Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
οί¿) > £■
GUILLAUME LAVALLÉE
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de maîtrise ès arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
AOÛT 2004
Résumé
Avant-propos
Ce mémoire est le fruit d’une longue et laborieuse marche. Qu’ici soient remerciés ceux
qui ont rendu cette aventure possible, à commencer par mes parents qui, je l’espère, ont
voyagé dans les yeux de leur fils. Qu’un verre d’arak soit levé à la santé de mes
directeurs, Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash, dont la plus grande vertu aura été, me
semble-t-il, de faire confiance à leur élève. M’abandonner à Zahlé, riche de l’œuvre d’Ibn
Khaldoun, aura été un présent fécond. Je tiens également à remercier le professeur Luc
Langlois pour son enseignement de la pensée de Jürgen Habermas.
Un autre verre d’arak peut et doit être levé à la santé Sean Griffin, colocataire à
Beyrouth et au GREME, à l’Université Laval. Abou Samir Geha tient une place toute
particulière dans mon cœur. Il m’a ouvert les portes de sa maison, de sa famille, de son
pays. Ses leçons d’anthropologie locale à la table du balcon, sirotant l’eau de rose et
« buvant » le narguilé, restent et resteront des moments inoubliables. Marie-Josée Tayah,
à qui je dois tant, a autrement contribué à me libaniser en déboulonnant certains de mes a
priori. Critique, Samuel Bossart a nourri ma vie intellectuelle et introduit à la « science »
politique. Précieuse est l’amitié...
Que Gaëlle Lussiaà-Berdou, habibati, sache ici à quel point je lui en suis
reconnaissant pour son support, sa patience, au long de la rédaction et pour sa révision du
manuscrit. Shoukran !
Table des matières
Résumé
Avant-propos
Table des matières
Introduction
Conclusion
Bibliographie
« Celui qui voit l’éclair surgir à l’Orient aspire à l’Orient ;
s’il luit pour lui à l’Occident, qu’il aspire à l’Occident.
Mon désir, c ’est l’éclair dans sa fulgurance et non dans les
lieux qu ’il touche. »
- Ibn Arabi
Introduction
3
Nous et eux ?
Qui est ce « nous » qui s’exprime ? D’où parlons-« nous » ? Le « nous » change-t-il selon
son lieu? Diffère-t-il selon qu’il s’ancre à Londres, Pékin ou Gaza? Dans la mesure où la
question est celle du rapport de la modernité à son Autre, le lieu du « nous » est en partie cerné.
Ce « nous » réfère à la modernité, laquelle cherche à fonder son universalité à partir d’un concept
de raison dont les sources seraient le «moi». Définir l’être de la modernité occidentale n’est
toutefois pas sans poser problème. L’Occident correspond-t-il à cette odyssée qui, de Jérusalem,
mena à Athènes, pour se rendre à Rome, puis Paris pour finalement atteindre Washington ? La
modernité correspond-t-elle à la raison qui, par les Lumières, « l’enlightment » et VAufklarüng,
fut considérée comme source de l’émancipation ?
Qui sont donc « ces gens-là » ? La frontière qui distingue le lieu du « nous » du lieu de
« ces gens là » n’est-elle que géographique ? « Ces gens là » forment-ils un tout homogène que les
termes « Autre » ou « Orient » recouvrent sans peine ? L’Orient n’est-il pas plutôt une idée ou,
plus exactement, une création qui ne correspondrait à aucune réalité ? Ne serait-il que le fruit de
l’imaginaire occidental ? Tel !’Autre de la raison, T Autre du sujet-individu. Comme si les deux
identités géographiques que sont l’Orient et l’Occident servaient de terrain à un jeu de miroirs :
ils ne sont pas comme nous, nous ne sommes pas comme eux ; comme s’il y avait une différence
ontologique entre l’Orient et l’Occident. La naissance de l’orientalisme et de nombre de sociétés
savantes à la fin du XVIIIe siècle permit à l’Occident de mieux connaître l’Orient. Selon Edward
Saïd, cependant, la relation entre l’Orient et l’Occident «is a relationship of power, of
1 Huntington, Samuel, Le choc des civilisations. Paris, Odile Jacob, 1997, pp. 402.
4
Ce jeu de miroirs est beaucoup plus kaléidoscopique qu’il n’en a l’air, d’autant que la
plupart des récents conflits identitaires procèdent justement d’une logique d’exclusion où il est
demandé aux impliqués de choisir entre « eux » et « nous », entre une appartenance plutôt qu’une
autre comme si l’identité était donnée une fois pour toutes et qu’il fallait la défendre coûte que
coûte. Peu importe le choix effectué - car nous sommes toujours l’Autre pour un Autre - « nous »
serons les victimes, celles qui ont souffert et dont la lutte devient par ce fait même légitime. Le
mot « identité » devient alors un faux ami. Π commence par refléter une aspiration légitime, dira
Amin Maalouf, et soudain il devient un instrument de guerre.3
Le rapport à l’Autre peut-il être conçu autrement ? Peut-il être exempt de domination ?
Peut-il outrepasser les rapports de force ? Les identités peuvent-elles cesser d’être meurtrières?
En fait, s’il y a questions, c’est qu’il y a tension. Le décalage entre le Nord et le Sud en ce qui
concerne la gestion des ressources du globe, l’intolérance dans des sociétés dites démocratiques,
la mise en place d’un droit international qui ait force de loi, les conflits identitaires et territoriaux,
voire la montée d’un certain islamisme dont certains spécialistes4 croyaient entrevoir le déclin,
sont autant d’exemples qui illustrent aujourd’hui les tensions entre la modernité occidentale et
son Autre. Il n’est pas question d’établir un lien de causalité entre ces phénomènes, comme il ne
s’agit pas de tout expliquer - qui le pourrait ? - mais simplement de prendre le pouls du monde et
de poser la question de savoir ce que peut la philosophie dans le cadre du pluralisme.
lutte », en dépit des sévères réserves que lui adresse Weber, se laisse donc comprendre comme
pluralité où nombre de conceptions de ce qu’est une bonne vie luttent pour être reconnue. Autre
est toutefois l’approche de Hannah Arendt45 pour qui la pluralité est un phénomène originaire
inhérent à l’animal politique (zoon politïkon) qu’est l’Homme et ce, indépendamment des sociétés
et des époques. Chez Weber comme chez Arendt, la pluralité génère des tensions, d’où la
question de savoir s’il est possible de vivre et de penser ces tensions en faisant ή de la
domination. Que peut espérer la philosophie dans le cadre du pluralisme ? Doit-elle ranger le
drapeau que Kant brandissait dans son Projet de paix perpétuelle et céder la question du rapport
de la modernité à son Autre aux Études stratégiques ? En berne, elle abdiquerait devant le défi de
dépasser la domination. Le mât dans les nuées cependant, ses concepts n’arriveraient pas à
rejoindre le champ de bataille de l’expérience humaine.
Que peut la philosophie politique dans ce contexte ? Que peut-elle espérer ? Est-elle un
lieu propice pour penser le rapport à !’Autre ? Se limite-t-elle à penser les bases du consensus
dans les sociétés modernes ? Arrive-t-elle à élaborer une paix qui ne puisse être qualifiée de
«naïve » ou de «produit de l’Occident» ? Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant avait
esquissé les grandes lignes d’une éventuelle paix entre les États en arrivant à l’idée d’une
république universelle.6 Lequel projet a influencé la création de nombres d’institutions au 20e
siècle, ce qui, manifestement, n’a pas empêché la barbarie. Cette impasse relève-t-elle de
l’incapacité de la philosophie à penser le rapport à !’Autre avec !’Autre ? Comment opère-t-elle
ce passage de ce qui vaut « pour nous » ou « pour eux » à ce qui vaut « pour tous » ? Impose-t-elle
!’universalité sur la base de ses propres référents ? Quel est le lieu de ce « pour tous » auquel elle
convie l’humanité ?
4 Kepel, Gilles, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme. Paris, Gallimard, 2000, pp.452.
5 Arendt, Hannah, Ou'est-ce que la politique ?. Paris, Seuil, coll. Point, 2001, pp.195.
6 Kant, Immanuel, Projet de paix perpétuelle. Paris, Fayard, coll. 1001 nuits, 2001, p.25.
7 Rawls, John, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1993, p.168. (revoir)
6
Par la publication en 1993 (édition française, 1996) de Law of the People, Rawls étend sa
théorie au champ des relations internationales tout en répondant à l’objection selon laquelle son
concept de justice reposerait sur un certain ethnocentrisme. Par droit des gens, Rawls entend
« une conception politique du droit et de la justice qui s’applique aux principes et aux normes du
droit international et de sa pratique »8. Autrement dit, ce droit consisterait en une famille de
concepts servant d’étalon pour juger du droit international. Pour s’assurer de l’universalité de son
modèle, Rawls distingue deux types de sociétés « bien ordonnées »9, à savoir les sociétés libérales
et les sociétés hiérarchiques. La thèse étant que ces deux types de sociétés «peuvent s’accorder
sur un même droit des gens, et donc que ce droit ne dépend pas d’aspects propres à la tradition
occidentale »10. Par ce biais, Rawls tente de justifier l’universalité des droits de l’Homme sans
passer par le corpus de la tradition occidentale. La position originelle, quant à elle, est reformulée
dans les termes d’une sorte de position globale où les peuples doivent, sous le voile d’ignorance,
faire abstraction de leur territoire, de leur niveau de développement économique, de la taille de
leur population, etc...11
8 Rawls, John, Le droit des gens, trad. Bertrand Guillarme, Paris, Esprit, 10/18, 1996, p.45.
9 Pour être « bien ordonnée », une société hiérarchique doit être (i)attachée à la paix et faire valoir ses objectifs via le
commerce et la diplomatie. Son (ii)système de justice doit viser le bien commun et se traduit par une hiérarchie
consultative raisonnable qui n’est que l’envers du paternalisme. En outre, (iii)elle doit respecter les droits
fondamentaux de la personne. Ibid, pp.78-79.
p.55.
"m¿p.69.
7
Malgré ces avancements, le modèle théorique de Rawls semble peu satisfaisant pour
penser la question du rapport de la modernité occidentale à son Autre. Pourquoi ? Parce que
justement, chez Rawls, P Autre n’apparaît jamais. Certes, le voile d’ignorance garantit une
certaine impartialité au jugement, mais il ne prend pas concrètement acte du pluralisme des
visions du monde. Via le monologue, le sujet rawlsien postule l’altérité sans dialoguer avec elle.
Ce faisant, il neutralise la diversité concrète des perspectives d’interprétations particulières. Dans
la position originelle, chacun fait abstraction de sa position dans la société pour déterminer les
conditions d’une coopération juste et équitable que chacun peut entériner ne connaissant pas sa
position. Or cette expérience de pensée étouffe la pluralité concrète dans la mesure où chacun
essaie de se mettre à la place d’un Autre qui apparaît de manière désincarnée. En outre, la
position originelle présupposerait le mutuel désintéressement12 de citoyens considérés comme
étant rationnels dans la mesure où chacun vise la maximisation de son propre bien plutôt que du
bien collectif.
Autre est toutefois l’approche de Jürgen Habermas. Bien que la position de ce dernier
ressemble à bien des égards à celle de Rawls et que l’opposition entre ces deux penseurs tient plus
de la « querelle de famille »13 qu’autre chose, le modèle habermassien a l’avantage de ne pas - ou
moins - étouffer l’altérité. Rawls et Habermas tentent tous deux de penser le pluralisme à la
différence que l’un masque les différences sous un voile d’ignorance, alors que les autres
cherchent à démasquer l’ignorance de son voile. À la position originelle, Jürgen Habermas et son
confrère Karl-Otto Apel opposent en quelque sorte une éthique de la discussion (.Diskursethik)
selon laquelle le jugement moral doit être recomposé sur la base de l’intersubjectivité langagière.
Apel, empreint d’un certain idéalisme, vise une fondation en raison ayant force d’obligation
morale. Quant à l’ambition de Habermas, plus modeste, elle cherche à « prendre congé du concept
d’Absolu »14 en maintenant un concept universel de raison qui assume le pluralisme sur le sol de
la pratique langagière. Mais l’approche habermassienne parvient-elle à fonder l’universalité sans
faire violence à la pluralité ?
qui peuvent être fondés universellement, plutôt qu’à la validité de normes d’actions qui relèvent
d’une conception quelconque de ce qu’est une vie bonne et réussie. L’impératif catégorique, qui
servait de principe universel de validation des normes chez Kant, cède la place à une procédure
d’argumentation chez Habermas. B s’agit en fait d’implanter une règle d’argumentation, le
principe « U », dans les discours pratiques. Lequel principe se décline de la façon suivante :
«toute norme valable doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets
secondaires résultant, de manière prévisible, de l’observation universelle de la norme en vue de
satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par tous les
concernés »15. Le principe d’universalisation exige un point de vue universel (moral point of
view) que la théorie morale a pour tâche d’expliquer et de fonder. Le principe « U » est toutefois
insuffisant s’il n’est pas inscrit dans un contexte. C’est pourquoi Habermas en appelle au principe
« D » selon lequel « une norme prétend à la validité dans la mesure où elle s’inscrit dans une
discussion pratique »16. Le principe « D » absorbe le principe « U » dans la mesure où il exige de
tout travail d’universalisation qu’il se déploie sur le sol de discussions réelles. De la sorte,
l’universel se fait - voudrait bien se faire - concret. Mais ce principe d’universalisation a-t-il une
légitimité qui dépasse les « frontières » de la modernité occidentale ? Quel est l’arrière-plan tant
philosophique que sociologique qui justifie pareil principe ? Qui est concerné par l’éthique de la
discussion ? Quel est le lieu du moral point of view ? Cette procédure évacue-t-elle les rapports
de force inhérents au politique ? Toutes ces interrogations se recoupent dans la question suivante :
l’éthique de la discussion développée par Jürgen Habermas est-elle ou non universelle ?
15 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p.17. Cité également par Appel, Karl-Otto,
Éthique de la discussion. Paris, Cerf, Humanités, trad. Hunyadi, 1994, p.78.
16 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 17.
17 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, trad. J-M Ferry, Paris, Fayard, 1987, p.297.
18 Habermas, Jürgen, Logique des sciences sociales et autres essais. Paris. PUF, 1987, pp.329-413.
9
langage contient des prétentions à la validités dont la portée est à la fois universelle et
contextuelle. Contextuelle, car elles sont adressées aux interlocuteurs présents dans la
communication quotidienne. Là, les interlocuteurs ont à accepter, refuser ou nuancer leur propos
concernant différentes offres de langage contenant une ou plusieurs prétentions à la validité.
Universelle, car ces prétentions s’adressent en dernière instance à la fiction d’une communauté
idéale de communication où les êtres capables de parler et d’agir sont dits émancipés de toute
domination. Cet idéal n’est toutefois pas totalement abstrait, car conformément à la structure
consensuelle du langage une exigence d’émancipation serait, selon Habermas, toujours-déjà
posée.
monde moderne se distingue du monde ancien en ce qu’il est explicitement tourné vers l’avenir.
C’est pourquoi le contemporain, l’histoire du temps présent, joue un rôle central pour le moderne.
Néanmoins, la conscience moderne du temps pose un problème de taille : la modernité peut-elle
trouver en elle-même ses propres garanties ? 21
Un argument qui relève de l’autorité d’un texte sacré est-il a priori discrédité à la table des
discussions ? Dans la mesure où « l’éthique de la discussion est placée sous le signe de la pensée
post-métaphysique, et qu’elle ne peut assumer tout le potentiel de signification de ce que les
éthiques classiques avaient jadis pensé en termes de justice providentielle ou cosmique. La
solidarité sur laquelle elle table reste placée sous le signe d’une justice terrestre »22, une
civilisation, une culture ou une forme de vie peut-elle « trouver en elle-même ses propres
garanties » en établissant ou en maintenant un dialogue entre la religion et la raison ? Le modèle
discursif de Habermas restreint-il l’entrée au sommet de la discussion à un certain type
d’argument et à un certain nombre de participants en vertu de la conception de la modernité qu’il
véhicule ?
21 La définition de la modernité comme autofondation aurait été développée pour la première fois dans la « Querelle
des Anciens et des Modernes ». Là, les Modernes opposaient un concept historique et critique de la beauté au
classicisme qui s’en remettait à un concept supra-temporel de Beau où l’artiste se voyait astreint à l’imitation de
modèles anciens.
22 Habermas, Jürgen. De l’éthique de la discussion. Paris. Cerf. 1992. p.71.
23 Habermas, Jürgen, Droit et Démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, nrf essais, 1997, p.12.
L’effort de décontextualisation conduit à une conscience morale universaliste qui se
traduit, au niveau des institutions politiques, par un État de droit démocratique. Lequel aurait
entre autres pour tâches de préserver une solidarité sociale rendue fragile au niveau d’une
justification post-conventionnelle des normes et de garantir la liberté d’expression des êtres
capables de parler et d’agir. Si, comme le veut mon hypothèse, la capacité à se décontextualiser
est fonction du degré de solidarité et que celle-ci est définie en regard d’un monde désenchanté et
des acquis de la sphère publique bourgeoise telle qu’elle s’est constituée en Occident24, l’enjeu
devient de savoir si l’universalité de la diskursethik est limitée par la conception de la modernité
qu’elle véhicule.
24 Habermas, Jürgen, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise. Paris, Payot, (1962) 1992, p.41.
13
visée consensuelle structure le langage25. Quant aux critiques relatives à l’application, elles
cherchent à montrer l’aveuglement dont fait preuve le modèle habermassien eu égard aux réalités
institutionnelles26. Pour ma part, j’essaierai de combiner ces deux types d’interrogations à la
différence près que je ne remettrai pas en cause la finalité consensuelle du langage, mais la
conception de la modernité qui traverse toute l’entreprise habermassienne. Ce qui me permettra
de questionner l’universalité des ordres institutionnels issus de cette conception de la modernité.
Mais au fait, qui sont l’Autre ? Sous la bannière de l’Autre se cache un Orient pluriel qui
est souvent ramené à une sorte « d’Orient imaginaire ». L’orientalisme a pendant trop longtemps
fait de l’Orient un objet d’étude en collectionnant des monographies pour les ramener à des récits
plus vastes. Cette discipline a souvent eu tendance à faire de l’Antre un objet, un bibelot. Or,
réfléchir sur le rapport de la modernité à son Autre avec cet Autre interdit de considérer l’Orient
comme un objet. L’attitude du participant à la discussion doit plutôt servir de fil conducteur à la
recherche. En ce sens, la méthode ici proposée se lie à la visée même de ce mémoire à savoir de
penser un rapport à l’Autre exempt de domination avec l’Autre.
Avec qui discuter ? L’Autre aurait pu être le papou, mais il prend ici la forme du monde
arabe que j’ai rencontré via le texte, mais également dans les souqs, les minibus et les cafés. De
fil en aiguille l’échange finit généralement par atterrir sur les rapports tissés de heurts entre le
monde arabe et la modernité occidentale. La colonisation, le tiers-mondisme, la guerre de 67, les
guerres civiles, la guerre du Golfe, les files d’attente dans les ambassades étrangères, le
communautarisme, le conflit israélo-palestinien, le désarroi de la jeunesse, les partis uniques et un
certain islamisme sont autant d’événements ou d’exemples qui illustrent dans la conscience
collective l’histoire récente des relations entre le monde arabe et l’Occident. Pourtant, il ne s’agit
pas ici de refaire l’histoire, mais de questionner l’universalité de la modernité occidentale en
prenant pied dans le monde arabe. Qu’est-ce au juste que le monde arabe ? Ce terme ne renvoie
pas à une entité homogène27. Le Maghreb n’est pas le Machreq, les Iraniens ne sont pas Arabes et
le monde arabe n’est qu’une partie du monde musulman. Parler du monde arabo-musulman
revient en quelque sorte à juxtaposer des couches identitaires, ce qui ne rend pas compte de la
diversité culturelle et cultuelle au sein même du monde arabe. Certes, la réalité toujours
foisonnante est beaucoup plus complexe que les concepts utilisés pour la décrire. Les concepts
sont des frontières trop souvent difficiles à tracer. Qu’est-ce que le monde arabe ou qui sont les
Arabes ? Selon Maxime Rodinson, appartient à l’ethnie, au peuple et à la nationalité arabe ceux
qui, premièrement, parlent une variante de la langue arabe et, en même temps, considèrent que
c’est leur langue « naturelle », celles qu’ils doivent parler, ou bien, sans la parler, la considèrent
comme telle et qui en plus de cela revendiquent l’identité arabe, c’est-à-dire qui considèrent le
patrimoine et l’histoire du peuple qui s’est appelé lui-même et que les Autres ont nommé
Arabes.28 Cette définition a l’avantage d’inclure le fait musulman comme une donnée culturelle
pour certains et proprement religieuse pour d’autres dans la mesure où l’adhésion massive des
Arabes à la religion musulmane depuis le 7e siècle n’est pas le fait de tous ceux qui se
revendiquent Arabes. Aux cas des juifs et chrétiens arabes, il faut ajouter celui de plusieurs
berbérophones considérant que l’arabe devrait être leur langue « naturelle », mais qui, refoulés
dans l’échelle sociale de leur pays respectif, n’ont pu ou voulu apprendre la langue du Coran et
continuent de parler leur dialecte berbère. Malgré ces précisions, j’utiliserai ici le terme « arabo-
musulman » de façon à jouer à la fois sur des composantes religieuse et sociale tant de la
modernité occidentale que de ce qui apparaît ici comme son Autre.
28 Rodinson, Maxime, Les Arabes. Paris, PUF (1979), Quadridge, 2002, p.51.
15
rationalité et la modernité renvoient aux idéaux des Lumières, alors que la rationalisation
concerne la laïcisation de la culture et le développement des sociétés modernes29. Toute
simplification faite, la rationalité concerne la philosophie, alors que la rationalisation est étudiée
par le sociologue.
communicationnel de Habermas repose sur une dynamique individu-communauté qui serait peut-
être le propre des sociétés modernes occidentales.
Le texte étant de mon terrain, le choix des interlocuteurs parmi les canons de la pensée
arabe se doit d’être justifié. Pourquoi s’intéresser à Ibn Rushd et Ibn Khalhoun et donc à la part
rationaliste de la philosophie arabe médiévale - ou philosophie musulmane, cette question
resterait à déterminer - plutôt qu’à la métaphysique de l’illumination telle qu’elle s’est
développée dans l’Orient musulman ? Pourquoi des penseurs médiévaux, alors qu’il aurait été
tout aussi louable de focaliser sur la Nahda, la renaissance arabe, qui s’est constituée dès le 19e
siècle comme un véritable discours devant indiquer le chemin à suivre suite à l’irruption de la
modernité occidentale ? Pourquoi ne pas simplement entrer en dialogue avec les islamistes pour
dégager le fondement d’un discours d’opposition à la modernité ? Qui aujourd’hui se réclame de
l’héritage du rationalisme arabe ? Quelle est l’audience de ces intellectuels éparpillés aux quatre
coins du monde ? Le passage par Averroès vise à dénicher ce qui pourrait ressembler à un
philosophe moderne avant la lettre qui a eu le malheur de s’éteindre en terre d’Islam mais qui a
nourrit l’Occident. Ibn Rushd offre une solution originale au problème fondamental de la
philosophie musulmane qui, héritant de la philosophie péripatéticienne et du corpus de l’Islam, a
eu à concilier raison et foi et c’est pourquoi il est d’un précieux secours, me semble-t-il, pour
soutenir à la pensée arabe et/ou musulmane moderne qui cherche à « trouve en elle-même ses
propres garanties ». Pour ce qui est de la démarche historique d’Ibn Khaldoun, elle cadre bien
avec la méthodologie des sciences sociales, mais son réel intérêt est davantage à chercher du côté
des structures sociales décrites par l’auteur. Territoire complexe sur lequel la modernité
occidentale a tendance à achopper.
De la division du travail
De ce chapitre j’extrairai l’idée d’une modernité et d’une modernisation arabe avec lesquelles je
dialoguerai tout au long du chapitre suivant. Là, le dialogue portera sur les développements
juridiques et politiques de VÉthique de la discussion. Ce passage au juridique et au politique
permettra de mieux découper et questionner les limites et les avancées de la modernité
occidentale. J’y aborderai, en un premier temps, la question de l’État de droit démocratique puis
celle de l’intégration sociale et de l’Après État-Nation. Enfin, je retournerai à la motivation qui
guide toute cette recherche et qui a conduit Habermas à réitérer, deux siècles après Kant, l’idée
d’un projet de paix perpétuel. Bref, je voyagerai de la modernité occidentale à la modernité arabe,
pour en arriver au cosmopolitisme et à ce qui pourrait être sa condition minimale : une modernité
consensuelle34.
Bien que le projet de la Diskursethik fut principalement élaboré par Jürgen Habermas et
Karl-Otto Apel, tout porte à croire que les deux penseurs ne semblent pas s’entendre sur la finalité
de leur projet. À la question « pourquoi faut-il un principe d’universalisation ? », les réponses
prennent deux tangentes différentes. Selon Apel, « le problème philosophique le plus profond est
celui de la relation entre la science de la nature, en soi nécessairement neutre d’un point de vue
axiologique, ainsi que la liberté de recherche qui lui est liée, et la responsabilité sociale, qui pose
des problèmes moraux qu’engendre la science »35. L’éthique à l’âge de la science se doit de
réfléchir sur les interventions humaines dans la nature de façon à gérer - le mot est faible - de
façon responsable les effets secondaires du développement tant scientifique qu’économique. Pour
régler ces problèmes pratiques, l’éthique de la discussion de Apel cherche à fonder
rationnellement les principes de justice, solidarité et de coresponsabilité. Par le principe
postconventionnel de coresponsabilité, chacun partage a priori avec les partenaires de la
discussion une responsabilité qui l’engage dans la résolution de problèmes collectifs. Par
collectif, Apel renvoie à l’humanité dans ses problèmes d’éthique planétaire. En ce sens, son
projet est destiné aux grandes conférences qui ont pour tâche de régler les problèmes de
l’humanité à savoir « la crise écologique, le problème Nord-Sud de la justice sociale,
!’établissement des droits de l’homme et du droit des peuples au sens d’un ordre juridique
cosmopolitique »36. Dans ce cadre, le principe « U » a pour tâche de traduire dans les discussions
pratiques les normes de justice, solidarité et coresponsabilité telle qu’elles ont été fondées par les
présuppositions inhérentes à toute communauté de communication.
35 Apel, Karl-Otto, Éthique de la discussion. Paris, Cerf, coll. Humanités, 1994, p. 20.
^mi,p73.
20
de fonder en raison le principe « U » sans assumer de rôle particulier dans la résolution des
problèmes pratiques qui déchirent le monde. De même,
« le philosophe de la morale ne dispose pas d’un accès privilégié aux vérités morales. En
regard des quatre grandes charges politico-morales de notre propre existence - en regard
de la faim et de la misère dans le tiers-monde; en regard de la torture et des perpétuelles
offenses à la dignité humaine perpétrées dans des États d’injustice ; en regard du chômage
croissant et des disparités dans la répartition des richesses sociales dans les nations
industrielles occidentales ; en regard enfin du risque autodestructeur que représente la
compétition atomique pour la vie sur terre - en regard de tels états de fait provocants, ma
conception restrictive des capacités de l’éthique représente peut-être une déception ; en
tous les cas elle est aussi un aiguillon : la philosophie ne dispense personne de sa
responsabilité pratique »37.
Ici, le rôle de la Diskursethik et du philosophe qui n’a rien à voir avec celui d’une avant-garde
éclairée. Une fois les procédures de la discussion étayée, le philosophe peut entrer - ou non -
dans l’arène comme tout autre participant. Cette humilité de la philosophie distingue Jürgen
Habermas de Karl-Otto Apel. Ce dernier pose les problèmes qu’une morale procédurale doit
résoudre au niveau planétaire et porte un regard attentif sur les problèmes environnementaux,
alors que la portée pratique du projet habermassien reste plus nébuleuse. Habermas ne se limite
pas à décrire les a priori de toute interaction langagière symétrique, les caractéristiques du point
de vue moral universel ou le fondement communicationnel de l’État de droit démocratique, il
prend personnellement position sur des questions concernant l’État social et l’Europe unifiée38.
Cet écart entre Apel et Habermas repose sur leur conception respective du rôle de la
philosophie et sur la place que chacun assigne à la raison. Autrement dit, la différence entre les
deux penseurs reposerait moins sur leurs projets philosophiques respectifs que sur leurs stratégies
conceptuelles39. Là où Apel cherche à affirmer le caractère transcendantal de la raison, Habermas
conclut au quasi transcendantal. Par transcendantal, Apel vise, comme Kant, une fondation
ultime de la raison. Quant à Habermas, fidèle à Kant mais également aux intuitions premières de
l’École de Francfort, il n’opère aucune différence entre la philosophie et les sciences sociales. Ce
faisant, il considère que les énoncés philosophiques doivent être empiriquement vérifiables.
Définir le fait moral pour le distinguer de l’éthique n’est pas sans poser problème. Dans le
langage courant, ces deux termes ont souvent tendance à se rabattre l’un sur l’autre. Aux dires de
Paul Ricoeur, cette distinction n’échappe pas qu’au sens commun. En effet, « même les
spécialistes de philosophie morale ne s’entendent pas sur la répartition du sens entre les deux
39 Apel, Karl-Otto, Penser Habermas contre Habermas. Paris, éd. De l’éclat, 1990, p.8.
40 Apel, Karl-Otto, La relation entre morale, droit et démocratie. La philosophie du droit de Jürgen Habermas jugée
du point de vue d’une pragmatique transcendantale in Les études philosophiques, PUF, no.l, 2001, p. 70.
41 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 31.
42 Habermas, Jürgen, cité par Karl-Otto Apel in Penser Habermas contre Habermas, Paris, éd. De l’éclat, 1990, p.17.
22
termes morale et éthique ».43 Π ne s’agit pas ici de considérer le point de vue de chacun des
spécialistes, mais de focaliser sur la compréhension qu’a d’elle-même la Diskursethik et donc sur
la différence établie par Habermas entre morale et éthique de façon à cerner ce qu’il entend par un
concept « étroit » de morale.
L’éthique classique, telle qu’elle trouve son achèvement chez Aristote, pose la question de
la bonne vie. À la question « que dois-je faire ? » le philosophe débouche sur une interrogation
plus vaste à savoir « en quoi consiste une vie réussie ? ». C’est cette deuxième question qui
confère à l’éthique aristotélicienne le qualificatif de « téléologique ». Pourquoi ? Parce que
l’action est orientée en fonction d’une fin qui est de réaliser la vertu. Aristote en appelle à la
phronesis, c’est-à-dire à une raison qui se meut au sein des habitudes et des pratiques pour
évaluer en fonction de la juste mesure (qui ne doit pas être comprise comme le simple milieu de
deux extrêmes précise Aristote). Plongée dans l’univers des mœurs, la phronesis est dépouillée de
toute prétention à la connaissance, contrairement à la science entendu comme episteme. La
politique se veut quant à elle un prolongement de l’éthique dans la mesure où elle enseigne la vie
selon le Bien et le Juste. Les us et coutumes de même que les lois de l’autre ne font qu’un et ne se
distinguent pas de la moralité des actions. Les êtres humains dépendent alors de la Cité pour
réaliser la vertu. Hors la Cité, les animaux politiques (zoon politïkon) que nous sommes ne
peuvent réaliser leur finalité. Les habitus étant essentiels à la réalisation de la vertu.
43
Ricoeur, Paul, « Éthique » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Canto-Sperber, Monique, Paris,
PUF, 2001, p.5 80.
44 Habermas, Jürgen, Théorie et pratique, t.l, Paris, Payot, 1975, p.71.
45 Habermas, Jürgen, De l’éthique de discussion. Paris, Cerf, 1992, p.109.
23
à la connaissance. B serait donc possible, sous les hospices de la raison pratique, d’établir les
conditions de possibilité de tout jugement impartial, ce à quoi s’attelle la Diskursethik.
J’aimerais ici revenir sur les caractéristiques de (i)l’éthique kantienne ainsi que sur (ii)la
critique que Hegel adresse à Kant et que, par la suite les néo-aristotéliciens, lesquels relient la
question de la vie bonne dans la Cité à l’aune des Principes de la philosophie du droit de Hegel,
adresseront à l’éthique kantienne. Une fois ce tableau peint, (iii) la différence entre morale et
éthique deviendra, je l’espère, plus claire.
(i)L’éthique kantienne est dite déontologique dans la mesure où elle ne s’intéresse pas, à la
différence d’Aristote, à la question de la bonne vie réalisée dans la Cité. Est moral selon Kant tout
ce qui concerne l’agir juste et équitable. En ce sens, la question pratico-existentielle de savoir
comment vivre sa vie et atteindre le bonheur, voire la félicité, ne fait pas partie du champ de la
morale. Kant procède ainsi d’un « concept restreint »47 de morale et balaie du revers de la main un
ensemble de questionnements qui ne relèveraient pas à proprement parler de la morale.
L’approche kantienne serait également cognitiviste dans la mesure où, bien que la raison pratique
46 Habermas, Jürgen, Vérité et justification. Paris, Gallimard, nrf essais, 2001, p. 131.
47 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p.17.
24
ne correspond pas à la raison théorique, elle (la raison pratique) établit ses propres critères pour
évaluer la vérité de la norme. La justesse est à une norme ce que la vérité est à une proposition
concernant un état de fait. C’est cette prétention à la « vérité » du jugement moral que n’arrivait
pas à fonder Aristote par son concept de phronesis qui tient, selon Habermas, d’un « cognitivisme
faible»48. En outre, l’impératif catégorique est un principe formel de validation des normes
d’action. La philosophie morale de Kant est en ce sens formaliste. La justification d’une norme
n’est fonction d’aucun critère propre à une quelconque conception de la vie bonne enracinée dans
une Cité ou quelque autre médina. Néanmoins, le principe moral n’est pas le propre d’une culture
donnée, mais il vaut pour tout être rationnel indépendamment de son lieu. Du moment que
l’impératif catégorique ne traduit pas les intuitions morales d’un groupe donné, l’éthique
kantienne peut être qualifiée d’universaliste.
(ii) Les reproches que fait Hegel à l’endroit de la philosophie morale de Kant seraient
selon Habermas de quatre ordres. U s’en prend au formalisme de T impératif catégorique qui est à
ce point déraciné de tout contenu déterminé qu’il ne peut produire que des jugements
tautologiques. L’universalisme, corollaire du formalisme, serait quant à lui abstrait. Les
jugements moraux sont insensibles à la particularité des situations et des contextes dans lesquels
l’agir humain est enchâssé. Mais Hegel n’en reste pas là. Le principe moral kantien focalise sur
les devoirs moraux sans tenir compte de leur application dans la pratique. C’est pourquoi, Hegel
considère le pur vouloir de la raison comme impuissant, c’est-à-dire que la morale abstraite exige
un effort motivationnel trop soutenu de la part des individus. Dans sa lecture de la révolution
française, Hegel s’en prend à ce qu’il nomme la terreur de la pure conviction49, c’est-à-dire à la
période de la terreur en France où certains ont été décapités au nom de l’Idée. Les intentions
morales auraient alors voulu créer un ordre rationnel plutôt que réformer les processus, eux-
mêmes rationnels, déjà à l’œuvre dans l’histoire. En fait, les trois premiers reproches de Hegel à
l’endroit de la philosophie morale de Kant se recoupent. Hegel opte pour les habitus développés
dans le cadre de la Cité, il se méfie des conséquences souvent catastrophiques des intentions
morales, ainsi que du désintérêt eu égard aux cas d’application concrète. Transférer sur un plan
socio-politique la moralité abstraite se traduirait par la terreur où, au nom de l’universel, le
singulier se fait se fait guillotiner.
"*m¿,p.77.
49 Hegel, G.W.F, Phénoménologie de l’esprit. Paris, Aubier, trad. Lefebvre, 1991, 390-398.
25
« Les objections de Hegel à Kant valent-elles aussi pour l’éthique de la discussion ? »50.
Pour répondre à cette question, il faut au préalable savoir en quoi se distingue l’éthique de la
discussion de la philosophie morale de Kant ? Habermas délaisse la philosophie du sujet au profit
de la pragmatique langagière, laquelle lui permettrait d’abandonner la célèbre distinction
kantienne entre les noumènes et les phénomènes. L’opposition entre l’empirique et l’intelligible
est ramenée à la tension intralinguistique entre la factualité et la validité51, c’est-à-dire que les
présuppositions idéales à la communication imposent, du fait qu’elles s’inscrivent dans le
langage, une contrainte aux interactions quotidiennes et aux normes qui prévalent. Par ailleurs,
l’approche intérieure de Kant ne trouve pas d’écho chez Habermas. En effet, l’impératif
catégorique est reformulé en principe d’universalisation qui, lui, invite à une discussion publique
réalisée entre différents sujets plutôt que le forum intérieur de la conscience. Quant au fondement
de sa philosophie morale, Kant en appelle à un fait de raison qui le dispense de toute analyse
empirique. Habermas prétend régler le problème de fondation de son principe « U » en partant
des présuppositions universelles à toute argumentation. Le point de vue moral requis par son
éthique procédurale est quant à lui étayé par une analyse empirique des stades du développement
de la conscience morale.
Habermas prend acte, me semble-t-il, de certaines d’entre les réserves de Hegel à l’endroit
de l’éthique déontologique des principes de Kant lorsqu’il formule son propre projet. À propos du
formalisme moral, il prétend que ni son approche, ni celle de Kant ne produiraient des énoncés
tautologiques. Les conflits qui doivent être réglés sous le patronage d’un point de vue moral ne
sont pas créés par les philosophes, mais produits par le monde dans lequel nous vivons. Habermas
accorde néanmoins crédit à Hegel dans sa critique du formalisme. Du vaste champ des problèmes
pratiques, l’éthique de la discussion cueille ceux qui en appellent à une discussion rationnelle
entre tous les participants. Elle trie les questions relatives à la vie bonne de celles relatives à la
justesse des normes et distingue les énoncés évaluatifs des énoncés normatifs. Habermas ne pense
pas en termes de bonne vie ou de vertu, mais en termes de conditions de vie perturbée. Hegel
partirait d’une conception de la vie bonne qui est à l’œuvre dans la Cité, la tribu ou la nation pour
poser la question de l’universalité, non seulement de cette conception du bien, mais de toute
structure en général. Car une structure doit bien émerger de quelque part, de quelque lieu, d’où la
question de savoir si le formalisme n’est qu’une définition de la vie bonne parmi tant d’autres en
l’occurrence celle du bourgeois européen. À ce propos, Habermas cherche à établir les conditions
de possibilité de toute communication pour ensuite identifier les conditions de vie perturbées, à
savoir les éléments qui viennent parasiter et bloquer les échanges libres de toute domination entre
êtres humains. H ne s’agirait donc pas de « bonne vie », mais de vie « la moins pire ».
La question de l’impuissance du vouloir est cruciale tant pour l’éthique kantienne que
pour son développement à travers l’éthique de la discussion. Car c’est justement par ce biais que
Habermas introduit la question de la décontextualisation. Certes, la philosophie kantienne est
traversée par des distinctions - entre le devoir et !’inclination, de même qu’entre la raison et la
sensibilité - qui porte à conséquence sur sa philosophie pratique. Kant pense la volonté et la
liberté dans les termes d’une obligation que le sujet se donne à lui-même. Or, Habermas tente de
se défaire des prémisses de liberté subjective pour montrer que la réalisation de la liberté
individuelle est fonction de la réalisation de la liberté d’autrui. En fait, il fait sienne l’idée du
jeune Hegel pour qui l’intersubjectivité est le coeur de la subjectivité, c’est-à-dire que
l’individuation se fait par la socialisation52.. Le problème reste toutefois de savoir comment
extraire les normes problématiques du contexte dans lequel elles se sont développées sans s’en
remettre à la notion kantienne de l’autonomie du sujet ? À quoi s’ajoute le problème de !’après-
décontextualisation à savoir comment injecter les normes universelles dans les contextes
pratiques pour soulager les tensions ? Suivant Habermas, les morales universalistes nécessitent
des pratiques de socialisation où un moi abstrait est formé, de même que des institutions sociales
et politiques qui traduisent des représentations post-métaphysiques du monde53. En ce sens,
Habermas s’en remet à l’idée de « culture favorable » et de sociétés qui correspondent au projet
de !’universalisme moral kantien. Ce type d’analyse n’est pas sans poser problème, car une
tension entre les questions de fondation et d’application est aussitôt introduite.
(iii)En misant sur l’opposition entre la morale déontologique des principes d’ordre
kantienne et l’héritage de la morale téléologique d’Aristote tout en prenant acte de la critique que
formule Hegel à l’endroit de Kant, l’un des grands des moments de la philosophie pratique a été
occulté à savoir l’utilitarisme. Il faut sortir ici sortir du cadre classique de l’opposition entre des
morales téléologique et déontologique pour reformuler dans toute son ampleur le concept
habermassien de raison pratique. Car, pour Habermas il ne s’agit pas de choisir entre deux ou
trois définitions de la raison pratique, mais de montrer qu’il y a trois usages possibles de celle-ci.
Dans une autre direction, l’éthique donne une réponse existentielle à la question pratique
par excellence. L’emphase n’est plus mise sur le moyen approprié pour réaliser une fin mais la fin
elle-même. Devant des évaluations qui ne concernent pas uniquement des désirs, des préférences
ou des penchants plus ou moins contingent l’éthique renvoie à des choix fondamentaux pour le
sujet, à des «évaluations fortes » pour reprendre les mots de Charles Taylor. La question « que
dois-je faire ? » relance l’individu à la question « qui suis-je ? ». L’enjeu est alors de clarifier
1 ’autocompréhension de la première personne, que ce soit le Je au singulier ou le Nous au pluriel.
L’objectif consiste à formuler un conseil en regard d’une conduite de vie qui pourrait être
qualifiée de bonne, de souhaitable.
Dans le cas où un sujet tente de réaliser un état de fait quelconque - par exemple de
s’approprier une ressource - et que la présence d’autrui l’en empêche, il se voit, d’un point de vue
pragmatique, forcer de négocier un compromis dans son propre intérêt. Là, ils ne cherchent pas à
s’entendre sur la bonne vie ou sur les conditions d’un accord juste, c’est-à-dire où chacun pourrait
rationnellement entériner dans le meilleur intérêt de tous. La négociation ne doit pas être
confondue avec la discussion au sens strict. Dans le premier cas, les acteurs sont motivés par le
gain et guidés par leur libre arbitre, alors que la discussion présuppose une rationalité dialogique
fondée sur une exigence de réciprocité.
Enfin, la quête identitaire n’est pas exclusif au Je. Reprise au Nous, elle prend un sens
politique. À ce moment, il est alors question de clarifier une identité collective. «Qui sommes-
nous?», « à quoi aspirons-nous ? », telles sont les questions types que se posent une communauté
qui entreprend de s’aütodiagnostiquer pour mieux s’orienter. Traduit de la sorte, la question
devient éthico-politique. L’un des enjeux du questionnement éthico-politique sera d’aménager
une place à ceux qualifiés « d’Autre » dans cet ordre collectif. Quant aux questions morales, dans
la mesure où elles n’ont pas de forces contraignantes si ce n’est qu’un devoir exprimé par la
volonté rationnelle, elles s’institueront dans le droit de façon à ce quedes arguments moraux aient
une force d’obligation contraignante. Bref, c’est à travers le droit (voir sixième chapitre) que
l’unité de la raison pratique - pragmatique, éthique, morale - pourra être recomposée, stabilisée et
vécue collectivement.
(iv) À partir de ce qui vient d’être établi, j’aimerais maintenant tracer la ligne de
démarcation entre l’éthique et la morale et ce, pour mieux rendre compte du problème de la
décontextualisation dans la Diskursethik. L’opposition entre Kant et Aristote permet de
comprendre l’enjeu de la distinction entre l’éthique et la morale, les valeurs et les normes, de
même que les débats sur la scène contemporaine en philosophie politique. L’éthique
aristotélicienne concerne la bonne vie, alors que la philosophie morale de Kant abandonne cet
ordre de question. Les questions relatives à la vie réussie sont d’ordre éthico-existentiel dans la
mesure où celle-ci exige un effort de la part d’une communauté ou d’un individu pour trouver ce
qui lui convient de façon authentique. L’éthique pose des questions de l’ordre du « Qui suis-je
? », du « Qui sommes-nous ? » ou du « Qui voulons-nous être ? ». Quant à la philosophie morale,
elle délaisse la question du Bien au profit de la question du Juste à savoir « comment faut-il agir
pour être juste? ». Quand les valeurs deviennent problématiques, la tâche de l’éthique n’est pas
30
neutre. Ce qui est visé est de l’ordre d’une autocompréhension critique d’une identité, qu’elle soit
personnelle ou collective. Or, les question morales apparaissent lorsque, par exemple, mes actions
heurtent celles d’autrui. Un point de vue impartial est dès lors exigé pour désarmer les différends
et coordonner l’agir sous des règles communes.
De par la distinction qu’elle implique entre le Bien et le Juste, la séparation entre l’éthique
et la morale entraîne une différence dans le rapport à la communauté et, par conséquent, dans le
rapport à l’Autre. La bonne vie s’ancre dans Vethos d’une communauté. Le rapport à l’Autre se
déploie alors à partir d’un stock d’évidence commune, de référents partagés. Au moment où ces
évidences sont mises en doute de l’intérieur même de la communauté, la question identitaire « qui
sommes-nous ? » apparaît. Le point de vue dès lors exigé est celui de membres d’une
communauté intersubjectivement partagée. Or, la question du juste présuppose une rupture avec
ces référents. Les interlocuteurs ne disposent plus d’un réseau de signification simplifiant le
rapport à l’Autre. C’est sans doute pourquoi les relations interculturelles sont si complexes.
Aucune trame symbolique lie d’emblée les participants à la discussion. Je suis un étranger pour
!’Autre, de même qu’il est un étranger pour moi. Seulement, au nom de l’universalisme, l’Autre
ne peut rester un étranger, de même que je ne peux rester un étranger pour lui. La raison doit
transcender les habitus. Les traditions, aussi solidement ancrées puissent-elles être, ne sont plus
assurées. Le point de vue exigé ne peut plus être celui de membres d’une communauté, car c’est
désormais l’égal intérêt de tous qui doit être pris en compte. Bref, « les jugements moraux ne se
distinguent des jugements éthiques que par leur degré de dépendance contextuelle »54.
Cette différence entre ce qui vaut pour nous et pour tous permet de distinguer les normes
des valeurs55. Les valeurs concernent les préférences partagées par un groupe ou un individu qui
les hiérarchise dans un système le plus cohérent possible. Quant aux normes, elles valent pour
tous. Elles exigent un engagement absolu de la part des partenaires, de même qu’elles doivent
faire partie d’un système complètement cohérent. Cette distinction permet d’éclairer un point
capital pour la théorie de la discussion. Elle bat en brèche l’idée que le « dialogue des cultures »56
est la voie de l’universel ou plus exactement qu’un consensus est possible sur la base de valeurs
universelles. Pourquoi? Parce que justement les valeurs ne sont pas, dans une optique
habermassienne, universelles. L’universalité trouve son lieu dans des normes, des principes qui
s’appliquent à tous et ont une validité universelle for the time being. En passant par des normes
universelles, Habermas tente en quelque sorte de légiférer par-dessus les cultures.
57 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p. 183.
58 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p. 21.
32
1.3 Un point de vue moral universel et impartial est-il possible ? Le recours à la théorie de
Kohlberg pour justifier le retour à la morale de Kant
La fondation du moral point of view est vitale pour la relation que la modernité
occidentale entretient avec son Autre. Car dans les discussions morales ce n’est pas de valeurs
dont il est question, mais de fondation de normes universelles (valant pour tous) à partir
desquelles une action concertée pourra être entreprise. Mais un tel lieu est-il possible ? Si tel est
le cas...Qui a en main la carte qui y mène ? Qui paie l’essence ? Qui délivre les passeports ? Car
un danger est bien réel : que l’éthique de la discussion se transforme en monologue parce que
l’Autre aura été refoulé aux frontières faute d’avoir en ses mains les papiers de la modernité.
La tentative visant à reconstruire le point de vue moral à partir de la théorie des stades du
développement de la conscience morale de Kohlberg repose sur une conception de la philosophie
qui autorise et vénère le recours à la science empirique. Les maîtres penseurs sont tombés en
discrédit entonne Habermas dès l’aube de la redéfinition du rôle de la philosophie. Laire du
savoir philosophique un savoir qui précède la science revient à assigner à la philosophie le rôle
d’architecte de l’édifice du savoir. Cette tâche dépasse le mandat de la philosophie aujourd’hui.
Non seulement elle ne peut occuper cet emploi, mais elle ne peut assumer le rôle de critique à
partir d’une théorie transcendantale de la connaissance qui plaque une grille d’analyse
anhistorique sur la culture. Cette perte cacherait-elle en fait un gain ? La philosophie de Habermas59
59 Habermas, Jürgen, Vérité et justification. Paris, Gallimard, nrf essais, 2001, p.137.
33
Pour Habermas, l’enjeu de cette lecture de Kohlberg est relativement simple : il s’agit de
légitimer la valeur universelle du principe « U » en montrant qu’il est imperméable à l’argument
du relativisme culturel. La théorie de Kohlberg s’appuie sur l’éthique ralwso-kantienne du droit
rationnel et sur la notion de moral point of view selon laquelle le raisonnement véritablement
moral suppose des caractéristiques universelles telles l’impartialité, la capacité d’universaliser, la
réversibilité, de même que la reconnaissance des normes en usage.62 La Diskursethik explique le
point de vue moral universel de façon tripartite. L’analyse de la division entre l’éthique et la
morale a cherché à rendre compte du cognitivisme, de l’universalisme et du formalisme propre
aux éthiques déontologiques kantiennes et plus particulièrement à la Diskursethik. Le
cognitivisme signifie que les jugements moraux sont susceptibles de « vérité ». En ce sens, il
60 Habermas, Jürgen, La redéfinition du rôle de la philosophie in Morale et Communication, Paris, Cerf, coll.
Passages, 1986. Également Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.14.
61 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll. Passages, 1986, p.133.
":/WÎ,p.l35.
34
Comme Kohlberg, Habermas fonde l’impartialité sur la réversibilité des points de vue, de
l’universalité des personnes concernées et de la réciprocité des exigences des participants à la
discussion et justifie son analyse en s’en remettant à la structure de l’évaluation impartiale.
Kohlberg ramène ces structures du jugement à six stades du développement de la conscience
morale. Le passage d’un stade à un autre est pensé dans les termes d’un processus
d’apprentissage. L’analyse des stades du développement de la conscience morale peut néanmoins
poser un problème de taille le temps venu de considérer la problématique de la modernité. Le
risque est patent. Il s’agit de rabattre le processus ontogénétique (qui concerne le développement
individuel) sur le processus phylogénétique, (qui renvoie au développement de l’humanité) et
ainsi penser la relation entre la modernité et son Autre en termes de dissonance cognitive (ex : ils
n’ont pas atteint le même stade de développement - scientifique, morale, etc - que nous).
Dans les faits, Kohlberg distingue six stades du développement de la conscience auxquels
correspondent chaque fois une conception du juste et un type d’argument qui justifie l’action63.
Dans les deux premiers stades, le juste se résume successivement à l’obéissance pour l’obéissance
et au donnant-donnant, alors que les raisons qui motivent l’action sont de l’ordre du souci d’éviter
les punitions jusqu’à l’intérêt propre et la reconnaissance du fait qu’autrui agit également en
fonction de son intérêt propre. Ces deux premiers stades forment le niveaux pré-conventionnels
où les normes sociales ne sont pas encore intériorisées. Les stades 3 et 4, pour leur part,
correspondent à un niveau conventionnel, c’est-à-dire que les codes sociaux et la perspective du
groupe s’intégrent au système de la personnalité. Dès le stade 3, est juste celui qui vit
63 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll. Passages, 1986, pp. 138-140.
35
conformément à ce que les autres espèrent pour lui ; quant à la raison qui motive le choix, elle
correspond à la règle d’or : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. Au stade 4, la
personne juste agit en fonction de ses devoirs de citoyen et ce dans le but de préserver l’ordre
social. La notion de devoir pose toutefois problème. Bien qu’elle soit pensée en terme de
conséquence, elle présuppose le concept de norme d’action64. Or, suivant la distinction entre
l’éthique et la morale, ce n’est qu’à un niveau de justification post-conventionnel que la notion de
normes d’action apparaît. Ce n’est qu’au niveau post-conventionnel que l’action est régie par des
principes. Au stade 5, l’individu tient compte de la relativité des points de vue, tout en admettant
le caractère inaliénable de valeurs telle la liberté et la vie. L’action est quant à elle motivée par le
respect de l’engagement contractuel et la loi utilitariste du plus grand bien pour le plus grand
nombre. Le stade 6 est régi par des principes universels. La personne se reconnaît alors elle-même
comme un agent rationnel qui a la capacité de saisir la validité des principes moraux. D’où la
question de savoir qui peut prétendre à ce stade ? Qui peut s’en réclamer ? N’y a-t-il que Gandhi,
Martin Luther King et Nelson Mandela ? Le stade 6 pose manifestement un problème empirique.
Quels sont en effet les échantillons qui permettent de jauger la validité de tout propos à son
égard? Avant d’aborder les difficultés relatives au niveau de la justification post-conventionnelle
des normes morales il me faut toutefois définir le concept d’apprentissage qui sous-tend la
logique de développement des stades.
156.
65 Habermas, Jürgen, Les sciences sociales et le problème de la compréhension in Morale et Communication, Paris,
Cerf, coll. Passages, 1986, pp.54-62.
66 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.82.
36
objets, l’enfant et/ou l’adolescent construit des concepts de monde intérieur et de monde
extérieur. Le monde intérieur correspond à !’interaction qu’il développe avec lui-même, alors que
le monde extérieur se dédouble en monde objectif constitué des objets qui peuplent son
environnement et en monde social où il rencontre les normes socialement valides. Le
développement cognitif permet une décentration par rapport à une certaine image du monde de
telle sorte que les frontières entre les mondes subjectif, social et objectif peuvent être
simultanément délimitées. Ce qui n’est pas sans importance car là, !’apprentissage appelle à la
décentration par rapport « à ce contrepoids conservateur face au risque de dissensus »67 qu’est le
monde vécu. Ce faisant, le processus d’apprentissage conduit à toujours plus d’abstraction par
rapport au monde vécu et donc à un risque de dissensus toujours plus élevé. Ici, la
décontextualisation porte le nom de décentration. Dans la mesure où le monde vécu offre une plus
forte capacité de rétention de son stock culturel d’évidence, c’est-à-dire que son image du monde
est socio-centrique, le processus de différenciation des trois mondes se voit compromis. Pour
favoriser la décentration, la tradition doit permettre que les prétentions à la validité émises par les
locuteurs puissent être différenciées et thématisées pour elles-mêmes de même que la révision
critique des évidences partagées dans le monde vécu. De plus, elle doit s’institutionnaliser en
sous-systèmes culturels où les secteurs de la science, du droit et de l’art sont différenciés les uns
des autres.
Cette définition de !’apprentissage qui procède par apport de solutions à des problèmes
donnés ne satisfait pas entièrement Habermas et ce, pour deux raisons. Le concept
d’apprentissage ne parvient pas à expliquer la formation de la volonté chez l’enfant, de même que
le passage d’une morale conventionnelle à une morale postconventionnelle. Après Piaget,
Kohlberg tentera de jumeler une prétention normative à !’explication du processus cognitif de
l’être humain. Autrement dit, il y aurait possibilité d’apprentissage moral. Ce qui signifierait que
le processus de décontextualisation serait lui-même une avancée morale et permettrait d’asseoir
l’autorité du moral point of view ? Mais bon... Qu’est-ce que le progrès moral ? Sur quoi repose-
t-il ? Le processus universel de rationalisation dont l’Occident se fait le porte-étendard peut-il être
interprété en termes de progrès moral et non seulement technique ?
67 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.86.
37
stade 4 sans passer préalablement par le stade 3. En outre, (il) chaque stade est constitué comme
un tout structuré, ce qui ne s’oppose pas à l’idée d’un ancrage progressif de la structure d’un autre
stade. Tout l’enjeu du modèle de Kohlberg, et c’est ce qui le rend intéressant pour Habermas,
repose sur l’idée selon laquelle la logique du développement des stades est tributaire d’une (iii)
hiérarchie. Autrement dit, le niveau postconventionnel dépasse le niveau conventionnel et pour le
mieux. Kohlberg justifie sa thèse d’une logique du développement hiérarchique en passant par
une analyse des perspectives socio-morales propres à chacun des stades de développement.
Toutefois, selon Habermas, Kohlberg ne parvient à justifier la hiérarchie des six stades68. Π ne
parvient qu’à développer ce qui est manifeste dans chacun des stades.
Pour régler le problème de la fondation des stades moraux à partir d’une logique du
développement, Habermas passe par la preuve pragmatico-transcendantalé selon laquelle toute
pratique argumentative est traversée par des prétentions à la validité universelle. Cette preuve
s’intégre à une théorie plus vaste : la théorie de l’agir communicationnel où 1 ’intercompréhension
langagière sert de mécanisme permettant la coordination de l’action. Laquelle théorie permet
d’éclaircir le rapport entre la cognition sociale et la morale, lien que Kohlberg n’avait pas réussi à
établir. Cependant, avant d’analyser la preuve pragmatico-transcendantale et le concept d’agir
communicationnel (deuxième section du présent chapitre), j’analyserai la tentative
habermassienne de reconstruire les stades d’interaction préconventionnel et conventionnel à partir
des théories de Robert Selman et John Flavell. Ce qui permettra de poser la question suivante : y-
a-t-il des stades moraux naturels au niveau postconventionnel ?69
Robert Selman part d’une théorie des structures perspectives qui intègre les perspectives
de l’auditeur, du locuteur et de l’observateur à différents types d’actions. Dans le but de
68 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll.Passages, 1986, p. 140.
38
recomposer la compétence communicationnelle des individus, Habermas retient trois niveaux qui
correspondent à autant de perspectives d’actions. Au premier niveau, le progrès conceptuel de
l’enfant se résume à concevoir l’état d’âme d’alter, mais à partir de ses traits physiques. Au
niveau suivant, l’enfant sort mentalement de lui-même et conçoit qu’alter peut faire de même. Π
constate la dualité entre ce qui est de l’ordre du visible - le paraître - et une réalité intérieure plus
authentique - l’être - chez la personne. À ce stade, il est entendu qu’alter peut manifester autre
chose que ce qu’il pense vraiment. L’important est qu’à ce stade, ego et alter peuvent adopter
l’attitude l’un de l’autre et interpréter une situation d’action qu’ils vivent communément. Au
troisième niveau, l’enfant devenu adolescent perçoit des systèmes stables, ce qui se traduit au plan
conceptuel par l’émergence d’un ego observant. U peut donc prendre une distance par rapport à
son propre ego compris comme un système stable. La perspective de !’observateur permet
d’objectiver la réciprocité des orientations d’action de façon à ce que les participants assument
réciproquement leurs perspectives d’action pour venir à les échanger.
70 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
1986, p.174.
40
« Les stratégies de fondation, tant des béotiens interrogés que des philosophes, peuvent
bien être distinguées d’après les niveaux de leur réflexivité; mais ceux-ci n’ont pas de
statut « dur »; pour eux, on devrait à peine revendiquer le statut de stades de
développement « naturels », représentés au niveau intrapsychique. On ne peut aplanir la
querelle entre les philosophes de la morale par l’affirmation psychologique selon laquelle
les kantiens, par exemple, auraient un accès structurellement privilégié à leurs intuitions
morales, et donc meilleur que les utilitaristes de la règle ou les théoriciens du contrat
d’origine hobbesienne. C’est quelque chose d’approchant qu’on pouvait déduire de la
description originaire des deux stades postconventionnels chez Kohlberg. »73.
71 Habermas dira qu’à ce stade « le monde social est alors moralisé en ce sens que les formes de la réciprocité -
présentes dans les interactions sociales et toujours plus abstraitement élaborées - forment le noyau quasi naturaliste
de la conscience morale. » voir Conscience morale et activité communicationelle in Morale et communication, Paris,
Cerf, coll. Passages, 1986, pp. 187.
72 Apel, Karl-Otto, Penser avec Habermas contre Habermas. Paris, éd. De l’éclat, 1990, p.19.
73 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, coll. Passages, 1986, p.53.
41
74 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll. Passages, 1986, pp.200-204.
42
75 À ce propos la thèse de Martin lay est très instructive. Selon l’auteur, les membres de la Théorie Critique avaient
compris que la critique de l’aliénation et de la domination devait passer par un effort théorique soutenu et que cette
démarche théorique se concevait elle-même comme une pratique. Il n’était pas question de sacrifier le travail
théorique au nom de l’engagement. En sens inverse, la démarche critique de l’École de Zagreb aurait fait des
compromis politiques qui nuirent à sa démarche théorique. Voir à ce propos Kullashi, Muhamedin, Humanisme et
haine : les intellectuels et le nationalisme en ex-Yougoslavie. Paris, L’harmattan, 1998, pp.206.
76 Habermas, Jürgen, Connaissance et intérêt in La science et la technique comme idéologie, trad. J-R Ladmiral,
Paris, Gallimard, 1973, p.143.
77/6,4, p. 157.
78 Horkeimer, Max et Adorno, Théodor, La dialectique de la raison, trad. Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1969,
45
ne se contente donc pas de réifier la nature, mais également l’homme. Comme le fait remarquer
Horkeimer, « la maîtrise de la nature inclut la domination des hommes »*79. La domination s’étend
aux interactions humaines sous le joug au 20e siècle d’une bureaucratie toujours plus puissante.
La domination de la nature se retourne quant à elle contre le sujet pensant qui, comme
l’illustrerait l’épisode du chant des sirènes dans l’Odyssée de Homère, doit sacrifier ses affects au
nom de la morale du renoncement. Dominant à la fois la nature, les interactions sociales et la
subjectivité, la raison serait - selon Adorno et Horkeimer - totalitaire80. Ce qui pose un problème
de fondement pour la Théorie Critique. Elle ne peut plus asseoir sa critique de la raison sur le
concept d’autoréflexion sans tomber en contradiction avec elle-même. Karl-Otto Apel parlerait ici
d’autocontradiction performative. En effet, si la raison est essentiellement domination, comment
Horkeimer et Adorno peuvent-ils appuyer leur critique de la raison sur la raison elle-même ?
Adorno, pense Habermas, est parfaitement conscient de cette autocontradiction de la raison
critique.81 L’issue qui s’offrait alors à lui (Adorno) était de s’enfoncer dans une théorie de la
mimesis que Habermas juge impossible en son concept82. Le concept de mimesis se laisse
comprendre par un retour à la source même de la raison, laquelle est une dialectique avec la
nature. Étrangement, la raison n’est pas la nature tout en en faisant partie. En tant que force
psychique au service de T auto-conservation de soi et de l’espèce, la raison est identique à la
nature, mais en même temps elle lui est non-identique. La nature devient alors un objet pour un
sujet qui régresse vers l’auto-conservation de soi. C’est, selon Habermas, cette certitude de soi
non dialectique que Adorno remettrait en question puisqu’on se détachant de la nature elle oublie
qu’en son concept même elle est attachée à elle83. La Dialectique de la raison en appelle en
quelque sorte à une Dialectique négative qui tâche de penser le non-identique sans l’assimiler à la
raison et ce, en tenant compte des différences qualitatives de l’altérité. La mimesis appelle le
souvenir des impulsions d’une nature réprimée par la rationalité instrumentale. Elle est cette
braise qui ne pourra jamais s’éteindre, un cri étouffé mais bien présent. L’impossibilité de la
mimesis, selon Habermas, tiendrait cependant à ce qu’elle reste le seul espoir sur lequel peut
reposer une critique de la domination, bien qu’en même temps elle se situe hors la raison, laquelle
serait essentiellement totalitaire selon Adorno. L’idée même de vérité tombe en discrédit, ce qui
implique que le concept de mimesis ne peut lui-même être susceptible de vérité. Orpheline, la
p.18.
79 Horkeimer, Max cité par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.384.
80 Horkeimer, Max et Adorno, Théodor, La dialectique de la raison. Paris, Gallimard, (1947) 1969, p.24 et 41.
81 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.143.
82 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.387.
83 Habermas, Jürgen, Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée in Profils philosophiques et
politiques, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1974, p.243.
46
Théorie Critique serait délaissée de ses fondements. Elle ne parviendrait pas à développer un
concept de raison qui ait une quelconque teneur normative et/ou épistémique, pas plus qu’elle ne
parvient à légitimer un ordre politique démocratique. Pour Haberma, la mimesis demeure un
concept insuffisant pour assurer le fondement théorique d’une théorie critique de la société.
Cependant, une lecture d’Adorno pour repenser la Théorie Critique comme « écologie critique »84
telle que le propose Jacques Derrida montre bien que la théorie de la mimesis ne renvoie pas tant
à une sortie de la raison qu’à une révision de celle-ci dans son rapport à la nature. Suivant Derrida
donc, la théorie de la mimesis pourrait être aujourd’hui propice pour penser le rapport de l’homme
à la nature.
Lors d’un entretien datant des années SO85, Habermas résuma les déficits de la Théorie
critique par les expressions suivantes : « fondements normatifs », « concepts de vérité et rapport
aux sciences » et « sous-estimation de l’État de droit démocratique »86. Pour assainir la Théorie
Critique et lui assurer un fondement normatif et épistémique, Habermas quitte le nid de
l’autoréflexion pour penser l’émancipation à partir du langage. Or cette idée est présente dès la
conférence Connaissance et Intérêt de 1965. Là, il associe communication et émancipation pour
les opposer à la domination. «La philosophie a dès le début supposé que l’exigence
d’émancipation posée avec la structure du langage n’était pas seulement anticipée mais bien déjà
réelle »87. L’originalité du propos tient à ce que les termes « émancipation », « structure du
langage » et « déjà bien réelle » se définissent les uns les autres. Ce triptyque marque une avancée
considérable par rapport à la thèse sur l’archéologie de la publicité de 1962 où l’espace public
issu de l’avènement de la société bourgeoise est pensé comme un tribunal de la raison où le
pouvoir est amené à se justifier. Au fil du temps, toujours selon cette thèse, cet espace public a été
inféodé par l’État et la société marchande au point au l’espace public s’est transformé en royaume
de la pub et de la propagande. Or, la théorie de l’agir communicationnel va au-delà de l’analyse
de l’espace public puisqu’il part de la structure même du langage et ce, pour raviver la Théorie
Critique et lui assurer un fondement normatif à partir duquel elle pourra pleinement légitimer
l’État de droit démocratique et ses corollaires que sont la discussion publique et la liberté
communicationnelle.
84 Derrida, Jacques, La langue de l’étranger (-Discours du prix Adorno) in Le monde diplomatique, janvier 2002, p.27.
85 Avec Axel Honneth, Eberhard Knöler-Bunte et Arno Widmann.
86 Habermas, Jürgen, Dialectique de la rationalisation in Les cahiers de Philosophie, no.3, 1986, p.63.
87 Habermas, Jürgen, Connaissance et Intérêt in La science et la technique comme « idéologie », Paris, Gallimard,
1973, p. 156.
47
La pragmatique universelle telle que définie par Habermas a pour tâche de « repérer et
reconstruire les conditions de possibilités universelles de Γintercompréhension »88, c’est-à-dire
« de reconstruire la base de validité du discours »89. Comme le titre de la Diskursethik le suggère,
Habermas opère une distinction entre la langue et la parole effective, vivante. Dans un discours,
les phrases ne sont seulement syntaxiquement construites, elles sont produites et validées via une
situation de parole. En fait, Habermas s’intéresse aux présuppositions universelles de l’activité
communicationnelle, c’est-à-dire à ce type d’agir dont la visée, le telos, est l’entente plutôt que le
seul succès. Par succès, il faut comprendre les cas où ego cherche à influencer stratégiquement
alter selon ses propres fins. L’enjeu consiste ici, pour Habermas, à démontrer que le type d’agir
orienté vers l’intercompréhension est la clé de voûte de l’émancipation et qu’il trouve son
fondement dans la structure même du langage.
88 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
Paris, PUF, (1976) 1987, p.329.
48
pratique langagière quotidienne à la différence qu’il en recherche, dans un esprit qui rappelle la
démarche kantienne, les conditions de possibilités. Y a-t-il une relation entre la pragmatique
universelle de Habermas et la déduction transcendantale de type kantienne ? Dans la Critique de
la raison pure, Kant s’intéresse aux a priori qui précédent l’expérience et la rendent possible. À
la démonstration a priori de la validité de nos concepts d’objets, propre à la démarche kantienne,
Habermas substitue une variante plus faible qui conserve son caractère transcendantal ou, plus
exactement, quasi transcendantal. Cette expression renvoie à «la structure conceptuelle,
récurrente dans toutes les expériences tant que l’affirmation de sa nécessité et de son universalité
n’a pas été réfutée. Dans cette variante plus faible, on renonce à la prétention de pouvoir en
fournir une démonstration a priori »90. Le transcendantalisme faible de Habermas prend appuie
sur une pratique langagière immanente de laquelle tout interlocuteur ne peut s’extirper. C’est le
caractère presque indépassable du langage qui sert ici de fondement. Lequel est immanent, car la
raison est située sur le sol de la pratique langagière quotidienne, mais à la fois transcendant
puisque les prétentions à la validité ont un caractère quasi indépassable. Quiconque cherche à
argumenter contre la thèse des prétentions à la validité devra développer son argumentation via
des prétentions à la validité. B ne s’agit pas d’un a priori au sens kantien ou apelien du terme. En
fait, la théorie habermasienne de la rationalité langagière renonce à la tâche d’une démonstration a
priori pour se limiter à une reconstruction des intuitions pré-théoriques de la compétence
langagière. Les arguments philosophiques y ont le statut d’hypothèses fortes contrairement à Apel
pour qui, par exemple, les prétentions à la validité critiquables sont des contraintes indépassables
de toute interaction langagière.
GQW. p. 333,
90 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
49
Pour justifier cette fusion des horizons de la philosophie du langage, Habermas recourt à
la théorie des speach acts de Austin et de Searle qui, avant lui, ont formalisé la composante
pragmatique du langage. Suivant la thèse de Austin et de Searle, un locuteur accomplit quelque
chose au moyen des phrases qu’il émet. Les actes de langages comportent une composante
locutoire (dire quelque chose ayant une référence objective), illocutoire (agit en disant quelque
chose) et perlocutoire (agit par le fait de dire quelque chose). Un acte de parole standard tel que
«je te (verbe performatif, par exemple : demande) par ces mots que (phrase, par exemple : un
État soit créé) » contient un verbe performatif qui exige d’autrui un comportement en vertu de la
force illocutoire, de même qu’une phrase reliée à un contenu propositionnel. Le verbe performatif
module le rapport des interlocuteurs au contenu propositionnel. Sa force illocutoire suppose que
l’acte de langage accomplit par le locuteur agit sur l’auditeur de façon à engager une relation
interpersonnelle. Selon Austin, « toutes les phrases énoncées - et non pas uniquement les phrases
de formulation performative - ont une force illocutoire potentielle »92. H n’y aurait donc pas de
différentiel d’autorité entre les composantes pragmatique et sémantique d’un même acte de
langage, car chacune des phrases énoncées possède une composante illocutoire dont la force
varie. Cependant, pour entrer en relation les uns avec les autres, les participants à la discussion
doivent avoir une connaissance préalable du contenu propositionnel. Sans cette connaissance, un
énoncé ne peut pas être compris. « Sans l’arrière-plan normatif de pratiques coutumières de rôles,
de formes de vie habituelles sur le plan socio-cognitif, bref, sans les conventions, l’action isolée
resterait indéterminée »93. Autrement dit, l’arrière-plan normatif sert de critérium permettant de
distinguer les actes de langages qui ont réussi de ceux qui ont échoué. Π permet d’identifier les
actes de langage qui ont été compris et qui fonctionnent.
92 Austin, J.L in Apel, Karl-Otto, Le logos propre au langage humain. Paris, De l’éclat, 1994, p.41.
93 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
51
Via la pragmatique universelle et ses prolongements dans la théorie des speech acts,
Habermas parvient à lier « émancipation » et « structure du langage ». Une visée consensuelle est
toujours déjà à l’œuvre dans le langage bien que souvent trahie par les locuteurs. L’émancipation
se trouve donc déjà ancrée dans la structure du langage sans jamais être parfaitement réalisée dans
la pratique. « Ce qui règne en règle générale, c’est la grisaille des situations à mi-chemin entre,
d’une part, 1 ’incompréhension et la méprise, entre le manque de sincérité volontaire et
involontaire, entre le désaccord masqué et ouvert et, de l’autre, entre l’accord préalable et
l’entente réalisée »96. En fait, l’agir communicationnel semble être en constante concurrence avec
l’agir stratégique et ce, bien que la visée d’entente qui l’anime soit tenue pour fondamentale.
Cette concurrence pose un problème de taille pour ce qui est de l’effectivité de ces deux types de
rationalité. Dans la mesure où la modernité occidentale se laisse définir comme un processus de
décomposition et de rationalisation des images métaphysiques et religieuses du monde par lequel
la rationalité cognitive-instrumentale s’autonomise et s’institutionnalise au détriment de la
rationalité pratique-morale et que « le risque de désaccord augmente structurellement en fonction
de la progression de la rationalisation du monde de la vie »97, il est à se demander ce qui reste
aujourd’hui de la raison pratique telle que reformulée dans la perspective d’une rationalité
communicationnelle ? Comment la rationalité communicationnelle peut-elle être tenue pour
fondamentale si le monde vécu a été colonisé - totalement réifiée dans le « monde administré » -
par la rationalité instrumentale ? Le concept d’agir communicationnel, dont la portée théorique
consiste à restituer un sens à la raison, est complété par celui de monde vécu. L’enjeu est de taille
pour ce qui est de la problématique de la modernité et de son Autre, car la résolution pacifique et
rationnelle des conflits dépend justement - du moins lorsque l’on réfléchit à partir du cadre de la
Diskursethik - de la capacité de la Théorie de l’agir communicationnel à sauvegarder le moment
normatif de la raison. Pour véritablement circonscrire le concept d’agir communicationnel,
96 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
Paris, PUF, 1987, p.332.
97 Habermas, Jürgen, Vorstudien und Ergänzungen zur theorie des kommunikativen Handelns, Francfort, Suhrkamp,
1984, p.342. Repris en français par Münster, Arno, Le principe « discussion » : Habermas ou le tournant langagier et
communicationnel de la théorie critique, Paris, Kimé, 1998, p. 99.
53
j’entends amorcer une descente de la philosophie du langage - dont l’apport a été ici de
reconstruire la compétence communicationnelle des individus à partir d’une pragmatique élargie
et de lier, grâce à la théorie des actes de langage, le « dire » et le « faire » pour produire le concept
d’agir communicationnel - vers la sociologie98qui, 99 elle, s’intéresse à la coordination des
différents plans d’action des individus et donc à l’arrière-plan symbolique qui facilite cette
coordination : le monde vécu.
98 À ce propos Habermas dira : « Pour le dire en une pointe, la théorie analytique de l’action travaille de manière
nouvelle les problèmes de la philosophie de la conscience pré-kantienne, sans avancer dans les questions
fondamentales d’une théorie sociologique de l’action », TAC, t.l, 1987, p.284.
99 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.20. Voir également Habermas,
Jürgen, La sociologie sous la République de Weimar in Textes et contextes : essais de reconnaissance théorique,
Paris, Cerf, coll.Passages, 1994, p.135.
54
La rationalisation sociale pour Weber, comme pour Marx d’ailleurs, est comprise à partir
de la spécification de l’économie capitaliste et de l’État moderne. Deux pôles dont les échanges
sont réglementés par le droit formel. Par la rationalisation dans le système de la personnalité,
Weber cherche à décortiquer les éthiques qui légitiment le type d’agir rationnel par rapport à une
fin (Zweckrationalität) et qui, ce faisant, impriment leurs couleurs à l’économie capitaliste et
l’État moderne. Via la conduite méthodique de vie (.Lebensmethodik) et le droit formel, des
structures de conscience post-traditionnelles eu égard à la composante normative de la raison
s’ancrent dans le système de la personnalité pour ensuite s’incarner dans les institutions. À ce
propos, la thèse de Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme est à ce point célèbre
qu’il ne sert à rien d’y revenir plus en détails si ce n’est pour rappeler que la sociologie
wébérienne récuse l’analyse causale au profit d’affinités électives. Il ne s’agit pas pour Weber100
100 « Pourquoi les intérêts capitalistes en Chine ou dans l’Inde n’ont-ils donc pas dirigé le développement scientifique,
artistique, politique, économique sur la voie de la rationalisation qui est le propre de l’Occident ? » Weber, Max,
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1964, p.18-19.
55
101 Selon Olivier Roy, cette éthique de la conviction a été intégrée chez certains musulmans vivant en Occident, d’où
un islam déterritorialisé qui n’est pas ancré dans une tradition mais qui finit par exiger de chacun des individus un
engagement au nom de La cause. Roy constate que ce sont des musulmans d’Occident qui sont venus combattre en
Asie centrale et dans les Balkans durant les années 90 et ce, au nom d’une communauté virtuelle de croyants. Peut-
être y a-t-il dans ce mouvement quelque chose qui s’approche de la terreur de la conviction décriée par Hegel ?
56
des stades du développement de la conscience n’ayant rien de naturelle jusqu’au niveau post-
conventionnel de la justification des normes, Habermas s’en est remis à des « formes de vie
favorables ». Lesquelles facilitent l’émergence de structures modernes de conscience. En
reprenant ici l’analyse wébérienne, Habermas semble attribuer l’émergence de ce type de
conscience à un processus de rationalisation culturelle. En ce sens, le moral point of view
exigerait des institutions permettant la formation de moi abstrait, lesquelles exigeraient
préalablement un processus de rationalisation des images métaphysique et religieuse du monde.
La question est aussitôt de savoir si le moral point of view est plus difficile à atteindre hors des
frontières de l’Occident. Question certes étrange, mais ô combien importante pour la Diskursethik
dans la mesure où elle marque d’un sceau la différence entre le rationalisme occidental et son
Autre. Différence que le recours à Kohlberg avait tenté d’effacer, mais que l’analyse de Weber a
tôt fait de rappeler. C’est à présent !’universalité de la thèse de Weber qui est enjeu.
« De quel point de vue le rationalisme occidental, comme l’entend Weber, est-il spécifique
de la culture américo-européenne récente, et de quel point de vue peut-on dire que s’y exprime un
trait universel de 1’« humanité cultivée »? » 102 La rationalisation peut-elle à la fois émerger du
corpus de la tradition occidentale et conserver une signification et une validité qui soient
universelles ? Selon Habermas, la position de Weber est à la fois universaliste et ambiguë. Bien
qu’il tienne le rationalisme occidental pour le fruit d’une culture particulière, Weber lui attribue la
paternité d’une interprétation nouvelle de l’histoire à laquelle l’intellectuel doit au minimum se
rapporter sans nécessairement la valider. À ce titre, plusieurs cultures sont universelles, car dignes
d’intérêt pour l’humanité cultivée. Suivant Habermas, l’ambiguïté de la position de Weber
reposerait sur son culturalisme mal assumé. Une position est dite culturaliste lorsqu’elle parvient
à montrer que chaque forme de rationalité possède au moins un lieu impartial, un point de vue
abstrait d’où elle peut s’auto-critiquer, c’est-à-dire où elle peut apparaître comme irrationnelle.
Or, Weber prétend que son concept de rationalité pratique n’est pas l’expression d’une spécificité
culturelle.
102 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.193.
57
L’analyse formelle, du moins telle que reconstruite par Habermas, cherche à ordonner les
structures d’images du monde en regard d’une logique du développement. Partant du degré de
dissolution par rapport à la pensée magique, c’est-à-dire de la composante cognitive de la raison,
ainsi que du degré de systématicité eu égard au rapport pratique au monde, c’est-à-dire à la
composante éthique de la raison, Weber en arrive à la conclusion que l’attitude contemplative
propre au b ios theoriticos des Grecs de même que la maîtrise ascétique du monde propre au
judéo-christianisme offrent le potentiel de rationalisation le plus élevé tant dans la dimension
pratique que cognitive. Considérant cette lecture, l’héritage rationnel de la culture occidentale
favoriserait le processus de rationalisation. La rationalisation morale favoriserait l’apparition de
principes moraux dégagés de leur arrière-plan religieux, ce qui se traduirait par l’émergence d’un
concept-'de monde social, la différenciation d’une attitude purement morale sur le monde, de
même que la formation d’un concept de personne. Suivant un développement similaire, la
rationalisation cognitive se présenterait comme un processus de démythologisation où l’étant se
voit peu à peu libéré de l’ontologie pour permettre à la science prévisionnelle de mieux le gérer,
de mieux le maîtriser. Caractérisée par l’émergence d’un concept formel de monde objectif, par la
différenciation d’une attitude purement théorique et la formation d’un moi épistémique, la
rationalisation de la sphère de valeur cognitive conduirait à l’émergence d’une structure de
conscience moderne théorique. Dans la mesure où l’analyse de Weber à propos de la naissance du
capitalisme repose sur des raisons d’ordres motivationnel et institutionnel103, que nous dit-elle sur
103 Dans ses Études wébériennes : rationalités, droits, histoires, Paris, PUF, 2001, Catherine Colliot-Thélène reproche
58
l’esprit de la culture moderne ? Pour répondre à cette question, j’aimerais brièvement aborder la
critique habermassienne du pessimisme de Weber. Ce détour permettra de dégager le fondement
de V« espoir de la discussion »104 propre au philosopher habermassien.
(ii) Dans son analyse du monde contemporain, Max Weber part des tendances de fond
caractérisant l’émergence et le développement du capitalisme pour en arriver à une critique
existentielle de l’époque dont le «polythéisme en lutte » et « la chape de plomb» forment
l’empreinte qui est restée. La thèse de la perte de sens a été reçue par le marxisme occidental et la
première Théorie Critique. Le désenchantement des images métaphysique et religieuse du monde
y est interprété en terme de « perte de sens » puisqu’il est considéré que la raison subjective
différenciée n’arrive plus à recomposer l’unité du monde. Contrairement à Weber et à la première
Théorie Critique, Habermas cherche à dédramatiser la thèse de la perte de sens. Certes, il fait
sienne l’idée selon laquelle l’avènement des structures de conscience moderne correspond à une
sorte de « dé-substantiellement » du sens, mais il ne la traite pas négativement. Si l’unité de la
raison ne peut plus être envisagée à partir d’une hiérarchie de valeurs préétablies, elle peut
toutefois être reconstruite de manière abstraite et c’est là l’un des défis de la pensée post-
métaphysique. Le polythéisme en lutte cède le pas à un pluralisme où la raison
communicationnelle est mobilisée au nom de la coexistence pacifique. La constellation des
valeurs n’empêche pas l’accord de fond entre les individus. L’unité du sens s’opère à un niveau
formel, d’où la charge délaissée sur les individus qui doivent adhérer à des principes moraux
universels. En outre, et ceci est d’une importance considérable d’un point de vue sociologique, ce
n’est pas l’éclatement de la raison qui pose problème mais la sur-institutionnalisation de la raison
cognitive-instrumentale comparativement à la composante morale-pratique, c’est-à-dire le
déséquilibre dans 1 ’institutionnalisation des complexes de rationalité105.
à Habermas une lecture de Weber où justement le culturel se fait antérieur au social. Voir entre autres les pages 23,
74, 220.
104 Cusset, Yves, Habermas : l’espoir de la discussion. Paris, Michalon, 2001, pp.128.
105 Voir Habermas, Jürgen, La science et la technique comme « idéologie ». Paris, Gallimard, coll. Tel, 1973, p.1-74.
106 Cité par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.259.
59
abordé la thèse de là perte de liberté dans les termes de la psychanalyse. Suivant sa Critique de la
raison instrumentale, la perte de liberté correspondrait à ce que, depuis la modernité, la source du
comportement des individus est attribuée aux différentes instances de la planification sociale.
L’individu ne serait plus simplement recouvert d’une cage de fer, il serait cette chape elle-même
car il se greffe corps et âme à l’appareil technique. Réification ! Habermas cherche encore une
fois à dédramatiser la situation. Partant de l’exemple du droit moderne, il retourne à l’héritage de
1 ,Aufklärung pour faire sien l’idéal d’autonomie. D’un point de vue formel, selon lui, le droit
moderne s’autonomise pour ainsi faire l’objet d’une critique rationnelle. L’autonomisaton du
droit se lie à l’exigence de légitimation manifestée dans le tribunal qu’est l’espace public, d’où
l’idée d’une modification du rapport au droit de la part des citoyens permettant un gain en
potentialité critique.
107 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, t. 345.
60
cette dimension évolutionniste dont Weber avait voulu le libérer108. Autrement dit, en reprenant la
dialectique de la rationalisation occidentale pour en tirer un gain en potentiel critique, Habermas
intègre Weber à sa démarche alors que les prémisses de leurs œuvres diffèrent. L’important ici
n’est pas tant de savoir si Habermas reste fidèle ou non à Weber, mais plutôt l’amalgame qui est
entre Weber et Kohlberg. La sortie d’un niveau conventionnel de la justification des normes
(Kohlberg) comme la rationalisation des images métaphysique et religieuse du monde (Weber)
traduisent un gain cognitif qui fonde l’autocritique. Un individu peut d’autant mieux se critiquer
ou ausculter les normes qui le sculptent quand l’ensemble culturel dont il fait partie autorise cet
effort et tolère d’être critiqué. Si la conclusion du raisonnement est valable, les prémisses, elles,
semblent un peu plus douteuses. Que l’Occident se distingue de son Autre par sa capacité
d’autocritique, soit, mais que cette distinction présuppose un niveau supérieur d’apprentissage
pour l’ensemble de la culture qui repose à son tour sur une opposition entre images religieuse et
moderne du monde, alors là l’argument devient plus difficile à avaler. C’est que, me semble-t-il,
l’analyse de Habermas accorde antériorité et préséance à la rationalisation culturelle plutôt qu’à la
rationalisation sociale. Comme si la culture déterminait le système social et le système de la
personnalité, qu’elle pénétrait le contenu sémantique de tous les actes de langage. Comme si,
autrement dit, la capacité critique était une question de culture plutôt que de société.
108 Colliot-Thélène, Catherine, Études wébériennes : rationalités, historiques, droits. Paris, PUF, 2001, p. 76.
109 Schluchter, Wolgang, Hindrances to modernity : Max Weber on Islam in Max Weber and Islam, Schluchter,
Wolgang and Huff, Toby E., New Brunswick (USA) and London (UK), Transaction Publishers, 1999, p,54.
110 Huff, Toby E., Introduction in Max Weber and Islam, Schluchter, Wolgang and Huff, Toby E., New Brunswick
(USA) and London (UK), Transaction Publishers, 1999, p.2.
111 Levtzion, Nehemia, Aspects of islamization : Weber’s observations on islam reconsidered in Max Weber and
Islam, Schluchter, Wolgang and Huff, Toby E., New Brunswick (USA) and London (UK), Transaction Publishers,
61
Analyse qui, prise ici au pied de la lettre, renverrait à l’idée qu’en terre d’islam, religion et
politique (din oua dawla) s’impliquent mutuellement et sont indissociables. Sans trop spéculer
sur ce que Weber a bien pu penser de la religion musulmane, il semble qu’un danger plane sur le
type d’analyse qui consiste à revenir à l’origine d’une civilisation pour lui attribuer des propriétés
fondamentales. Ce type d’analyse met trop d’emphase, me semble-t-il, sur les facteurs culturels'
qui, de surcroît, deviennent des déterminants. Comme si, par exemple, l’islam des premiers temps
était l’islam, comme si Athènes était l’Occident, comme si l’Asie du sud-est n’était que pensée
magique ! Faire de l’islam un méga-sujet, c’est faire l’impasse sur la diversité au sein même du
monde musulman, c’est faire de la religion l’unité de base d’un processus de rationalisation où
l’autocritique et, d’une manière plus modérée, Yijtihad - l’effort d’interprétation personnelle -
seraient acceptés, voire vénérés. Mais est-ce véritablement la culture qui fige les processus de
rationalisation, comme est-ce la religion qui empêche l’autocritique ? N’est-ce pas plutôt (ou
également) l’aspect social de la rationalisation qui est en cause lorsqu’il est question de liberté et
de droit à la critique ? Le gain critique de la modernité est-il redevable à un processus de
rationalisation culturelle et/ou sociale'? Que penser lorsque l’État s’oppose au développement de
la société, qu’il la pénètre au point de la faire disparaître, qu’il ne considère pas l’individu comme
un sujet de droit et une personne ? En tel cas, ce n’est plus la religion qui pose problème, mais
l’État qui est contre la société ?
(iii)« The state in the sense of the rational state has existed only in the west world »112
dixit Weber dans son Histoire générale de l’économie. Seulement, les sociétés modernes seraient
elles-mêmes devant le choix entre deux types de domination, celle d’un chef charismatique ou
celle, absolue, de la bureaucratie. En fait, la sociologie politique de Weber repose sur les concepts
phares de pouvoir et de domination. Le pouvoir signifie la capacité d’un acteur à faire triompher
sa volonté dans une relation sociale, alors que la domination113 est ce cas particulier du pouvoir
où une autorité symbolique exige un devoir d’obéissance114. En ce sens, la domination n’est pas
un simple pouvoir de fait, elle est autoritaire et commande directement un certain comportement à
autrui. La domination instaure une relation « verticale » entre l’autorité politique qui commande
un acte et l’acteur qui obéit, alors que le pouvoir se joue de façon « horizontale » entre des acteurs
luttant pour imposer leur volonté115. Plus précisément, la domination est une pratique par laquelle
1999, p. 153-161.
112 Weber, Max, General economic history. New York, Collier Books, 1961, p.249.
113 Weber distingue trois types de domination légitime : traditionnelle, charismatique et légale.
114 Sintomer, Yves, La démocratie impossible ? : politique et modernité chez Weber et Habermas. Paris, La
Découverte, coll. « Armillaire », 1999, p.26.
'"mip.52.
62
une discipline est inculquée à une masse. La notion de groupement renvoie au fait qu’un dirigeant
anime la communauté, alors que celle d’État correspond au monopole de la violence légitime.
Dans l’optique wébérienne, les rapports de force sont inhérents au politique, lequel
s’achève dans la domination, alors que pour Habermas la domination doit laisser sa place à la
délibération. Weber, selon Habermas, n’aurait pas réussi à dégager le fondement même de la
relation à autrui à savoir l’entente. La notion de pouvoir où un agent n’a d’autre ambition que de
faire triompher sa volonté sur celle de ses condisciples dialogue mal avec le cadre délibératif mis
en place par Habermas. Entre Weber et Habermas, entre le pouvoir, la domination et la
délibération, se joue la question du type de rationalité qui préside l’action et, de façon plus
fondamentale encore, la question du sujet de l’action. Weber part de l’intention de sens du sujet
isolé tandis que Habermas tient pour fondamental le type d’agir où c’est l’entente entre les
partenaires qui est visée sans quoi le langage lui-même ne serait pas possible. Habermas a le
fardeau de la preuve. H doit montrer que les notions d’espace public, d’agir communicationnel et
de démocratie délibérative ne procèdent pas d’une idéalisation du politique et qu’elles restent des
prémisses réalistes bien que trop souvent bafouées. Pour dépasser le réalisme de Weber,
Habermas doit lui-même montrer que les prémisses communicationnelles de l’État de droit
démocratique sont elles-mêmes réalistes (voir chapitre 6).
116 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.283.
63
qui est considéré comme une valeur ne fait pas l’objet d’un accord intersubjectif, mais de ce que
le seul sujet considère comme valable et donc comme ce qui doit guider son action. En outre,
considérant le pluralisme inhérent aux sociétés modernes, il est à se demander comment, à partir
de la typologie de Weber, les conflits, dont la résolution ne peut plus reposer sur le seul sol de la
tradition, peuvent être rationnellement réglés.
p. 139.
65
120
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, coll. Passages, 1992, p.180.
66
de combler les impasses des différents discours philosophiques de la modernité121. Discours qui,
suivant Habermas, auraient tantôt encensé, tantôt dénigré le sujet-individu sans toutefois en
arriver à la notion d’intersubjectivité langagière. L’enjeu est donc de savoir ce qu’il en est du sujet
dans le monde vécu moderne et donc d’évaluer si la relation entre l’individu et la communauté
propre au moderne facilite l’effort de décontextualisation.
121 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, préface à l’édition française, trad. J-M Ferry, Paris,
Fayard, 1987, p.10.
67
Selon Habermas, « les traits essentiels de l’époque moderne se reflètent comme un miroir
dans la philosophie kantienne, sans que Kant ait compris la modernité comme telle »122. Bien que
Hegel fut le premier à faire de la modernité la question centrale de sa philosophie, c’est Kant qui,
à travers ses trois critiques, aurait été le premier à appliquer le principe des temps modernes, la
subjectivité, aux trois sphères de cultures que sont la science, la morale et l’art. Le sujet devenu
autonome aurait toutefois absolutisé l’entendement de façon à produire une série de dualismes
que les philosophes après Kant ont tôt faits de répertorier. En entreprenant une dialectique avec
les Lumières, Hegel aurait questionné le lien entre « modernité » et « rationalité » pour rétablir le
primat de la raison sur l’entendement. Aussi, l’absence de modèle qui caractérise la
compréhension moderne du monde aurait été à la source d’une inquiétude traduite par Hegel
comme un besoin de philosophie.
La subjectivité a une structure auto-réflexive qui trouve ses sources dans le cogito
cartésien ainsi que dans la conscience absolue de soi du sujet kantien. Par l’autoréflexion
0Selbstreflexion), le sujet fait l’expérience de l’identité du moi, c’est-à-dire qu’il fait abstraction
de toute détermination pour parvenir à l’égalité avec lui-même. Ce processus d’autoréflexion a
pour sol la conscience. C’est là que le moi entre en relation avec lui-même. C’est pourquoi
Habermas associe sujet, conscience et autoréflexion au sein d’un même complexe qu’il critique. Il
est toutefois à se demander si la conscience et la subjectivité s’appellent nécessairement l’une
l’autre, c’est-à-dire d’une part s’il est possible de casser le privilège d’ego sur ces propres états de
122 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
68
conscience123 et d’autre part s’il reste des traces non négligeables de la subjectivité dans le
paradigme de l’intersubjectivité.
123 Voir Sartre, Jean-Paul, La transcendance de l’Ego in Recherches Philosophiques, Paris, 1936, pp.85-123. Sartre
cherche à délocaliser l’ego de façon à ce qu’il ne soit ni matériellement, ni formellement dans la conscience. Il serait
plutôt un être au monde comme l’ego d’autrui. De la sorte, Sartre tente de régler le problème du solipsisme tel qu’il
se pose à la philosophie de la conscience et ce, en créant un espace entre l’ego et la conscience. Il s’agit d’en arriver,
pour reprendre les mots de Sartre, à une conscience transcendantale qui relève d’une spontanéité impersonnelle
(p.l 19). Impersonnalité qui ne doit pas être entendue, du moins me semble-t-il, dans les termes d’un quelconque
« inconscient ».
69
constitutionnelle. Pour Habermas, comme pour Marx d’ailleurs124, l’État hégélien étoufferait le
sujet individuel et sa praxis politique, lesquels sont des acquis démocratiques auquel la modernité
ne peut renoncer. La solution hégélienne n’est convaincante, selon Habermas, que pour celui qui
présuppose l’absolu sur le modèle du sujet auto-référant, car le type de médiation entre l’universel
et le particulier ne se laisse penser que dans le cadre de la philosophie du sujet ; paradigme dont
Habermas cherche à s’échapper en misant sur 1 ’intercompréhension langagière.
124 Dans sa Critique du droit politique hégélien, qui date de 1842, Marx oppose à !’abstraction, qui culmine dans
l’option en faveur de la monarchie constitutionnelle, le singulier et la démocratie. Fait à remarquer, le jeune Marx
critique Hegel à partir des prémisses du philosopher hégélien, d’où l’idée que sa tentative est tributaire d’un certain
hyper-hégélianisme.
125 Habermas, Jürgen, La modernité : un projet inachevé in Critique, no.413, 1981, p.951-2.
126 Cette idée de la modernité comme autofondation fut développée à travers la « Querelle des Anciens et des
Modernes » au 18e siècle. Le classicisme s’en remettait à un concept supra-temporel de Beau dans lequel l’artiste
trouvait sa place en imitant les modèles anciens. Attitude à laquelle les modernes, qui s’en remettaient à un concept
historique et critique du beau, ne pouvaient manifestement pas souscrire.
127 Saïd, Edward, Orientalism. New York, Vintage, 1979, p.177.
70
Suivant la terminologie hégélienne, l’esprit est la rencontre de !’universel et du particulier via les
normes et le langage. C’est dans ce milieu concret de socialisation que l’individuation est
féconde. En fait, Hegel aurait, dans ses écrits de jeunesse, note Habermas, radicalisé l’idée d’une
128 Ce trajet est, aussi étrange que cela puisse paraître, l’inverse de celui de Hegel qui, dans ses écrits de jeunesse,
misa sur la communication pour en arriver par la suite à une philosophie de la conscience ; il ressemble cependant à
celui de Hegel dans la mesure où tous deux cherchent à conserver les acquis du moderne.
129 Taylor, Charles, Hegel et la société moderne. Québec-Paris, PUL-Cerf, 1998, pp. 182.
130 Habermas, Jürgen, Travail et interaction : remarque sur la philosophie de Hegel à Iéna in La science et la
technique comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 171.
71
raison communicationnelle sans toutefois la mener à terme. Partant du cas du crime et de son
châtiment il aurait développé l’idée de totalité morale. Dans le cas du châtiment éprouvé comme
destin, le criminel est amené à prendre conscience du bris qu’il a causé dans la totalité morale à
partir de l’épreuve de la vie enlevée comme nécessité historique du destin. Π déchiré cette totalité
sur laquelle sa propre identité est fondée. L’important tient ici à cette idée introduite par Hegel
d’une totalité morale présupposée, c’est-à-dire d’une communauté de vie intersubjectivement
partagée et vécue où !’individualisation du sujet est fonction de sa socialisation. La réconciliation
du sujet avec lui-même passe par la restauration de la relation morale fracassée. Suivant
Habermas, la réconciliation est ici pensée sur le modèle d’une totalité morale idéalisée emprunté à
Y ethos delà cité grecque ainsi qu’aux premières communautés chrétiennes. Revenant à des
époques anté-modemes qu’il idéalise, Hegel ne parviendrait pas à relever le défi que se pose à
elle-même la modernité à savoir de trouver en elle-même ses propres garanties.
La dialectique de la conscience de soi de Hegel fait à première vue d’une pierre deux
coups. Elle inclut l’altérité dans la constitution même du sujet tout en parvenant à combler les
lacunes de la modernité à partir du principe qui la constitue : l’autoréflexion. Seulement, en
introduisant l’esprit absolu, Hegel briserait la constellation « rationalité », « modernité » et
« conscience du temps ». Le concept de raison devient si lourd qu’il introduit un déterminisme
dans l’Histoire. Comme si l’humanité se dirigeait progressivement et immanquablement vers
toujours plus de raison et de liberté. La question de savoir si la modernité peut trouver en elle-
même ses propres garanties serait alors résolue par une dévalorisation de l’actualité, estime
Habermas. L’esprit absolu ne permet pas à la modernité d’assumer sa propre conscience du
temps, car en bouclant l’Histoire, le futur se voit étouffé. En outre, l’impression de réussite de
l’entreprise hégélienne est trompeuse, car via l’esprit absolu, la raison philosophique n’aspire
qu’à une réconciliation théorique et donc partielle. Habermas n’accepte pas la thèse, développée
par Hegel dans la préface des Principes de la philosophie du droit, selon laquelle la philosophie
doit se limiter à traduire le réel. Selon Habermas, la portée pratique de la philosophie critique doit
être restituée, c’est-à-dire que le moment de la réalisation de la philosophie, du moins au sein
d’une théorie critique de la société, est capital et ne peut être détourné au point qu’une fois
parvenu au concept de modernité le philosophe s’en retire stoïquement131.
La première génération des héritiers de Hegel aurait initié une pensée post-métaphysique
qui aurait cherché et chercherait toujours, du moins chez Habermas, à prendre congé de la
131 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.52.
72
doctrine de l’esprit absolu en s’en prenant à l’absolue autoréférence de l’esprit qui digère la
particularité et les tensions de l’époque, et ce pour accorder une visée plus modeste à la
philosophie. En fait, Hegel serait resté prisonnier de la métaphysique dans la mesure où sa
philosophie de la conscience est traversée par la pensée de l’identité, une doctrine des Idées et un
concept fort de théorie. Suivant Habermas, la pensée métaphysique de Hegel a été battue en
brèche par les développements historiques conditionnés par la société moderne132. Le concept
substantiel de raison a cédé le pas à une rationalité procédurale qui ne garantit pas d’unité
préalable à la diversité des phénomènes. Autrement dit, l’esprit absolu devient incompatible avec
le faillibilisme et le travail de coopération inhérent à l’entreprise scientifique. Son achèvement
porte préjudice au progrès scientifique toujours ouvert à de nouveaux développements. Le
passage à la raison procédurale, cœur de la Diskursethik, traduit cette explosion du concept de
raison. Le faillibilisme et la notion de progrès qu’Habermas maintient dans son éthique de la
discussion répondent de la conscience moderne du temps toujours tourné vers l’avenir. En fait, la
re-définition du rôle de la philosophie où science et philosophie sont amenées à collaborer dans
une division du travail non exclusive repose sur l’échec de la raison substantialiste et l’exigence
d’assumer la conscience moderne du temps. Par ailleurs, l’idéalisme qui caractérise la démarche
de Hegel céda le pas, dès la première génération de ses héritiers, à une raison située à l’intérieur
même du monde. Π s’agit de comprendre la subjectivité dans son historicité et son individualité
propre sans qu’elle ne soit avalée dans la logique de l’esprit. Le sujet sera pensé dans sa relation
naturelle au monde, c’est-à-dire tel qu’il est déjà intégré dans un certain rapport au monde avant
même de se référer à quelque état de fait.
Le langage sera quant à lui considéré comme une réalité qui précède l’expérience et qui
permet de comprendre le sujet tel qu’il est déjà en relation avec autrui. Le tournant linguistique
acquiert un « avantage méthodologique »133 important sur la philosophie de la conscience. Le
problème auquel toute philosophie de la conscience se voyait confronté, à savoir la sortie de soi
pour atteindre autrui, est apaisé par la philosophie du langage qui arrache à l’ego le privilège de
l’accès à sa conscience et à ses états d’âme. Les expressions grammaticales, contrairement à la
conscience, sont ouvertes 24 heures sur 24 au public. Le privilège d’ego retiré, 1 ’intersubjectivité
est libérée. Du point de vue d’une théorie de la société, l’avantage méthodologique du tournant
linguistique tient à ce que, d’une part, contrairement à Husserl, qui a eu le mérite, selon
Habermas, d’avoir élucidé la structure intentionnelle de la conscience dans son rapport à la
132 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.41.
"3/¿,¿¿p.54.
73
134 Habermas, Jürgen, Sociologie et théorie du langage. Paris, Armand Colin, 1995, p.34.
74
une raison qui opère déjà dans la pratique même de la communication quotidienne »135. Le monde
vécu vient se substituer en quelque sorte au sujet, car il ne s’agit plus de savoir comment le sujet
réfléchit l’objet, voire comment il se réfléchit lui-même, mais de montrer que dans le monde vécu
le sujet est toujours lié à autrui par le langage et la culture et que c’est dans ce donné que la raison
communicationnelle opère. Reste évidemment à savoir si elle peut s’en extirper.
135 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.59.
136 Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance. Paris, Cerf, coll. Passages, 2000, p.85.
75
Mead répond à cette question en fragmentant l’idée même de sujet. L’individu n’a pas de
rapport direct à soi-même, il n’accède au soi que par la communication avec autrui. Le Je
s’arrache au Moi. Π (le Je) correspond à la source spontanée des actions qui est responsable de la
résolution créative des problèmes, alors que le Moi est le résultat de cette relation originelle à soi-
même. Le Je ne peut saisir sa propre spontanéité. H n’existe jamais comme un objet dans la
conscience. « L’identité consciente d’elle-même, celle qui intervient réellement dans l’échange
social, est un « moi » objectif, ou plusieurs de ces moi pris dans un processus de réaction
ininterrompu. Es impliquent un « je » fictif qui ne se montre jamais à lui-même »137
138. Le Moi est la
perspective à partir de laquelle l’individu intériorise un système de norme produit par l’Autrui
généralisé. Une fois ces normes intériorisées, il devient possible pour le Je de se positionner par
rapport à celles-ci, de réagir et de constituer son identité. Ainsi la formation du monde social va
de pair avec la formation d’un monde subjectif. En fragmentant le sujet pour introduire un Moi
qui inclut !’Autre, Mead montre que la formation du soi - de l’identité - se constitue dans des
contextes d’interactions médiatisés par le langage. Mon identité, contrairement à la structure
autoréférentielle du sujet moderne, ne m’appartiendrait pas en propre, car j’ai besoin d’autrui
pour la développer et la maintenir. « Si l’individu n’accède au soi que par la communication, par
l’élaboration de processus sociaux au moyen de la communication significative, alors le soi ne
peut pas précéder l’organisme social. Celui-ci doit forcément être premier »139. L’écho de Mead
retentit non seulement dans la Théorie de l’agir communicationnel, mais également chez Charles
Taylor pour qui nous devenons humains à travers et grâce au langage, lequel se développe lorsque
nous nous rapportons à autrui. Nos positions, nos réflexions, voire la définition de nos identités
s’acquièrent par le dialogue. L’esprit humain se développe avec l’autre et non de façon purement
monologique140. De surcroît, selon Mead, l’instance du Je est sans cesse à la recherche d’une
reconnaissance qui va en s’élargissant. Sous la pression de leur «Je », les individus cherchent
!’approbation d’un autrui toujours plus généralisé. De la sorte, ils élargissent leur rapport de
reconnaissance mutuelle et libèrent leur individualité du joug de la tradition. L’impartialité du
jugement moral est alors garantie par un processus d’universalisation toujours croissant défini par
Mead en termes d’adoption idéale de rôle où l’individu se conçoit comme membre d’une
137 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.209.
138 Mead, G.H, The Mechanism of social consciousness, cité par Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance.
Paris, Cerf, coll. Passages, 2000, p.91-92.
139 Mead, G.H, L’esprit, le soi et la société. Paris, PUF, 1963, p. 198. Cité par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir
communicationnel, t.2. Paris, Fayard, 1987, p.52.
140 Taylor, Charles, Grandeur et misère de la modernité. Montréal, Bellarmin, 1992. Voir le quatrième chapitre.
76
«société plus globale»141. Plus l’individu tend vers la société globale, moins son identité est
assurée, c’est-à-dire que le maintien et le développement de l’identité demande un effort accru du
fait que l’identité n’est pas fournie d’emblée.
141 Mead, G.H, L’esprit, le soi et la société. Paris, PUF, 1963, p. 170. Cité par Habermas, Jürgen, La pensée post-
métaphysique. Paris. Armand Colin. 1993. p. 223.
77
Pour étayer pareille thèse, Habermas se voit forcé de distinguer l’archaïque du moderne.
L’analyse ontogénétique de Mead est complétée par une lecture du concept de conscience
collective tel que développé par Émile Durkheim. Habermas tente d’identifier la racine
prélinguistique de l’agir communicationnel. B s’agit en fait de décortiquer le lien entre les attentes
de comportement régulées par des normes et le discours grammatical de façon à distinguer le
moderne de l’archaïque en ce que la mise en langage de la norme diffère pour chacun d’eux. La
dissociation du médium de communication correspond, selon l’hypothèse de Habermas, à la
séparation du sacré et du profane. Partant d’une analogie structurelle entre le sacré et la morale,
Durkheim conclut à un fondement sacré de la morale d’où la thèse selon laquelle les règles
morales tirent, en dernière instance, leur force d’obligation de la sphère du religieux. Dans ses
recherches ethnologiques, Durkheim aurait tenté de dégager le statut symbolique des objets
sacrés. L’étude des rites lui aurait permit, selon Habermas, de montrer que les symboles religieux
ont pour tous les membres d’une collectivité la même signification. B s’agirait là d’un consensus
normatif pré-linguistique. Les symboles religieux permettent une expérience intersubjective dans
la mesure où tous les membres du groupe partagent une même signification bien que celle-ci ne
soit pas codée dans un discours grammatical, bien qu’inscrite dans une sémantique du sacré. En
fait, le rite contribue à l’entretien et au maintien de la signification. Chaque fois qu’il est ré-
affirmé, ce sont les sentiments collectifs qui sont ré-affermis et donc l’identité du groupe qui est
conservée. À ce stade, la solidarité sociale est pensée à partir d’un arrière-plan religieux.
142 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.56.
143 Ibid. p.64.
78
les pratiques rituelles. Dans les sociétés tribales, les images du monde, qui lorsqu’elles sont
religieuses ont pour fonction de légitimer le pouvoir, dira Weber, sont à ce point imbriquées dans
le système des institutions qu’elles servent davantage à expliciter le pouvoir qu’à le légitimer
rationnellement par le langage. À l’opposé, du moins selon la théorie de la communication, le
désenchantement des images religieuses du monde dans les sociétés modernes s’effectue en
passant par une mise en langage du consensus normatif garanti par le rite144. L’agir régi par des
normes se connecte alors au discours grammatical. L’autorité du sacré cède sa place à la seule
force contraignante des prétentions à la validité critiquable. En outre, la modernité favorise la
saisie et le développement de la singularité du membre d’un groupe. Chez Durkheim, comme
chez Mead d’ailleurs, l’homme devient une personne dans la mesure où il se confond avec les
autres. « La vie collective n’est pas née de la vie individuelle, mais c’est au contraire la seconde
qui est née de la première »145. Durkheim reprend la fameuse idée de Hegel, développée par Mead
dans les conditions de la pensée post-métaphysique, selon laquelle l’individuation de l’être
humain doit être comprise comme un processus de socialisation. Considérant que !’individualité
est fonction d’une socialisation préalable, la question est alors de savoir comment la conscience
collective se communique aux individus. Le développement de !’individualité ne référerait pas à
un processus de singularisation, mais bien à un processus d’universalisation.
'44/WÎp.88.
145 Durkheim, Émile, De la division du travail social. Paris, PUF, Quadridge, 1994 (1902), p.264.
146 Isambert, François-André, La naissance de P individu in Division du travail et lien social : Durkheim un siècle
après, Besnard, Borland!, Vogt (dir.), Paris, PUF, call. Sociologies, 1993, p. 121.
79
147 Lukes, Steven, Émile Durkheim : his life and work, New York, Harper & Row, 1972, pp.147-167.
148 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.94.
80
général, car chacun - bien qu’il soit différent et que cette différence soit reconnue par le corps
social - doit pouvoir trouver sa place dans la division sociale du travail.
149 Taylor, Charles, Grandeur et misère de la modernité. Montréal, Bellarmin, 1992, p.35.
150 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.128-129.
81
limitée. Elle ne porte en rien l’idéal d’un projet de société orienté en fonction d’un idéal qu’il soit
inclusif ou non.
Dans l’optique d’une société conçue à deux niveaux, le maintien de la solidarité organique
- du développement de la personne dans un processus de socialisation qui va sans cesse croissant
- passe par l’intégration de la théorie des systèmes à la théorie de la société. Dès lors, l’économie
de marché, mais surtout l’État, assure une partie du développement et de la croissance des
identités qui vont se décontextualisant. L’État doit garantir et protéger ce processus inachevé de la
formation des identités. La question est alors de savoir quelles sont les conséquences du
développement des identités décontextualisées sur l’intégration républicaine et le maintien des
États nations. À une autre échelle, il est à se demander si - dans la mesure où les systèmes pour
autant qu’ils soient axiologiquement neutres et anonymes comme le prétend Luhmann - l’idée
d’une société à deux niveaux renvoie à un dédoublement de la notion d’Occident. Le processus
universel de rationalisation qui a eu selon Weber pour tout premier sol l’Occident aurait-il
engendré une créature déracinée qui menace les solidarités locales et contre laquelle l’Autre de la
modernité réagit. La définition de la modernité occidentale recouvre-t-elle à la fois le sens d’une
émancipation, à savoir d’un gain en potentialité critique et en liberté individuelle que Habermas
entend justement sauvegarder, et celui d’une colonisation où l’extension des systèmes allant se
mondialisant irait au détriment des structures symboliques des communautés locales ? Concevoir
simultanément la société à deux niveaux mène, me semble-t-il, à une définition de la modernité
d’autant plus pertinente qu’elle intègre les deux revers (colonisation et émancipation) d’une
même médaille (modernité). Critiquer les processus de modernisation forcée reviendrait à penser
la modernité contre elle-même, c’est-à-dire à opposer au visage colonisateur de certains processus
82
musulmans151. Plus précisément, il s’agit ici de lier le problème de la solidarité clanique à celui de
l’espace public pour montrer que les gains de la modernité exigent avant tout un espace public
libre de toute domination qui est difficilement compatible avec le maintien de certaines solidarités
claniques. Lequel abordera les deux composantes identitaires que sont la religion et la solidarité
clanique de façon à questionner le type d’identité exigée par le moral point of view. Mais avant
d’entamer ce dit chapitre, il faut au préalable dégager le contenu normatif de la modernité de
façon à rendre compte du concept d’agir communicationnel dans toute son ampleur.
151 Dans un vocabulaire qui est le sien, Maxime Rodinson exprimera cette idée en opposant le patriotisme de
communauté (‘açabiyya) au patriotisme de communauté globale (oumma). Voir Islam politique et croyances. Paris,
Fayard, 1993, pp.105,128,171,174,205,281.
152 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.399.
84
153
Voir Habermas, Jürgen, Vérité et justification. Paris, Gallimard, 2001.
85
pour interpréter le monde. Elle favorise également la légitimation des institutions existantes, de
même qu’elle sert de modèles de comportements efficaces dans un but d’éducation. Un blocage
dans le processus de reproduction culturelle donne lieu à une perte de sens généralisée, un déficit
de légitimité des institutions et une éducation en crise n’ayant désormais plus de modèles à partir
duquel s’orienter. Quant à l’intégration sociale, elle n’assure pas uniquement la coordination des
actions à travers des relations interpersonnelles dites légitimes, mais règle également
l’appartenance sociale et la possibilité de raccorder les événements sociaux à un stock de savoir
social sur le monde déjà-là. Ainsi, en cas d’un bris de la courroie de l’intégration sociale, c’est la
solidarité des membres d’un groupe qui est atteinte. Naissent alors des identités collectives
insécures, une société qui tend vers l’anomie et des identités personnelles qui vont sans cesse
s’aliénant. Enfin, le processus de socialisation permet aux membres d’un groupe de raccrocher les
situations nouvelles qui occurrent au monde dans lequel ils vivent, favorise le développement des
motivations pour des actions conformes aux normes et surtout assure la capacité d’interaction des
individus quant à la formation de leur identité de telle sorte que les biographies individuelles se
raccrochent à de grands récits collectifs.
Qu’en est-il de l’effort d’interprétation hors les frontières de l’Occident ? Dans le monde
arabe, la nahda ( ) qui avait servi de fondement socio-culturel et politique au Proche-Orient de
la moitié du 19e siècle jusqu’au début de la première Guerre mondiale, avait soutenu un effort
d’interprétation de la tradition permettant un renouveau culturel sans précédent, en particulier en
Égypte et au Liban. Qu’en est-il de la nahda aujourd’hui ? Selon le « Rapport annuel 2002 sur le
développement humain dans le monde arabe » dirigé par un groupe de chercheurs arabes sous
l’égide de T ONU, le monde arabe contemporain serait en proie à une véritable tragédie culturelle
car marginalisé sur les plans scientifique, social, philosophique et littéraire. En mille ans,
154 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p. 407.
87
s’indigne Salman Massalha du quotidien AlHayat basé à Londres155, les Arabes n’ont pas traduit
plus de livres quedes Espagnols en une seule année. L’histoire a certes montré que la traduction
est la clé des renaissances mais ceci ne doit pas contribuer à embrasser trop vite la prémisse
partant du manque de traduction des écrits. Car, le fait est que suite aux missions
d’enseignements et à la colonisation française et britannique, nombre d’intellectuels arabes ont
choisi la langue de l’étranger pour s’exprimer. Emprunt qui sera vénéré par certains et taxé par
d’autres, et qui aura des conséquences politiques majeures dans la mesure où, par exemple, la fin
delà colonisation, a concordé avec des politiques d’arabisation, lesquelles se sont retournées
contre certains de ces intellectuels. L’important est de montrer ici que peu importent les politiques
d’arabisation, une part significative de la population arabe utilise la langue de l’étranger. Pour
reprendre le verbe de l’homme de lettres algérien Slimane Benaïssa : «je parle berbère, je suis. Je
parle arabe, j’en suis heureux. Je parle français, j’en suis fier. Je ne parle pas d’autres langues et je
le regrette »156.
155 Massalha, Salman, Une véritable tragédie culturelle, in Courrier International, no.610, 11-17 juillet 2002, p.25.
156 Benaïssa, Slimane, Une part ou une tare de notre histoire in L’Orient-Le Jour, Beyrouth, 5 octobre 2002.
88
partir de laquelle Habermas tente de reformuler le projet moderne vise justement à battre en
brèche la philosophie de la conscience, laquelle suggère que les sujets ont un accès privilégié à
leurs états de conscience, ce qui, à une plus grande échelle, reviendrait à dire que les différents
membres partageant une même conscience collective ont un accès privilégié à celle-ci et donc à
qui ils sont. Laquelle signification serait imperméable à autrui et, à une plus grande échelle, à
autrui qui ne fait pas partie du même ensemble culturel ou social. En introduisant la médiation
langagière, Habermas pense le processus de formation des identités personnelles, culturelles et
sociales sur un modèle dialogique. Dans cette mesure, il devrait être possible de dire l’autre avec
lui, de l’intégrer à la discussion pair exemple sur les fondements - et de !’application - de la
Diskursethik de façon à en élargir la corroboration. Mais le défi du moderne, qui doit trouver en
lui-même ses propres garanties, est-il compatible avec cette ouverture forcée par l’exigence d’une
corroboration élargie ?
Les guerres de religion qui ont déchiré l’Europe du 17e siècle ont poussé Locke à rédiger
sa fameuse Lettre sur la tolérance, dont le but était de circonscrire les limites de la liberté
individuelle au nom du respect de l’autre. Depuis, le libéralisme politique a fait sienne la notion
de tolérance, mais en aménageant son cadre aux problèmes propres aux sociétés d’immigrations,
aux États-Nations et aux relations inter-étatiques. Indépendamment du lieu, la question limite
reste toujours de savoir, comme le note Michael Walzer, s’il est possible, sans se contredire, de
tolérer l’intolérant157. Pour la Diskursethik, la question de la tolérance et de la place accordée à la
religion dans les sociétés modernes est capitale et ce, à maints égards. En limitant l’accès à la
discussion, c’est-à-dire au processus d’intercompréhension réflexif et critique, aux seuls
participants des sociétés modernes, l’universalité du discours serait elle-même menacée. De
même, une modernité qui ne tolérerait pas le religieux risquerait de secréter son Autre : un
discours anti-moderne dont l’instance critique serait à chercher du côté d’une religion idéalisée à
des fins idéologiques. Bref, l’intolérance pèse autant sur la modernité que, par exemple, sur
l’islamisme. Terme qui mérite d’être pris avec des gants, car l’islamisme politique qui cherche à
jouer un rôle national et l’islamisme transnational à vocation éthique sont deux phénomènes qui
ne peuvent et ne doivent être rabattus, me semble-t-il, l’un sur l’autre.
157 Walzer, Michael, Traité sur la tolérance. Paris, Gallimard, «?/essais, 1998, p. 118.
91
des dangers pour ΓOccident et le monde arabo-musulman de basculer chacun dans l’intolérance,
et que pour tolérer il faut d’abord connaître, il serait ici paradoxal de faire l’économie de la
pensée arabe et/ou musulmane. À ce propos, le film Le Destin (1997) du réalisateur égyptien
Youssef Chahine fait du philosophe andalou du XIIe siècle Ibn Rushd, l’Averroès des latins, un
véritable symbole du respect de l’autre. Chahine considère le cordouan comme un modèle de
dialogue entre la raison et la foi dont le monde arabo-musulman contemporain aurait bien besoin.
Ce qui pose la question de la contemporanéité d’Averroès tant pour le monde arabo-musulman
que pour l’Occident qui a refoulé l’apport de ce philosophe sur la rive sud de la Méditerranée.
« Averroès est aussi bien le nom qui peut désigner le point où les cultures d’Orient et
d’Occident se rencontrent que celui où malentendus et mystification abondent»158. La mort du
cadi de Cordoué a sonné le glas du péripatétisme arabe en Occident musulman, alors que sa
réception en occident latin a permis à l’Europe de retrouver Aristote - via, entre autres, les
Commentaires d’Averroès sur la Métaphysique et 1 e De anima - mais aussi de faire d’Averroès le
père des incrédules, le blasphémateur des religions. Si l’Occident et l’Orient musulman n’ont pas
vraiment connu Ibn Rushd, il en va de même pour les Juifs (hormis à l’époque le grand
Maimonide) et les Chrétiens latins qui n’ont connu d’Averroès que l’averroïsme. Aujourd’hui, ce
sont donc les deux rives de la Méditerranée qui sont appelées à se retrouver à travers
Averroès/Ibn Rushd. Seulement l’intérêt d’Averroès et de l’averroïsme n’est-il, comme l’a
prétendu Ernest Renan au 19e siècle, qu’historique159 ? Comment envisager aujourd’hui la
contemporanéité du philosophe ? Faut-il faire d’Averroès le porte-étendard d’une modernité
proprement arabo-musulmane ? Cette modernité s’érige-t-elle sur la figure symbolique que
représente Averroès dans la tradition philosophique arabo-musulmane ou sur une véritable lecture
de son travail philosophique ?
Les récentes rééditions de l’œuvre d’Averroès - en français par Alain de Libera et Marc
Geoffroy, en anglais par Charles E. Butterworth -, de même que les travaux de philosophes
arabes contemporains comme al-Jabri et Arkoun montrent l’intérêt actuel pour la pensée
d’Averroès. Pourquoi relire aujourd’hui Averroès, que ce soit au Québec, en France, au Maroc, à
Bagdad ou à Beyrouth ? Est-ce pour les mêmes motifs ? Qu’est-ce qu’Averroès peut apporter à la
158 Thébaud, Jean-Louis, Averroès, un vieux nom d’Europe, in Esprit, no.8-9, 2001, p.204.
159 Renan, Ernest, Averroès et l’averroïsme. Maisonneuve & Larose, 2002, p.288.
92
pensée arabo-musulmane contemporaine et qu’est-ce que cette pensée peut apporter au discours
philosophique de la modernité ? L’actualité d’Averroès réside en ceci que d’un bord comme de
l’autre une question se pose, celle du rapport à !’Autre. Problématique qui renvoie à la question
de l’intégrisme, mais également au peu de dialogue entre les espaces philosophiques. Car,
comment se fait-il que la scène de la philosophie politique contemporaine ne parvienne pas à
intégrer à titre d’interlocuteurs les intellectuels arabes ou musulmans ?
Porteur d’une certaine modernité queje tâcherai ici d’éclairer, Averroès aurait été à la fois
renié et récupéré par l’Occident chrétien au point d’être constitutif de son mode de pensée.
Étrangement, son influence a longtemps été étouffée dans le monde arabo-musulman. La nahda,
la renaissance arabe qui eut lieu au milieu du 19e siècle, a essentiellement mis l’emphase sur les
composantes linguistique et littéraire de la culture arabe, négligeant son apport philosophique. Ce
ne serait qu’après la seconde guerre mondiale que le monde arabo-musulman connut un véritable
renouveau philosophique160. Traversé par la modernité occidentale, le besoin de réactiver le
patrimoine se fit alors urgent. C’est par l’entremise de la pensée d’Averroès que certains
envisagèrent une modernité proprement arabo-musulmane. C’est dans les termes d’un « relève
averroïste » que le marocain Mohamed Abed al-Jabri imaginera le devenir de la pensée arabe.
Moins programmatique, Mohamed Arkoun pensera sa contemporanéité en regard de la pensée
musulmane161. «Du point de vue de la pensée islamique actuelle, dira-t-il, il est impossible de
dire qu’Ibn Rushd date. Pour qui se situe au cœur de la vie effervescente des sociétés musulmanes
depuis les années 60 notamment, Ibn Rushd apparaît, au contraire, comme un animateur et un
médiateur d’une brûlante actualité »162. Suivant Arkoun, l’Ibn Rushd médiateur aurait pour but
aujourd’hui de sortir la pensée islamique de l’idéologie de combat pour retrouver le chemin de la
pensée occidentale.
Dans ce qui suit, je reviendrai sur l’histoire de la réception d’Averroès par l’Occident
chrétien, pour retourner « aux choses mêmes », à savoir le Fasl al-maqal dans lequel le
philosophe développe sa conception du rapport entre religion et philosophie. Ces acquis étant,
l’actualité d’Ibn Rushd sera mise à l’avant-plan.
160 Nasser, N., Remarques sur la Renaissance de la philosophie dans la culture arabe moderne in Renaissance du
monde arabe, éd. J. Duculot, Gembloux, 1972, pp.331-341.
161 La distinction entre pensée arabe et pensée musulmane ici utilisée tient d’une question de langue. La pensée arabe
s’écrit en arabe, langue du Coran, et est confrontée au même problème que la pensée musulmane, laquelle ne s’écrit
pas nécessairement en arabe.
162 Arkoun, Mohammed, Actualité d’Ibn Rushd, in Multiple Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p.55.
93
La doctrine averroïstique s’oppose à la foi chrétienne. Affirmer que l’Homme pense par
un intellect séparé est incompatible avec l’idée que chacun est responsable de ses faits et gestes en
son âme et conscience. La théorie de l’intellect d’Averroès fut reprise par des penseurs qui
admiraient le libre philosopher du penseur andalou : les averroïstes. Qu’est-ce que l’averroïsme ?
Cette question est primordiale tant pour penser la réception dans l’Occident chrétien d’Averroès
que pour saisir la contemporanéité de son œuvre. Ceux que l’on nomme « averroïstes » ont été
porteurs d’une certaine indépendance de pensée qui a été condamnée par l’Église et par Thomas
d’Aquin, mais qui malgré les condamnations s’est révélée constitutive du mode de penser
occidental. Le terme « averroïste » relève plus d’une construction qu’autre chose. L’averroïsme
juif - Maimonide fit d’Averroès la première autorité chez les Juifs - fut contemporain de
l’averroïsme de la philosophie scolastique. Autour de 1225-1230 se forme un «premier
averroïsme » qui oppose la théorie de l’âme d’Averroès au monopsychisme d’Avicenne, pour qui
il y a un intellect agent séparé et un intellect possible numériquement distinct. Contrairement à
l’opinion courante, la théorie de l’âme que les premiers averroïstes empruntent à Averroès n’a
rien à voir avec ce que l’historiographie chrétienne a appelé Y hérésie monopsychiste. Au
contraire, c’est avec elle que les premiers averroïstes tentent de s’opposer philosophiquement au
monopsychisme dit modéré d’Avicenne. Quelques années plus tard, soit en 1250, naît un « second
94
averroïsme » qui mise cette fois-ci sur un monopsychisme radical. Cette lecture repose sur le
Grand commentaire où Averroès spécifie que Γ intellect matériel est à la fois unique pour tous les
hommes, éternel et incorruptible. C’est saint Bonaventure qui, dans le livre II des sentences
(1250-53), est le premier à critiquer les conséquences perverses de ce monopsychisme radical à
partir de la foi et de l’autorité ecclésiastique. Puis, Thomas d’Aquin s’en prend à la théorie du
monopsychisme qui, selon lui, mène à la conclusion que l’homme ne pense pas (homo non
intelligit).
De l’unité de l’intellect contre les averroïstes, ouvrage publié quelques mois avant la
condamnation de 1270 (à ne pas confondre avec celle de 1277), se veut une réfutation des thèses
d’Averroès par Thomas d’Aquin. L’intention de 1’Aquinate est de montrer que la position
d’Averroès est aussi contraire aux principes de la philosophie qu’aux dogmes de la. foi163. La
théorie de l’âme d’Averroès reposerait sur une mauvaise lecture du Traité de l’âme d’Aristote.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin recourt à Aristote pour corriger la position du philosophe arabe.
Mais de quel Aristote est-il ici question ? H s’agit de l’Aristote du Traité de l’âme, de cet
énigmatique traité qui a voyagé de la Perse à l’Andalousie en passant par le Proche-Orient avant
d’aboutir sur la table de chevet de saint Thomas. De quel Averroès s’agit-il ? Le texte d’Averroès
auquel Thomas d’Aquin a accès n’est qu’une piètre traduction de l’arabe au latin établie en 1230
par Michel Scott.
163 Voir Thomas D’Aquin, Contre Averroès, trad. Alain de Libera, Paris, Garnier-Flammarion, pp.395.
95
absolument incompatible avec l’idée d’une pensée individuelle : être averroïste, c’est proclamer
que l’homme ne pense pas. »164
Est-ce que dans le Grand commentaire du Traité de l’âme Averroès autorise l’idée que
l’homme ne pense pas ? Peut-on répondre à cette question sans se perdre dans les subtilités de la
scolastique ? Un intellect, principe de la pensée, est à la fois séparé du monde sensible et étemel.
Lorsque l’homme s’unit à cet intellect, il parvient à la connaissance d’un universel. Le propos
d’Averroès devient plus limpide lorsque l’on sort de son Grand Commentaire du De Anima pour
s’intéresser au Kitab al-kashf. Dans cet ouvrage traduit par Dévoilement des méthodes de
démontration des dogmes de la religion musulmane165, Averroès distinguera deux types de
connaissances. L’une est le propre du prophète : Dieu imprime sur la cire de son imagination le
sceau de la vérité alors que l’autre, la connaissance théorique proprement humaine, exige de
l’intellect humain qu’il s’approprie un contenu de l’intellect séparé par un acte de raisonnement.
Or, le raisonnement est synonyme de démonstration (burhan, o^jé) chez Averroès. La sagesse
humaine est, à proprement parler, démonstrative. La démonstration renvoie à la logique
d’Aristote. Le syllogisme implique qu’il est possible de tirer une conclusion absolument vraie
d’une prémisse absolument vraie, dans la mesure où un moyen terme permet de lier les deux
propositions. La question du moyen terme est décisive. B s’agit de faire la liste des attributs de
chacune des entités comparées pour ensuite lier les propriétés compatibles, c’est-à-dire de même
nature. Or, cette méthode se distingue d’un autre type d’investigation dans la pensée musulmane :
le raisonnement analogique. L’analogie suppose qu’il est possible de connaître une chose
inconnue à partir de ce qui est connu si les deux termes ont des affinités. Averroès n’admet
l’analogie (qiyas, oA) que lorsque le connu et l’inconnu sont de même nature. Atteindre la
connaissance divine par le raisonnement analogique supposerait que Dieu est de même nature que
l’homme, ce que ne peut admettre Averroès.
164 De Libera, A., Hayoun, M-R, Averroès et l’averroïsme. Paris, PUF, coil. Que sais-je, 1991, p.95.
165 Averroès, Dévoilement des méthodes, in Islam et raison, Paris, Garnier Flammarion, 2000, pp.95-160,
96
d’un raisonnement démonstratif. Cette emphase mise sur le raisonnement montre la difficulté de
la position de !’Aquinate, car comment Averroès aurait-il pu maintenir que l’Homme ne pense
pas si théoriquement il embrasse le burhan et que, de surcroît, sa vie a été une lutte pour la liberté
de penser ? Comment les « averroïstes » auraient-ils pu maintenir que l’Homme ne pense pas si
c’est précisément le rationalisme théorique et le libre philosopher du cordouan qu’ils embrassent
? Y aurait-il deux Averroès ?
À la suite de Thomas d’Aquin, qui, il faut bien le rappeler, est admiratif du travail
d’Averroès, c’est au tour de l’Église de s’en prendre à Averroès et aux averroïstes. Le 7 mars
1277, l’évêque de Paris Étienne Tempier outrepasse le mandat que lui avait confié le pape Jean
XXI en condamnant comme hérétiques 219 thèses philosophiques. La condamnation est une
attaque contre les artiens de Paris, c’est-à-dire contre un type d’universitaires pour lesquels « il
n’y a pas de statut plus excellent que de vaquer à la philosophie »166. Or, Tempier ne condamne
pas uniquement l’idéal de vie philosophique, il frappe également la doctrine de l’unité de
l’intellect :
117 L’intellect de tous les hommes est numériquement un, car même s’il est séparé d’un
corps donné, il n’est pas séparé de tous les corps.
113 L’Homme est Homme indépendamment de l’âme rationnelle.
123 L’intellect n’est pas l’acte du corps, si ce n’est comme le pilote d’un navire, et il
n’est pas la perfection essentielle de l’Homme.
132 L’intellect, quand il veut, s’introduit dans le corps et quand il ne veut pas ne s’y
introduit pas.
La notion de l’intellect agent séparé est certes problématique chez Averroès, mais elle ne
semble pas autoriser pareille interprétation. Surtout qu’Averroès distingue la connaissance
proprement humaine de celle du prophète. Lequel, via !’imagination, a directement accès à la
vérité sans avoir à passer par la médiation conceptuelle. Mais l’enjeu de la condamnation n’est
pas là. Π ne repose pas tant sur la question de l’unité de l’intellect séparé que sur la doctrine de la
double vérité. Le syllabus de 1277 rédigé par Tempier et les seize doctes qui T accompagnent
attribue la doctrine de la double vérité à un ensemble de philosophes parisiens regroupés sous le
titre d’averroïstes. « Us disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi
166 Premier article de la condamnation de 1277. Voir Piché, David, La condamnation parisienne de 1277, Paris, Vrin,
Sic et Non, 1999, p.93.
97
catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires ». Pour l’évêque de Paris, ces philosophes
soutiennent que deux propositions contraires — l’une soutenue par des arguments
philosophiques, l’autre inspirée par la foi — peuvent être simultanément vraies de manière
absolue. Templer et son groupe omettent de faire la distinction entre ce qui est vrai absolument
(,simpliciter) et ce qui est vrai relativement (secundum quid), comme l’a suggéré Boèce de Dacie.
En ce sens, la thèse de la double vérité telle qu’entendue par les doctes est une pure création qui
vise la subordination d’une pratique philosophique qui aspirait à de plus en plus d’autonomie et le
refoulement d’éléments arabe et musulman. De saint Thomas à Templer, ce ne sont plus quelques
interprétations d’Aristote qui sont remises en cause, mais la foi elle-même qui serait traitée de
fable par les philosophes franciscains de l’université de Paris : les averroïstes condamnés. Suivant
Ernest Renan, les positions averroïstes sont associées en 1277 à l’incrédulité et celle-ci est
manifestement rattachée, selon Templer, à l’étude de la philosophie arabe167. Soit donc
qu’Averroès prônait - pratiquement ou théoriquement - l’incrédulité, soit que la condamnation de
Templer est une sorte de Poitiers déguisé. L’arabisme étant refoulé aux portes de l’Europe et les
« arabisants » condamnés. Pour la philosophie scolastique, Averroès serait à la fois le
commentateur d’Aristote respecté par ses détracteurs mêmes et le blasphémateur des religions. La
condamnation de Templer apparaît comme une tentative pour filtrer la part arabe de l’héritage
grec. Seulement, la part arabe de cette histoire est inventée. Y a-t-il double vérité ou incrédulité
chez Averroès ?
Quel est le rapport entre 1277 et Averroès ? Y a-t-il chez lui qui fut cadi de Cordoue sous
al-Mansour l’ombre d’une doctrine de la double vérité ? Car pour Averroès, qui suit Aristote, la
vérité s’accorde avec elle-même, elle est son propre témoin. En fait, et c’est la thèse que j’entends
défendre dans ma lecture du Fasl al-maqal, Averroès n’aurait pu soutenir une doctrine telle que la
double vérité. Si tel est bien le cas, se pose dès lors la question de savoir comment envisager
l’unité de la pensée averroïste. Soit qu’en vertu de leur idéal commun de vie philosophique sont
baptisés « averroïstes » tous les philosophes condamnés, ce qui s’avère être une généralisation de
l’idéal philosophique d’Averroès, soit que les condamnations de Tempier et les accusations de
Thomas d’Aquin ont contribué à « construire » l’averroïsme au point qu’aujourd’hui encore le
langage courant attribue à Averroès la paternité de la double vérité. Cette dernière hypothèse ne
relève pas du simple intérêt historiographique. Penser l’actualité d’Averroès en lui attribuant
toujours la paternité de la double vérité peut porter à confusion. Elle peut contribuer à une lecture
laïcisante de l’œuvre, lecture qui, étrangement, occulte l’aspect véritablement révolutionnaire de
167 Renan, Ernest, Averroès et l’averroïsme. Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p.201.
98
l’œuvre d’Averroès. Car, si la vérité est une chez Averroès il n’en reste pas moins qu’à ses yeux
la religion ne peut être bien comprise que si elle fait appel à la philosophie. C’est en ce sens
qu’Averroès est porteur d’une modernité proprement arabo-musulmane et qui n’est pas sans
désarçonner le lecteur occidental. Pour lui, le Texte appelle la philosophie. B n’y a donc ni double
vérité - laquelle est une construction - ni naissance d’un cogito avant la lettre, car, comme le note
Alain De Libera, le problème médiéval du sujet de la pensée se déploie en deçà de toute théorie
du « moi », de tout «je pense »168. Si le Texte appelle à la philosophie, reste à savoir ce qui, selon
Ibn Rushd, distingue le théologien du philosophe.
Dans les premiers paragraphes du Fasl al-maqal, Averroès établit que la religion
recommande aux humains de réfléchir sur les étants, et qu’en ce sens elle ne peut vouloir les
priver de philosophie. Pour mener à bien cette tâche, il est du devoir des humains de manier
l’outil qu’est le syllogisme rationnel. Puis, et c’est ce qui montre !’impossibilité d’une doctrine
telle que la double vérité chez Averroès, il établit au §18 que « la philosophie ne peut être
contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. » La philosophie et le
Texte tendent tous deux vers la vérité. En fait, selon Averroès, le Texte révélé ne tend pas vers la
vérité, il est la vérité. Qu’advient-il alors lorsque la conclusion d’un raisonnement démonstratif
contredit le sens « obvie » du texte ? Cette contradiction ne correspond pas à un cas limite de la
philosophie. La connaissance ne plie pas ici l’échine devant le Texte. En cas de contradiction, il
faut interpréter le Texte en partant des règles d’interprétation propres à la langue arabe. Selon le
168 De Libéra, Alain, La philosophie médiévale, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1989, p.99.
169 Averroès, Discours décisif, trad. Marc Geoffroy, Paris, Garnier Flammarion, 1996, §1, p.103.
99
philosophe marocain Mohamed Abed al-Jabri, Γ interprétation du Texte chez Averroès vise à
dénicher T intention du Législateur170. En fait, il s’agit de ne pas déplacer la signification d’une
expression du sens propre au sens figuré, sans non plus faire une analyse littérale du Texte.
Toutefois, le §39 établit un cas limite de la philosophie. L’interprétation d’un seul des dogmes
fondamentaux de la Loi révélée est qualifiée d’infidélité (kufr, J&) par Averroès.
La connexion entre religion et philosophie ne se laisse comprendre qu’au §29 dans lequel
Averroès revient sur la méthodologie proprement aristotélicienne selon laquelle à un certain type
d’objet correspond un certain type de savoir. Comparer la philosophie à la science de Dieu
revient, selon Averroès, à assimiler des choses contraires par leur essence et leurs propriétés, ce
qui est le comble de l’ignorance.171 Comment la philosophie et la science de Dieu peuvent-elles
être contraires en leur essence si elles visent toutes deux la vérité et incitent à la vertu ? Le rapport
de la science de Dieu à son objet serait génériquement autre. Ce « génériquement autre » ne doit
pas être compris ici dans le sens de l’illumisme propre à la mystique des ishraqiyyun de l’Orient
musulman. Averroès tente par tous les moyens de congédier la pensée de l’Illumination où la
connaissance de la vérité passe par l’expérience intérieure de l’homme dans son union à Dieu.
Averroès est un rationaliste qui n’accorde que peu de crédit, pour ne pas dire aucun, à ces
expériences personnelles. Π se méfie tant des lectures littérales que des sur-lectures du Texte.
Ihn Rushd élabore plutôt une typologie des êtres humains en fonction de leurs aptitudes à
déchiffrer le Texte. La force de la critique d’Averroès vient de ce que son analyse des classes,
pour reprendre les mots d’Alain De Libera, est psychologique et non sociologique172. Selon la
théorie rushdienne de la multiple expression, la majorité des humains comprendrait le sens du
Texte ou bien par la rhétorique ou bien par la dialectique, alors que l’homme de science est apte
au raisonnement démonstratif. De la sorte, le vulgaire, le théologien et le philosophe se
distinguent les uns des autres sans pour autant que la philosophie se détache de la religion et de la
foi. C’est, selon Léon Gauthier, par cette solution que les « deux sœurs de lait » que sont la
philosophie et la religion peuvent s’appuyer mutuellement. Car, poursuit-il, si la religion, en
assurant l’ordre social, rend possible, en fait, l’existence et l’activité spéculative des philosophes,
la philosophie, en retour, justifie en raison !’indispensable existence, l’utilité de la religion.173 La
170 Al-Jabri, Mohamed Abed, Introduction à la critique de la raison arabe, trad. Mahfoud et Geoffroy, Paris, La
Découverte, 1994, p.124.
171 Averroès, Discours décisif, Paris, Garnier Flammarion, 1996, p.124.
172 De Libera, Alain, La philosophie médiévale. Paris, PUF, 1993, p.168.
173 Gauthier, Léon, Ibn Rochd (Averroès!. Paris, PUF, 1948, p.41.
100
religion aurait ainsi une fonction pragmatique. Une nuance mérite toutefois d’être apportée. Pour
Ibn Rushd, foi et raison sont de nature identique, elles ne diffèrent l’une de l’autre que par le
degré d’évidence inhérent à chacun des types d’arguments sur lequel l’humain base sa
connaissance. La distinction entre le philosophe et le théologien qu’opère Ibn Rushd n’a rien à
voir avec une séparation entre l’ordre naturel de !’intelligence et l’ordre surnaturel de la volonté
divine. La vérité est une et c’est la méthode pour y parvenir qui montre la supériorité de la falsafa
(philosophie) sur le kalam (théologie). Car il ne faut pas oublier ceci que la méthode dialectique
renvoie aux querelles entre juristes-théologiens qui ont contribué à l’éclatement de l’Islam en
différentes écoles. Lesquelles, mis à part les mu’tazila de Basra et de Bagdad174, ont toutes versé
dans un certain rigorisme qui ne laissait que peu de place - sinon pas - au libre-arbitre.
La bipartition esquissée se ramène, au § 72, à une opposition plus tranchée entre l’élite qui
pratique la falsafa et vise le bios theoriticos de la foule qui pratique la « voie moyenne » entre la
théologie et le strict conformisme imitatif. Cette opposition, qui n’a rien de « politically correct »,
montre bien qu’au danger du sectarisme s’ajoute celui du populisme, lequel renvoie aujourd’hui à
la place de l’intellectuel dans la Cité et dans ses relations à l’État. Selon Averroès, l’Islam oblige
à philosopher celui qui en est capable de telle sorte que celui qui s’en abstient - dans la mesure,
174 Les mu ’tazila, dont la cause fut soutenue par Al-Ma’mûn, « le plus grand mécène pour la philosophie et la science
de toute !’histoire mouvementée de l’Islam » (Fakhry, Majid, Histoire de la philosophie islamique. Paris, Cerf, coll.
Patrimoines, 1989, p.34.) furent les réels précurseurs du rationalisme arabe. Ils soutinrent entre autres la liberté de
l’individu et, plus audacieux encore, que le Coran est une œuvre créée.
175 Arnaldez, Roger, Averroès, in Multiple Averroès, Paris, Les belles lettres, 1978, p.14.
101
bien entendu, où il en a la capacité - se doit d’être châtié. Est populiste donc, le dirigeant qui, au
nom du bien public, castre les philosophes ou, à l’inverse, les encourage sans permettre au peuple
de suivre cette voie. Manifestement, Ibn Rushd fait sienne la première partie de l’équation, mais
pour ce qui est d’encourager la foule à philosopher, une frontière semble séparer son
aristocratisme de l’égalitarisme moderne. Si aujourd’hui Ibn Rushd peut être d’un précieux
secours pour des intellectuels arabes et/ou musulmans, il peut également être un dangereux
ennemi. S’identifier à la tradition de la falsafa c’est admettre qu’il y a des vérités anté-islamiques,
ce que certains d’entre les plus frustres n’acceptent guère. S’attacher à Ibn Rushd peut être perçu
par le rigoriste, qui voit dans le philosophe andalou le père de la double vérité - laquelle est le
fruit de l’occident chrétien -, comme un signe d’impétuosité dont l’intellectuel risque de payer le
prix de son sang. Si l’intérêt et, en sens inverse, le danger d’Ibn Rushd vont de soi, nébuleuse
reste toutefois la question de savoir si !’actualisation du Fasl al-maqal suggère une émancipation
de la foule.
Quelle est la portée de cette fatwa aujourd’hui ? Comment, à l’aune de la pensée d’Ibn
Rushd, justifier !’élargissement de la réflexion critique ? Empreinte d’aristotélisme, la théorie
d’Averroès reste aristocrate. En bon terme avec le pouvoir almohade, sa fatwa ne choque pas trop
T idéologie en place qui voyait d’un bon oeil 1 ’ endoctrinement de la foule. L’élargissement de
l’audience intellectuelle est peut-être à chercher dans l’intention qui guide Ibn Rushd et qui a
guidé, d’une certaine façon, ses « disciples » averroïstes. Car, que ce soit dans le Fasl al-maqal
ou chez les averroïstes parisiens et italiens176, l’averroïsme signifie peut-être ceci : creuser un
terrain pour y déposer les germes de la philosophie et y libérer du coup la foi de l’emprise des
théologiens et du rigorisme moral. Si cette intuition a quelque pertinence, entière reste la question
de savoir ce qu’il reste aujourd’hui des fruits de l’averroïsme.
Tel est le maître mot du philosophe marocain Mohamed Abed al-Jabri177, qui cherche à
fonder une éthique du dialogue entre la pensée arabe contemporaine et la philosophie européenne,
176 Dans son ouvrage consacré à l’averroïsme en Occident, Ernest Renan décrit le moment de gloire de l’École de
Padoue. « L’averroïsme padouan, insignifiant comme philosophie, acquiert un véritable intérêt historique, quand on
l’envisage comme ayant servi de prétexte à l’indépendance de la pensée. » (p.288)
177 Al-Jabri, Mohamed Abed, Introduction à la critique de la raison arabe. Paris, La Découverte, 1994, p.161.
102
Les critères de rationalité mis en place par Averroès ont permis de penser de façon
radicalement autre le rapport entre raison et philosophie. Averroès ne tenta ni de concilier raison
et transmission comme le firent les théologiens avant lui, ni d’assimiler la raison à la religion (ou
vice versa) comme le firent les philosophes d’Orient. Averroès fut porteur d’un tout nouveau
mode de rapport entre philosophie et religion et c’est ce rapport qui permet, aujourd’hui,
d’éclairer le rapport entre tradition et modernité. Science et religion, comme il le montre au §29
du Discours décisif, opèrent chacun selon la méthode qui convient à leur objet, ce qui implique
que la science n’a pas à être limitée par la religion, bien que la vérité soit une.
culture de façon à ce que le passé coexiste avec l’époque contemporaine. Que ce soit pour
Habermas ou al-Jabri, la modernité se présente structurellement comme la tâche qui incombe à
chacun et à la forme de vie culturelle dont il fait partie de trouver en soi-même ses propres
garanties. La modernité aurait donc une structure autoréflexive - qui prendra la forme de
l’interaction entre agir communicationnel et monde vécu chez Habermas - et une visée critique.
Le monde arabo-musulman n’aurait pas à rompre avec le passé. Π aurait plutôt à trouver en lui-
même les sources les plus aptes à s’orienter dans le futur. C’est dans sa modernité, dira al-Jabri,
qu’il trouve son authenticité, et dans son authenticité qu’il fonde sa modernité. Formule
marketing s’il en est, mais qui a l’avantage de bien montrer que le contenu de la modernité arabo-
musulmane n’a pas à correspondre à celui de la modernité occidentale et vice versa.
Ce va-et-vient entre modernité et authenticité n’est pas fermé à l’Autre. Il ne s’agit pas
pour al-Jabri de jouer à l’autruche en prônant la survivance et !’interprétation de sa seule
tradition. « La relève proposée par Averroès dans le domaine du rapport religion-philosophie est
susceptible d’être réinvestie pour établir un dialogue entre notre tradition et la pensée
contemporaine mondiale, dialogue qui nous apportera l’authenticité et la contemporanéité
auxquelles nous aspirons ».178 Non seulement le rapport entre religion et philosophie chez
Averroès sert d’assise à l’authenticité, à la modernité et au dialogue avec la pensée mondiale,
mais une « éthique de la discussion » anime les règles mêmes du dialogue chez Averroès. En
partant du célèbre passage du tahafut at-tahafut où il est écrit :
«il est recommandé à tous ceux qui ont choisi la recherche de la vérité(...)lorsqu’ils se
trouvent devant les affirmations qui leur paraissent inadmissibles, d’éviter de rejeter
systématiquement ces affirmations, et d’essayer de les comprendre à travers la voie dont
ceux qui les posent prétendent qu’elle mène à la recherche de la vérité. Us doivent
consacrer pour arriver à un résultat décisif, tout le temps nécessaire et suivre l’ordre
qu’impose la nature de la question étudiée »179,
Al-Jabri montre toute là pertinence de comprendre l’Antre dans son propre système de référence.
À l’idée selon laquelle la modernité implique un regard réflexif sur ses propres traditions s’ajoute
ici le principe méthodique selon lequel il faut chercher à comprendre !’Autre sur son propre
178 Al-Jabri, Mohamed Abed, Introduction à la critique de la raison arabe. Paris, La Découverte, 1994, p.165.
179 Averroès, L’incohérence de « L’Incohérence ». in Islam et raison, Paris, Garnier Flammarion, 2000, pp. 161-204.
Voir également Al-Jabri, Mohamed Abed, Les règles du dialogue rochdien. site Espace philosophie,
http://philo.8m.com/jabrirochdien.html
105
terrain. De ce premier principe découle un droit à la différence et donc une compréhension qui
passe par la tolérance. Tolérer implique comprendre et sortir de soi, de ses référents, pour
embrasser le point de vue de T Autre à partir de lui-même. Que les choses soient claires, cette
« éthique de la discussion » basée sur le tahafut at-tahafut, le fasl al-maqal et le kitab al-kashf,
n’a pas la visée systématique delà Diskursethik. Π s’agit plutôt d’une sagesse pratique dans la
portée théorique reste programmatique. Reste à savoir si la pensée contemporaine mondiale est
prête à ce dialogue, voire si elle le souhaite. Car il y a une différence fondamentale entre étudier le
monde arabo-musulman comme un objet quelconque dont on tâche de déterminer les propriétés et
en arriver à un véritable dialogue où, aussi naïvement que cela puisse paraître, chacun s’efforce
d’adopter le point de vue d’autrui. Si la politique peine à outrepasser les rapports de force, il
semble - suivant la lecture d’Averroès par al-Jabri - que ce soit aux intellectuels de forcer le
dialogue. Mais est-il possible de philosopher naïvement sans tenir compte des intérêts
stratégiques ? Est-ce une réponse à la stratégie que de brandir l’idéologie ? L’actualisation
d’Averroès n’est qu’un pas vers un véritable dialogue ; un pas vers le dialogue qui se veut en lui-
même un dialogue. L’intérêt du propos d’al-Jabri tient au fait que, malgré son concept de rupture
épistémologique, la modernité n’est pas en rupture avec la tradition, d’où l’apport, selon lui, de la
théorie mshdienne du rapport entre la religion et la raison. Mais que signifie cette doctrine pour la
raison islamique ?
Selon Mohamed Arkoun, Averroès a lancé à la conscience islamique un défi qu’elle n’a
pas encore relevé jusqu’à ce jour180. La conscience islamique s’inscrit, suivant l’auteur, dans une
stratégie globale d’intervention d’une pensée responsable dans l’aventure actuelle de l’islam. Au
lieu de partir des grands mythes fondateurs, Arkoun s’en remet aux préoccupations
contemporaines pour porter un regard historique et critique sur la trajectoire de la conscience
islamique. Le recours à Ibn Rushd perd alors de sa portée, car si le Fasl al-maqal a une
quelconque pertinence théorique, il n’a aucune supériorité sociologique. Faisant de al-islam wal-
da‘awat al-haddâma de l’essayiste égyptien Anwar al-Jundi un exemple de discours sociologique
« vrai » qui introduit des vérités fonctionnelles, c’est-à-dire des vérités qui s’imposent comme des
manifestations de la vie des sociétés où la destruction des instances traditionnelles est compensée
par la survalorisation de la tradition islamique, Arkoun montre le décalage entre le point de vue
orthodoxe qui se nourrit et nourrit intellectuellement une part plus que significative de la
180 Arkoun, Mohammed, Pour une critique de la raison islamique. Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p.l 17.
106
population et les approches strictement théoriques qui n’ont - sauf erreur - aucune assise
sociologique. Pourquoi survaloriser la tradition ? Le décalage entre les conditions concrètes
d’existence des individus et des groupes et l’imaginaire d’une tradition islamique pure et
incorruptible correspond, selon Arkoun, à deux ruptures historiques toujours béantes, à savoir la
rupture entre l’islam moderne et l’islam classique181, de même que la rupture entre le monde
musulman et l’Occident depuis que ce dernier se pare de la modernité. Aujourd’hui, la prise en
charge de ces ruptures impliquerait une meilleure communication entre les spécialistes de la
tradition et les néophytes, de même qu’entre les chercheurs et les idéologues comme al-Jundi. Il
ne s’agit donc pas de repousser la raison orthodoxe, mais de comprendre sa logique interne.
Attitude qui permettra de comprendre le devenir du Fasl al-maqal, car, comme le dit Arkoun,
« les résistances que le philosophe (Ibn Rushd) s’efforçait de vaincre chez ses contemporains
juristes-théologiens pour qui la philosophie était une science étrangère sont exactement celles
qu’opposent les idéologues comme al-Jundi à la science occidentale ».182
Suivant Arkoun, l’actualité d’Ibn Rushd résiderait dans sa capacité d’ouvrir à la pensée
islamique le champ de la modernité intellectuelle d’où l’intérêt d’une critique de la raison
islamique. En fait, la raison islamique repose sur une réalité (haqiqa) qui a son existence
objective (kawn) dans la création et un statut légal (hukm) dans l’existence historique des
hommes. La pensée islamique s’appuie sur une croyance, à savoir l’origine et le soutien divin de
la raison, et un corpus de texte : le Coran et la sunna. Reprenant le leitmotiv proprement rushdien
de la séparation entre les sciences religieuses et rationnelles, Arkoun en arrive à une critique de la
raison islamique, c’est-à-dire à un questionnement sur les conditions de validité de toutes les
connaissances produites par la raison et imposées par le fait coranique (l’épisode de la révélation
de la parole divine au prophète) et le fait islamique (fixation écrite de cette révélation dans un
corpus de texte)183. Or, et c’est là que se révélerait toute l’actualité de cette critique de la raison
islamique, les cas où les tendances rationalisante et laïcisante sont battues en brèche témoignent
d’une résurgence des sciences religieuses, laquelle est une réaction face à T irruption de la
modernité.
181 Dans le 4e chapitre de La pensée arabe (Paris, PUF, Que sais-Je ?, 1979), Mohamed Arkoun fera de la prise de
possession de Bagdad par les Mongols en 1258 le moment clé - historiquement parlant - de la rupture au sein même
de l’Islam.
182 Arkoun, Mohammed, Pour une critique de la raison islamique. Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p.l 16.
Ai¿ p.9
107
Suivant Mohammed Arkoun, au début du 19e siècle, les sociétés arabes étaient devenues
trop faibles pour demeurer vierges des conquêtes de leur voisin européen en plein essor
économique et culturel. De Γexpédition de Napoléon Bonaparte en Égypte à aujourd’hui, c’est
sous les formes de la violence et de l’humanisme abstrait que la pensée arabe aurait découvert la
modernité occidentale. La nahda, qui s’achève dans les années 50, comme la thawra qui
correspond en quelque sorte à la prise de pouvoir par les « officiers libres » de Nasser en 1952,
renvoient, selon Arkoun, a une idéologie de combat. Il ne s’agit en rien d’une pensée spéculative
en quête de sens, mais d’une pensée qui à la fois tente de renouer avec l’âge d’or de l’islam et de
résister contre la composante colonisatrice de la modernité occidentale. L’attitude réformiste
(islah, domine la vie intellectuelle arabe jusque vers 1950 de façon à redonner à la cité
arabo-musulmane son authenticité (ÁlL^Í) et à l’inclure dans le concert des nations modernes. La
nahda est animée par un langage à la fois traditionaliste et moderniste. Dans un climat
relativement libéral où la presse a joué un rôle primordial, les penseurs de la nahda restent fidèles
à la fois à l’esprit des Lumières et aux données du monde arabo-musulman à quoi il faut ajouter
qu’ils tentent de rendre accessibles au plus grand nombre les conquêtes de l’esprit. Taha Hussein,
par exemple, cherchera à concilier les idéaux de la modernité occidentale avec valeurs véhiculées
par le Coran dans une optique de conciliation. Autre est toutefois la tentative de Hassan al-Banna
qui fonda, en 1928, les Frères Musulmans. Organisation anti-moderniste qui aura l’avantage non-
négligeable de toucher les masses. Pour ce qui est de la thawra, terme utilisé au 19e siècle pour
désigner tant les droits de l’homme que ceux du citoyen, elle reçoit l’usage plus prenant de
« révolution » lors de la prise du pouvoir par Nasser, événement qui sonne le glas des entreprises
colonialistes, d’où la question de savoir si la thawra a rendu possible une pensée arabe
révolutionnaire. Nasser n’a-t-il pas écrit une Philosophie de la révolution en 1954 ? Quoi qu’il
pense, le jugement de Arkoun demeure : le défi de la modernité a détourné la pensée arabe de la
tâche plus essentielle qu’est celle de dépasser les limites de la pensée arabe classique et de
l’humanisme formel de T occident.
Selon Arkoun, « la situation Coloniale a favorisé partout, dans le monde arabe, l’expansion
d’une idéologie de combat au détriment de la pensée scientifique ».184 L’idéologie de combat a
contribué à modifier la relation entre le savant et le profane. La frontière entre les genres, étanche
à l’époque de la pensée classique dont Ihn Rushd est l’un des plus illustres représentants, prend
alors une nouvelle tournure. Le langage à la fois modernisateur et conservateur a certes l’avantage
de sortir la culture populaire de ses représentations mythiques, mais ce gain se paie d’un lourd
184 Arkoun, Mohammed, La pensée arabe. Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1979, p.107.
108
185 Arkoun, Mohammed, Pour une critique de la raison islamique. Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p.297-325.
109
Rushd tient selon Arkoun, à ce qu’il est celui des falasifa qui a ouvert à la conscience islamique
la voie du problème de Γ historicité de la raison. Historicité qui, une fois admise, permet au
discours religieux et aux sciences de se nourrir mutuellement plutôt que de rester sous tension. De
la sorte, Arkoun - si j’ai bien compris son projet philosophique - parviendrait à dégager les
raisons permettant d’expliquer la « supériorité » sociologique de la raison orthodoxe sur le
rationalisme des falasifa et des mu’tazila. Son épistémologie critique s’en prend donc aux vaines
querelles idéologiques qui contribuent à !’accumulation de 1’impensé d’un ordre social et
traditionnel bouleversé par l’irruption de la modernité. Historiquement, l’idéologie de combat a
favorisé la reconquête de la souveraineté nationale, mais a abouti, estime Arkoun, à des partis et
uniques et une pensée unique. Ce climat, précise-t-il, n’aurait pas permis l’ouverture du corpus
officiel clos et aurait ainsi contribué à !’accumulation de 1’impensé de la tradition musulmane.
L’incident s’est produit lors d’un voyage à Téhéran. Suite à l’invitation du Centre pour le
dialogue des cultures créé par Mohamed Khatami, Habermas aurait été éberlué - à une seule
reprise dira-t-il - par la fermeture de son interlocuteur : un jeune mollah venu de Qom et diplômé
de Montréal. Questionnant Habermas sur les conséquences pour les modernes d’épurer les
représentations religieuses du monde pour les traduire dans un langage philosophique, le jeune
homme aurait mal réagi lorsque, à son tour, le philosophe allemand lui aurait posé une question
sur le fait que l’islam a tendance à utiliser le politique plutôt que de s’appuyer sur ses propres
186 Arkoun, Mohammed, La pensée arabe. Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1979, p.118.
110
moyens pour se développer. Un invité à l’esprit philosophique aurait alors expliqué à Habermas la
logique de !’argumentation du prétendu sage de Qom. Suivant le récit de Habermas, l’invité aurait
« renversé cul par dessus-tête le concept de Max Weber sur le rationalisme occidental en disant
qu’il était admis aujourd’hui que le développement de la modernité européenne a été l’exception
par rapport aux autres grandes civilisations et que les convulsions pathologiques européennes
demandaient plus d’attention que celles de l’islam »187. Ce court périple en Iran avec Habermas
est significatif à maints égards. Que le jeune mollah ait été formé à Montréal est certes
intéressant, mais pour le cours des choses cet état de fait tient davantage de l’anecdote.
M’intéresse davantage la question du mollah sur la mise en langage du sacré, le renversement
opéré dans la compréhension du processus de désenchantement des images religieuses du monde
tel que l’a décrit Weber et !’intervention de Habermas suggérant que l’islam doit trouver en lui-
même ses propres garanties plutôt que chercher à s’instituer politiquement.
187 Habermas, Jurgen, Retour d’Iran, in Courrier International, no.628, 14-20 novembre 2002, p.54.
Ill
d’apprentissage où les valeurs communes sont appropriées via !’interaction langagière qui, elle,
épure le sens dépendamment des besoins. Autrement dit, il y a épuration, formalisation de la
signification lorsqu’un aspect du monde vécu fait problème et qu’une demande est adressée pour
que ce qui ne va plus de soi soit explicité. Puisqu’il n’est pas possible de mettre à distance - de
façon déterminée - l’ensemble du monde vécu pour l’expliciter et que, de surcroît, ce dernier est
un réservoir quasi inépuisable de sens, il semble qu’une rationalisation totale du monde vécu via
!’interaction langagière ne soit ni possible, ni souhaitable. Habermas en donne une explication à
la fois sociologique et philosophique.
À l’idée d’un macro-sujet qui se réaliserait dans le temps se substitue une version plus
restreinte de l’unité de l’histoire. Ce sont, selon Habermas, les sociétés qui portent l’évolution et
non les civilisations. Le propre des sociétés modernes tient de ce que leurs gains en abstraction
morale se paient d’un prix motivationnel relativement élevé comparativement aux sociétés
traditionnelles qui ont l’avantage d’orienter et d’ancrer l’agir des individus et des groupes. Parmi
les sociétés modernes, dira Habermas dans le discours «la Tora cachée » écrit en l’honneur de
Gershom Scholem, « seule celle qui sera capable de transférer des contenus essentiels de son
héritage religieux, allant au-delà de ce qui est seulement humain, dans les domaines du profane
sera aussi capable de sauver la substance de l’humain. »188 Suivant ce passage, l’opposition entre
tradition et modernité n’a plus aucune consistance. Pourquoi ? Parce que justement la
rationalisation du monde vécu via 1 ’intercompréhension langagière est un travail de tri, de
conservation des éléments significatifs de la tradition qui passe par un processus de formalisation
permettant de sauver la « substance » de l’humanité. La modernité, plutôt que de s’opposer à la
tradition, cherche à en conserver certains aspects essentiels. Mais comment faire le tri ? À partir
de quel(s) principe(s) le moderne doit-il procéder pour sélectionner les éléments qui, de la
tradition, pourront perdurer ? L’approche critique de Habermas, qui a pour horizon une situation
idéale de parole, s’oppose à la pérennisation des éléments de la tradition qui contraignent la
liberté communicationnelle. De ceci il faut comprendre que tout ce qui, dans la tradition, freine la
reconnaissance mutuelle des individus et des groupes, contribue au mépris de leur compétence
communicationnelle ou sert au maintien de relations interpersonnelles hiérarchiques devrait, au
sens de la Théorie de l’agir communicationnel, être écarté.
188 Voir Arens, Edmund, Habermas et la théologie. Paris, trad, Denis Trierweiller, CERF, 1993, p. 13.
112
des représentations religieuses. La mise en langage du sacré et le rôle de la philosophie qui en est
le corollaire se recoupent dans ce que Habermas nomme Γ« athéisme méthodologique ». La
philosophie épure le langage des différentes traditions religieuses tout en reconnaissant sa propre
limite. Cette limite correspond au langage du discours argumentatif qui n’est pas suffisamment
neutre pour traduire la signification de l’expérience religieuse :
En admettant que le discours argumenté ne peut pas traduire certaine expérience religieuse,
Habermas ne limite pas le rôle de la communication, pas plus qu’il ne place la divinité dans
l’ordre de l’indicible. Se référant à Kierkegaard, qui est le premier à avoir répondu à la question
de la vie réussie avec le concept post-métaphysique du « pouvoir-être-soi-mêmè »190, c’est-à-dire
d’un soi qui pour être lui-même doit se rapporter à la puissance qui l’a posé, Habermas montre
que cette puissance qui rend possible l’être-soi-même n’est ni un Dieu situé dans le temps, ni un
pouvoir absolu. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de jeu de langage privé, que l’individuation
passe par une socialisation préalable du sujet et que la compréhension que les humains ont d’eux-
mêmes se fait toujours à travers le médium de 1 ’intercompréhension langagière, c’est
1 ’intersubjectivité qui rend possible « l’être soi-même ». Dans la mesure où notre rapport au
monde est médiatisé par le langage, par « notre » langage, à nous humains, même l’expérience de
la relation du soi à l’altérité la plus radicale qui soit, à savoir Dieu, ne peut se passer du langage.
L’athéisme méthodologique n’est donc pas une position fermée à la religiosité puisqu’il est dit,
d’une part, que même l’expérience de la révélation est langagière et que, d’autre part, certaines de
ces expériences ne sont pas entièrement traduisibles dans le langage propre au discours argument.
Cet athéisme relèverait donc, selon Habermas, d’une compréhension non dogmatique de la foi et
189 Habermas, Jürgen, Religion and rationality : essays on reason, god and modernity. Cambridge, MIT Press, 2002,
p.75.
190 Habermas, Jürgen, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?. Paris, Gallimard, nrf essais, 2002,
p. 15.
113
L’alternative initiale - ou bien les formes de vie religieuses sont remplacées par des
formes correspondantes raisonnables ou bien elles sont tout simplement discréditées - est-elle
pertinente pour rendre compte des processus de sécularisation ? Le modèle du remplacement
invite à une compréhension optimiste de la modernité comme la grande émancipatrice qui lève le
voile sur l’ignorance et !’obscurantisme, alors que l’autre pan de !’alternative conduit à une
définition de la modernité en tant que projet déraciné et sur le déclin. Or, selon Habermas, ces
deux interprétations commettent la même erreur193 puisqu’elles opposent l’aspect techno-
scientifique libéré par le capitalisme au contrepoids conservateur qui réside dans la religion.
Placés l’un face à l’autre, il devrait y avoir un vainqueur et un vaincu entre la foi et le savoir.
^ÀiùÎp.23.
192 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorie politique. Paris, Fayard, 1998, p.20.
193 Habermas, Jürgen, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?. Paris, Gallimard, nrf essais, 2002,
p.151.
114
Pareil affrontement ne fait manifestement pas sens puisque, dans le processus de modernisation,
rien n’indique que les communautés religieuses ont ou doivent cesser d’exister au nom du
développement scientifique et vice versa. La rationalisation du monde vécu n’implique pas que
les individus et les différentes communautés doivent se défaire de leur appartenance et autres
sentiments religieux, pas plus qu’ils n’ont à refouler leurs pratiques dans la seule sphère privée.
La foi, dans les sociétés modernes, exige davantage du pratiquant qu’il légitime de son plein gré
ses convictions. Quant aux communautés, pour être qualifiées de raisonnables, elles doivent
renoncer au prosélytisme, apprendre les unes des autres, accepter que la science ait un privilège
quant au savoir sur le monde objectif et s’ouvrir au fondement séculier de l’État de droit
démocratique. Suivant ce raisonnement, !’alternative entre « remplacer les modèles anciens » ou
les « discréditer » ne permet pas de rendre compte de la complexité des processus de
sécularisation. La sécularisation bien comprise voisine d’une part avec un certain contrepoids
conservateur ayant l’avantage, contrairement à la morale déontologique des principes, de tenir
compte de l’ancrage motivationnel des individus et des groupes. La pensée post-métaphysique
coexiste ainsi avec la pratique religieuse mais elle ne peut se réfugier dans une image du monde
substantielle pour palier aux insuffisances de la seule discussion argumentée. «Tant que le
langage religieux comporte des contenus sémantiques qui nous inspirent ou même nous sont
indispensables, et qui (jusqu’à nouvel ordre ?) se dérobent à la force expressive d’un langage
philosophique, n’étant pas encore traduits dans des discours argumentés, la philosophie - même
sous sa forme postmétaphysique - ne pourra ni remplacer ni évincer la religion »194. Les opposant
à la sécularisation ne peuvent, selon Habermas, légitimement fonder leur critique en discréditant
le savoir scientifique qui va sans cesse croissant. Entre foi et savoir il n’y aurait pas de choix à
faire, puisqu’il ne s’agit là de termes antagonistes. Pour reprendre la distinction proposée par Ryle
entre know how et know that, les sciences empiriques possèdent un atout indéniable pour décrire
les comportements et saisir le comment, mais cet avantage s’estompe le temps venu de les
justifier. Au know how il manquera toujours un know why...
194 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.61.
115
médiateur que Habermas assigne à la philosophie. Si Ibn Rushd reste prisonnier de la théorie de
multiples expressions, il n’en va pas de même pour l’un de ses « héritiers » : Mohamed Arkoun.
Pour ce dernier le rôle médiateur de la philosophe est essentiel pour sortir la pensée arabe de ce
qu’il nomme l’idéologie de combat. Les intellectuels devant contribuer d’une certaine façon à ce
que le rationalisme critique devienne un discours sociologiquement « vrai » plutôt que de rester
dans l’oubli. En fait, les règles du dialogue rochdien pavent la voie à une rencontre entre la
philosophie et la théologie qui n’est pas placée sous l’égide de la traduction. Π ne s’agit pas de
traduire la signification d’un énoncé théologique, mais d’emprunter le langage de la théologie
pour discuter avec le théologien. Quiconque veut réfuter les arguments d’un théologien doit le
faire à partir d’une argumentation qui relève elle-même du jeu de langage de la théologie. Tout
locuteur sérieux qui entre en dialogue avec autrui doit pouvoir argumenter dans les termes de ce
dernier s’il veut pouvoir battre en brèche ses arguments.
pathologiques. Or, selon Habermas, les pathologies sont à mettre en relation avec la colonisation
du monde vécu. Les systèmes étant anonymes et décentrés, ils peuvent s’incruster ici et là et donc
même en Occident. Dans cette optique, les systèmes sont détachés de leur origine occidentale, de
même qu’aucun monde vécu ne se trouve complètement à l’abri de la raison fonctionnaliste. Les
pathologies ainsi engendrées par les blocages dans la reproduction communicationnelle du monde
vécu posent un problème sérieux qui n’est pas de l’ordre de la fausse opposition entre foi et
savoir, mais plutôt de l’opposition entre système et monde vécu. Dans la mesure où les systèmes
autonomisés fonctionnent à partir d’un concept restreint de langage - par exemple le médium de
l’argent pour l’économie de marché - la question devient de savoir si les impératifs systémiques
forcent la sécularisation. Celle-ci ne serait pas voulue de l’intérieur, mais imposée au nom d’une
illusion de modernité, car les systèmes autonomisés ne sont pas l’Occident bien qu’ils en
proviennent.
le pluralisme des interprétations du monde195. Cette approche, louable en soi, procède toutefois
d’une définition du pluralisme qui n’a rien - ou peu - à voir avec le fait originaire que tâche de
circonscrire Hannah Arendt. Se référant à la thèse du « polythéisme en lutte » de Weber qu’il
adoucit en l’interprétant dans le sens d’un gain en liberté, Habermas lie le destin des sociétés
modernes à celui du pluralisme. Il ne s’agit dès lors plus d’une donnée de base de l’expérience
humaine, mais d’une exigence dont la théorie de la société moderne doit rendre compte. Ce
faisant, le cadre dans lequel il faut attendre des uns et des autres qu’ils soient en mesure de
coexister sous des principes généraux tout en maintenant le pluralisme des interprétations du
monde procède d’une vision moderne du monde qui exige de l’Islam un désenchantement à
comprendre comme le passage du fait d’être une « vision du monde » à n’être plus qu’un « cadre
d’interprétation qui fournit des indications sur la vie réussie ». Mais quelles sont les conditions, si
l’on fait sienne la proposition de Habermas, sous lesquelles pareille déflation des prétentions de la
religion peut être garantie ?
Tel est le leitmotiv du moderne entonné par un Mohamed Abed al-Jabri à la recherche de
l’esprit averroïste perdu et par Jürgen Habermas qui pose la question de savoir pourquoi l’islam a
tendance à se servir du politique pour atteindre ses fins. Le problème dans l’application de cette
sentence à l’islam tient de ce qu’on ne voit pas trop à quoi réfère le « soi » dans la
formulation suivante : l’islam doit trouver en lui(soi)-même ses propres garanties. Formulé de la
sorte, l’islam apparaît tel un méga-sujet qui a la capacité de s’autoréguler. En vérité, y-a-t-il une
entité telle que l’islam ? Selon B urban Ghalioun,
« la conception que les uns et les autres se font de l’islam dépend en réalité de la définition
préalable du terme «islam», définition qui n’est elle-même pas sans rapport avec la
position politique ou idéologique du locuteur. Ainsi, ceux qui par islam entendent l’objet
et la fin de l’appel divin en soulignent l’aspect spirituel et de miséricorde. Ceux qui se
réfèrent au Coran comme mode d’actualisation de l’appel ont tendance à y puiser des
commandements moraux et politiques. L’islam est totalement différent si l’on accepte par
195 Habermas, Jürgen, Quelle attitude adopter face à l’islamisme ?. in Courrier International, no.255, 21-27
septembre 1995.
118
le terme non le message originel mais les institutions, les pratiques, les interprétations qui
ont jalonné Γhistoire de l’islam »196.
Ici la tentation moderne de « trouver en soi-même ses propres garanties » pourrait autoriser une
lecture passéiste qui, revenant au Coran ou à l’expérience du premier califat d’Abu Bakr,
chercherait à savoir s’il y a unité ou non entre politique et religion et à actualiser cette unité.
L’approche habermassienne n’en est certes pas une du retour à l’origine. « Trouver en soi-même
ses propres garanties » ne légitime en rien un retour à une origine lointaine telle que l’a envisagée
par exemple Heidegger par l’idée d’une Destruktion de l’histoire de la métaphysique occidentale.
En fait, le « soi » auquel fait référence Habermas est celui de la raison. La structure réflexive de la
formule indique que celui - le soi - qui l’énonce est la source de ses actes et de ses intentions. Ce
« soi », pour Habermas, reste le sujet. Principe de la modernité dont le rapport à soi-même est
médiatisé par le langage - et c’est là l’apport du changement de paradigme vers la Théorie de
l’agir communicationnel - et donc par autrui. Le sujet peut bien sûr être l’individu, mais
également et à une autre échelle la société ou la tradition. En fait, et c’est me semble-t-il le cœur
de cette affaire, le fait de « trouver en soi-même ses propres garanties » va de pair avec la capacité
d’autocritique tant de la culture et de la société que de l’individu. Selon Habermas, et c’est ce qui
mérite d’être questionné, la libération de ce potentiel critique est une conséquence positive du
désenchantement des images religieuses ou métaphysiques du monde. D’où l’enjeu capital de
savoir si l’islam doit se désenchanter, perdre sa fonction d’image du monde, pour voir son
potentiel critique se libérer. L’expression « se désenchanter » montre justement ici que le contenu
normatif de la modernité ne peut s’exporter puisqu’elle (la modernité) est précisément cette
expérience autocritique de justification des normes. Imposer stricto sensu la modernité tient du
paradoxe. Or, considérant que le processus de modernisation s’attache à la société plutôt qu’à la
civilisation et que, de surcroît, l’islam n’est pas seulement un message originel et un corpus de
textes puisqu’il est entremêlé à des réalités sociohistoriques complexes, il est alors à se demander
si la libération du potentiel critique concerne l’islam du Texte conçu indépendamment des écoles
d’interprétation et des jeux de pouvoir qui façonnent leur impensé ou si elle n’est pas plutôt à
mettre en relation avec son enchevêtrement dans les réalités sociales.
196 Ghalioun, B urban, Islam et politique : la modernité trahie. Paris, La Découverte, 1997, p.72-73.
119
Le problème auquel fait face Habermas a été abordée par un autre théoricien du politique,
Will Kymlicka, dont la notion de « culture sociétale » correspond à peu de choses à celle de
« culture libérale ». Pour Kymlicka, l’enjeu du débat entre libéraux et communautariens n’est pas
tant de savoir s’il doit y avoir priorité du collectif sur l’individuel ou vice versa, mais porte sur la
justification des mesures de « protection externe » et de « contrainte interne » sur les groupes
minoritaires, qu’ils soient reconnus comme dés nations ou des ethnies197. Selon l’auteur, les droits
des minorités ne sont pas seulement compatibles avec la liberté individuelle, mais ils peuvent la
promouvoir198. Kymlicka tente de renouer avec l’héritage de certains d’entre les théoriciens
libéraux du 19e siècle - entre autres Mill - selon lesquels le principe de liberté s’enracine souvent
dans un groupe et/ou la nation et a fortiori dans une nation autonome. À défaut d’opposer la
liberté individuelle au groupe, Kymlicka tente de lier les termes « liberté » et « culture » dans ce
qu’il nommera la « culture sociétale ». Pour mériter le titre de « sociétale », les cultures doivent
passer par un processus de modernisation qui exige le développement d’une économie du savoir,
la présence d’une solidarité sociale assez forte pour constituer un État-providence où chacun a la
conscience du sacrifice pour autrui, de même qu’au partage et à la diffusion d’une culture
commune. Le monde moderne serait divisé en différentes « cultures sociétales » dont les pratiques
et les institutions recouvrent l’ensemble du spectre de l’activité humaine et se déploient sur un sol
et une communauté linguistique partagée. Les cultures sociétales seraient des cultures nationales
seules garantes de la liberté individuelle. Le lien entre « liberté » et « culture » repose donc sur
ceci que pour assumer leur fonction de « contexte de choix », les cultures sociétales doivent
reconnaître (i) le caractère privé de la vie des individus et (ii) la possibilité qu’a chacun de
remettre en question toutes croyances. L’idée de contexte de choix liée à celle d’une culture
sociétale indique une tendance à l’oeuvre dans les sociétés modernes. S’il y a appartenance à un
syndicat, à une communauté et à plus grande échelle à une nation, cette appartenance peut à tout
moment être remise en cause. L’individu peut appartenir d’une totalité qui le transcende mais
celle-ci, et c’est le propre des cultures sociétales, doit garantir sa liberté de conscience et lui
permettre de recomposer ses allégeances.
197 Kymlicka, Will, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités. Montréal, Boréal,
2001, p.71.
121
Michael Walzer avant lui dans On Toleration, introduit l’idée du système des « millets » (des
nations-religieuses). Suivant ce système, musulmans, chrétiens et juifs formaient des unités
autonomes qui se voyaient reconnaître des droits. À l’intérieur de certaines limites, ils pouvaient
bénéficier d’une autonomie. C’est la communauté qui bénéficiait de cette autonomie et non
l’individu en regard du groupe. Sans entrer dans les dédales de l’Histoire, il semble que le
système des « millets » ait réussi à instaurer et à maintenir un certain niveau de tolérance
religieuse. Toutefois, dira Kymlicka, cette notion de tolérance ne doit pas être confondue avec la
conception libérale de la tolérance qui, elle, garantit la liberté individuelle de conscience, ce que
ne garantissait pas l’empire ottoman.199 Les groupes avaient des droits, mais les individus non !
Pourquoi la liberté de conscience et la capacité à se détacher du groupe ne faisaient-elles alors
aucun sens ? Est-ce là une question de religion ou de solidarité ?
Fait plus qu’anecdotique s’il en est, du peuple turc, à la base de l’empire Ottoman, Ibn
Khaldoun confiera ces mots à Tamerlan : « Vous connaissez l’étendue et le pouvoir des Arabes
lorsqu’ils étaient unis par la religion autour de leur prophète. Quant aux Turcs, il suffit, pour
témoigner de leur part au pouvoir, de citer leur rivalité avec les rois de Perse, auxquels Afrasiyâb
a arraché le pays de Khûrâsân. Aucun roi de la terre, ni Chosroès, ni César, ni Alexandre, ni
Nabuchodonosor n’a jamais disposé d’un esprit de corps comparable au leur ».20° Qu’est-ce donc
que cet esprit de corps ? Quel est son rôle politique ? Quels sont ses liens - si, bien entendu, il y
en a - avec la religion ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Cet esprit de corps, cette ‘açabiyya décrite
par Ibn Khaldoun, est-il compatible avec la notion d’individu propre à la culture sociétale ?
Garantit-il la liberté de conscience des individus-membres ? Peut-on légitimer des mesures de
« protection externe » s’il est prouvé que les ‘açabiyyat exercent des « contraintes internes » sur
les individus ?
Que peut bien apporter un Tunisois du 14e siècle aux enjeux sur l’espace public,
l’autocritique et la capacité des individus à se décontextualiser ? Né à Tunis en mai 1332, la
biographie de Wali ad Dîn Abou Zaïd Abd er Rahman ibn Mohammed ibn Khaldoun rassemble à
elle seule le destin du monde arabo-musulman de son siècle. Étudiant à la fameuse Zeitouna de
Tunis, chargé d’une mission diplomatique par Mohammed V auprès du roi chrétien de Séville
Pierre le Cruel, refusant de haute charge après sa rencontre à Damas avec Tamerlan, le récit de la
vie d’Ibn Khaldoun, qui s’acheva au Caire en 1406, scelle d’une certaine manière le destin de
l’Andalousie, du Maghreb et de l’Orient musulman du 14e siècle. Outre une biographie digne de
l’une des plus grandes personnalités, quel est l’intérêt d’une lecture de cette « gloire du Mahreb »,
pour reprendre l’expression du célèbre historien Ibn al-Khatib ? L’intérêt, et l’apport qu’il peut
amener aux présentes investigations sur la solidarité, c’est-à-dire sur la relation entre l’individu et
la société, tient à la fois de la scientificité de la démarche et de son objet d’étude. Car si Ibn
Khaldoun est l’un des plus illustres représentant du rationalisme arabe après la mort d’Ibn Rushd,
sa démarche n’a que peu à voir avec celle du philosophe, voire avec la philosophie à proprement
parler. Celle-ci mésestime les faits puisque, et c’est d’autant plus vrai pour la philosophie
musulmane de l’époque, traversée par le problème de son accord ou de son désaccord d’avec la
loi divine. Ibn Khaldoun n’est donc pas un représentant de la falsafa mais le fondateur d’une
science nouvelle : al-‘ilm al-‘umran f^1)· Cette science - tantôt interprétée comme une
sociologie, une philosophie sociale ou un réalisme sociologique - a pour objet, dira Ibn
Khaldoun :
En outre, la méthode utilisée par Ibn Khaldoun se rapproche à maints égards de celles des
sciences sociales - n’est-il pas considéré par plusieurs comme le précurseur d’Auguste Comte -
dans la mesure où il mise sur !’observation empirique pour établir une typologie des groupes
sociaux. Certes, le vocable «typologie » n’est pas utilisé par Ibn Khaldoun. H jette plutôt les
bases d’une science dont les paramètres et le vocabulaire ne sont pas formalisés. La conscience de
sa découverte est bien réelle, mais celle-ci ne s’institue pas comme une science enseignée dans les
écoles et reprises par ses contemporains ou ses successeurs.
200 Ibn Khaldoun, Autobiographie in Le livre des exemples, Paris, La Pléiade, 2003, p.237.
201 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle fal-Muqaddima). t.l, trad. Vincent Monteil, Beyrouth, Unesco,
123
Ce passage qui crée le mouvement dans l’Histoire - si l’on reste dans une optique
khaldounienne - ne devient compréhensible que si la relation entre le mulk et 1’ ‘açabiyya est elle-
même comprise. Qu’est-ce que le mulk ? De la racine ¿IL à la source de termes comme ceux de
203 Bouthoul, Gaston, Ibn Khaldoun : sa philosophie sociale, Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1930, p.62.
125
roi (malik) ou de monarchies (malakiyyat), cette notion est traduite par Vincent Monteil comme
« pouvoir royal ». Cette traduction permet de situer le propos d’Ibn Khaldoun dans le contexte du
Maghreb du 14e siècle, mais elle complique non seulement Γactualisation du propos, mais
également la dynamique entre politique et religion chez Ibn Khaldoun. De deux choses chez Ibn
Khaldoun, l’une est que « la domination se fait par esprit de corps »204 et l’autre que toute
‘açabiyya (esprit de corps) a pour but le mulk205. Lequel mulk est pour Monteil le « pouvoir
royal », alors que cette expression peut être ramenée à la seule notion de « pouvoir ». Ainsi,
1’ ‘açabiyya vise le pouvoir (mulk), lequel est domination (taghallub de la racine ghalaba et
ne peut s’exercer sans Y ‘açabiyya.
Cette domination en est une de l’individu par le groupe et par son chef qui impose sa volonté à sa
famille, à son clan et même à d’autres clans. Contrairement à la notion de famille qui est par
définition bilatérale (père, mère), le clan est unilatéral. Un des flans de la famille s’élargit et
maintient les individus qui y participent dans une étanchéité par rapport au monde extérieur
donnant lieu à une sorte de «république des cousins»207. À ce stade, la force du «nous»
s’imprime sur l’individu qui est constamment mobilisé pour exprimer son allégeance sans
toutefois sentir consciemment la pression que le groupe exerce sur lui. Toutefois, pour Nassif
204 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle fal-Muaaddima~). t.l, chap. 2, § 11, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.261.
™ Ai¿ § 16, p.276.
206 Nassar, Nassif, La pensée réaliste d’Ibn Khaldoun. Paris, PUF, 1967, p.186.
207 Megherbi, Abdelghani, La pensée sociologique d’Ibn Khaldoun, Alger, Société nationale d’édition et de diffusion,
1977, p.162.
126
Nassar, et c’est me semble-t-il l’une des thèses centrales de son ouvrage sur Ihn Khaldoun, la
société nomade repose sur le fait que le Bédouin est un être menacé par un environnement
physique qui lui est hostile et c’est pourquoi il cherche un « transcendant extérieur », c’est-à-dire
un pôle d’identification supérieur qui submerge la vie du groupe. La ri’asa, le pouvoir par la
chefferie, ne se suffit pas à lui-même et tend vers le mulk, c’est-à-dire vers la souveraineté, ce que
Monteil traduit par «pouvoir royal ». À l’alliance entre individus d’un même clan s’ajoute alors
la solidarité inter-clanique, car la prise du pouvoir exige une unité parmi les tribus de 1’ ‘umran al-
badawi en périphérie de 1’ ‘umran al-hadâra. Cette alliance entre tribus, alliées ou clientes, n’a
rien à voir avec un consensus dont les acteurs seraient des chefs de groupe ; ce n’est pas le verbe
qui convainc, mais l’autorité du sang qui s’affirme elle-même. La mixité entre les clans ne doit
donc pas être comprise comme la fin de l’autorité, car, dira Ibn Khaldoun, un des clans doit être
plus fort pour unifier les autres et les fondre en un seul esprit de corps.208
Sur quoi repose l’autorité du chef d’un clan qui lui permettra de s’emparer du mulk ? Cette
autorité repose sur « l’illustration » (al-hasab) et la noblesse (ash-sharaf) d’une « maison » {al-
bayt). L’illustration et la noblesse se fondent sur des qualités personnelles qui sont le legs d’une
« maison » (al-bayt) qui compte parmi ses anciens, ses aïeux, des hommes célèbres et respectés.
L’illustration et la noblesse sont donc en rapport avec le lignage de telle sorte que celui qui en
hérite ne l’a pas mérité. « Le prestige n’est qu’un accident qui affecte les hommes »209 et qui ne
s’étend pas au-delà de quatre générations, voire de cinq ou six. C’est ici la dimension agnatique
de 1’ ‘açabiyya qui est en jeu puisque la force d’un clan dépend de la grandeur de sa « maison »,
laquelle repose sur le nombre des aïeux prestigieux et exige par conséquent que le lignage reste le
plus pur possible. Quant aux alliés et surtout aux clients de la famille ou de la tribu qui a la plus
forte ‘açabiyya, ils n’ont de noblesse et de maison que de façon dérivée. Le pouvoir ne leur étant
pas transmis de façon héréditaire, ils doivent mériter leur appartenance au groupe et espérer
pouvoir un jour s’y fondre. Aucune importance n’est accordée à leur origine puisque la solidité
des liens noués avec le clan ne dépend que des services qu’ils lui rendent. L’élargissement du
clan, via l’affiliation des tribus et les liens de clientélisme, se fait à partir de 1’ ‘açabiyya la plus
forte dont le pouvoir s’étend en fonction du nombre et de la qualité des alliances tissées. Cet
élargissement ne va toutefois pas sans une fragilisation de la composante agnatique de l’esprit de
corps puisque les alliances ne reposent plus que sur le seul lien du sang. Si cette « imperfection »,
208 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle (al-Muaaddima). t.l, chap.3, § 10, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.326.
^mLchap.2, §12,p.271.
127
présente avant la prise du mulk, ne porte pas à conséquence, il en y ira tout autrement une fois le
pouvoir conquis.
210 Laoust, Henri, La pensée politique d’Ibn Khaldoun in Revue des Études Islamiques, XLVIII/2, Librairie
Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1980, p.142.
211 Ibn Khaldûn, Muqaddima : Théorie de la société, in Le livre des Exemples, trad. Abdesselam Cheddadi, Paris, La
Pléiade, 2003, p.424.
128
religieuse ne dure pas sans lien de sang » 212 (traduction Monteil, 1967). Si V‘açabiyya est
antérieure à la religion, il n’en demeure pas moins qu’au stade de la badiya le chef a non
seulement besoin d’être appuyé par un solide esprit de corps, mais également et surtout, dans
certains cas, d’une « vision ». Cette notion est d’autant plus importante qu’elle pave la voix à une
théorie de la construction de la réalité sociale. Dans une lutte inter-clanique, par exemple, la force
de Γ ‘açabiyya et le nombre du groupe ne suffisent pas pour vaincre si l’adversaire détient la
«vision». Cette certitude de posséder la vérité va jusqu’au mépris de la mort et rend quasi
« invincibles » ses possesseurs. Sous le mode de la vision, la religion devient un outil pour guider
les troupes. Ce n’est pas la réalité du groupe qui importe, mais l’imaginaire qui le guide et le
cimente. Le donné socio-agnatique d’un groupe peut être alors être nié et recomposé en fonction
de la mission dont le groupe, via son chef, se sent chargé.
212 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle fal-Muqaddima). t.l, chap.3, § 6, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.317.
213 Laoust, Henri, La pensée politique d’Ibn Khaldoun in Revue des Études Islamiques, XLVIII/2, Librairie
Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1980, p.152. À préciser que Laoust utilise le terme « traditionnisme » plutôt que
celui de « traditionnalisme »
129
Une fois le stade de la hadâra atteint, c’est-à-dire que les clans en périphérie de la société
citadine se sont unis sous l’autorité d’un seul pour renverser le pouvoir central, de nouvelles
activités naissent, toutes dirigées qu’elles sont vers la satisfaction des besoins de luxe
contrairement à la société bédouine dont l’existence n’avait de quête que pour les biens essentiels
de la vie quotidienne. Les mœurs progressivement se transforment. La rudesse vient à s’amollir,
le caractère combatif s’affaisse, protégés que sont les guerriers par l’armée, le courage viendra à
manquer, corrompu par l’obéissance aux règles du pouvoir. Cette dégénérescence progressive
masque toutefois que c’est par Y'umran al-hadara que les arts, les lettres et les sciences se
développent et que les mœurs s’affinent. En fait, Ibn Khaldoun trace un portrait du
développement et du déclin du pouvoir et de la civilisation qui s’inscrit dans une théorie cyclique
de l’Histoire qui se comprend en cinq phases. Le chef d’un clan triomphe et maintient la cohésion
du groupe en ne s’arrogeant pas plus de richesse pour sa seule personne. Puis, il cherche à
consolider son pouvoir en s’accaparant à lui seul Γexercice du pouvoir et en écartant
progressivement ceux qui sont du même lignage que le sien au profit de ses clients fidèles. Π
s’éloigne ainsi de son clan qu’il cherche à humilier en n’étant soutenu que par des étrangers et
concentre tout le pouvoir dans les mains de sa très proche famille. Le pouvoir consolidé, le
214 Djeghloul, Abdelkader, Trois études sur Ibn Khaldoun. Oran, Centre de documentation des sciences humaines,
1980, p. 156.
215 Labica, Georges, Politique et religion chez Ibn Khaldoun : essai sur l’idéologie musulmane. Alger, Société
nationale d’édition et de diffusion, p.10.
130
souverain est à même de cueillir les fruits de son labeur. C’est l’apogée du cycle. Les arts
fleurissent, de fastes présents sont offerts aux chefs des tribus éloignées, l’armée solide effraie les
adversaires. Après avoir été consolidé et consommé, le pouvoir est transmis. La succession
héréditaire annonce le déclin du mulk, de la hadâra, voire de tout le mouvement qui a mené vers
le pouvoir. Glorieuse, luxueuse et pacifique la monarchie est déjà sur le déclin et tend vers sa
chute. L’esprit de corps se désagrège du fait que le souverain confie des affaires importantes à des
hommes de peu de vertus, les dépenses du souverain augmentent et la taille de son armée est
réduite pour soutenir les caprices du pouvoir, la nouvelle génération oublie la rudesse de la vie
bédouine et s’habitue au repos. Le pouvoir doit alors chercher ses militaires à !’extérieur de ses
propres rangs comme ce fut le cas des mamelouks d’Égypte et de Syrie216. Que ce soit le luxe, la
gloire ou la tranquillité, tout converge vers une exagération des mœurs de la société urbaine qui
corrompt l’unité et la force de l’esprit de corps d’antan. La chute du pouvoir ne s’explique pas
que par l’érosion interne de 1’ ‘açabiyya, mais également par des facteurs externes dont on ne peut
faire l’économie pour comprendre le caractère cyclique de la théorie khaldounienne de l’Histoire.
Ses caprices se développant, le souverain dilapide ce qu’il perçoit et augmente de façon
disproportionnée les impôts. Le peuple refuse peu à peu de collaborer, de travailler pour voir les
dividendes de son labeur être engouffrés par le souverain. La notion de peuple porte toutefois à
confusion, car Ibn Khaldoun ne réfère pas à l’ensemble des êtres humains vivant en société, sur
up même territoire et partageant des institutions ou une symbolique, mais aux tribus dé type raiya
qui paient des impôts comparativement à celles qualifiées de maghzen et qui ont fait hommage au
souverain. Une fois les impôts élevés, le mécontentement chez les raiya poussera un des clans à
s’imposer pour prendre d’assaut le pouvoir central rendu faible militairement et dont 1’ ‘açabiyya
n’a plus de combatif que le souvenir des aïeux. L’histoire se répète. Reste à savoir si le prestige
qui guide les nouveaux chefs pourra s’étendre sur plusieurs générations, car, dira Ibn Khaldoun,
« les dynasties ont une existence comme les personnes »217. La première génération est celle où le
pouvoir croît, celle qui suit marque de son sceau la stagnation, alors que les petits-enfants qui
n’ont du combat aucune expérience la feront régresser. À la quatrième génération, il ne reste plus
rien du prestige et de la gloire initiale. La durée de la dynastie, à travers ses successions, serait le
calque d’une vie humaine dont l’espérance maximale ne dépasse pas les 120 ans. Que l’histoire
se répète ne doit pas être confondu avec une temporalité cyclique. Ibn Khaldoun décrit des
216 « Les Mamelouks qui régnèrent sur l’Égypte et la Syrie de 1250 à 1517 constituaient un groupe s’autoperpétuant
de soldats recrutés et entraînés en tant qu’esclaves, convertis à l’islam et affranchis ». Hourani, Albert, Histoire des
peuples arabes. Paris, Seuil, 1993, p.164.
217 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle (al-Mugaddima), t.l, chap.3, § 12, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.333.
131
structures socio-historiques et non les lois qui régissent le cosmos. Néanmoins, et c’est un aspect
qu’a fortement thématisé Yves Lacoste dans son ouvrage consacré à Ibn Khaldoun (Ibn
Khaldoun : naissance de l’histoire, passé du tier-monde) le caractère cyclique du processus
historique - par lequel le mulk et 1’ ‘açabiyya s’alimentent l’un l’autre pour régénérer 1’ ‘umran-
est incompatible avec l’une des notions phares de la modernité : le progrès. Lacoste, qui fait une
lecture marxisante du Tunisois218, cherche à établir un lien entre le sous-développement -
problème crucial du 20e siècle suite à celui de la colonisation au 19e - et les structures sociales
décrites par Ibn Khaldoun. Suivant sa thèse, l’esprit de corps provoque un blocage structurel en ce
qu’il permet !’appropriation privative des moyens de production mais sans que les privilégiés de
ce système n’arrivent à se constituer en une classe individualisée : la bourgeoisie. Ces facteurs
caractériseraient l’évolution historique de la plus grande partie du monde. Lacoste établit un lien
entre 1’ ‘açabiyya et la colonisation en ce que dans une entreprise coloniale les chefs de tribus
trouvèrent le moyen d’étendre leur mainmise sur T ensemble de la population en coopérant avec
les colonisateurs. « Les structures décrites par Ibn Khaldoun ont rendu possible la colonisation
mais celles-ci les a détruites »219. En un deuxième temps donc, Lacoste explique l’avènement du
sous-développement ou néo-colonialisme par la conjonction de causes internes profondes décrites
par Ibn Khaldoun et de facteurs récents exogènes.
218 Abdesselem, Ahmad, Ibn Khaldun et ses lecteurs. Paris, PUF, 1983, p. 88.
219 Lacoste, Yves, Ibn Khaldoun : Naissance de l’histoire, passé du tiers-monde. Paris, La Découverte, 1998 (1966),
p.267.
132
démocratique ? Qu’est-ce qu’une société civile où chacun des groupes ou des corporations, pour
utiliser un autre langage, auraient une volonté hégémonique ?
Le lien entre le mulk, 1’ ‘açabiyya et le jâh repose sur ceci que progressivement le système
de l’honneur et de 1’ ‘açabiyya est remplacé par le système du jâh qui, lui, repose sur les liens
d’allégeance à l’endroit du souverain et sur la distribution des produits fiscaux. Ces deux
éléments contribuent comme il a été montré au déclin et à la chute de la monarchie puisque les
liens du sang s’affaiblissent et que les richesses se dilapident. Dans le système du jâh, tout est
fonction de la position de chacun dans l’entourage du souverain. Ainsi, au moment de la
220 Cheddadi, Abdesselam, Ibn Khaldoun revisité. Casablanca, Ed.Toubkal, 1999, p.34.
22י#¿¿ p.28.
222 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle (al-Muaaddima), t.2, chap.5, § 6, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1968, p.800.
133
Des deux fonctions du pouvoir que sont la perception et la distribution des surplus
économiques et la protection contre les ennemis extérieurs, Abdesselam Cheddadi dira que le rôle
fondamental du mulk est sans doute à chercher du côté de la protection des voies commerciales
contre de potentiels envahisseurs et que c’est cette fonction qui permet l’émergence de la société
civile. Pourquoi ? Par la perception et la distribution des impôts, les tribus en périphérie de la
hadâra, et la masse des citadins donnent une partie du fruit de leur labeur au pouvoir qui, lui, le
redistribue aux marchands et aux gens de plumes. En protégeant les voies commerciales, ce ne
sont plus uniquement les marchands et les gens de plumes qui tirent profit de !’intervention du
pouvoir, mais tout l’ordre urbain qui est sécurisé, c’est-à-dire qui n’a plus - ou moins - à craindre
la menace potentielle de 1’ ‘umran al-badawi. Toutefois, et c’est ce qui semble contradictoire au
premier coup d’œil, la protection de la société urbaine contre la société nomade repose sur un
compromis à l’intérieur même du pouvoir. En s’accaparant le mulk, la tribu à 1’ ‘açabiyya la plus
imposante vient neutraliser le mouvement de toutes les autres tribus vers le pouvoir de telle sorte
que ce qui émerge de la badiya protège la hadâra et assure - tant que le prestige reste et que
lignage n’est pas corrompu - son développement. Ce compromis ne serait pas le corollaire de la
faiblesse de caractère de la hadâra selon Cheddadi, mais un moment clé de l’émergence de la
société civile. « En consentant à confier aux guerriers nomades le soin de sa propre défense,
l’ordre urbain n’avoue pas une incapacité foncière comme le suggère Ibn Khaldûn, mais accepte
de payer la rançon de sa sécurité - et également, de sa prospérité. Π ne le fait d’ailleurs qu’en
vidant le pouvoir de son contenu économique et social, ...au profit de la société civile qui dispose
223
Ibid, chapitres, § 32, p.871.
134
d’une autonomie inconnue dans d’autres systèmes de civilisation »224. L’autonomie à laquelle
réfère l’un des traducteurs d’Ibn Khaldoun n’est pas celle de l’individu, mais bien de la société
nomade par rapport à l’ordre urbain, du fond archaïque par rapport à la modernité. L’intérêt de
cette thèse repose sur le lien qui y est établi entre la société civile et 1’ ‘açabiyya. Si chez Hegel -
et chez Lacoste - la société civile exige du sujet qu’il s’autonomise en regard de sa famille au
point de devenir un citoyen participant à la vie politique et sociale et un bourgeois qui revendique
son droit à la propriété privée, il en va tout autrement dans la tentative de lier la société civile à un
compromis entre sociétés nomades et sédentaires. L’émergence de l’individu et la garantie, par
l’État, de droits qui lui sont inaliénables ne seraient plus les pièces maîtresses du jeu de langage
définissant la société civile. Cette hypothèse a l’avantage d’ouvrir une nouvelle voie à l’analyse
de la société civile, mais elle reste à maints égards insatisfaisante. Où sont la citoyenneté, la
praxis et l’espace public libre de toute contrainte dans un système où tout dépend de la place
occupée par rapport au pouvoir, où l’action politique est ramenée à la prise en charge des
institutions et où l’exercice de la contrainte225 est le lot quotidien du souverain ? Plus encore,
qu’est-ce qu’une société civile où la participation au développement économique passe par le
clientélisme, et où, de surcroît, la bourgeoisie n’a pas pied ? Ces interrogations ne doivent pas être
comprises dans le sens d’un « essentialisme » qui ne voit dans le monde arabo-musulman
contemporain qu’un lot de régime à solidarité socio-agnatique ou d’un « culturalisme fort » pour
qui l’esprit de corps est un donné qui est incompatible avec la notion de société civile, mais plutôt
comme une tentative cherchant à analyser ce qu’il en est aujourd’hui des ‘açabiyyat (comment
interagissent l’individu et le groupe, le centre et la périphérie, des structures sociales traditionelles
dans un espace moderne se mondialisant ?) et déterminer si ces structures peuvent mener à un
élargissement du champ politique. Avant toutefois de voir ce qu’il en est aujourd’hui des
‘açabiyyat, quelques remarques s’imposent sur les tentatives cherchant à actualiser Ibn Khaldoun
en comparant son travail à celui des grands pontes de la pensée sociologique.
224 Cheddadi, Abdesselam, Ibn Khaldoun revisité. Casablanca, Ed.Toubkal, 1999, p.46.
225 À ce propos, je ne veux pas dramatiser la position d’Ibn Khaldoun. Car si le monarque a le monopole de l’exercice
de la contrainte, il ne doit pas agir en tyran. Son but doit être de diriger les vies humaines dans l’ici-bas (mulk) et pour
atteindre l’au-delà (califat). A quoi il faut ajouter que trop de rigueur nuit à la monarchie, car si le souverain a une
« poignée de fer » il risque de détruire l’esprit de corps qui lui est si précieux. (T.l, chap.3, § 22).
135
L’histoire de la lecture d’Ibn Khaldoun après sa mort n’est pas à comparer à celle
d’Averroès. Elle n’a pas été dès la fin du moyen-âge un élément constitutif du mode de penser
occidental. Au 15e siècle, Ihn al-Azraq (1428-1491) dans ses Bada’i as-silk, fera une lecture
comparative d’Ibn Khaldoun en regard de l’éthique musulmane. H s’agissait grosso modo
d’étudier le caractère religieux et éthique du fondement du mulk, de montrer que la solidarité de
groupe est une condition nécessaire à l’existence de la royauté et que la guerre est la conséquence
de l’antagonisme des ‘açabiyyat. Trois siècles s’écoulèrent avant qu’Ibn Khaldoun ne retrouvent
sa place dans l’enceinte des doctes. Les auteurs turcs du 18e siècle s’opposèrent alors à la thèse
khaldounienne selon laquelle il n’y a pas de redressement possible pour le pouvoir qui a connu
des revers. Suite à ces tentatives d’interprétation, les orientalistes du 19e siècle donnèrent un
nouveau souffle à la pensée d’Ibn Khaldoun considéré par plusieurs comme le Montesquieu des
Arabes et de l’Orient. Comme le dit Ahmed Abdesselem, « la lecture que les Arabes et les Turcs
ont faite de la Muqadimma jusqu’au 18e siècle était tellement différente de celles qu’on connaîtra
au 19e et au 20e siècles, en Europe et dans les pays arabes, qu’on peut dire que la « découverte »
de la Muqadimma et des ‘Ibar par des orientalistes européens inaugura vraiment les études
khaldouniennes modernes. »226 Les auteurs arabes du 19e et du début du 20e siècle firent une
lecture libérale d’Ibn Khaldoun. Al-Afghani et Mohamed ‘Abduh accordèrent une importance
accrue au rôle de la religion. Tournés vers l’Europe, ils cherchèrent un vecteur d’unification
permettant de dépasser la solidarité propre aux ‘açabiyyat, ce qu’ils trouvèrent dans les grands
idéaux de l’islam227. Les auteurs tunisiens comme Khereddine et Ibn ad-Diaf occultèrent en
partie la notion d’ ‘açabiyya, véritable cœur de la théorie khaldounienne de la société. Ces auteurs
voyaient dans le modèle européen de l’État un remède pour le monde musulman jugé décadent.
Ibn Khaldoun devint alors la référence pour montrer que les idées libérales n’étaient pas
226 Abdesselem, Ahmed, Ibn Khaldoun et ses lecteurs. Paris, PUF, call. Essais et conférences du Collège de France,
1983, p.41.
227 Al-Afghani dira, si j’en suis la lecture de Majid Fakhry, que l’une des vérités fondamentales enseignée par la
religion est que chaque communauté religieuse croit à sa propre supériorité sur toutes les autres, ce qui engendre la
compétitivité entre les nations qui ont alors à cultiver les arts et à développer la recherche. À ce propos, dira al-
Afghani, la supériorité de l’islam tiendrait à ce qu’il ordonne à ses disciplines de ne rien accepter sans preuve. « Cette
religion prescrit à ses adeptes de chercher une base démonstrative pour les principes de croyance. Elle s’adresse donc
toujours à la raison et fonde ses ordonnances sur celle-ci. » (al-Afghani) Voir Fakhry, Majid, Histoire de la
philosophie islamique. Paris, Cerf, coll. Patrimoines, 1989, p.365.
136
228 Baali, Fuad, Society, state and urbanism : Ibn Khaldun’s sociological thought. Albany, State University of New
York Press, 1988, p.44.
137
élément avait déjà été introduit auparavant mais se voit à présent confirmé suite à la présentation
d’Ibn Khaldoun, les sociétés tribales dont Durkheim tente de rendre compte cadrent mal avec
Γ ‘umran al-badawi d’Ibn Khaldoun pour la simple raison que ce dernier n’a une définition qui
n’est ni mythique, ni religieuse de la solidarité clanique. Certes, 1’ ‘açabiyya n’est pas basée que
sur le lien de sang, mais il n’en demeure pas moins que le rôle qu’y joue la religion - exception
faite du cas de la vision prophétique - reste secondaire. Elle supporte la solidarité initiale et ne
peut pas se passer d’elle et ce, même dans le cas de la fondation du califat. Ceci montre bien que
Durkheim - du moins, lu par Habermas - cherche à définir d’un point de vue normatif la
solidarité comme des attentes de comportements adressés à tous les membres d’une communauté,
alors qu’Ibn Khaldoun focalise davantage sur sa fonction politique. La notion de conscience
collective développée par Durkheim renvoie à une totalité organisée de croyances et de
sentiments communs à tous les membres d’un groupe. Or, Ibn Khaldoun ne cherche que rarement
à définir les groupes en renvoyant à des sentiments partagés. Sauf dans le rare cas où un groupe
intériorise sa puissance que celle-ci soit réelle ou non, la solidarité est davantage définie en termes
de survie («H est dans la nature des hommes de se rapprocher et de s’associer, même entre
personnes d’origines différentes »229), de sang, de prestige et de clients gravitent autour du
pouvoir central.
229 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle (al-Muaaddima). t.2, chap.4, § 21, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.777.
138
partagée ne repose pas à la base décrite par Durkheim. Pourquoi ? Parce que ce dernier donne une
définition normative du groupe - la morale commence là où commence l’attachement au groupe
quel qu’il soit230 - ce qui n’est pas le cas d’Ibn Khaldoun, dont l’approche est davantage réaliste
que normative. Ceci n’invalide pas l’idée qu’une conscience collective soit à l’œuvre dans les
‘açabiyyat, mais montre que la base de la signification n’est pas religieuse. En ce sens, la
solidarité socio-agnatique cadre difficilement avec la solidarité mécanique puisque celle-ci nous
force à concevoir les liens tribaux en fonction des « formes élémentaires de la vie religieuse ».
Une ‘açabiyya est une ‘açabiyya parce qu’elle a une volonté hégémonique. La conscience
collective d’un clan est tournée vers le pouvoir. Ce qui est partagé relève d’un donné naturel, le
sang, et de liens d’allégeance. En ce sens, le déplacement de la badiya vers la hadâra, comme le
passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique chez Durkheim, traduit une
modification de la conscience collective. Les liens de sang faisant place aux allégeances,
1’ ‘açabiyya s’étire. Avec le temps, ce qui est partagé devient de plus en plus ténu. Une fois la
conscience collective déliée, le pouvoir se perd. Plus rien ne retient les membres du clan si ce
n’est alors le souvenir de la dynastie perdue.
230 Durkheim repris par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.58.
139
étatique de la badiya, la domination est fonction de chefferie (ri’âsa), Γautorité repose sur le
lignage et la théorie de la mixité, selon laquelle il ne peut y avoir de mélanges entre des éléments
tous égaux (c’est pourquoi un clan et son chef doivent s’imposer au plus grand nombre), alors
qu’au stade du mulk le pouvoir revêt une forme essentiellement politique. Ceux qui se
l’approprient détiennent du même coup le monopole de la violence physique. Selon Gilbert
Achcar, « cette distinction (entre la chefferie et le pouvoir) est identique à celle qu’établira Max
Weber entre le groupement ( Verband) en général et le groupement politique {politischer Verband)
proprement dit dont la violence est «le moyen spécifique»231. Le groupement renvoie à un
certain type de relation sociale dans laquelle l’ordre est assuré par des personnes déterminées qui
sont ou bien le dirigeant (par exemple le chef de clan chez Ibn Khaldoun) ou bien la direction
administrative. Le groupement politique est un cas particulier du groupement de domination dont
la direction administrative peut exercer sur un territoire donné une contrainte physique. C’est le
mulk chez Ibn Khaldoun dans la mesure où ce terme n’est pas défini en tant que pouvoir royal
mais au sens, plus général, de la souveraineté. Mais cette distinction entre groupe et groupement
politique est-elle appropriée pour rendre compte de 1’ ‘açabiyya ? Elle a l’avantage, me semble-t-
il, de rendre compte des deux pôles du mouvement de 1’ ‘açabiyya: Visant le pouvoir, 1’ ‘açabiyya
est un organe de domination que ce soit du chef vers ses membres ou d’un clan vers un autre clan.
Une fois le pouvoir conquis, la domination de la solidarité socio-agnatique devient proprement
politique. L’enjeu est alors de savoir sur lequel des trois types de souveraineté définis par Ibn
Khaldoun reposera le pouvoir.
231 Achcar, Gilbert, La sociologie du pouvoir chez Ibn Khaldoun : une lecture wébérienne. in Cahiers internationaux
de sociologie, Vol. CVII, 1999, p.375.
140
l’action dont l’effort de Jürgen Habermas est justement de montrer qu’elle peut être dépassée par
une Théorie de l’agir communicationnel qui a pour tâche de montrer que la rationalité n’est pas
que domination. Dans l’agir communicationnel, ce n’est ni le meilleur moyen possible pour
atteindre un état de fait dans le monde objectif ou dans le monde social qui sert d’étalon à la
rationalité, ni la valeur « intrinsèque » de la religion qui est mesurée, mais la compétence
communicationnelle des êtres capables de parole et d’action en ce qu’ils ont la capacité de
coordonner leurs activités par un usage intersubjectif et symétrique du langage et qui, ce faisant,
peut servir d’étalon à la rationalité. Ainsi, en plus de lier les individus entre eux pour compliquer
leur effort de décontextualisation, les ‘açabiyyat fonctionneraient - du moins au moment où elles
se sont accaparées le pouvoir - sur un mode instrumental plutôt que communicationnel.
Dans le cas où une ‘açabiyya s’est emparée du mulk, la légalité et la légitimité du pouvoir
deviennent deux ordres distincts. La légalité y est qualifiée de rationnelle, alors que la légitimité
de l’ordre politique repose sur une structure traditionnelle. En fait, Weber définit cette domination
traditionnelle en termes de coutumes immémoriales, d’habitude si profondément enracinées que
l’homme se sent obligé de les respecter. Encore ici, une signification religieuse est apposée à la
tradition, ce qui cadre mal avec la signification de Y ‘açabiyya. Quant à la notion d’habitus, elle
est essentielle à la Muqaddima, car l’homme, dira Ibn Khaldoun, « n’est pas l’enfant de sa
famille, il est le fils de ses habitudes »235. C’est par habitude qu’il maintient et acquiert sa rudesse
dans la badiya, et qu’il développe les arts jusqu’à ce qu’à ce que ses mœurs s’en trouvent
corrompues dans la médina. La juxtaposition d’une légalité rationnelle-instrumentale à une
légitimité qui reste traditionnelle permet peut-être de décrire des ‘açabiyyat traditionnelles, mais
elle cohabite mal avec la notion d’ ‘açabiyya moderne ayant connu un processus de
rationalisation. Car si les ‘açabiyyat font un usage instrumental de la rationalité, rien n’interdit de
croire qu’elles iront jusqu’à instrumentaliser leur légitimité pour prendre, maintenir et consolider
leur pouvoir. Ne considérer la légitimité des ‘açabiyyat qu’en regard de structures traditionnelles
n’est-ce pas cantonner le monde arabe dans des catégories qui ne rendent pas compte des
transformations sociales ? De même, limiter la portée de l’analyse khaldounienne à son seul
contexte d’émergence, n’est-ce pas là nier l’apport du Tunisois au patrimoine mondial et à la
pensée politique même contemporaine ? Ainsi pour ce qui est ‘açabiyyat, il est à se demander si
elles sont toutes passées par un processus de rationalisation ou s’il n’y a pas parfois survivance
d’éléments traditionnels qui perdurent malgré des percées de modernisation ? Les ‘açabiyyat
reposent-elles toutes encore sur une structure clanique et sur une base socio-agnatique ? Comment
se sont-elles rationalisées ?
J’ai jusqu’à présent tenté de circonscrire la définition que donne Ibn Khaldoun de
1’ ‘açabiyya, mais en faisant haro sur la réalité des sociétés arabes contemporaines. En ne référant
qu’à laMuqaddima et à certains d’entre les commentateurs - dont quelques-uns des plus illustres
comme Rosenthal ou Mahdi n’ont pas du tout été abordés - la question de l’actualité des
‘açabiyyat a été occultée. Que sont-elles devenues ? Comment les groupes de solidarité
interagissent-ils avec l’État moderne ? Est-ce que le système de clientélisme décrit dans les
‘açabiyyat traditionnelles se maintient, voire s’aggrave, dans les sociétés contemporaines ? Se
pourrait-il que le clientélisme repose aujourd’hui sur des bases insoupçonnées par Ibn Khaldoun ?
Ces questions ne sont pas sans importance pour la théorie de la discussion dans la mesure où
celle-ci a pour corollaires un espace public qui, considérant la situation idéale de parole, serait
libre de toute contrainte ainsi qu’un État de droit démocratique qui garantit aux individus leur
liberté d’expression. Je me contenterai ici d’esquisser ce qu’il en est des ‘açabiyyat aujourd’hui
en focalisant sur la question de l’espace public sachant que la question du fondement
235 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle (al-Muqaddima). t.2, chap.5, § 3, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.791.
142
236 Roy, Olivier, Clientélisme et groupe de solidarité : survivance ou recomposition ?. in Démocraties sans
démocrates, Salamé, Ghassan (dir.), Paris, Fayard, 1994, p.399.
143
régionaux et internationaux »237, rien n’interdit de penser que leur étendue a des limites. En fait,
les açabiyyat modernes sont des recompositions de relation de solidarité traditionnelle dans un
espace moderne. L’opposition entre les deux ‘umran, qui peut être réinterprétée dans les termes
de la dynamique entre campagne et ville, ne permet plus de rendre compte des ‘açabiyyat
modernes. L’espace dans lequel se constituent ces dernières n’est plus le village, mais la ville
moderne. Π ne s’agit pas d’une survivance de structures traditionnelles dans un cadre allant se
modernisant, mais plutôt d’une recomposition des groupes de solidarité en fonction de nouveaux
enjeux, de l’insertion de l’économie locale dans l’économie mondiale et de !’interaction entre les
conflits locaux, régionaux et la scène politique mondiale. Ce n’est pas l’apparition de l’État qui
force la modernisation des ‘açabiyyat, mais seulement leur tendance à sans cesse étendre leurs
pouvoirs de telle sorte que les micro-pouvoirs locaux et les structures traditionnelles sur lesquels
ils reposent ne peuvent plus se suffire à eux-mêmes. Pour se préserver, comme pour se
développer, les pouvoirs locaux doivent « faire avec » l’extension de l’État. Ce qui donne lieu à
deux types d’ ‘açabiyyat modernes dont le premier, plus répandu au Proche-Orient, fonctionnerait
sur le mode de la retraditionnalisation. Là, les groupes de solidarité évoluent dans le cadre d’un
État dit moderne tout en fonctionnant avec les codes et le localisme propre aux ‘açabiyyat
traditionnels. Donnant suite à la colonisation, un deuxième type d’ ‘açabiyya moderne reposerait
quant à lui sur une quasi-disparition des structures sociologiques traditionnelles, ce qui ne veut
pas dire que le mode des rapports interpersonnels propre à la tradition s’est lui-même déstructuré
au profit de la modernité. Certaines structures sociologiques se désagrègent sans que la tradition,
elle, ne disparaisse. La colonisation favorise l’émigration urbaine, modifie les références
culturelles et l’élimination d’une ancienne élite. Suite à la colonisation, la reconstruction politique
fonctionne sous un double mode. La nouvelle génération s’exprime suivant les termes, les mots,
les expressions du colonisateur, mais les oppositions dans les débats d’idées restent teintées de la
mémoire de la segmentation première et se déroulent sur fond d’opposition entre groupes de
solidarité.
237 Boceo, Riccardo, ‘Asabiyat tribales et États au Moyen-Orient : confrontation et connivences in Monde arabe,
Maghreb, Machrek, no.147, 1995, p.7.
144
solidarité qui, à terme, n’en auront que pour leurs intérêts propres. Les idéologies qui cherchent à
miner la crédibilité du pouvoir auront elles-mêmes à embrasser le jeu politique. Le passage de la
périphérie au centre du pouvoir sera dans plusieurs pays explicitement bloqué non pas faute d’une
culture démocratique, mais d’un jeu politique qui ne permet pas à l’opinion publique de se
détacher de l’État. Pour décrédibiliser ses adversaires, la machine étatique aura tendance à
s’arroger la presse locale plaçant les opposants dans une logique de violence ou de silence. « Dans
les pays arabes, la notion d’ «opinion » n’a pas une consistance économique et culturelle telle
qu’elle puisse se traduire en actes politiques. Le couple Presse-Opinion ne fonctionne que très
difficilement ou n’existe pas. La plupart du temps, c’est un faux couple. En effet, la seule opinion
que la presse est libre d’exprimer est celle du pouvoir dont elle dépend»238. Certes, la presse
arabe ne forme pas un ensemble homogène et d’un pays à l’autre son niveau de dépendance à
l’égard de l’État varie. Néanmoins, selon un rapport du Programme des nations unies pour le
développement (Pnud) datant de juillet 2002, les différents États arabes auraient « enregistré le
niveau de liberté le plus bas du monde à la fin des années 90 »239. La stratégie de ces États non
démocratiques se résume à ceci. B s’agit de museler l’opposition tout en détournant !’attention
des problèmes intérieurs du pays en focalisant sur un problème de politique extérieure qui a
l’avantage d’unir le peuple, soit par exemple le conflit israélo-palestinien.
Comment les ‘açabiyyat modernes, qui n’ont pas en main le pouvoir, interagissent-elles
avec la société civile ? Contrairement aux ‘açabiyyat traditionnelles où l’appartenance au groupe
n’est pas le résultant du choix de l’agent, l’appartenance à une ‘açabiyya moderne serait fonction
de la libre volonté de l’agent. Que des groupes soient fondés sur la liberté d’association témoigne,
me semble-t-il, de l’émergence de la société civile. Ici, il faut toutefois distinguer les groupes
sociaux qui ont une volonté politique ou économique240 des groupes a-politiques. Les premiers
entretiennent des ambitions qui s’opposent à la consolidation du pouvoir en place et c’est
pourquoi ils seront pourchassés et amenés en quelque sorte à user de violence. La « meilleure
façon », pour ce type d’État, de s’en départir consiste à contrôler ces groupes de solidarité ou, de
façon plus radicale encore, de ne simplement pas reconnaître la liberté d’association des
238 Hanna Elias, Elias, La presse arabe. Paris, Maisonneuve § Larose, 1993, p.127. L’auteur utilise l’expression « la
plupart du temps » du fait de sa division entre la presse d’État (Syrie, Irak, Libye, Algérie, Égypte...) , la presse
« loyaliste » (Arabie Saoudite, Tunisie, Jordanie...) et les pays où les journaux soutiennent une variété de tendances
allant du soutien total du pouvoir à son opposition radicale (Liban, Koweït, Maroc).
239 Reporters sans frontières, La liberté de la presse dans le monde : rapport 2003, Paris, 2003, p.521.
240 L’ajout du terme économique n’est pas ici sans raison. Comme l’a montré Ibn Khaldoun, toute ‘açabiyya vise le
mulk, c’est pourquoi il est fait mention de leur aspiration politique. Pour ce qui est de la volonté économique des
‘açabiyyat, elle s’explique à partir du clientélisme et ce, de deux façons. Une ‘açabiyya a une volonté uniquement
économique lorsqu’elle se constitue par exemple dans l’unique but de se constituer comme « client » d’un régime.
145
individus. Dans le cas où le pouvoir central ouvre le jeu politique pour se démocratiser, les
mouvements qui cherchaient à déloger le pouvoir central se verront confrontés à un choix. Ou
bien refuser de jouer le jeu de peur de contribuer à consolider le pouvoir d’un État qui n’aurait
pour lui (le groupe) aucune légitimité ou bien accepter la perche qui lui est tendue en remisant ses
prétentions hégémoniques241. Dans pareil cas, il ne resterait pas d,‘açabiyya. Car toute ‘açabiyya,
même constituée volontairement, vise le pouvoir. Et c’est précisément lorsque le pouvoir est en
jeu que les identités risquent de devenir meurtrières.
La question de l’émergence d’un espace public libre de toute contrainte est beaucoup plus
complexe que ce qui vient d’en être dit. Mais s’il est vrai que les ‘açabiyyat maintiennent leur
fonction hégémonique sans pour autant être le fruit de la tradition et que, de surcroît, elles
conduisent le pouvoir à une crise de légitimité démocratique d’autant plus manifeste que la presse
n’y jouit que de peu ou pas de liberté la question de l’émergence de l’espace public politique
prend alors une nouvelle perspective. Car elle ne renvoie pas qu’à des facteurs culturels mais
également politiques. À force de chercher ici et là des traces de domination dans une tradition qui
compliquerait à elle seule la capacité de chacun à se décontextualiser, c’est-à-dire à passer de
considérations se limitant au « pour nous » pour se hisser au stade de ce qui est acceptable « pour
tous », les enjeux politico-stratégiques viennent à être oubliés. Or, dans le cas des ‘açabiyyat
modernes, le « pour nous » est fonction d’une instrumentalisation des groupes de solidarité et de
la tradition au profit de la prise du pouvoir et de sa consolidation.
241 II peut arriver, me semble-t-il, qu’un groupe cherche délibérément qu’une perche lui soit tendue de façon à se
protéger d’une menace extérieure qui pèse sur lui.
146
les termes équitables d’une coopération. Dans l’expérience fictive de la position originelle et son
corollaire qu’est le voile d’ignorance, chaque individu est amené à se déposséder de ses qualités
propres, de sa situation sociale, économique, etc. de façon à imaginer les termes d’une société
juste, ne sachant pas lui-même quelle position il allait détenir dans cette société. En fait, la
position originelle est le point crucial d’un « équilibre réfléchi » entre les meilleurs jugements des
individus en termes de raisonnabilité (et de plausibilité) et leurs convictions bien pesées sur la
justice. Suivant Rawls, et sur ce point il s’accorde avec Habermas, la justice doit jouir d’une
priorité par rapport aux valeurs qu’elle tente d’arbitrer. Ce « doit » tient précisément au fait que
les droits des individus ne sont sujets à aucun marchandage et que la justice doit respecter la
pluralité au cœur même de l’espèce, c’est-à-dire la distinction entre chacune des personnes
humaines.
La critique adressée par Michael S andel à l’endroit de Rawls a l’avantage, si je puis dire,
de ne pas focaliser sur la seule notion de position originelle, mais sur les postulats de toute
approche déontologique en général en ce qu’elle véhicule une conception de l’être humain selon
laquelle le « moi » est antérieur à ses fins. Comme si le sujet choisissait ses désirs, ses buts et ses
ambitions, comme s’il possédait ses fins plutôt que d’être constitué par elle. Cette conception du
« moi désengagé » se trouve chez Rawls dans le postulat de la mutuelle indifférence selon lequel
chacun des partenaires dans la position originelle est indifférent eu égard aux projets de vie
d’autrui. « Dans le postulat de l’indifférence mutuelle, nous trouvons la clé de la conception
rawlsienne du sujet, ou encore une image de ce que nous devons être des sujets pour lesquels la
justice est un bien premier »242. Selon S andel, dans la mesure où l’équilibre réfléchi nous
renseigne non seulement sur des principes de justice mais sur le sujet moral, le postulat de la
mutuelle indifférence développé par Rawls induit une anthropologique philosophique, c’est-à-dire
qu’il véhicule une conception de l’être humain. C’est précisément cette conception de la personne
dans son rapport à la communauté qui intéresse S andel. De même, c’est précisément
l’anthropologie philosophique sous-jacente au libéralisme déontologique et à l’approche
communautarienne qui m’intéresse ici.
Chez S andel, le moi comme sujet de la possession est défini de deux façons très
différentes. Premièrement, la notion de possession implique l’idée d’une mise à distance réflexive
242
S andel, Michael, Le libéralisme et les limites de la justice. Paris, Seuil, 1999, p. 94.
147
des fins, des vœux, de telle sorte que si le moi perd une attitude qu’il possédait, il reste
essentiellement le même. Sa permanence temporelle n’est pas remise en cause. Deuxièmement, et
ce mouvement est en quelque sorte l’inverse de l’autre, la volonté chercherait, suivant S andel, à
surmonter l’éloignement entre le moi et ses fins de façon à restaurer la continuité entre les deux.
Le sujet, tel que défini par Rawls, ne se limiterait pas à posséder ses finalités, puisqu’il est
également capable de se mettre à distance de ses propres intérêts de façon à s’ouvrir à l’altérité,
mais sans que celle-ci, regrette S andel, ne parvienne à modifier qui il est. Le sujet de Rawls et des
libéraux en général ne serait que superficiellement ouvert puisqu’il y est exclu que l’attachement
envers autrui ou à l’égard de valeurs puisse engager son « moi » de façon à le modifier.
Rawls, estime S andel, rejette la possibilité d’une communauté qui est constitutive pour le
moi243. Si Rawls ne fait pas sienne l’idée d’une communauté constitutive, il ne tombe pas non
plus dans une définition utilitariste de la communauté suivant laquelle les individus
considéreraient les dispositifs sociaux comme un mal nécessaire dont il faut le plus possible se
protéger. Selon Rawls, les individus qui animent la communauté partagent certaines « fins ultimes
» et considèrent la structure de collaboration comme un bien en soi. Bien que leurs intérêts
divergent à maints égards, ils convergent généralement, ce que n’arrivent pas à concevoir les
tenants de l’utilitarisme. Peu importe, pour S andel, puisque, selon lui, 16 libéralisme
déontologique comme l’utilitarisme demeurent, à des dégrés différents, des approches
individualistes. Face à ces définitions de la solidarité qui partent toutes d’un « moi désengagé »,
S andel cherche à restituer la communauté en son sens fort. Celle-ci ne désigne pas seulement ce
que des individus ont en commun en tant que membres d’une société, mais ce qu’ils sont. La
communauté, le groupe de solidarité, n’est pas qu’une association volontairement constituée par
les individus qui la composent.
S andel s’en prend à la conception volontariste selon laquelle en sa qualité d’agent le sujet
s’empare de choses à l’extérieur de lui pour se les approprier. Les frontières de l’identité sont
alors fermées, car peu importe les fins désirées par le sujet celles-ci n’atteindront pas la définition
de son « moi ». La définition cognitive de l’identité considère les frontières de l’individu comme
étant ouvertes. La qualité d’agent n’est pas fonction de la capacité du sujet à choisir parmi des
243 « Les postulats de la position originelle sont donc a priori en contradiction avec toute théorie du bien qui exigerait
que nous ayons une conception élargie de nous-mêmes, et plus particulièrement avec la possibilité même d’une
communauté en un sens constitutif. Dans la conception rawlsienne, le sens de la communauté renvoie à l’un des buts
possibles d’un moi préalablement individualisé, et non pas à l’un des composants ou à l’un des éléments constitutifs
de l’identité de ce moi en tant que tel. » Ibid., p. 106.
148
choses qui lui sont extérieures, mais de se réfléchir pour se connaître lui-même. Ouvert, le moi est
pris avec une charge cognitive énorme. Comment fera-t-il pour délimiter ses propres contours,
pour découvrir parmi le nombre incalculable de fins et de buts potentiels ceux qui sont vraiment
siens? La notion de réflexion chez Rawls se limite à une investigation sur les objets de désirs du
sujet sans chercher à atteindre le sujet qui lui-même désire. Or, selon la conception constitutive244
de la communauté mise de l’avant par S andel, le bien partagé par les membres de la collectivité
pénètre l’identité du sujet et devient un mode par lequel il (le sujet) vient à se comprendre lui-
même. Le danger est ici d’en arriver à une conception radicalement située du sujet qui limiterait
l’idée de justice, l’aptitude des sujets à considérer le point de vue de, tous, et la capacité de
réflexion du sujet. La notion de réflexion avancée par S andel - et c’est ce qui rapproche sa
position de celle de Charles Taylor - cherche à atteindre le sujet en lui-même, sachant que
l’identité de ce dernier est en partie constituée par la communauté à laquelle il appartient. Ce qui
signifie, me semble-t-il, que l’effort d’investigation sur soi doit être autorisé, voire stimulé par la
communauté car comment un sujet pourrait-il se comprendre lui-même comme le membre d’une
collectivité, d’une société, si cet effort de réflexion n’est pas valorisé par cette dernière.
244 Sandel, Michael, Le libéralisme et les limites de la justice. Paris, Seuil, 1999, p. 222.
149
La communauté morale ne repose pas, selon Habemas, sur la substantialité propre à une
image religieuse du monde. Prenant acte du pluralisme des visions du monde, il cherche à justifier
le passage à une morale dite post-traditionnelle et ce, en distinguant les actes de langage dont la
portée se limite à une forme de vie, un clan, une nation, des actes de langage réflexifs, c’est-à-dire
qui s’adressent à tout être capable de parole et d’action. Dans la mesure où les individus ne
peuvent pas s’entendre en se référant à la base de validité du discours religieux ou clanique,
l’autorité épistémique se déplace et s’appuie sur les règles qui contraignent toute discussion
150
« Les théories qui se situent dans la tradition de Hegel, Humboldt et de George Herbert
Mead ont suivi cette piste et montré que les activités de communication dépendent de
suppositions réciproques et que les formes de vie fondées sur la communication, étant
liées à des relations réciproques de reconnaissance, ont dans cette même mesure un
contenu normatif. Π ressort de ces analyses que la morale tire, de la forme et de la
structure de perspectives d’une socialisation intersubjective intacte, un sens authentique,
indépendant du bien individuel »245
Pour qu’une communauté puisse être qualifiée de morale, ses membres doivent être socialisés
dans « une forme de vie fondée sur la communication » où sont développés des rapports de
reconnaissance mutuelle. Puisque toute forme de vie humaine est structurée par le langage, lequel
151
vise l’entente, des rapports de reconnaissance mutuelle y sont à l’œuvre. Cependant, l’égalité de
traitement des individus varie selon les formes de vie dépendamment de leur niveau de
domination interne. Dans le cas des ‘açabiyyat par exemple, la coopération ne s’effectue pas sur
un mode égalitaire. De par sa lignée, sa force de contrainte ou sa vision, un chef dirige le groupe.
Cet élément de domination n’invalide pas la thèse de la communauté morale, car celle-ci, dira
Habermas, « est contenue dans toute communauté concrète, en quelque sorte comme son identité
supérieure »245
246. La communauté morale serait déjà à l’œuvre dans la communauté concrète même
si celle-ci reste empreinte de domination. Pourquoi ? Parce que toute forme de vie est structurée
de façon intersubjective et qu’il est possible - c’est la thèse de Habermas - d’en dégager un
contenu normatif. Si la communauté morale est comprise dans toute communauté concrète, reste
à savoir si toute communauté concrète est communauté morale. Comment les ‘açabiyyat ou les
communautés religieuses peuvent-elles être qualifiées de communauté morale ? La difficulté tient
ici à ce que la communauté morale repose sur un transfert de l’autorité épistémique de telle sorte
que le groupe - clanique ou religieux - se voit forcé de limiter ses prétentions épistémique et
éthique. Pour être qualifiée concrètement de morale, une communauté doit accepter le jeu du
pluralisme et accepter que !’Autre puisse également avoir raison. Elle doit se rendre compte des
contraintes pragmatico-transcendantales propres à toute discussion argumentée. Délaisser ses
propres ambitions et accepter de « faire avec » le pluralisme plutôt que de se barricader derrière
une identité c’est acquiescer - du moins en partie - à une vision moderne du monde. Ainsi, même
si le réseau de perspectives de chacun inclut alter et l’observateur ou qu’un fond
communicationnel anime toute pratique langagière le problème reste le même. Pour être qualifiée
de morale, une communauté doit accepter le « fait » du pluralisme. Sans cette acceptation, point
de reconnaissance mutuelle et point de paix à l’horizon !
245 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorique politique. Paris, Fayard, 1998, p.56.
2*mip.43.
152
se fait par socialisation - il est fragile, car il a besoin de ses semblables pour développer son
identité, comme il a besoin d’eux pour la stabiliser dans des rapports de reconnaissance
réciproque. Pour développer et maintenir leur identité, les individus n’ont donc pas à choisir entre
1’ethos d’une communauté qui fournit une identité et le laisser-aller des sociétés pluralistes. La
communauté morale s’étend à tous en partant d’une base commune - les compétences
communicationnelles de l’espèce - tout en maintenant la structure de l’appartenance à la
communauté. Plutôt qu’être exclusive comme une communauté traditionnelle qui distingue les
membres des non-membres, la communauté morale distribue ses cartes de membres à qui peut
parler et agir pour autant que les appelés soient réceptifs. Cet universalisme propre à la
communauté morale ne doit toutefois pas mener à un égalitarisme abstrait. Traiter autrui avec
égal respect ne signifie pas appliquer la même mesure à tous, mais considérer l’autre dans sa
propre altérité. Inclure l’autre signifie donc que les processus de communication doivent être
ouverts à tous - y compris et précisément à ceux qui sont étrangers les uns pour les autres et qui
souhaitent le rester247 - et que cette différence de T Autre par rapport à ses semblables doit être
respectée.
Ce n’est pas l’adoption d’un point de vue relativement abstrait qui est ici en cause, mais le
caractère quasi fantomatique de la communauté morale. Car si les ‘açabiyyat et les groupes à
solidarité constitutive peuvent être localisés et situés et que les membres peuvent se réclamer
consciemment de leur appartenance, il semble en être autrement pour la communauté morale. Les
frontières de son « nous » sont, du moins théoriquement, à ce point flexible qu’il est à se
demander si les agents peuvent véritablement s’en réclamer. Quel est le lieu de la communauté
morale ? L’idée de lieu, de topos, traduit mal ce qu’il en est de la communauté morale dans la
mesure où celle-ci ne réfère pas tant à une réalité spatio-temporelle mais plutôt à une expérience
de pensée où il y a adoption idéale de rôles de telle sorte que la justice puisse être considérée du
point de vue de la solidarité de chacun envers tous. La communauté morale a une existence
spatio-temporelle lorsqu’un individu agit moralement, c’est-à-dire qu’il traite son prochain avec
égal respect, ou que des individus se regroupent, désirant instituer le point de vue moral impartial
à travers des associations ou des organisations, voire à travers les systèmes du droit et de l’État. À
ce propos, le rôle politique de la communauté morale (Habermas) comme de la communauté
constitutive (Sandel) semble secondaire comparativement aux ‘açabiyyat qui, elles, sont mues à
la base par des finalités politiques, économiques et pragmatiques. Ce qui pose un nouveau
problème pour la théorie de la décontextualisation.
la dimension des valeurs aux notions de moyens, de fins et de conséquences. Or, la rationalité
stratégique décrite par Weber et recomposée par Habermas intègre ces éléments248. Seulement, et
c’est là qu’elle se distingue de la rationalité communicationnelle, elle n’est pas orientée vers
l’entente et ne parvient pas à intégrer la dimension d’autrui, du « pour tous », dans la finalité de
l’agir. Enfin, la typologie ici esquissée (voir tableau) ne prétend pas à un statut épistémologique
particulier. Il s’agit, je le répète, d’un outil qui permet de repositionner la question de la
décontextualisation. Ce n’est dès lors plus Y ethos qui complique la mise à distance des évidences
du monde vécu, mais le fait qu’un groupe de solidarité cherche à s’emparer du pouvoir. Ceci
deviendra plus manifeste lorsque ce qui a été établi à propos de la théorie habermassienne de la
discussion sera transféré du côté du juridique et du politique, c’est-à-dire lorsque l’unité de la
raison pratique - morale, éthique, pragmatique - sera recomposée et stabilisée par le droit. «La
théorie morale doit laisser cette question ouverte et la transmettre à la philosophie du droit ; car,
d’une manière qui ne prête aucune confusion, l’unité de la raison pratique ne peut se faire que
dans le réseau de ces formes de communication et de ces pratiques propres à la citoyenneté dans
lesquelles les conditions d’une formation collective de la volonté ont acquis une stabilité
institutionnelle»249.
Enfin, Habermas transfère les acquis de la communauté politique au niveau politique pour
faire de la démocratie la réalisation de l’anthropologie de la pratique communicationnelle. En
transférant à mon tour la notion d’ ‘açabiyya au niveau politique, il me sera possible d’évaluer
plus en profondeur le problème que pose le réalisme khaldounien à la théorie philosophique de la
justice. Alors que chez Habermas la démocratie favorise le développement de la solidarité
inhérente à la communauté morale, les échos de 1’ ‘açabiyya laissent présager que la solidarité
clanique entremêlée de rationalité instrumentale n’a que peu à faire de l’État de droit
démocratique.
Pour synthétiser ce qui vient d’être dit, il m’apparaît pertinent de dresser une typologie de
la solidarité qui deviendra un outil de travail le moment venu de penser le pendant juridico-
politique de la théorie de la discussion.
248 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.292.
249 Habermas, Jürgen, De Γ éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1991, p. 110.
155
Dans les Tanner Lectures de 1986 Habermas formule l’idée d’État de droit en partant de la
perspective wébérienne. Dans quel sens le droit moderne s’est-il séparé de l’ensemble de la
tradition constituée tant par le droit, la politique que la morale ? La question n’est pas sans
importance, car elle concerne le statut systémique du droit (le droit serait-il un système autonome
qui produit ses propres codes ?) et donc son lien avec la normativité et leur lien avec la politique.
Ce dernier lien est capital car, comme le rappelle Weber, dans les sociétés modernes, la légitimité
du pouvoir repose sur sa légalité. L’idée d’État de droit démocratique renforce cette thèse en
tâchant de dégager le lien interne qui unit le droit à la démocratie. Avant de dégager et d’évaluer
ces répercussions théoriques sur les concepts d’espace public politique et de société civile, il
m’apparaît judicieux de « préparer le terrain », c’est-à-dire de situer la question du droit.
la politique et du droit avec la morale [qui] génère l’aspect de son indisponibilité »250. Comment le
système du droit peut-il rester autonome s’il se lie avec la morale et la politique sans être un
instrument de cette dernière ?
Pour résoudre ce paradoxe et s’assurer que la légitimité du pouvoir puisse être fondée sur
sa légalité, Luhmann s’en remet à l’idée d’une légitimation par la procédure. L’important n’est
pas ici le consensus, mais la fiction du droit juste. Les juristes utiliseraient des arguments pour
créer l’illusion que leur décision ne relève pas de l’arbitraire. En allant trop loin dans cette
direction, cependant, c’est l’identité du droit lui-même et sa rationalité qui sont mises en cause.
C’est pourquoi Luhmann recherche le principe par lequel le système juridique se distingue des
250 Habermas, Jürgen, Droit et morale (Tanner Lectures 1986). Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 1997, p.74.
251 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.435.
159
autres médias systémiques que sont l’argent et le pouvoir. Via l’enjeu de la rationalité du droit et
de son autonomie, la question de son lieu se trouve aussitôt posée. Le droit est-il complètement
détaché du monde vécu au point de perdre son ancrage avec la rationalité communicationnelle ou
opère-t-il cyniquement à partir de la seule rationalité systémique ? Dans des sociétés conçues
simultanément des points de vue communicationnel et systémique, le droit n’est-il pas plutôt
condamné à osciller entre ces deux pôles de rationalité ?
Le moment clé de cette démarche, réduite ici à sa plus simple expression, réside dans le
lien établi par Habermas entre la légalité et la normativité. « La morale inhérente au droit positif
possède la force transcendante d’une procédure qui se régule elle-même et qui contrôle son propre
caractère rationnel » 252. L’intérêt de cette thèse tient à ce que le droit positif s’y trouve fondé à
partir d’un concept procédural de raison. Lequel concept serait, selon Habermas, un acquis
cognitif de la modernité dans la mesure où celle-ci a favorisé l’avènement d’une conscience
252 Habermas, Jürgen, Droit et morale (-Tanner Lectures 1986t. Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 1997, p.86.
160
morale post-traditionnelle. Étant donné que cette transformation de la conscience morale qui sert
d’assise à l’idée d’État de droit est le fruit de la modernité occidentale, il est à se demander si la
notion d’État de droit a ou non une validité qui est universelle. Cette question sera reprise à bras
le corps par Habermas dans l’ouvrage Droit et Démocratie qui est à proprement parler le volet
juridique et politique de la théorie de la discussion. Avant d’approfondir ce qui était en germe
dans les Tanner Lectures de 1986, j’aimerais revenir brièvement sur la question du lieu
sociologique du droit.
Le droit positif tire son fondement d’une raison devenue procédurale. La complexité des
processus de modernisation a conduit Habermas à concevoir simultanément la société du point de
vue du système et du monde vécu. En ce sens, l’abandon du modèle de la philosophie de la
conscience permet de mieux rendre compte des sociétés complexes. Habermas abandonne ce
paradigme non seulement pour des raisons philosophiques - comme il a déjà été dit - mais
également sociologiques. À l’ascendance marxiste selon laquelle la société peut se concevoir
comme un méga-sujet capable de se transformer lui-même, il rétorque que les sociétés modernes
sont à ce point complexes qu’elles ne peuvent se concevoir comme des entités pouvant totalement
s ’ auto-transformer. Les mécanismes bureaucratiques et économiques sont à ce point détachés du
monde vécu intersubjectivement partagé que ce dernier n’a plus le poids suffisant pour les
domestiquer totalement. La lucidité de la Théorie de l’agir communicationnel se situe
précisément à ce niveau. Le combat entre le socialisme et le capitalisme aura entre autres été
gagné par la forte capacité d’intégration de ce dernier. Pourquoi le capitalisme parvient-il à
coordonner si facilement les plans d’action des individus ? Le capitalisme, comme la part
économique de la société civile décrite par Hegel, procède d’un certain misérabilisme. Sa capacité
de coordonner l’action relève d’un universalisme externe. Sans passer par le processus toujours
difficile de l’intégration sociale qui exige au minimum un rapport à la langue et à la culture, le
capitalisme fonctionne sur un concept réduit de langage, à savoir l’argent. Il s’insère entre alter et
ego et médiatise leur interrelation. Π permet aux uns et aux autres peu importe leurs convictions,
leurs «évaluations fortes» ou leurs croyances de coexister pacifiquement. En sens inverse, la
démocratie formule l’exigence d’une intégration langagière de l’altérité à travers le mécanisme
onéreux et périlleux de l’activité communicationnelle. La démocratie, dira Habermas, est tout ce
qu’il reste aujourd’hui du socialisme253. La démocratie, quoiqu’en pensent les libéraux254, est en
253 « Question : Que reste-t-il du socialisme ? Habermas : la démocratie radicale » in « More Humility, Fewer
161
son principe même en compétition avec le capitalisme dans la mesure où ce dernier a des visées
expansionnistes. Le propre d’un système est de dominer un environnement pour lui imposer sa
logique. Or la logique systémique entre en contradiction avec celle de la démocratie dans la
mesure où celle-ci repose - à sa racine même - sur la rationalité communicationnelle.
Dire d’une démocratie qu’elle est radicale, c’est fonder l’idée que les citoyens sont dotés
de droit leur permettant de participer à la formation de la volonté publique. Lorsqu’il y a
colonisation du monde vécu par le système, c’est-à-dire lorsque les mécanismes de reproduction
matérielle de la société s’infiltrent et prennent la place des mécanismes de reproduction
symbolique du monde vécu, la solidarité est mise à l’épreuve et en appelle à des mécanismes
institutionnels. Il y a alors extension du droit. À ce propos, l’émergence du travail salarié est un
bon exemple de l’extension des droits. Le prolétaire qui dispose librement de sa force de travail et
s’engage dans un contrat de travail paie cher le prix de sa liberté le moment venu de considérer sa
Illusions, A talk between Adam Michnik and Jürgen Habermas » New York Times Review of Books, 24 mars 1994,
p.26. Voir Sintomer, Yves, La démocratie impossible ? : politique et modernité chez Weber et Habermas. Paris, La
Découverte, 1999, p. 135.
254 David, Charles-Philippe, La guerre et la paix : approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie. Paris,
Presse de Science Po, 2000, p.115-117.
255 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.379-380.
162
qualité de vie. La réalisation de la liberté entraîne des effets secondaires qui sont destructeurs tant
d’un point de vue collectif qu’individuel. Pour garantir cette liberté déjà constituée juridiquement,
le droit s’est étendu de façon par exemple à diminuer les heures de travail, à garantir la sécurité
des travailleurs, à restreindre le droit des enfants. Cet exemple montre que dans le jeu de pouvoir
qui s’instaure entre le système et le monde vécu, le droit apparaît comme une instance
intermédiaire dont la fonction est de compenser les échecs du système, ne serait-ce que pour
mieux le maintenir puisqu’il ne peut le domestiquer. Le droit, dira Habermas, a une « fonction
charnière entre système et monde vécu »256 et permet à la société de se maintenir. Le droit est
davantage un mécanisme de médiation que de résistance. Le propre du droit conçu à l’aune de la
théorie de la discussion est justement de connecter la raison pratique aux rapports d’échange
économique et à la bureaucratie. Le droit sert de courroie de transmission entre système et monde
vécu ; il empêche le tissu de la communication de se déchirer et permet au contenu normatif de
circuler dans l’ensemble de la société (systéme/monde vécu). Dans Droit et Démocratie,
contrairement à ce qui était en vigueur dans la Théorie de l’agir communicationnel, les systèmes
économique et bureaucratique sont traversés par un minimum de raison pratique. Le monde vécu
se drape du droit pour se protéger de la raison systémique et va même jusqu'à entreprendre une
offensive contre les systèmes anonymes de l’économie de marché.
256 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.70.
163
sens normatif du moral point of view, doit permettre 1 ’ implémentation de ce dernier de façon à
concrétiser l’idée d’État de droit démocratique et ainsi désamorcer les instances de résolution
violente des conflits. En garantissant l’autonomie juridique des citoyens, le droit protège et
contribue, du moins sur papier, à la formation de la volonté publique et éventuellement à
l’ouverture du jeu politique si, bien entendu, la classe politique d’une société quelle qu’elle soit
décide d’embrasser le jeu de la modernité et accepte de fonder sa légitimité sur une légalité qui,
elle, tire son contenu normatif des procédures de discussion. Cet espoir, fondé du point de vue de
la théorie habermassienne de la discussion, ne doit pas manquer de faire voir le danger qu’est
celui de creuser un écart entre la loi et les moeurs. Une mise en oeuvre forcée du médium
juridique peut jeter un haro sur la Sittlichkeit définie comme la volonté collective qui se réalise
effectivement dans des institutions et des coutumes sociales257.
Si du point de vue sociologique le droit se situe entre système et monde vécu, du point de
vue de la théorie philosophique il se situe entre facticité et validité. Dans la mesure où toute
communication implique des présuppositions transcendantales, mais qu’à la fois toute discussion
est située, il réside une tension intralinguistique entre la facticité d’un énoncé - situé hic et nunc -
et sa validité qui ultimement s’adresse à une communauté de communication illimitée. Si, dans
une discussion pratique, il y a tension entre la validité et la facticité, c’est que les questions qui y
sont traitées relèvent d’enjeux moraux et non simplement éthiques258. Π n’est pas question de
1 ’auto-interprétation du « moi » d’un individu ou d’une collectivité, mais d’enjeux universels. En
outre, dans les sociétés dites archaïques, c’est-à-dire tribales259, ces deux éléments de la validité et
de la facticité sont en fusion et c’est cette fusion qui a une fonction stabilisatrice. Le droit
moderne repose pour sa part sur l’idée que les normes sont issues de la délibération de citoyens
libres, ce qui implique que les acteurs doivent se concevoir comme les auteurs des normes
édictées. La contrainte exercée par le droit est liée à la liberté de l’agent qui se reconnaît à la base
257 Je reprends à peu de chose près la traduction qu’en donne Jean-Louis Vieillard-Baron dans son article Nature,
coutume et droit chez Hegel in Laval théologique et philosophique, 51,2 (juin 1995), p.363.
258 En fait, les questions pragmatiques sont elles aussi traversées par une tension entre facticité et validité. « Parce que
les principes d’une morale devenue autonome élèvent une exigence analogue à celle de la connaissance, validité et
genèse se séparent l’une de l’autre, comme dans la discussion pragmatique». Habermas, Jürgen, De l’éthique de la
discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 107.
259 La notion de tribu ou de clan utilisée quasi indistinctement par Habermas ne doit pas être confondue avec la notion
d’ ‘açabiyya. Car si les deux premiers termes renvoient à une image mythique ou au plus religieuse du monde le
concept-phare d’Ibn Khaldoun dénote une attitude beaucoup trop pragmatique et beaucoup moins centrée sur
l’élément de croyance.
164
des lois. Pour mener à bien leurs fins personnelles les sujets de droit doivent légitimer l’ordre qui
les contraint et donc se rapporter à d’autres agents pour fixer les normes par lesquelles ils
pourront coexister de façon pacifique. De même, ils doivent se soumettre à la loi et donc admettre
qu’ils ont une égalité de traitement, c’est-à-dire que tous sont porteurs des mêmes droits. Le droit
moderne qui ne repose pas sur une base de validité partagée doit s’assurer de la compatibilité des
libertés d’actions. En ce sens, le problème de la morale en vertu duquel les individus devaient
prendre à leur charge les exigences d’un point de vue impartial est transféré du côté du droit. La
légitimité des lois reposerait, selon Habermas, sur une procédure législative qui, elle, s’appuie sur
la souveraineté populaire. Les individus ont des droits inaliénables leur conférant une liberté
d’action subjective qui n’a de limite que la loi. Ils n’ont pas à dire pourquoi ils ont agit
conformément à la loi ; ils n’ont qu’à s’y soumettre. Paradoxalement, la puissance de légitimation
de cette procédure législative suppose que les citoyens se soient entendus au préalable sur des
règles communes. En ce sens, dira Habermas et c’est ce qui restera à prouver, les droits de la
personne et le principe de la souveraineté populaire semblent être les seules idées à partir
desquelles le droit moderne peut se justifier. Par l’autonomie privée, des droits universels sont
accordés aux individus, alors que c’est l’autonomie politique qui favorise la formation de la
volonté publique. Selon que l’emphase est mise sur l’idée de souveraineté populaire ou de droits
de l’Homme, la théorie politique s’est séparée entre libéraux et républicains. C’est à présent sur
cette opposition que je focaliserai et ce, afin de rendre compte des prétentions qui animent l’idée
d’État de droit où il est postulé que la souveraineté populaire et les droits de la personne
s’impliquent mutuellement et garantissent par ce fait même la fonction de stabilisation du droit.
de la réduction de sa taille. L’ordre juridique a quant à lui pour tâche de déterminer les droits
inaliénables des individus. Ces droits, et c’est là une différence majeure d’avec le républicanisme,
tirent leur légitimité non pas de la volonté politique dominante mais d’une « Loi supérieure »260.
Cette loi fondamentale est une condition nécessaire à l’exercice démocratique et non le résultat du
dit processus. L’ordre juridique est le résultat d’une construction à partir de l’idée que des droits
subjectifs sont inaliénables. Le maître mot des libéraux, le concept-clé sur lequel ils fondent le
système juridique, n’est rien d’autre que les droits de la personne. C’est en vertu de cet étalon
qu’ils limitent ou justifient - en cas de non-respect - !’intervention de l’État. Partant d’une
représentation atomistique de la société où ce sont les intérêts privés qui prévalent, les libéraux
conçoivent néanmoins l’humain comme un agent rationnel qui cherche à optimiser son succès.
L’ensemble de la vie politique est conçu sous l’aspect d’un combat stratégique où chacun
cherche à s’emparer des bonnes positions pour se rapprocher de !’administration publique.
Contrairement au gouvernement des lois, propre au modèle libéral dépeint par Habermas,
le paradigme républicain en est un du peuple. Son but est en quelque sorte de généraliser la liberté
des Anciens à une frange toujours plus large de la population tout en tenant compte de la
complexité des processus de modernisation. La politique est le terrain sur lequel les membres
d’une communauté se conçoivent dans un réseau de dépendance réciproque. C’est cette idée de
réciprocité qui sert d’assise à l’idée d’une association spontanée de sujets de droits libres et
égaux. L’unité de base de son champ d’investigation n’est pas l’individu mais la communauté ou
la société considérée comme un tout. Dans cette version holiste du social, le citoyen est défini en
fonction de ses libertés positives - pour reprendre ici l’opposition entre libertés négative et
positive rendue célèbre par Isaiah Berlin - qui sont des droits d’expression politique qui
garantissent la participation à la vie commune. Le pouvoir politique est un pouvoir fondé sur
1 ’autodétermination des citoyens. Les droits ne tirent pas, pour les républicains, leur fondement
d’un donné transcendantal de la raison pure, mais de la volonté publique. C’est peut-être pourquoi
la version républicaine de la démocratie met de l’avant l’idée de souveraineté populaire et accorde
une importance égale à l’intégrité de l’individu et à celle de sa communauté. Contrairement au
modèle de l’agent rationnel calqué sur celui de !’entrepreneur capitaliste à la solde de
!’optimisation de son gain, les républicains misent sur la formation de l’opinion et de la volonté à
l’intérieur d’un espace public. Le marché perd ainsi sa valeur paradigmatique au profit de
!’interaction langagière. Le modèle de rationalité n’a rien à voir avec la rationalité stratégique ou,
plus simplement encore, pragmatique, mais avec l’agir orienté en fonction de valeurs. Ce qui
260 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p.263.
166
montre bien que la représentation républicaine de la politique est grosso modo le calque d’une
communauté éthique qui se réfléchit elle-même. Il y a chez les républicains quelque chose qui se
rapproche d’un ethos démocratique, d’us et coutumes au service du règne de la souveraineté
populaire.
261 «Kant et Rousseau se dont donné comme but de penser dans le concept d’autonomie la réunion de la raison
pratique et de la volonté souveraine de telle manière que l’idée des droits de l’homme et le principe de la souveraineté
populaire s’interpénétrent réciproquement. Pour autant chacun de nos deux auteurs ne réussit à entrecroiser de
manière parfaitement symétrique les eux conceptions. Globalement, Kant propose plutôt une version libérale de
l’autonomie politique et Rousseau une version républicaine ». Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et
normes. Paris, Gallimard, 1997, p.116.
167
républicain et libéral mais à dénicher le lien interne qui les unit. Ainsi, par la thèse de la « co-
originarité », il est postulé que « les principes de la Constitution sont inhérents au concept même
d’autodétermination démocratique »262. Ce lien interne entre la souveraineté populaire et les droits
de l’Homme repose sur les présuppositions pragmatiques de toute communication que celle-ci
porte le nom de négociation, de dialogue sur l’identité ou de discussion sur la justice. La thèse de
la co-originarité suggère que la démocratie exige que les formes de la communication doivent être
instituées - par exemple la forme parlementaire - pour avoir une force d’obligation, laquelle n’est
rendue possible que si, et seulement si, le médium juridique qui permet leur institutionnalisation
est créé. Cette force d’obligation fondée est d’autant plus importante qu’elle répond au problème
central de la morale déontologie des principes à savoir l’ancrage motivationnel. Le devoir d’agir
propre à l’impératif catégorique kantien s’adressait à la volonté rationnelle. Reformulée de façon
intersubjective, le concept habermassien de raison pratique était pris avec le problème de
l’obligation d’agir. Malgré la force illocutoire des actes de langages, l’entente entre les locuteurs
n’oblige aucun d’eux à agir. Aucun consensus n’est à l’abri du free rider. Or le passage de la
morale au droit permet de régler ce problème, car le droit à une force de contrainte que les
arguments moraux - quoiqu’on pense Karl-Otto Apel - n’ont pas. Cette force de contrainte du
droit, Habermas la fonde sur le « pouvoir communicationnel »263.
6.2.2 Le pouvoir communicationnel
262 Habermas, Jürgen, Trois versions de la démocratie libérale, in Le débat, no. 125, mai-août 2003, p.129.
263 Expression empruntée à Yves Sintomer.
168
souveraineté populaire ne peut plus se recouper avec la notion de peuple. Tout le problème de la
représentation politique doit dès lors être repensé, car en perdant sa qualité de souverain, le
peuple perd sa force principale qui était justement de se présenter lui-même puisqu’à l’origine de
la constitution du pouvoir.
Mais si le peuple se dissout, qui devient souverain ? Dans une société envisagée
simultanément des points de vue du système et du monde vécu, le pouvoir se diffuse. H n’y a plus
un centre à partir duquel la société peut se réfléchir. Suivant la Théorie de l’agir
communicationnel, le système politique en est un parmi tant d’autres qui, de surcroît, menace les
interactions communicationnelles à l’œuvre dans le monde vécu. Dans Droit et Démocratie, le
système politique perd son caractère autopoïétique. Il se connecte avec le monde vécu via le
système juridique. La formation de l’opinion publique et de la volonté, jadis attribuée uniquement
à l’espace public et à la société civile, s’institutionnalise à présent dans l’État de droit
démocratique de façon à ce que le pouvoir communicationnel se retrouve à la base du pouvoir
administratif. Ainsi fondé, le pouvoir politique apparaît comme un système domestiqué.
L’intégration sociale devient en partie une intégration politique où l’individu se conçoit en tant
que citoyen.
Qui est derrière cette formation institutionnelle de la volonté commune ? Quelle est
l’identité de cette communauté éclatée qui a, selon le portrait qu’en donne Habermas, pour lien
non pas une langue mais le langage. Où se cache le « Soi » d’une société décentrée qui n’a ni
jambe, ni bras, ni cœur, ni tête ? « Le «Soi » d’une communauté juridique qui s’organise elle-
même est dès lors absorbé par les formes de communication sans sujet qui régulent au moyen de
la discussion le flux de la formation de l’opinion et de la volonté »264. Le pouvoir de la
souveraineté populaire provient à la fois des espaces publics qui prennent pied dans la société
civile et de la formation de la volonté qui s’est institutionnalisée via l’État de droit démocratique.
Ce qui n’est pas sans incidence sur la conception de la solidarité que défend Habermas en regard
des sociétés modernes différenciées. Par son concept de démocratie délibérative, il fait certes de
la société civile l’un des lieux critiques à partir desquels les problèmes de la société peuvent être
réfléchis dans leur ensemble et le carrefour de prédilection de l’intégration sociale, mais dans la
mesure où la souveraineté populaire devient anonyme, la question reste entière de savoir qui
intègre et qui discute ? Selon Habermas, le système politique opère par des procédures formelles
où la formation de l’opinion et de la volonté a été institutionnalisée et se connecte à la « base »
264 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorie politique. Paris, Fayard, 1998, p.273.
169
via les réseaux de l’espace public: Lesquels supposent, faut-il le rappeler, un « monde vécu
favorable » ce qui signifie, pour reprendre les mots de Habermas, « une culture politique fondée
sur la liberté » et une « socialisation politiquement émancipée »265. En outre, le médium du droit
permet une défense de la solidarité face aux systèmes qui, eux, essaient de pénétrer
!’environnement du monde vécu pour le déstructurer. Ces trois instances que sont en théorie les
espaces publics libres, les procédures institutionnalisées par l’État de droit et le médium du droit
constituent pour Habermas une « intersubjectivité supérieure »266. Cette redéfinition de la
souveraineté populaire a ceci de particulier que le corps parlementaire devient un espace public
institutionnel qui se distingue des espaces publics informels et anonymes de la société civile. Si le
corps parlementaire gagne en légitimité, la société civile perd-t-elle en pouvoir ?
265 Ibid, p.274. On voit encore ici que la notion d’espace public libre de toute contrainte est, selon Habermas,
tributaire d’une culture de la liberté, laquelle a été rendue possible par la modernité. La différence entre la modernité
et son Autre est ramenée à une différence quant à la rationalisation du mondé vécu. Pourquoi faudrait-il absolument
que cette culture de la liberté soit associée à la notion de « monde vécu favorable » ? La liberté, qu’elle soit négative
ou positive, n’exige-t-elle pas plutôt de l’État qu’il accorde des droits aux citoyens ?
266 Habermas, Jürgen, Droits et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.323.
267 mi p.356.
170
présence physique du citoyen à l’agora athénien s’est vue remplacée par un espace public
médiatique. Le public qui sert de support à cet espace est indifférencié et virtuel. Ce caractère
virtuel, abstrait et impersonnel de l’espace public semble, entre autres, être une conséquence de la
complexification des sociétés modernes. L’espace public, branché sur le monde vécu, tente de
signaler et de problématiser les questions relatives par exemple à la religion, à l’éducation et à la
famille, mais de façon toujours générale. Sa capacité de creuser, en entrant dans les détails relatifs
à la résolution d’un problème, est limitée. L’espace public donne les grandes lignes à partir
desquelles le système politique s’active. H se maintient dans un certain flou et produit des
généralités. Son pouvoir est d’influencer les électeurs et la classe politique en transformant leurs
convictions, lesquelles viendront ultimement à s’institutionnaliser.
Dans l’espace public tel qu’il a été décrit, les acteurs sont amenés à dramatiser ce qu’ils
perçoivent comme étant les problèmes généraux de la société pour ainsi influencer le public et/ou
les décideurs. Le problème central n’est toutefois pas là. L’enjeu est plutôt de savoir si le citoyen
qui est membre de la société et qui, ce faisant, supporte l’espace public, joue le rôle d’acteur ou
de spectateur. Participe-t-il à la constitution même de cet espace virtuel qui n’a de lieu que
lorsqu’il y a texte, parole, image et son ? Selon le point de vue de Noam Chomsky, par exemple,
la démocratie en est à présent uné pour spectateur. Le citoyen est exclu des affaires publiques,
lesquelles sont gérées par une élite qui assumerait le rôle de berger du troupeau. Π s’agit pour le
pouvoir de « fabriquer l’opinion publique »268, de manufacturer le consentement et ce, en
instrumentalisant les media. Ceux-ci perdent leur fonction d’interface pour les débats publics
pour se transformer en outils de propagande. Certes, la thèse de Chomsky a un arrière-goût de
théorie du complot qui est difficilement compatible avec la concrétude de la pratique
journalistique et avec les réalités économiques de la presse. Néanmoins, Chomsky voit juste en
pointant vers le vacuum politique dont l’espace public n’est jamais à l’abri. Formulé en ces
termes, le propos de Chomsky s’accorde avec la thèse de Habermas sur l’espace public (1962) où
il est dit que le principe de la publicité, entendue dans les termes des idéaux de la sphère publique
bourgeoise, s’est désagrégé au fil du temps pour se réduire à la pub. L’espace public aurait été
vassalisé par les médias de masse, évidant ainsi le potentiel critique de l’espace public politique.
Toujours selon cette thèse, qui emprunte la voie de la philosophie du droit de Hegel et de sa
critique par Marx, il y aurait eu, d’une part, étatisation de la société et, de l’autre, socialisation
corporatiste de l’État. Des intérêts particuliers tâcheraient de parasiter un État qui intervient dans
268 Chomsky, Noam, McChesnay, Robert W, Propagande, médias et démocratie. Montréal, Écosociété, 2000, p.39.
Chomsky dira entre autres : « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire»
171
Depuis sa thèse consacrée à l’espace public, Habermas a également reformulé son concept
de société civile. Ce terme empruntait auparavant au philosopher hégélien et donc aux systèmes
des besoins. Dans sa théorie des sociétés modernes complexes, Habermas oppose la société civile
aux systèmes économiques et étatiques. Dans son noyau institutionnel, la société civile « est
constituée par ces regroupements volontaires hors de la sphère de l’État et de l’économie »270. Ces
regroupements rationnellement constitués tentent de ramener les structures communicationnelles
de l’espace public vers la société. Ce tissu associatif tâche de reprendre l’espace public toujours
inféodé par les mass media et ce, pour thématiser - selon les règles de l’art de la discussion - les
problèmes qui touchent la société dans son ensemble. La société civile moderne repose en outre
sur les quatre traits fondamentaux que sont la pluralité (la diversité des formes de vie et
interprétations du monde), la garantie des institutions publiques de là communication (liberté de
la presse, droit au libre exercice du journalisme), un domaine privé, de même que la légalité qui,
elle, permet d’encadrer le pluralisme et d’assurer le caractère à la fois privé et public de la société
civile. Mais ces dernières garanties légales ne suffisent pas à protéger l’espèce en voie de
disparition qu’est la société civile. C’est pourquoi, selon Habermas, le principe de discussion doit
se stabiliser dans un ordre institutionnel. Cette combinaison d’éléments informels et
institutionnels conduit toutefois à une autolimitation des prétentions transformatrices de la société
civile. Là, la société civile joue un rôle qualifié de défensif dans la mesure où son tissu associatif
(p.28).
269 Habermas, Jürgen, L’espace public (préface à l’édition de 19901. Paris, Payot, 1993, p. XXVIII.
172
270
/W.p.XXXI-XXXn.
271
Arendt, Hannah, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, pp.313.
272
Voir Marx, Karl, Critique du droit politique hégélien in Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade.
273
Marx, Karl, Le manifeste du parti communiste, Paris, éd. Sociales, 19S6, pp.178.
173
Dans quelles conditions la société civile peut-elle influencer le système politique ? Les
mass media présentent un danger pour la démocratie dans la mesure où, comme il a déjà été dit,
l’opinion du public peut être manipulée et perdre son autonomie constitutive. En contrepartie, les
mass media offrent une capacité d’entente élargie. En fait, la question des mass media ne doit pas
être traitée d’un point de vue manichéen. Π ne s’agit pas de savoir si les mass media sont ou non
intrinsèquement valables, mais plutôt de savoir comment s’orientent les flux de communication
entre le public et les différents acteurs. Qui décide de quoi on va parler ? Soit qu’un thème est
débattu à huis clos entre les dirigeants politiques sans que l’espace public ne soit concerné soit
que le système politique adopte une mesure et qu’il sollicite le public pour faciliter la mise en
œuvre de la dite résolution. Dans ces deux cas, l’espace public est ou bien absent ou bien passif.
On fait fi de lui ou on lui demande d’estampiller de son sceau une résolution déjà prête à être
appliquée. Dans un troisième cas de figure, le flux de la communication est inversé. Il part de la
périphérie du système politique pour être mis à l’agenda de son centre. Ou bien un groupe de
pression parvient à faire inscrire son grief à l’agenda du jour ou bien, plus radicalement encore,
les acteurs de la société civile détournent les cycles de la communication de façon à modifier la
façon même de résoudre les problèmes. Située en périphérie du système politique, la société civile
a le triste avantage de mieux cerner les nouveaux problèmes. C’est elle qui perçoit les crises et
qui entretient cette conscience jusqu’à ce que des nouveaux thèmes soient déversés dans l’espace
public. Ce rôle actif de la société civile entre toutefois en tension avec les mass media. Car ceux-
ci ont tendance à se nourrir dans les mains du centre du système plutôt qu’à s’adonner à l’exercice
périlleux d’être le porte-voix d’une périphérie critique. Le problème fondamental des mass media,
et c’est pourquoi ils avilissent la démocratie délibérative selon Habermas, tient de la conception
qu’ils ont d’eux-mêmes et du public. Conformément à la conception délibérative de la
démocratie, « les mass medias [c’est moi qui met en italique] doivent se concevoir comme les
174
mandataires d’un public éclairé dont ils présupposent, attendent et renforcent à la fois la volonté
d’apprendre et la capacité critique »274. En maintenant une conception de leur rôle qui est
populiste et en réduisant le citoyen à un simple consommateur, les mass media portent atteinte à
l’acquis critique de la modernité dont la presse avait pourtant été l’un des moteurs.
Dans la section qui vient de s’achever j’ai fait état de la visée habermassienne qui consiste
à dépasser l’opposition classique entre libéralisme et républicanisme. J’aimerais ici revenir de
façon plus détaillée sur la thèse de la co-originarité entre droit et démocratie, entre liberté et
égalité, car, me semble-t-il, cette thèse n’est pas à prendre à la légère. Peut-être résout-elle « trop
bien » les questions de fondation et d’application de l’État de droit démocratique. Après avoir
décortiqué l’architectonique de la fondation de l’État de droit en regard de la théorie de la
discussion, il me sera plus aisé de poser la question de son instauration ou plus exactement de
montrer qu’entre fondation et application la distinction est plutôt ténue.
Bien que l’idée d’État de droit démocratique soit fondée sur l’exigence d’une rationalité
procédurale, le principe de la démocratie ne doit pas être subordonné au principe moral. « Si l’on
se place au niveau d’une fondation en raison post-métaphysique, les règles juridiques et les règles
morales se différencient les unes des autres en même temps à partir de la morale sociale
traditionnelle, pour alors se présenter de front, comme deux types de normes pratiques distincts
mais complémentaires »275. Ces deux types de règles se complètent puisqu’un ordre juridique ne
peut être légitime s’il n’est pas conforme au droit, ce qui n’implique aucune hiérarchie entre le
droit et la morale. Différenciés d’un ethos partagé, le droit et la morale se distinguent de la
moralité sociale en ce que les règles juridiques se distinguent des règles morales et éthiques. En
fait, la morale et le droit s’opposent tous deux à une résolution violente des conflits. Néanmoins,
le droit diffère de la morale en ce qu’il ne renvoie pas uniquement à une dimension symbolique.
Le droit est un système d’action complémentaire à la morale. Π a une force de contrainte dont les
arguments moraux doivent être jaloux. Cette complémentarité non hiérarchique s’explique parce
qu’ils ont fondamentalement le même problème à régler et que les normes universelles d’action
274 Habermas, Jurgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.406,
275 Ibid., p.121.
175
découlant du principe «U» empruntent ces deux canaux différents pour rejoindre le sol de l’agir
humain. Le principe de discussion se distingue du principe moral en ce qu’il se limite à fonder en
raison !’impartialité. Le principe moral répond quant à lui uniquement d’un usage moral de la
raison pratique. H a à cœur l’humanité entière et non les problèmes identitaires d’une collectivité
donnée. Dans son rapport à !’universalité, le principe moral ne se situe pas au même niveau que le
principe démocratique. Le principe moral s’attarde à la constitution interne de !’argumentation. H
concerne en ce sens la théorie philosophique de la justice tandis que le principe démocratique est
traversé par le problème de 1 ’ institutionnalisation externe du droit et doit garantir que peu importe
la place qu’il occupe dans la société un citoyen pourra participer au même titre qu’un autre à la
formation de l’opinion et de la volonté publiques. On voit aisément ici que les enjeux entourant
!’institutionnalisation du droit touchent de près la sociologie, comme on voit le problème auquel
est confronté le principe démocratique. Π ne peut faire abstraction de la facticité du lieu, de la
position sociale de chacun et du poids d’un pays dans la balance mondiale. Pour Pierre Bourdieu
par exemple, la structure sociale n’est jamais neutre, elle impose un usage légitime du discours,
c’est-à-dire une manière de dire les choses et de les penser. Par la notion clé de « capital
symbolique », le sociologue cherche à montrer que l’importance de chacun dans la formation de
la volonté publique dépend de la position d’autorité qu’il occupe, c’est-à-dire de sa proximité par
rapport à l’usage légitime du langage. Le capital symbolique n’est donc pas fonction d’un
décalage empirique entre la concrétude du langage et la norme idéale de son utilisation. C’est un
donné de base qui est non justifié et avec lequel les êtres aptes au langage doivent composer276.
Pour ce qui est de la tâche du principe démocratique de Habermas, la difficulté qui lui incombe
tient de ce qu’il doit permettre la mise en œuvre d’une procédure d’institution du droit qui est
légitime, ce qui implique de « commander la création du médium juridique lui-même»277. À partir
de cette intrication du principe démocratique et du système des droits se comprend la genèse
logique des droits et par conséquent la co-originarité entre la souveraineté populaire et
l’autonomie politique.
276 Dans son ouvrage Les Héritiers écrit en collaboration avec Jean-Claude Passeron, Bourdieu parlera d’une
reproduction symbolique des élites, malgré nombre d’institutions qui se veulent démocratiques. L’égale chance
d’exercer une profession libérale serait du pipeau. Dépendamment de leurs antécédents familiaux, les individus
auraient plus ou moins de chances d’exercer une profession qui exige un solide capital symbolique.
277 Habermas, Jürgen, Droits et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.127.
176
278 Cette capacité à se retirer d’un groupe sans crainte pour son intégrité physique a sa limite dans les ‘açabiyyat
khaldouniennes et modernes. Dans le premier cas, l’identité d’un individu est fournie, en quittant le groupe il devient
à la fois traître et danger. Bien que fonctionnant sur le principe de la recomposition d’un ordre traditionnel ou le
principe de libre adhésion, les ‘açabiyyat modernes limitent encore une fois la capacité de l’individu à immigrer hors
du groupe puisqu’un intérêt commun unit les membres. Il serait néanmoins intéressant d’étudier aujourd’hui la
migration des ‘açabiyyat.
177
demande d’asile a ceci de particulier, et qui m’apparaît très important, que le membre et le non-
membre (le membre en devenir) sont dans un échange qui n’est plus tacite. L’étranger veut
appartenir à la collectivité et la collectivité veut - ou non - de cet étranger. Ce droit
d’appartenance reposerait en règle générale, selon Habermas, sur un accord qui soit tant dans
l’égal intérêt des membres que de celui ou celle qui ne demande qu’à être membre. Ainsi, et c’est
ce qui amène à la troisième catégorie de droits subjectifs, quiconque se sent lésé dans sa personne
doit avoir accès à des recours juridiques impartiaux, car personne n’est à l’abri d’une décision
arbitraire. Habermas parle d’une exigibilité des droits et du développement d’une protection
juridique individuelle. Ces garanties de recours juridique s’adressent à la personne en tant que
membre de même qu’à la personne qui a été refoulée de la communauté juridique. Théoriquement
parlant, l’exilé qui s’est rendu sur le territoire sans être invité à faire partie de l’union des
membres de l’État de droit doit pouvoir bénéficier d’une protection juridique, c’est-à-dire qu’il
doit pouvoir demander que son dossier soit reconsidéré par une commission impartiale. Ces trois
ensembles de droits constituent le premier moment de la genèse logique des droits. « H n’y a
aucun droit légitime sans ces droits »279. Ces droits ne sont que des principes guidant le législateur
dans son travail. Le législateur doit s’orienter en fonction d’eux pour exercer sa souveraineté.
Mais celle-ci ne deviendra populaire que lorsque les sujets se comprendront eux-mêmes comme
les auteurs de la loi.
279 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p.143.
178
qui permet l’usage public de la raison doit être instituée sous la forme, dira Habermas, de droits
subjectifs. Elle garantit aux sujets de droits la liberté de participer à la formation de la volonté
publique. Ce sont eux qui, libres, décident de participer ou non à la formation publique de la
volonté. En ce sens, le système des droits n’est pas donné une fois pour toute, il ne se met pas en
place du jour au lendemain. Ce n’est que lorsque les individus interprètent et reconstruisent leur
système des droits - celui dans lequel ils vivent - qu’ils en prennent véritablement conscience et
peuvent, s’ils le jugent souhaitable, pérenniser la Constitution. Ce travail d’interprétation d’une
constitution déjà-là est facilité par !’introduction d’une cinquième catégorie de droits
fondamentaux relevant de l’octroi de conditions de vie favorisant l’égalité de chance des droits.
Ces conditions de vie doivent être assurées aux niveaux social, technique et, c’est là une
préoccupation qui prend de plus en plus de place chez Habermas, écologique. La liberté
communicationnelle (usage public) et la liberté subjective (autonomie privée) s’impliquent
mutuellement. Pas de droits sans démocratie et pas de démocratie sans droits. Par !’introduction
d’une cinquième catégorie de droits, Habermas transforme l’État de droit démocratique en État
social280. Π cherche à s’assurer que la position sociale d’un individu x ne limitera pas sa capacité à
alimenter la vie publique, c’est-à-dire à user de ses droits et de participer à la législation. Ces
droits visent à ce que chaque individu, peu importe sa position sur l’échiquier social, ne soit pas
mis à l’écart de l’État de droit démocratique. La genèse logique des droits part donc du respect de
l’intégrité de la personne pour progressivement s’ancrer dans le monde vécu au point où l’État
doit lui-même s’assurer de garantir à chacun la possibilité matérielle de prendre part à la
législation politique.
L’un des problèmes majeurs dans l’analyse de Habermas repose sur la circularité entre le
code du droit et le mécanisme discursif de sa législation, entre l’autonomie privée et l’autonomie
publique, entre le libéralisme et le républicanisme, entre le droit et la démocratie. Tout est si « co-
originaire » que la rencontre entre ces concepts se fait presque de manière incestueuse. La genèse
de l’idée d’État de droit démocratique s’appuie sur le principe démocratique qui est une
ramification institutionnelle et juridique du principe de discussion. Si Habermas s’intéresse au
problème de T institutionnalisation du droit, la question de !’application de cette idée reste floue.
La question de !’application est remplacée par le postulat de la « culture démocratique ».
280 La notion d’État social ne doit pas ici être confondue avec l’idée d’un paternalisme d’État où le pouvoir législatif
décide de protéger un groupe ou une minorité culturelle sans que ceux-ci n’aient au préalable articulé leur position et
179
paradoxe que si l’on part de la prémisse selon laquelle le système juridique doit être
représenté comme un processus circulaire qui reflue récursivement en lui-même et
s’tiwfolégitime. Ce que contredit déjà l’évidence : sans les initiatives d’une population
accoutumée à la liberté, les institutions juridiques de la liberté se désintègrent. On ne peut
précisément pas contraindre une population à la spontanéité, fût-ce par le droit ; c’est aux
traditions de la liberté qu’elle se régénère et dans les relations associatives d’une culture
politique libérale qu’elle se conserve»281
Le problème ici est que la facticité a un lieu. Ce n’est pas la facticité en général qui entre en
tension avec la validité, mais la facticité moderne. Une tradition de liberté doit être à l’œuvre pour
que les institutions juridiques puissent garantir la liberté subjective des individus et que l’État
puisse reconnaître leur liberté communicationnelle. Une culture libérale doit progressivement se
développer pour qu’il y ait démocratie. Ce qui revient à dire, avant tout, que la démocratie
présuppose une rationalisation du monde vécu, c’est-à-dire du savoir d’arrière-plan par lequel les
individus et les groupes agissent et comprennent le monde. Dans les sociétés qualifiées de
tribales par Habermas, le consensus sacré et sa force d’obligation sur les individus ne permettent
ni d’établir la légitimité d’un ordre politique sur sa légalité, ni l’émergence d’une tradition
démocratique où l’individu peut, sans crainte pour son intégrité, remettre en cause le consensus
sacré. Par cette opposition entre une tradition radicalement religieuse et la culture libérale,
Habermas ne cherche pas à montrer la supériorité de la culture libérale à partir d’une attitude
ethnocentriste. Son but est plutôt de dégager le fondement universel des droits à partir de la
compétence communicationnelle des individus, laquelle est mise en valeur par la tradition libérale
qui garantit la liberté d’expression des individus. La personne qui juge moralement doit répondre
à des exigences cognitives, motivationnelles et organisationnelles, c’est-à-dire que le degré
d’abstraction exigé par les normes universelles pose le problème de leur application, que les
arguments moraux n’ont presque aucune force contraignante sur les individus - ce n’est pas parce
que le bien est connu qu’il est réalisé -, enfin que la morale rationnelle universelle doit répondre à
des exigences organisationnelles si des fins jugées louables veulent être réalisées - autrement dit,
l’aide au tiers-monde emprunte des voix organisées plus efficaces que l’initiative des seuls
individus. En regard de ces trois exigences, le rôle du droit sera de compenser les faiblesses de la
morale rationnelle. La morale post-conventionnelle exige d’être complétée par le droit si elle veut
élargir son rayon d’action et transformer le monde. C’est là la fonction du système des droits que
de soutenir l’individu dans son ascension vers des normes universelles. Le paradoxe devient
patent. La morale post-conventionnelle doit être complétée par le droit, lequel tire justement sa
force de contrainte de principes moraux post-conventionnels qui sont à l’œuvre dans la tradition
libérale. Hors des frontières de la modernité, l’effort de décontextualisation perd tout appui. On
ne voit ni comment des droits subjectifs pourraient être accordés aux individus ni comment
l’espace public pourrait s’ouvrir à eux. Habermas présuppose un minimum de liberté dans une
société pour fonder co-originairement autonomies privée et publique. Grâce à cette liberté déjà à
l’œuvre, le système des droits peut sans cesse s’affiner et tendre de façon toujours plus adéquate à
ce qu’il devrait logiquement être. Cette idée de progression est justifiée du fait qu’en découvrant
les normes morales qui réglementent une vie rationnelle partagée avec leurs semblables, les sujets
contribuent simultanément à la construction d’un ordre juridique juste et légitime. Habermas
présuppose la liberté et, plus fort encore, il lui attribue une origine. Le philosophe interprète d’une
part le processus de rationalisation des images métaphysiques et religieuses du monde en terme
d’un gain en liberté et en potentialité critique, de même qu’il se réfère aux grandes révolutions
européennes que sont les révolutions luthérienne, industrielle et française pour tracer !’historique
de l’émergence de la particularité.
Comme il a été montré au chapitre précédent, les définitions éthique (Sandel) et morale
(Habermas) de la communauté permettent l’émergence de la liberté. La communauté constitutive,
pour reprendre le propos de Michael Sandel, offre peut-être une résistance, une limite, au
libéralisme, mais il n’en demeure pas moins qu’elle présuppose une rationalisation minimale du
monde vécu où l’individu peut se réfléchir pour mieux adhérer aux éléments fondateurs de sa
propre biographie et de celle qu’il partage avec les membres de son groupe. Toutefois, la notion
d’ ‘açabiyya n’offre pas cette marge de manœuvre. L’individu n’a que peu de liberté dans un
groupe qui est fondé sur le lien de sang (al-nasab). L’appartenance ne résulte ni d’un choix
volontaire et elle ne peut être modifiée. Dans les cas des ‘açabiyyat modernes - ou de mamelouks
pour reprendre !’expression d’Olivier Roy - un mince espace de liberté se développe dans la
mesure où la définition de la communauté intègre l’idée d’une association volontairement
constituée. La question est donc de savoir si, d’un point de vue « idéal-typique », les ‘açabiyyat
rendent possible ou non l’émergence de l’État de droit démocratique ?
L’ ‘açabiyya est un type de communauté qui a ceci de particulier qu’il est traversé à la base
par une dimension politique. La communauté pénètre l’État, lequel s’étend à l’ensemble des
181
sujets sans que ceux-ci ne soient membre de la communauté. La domination de l’État se fonde
alors sur la contrainte pure et sur le serment d’allégeance. L’ ‘açabiyya sert de fondement à l’État
et assure la légitimité, traditionnelle, des gouvernants. « En faisant de Vasabiya le centre de l’État
l’antinomie entre le juridique et le politique se trouve résolue : l’idée que l’homme se fait de
l’État sera intégrée dans un système de droit de !’organisation du politique »282. Contrairement à
l’idée d’État de droit démocratique où droit et démocratie sont co-originaires, le système décrit
par Ibn Khaldoun conduirait à un État de droit qui n’a rien de démocratique. L’idée d’État de
droit repose sur le célèbre passage déjà cité de la Mouqaddima où Ibn Khaldoun justifie le devoir
de contrainte du souverain par le fait que les hommes ont tendance à ne pas voir le bien est c’est
pourquoi il faut les y contraindre. Ici, le califat joue un rôle normatif en imposant la justice divine.
Le moment de !’universalité lui glisse toutefois entre les doigts dans la mesure où il s’adresse à la
Oumma, la communauté des croyants qui n’est pas la communauté de tous les humains mais qui,
prosélytisme et conquête aidant, pourrait, théoriquement, le devenir. Par le devoir de contrainte, il
impose le droit ; il oblige les hommes à le respecter. Est-ce là un État de droit démocratique ? La
réponse est négative, car si l’État impose le droit, rien n’indique qu’il doit accorder aux
particuliers des droits et qu’il doit s’engager à les respecter. La source du droit reste naturelle et
de l’ordre du divin. Ceci n’est pas un élément propre aux ‘açabiyyat, mais à la pensée politique
d’Ibn Khaldoun. Faisant fi de cette pensée politique et des espérances qu’aurait nourries Ibn
Khaldoun quant au devenir d’un État imposant le droit naturel, c’est le pan de l’équation relatif à
la démocratie qui mérite une plus grande attention. Dans le système décrit par Ibn Khaldoun le
chef n’est pas élu, le pouvoir ne tolère pas un mécanisme de contre-pouvoir, et les gouvernants se
conduisent comme s’ils possédaient l’État et la société. Ce fonctionnement du pouvoir conduit à
un clientélisme qui s’oppose à la citoyenneté. La citoyenneté, définie par Habermas en regard de
la liberté positive des Anciens, renvoie au droit de chacun de participer aux affaires de l’État et
d’exercer sa faculté de juger dans l’espace public. Le clientélisme induit un tout autre mode de
relation entre le souverain et ses sujets. Partant de l’importance des liens familiaux, Ibn
Khaldoun dira :
« Un homme se sent humilié si l’un des siens est traité injustement ou attaqué. Il voudrait
le protéger en cas de péril. C’est une tendance naturelle à l’homme depuis toujours. Si la
parenté est si étroite qu’elle conduit à la fusion et à l’unité, les liens sont évidents et
appellent automatiquement la solidarité... Les relations de clientèle et l’alliance sont du
même ordre. Le sentiment d’attachement que chacun éprouve pour ses clients ou ses alliés
282 Sayah, Jamil, L’idée de l’État de Ibn Khaldoun à aujourd’hui. Paris. L’atelier de l’archer, 2000, p. 91
182
est dû à la honte que l’on ressent quand un voisin, un proche, ou un parent est humilié. La
fusion qui résulte des liens de clientèle est presque identique à celle des liens de sang »283.
Suivant cette citation, les liens entre patron et client sont à ce point forts, même s’ils ne reposent
pas sur une base agnatique, que toute atteinte au client est une atteinte au groupe auquel il est
affilié. Au-delà du fait que la position de chacun est déterminée par des liens de sang, l’extrême
perversité de ce système repose sur l’idée toute simple qu’il est possible de se rapprocher du
pouvoir central sans être, dès la naissance, membre du clan. Cette possibilité offerte à chacun de
devenir cellule de l’esprit de corps, s’il le veut, induit une logique sociale d’une rare rudesse. Pour
se rapprocher du pouvoir central, il faut jouer solidement du coude et ainsi postuler que tout gain,
tout rapprochement fait par un client, va au détriment de tous les autres membres de la société.
Sans noblesse donc, les sujets troquent leur citoyenneté - s’ils en ont une -pour se faire client. La
relation nouée avec le pouvoir est asymétrique. Le chef tire un gain important mais qui ne lui est
pas vital, alors que le client est dans une position de totale dépendance par rapport au clan qui lui
donne accès à un capital à la fois matériel et symbolique. A la recherche des clés d’une « maison »
(al-bayt), l’individu se transforme en client et comprend bien que toute revendication au nom du
principe de citoyenneté se fera à son détriment. Le système politique se verrouillerait alors pour
lui et les siens, les laissant orphelins en banlieue de la grande porte.
283 Ibn Khaldoun, Al-muaaddima in Le livre des Exemples, II, § 8, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2002, p.382.
Également, Discours sur !’histoire universelle fal-Mouciaddima). Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour
le traduction des chefs d’œuvre, t.l, 1967, p.257. Vincent Monteil traduit la dernière phrase de la façon suivante
« c’est parce que la relation patron-client fait naître un contact du même ordre qu’une ascendance commune ».
284 Carré, Olivier, A propos de Weber et l’islam in Archive de sciences sociales des religions, no.61, 1986, p.143.
183
de se rapprocher de cet entourage qui ceinture le pouvoir. Lequel se transmet entre « héritiers »,
c’est-à-dire que sa reproduction est limitée au cercle des intimes qui partagent un même lien de
sang, dira Ihn Khaldoun. Si cette définition du pouvoir dans les sociétés patrimoniales rend
compte grosso modo des monarchies du monde musulman pré-moderne285, la question est de
savoir ce qu’il reste aujourd’hui de ce système.
Dans le système décrit, l’esprit de corps s’institutionnalise dans l’État qui, lui, tire sa
légitimité de la noblesse de l’esprit de corps. Le clientélisme permet au souverain d’étendre son
pouvoir, de garder des assises dans la société pour mieux la contrôler. La souveraineté n’a rien de
285 Badie, Bertrand in Grawitz, Madelaine et Leca, Jean (dir.), Traité de Science politique, t.l, Paris, PUF, 1985,
p.624.
184
populaire et le système des droits n’est que secondaire ; pour ne pas dire absent. Ce n’est plus
uniquement la solidarité socio-agnatique qui parasite l’avènement de l’État de droit démocratique,
mais la logique du pouvoir que les ‘açabiyyat imposent à la société, Les acteurs dont les veines
n’ont rien d’aristocratique sont à la base si vulnérables qu’ils sont portés à franchir le seuil de la
logique royale plutôt que de miser sur la carte démocratique. En outre, ce système conduit à une
étatisation de la société et à une socialisation clientéliste de l’État. L’étatisation de la société
implique que le centre politique dépouille la société de son autonomie propre. La socialisation
clientéliste conduit à un État qui n’en a que pour les intérêts particuliers du clan et des clients.
Comme le membre d’une corporation, le client d’une ‘açabiyya s’affilie volontairement à un clan,
et ce pour mousser ses intérêts personnels et ceux des siens. Mais contrairement au membre de la
corporation, et cet état de fait est capital, le client ne peut volontairement se retirer du clan auquel
il est affilié. Π est marqué au fer par son appartenance.
Habermas milite précisément contre l’idée d’un ethnonationalisme, car ce dernier passe à
côté du moment fort de l’identité nationale qui est de dépasser les attachements provinciaux, de
286 Voir Grawitz, Madeleine et Leca, Jean (dir.), Traité de Science politique, t.2, Paris, PUF, 1985, p.278.
287 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Gallimard, 1998, p.122.
185
même qu’il occulte la libre association de sujets libres et égaux. Du point de vue de la nation
moderne, le concept de liberté reste ambivalent, car la nation est, d’une part, ouverte de
l’intérieur, c’est-à-dire que les les citoyens sont titulaires de libertés individuelles mais, d’autre
part, ces libertés restent particularistes puisqu’elles s’affirment de l’extérieur contre d’autres
nations. L’usage du terme «contre» ne signifie pas que la nation est belliqueuse, mais qu’en
affirmant sa souveraineté, elle délimite son espace juridique. En ce sens, les libertés internes ont
besoin de ce moment particulariste pour se protéger. Comme on le voit, Habermas veut faire de
1 ’ethnonationalisme un cas de régression, une figure de l’aliénation, en regard de l’État de droit
démocratique. Dans le chapitre qui suit, j’aimerais revenir sur ce lien et surtout sur les pressions
internes et externes qui conduisent Habermas à poser la question de VAprès État-nation. Ceci
étant, il me sera plus aisé de concevoir, du point de vue de la politique intérieure, le type de
solidarité à l’œuvre dans les sociétés multiculturelles et d’évaluer, quant à la politique
extérieure, le devoir d’intervention à l’égard d’ ‘açabiyyat qui parasitent 1 ’implémentation de
l’État de droit démocratique.
186
La paix de Westphalie met fin en 1648 à la guerre de Trente Ans qui divisait Catholiques
et Protestants. Par l’ordre westphalien, la souveraineté de l’État est pour la première fois reconnue
et elle deviendra l’élément central de l’ordre mondial. Les gouvernants s’émancipent des pouvoirs
religieux pour exercer la loi et maintenir l’autorité sur leur propre domaine. L’État moderne ainsi
constitué a su, selon Habermas, répondre aux exigences de la modernisation culturelle, sociale et
économique. Son organisation administrative spécialisée et sa capacité d’user du monopole de la
force légitime lui permet d’assurer sa souveraineté intérieure et extérieure. De plus, il se
différencie, comme l’a montré Hegel, de la société civile et surtout de sa composante
économique. L’État administratif fixe les conditions de la production et de l’échange et cède
l’activité à la seule puissance du marché. Ses entrées de fonds dépendent alors d’une activité
économique qu’il réglemente, mais sur laquelle il n’a pas de contrôle. L’État-nation régi par les
principes de l’État de droit démocratique est apparu en Europe à la suite de la révolution
française. L’État-nation alors constitué, il fallait unifier le peuple sous des vecteurs culturels
communs et ce, au détriment des régionalismes et des idiomes. La nation comme le peuple
renvoie à une langue, une histoire ou une culture partagée par un groupe donné. Du point de vue
des économistes de l’époque, dira, Eric J.Hobsbawn, le principe de la nationalité, de
1 ’autodétermination, ne s’appliquait qu’aux nations qui étaient viables économiquement. La
construction de la nation facilitait les échanges commerciaux et permettait de rassembler sous une
même appellation contrôlée des groupes différents du point de vue de la langue ou de l’ethnie,
selon les cas. Hobsbawn s’interroge, « pourquoi et comment un concept aussi éloigné de
l’expérience réelle de la plupart des êtres humains que le patriotisme national a-t-il pu devenir une
force politique aussi puissante, si rapidement ? »288. La nation est venue se substituer aux liens
protonationaux qui unissaient concrètement des communautés. Les langues nationales sont, selon
Hobsbawm, des constructions semi-artificielles et ne servent de fondement à la culture et à
l’esprit national que dans la mythologie nationaliste. En fait, la langue nationale se développa
parce qu’utilisée par !’administration de l’État qui comprit !’importance de !’instruction publique.
Quant à !’identification ethnique, elle divisait plutôt que rassemblait. Le critère protonationaliste
le plus décisif fut sans doute la conscience d’avoir appartenu dans le passé à une entité politique
durable. Ce qui contribua au développement d’une mythologie de l’origine dont !’exploitation a
maintes fois servi de casus belli.
288 Hobsbawn, Eric J., Nations et nationalisme depuis 1780. Paris, Gallimard, 1992, p.63.
187
Dans le monde arabe, la tentative de dépasser les solidarités claniques au nom dé la nation
arabe, et à plus grande échelle du panarabisme, est symptomatique d’une tentative d’accès à une
modernité dite authentique. Selon Sati al-Husri (1880-1963), principal penseur du nationalisme
arabe estime Olivier Carré, le nationalisme est un phénomène moderne de portée mondiale dont la
contagion n’épargne pas le monde arabe. Sa spécificité tient de ce qu’il fonde l’appartenance ni
sur la religion, ni sur la seule solidarité clanique, mais sur l’attachement à une langue commune. «
Je professe, écrira al-Husri, de tout mon cœur la religion de l’arabisme »291. En fait, al-Husri reste
attaché à la notion khaldounienne d’ ‘açabiyya mais tente, me semble-t-il, de lui donner un
fondement plus spirituel. Ce ne sont plus les liens agnatiques qui servent de corps à la solidarité,
mais le sentiment de partager une langue qui aurait un statut particulier. Cette particularité de la
langue arabe tient, pour l’idéologue du parti Baas ( , résurrrection) Zaki al-Arsouzy, de son «
miracle ». Elle est la langue sacrée qui subsiste encore aujourd’hui et qui, de surcroît, tire ses
racines dans la nature même de l’univers. « Les autres langues n’ont pas de telles racines dans la
Nature. Par conséquent, la nation arabe a une essence propre, elle est l’Authentique. Cela veut
dire que l’apparition de la nation arabe sur la scène de Γhistoire coïncide avec l’apparition de
l’humanisme »291
292. Ce panarabisme linguistique suppose que les Arabes forment une nation dont
les aspirations dépassent le seul cadre étatique. L’unité de la nation est pensée à partir d’une
langue commune, l’arabe, qui, elle, tire sa substance de son caractère « naturel », divin. Comme
dans le discours religieux et comme chez le philosophe al-Jabri c’est !’Authenticité qui fonde
l’unité. Sans parcourir l’ensemble de l’histoire des régimes arabes depuis le panarabisme de
Nasser et la gloire du parti Baas jusqu’à aujourd’hui, le nationalisme arabe introduit un nouveau
vecteur d’identification : la nation fondée sur la langue. Ce nouveau corps liant peut servir à
l’unité au sein de l’État, de même qu’à l’unité entre les frères arabes peu importe le pays où ils
vivent. D’un point de vue idéologique, la nation arabe comme la communauté des croyants s’en
prennent à la solidarité clanique pour lier les groupes et les individus à un vecteur identitaire plus
large. Seulement, le problème avec ce genre d’unité est le même qu’avec l’unité religieuse qu’elle
soit nationale ou transnationale. Que faire des minorités en marge de « l’Authenticité » ? Que
faire des Kurdes d’Irak et de Syrie par exemple ? Le discours de l’unité et de l’authenticité se
meut sur une pluralité étouffée. Ainsi se pose, à l’intérieur même du monde arabe, la question du
postnationalisme et du postislamisme. Si le concept de nation pose problème dans le monde
arabe, il en va de même, selon Habermas, pour l’ensemble du monde, dans la mesure où la
mondialisation confronte les États à des problèmes qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes régler. Dans
la présente section, je m’attarderai donc sur la théorie habermassienne de Y après État-nation pour
poser la question de la lutte pour la reconnaissance dans les sociétés multiculturelles et ainsi
dégager le principe habermassien de la coexistence pacifique : le patriotisme constitutionnel.
L’idée d’une société conçue simultanément des points de vue du système et du monde
vécu, induit d’emblée un paradoxe. Le politique a devant lui d’énormes défis (répartition des
richesses, intégration sociale, environnement, etc.) qu’il ne peut régler lui-même puisqu’il n’est
plus en mesure d’entreprendre, seul, une transformation de la société. Historiquement parlant, une
première modernité, qualifiée « d’organisée », où le capitalisme est apprivoisé par la société aurait
cédé le pas à une modernité « élargie dans l’esprit du libéralisme » qui se présente comme une
dissolution de cette première modernité organisée. En ce sens, si la constellation post-nationale se
pose comme un défi, c’est précisément parce que s’est conservée l’exigence d’une certaine
291 Cité in Carré, Olivier, Le nationalisme arabe. Paris. Fayard, 1993, p.53.
292 Al-Arsouzi, Zaki, La république idéale. Damas, Dâr Yaqaza cité in Carré, Olivier, Le nationalisme arabe. Paris,
189
lorsqu’il est question du rapport à !’Autre, l’État-nation était parvenu, comme le rappelle de façon
critique Hobsbawn, à la construction symbolique du peuple. Aujourd’hui les sociétés
deviendraient de plus en plus multiculturelles d’où le défi qui est posé à l’État-nation classique.
La culture politique doit se dissocier de la culture majoritaire pour que le citoyen, peu importe son
origine, se reconnaisse et soit reconnu par l’État. République et nation s’étaient recoupées au
cours du 19e siècle, d’où le défi qui consiste aujourd’hui à les dissocier. En s’ouvrant à tous les
citoyens peu importe leurs origines, c’est le problème de la solidarité concrète qui est posé. H
faudrait donc, suivant Habermas, développer un réseau de reconnaissance réciproque entre
citoyens. Cette solidarité sociale abstraite qui ne repose plus sur le sol de la nation
symboliquement instituée a pour nom le « patriotisme constitutionnel ». À cette exigence d’une
solidarité sociale de plus en plus abstraite, puisque ne reposant plus sur la nation, s’ajoute l’effet
de la mondialisation sur la cohésion des communautés où qu’elle soit.
L’État qui perd le contrôle de ses frontières peut jouer sur deux types de rhétorique :
défensive et offensive. La première mène au protectionnisme économique et culturel, quitte à
s’engager dans la voie d’un régionalisme exaspéré. L’autre pan de !’alternative, qui n’en n’est pas
vraiment une pour Habermas, salue l’ouverture au nom de l’émancipation. Les sujets se libèrent
du joug législatif de l’État et surtout du modèle comportemental qui moule l’identité des co-
nationaux. La tentation est grande de céder au constat d’échec de l’État-nation classique en
concédant à Habermas que la mondialisation a eu raison des formes nationales d’intégration
sociale. Cette mise à mort de l’État-nation reste tributaire d’un processus extérieur aux États.
Dans ses écrits sur les Origines du totalitarisme et plus particulièrement dans le tome
consacré à l’impérialisme, Hannah Arendt défend la thèse selon laquelle ce sont les minorités et
de façon encore plus radicale encore les apatrides qui, par leur seule présence sur le continent
européen, auraient dû mettre fin à l’idée d’État-nation. Avec l’effondrement des empires russes et
austro-hongrois (et ottoman) au début du 20e siècle apparaissent les minorités en Europe de l’Est
et les apatrides en Europe centrale et occidentale. Les États-nations se trouvaient alors dans
l’incapacité constitutionnelle de garantir des droits à ceux qui les avaient perdus. Après la
première guerre mondiale, les différents traités de paix constituèrent des États-nations là où la
population manquait d’homogénéité. Ces traités octroyaient la domination aux uns et la servitude
aux autres. Toutefois, et c’est là selon Arendt la contradiction qui gît au coeur même de l’État-
nation, le principe de l’égalité des citoyens sert de fondement à l’État-nation, mais cette égalité ne
s’adresse qu’aux citoyens en ce qu’ils sont des nationaux. En clair, l’égalité de tous devant la loi
est posée, mais le statut de citoyens est réservé aux nationaux. Tous ne sont donc pas égaux
devant de la loi, certains, les apatrides, demeurent hors lois. La nation avait bel et bien conquis
l’État. Au moment où la suprématie de la nation sur les lois était reconnue en Europe, les
apatrides, qui avaient été créés par les dits traités de paix, ne voulaient ou ne pouvaient plus se
placer sous la protection du statut de minorité de leur pays d’origine. Ils étaient hors-cité dans la
cité. Arendt lie la question des peuples sans États à la déclaration des droits de l’homme. La
déclaration se réfère à la « personne », c’est-à-dire à l’être humain abstrait et encore désincarné
dont les droits transcendent le cadre de tout gouvernement. Toutefois, sans la protection de l’État,
les minorités et les apatrides n’avaient ni autorité pour les protéger, ni institutions pouvant
garantir leurs droits inaliénables. Hors de la nation, ils étaient hors d’un réseau de droit et donc
hors de toute légalité. Non seulement les sans-droits avaient perdu leur « résidence » dans la
nation, et donc dans la société des nations, mais ils se trouvaient dans l’incapacité d’en retrouver
une. Selon Arendt, le plus grand malheur des sans-droits ne réside pas tant dans la perte de leur
résidence ou dans la perte de la protection d’un gouvernement, mais dans le fait de ne plus
appartenir à la communauté humaine. « Être privé des droits de l’Homme, c’est d’abord et avant
tout être privé d’une place dans le monde qui rende les opinions et les actions efficaces.. .ce qu’ils
perdent ce n’est pas le droit à la liberté mais le droit d’agir ; ce n’est pas le droit de penser à leur
192
guise mais le droit d’avoir une opinion »294. Sans appartenance à la communauté point de droits,
mais surtout aucune existence puisque c’est la communauté qui est principe de l’existence. Pour
Arendt, les droits réels sont ceux que la nation se donne à elle-même. Ce sont ces droits qui ont
une force pratique. Leur origine se situe dans les habitudes, les mœurs, bref dans la vita activa.
La question de la lutte pour la reconnaissance opère à différents niveaux qu’il est essentiel
de distinguer. Le cas d’une minorité, qu’elle soit endogène (autochtone, berbères) ou nouvelle
(suite à !’immigration), qui se perçoit comme étant opprimée diffère du cas d’une communauté de
destin historique qui, se sentant elle aussi opprimée, aspire à la souveraineté. Ces deux moments
se distinguent de la lutte pour la reconnaissance à l’échelle internationale entre, par exemple, le
Nord et le Sud ou entre ce qu’il est convenu de nommer le monde arabo-musulman et l’Occident.
Je laisse la question des relations internationales pour plus tard, espérant pour le moment réfléchir
sur le besoin de reconnaissance dans les sociétés multiculturelles. L’idée de l’État de droit
démocratique qui reconnaît avant tout des droits subjectifs aux individus s’affaisse-t-elle le
moment venu de rendre compte de la lutte que mènent des identités collectives pour leur
reconnaissance ? Bref, le libéralisme, dont le fondement est à chercher dans les droits subjectifs
égaux, est-il « aveugle aux différences »29s ?
2*/¿,¿¿p.262.
297 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998, p.86-87.
194
éthique, voire existentiel. Taylor défend l’idée selon laquelle l’identité d’un individu ou d’un
groupe dépend, du moins en partie, de la reconnaissance d’autrui si bien que lorsque la société a
une image tronquée ou négative d’un individu ou d’un groupe, un tort leur est causé. L’a priori
sociologique qui sous-tend cette idée tient de ce que dans les sociétés hiérarchiques, l’identité est
fonction de la position sociale de chacun, alors que dans les sociétés démocratiques modernes
l’honneur a cédé sa place à l’égale dignité de chacun. L’identité n’est plus simplement fonction de
la position de chacun sur l’échiquier social ; elle s’individualise. Sont authentiques, celui, ceux,
celle ou celles qui sont fidèles à eux-mêmes, à leur propre manière d’être. La source du « moi »
(self) est à chercher à l’intérieur de chacun, individu comme peuple. Comment cet idéal
d’authenticité si lie-t-il avec l’idée que l’identité a besoin d’être reconnue ? Selon Taylor, « nous
avons besoin de relations pour nous accomplir, pas pour nous définir »299. Dans une société
hiérarchique, l’identité est donnée, c’est-à-dire que la reconnaissance est structurée en fonction
d’un principe ordonné. Or dans les sociétés égalitaires la reconnaissance doit se gagner. La
position de chacun n’est pas - ou plus exactement ne devrait pas être comme le rappelle Bourdieu
- prédéterminée. C’est pourquoi l’identité pose de nos jours tant de problèmes et que le besoin de
reconnaissance, vital selon Taylor, génère tant de tensions. Lorsque les enjeux éthico-existentiels
relatifs à l’identité pénètrent la sphère publique, la question devient de savoir s’il faut traiter
chacun dans son égale dignité ou s’il ne faut pas plutôt reconnaître sa différence pour palier la
discrimination dont il est potentiellement victime. Dans le premier cas, le principe d’égal respect
conduit à la recherche de ce qui est partagé par tous nonobstant les différences tandis que dans le
second il est postulé que la différence doit être reconnue, voire favorisée. Sur le fond de cette
alternative, Taylor distingue deux types de libéralisme des droits.
Selon la conception largement répandue du libéralisme 1, l’État doit traiter autrui de façon
équitable sans lui imposer une vision du monde. Dans la perspective déontologique de Habermas
et de Rawls, il s’agit là d’une primauté du juste sur le bien. L’État est rigoureusement neutre et les
individus sont tous porteurs de droits fondamentaux. Le libéralisme 2 est quant à lui plus coloré.
Π reconnaît aux individus des droits fondamentaux, tout en admettant que des individus partagent
des vues sur la finalité de leur existence collective. L’idée centrale tient à ceci que pour maintenir
et développer dans le temps son identité, un groupe a besoin d’être reconnu comme étant différent
par l’État qui, lui, adopte des mesures législatives pour favoriser 1 ’épanouissement du dit groupe.
Dans cette deuxième conception du libéralisme, l’intégrité des cultures est fondamentale et se doit
298
Taylor, Charles, Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994, p.84.
299
Ibid. p.51.
195
d’être encouragée par l’État. Théoriquement, le libéralisme 1 ne parvient pas à se faire à l’idée
qu’une revendication fondée sur la base d’un destin historique commun puisse être légitime. Les
desseins et les droits collectifs lui sont étrangers.
L’État doit-il supporter les communautés dans leur marche vers la survivance et
l’épanouissement ? « Le changement accéléré des sociétés modernes fait éclater toutes les formes
de vie figées. Les cultures ne restent vivantes que si la critique et la sécession leur donnent la
force de se transformer elle-même »300. Innover ou mourir ? Est-ce !’alternative à laquelle les
cultures sont aujourd’hui confrontées ? Le libéralisme 2 de Taylor vise à assurer la survivance
d’une tradition par des moyens institutionnels. Pour Habermas, c’est maintenir une culture sur le
respirateur artificiel que de vouloir la sauvegarder coûte que coûte. Celle-ci ne se maintient en vie
que si elle accepte le défi critique de la modernité, c’est-à-dire si elle parvient à remettre en
question ses propres dogmes. H lui faut interroger son « impensé » pour reprendre l’expression
chère à Arkoun. Aussi étrange que cela puisse paraître, le fondamentalisme est un phénomène
qui répond au défi de la modernité en se refermant sur lui-même et dans le temps. Le
fondamentalisme, qu’il soit chrétien, musulman, nationaliste, etc., opte pour une stratégie
défensive. B répond au défi de la modernité en restaurant un corpus qu’il qualifie d’intemporel ou
d’étemel.
L’opposition entre Habermas et Taylor tient de la différence entre les termes « permettre »
et « favoriser ». Pour le premier, l’État de droit démocratique permet la reproduction d’un monde
vécu, tandis que le libéralisme 2 favorise la survivance d’une culture. Π est du devoir de l’État de
supporter la culture majoritaire dans son effort de se transformer elle-même. B ne faut pas voir en
Taylor un pur défenseur du libéralisme 2. Pour lui, comme pour Michael Walzer d’ailleurs, le
libéralisme 2 se justifie dans certains cas particuliers où il est du devoir de l’État de protéger une
culture majoritaire sans accorder une égale protection aux cultures minoritaires. Dans les sociétés
d’immigration, le libéralisme 1 est adéquat tandis que dans les États-nations, le libéralisme 2
trouve une justification. Présenté de la sorte, les positions de Taylor et de Walzer paraissent plus
souples que celle de Habermas. Toutefois, dira ce dernier, en regard de la genèse logique de l’État
de droit démocratique, l’opposition entre libéralismes 1 et 2 serait un débat mal posé. Pour lui, «
tout ordre juridique n’est pas seulement le reflet du contenu universel des droits fondamentaux,
mais aussi l’expression d’une forme de vie particulière »301. Sa théorie de l’État de droit
démocratique ne serait pas indifférente aux différences culturelles dans la mesure où elle
reconnaît, contrairement au libéralisme T, le caractère co-originaire de Γ autonomie tant privée
que publique. L’argument tient à ce que, et les échos de Mead et du jeune Hegel résonnent ici en
canon, la formation de !’individualité passe par la socialisation, d’où la nécessité pour l’État de
droit démocratique de protéger le contexte de formation de cette identité. Protéger sans favoriser !
Car il ne servirait à rien d’opposer l’universalisme du libéralisme 1 à la reconnaissance de la
différence culturelle propre au libéralisme 2 puisque l’État de droit démocratique intègre une
défense des contextes d’interaction.
Pour Habermas, les conflits à l’intérieur du corps politique ne sont pas redevables à la
neutralité de l’ordre juridique, mais à la coloration éthique inévitable, selon lui, lorsqu’une
communauté majoritaire entend défendre une culture par le biais de l’appareil d’État. En fait, la
question de la neutralité éthique rejoint celle du fondement normatif de la théorie habermasienne.
Grâce au principe « U », au moral point of view et aux contraintes universelles propres à toute
argumentation, l’éthique de la discussion a son alibi. Plus qu’un alibi, ces éléments permettent de
fonder philosophiquement les conditions de base d’un ordre juridique universel. Ce fondement
repose, comme j’ai tenté de le montrer, sur une définition de la modernité qui n’est pas
nécessairement partagée et qui, mettant l’emphase sur le concept d’apprentissage se voit
contrainte d’interpréter le dialogue en terme de « dissonance cognitive ».
L’herméneutique que met en place Charles Taylor à la fin de son essai sur le
multiculturalisme et qui emprunte à maints égards à Gadamer, me semble particulièrement fertile
pour penser le dialogue interculturel. Pour Taylor, la reconnaissance forge l’identité, ce qui
implique que la réciprocité dans les sociétés multiculturelles - qui ne sont pas nécessairement
modernes - passe par la révision des images de domination. B s’agit d’une question d’éducation.
Un peu comme Mohamed Arkoun, Taylor en appelle à la ré-ouverture du corpus de la tradition
d’enseignement. L’idée ne consiste pas, dans le cas particulier de Taylor, à accorder à toute
culture une égale valeur. Ce postulat est celui du relativisme culturel et mène à l’impasse de
l’autre. Car si chaque culture a de facto une égale valeur, pourquoi faudrait-il s’y rapporter ? Le
relativisme mène à l’économie du travail harassant, engageant et passionnant qu’est celui d’aller
vers l’autre sur le terrain de ses œuvres. En fait, Taylor emprunte à Gadamer les notions
d’anticipation de perfection et de fusion des horizons. B ne s’agit pas de prétendre que tout se
vaut, mais de faire la présomption de l’égale valeur. Cette nuance est fondamentale. Dans le
premier cas, on se maintient à distance d’autrui, on s’épargne la confrontation, tandis que dans le
second, un pas est fait vers le mélange des fluides culturels.
197
L’étude comparative transforme celui, ceux, celle, et celles qui s’y lancent et pose en ce sens un
défi colossal aux sociétés multiculturelles. Le multiculturalisme suppose l’horizon d’une entente à
venir qui ne sera peut-être pas totale, mais qui sera néanmoins. Que restera-t-il de ce processus ?
Des « évaluations fortes » qui n’auront pas un statut épistémique suffisant selon Habermas. Ici
s’opposent les stratégies théoriques de Taylor et Habermas. Ces choix théoriques ne sont pas
anodins ; ils renvoient directement à une conception de la modernité et des potentialités de la
philosophie à l’époque contemporaine. Habermas, comme il a été maintes fois rappelé, dégage le
contenu normatif de la modernité d’un gain cognitif. Ce gain est le fruit d’un transfert de
l’autorité épistémique : d’une représentation chrétienne du monde aux sciences empiriques et
donc à une fondation post-métaphysique du savoir tant moral qu’objectif. Habermas s’en remet au
gain formel de la culture occidentale moderne qui reste, peu importe son origine, universel.
Taylor, me semble-t-il, est plus conscient de T arrière-fond chrétien qui continue d’alimenter les
représentations occidentales du monde. S’il y a une parcelle d’universalité au sein de cette
représentation moderne nourrie du sein du christianisme, celle-ci doit se « confronter » par le
dialogue avec !’Autre.
Plutôt que d’opposer les deux approches, il me semble plus opportun de distinguer leur
niveau d’analyse : Tun éthique et l’autre moral. Si Ton peut accorder à Apel et Habermas « qu’il
n’est pas vrai que les participants à une telle discussion [argumentée] réfléchissant sur la morale
et la culture sont seulement pris dans l’a priori de la factualité de leur propre culture et tradition
communautaire »303, peut-être faut-il également rappeler que les discussions interculturelles ne
concernent pas uniquement des enjeux moraux. Elles visent également une meilleure
compréhension de ce qu’est une vie qui vaut la peine d’être vécue. Ce point de vue éthique
transféré dans le politique, la neutralité de l’État ne tient plus. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours
des choix à faire ne serait-ce qu’en ce qui concerne le corpus qui est enseigné aux enfants et qui
302 Taylor, Charles, Multiculturalisme : différence et démocratie. Paris, Aubier, 1994, p.95-96.
303 Apel, Karl-Otto, Le problème du multiculturalisme dans la perspective de l’éthique de la discussion, in Diversité
198
devient constitutif de leur identité. Cette modification opère à deux niveaux. Une communauté
qui se considère socialement opprimée modifie la perception qu’elle a d’elle-même.
Simultanément la perception que le reste de la société a de cette communauté se modifie. Si
Taylor parvient à justifier une intervention de l’État pour assurer la survivance d’une
communauté de destin historique, aussitôt se pose la question de savoir s’il faut accorder des
droits aux minorités « endogènes », c’est-à-dire qui font partie de l’histoire récente d’un pays.
humaine, Sosoe, Lukas K. (dir...), Québec, PUL, 2002, p.98. C’est moi qui ajoute les crochets.
304 « La plaine est aux Arabes, la montagne est aux Kurdes » dit le dicton kurde. Les Kurdes, dispersés sur 5 pays
(Turquie : 17 000 000, Iran : 6 000 000, Irak : 4 000 000, Syrie : 1 000 000, Arménie : 60 000) parlent une même
langue d’origine indo-européenne et d’influence perse et qui se sépare en deux dialectes à savoir le sorani et le
kourmandji, généralement réservé aux régions montagneuses. La revendication du peuple kurde ne date pas d’hier.
Suite au démembrement de l’empire ottoman, le traité de Sèvres conclut le 10 août 1920 entre la Sublime Porte
(Istanbul) et les alliés menait explicitement à un « kurdistan indépendant » sur des terres qui ont par la suite été
199
député indien ne pourrait-il pas représenter les intérêts d’un député libanais et vice versa ?
Puisque la capacité empathique des individus et des groupes n’est pas totale, Kymlicka s’en remet
à la nécessité d’une culture politique commune et d’un modèle délibératif de démocratie qui a
ceci de particulier, contrairement au modèle habermassien, qu’il inclut un droit contextuel de
représentation des groupes. La question de savoir quand et dans quelles circonstances ce droit
s’applique déborde le cadre de la présente analyse. L’important tient plutôt à ce que la
représentation des groupes minoritaires repose sur le besoin vital, et Kymlicka rejoint ici Taylor,
de ces groupes à être entendu. Or, et c’est un argument fort, ce support des communautés s’inscrit
en parfaite continuité avec les principes de la démocratie moderne. Le droit des minorités ne
s’oppose pas au postulat moderne de l’individualisme : il le renforce. La « culture sociétale »
moderne, et c’est là sa force, se présente comme un contexte de choix dans lequel chaque
individu est à même de déterminer ce qu’il considère comme une vie réussie. Grâce au droit de
représentation, la survivance des minorités est assurée - ou en voie de l’être - de telle sorte que
les choix de « bonnes vies » sont multipliés. C’est par cette idée d’un « contexte de choix élargi »,
que Kymlicka parvient à concilier droit des minorités à sa théorie de l’État moderne.
Si le droit des minorités est compatible avec les exigences de la démocratie, que faire
lorsqu’une minorité ne se comporte pas de façon démocratique ? Quelles sont les limites de la
tolérance ? La perspective libérale dans laquelle se meut Kymlicka suppose d’une part que les
acteurs au sein d’un groupe peuvent agir librement et que, d’autre part, !’interaction entre groupes
majoritaires et minoritaires est suffisamment égalitaire pour que le groupe minoritaire
n’intériorise pas une perception négative de sa propre identité. En fait, la tension entre droits
individuels et droits collectifs survient au moment où la minorité impose une « contrainte interne
» qui limite la capacité de choix de ses membres. L’élasticité de la tolérance atteint ses limites
lorsque les libertés civiques et politiques d’un membre d’une minorité sont bafouées au nom de
son groupe. Le libéralisme peut-il mettre son nez dans les affaires d’une communauté qui sied sur
son territoire et qui n’agit pas - ou n’agirait pas - en fonction des préceptes libéraux ?
raison instrumentale ne connaît pas de frontière. Toutefois, il faut soigneusement distinguer ici
deux éléments importants à savoir T atteinte aux libertés au sein même d’une communauté et les
relations symétriques entre communautés qu’elles soient ethniques, nationales, minoritaires ou
majoritaires. Dans le premier cas, une rationalité en valeur est en jeu tandis que dans le second
des éléments stratégiques se greffent à ces considérations culturelles. Dans chaque cas toutefois,
la difficulté réside dans !’interprétation de la position de !’Autre. Le cas de Salman Rushdie,
tristement devenu célèbre par ses Versets Sataniques et condamné par une fatwa lancée contre lui
par le défunt ayatollah Khomeiny, est exemplaire. En touchant au Texte sa vie est a été mise à
prix. Le jugement de Khomeiney et de tous ceux qui le suivent est, dans la perspective de
l’éthique de la discussion, incompatible avec la notion de tolérance propre à l’État de droit. Les
défenseurs de ce fondamentalisme - c’est le problème de tout fondamentalisme quel qu’il soit -
font l’erreur d’absolutiser leur prétention à la validité et de ne pas accepter la faillibilité de leurs
propres énoncés. Il y aurait alors, pour reprendre les mots de Habermas, « dissonance cognitive ».
Le problème du port du voile islamique dans les institutions semble plus délicat. Là, les
opposants argumentent postulant que ce symbole porte atteinte au principe de la modernité
politique, voire qu’il est l’expression d’une domination intrinsèque à l’Islam qui contrevient au
principe moderne de l’égale dignité de chacun. Le danger est que les motivations d’autrui soient
interprétées sans que ce dernier n’ait un mot à dire. L’intervention est alors qualifiée de
paternaliste. C’est autrui qui se voit privé de sa liberté d’expression. Cette problématique suscite
aujourd’hui de chauds débats, notamment en France, et avivent les sensibilités puisque touchant
l’identité de chacun.
Bref, !’immigration force à reconsidérer les bases des identités nationales et post-
nationales. Toute théorie des sociétés multinationales et/ou multiethniques sait bien qu’elle ne
peut plus s’en remettre à un nationalisme ou un islamisme exclusif. Quels sont les liens qui nous
unissent ? Sur quelle base est-il possible de coexister le plus pacifiquement qu’il soit sans que les
minorités n’aient à se sentir menacées ? La réponse que fournit Habermas à cette question réside
sans doute dans le patriotisme constitutionnel, pendant politique de l’idée de communauté morale.
202
« Une culture politique libérale n’est que le dénominateur commun d’un patriotisme
constitutionnel qui aiguise en même temps le sens de la diversité et de l’intégrité des différentes
formes de vie qui coexistent dans une société multiculturelle »307. Selon Habermas, les nouveaux
immigrants dans un pays n’ont pas à aliéner leur identité, ni à s’assimiler à la forme de vie
dominante. Sous l’égide des principes de la constitution, une culture politique doit être partagée
par les citoyens sans que celle-ci ne soit en substance l’expression d’une forme de vie particulière.
Les principes constitutionnels ne réfèrent pas aux orientations éthiques de base d’une
communauté, comme c’est le cas chez S andel par exemple, mais à une culture politique commune
à laquelle les citoyens des sociétés pluralistes ne peuvent se dérober s’ils veulent cohabiter
pacifiquement. D’où vient cette culture politique commune ? Comment y est garantit l’harmonie
entre les origines culturelles d’un immigrant et les normes culturelles de la cohabitation ?
s’étend à mesure que !’autrui se généralise, à la communauté politique régie sous l’égide du
patriotisme constitutionnel.
L’intégration politique repose sur les principes de l’État de droit démocratique. La qualité
de citoyen se dissocie de l’appartenance à la nation. Une solidarité abstraite lie les individus
sollicités par des allégeances beaucoup plus concrètes comme la région, la nation, la famille ou
l’appartenance à une communauté nationale minoritaire ou ethnique, etc. Le problème avec cette
forme abstraite de solidarité reste toujours le même à savoir « comment les normes universelles
peuvent-elles s’enraciner dans les habitus ? ». Comment le droit devient-il coutume ? Dans les
sociétés modernes - où la position de chacun dans la société n’est pas ou ne doit pas être
prédéterminée en fonction de son origine - le serment d’allégeance se fait à l’égard des principes
formels de la constitution. Cette allégeance, contrairement au cas des ‘açabiyyat tant
khaldouniennes que modernes, n’a rien de limitatif. Quiconque peut s’en remettre aux principes
de l’État de droit démocratique tout en se reconnaissant simultanément membre d’une
communauté éthique. Le problème ne concerne pas l’allégeance de chacun, mais !’harmonisation
des statuts juridiques. Ce qui prévaut dans la communauté politique ne doit pas, ou le moins
possible, entrer en contradiction avec les solidarités concrètes qui, elles, doivent rester ouvertes.
En jouant le jeu de l’État de droit démocratique, les communautés savent, devraient savoir, que
!’appropriation de l’État à leur seule fin est illégitime. Encore une fois, il faut distinguer les
minorités ethniques des minorités nationales. Le patriotisme constitutionnel ne tolère pas les
groupes de solidarité qui, menés par un intérêt stratégique, visent la maximisation du pouvoir
pour les leurs. Le patriotisme constitutionnel n’autorise pas la minorité nationale à s’emparer de
l’État pour ériger des barrières juridiques dans le but de protéger une culture. La non-protection
des identités culturelles par des moyens politiques et juridiques reste problématique par exemple
pour le Québec, les Kurdes ou même les Kabyles en Algérie. Autant l’État-nation non-inclusif
contredit le patriotisme constitutionnel, autant ce dernier ne doit pas, me semble-t-il, rester
insensibles aux différences. En fait, le patriotisme constitutionnel, versant politique de la
communauté morale, se comprend mieux en regard de la constellation post-nationale européenne.
parvient plus, ou moins. Ne trouvant plus de solutions au sein même du cadre étatique, Habermas
s’en remet à des instances supranationales devant faire contrepoids à la mondialisation sans
toutefois restructurer l’économie mondiale. Le multiculturalisme n’est pas seul à délégitimer
l’actuelle pertinence de !’État-nation, car la pression de l’économie mondiale sur les États exige,
elle aussi, des solutions qui transcendent l’État et donc la nation. Partant de l’exemple qui est le
sien, Habermas évalue les espoirs investis dans l’instance transnationale qu’est l’Union
Européenne et recense quatre attitudes par rapport à cette dernière. Dit rapidement, les (i)
europhiles vont dans le même sens que la mondialisation. L’intégration sociale au sein de l’union
n’a pas à reposer sur !’identification à une « culture politique libérale», seule compte l’intégration
économique. Néolibéraux, les europhiles maintiennent l’idée d’un État minimal concurrentiel.
Les (ii) eurosceptiques s’en prennent quant à eux à la déterritorialisation qu’implique l’Union
Européenne préférant s’en remettre à une attitude protectionniste et ce, à tous les niveaux. La
glorification des traditions locales et de la politique régionale les conduirait au refus de l’altérité,
de la diversité et donc à la négation du principe de l’égalitarisme universel à la base de la
démocratie. Hors des sentiers battus par les europhiles et les europhobes, se trouvent les solutions
de rechange eurofédéralistes et cosmopolitiques. La solution de rechange défensive vise la
compensation des effets secondaires du capitalisme puisqu’il est impossible de penser que le
politique puisse domestiquer l’économie mondiale. Le rôle compensateur de cette nouvelle forme
étatique se distingue du rôle homologue que jouait l’ancien État-nation dans la mesure où son
interventionnisme est teinté de néolibéralisme. Ainsi, pour les (iii)eurofédéralistes, le travail reste
la clé de l’intégration sociale, c’est pourquoi la notion d’égalité se voit réduite à la seule égalité
des chances de chacun à se réaliser dans la sphère économique. La solution (iv) cosmopolitique,
offensive, sur laquelle débouche la pensée morale et politique de Jürgen Habermas, se porte
internationalement à la hauteur des marchés sans en arriver à la fiction du gouvernement mondial.
Des institutions transnationales doivent se porter à la hauteur des systèmes fonctionnels qui
régissent l’économie de marché. Le vide politique, dû au primat de l’économie, est comblé
lorsque ces institutions internationales deviennent légitimes démocratiquement. Pour ce qui est de
l’Union Européenne, un paradoxe reste : la création de nouvelles institutions à Bruxelles ou
Strasbourg ne signifie pas tant un renforcement de la démocratie, qu’une complexification du
pouvoir qui éloigne le citoyen des institutions. Partant de ce paradoxe, Habermas pose la question
de savoir si l’union n’est que la somme de ses membres (ce qui conduit à la seule péréquation des
intérêts nationaux entre les États) ou si le tout est plus que la somme des parties. Encore là, il
faudrait savoir ce qui fait de l’Europe une authentique fédération et déterminer le rôle de celle-ci.
La solution défensive a, du point de vue d’une théorie de l’agir communicationnel, un
inconvénient théorique majeur. Elle se confine à un usage instrumental et systémique de la raison
205
refoulant du coup l’agir communicationnel qui, lui, vise l’universalité dans l’entente et la
solidarité. Pour Habermas, donc, l’option cosmopolitique doit transpercer le cœur de l’État
européen authentique et garantir l’universalité de son union qui n’est pas qu’économique, mais
politique, voire morale et culturelle.
Le passage du « pour nous » des nationaux au pour « pour nous » des Européens suppose
qu’une culture politique commune puisse se dégager des différentes cultures nationales.
Comment s’insère cette nouvelle identité dans le tissu déjà complexe de l’identification à la
nation, à des principes, à une région, un clan, etc. ? Le patriotisme constitutionnel part de l’idée
selon laquelle la souveraineté populaire ne doit pas être comprise dans un sens ethnique et/ou
nationaliste, mais en regard de l’égalité de chacun devant la loi dont il est simultanément auteur et
sujet. Cette égalité théorique prend une première coloration éthique si l’on distingue l’intégration
politique et sociale de T intégration culturelle. L’intégration politique renvoie à la loyauté de
chaque citoyen envers la culture politique commune, qualifiée de libérale en Occident. Suivant
207
Habermas, cette culture commune trouve sa source dans les principes constitutionnels de l’État de
droit démocratique où tous sont traités avec impartialité. Cette communauté politique est qualifiée
d’inclusive dans la mesure où le critère d’admissibilité n’est ni religieux, ethnique, confessionnel,
clanique, national, etc. Théoriquement, quiconque fait siens les conditions de la pensée post-
métaphysique et le faillibilisme peut accéder à cette communauté dont les frontières sont celles de
l’esprit et non du territoire. Les critères d’admission à l’intégration culturelle sont quant à eux
plus restrictifs, puisque la solidarité ne renvoie pas à un principe abstrait. Considérant que la
culture politique libérale commune à l’Occident est le fruit d’une interprétation des principes
constitutionnels sis dans une tradition juridique déterminée, la question demeure légitime de
savoir si !’intégration politique - qui se veut neutre - n’est pas elle-même éthiquement et
culturellement colorée. Habermas répond à cette objection répandue en maintenant la distinction
entre les deux types d’intégration : politique et éthique. « L’universalisme des principes juridiques
se reflète dans un consensus procédural, bien qu’il doive, pour ainsi dire, s’intégrer, au moyen du
patriotisme constitutionnel, au contexte d’une culture politique historiquement déterminée »310.
Les principes constitutionnels sont le fruit d’une tradition juridique qui considère l’égale liberté
de chacun comme étant fondamentale. De même, ce sont ces principes qui doivent orienter les
décisions du droit et de l’État. Ceci ne signifie pas que la nation, les confessions, les ‘açabiyyat
ou les minorités doivent, par définition, être démembrées. Simplement, l’État, dans la perspective
habermassienne, ne peut les soutenir. Tant que l’intégration éthique, orientée en fonction de
valeurs, ne se rabat pas sur l’intégration politique, orientée en regard de normes universelles, la
neutralité des ordres politiques et juridiques est maintenue.
Cette distinction entre deux types d’intégration permet de mieux comprendre l’allégeance
du citoyen en regard des différents vecteurs identitaires qui le sollicitent. Théoriquement, il ne
devrait y avoir aucune contradiction à être simultanément Français, Musulman d’origine
algérienne, Européen vivant dans la banlieue parisienne. Ces différents vecteurs d’identification
ont plus ou moins de résonance dépendamment des individus. Les identités se font meurtrières
lorsque, pour revenir aux mots d’Amin Maalouf, Ton demande à un individu ou un groupe de ne
choisir qu’un de ces nombreux vecteurs identitaires. Quiconque place autrui devant un choix
aussi tranché, aussi manichéen, se situe lui-même hors du cadre du patriotisme constitutionnel
moderne. Dans la culture libérale moderne, se sont les individus qui ont le choix de leur
allégeance et non eux qui sont sommés de choisir. L’attachement aux principes abstraits de la
constitution et à la communauté des citoyens est moins prenant. Π lui manque un ethos concret et
c’est sans doute pour cette raison que ses défenseurs se rabattent sur les droits de la personne.
« Même si une telle communauté se constitue selon les principes d’un État à constitution
démocratique, elle développe une identité collective de façon à interpréter et à mettre en œuvre
ces principes à la lumière de son histoire et dans le contexte de sa forme de vie »311. La difficulté
de ce modèle tient au fait que les principes constitutionnels, qui ne sont jamais complètement
réalisés, doivent s’encrer davantage de façon à ce que les droits de la personne, pour qui les
défend, ne restent pas au stade de principe. L’espoir d’un ethos concret totalement démocratique
reste dans la mire du philosophe et des partisans du cosmopolitisme. Comme il a déjà été dit,
cette hypothèse conduit à l’idée d’une politique intérieure à l’échelle de la planète sans
gouvernement mondial. Prenant acte de la mondialisation galopante et tentant de tirer les leçons
d’un « court vingtième siècle » belliqueux, Habermas pose le problème de la lutte pour la
reconnaissance à l’échelle internationale. Sous l’égide du droit cosmopolitique, il reformule le
projet initial de Kant d’une paix perpétuelle entre les nations. À ce stade, la lutte pour la
reconnaissance entre l’Occident et le monde arabo-musulman déborde le cadre d’un ensemble
politique donné.
Dans son projet de paix perpétuelle, Kant postule que l’état juridique interne doit mener à
un état juridique global qui unit les peuples et écarte toute guerre pour toujours. La définition
négative que donne Kant de la paix comme non-guerre reste radicale dans la mesure où cet état de
paix permanent correspond à l’éradication complète de la guerre à tout jamais et en tout lieu. La
312 Fearon, James, D., Laitin, David, D. Ethnicity, insurgency, and civil war, in American Political Science Review,
vol. 97, no. 1,2003, p.75.
210
fondation kantienne du pacifisme juridique, rappelle Alain Renaut313, est à chercher dans son
opuscule intitulé Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de 1784 et dans
des textes qui gravitent autour. Là, Kant prétend que le but final du genre humain est la réalisation
de la constitution politique la plus parfaite, c’est-à-dire d’un état où la liberté de chacun peut
coexister avec celles des autres qui l’entourent de près ou de loin. Cet idéal d’une pacification
politique des relations entre les États et entre les libertés individuelles meut Kant vers l’idée
d’une paix perpétuelle qui prend le nom d’un « droit cosmopolitique » où l’être humain est conçu
en tant que citoyen d’une nation particulière et membre de la société des citoyens du monde. Que
l’accent soit mis sur le citoyen du monde ou le citoyen de la nation, ce sont deux interprétations
du cosmopolitisme qui « s’affrontent ». Le souverain bien politique serait, dans la première
acception du cosmopolitisme, réalisée lorsque la constitution de tous les États sera républicaine,
c’est-à-dire élective. L’intuition étant que les États démocratiques ne se font pas la guerre. Cette
première définition du cosmopolitisme kantien, que Habermas tente de reformuler à l’aune de
l’histoire du temps présent, mise sur une fédération des États libres permanente et universelle. La
seconde version du cosmopolitisme ne part de la souveraineté des États et donc du citoyen de la
nation, mais du citoyen du monde, de l’habitant de la terre au service de l’État mondial.
Habermas rejette cette seconde version du cosmopolitisme kantien. Version que Kant, dira Alain
Renaut, aurait lui-même abandonnée au nom du pluralisme politique, car la théorie du contrat ne
fonctionnerait que si les contractants sont regroupés antérieurement au contrat. L’existence du
peuple rendrait possible le contrat. En outre, si les lois, comme le suggère Kant, perdent en
vigueur ce que le gouvernement gagne en étendue, un gouvernement mondial devient tout.
simplement impossible. L’affaiblissement des lois génère un nouvel État de guerre conduisant le
gouvernement mondial à se faire despotique. Dans les deux cas, la paix, et a fortiori la paix
perpétuelle, s’en trouve menacée.
devrait se soumettre de façon impérative à une obligation fixée par le « congrès permanent des
États ». Kant, dira Habermas, a tâché de répondre à la question de la motivation des États à se
fédérer en dégageant le lien entre politique et morale. Carl Schmitt aurait fournit une solution
originale à ce problème - entre politique intérieure et politique extérieure - en jumelant une
politique intérieure pacifique à une politique extérieure belliqueuse. L’argument de Schmitt étant
que le droit d’un État à s’engager librement dans une guerre est constitutif de sa souveraineté et
donc que tout ordre cosmopolitique cherchant, via une alliance, à abolir ce droit d’aller en guerre
ne pouvait se justifier. D’autant que, toujours selon Schmitt, l’idéal des droits de l’Homme qui
autoriserait cette aliénation de la souveraineté étatique dans les affaires extérieures supprime
!’opposition entre ami et ennemi, propre au rapport asymétrique intrinsèque au politique. La
position de Schmitt comporte deux éléments importants qui méritent qu’on s’y attarde à savoir la
séparation classique entre politique extérieure et intérieure et la moralisation du politique par les
droits de l’Homme.
Tentant de redonner vie à Γintuition kantienne, Habermas s’en prend à la thèse libérale
classique selon laquelle le commerce international pacifie les relations interétatiques. L’idée
d’une adéquation entre commerce et paix ne tient pas la route pour les marxisants - dont
Habermas reste l’héritier - pour qui l’écart croissant entre lès classes augmente le risque de
tensions sociales pouvant conduire jusqu’à la guerre civile. La mondialisation économique
implique une interdépendance entre les événements locaux et lointains, internationaux de telle
sorte que « la démarcation entre politique intérieure et extérieure, qui est constitutive des États
souverains, devient floue »314. La lutte des classes à l’intérieur de la société prend la figure d’une
stratification de la société mondiale, unie par les systèmes de communication et les marchés. Dans
le tiers-monde, l’État, qui selon Weber détient le monopole de l’usage légitime de la force, est si
faible que des tensions ocurren! entre classes sociales, groupes mafieux ou fondamentalismes. Le
deuxième monde renvoie à la politique de puissance d’État autoritaire. Habermas vise
précisément les États arabes du Golfe. Du point de vue d’une résolution internationale des conflits
fondée à partir du principe « U » ces États posent un problème de taille dans la mesure où ils ne
sont pas démocratiques. Autoritaires, ces derniers ne rencontrent pas le standard démocratique
propre à la Diskursethik selon lequel chacun peut rationnellement légitimer une norme d’action
universelle. Pour être théoriquement conséquente avec elle-même, il est à se demander comment
une théorie des relations internationales fondée sur le principe « U » pourrait déboucher sur une
alliance entre des États démocratiques et autoritaires ? Comment un État peut-il justifier, toujours
314 Habermas, Jürgen, La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée kantienne. Paris, Cerf, 1996, p.37.
212
du point de vue de la Diskursethik, tout octroi à des royaumes comme celui par exemple d’Arabie
Saoudite ? Quant au premier monde, les intérêts nationaux correspondent à peu de choses près au
critère normatif du droit cosmopolitique. En vertu de cette bipartition, la question de la modernité
et de son Autre renvoie à la relation entre l’occident et le monde arabo-musulman, mais entre
l’occident et le tiers-monde. « Les traces d’une reconnaissance refusée marquent toujours les
relations historiques entre l’Occident et l’Orient et, à plus forte raison, le rapport entre le premier
et ce qu’on appelait naguère le tiers-monde»315. Selon Yves Lacoste, les structures claniques
décrites par Ibn Khaldoun permettent d’expliquer le passé du tiers-monde par son état de
dépendance envers le colonisateur. Tentant de trouver les causes des conflits civils actuels,
Learon et Laitin retournent à la période de décolonisation des années 50 et 60 et fournissent, un
peu comme Lacoste, une explication non pas religieuse et/ou ethnique des guerres civiles, mais
économiques. L’idée étant que la pauvreté est un indicateur de la faiblesse de l’État et que les
conditions qui favorisent l’insurrection d’un groupe, d’une ‘açabiyya dans notre vocabulaire, sont
plus souvent qu’autrement économiques. Une ‘açabiyya qui s’empare du pouvoir et fait de l’État
un instrument au service de sa puissance relève du second monde, alors que la lutte entre
différentes ‘açabiyyat pour la mainmise sur un État en devenir renvoie au tiers-monde politique,
terreau fertile des guerres civiles.
Une protection globale des droits de la personne qui ne parvient pas à atteindre les acteurs
en dessous de l’État passerait, me semble-t-il, à côté de l’enjeu sécuritaire majeur dans les conflits
civils. Protéger des individus pétris par la vulnérabilité, laquelle est décuplée en cas de crise,
implique, selon Habermas, que les auteurs des exactions peuvent et doivent être poursuivis, de
même que les potentielles victimes protégées. « La clef du droit cosmopolitique, dit-il, réside
dans le fait qu’il concerne, par delà les sujets collectifs du droit international, le statut des sujets
de droits individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe à !’association des
cosmopolites libres et égaux »316. Évaluant la souveraineté de l’État à la baisse en précisant que
l’État est trop souvent absent dans le tiers-monde, Habermas tente de dépasser l’opposition entre
un cosmopolitisme qui part ou bien des citoyens nationaux ou bien des citoyens du monde. En ne
misant que sur les nationaux, on retourne à une théorie de l’État-nation limitative pour les
sociétés modernes, inappropriée pour les pays du tiers-monde et hypocrite envers les États du
« second monde ».
Le point de vue moral débouche sur l’idée d’une démocratie délibérative, mais reste
inopérant sans un point de vue cosmopolitique. En fait, ce dernier se distingue du point de vue
moral en ce qu’il est juridique et non moral. La prétention à la validité des droits fondamentaux a
un statut particulier et constitutif, dans la mesure où ces droits régissent la constitution. Suivant
Habermas, la puissance normative des droits de la personne ne reposerait pas uniquement sur leur
ancrage institutionnel, mais également, et surtout, sur leur proximité de fondation avec le moral
point of view. Voire, ces droits reposent exclusivement sur le point de vue moral317. Les droits
moraux partent de la vulnérabilité de tout un chacun sans véritablement parvenir à protéger
quiconque. Le droit cosmopolitique prend acte de cette vulnérabilité originelle et vient la panser
par des droits de la personne qui, eux, recouvrent les individus jusqu'alors sans défense. Cette
couverture juridique tous y ont droit sans exception. Pour les membres des États démocratiques,
cette protection a l’avantage de s’inscrire dans leur constitution « nationale », voire post-
nationale. Pour le reste du monde, les droits de la personne restent en dehors de la constitution et
c’est pourquoi il est important, selon Habermas, que les droits de la personne puissent s’étendre
aux citoyens du monde peu importe leur territoire. « Le droit cosmopolitique est une conséquence
de l’idée d’État de droit. C’est grâce à lui seulement que s’établit une symétrie entre la
juridisation des relations sociales et politiques en deçà et au-delà des frontières étatiques »318. Le
droit cosmopolitique se veut la poursuite de la théorie habermassienne de l’État de droit
démocratique à l’échelle de l’humanité. Les acteurs au-delà de l’échiquier politique nationale
doivent, ou plutôt devraient, eux aussi régir leurs actions en regard du droit cosmopolitique.
Quant aux acteurs infra étatiques, leur position sociale et politique ne leur garantit, théoriquement
bien entendu, aucun privilège ou passe-droit.
Kant, selon Habermas, entrevoyait un espace public mondial mais force est de constater
qu’aujourd’hui, ce territoire reste sauvage. L’image idéalisée de l’espace public cède sa place aux
mass media qui ont tendance à fixer l’agenda {agenda setting), à déterminer la zone
d’acceptabilité des arguments et à troquer la publicité pour la pub. Les mass media et les
nouvelles technologies de !’information favorisent la saisie immédiate des conflits où qu’ils
soient sans toutefois en favoriser la résolution commune. Les acteurs éparpillés restent, sauf dans
de rares exceptions, passifs. La guerre du Vietnam et la première guerre du Golfe319- comme la
seconde me semble-t-il - ont favorisé l’émergence d’un espace public mondial mais ce dernier,
sauf peut-être dans le cas du Vietnam, n’a pas réussi à mettre un terme à la guerre. Le génocide
rwandais est resté quasi orphelin dans les medias tandis que l’opinion internationale a
attendu l’explosion, le 5 février 1994, d’un obus dans un marché public de Sarajevo pour voir les
grandes puissances occidentales intervenir dans le conflit bosniaque. La question n’est pas ici de
savoir si oui ou non les médias ont été instrumentalisés dans cette opération, voire si leur
couverture du conflit qui opposait serbes, croates et bosniaques a été ou non objective.
L’important tient à ce que la fonction de dramatisation des medias favorise l’émergence
spontanée d’une opinion publique mondiale qui semble avoir une influence sur la politique
étrangère des États. Dans ce cas, les medias ont servi de fer de lance à une intervention militaire
justifiée du point de vue de l’opinion publique occidentale. Que ce soit via Internet, par la presse
internationale et/ou les mass media, les nouvelles technologies de !’information semblent
favoriser le développement d’un espace public mondial. Ce qui ne signifie en aucun cas que la
319 Selon Jean Baudrillard, la guerre du Golfe n’aurait pas, télévisuellement parlant, eu lieu. Baudrillard, s’interroge.
Comment se fait-il qu’une vraie guerre n’ait pas généré de vraies images ? Les images présentées en direct auraient
contribué à rendre la guerre inintelligible et virtuelle. La réalité aurait été violée et le monde défiguré. « Mascarade de
!’information, avec son chantage à la panique - visages flétris, livrés à la prostitution de l’image - image d’une
détresse inintelligible. Pas d’images de champ de bataille, mais des images de masques, de visages défaits et aveuglés
- des images d’altération. Ce n’est pas la guerre qui a eu lieu là-bas, c’est la défiguration du monde » La guerre du
Golfe n’a pas eu lieu. Paris, Galilée, 1991, p.33.
215
lutte pour l’ouverture de l’espace public à l’intérieur des pays non démocratiques soit d’ores et
déjà gagnée.
Lorsque l’espace public politique est inféodé par un pouvoir qui n’a de cure pour les
libertés communicationnelles des groupes et des individus, la presse internationale, voire les mass
media, joue souvent un rôle que la presse locale ne peut remplir. Pour Jean-Paul Marthoz,
directeur européen de !’information à !’organisation Human Rights Watch, «la presse
internationale peut agir de multiples manières, et notamment comme une presse de substitution,
en faisant les reportages interdits, en prenant le relais d’une presse bâillonnée »320. Elle devient
alors un acteur crucial dans la démocratisation. Dans le monde arabo-musulman, l’absence de la
liberté de la presse nationale, au plus bas sauf peut-être au Liban et au Koweït, est un enjeu
crucial pour une démocratisation qui vient de l’intérieur. Si, comme le pense Marthoz, la presse
internationale joue un rôle capital dans la démocratisation, la question est de savoir si, en ce qui
concerne le monde arabe, la presse panarabe, tant écrite qu’électronique, sert le développement
des libertés civiques dans des pays où la presse se résume aux allées et venues des différents raïs.
Des quotidiens sis à Londres (al-Hayat, al-Wasat, al-Quds al-Arabi) ont une capacité critique dont
ne dispose pas la presse locale. De plus, l’émergence de chaînes de télévision panarabe comme al-
Arabiyya et surtout al-Jazira remet en cause les médias d’État pléthorique qui, soudés au pouvoir,
ne disposent d’aucune capacité critique. «Al-Jazeera is an ideal venue for enhancing civil
liberties among the Arab community scattered across the globe »321. Selon ses défenseurs, le
réseau installé au Qatar favoriserait le débat et la discussion et prépare, de l’intérieur, le monde
arabe à la démocratie. Cette référence à al-Jazira ne vise en rien l’éloge de cette nouvelle CNN du
monde arabe dont le financement, lié à l’émir du Qatar Sheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, reste
problématique. La question est plutôt de savoir comment, dans le contexte de la mondialisation,
les médias transnationaux façonnent le monde arabe et servent l’émergence d’un regard critique
sur la tradition religieuse et sur le pouvoir.
Si le défi de la modernité consiste dans le fait pour chaque individu et chaque société de
« trouver en soi-même ses propres garanties » via la rationalité dialogique (communicationnelle)
plutôt que monologique (au sens stratégique), on voit mal comment une société peut se passer
d’une presse libre pour se moderniser. Habermas dramatise ce problème, me semble-t-il, en
320 Marthoz, Jean-Paul, Et maintenant, le monde en bref : politique étrangère, journalisme global et libertés.
Bruxelles, GRIP-Complexe, Bruxelles, 1999, p. 158.
321 El-Nawawy, Mohammed, Iskandar, Adel, Al-Jazeera : the story of the network that is rattling governments and
redefining modern journalism. Westview Press, Cambridge, 2003, p.59.
216
concevant les institutions de la liberté à partir d’une « culture politique libérale ». « Les pratiques
d’une telle culture assurent la médiation entre morale, droit et politique et constituent en même
temps le contexte approprié d’un espace public qui favorise des apprentissages politiques »322.
Habermas maintient le lien entre la constitution juridique et la culture politique d’une
communauté. De la sorte, il établit un lien interne entre la moralité, le droit et la politique,
développe un lien entre la pensée critique et la tradition occidentale pour ainsi considérer le
problème de la démocratisation du point de vue d’une rationalisation du monde vécu. Or, me
semble-t-il, par cette homonymie entre tradition critique et culture libérale, Habermas alourdit le
rapport entre la modernité occidentale et monde arabo-musulman pour la pènser en terme de
« dissonance cognitive ». La démocratisation devient synonyme d’une rationalisation de la
culture, mais l’instrument de cette rationalisation reste inconnu. En partant du pouvoir politique et
des structures sociales souvent sous-jacentes, la question du rapport de la modernité occidentale
au monde arabo-musulman prend une autre tournure. Le lien interne entre les institutions de la
liberté et la culture politique libérale est reformulé dans une équation plus complexe qui tient
compte de la visée de pouvoir propre aux ‘açabiyyat. Les (i) institutions de la liberté exigent des
(ii) ‘açabiyyat qu’elles jettent au brancard leur volonté de pouvoir permettant ainsi d’ouvrir
l’espace public et donc (iii) de rationaliser, d’un point de vue communicationnel, la culture sans
que celle-ci ne conduise nécessairement à l’individualisme libéral.
322 Habermas, Jürgen, La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée kantienne. Paris, Cerf, 1996, p.47
217
Selon Jean-Pierre Derriennic, les guerres civiles - qui se distinguent des guerres étatiques
en ce que les combattants ne sont pas organisés en États - se déclinent en trois actes à savoir
partisanes, socio-économique et identitaires. La capacité des individus à se « décontextualiser »
varie selon la nature des groupes en conflit. Dit rapidement, dans les guerres partisanes, comme
par exemple la guerre de Trente Ans entre Catholiques et Protestants que consacra la paix de
Westphalie, il est possible d’adhérer volontairement à un groupe, voire de retirer son adhésion au
profit d’un autre groupe en conflit. Dans les guerres socio-économiques, les groupes sont définis
par la place que leurs membres occupent sur le spectre socio-économique. En ce sens, les sociétés
capitalistes diminuent le risque de guerre civile puisque la mobilité sociale y est relativement
grande, que l’opposition entre propriétaire et esclave ne fait pas sens et qu’un mécanisme de
gestion des crises, le droit, s’est institutionnalisé. Dans les guerres identitaires, la position de
chacun est prédéterminée à la naissance. Les individus n’ont pas, sauf dans de rares occasions, la
possibilité de changer de camp. L’identité devient immuable et la capacité de décontextualisation
nulle.
Certes, le monde est beaucoup plus complexe et les guerres civiles peuvent jouer à la fois
sur différents registres ou même «évoluer», c’est-à-dire qu’une guerre partisane, par exemple,
peut se transformer en guerre socio-économique. La Colombie d’aujourd’hui offre, me semble-t-
il, un bon exemple de cette mutation possible des guerres civiles. Dans le monde arabe, les
possibilités de guerres civiles ne sont pas à dénigrer bien que la guerre du Liban, elle, soit chose
du passé. En prenant au sérieux l’hypothèse néo-patrimonialiste/clientéliste selon laquelle l’État
central laisse en périphérie des groupes de solidarités - appelons-les des ‘açabiyyat - qui aspirent
à jouer un rôle politique, la question devient de savoir comment ces groupes réagiront-ils à la
fermeture du jeu politique ? À partir de quel vecteur identitaire lieront-ils leurs membres ? Voire,
ce vecteur est-il réel ou construit ? En fait, ces régimes rigides sèment des bombes en périphérie
du pouvoir et forcent souvent les acteurs à user de moyens non conventionnels pour déstabiliser le
pouvoir. En ce sens, les tenants de l’éthique de la discussion sont confrontés à deux difficultés
qui, elles, invitent à une seule réponse. D’une part, la pacification des conflits par le droit
suppose, du moins au niveau théorique, que tous les États signataires d’un traité puissent être
qualifiés de démocratiques dans le sens où chacun de leurs sujets pourraient se prononcer et
accepter sans contrainte les effets secondaires de !’observation universelle d’une norme d’action
commune. D’autre part, considérant les risques théoriquement prévisibles de guerres civiles dans
le tiers-monde (faiblesse de l’État) et le deuxième monde (État de fer), la question est de savoir si,
du point de vue de la Diskursethik, les États dits démocratiques ont une responsabilité envers le
218
323 David, Charles-Philippe, La guerre et la paix : approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris,
Presses de Science Po, 2000, p.108.
Conclusion
220
Conclusion
La deuxième partie du mémoire reprend, sans le dire explicitiment, le débat sur les
« valeurs asiatiques » en le déplaçant dans ce qu’il a été maladroitement convenu de nommer le
monde arabo-musulman. Remontant aux origines du rationalisme arabe, en accordant une
importance toute particulière à la philosophie d’Ibn Rushd et à ses interprétations
contemporaines, le quatrième chapitre a simplement cherché à dépoussiérer une pensée moderne
qui revendique un regard critique sur la religion musulmane sans pour autant la dénigrer. Ce
passage par le Cordouan reste symbolique, emblématique d’une rencontre, d’un passage, entre les
deux rives de la Méditerranée. La figure d’Averroès reste un moment fort de la pensée arabe et
musulmane tantôt folklorisée, tantôt vénérée. Passant de l’histoire, au texte, à la contemporanéité
de l’œuvre, le recours au philosophe andalou a eu, s’il fallait le résumer, pour seul objectif de
montrer qu’il n’y a pas de contradiction entre l’appartenance à la religion musulmane et
l’allégeance au précepte « la vérité se suffit à elle-même, elle est son seul témoin ». Tâchant de
situer l’Islam dans un contexte sociologique, le cinquième chapitre s’est exclusivement consacré à
la définition de l’esprit de corps, de 1’ ‘açabiyya. La solidarité clanique a alors été comprise
comme la principale force freinant la capacité des individus à se décontextualiser. La thèse
défendue étant qu’avant même le partage de valeurs ou de visions du monde, c’est l’appartenance
à une ‘açabiyya, à un clan - réel ou construit - qui a des visées de domination et fonctionne sur
un registre instrumental, qui brouille !’impartialité du jugement moral et l’égal respect de chacun.
représentation politique et non la domination de l’appareil d’État. Le débat sur la laïcité et le port
des symboles religieux dans les institutions publiques a été volontairement occulté faute de
connaissance dois-je confesse, mais également de volonté. J’ai préféré m’en tenir à la notion de
solidarité, plutôt que de me lancer dans un débat, vitriolé, sur la place de l’Islam en occident. Ce
choix permet au huitième chapitre de poser plus concrètement, me semblet-il, la question du
rapport de la modernité au monde arabo-musulman. Guidé par l’utopie - le mot ne convient pas
tout à fait, mais après tout c’est bien de ça dont il s’agit - de la paix perpétuelle, le chapitre 8 part
du problème des guerres civiles et des régimes autoritaires et pose la question de savoir si le
concept de communauté morale défendu par Habermas tend vers la protection de la « sécurité
humaine » dont l’imposition irait jusqu’à battre en brèche le sacro-saint postulat westphalien de la
souveraineté de l’État.
Ouvrages
Arkoun, Mohamed, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve & Larose,
1984.
Assoun, Paul-Laurent, L’école de Francfort, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1987.
----- .L’intelligence et la pensée : grand commentaire du De Anima : livre III (429a 10-435b 25),
Paris, Gamier Flammarion, 1998.
Baali, Fuad, Society, state and urbanism : Ibn Khaldun’s sociological thought, Albany, State
University of New York Press, 1988.
Besnard, Borland!, Vogt (dir.), Division du travail et lien social : Durkheim un siècle après, Paris,
PUF, 1993.
Bouthoul, Gaston, Ibn Khaldoun : sa philosophie sociale, Paris, Librairie Orientaliste Paul
Geuthner, 1930.
Bruckner, Pascal, Le sanglot de l’homme blanc : tiers-monde, culpabilité, haine de soi, Paris,
Seuil, 1983.
225
Colliot-Thélène, Catherine, Études wébériennes : rationalités, droits, histoires, Paris, PUF, 2001.
-----. Liban : les guerres de l’Europe et de l’Orient (1840-1992), Paris, Gallimard, 1992.
Derriennic, Jean-Pierre, Les guerres civiles, Paris, Presses de Science Po, 2001.
Djeghroul, Abdelkader, Trois études sur Ibn Khaldoun, Oran, Centre de documentation des
sciences humaines, 1980.
Enderlin, Charles, Le rêve brisé : Histoire de l’échec du processus de paix au, Proche-Orient
1995-2002, Paris, Fayard, 2002.
El-Nawawy, Mohammed, Iskandar, Adel, Al-Jazeera : the story of the network that is rattling
governments and redefining modem journalism, Westview Press, Cambridge, 2003
Grawitz, Madelaine et Leca, Jean (dir.), Traité de Science politique, t.l et t.2 , Paris, PUF, 1985
-----. Religion and rationality : essays on reason, god and modernity, Cambridge, MIT
Press, 2002.
226
-----. Après l’État-Nation : une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000.
-----. Débat sur la justice politique (avec John Rawls), Paris, Cerf, 1997.
-----. La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée kantienne, Paris, Cerf, 1996.
-----־. Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, PUF, 1987.
-----. Théorie de l’agir communicationnel, t.l & t.2, Paris, Fayard, 1987.
Jolivet, Jean (dir.), Multiple Averroès : actes du colloque international organisé à l’occasion du
850e anniversaire de la naissance d’Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978.
Kant, Immanuel, Projet de paix perpétuelle, Paris, Fayard, 1001 nuits, 2001.
227
Kymlicka, Will, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités,
Montréal, Boréal, 2001.
Hanna Elias, Elias, La presse arabe, Paris, Maisonneuve & Larose, 1993.
Hobsbawm, Eric, J., Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992.
-----. Discours sur l’histoire universelle (al-Muqaddima), t.l à t.3, Beyrouth, Unesco,
Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvre, 196768־.
Labica, Georges, Politique et religion chez Ibn Khaldoun, Alger, Société nationale d’édition et de
diffusion.
Lukes, Steven, Émile Durkheim: his life and work, New York, Harper & Row, 1972.
Mead, Georges Herbert, Mind, self and society, Chicago, Chicago University Press, 1962.
Reporters sans frontières, La liberté de la presse dans le monde : rapport 2003, Paris, 2003.
Sayah, Jamil, L’idée de l’État de Ibn Khaldoun à aujourd’hui, Paris, L’Arche de l’atelier, 2000.
Schluchter, Wolfgang and Huff, Toby E., Max Weber and Islam, New Brunswick (USA) and
London (UK), Transaction Publishers, 1999.
Urvoy, Dominique, Averroès : les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris, Flammarion,
1998.
Articles
Achcar, Gilbert, La sociologie du pouvoir chez Ibn Khaldoun : une lecture wébérienne, in
Cahiers Internationaux de sociologie, vol. CVII, 1999.
Al-Jabri, Mohamed Abed, Les règles du dialogue rochdien, site Espace philosophie
http://philo.8m.com/jabrirochdien.html
Al-Sayyid, Mustapha Kamel, The concept of civil society and the arab world, in Political
liberalization and democratization in the arab world, t.l, Brynen, Korany, Noble (dir.), Boulder,
Lynne Rienner Publishers, 1995.
Apel, Karl-Otto, La relation entre morale, droit et démocratie. La philosophie du droit de Jürgen
Habermas jugée du point de vue d’une pragmatique transcendantale, in Les études
philosophiques, no. 1, 2001.
Benaïssa, Slimane, Une part ou une tare de notre histoire, in L’Orient-Le Jour, Beyrouth, 5
octobre 2002.
Carré, Olivier, A propos de Weber et l’Islam, in Archives de sciences sociales des religions, 61/1,
1986.
Fearon, James D., Laitin, David D., Ethnicity, insurgency and civil war, in American review of
political science, vol. 97, no.l, 2003.
Laoust, Henri, La pensée politique d’Ibn Khaldoun, in Revue des études islamiques, XLCm/2,
Paris, 1980.
Habermas, Jürgen, Trois versions de la démocratie libérale, in Le débat, no. 125, mai-août 2003.
-----. Quelle attitude adopter face à l’islamisme ?, in Courrier International, no.255, 21-27
Septembre 1995.
Nassar, Nassif, Remarques sur la Renaissance de la philosophie dans la culture arabe moderne,
in Renaissance du monde arabe, Gembloux, 1972.
Massalha, Salman, Une véritable tragédie culturelle, in Courrier International, no.610, 11-17
juillet 2002.
Thébaud, Jean-Loup, Averroès, un vieux nom d’Europe, in Esprit, no. 8-9, 2001.