage
est une activité facile et peu technique, pouvant même être réalisée à l’échelle
individuelle ou familiale.

Cultiver en toutes saisons


Sur ce point, les avancées techniques ont été considérables. Les serres et
tunnels en plastique ont avantageusement remplacé les lourds châssis et les
cloches de verre de nos ancêtres. Les voiles thermiques légers et faciles à
manipuler utilisés aujourd’hui en maraîchage permettent de créer un
microclimat en conservant la chaleur du sol. La conjonction des voiles
thermiques et d’une serre permet d’offrir aux cultures une double protection
efficace, même par grands froids14. Nous disposons également d’un choix de
variétés légumières considérablement plus vaste que nos précurseurs, avec
notamment des légumes bien adaptés aux conditions hivernales.
Les couches chaudes ont donc presque complètement disparu ; on pourrait
chercher longtemps des producteurs professionnels qui les utilisent encore.
Elles demandent tant de travail, alors qu’il est si simple d’utiliser une nappe
chauffante électrique pour réaliser ses semis en fin d’hiver, ou un chauffage à
gaz pour maintenir une serre hors gel !
Oui, mais… L’électricité, le gaz ont un impact sur le climat. La couche
chaude pourrait-elle devenir une alternative aux énergies fossiles, tout en
étant économiquement viable ? Nous testons depuis l’an passé les couches
chaudes dans nos serres. La chauffe du fumier, qui atteint 40 à 70 degrés en
trois jours, permet de faire lever nos premiers semis en pépinière. Nous
récoltons des radis et des jeunes pousses en janvier, les petits pois sont
couverts de fleurs dès mi-février. Lorsque les jeunes plants sont repiqués,
nous replantons sur les couches, maintenant refroidies, des plants de cultures
à haute valeur ajoutée : tomates, concombres, aubergines, poivrons. Nous
observons que ces plants, qui bénéficient d’un substrat très riche, sont plus
précoces et plus productifs que ceux qui sont plantés sur des buttes
“normales”. À l’automne, lorsque ces cultures s’achèvent, nous disposons au
cœur de la serre d’une bonne réserve de compost, grâce au fumier décomposé
qui va venir enrichir les buttes alentour. Nous sommes extrêmement satisfaits
des couches chaudes.

Cumuler les avantages


Certes, la fabrication de la couche se révèle gourmande en main-d’œuvre.
Mais cette opération est “payante” à trois niveaux au moins :
– les premiers semis poussent de manière précoce et sans recours aux
énergies fossiles.
– les cultures estivales sont plus précoces et plus productives ;
– une quantité appréciable de compost est produite au cœur de la serre et
va venir enrichir le sol.
Je souhaite insister sur cette expérience, car elle me semble constituer une
illustration intéressante des problématiques auxquelles on est confronté
lorsque l’on veut développer une agriculture entièrement manuelle. Il s’agit
de rester en phase avec les réalités économiques du moment. La main-
d’œuvre est chère. Or nous constatons que nos pratiques, bien souvent, sont
gourmandes en temps de travail, ce qui pourrait les disqualifier. Mais elles se
révèlent, tout aussi souvent, bénéfiques à plusieurs niveaux, et ce, dans la
durée, leur impact positif devenant plus affirmé à moyen et long terme. Un
même geste remplit plusieurs fonctions. En d’autres termes, on est gagnant
sur plusieurs plans. La couche chaude nous permet de gagner sur les trois
points évoqués et améliore la fertilité, donc la productivité, de la ferme dans
la durée. Indépendamment des considérations économiques, la satisfaction de
se passer d’énergies fossiles suffit, pour nous, à rendre valide cette approche.
Un autre exemple, pour éclairer le premier, est la pose de paillage, ou
mulch, dans nos cultures, comme le pratiquaient les jardiniers-maraîchers du
XIXe siècle. Faucher des orties, cueillir des fougères ou des roseaux, ramasser
des feuilles mortes pour les disposer entre les plants est une tâche bien
longue. Mais elle est bénéfique à plusieurs niveaux, car le paillage remplit
différentes fonctions. Il protège le sol de l’exposition directe au soleil, du
lessivage et de la croûte de battance, contient les adventices, limite
l’évaporation de l’eau et fertilise le sol en se décomposant. Si nous mettions
bout à bout les temps de travail économisés, grâce au paillage, en désherbage,
arrosage, fabrication de compost (qui n’est plus nécessaire sur ces parcelles),
nous arriverions probablement à un total supérieur au temps passé à pailler.
Et nous avons la satisfaction de constater que, grâce au paillage, notre sol
devient de plus en plus vivant et fertile au fil des ans.
L’agriculture naturelle fait le choix de se passer de la puissance brutale
libérée par la combustion du pétrole, qui s’accompagne généralement d’un
bénéfice immédiat mais se révèle nocive à long terme ; une approche bio-
inspirée se construit de manière plus lente et plus douce, en combinant
diverses stratégies qui, ensemble, finissent par faire une vraie différence. Il
s’agit d’un système complexe, plus difficile mais aussi plus intéressant à
piloter.

Associer et densifier les cultures


Faire le choix de se passer de mécanisation permet également d’associer les
cultures et de les densifier, à l’instar des jardiniers-maraîchers parisiens. La
machine est incapable de soigner simultanément deux, trois ou quatre
végétaux cultivés ensemble. La main humaine le peut.
J’avoue avoir une inclination personnelle à densifier les cultures, peut-être
trop. La taille réduite de nos jardins nous y invite également. Lorsque nous
avons découvert les travaux d’Eliot Coleman et, grâce à lui, l’héritage des
maraîchers parisiens, nous avons tenté de croiser les deux approches.
Pourquoi pas ? Comme évoqué, avec le merveilleux semoir à six rangs de
Coleman, nous semons par exemple, en un aller-retour, douze rangs de
carottes sur une planche de 80 centimètres de large – un rang tous
les 6,5 centimètres. Reproduisant une association éprouvée du XIXe siècle,
nous semons dans la foulée douze rangs de radis (moins denses que s’ils
étaient seuls). Au milieu de la planche, nous pouvons également repiquer un
rang de jeunes plants de salades. Les radis sortent rapidement de terre et
procurent un ombrage appréciable aux carottes, qui apprécient un
microclimat frais et humide, tout en limitant les adventices, car tout l’espace
est occupé. Au bout de cinq à six semaines, nous avons une récolte normale
de radis. Au bout de sept semaines environ, les salades sont bonnes à être
récoltées. Nous pouvons alors les remplacer par de jeunes plants de choux-
fleurs, par exemple, ou par un autre chou à croissance rapide. Les carottes
seront récoltées de manière étalée car la densité du semis permet de prélever
dans un premier temps des jeunes carottes vendues en bottes, ce qui éclaircit
la culture, au bénéfice des carottes restantes qui continuent à grossir.
Ainsi, là où un tracteur n’aurait pu cultiver que trois rangs de carottes, nous
avons cultivé vingt-quatre rangs de petits légumes, plus les salades et les
choux. La valeur créée par mètre carré devient importante. Il semble que ce
croisement entre deux méthodes n’ait pas été testé auparavant, Eliot Coleman
préférant ne pas compliquer ses rotations déjà complexes, nous l’avons vu,
par des associations de cultures. Nous nous aventurons en terre inconnue. Les
associations de cultures sont tributaires des sols et des climats, les résultats
peuvent varier d’une localité à l’autre. Il convient d’apprendre les règles
générales qui régissent les bonnes associations, et de tester ensuite celles qui
conviennent à chaque jardin.

Tirer profit de la verticalité


L’un des constats que la permaculture a tirés de l’observation des
écosystèmes, c’est que, dans la nature, les systèmes végétaux croissent
généralement de manière étagée, tirant ainsi la quintessence de la ressource
en énergie lumineuse. Pourtant, l’agriculture moderne privilégie des systèmes
“à plat”, en deux dimensions uniquement, qui s’écartent donc des lois
naturelles. Marc Dufumier, agronome bien connu pour son engagement en
faveur de l’agroécologie, nous a martelé, lors d’une formation à la ferme :
“Que pas un rayon du soleil ne tombe à terre sans avoir été capté par une
feuille !” Nous cherchons donc à créer des communautés végétales étagées.
Jouer sur la verticalité, c’est mieux utiliser l’étagement aérien des tiges et
des feuillages, mais également l’étagement souterrain des racines. Toutes les
niches écologiques du sous-sol sont ainsi occupées. Les plantes à
enracinement profond se comportent comme des “pompes à minéraux”, au
bénéfice des plantes à enracinement superficiel. Le sol étant densément
habité par des masses racinaires – que nous essayons, autant que possible, de
laisser en terre lors des récoltes –, il s’enrichit naturellement de la matière
organique de ces racines. La vie du sol s’intensifie, les mycorhizes en
particulier deviennent plus nombreuses. Les mycorhizes sont des
champignons vivant en symbiose avec les racines ; leur rôle dans la nutrition
des végétaux est important et de mieux en mieux connu. Associer les espèces
permet également de cultiver avec d’autres légumes des plantes de la famille
des Légumineuses, ou Fabacées, qui ont la propriété de fixer naturellement
l’azote atmosphérique (pois, haricots, fèves…), grâce à leurs bactéries
symbiotiques, au bénéfice de leurs compagnes. Autre avantage des
polycultures, la pression des maladies et des ravageurs est naturellement
contenue.
Pour l’instant, avec huit années de recul seulement, nous n’en sommes
qu’aux prémices de cette démarche expérimentale d’associations de cultures.
Parfois cela fonctionne, mais pas toujours : les résultats peuvent aussi être
décevants. Nous avons appris qu’il faut éviter d’associer deux cultures
longues, comme les tomates et les carottes, les pois ou les haricots, par
exemple. Chaque année, la liste des associations qui réussissent dans le
contexte qui est le nôtre s’allonge et nous ne reviendrions en arrière pour rien
au monde !
C’est principalement dans la serre, à la belle saison, que nos associations
sont nombreuses et parfois complexes. Les résultats économiques démontrent
que, sur les parcelles les plus “réussies” de la serre, où nous réalisons six à
huit cultures sur l’année pour un chiffre d’affaires au mètre carré de plus de
100 euros15, ce sont les associations de cultures qui permettent d’atteindre ce
résultat – même si toutes les cultures ne sont pas réussies.
Il semble donc possible de formuler une approche qui soit à la fois plus
écologique et économiquement rentable, adaptée à de petites surfaces. Il ne
s’agit pas de réaliser un copier-coller des techniques des jardiniers-
maraîchers du XIXe siècle, mais d’adapter ce qu’elles ont de plus efficace à
notre contexte, à notre époque.
Explorer de nouvelles voies
Qu’en est-il du conseil des anciens maraîchers : est-il toujours pertinent de
choisir la plus petite parcelle de terre possible et de la cultiver
exceptionnellement bien ? Est-ce une alternative à l’appauvrissement
généralisé des terres agricoles, aux dérives sanitaires de notre alimentation ?
Soigner intensément et manuellement les cultures est une constante que nous
avons retrouvée tout au long de notre enquête, à Paris, en Californie chez
Jeavons, ou dans le Maine chez Coleman. Ce point peut sembler tout simple,
plein de bon sens. Pourtant il a été, pour nous, l’un des plus difficiles à
intégrer. Cela nécessitait de déconstruire l’image mentale que nous nous
étions faite du maraîchage bio. Lors de notre installation, nous avions pris
pour argent comptant les données officielles qui préconisent une surface d’au
moins un hectare par maraîcher. Une fois de plus, nous avons pu constater
que le principal obstacle à l’adoption de nouvelles pratiques est en nous,
dans notre représentation du monde. Innover implique une rupture : “Think
out of the box” (“Pense hors de la boîte”), disent les Anglo-Saxons. Il s’agit
d’ouvrir un espace dans notre imaginaire, une clairière dans la forêt touffue
de nos représentations, pour que quelque chose de neuf puisse advenir. Une
certaine dose d’inconscience et de naïveté est également bienvenue pour oser
s’aventurer en dehors des chemins bien balisés !

1 I. Ponce, La Culture maraîchère pratique des environs de Paris, 1869.


2 J. Curé, Ma pratique de la culture maraîchère ordinaire et forcée, 1918.
3 John Jeavons, How to Grow More Vegetables, op. cit., p. XIV.
4 Pour ceux qui désirent en savoir plus sur Kropotkine, penseur de l’entraide et de l’anarchie :
“Survivre au capitalisme : « Kropotkine, penseur de la coopération »”, article à lire sur le site
www.planetenonviolence.org.
5 Voir Eliot Coleman, Des légumes en hiver, op. cit., p. 29.
6 J.-G. Moreau et J.-J. Daverne, Manuel pratique de la culture maraîchère à Paris, 1845, p. 83.
7 Les lecteurs intéressés par la question peuvent consulter ces ouvrages sur le Fonds documentaire de
l’École de permaculture du Bec Hellouin, www.ecoledepermaculture.org.
8 J.-G. Moreau et J.-J. Daverne, op. cit., p. 7.
9 Ibid., p. 15.
10 Ibid., p. 84.
11 A. Dumas, La Culture maraîchère : traité pratique pour le Midi, le Centre de la France et pour
l’Algérie, J. Rothschild, 4e éd., 1880.
12 I. Ponce, La Culture maraîchère pratique des environs de Paris, Librairie agricole de la Maison
rustique, 1869.
13 Le Règlement européen de l’agriculture biologique fixe à 170 kilos d’azote par hectare et par an la
limite acceptable.
14 Comment pourrons-nous, à l’avenir, fabriquer ces voiles et ces films plastique sans pétrole ? Voilà
une question qui mérite d’être creusée !
15 À titre de comparaison, les études technico-économiques récentes sur le maraîchage bio en France
donnent comme valeur moyenne le chiffre de 1,2 rotation par an.
XII
INFLUENCES EXOTIQUES
Cultures de bactéries et charbon de bois : au Japon, en Amazonie, des
solutions originales ont été trouvées, permettant aux paysans d’enrichir
eux-mêmes leurs sols en partant des ressources locales.

Pratiquer le non-agir, c’est œuvrer dans l’inaction, goûter ce qui est sans
saveur, grandir le petit, augmenter le peu, répondre aux offenses par la
vertu, élaborer le difficile dans le facile, faire de grandes choses avec ce
qui est ténu. Dans l’univers, les choses difficiles doivent se faire par le
facile. Les grandes choses peuvent s’accomplir par l’imperceptible.

Tao-te-king

Les paysans d’Asie ont été, depuis quatre mille ans, les champions d’une
agriculture jardinée. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Perrine ayant
vécu et travaillé six ans au Japon et en Chine, elle a une profonde affinité
avec l’Extrême-Orient. Des connexions ont ainsi pu s’opérer au fil des ans.
“Juste assez”, les enseignements du Japon traditionnel
Le Japon a connu une profonde crise écologique au cours du XVIe siècle. Sa
population avait alors fortement augmenté, mettant à mal les ressources
naturelles de ces milieux insulaires aux reliefs fortement marqués, disposant
de peu de terres cultivables. Explosion démographique, déforestation,
érosion, appauvrissement des eaux côtières, conflits d’intérêts entre les cités
grandissantes et les campagnes avaient plongé le pays dans une situation qui
paraissait sans issue, une profonde crise systémique qui n’est pas sans
rappeler notre contexte actuel. Alors qu’ailleurs dans le monde de brillantes
civilisations n’ont pas survécu à de telles secousses, une réaction remarquable
a permis de refonder la civilisation japonaise sur des bases durables, durant la
période Edo tardive (1603-1868), jusqu’à ce que le Japon s’ouvre aux
influences occidentales et à l’industrialisation.
Au début de la période Edo, pratiquement toutes les terres cultivables
étaient exploitées, nourrissant à peine 12 millions de personnes. Ces terres
étaient, pour la plupart, en voie d’épuisement. Deux cents ans plus tard, au
terme d’une période de restauration écologique généralisée, ces mêmes terres
nourrissaient largement 30 millions de personnes. La déforestation avait été
contrôlée et des arbres replantés. Les terres avaient retrouvé leur fertilité. À
tous les niveaux, les acteurs de la société coopéraient en vue de trouver le
juste équilibre entre les besoins des humains et ce que les îles pouvaient
offrir. Le niveau de vie avait progressé, les Japonais étaient bien nourris,
décemment logés et vêtus, leur niveau de santé était bon. Un résultat peut-être
inégalé ailleurs, hier comme aujourd’hui.
Ces avancées étaient le fruit d’une bonne gouvernance et de progrès
techniques, en matière d’agriculture et d’hydrologie notamment. “Mais, par-
dessus tout, ce succès était dû à une attitude mentale persuasive qui soutenait
tous les autres mécanismes. Cette attitude reposait sur une compréhension du
fonctionnement et des limites inhérentes à l’environnement naturel. Elle
encourageait l’humilité, considérait le gaspillage comme sacrilège, suggérait
des solutions coopératives et trouvait du sens et de la satisfaction dans une
belle forme de vie, dans laquelle chaque individu puisait dans le monde
environnant juste ce qu’il lui fallait pour vivre, et rien de plus… Cette
mentalité du « juste assez » a guidé la vie quotidienne de millions
d’individus, dans tous les secteurs de la société1.”
Les pionniers de l’agriculture naturelle au Japon
La sobriété qui a permis de refonder la société japonaise nous interpelle :
saurons-nous faire preuve de la même sagesse, alors que tout nous pousse à la
consommation frénétique ? Il n’y avait pas de matraquage publicitaire dans le
Japon du XVIIe siècle…
Le choc fut violent, lorsque la société japonaise passa de l’ère Edo à des
modes de production et de consommation occidentalisés, radicalement
différents. On comprend pourquoi certaines figures charismatiques ont
émergé, au cours du XXe siècle, s’élevant contre l’industrialisation de
l’agriculture et prônant un retour à des valeurs d’équilibre et de respect.
Quasiment inconnu en France, Mokichi Okada (1882-1955), naturaliste et
agronome, a développé une agriculture naturelle reposant sur un profond
respect du vivant, bannissant donc logiquement le recours aux molécules
chimiques. Il a fondé Shumei, une organisation environnementale mais aussi
spirituelle, qui s’intéresse notamment aux liens unissant paysans et
consommateurs. Mokichi Okada avait grandi à Tokyo dans une extrême
pauvreté et souffrait d’une santé fragile. Sa vie fut traversée d’épreuves, d’où
le désir de s’appuyer sur les valeurs essentielles. Il percevait l’agriculture
comme un art et pensait que la relation que nous établissons avec le sol et les
cultures a le pouvoir de changer nos vies. Shumei propose une profonde
connexion, physique et spirituelle, entre l’humanité et la nature, et nous invite
à respecter son intégrité, ce qui passe par une compréhension des lois
d’équilibre, d’harmonie et d’interaction qui la régissent.
“Il y a une relation entre le simple fait de cultiver et de consommer notre
nourriture, et la question plus vaste de cultiver un monde plus pacifique2”,
écrivait Okada. Selon Shumei, le paysan peut être l’artisan fécond d’une
reconnexion entre nos contemporains et la nature, le rythme des saisons, leur
corps et leur santé, par le biais des aliments sains qu’il produit. Dans ce pays
qui a vu naître les premières formes de partenariat entre consommateurs et
producteurs, les teikei, chez nous baptisés Amap3, Shumei milite pour une
relation fondée sur la reconnaissance mutuelle : gratitude des consommateurs
pour les paysans, dont le travail leur procure des produits sains, et gratitude
des paysans pour les consommateurs, dont l’engagement dans la durée leur
permet de vivre dignement de leur métier. Son message, toutefois, s’est
mieux propagé à l’étranger qu’au Japon car il y est moins connoté de
considérations religieuses. Le renommé Rodale Institute teste actuellement
ses techniques aux États-Unis.
Un révolutionnaire aux pieds nus
Un autre précurseur japonais devait atteindre une renommée mondiale :
Masanobu Fukuoka, dont le livre La Révolution d’un seul brin de paille4 a
marqué une génération de lecteurs. Comme Okada, Fukuoka entre en réaction
contre la dérive productiviste du Japon au sortir de la Seconde Guerre
mondiale. Il intègre ses considérations sur l’agriculture naturelle dans une
perspective plus large, une réflexion sur le devenir de notre monde et des
considérations spirituelles. Il est considéré comme l’un des membres
fondateurs de l’agriculture biologique, avec l’Autrichien Rudolf Steiner, le
Suisse Hans Müller, l’Anglaise Lady Eve Balfour et l’Américain Jerome
Irving Rodale.
Fukuoka préconise une “agriculture du non-agir”. Comment comprendre
ce concept ? Certains de ses émules européens se sont plus focalisés sur le
non-agir que sur l’agriculture, offrant le spectacle de jardins envahis, très peu
productifs, ce qui a pu discréditer l’agriculture naturelle auprès de nombreux
acteurs du monde agricole ; cependant, d’après ses disciples, Fukuoka
travaillait beaucoup. En reprenant et améliorant les méthodes traditionnelles,
il était parvenu, au terme de décennies de recherches, à élaborer dans ses
rizières une forme d’agriculture pérenne aussi productive que les fermes les
plus intensives du Japon.
L’agriculture du non-agir se réfère explicitement au “non-agir” qui sous-
tend la pensée taoïste. C’est un concept difficile à pénétrer pour nous autres,
Occidentaux, qui privilégions fortement l’action dans notre rapport au
monde. Le non-agir, tel que je le perçois, ne signifie pas l’absence d’action,
mais plutôt la priorité donnée à la quête d’un positionnement intérieur
parfaitement ajusté. Si l’harmonie et la sérénité règnent au sein du
microcosme que nous sommes, nous sommes en phase avec les énergies
puissantes à l’œuvre dans le cosmos, car tous les êtres sont habités de la
même énergie. Dès lors, notre simple présence influe sur ces forces, de
manière subtile. L’ordre que nous avons su mettre en nous s’étend au monde
qui nous entoure. Nous générons, avec un minimum d’efforts, une
transformation positive de notre environnement. Ce positionnement intérieur
juste ne peut naître que d’une longue pratique de la méditation, d’une écoute
et d’une acceptation profondes de ce qui est. Ainsi s’accomplit ce paradoxe :
œuvrer dans l’inaction, accomplir de grandes choses par l’imperceptible.
Appliqué à l’agriculture, ce concept est une invitation à :
– entrer dans une observation profonde de la nature environnante, pour
comprendre intimement les forces à l’œuvre. Privilégier la lenteur, le respect,
l’attention ;
– éviter de nuire, d’affaiblir le potentiel vital du milieu. Nombre de gestes
de l’agriculteur sont à reconsidérer : le travail du sol, l’application de
substances toxiques… Cela suppose de chercher à faire moins, plutôt que
faire davantage ;
– en conséquence, ne réaliser que les actions indispensables qui vont dans
le sens de la vie.
Bokashi ( ) et autres potions magiques
Est-ce la spiritualité taoïste qui a incité les paysans japonais à s’intéresser,
depuis des temps immémoriaux, à des formes de fertilité invisibles et
pourtant terriblement puissantes ? Des siècles avant l’invention du
microscope et la découverte de la vie bactérienne, ces paysans réalisaient,
chez eux, des cultures de micro-organismes utiles au sol, véritables “potions
magiques”. En stimulant la vie microbienne de leurs terres, ils jouaient, de
manière subtile et élégante, avec un minimum d’efforts, sur les forces
invisibles qui gouvernent la grande alchimie de la fertilité. Lorsque l’on sait
qu’une cuillère à soupe de sol sain contient jusqu’à 1 000 milliards de micro-
organismes, on comprend l’efficacité d’une approche qui favorise la
multiplication de ces invisibles auxiliaires.
En 2010, Perrine est retournée au Japon, invitée à participer à un colloque
sur les circuits courts. Ce fut pour elle l’occasion de séjourner – trop
brièvement – chez des paysans japonais. Elle fut fascinée par la qualité de la
terre noire de leurs petits champs amoureusement soignés et découvrit, dans
chaque ferme, le bokashi, cette préparation associant divers types de déchets
domestiques d’origine végétale ou animale pour en faire un engrais liquide
hautement concentré en bactéries efficaces.
Le fait de cultiver les micro-organismes utiles du sol frappa profondément
l’imaginaire de Perrine. Cela lui sembla plein de sens et elle se passionna
aussitôt pour cette piste, qu’elle creuse assidûment depuis. Sa démarche est
essentiellement intuitive – même si elle lit de nombreuses publications
scientifiques, nous ne disposons pas à la ferme d’appareils de mesure
permettant de valider ou d’infirmer la pertinence de ses préparations. Ce qui
l’a interpellée en premier lieu, c’est que, comme la plupart des paysans
pratiquant la culture sur buttes, nous souffrons d’une surabondance de
limaces. Ces dernières sont des détritivores, fort prospères car nos buttes leur
offrent à la fois le gîte (des paillis confortables) et le couvert (une abondance
de matière organique peu décomposée). Perrine pensa donc que, si nous
parvenions à décomposer cette matière organique plus rapidement, nous
assainirions nos sols. De plus, les analyses de sols réalisées à la ferme ont mis
en évidence le fait que les nutriments sont en partie bloqués par un excès de
calcium. Augmenter les populations de micro-organismes qui rendent
biodisponibles les nutriments pouvait être une piste passionnante à explorer.
Fermentation ou décomposition ?
De retour du Japon, Perrine entreprit de fabriquer son bokashi au Bec
Hellouin, mais une fois de plus, à l’époque, la documentation sur ce sujet
était rare. Par une amusante synchronicité – elles sont fréquentes à la ferme –,
la semaine suivante un grand agronome japonais vint passer une journée avec
nous. M. Kawaï est un entrepreneur réputé, qui a notamment inventé les tapis
de graines présemés. Lors du déjeuner, nous lui demandons s’il connaît le
bokashi. M. Kawaï a un petit rire contenu, avant de nous répondre (en
japonais, bien sûr) : “Chers amis, j’ai créé la première usine de bokashi du
Japon !” Il s’ensuivit une correspondance durant laquelle il conseilla Perrine
sur le choix des souches utiles.
En japonais, bokashi signifie “matières organiques fermentées”. Ce type de
préparation est, par nature, différent du compostage : ce dernier consiste en
une décomposition aérobie (en présence d’oxygène) de la matière organique,
tandis que le bokashi est une fermentation anaérobie (en l’absence
d’oxygène). Les avantages de la fermentation sont nombreux : rapidité,
absence de rejets de gaz organiques à effet de serre5, concentration des
nutriments. Une fois incorporé au sol, le bokashi viendra développer les
“bonnes bactéries”, favorisant un sol riche, bien structuré et sain. Il a
également un effet dépolluant. Les adeptes du bokashi considèrent
généralement que la fermentation est plus noble que la décomposition, et
certains traitent même de pourriture nos tas de compost ! Ma fermière,
heureusement, ne s’aventure pas dans ces extrêmes, et nous cherchons
ensemble comment améliorer nos pratiques au vu de ces influences
exotiques.
La microbiologie des sols est fort complexe et en partie mal connue. Pour
nous, jardiniers et paysans, quelques points de repère simples se révèlent
précieux. Il est possible de classer les micro-organismes en trois catégories6.
– Les dominants négatifs sont les agents de la pourriture. Ils favorisent les
maladies et représentent environ 10 % de l’ensemble des micro-organismes.
– Les dominants positifs ont une action de régénération. Ils nourrissent les
plantes, renforcent leur système immunitaire et améliorent leur résistance aux
maladies et parasites. Ils représentent également 10 % des micro-organismes.
– Les neutres sont des opportunistes : ils imitent les dominants positifs et
négatifs, alignant leur action sur celle du groupe dominant. Ils forment
les 80 % restants.
On comprend tout l’intérêt qu’il y a à renforcer les dominants positifs :
l’effet levier sur l’ensemble de la population microbienne est puissant.
Lorsque le sol est occupé par de “bonnes bactéries”, les agents pathogènes et
les parasites trouvent la place prise.
Le processus de fermentation anaérobie du bokashi est similaire à ceux
utilisés pour la fabrication d’aliments bien connus, à savoir la fermentation
lactique (ou lacto-fermentation) : la choucroute, le levain et le vinaigre, en
Occident, mais aussi le kimchi des Coréens, le natto et le tofu des Japonais, le
tempeh des Indonésiens, le kefir, le kombucha et tant d’autres. Ces aliments
fermentés ont un effet positif sur la flore intestinale et la digestion.
Les intérêts du bokashi sont multiples. Cette préparation efficace est
relativement simple à fabriquer, et chaque petit paysan, où qu’il soit, peut le
produire dans sa ferme en valorisant les déchets domestiques et naturels, sans
qu’il soit nécessaire d’utiliser une source d’énergie quelconque.
Voici donc un engrais gratuit, autoproduit, non dépendant des énergies
fossiles, de ce fait décentralisé à l’extrême. Le bokashi enrichit les sols et
assure l’autonomie du paysan, qui maîtrise lui-même sa production de
fertilisants. C’est l’exact contre-pied de l’approche industrielle de la fertilité.
Derrière le choix du type d’engrais utilisé se cachent donc des conceptions du
monde radicalement opposées.
Une cuisine pour la terre
Perrine, depuis trois ans, s’est donc lancée dans de multiples préparations, et
la maison s’est remplie de bocaux et bidons aux contenus incertains, parfois
étonnamment odorants… Ma fermière préférée se passionne également pour
les préparations culinaires faisant appel aux micro-organismes et à la lacto-
fermentation, très bénéfique pour la santé. Elle raffole du kimchi, cette
préparation coréenne qui n’a pas encore, avouons-le, séduit le reste de la
famille… Même si nous la blaguons un peu avec ses cultures de bonnes
bactéries, ses “recettes de sorcière”, je reconnais qu’il y a quelque chose de
fascinant à voir ma femme préparer avec tant de soins et d’amour une
véritable cuisine pour la terre. Elle nourrit notre famille de plats vivants,
réalisés sur le même principe que ceux qu’elle concocte pour le sol.
Nous ne pouvons pas, faute d’investigation scientifique, mesurer la teneur
en micro-organismes de ses bokashi. Nous avons toutefois pu constater que
des semis de graines de betteraves dans des bacs identiques, si ce n’est que le
terreau de l’un d’eux avait été enrichi avec de la terra preta7 imbibée d’une
solution de micro-organismes, présentaient au bout de trois semaines une
différence frappante : dans le bac enrichi aux micro-organismes, les plantules
étaient deux à trois fois plus hautes que leurs consœurs !
On trouve depuis quelques années dans le commerce divers fertilisants,
liquides ou en granulés, faisant appel aux micro-organismes efficaces (ME en
français, EM en anglais). Ce type de fertilisants est autorisé par la
réglementation européenne de l’agriculture bio.
Le Korean Natural Farming
Il y a une profonde satisfaction à pouvoir réaliser soi-même, à la ferme, ses
propres préparations. Mais, en Europe, nous ne disposons pas des
connaissances des paysans japonais, ni des matières premières qu’ils utilisent
souvent (sang animal, déchets de poisson…). Pour lancer la préparation,
l’achat de souches de micro-organismes efficaces reste généralement
nécessaire. En approfondissant ses recherches, Perrine a découvert que,
lorsque l’on achète ces préparations commerciales, riches parfois d’une
soixantaine de souches bactériennes différentes, l’efficacité n’est pas
forcément au rendez-vous car de nombreuses souches exogènes meurent lors
de leur mise en terre, faute d’être adaptées au contexte local. L’idéal serait
donc de pouvoir mettre en culture les bactéries locales, de les multiplier avant
de les restituer au sol. Perrine chercha dès lors à maîtriser elle-même
l’ensemble du processus. Elle découvrit une approche intéressante, née en
Corée il y a une quarantaine d’années : le Korean Natural Farming, mis au
point par le Dr Cho Han Kyu. Cette méthode est pratiquée avec d’excellents
résultats dans certaines régions d’Asie et à Hawaii, mais reste quasiment
inconnue ailleurs.
Le Dr Cho préconise de recueillir les micro-organismes locaux en divers
points de la ferme, de manière à disposer d’un grand nombre de souches
locales de micro-organismes indigènes (MOI). Les cultures de MOI sont donc
de petites colonies de bactéries, de champignons et de protozoaires, très
économiques à mettre en œuvre puisque aucun achat n’est nécessaire, et dont
l’usage s’est révélé efficace sur le plan de la productivité des cultures et du
bétail.
“Ce dont vous avez besoin est déjà présent autour de vous”, explique Cho
Han Kyu. Contrairement aux micro-organismes efficaces du commerce, les
MOI, adaptés à l’environnement local, survivent aux conditions climatiques
changeantes. Des jus de plantes fermentés sont également utilisés, notamment
pour récupérer les hormones de croissance concentrées dans les jeunes
pousses latérales des végétaux au printemps (gourmands de tomate, par
exemple).
Après deux années d’étude du Korean Natural Farming, Perrine constate
toutefois que les protocoles à appliquer pour réaliser ces cultures de micro-
organismes sont complexes, excessivement peut-être. De plus, ils sont
formulés pour des climats tropicaux. Perrine en vient à penser qu’il doit être
possible de s’inspirer de ces diverses approches pour élaborer à la ferme des
préparations de micro-organismes simples à réaliser à partir des souches
autochtones. Ses recherches vont maintenant dans cette direction. En
cultivant elle-même ses souches de bactéries et de levures, elle obtient en
quelques jours des fermentations qui semblent intéressantes. Du reste, pour
fabriquer le pain de la famille, elle n’utilise plus de levain et le remplace par
un verre de liquide fermenté de sa fabrication : le pain est léger, sucré et d’un
goût très agréable.
Nous en venons à nous nourrir des mêmes bonnes bactéries que notre sol !
L’idée nous plaît beaucoup.
La terra preta – terre noire des Indiens
Au Bec Hellouin, nous nous sommes également passionnés pour la terra
preta. En brésilien, cela signifie “terre noire”. Au XIXe siècle, des
scientifiques ont été interpellés par la découverte, en différents points du
bassin amazonien, de taches de terre très noire d’une étonnante fertilité, dont
la superficie variait de quelques mètres carrés à plusieurs hectares. Cette terre
noire pouvait produire des récoltes substantielles pendant plusieurs dizaines
d’années sans s’épuiser. Cela était en totale contradiction avec ce que l’on
savait des terres amazoniennes : des sols latéritiques pauvres et lessivés par
les pluies abondantes, impropres à l’agriculture. Une question s’est alors
posée : ces zones de terra preta avaient-elles autrefois soutenu une
agriculture intense, et donc des populations importantes ? Pourtant, les
Amérindiens subsistant au XIXe ne formaient que des groupes épars, de faible
densité… Fallait-il accorder du crédit aux récits des conquistadors
espagnols : lors de la première descente du fleuve Amazone, ils avaient décrit
des villes importantes et très peuplées, ce qui avait ensuite été perçu comme
autant d’affabulations ? La présence de la terra preta semble attester
l’existence de denses peuplements amérindiens, qui n’auraient pas survécu à
la rencontre avec les Blancs.
L’étude scientifique de la terra preta montre qu’il s’agit bel et bien
d’anthroposols – des sols créés par les humains. Ils contiennent une forte
teneur en charbon de bois provenant du brûlis de la végétation lors de la mise
en culture, mais aussi des restes de la combustion des foyers domestiques.
Leur création est fort ancienne et date des temps précolombiens8. Cette terre
noire forme une couche qui a jusqu’à plusieurs mètres d’épaisseur !
Son extraordinaire fertilité provient du charbon de bois contenu dans la
terre, qui lui donne aussi sa couleur. En soi le charbon de bois n’est pas un
fertilisant, mais il contient un nombre extrêmement élevé de microcavités qui
améliorent considérablement la capacité des sols à retenir l’eau, tout en le
protégeant du lessivage, car ces microcavités sont autant de niches pour les
bactéries et les nutriments.
Depuis quelques années l’enrichissement de sols en charbon de bois est
testé avec succès, notamment en zone tropicale pour restaurer des terres
dégradées. Le charbon de bois fabriqué pour cet usage a été baptisé biochar
en anglais (contraction de bio charcoal, “charbon de bois bio”). Sa
fabrication est simple : les procédés varient, mais le principe est de brûler à
basse température des matériaux organiques en l’absence d’oxygène
(pyrolyse). Ces matériaux peuvent être du bois, mais aussi des déchets
comme les résidus de canne à sucre après broyage ou de la balle de riz, qui se
trouvent utilement valorisés. Le biochar est ensuite incorporé au sol. Il n’est
en principe pas dégradé par la vie microbienne du sol et peut rester en place
des siècles durant, comme la terra preta amazonienne.
De l’Amazonie au Bec Hellouin
La fabrication de biochar ne demande pas forcément des équipements
sophistiqués. À la ferme nous en avons d’abord fabriqué avec des fûts de
récupération, avant de commander à notre ami Vincent Legris, de la
Fabriculture9, une chaudière réalisée dans une citerne de récupération. Le
bois destiné au biochar est enfermé dans un bidon métallique (en
l’occurrence, un fût de 200 litres) ; la combustion est lancée en enflammant
du bois de petite section entourant le bidon, lui-même positionné dans la
chaudière. Au bout d’un moment le bois du bidon intérieur, chauffé en
l’absence d’oxygène, dégage des gaz qui s’échappent du bidon par quelques
trous (indispensables, les trous, pour que le tout n’explose pas !). Ces gaz
sont brûlés dans la chaudière et prennent le relais de la combustion. Il nous
semble important de réaliser le biochar dans un système à double paroi,
comme décrit, autorisant la combustion de ces gaz, car les systèmes plus
simples les rejettent dans l’atmosphère, où ils contribuent au réchauffement
climatique – ce qui n’est pas vraiment le but recherché.
Après quelques heures de combustion et une nuit de refroidissement, on
récupère dans le fût intérieur le charbon de bois cuit sous pyrolyse, qui peut
alimenter la forge ou le barbecue, ou être pulvérisé et incorporé au sol après
avoir trempé dans une solution de micro-organismes. Nous testons également
avec un laboratoire de l’Inra du biochar fabriqué industriellement en Italie.
Pour rester dans une logique permaculturelle, nous désirons ne pas perdre
la chaleur dégagée par la combustion de tout ce bois – rappelez-vous : chaque
élément doit remplir plusieurs fonctions ! Nous avons donc l’intention de
transformer notre chaudière en poêle de masse et de l’installer dans la serre.
Nous fabriquerons notre biochar durant des nuits froides de printemps,
lorsque les cultures estivales sensibles aux gelées auront été plantées.
Vous l’aurez compris : nous nous amusons beaucoup à tester diverses
solutions issues des quatre coins du monde. Explorer de nouvelles voies pour
l’agriculture est stimulant émotionnellement et intellectuellement. Tous les
soirs, les enfants couchées, Perrine se plante devant son ordinateur tandis que
je me plonge dans les livres (question de génération !). Nous avons chacun
nos marottes et toujours des choses à nous raconter ! “Prenez-vous des
vacances ?” nous demande-t-on parfois. Nous aimerions bien, mais
manquons de temps… et à dire vrai, au bout de quelques jours, la ferme nous
manque. Le boulot est tellement plus amusant que le farniente !

1 Azby Brown, Just Enough : Lessons in Living Green from Traditional Japan, Tuttle Publishing,
2012.
2 Dena Merriam, The Message in a Seed : Guidelines for Peaceful Living, Shumei International, 2007,
p. 8.
3 Amap : Association pour le maintien d’une agriculture paysanne. En Amérique du Nord, cette forme
d’organisation est baptisée CSA, Community Supported Agriculture (Agriculture soutenue par la
communauté). J’aime bien le sens de cette dernière dénomination.
4 Masanobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille, Guy Trédaniel éditeur, 2005.
5 Voir à ce propos : Laurence Green, A Pilot Study Comparing Gaseous Emissions Associated with
Organic Waste Treated with and without Bokashi Fermentation, 2009. Consultable sur le site
www.bokashicycle.com.
6 Site Internet de l’entreprise Purin d’Orties et Cie, article “Les micro-organismes efficaces : EM,
www.purindortie-bretagne.com.
7 Nous allons présenter la terra preta p. 164 et suiv.
8 Voir “The real dirt on rainforest fertility”, Science, vol. 297, 9 août 2002, p. 921.
9 www.lafabriculture.fr.
XIII
GENÈSE D’UNE MÉTHODE
Une nouvelle approche de l’agriculture prend forme, plus productive et
plus naturelle. La méthode de la Ferme du Bec Hellouin est une synthèse
de nombreuses bonnes pratiques glanées en différents endroits du
monde, assemblées dans une vision permaculturelle.

Vivre simplement, pour que les autres puissent simplement vivre.

JONATHON PORRITT1

Durant plusieurs années, nous cherchons à enrichir nos pratiques des


influences diverses évoquées dans les chapitres précédents. Nous
réfléchissons sur la manière d’organiser ces influences de manière qu’elles
convergent harmonieusement vers un même but : produire beaucoup, tout en
régénérant l’environnement.
L’approche idéale n’existe pas. Ce qui importe en premier lieu, c’est
d’élaborer un système agraire qui soit pleinement adapté :
– au milieu environnant, en prenant en compte ses caractéristiques
naturelles (sols, climat, eau, végétation spontanée…), mais aussi ses
caractéristiques sociétales (réseaux, proximité des consommateurs,
particularités de la communauté locale…) ;
– au(x) porteur(s) de projet : quels sont les aspirations, les rêves, les
compétences, les moyens dont disposent celui ou ceux qui créent la ferme ?
Ce qui se met en place à la Ferme du Bec Hellouin n’est rien d’autre que
cela : la synthèse que Perrine et moi élaborons, au vu de nos aspirations, dans
le contexte qui est le nôtre. Le résultat de nos efforts n’est en rien une ferme
modèle, ni un exemple : notre parcours fut chaotique et semé d’innombrables
embûches. La liste des erreurs commises est fort longue !
Concilier l’ouverture sur le monde et le travail dans les jardins
Pourtant, la Ferme du Bec Hellouin fut assez vite identifiée comme l’un des
lieux où s’élaborent des pratiques agricoles alternatives “qui marchent”.
Alors que nous étions encore débutants, nous avons commencé à recevoir des
visites et des sollicitations de plus en plus nombreuses. Cela fut une
opportunité, car nombre de ces visiteurs étaient fort qualifiés, riches de
plusieurs décennies d’expérience du monde agricole parfois, et le regard
qu’ils portaient sur la ferme était instructif. Mais ce fut également une forte
contrainte, car le nombre de sollicitations a rapidement dépassé ce que nous
pouvions raisonnablement gérer. Très vite arrivèrent des centaines de visites,
des milliers d’appels téléphoniques et d’e-mails, auxquels nous répondions
bénévolement, qui venaient grignoter notre temps, au détriment du travail
dans les jardins et de la vie de famille. Nous dûmes créer un secrétariat,
largement dédié à répondre aux sollicitations, ce qui allégea la surcharge,
mais creusa le déficit économique. Les médias étaient également nombreux à
s’intéresser à la ferme.
Durant ces années noires, nous étions constamment dérangés et n’arrivions
plus à nous assurer une journée de repos de temps en temps. Le téléphone
sonnait à toute heure du jour et parfois de la nuit, week-end compris. Des
personnes frappaient à notre porte la nuit tombée : “Bonsoir, nous venons
visiter votre ferme, où pouvons-nous camper ?” Probablement, ces visiteurs
ne réalisaient pas que, derrière la ferme, il n’y avait pas un bureau d’études,
une entreprise solide, mais juste une famille de néo-paysans, avec ses limites
et ses fragilités… À cela s’ajoutaient des difficultés financières croissantes.
Nous suffoquions, à la limite de l’implosion. Il nous fallait faire le deuil du
rêve initial et accepter ce que la vie nous offrait. Cela ne s’est pas fait sans
heurts ni résistances… Mais des encouragements multiples venaient nous
confirmer qu’il fallait poursuivre sur ce chemin, malgré les difficultés.
Ces encouragements ont pris la forme de belles personnes qui nous ont
soutenus et offert, bien souvent, leur amitié. Il y eut d’abord quelques grands
pionniers de l’agriculture bio et de l’agroécologie, dont les livres nous
avaient mis sur la voie, qui ont accepté de venir bénévolement enseigner à la
ferme : Pierre Rabhi, le paysan philosophe et poète ; Claude Aubert, auteur
du tout premier livre sur l’agriculture biologique en France, fondateur de
Terre vivante ; Marc Dufumier, scientifique et orateur brillant, que l’on
écouterait des jours durant… L’un des fondateurs de l’agriculture bio prit
dans nos cœurs une place à part et devint un ami proche : Philippe
Desbrosses, dont l’un des livres, Nous redeviendrons paysans2, nous avait
particulièrement marqués. Philippe est un homme passionné, profondément
spirituel, tout entier tourné vers la quête et la diffusion de solutions pour
construire un monde meilleur. Fondateur il y a quarante ans de la Ferme de
Sainte-Marthe, il réunit au fil des ans une exceptionnelle collection de
semences bio. Il a lancé à Sainte-Marthe des formations qui permettent à des
dizaines de personnes chaque année de s’initier au monde de l’agriculture
biologique3. Bourré d’humanité et de gentillesse, Philippe nous a pris sous
son aile et vient régulièrement à la ferme. Il est président d’honneur de
l’association Institut Sylva, qui gère nos programmes de recherche.
La confiance et l’amitié de ces grands pionniers pour les petits débutants
que nous étions me faisaient penser à un passage de relais : il revient à nos
générations de poursuivre l’œuvre qu’ils ont lancée, forte de leurs conseils et
de leur regard bienveillant. Comme nous sommes, Perrine et moi, plutôt
enclins à douter constamment de ce que nous faisons, leur regard positif, et
celui de tant d’autres personnes, venait nous confirmer qu’il y avait un
véritable intérêt à explorer ce type d’agriculture permaculturelle.
Combien de salades au mètre carré ?
Si la ferme a survécu, c’est également grâce à l’amitié et aux conseils de
François Lemarchand. Créateur de Nature et Découvertes, François est un
entrepreneur brillant doublé d’un écolo convaincu. Ce fou de nature et de
grands espaces partage ses passions avec son épouse, Françoise, créatrice de
la revue Canopée. Ensemble, ils réalisent une veille planétaire des nouvelles
pratiques, attitudes, formes culturelles que revêt l’émergence du monde de
demain, et cherchent à les accompagner grâce aux deux fondations qu’ils ont
créées. Comme François ne fait rien à moitié, à soixante-deux ans il a décidé
de suivre une formation agricole et est venu chez nous réaliser ses stages
pratiques. Nous étions alors moralement au fond du gouffre et accueillir
François chaque semaine pendant plusieurs mois a été un cadeau du ciel.
Nous avions besoin de son regard chaleureux pour continuer à croire en notre
aventure. Ses conseils étaient toujours pertinents. Je me souviens de ce jour
de fin d’hiver durant lequel, agenouillés côte à côte, nous repiquions des
jeunes plants de salade dans le jardin mandala. François m’engueulait
amicalement : “Votre ferme est gérée n’importe comment, vous allez droit
dans le mur. Tu ne peux pas continuer à ignorer la dimension économique.
Dans nos magasins, nous devons impérativement réaliser un chiffre d’affaires
minimal par mètre carré, sans cela nous mettrions la clé sous la porte.” Et je
voyais mon François repiquer ses salades de plus en plus serrées, nous
frôlions les quarante au mètre carré ! Mais la leçon avait porté. Eliot
Coleman, en des termes différents, disait la même chose. François nous
confirmait qu’une pratique plus écologique doit, pour essaimer, démontrer sa
viabilité économique. Il préparait dans nos têtes l’étude que nous allions
lancer quelques mois plus tard.
La ferme eut ainsi de nombreux anges gardiens, qui lui ont permis de
surmonter les épreuves. Mais il y eut aussi des jalousies, des coups bas, des
trahisons. Dès lors que l’on choisit d’avancer, on s’expose. Un proverbe
africain l’énonce ainsi : “Plus on grimpe haut au cocotier, plus on montre ses
fesses !” Je comprends parfaitement l’irritation que peut susciter la
médiatisation d’une ferme créée par deux citadins nouveaux venus auprès
d’acteurs qui œuvrent de longue date dans le monde agricole. En acceptant
les sollicitations des médias (nous ne les invitons jamais nous-mêmes), nous
bénéficions de fait d’une visibilité qui ne nous procure pas que des amis.
Pourquoi s’exposer, dès lors ? Parce que nous pensons qu’il serait lâche de
vivre peinards dans notre coin de paradis, indifférents aux tracas du monde,
sans chercher à apporter une contribution.
Premières formations
Nous n’avons à peu près rien prémédité du parcours qui fut le nôtre ces
années-là. Les choses sont venues, il a fallu les assumer. On nous a ainsi
demandé d’organiser des formations. Nous y avons vu l’opportunité de
canaliser ce flux de sollicitations qui menaçait de nous faire naufrager. En
nous rendant complètement disponibles pendant des plages de temps définies,
nous pourrions partager davantage. Nous avons donc proposé à partir
de 2009 des formations en permaculture, maraîchage et jardinage
permaculturels. Très vite, les formations ont été prises d’assaut jusqu’à
devenir quasiment toutes complètes, parfois près d’un an à l’avance. Certains
stagiaires revenaient effectuer de quatre à huit formations chaque année,
constituant une équipe chaleureuse et motivée. Avec près de quatre cents
stagiaires accueillis dès la deuxième année, ces formations sont très vite
devenues une activité à part entière, qu’il a fallu apprendre et gérer. Nous y
sommes parvenus en nous appuyant sur les compétences de merveilleux
formateurs extérieurs dans les domaines où nous étions faibles.
Les formations sont caractérisées par une alternance de théorie et de
pratique. Le fait que bien des concepts de la permaculture soient illustrés sur
la ferme motive la venue de nombreux stagiaires. La théorie s’incarne dans le
monde réel. Nous pensons qu’enseigner le jardinage et le maraîchage au sein
d’une ferme bio est un atout, car les exigences de la production, douze mois
sur douze, confrontent tous les enseignements à l’épreuve de la pratique. La
réunion, sur un même site, de trois pôles d’activités différents et
complémentaires : la production, la recherche et l’enseignement, forme une
conjonction relativement unique en Europe.
L’équipage de la ferme
Il convient de le souligner avec toute la force possible : bien épaulée de
l’extérieur par un “écosystème” grandissant, la ferme s’est également
construite, de l’intérieur, grâce à une belle équipe de permanents. Au fil des
ans s’est constitué un “équipage” qui fait notre fierté, caractérisé par
l’investissement et le sérieux, mais aussi par l’humour, le respect mutuel et la
gentillesse, qui nous a permis de déléguer progressivement un certain nombre
de responsabilités et de sortir la tête de l’eau. Travailler dans un tel climat de
professionnalisme et de confiance est une grande chance.
Il fallait être entouré de personnes de qualité pour surmonter les difficultés
d’une entreprise à hauts risques. En 2009 nous nous sommes lancés, avec la
naïveté habituelle, dans la construction d’un centre d’accueil. Ce chantier a
duré trois années et coûté le double du budget initial. Nous disposons
maintenant d’un superbe bâtiment bioclimatique, entièrement réalisé avec des
matériaux naturels. Cet ensemble de 400 mètres carrés s’inscrit dans la
tradition locale de construction en pans de bois, pierres et torchis. La
structure fut réalisée en collectant d’anciennes charpentes, dont celle d’une
ferme-pressoir datée de 1668. L’énergie, fournie par Énercoop, coopérative
de distribution d’électricité d’origine renouvelable, est entièrement verte.
Le coût de ce chantier fut tel qu’il aurait dû nous faire couler dix fois. Mais
la logique sait parfois plier l’échine devant la force d’une vision… Les
collectivités territoriales se sont fortement investies dans le projet. Notre
région étant lanterne rouge au niveau national pour l’agriculture bio, ce centre
de formation fut bien accueilli par la région Haute-Normandie, le conseil
général de l’Eure et la chambre d’agriculture de l’Eure, qui ont mobilisé
différents dispositifs pour soutenir cet investissement4. Et puis de nombreux
miracles, petits et grands, ont permis de tenir jusqu’au bout. Alors que nous
étions dans une situation quasiment désespérée, le Crédit coopératif nous a
accordé un prêt important. En rencontrant Jérôme Henry, l’un de ses
dirigeants, nous avions (enfin !) découvert un banquier, un vrai, passionné
par l’“économie humaine5”, ami de toute la planète écolo, et une banque qui
sait ce que s’engager signifie.
L’écocentre fut à peine achevé que déjà les formations le remplissaient,
permettant d’honorer nos engagements et d’étoffer l’équipe pour faire face à
la charge de travail croissante.
Il semblait que, comme Pupoli, nous ayons positionné notre pirogue dans
la veine de courant favorable, trouvé notre juste place. Durant ces années où,
pourtant, nous ne faisions que découvrir et tenter d’appliquer les concepts de
l’agriculture naturelle, nous avons reçu la visite de nombre de responsables
de l’agriculture bio en France, d’agronomes venant des États-Unis, comme le
directeur du Rodale Institute, ou d’ailleurs, d’une ministre brésilienne, de
responsables d’ONG d’Afrique et de permaculteurs de Cuba… Nous nous
sommes nourris de ces échanges toujours chaleureux et ouverts.
Ma fermière tirée du ruisseau
Comme si ce qui précède ne suffisait pas, Perrine s’est alors lancée dans une
nouvelle aventure. Un soir qu’elle pataugeait dans le ruisseau du Bec,
essayant de rattraper des canetons qui prenaient le large, un élu de la région,
en la personne de Claude Taleb, est venu la héler de la berge. Il lui proposa
tout de go d’épauler la liste des écologistes pour les prochaines élections
régionales. Dégoulinante et surprise, car elle n’avait jamais eu d’engagement
politique, Perrine donna un accord de principe. Bientôt élue conseillère
régionale et mandatée pour développer l’agriculture biologique en Haute-
Normandie, Perrine se passionna pour cette mission de terrain qui la mit en
contact avec les divers organismes en charge de l’agriculture, la Safer6, les
établissements d’enseignement agricole. Son passé de juriste et son
expérience de maraîchère bio lui ont valu une certaine crédibilité auprès
d’acteurs de sensibilités variées. Cet engagement et les nombreuses
rencontres qu’il a suscitées ont élargi sa perception du monde agricole.
Genèse d’une méthode
Toutes ces attentes étaient autant d’invitations à décrire ce qui caractérise
notre approche. Nous avons alors réfléchi en profondeur à l’élaboration d’une
synthèse des nombreuses “bonnes pratiques” glanées en chemin, dans un
cadre permaculturel. Cela a donné la Méthode de la Ferme du Bec Hellouin7,
qui résume en vingt points les éléments que nous percevons comme essentiels
pour construire une agriculture permaculturelle économiquement viable et
susceptible de contribuer à la régénération de l’environnement. Cette
méthode est bien sûr évolutive. Nous n’avons personnellement rien inventé,
notre seul “mérite” est d’avoir butiné à des sources diverses et d’avoir testé et
organisé de manière cohérente des approches multiples. La permaculture est
un formidable outil pour cela.
J’étais gêné et réticent à l’idée de baptiser cette méthode du nom de notre
ferme, et je le suis toujours. Mais il y a un mérite dans le fait d’identifier cette
méthode à notre ferme, car cela indique clairement : “Voilà ce que nous
avons réalisé, dans le contexte qui est le nôtre, au stade où nous en sommes
de notre évolution, avec notre sensibilité. Il ne s’agit en aucun cas de règles
valables pour tous en tous lieux, encore moins d’un dogme ! Mais peut-être
pourrez-vous vous en inspirer pour bâtir votre propre méthode, celle qui vous
permettra de vous épanouir dans votre contexte ? Puisse notre approche vous
permettre d’éviter des erreurs et de la fatigue, des coûts inutiles, en vous
aidant à vous rapprocher plus vite de votre but !”
Il nous est clairement apparu, et cela a été évoqué, que le facteur
déterminant le succès ou l’échec d’une agriculture naturelle n’est pas tant les
techniques que nous choisissons d’utiliser (ou de ne pas utiliser), mais notre
positionnement face à la biosphère, les représentations mentales que nous
nous faisons du métier de paysan. Changer de techniques et d’outils est
relativement facile, il existe des salons et des revues spécialisées qui
proposent une vaste gamme de choix possibles. Mais le métier de paysan est
bien plus qu’un ensemble de technologies. Le paysan façonne la biosphère, a
un impact sur les paysages et de multiples formes de vie, pour le meilleur ou
pour le pire. Dès lors, il est indispensable de nous interroger en profondeur
sur notre positionnement face à la nature. Sommes-nous en dehors, au-dessus
de la communauté des vivants, ou bien immergés en son sein, solidaires,
gardiens de toutes les formes de vie qui partagent avec nous un même
terroir ?
Notre manière de façonner les paysages que nous habitons reflète nos
paysages intérieurs. L’écologie commence au fond de nous, elle est
spirituelle.
Il convient donc de faire le lien entre la manière d’habiter la Terre à
laquelle nous aspirons et les pratiques qui nous permettront de réaliser ce
dessein. Un œil sur l’étoile qui nous guide, un autre sur les cailloux du
chemin, pour ne pas trop se casser la figure… et trouver la force de se relever
après chaque échec !

1 Jonathon Porritt, Sauvons la Terre, Casterman, 1991, p. 190.


2 Philippe Desbrosses, Nous redeviendrons paysans, op. cit.
3 Site Internet des formations : www.formationsbio.com.
4 Il convient de préciser que les subventions dont a bénéficié la construction de l’écocentre,
subventions motivées par la cohérence de cet équipement avec les politiques des territoires en matière
de tourisme et de formation, ne doivent pas occulter le peu de soutien dont bénéficie généralement la
création d’une ferme biologique, dans le contexte actuel. Dans notre cas, n’entrant pas dans les
dispositifs d’aide à l’installation des jeunes agriculteurs, la seule subvention reçue lorsque nous avons
créé notre ferme fut “l’aide coup de pouce” de la région Haute-Normandie, d’un montant
de 3 000 euros. Il semble illusoire de trop compter sur les soutiens publics lorsque l’on aspire à se
lancer dans une telle aventure…
5 Jérôme Henry est l’auteur de L’Économie humaine, mode d’emploi, Eyrolles, 2011.
6 Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.
7 La méthode de la Ferme du Bec Hellouin est décrite sur le site www.fermedubec.com.
XIV
LANCEMENT D’UN PROGRAMME
DE RECHERCHE
Pour donner un fondement scientifique aux pratiques novatrices
développées à la ferme, un programme de recherche est lancé. Une
“ferme virtuelle” est modélisée dans nos jardins.

L’espèce humaine est arrivée à la croisée des chemins. Notre avenir


dépend de la vitesse avec laquelle nous comprendrons l’extrême gravité
de la situation.

RENÉ DUMONT1

Une équipe d’agronomes est venue passer avec nous le week-end du 1er mai
2010. Il y avait, entre autres, François Léger, alors directeur de l’unité de
recherche SAD-APT (AgroParisTech/Inra), Stéphane Bellon, responsable de
l’agriculture biologique pour l’Inra, et Cyril Girardin, chercheur spécialiste
des sols au sein du laboratoire Bioemco. Ne connaissant aucun de ces
scientifiques, étant encore fort débutants dans notre approche
permaculturelle, nous étions dans nos petits souliers à leur arrivée.
Après avoir fait connaissance, nous partons à la découverte de la ferme.
Durant la première matinée, nous avons juste… traversé l’île-jardin. François,
Stéphane et Cyril se montraient franchement intéressés par le système
empirique que nous avions créé en suivant notre intuition. Le reste du week-
end se passa en discussions passionnantes. Au moment de nous quitter,
Stéphane a résumé avec humour leur point de vue : “Nous ne sommes pas
assez loufoques pour créer un système pareil dans nos stations de recherche,
c’est pour cela qu’il nous intéresse !” Ce à quoi nous leur avons répondu que
nous étions très preneurs, pour notre part, de leur regard de scientifiques. Plus
tard, lors d’une réunion rassemblant différents praticiens en vue de créer un
réseau de fermes expérimentales en agroécologie, Stéphane a déclaré : “Ce
qui m’a interpellé à la Ferme du Bec Hellouin, c’est que, sur un espace qui ne
nourrirait pas une demi-vache, Perrine et Charles produisent une abondance
de nourriture.”
Les choses auraient pu en demeurer là, mais nous sommes restés en lien
avec eux, tout particulièrement avec François Léger. François est doté d’un
esprit très affûté, qui navigue en permanence aux confins de l’agronomie, de
la sociologie et de la philosophie. Très occupé par les responsabilités que lui
confère la direction d’une équipe d’une soixantaine de chercheurs et
l’enseignement du master 2 “Environnement, développement, territoires,
sociétés” à AgroParisTech, il trouve quand même le temps de visiter
périodiquement la ferme et ce sont à chaque fois des heures d’échanges
intenses, durant lesquelles nous le bombardons des nombreuses questions qui
émergent à mesure que nous avançons. Nombre des idées et concepts que
présente ce livre ont été éclairés par son regard.
Assez vite nous est venue l’idée d’une étude qui permettrait de donner un
fondement scientifique à l’approche développée à la ferme. Nous avons
rédigé ensemble un projet, dans lequel François définissait ainsi les axes de
l’étude :

La question que nous voudrions traiter est la suivante :


“Dans un système de maraîchage en permaculture sans mécanisation, quelle est la surface de culture
nécessaire permettant de dégager un revenu décent pour un travailleur souhaitant s’installer et avoir
des conditions de travail acceptables ?” Cette question pose immédiatement des problèmes liés au
caractère subjectif des termes “revenu décent” ou “conditions de travail acceptables”.
Nous devons donc la reformuler, sous forme de deux questions liées :
– Quelle est la performance économique susceptible d’être obtenue sur une surface limitée, fixée
arbitrairement à 1 000 mètres carrés ?
– Quelle est la charge de travail nécessaire à la réalisation de cette performance sur 1 000 mètres
carrés et comment se répartit-elle au cours de l’année ?
Auxquelles nous associerons une troisième question, qui nous permet d’aborder de façon plus
complète le point essentiel de la durabilité d’un système maraîcher en permaculture :
– Quelle est la performance écologique de ce système ?

Nos amis agronomes pensaient qu’une approche du maraîchage qui se


révélait tout à la fois bénéfique pour l’environnement et très productive
méritait d’être étudiée. En soi, la Ferme du Bec Hellouin, marquée par notre
parcours plus ou moins chaotique et un contexte pédoclimatique bien
particulier, ne les intéressait pas plus qu’une autre ; l’objectif était de
modéliser ce qu’il pouvait y avoir de transposable dans la forme de
maraîchage permaculturel qui y est pratiquée en vue de faciliter son
essaimage.
Le projet a été rédigé en juin 20112 et confié à trois ou quatre personnes
susceptibles de l’étudier. Nous souhaitions travailler dans la discrétion, afin
de rester concentrés et sereins. Le dossier n’a donc quasiment pas été diffusé,
pourtant il est vite passé de main en main et a fait rapidement le tour du petit
monde de l’agroécologie en France, suscitant des réactions contradictoires.
Ceux qui connaissaient la ferme étaient généralement enthousiastes à l’idée
de cette étude. Mais quelques piliers historiques de l’agroécologie ont fait des
bonds et nous ont traités de tous les noms, car il leur semblait impossible de
créer une activité viable sur une aussi petite surface. Il était généralement
admis qu’il fallait un hectare pour créer une activité maraîchère. Le potentiel
de productivité qu’autorise une approche permaculturelle n’était pas encore
perçu.
Bertrand Hervieu, ancien président de l’Inra, alors président du pôle
Environnement de la Fondation de France, est venu visiter la ferme à deux
reprises et a pensé que cette étude méritait d’être menée. La Fondation de
France s’est engagée, ainsi que la Fondation Lemarchand pour l’équilibre
entre les Hommes et la Terre et la Fondation Léa Nature3. Un comité
scientifique rassemblant des chercheurs éminents fut constitué4. Fin 2011,
l’étude commençait, pour une durée de trois ans.
Modéliser un système vivant
Une surface de 1000 mètres carrés cultivés (soulignons qu’il s’agit bien de
mètres carrés cultivés – il faut donc ajouter les allées, les aires de
compostage, le bâti) a été définie au cœur de nos jardins, en excluant
volontairement les espaces trop atypiques, comme les îles-jardins. Cette
“ferme virtuelle” comprend 70 parcelles. Nous avons alors entrepris de
comptabiliser tout ce qui entre dans ces parcelles (temps de travail par type
de tâche, intrants) et tout ce qui en sort, à la botte de radis près. De même,
l’ensemble des outils et équipements (serres, systèmes d’irrigation…)
nécessaires aux cultures a été listé et chiffré.
Nous avons vite été confrontés à la difficulté de modéliser un système
vivant qui est, par définition, complexe et évolutif. C’était du reste l’une des
motivations de François Léger pour lancer cette étude. Dans une étude
agronomique classique, on implante une culture au moment A, on la récolte
au moment B, la suivante démarre en C, etc. Au Bec Hellouin, du fait des
associations de cultures généralisées, plusieurs séquences culturales se
chevauchent. Plusieurs centaines de cultures doivent donc être suivies chaque
année de manière aussi précise que possible. De nombreuses réunions ont été
nécessaires pour définir un protocole de recueil et de traitement des données
qui soit suffisamment simple pour être utilisable à la ferme, et suffisamment
exhaustif pour recueillir tous les paramètres importants.
Il est rare qu’une étude aussi complexe se déroule au sein d’une simple
ferme en production.

Le postulat qui préside au partenariat entre scientifiques et exploitants de la Ferme du Bec Hellouin,
écrivait François dans le projet, est que celle-ci peut effectivement servir de support à la production
de références. L’étude proposée vise donc à produire des connaissances couvrant l’ensemble des
dimensions du système de production et de ses différents registres de performance… Elle servira de
base à une réflexion plus générale sur la nature même des références à produire sur le “maraîchage
agroécologique”. Elle contribuera à alimenter les réflexions scientifiques actuelles sur
l’agroécologie et ses principes.

Le maraîchage est une activité fortement contraignante. L’étude ajoutait un


niveau de complexité supplémentaire, mais offrait une opportunité
formidable de progresser, en raison de la vigilance constante qu’elle impose.
Il a fallu que toute l’équipe se forme au recueil des données et s’habitue à
vivre avec un carnet dans la poche et un œil sur la montre. L’équipe fut
étoffée par des étudiants. L’étude sert de support à des mémoires et une thèse
de doctorat, et s’étend maintenant à d’autres sites, dont celui de La
Bourdaisière, en Touraine, largement inspiré de notre propre expérience5.
Les milliers de données de la première année, compilées au jour le jour par
l’équipe de la ferme, ont été entièrement analysées et vérifiées à trois
reprises, sous l’œil vigilant de François.
Les résultats de la première année
Le 5 juillet 2013, dix-neuf mois après le démarrage de l’étude, une
soixantaine de personnes se sont réunies dans l’écocentre pour la présentation
des résultats de la première année. Il y avait là, autour de François Léger,
Stéphane Bellon et Philippe Desbrosses, un fort contingent de chercheurs
belges, les responsables de la chambre d’agriculture de l’Eure, des
maraîchers, des élus…
Sacha Guégan, l’ingénieur en charge de l’étude au sein de la ferme, a
présenté les données recueillies et leur analyse. Elles valident l’hypothèse de
départ :
– Sur une année, le chiffre d’affaires dégagé a été de 32 000 euros, pour
une charge de travail dans les jardins de 1 400 heures.
– 1 000 mètres carrés cultivés en maraîchage bio permaculturel selon la
méthode de la Ferme du Bec Hellouin permettent donc de supporter une
activité à temps plein.
Voici quelques remarques complémentaires :
– Le chiffre d’affaires a été déterminé en accordant une valeur économique
à la production maraîchère. Cette valeur a été fixée à partir de grilles
tarifaires provenant de différentes sources, en premier lieu celle réalisée par
le Grab HN, donnant les tarifs moyens en vente directe des légumes bio pour
la Haute-Normandie.
– Le temps de travail, 1 400 heures dans les jardins, représente 29 heures
par semaine. Il faut y ajouter le temps passé en entretien du site,
commercialisation, tâches administratives…, estimé à 30 % des heures
travaillées dans les jardins. On arrive alors à une charge de travail annuelle
de 2 100 heures par an, soit en moyenne 44 heures par semaine, en
ménageant 4 semaines de vacances. Cela reste très raisonnable pour un
maraîcher, qui de plus ne perd pas de temps en transports pour se rendre à
son travail.
Ces premiers résultats furent jugés très encourageants par l’équipe menant
l’étude. La charge de travail était raisonnable et même probablement
inférieure à celle générée par un maraîchage sur grande surface. Le chiffre
d’affaires, même dans une première année médiocre, était similaire à ce qui
est généralement admis comme le produit moyen d’un hectare de maraîchage
bio mécanisé.
Les années suivantes le chiffre d’affaires augmenta sensiblement,
atteignant 50 800 euros pour 2 000 heures de travail dans les jardins en 2014.
En ce début d’année 2014, nous prenons confiance dans la pertinence de
cette approche et osons aller beaucoup plus loin dans la densification et les
associations de cultures. À l’heure où j’effectue les corrections de ce livre, fin
avril, sur certaines planches sous la serre, quatre cultures ont déjà été
implantées et trois récoltées ! La microagriculture permaculturelle a un
potentiel productif bien supérieur à ce que nous pouvions imaginer en
démarrant l’étude, et elle n’a pas fini de nous surprendre ! Il s’agit
probablement de la forme d’agriculture la plus productive qui soit.
Au-delà des chiffres, François avait également une préoccupation : quelle
est la qualité de vie offerte par une ferme qui est, selon son expression,
l’extension d’un grand jardin et non la réduction d’une ferme mécanisée ? Il
est bien évidemment impossible de répondre à une question aussi subjective,
mais force est de reconnaître que cette forme nouvelle de maraîchage bio
permaculturel offre des tâches très variées (nous réalisons rarement le même
travail plus d’une heure d’affilée), pratiquées en immersion dans la nature,
qui rendent l’exercice de la profession globalement épanouissant et agréable.
Une marge de progrès considérable
De l’avis unanime de l’équipe, ces résultats intermédiaires (qui demandent,
encore une fois, à être précisés d’ici à la fin de l’étude) sont très largement
améliorables. Le nombre de cultures réalisé sur chaque parcelle variait de une
à huit. L’analyse fine de chacune des soixante-dix parcelles a mis en évidence
un chiffre d’affaires extrêmement variable. Certaines parcelles avaient été
quasiment laissées à l’abandon. Les bons résultats économiques des
meilleures parcelles étaient dus aux associations de cultures et à la densité
qu’autorise un travail manuel.
Il nous semblait que l’aventure ne faisait que commencer. Dans notre
apprentissage de l’agriculture bio-intensive, nous n’en sommes qu’en
maternelle petite section ! Certes, la méthode utilisée au Bec Hellouin pour
obtenir ces résultats était le fruit de quelques années d’expérience. Mais
l’agriculture mécanisée bénéficie, elle, de cent cinquante années de
recherches menées dans de nombreux pays, avec les moyens de grosses
firmes ! En matière d’agriculture naturelle, nous avons encore tant à
découvrir… et à redécouvrir dans les exemples réussis du passé. Quasiment
tout est susceptible d’être amélioré, parfois considérablement. Un travail sur
l’outillage, notamment, permettrait de créer des outils adaptés à cette
microagriculture manuelle et de gagner en efficacité.
Une dynamique s’amorçait. Plusieurs projets d’étude, se déroulant sur
différents sites, avaient germé durant cette première année. Les recherches
menées à la ferme vont également s’inscrire dans un projet Casdar (Compte
d’affectation spéciale pour le développement agricole et rural) national
portant sur les “Systèmes maraîchers agroforestiers”, qui a démarré
début 2014. François notait, dans le second rapport intermédiaire :

L’étude lancée au Bec Hellouin, et c’est incontestablement l’un de ses principaux succès, a donc
servi de point de départ à un ensemble plus vaste de travaux qui ont tous pour ambition de proposer
des éléments pour construire des systèmes associant maraîchage et arboriculture fruitière sur de très
petites surfaces. Dans ces systèmes, l’attention portée aux cultures et à leur design d’ensemble
permettrait d’optimiser les interactions biologiques et d’obtenir ainsi un niveau significatif de
revenu, grâce à un haut niveau de productivité et à une très faible consommation d’intrants et
d’énergie fossile. Ces modèles, parce qu’ils exigent plus de réflexion et de travail que de capital,
sont des candidats de premier ordre pour redynamiser l’agriculture dans des espaces dont elle
paraissait exclue (villes et périphéries urbaines en particulier), contribuer à la recomposition
d’ensemble des systèmes alimentaires en rapprochant les producteurs et les consommateurs,
participer à la création d’emplois.
Les premiers résultats obtenus au Bec, finalement très convaincants malgré une année difficile,
nous invitent d’autant plus à poursuivre le travail engagé, dans un dialogue permanent et égal entre
chercheurs et producteurs.

Les résultats de cette première année, encore une fois, sont à prendre pour
ce qu’ils sont : une esquisse qui demande à être précisée. On ne construit pas
une étude agronomique en un an seulement ! Nous livrons ces résultats
intermédiaires uniquement parce qu’ils indiquent que la voie vaut la peine
d’être explorée.
Une ferme permaculturelle produit plus que de la nourriture, mais seule la
production légumière a été valorisée dans l’étude. On peut imaginer que
d’autres services rendus à la société soient un jour pris en compte, que des
collectivités territoriales, par exemple, au vu de l’impact positif que
l’installation d’un jardinier-maraîcher en ville peut entraîner pour la
communauté, prennent en charge tout ou partie des coûts de son installation.
L’impact sur la biodiversité
Les données chiffrées ne sont qu’un aspect de l’étude, elles ne doivent pas
occulter la dimension qualitative de ce type d’agriculture. Chemin faisant,
nous réalisons chaque année davantage les bénéfices écologiques générés par
une démarche bio-inspirée. La rencontre avec le Belge Gauthier Chapelle a
fortement contribué à cette prise de conscience. Gauthier est docteur en
biologie, ingénieur agronome, naturaliste, consultant, mais avant tout l’un des
pionniers du biomimétisme en Europe6. Lors de deux séjours à la ferme, il
attira notre attention sur la biodiversité qui s’était établie dans nos jardins.
Voici ce qu’il écrivit dans le second rapport intermédiaire de l’étude :

J’ai été d’emblée frappé par la présence importante et la diversité des espèces sauvages présentes
sur la ferme (sans parler de la diversité des espèces et variétés domestiquées). Si cette biodiversité
s’appuie en partie sur celle des biotopes rassemblés sur cette faible surface (eaux courantes,
dormantes, prairie, taillis, bois, etc.), je voudrais toutefois partager deux observations qui
permettent de donner un minimum de chair à ce qui est d’abord un ressenti instinctif.
La première observation de naturaliste concerne les oiseaux, et plus particulièrement un sous-
groupe de passereaux, une famille granivore par excellence, celle des Fringilles (dont un des plus
connus est le pinson). À ma grande surprise, les deux jours de la mi-juin m’ont suffi pour observer
sept espèces7 différentes, soit tous les nicheurs théoriques possibles de ce morceau de Normandie.
Mais le tout sur une exploitation agricole viable ! Waou ! Et ce dans un contexte de raréfaction
progressive des espèces autrefois communes (comme par exemple la linotte mélodieuse et le
bouvreuil8).
La seconde se rapporte aux insectes : notons déjà la présence d’éphémères et de plusieurs espèces
de libellules, dont le caloptéryx vierge, attestant la qualité écologique des milieux aquatiques de la
ferme. Mais j’ai surtout été interpellé par l’abondance d’un coléoptère rouge et noir bien particulier,
le clairon des ruches9 ; les adultes étaient présents sur de nombreuses fleurs différentes des potagers
et de la forêt-jardin, occupés à brouter, et donc à polliniser… Plus significatif surtout : leurs larves
sont elles-mêmes des parasites de plusieurs espèces d’abeilles solitaires, ce qui signe évidemment
une présence massive de ces dernières sur toute la ferme. Quand on sait leur rôle en termes de
pollinisation, complémentaire de celui des abeilles domestiques, on ne peut que se réjouir… Au-
delà de ces premières observations, je ne saurais que recommander d’affiner la connaissance et
l’évolution de la faune présente sur les différentes parcelles : il y a du boulot ! Et certainement des
étudiants que cela enchanterait…

Précisons que la présence de toute cette faune sur la ferme n’est pas un
souci : contrairement aux idées reçues, presque tous les animaux sauvages
sont de précieux auxiliaires !
L’impact sur le climat
Cette même année 2013, nous avons reçu la visite de l’ingénieur Jean-Marc
Jancovici, éminent spécialiste de la séquestration de carbone, et de ses
sympathiques équipes de The Shift Project et Carbone 4. Nous avons de
même échangé avec nos amis de Pur Project, créé par Tristan Lecomte, ainsi
qu’avec Jean-Philippe Beau-Douézy10, responsable des programmes de
reforestation de la Fondation Yves Rocher. Les discussions avec ces
spécialistes ont confirmé notre ressenti : ce type d’agriculture stocke du
carbone, même si cela reste difficile à quantifier, alors que l’agriculture
industrielle contribue massivement au réchauffement climatique. La
séquestration de carbone s’opère :
– dans les sols, qui s’enrichissent en matière organique (chaînes
carbonées) ;
– dans les arbres, omniprésents dans l’agroécosystème.
Le réchauffement climatique est probablement le principal défi du XXIe
siècle. Il est heureux d’envisager que l’agriculture puisse devenir l’un des
leviers permettant de contenir nos émissions de gaz à effet de serre à un seuil
acceptable.
En cette année 2013, notre septième saison de maraîchers, un basculement
s’est opéré en nous. Jusqu’à présent, nous cherchions à pratiquer notre métier
en cherchant à faire le moins de mal possible à la planète. Au vu de tous ces
éléments, nous avons compris que nous pouvions faire du bien, produire
beaucoup tout en régénérant le milieu environnant. Si une agriculture bio-
inspirée se généralisait, il deviendrait envisageable de nourrir toute
l’humanité tout en restaurant l’environnement dans lequel elle évolue. Cette
simple prise de conscience a donné encore plus de sens à ces recherches, et
une formidable énergie pour avancer.
Une étude très suivie
Dès la première année, cette étude a été suivie par un grand nombre
d’institutions, dans le monde agricole et au-delà. Perrine a été invitée à
intervenir lors de deux colloques organisés au Parlement européen à
Bruxelles, notamment “Nourrir l’Europe en temps de crise”, auquel
participait également Olivier De Schutter, le rapporteur des Nations unies sur
le droit à l’alimentation. J’ai présenté avec François l’étude lors du premier
colloque sur la recherche bio-inspirée, organisé par le ministère de
l’Environnement. Perrine est également intervenue dans un colloque de la
Soil Association en Angleterre, au colloque Eco Farm en Californie ainsi que
dans diverses rencontres.
Cette même année, la ferme a reçu le trophée Agriculture durable de
Haute-Normandie, et la mention Espoir de l’agriculture durable, décernée par
le ministère de l’Agriculture avec la mention suivante : “Perrine et Charles
Hervé-Gruyer, de la Ferme du Bec Hellouin en Normandie, pour leur effort
exceptionnel et l’expérimentation novatrice, pour leur génie inventif et leur
désir d’essaimer tout en prospectant des voies originales et prometteuses” –
signe que les institutions s’ouvrent à de nouveaux paradigmes.
Des responsables de collectivités territoriales, de grandes villes, voire de
capitales européennes viennent à la ferme pour réfléchir à la possibilité
d’implanter des microfermes sur leur territoire.
Il n’y a pas de mots pour exprimer notre reconnaissance envers François
Léger. Il faut une bonne dose d’audace pour engager une unité de recherche
sur un modèle alternatif. Grâce à ses compétences, et à la caution
qu’apportent les agronomes engagés dans l’étude et les institutions qu’ils
représentent, un début de fondement scientifique se construit autour d’une
pratique en complète rupture avec l’agriculture dominante.
Nous espérons qu’un nombre croissant de paysans osera explorer les
potentialités d’une agriculture bio-inspirée. Le partage des informations et
des expériences démultipliera l’impact de cette recherche et permettra
d’inventer collectivement l’agriculture post-pétrole.

1 Cité dans Jean-Paul Besset, René Dumont, une vie saisie par l’écologie, Stock, 1992.
2 Le projet initial et les rapports intermédiaires sont consultables sur le site www.fermedubec.com.
3 Durant les deux années suivantes, d’autres organismes sont venus épauler le projet : la Fondation
Terra Symbiosis, la Fondation Lunt, la Fondation Pierre Rabhi, la Fondation Picard.
4 François Léger, UMR SAD-APT Paris, AgroParisTech, agroécologie ; Christine Aubry, UMR SAD-
APT Paris, Inra SAD, agronomie ; Stéphane Bellon, UR Écodéveloppement Avignon, Inra SAD,
agroécologie ; Marc Dufumier, UFR Agriculture comparée et développement agricole, AgroParisTech ;
Philippe Desbrosses, Ferme de Sainte-Marthe, agronomie ; Pierre Stassart, université de Liège,
sociologie ; Gauthier Chapelle, Greenloop, biomimétisme ; Serge Valet, agronomie.
5 La microferme de La Bourdaisière a été lancée à l’initiative de Louis-Albert de Broglie, le dynamique
propriétaire du site, et de son collaborateur Maxime de Rostolan. Plus d’infos sur
www.fermesdavenir.org.
6 Gauthier Chapelle a fondé l’association Biomimicry-Europa et le bureau d’études Greenloop, basé à
Bruxelles. Le biomimétisme consiste à s’inspirer du vivant (ses formes, ses matériaux…) pour réaliser
ou optimiser des créations humaines : imiter le fonctionnement du cœur des baleines pour créer des
pacemakers sous forme de patch ; s’inspirer de la structure de la soie pour créer des matériaux plus
résistants que l’acier ; reprendre la forme des trompes des moustiques pour créer des aiguilles
indolores…
7 Le pinson des arbres (Fringilla coelebs), le verdier d’Europe (Chloris chloris), le chardonneret
élégant (Carduelis carduelis), la linotte mélodieuse (Linaria cannabina), le serin cini (Serinus serinus),
le bouvreuil pivoine (Pyrrhula pyrrhula) et le gros-bec casse-noyaux (Coccothraustes coccothraustes).
8 En déclin respectivement de 70 et 60 % en France sur les vingt dernières années.
9 Trichodes alvearius. À titre de comparaison tout aussi anecdotique : en deux jours en juin, j’ai pu
observer au moins une bonne vingtaine d’individus. Soit autant que toutes les observations belges
entrées sur la plate-forme www.observations.be entre le 1er juin et le 15 juillet !
10 Permaculteur engagé, Jean-Philippe Beau-Douézy est le fondateur de l’écocentre Le Bouchot :
www.lebouchot.net.
XV
LA FORÊT-JARDIN
Entre jardin et forêt, un nouveau modèle productif et écologique, issu
des régions tropicales du globe, fait son apparition en Europe. Donnant
la priorité aux arbres, il révolutionne notre approche de l’agriculture.

Une ville est sauvée, non pas par les hommes intègres qui l’habitent, mais
par les bois et les marais qui l’entourent.

HENRY DAVID THOREAU, 18511

Perrine et moi sommes persuadés que le système le plus innovant mis en


place dans notre vallée est la forêt-jardin2. Le maraîchage permaculturel est
l’évolution d’une pratique menée depuis des temps anciens dans notre pays,
tandis que la forêt-jardin est un système productif vraiment nouveau sous nos
latitudes. Les Anglais l’appellent food forest, edible forest. Une forêt qui se
mange, vous imaginez ?
La forêt-jardin, concept issu des peuples vivant dans les régions tropicales
d’Afrique et d’Asie, semble présenter un ensemble de bénéfices
environnementaux et sociétaux exceptionnels. Une fois implantée, la forêt-
jardin est un système durable, autonome, résilient, productif sans avoir
recours aux énergies fossiles, sans besoins en eau ni en fertilisants. Elle
stocke du carbone, restaure les paysages et constitue un refuge de biodiversité
cultivée et sauvage. Sur le plan social, la forêt-jardin permet de produire
localement des fruits, baies, légumes, plantes aromatiques, médicinales et
tinctoriales, champignons, mais aussi du bois et de la biomasse, tout en créant
des emplois. Elle ne nécessite que de petites surfaces pour son implantation et
peut facilement trouver sa place dans un jardin.
La forêt-jardin laisse entrevoir une nouvelle forme d’agriculture donnant
aux arbres un rôle central.
Qu’est-ce qu’une forêt-jardin ?
La forêt-jardin est une forme d’agroforesterie “sauvage” née dans les régions
tropicales d’Afrique et d’Asie, où certaines populations autochtones
regroupent autour de leurs habitats les végétaux qui leur sont utiles, en
particulier des arbres et buissons à fruits et à baies. Ces végétaux forment une
sorte de forêt jardinée procurant, outre les fruits, baies et feuilles comestibles,
du bois d’œuvre et de chauffage, des légumes, des plantes aromatiques et
médicinales, des matériaux pour l’artisanat ou des productions destinées à la
vente sur les marchés locaux. Ces forêts-jardins peuvent également abriter un
habitat, un petit élevage, des ruches…
Voici une définition de ce système adapté à nos latitudes : “Un jardin-forêt
est un jardin créé selon le modèle du bois naturel. De la même façon, il
comporte trois étages de végétation : les arbres, les arbrisseaux et les plantes
herbacées. Dans un jardin-forêt comestible, l’étage des arbres (étage
supérieur) est constitué d’arbres ou d’arbustes fruitiers, dont les fruits à coque
(noix, amandes) ; l’étage des arbrisseaux (étage intermédiaire) comprend
essentiellement les petits fruits (cassis, groseilles, framboises, mûres, ainsi
que les noisetiers, maintenus dans une forme buissonnante basse) ; l’étage du
sol (étage inférieur) est consacré aux légumes vivaces et aux plantes
aromatiques et médicinales. Le sol n’est pas travaillé et les végétaux annuels
ne sont généralement pas présents sauf s’ils peuvent se ressemer seuls. Le
jardin est généralement très diversifié, regorgeant de plantes comestibles
variées3.”
La forêt-jardin, un concept nouveau en Europe
Il semble que cette forme d’agroforesterie comptant trois étages de végétation
ou davantage (Robert Hart, le pionnier des forêts-jardins en Europe, décrit
sept strates) n’ait jamais été pratiquée en Europe, où les systèmes
agroforestiers ont été établis sur deux étages (oliveraies, prés-vergers,
châtaigneraies…). Ce concept, mis en lumière dans la mouvance de la
permaculture, a été adapté à nos latitudes en Angleterre à partir des
années 1970 par des pionniers comme Robert Hart puis Martin Crawford.
Son apparition en France date de quelques années seulement et les prototypes
de forêt-jardin sont encore très peu nombreux et mal connus tant des
spécialistes que du grand public. Ils ont pour la plupart, si ce n’est en totalité,
été mis en place par des amateurs et la communauté scientifique semble
n’avoir été que peu ou pas associée à l’implantation de ces prototypes.
Il est intéressant de noter à quel point la forêt-jardin constitue une
innovation profonde, voire une rupture, par rapport aux pratiques usuelles de
l’agriculture occidentale. Notre agriculture est née au Néolithique dans le
Croissant fertile. Les plantes et les animaux sur lesquels elle repose (céréales,
ovins, caprins et bovins) sont issus des steppes d’Asie Mineure. Ce type
d’agriculture a généralement coupé les arbres et ouvert les espaces pour
recréer, dans son expansion, des paysages “de steppe”. Dès la préhistoire,
cette déforestation a causé des désastres écologiques, en contribuant
notamment à la désertification de l’Afrique du Nord, mais les dégâts se sont
amplifiés depuis les années 1950 avec l’apparition des engrais de synthèse,
l’essor de la mécanisation, le remembrement et l’expansion de ce modèle
agricole dans de nombreuses régions du monde. En effet, l’étape d’après la
steppe, c’est le désert, et force est de constater que notre agriculture moderne
“de steppe” a un impact négatif sur les sols, les ressources en eau, les
paysages, le climat4…
Or la végétation qui prédominait autrefois en Europe tempérée était la
forêt. Si l’on abandonne un espace agricole, c’est à la forêt qu’il retournera
naturellement. Maintenir des espaces ouverts nécessite un effort constant.
Le rôle central de l’arbre commence à être mieux perçu. Il remplit de très
nombreuses fonctions écologiques, crée le sol, favorise des microclimats
propices à la vie, stocke du carbone, embellit les paysages et rend
d’innombrables services aux humains, sur tous les plans.
Ailleurs dans le monde, d’autres traditions agricoles ont donné à l’arbre le
rôle central. C’est le cas des peuples premiers vivant dans les forêts
subtropicales. La forêt-jardin est donc un “concept” issu d’autres régions du
monde, d’autres cultures, et son essor en Occident pourrait constituer un
véritable changement de paradigme, un “métissage agricole” susceptible de
contribuer à remédier aux dommages créés par le modèle dominant, en
redonnant à l’arbre son rôle essentiel dans l’équilibre de nos
agroécosystèmes5.
Les bénéfices écologiques de la forêt-jardin
La forêt-jardin semble avoir un potentiel particulièrement intéressant en
termes de bénéfices écologiques.
– L’utilisation judicieuse de la verticalité autorise une production
importante, sur un espace restreint. Comme dans les forêts tropicales, une
strate verticale peut même être implantée dans la forêt-jardin, sous la forme
de lianes (mûres géantes…) grimpant sur le tronc des fruitiers haute tige.
– La forêt-jardin, une fois implantée, est un système autonome. Elle ne
nécessite aucun travail mécanique du sol, et donc pas d’énergie fossile, ni
d’arrosage.
– La forêt-jardin génère sa propre fertilité. Les arbres remontent les
minéraux du sous-sol et les rendent disponibles dans la litière, au bénéfice
des végétaux à enracinement moins profond. Certains arbres sont des
fixateurs d’azote. Elle ne nécessite pas d’apports d’engrais ou de compost.
– La forêt-jardin est une oasis de biodiversité, pour la flore et la faune,
sauvage ou cultivée.
– Elle forme un agroécosystème résilient, puisque la capacité d’un
écosystème à résister aux aléas climatiques est directement liée à sa
biodiversité.
– Elle est un système durable, dont la longévité est au moins celle des
arbres haute tige qui forment la canopée, de l’ordre d’une centaine d’années –
les étages inférieurs étant remplacés lorsque cela est nécessaire. Bien
évidemment, si l’on remplace les arbres fruitiers lorsque cela s’avère
opportun, une forêt-jardin peut avoir une durée de vie aussi importante
qu’une forêt classique.
– La forêt-jardin joue un rôle de brise-vent, au bénéfice d’un jardin
potager, par exemple, et favorise la création de climats et de microclimats
favorables aux plantes, aux animaux et aux êtres humains.
– La forêt-jardin stocke du carbone et contribue ainsi à stabiliser le climat.
– Elle offre des récoltes sans aucun impact négatif sur l’environnement,
bien au contraire, puisqu’elle participe à l’amélioration des sols, des eaux, de
l’air, de la biodiversité.
Les bénéfices sociaux de la forêt-jardin
Bonne pour l’environnement, la forêt-jardin semble avoir également des
bénéfices potentiels remarquables pour les êtres humains. Parmi ceux-ci, le
potentiel nutritionnel mérite une attention particulière.
– La forêt-jardin produit une alimentation de très haute qualité : fruits et
baies, riches en vitamines et antioxydants notamment, plantes aromatiques et
médicinales, mais aussi légumes vivaces et champignons… La meilleure
nourriture pour les humains probablement, celle pour laquelle notre
organisme est fait car la plus proche du régime alimentaire que notre espèce a
connu pendant des millions d’années au cours de son évolution.
– Il semble souhaitable, tant pour la planète que pour notre santé, de faire
évoluer progressivement notre régime alimentaire vers une nutrition donnant
une large part aux fruits, baies et légumes. Les fruits à coque recèlent un
potentiel à redécouvrir.
– La multiplication des forêts-jardins pourrait contribuer à favoriser l’accès
local à une alimentation de qualité, créant des ressources pérennes
indépendantes des énergies fossiles, et renforçant ainsi la sécurité alimentaire
des communautés.
Les forêts-jardins peuvent être créatrices de lien social, à l’instar des
jardins potagers. L’arbre, la forêt ont toujours joué un rôle symbolique
important pour les humains, ils sont facteurs d’épanouissement pour les
individus et d’enracinement, de stabilité pour la société.
Vers l’apparition d’un nouveau métier agricole : le sylvanier ?
Il semble particulièrement intéressant d’envisager que la forêt-jardin puisse
servir de support à l’apparition d’un nouveau métier dans l’agriculture
biologique, que nous proposons de nommer sylvanier (sylviculteur-jardinier).
Ce nouveau métier présente plusieurs intérêts majeurs, outre les aspects
évoqués précédemment.

Dimensions économiques du métier de sylvanier


La forêt-jardin produit principalement des fruits et baies biologiques,
aliments recherchés sur les marchés et de haute valeur économique. Une
petite surface agricole pourrait donc dégager un chiffre d’affaires
potentiellement important. De plus, les productions de la forêt-jardin sont
diversifiées ; la plupart autorisent un stockage (séchage, congélation…) et
une transformation (sirops, confitures, infusions…), permettant de
commercialiser les productions toute l’année.
Les frais d’investissement (achat du terrain, plantation des végétaux…)
sont relativement faibles comparés à une installation agricole classique, et
amortissables sur une longue durée. Un autre argument touchera ceux qui
sont sensibles à la dimension patrimoniale du métier d’agriculteur :
contrairement à la plupart des outils de production, la forêt-jardin gagne en
productivité et en valeur au fil des ans ; un sylvanier plantant sa forêt-jardin à
trente ans pourra en bénéficier jusqu’à sa mort, ou décider de la revendre à sa
retraite pour un montant bien supérieur à l’investissement initial. Les arbres
constituent une forme d’épargne-retraite naturelle !
Les frais de fonctionnement sont faibles. L’outillage nécessaire pour
l’entretien de la forêt-jardin est très réduit. Il n’y a pas de mécanisation, ou
alors des petits équipements seulement (broyeur…), l’entretien et les récoltes
se font à la main.
À la différence d’autres métiers de l’agriculture fondés sur la culture de
plantes annuelles, une forêt-jardin ne devient que progressivement
productive, cinq à sept ans étant requis pour une bonne mise à fruits des
arbres haute tige. Cet inconvénient, compensé par la durée de vie de la forêt-
jardin, peut être contourné en cultivant plus intensément l’étage inférieur les
premières années, lorsqu’il est encore abondamment éclairé. L’étage
intermédiaire commence à produire dès la deuxième année.
La marge nette et donc la rémunération du sylvanier semblent pouvoir être
correctes. La multiplication des forêts-jardins pourrait favoriser les
économies locales, créant ainsi de vraies valeurs fondées sur la terre et la
nature, stables et pérennes, contrairement à l’économie financière et
mondialisée qui prédomine actuellement.

Dimensions sociales du métier de sylvanier


Peu onéreuses à installer, ne nécessitant que quelques milliers de mètres
carrés de terre agricole, les forêts-jardins peuvent constituer une nouvelle
porte d’entrée au métier d’agriculteur, actuellement très verrouillé.
Il est particulièrement intéressant de noter que le métier de sylvanier peut
être pratiqué, du fait de sa douceur, par des personnes dont l’état de santé ne
permet pas de travailler la terre de manière classique.
– Personnes âgées ou en préretraite. Actuellement, un chômeur de
cinquante ans a peu de chances de réintégrer la vie active. Il peut en revanche
devenir sylvanier pour de longues années.
– Femmes et mères de famille n’ayant pas forcément la résistance physique
ou la disponibilité nécessaires pour le maraîchage.
– Personnes souffrant d’un handicap physique ou d’une maladie chronique
(mal de dos…), mais qui sont capables d’une activité de cueillette et
d’entretien.
Le métier de sylvanier peut donc permettre à certaines catégories de
personnes de venir à la terre, à titre amateur ou professionnel. Dans ce dernier
cas, cette nouvelle profession présente d’autres avantages de taille :
– Contrairement à l’activité de maraîchage, qui demande un suivi quotidien
presque toute l’année, le sylvanier peut prendre quatre mois de vacances en
hiver et s’absenter en cours d’année sans que sa forêt-jardin en souffre le
moins du monde. De quoi séduire les personnes non issues du monde agricole
qui sont habituées à des vacances régulières.
– Cette activité convient donc tout particulièrement à des personnes
souhaitant l’exercer à titre partiel, en conservant une autre profession ou en
s’occupant de leur famille.
– Une forêt-jardin pourrait trouver sa place dans la plupart des fermes
actuelles, et viendrait notamment compléter utilement les espaces dédiés au
maraîchage en leur procurant les bénéfices évoqués plus haut (brise-vent,
microclimat, source de biomasse, abris pour la faune auxiliaire, qualité de
vie…).
– Des micro-forêts-jardins peuvent être implantées dans les parcs et jardins
existants, même de petite taille.
Le métier de sylvanier est donc susceptible de créer de nombreux emplois
et pourrait contribuer à enrayer l’hémorragie qui frappe le monde agricole.
Il convient également de souligner que ce métier demande moins de
compétences techniques que le maraîchage – il est low-tech par essence – et
n’exige même pas des connaissances approfondies en écologie et en
agronomie, hormis le stade complexe de l’implantation de la forêt-jardin, qui
pourrait être accompagné de différentes manières (formations courtes, guides
pratiques, bureaux d’études, conseils techniques). Il est donc facilement
accessible à des personnes non issues du monde agricole, sans nécessiter des
études longues.
Les premières forêts-jardins d’Europe
Des ressources existent en Angleterre, notamment deux très belles
réalisations : Agroforestry Research Trust, de Martin Crawford6, et Plants For
a Future, de Ken Fern7. Martin Crawford a importé des centaines d’espèces et
variétés de plantes à fruits et à baies du monde entier, adaptées à nos
latitudes, et les commercialise. Ken Fern a identifié et documenté plusieurs
milliers de végétaux comestibles susceptibles de nourrir l’humanité de
demain et créé un centre de ressources.
En France, Franck Nathié explore depuis plusieurs années le concept de
forêt-jardin et propose des formations et un ouvrage intéressant8.
En Belgique, la forêt-jardin des Fraternités ouvrières, à Mouscron, a été
plantée il y a quarante ans par Josine et Gilbert Cardon. C’est,
sur 2 000 mètres carrés, une réalisation étonnante, complètement hors norme
du fait de la densité des végétaux plantés, qui ouvre le champ des possibles.
Gilbert, ancien ouvrier mécanicien, et Josine ont uniquement suivi leur
intuition pour créer leur forêt comestible, dans une volonté de partage et
d’ouverture exceptionnelle. Personnage charismatique, Gilbert déclare dans
le film La Jungle étroite : “Je préfère manger de la merde ensemble que du
bon tout seul9 !”Mais c’est vraiment du bon que produit cette forêt
fraternelle, du très bon pour les corps et les cœurs !
Robert Hart, le pionnier des food forests en Angleterre, était lui aussi
animé par une vision profondément humaniste10. Il s’était intéressé à
l’alimentation naturelle et à l’agriculture biologique pour résoudre les
problèmes de santé dont lui et sa famille souffraient. Ses recherches l’avaient
mené à étudier les jardins forestiers tropicaux, puis à adapter ce concept à nos
latitudes et à implanter la première forêt-jardin européenne, dans sa petite
ferme. Son rêve était, à défaut de pouvoir recréer la grande forêt originelle, de
favoriser la plantation de millions de mini-forêts, en ville comme à la
campagne, pour contribuer à restaurer l’équilibre entre les Hommes et la
terre.
“La forêt-jardin est l’utilisation de la terre la plus productive qui soit, notait
Robert Hart dans son ouvrage fondateur11. La plupart12 mesurent en moyenne
un demi-hectare, et cette petite surface peut faire vivre une famille jusqu’à
dix personnes. Elles offrent donc la réponse la plus constructive à l’explosion
démographique. Java, où se trouve la plus grande concentration de forêts-
jardins – ou pekarangan –, est l’une des régions rurales les plus densément
peuplées du globe. Pourtant le paysage n’a pas l’air urbanisé, car la plupart
des villages sont construits en matériaux naturels et disparaissent derrière de
denses rideaux de végétation.”
Ceux qui s’intéressent aujourd’hui à la forêt-jardin, et ils sont de plus en
plus nombreux dans la mouvance de la permaculture, sont tous dépositaires
de la vision de Robert Hart. “La forêt-jardin, notait-il également, est bien
davantage qu’un système subvenant aux besoins matériels des humains. C’est
un art de vivre ; elle nourrit également nos besoins spirituels par sa beauté et
la vitalité de la vie sauvage qu’elle engendre13.”
Au Bec Hellouin, nous espérons être un jour en mesure de mener une étude
scientifique sur la forêt-jardin, en partenariat avec d’autres sites partageant
notre passion pour les arbres fruitiers. Cette étude intégrerait les dimensions
écologiques, techniques et économiques de cette forme particulière
d’agroforesterie. Un socle solide de données fiables favoriserait l’essor des
forêts nourricières et l’émergence du métier de sylvanier. Les forêts-jardins
peuvent contribuer puissamment à nourrir l’humanité de demain, tout en
participant à restaurer l’équilibre menacé de notre planète.
Vers un agroécosystème productif, résilient et durable
Au stade où nous en sommes de nos recherches, il nous semble qu’une forme
particulièrement aboutie d’agriculture, la plus élégante peut-être, serait de
créer un système agro-sylvo-pastoral faisant largement appel à la forêt-jardin.
Dans notre vision, celle-ci serait implantée en bandes, sous la forme de haies
fruitières étagées, sortes de “forêts-jardins étroites”, larges de 5 à 15 mètres,
car nous avons observé que les arbres et arbustes donnent généralement
davantage lorsqu’ils disposent d’un bon accès à la lumière. Sous nos latitudes
la lumière est moins intense qu’en milieu tropical et l’accès à cette ressource
mérite une attention toute particulière. Ces bandes de forêt-jardin viendraient
mailler le territoire, délimitant des “clairières” qui pourraient être dévolues
aux cultures vivrières, aux cultures céréalières ou à l’élevage. Des mares
permettraient de disposer d’eau là où elle serait nécessaire pour les cultures et
les animaux. Un tel système de “forêt” et de “clairières”, miniaturisé, pourrait
être implanté sur un petit territoire, 5 000 à 10 000 mètres carrés offrant déjà
un très vaste potentiel.
Les intérêts d’un tel système seraient innombrables. Il favoriserait une
synergie entre tous ses éléments : arbres, cultures, animaux, êtres humains, et
devrait se révéler d’une haute productivité.
Quel bonheur il y aurait à travailler dans un tel espace, à la fois sauvage et
amoureusement jardiné, loin du fracas du monde ! Un hectare ainsi conçu
produirait une nourriture abondante et variée, et donnerait du travail à
plusieurs personnes. Il me plaît d’imaginer, dans l’une des clairières, une
petite unité de séchage et de transformation utilisant l’énergie solaire, un
atelier autoconstruit où serait pratiqué un artisanat à partir de matériaux
naturels comme l’osier… Je vois les enfants se baigner dans une mare ou
jouer dans leur cabane tandis que leurs parents soignent les jardins et les
animaux…
Bill Mollison affirmait que le plaisir est aussi une récolte. Le bonheur est
une nourriture. La forêt-jardin est un merveilleux espace. Celle que nous
avons plantée il y a six ans prend chaque année de l’ampleur. C’est l’un des
endroits de la ferme que nous préférons. Malgré le peu de temps que nous lui
consacrons, notre forêt comestible est généreuse et nous procure des récoltes
quasiment sans autre travail que la cueillette. Au printemps, lorsque l’herbe
n’a pas encore poussé, nous y lâchons le cheval et les poneys, qui y pâturent
librement. Parfois nous nous y rendons le soir après l’école, avec les enfants.
Au fil de la balade, les paniers se remplissent de prunes juteuses, de pommes
vermeilles, de mûres géantes, de baies d’aronia et de framboises jaunes.
Je suis heureux que notre métier de paysan nous permette de renouer avec
des techniques millénaires élaborées par des peuples premiers, comme les
jardins forestiers ou la culture sur buttes. Ces pratiques agricoles se révèlent
tout à la fois extrêmement naturelles et d’une productivité insoupçonnée ;
elles constituent un inestimable présent offert à l’humanité d’aujourd’hui.
Actuellement, tous nos jardins fonctionnent en agroforesterie. Nous
sommes profondément persuadés que les arbres sauveront la planète. Chacun
de nous pourrait essayer d’en planter, durant sa vie, autant que possible,
partout. Nous appelons de nos vœux l’émergence d’une civilisation de
l’arbre.

1 Henry David Thoreau, De la marche, Mille et une nuits, 2003.


2 La forêt-jardin est désignée, selon les auteurs, sous diverses appellations, jardin-forêt notamment. Ma
préférence va à forêt-jardin, qui décrit mieux la priorité donnée aux arbres.
3 Patrick Whitefield, Créer un jardin-forêt, Imagine un colibri, 2011.
4 Voir à ce propos l’excellent livre de Matthieu Calame, La Tourmente alimentaire, Charles Léopold
Mayer, 2008.
5 Voir la note I, p. 78.
6 Voir le site www.agroforestry.co.uk.
7 Voir le site www.pfaf.org.
8 Voir le site www.foretscomestibles.com.
9 Benjamin Hennot, La Jungle étroite, 2013.
10 Voir Robert Hart, Forest Gardening, Chelsea Green Publishing, 2e éd., 1996.
11 Ibid., p. XVI.
12 En pays tropicaux.
13 Robert Hart, op.cit., p. XVI.
XVI
L’AGRICULTURE DU SOLEIL
Inventons ensemble l’agriculture post-pétrole ! Elle nous permettra
d’habiter durablement la seule planète dont nous disposons.
L’agriculture peut devenir le moteur de la transition écologique.

Il y a crise lorsque l’ancien n’arrive pas à mourir et que le nouveau ne


parvient pas à naître.

ANTONIO GRAMSCI1

Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens engagés et réfléchis


puisse changer le monde. En réalité c’est toujours ce qui s’est passé.

MARGARET MEAD2

Une approche permaculturelle des cultures vivrières suppose une rupture


profonde avec les paradigmes qui sous-tendent l’agriculture occidentale, une
rupture sur le plan des concepts comme des techniques. Pouvons-nous faire
l’économie de cette rupture ? Si chaque être humain adoptait le mode de vie
d’un Français, il faudrait trois planètes pour subvenir à nos besoins annuels.
Il en faudrait quatre si nous adoptions tous le niveau de consommation des
habitants des États-Unis. À cause d’une minorité de la population mondiale
consommant les ressources plus vite qu’elles ne se régénèrent, dans son
ensemble l’humanité consomme une fois et demie ce que peut nous procurer
notre planète3…
À l’évidence, nous allons devoir revisiter de fond en comble notre manière
d’habiter la Terre. Nous n’avons pas le choix : il n’y a pas de planète B ! Il
convient donc d’inventer des modes de vie inédits qui nous permettront de
diviser par 3 notre empreinte écologique4, le plus rapidement possible. Le
système actuel ne se perpétue que parce qu’une immense majorité de
personnes vivent dans la pauvreté : leur empreinte écologique réduite
“compense”, en partie seulement, nos excès. Les 85 personnes les plus riches
au monde possèdent à elles seules une fortune équivalente à celle
des 3,5 milliards d’habitants les plus pauvres5.
Une seule Terre pour tous
Diviser par trois notre empreinte écologique ? Honnêtement, personne ne sait
vraiment comment faire, et actuellement les expériences d’écovillages les
plus avancées ne semblent pas permettre d’atteindre cet objectif6. Une seule
certitude : les “mesurettes” prises par les gouvernements n’allègent que de
manière infime notre impact sur la biosphère. Les tergiversations sur le climat
en sont l’illustration : tout le monde s’accorde sur le fait que nous allons droit
dans le mur, mais combien de nations sont prêtes à “diminuer la compétitivité
de leurs entreprises” en prenant de vraies décisions pour réduire leurs
émissions de gaz à effet de serre ? Le grand problème de notre époque est que
trop peu de personnes prennent la mesure de l’ampleur des changements
nécessaires, et il faut beaucoup de courage et de détermination à ceux qui
souhaitent vraiment changer de vie pour se distancier du système dominant.
Faudra-t-il attendre des crises majeures pour qu’enfin nous nous décidions à
faire évoluer nos modes de vie ?
L’agriculture, socle sur lequel repose notre civilisation
Pour diviser par trois notre empreinte écologique, il convient de questionner
tous les secteurs de notre existence, sans en exclure aucun. Mais nous
sommes persuadés que ce que nous mangeons, et la manière dont notre
alimentation est produite, mérite une attention toute particulière. Revisiter la
manière dont nous produisons notre nourriture peut constituer le plus puissant
levier de la transition écologique : c’est le domaine qui fera bouger tous les
autres.
Exploitants agricoles du Nord, paysans du Sud
En nous intéressant à l’agriculture, il convient toutefois d’éviter les discours
réducteurs, ethnocentrés. La réalité est multiforme et ne se laisse pas
enfermer dans une seule grille d’analyse. À l’évidence, il n’existe pas une
agriculture, mais des agricultures, qui revêtent, tout autour de la planète, des
formes extrêmement variées. La mécanisation agricole, tellement généralisée
chez nous, reste une exception. Au niveau planétaire, elle demeure l’apanage
d’une minorité : selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO), sur les 1,3 milliard de paysans actuels, près d’un milliard
ne travaillent qu’à la main et 430 millions utilisent la traction animale. Au
final, les paysans ayant accès à une forme de mécanisation sont une infime
part de cette population, puisqu’il n’y a que 27 millions de tracteurs dans le
monde.
Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas tant les gigantesques
moissonneuses-batteuses et les cultures OGM du Middle West, d’Europe ou du
Brésil qui nourrissent l’humanité, mais principalement le travail de ce
milliard de paysans aux mains nues, en grande partie composé de femmes.
Les approches permaculturelles de l’agriculture trouvent un terreau propice
chez ces paysannes et ces paysans du Sud, qui n’ont pas accès à des
technologies sophistiquées. La permaculture gagne actuellement du terrain en
Afrique, en Asie, en Amérique du Sud… Les agriculteurs népalais disposent
ainsi d’un guide pratique de permaculture, le Farmer’s Handbook, destiné à
“améliorer le bien-être des millions de petits fermiers du monde7”. Nos amis
permaculteurs de Cuba ont écrit un guide, Permacultura criolla, destiné aux
paysans d’Amérique latine8.
Manger du pétrole
Notre système agricole occidental, qu’il soit conventionnel ou bio, est
responsable d’une part importante de notre empreinte écologique (environ
30 %, selon diverses études9). Ce système est condamné à moyen terme par
sa dépendance au pétrole. En 2060, toute l’essence produite dans le monde ne
sera même pas suffisante pour faire tourner les véhicules des automobilistes
américains10 ! Et 2060, c’est dans quarante-six ans, c’est-à-dire demain… Or
il faut du temps, beaucoup de temps pour élaborer des agricultures
alternatives ! Ce vaste chantier mérite d’être engagé au plus vite, si l’on
considère les données suivantes :
– Inexorablement, les réserves en pétrole s’amenuisent. Selon les
projections, la production mondiale sera de 85,9 millions de barils par jour en
2020, et chutera à 17,4 millions de barils par jour quarante ans plus tard11.
– En 1930, on utilisait un baril de pétrole pour en extraire 100. En 2013,
avec un baril, on n’en produit plus que 1112.
– “Avoir quarante-cinq ans de réserves, ce n’est pas avoir quarante-cinq
ans de tranquillité. L’âge du pétrole bon marché est, quoi qu’il arrive, révolu.
Les gisements de pétrole les plus faciles à exploiter ont déjà été découverts et
la production va dépendre de plus en plus de pétroles non conventionnels,
coûteux et compliqués à extraire. En dix ans, les investissements en recherche
de gisements ont été multipliés par plus de quatre, sans permettre de faire
décoller la production13”.
Cette dernière remarque est signifiante car elle décrit un phénomène
émergent que l’on retrouve dans l’agriculture et la pêche contemporaines :
dans un système fondé sur une exploitation abusive de ressources naturelles,
pour maintenir un niveau de production constant, les intrants doivent être
injectés en quantité croissante, jusqu’à l’effondrement du système lorsque les
ressources sont épuisées. À partir d’un certain seuil, les coûts d’exploitation
de la ressource sont tels que le système cesse d’être économiquement
rentable. Depuis 1945, aux États-Unis, le recours aux pesticides a augmenté
de 3 300 %, mais les pertes de récoltes liées aux ravageurs n’ont pas
diminué14. L’agriculture nord-américaine doit actuellement
investir 2,7 dollars d’intrants à base de pétrole pour produire 4 dollars de
cultures15. On voit bien les limites d’une telle approche : elle ne survivra pas
au renchérissement du pétrole.
Au Bec Hellouin, nous avons constamment ces enjeux en tête : ils motivent
nos décisions, notamment le fait de nous passer de mécanisation, dans la
mesure du possible.
Une économie extractive
L’industrie, l’agriculture et la pêche contemporaines sont enfermées dans des
logiques “extractives”, comme des carrières : on puise dans les ressources de
la planète, jusqu’à épuisement. Pour assouvir nos besoins et nos désirs, les
agriculteurs dilapident les ressources en matière organique des terres arables,
les pêcheurs vident la mer des stocks de poissons, les industriels épuisent les
gisements de minéraux du sous-sol, et nous tous, collectivement, asséchons
les réserves d’énergies fossiles. Nous prenons sans rien restituer. Nous vivons
sur le capital de la Terre, qui s’érode rapidement. Une telle politique est
suicidaire.
L’avenir est à une économie écosystémique, circulaire, qui crée de la
richesse à chaque étape des cycles d’échanges, ne gaspille rien, se contente de
prélever les intérêts du capital de la Terre. Ce type d’économie s’inspire de la
nature et s’appuie sur les forces du vivant, car seul l’organique est capable
d’engendrer un accroissement naturel des ressources. Il nous faudra
réapprendre à vivre presque exclusivement des ressources biologiques,
comme le faisaient nos ancêtres.
Le défi alimentaire
Revenons à l’agriculture. Dans ce secteur comme dans les autres, explorer
des pistes inédites n’est pas une lubie, mais une nécessité : le défi alimentaire
auquel nous allons être confrontés au cours de ce siècle est colossal.
L’équation est réellement très complexe.
– La FAO estime qu’il faudrait doubler la production alimentaire mondiale
d’ici à 2050 pour nourrir une humanité en rapide augmentation.
– La production de pétrole, nous l’avons évoqué, commence à diminuer et
sera de plus en plus faible, ce qui augmentera considérablement son prix ;
– Les terres arables sont en rapide diminution : 30 % des terres cultivables
ont déjà été désertifiées ;
– Le réchauffement climatique fait peser de lourdes inconnues sur le
potentiel productif de régions entières, à moyen et long terme.
Agriculture et énergie
La question de l’énergie est au cœur de la transition de l’agriculture. C’est
l’abondance de pétrole qui a permis de s’affranchir de la main humaine et de
la puissance de l’animal dans les champs.
L’agriculture industrielle est, d’un point de vue énergétique, un non-sens.
Il y a trois manières de mesurer l’efficacité d’un système agricole :
– Le rendement par travailleur. De ce point de vue, l’agriculture
industrielle est la meilleure : grâce aux moteurs thermiques, un seul
agriculteur peut gérer des surfaces allant jusqu’à plusieurs centaines
d’hectares.
– Le rendement par unité de surface. La microagriculture est imbattable,
car les récoltes sont proportionnelles à l’intensité des soins prodigués.
– Le rendement par calorie investie. Jugé à l’aune de l’efficacité
énergétique, notre modèle agricole industriel est une aberration. Au sein
d’une ferme mécanisée, deux calories d’énergie fossile sont nécessaires pour
en produire une (cette inefficacité est en partie liée aux cultures destinées à
l’alimentation animale). Si l’on y ajoute l’énergie nécessaire pour
transporter, stocker, réfrigérer, transformer, emballer, distribuer les denrées
alimentaires, dix à douze calories d’énergie fossile sont nécessaires pour
qu’une calorie seulement arrive dans notre assiette16. À titre de comparaison,
une étude réalisée dans les années 1930 en Chine a démontré que, pour une
calorie investie, le paysan en récoltait plus de quarante17.
Aucune civilisation ne peut perdurer en se permettant de gaspiller dix
calories pour en produire une. Notre système s’est développé en déstockant
massivement, en quelques décennies, les ressources en pétrole que la nature a
mis des centaines de millions d’années à constituer. Nous vivons au cœur
d’un feu d’artifice qui ne peut être qu’éphémère.
Un nombre croissant de spécialistes tirent la sonnette d’alarme : en cas de
pénurie soudaine de pétrole, liée par exemple au contexte géopolitique
mondial, notre pays ne dispose que de quelques jours de réserves alimentaires
et pourrait sombrer rapidement dans la disette. Cela peut paraître surprenant à
nombre de lecteurs : oui, le spectre de la famine pourrait réapparaître dans
nos pays développés, beaucoup plus vulnérables aujourd’hui qu’avant l’essor
de l’agriculture industrielle… L’agriculture industrielle et mondialisée est un
colosse aux pieds d’argile. Elle repose sur un modèle éminemment
capitalistique et centralisé : 80 % des terres arables de la planète exploitées en
agriculture mécanisée intensive sont la propriété de multinationales18.
Voilà qui invite à reconsidérer l’illusion de puissance qu’engendrent les
monstres d’acier qui arpentent nos campagnes désertifiées. Ils sont à l’image
du système qui les a produits : des prédateurs.
Inventer l’agriculture post-pétrole
J’ai beaucoup de respect pour le pétrole : il s’agit d’un fantastique cadeau de
la nature. Le pétrole est quasiment une énergie de rêve : il se stocke et se
transporte aisément, sert à d’innombrables usages, son utilisation est simple
et développe une puissance époustouflante. Oui, le pétrole est un produit
noble qui mérite notre admiration. Sachant que nous n’en disposons que de
stocks limités et non renouvelables, nous devrions l’utiliser avec parcimonie,
en le réservant aux usages pour lesquels il est le plus précieux, tout en
veillant à en conserver une part aussi importante que possible pour les
générations futures. Sa puissance même devrait nous inciter à la prudence, à
ne pas jouer avec le feu.
Nous avons pourtant choisi de gaspiller cette ressource et quelques
générations seulement en profiteront : trois avant nous, et trois après, peut-
être ? Hier encore, son usage était anecdotique, notre pays fonctionnait
quasiment sans pétrole. La France métropolitaine ne comptait ainsi
que 1 672 voitures en 190019, pour 40 millions d’habitants20 !
Le 2 septembre 1914, un mois après que la France eut déclaré la guerre à
l’Allemagne, l’armée française ne disposait en tout et pour tout que
de 173 véhicules à moteur, pour 3 800 000 hommes mobilisés21. Nos (arrière-
) grands-parents ont connu cette époque finalement si proche. Si nous
prenons du recul et considérons l’histoire récente de l’humanité, le
déstockage des ressources en pétrole de la planète n’est qu’un flash centré
autour de l’an 2000. Nous avons vécu quatre millions d’années d’histoire
humaine et préhumaine sans utiliser une goutte de pétrole, il va maintenant
falloir inventer collectivement la suite de l’aventure : l’ère post-pétrole – ce
qui ne sera pas une mince affaire car nous avons développé, comme des
drogués, une véritable addiction à l’or noir ! Rien ne sera plus com me avant.
Les travaux réalisés par David Holmgren, cofondateur de la permaculture, sur
la descente énergétique dans laquelle s’engage notre civilisation, sont d’un
grand intérêt22.
Que mangerons-nous vers 2060 ? Comment chaufferons-nous nos
maisons ? Avec quoi cuisinerons-nous ? Comment irons-nous au travail, à
l’école, en vacances ? Quelle énergie permettra de fabriquer nos vêtements,
nos ordinateurs et tous nos biens de consommation courante ? Comment
alimenterons-nous nos connexions Internet, qui représentent une part
croissante de notre empreinte écologique ? Il va falloir trouver des solutions
élégantes, secteur par secteur. Je m’en réjouis. Vivement la fin de l’ère du
pétrole, dont l’usage immodéré a rendu possible le saccage de la planète !
J’espère toutefois que nous aurons la sagesse de conserver les derniers barils
pour faciliter la transition, créer les solutions de remplacement, aménager des
paysages comestibles.
La descente énergétique que nous abordons entraînera inexorablement
une forte diminution de la circulation généralisée des biens et des personnes,
qui est la norme aujourd’hui. En d’autres termes, la fin de la mondialisation
des biens matériels, et notamment de l’alimentation. C’est le pétrole qui
permet de nourrir nos vaches avec du soja OGM venant du Brésil et d’exporter
notre blé au Sénégal. Derrière chaque caddie de ménagère, transportant, sans
complexe, de l’agneau de Nouvelle-Zélande, du riz de Thaïlande, des haricots
du Kenya, des crevettes malgaches, des mangues du Pérou, des oranges du
Maroc ou des bananes de Guadeloupe, se cachent d’invisibles hectolitres de
carburant…
Relocaliser l’agriculture
La fin du pétrole aura donc une conséquence majeure : nous serons tenus de
relocaliser notre agriculture. Chaque région, chaque commune devra
imaginer une politique de souveraineté alimentaire et produire l’essentiel de
sa nourriture (ainsi que son énergie, ses matériaux de construction, ses
fibres…). Grâce à la facilité et la souplesse avec lesquelles peuvent être
créées des petites fermes, ainsi que le faible coût des investissements
nécessaires, la microagriculture sera probablement la clé majeure pour
construire des politiques territoriales de sécurité alimentaire. La carte de la
France rurale de 2060 ne ressemblera guère à celle d’aujourd’hui : à la
spécialisation des régions succédera un dense maillage de toutes petites
fermes aux productions diversifiées à l’extrême. La microagriculture
pénétrera jusqu’au cœur des espaces urbains.
Cette mutation aura de nombreuses conséquences. En voici quelques-
unes :
– Les grandes exploitations ne seront probablement plus viables, elles se
verront pénalisées par leur dépendance au pétrole, pour plusieurs raisons :
d’une part, pour produire, elles ne peuvent se passer d’engins motorisés ;
d’autre part, l’importance des volumes produits impose des transports à plus
ou moins grande distance, et toute une logistique en moyens de stockage,
conservation, transformation, emballage, marketing, distribution… Or, nous
l’avons évoqué, ce sont précisément ces circuits longs à étapes multiples qui
sont fortement énergivores.
– À l’avenir, de petites unités de production et de transformation ainsi que
des circuits aussi courts que possible seront une option majeure.
– Comme nous l’avons évoqué, pour gérer les microfermes de demain, le
nombre de paysans va fortement augmenter.
– Nous assisterons probablement à une déprofessionnalisation partielle de
l’agriculture : des particuliers de plus en plus nombreux produiront eux-
mêmes, chez eux, une part de leur alimentation. Cette tendance s’amorce du
reste depuis plusieurs années. Elle est déjà affirmée dans tous les pays ayant
vu diminuer leurs ressources énergétiques.
Chacune de ces mesures contribuera, pour sa part, à diminuer notre
empreinte écologique. Nous passerons d’un système qui dépense dix calories
pour engendrer une calorie alimentaire à des modes de production qui
créeront plusieurs dizaines de calories alimentaires pour une calorie investie,
comme les paysans chinois des années 1930.
Vers l’agriculture du soleil
Passer d’une agriculture fondée sur les énergies fossiles à une agriculture
fondée sur l’énergie solaire n’a rien d’une utopie : rappelons que la nature,
qui engendre chaque année une biomasse à l’hectare plus grande que nos
systèmes cultivés les plus performants23, sans aucun intrant, ne fait pas autre
chose depuis des centaines de millions d’années. En imitant la nature, une
approche permaculturelle de l’agriculture peut donc nous permettre de créer
un monde d’abondance. Mais cela ne se fera pas sans revisiter de fond en
comble l’organisation de notre société. Ce n’est qu’à ce prix que nous
pourrons passer d’une civilisation non durable à une civilisation accordée à la
biosphère.
Certes, au Bec Hellouin, nos pratiques sont encore balbutiantes, nos
expériences menées avec des bouts de ficelle. Mais nous croyons, comme
Victor Hugo, que les utopies d’aujourd’hui sont les réalités de demain. Dans
dix ans, dans vingt ans, nous aurons progressé, d’autant plus que les échanges
avec d’autres “explorateurs de l’avenir” s’intensifient.
Redessiner l’ensemble de nos modes de vie dans le sens du respect et de
l’équilibre est un joli défi, faisant appel à toutes nos ressources créatrices. Il
s’agit du plus gigantesque chantier de l’histoire de l’humanité. De quoi
donner de l’espoir à tant de jeunes en quête de sens, désireux de savoir à quoi
employer leur belle énergie !
Choisir la transition
Mais où trouver l’audace nécessaire à une telle mutation ? Comment sortir de
l’immobilisme actuel, de ce manque de perspectives et d’imagination ?
Agiter devant nos contemporains les foudres de la famine et des catastrophes
écologiques à venir n’est pas forcément la meilleure approche. Peut-être
convient-il de proposer des solutions qui suscitent de l’enthousiasme, des
alternatives qui donnent envie de bouger24 ?
Personne n’est motivé pour changer si c’est pour aller dans le sens d’une
diminution de la qualité de vie, les agriculteurs pas plus que les autres.
Proposez aux paysans de la Beauce d’échanger leur tracteur contre une paire
de chevaux ! L’un des principaux freins à la transition est la perception que
nous en avons. Prendre en considération les limites de la planète et s’y
adapter est généralement présenté comme source de contraintes
supplémentaires, de privations, dans le monde agricole notamment : on va
d’un “plus” vers un “moins”.
Pourtant, renaturer l’agriculture va dans le sens de moins de contraintes.
Plus nous soumettons et protégeons nos cultures, plus elles dépendent de
nous pour leur survie – c’est ce que Wes Jackson, fondateur du Land Institute
aux États-Unis, baptise l’“engrenage de la vigilance”.
Évoluer n’est pas une punition, cela peut être un processus libérateur et
jubilatoire. La transition écologique, c’est améliorer une civilisation
globalement médiocre, qui détruit la seule planète vivante connue ; c’est
déployer son potentiel d’être humain pour inventer des modes de vie inédits,
conciliant l’épanouissement personnel et le bien-être de tous ; c’est partir en
quête d’une existence reliée, riche des choses vraiment essentielles.
N’attendons pas que les responsables politiques et économiques prennent à
notre place des mesures vraiment signifiantes – ce serait formidable qu’ils le
fassent, mais ils sont le plus souvent piégés dans une politique de très court
terme. C’est ainsi que les autorités de Colombie ont détruit depuis deux ans
plus de 4 000 tonnes de semences bio autoproduites par les petits paysans, en
vertu du traité de libre-échange avec les États-Unis, ratifié en
octobre 2011 par le Congrès américain, qui impose l’achat de semences
certifiées et inscrites au catalogue officiel, donc essentiellement produites par
les multinationales de ce secteur25 !
C’est aujourd’hui qu’il faut entrer activement dans une phase de transition,
pas en 2030, il sera trop tard !
Sur le chemin de la cohérence
Entrer en transition n’est pas entrer en résistance, lutter contre les vieux
modèles ; c’est inventer le monde de demain, donner des couleurs à la vie,
aller vers un mieux. Nous n’imaginons pas une seconde que l’agriculture du
soleil soit une régression, bien au contraire ! Elle sera d’une suprême
élégance. Comme l’enfant Pupoli dans sa pirogue, si léger et si efficace !
Nous avons beaucoup d’atouts pour réussir cette mutation. Notre époque
est pleine d’opportunités, en Occident jamais les citoyens n’ont bénéficié
d’autant de liberté individuelle, jamais les échanges, la circulation des idées
et des solutions positives n’ont embrassé à ce point la planète entière. Nous
sommes dans la meilleure configuration possible pour réaliser un saut
qualitatif sans précédent. Du reste, l’histoire de l’évolution montre que des
périodes de relative stagnation – durant parfois des millions d’années –
alternent avec des périodes d’intenses mutations, liées souvent à des
contextes de crise. La gigantesque crise qui s’annonce est une opportunité.
Nous vivons un moment très particulier de l’histoire, positionnés entre un
vieux monde qui n’est pas encore mort et un nouveau monde qui n’est pas
encore né. Résister à cette réalité ne sert à rien. Chacun d’entre nous peut
imaginer sa vie, la dessiner de manière à se rapprocher de ses aspirations les
plus précieuses ! Nous pouvons, en conscience, devenir responsables de notre
existence et des conséquences de notre passage sur Terre. Avec la satisfaction
de nous dire que chaque personne qui s’engage résolument sur un chemin de
cohérence fait progresser l’ensemble de la communauté humaine.

1 Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, 1996, t. I, cahier 3, p. 283. Traduction de Paolo
Fulchignoni, Gérard Granel et Nino Negri.
2 Prononcée chez Clemens Heller à Paris en 1949, cette célèbre phrase est rapportée par Nancy
Lutkehaus dans Margaret Mead : The Making of an American Icon, Princeton UP, 2008 (traduction de
l’auteur).
3 Toutes ces données sont issues du rapport Planète vivante du WWF, paru en 2012, p. 36.
4 Surface nécessaire pour subvenir durablement aux besoins d’une personne et absorber ses déchets.
5 Oxfam, En finir avec les inégalités extrêmes, 20 janvier 2014. Consultable sur www.oxfam.org.
6 Une enquête du Réseau mondial des écovillages (GEN) a ainsi calculé qu’à Findhorn – un écovillage
se situant en Écosse –, un habitant a en moyenne une empreinte écologique deux fois plus légère que
celle d’un habitant du Royaume-Uni… ce qui reste encore trop !
7 Voir “Farmers’ Handbook”, www.permaculture.org.au, 2010.
8 Voir “Libro : Permacultura criolla”, www.permacultura-es.org, 2010.
9 Part de l’alimentation dans l’empreinte écologique des Européens : 30 % selon Our Ecological
Footprint, 20 % selon Enviro-meter, études citées dans Patrick Whitefield, The Earth Care Manual, op.
cit. Part de l’alimentation dans l’empreinte carbone des Français : 22 % selon une présentation d’Alain
Grandjean en 2013 ; 31,6 % selon Jean-Marc Jancovici dans l’article “Combien de gaz à effet de serre
dans notre assiette ?” paru en janvier 2010 sur son blog (www.manicore.com). Ce dernier chiffre
englobe en effet les camions transportant notre nourriture, une partie de l’énergie utilisée par les
supermarchés ou pour effectuer les trajets domicile-supermarché, etc. En fait tout dépend des
paramètres que l’on inclut ou que l’on exclut lorsqu’on parle d’alimentation.
10 Synthèse de différentes études réalisées par Datamatch : “World Energy Outlook”, Agence
internationale de l’énergie, 2013 ; The Shift Project, www.tsp-data-portal.org ; Jean-Marc Jancovici,
www.manicore.com ; US Energy Information Administration, www.eia.gov, et d’autres. Cette synthèse
est publiée dans le Paris Match no 3369 du 9 au 18 décembre 2013.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Janine M. Benyus, op. cit., p. 38.
15 Ibid., p. 39.
16 Patrick Whitefield, The Earth Care Manual, op. cit. Voir également sur le site d’IBM
(www.ibm.com) : “Un régime optimisé pour une planète plus intelligente”.
17 Étude citée dans Nicolas Lampkin, Organic Farming, Farming Press, 2003.
18 Sébastien Debande, La Permaculture, un intérêt économique, 2010 (mémoire téléchargeable sur
http://fr.scribd.com/doc/32224788/LA-PERMACULTURE-UN-INTERET-ECONOMIQUE ?).
19 Voir Jean Berthier, Les Routes, les ponts et les parcs de stationnement, Techniques de l’ingénieur,
10 août 2010, tableau “Évolution du parc automobile français”, www.techniques-ingenieur.fr.
20 Voir Institut national d’études démographiques, “France-Allemagne : histoire d’un chassé-croisé
démographique”, Population & Sociétés, no 487, mars 2012.
21 Voir Jean-Noël Jeanneney et Jeanne Guérout, Jours de guerre, Les Arènes, 2013.
22 David Holmgren, Permaculture : principes et voies pour revenir à une société soutenable, Rue de
l’Échiquier, coll. “Initial(e) s DD”, 2014.
23 Les forêts tropicales produisent chaque année 2 200 grammes de matière organique sèche par mètre
carré en moyenne ; les forêts tempérées caduques, 1 200 grammes ; les prairies tempérées,
600 grammes ; les terres cultivées de tous climats, 650 grammes. D’après Patrick Whitefield, The Earth
Care Manual, op. cit., p. 22.
24 C’est ce que réalise le mouvement Colibris, fondé par Pierre Rabhi et Cyril Dion, en diffusant
activement des solutions “qui marchent” : www.colibris-lemouvement.org.
25 D’après la revue Sources, no 26, p. 86.
XVII
TRAVAILLER À LA MAIN
Contrairement aux idées reçues, cultiver à la main présente de
nombreux avantages et peut se révéler d’une haute productivité !

L’agriculture traditionnelle était à forte intensité de main-d’œuvre,


l’agriculture industrielle est à forte intensité énergétique, et les systèmes
permaculturels sont à forte intensité d’informations et de conception.
DAVID HOLMGREN1
Le soleil plutôt que le pétrole !
Explorons maintenant, de manière concrète, comment nous pourrions
imaginer une agriculture efficace et rentable reposant sur les ressources
gratuites de la nature. Travailler à la main ou en traction animale, c’est
utiliser l’énergie du soleil stockée dans les plantes et les animaux dont nous
nous nourrissons. Or l’énergie solaire, à l’échelle d’une vie humaine, est
infinie, et son utilisation n’entraîne aucune nuisance pour la planète.
Mais l’énergie du soleil pose néanmoins un problème : elle est diffuse,
tandis que les énergies fossiles – qui sont un concentré de soleil – sont
extraordinairement puissantes. Est-il possible de passer, dans le secteur
agricole, de l’utilisation d’une énergie très concentrée, facile à stocker, à une
énergie diffuse et difficile à stocker, alors que le travail du sol requiert
beaucoup de puissance ? La réponse n’est franchement pas simple… Mais il
apparaît vite que, dans cette perspective, se passer de travail du sol est un
immense pas en avant !
Les bénéfices du non-travail du sol
Pour se faire une meilleure idée de la pertinence d’un travail réalisé
entièrement à la main, à notre époque, et évaluer ses chances de réussite
économique, il n’est pas inutile de réfléchir quelques instants aux différences
profondes existant entre une agriculture pratiquée sans travail du sol et une
agriculture mécanisée.
Le non-travail du sol est une pratique inspirée de l’observation de la
nature : dans les espaces sauvages, aucun engin ne laboure la terre, pourtant
celle-ci est efficacement (et gratuitement) aérée et fertilisée par
d’innombrables formes de vie. Dans la nature, le taux de matière organique
des sols augmente lentement, mais sûrement, jusqu’à l’équilibre ou
l’incendie. La matière organique est elle aussi un concentré d’énergie
solaire, stockée durablement dans l’humus. Cette augmentation naturelle de
la fertilité est réalisée sans aucun apport extérieur.
Vers l’autofertilité
Dans une forêt, nous l’avons évoqué, la biomasse produite est généralement
le double de celle des espaces cultivés, sans intervention humaine ni intrant.
Cette observation peut constituer une source d’inspiration puissante pour les
agriculteurs. Peut-on imaginer un système agraire entièrement autofertile, à
l’instar des forêts ? Cette interrogation est fascinante. Il y a toutefois une
différence profonde entre nos agrosystèmes et les écosystèmes naturels : une
partie de la biomasse produite par le paysan est exportée, elle n’est pas
rendue à la terre, comme c’est le cas dans un écosystème.
La question peut donc être reformulée ainsi : dans nos parcelles cultivées,
l’augmentation naturelle de la fertilité est-elle suffisante pour compenser la
perte de fertilité liée aux récoltes ? La réponse est complexe. Nous devons
nous contenter de principes directeurs et observer les conséquences de leur
application sur le terrain. L’agriculture naturelle est avant tout fondée sur
l’observation du milieu environnant.
Un premier constat peut étayer notre réflexion : les plantes formant les
récoltes exportées sont constituées à 98 % environ d’éléments présents en
abondance dans la nature : eau, azote, carbone. Les 2 % restants sont des sels
minéraux issus de la roche mère. La disponibilité de tous ces éléments dépend
de l’intensité des processus biologiques : plus le sol est vivant, plus il aura la
capacité de transformer les ressources ambiantes en nutriments pour les
végétaux.
Le premier objectif de l’écopaysan va donc être de favoriser un sol aussi
vivant que possible. Il doit trouver des solutions bio-inspirées pour :
– Éviter de détruire la fertilité existante
par le non-travail du sol ;
par une couverture aussi permanente que possible du sol, qui évite le
lessivage et la stérilisation par les ultraviolets ;
par le recours aux engrais verts ;
en évitant d’exporter trop de matière organique, c’est-à-dire en res-
tituant à la terre cultivée toutes les parties non consommables des
récoltes (feuilles, fanes, paille…) ;
en laissant en terre les racines, chaque fois que possible, ce qui favorise
entre autres le développement des mycorhizes ;
en privilégiant les plantes vivaces plutôt que les annuelles…
– Augmenter le rythme naturel de création d’humus
par la décomposition des paillages déposés sur le sol ;
en associant des arbres aux cultures ;
par les cultures de micro-organismes ;
par l’apport de compost, en privilégiant le compostage en place plutôt
que le compostage en tas ; ce dernier entraîne la perte d’éléments
fertilisants et des gaz à effet de serre, surtout lorsqu’il est réalisé à
chaud.
La culture sur buttes permanentes (adaptée aux cultures maraîchères ainsi
qu’à certaines formes d’arboriculture et à la culture de céréales jardinées)
exclut donc la motorisation, car un engin mécanique, en travaillant le sol, irait
complètement à l’encontre du but recherché – à savoir développer la fertilité
naturelle du sol.
L’engin mécanisé, meilleur ennemi du sol
Tout passage d’engin mécanique dans l’humus se fait au détriment de sa
fertilité à moyen et long terme. Cette affirmation fera probablement bondir
nombre d’agriculteurs, tant le tracteur est devenu le symbole de la
profession ! Il suffit pourtant, pour s’en persuader, de considérer les points
suivants.

– L’humus, la partie vivante et fertile du sol, est créé par les végétaux, les
animaux, les micro-organismes et l’ensemble des processus biologiques à
l’œuvre dans le sol. Les vers jouent un rôle déterminant dans l’écologie du
sol. En moyenne, les 250 000 vers présents sur 1 hectare ingurgitent chaque
année entre 300 et 600 tonnes de terre2. En cinquante ans, c’est l’ensemble du
sol d’une parcelle qui passe par le tube digestif des vers de terre, ce qui faisait
dire à Aristote, il y a deux mille quatre cents ans, qu’ils sont les intestins de la
terre. Il y a (en poids) plus de vers de terre en France que d’êtres humains sur
Terre. Ils représentent en moyenne plus d’une tonne à l’hectare3. Dans
certains contextes permaculturels, comme la forêt-jardin de Mouscron, où le
sol n’a pas été travaillé depuis quarante ans, le poids des vers de terre
atteint 3 kilos par mètre cube4 ! Or les vers sont vulnérables au passage des
engins mécaniques, particulièrement aux lames rotatives des motoculteurs et
rotovators.
– La fertilité du sol est le fruit de la synthèse entre des éléments d’origine
minérale et des éléments d’origine organique, synthèse opérée par des
processus biologiques. On estime qu’au moins 95 % des terres arables de la
planète ont été créées dans des milieux forestiers5.
– Le sol est détruit par les machines. Les passages répétés d’engins
mécanisés se font au détriment de la partie vivante du sol, pour plusieurs
raisons, tant mécaniques que biologiques : le sol est déstructuré, tassé, ses
horizons sont retournés, les habitats des êtres vivants qui l’habitent sont
détruits.
– Du fait des quantités importantes d’oxygène qu’il introduit dans les sols,
le travail mécanique répété accélère la combustion de la matière organique.
Le carbone contenu dans la matière organique s’oxyde et est rejeté dans
l’atmosphère sous forme de gaz carbonique, contribuant au réchauffement
planétaire.
– Lorsque les sols deviennent pauvres en matière organique, ils ont
tendance à perdre leur structure et sont plus vulnérables au lessivage et à
l’érosion. L’essor de l’agriculture industrielle a fortement contribué à détruire
les terres arables de la planète. Ainsi, 5 à 10 millions d’hectares de terres
agricoles sont perdus chaque année dans le monde du fait d’une dégradation
sévère de l’environnement (sans compter l’artificialisation des sols)6.
Pourquoi labourer ?
Pourquoi donc, dès lors, depuis des siècles, voire des millénaires, des paysans
s’escriment-ils à labourer, à bêcher, à travailler leur terre ? Parce qu’ils y
trouvent un bénéfice à court terme, bien évidemment. Là encore, la réponse
est complexe. La terre arable cultivée a tendance à se tasser. Les adventices
sont souvent des plantes pionnières dont la mission est de coloniser les terres
à nu, nous l’avons vu. En supprimant tout couvert végétal, l’agriculteur
engendre les conditions favorables à leur prolifération. Le labour et le
bêchage permettent au paysan, en une opération relativement simple, de
décompacter son sol et de le désherber efficacement. De plus, l’apport massif
d’oxygène dans l’humus accélère le travail des bactéries et donc la
minéralisation de la matière organique, c’est-à-dire la mise à disposition des
plantes des nutriments qu’elle contient. L’effet du travail du sol est par
conséquent bénéfique à la croissance des plantes cultivées, dans un premier
temps. Mais, à moyen et long terme, il se fait au détriment du sol pour les
raisons évoquées. Selon Lydia et Claude Bourguignon, 2 milliards d’hectares
de terres arables ont été perdus en quatre mille ans de travail du sol7.
Le travail mécanisé prive l’agriculteur de la tendance naturelle des sols à
accroître leur fécondité. Il lui faut donc impérativement compenser la perte
de fertilité provoquée par les labours : le système est constamment sous
perfusion. S’il parvient à trouver un équilibre dans lequel les intrants
compensent les pertes, son système agraire peut se perpétuer. Un tel équilibre
a été atteint, à certaines époques et dans certains contextes, comme dans les
plaines du Nord de la France et de l’Angleterre durant la seconde moitié du
XIXe siècle, grâce à une alternance de cultures et d’herbages bien gérée. Mais
ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’alliance de machines de plus en plus
puissantes et d’engrais chimiques (qui accélèrent également la combustion de
la matière organique), et l’érosion qui en découle provoquent la perte massive
des terres arables évoquée précédemment.
Créer de l’humus
La culture sur buttes permanentes, qui repose sur le respect de la vie du sol,
suppose bien évidemment l’abandon du labour et du bêchage. En imitant,
autant que possible, les processus naturels, l’écopaysan cherche à concilier
deux nécessités en apparence antinomiques : obtenir une récolte abondante et
créer de l’humus, améliorer la fertilité du sol. Comment est-ce possible ?
– Dans la nature, le rythme de création de l’humus est généralement très
lent8. Des bonnes pratiques, comme celles évoquées tout au long de ces
pages, vont permettre de tirer la quintessence de cette tendance naturelle à
aller vers plus de fertilité, ce qui est déjà beaucoup.
– L’agriculteur peut aller plus loin si l’agrosystème n’est pas à l’équilibre9.
Par des apports de matière organique, par le compostage de ses déchets, il
effectue un transfert de fertilité et une valorisation des ressources de sa ferme,
au bénéfice de ses espaces cultivés. La création d’humus, par rapport au
rythme lent de la nature, peut être multipliée par un facteur 50 ou 100, en
fonction de l’importance des transferts de fertilité.
– Ces transferts de fertilité méritent une vigilance particulière, car il ne
s’agit pas d’appauvrir une partie de la planète au bénéfice d’une autre. C’est
le cas de l’agriculture biologique nord-américaine qui importe l’essentiel de
ses intrants. La durabilité et l’éthique d’un tel système sont bancales.
– L’objectif d’une ferme permaculturelle est de viser l’autonomie en
fertilité (l’autofertilité). C’est plus ou moins facile en fonction des contextes,
mais les ressources, si l’on veut bien se pencher sur la question, sont
généralement plus nombreuses qu’on ne le pense. L’herbe des allées, des
cultures permanentes d’engrais verts, les feuilles des arbres, la taille des
haies, les fougères du bois voisin : les espaces entourant les cultures offrent
des ressources variées et généralement gratuites, qui permettent de compenser
largement la part des cultures que le maraîcher aura exportée.
– Des approches novatrices (pour notre culture occidentale) comme les
cultures d’EM ou le biochar, évoqués au chapitre 12, permettent de porter un
nouveau regard sur la question de la fertilisation.
Les avantages de la petite taille
Nous avons évoqué dans les chapitres précédents l’un des immenses intérêts
de la culture sur buttes et, de manière plus large, de l’approche
permaculturelle : l’on peut produire beaucoup sur un petit espace. Ce petit
espace est de toute évidence plus facile à fertiliser qu’un grand – un apport de
compost équivalent est plus efficace sur une surface réduite que sur une
grande surface. Apporter 10 tonnes de compost sur 1 000 mètres carrés
est 10 fois plus efficient que la même quantité répartie sur 1 hectare. C’est
une raison parmi beaucoup d’autres qui explique pourquoi il est possible
d’obtenir des sols d’exception en microagriculture.
La microagriculture présente un autre avantage… de taille : concentrer la
surface cultivée permet de libérer de la surface agricole pour d’autres usages
– et notamment pour la production de biomasse au bénéfice de la surface
cultivée (arbres, animaux, culture de plantes à biomasse, cultures
permanentes d’engrais verts…). Cela rend beaucoup plus facilement
envisageable l’autofertilité de petites fermes. Les travaux de John Jeavons
illustrent parfaitement ce point. Nous y reviendrons dans les chapitres
suivants.
Des milliards de travailleurs “au noir” !
On pourrait penser, à première vue, qu’entre un maraîcher équipé d’un
motoculteur ou d’un tracteur et un jardinier-maraîcher travaillant à la main, le
rapport des forces est complètement disproportionné. C’est oublier que le
jardinier-maraîcher dispose de milliards d’assistants invisibles. Dans la
culture sur buttes permanentes, il est épaulé par un nombre quasiment infini
de bactéries, de vers, de champignons, de crustacés qui l’aident secrètement
et œuvrent pour lui jour et nuit, y compris les samedis, dimanches et jours
fériés, sans jamais demander ni salaire, ni congés payés, sans arrêt maladie ni
formalités administratives ! Y a-t-il du sens à détruire de si précieux
auxiliaires, pour devoir ensuite compenser leur absence en achetant des
intrants ?
Le jardinier-maraîcher permaculturel ne cherche pas tant à faire pousser
des plantes – les plantes savent très bien pousser sans lui, merci, elles le font
depuis la nuit des temps –, il tente avant tout de favoriser l’épanouissement
de toutes les forces de vie présentes dans son jardin. J’aime à penser que nous
sommes les serviteurs des vers de terre ! Les agronomes diront plutôt que
nous tirons profit des services écosystémiques – services qui sont, par
définition, gratuits et durables.
Pour toutes ces raisons, des pratiques agricoles fondées sur le non-travail
du sol peuvent être efficacement réalisées entièrement à la main sur de toutes
petites surfaces et atteindre un niveau de productivité que la machine ne
pourra égaler. Il est donc possible de glisser d’une utilisation polluante,
payante et non durable de moteurs thermiques vers une utilisation propre,
gratuite et durable du soleil !
Le rapport au temps
Choisir de fonder une stratégie agricole sur les services écosystémiques
plutôt que sur les énergies fossiles, c’est accepter un nécessaire changement
d’échelle de temps. C’est renoncer à l’efficacité brutale et immédiate du
moteur à explosion pour entrer dans un rapport au temps calqué sur les
rythmes de la nature, les cycles de la vie. Construire un agroécosystème
vivant et diversifié ne se fait pas en claquant des doigts : il faut des années
pour que les arbres déploient leurs ramures dans le ciel, pour que les mares se
laissent féconder par de multiples formes de vie, pour que la terre retrouve un
parfum et une texture de litière de sous-bois…
Dans un premier temps, la charge de travail sera probablement plus
importante et le retour sur investissement plus lent à venir, encore que cela
reste à démontrer. Lorsqu’il crée sa ferme, le jardinier-maraîcher n’achète pas
un tracteur avec ses équipements, il ne construit pas un hangar pour les
abriter, mais investit dans des haies, des arbres fruitiers, des mares. Sa
stratégie devra intégrer ces paramètres. Un jardinier-maraîcher permaculturel
ne disposant pas d’un capital de départ pourra concentrer ses premiers efforts
sur la création des buttes de culture (qui peuvent être réalisées en quelques
semaines ou mois, quasiment sans investissement : une brouette, une pelle,
un râteau lui suffisent) ; les éléments structurant l’agroécosystème (haies,
arbres, mares, aménagements hydrauliques doux…), plus onéreux à mettre en
place, pourront être réalisés au fil des ans, en hiver notamment, lorsque les
cultures requièrent moins de travail. À moyen et long terme,
l’agroécosystème devient de plus en plus autofertile, résilient et productif, et
l’on peut tirer profit des efforts des premières années. Le jardinier-maraîcher
vieillissant pourra ainsi récolter les fruits de l’oasis de vie qu’il aura
patiemment créée !
Dans une démarche professionnelle, il convient d’intégrer la dimension
économique à chaque étape pour assurer la pérennité de l’entreprise – ce que
Perrine et moi avions négligé de faire les premières années. Le principal
piège de l’approche permaculturelle est sa charge émotionnelle : on rêve
tellement fort devant la vision d’une microferme que le risque est réel de se
lancer dans l’aventure de manière bucolique, sans aucune préparation
technique et en sous-estimant la charge de travail et les contraintes. Nous en
savons quelque chose ! Le rêve de retour à la terre peut se transformer en
cauchemar. N’en déduisez pas pour autant qu’il faille arrêter de rêver ! Soyez
juste des rêveurs pragmatiques.
Au risque de passer pour un rabat-joie, je constate que nous recevons
parfois en formation des personnes animées d’un bel idéal, mais l’écart est tel
entre leurs aspirations et le monde contemporain que je me demande si elles
ne préparent pas elles-mêmes leur échec. Ainsi, des personnes se forment au
métier de maraîcher tout en refusant d’envisager de vendre leur production :
elles désirent vivre du troc. Je ne peux m’empêcher de leur demander si elles
paieront le plein de leur voiture, leur loyer ou les fournitures scolaires de
leurs enfants en salades et en radis.
L’une des questions que Perrine et moi nous sommes posées, lorsque nous
avons réalisé la nécessité de démontrer la pertinence économique d’une
approche plus écologique, est la suivante : travailler entièrement à la main,
dans les métiers qui sont les nôtres, le maraîchage diversifié et
l’arboriculture, constitue-t-il un choix économiquement viable dans le
contexte actuel, ou faudra-t-il attendre dix ou vingt ans pour que le
renchérissement du pétrole rende cette option valable ? Les premières
données de l’étude évoquée au chapitre XIV montrent des résultats honorables
dès aujourd’hui, du fait que la forte productivité se conjugue avec des coûts
d’investissement et de fonctionnement réduits par rapport à l’approche
mécanisée. Mais il ne faut pas négliger le niveau de compétences nécessaire
pour atteindre ce résultat. Peu d’outils, mais beaucoup de connaissances :
une agriculture fondée sur l’observation et l’imitation de la nature, ou
écoculture, est une agriculture de l’intelligence (heureusement accessible aux
cancres, je peux en témoigner !).
On peut espérer que, au vu des services rendus par les microfermes, la
société en viendra un jour à faire glisser le soutien massif alloué actuellement
à l’agriculture productiviste vers les nouvelles formes d’agriculture
vertueuse10. Cela pourra prendre la forme, par exemple, d’une aide à
l’investissement initial et d’une rémunération de base accordée aux
écopaysans les trois premières années, le temps qu’ils aménagent leur ferme
et acquièrent une expertise. Les écopaysans pourraient également bénéficier
d’exonérations fiscales. Lorsque l’on part de rien, devenir paysan est une
aventure risquée qui mérite le soutien de la communauté – communauté qui
sera en retour nourrie de produits sains, bons et beaux, tout en voyant son
environnement amélioré. Nous sommes encore loin de cette époque bénie,
mais le succès de la Foncière Terre de Liens, qui met à disposition de paysans
bio des terres achetées collectivement, montre qu’une prise de conscience se
fait jour.
On nous demande souvent quel est le capital nécessaire à la création d’une
microferme. Ce chiffre dépend de tant de paramètres (dimension et
localisation de la ferme, présence de bâti ou pas…) qu’il est quasiment
impossible d’y répondre. Il est plus facile de préciser, pour une activité
maraîchère comme celle pratiquée au Bec Hellouin, les investissements en
équipements et les charges d’exploitation. L’établissement d’un compte de
résultats précis de la microferme de 1 000 mètres carrés modélisée au Bec
Hellouin dans le cadre de l’étude “Maraîchage biologique permaculturel et
performance économique” est en cours et sera présenté à l’issue de l’étude. Il
est toujours risqué de donner des résultats intermédiaires, mais ceux qui sont
demandeurs de données chiffrées, même approximatives, peuvent consulter
sur le site de la ferme le rapport intermédiaire no 2. Une liste de tous les
équipements et outillages utilisés en 2012 pour réaliser la production
maraîchère a été réalisée et chiffrée à 22 000 euros (serres comprises). Ce
montant peut donner une idée de l’investissement nécessaire pour ce poste. Il
est sensiblement inférieur à l’investissement en équipements nécessaires pour
une installation mécanisée.
Le coût de la création d’une microferme varie selon les contextes et les
métiers. Une étude consacrée à ce sujet serait fort utile. S’il faut risquer une
évaluation, dans le cas d’une microferme maraîchère a minima, on peut
envisager, en réalisant les travaux et plantations soi-même : achat d’un demi-
hectare de terre arable, 5 000 euros ; haies, clôtures, mare, 10 000 euros ;
petit bâtiment de stockage, 15000 euros ; arbres fruitiers et petits fruits,
5000 euros ; équipements, outils, serres, matériel d’irrigation, 25000 euros ;
véhicule d’occasion, 5000 euros ; divers, 10000 euros ; soit un total
de 75000 euros. Avec cet investissement de départ la ferme peut fonctionner,
puis être améliorée au fil des ans. Soulignons que ce qui a été économisé en
tracteur et outils mécaniques, par rapport à une installation maraîchère en bio
classique, a été investi dans les arbres, haies et mare.
Ces questions sont complexes, car une thématique en entraîne une autre.
Nous les développerons, de manière plus appliquée, dans le manuel pratique
à venir, à l’issue de l’étude.
Le changement d’échelle
À ce stade du livre, le lecteur se pose certainement une question importante :
si la microagriculture se révèle efficace pour les cultures vivrières, comment
pourrions-nous en adapter les principes aux grandes cultures, céréalières
notamment, qui demandent des surfaces cultivées plus importantes et peuvent
difficilement se passer de mécanisation ? Nous n’avons pas, à l’heure
actuelle, une réponse simple à cette question, qui reste largement en dehors
de notre champ de compétences. Ce point n’est en rien anecdotique, car il
s’agit d’un défi important lancé à la communauté des agriculteurs : comment
feront-ils pour exercer leur métier de céréaliers, d’éleveurs, lorsque les
carburants seront rares et chers ? Si le travail du sol peut généralement être
abandonné avec profit, comment réaliser la moisson, les foins ? Assisterons-
nous à la disparition des tracteurs et des moissonneuses-batteuses, voire à la
fin des grandes fermes, comme le prédit l’agriculteur et permaculteur Patrick
Whitefield dans son ouvrage majeur The Earth Care Manual ?
La production de biocarburants au sein des exploitations peut constituer un
élément de réponse, mais elle ne résout pas le problème des terres et de
l’énergie nécessaires à la production de ces biocarburants, ni celle de l’impact
de leur production sur les sols, les eaux, le climat… Dans l’état actuel des
recherches, les biocarburants s’apparentent plus à une tentative de perpétuer
un système bancal, plutôt qu’à une véritable alternative. Mais les choses
peuvent évoluer… Les solutions de demain viendront de la terre, mais
également des océans, qui sont un vivier de découvertes potentielles. Peu
explorées à ce jour, les ressources biologiques marines joueront certainement
un rôle majeur dans le monde à venir. Lorsque la société fait le choix
d’investir de manière signifiante dans les énergies renouvelables, de
formidables progrès sont accomplis.
Au Bec Hellouin, nous accueillons de plus en plus de personnes possédant
de grands, voire de très grands domaines, conscientes des enjeux et
désireuses d’y travailler, et nous commençons à travailler en réseau avec des
experts en agriculture régénérative11 des différents continents. De par le
monde, nombre d’agriculteurs et de chercheurs explorent des alternatives :
agroforesterie, non-labour, techniques culturales simplifiées, semis sous
couverts permanents, nouvelles formes d’élevage inspirées des grands
troupeaux sauvages12… L’une des pistes les plus novatrices est étudiée dans
les grandes plaines de l’Ouest américain, au Land Institute13, où les
agronomes tentent de (re) créer des céréales vivaces (le caractère vivace des
plantes cultivées ayant généralement été perdu durant leur compagnonnage
avec les agriculteurs) et des communautés de végétaux pérennes,
légumineuses incluses, supprimant le recours au travail du sol et aux
fertilisants. Ces recherches bio-inspirées sont à la fine pointe de
l’innovation14.
Voici quelques pistes de réflexion pour ceux qui se sentent concernés par
l’avenir de l’agriculture. Celle-ci ayant à l’évidence pour vocation de nous
nourrir, il convient dans un premier temps d’évaluer la manière dont cet
objectif est réalisé, avant de questionner les techniques employées pour y
parvenir. L’agriculture contemporaine produit-elle réellement une nourriture
saine et abondante pour tous ?
Manger autrement ?
Tout d’abord, un constat : notre alimentation moderne repose, bien plus que
par le passé, sur une consommation importante de produits animaux : viande
et laitages. Or il s’avère que :
– l’élevage industriel des animaux est extrêmement polluant et plombe
fortement l’impact écologique de l’agriculture. Il faut jusqu’à dix calories
végétales pour produire une calorie animale (ce taux de conversion est
“naturel” dans tous les réseaux trophiques15). De fait, une grande partie des
céréales cultivées dans le monde sert à nourrir le bétail des pays riches16 ;
– la consommation excessive de produits animaux se révèle néfaste pour la
santé humaine.
“Dimanche 2 février 2014 a eu lieu le Super Bowl, la finale de la Ligue de
football américain. Durant cette seule journée, les téléspectateurs américains
ont mangé 1,3 milliard d’ailerons de poulet. Ce nombre dément, difficile à se
représenter, illustre combien notre société et notre vie quotidienne reposent
sur le massacre à grande échelle des animaux”, titrait il y a quelques semaines
une dépêche de la Fondation Good Planet17.
Force est de constater qu’une consommation excessive de céréales
raffinées et de produits laitiers suscite de plus en plus d’allergies. Chacun de
nous connaît des enfants allergiques au gluten ou au lactose, voire aux deux,
ce qui fait de la vie quotidienne un cauchemar tant l’usage de ces produits est
généralisé dans l’alimentation industrielle. L’explosion des allergies et celle
des maladies de civilisation (l’obésité atteint 36 % de la population aux États-
Unis18, bastion de l’agriculture productiviste) démontrent que l’alimentation
“moderne”, intimement liée à l’agriculture industrielle, se révèle de plus en
plus néfaste tant pour la planète que pour les consommateurs. Ces questions
étant bien documentées, nous ne les développerons pas dans le cadre de ce
livre.
À l’inverse, l’étude des peuples présentant les meilleurs niveaux de santé
de la planète et une longévité exceptionnelle, comme les habitants de la
vallée de Vilcabamba en Équateur, les Hunza du Cachemire, les Abkhazes du
Caucase, les habitants de l’île d’Okinawa au Japon, les Crétois, met en
évidence le fait que toutes ces communautés humaines ont en commun le fait
de vivre proches de la nature. Leur alimentation est saine, exempte de
pesticides et d’herbicides, composée principalement de fruits, de légumes, de
légumes secs, de céréales complètes, d’huiles de qualité comme l’huile
d’olive et de colza, d’une eau pure – la consommation de viande et de
produits laitiers étant limitée ou inexistante19. Chez ces peuples qui
considèrent l’alimentation comme une “médecine de vie”, le nombre de
centenaires est particulièrement élevé et les pathologies chroniques qui sont
chez nous en augmentation constante, comme les maladies cardiovasculaires
et cérébrovasculaires, les cancers, l’obésité, l’ostéoporose, l’arthrite, le
diabète, restent l’exception.
Dès lors, avant de penser à changer d’agriculture, n’est-il pas nécessaire
d’envisager une autre manière de nous nourrir ? En d’autres termes, de muter
progressivement vers une alimentation plus proche de celle que nous avons
connue durant notre longue évolution, le régime alimentaire auquel nos
organismes sont adaptés : davantage de fruits, de fruits à coque, de baies, de
légumes, de feuilles, de légumineuses, de plantes sauvages ? En diminuant la
part de la viande et des produits laitiers dans notre régime alimentaire, nous
ferions du bien à notre santé et réduirions considérablement les besoins en
céréales. Cela limiterait efficacement la part des grandes cultures et de
l’élevage dans notre modèle agricole, et donc le recours aux énergies fossiles.
Permettez-moi de souligner à nouveau cette réalité toute simple, qui est un
fil rouge de cet ouvrage : ce qui est bon pour nous est généralement bon pour
la planète.
Vers une agriculture permanente
Nous sommes à la veille d’une mutation très profonde de nos modèles
agricoles. La vision permaculturelle propose des axes forts pour faire évoluer
nos pratiques, de manière réaliste et progressive, dans le sens d’une
agriculture durable.

Passer des plantes annuelles aux plantes pérennes


– Nous l’avons évoqué : dans la nature, les plantes annuelles constituent
une exception, les végétaux vivaces (ayant une durée de l’ordre de plusieurs
années ou davantage) formant jusqu’à 99,9 % des communautés végétales20.
– Paradoxalement, le modèle alimentaire contemporain repose à 90 % sur
une vingtaine de plantes seulement, en particulier sur les céréales : le blé, le
riz et le maïs représentent à eux seuls 60 % de notre alimentation21.
L’agriculture moderne est donc fortement dépendante d’un très petit nombre
de végétaux, tous annuels. Or la culture des plantes annuelles demande
beaucoup plus d’énergie et d’intrants que celle des plantes vivaces.
– Cet appauvrissement des végétaux cultivés à l’époque moderne répond
aux exigences de rentabilité de l’agriculture industrielle, au détriment de la
santé des consommateurs et des agrosystèmes.
– On estime qu’il existe de 35 000 à 70 000 plantes comestibles ; 7000 ont
déjà été consommées par les sociétés humaines22. Le potentiel des “plantes
du futur” pour diversifier notre agriculture est donc énorme. Dans ce vivier
de végétaux comestibles, nous découvrirons nombre de plantes vivaces, peu
exigeantes en eau et en fertilité, aux qualités nutritionnelles certaines. Le
“désespoir des singes”, ou araucaria du Chili, est un arbre aux nombreux
usages, donnant de grosses graines traditionnellement consommées par les
tribus mapuche, riches et délicieuses. Quant aux graines de chia, de la famille
des sauges, plante cultivée par les Aztèques, elles se révèlent être un “super-
aliment” aux nombreuses vertus, plus riche en oméga-3 que le saumon.

Passer d’une agriculture de steppe à une agriculture de


forêt
– Nous avons évoqué le fait que l’agriculture occidentale est née dans une
région d’Asie Mineure dominée par les steppes ; depuis son invention au
Néolithique elle privilégie des espaces ouverts, des terres labourées, des
céréales annuelles.
– Une agriculture reposant plus largement sur les arbres et la
consommation de fruits et de baies permettrait de résoudre nombre de
problèmes écologiques et sanitaires.
– Les qualités nutritionnelles des fruits à coque, riches en minéraux, en
oméga-3, en protéines végétales, sont exceptionnelles.
– Un hectare de châtaigniers, nous l’avons évoqué, produit autant de
protéines végétales qu’un hectare de blé.
– Les plantes sauvages sont généralement très concentrées en nutriments et
hautement bénéfiques pour la santé, comme le démontre l’étude du régime
alimentaire des Crétois. Elles ne demandent pas d’autre effort que de les
récolter et ne détériorent en rien la planète. Les introduire, même en petites
quantités, dans notre diète, a du sens.
Il est donc possible d’imaginer des formes d’agricultures donnant plus de
place aux arbres et aux plantes sauvages, beaucoup plus douces pour la
planète, meilleures pour la santé humaine, pouvant plus facilement
s’affranchir des énergies fossiles.
Des expériences innovantes
Parmi les multiples expériences mises en œuvre aujourd’hui dans le monde,
en voici quelques-unes qui peuvent titiller notre imaginaire :

Élever les animaux différemment


– En Angleterre, Rebecca Hosking, ex-réalisatrice pour la télévision, a
repris la ferme paternelle et transformé en profondeur le mode d’élevage. Ses
vaches laitières ne consomment plus de soja OGM provenant du Brésil, mais
restent au pré toute l’année – pratique mieux établie en Angleterre qu’en
France –, grâce à un mélange riche et diversifié de graminées pérennes. Le
bois-fourrage des haies bocagères entourant les prés constitue un complément
appréciable et une diversification du régime alimentaire des vaches, qui
voient leur santé améliorée, sans parler des abris que procurent les haies.
Cette forme d’élevage à très faible niveau d’intrants se rapproche de ce qui
était couramment pratiqué sous nos latitudes avant la mécanisation, et se
révèle économiquement plus rentable que les élevages sophistiqués. Le
chiffre d’affaires est moindre, mais les investissements et les coûts
d’exploitation le sont également. La qualité de vie de l’éleveur est meilleure,
les possibilités de prendre des vacances en hiver sont supérieures.
– En Australie, Geoff Lawton, permaculteur mondialement reconnu, ne
donne plus de céréales à ses poules pondeuses. Elles vivent dans de
spacieuses cages itinérantes, baptisées chicken tractors. Elles se nourrissent
de ce qu’elles trouvent dans le sol, qu’elles nettoient et fertilisent de leurs
déjections, et de compost, qui est leur principale source de protéines. Avant
l’essor de l’agriculture industrielle, les poules n’étaient pas nourries de
céréales cultivées spécialement pour elles.
– En France et ailleurs, des élevages extensifs d’animaux sauvages sont
parfois pratiqués en milieu forestier. Des daims, par exemple, peuvent mener
une existence naturelle et libre avant d’être abattus proprement d’une balle
lorsque le gardien de la forêt estime que l’animal peut être prélevé. Ce mode
d’élevage, bien conduit, n’entraîne aucune nuisance écologique, quasiment
aucun coût économique et procure une viande de qualité. Même si l’on peut
réprouver le fait de tuer un animal pour s’en nourrir, force est de reconnaître
que la qualité de sa vie tout comme les conditions de son exécution sont
infiniment plus dignes que celles de nos animaux d’élevage. L’élevage
extensif en milieu forestier pourrait répondre en partie aux besoins en viande
de ceux d’entre nous qui ne sont pas (encore) végétariens, surtout si les forêts
prennent une place croissante dans nos paysages, comme nous le suggérons.
– En Corse, Jacques Abbatucci élève ses “vaches tigres”, une race locale à
la peau joliment tigrée, en utilisant les ressources du maquis. Ses vaches
vivent dehors toute l’année et dorment sous les lentisques, qui les protègent
des mouches. La totalité de leur alimentation est fournie par sa ferme. Les
animaux broutent en liberté dans des parcours de maquis, consommant des
végétaux qui donnent à la viande des saveurs exceptionnelles. Les végétaux
sauvages viennent en complément de l’herbe fauchée dans la vallée alluviale
du Taravo. La qualité de la production de Jacques Abbatucci est telle qu’il
n’arrive pas à satisfaire à la demande.
Diminuer notre consommation de viande pourrait autoriser la suppression
des élevages en batterie, qui constituent une honte pour l’humanité, et
permettre l’essor de formes d’élevage naturelles, pour le plus grand bénéfice
des animaux, des agriculteurs et des consommateurs.

Cultiver des céréales différemment


– Depuis l’Antiquité, les céréales ont été cultivées à la main, dans les
jardins ou des champs de petite taille. D’après Joseph Pousset23, les céréales
jardinées sont réapparues en France durant la Seconde Guerre mondiale. On
pense généralement que ces pratiques sont archaïques et à très faible
rendement. Pourtant, l’étude du blé jardiné a mis en évidence des rendements
comparables aux meilleurs rendements de l’agriculture productiviste ! On
peut imaginer réduire notre dépendance à la mécanisation et au pétrole par
une double démarche. D’une part, en consommant moins de viande et en
cessant de nourrir nos animaux d’élevage avec des céréales, nous
diminuerions de plus de 60 % nos besoins en céréales. La production de
céréales serait réservée à l’alimentation humaine. D’autre part, en multipliant
les cultures de blé jardiné à échelle domestique, à l’instar de la production des
fruits et légumes, le besoin en grandes cultures serait encore réduit.
– Les travaux contemporains, évoqués précédemment24, visant à identifier
et sélectionner des céréales pérennes poussant spontanément dans les prairies
naturelles, comme le triga sauvage, permettront d’ici à une vingtaine
d’années l’apparition de cultures d’un nouveau type : des prairies autofertiles
constituées de communautés végétales permanentes, dont une partie des
végétaux seront des céréales vivaces.
Cultiver chez soi des céréales, les moudre, pétrir et cuire son pain a
quelque chose de magique et de profondément satisfaisant. Ceux qui désirent
approfondir cette question si méconnue du blé jardiné liront avec profit les
travaux de Joseph Pousset25.
À Cucugnan, Roland Feuillas prépare un “pain santé” à partir de céréales
anciennes moulues à la meule de pierre26. Il a effectué des recherches très
approfondies pour retrouver des céréales anciennes aux qualités
organoleptiques remarquables, allant jusqu’à mettre en culture des grains de
variétés locales disparues, retrouvés dans de vieilles toitures de chaume.
Roland Feuillas cultive lui-même ses céréales sans labour, sous un couvert
végétal permanent. Les clients se pressent pour ses pains d’exception.
Nous sommes donc persuadés que la transition de l’agriculture ne se fera
pas sans une évolution progressive de notre manière de nous nourrir. Nous
maintenir dans le régime alimentaire très médiocre qui est le nôtre
aujourd’hui figerait les possibles mutations de l’agriculture. Là encore, il
revient à chaque citoyen de faire évoluer ses pratiques, de manière
responsable. Acheter des produits alimentaires industriels perpétuera le
modèle industriel. Choisir le bio, le local, le frais, les produits de saison,
stimulera la petite agriculture paysanne et familiale, accélérant une transition
nécessaire et réjouissante qui laisse entrevoir de nombreux bénéfices à tous
les niveaux, à commencer par nos papilles27 ! Cette révolution saine et
gourmande repose sur l’éducation et la conscientisation et là, il y a
franchement du boulot ! Mais le mouvement est en marche et, comme Pupoli
avec sa pirogue, il appartient à chacun de se positionner dans la bonne veine
de courant.
Collaboration avec de grands chefs
Nous avons évoqué, au début de ce livre, notre intérêt pour une alimentation
saine, qui nous avait menés à ce métier de maraîchers bio. Il y a une
complicité évidente entre le jardin et la cuisine. Une agriculture naturelle peut
être généreuse et productive ; elle peut également donner des fruits et
légumes d’une qualité exceptionnelle. Dès le début de notre activité, et
malgré notre inexpérience, nous avons reçu nombre de témoignages
encourageants sur ce point, provenant des adhérents à notre Amap, de
boutiques ou de chefs.
Nous avons commencé en 2012 à fournir quelques restaurants
gastronomiques. Les chefs sont venus vers nous, relativement nombreux.
Pour Perrine et moi, le monde des “gastros” était une planète que nous
n’avions jamais abordée : nous n’en avons ni les moyens, ni le désir à dire
vrai. Pourtant, nous avions sans le savoir tout mis en œuvre pour que la
rencontre s’opère. En suivant notre passion pour la biodiversité cultivée, nous
en étions venus à faire pousser dans nos jardins et vergers environ mille
variétés de légumes, plantes aromatiques, fruits et petits fruits. Lorsque des
chefs venaient visiter la ferme, lors de visites organisées par Slow Food par
exemple, nous les voyions s’émerveiller comme des enfants devant de tels
trésors. Ils nous disaient qu’aucune ferme bio ne rassemblait en un seul lieu
une telle diversité, que c’était leur rêve de pouvoir choisir entre cinquante
plantes aromatiques et presque autant de fleurs comestibles. “Votre jardin
sent la cuisine”, nous affirma l’un d’eux. Cependant, ils n’étaient le plus
souvent pas prêts à abandonner leur grossiste habituel au profit d’un
maraîcher.
Des étoiles dans les jardins
La collaboration avec des cuisiniers a pris un tour nouveau lors de notre
rencontre avec Arnaud Daguin, en décembre 2012. Un ami commun nous
avait juste dit qu’un chef nous offrait de cuisiner un repas à la ferme et nous
avons vu arriver un matin Arnaud, dont nous découvrirons plus tard qu’il est
étoilé et très respecté dans la profession. Avec une grande simplicité et
beaucoup d’humour, Arnaud part à la découverte des jardins, un panier sous
le bras. En décembre, le potager fait triste mine et nous sommes surpris de le
voir se pencher, mâcher des tiges, des feuilles, sortir son couteau pour
entamer un chou-rave ou un radis Green Meat. “Vos légumes sont des
bombes !” nous lâche-t-il enfin avec son accent du Pays basque. La fin de la
matinée se passe ensemble en cuisine. Tout en préparant le déjeuner, Arnaud
nous fait part de sa passion pour l’univers des petits producteurs, qu’il
connaît particulièrement bien. Le déjeuner qui suivit fut pour toute l’équipe
une expérience inoubliable. Arnaud avait magnifié d’une manière étonnante
ces légumes dont nous nous nourrissons tous les jours. Jamais nous ne leur
avions découvert de telles saveurs ! Et pourtant, ses modes de préparation
étaient d’une rare simplicité. Arnaud ne sale pas ses légumes. Son génie
culinaire se met au service du produit, qu’il cherche à faire réduire pour
concentrer ses saveurs et ses sels minéraux.
Deux mois plus tard, Arnaud Daguin revient avec un confrère, Antonin
Bonnet, chef du restaurant Le Sergent Recruteur sur l’île Saint-Louis, à Paris.
Nous passons une journée à échanger. Antonin et Arnaud sont des chefs
talentueux, mais aussi de grands professionnels de la nutrition, capables de
parler des propriétés moléculaires de chaque produit et de leur impact sur la
santé. Tous deux sont également en tête de file de cette nouvelle génération
de chefs qui pratiquent une cuisine “de marché” et pensent que le cuisinier
doit s’adapter à l’offre de saison des producteurs locaux, et non l’inverse.
Antonin rêve de pouvoir alimenter son restaurant toute l’année avec la
production de nos jardins, en conservant pour l’hiver les excédents de l’été.
“Cette première journée d’échanges reste pour moi un moment étrange,
très spécial, témoigne Perrine. Sans comprendre tout ce qu’Antonin disait de
sa cuisine, j’avais l’impression que nous parlions le même langage, lui à
propos de ses plats et nous de nos cultures. Je me suis pincée à plusieurs
reprises ce jour-là pour être certaine d’avoir bien compris, tellement nous
étions sur la même longueur d’onde ! Quand Antonin a commencé à parler de
lacto-fermentation, j’ai pensé un instant que j’étais au paradis !”
Quelques mois et plusieurs visites plus tard, nous débutons un partenariat
de plus en plus étroit avec Antonin. Nous sommes bien sûr un peu inquiets :
nos légumes seront-ils à la hauteur d’un restaurant que la presse célèbre
comme l’un des meilleurs du moment ? Mais, après la première livraison,
nous recevons un SMS : “Je tenais à vous remercier car vous nous avez permis
de passer dans le monde du goût ultime avec vos légumes.”
Antonin nous invite plusieurs fois. Perrine et moi sommes, sans exagérer,
bouleversés par cette expérience. Nous y découvrons nos légumes, nos
herbes, nos feuilles sublimés. Il nous est arrivé d’apporter des plantes
sauvages ou cultivées difficiles à cuisiner, comme la tanaisie, alors que le
service était déjà commencé, et de les retrouver une demi-heure plus tard
dans notre assiette, parfaitement valorisées. Du grand art. Nous nous sentons
extrêmement fiers de la confiance mutuelle qui s’instaure.
J’ai évoqué cette collaboration car elle me semble préfigurer un nouveau
type de partenariat entre des restaurants et de petits producteurs bio. Une
tendance s’affirme : marier harmonieusement une cuisine et un potager, pour
le plus grand bénéfice des deux parties. Les volumes commandés par un seul
restaurant sont signifiants et peuvent donner une assise solide à un maraîcher,
à condition toutefois que la relation soit contractualisée, car rares sont les
restaurateurs prêts à prendre vraiment en compte les contraintes de leur
partenaire comme le fait Antonin. Ce type de partenariat n’est effectivement
pas simple à mettre en place. Les chefs doivent modifier leurs habitudes de
travail, accepter la saisonnalité, des produits pas toujours calibrés, les aléas de
la météo… Mais ils gagnent incomparablement en fraîcheur et en saveur !
Pour nous, maraîchers, travailler avec des chefs étoilés nous pousse à
progresser sans cesse car l’exigence de qualité est énorme. Cette exigence
nous plaît, elle rejoint notre propre quête. Nous n’avons pas diminué le
nombre de paniers Amap que produit la ferme, bien au contraire, et leur
contenu bénéficie des recherches effectuées avec les chefs.
Mais ce qui importe surtout, c’est cette démonstration que l’agriculture
naturelle permet d’atteindre des summums de qualités organoleptiques. Les
chefs nous disent que nos légumes sont extrêmement concentrés en saveurs et
en énergie vitale. Nous pensons que cela s’explique par les conditions
naturelles de culture. Nos légumes ne sont pas forcés avec beaucoup d’eau et
d’engrais, comme c’est souvent le cas, même en bio. Ils doivent faire pousser
profond leurs racines pour aller chercher l’eau et les nutriments là où ils se
trouvent ; ce faisant, ils explorent un grand volume de sol très vivant et se
chargent de minéraux et de nutriments. Travailler dans le sens de la nature
permet donc de produire de bons produits, comme l’atteste l’essor de Slow
Food à travers le monde, qui est une célébration des talents des petits
paysans.
Le monde de la restauration collective s’ouvre aussi progressivement au
bio et au local. La mutation n’est pas simple, mais ce vaste chantier est un bel
enjeu.
Nous sommes toujours curieux de savoir comment s’en sortent nos
confrères, en France et à l’étranger. De nouveaux modèles s’élaborent, se
testent, se cherchent. Parfois nous rencontrons des pratiques singulières qui
viennent enrichir la perception que nous avons de l’agriculture et de son
insertion dans le monde contemporain.
Les amish, pavé dans la mare de l’agriculture américaine
Aux États-Unis, fleuron de l’agriculture industrielle et productiviste, subsiste
une exception intéressante à plusieurs titres : les amish. Ils sont issus d’un
mouvement religieux fondé en 1525 en Suisse. Les premiers amish
contestaient certains points de la Réforme nouvellement lancée par Martin
Luther ; ils furent persécutés très violemment, tant par les catholiques que par
les protestants. À la suite de ce traumatisme initial, les amish se mirent
durablement en marge de la société et établirent des règles strictes pour s’en
protéger, tout en assurant la cohésion de leurs communautés. Pour s’isoler du
monde, ils vivaient tous dans des fermes et devinrent rapidement des
agriculteurs de premier ordre. À partir de 1760, les amish émigrèrent en
Amérique du Nord, où ils sont aujourd’hui plus de 150000. Leur mode de
vie, en ce début de XXIe siècle, reste proche de celui du XVIIe : vêtements,
langue, coutumes. Les amish résistent encore et toujours à la modernité, au
matérialisme, à l’individualisme.
En 2014, les amish sont quasiment tous agriculteurs et artisans, à
l’exclusion d’autres professions. Ils vivent toujours dans des fermes, qui ne
sont pas petites car elles abritent plusieurs générations. Ils sont producteurs
de lait et pratiquent toutes sortes de cultures, céréalières notamment, ce qui
est intéressant car il semble que l’élevage de bovins et les grandes cultures
soient les plus difficiles à réaliser sans mécanisation. Or les amish persistent à
refuser ce qui est aujourd’hui considéré comme autant de progrès
technologiques incontournables : mécanisation, voitures, électricité,
téléphone, télévision, Internet, même si des aménagements et des compromis
sont parfois adoptés par les communautés.
“Aujourd’hui encore, la ferme est l’instrument par excellence de la survie
amish et de leur identité en tant que groupe culturel […]. Tout amish se
considère comme le gérant du jardin appartenant à Dieu. À ce titre, il doit
protéger la terre. La surexploiter serait contraire à la volonté divine ; il s’agit
de la maintenir en état pour subvenir aux besoins vitaux de l’homme, mais
aussi de la protéger contre l’homme. Pour les amish, seul le travail avec le
cheval permet à l’homme de « respecter » la terre : le tracteur « écrase » trop
le sol et ne respecte pas l’équilibre divin. Enfin, le cheval surclasse souvent le
tracteur, lorsque les conditions climatiques rendent le sol trop spongieux”,
écrit le journaliste Jacques Légeret, qui a effectué une trentaine de séjours
dans leurs communautés28.
Comment une agriculture fondée sur la traction animale peut-elle subsister
dans le contexte actuel, à relativement grande échelle dans certains comtés
des États-Unis ? “Le cheval – ou la mule – est en fait l’unité de mesure du
travail de l’homme. Ce que le cheval peut faire en une journée suffit à la
peine et à la survie. Le cheval évite une expansion trop grande du domaine
agricole et la course permanente pour acquérir les machines les plus récentes,
avec l’endettement qui l’accompagne toujours29.”
Ce type d’agriculture décalée reste viable en ce début du IIIe millénaire. Il
semble même que les fermes amish soient dans l’ensemble plus rentables que
les fermes industrielles qui les entourent. Voici ce qu’en dit un agriculteur
américain, Gene Logsdon, cité dans le livre Amish Roots de John A.
Hostetler : “Les amish sont source de grands embarras pour l’agriculture
américaine. Beaucoup de fermiers « anglais », comme les amish nous
appellent, sont dans des situations financières désespérées et peu d’entre eux
gagnent de l’argent. Il est de mode, chez les écrivains, les politiciens, les
banquiers, les vendeurs de machines agricoles et dans le clergé, de considérer
le fermier américain comme une race en voie de disparition et de verser des
larmes de crocodile sur les funérailles à venir. Tous ces gens semblent oublier
ces petites entreprises familiales qui réussissent si bien – merci pour elles –,
dont l’exemple le plus frappant est celui des amish. Les fermiers amish font
toujours de l’argent en ces temps difficiles, malgré (ou peut-être à cause de)
leurs méthodes agricoles démodées… Plus révélateur encore, les amish
continuent de cultiver la terre non seulement en dédaignant la technologie
moderne, mais sans accepter aucun subside gouvernemental30.”
Au pays du gigantisme agricole, où les agriculteurs ne représentent plus
que 1,2 % de la population active, les amish tiennent à conserver une main-
d’œuvre abondante dans leurs fermes. “Pour la communauté amish, cette
question de l’emploi est d’une très grande importance car elle conditionne la
survie du groupe dans son identité religieuse, culturelle et sociale. En effet,
les amish ont toujours considéré que le père doit rester en contact étroit avec
ses enfants, ainsi que Dieu l’a voulu. C’est pourquoi les crèches et les jardins
d’enfants ne sont pas autorisés. C’est un spectacle commun de voir des petits
enfants debout sur les charrues ou les chars à maïs à côté de leur père. Nous
nous souvenons d’un nourrisson de six mois qui faisait béatement sa sieste au
milieu des cônes de maïs, délicieusement secoué par les cahots du char et le
trot du cheval. Pour un amish, côtoyer quotidiennement ses enfants est un
devoir sacré31.”
Le modèle amish, fondé sur des communautés strictes, mais chaleureuses
et solidaires, reste non seulement économiquement viable, mais également
socialement attractif malgré les énormes contraintes qu’il induit. En effet,
80 % des jeunes amish choisissent aujourd’hui de perpétuer ce mode de vie.
Les amish nous renforcent dans notre conviction que d’autres modèles sont
possibles. Ayons la sagesse de ne pas oublier que toutes les grandes
civilisations de l’humanité se sont construites sur les terres les plus fertiles…
et qu’elles se sont effondrées lorsqu’elles les ont épuisées !
Une ère nouvelle : l’écoculture
Cultiver notre nourriture à la main est donc une utopie qui a de beaux jours
devant elle. Il ne s’agit pas d’un retour au passé, même si l’agriculture post-
pétrole pourra revêtir des formes rappelant l’agriculture préindustrielle.
Depuis le Néolithique, les paysans d’Europe ont quasiment toujours
pratiqué des formes diverses de travail du sol. L’approche bio-inspirée qu’est
le non-travail du sol est très neuve dans nos contrées : il s’agit d’une véritable
révolution technique et culturelle, qui suppose de tourner le dos à une
tradition vieille chez nous de huit mille cinq cents ans !
La mutation qui s’opérera dans les cinquante ans à venir sera si profonde
que l’on pourra probablement parler d’une fin de l’agriculture, et du début de
l’écoculture. L’agriculture suppose de transformer les écosystèmes naturels
en espaces de production artificialisés au service des humains. L’écoculture
propose de prendre ces écosystèmes naturels pour modèles, et de chercher
des réponses adaptées aux besoins des humains dans le respect des autres
formes de vie qui sont perçues comme des alliées, favorisant notre survie.
En prenant le meilleur des traditions et le meilleur de la modernité, nous
disposerons d’outils formidables pour inventer l’écoculture de demain.
Chaque jardin permaculturel contribue à la reconstruction du potentiel vital
de notre planète.

1 David Holmgren, Permaculture, principes et voies pour revenir à une société soutenable, Rue de
l’Échiquier, 2014.
2 Voir Manuelle Rovillée, “Le ver de terre, star du sol”, www.cnrs.fr.
3 Voir les travaux de Marcel Bouché, chercheur et géodrilologue réputé, à qui l’on doit la première
cartographie des vers de terre en France, et son ouvrage Des vers de terre et des hommes : découvrir
nos écosystèmes fonctionnant à l’énergie solaire, Actes Sud, 2014.
4 Voir Patricia Hanssens, “La Fraternité ouvrière ou les Tropiques à Mouscron”, Le 23 (magazine de la
Maison régionale de l’environnement et des solidarités), no 204, été 2011, p. 14.
5 Communication d’Alain Canet, président de l’Association française d’agroforesterie.
6 “La « superficie de l’Italie » perdue chaque année (ONU)”, La France agricole, op. cit.
7 LaRevueDurable, no 50, oct.-nov.-déc. 2013.
8 La création de sol dépend de chaque contexte, elle est de l’ordre de 1 centimètre par siècle ; deux
mille ans sont parfois nécessaires pour créer 10 centimètres d’humus ! Voir également “Disparition des
terres agricoles en France”, www.planetoscope.com.
9 Un jardinier amateur qui réalise une rotation de cultures chaque année dans le potager familial n’a pas
les mêmes besoins en fertilité que le jardinier-maraîcher qui effectue de trois à huit rotations par an,
comme c’est le cas au Bec Hellouin.
10 Actuellement, pratiquement tous les agriculteurs subventionnés par l’Europe détruisent les sols.
Dans certains contextes, plus ils détruisent, plus on les paie ! Voir à ce sujet l’article “How a false
solution to climate change is damaging the natural world” (“Comment une fausse solution au
changement climatique endommage l’environnement”) sur le site du Guardian
(www.theguardian.com).
11 L’agriculture régénérative a pour objectif de concilier productivité et aggradation des sols et de
l’agroécosystème.
12 Voir sur ces thématiques les intéressants travaux d’Alan Savory ainsi que ceux de Frédéric Thomas
et du réseau Base sur l’agriculture de conservation.
13 Site : www.landinstitute.org.
14 Voir notamment Judith Soule et Jon Piper, Farming in Nature’s Image, Island Press, 1992.
15 Un réseau trophique regroupe l’ensemble des chaînes alimentaires d’un écosystème.
16 J’ai été témoin en Inde, au Kerala, du dramatique passage d’une pêche artisanale, fournissant les
populations locales en protéines animales à bas prix, à une pêche industrielle permettant de transformer
le poisson en farine animale exportée vers les pays riches, privant de fait les populations de cette
précieuse ressource, tout en supprimant un grand nombre d’emplois.
17 Olivier Blond, “Manger tue”, www.goodplanet.info, 13 février 2014.
18 Voir Valérie Orsini, “Le coût de l’obésité aux États-Unis : 500 milliards de dollars d’ici 2030”,
www.atlantico.fr, 24 mai 2012.
19 Voir Muriel Levet, Ces peuples sans maladies : leurs secrets de longévité, Trajectoire, 2007.
20 Voir Janine M. Benyus, op. cit., p. 46.
21 Voir Patrick Whitefield, The Earth Care Manual, op. cit., p. 18.
22 Ibid., p. 18.
23 Joseph Pousset, op. cit.
24 Wes Jackson et le Land Institute aux États-Unis.
25 Joseph Pousset, op. cit.
26 Voir www.farinesdemeule.com.
27 Sur ces thématiques, voir les derniers livres de Marc Dufumier : Cinquante idées reçues sur
l’agriculture et l’alimentation, Allary Éditions, 2014, et Famine au Sud, malbouffe au Nord : comment
le bio peut nous sauver, Nil, 2012.
28 Jacques Légeret, L’Énigme amish : vivre au XXIe siècle comme au XVIIe, Labor et Fides, 2000,
p. 148.
29 Ibid., p. 149.
30 John A. Hostetler, Amish Roots, John Hopkins University Press, 1989.
31 Jacques Légeret, op. cit., p. 154.
XVIII
ÊTRE PETIT
Qui a dit qu’il valait mieux être gros que petit ? Les fermes de petite
taille disposent d’un potentiel insoupçonné, en ville comme à la
campagne. Elles sont l’avenir de l’agriculture.

Donnez à un individu la possession assurée d’un rocher aride, il le


transformera en jardin ; donnez-lui un jardin avec un bail de neuf ans, il
en fera un désert.
ROBERT BLONDIN1

Si, du fait de la descente énergétique et de l’efficacité de la microagriculture,


le travail à la main se généralisait, cela induirait forcément une importante
diminution de la taille des fermes. On ne peut soigner intensément, à la main,
de grands espaces. Être petit présente, nous l’avons évoqué, de nombreux
avantages. La plupart des principes de la permaculture s’appliquent plus
aisément à petite échelle. Il est plus facile d’augmenter la biodiversité, de
créer des microclimats, de pratiquer la pluriactivité sur un hectare que sur
cent.
Imaginer que l’agriculture de demain se fera par un renouveau des toutes
petites fermes va à l’encontre de la tendance lourde actuelle, qui veut des
exploitations toujours plus grandes. Mais la microferme reste pourtant le
modèle largement majoritaire, aujourd’hui, puisque 90 % des fermes dans le
monde font moins de 2 hectares. Ces microfermes se rencontrent
essentiellement dans les pays du Sud, où elles sont exploitées par ce milliard
de paysans ne disposant d’aucune forme de mécanisation.
Les microfermes, dans les pays du Sud
C’est dire tout le potentiel d’une approche bio-inspirée de l’agriculture en
Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, en Océanie… Un potentiel négligé :
en 2006, l’agriculture ne comptait que pour 3,7 % de toutes les dépenses
d’aides publiques au développement2. Mais, demain, ces 90 % de
microfermes dans le monde, ce milliard de paysans aux mains nues
pourraient relativement facilement adopter – s’ils ne le font pas déjà – des
pratiques agroécologiques et permaculturelles s’inspirant de la nature
environnante. Productives et bénéfiques pour l’environnement, ces pratiques
n’entraînent aucune dépendance à des intrants chimiques, à du matériel
agricole, à des pièces détachées ou à du pétrole, et sont donc d’un coût
extrêmement réduit…
Les petits paysans n’ont généralement pas de capitaux à investir dans les
semences, pesticides et machines produits par les Occidentaux, mais ils ont
une très bonne connaissance vernaculaire de leur environnement, qu’ils
habitent intimement depuis tant de générations. Ces connaissances sont un
précieux trésor, mais un trésor hélas inexploité, mis au rebut par le
développement, au Sud, de l’agriculture à l’occidentale. Ce type
d’agriculture, tellement éloigné des agricultures traditionnelles, donne aux
petits paysans le sentiment d’être au mieux des assistés, au pire des ignorants,
et les dépossède de leur dignité. Ils pourraient pourtant s’appuyer sur ce
qu’ils possèdent, sur leur force de travail, leur intelligence et toutes ces
connaissances ancestrales pour développer des agricultures bio-inspirées
adaptées à leur territoire.
L’agriculture permaculturelle est low-tech sur le plan des technologies,
mais elle demande des connaissances affûtées sur la nature. C’est une
agriculture de la connaissance, nous l’avons évoqué. Elle ne peut se
généraliser que de manière décentralisée, en misant sur l’intelligence des
communautés locales. Son essor ne demande pas de grands investissements,
si ce n’est dans des programmes éducatifs adaptés permettant de valoriser les
compétences traditionnelles des communautés paysannes et de les enrichir
des connaissances contemporaines en matière d’agroécologie et de
permaculture.
Des paysans qui ont faim
Nous en sommes encore loin, hélas. Aujourd’hui, près d’un milliard de
personnes souffrent de la faim dans le monde. Paradoxalement, 75 % des
personnes sous-alimentées sont des paysans3, des producteurs de nourriture,
souvent ruinés par des échanges mondialisés injustes et des politiques
inadaptées. Lorsque les blés et les poulets européens subventionnés par la
Politique agricole commune (PAC) arrivent sur les marchés d’Afrique moins
chers que les céréales et les volailles locales, les paysans du Sénégal ou
d’ailleurs n’ont guère de chances de survivre à cette concurrence inégale…
Dans le Nordeste, au Brésil, territoire périodiquement soumis à la famine,
qui subit actuellement la pire sécheresse depuis trente ans, on raconte que les
mères ont l’habitude de cuisiner la soupe aux cailloux. Lorsque leurs enfants
pleurent parce qu’ils ont trop faim, elles font chauffer la marmite et la
remplissent d’eau et de pierres. “Quand le repas sera-t-il prêt ?” demandent
les petits. “Bientôt, bientôt”, répondent les mères, en espérant que leurs
enfants s’endormiront à force d’attendre. Que ressentent ces parents qui
assistent, impuissants, au déclin de leurs enfants ?
Les familles de paysans qui ne peuvent vivre dignement de leur métier au
village sont souvent acculées à vendre leurs terres et viennent échouer dans
les bidonvilles des mégalopoles. Ce fut le cas pour les paysans du
Maharashtra, en Inde. Tous les grands bidonvilles de la planète sont nés de
l’exode rural massif de populations de fermiers. Dans ces lieux où sévissent
trop souvent la violence et le non-droit, les familles partent vite à la dérive :
le père boit, les enfants vivent dans la rue, contraints parfois de se prostituer
pour survivre, tandis que les mères jettent toutes leurs forces dans une bataille
sans issue pour sauver leur petit monde… Combien coûterait leur
réinsertion ? Il faudrait tout à la fois mener des programmes sanitaires, de
relogement, d’éducation, créer des emplois… Alors que, pour quelques
dollars, un programme éducatif mené en amont, au sein des communautés
rurales, permettrait à ces paysans de mieux comprendre comment ils peuvent
tirer leur subsistance du milieu environnant, en valorisant les services rendus
par les écosystèmes… Que de souffrances évitées ! Les exemples de telles
réussites ne manquent pas de par le monde. Le centre Songhaï, au Bénin, est
l’une des plus belles.
L’approche industrielle de l’agriculture, du type “révolution verte”, se
fonde sur des technologies importées et engendre dépendance et
vulnérabilité. L’approche agroécologique et permaculturelle de l’agriculture
repose sur l’éducation et la valorisation des savoirs existants ; elle renforce
l’autonomie, la sécurité alimentaire et la dignité des paysans.
Plus la ferme est petite, plus elle est productive
Les études nombreuses réalisées sur les systèmes agricoles de divers pays,
depuis des décennies, s’accordent généralement sur une constante : plus une
ferme est petite, plus elle est productive par unité de surface.
Le World Census of Agriculture réalisé par la FAO et divers travaux récents
menés par les institutions internationales mettent en évidence le fait que les
petites fermes sont plus productives que les grandes. Les fermes comprises
entre 0,5 et 6 hectares sont en moyenne 4 fois plus productives que les fermes
de plus de 15 hectares, et parfois 12 fois plus productives4. Aux États-Unis
en 2002, les fermes de moins de 1 hectare dégageaient des revenus de 10 à
50 fois plus élevés par unité de surface que les fermes américaines les plus
grandes5. Ce phénomène est souvent décrit comme la “relation négative entre
la productivité et la taille des fermes”.
Les microfermes, en milieu urbain
Il y a une chose formidable dans la microagriculture, c’est que,
potentiellement, des millions de fermes dorment, partout, sur l’ensemble du
territoire, jusqu’au cœur des villes. Si une surface cultivée de l’ordre
de 1 000 mètres carrés, comme au Bec Hellouin, permet de produire, toute
l’année, l’équivalent de 60 à 80 paniers de fruits et légumes hebdomadaires6,
alors le moindre jardinet, la plus petite courette devient une ferme potentielle.
Une pelouse de 200 mètres carrés, avec une bonne terre et un jardinier
compétent, est susceptible de produire une douzaine de paniers
hebdomadaires, et un balcon de 10 mètres carrés, presque d’un panier ! Les
toitures plates représentent autant d’opportunités.
Laissons-nous aller à notre rêverie prospective et imaginons que la
descente énergétique s’accompagne d’une forte diminution du nombre de
voitures et de camions : des dizaines de milliers d’hectares de routes,
d’autoroutes et de périphériques se libéreraient ! Fermez les yeux un instant,
représentez-vous l’empreinte des voitures sur votre ville, aujourd’hui ;
imaginez ensuite votre ville et ses environs dans vingt ou trente ans, desservis
par un réseau efficace de transports en commun et de pistes cyclables : les
artères, les places, les parkings pourraient être transformés en autant de
coulées vertes, de potagers, de forêts-jardins ! Les chants des oiseaux et le
parfum des fleurs remplaceraient les gaz d’échappement et l’agression
visuelle, sonore et olfactive des véhicules. Nous réaliserions alors à quelles
violences l’ère du moteur thermique nous a exposés.
C’est dans les villes et leurs banlieues que le potentiel des microfermes est
le plus grand. En trouvant des solutions plus élégantes et plus douces que les
voitures pour nos transports, et sans démolir aucun immeuble, les villes de
demain pourraient atteindre une véritable résilience alimentaire. Remplacer
une partie des réseaux gris d’asphalte par des coulées vertes qui irrigueraient
le tissu urbain comme autant d’artères, de veines et de capillaires permettrait
de créer un nouveau type de villes où il ferait bon vivre. Une lenteur
bienvenue, à l’instar de celle que prône le mouvement Città Slow. Une forme
de préfiguration de cette mutation est visible dans la ville de Detroit, aux
États-Unis, qui tente de survivre à l’effondrement de l’industrie automobile
en cultivant ses friches.
Chaque interstice du tissu urbain est un potager en puissance. Les fermes
de demain sont déjà là, sous nos yeux, en devenir. Une dépollution des terres
sera probablement nécessaire, ce qui peut être réalisé, dans de nombreux cas,
par des plantes ou des champignons dépolluants.
Je ne crois pas du tout aux projets futuristes de fermes verticales, systèmes
sophistiqués, artificialisés et énergivores qui ne répondent nullement aux
enjeux de sobriété d’un monde bientôt plongé dans une descente énergétique
sans précédent. Il est tellement plus simple et moins coûteux de jardiner
soigneusement de petits espaces. En 1850, la population de New York (un
million de personnes) s’approvisionnait en nourriture dans un rayon de
10 kilomètres autour de la ville7.
Microfermes et entreprises
Quelques entreprises commencent à s’intéresser au fait de transformer les
espaces entourant leur siège social ou leurs usines en potagers
permaculturels. Potentiellement, des milliers d’hectares de pelouses et de
friches pourraient être facilement convertis en paysages comestibles. Trois
jardiniers-maraîchers formés au Bec Hellouin accompagnent actuellement
l’entreprise Manutan dans un projet visionnaire : leurs entrepôts de Gonesse
s’entourent d’un jardin vivrier dont la production vient alimenter le restaurant
d’entreprise. Les salariés peuvent venir jardiner durant leur temps de travail
en bénéficiant d’un accompagnement pédagogique. Un tel projet est
susceptible d’améliorer la qualité de vie et le climat social d’une entreprise,
sans parler de l’impact positif sur son image, en interne comme en externe.
Les salariés sont fiers de leur entreprise lorsqu’elle s’engage pour
l’environnement. Tout le monde est gagnant dans ce type d’aventure.
Néo-paysans
Produire de la nourriture au cœur des villes va bien au-delà de la nécessité de
nourrir leurs populations. Être paysan ou jardinier est un art de vivre, une
démarche esthétique, politique, spirituelle. Les paysans de demain ne seront
pas issus du monde agricole car ce dernier est réduit comme une peau de
chagrin. Les néo-paysans seront peut-être votre collègue de bureau ou votre
voisine de palier ? Votre conjoint(e) ou vos enfants, qui sait ? Vous imaginez
aisément qu’ils n’iront pas spontanément vers le modèle industriel, les OGM,
les pesticides, les machines pétaradantes. Ils iront vers ce qui fait du bien, à
eux comme aux autres. Ils jardineront amoureusement la terre.
Ces paysans de demain pratiqueront probablement une pluriactivité :
médecin, prof, plombier, kinésithérapeute ou esthéticienne trois jours par
semaine, jardinier-maraîcher les autres jours. Devenir jardinier-maraîcher
peut également représenter une belle opportunité pour des personnes sans
emploi et pour les “seniors” de cinquante ans mis au rancart du monde du
travail.
Tous ceux qui disposent aujourd’hui d’un pavillon de banlieue, d’un
modeste jardinet peuvent opérer cette transition du jour au lendemain,
quasiment sans investissement, et nourrir cinq, dix, quinze familles
environnantes. Quel équilibre de vie ils trouveront dans cette transition ! Quel
vivier de création d’emplois au cœur des cités !
Ceux qui ne disposent d’aucune terre pourront nouer des partenariats
fertiles avec les collectivités territoriales, de plus en plus désireuses de
développer une résilience locale en matière d’alimentation. La gestion d’une
partie des parcs, des friches, de tronçons de rues piétonnes, de toitures
pourrait être déléguée à des particuliers ou à des associations, avec pour
mission de les transformer en autant de jardins vivriers, pour le plus grand
bonheur de tous. Ces espaces deviendraient productifs et gagneraient en
attractivité. Ils rempliraient de multiples fonctions au service de la
communauté. Il s’avère qu’il revient généralement moins cher à une
commune d’entretenir des potagers que des parcs, et que reverdir les villes est
un des moyens les plus efficaces pour diminuer le vandalisme. En milieu
hospitalier, il a été démontré que les patients bénéficiant d’une vue sur un
jardin plutôt que sur le mur gris du pavillon d’en face voient la durée de leur
séjour réduite d’une journée en moyenne.
Et à la campagne
À la campagne, l’espace est plus aisément disponible. Le modèle de
microfermes que nous imaginons ne se limite pas à 1000 mètres carrés
cultivés seulement, bien au contraire. Des microfermes de 1, 2 ou 3 hectares
environ recèlent un potentiel d’une richesse insoupçonnée.
Sans vouloir dénigrer en rien le modèle dominant aujourd’hui en
maraîchage bio, je souhaiterais souligner les opportunités offertes par une
approche permaculturelle.
– Un hectare8, nous l’avons vu, est la surface minimale jugée nécessaire
pour installer un maraîcher bio mécanisé. Dans cette configuration, le
maraîcher est obligé de couvrir toute la surface, ou quasiment, de ses
cultures9. Il reste peu de place pour planter des arbres, des haies, creuser des
mares, construire un logement… La ferme demeure alors un milieu fortement
artificialisé, même en bio.
– Prenez le même hectare, supprimez le tracteur et concentrez les cultures
légumières sur un dixième de sa surface environ. Imaginez tout ce que vous
pouvez faire avec les 9 000 mètres carrés ainsi libérés : entourer la parcelle de
haies fruitières, planter une forêt-jardin du côté des vents dominants,
construire une maison bioclimatique pour le maraîcher et sa famille, creuser
des mares et y pratiquer l’aquaculture (ou la production de spiruline si le
climat le permet), planter un pré-verger, élever une vache, des moutons ou un
animal de trait, installer une basse-cour, des ruches…
– À surface égale, il devient possible de créer un véritable agroécosystème
diversifié, procurant du travail à deux, trois ou quatre personnes. La sécurité
économique est accrue du fait de la pluriactivité. Il devient plus envisageable
de créer un petit point de vente pour cette production diversifiée.
– Le fait de réunir en un même lieu des cultures, des arbres et des animaux
permet à la microferme de devenir autonome en matière organique, en tirant
parti des multiples ressources offertes.
– Un tel lieu est beau et il y fera bon vivre !
L’approche permaculturelle permet de revisiter de fond en comble notre
vision de l’agriculture. Pour passer d’un paradigme à l’autre, il convient de
dépoussiérer notre imaginaire. Certains trouvent une véritable jubilation à
inventer les alternatives de demain, d’autres éprouvent une sorte de terreur à
quitter les vieux modèles. À dire vrai, le voyage qui nous mène du connu vers
l’inconnu est toujours une aventure à risques. Mais on ne peut faire
l’économie de ce voyage. La vie est faite de cycles de mort et de renaissance :
on grandit à ce prix. Les problèmes surviennent lorsque l’on résiste à ces
nécessaires mutations. Les civilisations n’échappent pas à cette règle. La
descente énergétique condamne notre modèle actuel, nous sommes donc
contraints d’aller vers de nouveaux futurs. Plutôt que de nous raccrocher
frileusement aux concepts éculés, choisissons d’aller de l’avant dès
aujourd’hui, joyeusement !
Telle est l’essence de la transition : plutôt que de subir la mutation à venir,
considérons-la comme une fantastique opportunité de pouvoir prendre soin de
la Terre et des Hommes.

1 Robert Blondin, Le Bonheur possible, Les Éditions de l’Homme, 1983, p. 59.


2 Voir Oxfam, “Agriculture à petite échelle”, www.oxfam.org/fr.
3 Voir Alimenterre, “Les paradoxes de la faim”, www.alimenterre.org.
4 Voir Patrick Whitefield, The Earth Care Manual, op. cit., p. 31.
5 Voir Sébastien Debande, op. cit.
6 La production relevée durant l’année 2013 dans le cadre de l’étude menée au Bec Hellouin
représente 78 paniers hebdomadaires à 10 euros, 50 semaines par an.
7 Voir Sébastien Debande, op. cit.
8 Pour les lecteurs qui, comme moi, ont fait à l’école des siestes fréquentes, rappelons qu’un hectare
représente 10 000 mètres carrés !
9 Les professionnels du maraîchage estiment que, si l’on déduit de 1 hectare les chemins et les passages
de roues des engins, la surface effectivement cultivée est d’environ 7 000 mètres carrés.
XIX
LES MICROFERMES
Des fermes productives fonctionnant en écosystèmes : une mutation
profonde qui contribuerait à résoudre le problème du chômage et
remettrait une agriculture saine au cœur de notre économie.

J’émets l’hypothèse qu’une paix durable ne peut reposer sur la prospérité


universelle telle qu’on l’entend aujourd’hui. En effet, cette richesse, dans
la mesure où elle est réalisable, passe par les pulsions humaines, l’avidité
et l’envie, en détruisant l’intelligence, le bonheur, la sérénité et, donc, la
paix… L’expansion des besoins est l’antithèse de la sagesse… Seules de
nouvelles limites calmeront les tensions qui sont la cause première des
guerres.
ERNST FRIEDRICH SCHUMACHER1

Une civilisation non généralisable mondialement est moralement


inacceptable.
RENÉ DUMONT2
Les microfermes, en Occident
Je n’oublierai jamais ma rencontre avec René Dumont, cet ingénieur
agronome qui fut en France l’un des pionniers de l’écologie et de
l’altermondialisme. Nous étions en 1992. Le vieux lion avait alors quatre-
vingt-huit ans. Nous préparions une expédition en Guinée-Bissau et René
Dumont avait accepté de préfacer notre livre3. Cet homme qui avait tant
arpenté la planète marchait difficilement mais, sous sa crinière blanche, ses
yeux n’avaient rien perdu de leur ardeur juvénile. Durant notre échange, René
insista avec force sur le fait que le modèle agricole occidental était bancal
tant sur le plan technique que par son impact écologique ; de plus, il était
absolument indéfendable moralement car il supposait un flux continu de
matières premières et de denrées alimentaires provenant de l’ensemble de la
planète, dirigé vers ces 20 % de nantis qui consomment 80 % des ressources
mondiales. Notre opulence s’était construite au détriment des peuples du Sud.
“Ce sont les mêmes mécanismes de domination, soulignait René, qui
exploitent les peuples et poussent à piller la nature.”
À l’époque de cette rencontre, René n’avait pas évoqué la dépendance au
pétrole de notre agriculture. La prise de conscience des enjeux énergétiques
n’avait pas encore émergé, comme elle le fait depuis quelques années – de
manière marquée dans le monde anglo-saxon, bien plus timidement en
francophonie4. Que dirait-il aujourd’hui en constatant que tous les indicateurs
se sont fortement dégradés et que la faim dans le monde a encore progressé,
ainsi que l’écart entre pauvres et riches ? En moyenne, un habitant des États-
Unis consomme 11 fois plus de ressources qu’un Bangladais et 100 fois plus
d’énergie5. Nous sommes en route vers des krachs planétaires d’une
envergure sans précédent6.
La solution ne viendra pas uniquement d’en haut, de grands programmes
subventionnés à coups de milliards. Elle viendra des citoyens, d’une floraison
d’initiatives locales et décentralisées. Dans les temps troublés, les périodes de
guerre ou de crise économique, lorsque les États sont tellement chahutés
qu’ils ne parviennent plus à nourrir leur population, la microagriculture et les
jardins familiaux constituent toujours l’ultime recours. Cela s’est vérifié à de
nombreuses reprises. Aux États-Unis par exemple, durant la Seconde Guerre
mondiale, avec les Jardins de la victoire lancés par Eleanor Roosevelt ; en
Russie lors de l’effondrement de l’URSS ; à Cuba lorsque ce même
effondrement et l’embargo américain ont brutalement privé l’île de ses
importations ; en Grèce aujourd’hui…
La microagriculture permaculturelle nous semble être la solution élégante
pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous engageons. Sobriété de
moyens et efficacité maximale : elle a tout pour séduire les bâtisseurs de
l’avenir ! La microagriculture est l’opportunité d’entrer dans une spirale
vertueuse. Elle laisse entrevoir des solutions efficaces et peu coûteuses pour
assurer notre autonomie alimentaire.
De nombreuses activités possibles
Dans ces pages, nous avons jusqu’à présent décrit des microfermes centrées
sur les cultures légumières et fruitières, à l’instar de la Ferme du Bec
Hellouin. Mais de nombreuses productions agricoles s’accommodent d’une
petite surface, de l’ordre de 0,5 à 3 hectares. En voici quelques exemples,
avec un peu d’imagination vous pourrez allonger la liste !
– Arboriculture avec transformation à la ferme : 1 hectare de pommiers
basse tige bio, par exemple, produit une vingtaine de tonnes de pommes en
moyenne, qui peuvent être transformées en jus de pomme, cidre, pommeau,
calvados, gelées, confitures, compotes, ou séchées…
– Petits fruits et transformation : les petits fruits bio sont recherchés et bien
valorisés. Ils peuvent être transformés en une vaste gamme de produits
délicieux.
– Petit élevage : des volailles, brebis, chèvres, porcs, lapins, escargots
peuvent être élevés sur une petite surface, en association éventuellement. La
valorisation des œufs, la transformation du lait et de la viande permettent de
créer une valeur ajoutée.
– Apiculture : les ruches ne demandent qu’une faible surface.
– Plantes aromatiques et médicinales, champignons, fleurs : leur culture
demande beaucoup de main-d’œuvre, mais peu de surface.
– Pépinière, productions de plants, production de semences : idem.
– Paysan boulanger : une petite surface cultivée en céréales suffit à
alimenter l’activité de transformation d’un paysan boulanger.
– Aquaculture : le potentiel de productivité d’une surface aquatique est
plusieurs fois supérieur à la même surface de terre.
– Ferme pédagogique : ce type de ferme produit moins de nourriture, mais
remplit une fonction sociale essentielle.
– Ferme-auberge : les activités d’accueil et d’écotourisme s’accommodent
mieux d’un petit espace densément soigné.
On peut constater que le potentiel est vaste. Quasiment toute notre
nourriture pourrait être produite à la main sur de petites surfaces. Le secret de
la viabilité économique des microfermes semble être :
la pluriactivité (des poules, des abeilles et des petits fruits peuvent
cohabiter dans un verger…) ;
la transformation à la ferme, pour créer de la valeur sur place plutôt que
dans des usines.
Comme évoqué au chapitre précédent, seuls deux types de productions
semblent plus difficiles à concilier avec des microfermes : l’élevage bovin et
les cultures de céréales. Nous nous intéresserons dans les pages à venir à des
alternatives possibles.
Les écosystèmes de microfermes
La microferme est un petit monde en soi. Si son potentiel est vaste, il peut
être décuplé lorsqu’elles s’associent. L’essence de la permaculture est de
relier des éléments complémentaires pour qu’ils interagissent et forment un
système complexe, à l’image des écosystèmes, dans lequel le tout est
davantage que la somme des parties. Dans notre intuition, la microferme n’est
que le premier étage d’une fusée. Le deuxième étage serait l’écosystème de
microfermes.
Imaginez un petit territoire, de l’ordre de 5 à 15 hectares, sur lequel des
paysans s’associeraient pour créer un ensemble de microfermes aux activités
complémentaires. On pourrait y trouver un maraîcher et un arboriculteur, un
paysan boulanger et un apiculteur, un producteur de plantes aromatiques et
un éleveur de volailles, un fabricant de fromages de chèvre… Quels bénéfices
trouveraient-ils à leur association ?
– Sur le plan des services écosystémiques, le fait d’associer une grande
diversité de productions sur un petit territoire va enrichir la dynamique de
l’ensemble. Les déchets verts du maraîcher nourriront les poules et les
chèvres, dont les fientes viendront en retour enrichir sa terre. Les abeilles de
l’apiculteur polliniseront les plantes aromatiques, les fruitiers, les légumes.
Les arbres fruitiers abriteront du vent les cultures, etc.
– Sur le plan économique, un certain nombre de fonctions et
d’équipements pourront être mutualisés : un animal de trait, un pulvérisateur
pour les décoctions de plantes, une chambre froide, un point de vente tenu à
tour de rôle par chaque paysan, une secrétaire comptable, un site Internet
commun… Le coût de ces investissements est donc réparti sur plusieurs
structures au lieu de peser sur une seule.
– Sur le plan de la qualité de la vie, l’association permet de s’épauler
mutuellement, de réaliser certains gros travaux en commun, de prendre des
vacances à tour de rôle7…
L’écosystème de microfermes devra trouver des modes de gouvernance
appropriés. Il nous semble souhaitable que chacun puisse gérer son activité
avec un maximum d’autonomie, et si possible être propriétaire de sa terre et
de son outil de travail. Les organisations agricoles véritablement
collectivistes se révèlent souvent peu productives et ne résistant pas à
l’épreuve du temps. Un projet agricole collectif s’inscrit dans la durée et doit
être à même de surmonter les crises, les départs, ne serait-ce qu’à la retraite.
Les écosystèmes de microfermes permettront de créer plusieurs emplois
durables et non délocalisables sur des petits territoires qui, envisagés selon
les canons de l’agriculture contemporaine, ne permettraient pas de supporter
une seule activité – et ce pour un coût modeste.
Les systèmes agraires solidaires
Mais on peut aller encore plus loin, imaginer le troisième étage de la fusée.
Un jour j’exposai cette vision à Marc Dufumier, qui répondit aussitôt : “C’est
ce qu’il faut faire, cela s’appelle un système agraire solidaire.” Le troisième
étage était baptisé !
J’aimerais pouvoir prendre une feuille de papier et dessiner pour vous ce
que j’entrevois. L’idée est très simple : il s’agit de réunir sur un même
territoire un grand nombre d’activités agricoles complémentaires –
idéalement tout ce que la région est capable de produire en fonction de son
contexte pédoclimatique – et de les faire interagir.
Les chiffres qui suivent n’ont qu’une valeur indicative ; il faudrait pouvoir
réaliser des études pour affiner ce projet qui n’est pour l’instant qu’une
intuition. Ne les prenez pas à la lettre, essayez simplement de visualiser la
construction de ce système agraire. Vous pourrez enrichir la vision de vos
idées.
Prenons une ferme moyenne de 100 hectares – un chiffre rond facilite
notre démonstration. Par exemple, une ferme céréalière. Les 100 hectares
sont couverts de deux, trois ou quatre cultures qui donnent du travail à un
seul agriculteur. Imaginez que nous constituions une équipe fermement
décidée à transformer ce territoire en un modèle de système agraire
permaculturel : vous, moi, et une trentaine d’autres personnes prêtes à se
retrousser les manches, des jeunes, des seniors, des sans-emploi, des
personnes décidées à quitter leur job pour se rapprocher de leur idéal. Tous
apportent des compétences, des talents, de la créativité. L’agriculteur nous
cède son exploitation et nous allons créer ensemble un design pour notre
ferme.
Un principe constant va guider notre travail : tirer la quintessence des
services rendus par les écosystèmes. Nous allons donc chercher à renaturer le
lieu en appliquant les principes de la permaculture décrits dans ce livre.
Comme nous serons nombreux à prendre soin de cette terre, nous pourrons
densifier les productions, donc libérer de l’espace pour planter des arbres, en
très grand nombre, sous toutes les formes possibles. Nous désirons atteindre
un système autofertile à moyen terme.
Après une année d’intense réflexion durant laquelle nous avons vidé
ensemble quelques bonnes bouteilles et fait chauffer les cerveaux et les
ordinateurs, notre design est enfin prêt, superbement mis en forme dans un
dossier bien illustré. De quoi convaincre les collectivités territoriales et
différents partenaires de nous suivre dans l’aventure !
Notre système agraire solidaire sera un prototype devant servir à modéliser
un grand nombre d’expériences similaires. Des scientifiques de diverses
disciplines sont donc étroitement associés à sa conception et à sa réalisation.
Couvrir l’ensemble des besoins nutritionnels des communautés locales
Nous avons convenu que l’objectif premier de notre système est de produire
en abondance une nourriture variée et de qualité, afin de couvrir l’ensemble
des besoins nutritionnels de la communauté locale. Certes, nous ne
produirons ni bananes, ni vanille, ni café, mais tout ce qui est nécessaire à un
régime équilibré et sain.
Il ne nous reste plus qu’à nous lancer dans le travail de terrain. Nous allons
transformer la morne plaine céréalière en un paysage comestible d’une
étonnante productivité. Voici ce que nous allons réaliser.

Une réserve intégrale de biodiversité


Priorité est donnée à la régénération de la nature : 5 hectares sont consacrés à
la protection de la biodiversité. Ce sanctuaire est planté d’espèces locales, un
étang est aménagé, ensuite nous laissons la nature évoluer à sa guise. Nous
nous interdirons d’y pénétrer – sauf pour d’éventuelles missions
scientifiques.

Une forêt comestible


40 hectares sont plantés d’arbres soigneusement choisis pour les services
qu’ils peuvent offrir. Cette forêt mérite quelques développements car elle
constitue la partie la plus novatrice de notre système agraire solidaire.
La forêt comestible, telle que je la perçois, diffère de ce que nous
entendons généralement par “forêt” en Europe. Chez nous, les forêts
produisent très peu de nourriture (encore que, durant certaines périodes
troublées, des populations aient durablement vécu à l’abri des bois, ce qui
démontre que leur potentiel est sous-utilisé). Nos forêts actuelles produisent
essentiellement du bois.
Dans d’autres régions du monde, les forêts contribuent bien davantage aux
économies locales. Les forêts tropicales donnent une vaste gamme de
produits divers : du bois, bien sûr, mais également des fruits, des noix,
diverses plantes comestibles ou médicinales, des gommes, des fibres, des
matériaux de construction et d’artisanat… Ces forêts tropicales soutiennent
l’activité de personnes qui collectent ces produits divers, comme les
garimpeiros du Brésil, par exemple, qui sont un peu l’équivalent des
sylvaniers que nous souhaitons voir apparaître chez nous. La forêt comestible
s’inspire donc des forêts tropicales, même si elle est constituée de végétaux
autochtones pour la plupart.
La forêt comestible diffère également de ce que nous avons décrit sous le
terme de forêt-jardin au chapitre XV. Dans le monde de la permaculture, ces
termes sont utilisés indifféremment. Nous proposons d’introduire une
distinction sémantique qui permettra de décrire plus précisément des
systèmes qui sont très proches dans leur essence, mais différents par leur
échelle :
– La forêt-jardin (ou forêt nourricière, ou jardin forestier), décrite au
chapitre XV, est un agroécosystème de petite taille, intensément soigné, dans
lequel la canopée est formée principalement d’arbres fruitiers haute tige.
Robert Hart l’appelait également mini-forêt, ce qui retranscrit bien le côté
miniaturisé de cette communauté végétale étagée qui culmine à une dizaine
de mètres de hauteur à son plein développement.
– La forêt comestible est quant à elle une évolution de la forêt-jardin de
plus grande taille, d’un hectare à plusieurs milliers d’hectares, dont la strate
arborée est composée d’essences à fort développement, principalement des
arbres donnant des fruits à coque. Les strates intermédiaires sont donc moins
productives. La forêt comestible est conçue pour offrir une vaste gamme de
services aux humains. Elle est un agroécosystème moins intensément jardiné
que la forêt-jardin, mais bien plus soigné que nos forêts habituelles, qui ne
sont guère visitées que pour les coupes de bois et la chasse.
Voici ce qui caractérise la forêt comestible :
– La canopée est principalement formée d’arbres donnant des fruits à
coque comestibles pour les humains et les animaux : noyers, châtaigniers,
chênes. Nous avons déjà évoqué la grande valeur nutritionnelle des fruits à
coque et l’intérêt qu’il y a à leur réserver davantage de place dans notre
alimentation.
– Un étage intermédiaire est planté d’arbrisseaux présentant un intérêt pour
l’artisanat ou la nutrition, comme les noisetiers.
– Une strate inférieure peut être aménagée par places (clairières) pour des
plantes buissonnantes à petits fruits (myrtilles, groseilles, framboises, cassis
et bien d’autres issus de diverses régions du monde ; rappelons que les petits
fruits sont généralement originaires des sous-bois).
– La forêt produit également un grand nombre de plantes sauvages
comestibles. Des champignons peuvent y être cultivés.
– Elle peut servir de lieu d’élevage pour des animaux en semi-liberté :
porcs, daims, bovins, poules…
– La forêt donne du bois de chauffage et du bois d’œuvre pour
l’écoconstruction. Les châtaigniers sont bien adaptés à la fabrication de
bardeaux, “tuiles” en bois donnant des couvertures durables et belles.
– Elle procure des matériaux pour l’artisanat (paniers, clôtures…). La
conduite traditionnelle des bois en taillis permet de disposer régulièrement de
jeunes perches droites aux multiples usages.
– Certaines plantes peuvent être utilisées pour leurs fibres, comme les
ronces (vannerie) ou les orties, qui permettent de réaliser des tissus
extrêmement résistants.
– Une partie de la biomasse peut être valorisée par la méthanisation (gaz et
chaleur) ou le BRF, et venir fertiliser les terres cultivées. Les fougères peuvent
être utilisées pour les paillages et la litière des animaux, comme c’était le cas
autrefois.
Ainsi envisagée, la forêt comestible joue un rôle très important pour
l’équilibre écologique, économique et social du système agraire solidaire.
Elle procure un ou plusieurs emplois. Ces sylvaniers ne sont pas mécontents
de leur sort, car gérer une forêt aussi vivante est un merveilleux travail.
Ceux qui désirent approfondir le potentiel des forêts dans une vision
permaculturelle peuvent lire les excellents ouvrages de Ben Law8. En
Angleterre, depuis une génération, on assiste à un véritable renouveau des
métiers artisanaux du bois vert. Le bois vert est tendre et facile à travailler.
De nombreux objets usuels, solides et beaux, peuvent être fabriqués à partir
du bois vert et venir remplacer les objets industriels en plastique. En France,
ce renouveau n’en est qu’à ses tout premiers frémissements. Il y a là une piste
passionnante à explorer et des métiers à réinventer, avis aux amateurs !
Nous avons déjà reboisé 45 hectares. Voyons à quoi nous pourrions
consacrer le reste.

Une ferme céréalière


20 hectares lui sont dédiés. Voici les éléments structurant le design que nous
avons réalisé ensemble pour cette ferme :
– Les cultures de céréales, sous leur forme actuelle – nous espérons
pouvoir cultiver dans un avenir proche des céréales vivaces –, sont fortement
dépendantes du pétrole. Nous souhaitons en conséquence diminuer autant que
possible leur production.
– Nous avons évoqué l’aberration énergétique que constitue le fait de
cultiver des céréales pour nourrir notre bétail, qui consomme actuellement les
deux tiers des céréales produites dans le monde9. Celles-ci seront donc
exclusivement réservées à l’alimentation humaine, ce qui permet de diminuer
la surface qui leur est dédiée.
– L’importance donnée aux fruits à coque permettra d’associer les farines
de céréales (panifiables) à de la farine de châtaignes (non panifiable
lorsqu’elle est utilisée seule). L’usage croissant de farine de châtaignes sera
bénéfique pour la santé humaine, en raison de son pouvoir nutritionnel.
– Cette ferme produira également de l’huile (colza, tournesol, lin…). Là
encore, la forêt comestible couvrira une partie des besoins en huile grâce à
des huiles de noix, de noisette et d’amande de grande qualité, ce qui
permettra de diminuer les cultures d’oléagineux.
– En attendant que des alternatives viables soient trouvées, dans notre
système permaculturel les céréales seront cultivées de manière aussi
vertueuse que possible : agroforesterie, semis sous couvert permanent,
techniques culturales simplifiées…, si possible en traction animale.
– Les techniques d’agroforesterie sont maintenant bien au point10. Les
rangées d’arbres de haut jet dans les champs seront constituées de préférence
de noyers et de châtaigniers, de manière à augmenter sensiblement la
production de fruits à coque de notre système agraire solidaire.
– Après la moisson, les champs pourront être pâturés par un troupeau de
moutons.

Une ferme d’élevage bovin


20 hectares lui sont consacrés. Notre réflexion est guidée par les éléments
suivants :
– Il faut éviter de consommer de la viande de bœuf, qui impacte le plus la
planète. (L’équivalent de 800 kilowattheures de gaz naturel est nécessaire
pour produire 1 kilo de viande de bœuf, soit de quoi chauffer un appartement
de 50 mètres carrés pendant un mois, ou parcourir 80 kilomètres en
voiture11 !)
– La production de viande des petits animaux demande moins de
ressources. Ils sont donc privilégiés (moutons, porcs, volailles, lapins…).
Nous avons vu dans les pages précédentes que l’élevage de ces petits
animaux pouvait être réalisé dans les microfermes.
– Nous avons vu également qu’une partie de l’élevage d’animaux destinés
à la production de viande pouvait s’effectuer dans la forêt comestible.
– Il ressort de tout cela que la ferme d’élevage est dédiée à l’élevage de
bovins pour la production de lait, même si elle produit accessoirement de la
viande (veaux, vaches de réforme).
Comme nous avons exclu de nourrir ces bovins avec des céréales, nous
allons revenir à une forme d’élevage traditionnelle, améliorée par les progrès
de l’agronomie contemporaine :
– Un système bocager de prés-vergers est créé.
– Le mélange de graminées pérennes des herbages est soigneusement
étudié pour permettre de garder les vaches à l’herbe toute l’année.
– Les haies qui maillent le bocage sont composées d’essences pouvant
offrir du bois-fourrage en complément de l’herbe (le frêne est
particulièrement apprécié des animaux), ainsi qu’un abri contre les
intempéries. Les haies rendent de nombreux autres services.
– Comme ils ne se nourrissent pas exactement de la même manière, il est
possible d’élever ensemble le même nombre de moutons et de vaches (un à
l’hectare en moyenne), en exploitant au mieux les ressources. Notre ferme
laitière élève donc une vingtaine de vaches et autant de brebis ou de chèvres.
– Un petit élevage de porcs ou de volailles peut lui être associé car ces
animaux bénéficieront du petit-lait, sous-produit riche en protéines issu de la
fabrication des produits laitiers.
– Les arbres fruitiers haute tige plantés dans les prés produisent, s’il s’agit
de pommiers, de 10 à 15 de tonnes de fruits à l’hectare en moyenne, soit 200
à 300 tonnes de pommes chaque année pour l’ensemble de la ferme.
– Les haies peuvent être en partie plantées d’arbres fruitiers haute tige :
pommiers, pruniers, cerisiers, poiriers…

L’aquaculture
S’ils n’existent pas, des mares et des étangs sont creusés chaque fois que le
terrain s’y prête. Ces nombreux points d’eau servent à abreuver les animaux
et irriguer les cultures, mais également à l’aquaculture. Ils peuvent également
servir à assainir les effluents des habitations – les effluents des petits élevages
disséminés sur le territoire iront quant à eux fertiliser les terres cultivées.

Les microfermes
Il reste une quinzaine d’hectares disponibles qui seront consacrés à autant de
microfermes. Nous avons déjà évoqué la large gamme de productions
pouvant y être conduites. Soulignons toutefois à nouveau que, au sein des
microfermes, la densification des cultures permet de libérer de l’espace pour
les haies fruitières, les forêts-jardins, les céréales jardinées, des vignes,
l’élevage des animaux à petite échelle (ovins, caprins, porcs, volailles,
lapins…). Cela réduit encore la part que le système agraire doit
spécifiquement consacrer aux céréales et à l’élevage.
Une spirale vertueuse associant l’écologie, l’économie et le social
Nous avons survolé les diverses productions qu’autorise notre système
agraire solidaire. Êtes-vous satisfait du travail accompli ? Produire une telle
quantité et une telle diversité d’aliments sur ce qui n’était qu’une ferme
céréalière de taille moyenne peut sembler surprenant (voire suspect aux yeux
des tenants du modèle agricole contemporain !). Notre système agraire
solidaire est effectivement en profonde rupture avec les pratiques actuelles.
L’agriculture industrielle fonctionne de manière mécaniste, linéaire, tandis
que notre système agraire est holistique et bouclé. Ce n’est pas du tout la
même chose !
Ce qui est également très novateur dans cette vision, c’est le rôle joué par
la forêt comestible et l’omniprésence des arbres fruitiers dans les cultures, les
prés-vergers et les haies – le calcul est à affiner, mais on peut estimer
que 60 à 70 % du territoire est arboré. Dans cette forme d’écoculture, le rôle
premier est dévolu aux arbres, ce qui permet de garantir d’importants niveaux
de production de manière écologique tout en assurant une autofertilité
croissante au système.
Mais l’intérêt du système va beaucoup plus loin ! Passons du domaine de
la production agricole au volet social. Pour soutenir les productions évoquées
précédemment, une trentaine d’emplois agricoles ont pu être créés (soit
environ un actif pour 3 hectares). Ces paysans vont à leur tour engendrer des
emplois dérivés, des activités annexes très diverses.

Activités artisanales
Un ou plusieurs artisans mettent leurs compétences au service des paysans
pour construire et réparer leurs outils, construire et entretenir leurs maisons et
bâtiments. D’autres artisans peuvent réaliser diverses créations à partir des
ressources de l’agroécosystème : vannier, potier, tisserand, tourneur sur bois,
menuisier, charpentier…

Traction animale
Un ou deux meneurs expérimentés et quelques forts chevaux de trait dotés du
meilleur matériel moderne peuvent offrir leurs services aux paysans selon
leurs besoins. Il n’y aura dès lors quasiment plus besoin de tracteur. Cette
transition est facilitée par la petite taille des fermes.

Énergies
Une centrale de méthanisation peut être alimentée par la biomasse provenant
de la forêt, des haies et des diverses fermes. L’énergie fournie peut alimenter
les maisons et les installations collectives. Un bûcheron peut également
produire du bois de chauffage à partir des nombreux arbres existants. La
production de bois de chauffage sera d’au moins 400 stères par an (10 stères
par hectare et par an) lorsque la forêt comestible atteindra une certaine
maturité, de quoi chauffer entièrement une quarantaine de maisons bien
isolées, ce qui correspond au nombre potentiel d’emplois créés sur le système
agraire solidaire.

Transformation
Les possibilités sont très nombreuses. De petites unités de transformation, de
meunerie, de séchage peuvent être alimentées par l’énergie solaire, éolienne
ou hydraulique.

Commercialisation
Les nombreux produits du système agraire solidaire peuvent être distribués
aux populations locales, mais également vendus sur place dans une boutique
fermière bien achalandée, d’une grande attractivité.

Restauration
Un restaurant bio peut fonctionner à partir des productions locales.

Gestion
Les activités de secrétariat, de gestion, de promotion des différents
producteurs et artisans peuvent être mutualisées et réalisées sur place par une
équipe dédiée. Une activité de coordination des différents acteurs s’imposera
probablement.

Agrotourisme
Le système agraire solidaire répond à un besoin de reconnexion de nos
contemporains à la nature et reçoit de nombreux visiteurs. Des gîtes (cabanes
dans les arbres, éco-lodges…) peuvent les accueillir. Un centre de séminaires
trouverait bien sa place au sein de cet espace innovant.

Pédagogie
Une telle réalisation est un concentré d’intelligence et donc tout
naturellement un lieu de transmission. Des animateurs peuvent réaliser
diverses prestations auprès de publics variés, scolaires notamment. Les
demandes en formations pour de futurs paysans iront croissant12 et le système
agraire solidaire peut constituer un laboratoire exceptionnel pour répondre à
ce besoin émergent.

Locaux partagés
Une partie des actifs travaillant sur le site pratiquera une pluriactivité. On
peut imaginer des bureaux, des ateliers d’artistes partagés, avec un
secrétariat, des salles de réunion et des équipements mutualisés, ce qui
améliorera la performance économique.

— Allô, pourrais-je parler au docteur Untel ?


— Il fait sa moisson, puis-je prendre un message ?
Des gouvernances participatives et décentralisées
Ce premier inventaire à la Prévert laisse entrevoir tout le potentiel du système
agraire solidaire. Une quarantaine de personnes pourraient travailler sur le
site. Si elles y vivent avec leurs familles, elles formeront un véritable
écovillage (d’où un besoin en crèches, services…).
Là encore, il faudra trouver des modes de gouvernance adaptés. Cela n’a
rien d’insurmontable, les modèles sont nombreux ; de par le monde, des
millions d’organisations, d’entreprises, d’associations, d’ONG gèrent
efficacement le travail de personnes aux activités variées et complémentaires.
Les nouveaux modes de gouvernance et d’échanges comme la
communication non violente (CNV) et la sociocratie peuvent enrichir et
humaniser les anciens modèles. La gouvernance sera de fait collective,
démocratique et décentralisée. Une charte éthique et un règlement intérieur
peuvent définir les principes fondateurs et fédérer les individus. Chaque
acteur doit pouvoir jouir d’un grand niveau d’autonomie dans son activité.
Personnellement, il me semble important que ce type de système reste plus
fondé sur un modèle entrepreneurial que sur un mode communautaire.
Lorsque la relation de travail est bien structurée et efficace, lorsque la
rémunération est équitable et reflète les apports et le travail de chacun, le
vivre-ensemble et l’amitié ont des fondations solides pour se construire –
l’inverse est rarement vérifié.
Faire du neuf avec l’ancien
Ces lignes sont une bouteille à la mer qui donnera envie, nous l’espérons, à
des experts, des organismes de recherche, des propriétaires terriens, des
collectivités territoriales de s’emparer de la question et de financer des études
approfondies. Que l’on nous pardonne le caractère approximatif de ce qui
n’est encore qu’une intuition. Soulignons toutefois que nous ne sortons pas
cette idée de notre chapeau : ce type de système agraire solidaire a existé par
le passé, même s’il n’était pas désigné ainsi, et existe encore sous des formes
diverses dans de nombreuses régions du monde.
Il y a peu, la France vivait sans énergies fossiles et la moitié de la
population active était paysanne. Les systèmes agraires solidaires étaient
alors la norme. J’ai visité en Seine-Maritime la Ferme européenne des
enfants13, un petit paradis créé par un médecin, Véronique Barrois, dans ce
qui était autrefois un domaine agricole familial de quelques dizaines
d’hectares. Diverses activités d’élevage et de polyculture y étaient – et
restent – pratiquées. J’ai été émerveillé par l’ingéniosité avec laquelle nos
anciens avaient valorisé les ressources existantes. Le domaine étant traversé
par une rivière, Véronique Barrois m’a fait visiter le moulin. La farine était
réalisée sur place à partir des cultures des domaines environnants. La même
bâtisse abritait également l’activité du boulanger du village. Le son du blé
moulu par le meunier permettait à sa femme et à une employée d’élever une
importante basse-cour. Les volailles étaient plumées grâce à l’eau de la
rivière, astucieusement chauffée en récupérant la chaleur du four du
boulanger. Une centaine de mètres plus bas, la même rivière alimentait
plusieurs bassins dédiés à la pisciculture. Cela donne un aperçu de la richesse
des connexions qui s’opéraient au sein d’une communauté rurale de jadis.
Notre système agraire solidaire postmoderne repose sur les mêmes bases et
bénéficie des progrès nombreux réalisés dans à peu près tous les domaines –
sans parler des outils conceptuels de la permaculture. Si nos ancêtres l’ont
fait, pourquoi n’y arriverions-nous pas avec les moyens et les connaissances
dont nous disposons aujourd’hui ?
Viabilité économique du système agraire solidaire
Nous avons vu qu’un tel système laisse entrevoir la possibilité de transformer
une ferme moyenne n’engendrant qu’un seul emploi en un paysage
comestible autorisant plusieurs dizaines d’activités. La durabilité écologique
du système agraire semble assurée, ainsi que sa résilience, et je suis prêt à
parier que son bilan carbone sera largement positif du fait des dizaines de
milliers d’arbres plantés et du non-labour des terres.
Combien de personnes un tel système agraire serait-il capable de nourrir ?
Une très grossière estimation laisse entrevoir la possibilité, pour une trentaine
d’actifs agricoles et quelques transformateurs sur 100 hectares, de fournir la
totalité des légumes, fruits, petits fruits, fruits secs, céréales, farines, viande,
œufs, poissons, produits laitiers, huiles, miel, plantes aromatiques et
médicinales, champignons, jus de fruits, cidre, bière ou vin selon les régions,
pour une population de 1 000 personnes environ. Bien évidemment, les
systèmes agraires seront adaptés aux particularités de chaque région et
prendront des aspects fort différents14.
Si 1 000 personnes sont nourries presque entièrement sur 100 hectares,
cela sous-entend que 1 000 mètres carrés sont nécessaires pour nourrir
entièrement une personne. Est-ce réaliste ? Cela dépend des contextes, mais
semble relativement cohérent dans une perspective permaculturelle de
densification des productions, à condition toutefois de faire évoluer notre
régime alimentaire comme évoqué. Une ville de 10 000 habitants n’aurait
donc besoin que d’une dizaine de systèmes agraires solidaires pour assurer
durablement son autonomie alimentaire.
La viabilité économique du système agraire solidaire sera facilitée par le
fait que la quasi-totalité de la production sera commercialisée sans
intermédiaire, ce qui fera croître le revenu des producteurs. La généralisation
de tels systèmes rendrait peut-être inutiles les aides directes aux producteurs
de la Politique agricole commune (qui représente 40 % du budget de
l’Europe) ; les subventions publiques pourraient être réorientées en soutien
aux investissements rendus nécessaires par la création des systèmes agraires
solidaires, et financer des programmes éducatifs d’envergure pour former les
néo-paysans.
L’essor de ce type d’agriculture jardinée contribuerait à résoudre le
problème du chômage (nous y reviendrons). Les impôts pesant sur les
particuliers et les entreprises baisseraient en conséquence, ce qui
dynamiserait les autres secteurs de l’économie. Une nouvelle économie verte
verrait le jour, dont le développement devrait permettre d’effectuer sans trop
de douleur la transition du modèle industriel actuel vers un nouveau modèle
dont l’agriculture et l’artisanat seraient les fondements.
Notre société devrait pour cela relocaliser nombre d’activités et de
services. Il est devenu très difficile, par exemple, de faire abattre localement
les animaux d’élevage, car les petits abattoirs ont été fermés. L’émergence de
tels systèmes agraires nécessiterait également une évolution de la fiscalité et
de la législation. On ne peut faire évoluer en profondeur l’agriculture sans
faire bouger les autres secteurs de la société.
En conclusion, la généralisation de tels systèmes agraires solidaires laisse
entrevoir la possibilité d’atteindre une véritable autonomie alimentaire pour
chaque territoire, tout en renaturant ses paysages.
L’argent ne se mange pas
L’économie mondialisée contemporaine repose largement sur la spéculation
financière. Elle va de bulles en krachs sans que les États et les institutions
internationales parviennent à la réguler. Des États s’effondrent en quelques
mois comme des châteaux de cartes, jetant des millions de personnes dans la
précarité. L’économie apparaît comme de plus en plus vulnérable, ne
reposant sur aucune valeur réelle.
Une nouvelle économie reposant sur la terre nourricière constituerait un
socle solide pour notre civilisation. Le tout jeune mouvement Slow Money
l’affirme avec force : “In soil we trust15” est sa devise. Le premier besoin
d’un être vivant est de se nourrir, les humains n’y échappent pas. Les
richesses financières issues des places boursières ne sont pas comestibles.
Repositionner l’agriculture comme fondation d’une économie réelle et solide,
enracinée, sera notre planche de salut dans les turbulences à venir.
Permettez-moi un dernier argument en faveur de notre système agraire
solidaire : il est profondément beau et il y fera bon vivre !

1 Ernst Friedrich Schumacher, Small Is Beautiful, cité dans Jonathon Porritt, op. cit., p. 111.
2 Cité dans Jean-Paul Besset, op. cit., p. 172.
3 Bijogos, les Grands Hommes de l’archipel, Gallimard Jeunesse, coll. “Fleur de Lampaul”, 1993.
4 Nous recommandons vivement la lecture de LaRevueDurable, particulièrement bien documentée sur
les thématiques environnementales.
5 L’empreinte écologique moyenne d’un États-Unien est de 7,19 hectares globaux (HAG), contre
0,66 HAG pour un Bangladais. Source : WWF, Planète vivante, op. cit., p. 142 et 144.
6 À ce sujet, lire l’intéressant rapport de Pablo Servigne : Nourrir l’Europe en temps de crise, paru
en 2013 et qui cite la Ferme du Bec Hellouin. Téléchargeable sur le site http://www.greens-efa.eu.
7 De telles réalisations existent déjà sous des formes diverses, en différents points du territoire. La
Biovallée du Diois est à ce titre une réalisation inspirante. Voir leur site www.biovallee.fr.
8 Voir bibliographie p. 344.
9 Voir Jonathon Porritt, op. cit.
10 Une abondante documentation sur l’agroforesterie peut être trouvée auprès de l’Association
française d’agroforesterie, de l’association Arbre & Paysage 32 ou d’Agroof.
11 Voir Carbone 4, présentation d’Alain Grandjean, www.carbone4.com, 2013.
12 Dans le rapport Nourrir l’Europe en temps de crise évoqué plus haut, Pablo Servigne parle de
117 millions d’Européens à former en une génération (p. 35).
13 www.la-fee.org.
14 Certes, les systèmes agraires ne fourniront pas de produits exotiques, mais il est souhaitable de
réduire notre consommation de produits importés pour diminuer notre empreinte écologique.
15 “Nous croyons dans le sol”, détournement de la devise du dollar, “In God we trust”. Pour en savoir
plus : www.slowmoney.fr.
XX
MICROAGRICULTURE,
SOCIÉTÉ, PLANÈTE
Vers une spirale vertueuse : la permaculture offre des outils conceptuels
inconnus jusqu’alors pour réconcilier les humains et la nature. Et si nous
inventions ensemble une nouvelle manière d’habiter la Terre ?

J’ai fait tous les calculs. Ils confirment l’opinion des spécialistes : notre
idée est irréalisable. Il ne me reste plus qu’une chose à faire : la réaliser.

PIERRE-GEORGES LATÉCOÈRE,
fondateur de la poste aérienne transcontinentale.

Toutes les grandes évolutions significatives de l’humanité ont d’abord été


rêvées.
ROBERT BLONDIN1

Y a-t-il un quatrième étage à la fusée ? Mais oui, si nous le voulons ! En


poussant plus avant la même logique, nous pouvons imaginer redessiner en
profondeur nos paysages, transformer radicalement notre manière d’habiter la
Terre.
La vision qui nous anime, Perrine et moi, est que se créent en France un
million de microfermes dans les vingt-cinq années à venir, puis deux à trois
millions supplémentaires d’ici à 2060. Cette date, nous l’avons vu, est celle à
laquelle il ne restera probablement quasiment plus une goutte de pétrole.
Nous aurons anticipé cette pénurie en généralisant une écoculture reposant
sur le soleil et l’énergie humaine. Notre société aura alors atteint une
autonomie alimentaire durable.
Encore une fois, les données prospectives partagées dans ces pages ne sont
qu’une intuition. Cette intuition est fondée sur ce que nous constatons dans
nos jardins. Il est d’usage d’opposer respect de l’environnement et
développement des activités humaines. L’abondance manifestée dans nos
jardins nous invite à transcender ce clivage. Ce qui est bon pour la Terre peut
être bon pour les humains, et réciproquement. Ce simple constat permet
d’imaginer un avenir complètement différent. Certes, des esprits critiques
pourront facilement remettre en cause chaque argument. Nous demandons
l’indulgence de nos lecteurs et les invitons à déployer leur imaginaire.
Autorisez-vous à rêver ! Enrichissez notre vision de la vôtre ! “Une carte du
monde qui n’inclurait pas Utopia ne mérite même pas un coup d’œil”,
écrivait Oscar Wilde. Marchons ensemble vers Utopia !
Les contraintes légales et réglementaires ne doivent pas nous arrêter : il ne
s’agit pas, bien sûr, d’être hors la loi, mais les règlements et les lois sont au
service des humains et s’adapteront aux mutations sociétales à venir.
Nous basculons d’un monde à l’autre ; le monde de demain, il convient de
le visualiser avant de le quantifier. Si nous déterminons ensemble dans quelle
direction il est souhaitable d’avancer, il sera facile de trouver en grand
nombre des bureaux d’études, des équipes pluridisciplinaires d’experts, des
étudiants thésards pour compiler des données et réaliser des études
prospectives chiffrées, argumentées, cohérentes et bien documentées. La
société actuelle ne manque pas de chiffres, mais de visions, de perspectives.
Nous sommes conscients du fait que mille et une nuances devraient être
apportées. De nombreuses thématiques connexes auraient mérité d’être
abordées. Mais la place nous manque pour le faire dans ces pages, et nous ne
sommes pas forcément les mieux placés pour le faire. Nous préférons cultiver
une vision holistique et laisser à des personnes mieux informées le soin
d’approfondir chaque secteur.
Rappelons que nous sommes au pied du mur, sommés de diviser
rapidement par trois notre empreinte écologique. Il est urgent d’enrayer le
réchauffement climatique. Positionner une nouvelle forme d’agriculture,
l’écoculture, comme fondement de l’économie et de la société de demain peut
nous permettre d’y parvenir. Mais notre société est tellement coupée de la
terre que presque personne n’imagine encore que l’agriculture puisse être un
recours. Le travail de la terre est collectivement perçu comme une activité du
passé. Quelque chose de ringard. Entre agriculture et industrie, le choix est
tranché depuis la révolution industrielle et nous n’en démordons pas. Comme
recours à la crise, les gouvernements qui se succèdent parlent de
réindustrialiser la France – comme si l’énergie et les matières premières
étaient inépuisables, comme si la biosphère pouvait supporter longtemps
encore de telles atteintes ! C’est une vision à court terme, une pensée du XXe
siècle. En cherchant à perpétuer les solutions du passé plutôt que de regarder
l’avenir d’un œil neuf, nous nous trompons d’époque. L’imaginaire collectif
est bridé ; il convient d’élargir notre perception.
Nous sommes paysans et parlons du lieu où nous nous trouvons. Que les
experts et les savants nous pardonnent, nous ne sommes ni savants, ni experts
en rien. Mais nous dialoguons quotidiennement avec la terre. J’ai les bottes
pleines de boue lorsque je m’assois devant l’ordinateur. Ce livre a été écrit la
nuit, une fois le travail dans les jardins accompli et les enfants couchés. Ce
n’est pas une œuvre d’érudit. Mais peut-être est-ce ce qui nous permet
d’entrevoir un chemin que ne perçoivent pas nos élites ?
Combien de paysans en 2060 ?
Notre intuition nous laisse entrevoir que 3 à 4 millions de microfermes
devraient permettre de couvrir la totalité des besoins alimentaires d’une
population de 70 millions de personnes (hormis les produits exotiques). On
peut estimer que, pour atteindre cet objectif d’autonomie alimentaire,
entre 3 et 5 millions d’actifs agricoles seraient nécessaires. Chaque actif
agricole nourrirait, dans cette perspective, une vingtaine de personnes
environ.
Voici quelques points de repère chiffrés sur l’évolution du secteur agricole
en France.
– Nombre d’exploitations agricoles en France2.
1955 : 2,3 millions ;
2010 : 0,49 million ( – 26 % par rapport à 2000).
– Nombre de travailleurs agricoles (équivalents temps plein)3.
1955 : 6,2 millions de personnes ;
2010 : 0,75 million de personnes.
– Part des agriculteurs dans la population active4.
1900 : 1 actif sur 2 ;
1955 : 31 % des actifs ;
2010 : 3,2 % des actifs.
– Destruction d’emplois dans l’agriculture.
Depuis le début des années 2000, environ 10 000 emplois agricoles sont
perdus chaque année en France.
Depuis 1955, 5,45 millions d’emplois agricoles ont été perdus en France.
– Nombre de chômeurs en France.
2012 : 28,5 millions d’actifs5, 3,3 millions de chômeurs en catégorie A,
soit 12 % de chômage6.
Si l’on compte tous les demandeurs d’emploi des catégories A à E (y
compris les emplois aidés), en 2013 la France comptait 5,5 millions de
chômeurs, soit 19 % de la population active7.
Se fixer comme objectif de créer 3 à 4 millions de microfermes et autant
d’emplois agricoles (en plus des 750 000 agriculteurs actuels) n’est en rien
une utopie inatteignable : il s’agit simplement de se rapprocher du nombre
d’agriculteurs qui nourrissaient la France il y a une soixantaine d’années.
Avec toutefois une nuance de taille : les microfermes permaculturelles de
demain ne fonctionneront pas du tout comme les fermes d’hier et
d’aujourd’hui. Par bien des aspects, elles se rapprocheront des fermes d’avant
la mécanisation, mais elles seront beaucoup plus productives du fait de la
démarche bio-inspirée.
Il est frappant de constater que, depuis 1955, 5,45 millions d’emplois
agricoles ont été perdus en France, alors que notre pays totalise actuellement
5,5 millions de chômeurs. De ce point de vue, 1955 est une date intéressante
car elle marque le basculement d’un monde agricole resté largement
traditionnel vers un modèle productiviste. On peut se demander s’il y a
beaucoup de sens à subventionner largement une agriculture industrielle qui
détruit autant d’emplois et a un impact négatif sur la biosphère et la santé
humaine, tout en soutenant un nombre important de demandeurs d’emploi qui
vivent, le plus souvent, fort mal cette situation précaire. Même si cette idée
n’est pas politiquement correcte, créer un grand nombre d’emplois agricoles
semble pouvoir être bénéfique tant pour les personnes qui accéderaient à un
travail digne que pour la société et la planète.
Une donnée devra être prise en compte dans l’élaboration des scénarios
d’avenir : le fait qu’un nombre croissant de particuliers produiront tout ou
partie de leur nourriture. Comme évoqué, nous assisterons à une
déprofessionnalisation partielle de l’agriculture.
Et combien d’artisans ?
Le renouveau d’une agriculture manuelle s’accompagnera d’un renouveau de
l’artisanat. Les décennies à venir verront la diminution progressive des
grandes fermes et des usines, peut-être même leur disparition, ce qui
engendrera un grand nombre de suppressions d’emplois. Mais l’essor
concomitant des microfermes et des ateliers d’artisans devrait permettre
d’absorber la main-d’œuvre ainsi libérée. La descente énergétique détruira
certains emplois – tous ceux qui sont liés à des professions voraces en
énergies ; mais elle en créera bien davantage, car c’est le recours aux énergies
fossiles et le développement des machines thermiques et électriques qui ont
rendu moins nécessaires les bras des Hommes.
Cela pose la question de la désirabilité des métiers de la terre et de
l’artisanat. Ce point est déterminant. Notre imaginaire est limité par des
visions du passé. Tout le monde, à l’évidence, n’est pas attiré par des métiers
dits manuels – qui sollicitent pourtant constamment nos facultés d’analyse,
d’adaptabilité et notre créativité.
Mais si les actifs de l’industrie et du secteur tertiaire réalisaient le bonheur
qu’il y a à vivre en grande partie dehors, à fabriquer des objets de ses mains,
à être son propre patron, il y aurait la queue devant nos jardins et nos
ateliers ! Bientôt, il apparaîtra plus épanouissant, plus exaltant de piloter avec
créativité une ferme, de faire alliance avec les forces de la nature et de vivre
libre au sein d’un territoire amoureusement jardiné, plutôt qu’enfermé dans
une ville, des transports en commun bondés, des bureaux climatisés. Nous
avons le sentiment que cette mutation commence à s’opérer. Elle s’accélérera
lorsque la raréfaction des énergies fossiles fera remonter le prix des denrées
alimentaires. Lorsque la nourriture se fera rare, lorsque nous sortirons de la
domination du plastique, les savoirs du paysan et de l’artisan deviendront
infiniment respectables.
En cas de pénurie alimentaire, les gens des villes nous courtiseront – ou
alors ils nous assassineront pour piller nos jardins. Mais ils feraient bien
d’apprendre à jardiner eux-mêmes avant d’en arriver là !
Redessiner les paysages d’Europe et d’ailleurs
Revenons à notre vision. Si les microfermes, les écosystèmes de
microfermes, les systèmes agraires solidaires se généralisaient, nous
pourrions donner un visage complètement différent à nos pays.
Le fait de pouvoir concentrer les cultures sur une surface sensiblement
moindre est l’une des plus belles perspectives offertes par la permaculture,
car le champ des possibles s’ouvre de manière enthousiasmante. On libère de
l’espace ! Ici encore, quelques données chiffrées sont nécessaires.
– Surface totale de la France métropolitaine : 552 000 kilomètres carrés,
soit 55,2 millions d’hectares8.
– Surface agricole utilisée : 27 millions d’hectares, soit 50 % du territoire9.
– Surface des forêts : 16,4 millions d’hectares (en progression de 0,6 % par
an)10.
La généralisation d’une agriculture bio-inspirée rendrait disponibles
d’immenses territoires agricoles. La destination la plus pertinente de ces
terres libérées, dans une vision permaculturelle, serait d’y planter des arbres,
par milliards. “Pour compenser la perte des arbres dans la décennie passée, il
faudrait planter 130 millions d’hectares ou 1,3 million de kilomètres carrés,
une superficie égale à celle du Pérou. Il faudrait planter 14 milliards d’arbres
pendant dix années consécutives pour couvrir une superficie de 130 millions
d’hectares. Cela revient à dire que chaque personne sur Terre devrait planter
deux arbustes chaque année”, nous enseigne le Programme des Nations unies
pour l’environnement dans son communiqué de presse. Le PNUE lance une
campagne visant à planter un milliard d’arbres11.
Examinons ensemble les conséquences d’une telle transition.
– Si 4 millions de microfermes couvrant en moyenne 3 hectares chacune
(en tenant compte des surfaces dévolues à l’élevage et aux cultures
céréalières, comme évoqué au chapitre précédent) permettent de
nourrir 70 millions de personnes, 12 millions d’hectares seulement seraient
nécessaires pour couvrir les besoins alimentaires de notre pays12.
– Nous avons vu au chapitre précédent que, dans notre modèle bio-inspiré
donnant la priorité aux arbres, 60 % au moins de la surface cultivée est
arborée. Les arbres couvriraient donc 7,2 millions d’hectares de
ces 12 millions d’hectares cultivés.
– Ces 7,2 millions d’hectares arborés viendraient s’ajouter
aux 16,4 millions d’hectares de forêts actuels ; la surface boisée s’élèverait
alors à 23,6 millions d’hectares.
– Si 12 millions d’hectares cultivés suffisent à notre autonomie
alimentaire, il deviendrait possible de libérer environ 15 millions d’hectares
de terres agricoles, soit plus d’un quart du territoire national, pour d’autres
usages : forêts comestibles, forêts dédiées au bois-énergie et au bois d’œuvre,
prés-vergers destinés à l’élevage d’animaux de trait pour favoriser les
transports hippomobiles sur de courtes distances, réserves de biodiversité…
– La biomasse issue de la forêt peut également être valorisée par la chimie,
en remplacement de la pétrochimie – c’est tout l’enjeu de la “bio-économie”.
Dans cette hypothèse, la France de 2060 pourrait donc largement doubler
sa surface boisée, passant de 16,4 à 38,6 millions d’hectares de forêts environ
(plus de la moitié du territoire national). Elle retrouverait son vert manteau
arboré de l’époque néolithique, mais les arbres abriteraient un grand nombre
d’êtres humains qui auraient enfin appris à vivre en paix avec la biosphère13.
Un total de 38 millions d’hectares de forêts pour une population
de 70 millions d’habitants laisse entrevoir que chaque personne disposerait
d’environ 0,55 hectare boisé (auquel il faut ajouter les jardins et terrains
privés et récréatifs et les espaces boisés inclus dans les territoires urbains, non
intégrés dans cette estimation). Cette surface serait-elle suffisante pour
absorber nos gaz à effet de serre – compte tenu du fait que nos émissions
auront fortement diminué avec l’évolution de nos modes de vie ? Les terres
cultivées deviendront elles aussi des puits de carbone, alors qu’actuellement
l’agriculture est fortement émettrice de gaz à effet de serre. Nous serions
donc probablement enfin en mesure d’atteindre collectivement un bilan
carbone positif, ce qui semble inenvisageable avec les divers scénarios
actuels, y compris les plus audacieux. Il convient toutefois de préciser que,
une fois les sols reconstitués et les forêts revenues à l’équilibre, la
séquestration de carbone cessera. Pour refixer ce que le charbon, le gaz et le
pétrole ont produit comme CO2, il faudra trouver de nouveaux leviers.
Entrer dans l’ère des solutions
Une telle transition serait donc susceptible d’engendrer une puissante spirale
vertueuse dont les effets bénéfiques contribueraient à résoudre plusieurs
problèmes contemporains.

Réchauffement climatique
Nous l’avons évoqué, les terres cultivées et les forêts devraient permettre
d’absorber une part importante, voire la totalité de nos rejets de gaz à effet de
serre.

Emploi
En créant 3 à 4 millions d’emplois agricoles, auxquels il faut ajouter les
emplois indirects et de nombreux emplois artisanaux, l’essor de la
microagriculture pourrait contribuer à éradiquer le chômage. Le chômage est
un fléau des sociétés industrielles sur le déclin qui semble impossible à
contenir. Tous les gouvernements successifs en font leur priorité, avec les
résultats que l’on sait. Peut-être conviendrait-il de prendre un peu de recul et
de considérer l’histoire récente de notre pays ? Au début du XXe siècle, un
choix politique a été fait : privilégier l’industrie au détriment de l’agriculture.
En sous-payant les produits agricoles, on libérait du pouvoir d’achat au profit
des biens industriels. En ponctionnant la main-d’œuvre agricole, on disposait
d’ouvriers pour les usines. L’exode rural et le gonflement des villes allaient
dans le sens d’une politique centralisée et d’une certaine vision du “progrès”.
Nous avons évoqué les 5,45 millions d’emplois agricoles qui ont disparu
en France depuis 1955. Ces millions d’emplois détruits correspondent à peu
près au nombre de chômeurs actuels. Pourtant, personne ne fait le lien entre
les emplois détruits et les emplois manquants.
En créant un grand nombre d’emplois agricoles, nous pourrions
probablement revenir à une forme d’équilibre. Le coût de création d’une
microferme (de 50 000 à 100000 euros environ) est équivalent au coût moyen
de deux à trois années d’un chômeur pour la société. Mais la microferme est
un outil de travail utilisable pendant plusieurs générations. Il y aurait du sens
à investir massivement dans la création d’un grand nombre de microfermes,
qui permettraient à ceux qui souffrent du non-emploi, et qui seraient attirés
par une reconversion vers la terre, de trouver une belle activité et une raison
de vivre.
Il faudra prévoir des programmes de formation à la hauteur des attentes. Le
travail de la terre est aujourd’hui complètement absent de nos programmes
éducatifs, hormis les quelques filières spécialisées.

Santé
La généralisation des microfermes permettrait d’offrir à chacun une
alimentation bio de qualité. Cette mutation sociétale contribuerait fortement à
boucher le fameux “trou de la Sécu”, car une alimentation bio, vivante et
locale pour tous améliorerait le niveau de santé de nos concitoyens… sans
parler des bienfaits d’une activité en plein air pour tous ceux qui se
reconnecteront à la terre !

Énergie
Le reboisement de nos pays permettrait de généraliser le recours au bois-
énergie, en complément des autres sources d’énergies renouvelables. Cela
faciliterait la sortie du nucléaire. Il conviendrait toutefois d’améliorer les
techniques de combustion afin de supprimer les émissions de particules.

Écoconstruction
Les forêts produiront en quantité des matériaux pour l’écoconstruction. La
généralisation des maisons en bois, dont les bienfaits pour la santé ont été
démontrés, contribuerait à limiter l’effarante consommation actuelle de béton,
matériau énergivore s’il en est.

Chimie organique
Valorisation de la biomasse, en remplacement de la pétrochimie.
Biodiversité
Consacrer plusieurs millions d’hectares supplémentaires à des réserves de
biodiversité permettrait de concilier le développement des activités humaines
et la préservation de la vie sauvage. Rappelons que, comme évoqué au
chapitre XIV à propos de la Ferme du Bec Hellouin, la faune et la flore
sauvages s’épanouissent également dans des espaces cultivés permaculturels.

Art de vivre
Nous ne disposons pas encore de photos ou de vidéos de ce que sera la
France de 2060… mais comme il ferait bon vivre dans un pays qui serait pour
partie amoureusement jardiné, et pour partie rendu à la nature !

Faim dans le monde


Nos exportations de produits agricoles subventionnées par la PAC en direction
du Sud contribuent à détruire les agricultures locales. De même, les paysans
du Sud qui cultivent des denrées destinées à l’exportation vers les pays du
Nord le font bien souvent au détriment des cultures vivrières. Fixer comme
objectif à chaque pays d’atteindre une autonomie alimentaire durable et
orienter dans ce sens la coopération Nord-Sud ferait beaucoup pour limiter la
faim dans le monde.
L’invention d’un nouveau monde
L’agriculture est étroitement reliée aux autres sphères de la société. Choisir
de fonder la civilisation de demain sur une agriculture bio-inspirée
modifierait profondément nos modes de vie.
Nous avons vu que les paysages ruraux seraient entièrement redessinés. Il
en irait de même pour la répartition de nos habitats. L’éclosion d’un grand
nombre de microfermes et d’ateliers d’artisans susciterait une migration des
villes vers les campagnes. Paysans et artisans formeraient de nouveaux
hameaux ou viendraient grossir les villages existants. Ces derniers sont pour
la plupart en déclin. L’arrivée de nouveaux actifs, de nouvelles familles,
rajeunirait la population et engendrerait le retour d’activités disparues :
écoles, petits commerces, services… La vie culturelle et associative
trouverait un nouveau dynamisme.
L’avenir est au local
“Les hommes sont comme les pommes : plus on les entasse, plus ils
pourrissent”, affirmait Mirabeau14. La concentration des populations dans des
mégalopoles sans cesse grandissantes est une mégatendance qui ne survivra
pas à la descente énergétique. Faut-il le regretter ? “Notre espèce n’est pas
faite pour vivre en grands troupeaux, mais plutôt en petites cellules. Toutes
nos théories sociales devraient tenir compte de ce principe”, notait le
zoologiste Desmond Morris15.
Le retour au local que nous appelons de nos vœux s’accompagnera,
lorsqu’il sera affirmé, d’un retour des services publics : transports en
commun, poste, santé, culture… Les actifs de ces secteurs accroîtront à leur
tour la dynamique des petits centres urbains.
L’augmentation de la population des petites villes et des villages entraînera
une augmentation de la clientèle des paysans et des artisans.
Puisqu’un nombre croissant de biens et de services deviendront localement
disponibles, et qu’il sera de plus en plus facile de trouver un emploi sur place,
la circulation des biens et des personnes se réduira considérablement.
Actuellement chaque Français effectue chaque jour un déplacement
de 25 kilomètres en moyenne, d’une durée de soixante-six minutes16. Quelle
perte de temps et quelle énergie gaspillée ! Demain, la plupart des trajets
pourraient être effectués à pied, à bicyclette ou par des transports en commun
locaux (qui pourront être, pour certains, hippomobiles). Cette mutation
permettra de diminuer le coût carbone considérable du transport des
personnes, qui représente 19 % de notre empreinte écologique et demeure un
des postes d’émission les plus difficiles à réduire17.
L’essor des petites fermes engendrera donc une nouvelle répartition de la
population. La norme ne sera plus la grande ville, mais les villes petites ou
moyennes et les villages, reliés entre eux et aux centres urbains plus
importants par de nouveaux réseaux de communication à petite distance.
Cette transition permettra de limiter très substantiellement notre empreinte
écologique : notre alimentation, nos transports, nos habitations, nos biens de
consommation courante verront leurs coûts, en termes d’énergie et de
matériaux, sévèrement amputés. Il deviendra dès lors envisageable
d’atteindre la seule option viable : n’utiliser qu’une seule planète pour couvrir
l’ensemble de nos besoins.
Le village planétaire
Je vois certains lecteurs froncer les sourcils : revenir au village, à la petite
ville ? Quel enfermement ! La vie provinciale d’antan était souvent
chaleureuse et solidaire, mais aussi limitante, exposant chacun au regard des
autres, à un certain conformisme dont l’anonymat des grandes villes nous a
affranchis.
Mais les communautés villageoises de demain seront bien différentes de
celles du passé. La descente énergétique qui s’amorce va, dans les décennies
à venir, limiter fortement la circulation des personnes et des biens matériels.
Nous ne sauterons plus dans un avion pour passer le week-end à New York et
ne mangerons plus de haricots du Kenya. En cela, notre vie ressemblera
davantage à celle de nos grands-parents. Mais aujourd’hui, et demain plus
encore, la circulation des biens immatériels de l’humanité sera planétaire !
Les nouveaux modes de communication ont déjà révolutionné notre rapport
au monde. Les échanges techniques, culturels, artistiques et spirituels
deviennent universels. Chaque village de l’Europe profonde pourra partager
avec d’autres villages de tous les continents. À condition toutefois de trouver
des technologies vertes pour fabriquer les ordinateurs et faire fonctionner
Internet !
La communauté villageoise de demain sera donc reliée à la quasi-totalité
des autres communautés de par le monde. Il sera possible de vivre enraciné
dans un terroir et une famille élargie, tout en déployant son potentiel d’être
humain.
On peut espérer diminuer substantiellement le niveau de violence de
l’humanité. La sécurité matérielle et affective procurée par la communauté
villageoise (ce fameux besoin viscéral de l’être humain de vivre en clan,
enfin assouvi !), et l’opportunité inédite de déployer ses ailes grâce à la
possibilité de conjuguer la pratique locale d’activités épanouissantes et le
partage planétaire des trésors culturels et spirituels de l’humanité devraient
engendrer un meilleur épanouissement des personnes. La violence, la
convoitise auront moins de raisons de s’exercer à partir du moment où les
besoins seront couverts, où les disparités sociales se réduiront, où chacun
pourra s’épanouir et échanger dans un environnement favorable.
Vers la démocratie véritable
Cet épanouissement de la vie locale ne serait pas sans rappeler l’âge d’or des
cités grecques de l’Antiquité, berceau de la démocratie. La vision partagée
dans ces pages ne peut s’incarner que dans une forme poussée de démocratie
décentralisée. Actuellement, en France, nous vivons dans une démocratie
relativement centralisée – c’est déjà beaucoup. Mais la transition écologique,
la démarche permaculturelle s’accommodent mal de la centralisation, qui
convient bien mieux au modèle industriel. Il faut atteindre un niveau optimal
d’autonomie et de liberté d’entreprendre pour que chaque citoyen puisse
mettre en œuvre des solutions nouvelles en termes d’alimentation, d’énergie,
d’éco-habitat, de santé… Le panneau solaire plutôt que la centrale nucléaire,
le potager familial plutôt qu’Intermarché, le bois coupé dans la forêt voisine
plutôt que Leroy-Merlin, les plantes médicinales de préférence à Sanofi… En
d’autres termes, il convient de libérer le génie créateur de la société civile,
comme le propose Pierre Rabhi18. Cela constitue, accessoirement, une
puissante invitation à revisiter notre système éducatif.
Demain, chaque communauté locale prendra en main son destin. Le
principe de subsidiarité, qui consiste à confier un maximum de pouvoir
décisionnel au plus petit niveau d’organisation possible, libérera une
immense énergie créative.
Chaque peuple sera donc à même de s’affranchir des canons obligatoires
de la modernité, des stéréotypes de bonheur et des injonctions consuméristes
qu’elle véhicule, pour inventer lui-même sa destinée. Mais tous les peuples
auront développé, nous l’espérons vivement, des valeurs communes, en
premier lieu l’impérieuse nécessité de protéger toutes les formes de vie qui
partagent avec nous cette planète et sans lesquelles nous ne pouvons vivre. Le
monde post-pétrole sera tout à la fois plus enraciné dans le local et plus
ouvert à l’universel.

1 Robert Blondin, op. cit., p. 10.


2 Source Insee.
3 www.agreste.agriculture.gouv.fr/, magazine Agreste Primeur, no 266 de septembre 2011, pour le
chiffre de 2010, et document L’Agriculture française depuis cinquante ans pour le chiffre de 1955.
4 “Panorama de l’agriculture”, www.lafranceagricole.fr.
5 www.insee.fr, tableau “Population active et taux d’activité selon la nationalité, le sexe et l’âge
en 2012”.
6 “Demandeurs d’emploi inscrits et offres collectées par Pôle emploi en décembre 2013”, www.travail-
emploi.gouv.fr.
7 Ibid.
8 www.insee.fr, tableau “Population, superficie et densité des principaux pays du monde en 2013”.
9 www.insee.fr, tableau “Exploitations agricoles selon la superficie agricole utilisée en 2010”.
10 Voir Institut national de l’information géographique et forestière, “La surface forestière en France
métropolitaine”, www.inventaire-forestier.ign.fr.
11 Voir www.unep.org.
12 La France est exportatrice de produits agricoles et une surface supplémentaire pourrait être affectée
aux cultures destinées à l’export, si toutefois ceci s’avère pertinent pour la biosphère et les peuples du
Sud – pertinence qui ne nous semble pas avérée.
13 Le plateau des Lœss, en Chine, de la taille de la Belgique, a été reboisé après avoir été désertifié par
des milliers d’années d’agriculture de subsistance. Il a fallu convaincre les paysans de planter des
arbres “qui ne se mangent pas”, mais l’opération, au bout de dix ans, a été un franc succès. Voir le
reportage Hope in a Changing Climate de John D. Liu, facilement consultable sur Internet.
14 Cité par Théodore Monod, op. cit.
15 Cité dans Jonathon Porritt, op. cit., p. 115.
16 Source Insee.
17 Voir Carbone 4, présentation d’Alain Grandjean, www.carbone4.com, 2013.
18 Pierre Rabhi, Éloge du génie créateur de la société civile, Actes Sud, coll. “Domaine du possible”,
2011.
XXI
LA TERRE EST UNE AVENTURE
La microferme est un ovni dans le monde agricole. Comment passer des
premiers prototypes à des réalisations nombreuses ? Est-il possible de
limiter les risques inhérents à une installation ?

Jouer petit ne sert pas le monde. Notre plus grande peur n’est pas que
nous soyons inadéquats. Notre peur la plus profonde est que nous soyons
puissants au-delà de ce qui est mesurable. C’est notre lumière, pas notre
obscurité, qui nous effraie le plus.
MARIANNE WILLIAMSON1

Il va bientôt falloir nous quitter. Revenons quelques instants à la Ferme du


Bec Hellouin, si vous le voulez bien, avant de réfléchir aux conditions
d’installation d’une microferme dans le contexte actuel.
Nous avons relaté, au fil des chapitres, comment nous nous sommes
inspirés de formes d’agriculture réputées pour être les plus productives et
durables qui soient afin de réaliser une synthèse inédite dont la permaculture
représente le cadre conceptuel. La microagriculture permaculturelle, ou
écoculture, n’en est qu’à ses prémices, et pourtant elle se révèle déjà riche
d’atouts si nombreux qu’elle ouvre une voie majeure pour l’avenir du monde.
Elle autorise des récoltes généreuses tout en aggradant l’environnement, ne
nécessite que peu d’outils et peu ou pas de pétrole pour sa mise en œuvre.
Elle laisse entrevoir la possibilité de créer de nombreux emplois et d’embellir
notre cadre de vie tout en contribuant à enrayer quelques-uns des fléaux dont
souffrent nos sociétés. Cette forme d’écoculture semble indiquer qu’il est
envisageable, en allant dans le sens de la vie, de nourrir les Hommes tout en
guérissant la planète.
La ferme expérimentale du Bec Hellouin
Notre ferme est devenue une sorte de laboratoire à ciel ouvert, une ruche
bourdonnante où de nombreux chantiers avancent de front, de manière
souvent brouillonne, avec des bouts de ficelle, mais force est de reconnaître
que tout progresse d’une année sur l’autre. Maintenir une cohésion relève
souvent de l’équilibrisme car les tâches à accomplir sont variées et le niveau
des sollicitations est complètement disproportionné par rapport au temps et
aux moyens dont nous disposons. La ferme reçoit chaque semaine des
centaines de demandes de porteurs de projet, de municipalités, d’associations,
de médias, de particuliers et d’entreprises sollicitant un accompagnement. Et
François Léger croule également sous les demandes d’étudiants, de confrères
et de collectivités territoriales ! Cet intérêt pour l’agriculture permaculturelle
est réjouissant et nous aide à aller de l’avant car il nous amène à rencontrer
nombre de personnes ayant avancé sur le chemin de possibles solutions,
ayant de belles expertises à partager. Mais il nous pousse également dans nos
limites et nous écarte jour après jour de ce qui fait le fondement de notre
activité. Notre combat quotidien, c’est de nous libérer du temps pour
travailler dans les jardins ! Rester centrés, éviter la dispersion, ne pas nous
laisser submerger est une ascèse ; pour Perrine et moi comme pour le reste de
l’équipe, la pression est telle qu’elle pourrait nous faire exploser en plein vol.
L’équipe des permanents compte huit personnes actuellement, réparties
entre la production agricole, les recherches et les formations. Chacun de ces
trois pôles est géré par une structure dédiée, et seules les recherches, que
mène l’association loi 1901 Institut Sylva, sont subventionnées. Les autres
activités s’autofinancent. La production maraîchère, même si elle est
expérimentale, a donc une obligation de résultat économique, ce qui nous
oblige à rester constamment en phase avec les réalités du métier. Au
quotidien, les permanents forment une seule équipe qui travaille au coude à
coude et échange sur chaque thématique. Des stagiaires terminent leurs
études ici dans le cadre de masters ou d’un doctorat.
Notre volonté commune d’incarner les principes éthiques de la
permaculture dans notre travail est réelle. Les rémunérations sont quasiment
toutes équivalentes, quelle que soit la fonction : l’équipe accueille un
polytechnicien et des personnes n’ayant pas fait d’études, mais tous sont
compétents et très investis, et partagent l’amour du travail bien fait et la
gentillesse.
La surcharge de travail et la dispersion sont nos principaux obstacles. Le
stress, ce poison des temps modernes, est un visiteur quotidien, même au
fond des jardins. Un ami précieux, Sébastien Henry2, formateur de chefs
d’entreprise, nous a fait cette année un beau cadeau : il a offert de coacher
notre équipe afin de nous permettre de survivre à l’aventure aussi
passionnante qu’exigeante dans laquelle nous nous sommes trouvés
embarqués sans l’avoir voulu. Sébastien nous a fait réfléchir ensemble sur la
mission de la ferme et il est ressorti des échanges la formulation suivante :
“La Ferme du Bec Hellouin a pour mission d’explorer des pratiques agricoles
innovantes qui permettent de nourrir les Hommes tout en guérissant la Terre.
Pour cela, elle est ouverte aux échanges tout en restant un cocon pour ceux
qui y travaillent.” Cette histoire de cocon mérite une explication : les séances
avec Sébastien ont mis en évidence le fait que nous avons beaucoup de plaisir
à travailler ensemble, et que l’excès de sollicitations est une souffrance pour
tous. Il y a un équilibre à trouver entre l’ouverture sur le monde et la
cohésion interne. Nous avons ainsi fait plus consciemment le choix de poser
le maraîchage comme notre priorité, puisque c’est sur lui que reposent les
deux autres pôles de la ferme, les recherches et les formations. Cela nous
amène à refermer parfois les portes de la ferme, ce que certains ont du mal à
comprendre, mais c’est une question de survie.
Rester maraîchers, notre challenge !
Rester maraîchers avant tout est très important pour nous. Il serait plus facile
et plus lucratif de développer les formations ou le conseil, mais ce n’est pas
notre vocation ; notre passion pour le maraîchage grandit année après année
et chaque journée passée dans les jardins nous réjouit. Nous avons
énormément à apprendre et sommes très loin du niveau d’excellence auquel
nous aspirons. Eliot Coleman dit que l’agriculture est comme une montagne :
elle n’a pas de fin. La liste des thèmes d’étude ne cesse de s’allonger et nous
travaillons actuellement sur les aspects suivants : la conception d’une serre
bioclimatique et d’outils innovants, les plantes pérennes, les associations de
cultures, l’autofertilité, la forêt-jardin, l’insertion des animaux dans le
système cultural, les cultures de micro-organismes…
L’inconfort de notre situation vient du fait qu’il existe actuellement trop
peu d’acteurs ayant une expérience dans le domaine de la microagriculture
permaculturelle. Nous aspirons à la création d’un réseau international de
personnes- et de lieux-ressources. Mais comment former ces personnes-
ressources ? La question ne peut être débattue en profondeur dans ces pages,
mais elle est au cœur de nos préoccupations. Nous avons réalisé que nous
sommes trop petits pour former de nombreux stagiaires ici et avons fait le
choix de donner la priorité à la réalisation de supports de formation
susceptibles de servir à un plus grand nombre de personnes.
Le livre que vous avez entre les mains est le premier de ces supports,
traitant des concepts de l’agriculture naturelle. Un “manuel du jardinier-
maraîcher” est en préparation ; il complétera ce premier livre en décrivant, de
manière très concrète, comment appliquer ces concepts dans un jardin ou une
ferme. Il proposera un grand nombre d’informations inédites et des outils
permettant aux particuliers comme aux professionnels de créer des
agroécosystèmes bio-inspirés. Nous avons également commencé à tourner
une série de films didactiques qui seront accessibles à tous sur Internet.
Rappelons que le Fonds documentaire de l’École de permaculture du Bec
Hellouin propose dès aujourd’hui des centaines de documents en accès libre.
Notre rêve, avec Perrine, est d’échanger avec des paysans du Sud. Nous
collaborons avec plusieurs ONG d’Afrique et accueillons actuellement à la
ferme pour trois mois Pascal, formateur de paysans au Sud-Kivu, en
République démocratique du Congo.
Nous essayons de faire confiance à la vie. Plutôt que de rêver à un
ralentissement, qui ne viendra probablement jamais, nous tentons
d’apprendre à créer du calme en nous, même au milieu de l’agitation. Là
encore, nous sommes loin, vraiment très loin de notre objectif ! Nous n’avons
pratiquement pas un moment de libre – pourtant la semaine dernière, pour la
première fois depuis six ans, nous avons pu prendre deux jours en amoureux.
C’était formidable, mais nous nous sommes dit que deux jours étaient
suffisants. Davantage de vacances, nous nous ennuierions. Perrine et moi
sommes tombés d’accord sur le fait que nous travaillerons jusqu’à notre
dernier souffle, si la vie nous y autorise ! Mais peut-on encore parler de
travail pour une activité aussi passionnante ?
Créer une microferme aujourd’hui
Il est surprenant de constater qu’en peu d’années l’aventure de la Ferme du
Bec Hellouin est devenue fort suivie dans le monde agricole et au-delà,
suscitant des réactions contrastées. Beaucoup de personnes ne croient pas aux
résultats obtenus, mais généralement elles sont mal informées de ce qui se
passe ici et n’ont pas lu les rapports intermédiaires de l’étude. Un nombre
croissant de personnes également se sentent interpellées par le concept de
microferme et désirent se lancer, elles aussi, dans l’aventure. Actuellement en
Europe, pour répondre à la demande croissante des consommateurs, la
tendance lourde est d’aller vers une industrialisation de l’agriculture
biologique. Nombre d’acteurs du monde agricole ne se retrouvent pas dans
cette tendance. Les échos qui nous parviennent des quatre coins de la France
montrent que la permaculture suscite l’espoir de renouveler en profondeur
l’agriculture biologique, dans le sens d’une agriculture plus naturelle et plus
adaptée au monde de demain.
Un choix de vie, plus qu’un métier
Que dire aux porteurs d’un projet de création d’une microferme ? En premier
lieu, qu’être paysan est plus qu’un métier, c’est un choix de vie qui impose de
lourdes contraintes, tout en offrant des opportunités indéniables.
Les contraintes sont réelles, même si elles varient selon les métiers. Dans
une approche permaculturelle, nous cherchons à créer un agroécosystème
complexe ; sa mise en œuvre et sa gestion nécessitent un fort investissement
personnel et l’acquisition de nombreuses connaissances et compétences. Il
faudra probablement dire adieu aux vacances, pour quelques années au
moins, et accepter de vivre avec très peu d’argent, voire de ne rien gagner du
tout les premiers temps. Un choix de vie aussi radical impacte fortement tous
les aspects de notre vie, mais aussi celle de notre entourage, familial en
premier lieu. Il convient de s’assurer de l’adhésion de ses proches. On ne se
lance pas à la légère dans une telle expérience !
Mais les satisfactions sont à la hauteur de l’investissement personnel et des
risques encourus – à condition toutefois de surmonter les obstacles et de
pérenniser la microferme ! Pour nous, vivre dans la nature est la vraie vie,
une existence variée et épanouissante qui permet de développer notre
potentiel d’être humain. La récompense n’est pas monétaire, elle ne vient pas
non plus en termes de reconnaissance sociale car les métiers de la terre
restent encore injustement dévalorisés. Elle tient dans la qualité de la vie.
L’émerveillement devant le spectacle quotidien de la nature, la brume du
matin, les gouttes de rosée, la magie de la germination des graines, les
oiseaux pour compagnons, la beauté des légumes et des fruits, la joie de se
nourrir de sa propre production, les échanges vrais et sincères avec des
personnes honnêtes : tout cela n’a pas de prix… Travailler chez soi, être son
propre patron, vivre dehors, poser ses choix et en assumer les conséquences
donne une vie noble et pleine, même si les soucis sont réels. Les journées
sont longues mais, comme l’écrivait John Seymour, le soir venu on se dit :
“Déjà fini ?”
Devenir paysan offre aussi la satisfaction d’engager sa vie au service de la
Terre et des autres : chaque geste a du sens et peut contribuer au bien
commun. Trouver un but à sa vie, dans un monde caractérisé par la perte de
sens, est un privilège.
Et puis pour la famille, même si l’on ne part guère en vacances, même si
les week-ends sont en partie consacrés aux soins à la ferme, quel cadeau de
vivre ensemble au cœur d’un grand jardin ! Chacune de nos filles a ses
animaux – mouton, lapin, poule, poney, chat ou chien –, un territoire de jeux
infiniment varié, des arbres pour faire ses cabanes… Nos enfants grandissent
dans un petit monde intensément vivant et sécurisant où elles peuvent
déployer leurs capacités. Hier Fénoua, notre quatrième fille, m’a rejoint sur
l’île après l’école et m’a dit : “Papa, j’ai souri aux canards et l’un d’eux m’a
souri à son tour. Il est trop sympa, ce sera mon canard !” Grandir dans une
ferme et sourire aux canards, voilà l’enfance que nous souhaitions offrir à nos
enfants. Les petits miracles évoqués au début de ce livre sont maintenant
légion !
Souvent les visiteurs, à la vue du travail accompli, nous disent : “Quel
courage vous avez !” Nous n’osons leur répondre que, pour nous, le vrai
courage serait de vivre en ville, de prendre le métro ou de supporter les
embouteillages du périphérique pour aller s’enfermer dans un bureau, entouré
de matériaux synthétiques, avec la clim et le bruit de la machine à café, en
attendant les congés payés et les RTT… Chaque vie a ses contraintes. Je
préfère mille fois celles du paysan. L’absence de vacances n’est pas si grave
que cela car nous sommes bien chez nous.
La réussite économique d’une microferme
Mais, pour être en mesure d’apprécier la vie de la ferme, encore faut-il ne pas
être écrasé par les soucis. Pour que le beau rêve ne vire pas au cauchemar, il
importe de préparer soigneusement chaque aspect de son installation – les
imprévus seront de toute façon nombreux ! Lorsque nous organisions nos
expéditions à bord de Fleur de Lampaul, je répétais souvent à l’équipage :
“Plus le rêve est fou, plus il faut le réaliser sérieusement.” Et j’ajoutais :
“Nous cherchons à aller le plus loin possible, mais nous n’allons pas
n’importe où, ni n’importe comment.”Cet état d’esprit qui nous a permis de
naviguer vingt-deux ans sans accident semble bien adapté au paysan, qui est
aussi à sa façon un aventurier !
Préparez donc méticuleusement votre projet. Donnez-vous du temps,
plusieurs années. Allez-y progressivement : commencez par cultiver un
jardin, en vous mettant dans la peau du professionnel que vous aspirez à
devenir, mais à échelle plus réduite. Offrez ou vendez votre production à vos
voisins. Conservez un travail rémunérateur aussi longtemps que possible,
jusqu’à ce que vous ayez acquis une expertise suffisante pour faire le grand
saut.
Quand serez-vous prêt ? Nous ne saurions trop vous conseiller de
quantifier la production de votre jardin, sa valeur économique, même si elle
n’est que virtuelle, le temps passé pour la produire, les frais engagés. Pour
une installation maraîchère, lorsque vous parviendrez à produire plus
de 25 euros de légumes par mètre carré et par an, en moyenne, et que chaque
heure de travail dégagera au moins 15 euros de chiffre d’affaires (toutes
tâches confondues, en incluant l’entretien, la commercialisation, la
gestion…), vous pourrez estimer que vous avez quelques chances d’arriver à
vivre (modestement) du métier de maraîcher. Ces deux chiffres nous
semblent représenter les seuils au-delà desquels une activité de micro-
maraîchage manuel devient économiquement viable – données à adapter à
chaque personne et à chaque contexte, bien évidemment. Il faut un bon
niveau d’expérience pour les atteindre. La conjonction de ces deux
indicateurs reflète, entre autres, les compétences techniques du jardinier-
maraîcher, mais également sa rapidité d’exécution, très importante dans cette
profession.
Formez-vous donc autant que possible avant de vous lancer, plutôt
qu’après. Notre ami Jean-Martin Fortier estime qu’il faut dix mille heures de
travail pour faire un maraîcher, et cela rejoint notre expérience : ce n’est que
la cinquième année que nous avons commencé à nous sentir bien à l’aise
devant la complexité et la diversité des tâches à accomplir. Le temps investi
en formation est du temps de gagné et de l’argent épargné. Souvenez-vous :
l’agriculture permaculturelle est une agriculture de la connaissance. Vous
n’aurez pas besoin d’outils sophistiqués et coûteux, c’est en vous-même qu’il
convient d’investir !
Étant donné la quasi-absence, aujourd’hui, de formations au maraîchage
permaculturel, nous conseillons à ceux qui nous sollicitent de se former dans
les cursus habituels de maraîchage bio (en réalisant un brevet professionnel
de responsable d’exploitation agricole, par exemple), et de compléter ce
parcours par des lectures et recherches personnelles, des stages chez
différents professionnels, une pratique assidue dans un jardin d’essai…
Suivre un cours certifié de permaculture semble incontournable (voir en
annexe, p. 335, les lieux de formation en France).
La question de l’investissement initial nous est souvent posée. Nous
l’avons déjà évoquée dans ces pages : il nous est quasiment impossible
aujourd’hui de donner une réponse fiable, par manque de références et parce
que le coût d’une installation varie fortement selon les métiers et les
contextes. Nous avons avancé, pour la création d’une microferme maraîchère,
la somme de 75 000 euros comme étant une estimation moyenne raisonnable.
Il est possible de démarrer avec beaucoup moins : un petit jardin et des buttes
de culture permettent de produire à faible coût. Au budget de l’installation, il
convient de provisionner aussi de quoi vivre les premières années, en
attendant que l’activité prenne son essor. Tout le temps investi dans votre
formation sera autant d’argent économisé lors de la création de votre ferme,
en évitant des investissements inutiles, et votre ferme deviendra également
plus vite productive et rentable.
Survivre aux premières années
Les premières années représentent un cap vraiment difficile à passer car le
nouveau jardinier-maraîcher est confronté à de nombreuses difficultés : il n’a
pas une grande maîtrise technique, son sol n’est pas encore fertile, la pression
des adventices est forte, il lui faut construire un réseau commercial… Soyez
conscient de l’investissement personnel et de l’énergie nécessaires pour
traverser cette zone de turbulences ! Vous allez y laisser des plumes et aurez
besoin d’être épaulé.
Il serait juste, nous l’avons évoqué, que les communautés locales et la
société dans son ensemble soutiennent le paysan débutant dans cette période
d’installation durant laquelle il est si vulnérable. Les services qu’il rendra
ensuite le justifient amplement. Force est de constater qu’on en est loin à
l’heure actuelle. Les aides de l’État à l’agriculture biologique sont tout à fait
insuffisantes. Malgré les annonces de façade des gouvernements successifs,
l’agriculture bio reste le parent pauvre de l’agriculture française. Au niveau
des communautés territoriales, une prise de conscience commence à se faire
jour ; nous suggérons aux candidats à l’installation de soigner leur insertion
dans le tissu social et économique local. De nombreuses municipalités
aspirent à installer sur leur territoire un maraîcher bio. Travailler main dans la
main avec les collectivités locales est un gage de réussite.
Nous insistons fortement sur les difficultés car la réalité n’est pas rose. Une
estimation qui circule dans la profession donne à penser que le maraîcher bio
français gagne en moyenne 800 euros nets par mois, pour une cinquantaine
d’heures de travail hebdomadaires et un investissement qui dépasse souvent
100 000 euros. Quelle autre profession est aussi mal lotie ? On peut
considérer que le maraîcher bio est exploité par la société. Nous espérons que
l’importance de ce métier sera mieux perçue dans les années à venir. Nos
amis de la ferme de Sainte-Marthe parlent de maraîchage éthique. Mais, en
attendant, comment sortir de la relative précarité qui reste la norme pour la
majorité des maraîchers ? S’il n’a guère de prise sur le contexte macro-
économique, le paysan peut progresser dans ses pratiques afin de devenir plus
efficient. C’est ce que nous cherchons constamment à faire au Bec Hellouin,
non pas pour annoncer de beaux chiffres dans les rapports de notre étude,
mais pour aider nos confrères à gagner en sécurité et en qualité de vie. Le
jour – et il est proche, nous l’espérons – où nous pourrons démontrer qu’il est
possible de gagner 1 500 euros nets en travaillant chez soi dans son jardin, le
métier de maraîcher bio gagnera en attractivité !
N’oublions pas qu’une ferme permaculturelle produit plus que de la
nourriture. Un jour viendra où les autres services rendus à la communauté
seront reconnus et valorisés.
Transformer son jardin en microferme
La forme d’installation la plus aisée est indéniablement la création de votre
microferme chez vous, dans votre jardin – si vous avez la chance d’en
posséder un. Nous recevons dans nos formations de nombreuses personnes
qui se torturent l’esprit pour chercher comment acquérir quelques hectares,
alors qu’elles habitent une maison entourée d’un terrain de 1000 mètres
carrés ou plus. Ne cherchez plus, votre microferme est là, sous vos yeux ! Et
si, de plus, votre maison est située en ville ou en banlieue, vous avez là un
avantage incroyable : la proximité de vos futurs clients. Le positionnement de
la microferme influe considérablement sur sa réussite. Il est beaucoup plus
difficile de commercialiser sa production lorsque l’on est situé en rase
campagne : vous vendrez vos produits moins cher, au prix de davantage
d’efforts. En créant une microferme chez vous, vous n’aurez pas à
déménager, votre conjoint(e) conservera son travail, vos enfants leur école,
leurs copains, et la transition sera d’autant plus aisée. Transformer quelques
centaines de mètres carrés de pelouse en un jardin hyperproductif ne
demande quasiment pas d’investissement monétaire et peut se révéler très
plaisant, efficace et utile, car vous êtes déjà inséré dans le tissu local.
Ne cédez pas à la folie des grandeurs. Gardez en tête qu’il importe de
limiter les frais d’investissement et de fonctionnement à un seuil raisonnable.
Évitez de vous endetter, autant que possible. Mieux vaut réaliser un chiffre
d’affaires plus réduit en investissant peu, si la configuration de votre
installation vous permet de tirer parti de ce que vous avez déjà. La marge
nette sera probablement plus importante et vous serez plus serein !
Ne commettez pas l’erreur de vous lancer à cultiver une surface trop
grande : c’est la principale source d’échec potentiel. Toute la profession et
les conseillers agricoles vous pousseront à grandir, vous affirmant que l’on ne
peut pas vivre sur une petite surface. Mais souvenez-vous du conseil des
anciens jardiniers-maraîchers, toujours aussi pertinent : “Choisissez la plus
petite parcelle de terre possible, et cultivez-la exceptionnellement bien.” Si
nous devions redémarrer à zéro aujourd’hui, nous cultiverions 1 000 mètres
carrés à deux, pas plus ! Mais avec un niveau de productivité maximal.
Dans le manuel à venir, nous serons en mesure d’intégrer les données
chiffrées de l’étude que nous menons et de donner des références plus
précises, culture par culture.
Perrine et moi avons le sentiment d’avoir essuyé les plâtres, en sortant des
sentiers battus. Puisse cette expérience si laborieusement acquise servir à
faciliter l’installation d’un grand nombre de microfermes !

1 Citée par Nelson Mandela dans son discours d’investiture, 1994.


2 Sébastien Henry est l’auteur de deux livres merveilleux : Quand les décideurs s’inspirent des moines,
Dunod, 2012, et Ces décideurs qui méditent et s’engagent, Dunod, 2014.
XXII
LA BIO-ABONDANCE
La vie a le pouvoir d’organiser le chaos, de créer l’abondance à partir du
peu. La bio-abondance est la possibilité de subvenir durablement à nos
besoins essentiels – l’antithèse de la techno-abondance actuelle. Elle est
fondée sur la capacité des processus biologiques à augmenter les
ressources disponibles.

La révolte et la révolte seule est créatrice de lumière, et cette lumière ne


peut emprunter que trois voies : la poésie, la liberté et l’amour.
ANDRÉ BRETON1

Soyez réalistes : demandez l’impossible.


Slogan de Mai 68

Nous sommes paysans bio et fiers de l’être. Nous trouvons notre joie dans un
compagnonnage intime et quotidien avec les plantes et les animaux.
Comme les femmes, les paysans portent la vie. Le corps de nos clients est
formé du corps des fruits et légumes que nous cultivons avec tendresse et
respect.
Notre désir le plus profond est de comprendre, de l’intérieur, la dynamique
de la vie, à l’œuvre dans la terre et les racines, les tiges et les feuilles, les
pattes et les ailes, la pluie et le vent. Par quel miracle les minéraux de la
roche-mère s’assemblent-ils jusqu’à former, mêlés de soleil et d’eau, le corps
doux et chaud de notre âne, les yeux bleus ou bruns de nos enfants ?
“Le grain de vie puis le grain de pensée succéderont au grain de matière”,
écrivait Teilhard de Chardin2. Notre métier consiste simplement à servir ce
mouvement de la vie qui toujours nous dépassera, avec infiniment de
gratitude.
À l’école de la mer et de la terre
Depuis bien des années, je cherche à comprendre le lien entre ce que j’ai
entrevu de la dynamique de la vie au cœur des forêts tropicales et des récifs
coralliens visités dans ma jeunesse, et ce qui s’opère, ce qui s’échange, ce qui
s’accroît dans nos jardins. Pouvons-nous espérer approcher, dans notre vallée
normande, quelque chose de la flamboyance de la jungle, de l’exubérance des
récifs de corail ?
Je réfléchis aussi à la manière dont nous, les humains, interagissons avec la
nature pour en tirer notre subsistance. Est-il possible d’inventer une société
post-pétrole qui allie l’harmonie des peuples premiers et les avancées
cognitives et techniques de l’époque moderne ?
Je ne réfléchis pas très vite… Il m’a fallu plus de trente ans pour
comprendre qu’un principe simple et puissant est à l’œuvre dans la nature,
une dynamique dont s’inspirent les peuples premiers. Nous pourrions baptiser
cette dynamique bio-abondance.
La bio-abondance, c’est l’art de faire beaucoup avec très peu. Seule la vie
y parvient.
Assembler des molécules éparses
Les processus biologiques ont le fascinant pouvoir d’assembler, d’organiser
des molécules éparses, pour créer des cellules puis des organismes vivants.
Ils tirent profit des ressources minérales de la roche-mère, des rayons du
soleil, des gaz de l’atmosphère, pour former des êtres qui bougent, mangent,
croissent, se reproduisent, meurent et participent à leur tour aux cycles de la
fertilité.
J’ai été profondément frappé, lorsque je les ai étudiés, de constater que les
récifs coralliens et la forêt amazonienne, qui constituent les deux écosystèmes
les plus riches de la planète, s’épanouissent dans des milieux pauvres en
nutriments, mais riches en énergie solaire. Ces assemblages d’une haute
complexité génèrent eux-mêmes les conditions de leur prospérité – en tirant
la quintessence des ressources disponibles, en multipliant les échanges, les
relations symbiotiques et de coopération. Tout gaspillage est bien
évidemment proscrit. Ces écosystèmes apportent une contribution majeure au
fonctionnement général de la biosphère.
À partir de sols lessivés par des pluies surabondantes, dans des eaux
pauvres en plancton, les processus biologiques ont su engendrer une
explosion d’organismes aux formes et couleurs étonnamment variées. Une
surabondance – une bio-abondance.
Toutes proportions gardées, quelque chose de cette bio-abondance se
manifeste déjà dans nos jardins. En cherchant à aligner nos pratiques au plus
près de ce que nous percevons des processus biologiques, nous constatons
une production généreuse et bonne, qui n’épuise pas le milieu, mais participe
au contraire à son aggradation. Nous pourrons donc effectuer des récoltes
abondantes dans des jardins de plus en plus fertiles.
Petit poisson deviendra grand
Les processus biologiques – et eux seuls – ont le pouvoir d’accroître les
ressources : le petit poisson devient un grand poisson, la plantule donne un
arbre puissant, le fruit produit mille graines qui deviennent presque autant de
nouveaux végétaux…
Les peuples premiers ont intuitivement compris qu’ils pouvaient prélever
une part de ces ressources vivantes qui s’accroissent d’elles-mêmes, sans
affaiblir le milieu environnant – surtout s’ils contribuent à son aggradation
par de bonnes pratiques, en replantant les noyaux, par exemple. Ils ont édicté
des règles de bonne conduite visant à limiter les prélèvements à un seuil
acceptable, s’imposant à eux-mêmes des formes d’autorégulation semblables
à celles qui régissent les plantes et les animaux.
Tant que l’équilibre est respecté, les plantes, les animaux et les humains
peuvent prélever les ressources qui leur sont nécessaires, tandis que la nature
environnante continue à évoluer, lentement mais sûrement, vers davantage de
complexité et de fertilité.
En d’autres termes, la bio-abondance donne aux communautés végétales,
animales et humaines la possibilité de subvenir durablement à l’ensemble de
leurs besoins, à condition d’équilibrer les prélèvements avec ce que les
processus biologiques sont capables d’engendrer.
Les ressources produites par les processus biologiques sont organiques : il
s’agit des végétaux et des animaux. Depuis l’apparition des premiers
hommes, ces plantes et ces animaux ont soutenu notre existence, nous
procurant de quoi nous nourrir, nous vêtir, nous chauffer, nous déplacer, nous
soigner, construire nos habitats, nos instruments de musique, nos objets
rituels. Au cours des âges et jusqu’à l’entrée dans la modernité, les ressources
organiques ont constitué la quasi-totalité des ressources nécessaires aux
communautés humaines. Seuls quelques minéraux les complétaient, le plus
souvent des minéraux surabondants – des pierres et du fer.
Mais les processus biologiques nous rendent également d’autres services –
d’immenses services –, car ils sont capables de modifier puissamment le
milieu physique : ils exercent une influence sur le climat (pluviométrie,
température…) et la géologie (formation des sols, des roches calcaires…),
assainissent les eaux, augmentent la teneur en oxygène de l’atmosphère,
séquestrent du carbone3…
Prélever les ressources qui nous sont nécessaires en nous contentant de
puiser dans la biosphère la part qui s’accroît naturellement grâce aux
processus biologiques – des végétaux et des animaux – revient à puiser les
intérêts du capital, sans entamer le capital. C’est faire preuve de sagesse. Il
est également possible de prélever des ressources minérales abondantes – des
pierres et des métaux communs, dont est formée l’écorce terrestre – sans
éroder sensiblement l’intégrité de la planète.
Nous, humains, à l’instar des autres organismes vivants, pouvons prendre,
mais aussi donner. Profiter des ressources naturelles, mais aussi favoriser une
dynamique d’enrichissement du milieu environnant, nous inscrire dans les
cycles de la fécondité. En d’autres termes, nous pouvons coopérer avec les
autres formes de vie en vue d’accroître le capital, et donc la part d’intérêts
que nous pourrons prélever. Dans cette perspective, nous chercherons à
privilégier les relations de coopération plutôt que de prédation, nous
veillerons à limiter nos prélèvements, à boucler les cycles, à transformer la
totalité de nos déchets en autant de nouvelles ressources. C’est ce
qu’enseignent la permaculture et le biomimétisme.
Au vu de ce qui précède, nous pourrions décrire ainsi la bio-abondance :
Bio-abondance : création de biens recyclables fondée sur une utilisation
bio-inspirée des ressources naturelles renouvelables. Ces biens sont
disponibles en quantité et durablement. Ils ne produisent pas de déchets,
n’influent pas sur la santé des écosystèmes et peuvent éventuellement
contribuer à leur aggradation.
La bio-abondance est un concept qui est nouveau sans l’être, bien
évidemment. Il nous a semblé important de le décrire car la plupart d’entre
nous sous-estiment le potentiel de productivité d’un écosystème en bonne
santé et la possibilité pour nous autres humains de contribuer à
l’accroissement des ressources biologiques en nous fondant sur une
observation fine et approfondie des dynamiques à l’œuvre, et en interagissant
avec mesure et respect sur ces dynamiques.
Les peuples premiers vivent dans des sociétés que les ethnologues
décrivent comme des sociétés d’abondance – nous pourrions dire : de bio-
abondance. Nous l’avons évoqué pour les Wayanas : ils ne connaissent pas la
pénurie (sauf en de très rares circonstances), n’ont pas de crainte du
lendemain car ils savent que leurs besoins seront toujours couverts par la
nature environnante. Le respect de la vie est inscrit au cœur de leur culture et
de leur spiritualité. Bien qu’essentiellement intuitive, leur connaissance
approfondie de leur environnement naturel leur permet de tirer pleinement
parti de la bio-abondance.
La société moderne a tourné le dos à la nature qu’elle ne cesse
d’artificialiser, portant atteinte aux processus biologiques et mettant à mal la
capacité des écosystèmes à générer la bio-abondance. Cette transgression a
été rendue possible par le recours aux énergies fossiles, qui ont permis
d’engendrer une autre forme d’abondance, bien différente dans son essence.
La surabondance actuelle de biens de consommation provient d’une
économie extractive, prédatrice de ressources minérales non renouvelables,
consommatrice des ressources organiques sans aucune conscience des seuils
acceptables, sans rien restituer en retour. Cette forme d’abondance pourrait
être baptisée techno-abondance. Elle creuse des trous dans la Terre et épuise
rapidement son capital.
“La biosphère est un ensemble de cycles géochimiques qui met en relation
des stocks de matière et d’énergie, entre lesquels s’échangent des flux. Le
mouvement des flux permet aux stocks de se reconstituer. Que fait
l’économie ? Elle puise dans les stocks, qui n’ont pas de valeur économique à
l’état naturel, sans se soucier de leur reproduction”, écrivait René Passet4.
Nous proposons la définition suivante.
Techno-abondance : création de biens peu ou pas recyclables fondée sur
une utilisation prédatrice des ressources naturelles, renouvelables et non
renouvelables. Ces biens sont disponibles en quantité, mais pendant un temps
seulement, et pas pour tous. Ils produisent des déchets et contribuent à la
destruction de la biosphère.
Habiter la Terre en poète ou en assassin ?
L’agriculture industrielle engendrée par notre société de consommation est
une profonde perversion du métier de paysan : de porteur de vie, il devient
semeur de mort. Les agriculteurs en sont les premières victimes et une prise
de conscience se fait jour au sein de la profession. L’agriculture industrielle
n’est que le reflet de notre société biocide : elle assassine les êtres vivants
dans des quantités qui dépassent l’entendement, elle pue la mort – il importe
d’en sortir le plus vite possible, avant qu’elle n’ait définitivement dégradé la
seule planète vivante connue. Pourtant, comme un tas de compost, notre
société porte en elle les germes du monde de demain. Rappelons-nous ces
contre-courants que Pupoli maîtrisait avec art. Ayons confiance : la terre a le
pouvoir de transformer ce qui meurt en de nouvelles formes de vie.
La société postmoderne que nous allons créer ensemble pourra, devra
fonctionner sur le mode de la bio-abondance. Une nouvelle forme
d’abondance : c’est une bonne nouvelle ! La plupart de nos contemporains ne
soupçonnent pas le potentiel des processus biologiques. Sortir de la techno-
abondance est perçu comme s’enfoncer dans la pénurie. Mais non ! Cela peut
être entrer dans la bio-abondance.
Comment y parvenir ? Nous l’avons exploré de chapitre en chapitre pour
les thématiques agricoles : en développant une compréhension aussi poussée
que possible des processus biologiques, et en inscrivant nos interactions avec
la biosphère dans la logique de la vie. C’est un virage à 180 degrés par
rapport à ce que nous avons fait au cours des siècles passés dans nos sociétés
dites “développées” ! Mais nous avons beaucoup appris de nos erreurs, et
beaucoup appris sur le fonctionnement de la nature. Nous sommes mieux
armés que jamais pour entrer dans une ère de respect et d’épanouissement de
la vie. Il nous faut juste développer notre conscience…
Une société verte
La société verte décrite au chapitre précédent est une société fondée sur la
bio-abondance. En entourant chaque maison, chaque hameau, chaque ville
d’un cocon de nature intensément vivante, en redonnant à la Terre le manteau
d’arbres dont des humains trop avides l’ont dépouillée, en veillant
soigneusement à limiter nos prélèvements à la part de ressources
qu’engendrent chaque année les processus biologiques, à l’instar du Japon de
la civilisation Edo, en subvenant à nos besoins par des ressources biologiques
plutôt que par des ressources minérales, nous pourrons habiter durablement la
Terre. Nous renoncerons à nos gadgets et au gaspillage, mais nous serons
riches des biens essentiels – matériels et immatériels – qui rendent la vie
vraiment belle.
C’est ce que propose la permaculture, qui est à la fois une science et un art
de vivre. Nous n’en sommes qu’au tout début de l’aventure, la suite de
l’histoire reste à écrire et chacun de nous peut y contribuer.
Une fois encore, le principal obstacle n’est pas d’ordre technique, il est en
nous – tout comme les solutions. Nous avons tous une certaine tendance à
souscrire à des croyances limitantes, dont voici quelques exemples : le passé
est dépassé, le progrès est toujours un bien, l’Occident fait mieux que le reste
du monde, le travail de la terre est fait pour les serfs, un job intellectuel vaut
mieux qu’un travail manuel, ma voiture et mon i-Phone me rendent
heureux… Acceptons de prendre du recul par rapport aux formatages que
nous subissons tous, afin de considérer la question de notre avenir commun
avec davantage de hauteur. Osons imaginer l’inédit. Prenons le meilleur des
multiples traditions de l’humanité, et le meilleur de la modernité, pour forger
un monde qui n’a encore jamais existé. Soyons des explorateurs de l’avenir !
Pour conclure, Perrine et moi souhaitons partager une conviction : l’être
humain a un rôle essentiel à jouer, un rôle positif et constructeur, dans
l’avenir de la biosphère. Si la nature nous a dotés d’un cerveau aussi
sophistiqué, ce n’est pas pour la détruire en retour, mais pour entrer dans une
démarche active de coévolution avec elle. Nous pouvons coopérer avec les
processus biologiques pour créer de nouvelles formes de vie et de nouvelles
formes d’organisation du vivant. Les jardiniers ne font pas autre chose,
lorsqu’ils conduisent des plantes sauvages à donner des fleurs, des fruits, des
légumes admirables. Chaque rose parfumée, chaque pomme vermeille,
chaque carotte sucrée est le fruit d’une symbiose entre la nature et des
générations de jardiniers. La nature n’aurait pas créé sans nous ces fleurs et
ces fruits. Mais faut-il encore nous positionner en dehors de la nature ? Nous
sommes la nature, sa fine pointe consciente peut-être, et notre mission est de
veiller avec douceur et sagesse sur tous nos compagnons de voyage. Ils
n’attendent qu’une chose de nous : que nous devenions vraiment humains,
que nous nous montrions dignes de cette position unique qui est la nôtre.
Chaque jardin, chaque ferme peut devenir un lieu de guérison du monde et
contribuer à son embellissement.

Le Bec Hellouin, le 16 mai 2014.

1 André Breton, Arcane 17.


2 Cité dans Théodore Monod, Et si l’aventure humaine devait échouer, Grasset, 2004.
3 Tous ceux qui s’intéressent à cette question liront avec profit les travaux de James Lovelock, Gaïa :
comment soigner une Terre malade ?, Robert Laffont, 1992.
4 Extrait de l’article de René Passet, “Un développement contre nature”, Calypso log, no 115,
septembre 1992.
POSTFACE
V oici maintenant trois ans que je travaille régulièrement avec la Ferme du
Bec Hellouin. L’étude que nous avons conduite ensemble a eu un écho assez
incroyable. Devenu caution scientifique de ce travail, je suis très souvent
interrogé sur la réalité des résultats publiés et le caractère reproductible de
l’expérience que conduisent Charles et Perrine. Répondre à la première de ces
questions ne m’est guère difficile. Les données ont été produites en
respectant les règles de sérieux méthodologique qu’impose tout travail
scientifique. Leur traitement n’est pas encore terminé. La poursuite du travail
engagé en 2011 permettra d’aller plus loin et d’éclairer des points encore
flous. La seconde question est pertinente et nécessaire, j’y reviendrai.
Auparavant, mais ce n’est pas sans lien, je voudrais évoquer une autre
question qui m’est adressée presque systématiquement : pourquoi vous
intéressez-vous à la Ferme du Bec Hellouin ?
Même si j’y suis désormais habitué, cette question me surprend toujours.
Je me contente souvent d’une réponse dilatoire : si je m’intéresse au Bec,
c’est parce que c’est tout près de l’endroit où je passe la plupart de mes week-
ends. Ça ne trompe personne, mais cela me permet de changer de sujet et de
revenir à des points plus techniques et plus faciles. Je crains de ne pouvoir ici
me défausser une nouvelle fois.
Pourquoi un chercheur s’intéresse-t-il au Bec, à une ferme unique dont la
représentativité statistique est inévitablement discutable ? À dire vrai, je
m’intéresse à de tels “cas particuliers” depuis maintenant plus de vingt ans.
Tout simplement parce que ce sont parmi ces cas particuliers que se créent les
innovations techniques, économiques, sociales qui feront les agricultures de
demain. Je m’intéresse au Bec parce que Charles, Perrine et tous ceux qui y
travaillent sont incontestablement des innovateurs. Parce que cette recherche
d’innovation est une des raisons fondamentales de leur projet et de leur
action. Et aussi – ce n’est pas le moins essentiel – parce qu’ils considèrent
que le succès de leur projet passe par la rencontre avec la science et sa
critique par la science.
Pourquoi un chercheur appartenant à une institution scientifique
renommée, mais qui a essentiellement œuvré à la grande modernisation
industrielle de l’agriculture, s’intéresse-t-il à une ferme et à des gens dont la
vision est orthogonale à ce projet institutionnel historique ? Appartenir à une
institution scientifique ne signifie pas pour autant qu’on est cette institution.
Et, de toute façon, cette institution a depuis longtemps accepté que soit
entreprise une lecture critique de ce “programme historique”, ce qui ouvre
largement la possibilité d’explorer d’autres perspectives à ceux qui en son
sein souhaitent le faire en scientifiques. Derrière cette interrogation se pose
néanmoins la question de l’engagement du chercheur. Le projet de Charles et
Perrine, ce livre le montre clairement, est tout à la fois une affaire personnelle
et un acte politique. Les enjeux auxquels ils se mesurent sont ceux d’un futur
durable pour notre planète et nos sociétés, des enjeux que les scientifiques
doivent eux-mêmes assumer et affronter. Je partage nombre des idées de
Charles et Perrine. Mais ma légitimité à m’engager en scientifique à leurs
côtés se joue dans la scientificité de la construction problématique, de la
définition des questions de recherche, des choix méthodologiques auxquels
j’ai pu procéder. Il est nécessaire que cette scientificité soit interrogée et
critiquée, mais opposer l’engagement citoyen du chercheur pour dénier la
valeur de ses recherches ne serait qu’un argument d’autorité sans valeur
scientifique.
Qu’est-ce qui justifie de s’intéresser particulièrement à la ferme du Bec ?
Un esprit chagrin pourrait remarquer que Charles et Perrine n’ont rien
inventé. Mollison, Holmgren et la permaculture, les maraîchers parisiens du
XIXe siècle, Eliot Coleman, John Jeavons, Pierre Rabhi, Philippe Desbrosses
et bien d’autres étaient là avant eux… Leurs sources d’inspiration sont
multiples, ils ne le cachent pas, invitant chacun au même effort de lecture et
de découverte. Leur mérite réside dans la façon dont ils ont assemblé ces
références, au service d’un projet d’“agriculture écologique” qui relève bien
de la permaculture dans la façon dont il a été pensé comme construction
globale d’un paysage cultivé et vécu, mais qui relève tout autant du
maraîchage biologique “intensif” nord-américain permettant une production
“professionnelle” sur une surface très réduite. Cet assemblage s’est construit
progressivement, avec des essais et des erreurs dont ils ont su tirer profit. Il
continuera demain à évoluer. C’est cette dynamique d’apprentissage au
service d’un projet global cohérent et adaptatif qui fait tout l’intérêt du Bec
Hellouin et qui peut et doit servir de source d’inspiration à tous ceux
souhaitant faire de même ailleurs, renforcés dans leur conviction qu’une telle
voie est possible par l’étude, encore essentiellement économique, que nous
avons réalisée. La reproductibilité de cette expérience ne réside pas dans la
possibilité de faire exactement la même chose ailleurs. Elle réside dans la
capacité d’en comprendre la logique générale et de s’en inspirer pour lire et
agir dans d’autres contextes, écologiques, économiques, humains. Pour
accéder à cette compréhension, ce livre, qui est avant tout le livre d’une
histoire, est à mon avis un outil de choix. Bien loin des recommandations, des
préconisations, des fiches techniques dont sont coutumiers les ouvrages de
vulgarisation agricole, il invite à l’intelligence plus qu’au respect des savoirs
établis.
Le mode de développement qu’a connu l’agriculture au cours du dernier
siècle s’appuyait sur des approches scientifiques normatives, fondées sur la
détermination analytique en laboratoire – quand bien même celui-ci était le
champ ou la ferme expérimentale – des problèmes et des solutions, révélant
des lois génériques. Ces lois permettaient la définition et la diffusion de
préconisations techniques et économiques à prétention universelle. La voie
agroécologique, dont le Bec Hellouin est un exemple, invite au contraire à
considérer chaque agroécosystème comme un objet complexe et singulier,
redevable de solutions singulières. Cette vision fonde mon travail de
chercheur. Loin de la recherche de causalités et de lois universelles, mon
objectif est de partir d’une étude approfondie d’expériences pionnières pour
modéliser le fonctionnement de petites fermes intégrées dans des marchés de
proximité, afin de dégager des règles d’action ajustables à chaque situation
singulière, qui en garantissent la viabilité à court et à moyen terme et soient
compatibles avec les enjeux et les contraintes actuels et futurs de
l’agriculture. J’entends ainsi contribuer à la construction d’une grille de
lecture interdisciplinaire et holiste, qui arme notre capacité de penser et
mettre en œuvre des formes d’agriculture qui se situeraient effectivement
dans une perspective agroécologique, pensant en termes d’immunité, de
métabolisme et d’intégrité fonctionnelle des agroécosystèmes ; de résilience
et de viabilité ; de sens social et de durabilité forte. Je partage cet objectif
avec bien d’autres chercheurs, partout dans le monde. Nous avons tous la
conviction que le devenir des sciences agronomiques se joue alors dans leur
capacité de proposer des voies permettant d’interféconder des savoirs
pragmatiques locaux et des savoirs scientifiques pour concevoir des
agroécosystèmes situés, dans un dialogue permanent entre scientifiques et
praticiens. C’est à ce dialogue que m’invitaient Charles et Perrine. Comment
aurais-je pu le refuser ?
Toutes ces raisons sont certainement excellentes. Mais ne sont-elles pas
trop objectives et froides pour être celles qui m’animeraient exclusivement ?
En scientifique objectif, j’aimerais pouvoir l’affirmer. Mais je me dois d’être
honnête. Si je me suis investi dans ce travail, mes raisons sont tout autant
subjectives. J’aime aller à la Ferme du Bec, parce que c’est un endroit
magnifique et rare, qui doit beaucoup au site de cette petite vallée normande,
sans doute, mais qui doit surtout au travail et au goût de Charles et de Perrine.
Ce qui frappe, c’est le soin accordé à chaque chose, à chaque détail. Un soin
qui répond à une logique d’utilité : s’il est un principe qu’ils ont retenu des
maraîchers parisiens du XIXe siècle dont ils se réclament, c’est bien celui qui
veut qu’il vaut mieux faire petit et très bien tenu que grand et mal soigné. Un
principe qui est sans doute une clé essentielle de leur succès. Mais ce soin
répond aussi à une logique esthétique, qui vise à ce qu’on s’y sente bien,
qu’on y travaille avec plus de plaisir et donc plus efficacement.
J’ai croisé à la Ferme du Bec des groupes d’agriculteurs, de personnes
désireuses de s’installer, de simples curieux. J’ai toujours senti chez eux une
joie d’être là, dans cet endroit si beau, qui les rendait plus attentifs et plus
confiants dans le projet qui leur était montré. La ferme est une utopie
agroécologique réalisée, c’est aussi un lieu où on se sent bien. Ce bien-être
donne à croire non seulement que l’impossible est possible, mais qu’on peut
être acteur de sa réalisation. Ceux qui vivent et travaillent là sont à la mesure
de cette beauté, doux, ouverts, curieux, attentifs aux autres. Je ne vais pas
seulement au Bec pour parler en scientifique de permaculture ou de
refondation du rapport des sociétés à l’alimentation et à la nature. J’y vais
pour bavarder et chacun de ces bavardages me fait autant progresser sur mon
chemin de scientifique et d’homme que les travaux et les livres austères et
profonds.

FRANÇOIS LÉGER1

1 Ingénieur agronome, docteur en écologie. Enseignant chercheur à AgroParisTech, membre de l’UMR


SAD-APT, “Sciences pour l’action et le développement : activités, produits, territoires” (Inra
AgroParisTech). Chercheur associé à l’UMR éco-anthropologie et ethnobiologie (CNRS-MNHN).
Président du Conseil scientifique et technique des organismes nationaux à vocation agricole et rurale.
Membre du conseil scientifique du Conservatoire du littoral. Directeur de l’UMR SAD-APT
de 2006 à 2013.
REMERCIEMENTS
L a Ferme du Bec Hellouin est une aventure humaine à laquelle tant de
personnes ont contribué. Notre gratitude est profonde pour vous tous qui avez
apporté votre pierre à l’édifice. Vous êtes vraiment trop nombreux pour être
tous cités ici, mais soyez assurés que nous ne vous oublions pas !
Pour ne mettre personne dans l’embarras, précisons que les opinions
exprimées dans ces pages sont les nôtres et ne sont pas forcément partagées
par les personnes et institutions citées ci-après !
Notre gratitude va d’abord à nos parents et nos familles, pour leur
compréhension et leur indéfectible soutien. Vous avez tout fait pour nous
épauler et nous ne pourrons jamais vous remercier assez. Notre pensée va
tout particulièrement vers Marie-France, la maman de Perrine, et François, le
papa de Charles, qui nous ont quittés durant ces années. Merci à nos quatre
minifermières, Lila, Rose, Shanti et Fénoua, pour leur patience lorsque nos
soirées et week-ends étaient pris par la rédaction de ce livre, leur tendre
soutien et leurs recherches sur Internet !
Si la ferme tient bon contre vents et marées, c’est grâce à un remarquable
équipage : Jean-Claude Bellencontre, Charles (Sacha) Guégan, Thomas
Henriot, Édith Legay, Fabien Prud’homme, sans oublier Yohann Jourdan,
Ludivine Ménard, ni bien sûr les inestimables coups de main de Jean-Pierre
Bellencontre. Merci à chacun d’entre vous pour votre engagement, votre
professionnalisme, votre intégrité, votre humour et votre gentillesse !
Travailler avec vous est un privilège de chaque jour.
Les formations de l’École de permaculture du Bec Hellouin sont animées
par des personnes dont nous apprécions tant les qualités humaines que les
grandes compétences : merci à Sylvain Barq, Pierre Boubarne, Armelle
Devigon, Gérard Dufils, Marc Grollimund, Agnès Sinaï, ainsi qu’aux
intervenants ponctuels. Vous nous apprenez beaucoup et vous revoir est
toujours une joie !
Nous remercions vivement les chercheurs qui soutiennent les études
menées à la ferme : François Léger, par qui tout a débuté, Stéphane Bellon,
Gauthier Chapelle, Cyril Girardin, Christine Aubry, Marc Dufumier, Pierre
Stassart, Serge Valet, ainsi que les étudiants Justin Bourel, Morgane Goirand,
Alexis de Liedekercke et Kevin Morel.
Un immense merci également aux partenaires de l’étude “Maraîchage
biologique permaculturel et performance économique”, dont l’engagement
fidèle permet d’explorer l’agriculture de demain : Fondation de France,
Fondation Lemarchand pour l’équilibre entre les Hommes et la Terre,
Fondation Léa Nature, Fondation Terra Symbiosis, Fondation Lunt,
Fondation Pierre Rabhi, Fondation Picard.
Notre gratitude est grande pour nos amis qui épaulent l’Institut Sylva, à
commencer par son président d’honneur, Philippe Desbrosses, sa présidente
Lucile de Cossé Brissac, et Louis-Albert de Broglie, Laurent de Chérisay,
Sébastien Henry, Alexandre Poussin. Nous remercions également Jérôme
Henry et le Crédit coopératif pour leur amicale complicité.
Les bénévoles et étudiants qui ont effectué des stages à la ferme sont fort
nombreux, et nous assurons chacun de notre reconnaissance. Merci pour le
travail en commun et les bons moments partagés.
Une mention toute particulière à Justin Bourel, qui a effectué un travail de
recherches et de corrections approfondi pour ce livre ! Merci à Gauthier
Chapelle pour ses précieuses remarques de biomiméticien, à notre cher
“coach”Sébastien Henry, à Sacha et Édith, qui ont également corrigé cet
ouvrage.
Parmi les nombreuses personnes et amis qui nous ont soutenus et
encouragés tout au long de cette aventure, nous remercions tout
particulièrement Claude Aubert, Huguette Autin, Peter Bal, Charles Barbot,
Bernard Bertrand, Matthieu Blin, Antonin Bonnet, Hélène Bordeaux, Aurélie
Bousselaire, Rachid Boutihane, Maëlys Bouttes, Robin Branchu, Sébastien
Briant, Arnaud Brulaire, Alain Canet, Hélène Carré, Catherine Chalom, Yves
Cochet, Eliot Coleman, Bruno Corroyer, Véronique Couvret, Arnaud Daguin,
Benjamin Decooster, Guibert Del Marmol, Christine Denis, Jacques Dereux,
Sylvain Devaux, Cyril Dion, Jean-Baptiste Dumond, Violette et Claude (†)
Dumont, Alan Ferronière, Frère Raphaël Flaujac, Jean-Martin Fortier, Jean-
Yves Fromonot, Thierry et Pascale Glaizot, Thierry Gissinger, Bernard
Guéral, Bruno Hermenault, Jean-Olivier Héron, Bertrand Hervieu, Jean-Paul
et Blanche Hopsore, Mickaël Jammes, Sébastien Julliard, Aymeric Jung,
Patricia Jung-Singh, Philippe Laborde, Sybille de Laboulaye, Frédéric
Lamblin, Minnie et Romain Lassus, Tristan Lecomte, Vincent Legris, Florent
Lemaire, Antoine Lemarchand, François et Françoise Lemarchand, Philippe
et Laure Lemarchand, Hélène Le Teno, Michaël Lunt, Charlotte de Mévius,
Catherine Michaux, Camille Morel, Cédric Naudon, Hanh Ngoc Nguyen,
Emmanuel Oblin, Serge et Carina Orru, Chantal Pessy, Ian Pinault, Nicolas et
Marina Plowiecki, Marina Poiroux, Petra Popp, Mona Puill-Stephan, Pierre
Rabhi, Jean-François Renard, Maxime de Rostolan, Émilie Sage, Baptiste
Samson, Mickaël Santander, Claude Taleb, Claudius Thiriet, Sarah Valin,
Marc Vandendrissche, Cyrille Varet, Françoise Vernet, Jean-Paul Vittecoq,
Pauline de Voghel, François Warlop. Nous remercions également
chaleureusement les moines et moniales du Bec-Hellouin. Sans vous, la
ferme ne serait pas ce qu’elle est ! Nous vous devons tant.
La Ferme du Bec Hellouin a bénéficié du soutien de la région Haute-
Normandie, du conseil général de l’Eure, de la chambre d’agriculture de
l’Eure, de Pur Project, de la commune du Bec-Hellouin, du Grab de Haute-
Normandie. Nous vous remercions pour votre confiance. Merci à Bienvenue
à la ferme, à l’office de tourisme de Brionne et aux comités de tourisme du
département et de la région Haute-Normandie.
Notre gratitude se tourne également vers ceux qui œuvrent à développer la
permaculture en France et ailleurs : notre “prof” Bernard Alonso, Jean-
Philippe Beau-Douézy, Pascal Depienne, Franck Nathié, Frédéric
Proniewsky, Steve Read, Antoine Talin, Claire Uzan, Gildas Veret, Richard
Wallner, les équipes de l’Université populaire de permaculture et de Brin de
paille, et tous ceux que nous ne connaissons pas. Avançons ensemble !
Ce livre est le fruit de l’amicale et patiente persévérance de Jean-Paul
Capitani et Françoise Nyssen, les dirigeants d’Actes Sud, épaulés par Marie-
Marie Andrasch et Clémence Beurton, nos éditrices, que nous remercions très
chaleureusement ! Partager une passion commune avec ses éditeurs est
précieux. Merci pour le climat de confiance que vous savez créer autour de
vous.
LA PERMACULTURE EN FRANCE
V oici quelques lieux et sites-ressources pour découvrir la permaculture. De
nombreuses initiatives naissent chaque année, la liste suivante est loin d’être
exhaustive !

Brin de paille
www.asso.permaculture.fr
Écocentre du Bouchot, Jean-Philippe Beau-Douézy
www.ecocentrelebouchot.fr
École de la nature et des savoirs
www.ecolenaturesavoirs.com
École de permaculture du Bec Hellouin
www.ecoledepermaculture.org
Ferme biologique du Bec Hellouin
www.fermedubec.com
Ferme Crocus
www.crocus-permaculture.org
Ferme d’avenir, La Bourdaisière
www.fermesdavenir.org
Ferme de Sainte-Marthe
www.formationsbio.com
Fonds documentaire de l’École de permaculture du Bec Hellouin
www.ecoledepermaculture.org
Imagine un colibri, Richard Wallner
www.aupetitcolibri.free.fr
L’atelier des Alvéoles, Antoine Talin
www.atelier-alveoles.fr
La Forêt nourricière, Franck Nathié
www.foretscomestibles.com
La Goursaline, Benjamin Broustey
www.permaculturedesign.fr
La Maison autonome, Patrick et Brigitte Baronnet
www.heol2.org
Le Paysage comestible, Andy et Jessie Darlington
www.lepaysagecomestible.com
Permaculture internationale, Bernard Alonso
www.permacultureinternationale.org
Permaculture sans frontières, Éric Escoffier
www.permaculture-sans-frontieres.org
Terre et Humanisme, mas de Beaulieu
www.terre-humanisme.org
Terre, paille et compagnie, Pascal Depienne
www.terre-paille.fr
Université populaire de permaculture
www.permaculturefrance.org/fr
PETITE BIBLIOTHÈQUE
PERMACULTURELLE
À la Ferme du Bec Hellouin, il y a des livres partout ; voici une petite
sélection de ceux qui nous ont le plus inspirés. Vous en trouverez des
centaines d’autres dans la bibliographie présentée sur le Fonds documentaire
de l’École de permaculture du Bec Hellouin.
PRODUCTION ALIMENTAIRE

Permaculture, agroécologie
Ouvrages généraux, design

Janine M. Benyus, Biomimétisme, Rue de l’Échiquier, coll. “Initial(e) s DD”,


2011. Le livre fondateur du biomimétisme, à lire absolument tant il est
inspirant. Avec beaucoup de clarté, Janine Benyus explore différentes
thématiques comme l’agriculture et l’énergie, et présente les dernières
avancées de la science en matière de biomimétisme. Très accessible et bien
documenté.
Valo Dantinne, Erik Jansegers et Pierre-François Pret, Le Manuel des jardins
agroécologiques, Actes Sud, coll. “Domaine du possible”, 2012. Écrit par
les jardiniers de Terre et Humanisme, ce manuel propose une synthèse de
l’approche développée par cet organisme en matière de jardinage
agroécologique.
Masanobu Fukuoka, La Révolution d’un seul brin de paille, Guy Trédaniel
éditeur, 2005 (1re éd. 1983). L’un des livres fondateurs de l’agriculture
naturelle. Fukuoka y raconte son parcours de paysan au Japon et y mêle
des considérations techniques, philosophiques et spirituelles. Un livre qu’il
faut avoir lu, il ouvre des espaces dans notre imaginaire et a marqué une
génération de lecteurs à travers le monde.
– , L’Agriculture naturelle : théorie et pratique pour une philosophie verte,
Guy Trédaniel éditeur, 2004. Dans le prolongement de La Révolution d’un
seul brin de paille.
David Holmgren, Permaculture : principes et voies pour revenir à une
société soutenable, Rue de l’Échiquier, coll. “Initial(e) s DD”, 2014.
Ouvrage passionnant présentant l’évolution de la pensée du cofondateur de
la permaculture. Les concepts sont brillants et les suggestions novatrices.
Excellente traduction de ce texte très dense. À lire absolument.
Sepp Holzer, La Permaculture de Sepp Holzer : guide pratique pour jardins
et productions agricoles diversifiées, Imagine un colibri, 2011. Bien
illustré, ce livre présente le parcours singulier de Sepp Holzer, un pionnier
audacieux qui fait aujourd’hui référence.
Éric Mollard et Annie Walter, Agricultures singulières, IRD éditions, 2008.
Cet ouvrage expose les techniques agricoles originales mises en œuvre aux
quatre coins du monde pour s’adapter à des contextes particuliers (milieux
marécageux, secs, peu fertiles…). Une belle source d’inspiration pour le
design !
Bill Mollison, Introduction à la permaculture, Passerelle éco, 2012. Un
classique du père fondateur de la permaculture. Incontournable.
Franck Nathié, Permaculture en climat tempéré, Association La Forêt
nourricière, 2011. À commander sur le site de l’association,
www.foretscomestibles.com. Synthèse des travaux menés en France par
Franck Nathié, cette brochure sympathique présente une foule de solutions
concrètes pour mener une vie plus douce pour la planète. L’un des rares
ouvrages rédigés dans notre pays.
Joseph Pousset, Traité d’agroécologie, France Agricole, coll.
“Agriproduction”, 2e éd., 2012. Un livre précieux écrit par un agriculteur.
Les sujets abordés sont traités avec clarté et profondeur. Un ouvrage de
référence pour tous les paysans.
Patrick Whitefield, Graines de permaculture, Passerelle éco, 2e éd., 2011.
Une brève introduction à la permaculture, limpide comme tous les
ouvrages de Whitefield.

En anglais :
Aranya, Permaculture Design : A Step-by-Step Guide, Permanent
Publications, 2012.
Une introduction au design.
Ben Falk, The Resilient Farm and Homestead : An Innovative Permaculture
and Whole Systems Design Approach, Chelsea Green Publishing, 2013.
Une approche novatrice de l’agriculture permaculturelle développée dans
une ferme remarquable.
Andrew Goldring, Permaculture Teachers’ Guide, édité par Permaculture
Association, WWF-UK et Permanent Publications, 2000. Un document utile
à ceux qui souhaitent enseigner la permaculture : il décrit le cursus de base
enseigné dans les cours certifiés de permaculture.
Toby Hemenway, Gaïa’s Garden : A Guide to Home-Scale Permaculture,
Chelsea Green Publishing, 2000. Excellent livre sur le jardin
permaculturel, facile à lire. À quand la traduction française ?
David Holmgren, Permaculture : Principles & Pathways Beyond
Sustainability, Holmgren Design Services, 2002. Version anglaise de
Permaculture : principes et voies pour revenir à une société soutenable.
La complexité du texte de Holmgren rend la lecture ardue pour un non-
anglophone. La traduction française est maintenant heureusement
disponible. Un ouvrage majeur.
Bill Mollison et David Holmgren, Permaculture One : A Perennial
Agriculture for Human Settlements, Transworld, 1978. Traduit en français
sous le titre Permaculture 1, Debard, 1986 rééd. Éditions Charles Corlet,
2011. Le livre fondateur de la permaculture, à lire absolument, même si la
permaculture a depuis évolué.
Bill Mollison, Permaculture Two : Practical Design for Town and Country in
Permanent Agriculture, Tagari Publications, 1979. Traduit en français sous
le titre Permaculture 2, Éditions Charles Corlet, 2011. Le second livre
fondateur de la permaculture.
Patrick Whitefield, The Earth Care Manual, Permanent Publications, 2004.
Notre “bible” pendant des années, remarquable manuel clair, bien
documenté, fouillé. Il contient l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur la
permaculture, adapté à nos latitudes. L’un des meilleurs livres sur le sujet.

Jardin-forêt, forêt comestible, agroforesterie, haies

Voir aussi Arbres dans la catégorie Sciences naturelles, p. 353.


Maurice Chaudière, La Forêt fruitière ou De l’art de rendre productifs
friches, landes, causses, garrigues et maquis…, Éditions de Terran, 2008.
Maurice Chaudière partage dans ces pages une longue expérience. Riche et
inspirant.
Christian Dupraz et Fabien Liagre, Agroforesterie : des arbres et des
cultures, France Agricole, 2e éd., 2011. Un ouvrage de référence de deux
experts en agroforesterie.
Dominique Soltner, L’Arbre et la Haie, Sciences et Techniques agricoles, 10e
éd., 1998. Intéressant, comme tous les livres de Soltner.
– , Planter des haies, Sciences et Techniques agricoles, 9e éd., 2012. De
même, un document de fond.
Patrick Whitefield, Créer un jardin-forêt, Imagine un colibri, 2011. Clair,
précis, précieux, comme tous les livres de Whitefield. Permet de
comprendre en profondeur tous les aspects d’une forêt-jardin adaptée à nos
latitudes.

En anglais :
Martin Crawford, Creating a Forest Garden : Working with Nature to Grow
Edible Crops, Green Books, 2012. L’un des meilleurs ouvrages sur les
forêts-jardins, par le fondateur de l’Agroforestry Research Trust.
Robert Hart, Forest Gardening, Chelsea Green Publishing, 2e éd., 1996. Un
livre sur les forêts-jardins qui est aussi un témoignage touchant et
inspirant, plein de sensibilité et d’élévation, de Robert Hart, le premier à
avoir planté une “mini-forêt comestible” en Angleterre.
Dave Jacke et Eric Toensmeier, Edible Forest Gardens, Chelsea Green
Publishing, 2005. Volume I : Design and Practice ; volume II : Vision and
Theory. Deux gros ouvrages de fond sur les forêts-jardins, des documents
de référence, mais il faut avoir du temps devant soi et une motivation
certaine pour les lire. Plutôt destinés aux spécialistes.
Ben Law, The Woodland Year, Permanent Publications, 2008. Décrit un
véritable art de vivre dans une forêt, de la forêt. Un livre intéressant sur un
sujet encore peu exploré dans la littérature française contemporaine.
– , The Woodland Way : A Permaculture Approach to Sustainable
Woodland Management, Permanent Publications, 2e éd., 2013. Un bel
ouvrage du “pape” de la vie dans la forêt en Angleterre. Décrit une manière
soutenable de gérer une forêt.

DVD en anglais :
Malcolm Baldwin, Forest Gardening with Robert Hart, 1996. Témoignage
intéressant, incontournable.
Martin Crawford, A Forest Garden Year, 2010. Documentaire bien réalisé et
documenté pour une introduction à la forêt-jardin.

Site Internet en anglais :


Agroforestry Research Trust, www.agroforestry.co.uk: site de Martin
Crawford (livres, revues, formations, pépinière, semences). Le site de
référence, une mine ! Possibilité d’achat de nombreux végétaux bien
décrits, expédition en France par la poste.
Associations de cultures

Sandra Lefrançois et Jean-Paul Thorez, Plantes compagnes au potager bio :


le guide des cultures associées, Terre vivante, 2010. Un livre sérieux et
fouillé, comme tous ceux signés par Jean-Paul Thorez, une autorité en
matière de jardinage.
Hans Wagner, Le poireau préfère les fraises : les meilleures associations de
plantes, Terre vivante, 2e éd., 2008. Un livre de référence sur la question,
clair, pour le grand public.

Élevage

Voir aussi Animaux, p. 356.

Apiculture
Vincent Albouy, Des abeilles au jardin, Édisud, 2012. Un livre très bien fait
pour mieux connaître le monde des pollinisateurs sauvages, et s’initier à la
ruche Warré.
Gilles Denis, La Ruche Warré, édité par Gilles Denis, 2008. À commander
sur son site www.ruche-warre.com. Les ruches Warré connaissent
actuellement un engouement certain. Une approche naturelle de
l’apiculture.
Jürgen Tautz, Helga Heilmann et Yves Élie, L’Étonnante Abeille, De Boeck,
2009. Un très beau livre sur l’abeille : son mode de vie est exposé, ainsi
que celui de la colonie, dans toute sa beauté, sa simplicité, sa complexité…
et ses mystères !

Basse-cour
Jérôme Chaïb, Votre basse-cour familiale et écologique, Terre vivante, 4e éd.,
2001. Pour une approche bio de la basse-cour.
Jean-Claude Périquet, Le Traité Rustica de la basse-cour, Rustica, 2011. Un
ouvrage bien illustré, au texte concis et efficace, incontournable pour ceux
qui s’intéressent à la question, comme toutes les encyclopédies Rustica.

Autres animaux
Daniel Peyraud, Le Mouton, Rustica, coll. “Les cahiers de l’élevage”, 1995.
Un bon document d’accès facile pour le grand public.
Michel de Simiane, La Chèvre, Rustica, coll. “Les cahiers de l’élevage”,
1995. Un bon document, d’accès facile pour le grand public.

Micro-organismes

Tatsuo Kuroda, EM, les micro-organismes efficaces pour le jardin, Le


Courrier du livre, 2010. Intéressant, concret.
Jeff Lowenfels et Wayne Lewis, Collaborer avec les bactéries et autres
micro-organismes, Rouergue, 2008. Pour une introduction au sujet
complexe des cultures de micro-organismes.

Fertilité

Bernard Bertrand, Jean-Paul Collaert et Éric Petiot, Purin d’ortie et


compagnie, Éditions de Terran, 2009. Le livre de référence sur les
préparations à base de plantes, un grand succès de librairie mérité : à avoir
absolument dans sa bibliothèque de jardinier.
Bernard Bertrand, Le Génie du sol vivant, Éditions de Terran, 2009. Un beau
livre sur le sujet émergent du sol vivant, signé de l’éditeur-paysan Bernard
Bertrand.
Gilles Domenech, Éléa Asselineau, Alain Canet et Bruno Sirven, De l’arbre
au sol : les bois raméaux fragmentés, Rouergue, 2007. L’un des rares
livres à ce jour traitant du BRF, incontournable pour tous ceux qui
s’intéressent à la question.
Denis Pépin, Compost et paillage au jardin : recycler, fertiliser, Terre
vivante, coll. “L’écologie pratique”, 2e éd., 2008. Pour une introduction sur
ce sujet incontournable.

Auxiliaires et indésirables

Vincent Albouy, Jardinez avec les insectes, Éditions de Terran, coll.


“Jardiner nature”, 2009. Un livre très illustré sur les insectes du jardin.
Amis et “ennemis”, vous apprendrez tout de leur mode de vie, et vous
saurez donc comment les favoriser ou au contraire en protéger vos
cultures !
Denis Pépin, Georges Chauvin, Coccinelles, primevères, mésanges : la
nature au service du jardin, Terre vivante, 2008. Ce livre expose les
différentes stratégies que l’on peut mettre à profit au jardin pour que la
nature veille à la santé du potager. Les auxiliaires n’auront plus de secret
pour vous, et vous saurez comment les inviter chez vous !
Jean-Paul Thorez, Pucerons, mildiou, limaces : prévenir, identifier, soigner
bio, Terre vivante, 2008. Pour connaître les petites bêtes et les maladies qui
rôdent autour de vos légumes, et savoir comment lutter préventivement de
façon écologique !

Biodynamie

Thérèse Trédoulat, Jardinez avec la Lune 2014, Rustica, 2013. Chaque


année, ce livre et son calendrier lunaire guident des milliers de jardiniers
dans leur collaboration avec l’astre nocturne et les planètes.
– , Le Traité Rustica du jardinage avec la Lune, Rustica, 2011. Le classique
sur la question du jardinage avec la Lune, un peu redondant avec les
éditions annuelles.

Gestion de l’eau

Voir aussi Ouvrages généraux, design, p. 341.

En anglais :
Sepp Holzer, Desert or Paradise : Restoring Endangered Landscapes Using
Water Management, including Lake and Pond Construction, Chelsea
Green Publishing, 2012. Intéressant pour tous ceux qui ont à gérer des
terres agricoles en milieu aride. Les résultats obtenus par Sepp Holzer en
Espagne, au Portugal ou ailleurs sont remarquables !
Brad Lancaster, Rainwater Harvesting, 3 volumes, Rainsource Press puis
Chelsea Green Publishing, 2007 et 2013. Les deux premiers tomes parus
traitent des principes fondamentaux de la gestion de l’eau et de la mise en
valeur de l’eau de pluie sur un site, le second tome explorant en détail les
techniques s’appuyant sur des ouvrages en terre. Le troisième volume,
prévu pour 2015, traitera de la récupération en toiture et des citernes. Là
encore, pas de traduction en français, malheureusement !
P. A. Yeomans, Water for Every Farm, Keyline Design, 4e éd., 2008. Livre
qui explique les concepts développés par Yeomans autour de l’eau dans le
paysage, concepts qui dépassent largement les seules notions de point-clé
et de baissière. Un seul regret, et de taille : que ce livre ne soit pas traduit
en français !

Jardinage
Claude Aubert, Le Jardin potager biologique, Le Courrier du livre, 3e éd.,
1985. L’un des tout premiers ouvrages sur le jardin bio, il reste d’actualité
trente ans après sa publication.
Le Bon Jardinier : l’essentiel, présenté par Alain Baraton, Flammarion,
2009 (édition originale : La Maison rustique, 1920). Réédition d’un
classique, gros volume agréable à feuilleter, témoignage des savoir-faire
des anciens.
Bénédicte Boudassou, Leurs secrets bio : trente fous de nature et d’écologie
nous ouvrent leurs jardins et nous livrent leurs tours de main, Larousse,
2011. Pour une balade en images au cœur de beaux jardins, quelques idées
à glaner.
Peter, Eileen Caddy et al., Les Jardins de Findhorn, Le Souffle d’or, coll.
“Findhorn”, 2e éd. française, 2008. On adhère ou pas… Nous, nous avons
adoré l’histoire de Findhorn, par ses fondateurs. Leurs témoignages
bouleversent nos idées reçues sur la nature et élargissent notre perception.
Catherine Delvaux et Alain Passard, Le Meilleur du potager à l’usage de tous
les amateurs, Larousse, 2012. Il est toujours intéressant de recueillir les
secrets d’un grand chef, qui donne aux légumes leurs lettres de noblesse !
Marc Grollimund et Isabelle Hannebicque, Jardiner bio, Ulmer, 2008. Clair
et précis. Nous aimons ce guide écrit par notre ami Marc, qui enseigne à la
ferme.
Xavier Mathias, Le Traité Rustica des variétés potagères, Rustica, 2012.
Pour mieux connaître l’histoire de nos légumes et leurs particularités. Écrit
par un jardinier expert.
John Seymour, Le Grand Guide du potager, ou Comment vivre des fruits et
légumes de son jardin, Marabout, 2009. Bel album de l’un de nos maîtres !
À lire et à relire sans modération pour recueillir la très longue expérience
de Seymour.
Machaelle Small Wright, Le Jardin de Perelandra, tome I : Guide complet du
jardinage avec les intelligences de la nature, Les Éditions co-créatives,
2004. Certains détesteront, d’autres aimeront ce livre qui invite à une
communication intérieure profonde avec la nature.
Dominique Soltner, Guide du nouveau jardinage : sans travail du sol, sur
couvertures et composts végétaux, sans bêchages ni fraisages, sans
sarclages ni binages, Sciences et Techniques agricoles, 2e éd., 2010.
Soltner décrit ses recherches pour une approche naturelle et productive du
jardin.
Jean-Paul Thorez et Brigitte Lapouge-Dejean, Le Guide du jardinage bio,
Terre vivante, 2009. Une référence absolument incontournable pour tout
jardinier, débutant ou expérimenté ! Les principes du jardin bio y sont
exposés, les méthodes de culture légume par légume, ainsi que pour les
fleurs d’ornement, les fruitiers et les petits fruits.
Richard Wallner, Manuel de culture sur butte, Rustica, 2013. L’un des rares
livres consacrés à la culture sur butte ; il décrit l’approche développée par
Richard Wallner dans sa ferme du Petit Colibri.

En anglais :
Charles Dowding, Salad Leaves for All Seasons : Organic Growing from Pot
to Plot, Green Books, 2008. Sans équivalent en français, cet ouvrage traite
des cultures de salades et de jeunes pousses sur de petits espaces. Inspirant,
notamment pour les maraîchers.
John Jeavons, How to Grow More Vegetables than You Ever Thought
Possible on Less Land than You Can Imagine, Ten Speed Press, 8e éd.,
2012. Incontournable, l’ouvrage fondateur de la microagriculture bio-
intensive.
Jack Lazor, The Organic Grain Grower, Chelsea Green Publishing, 2013.
Excellent ouvrage sur la production de semences, destiné aux amateurs
avertis, voire aux professionnels.
R. J. Ruppenthal, Fresh Food from Small Spaces, Chelsea Green Publishing,
2008. Un livre intéressant qui témoigne du renouveau de l’agriculture sur
de tout petits espaces, dans le monde anglo-saxon. Utile aux jardiniers
comme aux maraîchers.
John Seymour, The New Complete Book of Self-Sufficiency : The Classic
Guide for Realists and Dreamers, Dorling Kindersley Book, 3e éd., 2003.
Ce livre a guidé nos premières années à la Ferme du Bec Hellouin. L’esprit
de la permaculture, même s’il a été écrit avant la publication de
Permaculture I.
Catherine Woram et Martyn Cox, Gardening with Kids, Ryland
Peters & Small, 2008. Un livre gai et créatif pour que le jardin soit un lieu
d’éveil et d’épanouissement pour les enfants.

Maraîchage
Joseph Argouarc’h, Valérie Lecomte et Jean-Marie Morin, Maraîchage
biologique, Éducagri, 2e éd., 2008. Cet ouvrage destiné à l’enseignement
du maraîchage biologique dans les établissements de formation agricole
mérite d’être étudié car il énonce avec pédagogie les bases de la
profession, même si l’approche permaculturelle s’en écarte sur certains
points.
Eliot Coleman, Des légumes en hiver : produire en abondance, même sous la
neige, Actes Sud, 2013. À lire absolument, en priorité : l’un des meilleurs
maraîchers au monde décrit par le menu ses techniques. Coleman enseigne
avec clarté le maraîchage sur petite surface en planches permanentes.
Jean-Martin Fortier, Le Jardinier-Maraîcher, Écosociété, coll. “Guides
pratiques”, 2012. Portrait d’une petite ferme canadienne gérée avec
intelligence et efficacité, par un disciple de Coleman. L’approche de
Fortier est cohérente.
Dominique Soltner, Les Bases de la production végétale, 3 tomes, Sciences et
Techniques agricoles, 1972. Des ouvrages de fond utiles pour baliser un
parcours d’agriculteur.
Asafumi Yamashita, Maraîcher trois étoiles, La Martinière, 2012. Cet album
dresse un portrait de Yamashita, maraîcher renommé qui alimente quelques
grandes tables parisiennes. Pour ceux qui aiment les photos de jolis
légumes, peu de contenu.

Livres anciens :
Les ouvrages suivants, disponibles sur le Fonds documentaire de l’École de
permaculture du Bec Hellouin, intéresseront tous ceux qui souhaitent
mener une recherche sur les racines du maraîchage en France. Nombre de
pratiques oubliées lors de l’essor de la mécanisation méritent d’être
redécouvertes.
J. Curé, Ma pratique de la culture maraîchère ordinaire et forcée, La Maison
rustique, 1918.
Antoine Dumas, La Culture maraîchère : traité pratique pour le Midi, le
Centre de la France et pour l’Algérie, J. Rothschild, 4e éd., 1880.
Jacques Lacombe, Art aratoire et du jardinage, H. Agasse, 1796.
J.-G. Moreau et Jean-Jacques Daverne, Manuel pratique de la culture
maraîchère à Paris, Vve Bouchard-Huzard, 1845.
I. Ponce, La Culture maraîchère pratique des environs de Paris, La Maison
rustique, 1869.

En anglais :
Eliot Coleman, The New Organic Grower : A Master’s Manuel of Tools and
Techniques for the Home and Market Gardener, Chelsea Green
Publishing, 2e éd., 1995. Un manuel complet pour s’initier au maraîchage
biologique, remarquable ouvrage qui a contribué à l’essor de la
microagriculture nord-américaine.
– , Four-Season Harvest : Organic Vegetables from your Home Garden all
Year Long, Chelsea Green Publishing, 2e éd., 1999. Comme tous les
manuels de Coleman, celui-ci mérite d’être lu et relu, même si Des
légumes en hiver : produire en abondance, même sous la neige est plus
récent.
– , The Winter Harvest Handbook : Year-Round Vegetable Production
Using Deep-Organic Techniques and Unheated Greenhouses, Chelsea
Green Publishing, 2009.
Cet ouvrage a fortement influencé la Ferme du Bec Hellouin. Il est
heureusement maintenant disponible en français sous le titre Des légumes
en hiver : produire en abondance, même sous la neige, Actes Sud, 2013.

Semences
Christian Boué, Produire ses graines bio, Terre vivante, 2012. Un très bon
ouvrage destiné aux jardiniers qui souhaitent produire leurs propres
semences. Les principes fondamentaux sont très clairement expliqués, et
chaque légume fait ensuite l’objet d’une fiche détaillée.
Dominique Guillet, Les Semences de Kokopelli, Association Kokopelli, 12e
éd., 2013. À commander sur le site de Kokopelli, kokopelli-semences.fr.
Un très beau livre, qui comprend de nombreux articles sur l’agriculture et
les enjeux autour des semences. Surtout, pour tous les légumes (même
ceux dont vous ignoriez l’existence !) et de nombreuses fleurs, la façon de
produire les semences est expliquée et des dizaines (parfois des
centaines !) de variétés décrites. Une bible !

Outils et objets ruraux et agricoles


Bernard Briais, Objets de nos campagnes, Terres éditions, 2013. Bel album
pour ceux qui s’intéressent au patrimoine technique et culturel de nos
campagnes.
Laurence Bulle et Jean-Paul Paireault, Outils de nos ancêtres, De Borée,
2012. Bel album pour ceux qui s’intéressent au patrimoine technique et
culturel de nos campagnes.
Christophe Lefébure, Les Outils et travaux de la ferme, Flammarion, coll.
“La Maison rustique”, 2006. Pour une première approche d’un monde
largement révolu.
Catherine Rousset, Objets de la ferme, De Borée, 2011. Bel album pour ceux
qui s’intéressent au patrimoine technique et culturel de nos campagnes.

Transformation des aliments


Claude Aubert, Les Aliments fermentés traditionnels, Terre vivante, coll.
“Les vrais aliments d’aujourd’hui et de demain”, 1985. Les aliments
fermentés possèdent de nombreuses vertus, redécouvrir cet ancien mode de
conservation naturel s’impose aujourd’hui.
– , L’Art de cuisiner sain, Terre vivante, 2011. Une somme d’expérience et
de conseils précieux, par l’un des pères fondateurs de l’agriculture bio en
France.
Maurice Chaudière et Bernard Bertrand, Confitures solaires, Éditions de
Terran, 2010. Pour apprendre comment réaliser un four solaire en terre et
des confitures aussi savoureuses que naturelles.
Wicki Gerbranda, Les Séchoirs solaires, La Pensée sauvage, 1993. À
commander sur leur site, penseesauvage30.wordpress. com. À partir de sa
longue expérience de la culture de plantes aromatiques et médicinales,
Wicki Gerbranda expose dans ce livret comment concevoir et construire un
séchoir solaire. Très utile !

En anglais :
Martin Crawford et Caroline Aitken, Food From Your Forest Garden, Green
Books, 2013. Un ouvrage récent par l’un des maîtres des forêts-jardins,
inspirant.
SCIENCES NATURELLES

Ouvrages généraux
Gerald et Lee Durrell, Le Guide du naturaliste, Bordas, 2e éd., 1993. Une
introduction agréable pour les jeunes et moins jeunes qui découvrent cette
science merveilleuse.
Patrice Maubourget (dir.), Encyclopédie Larousse de la nature : la planète de
la vie, Larousse, 1992. Une première approche assez exhaustive et
généraliste.
– , Encyclopédie des sciences de la nature, Larousse, 1995. Une première
approche assez exhaustive et généraliste.

Plantes
Ouvrages généraux

Louis Albert de Broglie, Deyrolle : leçons de choses, Michel Lafon, 2010.


Très bel album présentant les célèbres planches naturalistes de la maison
Deyrolle.
Paul Ozenda, Végétation du continent européen, Delachaux et Niestlé, 1994.
Une flore bien réalisée, comme tous les ouvrages naturalistes du célèbre
éditeur suisse.
Aline Raynal-Roques, La Botanique redécouverte, Belin, 1994. La botanique
peut paraître aride et bien austère au premier abord… Ce n’est plus le cas
grâce à ce très bel ouvrage, qui expose simplement les merveilles du
monde végétal, avec un regard scientifique admirablement vulgarisé ! Si le
monde végétal vous passionne, ce livre est fait pour vous !

En anglais :
Ken Fern, Plants For a Future : Edible & Useful Plants For a Healthier
World, Permanent Publications, 2e éd., 2009. Un classique pour les
anglophones, écrit par l’un des pionniers en la matière. Voir aussi son site
www.pfaf.org.
Sites Internet en français :
Plantes d’avenir, plantes-davenir.loncletom.fr : traduction (en cours) du site
anglais Plants for a future, www.pfaf.org.
Wikipedia : classement par noms vernaculaires et par noms scientifiques.

Site Internet en anglais :


Plants For a Future, www.pfaf.org.

Arbres

Voir aussi Jardin-forêt, forêt comestible, agroforesterie, haies, p. 343.


Daniel Brochard et Jean-Yves Prat, Le Traité Rustica des arbres fruitiers,
Rustica, 2005. Belle encyclopédie précieuse, un livre de référence.
Francis Hallé, Plaidoyer pour l’arbre, Actes Sud, 2005. Attention ! Une fois
que vous aurez commencé à lire ce livre, vous ne pourrez plus vous en
détacher, tellement vous serez fasciné(e) par les merveilles et prodiges du
monde des arbres !
Institut technique de l’agriculture biologique (Itab) et Groupe de recherche en
agriculture biologique (Grab), Produire des fruits en agriculture
biologique, 2e éd., 2005. Pour les professionnels.
Institut technique de l’agriculture biologique (Itab), Fruits rouges en
agriculture biologique, 2001. Pour les professionnels.
Pierre Lieutaghi, Le Livre des arbres, arbustes et arbrisseaux, Actes Sud,
2004. Une référence… Les caractéristiques botaniques et les usages
traditionnels des arbres et arbustes de nos contrées sont recensés, de façon
très vivante. Ce livre est à la fois un voyage dans le temps et une invitation
à regarder d’un œil neuf ces arbres que nos aïeux connaissaient si bien !

Plantes aromatiques et médicinales

Voir aussi Soin, santé et bien-être, p. 361.


Bernard Bertrand, Pour l’amour d’une ronce…, édité par A.-J. et B. Bertrand,
coll. “Le compagnon végétal”, 1997. L’une des nombreuses monographies
que Bernard Bertrand a consacrées aux plantes dans sa collection “Le
compagnon végétal”. Toutes sont passionnantes. Elles permettent de porter
un regard nouveau sur nos humbles compagnes des bords de chemin.
– , La Consoude, trésor du jardin, Éditions de Terran, coll. “Le
compagnon végétal”, 2e éd., 2004. Une autre parmi les nombreuses
monographies que Bernard Bertrand a consacrées aux plantes dans sa
collection “Le compagnon végétal”.
Laurent Bourgeois, Le Grand Livre des plantes aromatiques, Rustica, 2007.
L’un des nombreux livres traitant des plantes médicinales.
Andrew Chevallier, Encyclopédie des plantes médicinales, Larousse, 2e éd.,
2001. L’un des nombreux livres traitant des plantes médicinales.
Institut technique interprofessionnel des plantes à parfum, médicinales et
aromatiques (Iteipmai), Le Séchage : des principes… à la définition de
votre installation, Iteipmai publications, 1995. Ouvrage technique
intéressant destiné aux professionnels.

Fleurs

Marc Grollimund, Moïra Louise O’Reilly, Isabelle Hannebicque,


L’Almanach des fleurs sauvages : quatre saisons de découvertes végétales,
Delachaux et Niestlé, coll. “Terre sauvage”, 2007. Beau livre
généreusement illustré, texte clair et vivant, qui reflète les connaissances
immenses de Marc Grollimund en matière de botanique.
Jean-Claude Rameau, Dominique Mansion, Gérard Dumé et al., Flore
forestière française, 3 volumes, Institut pour le développement forestier,
1989, 1993 et 2008. Document de fond pour ceux qui souhaitent
approfondir la question.
Voir aussi les publications de l’Iteipmai (Institut technique interprofessionnel
des plantes à parfum, médicinales et aromatiques).

Plantes bio-indicatrices

Gérard Ducerf, Encyclopédie des plantes bio-indicatrices, 3 volumes,


Promonature, 2005, 2008, 2013. Les plantes ne poussent que quand les
conditions pédoclimatiques leur conviennent ! L’analyse de la flore donne
donc de précieuses indications sur le sol, concept largement exploré dans
ces trois ouvrages. Plusieurs centaines de plantes bio-indicatrices font
l’objet d’une fiche spécifique, très richement illustrée, qui rappelle aussi
leurs caractéristiques culinaires ou médicinales. Un très bel outil !
– , Conditions de levée de dormance des principales plantes bio-
indicatrices, fascicule en complément de l’Encyclopédie des plantes bio-
indicatrices, Promonature, 2011. Un livret qui reprend de façon
synthétique les données des trois volumes de l’Encyclopédie des plantes
bio-indicatrices, afin d’étudier votre sol à partir de la flore bio-indicatrice
qui s’y développe.

Plantes sauvages

Bernard Bertrand, Les Secrets de l’ortie, Éditions de Terran, coll. “Le


compagnon végétal”, 2005. L’une des nombreuses monographies que
Bernard Bertrand a consacrées aux plantes dans sa collection “Le
compagnon végétal”. Toutes sont passionnantes. Elles permettent de porter
un regard nouveau sur nos humbles compagnes des bords de chemin.

Steffen Guido Fleischhauer, Jürgen Guthmann et Roland Spiegelberger,


Plantes sauvages comestibles, Ulmer, 2012. Un livre très complet sur les
plantes sauvages de nos contrées, que nous retrouverons avec joie dans nos
assiettes !

Graines germées

Max Labbé, Ces étonnantes graines germées, M. Labbé, 4e éd., 2004. Du


jardin à la cuisine il n’y a qu’un pas : les graines germées sont devenues
incontournables tant leurs vertus sont impressionnantes. Ce livre est l’un
des meilleurs sur la question.

Champignons
Peter Jordan et Steven Wheeler, Les Champignons : connaître et cuisiner,
Larousse, coll. “Larousse saveurs”, 2e éd. française, 1997. Guide pour
l’identification et la récolte.
Cécile Lemoine et Georges Claustres, Les Champignons, Ouest-France, coll.
“Les guides pratiques”, 2e éd., 1993. Guide pour l’identification et la
récolte.
Frédéric Mazeaud, Le Panier des champignons, Glénat, coll. “Le Promeneur
gourmand”, 1995. Guide pour l’identification et la récolte.

En anglais :
Paul Stamets, Growing Gourmet and Medicinal Mushrooms, Ten Speed
Press, 3e éd., 2000. Pour apprendre à cultiver les meilleurs champignons.

Animaux
Voir aussi Élevage, p. 345.

Oiseaux

Bernard Bertrand et Thierry Laversin, Nichoirs & compagnie, Éditions de


Terran, 2000. Pour inviter les oiseaux dans son jardin.
Robert Burton, L’Ami des oiseaux. Le guide complet pour nourrir, observer
et protéger les oiseaux, Bordas, 1991. Pour inviter les oiseaux dans son
jardin.
Rob Hume, Oiseaux de France et d’Europe, Larousse, 2e éd., 2004. Pour
identifier nos compagnons à plumes.

Papillons

Dorothée Descamps et Mathilde Renard, Aménager un jardin pour les


papillons, Ulmer, 2010. Pour favoriser les insectes auxiliaires au jardin.

Autres : histoire naturelle, météorologie, planches de dessins, histoire et


plantes
Bernard Bertrand, L’Herbier oublié, Plume de carotte, 2e éd., 2003. Bel
album pour mieux connaître l’histoire des végétaux qui nous
accompagnent de génération en génération.
Anita Ganeri, La Météo, Éditions du Pélican, coll. “Petit guide Pélican”,
1988.
Connaître la météo est une compétence utile au jardinier comme au
maraîcher.
ENJEUX GÉNÉRAUX, PROJETS DE SOCIÉTÉ ET ARTS DE VIVRE

Ouvrages généraux
Rob Hopkins, Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la
résilience locale, Écosociété, 2010. Ouvrage fondateur du mouvement des
villes en transition, à lire absolument.
James Lovelock, Gaïa : comment soigner une Terre malade ?, Robert
Laffont, 1992.
Un classique, incontournable aujourd’hui encore : l’hypothèse Gaïa.
Pierre Rabhi, Manifeste pour la Terre et l’humanisme : pour une insurrection
des consciences, Actes Sud, 2008. Une critique sans concession de la
modernité, mais aussi un programme de vie et d’action lucide et sensible.
– , Éloge du génie créateur de la société civile : tous candidats !, Actes
Sud, coll. “Domaine du possible”, 2011. Une invitation à agir sans
attendre, par l’un des grands pionniers de l’agroécologie.
Agnès Sinaï (dir.), Penser la décroissance : politiques de l’Anthropocène,
Les Presses de Sciences-Po, coll. “Nouveaux débats”, 2013. Des réflexions
audacieuses, des points de vue novateurs, par Agnès Sinaï, spécialiste des
questions de descente énergétique, qui enseigne à Sciences Po et à l’École
de permaculture du Bec Hellouin.
Muhammad Yunus et Alain Jolis, Vers un monde sans pauvreté, Jean-Claude
Lattès, coll. “Le Livre de poche”, 1997. Ce récit de l’aventure de
Mohammad Yunus, fondateur du microcrédit et Prix Nobel, se lit comme
un roman, donne envie de se retrousser les manches et d’agir !

En anglais :
Azby Brown, Just Enough : Lessons in Living Green from Traditional Japan,
Tuttle Publishing, 2012. Témoignage inspirant d’un renouveau écologique
au Japon durant l’ère Edo, avec de nombreuses passerelles vers notre
société et des pistes de réflexion pour sortir de la crise.

Écologie, problèmes environnementaux (et solutions !)


Claude Lorius et Laurent Carpentier, Voyage dans l’Anthropocène : cette
nouvelle ère dont nous sommes les héros, Actes Sud, 2010. Une réflexion
très contemporaine sur les enjeux actuels.
Jean-Marie Pelt, Plantes en péril, Fayard, 1997. Par un grand témoin de
l’écologie, permet de mieux comprendre le monde végétal et les dangers
qui le menacent.

Alimentation, agriculture
Lionel Astruc et Cécile Cros, Manger local. S’approvisionner et produire
ensemble, Actes Sud, coll. “Domaine du possible”, 2011. Une réflexion
autour d’un mouvement qui s’affirme : le retour au local.
Mathieu Calame, La Tourmente alimentaire, Charles Léopold Mayer, 2008.
Nous avons beaucoup aimé cet ouvrage fouillé et audacieux. Les premiers
chapitres proposent une relecture iconoclaste de l’histoire de l’agriculture.
Philippe Desbrosses, Agriculture biologique : préservons notre futur, Alphée,
2e éd., 2006. Par l’un des pères fondateurs de l’agriculture bio en France,
un cri d’alerte, une invitation à s’engager.
– , Nous redeviendrons paysans, Alphée, 5e éd., 2007. Une réflexion sur le
rôle des paysans au cœur du monde moderne et les perspectives d’avenir
pour sortir de la crise : un merveilleux livre qui a influé sur notre parcours.
Marc Dufumier, Cinquante idées reçues sur l’agriculture et l’alimentation,
Allary éditions, 2014. Passionnant document, signé par un agronome
engagé, expert en agroécologie.
– , Famine au Sud, malbouffe au Nord : comment le bio peut nous sauver,
Nil, 2012. Passionnant document, signé par un agronome engagé, expert en
agroécologie.
Formations bio Sainte-Marthe, Une nouvelle espèce en voie d’apparition :
témoignages, astuces, expériences de personnes qui vivent et travaillent
autrement, 2011. Un ouvrage collectif créatif et inspirant de nos amis
d’Intelligence verte !
Pierre Gevaert, Alerte aux vivants et à ceux qui veulent le rester : pour une
renaissance agraire, Ruralis, 2005. Les livres de Pierre Gevaert, fondateur
de la société Lima, gagnent à être connus. Récit émouvant d’un grand
témoin.
Ifoam EU Group (International Federation of Organic Agriculture Movement)
et al., Agroécologie : dix exemples d’innovation réussie en agriculture,
2012. Portraits d’expériences agroécologiques européennes, dont la Ferme
du Bec Hellouin.
Jean-Paul Jaud et Anne-Laure Murier, Nos enfants nous accuseront,
Alternatives, coll. “Manifestô”, 2011. Le livre du film, difficile de rester
indifférent !
Pierre Rabhi, L’Offrande au crépuscule, L’Harmattan, 2001. L’un des
nombreux ouvrages de Pierre Rabhi, le paysan poète et visionnaire : à lire
et relire, comme tous les autres !
Gilles-Éric Séralini, Tous cobayes ! OGM, produits chimiques, Flammarion,
coll. “Flammarion document”, 2012. Un livre-choc, par l’auteur de la
célèbre étude sur les OGM.

En anglais :
Dena Merriam, The Message in a Seed : Guidelines for Peaceful Living,
Shumei International, 2007. Nous avons aimé ce livre présentant la
philosophie de Shumei, un mouvement d’agriculture naturelle japonais.

Énergie
Association NégaWatt, Manifeste négaWatt : réussir la transition
énergétique, Actes Sud, coll. “Domaine du possible”, 2012. Pour poser un
regard lucide et réaliste sur la question essentielle de la transition
énergétique.
Alain Grandjean et Hélène Le Teno, Miser (vraiment) sur la transition
écologique, Éditions de l’Atelier, 2014. Un livre passionnant, très
documenté, signé par deux spécialistes des questions d’énergie et de
séquestration du carbone. Vivant, accessible, à mettre entre toutes les
mains !
Rob Hopkins, Manuel de transition : de la dépendance au pétrole à la
résilience locale, Écosociété, 2010. Pour quitter l’ère de la dénonciation et
entrer dans l’ère des solutions !

Habitat, construction
Claudia Lorenz-Ladener, Construire une cave naturelle, Ulmer, 2012. La
cave naturelle offre de nombreuses possibilités.
Clarke Snell et Tim Callahan, Manuel de construction écologique, La Plage
éditeur, 2006. Le B-A BA de l’éco-construction.
Roland Théron, Habiter la Terre : des maisons et des hommes, La Martinière,
2012. Une enquête sur l’habitat écologique, traditionnel ou contemporain,
autour du monde.

En anglais :
Mike Oehler, The $50 & up Underground House Book, Mole Publishing
Company, 7e éd., 2004. Comment autoconstruire un habitat écologique à
très faible coût.

Communication (interne et externe !), sagesse et éducation


Perrine Hervé-Gruyer, La Relaxation en famille, Presses de la Renaissance,
2008. Une approche de la relaxation accessible à tous, des plus petits aux
adultes, à vivre en famille.

La collection suivante est le récit du tour du monde de Fleur de Lampaul :


à chaque escale, les jeunes adolescents du voilier-école partagent la vie des
peuples rencontrés et découvrent, de l’intérieur, les problèmes écologiques ou
sociaux auxquels ils sont confrontés et les solutions qu’ils ont imaginées.
Chaque enquête des jeunes marins reporters illustre les programmes officiels
de l’Éducation nationale.

Raphaëlle Bergeret, Charles Hervé-Gruyer et l’équipage, Enfants de


l’Atlantique, Gallimard, coll. “Fleur de Lampaul”, 1999.
– , Enfants des Caraïbes, Gallimard, coll. “Fleur de Lampaul”, 1999.
– , Enfants de Polynésie, Gallimard, coll. “Fleur de Lampaul”, 2000.
– , Enfants d’Océanie, Gallimard, coll. “Fleur de Lampaul”, 2001.
– , Enfants de l’océan Indien, Gallimard, coll. “Fleur de Lampaul”, 2001.
– , Enfants de Méditerranée, Gallimard, coll. “Fleur de Lampaul”, 2001.
Charles Hervé-Gruyer, Les Enfants dauphins : à l’école du vent, de la mer et
de l’aventure, Gallimard, 1990. La première expédition de Fleur de
Lampaul, consacrée à l’étude des mammifères marins.
Sébastien Henry, Ces décideurs qui méditent et s’engagent : un pont entre
sagesse et business, Dunod, 2014. Un livre inspirant, abordant avec
sensibilité et professionnalisme un sujet encore méconnu : la pratique de la
méditation au sein du monde de l’entreprise. Sébastien Henry propose aux
décideurs de donner plus de sens et de cohérence à leur engagement, en
s’inspirant de techniques millénaires dont l’efficacité est aujourd’hui
reconnue par la science contemporaine.
Franck Nathié, Permaculture : synergie dans les rapports humains,
Association La Forêt nourricière, 2013. À commander sur le site de
l’association, www.foretscomestibles.com. Un bel ouvrage pour “prendre
soin du jardinier” : Franck Nathié propose dans ces pages une initiation à
la permaculture humaine.
Pierre Rabhi et Anne Van Stappen, Petit cahier d’exercices de tendresse pour
la Terre et l’humain, Jouvence, coll. “Petit cahier d’exercices”, 2012. Pour
prendre soin des autres, jardiner son monde intérieur.

Soin, santé et bien-être


Voir aussi Plantes aromatiques et médicinales, p. 354.
Michel Lallement, Les Clés de l’alimentation santé : intolérances
alimentaires et inflammations chroniques, Mosaïque-Santé, coll. “Vérités”,
2012. Médecin cancérologue, Michel Lallement propose dans ces pages
une approche sérieuse et très documentée de l’alimentation santé.
Muriel Levet, Ces peuples sans maladies : leurs secrets de longévité,
Trajectoire, 2007. Une enquête passionnante au sein de diverses
communautés présentant des niveaux de santé exceptionnels, grâce à une
alimentation naturelle.
Pierre Lieutaghi, Le Livre des bonnes herbes, Actes Sud, 2011. Une seconde
référence, dans le même esprit que Le Livre des arbres, arbustes et
arbrisseaux. Cette fois-ci, Pierre Lieutaghi nous invite à faire connaissance
avec toutes ces herbes qui nous entourent, et qui elles aussi avaient une
multitude d’usages !
Michel Pierre et Michel Lys, Secrets des plantes : pour se soigner
naturellement, Artémis, 2000. L’un des nombreux livres parus ces
dernières années sur la phytothérapie.
David Servan-Schreiber, Anticancer : prévenir et lutter grâce à nos défenses
naturelles, Robert Laffont, coll. “Réponses”, 2007. Un classique, sur un
sujet d’une brûlante actualité.
C. Norman Shealy, Encyclopédie des remèdes naturels, Könemann, 1999.
Une initiation à l’univers des médecines douces.
Maria Treben, La Santé à la pharmacie du bon Dieu, Ennsthaler, 1992.
Livre-témoignage de Maria Treben, phytothérapeute renommée. Un livre
toujours intéressant même s’il date un peu.
WWF-France, Planète attitude santé, Éditions du Seuil, 2006. Pour découvrir
des moyens simples d’alléger notre empreinte écologique.

Autosuffisance
Vie à la campagne d’aujourd’hui et d’autrefois

Patrick Baronnet, De la maison autonome à l’économie solidaire, La Maison


autonome, 1997. L’expérience des Baronnet, pionniers de la maison
autonome : un document précieux, à la portée de tous.
Annick Bertrand-Gillen, Les Affranchis jardiniers. Un rêve d’autarcie,
Ulmer, coll.
“Les nouvelles utopies”, 2009. La belle aventure d’un couple ayant choisi
de vivre autonome et libre, loin des aliénations de la société, au cœur d’un
jardin.
Serge Chevallier et Philippe Jacques Dubois, Les Derniers Paysans,
Delachaux et Niestlé, 2012. Témoignage photographique intéressant sur
les derniers paysans traditionnels de France.
Colette Gouvion, Un dernier berger, Rouergue, 2009. Pour rêver à une vie
simple en compagnie de l’un des derniers bergers traditionnels.
Jean-Michel Lecat, Paysans de France : un siècle d’histoire rurale, 1850-
1950, Éditions de Lodi, 2005. Pour appréhender l’évolution récente de
l’agriculture française.
– , Histoire de la vie agricole, Éditions de Lodi, 2013. Bien documenté et
remarquablement illustré, pour mieux comprendre l’histoire de la France
rurale de 1850 à 1950.
Philippe Madeline et Jean-Marc Moriceau, Les Paysans. Récits, témoignages
et archives de la France agricole (1870-1970), Les Arènes, coll.
“L’histoire entre nos mains”, 2012. Bien documenté et remarquablement
illustré, pour mieux comprendre l’histoire récente de la France rurale.
Jean-Luc Mayaud, Gens de l’agriculture. La France rurale, 1940-2005,
Éditions du Chêne, 2005. Pour appréhender l’évolution récente de
l’agriculture française.
Carlo Petrini, Terra madre : Renouer avec la chaîne vertueuse de
l’alimentation, trad. L. Palet, Alternatives, coll. “Manifesto”, 2011. Par le
fondateur de Slow Food, récit de l’émergence d’un mouvement de
renouveau de l’agriculture familiale et paysanne.
Lucien Pouëdras, La Mémoire des champs. La vie paysanne en Morbihan
vers 1950, Chasse-Marée/Armen, 1993. Un livre magnifique dont nous
nous sommes inspirés pour créer notre ferme : les peintures naïves et les
textes de Pouëdras nous emmènent dans un voyage inoubliable au cœur de
la Bretagne paysanne, juste avant la mécanisation.
Marie-Claire Ricard et Hervé Monestier, La Ferme de notre enfance, De
Borée, 2012.
Une immersion tendrement nostalgique dans un univers proche et révolu.
John Seymour, Métiers oubliés, Éditions du Chêne, 1985. Très bel album,
l’un des meilleurs ouvrages pour découvrir les artisans d’autrefois.
– , Revivre à la campagne, De Borée, coll. “Vie quotidienne”, 2007. La
traduction française de Self-Sufficiency, l’ouvrage qui nous a tant inspirés
au Bec Hellouin.
Une référence précieuse !

En anglais :
Kerry Dawborn et Caroline Smith, Permaculture Pioneers, Melliodora
Publishing, 2011. Une enquête sur les pionniers de la permaculture.
Maurice Grenville Kains, Five Acres and Independence : A Handbook for
Small Farm Management, Dover Publications, 1973. Un livre précurseur
du renouveau des petites fermes outre-Atlantique.

Peuples premiers et préhistoire

Richard Erdoes, Par le pouvoir du rêve : l’esprit des Indiens d’Amérique, Le


Mail, 1991. Un classique de l’ethnographie, pour pénétrer l’univers
spirituel des Amérindiens et leur relation intime avec la nature.
Charles Hervé-Gruyer, Bijogos : les Grands Hommes de l’archipel,
Gallimard Jeunesse, coll. “Fleur de Lampaul”, 1993. Récit d’une
expédition dans l’archipel des Bijogos, en Guinée-Bissau, préfacé par René
Dumont.
– , Cunas : les Indiens du corail, Gallimard Jeunesse, coll. “Fleur de
Lampaul”, 1994. Rencontre avec une ethnie qui a longtemps refusé le
modèle de civilisation des Blancs. Entretiens avec un chaman visionnaire
sur nos sociétés et leur rapport avec la nature.
– , La Femme feuille, Albin Michel, 2007. Un roman pour partager les
enseignements reçus des peuples premiers, écrit juste avant que nous ne
créions la Ferme du Bec Hellouin.
Kim Pasche et Bernard Bertrand, Arts de vie sauvage : gestes premiers,
Éditions de Terran, 2013. Bel album qui touchera ceux qui souhaitent se
reconnecter avec les racines profondes de l’humanité.

Artisanat, travail
Artisanat

Véronique Azire, Outils des artisans, Terres éditions, 2013. Pour une
première découverte des outils de nos aïeux, une source d’inspiration pour
nos fermes.
Havard Bergland, Art et technique de la forge, Vial, 2007. Un ouvrage
pédagogique pour s’initier à l’art complexe de la forge.
Bernard Bertrand, La Vannerie, 2 volumes, Éditions de Terran, 2008 et 2011.
Parfaitement documentés, deux ouvrages pédagogiques réussis pour
découvrir chez soi l’art de la vannerie.
– , Le Bois, l’outil, le geste…, Éditions de Terran, 2010. Un album
indispensable à tous ceux qui désirent renouer avec des gestes ancestraux,
pour gagner en autonomie dans leur vie quotidienne et retrouver la fierté
de fabriquer des objets usuels beaux et fonctionnels.

En anglais :
Edward Mills et Rebecca Oaks, Greenwood Crafts, The Crowood Press,
2012. Ce livre témoigne du renouveau contemporain du travail du bois vert
en Angleterre, passionnant ! À quand l’équivalent en France ?

Organisation du travail

Jérôme Henry, L’Économie humaine, mode d’emploi : des idées pour


travailler solidaire et responsable, Eyrolles, 2011. Pour réinventer une
économie qui soit au service de l’homme et non l’inverse, par un banquier
éclairé qui est aussi l’un des meilleurs observateurs contemporains de
l’écologie et de ses réalisations de terrain.
PAYSAGES NATURELS, PAYSAGES CONSTRUITS
Luc Jacquet et Francis Hallé, Il était une forêt, Actes Sud, 2013. L’album du
merveilleux film. Francis Hallé, grand connaisseur des forêts primaires,
nous invite à porter un nouveau regard sur les arbres et les forêts.
Serge Schall, De mémoire de potagers, Plume de carotte, 2008. Bel album
pour plonger dans le patrimoine des jardins d’antan et mieux connaître les
légumes.
ANNEXE I : REVUES
En français :
180 °C
Abeilles et fleurs
Alliance
Alter Agri
Bio brèves
Campagnes solidaires
Canopée
Courrier de l’environnement de l’Inra
Défis Sud
Des recettes et des hommes
Détente jardin
Dossier (le mensuel de l’Inra)
Entropia
Ethnies (revue de l’association Survival)
Jardin facile
Kaizen
L’Âge de faire
L’Ami des jardins et de la maison
L’Art du potager (éditions Rustica)
L’Écologiste
L’Esprit village
L’Eure agricole
La Hulotte
La Revue durable
La Salamandre
Le Lien créatif
Le Nouveau Rustica
Les 4 Saisons du jardin bio
Les Amis des hirondelles
Les Carnets du paysage
Les Guides Mon jardin et ma maison
Les Nouvelles de Survival
Nouvelles clés
Parcs (le magazine des parcs naturels régionaux de France)
Passerelle éco
Plantes & Santé
Projet
Silence
Source
Terra éco
Terre et Humanisme
Terre sauvage
Transrural initiatives
Trucs & astuces au jardin et au potager
We Demain
En anglais :
Acres USA
Healing Our World (revue du Hippocrates Health Institute)
Permaculture Activist
Permaculture Magazine (Royaume-Uni)
ANNEXE II : MAISONS D’ÉDITION
Maisons françaises :
Actes Sud
Delachaux et Niestlé
Écosociété
Édisud
Éditions de Terran
Imagine un colibri
Passerelle éco
Promonature
Rouergue
Rustica
Sang de la Terre
Sciences et Techniques agricoles
Terre vivante
Ulmer

Pour commander des livres en anglais :


Green Shopping (axé sur l’environnement, écologie, la permaculture…),
www.green-shopping.co.uk.
The Book Depository (un distributeur généraliste),
www.bookdepository.com.
CATALOGUES
Agroforestry Research Trust. La dernière version de leur catalogue est
disponible à l’adresse suivante :
www.agroforestry.co.uk/Catalogue201314.pdf.
Agrosemens
Baumaux
Essem’bio
Fabre Graines
Ferme de Sainte-Marthe
Graines Voltz
Johnny’s Selected Seeds
Le Biau Germe
Sativa
Vitalis
LIVRES DESMÊMES AUTEURS
Perrine Hervé-Gruyer
La Relaxation en famille, Presses de la Renaissance, 2008.

Charles Hervé-Gruyer
L’avenir est en nous (ouvrage collectif), Dangles, 2014.
La Femme feuille (roman), Albin Michel, 2007.
Cunas, les Indiens du corail, Gallimard Jeunesse, 1994.
Wayanas, les Indiens du fleuve, Gallimard Jeunesse, 1994.
Bijogos, les Grands Hommes de l’archipel, Gallimard Jeunesse, 1993.
Imragen, les pêcheurs du désert, Gallimard Jeunesse, 1992.
Les Enfants dauphins, Gallimard Jeunesse, 1990.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako


www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage
Sommaire

Couverture

Domaine du possible

Présentation

Perrine et Charles Hervé-Gruyer

Permaculture. Guérir la terre, nourrir les hommes

PRÉFACE

INTRODUCTION

I - LA PIROGUE DE PUPOLI

Frère singe

La permaculture : se laisser inspirer par la nature

Permaculture et agriculture biologique

Paysages intérieurs, paysages extérieurs

II - AUTOUR DU MONDE

Mes maîtres de nature

Une goutte d’eau sur une orange

L’asphyxie de la planète

En quête de cohérence

III - DU RÊVE À LA RÉALITÉ

Des gratte-ciel de Tokyo aux rives du Bec

En route vers l’autonomie

Le cheval de trait

John Seymour, le chantre de l’autosuffisance

IV - AMAZONIE

Ressources locales et compétences individuelles


Mon caddie a fait cinq fois le tour du monde !

Le chemin du bien-être

V - NOUS SOMMES CE QUE NOUS MANGEONS

Des salades et des poireaux pour voisins

“Veux-tu devenir une fraise Tagada ?”

Se nourrir en conscience

Se nourrir, comme on fait l’amour

Énergie vitale

Une nourriture naturelle, fondement d’un art de vivre

VI - DESSINE-MOI UNE FERME

Une ferme, comme un tableau

Une mosaïque d’écosystèmes

VII - NÉO-PAYSANS

Un peu de terre et beaucoup de cailloux !

Entre enthousiasme et déprime : la quête d’un modèle économique

Un parcours solitaire

Une aventure à risques

Le vieux monsieur et le dindon

Le moral dans les chaussettes

VIII - RENCONTRE AVEC LA PERMACULTURE

Dessiner comme la nature

Marcher dans le sens de la vie

La culture sur buttes permanentes

Le jardin mandala

Les îles-jardins

La forêt-jardin

Le tout est plus que la somme des parties


Les microclimats

À la recherche de fermes permaculturelles

Changer de paradigme

Un projet un peu fou

Sur les traces de Sepp Holzer

Nouveaux jardins en terrasses

Faucheurs volontaires

Un autre rapport au temps

IX - LA MICROAGRICULTURE BIO-INTENSIVE

En quête de données fiables

Le paradis des… limaces !

Accepter d’être petit

John Jeavons, l’homme qui fait pousser plus de légumes

Un peu d’histoire

Un constat accablant

Une question essentielle

Construire le sol, préparer notre avenir

Une approche en huit points

Efficacité de la microagriculture bio-intensive

Applications à la Ferme du Bec Hellouin

Plantes pérennes, plantes sauvages

X - ELIOT COLEMAN

Une vie de jardinier-maraîcher

La Four Season Farm

Les secrets d’une haute productivité

Ne pas inviter les plantes pionnières

Un système agraire cohérent et efficace


Derrière les techniques : une éthique

Les applications à la Ferme du Bec Hellouin

Le jardinier-maraîcher du Québec

XI - LES JARDINIERS-MARAÎCHERS PARISIENS DU XIXe SIÈCLE

Les jardiniers-maraîchers parisiens, de grands précurseurs

Des témoignages de première main

Créer du sol

Produire toute l’année

Les associations de cultures

Applications à la Ferme du Bec Hellouin

Explorer de nouvelles voies

XII - INFLUENCES EXOTIQUES

“Juste assez”, les enseignements du Japon traditionnel

Les pionniers de l’agriculture naturelle au Japon

Un révolutionnaire aux pieds nus

Bokashi et autres potions magiques

Fermentation ou décomposition ?

Une cuisine pour la terre

Le Korean Natural Farming

La terra preta – terre noire des Indiens

De l’Amazonie au Bec Hellouin

XIII - GENÈSE D’UNE MÉTHODE

Concilier l’ouverture sur le monde et le travail dans les jardins

Combien de salades au mètre carré ?

Premières formations

L’équipage de la ferme

Ma fermière tirée du ruisseau


Genèse d’une méthode

XIV - LANCEMENT D’UN PROGRAMME DE RECHERCHE

Modéliser un système vivant

Les résultats de la première année

Une marge de progrès considérable

L’impact sur la biodiversité

L’impact sur le climat

Une étude très suivie

XV - LA FORÊT-JARDIN

Qu’est-ce qu’une forêt-jardin ?

La forêt-jardin, un concept nouveau en Europe

Les bénéfices écologiques de la forêt-jardin

Les bénéfices sociaux de la forêt-jardin

Vers l’apparition d’un nouveau métier agricole : le sylvanier ?

Les premières forêts-jardins d’Europe

Vers un agroécosystème productif, résilient et durable

XVI - L’AGRICULTURE DU SOLEIL

Une seule Terre pour tous

L’agriculture, socle sur lequel repose notre civilisation

Exploitants agricoles du Nord, paysans du Sud

Manger du pétrole

Une économie extractive

Le défi alimentaire

Agriculture et énergie

Inventer l’agriculture post-pétrole

Relocaliser l’agriculture

Vers l’agriculture du soleil


Choisir la transition

Sur le chemin de la cohérence

XVII - TRAVAILLER À LA MAIN

Le soleil plutôt que le pétrole !

Les bénéfices du non-travail du sol

Vers l’autofertilité

L’engin mécanisé, meilleur ennemi du sol

Pourquoi labourer ?

Créer de l’humus

Les avantages de la petite taille

Des milliards de travailleurs “au noir” !

Le rapport au temps

Le changement d’échelle

Manger autrement ?

Vers une agriculture permanente

Des expériences innovantes

Collaboration avec de grands chefs

Des étoiles dans les jardins

Les amish, pavé dans la mare de l’agriculture américaine

Une ère nouvelle : l’écoculture

XVIII - ÊTRE PETIT

Les microfermes, dans les pays du Sud

Des paysans qui ont faim

Plus la ferme est petite, plus elle est productive

Les microfermes, en milieu urbain

Microfermes et entreprises

Néo-paysans
Et à la campagne

XIX - LES MICROFERMES

Les microfermes, en Occident

De nombreuses activités possibles

Les écosystèmes de microfermes

Les systèmes agraires solidaires

Couvrir l’ensemble des besoins nutritionnels des communautés locales

Une spirale vertueuse associant l’écologie, l’économie et le social

Des gouvernances participatives et décentralisées

Faire du neuf avec l’ancien

Viabilité économique du système agraire solidaire

L’argent ne se mange pas

XX - MICROAGRICULTURE, SOCIÉTÉ, PLANÈTE

Combien de paysans en 2060 ?

Et combien d’artisans ?

Redessiner les paysages d’Europe et d’ailleurs

Entrer dans l’ère des solutions

L’invention d’un nouveau monde

L’avenir est au local

Le village planétaire

Vers la démocratie véritable

XXI - LA TERRE EST UNE AVENTURE

La ferme expérimentale du Bec Hellouin

Rester maraîchers, notre challenge !

Créer une microferme aujourd’hui

Un choix de vie, plus qu’un métier

La réussite économique d’une microferme


Survivre aux premières années

Transformer son jardin en microferme

XXII - LA BIO-ABONDANCE

À l’école de la mer et de la terre

Assembler des molécules éparses

Petit poisson deviendra grand

Habiter la Terre en poète ou en assassin ?

Une société verte

POSTFACE

REMERCIEMENTS

LA PERMACULTURE EN FRANCE

PETITE BIBLIOTHÈQUE PERMACULTURELLE

LIVRES DES MÊMES AUTEURS

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