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GUILLAUME LAVALLÉE

HABERMAS ET LE MONDE ARABE :


Les limites de la décontextualisation

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de maîtrise ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

AOÛT 2004

© Guillaume Lavallée, 2004


1

Résumé

Ce mémoire s’intéresse à !,universalité de la modernité occidentale et donc air rapport


que cette modernité entretient avec son Autre, c’est-à-dire celui qui n’est pas moderne ou
qui n’est pas perçu comme étant moderne. L’Autre prend ici la figure du monde arabo-
musulman que j’ai cherché à rencontrer chez lui, sur le sol de ses écrits, sur le terrain de
sa langue. L’enjeu de cette lecture du rationalisme arabe est relativement simple, il s’agit
d’identifier les bases d’une modernité arabe pour nourrir le sol de la philosophie politique
contemporaine. Partant ainsi du cadre de l’éthique de la discussion développée par Jürgen
Habermas, ce mémoire focalise sur la notion de « décontextualisation » comme passage
de l’agir communicationnel - par lequel se reproduisent les valeurs d’une communauté
donnée (pour nous) - à la discussion argumentée où ces valeurs sont mises à distance
pour que puisse être recomposé un jugement moral universel (pour tous). Selon mon
hypothèse, ce passage du « pour nous » au « pour tous » se complique dans le monde
arabe en vertu de deux pôles identitaires : la religion, mais surtout la solidarité clanique.
11

Avant-propos

Ce mémoire est le fruit d’une longue et laborieuse marche. Qu’ici soient remerciés ceux
qui ont rendu cette aventure possible, à commencer par mes parents qui, je l’espère, ont
voyagé dans les yeux de leur fils. Qu’un verre d’arak soit levé à la santé de mes
directeurs, Marie-Hélène Parizeau et Soheil Kash, dont la plus grande vertu aura été, me
semble-t-il, de faire confiance à leur élève. M’abandonner à Zahlé, riche de l’œuvre d’Ibn
Khaldoun, aura été un présent fécond. Je tiens également à remercier le professeur Luc
Langlois pour son enseignement de la pensée de Jürgen Habermas.

L’accueil que m’a réservé le département de philosophie de l’Université St-


Joseph, à Beyrouth, a été des plus chaleureux. Les professeurs Jad Hatem et Nicole
Tambourji Hatem ont été et restent de précieux interlocuteurs. Les remarques et l’aide du
professeur Hamadi Redessi, de l’Université Tunis Al Manar, m’ont beaucoup plus orienté
qu’il ne le croit.

Un autre verre d’arak peut et doit être levé à la santé Sean Griffin, colocataire à
Beyrouth et au GREME, à l’Université Laval. Abou Samir Geha tient une place toute
particulière dans mon cœur. Il m’a ouvert les portes de sa maison, de sa famille, de son
pays. Ses leçons d’anthropologie locale à la table du balcon, sirotant l’eau de rose et
« buvant » le narguilé, restent et resteront des moments inoubliables. Marie-Josée Tayah,
à qui je dois tant, a autrement contribué à me libaniser en déboulonnant certains de mes a
priori. Critique, Samuel Bossart a nourri ma vie intellectuelle et introduit à la « science »
politique. Précieuse est l’amitié...

Que Gaëlle Lussiaà-Berdou, habibati, sache ici à quel point je lui en suis
reconnaissant pour son support, sa patience, au long de la rédaction et pour sa révision du
manuscrit. Shoukran !
Table des matières

Résumé
Avant-propos
Table des matières

Introduction

Première partie : La conception de la modernité sous-jacente à


l’Éthique de la discussion

Chapitre 1 : Ou’est-ce que l’Éthique de la discussion ?

1.1 Pourquoi faut-il un principe d’universalisation ?


1.2 Qu’est-ce que la morale et en quoi se distingue-t-elle de l’éthique ?
1.3 Un point de vue moral universel et impartial est-il possible ?
(Le recours à la théorie de Kohlberg pour justifier le retour à la morale de Kant)

Chapitre 2 : Qu’est-ce que l’agir communicationnel ?

2.1 Est-il possible de dépasser la domination ?


2.2 Comment lier émancipation et langage ?
2.3 Le monde vécu moderne peut-il servir de sol à !’émancipation ?

Chapitre 3 : Ou’est-ce que la modernité philosophique ?

3.1 Sujet et modernité sont-ils des termes indissociables ?


3.2 Quel est le contenu normatif de la modernité ?

Deuxième partie : La modernité arabo-musulmane

Chapitre 4 : Peut-on être critique envers la religion sans être désenchanté ?

4.1 Ibn Rushd : foi et savoir

4.1.1 L’histoire tumultueuse de la relation


entre Averroès et l’Occident
4.1.2 Le Discours décisif
4.1.3 L’actualité d’Ibn Rushd
iv

4.2 Habermas : modernité et religion 109

4.2.1 La mise en langage du sacré 110


4.2.2 Weber sans dessus dessous 115
4.2.3 « Trouver en soi-même ses propres garanties » 117

Chapitre 5 : L’esprit de corps limite-t-il la capacité des individus 120


à se décontextualiser ?

5.1 Ibn Khaldoun : ‘açabiyya et individu 121

5.1.1 Qu’est-ce qu’une ‘açabiyya ? 124


5.1.2 Ibn Khaldoun et la sociologie 135
5.1.2.1 Les lecteurs d’Ibn Khaldoun 135
5.1.2.2 Durkheim et la conscience collective 136
5.1.2.3 Weber et la domination 138
5.1.3 Les ‘açabiyyat aujourd’hui 141

5.2 Habermas et l’émergence de la communauté morale : le « nous » flexible 145

5.2.1 Sandel et la communauté constitutive 146


5.2.2 Communauté/société : une fausse alternative ? 149
5.2.3 Les ‘açabiyyat : une définition instrumentale
de la communauté ? 153

Troisième partie : De la solidarité sociale


à la communauté politique 156

Chapitre 6 : Le fondement communicationnel de l’État de droit démocratique 156


6.1 Le lieu et la fonction du droit 157
' 6.1.1 La question de l’autonomie du droit 157
6.1.2 Le droit entre système et monde vécu 160
6.1.3 Le droit entre facticité et validité 163

6.2. Le concept procédural de démocratie 164

6.2.1 Libéraux et républicains 164


6.2.2 Le pouvoir communicationnel 167
6.2.3 Le rôle de la société civile et de l’espace public politique 169
6.3. Le système des droits

6.3.1 Droit, moral et démocratie : trois principes différents


6.3.2 Quand autonomies privée et politique se rencontrent
6.3.3 Le clientélisme contre l’État de droit démocratique

Chapitre 7 : L’État de droit démocratique après !’État-Nation

7.1 Mondialisation et apatride :


Habermas et Arendt sur la fin de l’État-Nation

7.2 La lutte pour la reconnaissance :


Taylor, Habermas et Kymlicka sur le multiculturalisme

7.3. Le patriotisme constitutionnel :


l’autre nom de la communauté morale

Chapitre 8 : La paix perpétuelle : la lutte pour la reconnaissance


à l’échelle internationale

8.1 Du point de vue moral au point de vue cosmopolitique


8.2 Démocratisation et liberté de la presse
8.3 Pour une intervention responsable ?

Conclusion

Bibliographie
« Celui qui voit l’éclair surgir à l’Orient aspire à l’Orient ;
s’il luit pour lui à l’Occident, qu’il aspire à l’Occident.
Mon désir, c ’est l’éclair dans sa fulgurance et non dans les
lieux qu ’il touche. »

- Ibn Arabi
Introduction
3

Nous et eux ?

Comment la modernité occidentale se rapporte-t-elle à son Autre ? Mais qu’est-ce que la


modernité occidentale ? Qu’est-ce que l’Occident ? Qui est !’Autre de cette modernité ? Peut-on
parler de l’Orient comme !’Autre de l’Occident sans céder à de vulgaires généralisations ?
Étranges questions à l’horizon...Pourtant, la modernité occidentale rencontre son Autre sur les
trottoirs, dans les cafés, dans les bazaars et les souqs, mais également dans les filets de presse
dont le lecteur se nourrit chaque matin. Il y apprend que, telles les plaques tectoniques, les
civilisations ne peuvent que s’entrechoquer. Les manchettes repliées, le « choc des civilisations »l
vient à s’exprimer : « ils ne sont pas comme nous ces gens là ! ».

Qui est ce « nous » qui s’exprime ? D’où parlons-« nous » ? Le « nous » change-t-il selon
son lieu? Diffère-t-il selon qu’il s’ancre à Londres, Pékin ou Gaza? Dans la mesure où la
question est celle du rapport de la modernité à son Autre, le lieu du « nous » est en partie cerné.
Ce « nous » réfère à la modernité, laquelle cherche à fonder son universalité à partir d’un concept
de raison dont les sources seraient le «moi». Définir l’être de la modernité occidentale n’est
toutefois pas sans poser problème. L’Occident correspond-t-il à cette odyssée qui, de Jérusalem,
mena à Athènes, pour se rendre à Rome, puis Paris pour finalement atteindre Washington ? La
modernité correspond-t-elle à la raison qui, par les Lumières, « l’enlightment » et VAufklarüng,
fut considérée comme source de l’émancipation ?

Qui sont donc « ces gens-là » ? La frontière qui distingue le lieu du « nous » du lieu de
« ces gens là » n’est-elle que géographique ? « Ces gens là » forment-ils un tout homogène que les
termes « Autre » ou « Orient » recouvrent sans peine ? L’Orient n’est-il pas plutôt une idée ou,
plus exactement, une création qui ne correspondrait à aucune réalité ? Ne serait-il que le fruit de
l’imaginaire occidental ? Tel !’Autre de la raison, T Autre du sujet-individu. Comme si les deux
identités géographiques que sont l’Orient et l’Occident servaient de terrain à un jeu de miroirs :
ils ne sont pas comme nous, nous ne sommes pas comme eux ; comme s’il y avait une différence
ontologique entre l’Orient et l’Occident. La naissance de l’orientalisme et de nombre de sociétés
savantes à la fin du XVIIIe siècle permit à l’Occident de mieux connaître l’Orient. Selon Edward
Saïd, cependant, la relation entre l’Orient et l’Occident «is a relationship of power, of

1 Huntington, Samuel, Le choc des civilisations. Paris, Odile Jacob, 1997, pp. 402.
4

domination, of varying degrees of a complex hegemony... »2. En ce sens, l’idée d’une


connaissance pure et désintéressée angélise la nominalisation de l’Orient par l’Occident,
puisqu’elle ne tient pas compte du contexte politique dans lequel ce savoir fut produit.
L’orientalisme serait cette science qui accompagna certaines des grandes conquêtes européennes.
Résultat : l’Autre est re-présenté par un pouvoir extérieur qui a manifestement un intérêt à
connaître. Non seulement l’Autre est un objet d’étude pour le sujet occidental, mais cette étude se
fonde elle-même sur le maître-mot baconien : knowledge is power.

Ce jeu de miroirs est beaucoup plus kaléidoscopique qu’il n’en a l’air, d’autant que la
plupart des récents conflits identitaires procèdent justement d’une logique d’exclusion où il est
demandé aux impliqués de choisir entre « eux » et « nous », entre une appartenance plutôt qu’une
autre comme si l’identité était donnée une fois pour toutes et qu’il fallait la défendre coûte que
coûte. Peu importe le choix effectué - car nous sommes toujours l’Autre pour un Autre - « nous »
serons les victimes, celles qui ont souffert et dont la lutte devient par ce fait même légitime. Le
mot « identité » devient alors un faux ami. Π commence par refléter une aspiration légitime, dira
Amin Maalouf, et soudain il devient un instrument de guerre.3

Le rapport à l’Autre peut-il être conçu autrement ? Peut-il être exempt de domination ?
Peut-il outrepasser les rapports de force ? Les identités peuvent-elles cesser d’être meurtrières?
En fait, s’il y a questions, c’est qu’il y a tension. Le décalage entre le Nord et le Sud en ce qui
concerne la gestion des ressources du globe, l’intolérance dans des sociétés dites démocratiques,
la mise en place d’un droit international qui ait force de loi, les conflits identitaires et territoriaux,
voire la montée d’un certain islamisme dont certains spécialistes4 croyaient entrevoir le déclin,
sont autant d’exemples qui illustrent aujourd’hui les tensions entre la modernité occidentale et
son Autre. Il n’est pas question d’établir un lien de causalité entre ces phénomènes, comme il ne
s’agit pas de tout expliquer - qui le pourrait ? - mais simplement de prendre le pouls du monde et
de poser la question de savoir ce que peut la philosophie dans le cadre du pluralisme.

Qu’est-ce que le pluralisme ? Suivant l’analyse wébérienne, les sociétés occidentales


modernes seraient à la fine pointe d’un processus universel de rationalisation des images
métaphysiques et religieuses du monde. Désenchantées, elles ne fourniraient plus un sens à partir
duquel les identités tant personnelles que collectives pourraient se ramener. Le « polythéisme en

2 Saïd, Edward, Orientalism. New York, Vintage. 1979, p.5.


3 Maalouf, Amin, Les identités meurtrières. Paris, Grasset, 1998, p.41.
5

lutte », en dépit des sévères réserves que lui adresse Weber, se laisse donc comprendre comme
pluralité où nombre de conceptions de ce qu’est une bonne vie luttent pour être reconnue. Autre
est toutefois l’approche de Hannah Arendt45 pour qui la pluralité est un phénomène originaire
inhérent à l’animal politique (zoon politïkon) qu’est l’Homme et ce, indépendamment des sociétés
et des époques. Chez Weber comme chez Arendt, la pluralité génère des tensions, d’où la
question de savoir s’il est possible de vivre et de penser ces tensions en faisant ή de la
domination. Que peut espérer la philosophie dans le cadre du pluralisme ? Doit-elle ranger le
drapeau que Kant brandissait dans son Projet de paix perpétuelle et céder la question du rapport
de la modernité à son Autre aux Études stratégiques ? En berne, elle abdiquerait devant le défi de
dépasser la domination. Le mât dans les nuées cependant, ses concepts n’arriveraient pas à
rejoindre le champ de bataille de l’expérience humaine.

Que peut la philosophie politique ?

Que peut la philosophie politique dans ce contexte ? Que peut-elle espérer ? Est-elle un
lieu propice pour penser le rapport à !’Autre ? Se limite-t-elle à penser les bases du consensus
dans les sociétés modernes ? Arrive-t-elle à élaborer une paix qui ne puisse être qualifiée de
«naïve » ou de «produit de l’Occident» ? Dans son Projet de paix perpétuelle, Kant avait
esquissé les grandes lignes d’une éventuelle paix entre les États en arrivant à l’idée d’une
république universelle.6 Lequel projet a influencé la création de nombres d’institutions au 20e
siècle, ce qui, manifestement, n’a pas empêché la barbarie. Cette impasse relève-t-elle de
l’incapacité de la philosophie à penser le rapport à !’Autre avec !’Autre ? Comment opère-t-elle
ce passage de ce qui vaut « pour nous » ou « pour eux » à ce qui vaut « pour tous » ? Impose-t-elle
!’universalité sur la base de ses propres référents ? Quel est le lieu de ce « pour tous » auquel elle
convie l’humanité ?

Depuis la parution de la Théorie de la justice de John Rawls en 1971, la philosophie


politique a connu un renouveau. Les philosophes se sont en quelque sorte appropriés un lieu pour
réfléchir sur les conditions de possibilité - ou de non possibilité - d’une justice universelle. Par
son concept de position originelle7 et son corollaire qu’est le voile d’ignorance, Rawls renoua
avec la théorie du contrat social pour envisager les conditions sous lesquelles chaque individu

4 Kepel, Gilles, Jihad : expansion et déclin de l’islamisme. Paris, Gallimard, 2000, pp.452.
5 Arendt, Hannah, Ou'est-ce que la politique ?. Paris, Seuil, coll. Point, 2001, pp.195.
6 Kant, Immanuel, Projet de paix perpétuelle. Paris, Fayard, coll. 1001 nuits, 2001, p.25.
7 Rawls, John, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1993, p.168. (revoir)
6

peut rationnellement accepter les termes équitables de la collaboration. Seulement, ce modèle


libéral s’est vu opposer l’argument communautarien selon lequel toute conception de la justice
renvoie à Vethos d’une communauté donnée. Alors que les libéraux cherchent à mettre de l’avant
un concept de justice à prétention universelle, les communautariens ramènent la justice à un
concept fort de communauté, c’est-à-dire à une conception de la bonne vie qui est située et
partagée par un groupe quelconque et qui est constitutive de l’identité de chacun de ses membres.
Entre libéraux et communautariens, la question est essentiellement de savoir s’il faut accorder
préséance au juste ou au bien, à des normes ou à des valeurs, à la morale ou à l’éthique, au « pour
tous » ou au « pour nous ». L’argument selon lequel toute conception de la justice est relative à un
ethos amena toutefois Rawls à questionner l’universalité de son propre modèle. En effet,
comment prouver que la Théorie de la justice n’est pas le fruit du seul libéralisme politique
développé depuis plus de deux siècles dans la tradition américaine ? Au problème de
!’ethnocentrisme s’ajoute celui de savoir si le modèle de Rawls, qui focalise sur la coopération
entre les citoyens, peut servir d’étalon aux relations entre les États.

Par la publication en 1993 (édition française, 1996) de Law of the People, Rawls étend sa
théorie au champ des relations internationales tout en répondant à l’objection selon laquelle son
concept de justice reposerait sur un certain ethnocentrisme. Par droit des gens, Rawls entend
« une conception politique du droit et de la justice qui s’applique aux principes et aux normes du
droit international et de sa pratique »8. Autrement dit, ce droit consisterait en une famille de
concepts servant d’étalon pour juger du droit international. Pour s’assurer de l’universalité de son
modèle, Rawls distingue deux types de sociétés « bien ordonnées »9, à savoir les sociétés libérales
et les sociétés hiérarchiques. La thèse étant que ces deux types de sociétés «peuvent s’accorder
sur un même droit des gens, et donc que ce droit ne dépend pas d’aspects propres à la tradition
occidentale »10. Par ce biais, Rawls tente de justifier l’universalité des droits de l’Homme sans
passer par le corpus de la tradition occidentale. La position originelle, quant à elle, est reformulée
dans les termes d’une sorte de position globale où les peuples doivent, sous le voile d’ignorance,
faire abstraction de leur territoire, de leur niveau de développement économique, de la taille de
leur population, etc...11

8 Rawls, John, Le droit des gens, trad. Bertrand Guillarme, Paris, Esprit, 10/18, 1996, p.45.
9 Pour être « bien ordonnée », une société hiérarchique doit être (i)attachée à la paix et faire valoir ses objectifs via le
commerce et la diplomatie. Son (ii)système de justice doit viser le bien commun et se traduit par une hiérarchie
consultative raisonnable qui n’est que l’envers du paternalisme. En outre, (iii)elle doit respecter les droits
fondamentaux de la personne. Ibid, pp.78-79.
p.55.
"m¿p.69.
7

Malgré ces avancements, le modèle théorique de Rawls semble peu satisfaisant pour
penser la question du rapport de la modernité occidentale à son Autre. Pourquoi ? Parce que
justement, chez Rawls, P Autre n’apparaît jamais. Certes, le voile d’ignorance garantit une
certaine impartialité au jugement, mais il ne prend pas concrètement acte du pluralisme des
visions du monde. Via le monologue, le sujet rawlsien postule l’altérité sans dialoguer avec elle.
Ce faisant, il neutralise la diversité concrète des perspectives d’interprétations particulières. Dans
la position originelle, chacun fait abstraction de sa position dans la société pour déterminer les
conditions d’une coopération juste et équitable que chacun peut entériner ne connaissant pas sa
position. Or cette expérience de pensée étouffe la pluralité concrète dans la mesure où chacun
essaie de se mettre à la place d’un Autre qui apparaît de manière désincarnée. En outre, la
position originelle présupposerait le mutuel désintéressement12 de citoyens considérés comme
étant rationnels dans la mesure où chacun vise la maximisation de son propre bien plutôt que du
bien collectif.

Autre est toutefois l’approche de Jürgen Habermas. Bien que la position de ce dernier
ressemble à bien des égards à celle de Rawls et que l’opposition entre ces deux penseurs tient plus
de la « querelle de famille »13 qu’autre chose, le modèle habermassien a l’avantage de ne pas - ou
moins - étouffer l’altérité. Rawls et Habermas tentent tous deux de penser le pluralisme à la
différence que l’un masque les différences sous un voile d’ignorance, alors que les autres
cherchent à démasquer l’ignorance de son voile. À la position originelle, Jürgen Habermas et son
confrère Karl-Otto Apel opposent en quelque sorte une éthique de la discussion (.Diskursethik)
selon laquelle le jugement moral doit être recomposé sur la base de l’intersubjectivité langagière.
Apel, empreint d’un certain idéalisme, vise une fondation en raison ayant force d’obligation
morale. Quant à l’ambition de Habermas, plus modeste, elle cherche à « prendre congé du concept
d’Absolu »14 en maintenant un concept universel de raison qui assume le pluralisme sur le sol de
la pratique langagière. Mais l’approche habermassienne parvient-elle à fonder l’universalité sans
faire violence à la pluralité ?

Qu’est-ce que la Diskursethik ? L’éthique de la discussion, dans le sillage de la


philosophie morale de Kant, mise sur un concept restreint de morale qui se limite aux jugements

12 Rawls, John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1993, p.~.


13 Habermas, Jürgen, La réconciliation grâce à l’usage public de la raison. Remarques sur le libéralisme politique de
John Rawls in Débat sur la justice politique, Paris, Cerf, coll. Humanités, 1997, p. 10.
14 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p. 11.
8

qui peuvent être fondés universellement, plutôt qu’à la validité de normes d’actions qui relèvent
d’une conception quelconque de ce qu’est une vie bonne et réussie. L’impératif catégorique, qui
servait de principe universel de validation des normes chez Kant, cède la place à une procédure
d’argumentation chez Habermas. B s’agit en fait d’implanter une règle d’argumentation, le
principe « U », dans les discours pratiques. Lequel principe se décline de la façon suivante :
«toute norme valable doit satisfaire la condition selon laquelle les conséquences et les effets
secondaires résultant, de manière prévisible, de l’observation universelle de la norme en vue de
satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptés sans contrainte par tous les
concernés »15. Le principe d’universalisation exige un point de vue universel (moral point of
view) que la théorie morale a pour tâche d’expliquer et de fonder. Le principe « U » est toutefois
insuffisant s’il n’est pas inscrit dans un contexte. C’est pourquoi Habermas en appelle au principe
« D » selon lequel « une norme prétend à la validité dans la mesure où elle s’inscrit dans une
discussion pratique »16. Le principe « D » absorbe le principe « U » dans la mesure où il exige de
tout travail d’universalisation qu’il se déploie sur le sol de discussions réelles. De la sorte,
l’universel se fait - voudrait bien se faire - concret. Mais ce principe d’universalisation a-t-il une
légitimité qui dépasse les « frontières » de la modernité occidentale ? Quel est l’arrière-plan tant
philosophique que sociologique qui justifie pareil principe ? Qui est concerné par l’éthique de la
discussion ? Quel est le lieu du moral point of view ? Cette procédure évacue-t-elle les rapports
de force inhérents au politique ? Toutes ces interrogations se recoupent dans la question suivante :
l’éthique de la discussion développée par Jürgen Habermas est-elle ou non universelle ?

L’approche habermassienne se laisse comprendre à partir du concept de rationalité


communicationnelle. Dans l’agir communicationnel, contrairement à la catégorie d’agir moyen-
fin (Zweckrationalität) propre à la typologie de l’action de Max Weber, c’est l’entente qui est
visée plutôt que la seule réalisation des fins individuelles. Selon Habermas, l’entente est le telos
du langage17 et c’est cette finalité qui permet à la civilisation de se développer plutôt qu’aux
civilisations de s’entrechoquer dans une guerre perpétuelle. En fait, l’entente structure la pratique
langagière de telle sorte que l’émancipation s’y trouve toujours déjà-là sans être complètement
réalisée. La pratique langagière quotidienne, qu’elle s’exerce à Gaza, Pékin ou Londres, est
soumise à des présuppositions pragmatiques transcendantales18, c’est-à-dire que tout acte de

15 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p.17. Cité également par Appel, Karl-Otto,
Éthique de la discussion. Paris, Cerf, Humanités, trad. Hunyadi, 1994, p.78.
16 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 17.
17 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, trad. J-M Ferry, Paris, Fayard, 1987, p.297.
18 Habermas, Jürgen, Logique des sciences sociales et autres essais. Paris. PUF, 1987, pp.329-413.
9

langage contient des prétentions à la validités dont la portée est à la fois universelle et
contextuelle. Contextuelle, car elles sont adressées aux interlocuteurs présents dans la
communication quotidienne. Là, les interlocuteurs ont à accepter, refuser ou nuancer leur propos
concernant différentes offres de langage contenant une ou plusieurs prétentions à la validité.
Universelle, car ces prétentions s’adressent en dernière instance à la fiction d’une communauté
idéale de communication où les êtres capables de parler et d’agir sont dits émancipés de toute
domination. Cet idéal n’est toutefois pas totalement abstrait, car conformément à la structure
consensuelle du langage une exigence d’émancipation serait, selon Habermas, toujours-déjà
posée.

Par ailleurs, l’agir communicationnel ne correspond pas exactement à la notion de


discussion. Pourquoi ? Parce que, dans l’agir communicationnel, un consensus sur les valeurs et
les normes de la collaboration est entretenu sans que celles-ci ne soient explicitement remises en
question. En revanche, le passage du contexte à l’universel, de ce qui vaut « pour nous » à ce qui
vaut « pour tous », repose sur une remise en question des normes sous-jacentes au consensus. À
ce stade, l’agir communicationnel devient réflexif et se voit qualifier de « discussion ». Ce
passage du « pour nous » au « pour tous » suppose un point de vue impartial {moral point of view)
qui s’offre à tout être humain et ce, indépendamment de sa culture, de sa langue et du contexte
duquel il émerge.

Dans l’ouvrage Morale■ et Communication, Habermas assimile en quelque sorte le


contexte à la tradition et l’universalité à l’idée d’une morale post-traditionnelle où les individus
n’ont d’autre choix que d’adopter une attitude réflexive par rapport aux normes sociales qui
prévalent quotidiennement. Est moderne en ce sens celui qui opère un processus de
décontextualisation, c’est-à-dire que prend du recul par rapport à ce qui prévaut chez lui pour
recomposer un jugement moral à présent guidé par une règle d’action qui est universelle. Se
posent alors deux problèmes dont l’un concerne le retour des normes universelles dans la
pratique. En effet, « comment la moralité peut-elle d’une façon générale devenir pratique, si le
sujet jugeant moralement s’extrait, par ses jugements abstraits, du contexte des certitudes liées au
monde de la vie ? »19. Mais pour retourner au contexte il faut en un premier moment s’en
échapper. Cet effort, qui guide le passage de l’éthique à la morale, pose un problème d’ancrage
motivationnel, à savoir « pourquoi agir moralement ? ». Habermas pose le problème de la sortie
du monde vécu en s’en remettant à la théorie des stades du développement de la conscience

19 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 37.


10

morale de Kohlberg. En concevant alors la décontextualisation en terme de saut cognitif,


Habermas semble occulter la difficulté d’échapper à certaines structures sociales comme si tous
les contextes avaient la même emprise sur les individus. Or, c’est justement ce choix que
j’entends remettre ici en cause pour penser différentes couches identitaires qui viennent limiter
l’effort de décontextualisation des individus.

Lorsque le tissu de la communication se froisse et que le consensus se déchire, les


participants à la communication n’ont d’autre choix, selon Habermas, que de discuter. Les mots
surgissent alors pour penser les maux ou plutôt pour qu’il y ait le moins de maux à panser.
Seulement, la décontextualisation se fait-elle sans heurts ? Lorsque les accords sont bafoués et
que les résolutions restent inappliquées, les interlocuteurs sont souvent conduits à lutter à mains
armées plutôt qu’à s’armer de mots pour lutter. Que peuvent alors les mots ? Que peuvent-ils
panser ? Π semble que cet espace entre l’agir communicationnel quotidien et la discussion est le
foyer de tensions plus ou moins violentes qui concernent la problématique de !’Autre de la
modernité et que la philosophie doit prendre à charge. Dans la mesure où la décontextualisation
permet l’entrée à des discussions où les partenaires acceptent les conséquences de l’adoption
d’une norme universelle, il m’apparaît primordial de questionner la conception de l’identité
moderne sous-jacente à la théorie de la discussion et à l’effort de décontextualisation qui incombe
aux individus. La discussion est une odyssée...chacun doit sortir de chez soi, traverser les
frontières, pour finalement regagner son Ithaque. Seulement, pour partir, il faut avoir en main ses
papiers.. .À quelle ambassade faut-t-il s’adresser pour obtenir le visa de la modernité ?

Pourquoi ici et pas là-bas ?

La notion de décontextualisation entretient un lien avec la définition de la modernité que


Habermas emprunte au constat wébérien selon lequel le rationalisme occidental serait le résultat
d’un processus universel de désenchantement des images religieuses et métaphysiques du monde.
Habermas se réfère à l’analyse de Weber, mais en tire une autre leçon. Là où Weber cède au
« polythéisme en lutte » et à une liberté qui croule sous une chape de plomb, Habermas cherche à
récupérer le gain en potentialité critique et en liberté qui reste à être réalisé. En ce sens, la
modernité se présente comme le défi, toujours inachevé, d’une époque qui cherche à se fonder
elle-même sans aller trouver refuge dans une quelconque image métaphysico-religieuse du
monde. Ainsi, le « moderne » renvoie toujours à la conscience d’une époque avec le passé.20 Le

20 Habermas, Jürgen, La modernité : un projet inachevé in Critique, no.413, 1981, p.951-952.


11

monde moderne se distingue du monde ancien en ce qu’il est explicitement tourné vers l’avenir.
C’est pourquoi le contemporain, l’histoire du temps présent, joue un rôle central pour le moderne.
Néanmoins, la conscience moderne du temps pose un problème de taille : la modernité peut-elle
trouver en elle-même ses propres garanties ? 21

Un argument qui relève de l’autorité d’un texte sacré est-il a priori discrédité à la table des
discussions ? Dans la mesure où « l’éthique de la discussion est placée sous le signe de la pensée
post-métaphysique, et qu’elle ne peut assumer tout le potentiel de signification de ce que les
éthiques classiques avaient jadis pensé en termes de justice providentielle ou cosmique. La
solidarité sur laquelle elle table reste placée sous le signe d’une justice terrestre »22, une
civilisation, une culture ou une forme de vie peut-elle « trouver en elle-même ses propres
garanties » en établissant ou en maintenant un dialogue entre la religion et la raison ? Le modèle
discursif de Habermas restreint-il l’entrée au sommet de la discussion à un certain type
d’argument et à un certain nombre de participants en vertu de la conception de la modernité qu’il
véhicule ?

Au rapport entre la tradition religieuse et la modernité s’ajoute le problème de la relation


entre l’individu et la société. D’un point de vue hégélien par exemple, la société correspond à une
sortie de la coutume-éthique (Sittlichkeit) familiale qui laisse place à la particularité, mais qui
n’est pas l’État. L’avènement de la subjectivité pose alors le problème de la solidarité sociale.
Laquelle serait aujourd’hui, selon Habermas, la ressource véritablement menacée.23 Dans les
termes de l’idéalisme, Hegel a tenté de réconcilier la subjectivité à la substance, l’individu à la
communauté. Cette intention propre à Hegel est reprise par Habermas qui s’en acquitte par des
moyens différents. Incapable de soutenir la figure hégélienne de l’esprit {Geist), il opte pour le
tournant pragmatique en philosophie du langage. Π jumelle l’agir communicationnel au monde
vécu qui est un réservoir de symboles dans lequel les interlocuteurs puisent pour interpréter leur
pratique, un stock d’évidences partagées qui se reproduit au moyen de l’agir communicationnel.
Seulement, le propre du monde vécu moderne est que la subjectivité peut revenir à tout moment
sur cet univers de signification pour le questionner. C’est ce qu’illustre parfaitement la
décontextualisation où le consensus implicite est remis en question par le sujet-individu.

21 La définition de la modernité comme autofondation aurait été développée pour la première fois dans la « Querelle
des Anciens et des Modernes ». Là, les Modernes opposaient un concept historique et critique de la beauté au
classicisme qui s’en remettait à un concept supra-temporel de Beau où l’artiste se voyait astreint à l’imitation de
modèles anciens.
22 Habermas, Jürgen. De l’éthique de la discussion. Paris. Cerf. 1992. p.71.
23 Habermas, Jürgen, Droit et Démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, nrf essais, 1997, p.12.
L’effort de décontextualisation conduit à une conscience morale universaliste qui se
traduit, au niveau des institutions politiques, par un État de droit démocratique. Lequel aurait
entre autres pour tâches de préserver une solidarité sociale rendue fragile au niveau d’une
justification post-conventionnelle des normes et de garantir la liberté d’expression des êtres
capables de parler et d’agir. Si, comme le veut mon hypothèse, la capacité à se décontextualiser
est fonction du degré de solidarité et que celle-ci est définie en regard d’un monde désenchanté et
des acquis de la sphère publique bourgeoise telle qu’elle s’est constituée en Occident24, l’enjeu
devient de savoir si l’universalité de la diskursethik est limitée par la conception de la modernité
qu’elle véhicule.

Méthode : une modernité consensuelle ?

Trop souvent la philosophie politique contemporaine a tenté de mettre de l’avant des


théories à prétentions universelles sans sortir des frontières de l’Occident, c’est-à-dire sans élargir
ses frontières intellectuelles aux textes et interlocuteurs provenant d’horizons divers. Ce qui est
révélateur d’un certain paradoxe à savoir de réfléchir sur le rapport à !’Autre sans penser avec
l’Autre. C’est de ce paradoxe que j’entends partir pour questionner TÉthique de la discussion de
Jürgen Habermas et plus précisément l’effort de décontextualisation qu’elle exige. Π ne s’agit pas
de détruire ou de déconstruire l’éthique de la discussion, mais de la « désoccidentaliser », c’est-à-
dire de tester ses vues, ses limites et ses vertus en prenant des points d’appuis hors de la tradition
occidentale. De la sorte, la question du rapport de la modernité à son Autre prend un caractère
pluriel au point où ce qu’il est convenu de nommer l’Occident perd le monopole de la question de
la modernité. Rawls tente de faire abstraction du corpus de la tradition, Habermas cherche le
noyau universel de la modernité occidentale, alors que le travail de désoccidentalisation ici
proposé cherche l’ouverture, du point de vue même de la théorie, à !’Autre.

Ce travail de désoccidentalisation remet-il en cause les fondements mêmes du modèle


habermassien ou ne s’attarde-t-il qu’à circonscrire, sur fond de scepticisme, les zones
d’application de VÉthique de la discussion ? Critiquer le modèle habermassien en son fondement
revient généralement à battre en brèche l’idée même d’une raison communicationnelle où une

24 Habermas, Jürgen, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise. Paris, Payot, (1962) 1992, p.41.
13

visée consensuelle structure le langage25. Quant aux critiques relatives à l’application, elles
cherchent à montrer l’aveuglement dont fait preuve le modèle habermassien eu égard aux réalités
institutionnelles26. Pour ma part, j’essaierai de combiner ces deux types d’interrogations à la
différence près que je ne remettrai pas en cause la finalité consensuelle du langage, mais la
conception de la modernité qui traverse toute l’entreprise habermassienne. Ce qui me permettra
de questionner l’universalité des ordres institutionnels issus de cette conception de la modernité.

Mais au fait, qui sont l’Autre ? Sous la bannière de l’Autre se cache un Orient pluriel qui
est souvent ramené à une sorte « d’Orient imaginaire ». L’orientalisme a pendant trop longtemps
fait de l’Orient un objet d’étude en collectionnant des monographies pour les ramener à des récits
plus vastes. Cette discipline a souvent eu tendance à faire de l’Antre un objet, un bibelot. Or,
réfléchir sur le rapport de la modernité à son Autre avec cet Autre interdit de considérer l’Orient
comme un objet. L’attitude du participant à la discussion doit plutôt servir de fil conducteur à la
recherche. En ce sens, la méthode ici proposée se lie à la visée même de ce mémoire à savoir de
penser un rapport à l’Autre exempt de domination avec l’Autre.

Avec qui discuter ? L’Autre aurait pu être le papou, mais il prend ici la forme du monde
arabe que j’ai rencontré via le texte, mais également dans les souqs, les minibus et les cafés. De
fil en aiguille l’échange finit généralement par atterrir sur les rapports tissés de heurts entre le
monde arabe et la modernité occidentale. La colonisation, le tiers-mondisme, la guerre de 67, les
guerres civiles, la guerre du Golfe, les files d’attente dans les ambassades étrangères, le
communautarisme, le conflit israélo-palestinien, le désarroi de la jeunesse, les partis uniques et un
certain islamisme sont autant d’événements ou d’exemples qui illustrent dans la conscience
collective l’histoire récente des relations entre le monde arabe et l’Occident. Pourtant, il ne s’agit
pas ici de refaire l’histoire, mais de questionner l’universalité de la modernité occidentale en
prenant pied dans le monde arabe. Qu’est-ce au juste que le monde arabe ? Ce terme ne renvoie
pas à une entité homogène27. Le Maghreb n’est pas le Machreq, les Iraniens ne sont pas Arabes et
le monde arabe n’est qu’une partie du monde musulman. Parler du monde arabo-musulman
revient en quelque sorte à juxtaposer des couches identitaires, ce qui ne rend pas compte de la
diversité culturelle et cultuelle au sein même du monde arabe. Certes, la réalité toujours
foisonnante est beaucoup plus complexe que les concepts utilisés pour la décrire. Les concepts

25 Habermas cible à ce propos la pensée post-nietzschéenne (structuralisme français) et le fonctionnalisme


sociologique (Luhmann).
26 Habermas, Jürgen, Droit et Démocratie: entre faits et normes. Paris, Gallimard, nrf essais, 1997, p.10.
27 Hourani, Albert, Histoire des peuples arabes, Paris, Folio, 1993, pp.732.
14

sont des frontières trop souvent difficiles à tracer. Qu’est-ce que le monde arabe ou qui sont les
Arabes ? Selon Maxime Rodinson, appartient à l’ethnie, au peuple et à la nationalité arabe ceux
qui, premièrement, parlent une variante de la langue arabe et, en même temps, considèrent que
c’est leur langue « naturelle », celles qu’ils doivent parler, ou bien, sans la parler, la considèrent
comme telle et qui en plus de cela revendiquent l’identité arabe, c’est-à-dire qui considèrent le
patrimoine et l’histoire du peuple qui s’est appelé lui-même et que les Autres ont nommé
Arabes.28 Cette définition a l’avantage d’inclure le fait musulman comme une donnée culturelle
pour certains et proprement religieuse pour d’autres dans la mesure où l’adhésion massive des
Arabes à la religion musulmane depuis le 7e siècle n’est pas le fait de tous ceux qui se
revendiquent Arabes. Aux cas des juifs et chrétiens arabes, il faut ajouter celui de plusieurs
berbérophones considérant que l’arabe devrait être leur langue « naturelle », mais qui, refoulés
dans l’échelle sociale de leur pays respectif, n’ont pu ou voulu apprendre la langue du Coran et
continuent de parler leur dialecte berbère. Malgré ces précisions, j’utiliserai ici le terme « arabo-
musulman » de façon à jouer à la fois sur des composantes religieuse et sociale tant de la
modernité occidentale que de ce qui apparaît ici comme son Autre.

Pour arrimer l’Occident au monde arabe et réguler !’import-export en matière de concepts,


j’entends partir des enjeux relatifs à la religion et à une solidarité sociale au cœur de la
diskursethik et de la problématique de la décontextualisation. Premièrement, la question du
rapport à la religion sera philosophiquement traitée à partir des textes de Ibn Rushd (1126-1198)
et plus précisément du Fasl al-maqal (Discours décisif) dans lequel le philosophe andalou tâche
d’autonomiser la raison de la religion sans les séparer en deux ordres de vérité. Se pose ici un
problème herméneutique. Comment justifier pareille lecture de celui que les latins baptisèrent
Averroès ? À ce proposée reviendrai sur la tentative du philosophe marocain Mohamed Abed Al-
Jabri de dénicher la source de l’esprit moderne arabe dans la pensée de Ibn Rushd. Selon sa
Critique de la raison arabe, la pensée arabe contemporaine serait à même de discuter avec la
philosophie occidentale si elle parvenait à revivifier le rationalisme averroïste. Cependant, la
lecture que Al-Jabri fait d’Averroès est porteuse d’enjeux idéologiques qu’il sera bon d’éclairer.
Malgré l’apport de Al-Jabri, la lecture d’Ibn Rushd continue de poser un problème
d’interprétation. Alors qu’Ibn Rushd se réfère à un concept de rationalité, Habermas pense le
rapport à la religion à partir d’une certaine lecture de la sociologie de Max Weber qui traite d’un
processus de rationalisation des images métaphysiques et religieuses du monde. Or rationalisation
et rationalité, tout comme modernisation et modernité, ne sont pas des termes équivalents. La

28 Rodinson, Maxime, Les Arabes. Paris, PUF (1979), Quadridge, 2002, p.51.
15

rationalité et la modernité renvoient aux idéaux des Lumières, alors que la rationalisation
concerne la laïcisation de la culture et le développement des sociétés modernes29. Toute
simplification faite, la rationalité concerne la philosophie, alors que la rationalisation est étudiée
par le sociologue.

Pour compléter l’étude du rationalisme averroïste et questionner avec plus d’emprise


l’universalité du modèle habermassien, j’entends analyser la rationalisation des structures
sociales. En fait, l’analyse de Ibn Rushd se veut un prélude à la question de la solidarité, car
l’étude de la rationalisation me portera, en un deuxième temps, vers le moment proprement
sociologique tant de la pensée de Jürgen Habermas que de celle d’un autre tenant du rationalisme
arabe. Le problème de la solidarité sera sociologiquement traité à partir du concept de ‘açabiyya
(½^=030 tel que defini par Ibn Khaldoun (1332-1406) dans al-Mouqaddima (Discours sur
l’histoire universelle). Fondateur d’une science nouvelle, à savoir l’étude de la civilisation, Ibn
Khaldoun est considéré par plusieurs commentateurs comme le père de la sociologie, comme le
« grand-père » d’Auguste Comte. Auteur d’une «.philosophie de l’Histoire qui est sans doute le
plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun
pays »31, Ibn Khaldoun explique l’histoire à partir de la dialectique des groupes claniques : les
‘açabiyyat. Par ce concept, il cherche à définir la solidarité sociale à la source du politique. Bien
que son analyse porta exclusivement sur les sociétés du Maghreb, elle est aujourd’hui utilisée
pour penser le pouvoir dans le monde arabe32. Toutefois, il faut se méfier33 d’une interprétation
essentialiste qui ne comprend le politique dans le monde arabe qu’à partir d’une lutte des clans.
Néanmoins, !’actualisation du concept d’ ‘açabiyya n’est pas sans poser problème lorsqu’il s’agit
de tenir compte du processus de rationalisation des structures sociales dans le monde arabe. Que
serait une ‘açabiyya moderne ? Quels sont les rapports qu’entretiennent les individus et le groupe
? Comment s’y définit la solidarité ? L’enjeu pour YÉthique de la discussion est ici de savoir si
les mailles des ‘açabiyyat sont à ce point serrées qu’elles ne permettent pas - ou plus
difficilement - aux individus de se décontextualiser. En opposant le type de solidarité propre à
1’ ‘açabiyya à celui du monde vécu moderne, il s’agit simplement de montrer que le paradigme

29 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.2.


30 En fait, il manque la chadda (') sur le
31 Toynbee, Arnold, A study of Story repris par Lacoste, Yves, Ibn Khaldoun: Naissance de !’Histoire, passé du tiers
monde. Paris, La Découverte, 1998, p.8.
32 Voir le numéro spécial Tribus, tribalisme et États au Moyen-Orient de la revue Monde arabe, Maghreb, Machrek,
no.147, 1995, pp.225.
33 Corm, Georges, Le Proche-Orient éclaté: 1956-2000, Paris, Gallimard, coll. Folio/Histoire, 2001, p.136.
16

communicationnel de Habermas repose sur une dynamique individu-communauté qui serait peut-
être le propre des sociétés modernes occidentales.

Le texte étant de mon terrain, le choix des interlocuteurs parmi les canons de la pensée
arabe se doit d’être justifié. Pourquoi s’intéresser à Ibn Rushd et Ibn Khalhoun et donc à la part
rationaliste de la philosophie arabe médiévale - ou philosophie musulmane, cette question
resterait à déterminer - plutôt qu’à la métaphysique de l’illumination telle qu’elle s’est
développée dans l’Orient musulman ? Pourquoi des penseurs médiévaux, alors qu’il aurait été
tout aussi louable de focaliser sur la Nahda, la renaissance arabe, qui s’est constituée dès le 19e
siècle comme un véritable discours devant indiquer le chemin à suivre suite à l’irruption de la
modernité occidentale ? Pourquoi ne pas simplement entrer en dialogue avec les islamistes pour
dégager le fondement d’un discours d’opposition à la modernité ? Qui aujourd’hui se réclame de
l’héritage du rationalisme arabe ? Quelle est l’audience de ces intellectuels éparpillés aux quatre
coins du monde ? Le passage par Averroès vise à dénicher ce qui pourrait ressembler à un
philosophe moderne avant la lettre qui a eu le malheur de s’éteindre en terre d’Islam mais qui a
nourrit l’Occident. Ibn Rushd offre une solution originale au problème fondamental de la
philosophie musulmane qui, héritant de la philosophie péripatéticienne et du corpus de l’Islam, a
eu à concilier raison et foi et c’est pourquoi il est d’un précieux secours, me semble-t-il, pour
soutenir à la pensée arabe et/ou musulmane moderne qui cherche à « trouve en elle-même ses
propres garanties ». Pour ce qui est de la démarche historique d’Ibn Khaldoun, elle cadre bien
avec la méthodologie des sciences sociales, mais son réel intérêt est davantage à chercher du côté
des structures sociales décrites par l’auteur. Territoire complexe sur lequel la modernité
occidentale a tendance à achopper.

De la division du travail

Dans un premier chapitre, je présenterai le projet de la diskursethik pour en dégager les


prémisses. Du problème de la décontextualisation tel qu’il se formule dans les textes De l’éthique
de la discussion et Morale et Communication, j’en arriverai au concept phare de Habermas, à
savoir l’agir communicationnel, pour ensuite dégager le concept de modernité sous-jacent à toute
cette entreprise philosophique. Dans un deuxième chapitre, je partirai de cette définition de la
modernité pour la questionner à partir du rationalisme arabe et ce, en focalisant sur la question du
rapport à la religion et à la solidarité tout en tâchant de circonscrire les définitions philosophiques
et sociologiques de la modernité. À ce stade, je concentrerai mon attention sur quelques-uns
d’entre les textes d’Ibn Rushd et Ibn Khaldoun et surtout à leurs interprétations contemporaines.
17

De ce chapitre j’extrairai l’idée d’une modernité et d’une modernisation arabe avec lesquelles je
dialoguerai tout au long du chapitre suivant. Là, le dialogue portera sur les développements
juridiques et politiques de VÉthique de la discussion. Ce passage au juridique et au politique
permettra de mieux découper et questionner les limites et les avancées de la modernité
occidentale. J’y aborderai, en un premier temps, la question de l’État de droit démocratique puis
celle de l’intégration sociale et de l’Après État-Nation. Enfin, je retournerai à la motivation qui
guide toute cette recherche et qui a conduit Habermas à réitérer, deux siècles après Kant, l’idée
d’un projet de paix perpétuel. Bref, je voyagerai de la modernité occidentale à la modernité arabe,
pour en arriver au cosmopolitisme et à ce qui pourrait être sa condition minimale : une modernité
consensuelle34.

34 Burgat, François, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 2002, p.288.


Première partie :
La conception de la modernité sous-jacente à l’éthique de la discussion
19

Chapitre 1 : Ou’est-ce que ΓÉthique de la discussion ?

1.1 Pourquoi faut-il un principe d’universalisation ?

Bien que le projet de la Diskursethik fut principalement élaboré par Jürgen Habermas et
Karl-Otto Apel, tout porte à croire que les deux penseurs ne semblent pas s’entendre sur la finalité
de leur projet. À la question « pourquoi faut-il un principe d’universalisation ? », les réponses
prennent deux tangentes différentes. Selon Apel, « le problème philosophique le plus profond est
celui de la relation entre la science de la nature, en soi nécessairement neutre d’un point de vue
axiologique, ainsi que la liberté de recherche qui lui est liée, et la responsabilité sociale, qui pose
des problèmes moraux qu’engendre la science »35. L’éthique à l’âge de la science se doit de
réfléchir sur les interventions humaines dans la nature de façon à gérer - le mot est faible - de
façon responsable les effets secondaires du développement tant scientifique qu’économique. Pour
régler ces problèmes pratiques, l’éthique de la discussion de Apel cherche à fonder
rationnellement les principes de justice, solidarité et de coresponsabilité. Par le principe
postconventionnel de coresponsabilité, chacun partage a priori avec les partenaires de la
discussion une responsabilité qui l’engage dans la résolution de problèmes collectifs. Par
collectif, Apel renvoie à l’humanité dans ses problèmes d’éthique planétaire. En ce sens, son
projet est destiné aux grandes conférences qui ont pour tâche de régler les problèmes de
l’humanité à savoir « la crise écologique, le problème Nord-Sud de la justice sociale,
!’établissement des droits de l’homme et du droit des peuples au sens d’un ordre juridique
cosmopolitique »36. Dans ce cadre, le principe « U » a pour tâche de traduire dans les discussions
pratiques les normes de justice, solidarité et coresponsabilité telle qu’elles ont été fondées par les
présuppositions inhérentes à toute communauté de communication.

Si chez Apel le projet de la Diskursethik répond à l’exigence pratique qu’est celle de


fonder une éthique à l’âge du développement économique et scientifique, il semble en être
autrement pour Habermas. Son éthique de la discussion tente de fonder à la fois les principes de
justice et de solidarité sans se prononcer aussi explicitement sur le principe de responsabilité à
l’égard de !’environnement. En fait, Habermas limite d’emblée le rôle du philosophe et de la
théorie morale dans la solution des grands problèmes de l’époque. La théorie morale a pour tâche

35 Apel, Karl-Otto, Éthique de la discussion. Paris, Cerf, coll. Humanités, 1994, p. 20.
^mi,p73.
20

de fonder en raison le principe « U » sans assumer de rôle particulier dans la résolution des
problèmes pratiques qui déchirent le monde. De même,

« le philosophe de la morale ne dispose pas d’un accès privilégié aux vérités morales. En
regard des quatre grandes charges politico-morales de notre propre existence - en regard
de la faim et de la misère dans le tiers-monde; en regard de la torture et des perpétuelles
offenses à la dignité humaine perpétrées dans des États d’injustice ; en regard du chômage
croissant et des disparités dans la répartition des richesses sociales dans les nations
industrielles occidentales ; en regard enfin du risque autodestructeur que représente la
compétition atomique pour la vie sur terre - en regard de tels états de fait provocants, ma
conception restrictive des capacités de l’éthique représente peut-être une déception ; en
tous les cas elle est aussi un aiguillon : la philosophie ne dispense personne de sa
responsabilité pratique »37.

Ici, le rôle de la Diskursethik et du philosophe qui n’a rien à voir avec celui d’une avant-garde
éclairée. Une fois les procédures de la discussion étayée, le philosophe peut entrer - ou non -
dans l’arène comme tout autre participant. Cette humilité de la philosophie distingue Jürgen
Habermas de Karl-Otto Apel. Ce dernier pose les problèmes qu’une morale procédurale doit
résoudre au niveau planétaire et porte un regard attentif sur les problèmes environnementaux,
alors que la portée pratique du projet habermassien reste plus nébuleuse. Habermas ne se limite
pas à décrire les a priori de toute interaction langagière symétrique, les caractéristiques du point
de vue moral universel ou le fondement communicationnel de l’État de droit démocratique, il
prend personnellement position sur des questions concernant l’État social et l’Europe unifiée38.

Cet écart entre Apel et Habermas repose sur leur conception respective du rôle de la
philosophie et sur la place que chacun assigne à la raison. Autrement dit, la différence entre les
deux penseurs reposerait moins sur leurs projets philosophiques respectifs que sur leurs stratégies
conceptuelles39. Là où Apel cherche à affirmer le caractère transcendantal de la raison, Habermas
conclut au quasi transcendantal. Par transcendantal, Apel vise, comme Kant, une fondation
ultime de la raison. Quant à Habermas, fidèle à Kant mais également aux intuitions premières de
l’École de Francfort, il n’opère aucune différence entre la philosophie et les sciences sociales. Ce
faisant, il considère que les énoncés philosophiques doivent être empiriquement vérifiables.

37 Habermas, Jürgen, De l’Éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p. 32.


38 Habermas, Jürgen, Après !’État-nation, Paris, Fayard, 2000, pp. 150.
21

Affirmation que Apel considère comme une « auto-abolition de la philosophie »39


40, car, selon lui,
les conditions de possibilité d’une pensée valide ne peuvent être contingentes au point d’être un
jour modifiées. Là où Apel affirme l’intemporel, Habermas se fait plus prudent. La pratique
philosophique n’est pas tributaire d’un jeu de langage qui surplombe toutes les autres pratiques
langagières. La pratique argumentative n’est pas ordonnée hiérarchiquement. Les énoncés
hypothétiques de la vie courante se trouvent au même niveau que les énoncés philosophiques. Ce
qui ne signifie pas que les fondements de la raison soient pour autant contingents. En fait,
Habermas oscille entre le relativisme et le fondationaliste d’où sa thèse du faillibilisme de la
raison. Le consensus rationnellement motivé a « force de loi » pour un moment donné, for the
time being, mais qui sait s’il sera ou non défait et recomposé à partir de meilleurs arguments. Via
le faillibilisme et son corollaire qu’est un concept de raison quasi transcendantale, Habermas
cherche à fonder en raison l’éthique de la discussion sans trahir les conditions de la pensée post-
métaphysique. Conditions que violerait Apel en s’en remettant à un concept substanti aliste de
raison sur lequel trônerait le philosophe. En limitant les prétentions de la philosophie sans se
débarrasser de la rationalité, Habermas milite pour une compréhension plus modeste de là théorie
morale. Modestie qui va de pair avec un concept « étroit » 41 de morale, car « les intuitions
morales quotidiennes n’ont pas besoin des lumières des philosophes »42. Le concept « étroit » de
morale signifie que la justification des jugements et des actions des individus ne peut plus reposer
sur le contexte. À partir du moment où les évidences s’étiolent, les intuitions doivent être
justifiées rationnellement. Un principe d’universalisation est dès lors requis sans que le
philosophe n’ait de privilège dans la discussion si ce n’est d’indiquer là où la communication est
brouillée. C’est cette définition de la morale que j’aimerais à présent expliciter avant d’analyser
ce qu’il en est de la rationalité communicationnelle.

1.2 Qu’est-ce que la morale et en quoi se distingue-t-elle de l’éthique ?

Définir le fait moral pour le distinguer de l’éthique n’est pas sans poser problème. Dans le
langage courant, ces deux termes ont souvent tendance à se rabattre l’un sur l’autre. Aux dires de
Paul Ricoeur, cette distinction n’échappe pas qu’au sens commun. En effet, « même les
spécialistes de philosophie morale ne s’entendent pas sur la répartition du sens entre les deux

39 Apel, Karl-Otto, Penser Habermas contre Habermas. Paris, éd. De l’éclat, 1990, p.8.
40 Apel, Karl-Otto, La relation entre morale, droit et démocratie. La philosophie du droit de Jürgen Habermas jugée
du point de vue d’une pragmatique transcendantale in Les études philosophiques, PUF, no.l, 2001, p. 70.
41 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 31.
42 Habermas, Jürgen, cité par Karl-Otto Apel in Penser Habermas contre Habermas, Paris, éd. De l’éclat, 1990, p.17.
22

termes morale et éthique ».43 Π ne s’agit pas ici de considérer le point de vue de chacun des
spécialistes, mais de focaliser sur la compréhension qu’a d’elle-même la Diskursethik et donc sur
la différence établie par Habermas entre morale et éthique de façon à cerner ce qu’il entend par un
concept « étroit » de morale.

L’éthique classique, telle qu’elle trouve son achèvement chez Aristote, pose la question de
la bonne vie. À la question « que dois-je faire ? » le philosophe débouche sur une interrogation
plus vaste à savoir « en quoi consiste une vie réussie ? ». C’est cette deuxième question qui
confère à l’éthique aristotélicienne le qualificatif de « téléologique ». Pourquoi ? Parce que
l’action est orientée en fonction d’une fin qui est de réaliser la vertu. Aristote en appelle à la
phronesis, c’est-à-dire à une raison qui se meut au sein des habitudes et des pratiques pour
évaluer en fonction de la juste mesure (qui ne doit pas être comprise comme le simple milieu de
deux extrêmes précise Aristote). Plongée dans l’univers des mœurs, la phronesis est dépouillée de
toute prétention à la connaissance, contrairement à la science entendu comme episteme. La
politique se veut quant à elle un prolongement de l’éthique dans la mesure où elle enseigne la vie
selon le Bien et le Juste. Les us et coutumes de même que les lois de l’autre ne font qu’un et ne se
distinguent pas de la moralité des actions. Les êtres humains dépendent alors de la Cité pour
réaliser la vertu. Hors la Cité, les animaux politiques (zoon politïkon) que nous sommes ne
peuvent réaliser leur finalité. Les habitus étant essentiels à la réalisation de la vertu.

Selon Habermas, la transformation, dans les temps modernes, de la politique en science


empirique a porté à conséquence. La politique, du moins chez Hobbes, se transforme en « social
philosophy »44. Le pouvoir de la communauté est considéré comme un objet d’étude qui peut être
ramené à des lois empiriques certaines. La phronesis apparaît alors comme un concept flou45. En
outre, l’ordre du Bien et du Juste se fragmente. Le comportement moral des individus se dissocie
de la légalité des actions telle qu’elle se trouve dans les mœurs. Suite à l’éthique classique dira
Habermas la théorie morale emprunta trois sentiers dont l’un sera foulé par la Diskursethik. L’un
d’eux, celui de Nietzsche, exclut les jugements moraux du trajet de la raison en générale, alors
qu’un autre, celui de l’utilitarisme, réduit les jugements moraux à l’évaluation des conséquences.
Seul Kant, selon Habermas, a été en mesure d’accorder au jugement moral une place dans le
domaine de la raison pratique. De la sorte, les jugements moraux ne sacrifient pas leur prétention

43
Ricoeur, Paul, « Éthique » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dir. Canto-Sperber, Monique, Paris,
PUF, 2001, p.5 80.
44 Habermas, Jürgen, Théorie et pratique, t.l, Paris, Payot, 1975, p.71.
45 Habermas, Jürgen, De l’éthique de discussion. Paris, Cerf, 1992, p.109.
23

à la connaissance. B serait donc possible, sous les hospices de la raison pratique, d’établir les
conditions de possibilité de tout jugement impartial, ce à quoi s’attelle la Diskursethik.

Qu’est-ce qui distingue l’approche kantienne de l’approche aristotélicienne et en quoi


cette différence permet-elle de distinguer la moralité de l’éthique ? Dans l’éthique d’Aristote, la
Cité fournit le lieu qui permet d’orienter l’agir humain, lequel n’a pas une prétention à la
connaissance qui est de l’ordre de Yepisteme. Or, Kant aurait dépouillé l’éthique d’une
quelconque image métaphysique du monde pour établir l’impartialité du jugement moral sur
l’impératif catégorique. Par l’impératif catégorique et ses différentes formulations, Kant dira
Habermas, lie l’autoréflexion, la liberté et l’autonomie46. Le sujet prend une distance par rapport à
la compréhension qu’il a de lui-même et du monde et ce, en considérant !’universalisation de sa
maxime d’action, c’est-à-dire la possibilité qu’elle s’applique à tout être humain. Sans cette
autonomie par rapport aux aléas du monde et cet effort de réflexion en soi-même, il n’y aurait
point, selon Kant, de liberté possible. Kant intègre la raison pratique comme l’un des moments de
la raison. Laquelle, contrairement à Aristote, trouve son unité de manière purement formelle. À la
suite de Kant, Y Éthique de la discussion tentera d’assurer l’impartialité du jugement moral à
partir d’une procédure de discussion, laquelle exige un « moral point of view » où la raison
morale établit une prétention à la connaissance analogue à celle de la vérité.

J’aimerais ici revenir sur les caractéristiques de (i)l’éthique kantienne ainsi que sur (ii)la
critique que Hegel adresse à Kant et que, par la suite les néo-aristotéliciens, lesquels relient la
question de la vie bonne dans la Cité à l’aune des Principes de la philosophie du droit de Hegel,
adresseront à l’éthique kantienne. Une fois ce tableau peint, (iii) la différence entre morale et
éthique deviendra, je l’espère, plus claire.

(i)L’éthique kantienne est dite déontologique dans la mesure où elle ne s’intéresse pas, à la
différence d’Aristote, à la question de la bonne vie réalisée dans la Cité. Est moral selon Kant tout
ce qui concerne l’agir juste et équitable. En ce sens, la question pratico-existentielle de savoir
comment vivre sa vie et atteindre le bonheur, voire la félicité, ne fait pas partie du champ de la
morale. Kant procède ainsi d’un « concept restreint »47 de morale et balaie du revers de la main un
ensemble de questionnements qui ne relèveraient pas à proprement parler de la morale.
L’approche kantienne serait également cognitiviste dans la mesure où, bien que la raison pratique

46 Habermas, Jürgen, Vérité et justification. Paris, Gallimard, nrf essais, 2001, p. 131.
47 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p.17.
24

ne correspond pas à la raison théorique, elle (la raison pratique) établit ses propres critères pour
évaluer la vérité de la norme. La justesse est à une norme ce que la vérité est à une proposition
concernant un état de fait. C’est cette prétention à la « vérité » du jugement moral que n’arrivait
pas à fonder Aristote par son concept de phronesis qui tient, selon Habermas, d’un « cognitivisme
faible»48. En outre, l’impératif catégorique est un principe formel de validation des normes
d’action. La philosophie morale de Kant est en ce sens formaliste. La justification d’une norme
n’est fonction d’aucun critère propre à une quelconque conception de la vie bonne enracinée dans
une Cité ou quelque autre médina. Néanmoins, le principe moral n’est pas le propre d’une culture
donnée, mais il vaut pour tout être rationnel indépendamment de son lieu. Du moment que
l’impératif catégorique ne traduit pas les intuitions morales d’un groupe donné, l’éthique
kantienne peut être qualifiée d’universaliste.

(ii) Les reproches que fait Hegel à l’endroit de la philosophie morale de Kant seraient
selon Habermas de quatre ordres. U s’en prend au formalisme de T impératif catégorique qui est à
ce point déraciné de tout contenu déterminé qu’il ne peut produire que des jugements
tautologiques. L’universalisme, corollaire du formalisme, serait quant à lui abstrait. Les
jugements moraux sont insensibles à la particularité des situations et des contextes dans lesquels
l’agir humain est enchâssé. Mais Hegel n’en reste pas là. Le principe moral kantien focalise sur
les devoirs moraux sans tenir compte de leur application dans la pratique. C’est pourquoi, Hegel
considère le pur vouloir de la raison comme impuissant, c’est-à-dire que la morale abstraite exige
un effort motivationnel trop soutenu de la part des individus. Dans sa lecture de la révolution
française, Hegel s’en prend à ce qu’il nomme la terreur de la pure conviction49, c’est-à-dire à la
période de la terreur en France où certains ont été décapités au nom de l’Idée. Les intentions
morales auraient alors voulu créer un ordre rationnel plutôt que réformer les processus, eux-
mêmes rationnels, déjà à l’œuvre dans l’histoire. En fait, les trois premiers reproches de Hegel à
l’endroit de la philosophie morale de Kant se recoupent. Hegel opte pour les habitus développés
dans le cadre de la Cité, il se méfie des conséquences souvent catastrophiques des intentions
morales, ainsi que du désintérêt eu égard aux cas d’application concrète. Transférer sur un plan
socio-politique la moralité abstraite se traduirait par la terreur où, au nom de l’universel, le
singulier se fait se fait guillotiner.

"*m¿,p.77.
49 Hegel, G.W.F, Phénoménologie de l’esprit. Paris, Aubier, trad. Lefebvre, 1991, 390-398.
25

« Les objections de Hegel à Kant valent-elles aussi pour l’éthique de la discussion ? »50.
Pour répondre à cette question, il faut au préalable savoir en quoi se distingue l’éthique de la
discussion de la philosophie morale de Kant ? Habermas délaisse la philosophie du sujet au profit
de la pragmatique langagière, laquelle lui permettrait d’abandonner la célèbre distinction
kantienne entre les noumènes et les phénomènes. L’opposition entre l’empirique et l’intelligible
est ramenée à la tension intralinguistique entre la factualité et la validité51, c’est-à-dire que les
présuppositions idéales à la communication imposent, du fait qu’elles s’inscrivent dans le
langage, une contrainte aux interactions quotidiennes et aux normes qui prévalent. Par ailleurs,
l’approche intérieure de Kant ne trouve pas d’écho chez Habermas. En effet, l’impératif
catégorique est reformulé en principe d’universalisation qui, lui, invite à une discussion publique
réalisée entre différents sujets plutôt que le forum intérieur de la conscience. Quant au fondement
de sa philosophie morale, Kant en appelle à un fait de raison qui le dispense de toute analyse
empirique. Habermas prétend régler le problème de fondation de son principe « U » en partant
des présuppositions universelles à toute argumentation. Le point de vue moral requis par son
éthique procédurale est quant à lui étayé par une analyse empirique des stades du développement
de la conscience morale.

Habermas prend acte, me semble-t-il, de certaines d’entre les réserves de Hegel à l’endroit
de l’éthique déontologique des principes de Kant lorsqu’il formule son propre projet. À propos du
formalisme moral, il prétend que ni son approche, ni celle de Kant ne produiraient des énoncés
tautologiques. Les conflits qui doivent être réglés sous le patronage d’un point de vue moral ne
sont pas créés par les philosophes, mais produits par le monde dans lequel nous vivons. Habermas
accorde néanmoins crédit à Hegel dans sa critique du formalisme. Du vaste champ des problèmes
pratiques, l’éthique de la discussion cueille ceux qui en appellent à une discussion rationnelle
entre tous les participants. Elle trie les questions relatives à la vie bonne de celles relatives à la
justesse des normes et distingue les énoncés évaluatifs des énoncés normatifs. Habermas ne pense
pas en termes de bonne vie ou de vertu, mais en termes de conditions de vie perturbée. Hegel
partirait d’une conception de la vie bonne qui est à l’œuvre dans la Cité, la tribu ou la nation pour
poser la question de l’universalité, non seulement de cette conception du bien, mais de toute
structure en général. Car une structure doit bien émerger de quelque part, de quelque lieu, d’où la
question de savoir si le formalisme n’est qu’une définition de la vie bonne parmi tant d’autres en
l’occurrence celle du bourgeois européen. À ce propos, Habermas cherche à établir les conditions

50 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p.15.


51 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.23.
26

de possibilité de toute communication pour ensuite identifier les conditions de vie perturbées, à
savoir les éléments qui viennent parasiter et bloquer les échanges libres de toute domination entre
êtres humains. H ne s’agirait donc pas de « bonne vie », mais de vie « la moins pire ».

La critique hégélienne de l’universalisme abstrait des jugements moraux selon laquelle le


point de vue exigé par la morale kantienne ne tient pas compte des contextes dans lesquels
s’exerce l’agir humain ferait fausse route selon Habermas. Ce dernier renverse le problème en
montrant que c’est justement la diversité des contextes qui exige un point de vue impartial. En
outre, la critique de Hegel vise le rigorisme de l’éthique kantienne qui ne mise que sur l’intention
pour négliger toute la dimension des conséquences. L’éthique de la discussion fait sienne cette
critique, c’est pourquoi la formulation du principe « U » tient compte des conséquences et effets
secondaires prévisibles. Pour reprendre la fameuse distinction de Max Weber, l’éthique kantienne
en est une de la conviction, alors que la Diskursethik de Habermas en serait une de la
responsabilité. « En serait » une, car le problème reste de savoir envers qui ou quoi les agents se
sentent-ils assez solidaires pour se dire responsables ? Habermas accorde aussi crédit à la thèse
hégélienne selon laquelle l’éthique kantienne s’est cantonnée dans les questions de justification et
non d’application. Or, l’éthique de la discussion reconnaît cette différenciation proprement
kantienne, mais tente de la combler. C’est entre autres pourquoi le principe « U » en appelle à un
principe « D ».

La question de l’impuissance du vouloir est cruciale tant pour l’éthique kantienne que
pour son développement à travers l’éthique de la discussion. Car c’est justement par ce biais que
Habermas introduit la question de la décontextualisation. Certes, la philosophie kantienne est
traversée par des distinctions - entre le devoir et !’inclination, de même qu’entre la raison et la
sensibilité - qui porte à conséquence sur sa philosophie pratique. Kant pense la volonté et la
liberté dans les termes d’une obligation que le sujet se donne à lui-même. Or, Habermas tente de
se défaire des prémisses de liberté subjective pour montrer que la réalisation de la liberté
individuelle est fonction de la réalisation de la liberté d’autrui. En fait, il fait sienne l’idée du
jeune Hegel pour qui l’intersubjectivité est le coeur de la subjectivité, c’est-à-dire que
l’individuation se fait par la socialisation52.. Le problème reste toutefois de savoir comment
extraire les normes problématiques du contexte dans lequel elles se sont développées sans s’en
remettre à la notion kantienne de l’autonomie du sujet ? À quoi s’ajoute le problème de !’après-

52 L’individualisation par la socialisation. La théorie de la subjectivité in La pensée post-métaphysique, Paris,


Armand Colin, 1993, pp. 187-241.
27

décontextualisation à savoir comment injecter les normes universelles dans les contextes
pratiques pour soulager les tensions ? Suivant Habermas, les morales universalistes nécessitent
des pratiques de socialisation où un moi abstrait est formé, de même que des institutions sociales
et politiques qui traduisent des représentations post-métaphysiques du monde53. En ce sens,
Habermas s’en remet à l’idée de « culture favorable » et de sociétés qui correspondent au projet
de !’universalisme moral kantien. Ce type d’analyse n’est pas sans poser problème, car une
tension entre les questions de fondation et d’application est aussitôt introduite.

Via la pragmatique langagière et la théorie des stades de développement de la conscience


morale, il vise une fondation universelle du principe « U » et de son corollaire qu’est le moral
point of view, mais à la fois il montre qu’en vertu de leur proximité à la modernité occidentale,
certaines sociétés sont plus ou moins aptes à appliquer les cadres de l’éthique de la discussion.
Cette tension entre la fondation et !’application débouche en fait sur une opposition entre la
modernité occidentale et ce qui lui est Autre. Comme si l’Occident entretenait une proximité avec
la fondation de l’éthique de la discussion qui en favoriserait la mise en œuvre.

(iii)En misant sur l’opposition entre la morale déontologique des principes d’ordre
kantienne et l’héritage de la morale téléologique d’Aristote tout en prenant acte de la critique que
formule Hegel à l’endroit de Kant, l’un des grands des moments de la philosophie pratique a été
occulté à savoir l’utilitarisme. Il faut sortir ici sortir du cadre classique de l’opposition entre des
morales téléologique et déontologique pour reformuler dans toute son ampleur le concept
habermassien de raison pratique. Car, pour Habermas il ne s’agit pas de choisir entre deux ou
trois définitions de la raison pratique, mais de montrer qu’il y a trois usages possibles de celle-ci.

À la question «que dois-je faire ? », la pragmatique se concentre sur le but à atteindre,


l’éthique se rabat sur le bien et la morale sur ce qui est juste. Les questions pragmatiques
cherchent avant tout à clarifier des questions empiriques et ce, de façon à trouver les moyens les
plus appropriés pour réaliser une fin fixée subjectivement. L’évaluation de cette fin à atteindre est
fonction des préférences de l’agent. Elle peut être problématique, incertaine, mais une fois fixée il
est rationnellement possible d’évaluer le meilleur moyen de l’atteindre. Le point final, l’objectif,
de la réponse formulée à la question «que dois-je faire ?» est la recommandation de la stratégie ou
de la technique appropriée pour répondre de l’intention initiale.

53 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p.28.


28

Dans une autre direction, l’éthique donne une réponse existentielle à la question pratique
par excellence. L’emphase n’est plus mise sur le moyen approprié pour réaliser une fin mais la fin
elle-même. Devant des évaluations qui ne concernent pas uniquement des désirs, des préférences
ou des penchants plus ou moins contingent l’éthique renvoie à des choix fondamentaux pour le
sujet, à des «évaluations fortes » pour reprendre les mots de Charles Taylor. La question « que
dois-je faire ? » relance l’individu à la question « qui suis-je ? ». L’enjeu est alors de clarifier
1 ’autocompréhension de la première personne, que ce soit le Je au singulier ou le Nous au pluriel.
L’objectif consiste à formuler un conseil en regard d’une conduite de vie qui pourrait être
qualifiée de bonne, de souhaitable.

Contrairement aux préoccupations existentielles de l’éthique, la morale se détourne de


T autocompréhension du sujet, de ce qui est pour ce dernier une « bonne vie ». Les questions
morales surgissent dès lors que la résolution du heurt entre des individus et/ou des groupes
implique d’emblée l’abandon de la perspective égocentrique. Lorsque des intérêts sont
conflictuels, il y a nécessité, selon Habermas, de clarifier des attentes de comportement en regard
du dit conflit. Pour le moment proprement moral de la raison pratique l’enjeu est donc de
dénicher les conditions d’une coexistence qui soit juste et impartiale, c’est-à-dire qui a une
validité non seulement dans une situation particulière, mais dans tous les contextes similaires.
Ainsi, pour la morale comme pour la pragmatique, la validité d’un jugement se sépare de sa
genèse. Une intervention instrumentale dans le monde objectif à une validité qui n’a rien à voir
avec le contexte dans laquelle le problème s’est posé. Que l’agent décide de réparer le moteur de
sa voiture pour x ou y motifs cela n’influence en rien le moyen qu’il prend pour la réparer. De
même, dira Habermas, parce que les jugements moraux ont une prétention à la connaissance
analogue aux énoncés assertoriques, la procédure de résolution des conflits qu’elle met de l’avant
a une validité qui ne dépend pas de son contexte d’émergence. Pour les questions éthiques
cependant, précise Habermas, la genèse et la validité ne peuvent être aisément séparées. La raison
relève en fait du concept de volonté sous-jacent à ce type d’interrogation. Ceux qui interprètent
leur(s) biographie(s) de telle ou telle façon pour donner à leur(s) vie(s) un sens sont déjà mus par
une force de réalisation. La réflexion éthique présuppose un désir de connaissance de soi qui
entraîne la volonté de l’agent au point où ce dernier modifie ses comportements pour les rendre
authentiques, c’est-à-dire adéquats à l’idée de soi formulée. La conduite de celui qui agit
moralement n’est pas tournée vers la réalisation de soi. Les commandements moraux ont une
valeur universelle et ils impliquent de traiter tous les autres humains avec un égal respect. Partant
d’un principe, d’une norme universelle, le devoir d’agir est impératif, c’est-à-dire que les
individus ne peuvent s’en dérober pour assouvir leurs désirs ou satisfaire leurs motivations
29

présentes. La volonté est alors qualifiée de rationnelle.

Dans le cas où un sujet tente de réaliser un état de fait quelconque - par exemple de
s’approprier une ressource - et que la présence d’autrui l’en empêche, il se voit, d’un point de vue
pragmatique, forcer de négocier un compromis dans son propre intérêt. Là, ils ne cherchent pas à
s’entendre sur la bonne vie ou sur les conditions d’un accord juste, c’est-à-dire où chacun pourrait
rationnellement entériner dans le meilleur intérêt de tous. La négociation ne doit pas être
confondue avec la discussion au sens strict. Dans le premier cas, les acteurs sont motivés par le
gain et guidés par leur libre arbitre, alors que la discussion présuppose une rationalité dialogique
fondée sur une exigence de réciprocité.

Enfin, la quête identitaire n’est pas exclusif au Je. Reprise au Nous, elle prend un sens
politique. À ce moment, il est alors question de clarifier une identité collective. «Qui sommes-
nous?», « à quoi aspirons-nous ? », telles sont les questions types que se posent une communauté
qui entreprend de s’aütodiagnostiquer pour mieux s’orienter. Traduit de la sorte, la question
devient éthico-politique. L’un des enjeux du questionnement éthico-politique sera d’aménager
une place à ceux qualifiés « d’Autre » dans cet ordre collectif. Quant aux questions morales, dans
la mesure où elles n’ont pas de forces contraignantes si ce n’est qu’un devoir exprimé par la
volonté rationnelle, elles s’institueront dans le droit de façon à ce quedes arguments moraux aient
une force d’obligation contraignante. Bref, c’est à travers le droit (voir sixième chapitre) que
l’unité de la raison pratique - pragmatique, éthique, morale - pourra être recomposée, stabilisée et
vécue collectivement.

(iv) À partir de ce qui vient d’être établi, j’aimerais maintenant tracer la ligne de
démarcation entre l’éthique et la morale et ce, pour mieux rendre compte du problème de la
décontextualisation dans la Diskursethik. L’opposition entre Kant et Aristote permet de
comprendre l’enjeu de la distinction entre l’éthique et la morale, les valeurs et les normes, de
même que les débats sur la scène contemporaine en philosophie politique. L’éthique
aristotélicienne concerne la bonne vie, alors que la philosophie morale de Kant abandonne cet
ordre de question. Les questions relatives à la vie réussie sont d’ordre éthico-existentiel dans la
mesure où celle-ci exige un effort de la part d’une communauté ou d’un individu pour trouver ce
qui lui convient de façon authentique. L’éthique pose des questions de l’ordre du « Qui suis-je
? », du « Qui sommes-nous ? » ou du « Qui voulons-nous être ? ». Quant à la philosophie morale,
elle délaisse la question du Bien au profit de la question du Juste à savoir « comment faut-il agir
pour être juste? ». Quand les valeurs deviennent problématiques, la tâche de l’éthique n’est pas
30

neutre. Ce qui est visé est de l’ordre d’une autocompréhension critique d’une identité, qu’elle soit
personnelle ou collective. Or, les question morales apparaissent lorsque, par exemple, mes actions
heurtent celles d’autrui. Un point de vue impartial est dès lors exigé pour désarmer les différends
et coordonner l’agir sous des règles communes.

De par la distinction qu’elle implique entre le Bien et le Juste, la séparation entre l’éthique
et la morale entraîne une différence dans le rapport à la communauté et, par conséquent, dans le
rapport à l’Autre. La bonne vie s’ancre dans Vethos d’une communauté. Le rapport à l’Autre se
déploie alors à partir d’un stock d’évidence commune, de référents partagés. Au moment où ces
évidences sont mises en doute de l’intérieur même de la communauté, la question identitaire « qui
sommes-nous ? » apparaît. Le point de vue dès lors exigé est celui de membres d’une
communauté intersubjectivement partagée. Or, la question du juste présuppose une rupture avec
ces référents. Les interlocuteurs ne disposent plus d’un réseau de signification simplifiant le
rapport à l’Autre. C’est sans doute pourquoi les relations interculturelles sont si complexes.
Aucune trame symbolique lie d’emblée les participants à la discussion. Je suis un étranger pour
!’Autre, de même qu’il est un étranger pour moi. Seulement, au nom de l’universalisme, l’Autre
ne peut rester un étranger, de même que je ne peux rester un étranger pour lui. La raison doit
transcender les habitus. Les traditions, aussi solidement ancrées puissent-elles être, ne sont plus
assurées. Le point de vue exigé ne peut plus être celui de membres d’une communauté, car c’est
désormais l’égal intérêt de tous qui doit être pris en compte. Bref, « les jugements moraux ne se
distinguent des jugements éthiques que par leur degré de dépendance contextuelle »54.

Cette différence entre ce qui vaut pour nous et pour tous permet de distinguer les normes
des valeurs55. Les valeurs concernent les préférences partagées par un groupe ou un individu qui
les hiérarchise dans un système le plus cohérent possible. Quant aux normes, elles valent pour
tous. Elles exigent un engagement absolu de la part des partenaires, de même qu’elles doivent
faire partie d’un système complètement cohérent. Cette distinction permet d’éclairer un point
capital pour la théorie de la discussion. Elle bat en brèche l’idée que le « dialogue des cultures »56
est la voie de l’universel ou plus exactement qu’un consensus est possible sur la base de valeurs
universelles. Pourquoi? Parce que justement les valeurs ne sont pas, dans une optique
habermassienne, universelles. L’universalité trouve son lieu dans des normes, des principes qui

54 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p.193.


55 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, nrf essais, 1997, pp.278-279.
56 Thème du sommet de la francophonie tenu à Beyrouth en octobre 2002 sous la présidence de Boutros-Boutros
Ghali.
31

s’appliquent à tous et ont une validité universelle for the time being. En passant par des normes
universelles, Habermas tente en quelque sorte de légiférer par-dessus les cultures.

Comment des normes abstraites peuvent-elles véritablement obliger à l’action ? La


différence dans le rapport à l’Autre pose le problème de l’ancrage des normes et donc de la
volonté de l’agent à agir. Les valeurs sont déterminées par une collectivité de telle sorte que la
volonté est supportée par des habitus. Les intérêts sont situés et l’obligation d’agir n’est pas
impérative. À cet état d’hétéronomie, s’oppose la volonté autonome propre à l’agir moral. Ici, la
volonté ne peut s’appuyer sur des inclinations et/ou des mœurs. Au mieux ce déficit
motivationnel sera compensé par le système du droit.57 Le paradoxe de l’autonomie tient toutefois
à ce que l’obligation d’agir y est absolue alors que les normes qui guident l’action sont
absolument décontextualisées. En outre, la distinction entre moralité et éthicité serait porteuse
d’un certain « misérabilisme » : soit qu’il y a solidarité sans justice (éthique), soit qu’il y a justice
sans solidarité concrète (morale). La Diskursethik peut-elle concilier ces deux tâches en son sein ?
Pour l’éthique de la discussion, le principe de justice, c’est-à-dire de l’égal respect et de l’égalité
des droits pour chaque individu, est indissociable du principe de solidarité où !’assistance dans le
bien-être d’autrui est exigée.58 Pourquoi ? Parce que, dira Habermas, dans la mesure où
l’individuation passe par la socialisation, ces deux principes auraient la même source morale. La
formation de la personnalité de l’individu se déploie sur le sol des interactions avec autrui de telle
sorte que la protection des droits individuels ne fait aucun sens si le bien de la communauté n’est
pas lui-même protégé. Cette idée de socialisation, Habermas l’emprunte à Hegel qui, aurait été le
premier dit-il, à établir une corrélation entre les concepts de la logique traditionnelle - le général,
le particulier et l’individu - et les rapports sous lesquels les individus se socialisent
réciproquement59. La personne en général ressemble essentiellement aux autres personnes, bien
qu’en tant que membre d’une communauté elle se particularise et qu’en tant qu’individu elle soit
radicalement différente. Le général et le singulier convergent vers le particulier de telle sorte que
sans ce terreau qu’est la communauté, l’idée de personne et d’individu est impossible. C’est en se
rapportant à autrui que l’individu se différencie, qu’il se particularise, mais c’est également autrui
qui permet à ego d’être reconnu en tant que personne. La justice et la solidarité s’impliquent alors
mutuellement car l’égal respect des droits des individus (dimension de la justice) exige que le
milieu social (dimension de la solidarité) où leur identité se développe soit lui-même protégé.

57 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p. 183.
58 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992, p. 21.
32

Ce renvoi à Hegel montre bien la prétention théorique de l’entreprise de Habermas. En


tâchant de lier solidarité et justice, le philosophe cherche à penser !’universel concret. L’éthique
de la discussion part de l’intention de Hegel pour s’en acquitter par des moyens kantiens. Elle est
à la recherche d’un moral point of view sachant pertinemment que l’individuation des agents
moraux passe par le milieu concret de leur socialisation. Comment donner vie à un point de vue
moral impartial tout en tenant compte du principe de solidarité ? Cette question est primordiale
pour la Diskursethik, car à ce stade la justice doit s’appliquer à tous et non aux seuls membres de
la communauté dont l’agent se sent solidaire. Seulement, pour s’assurer de l’universalité et de
l’accessibilité du moral point of view Habermas doit montrer que la solidarité n’implique pas
nécessairement la partialité du jugement moral. H lui faut fonder le point de vue moral en
montrant que l’individuation n’est pas le propre de la socialisation moderne, mais de la
socialisation en général telle qu’elle est concrètement à l’œuvre.

1.3 Un point de vue moral universel et impartial est-il possible ? Le recours à la théorie de
Kohlberg pour justifier le retour à la morale de Kant

La fondation du moral point of view est vitale pour la relation que la modernité
occidentale entretient avec son Autre. Car dans les discussions morales ce n’est pas de valeurs
dont il est question, mais de fondation de normes universelles (valant pour tous) à partir
desquelles une action concertée pourra être entreprise. Mais un tel lieu est-il possible ? Si tel est
le cas...Qui a en main la carte qui y mène ? Qui paie l’essence ? Qui délivre les passeports ? Car
un danger est bien réel : que l’éthique de la discussion se transforme en monologue parce que
l’Autre aura été refoulé aux frontières faute d’avoir en ses mains les papiers de la modernité.

La tentative visant à reconstruire le point de vue moral à partir de la théorie des stades du
développement de la conscience morale de Kohlberg repose sur une conception de la philosophie
qui autorise et vénère le recours à la science empirique. Les maîtres penseurs sont tombés en
discrédit entonne Habermas dès l’aube de la redéfinition du rôle de la philosophie. Laire du
savoir philosophique un savoir qui précède la science revient à assigner à la philosophie le rôle
d’architecte de l’édifice du savoir. Cette tâche dépasse le mandat de la philosophie aujourd’hui.
Non seulement elle ne peut occuper cet emploi, mais elle ne peut assumer le rôle de critique à
partir d’une théorie transcendantale de la connaissance qui plaque une grille d’analyse
anhistorique sur la culture. Cette perte cacherait-elle en fait un gain ? La philosophie de Habermas59

59 Habermas, Jürgen, Vérité et justification. Paris, Gallimard, nrf essais, 2001, p.137.
33

abandonne les rôles d’assignation et d’inspecteur de la culture sans toutefois renoncer à la


sauvegarde de l’exigence de rationalité. Mais comment la philosophie peut-elle conserver son rôle
de « gardienne de la rationalité »6° sans s’ériger en tant que discipline reine ? Comment honorer
l’exigence de totalité sans tomber dans le fondationalisme de la raison ? Selon Habermas, la
philosophie doit troquer le rôle d’inspecteur de la culture pour celui d’interprète médiateur. Elle
ne renonce pas à sa prétention universaliste, mais prend acte des exigences de validation des
théories philosophiques. Ce travail de validation empirique des énoncés philosophiques en est un
de coopération. La coopération repose sur le principe de cohérence selon lequel il faut réunir des
descriptions et théories au sein d’un même modèle qui soit cohérent. La cohérence inter-théorique
prend la forme d’un « puzzle »6061 où les morceaux correspondent à autant de fragments théoriques
qui s’imbriquent les uns dans les autres. Les hypothèses philosophiques dépendent de la
corroboration des sciences dites reconstructrices qui s’appuient sur des hypothèses philosophiques
pour guider leurs recherches sur les structures du savoir déjà là dans la pratique. Il en résulte une
corroboration et une dépendance mutuelle entre la science et la philosophie. La philosophie a
besoin de voir ses intuitions fondamentales corroborées, et les sciences reconstructrices
nécessitent des hypothèses de base pour fonctionner. À ce propos, le travail de Lawrence
Kohlberg serait, selon Habermas, exemplaire. Non seulement il cherche à reconstruire la
compétence morale des individus, mais, en plus, les hypothèses philosophiques qui guident son
travail sont empruntées à la tradition de l’éthique déontologique.

Pour Habermas, l’enjeu de cette lecture de Kohlberg est relativement simple : il s’agit de
légitimer la valeur universelle du principe « U » en montrant qu’il est imperméable à l’argument
du relativisme culturel. La théorie de Kohlberg s’appuie sur l’éthique ralwso-kantienne du droit
rationnel et sur la notion de moral point of view selon laquelle le raisonnement véritablement
moral suppose des caractéristiques universelles telles l’impartialité, la capacité d’universaliser, la
réversibilité, de même que la reconnaissance des normes en usage.62 La Diskursethik explique le
point de vue moral universel de façon tripartite. L’analyse de la division entre l’éthique et la
morale a cherché à rendre compte du cognitivisme, de l’universalisme et du formalisme propre
aux éthiques déontologiques kantiennes et plus particulièrement à la Diskursethik. Le
cognitivisme signifie que les jugements moraux sont susceptibles de « vérité ». En ce sens, il

60 Habermas, Jürgen, La redéfinition du rôle de la philosophie in Morale et Communication, Paris, Cerf, coll.
Passages, 1986. Également Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.14.
61 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll. Passages, 1986, p.133.
":/WÎ,p.l35.
34

dépasse le scepticisme éthique ou la mollesse de la phronesis. Contre l’argument du relativisme


selon lequel la validité d’un jugement moral est fonction de la forme de vie dans laquelle s’inscrit
celui qui énonce ce jugement, Habermas affirme que des prétentions à la validité universelle sont
honorées dans toute discussion. Enfin, c’est via le formalisme de l’éthique de la discussion que
Habermas introduit la parenté entre son approche et le travail de Kohlberg. Ces approches
s’opposent toutes deux à l’éthique matérielle des formes de vie pour s’intéresser à la justesse des
normes sous un angle strictement déontologique. Ce point de vue tripartite permet de fonder le
principe « U » qui fixe les conditions de l’accord indépendamment des contenus normatifs en jeu
dans la discussion. Lequel est incomplet sans le principe « D » qui rappelle que c’est par
l’intermédiaire des discussions pratiques qu’il peut y avoir consensus et formation de la volonté.

Comme Kohlberg, Habermas fonde l’impartialité sur la réversibilité des points de vue, de
l’universalité des personnes concernées et de la réciprocité des exigences des participants à la
discussion et justifie son analyse en s’en remettant à la structure de l’évaluation impartiale.
Kohlberg ramène ces structures du jugement à six stades du développement de la conscience
morale. Le passage d’un stade à un autre est pensé dans les termes d’un processus
d’apprentissage. L’analyse des stades du développement de la conscience morale peut néanmoins
poser un problème de taille le temps venu de considérer la problématique de la modernité. Le
risque est patent. Il s’agit de rabattre le processus ontogénétique (qui concerne le développement
individuel) sur le processus phylogénétique, (qui renvoie au développement de l’humanité) et
ainsi penser la relation entre la modernité et son Autre en termes de dissonance cognitive (ex : ils
n’ont pas atteint le même stade de développement - scientifique, morale, etc - que nous).

Dans les faits, Kohlberg distingue six stades du développement de la conscience auxquels
correspondent chaque fois une conception du juste et un type d’argument qui justifie l’action63.
Dans les deux premiers stades, le juste se résume successivement à l’obéissance pour l’obéissance
et au donnant-donnant, alors que les raisons qui motivent l’action sont de l’ordre du souci d’éviter
les punitions jusqu’à l’intérêt propre et la reconnaissance du fait qu’autrui agit également en
fonction de son intérêt propre. Ces deux premiers stades forment le niveaux pré-conventionnels
où les normes sociales ne sont pas encore intériorisées. Les stades 3 et 4, pour leur part,
correspondent à un niveau conventionnel, c’est-à-dire que les codes sociaux et la perspective du
groupe s’intégrent au système de la personnalité. Dès le stade 3, est juste celui qui vit

63 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll. Passages, 1986, pp. 138-140.
35

conformément à ce que les autres espèrent pour lui ; quant à la raison qui motive le choix, elle
correspond à la règle d’or : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse. Au stade 4, la
personne juste agit en fonction de ses devoirs de citoyen et ce dans le but de préserver l’ordre
social. La notion de devoir pose toutefois problème. Bien qu’elle soit pensée en terme de
conséquence, elle présuppose le concept de norme d’action64. Or, suivant la distinction entre
l’éthique et la morale, ce n’est qu’à un niveau de justification post-conventionnel que la notion de
normes d’action apparaît. Ce n’est qu’au niveau post-conventionnel que l’action est régie par des
principes. Au stade 5, l’individu tient compte de la relativité des points de vue, tout en admettant
le caractère inaliénable de valeurs telle la liberté et la vie. L’action est quant à elle motivée par le
respect de l’engagement contractuel et la loi utilitariste du plus grand bien pour le plus grand
nombre. Le stade 6 est régi par des principes universels. La personne se reconnaît alors elle-même
comme un agent rationnel qui a la capacité de saisir la validité des principes moraux. D’où la
question de savoir qui peut prétendre à ce stade ? Qui peut s’en réclamer ? N’y a-t-il que Gandhi,
Martin Luther King et Nelson Mandela ? Le stade 6 pose manifestement un problème empirique.
Quels sont en effet les échantillons qui permettent de jauger la validité de tout propos à son
égard? Avant d’aborder les difficultés relatives au niveau de la justification post-conventionnelle
des normes morales il me faut toutefois définir le concept d’apprentissage qui sous-tend la
logique de développement des stades.

Le concept d’apprentissage est issu du structuralisme de Jean Piaget65. Π suppose que le


savoir résulte de la réorganisation créatrice, par l’enfant et/ou l’adolescent, de l’appareil cognitif
dont il dispose. Pour résoudre un problème auquel il est confronté, le sujet est amené à dépasser
son ancienne stratégie conceptuelle et identifier les raisons qui le bloquaient jadis dans sa pleine
résolution du problème. Autrement dit, lorsque l’enfant et/ou l’adolescent passe d’un stade à un
autre il doit être en mesure d’indiquer en quoi le type de raison qu’il formulait auparavant était
faux. Dans la Théorie de l’agir communicationel, Habermas reprend le concept d’apprentissage
de Piaget pour montrer que des structures universelles de rationalité sous-tendent une
compréhension moderne du monde, bien que l’Occident - ou plus exactement les sociétés
modernes de l’Ouest - mette trop l’emphase sur la composante scientifique de la rationalité66. À
ce propos, la théorie de Piaget a l’avantage de conceptualiser un développement qui tient compte
de différentes dimensions de la compréhension du monde. Dans ses relations avec lui-même et les

156.
65 Habermas, Jürgen, Les sciences sociales et le problème de la compréhension in Morale et Communication, Paris,
Cerf, coll. Passages, 1986, pp.54-62.
66 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.82.
36

objets, l’enfant et/ou l’adolescent construit des concepts de monde intérieur et de monde
extérieur. Le monde intérieur correspond à !’interaction qu’il développe avec lui-même, alors que
le monde extérieur se dédouble en monde objectif constitué des objets qui peuplent son
environnement et en monde social où il rencontre les normes socialement valides. Le
développement cognitif permet une décentration par rapport à une certaine image du monde de
telle sorte que les frontières entre les mondes subjectif, social et objectif peuvent être
simultanément délimitées. Ce qui n’est pas sans importance car là, !’apprentissage appelle à la
décentration par rapport « à ce contrepoids conservateur face au risque de dissensus »67 qu’est le
monde vécu. Ce faisant, le processus d’apprentissage conduit à toujours plus d’abstraction par
rapport au monde vécu et donc à un risque de dissensus toujours plus élevé. Ici, la
décontextualisation porte le nom de décentration. Dans la mesure où le monde vécu offre une plus
forte capacité de rétention de son stock culturel d’évidence, c’est-à-dire que son image du monde
est socio-centrique, le processus de différenciation des trois mondes se voit compromis. Pour
favoriser la décentration, la tradition doit permettre que les prétentions à la validité émises par les
locuteurs puissent être différenciées et thématisées pour elles-mêmes de même que la révision
critique des évidences partagées dans le monde vécu. De plus, elle doit s’institutionnaliser en
sous-systèmes culturels où les secteurs de la science, du droit et de l’art sont différenciés les uns
des autres.

Cette définition de !’apprentissage qui procède par apport de solutions à des problèmes
donnés ne satisfait pas entièrement Habermas et ce, pour deux raisons. Le concept
d’apprentissage ne parvient pas à expliquer la formation de la volonté chez l’enfant, de même que
le passage d’une morale conventionnelle à une morale postconventionnelle. Après Piaget,
Kohlberg tentera de jumeler une prétention normative à !’explication du processus cognitif de
l’être humain. Autrement dit, il y aurait possibilité d’apprentissage moral. Ce qui signifierait que
le processus de décontextualisation serait lui-même une avancée morale et permettrait d’asseoir
l’autorité du moral point of view ? Mais bon... Qu’est-ce que le progrès moral ? Sur quoi repose-
t-il ? Le processus universel de rationalisation dont l’Occident se fait le porte-étendard peut-il être
interprété en termes de progrès moral et non seulement technique ?

Trois hypothèses guident le travail de Kohlberg quant à la reconstruction de la compétence


à produire un jugement moral. Kohlberg postule (i) que les stades de développement du jugement
sont ordonnés, irréversibles et consécutifs. Autrement dit, un enfant ne peut passer du stade 2 ou

67 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.86.
37

stade 4 sans passer préalablement par le stade 3. En outre, (il) chaque stade est constitué comme
un tout structuré, ce qui ne s’oppose pas à l’idée d’un ancrage progressif de la structure d’un autre
stade. Tout l’enjeu du modèle de Kohlberg, et c’est ce qui le rend intéressant pour Habermas,
repose sur l’idée selon laquelle la logique du développement des stades est tributaire d’une (iii)
hiérarchie. Autrement dit, le niveau postconventionnel dépasse le niveau conventionnel et pour le
mieux. Kohlberg justifie sa thèse d’une logique du développement hiérarchique en passant par
une analyse des perspectives socio-morales propres à chacun des stades de développement.
Toutefois, selon Habermas, Kohlberg ne parvient à justifier la hiérarchie des six stades68. Π ne
parvient qu’à développer ce qui est manifeste dans chacun des stades.

Pour régler le problème de la fondation des stades moraux à partir d’une logique du
développement, Habermas passe par la preuve pragmatico-transcendantalé selon laquelle toute
pratique argumentative est traversée par des prétentions à la validité universelle. Cette preuve
s’intégre à une théorie plus vaste : la théorie de l’agir communicationnel où 1 ’intercompréhension
langagière sert de mécanisme permettant la coordination de l’action. Laquelle théorie permet
d’éclaircir le rapport entre la cognition sociale et la morale, lien que Kohlberg n’avait pas réussi à
établir. Cependant, avant d’analyser la preuve pragmatico-transcendantale et le concept d’agir
communicationnel (deuxième section du présent chapitre), j’analyserai la tentative
habermassienne de reconstruire les stades d’interaction préconventionnel et conventionnel à partir
des théories de Robert Selman et John Flavell. Ce qui permettra de poser la question suivante : y-
a-t-il des stades moraux naturels au niveau postconventionnel ?69

Pour recomposer la compétence communicationnelle des individus, Habermas tente de lier


le système des perspectives sur le monde au système des perspectives du locuteur. Π s’agit
d’établir la corrélation entre l’attitude réflexive sur le monde social qui advient au moment de la
sortie des conventions et l’attitude hypothétique d’un participant à la discussion. En fait, il tente
de démontrer que la capacité d’adopter les différentes perspectives du locuteur sur le monde
social se trouve au stade conventionnel et que, déjà-là, se situe le bagage cognitif requis pour
passer à un niveau postconventionnel de la justification des normes.

Robert Selman part d’une théorie des structures perspectives qui intègre les perspectives
de l’auditeur, du locuteur et de l’observateur à différents types d’actions. Dans le but de

68 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll.Passages, 1986, p. 140.
38

recomposer la compétence communicationnelle des individus, Habermas retient trois niveaux qui
correspondent à autant de perspectives d’actions. Au premier niveau, le progrès conceptuel de
l’enfant se résume à concevoir l’état d’âme d’alter, mais à partir de ses traits physiques. Au
niveau suivant, l’enfant sort mentalement de lui-même et conçoit qu’alter peut faire de même. Π
constate la dualité entre ce qui est de l’ordre du visible - le paraître - et une réalité intérieure plus
authentique - l’être - chez la personne. À ce stade, il est entendu qu’alter peut manifester autre
chose que ce qu’il pense vraiment. L’important est qu’à ce stade, ego et alter peuvent adopter
l’attitude l’un de l’autre et interpréter une situation d’action qu’ils vivent communément. Au
troisième niveau, l’enfant devenu adolescent perçoit des systèmes stables, ce qui se traduit au plan
conceptuel par l’émergence d’un ego observant. U peut donc prendre une distance par rapport à
son propre ego compris comme un système stable. La perspective de !’observateur permet
d’objectiver la réciprocité des orientations d’action de façon à ce que les participants assument
réciproquement leurs perspectives d’action pour venir à les échanger.

C’est à partir du couple conceptuel dire et faire, à la base du concept d’agir


communicationnel, que Habermas comprend la théorie de Selman. Lorsqu’un enfant acquiert le
langage, il est en mesure de comprendre l’énonciation d’alter de telle sorte qu’il y a conjonction
des perspectives d’action entre ego et alter sans qu’il n’y ait nécessairement une coordination
effective de ces plans d’action. L’introduction de la perspective de l’observateur qui correspond
au passage du deuxième au troisième stade chez Selman caractérise des interactions qui passent
du stade préconventionnel au stade conventionnel. Là, l’agir peut être stratégique et donner lieu à
des manoeuvres mystificatrices. C’est que, d’une part, la relation entre alter et ego est symétrique,
c’est-à-dire qu’elle ne connaît pas le différentiel propre à la relation enfant-parent par exemple et
que, d’autre part, la situation d’action peut être interprétée sous l’angle de besoins conflictuels.
Selon Selman, l’équipement socio-cognitif préconventionnel suffit au développement de l’agir
stratégique. Seulement, qu’arrive-t-il lorsque s’instaure un différentiel d’autorité ? Suivant les
recherches de John Flavell, l’équipement socio-cognitif se restructure à partir de l’attente d’un
comportement généralisé. Apparaît alors un monde social, c’est-à-dire un ensemble d’interactions
déjà réglées. L’action de l’individu est motivée par l’obligation à l’égard d’un groupe qui exige la
conformité à un rôle. Cette volonté impersonnelle est intériorisée par l’individu sans que la
légitimité de celle-ci ne soit encore remise en cause.69

69 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 51.


39

L’introduction de la perspective de l’observateur permet à la fois de compléter le système


des perspectives du locuteur, de transformer l’attitude conflictuelle en attitude stratégique, une
structuration cognitive de l’attitude régulée par des normes, de même qu’un système de
perspectives sur le monde correspondant à différents modes d’utilisation du langage70. Ces acquis
correspondent aux conditions structurelles nécessaires au déploiement de l’activité
communicationnelle. Voire, ils constitueraient les différentes pièces de l’équipement cognitif
permettant le développement de la rationalité communicationelle à un niveau postconventionnel :
la discussion. Mais comment assurer le passage du conventionnel au postconventionel (passage
nommé décontextualisation et effectué grâce à !’introduction de l’attitude hypothétique dans le
monde social). Ce mouvement est capital pour la Diskursethik. Habermas cherche à expliquer que
le résultat de l’ontogenèse de la compréhension décentrée du monde se trouve dans les structures
de l’activité orientée vers 1 ’intercompréhension. Le niveau postconventionnel de justification des
normes se suffit amplement des éléments en place au niveau conventionnel. L’adoption idéale de
rôle qu’exige la morale procédurale post-conventionnelle suppose un système complet des
perspectives où ego et alter peuvent prendre la place l’un de l’autre de même que le point de vue
de l’observateur en regard d’eux-mêmes et du reste du monde. Selon !’interprétation qu’en donne
Habermas, ce système complet des perspectives est déjà en place au niveau conventionnel.
L’appareillage socio-cognitif reste le même après l’adoption de l’attitude hypothétique. Ce n’est
que la structure perspective qui croît en complexité. Suite à l’adoption de l’attitude hypothétique,
le système des perspectives sur le monde se diffracte en monde social, monde Objectif et monde
subjectif. Ce système est complété par le système du locuteur. Dans la discussion, c’est-à-dire au
niveau postconventionnel, un locuteur peut prendre différents points de vue selon qu’il se place
comme locuteur, auditeur ou observant. De chacun de ces points de vue, il est en mesure de se
rapporter au monde social, au monde subjectif ou au monde objectif. Π en résulte une sorte
d’explosion des expériences possibles du monde. Le passage au niveau postconventionnel
paralyse toutefois l’action et modifie le rapport des locuteurs à l’activité communicationelle. Le
système normatif, qui jadis faisait sens, doit être recomposé pour que l’action puisse reprendre. Il
y a alors ré-organisation des catégories socio-cognitives qui étaient disponibles au stade
conventionnel. Les normes morales sont quant à elles établies à partir de la structure perspective
d’une compréhension décentrée du monde. Il n’est plus possible de régler le problème de la
fondation des normes en partant de la substantialité de la vie éthique. Une procédure doit être
établie pour justifier le ou les principes qui guideront l’action concertée.

70 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
1986, p.174.
40

La logique du développement des stades de développement de la conscience morale est


qualifiée par Habermas de quasi naturaliste71. 72
Le terme « naturel » renvoie aux compétences
communicationnelles propres aux êtres capables de parole, alors que l’expression « quasi »
rappelle que malgré tout, aucun des principes moraux ne peut s’imposer de lui-même prétextant
un niveau supérieur de réflexivité. La solution habermassienne, estime Karl-Otto Apel, n’est
toutefois pas sans poser problème. D’une part, dit-il, Habermas rejette la solution substantialiste
quant au problème de la fondation ultime du fait moral et, d’autre part, il se réfugie dans un
paralogisme naturaliste . Pourquoi Habermas utilise-t-il le terme « quasi » pour justifier son
recours à Kohlberg et Piaget ? Dans la présentation de la Diskursethik il avait été question d’un
concept de raison quasi transcendantale. Ici, il est plutôt question de développement quasi
naturaliste de la conscience morale. En fait, Habermas accorde à Kohlberg le caractère naturel des
quatre premiers stades de développement de la conscience morale. Lequel développement réfère à
des structures intrapsychiques. Mais un problème se pose au niveau postconventionnel à savoir
s’il est possible d’admettre une correspondance psychique avec un jugement moral orienté en
fonction d’un principe universel ? Autrement dit, le potentiel réflexif libéré peut-il servir à fonder
un principe moral qui serait structurellement supérieur à toute autre démarche en philosophie
morale ? À ce propos, Habermas dira :

« Les stratégies de fondation, tant des béotiens interrogés que des philosophes, peuvent
bien être distinguées d’après les niveaux de leur réflexivité; mais ceux-ci n’ont pas de
statut « dur »; pour eux, on devrait à peine revendiquer le statut de stades de
développement « naturels », représentés au niveau intrapsychique. On ne peut aplanir la
querelle entre les philosophes de la morale par l’affirmation psychologique selon laquelle
les kantiens, par exemple, auraient un accès structurellement privilégié à leurs intuitions
morales, et donc meilleur que les utilitaristes de la règle ou les théoriciens du contrat
d’origine hobbesienne. C’est quelque chose d’approchant qu’on pouvait déduire de la
description originaire des deux stades postconventionnels chez Kohlberg. »73.

71 Habermas dira qu’à ce stade « le monde social est alors moralisé en ce sens que les formes de la réciprocité -
présentes dans les interactions sociales et toujours plus abstraitement élaborées - forment le noyau quasi naturaliste
de la conscience morale. » voir Conscience morale et activité communicationelle in Morale et communication, Paris,
Cerf, coll. Passages, 1986, pp. 187.
72 Apel, Karl-Otto, Penser avec Habermas contre Habermas. Paris, éd. De l’éclat, 1990, p.19.
73 Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion. Paris, Cerf, coll. Passages, 1986, p.53.
41

La question de l’utilisation du potentiel cognitif propre au niveau postconventionnel de la


justification des normes concerne le philosophe et non le psychologue. L’impossibilité de fonder
de façon naturelle les stades moraux pose également un problème épistémologique pour le
psychologue du développement, car dans la mesure où ce dernier se trouve dans la même
situation que l’interrogé, l’asymétrie à la base de !’interrogatoire tombe. Es essaient tous deux de
comprendre l’univers moral de la façon la plus explicite possible et disposent des mêmes
conditions sociocognitives. B n’y a ni objet ni sujet mais bien deux participants engagés dans une
situation de parole. En outre, les analyses du stade transitionnel 4 ½ 74 où l’adolescent nie
l’arrière-fond consensuel, mais se trouve dans l’incapacité de relever le défi d’une morale
universelle postconventionnelle pose le problème de la régression. Le stade 4 ½ étant
transitionnel, il est à se demander si tous le dépassent pour se hisser au niveau postconventionnel
de la justification des normes. Empiriquement parlant, deux problèmes se posent ici.
Premièrement, !’échantillon humain qui atteint le stade 6 est à ce point limité qu’il est difficile de
savoir si la perspective décentrée propre au moral point of view peut être rationnellement
reconstruite. Comme il a déjà été dit, s’il n’y a que Mandela, Gandhi et Luther King qui ont
atteint le stade 6 de quels matériaux empiriques bénéficie-t-on pour reconstruire les compétences
morales et communicationnelles des individus ? Deuxièmement, l’analyse tend à montrer des cas
de régression. Suite au stade transitionnel 4 ½ la majorité de la population retourne au niveau
conventionnel de l’agir. Ces cas de régression montrent que la logique du développement ne suit
pas un parcours naturel et irréversible, mais invalident-ils pour autant la logique du
développement définie par Kohlberg ?

Admettre que le développement des stades de la conscience suit un parcours naturel


jusqu’au stade transitionnel ne pose pas vraiment problème si ce n’est, me semble-t-il, de cette
ambition de rabattre l’ordre du cognitif sur celui du moral. Qu’un réseau de perspectives se
développe pour englober progressivement les points de vue sur le monde d’alter, d’ego et d’un
observateur est une chose, mais que cet appareillage socio-cognitif se traduise en termes moraux
en est une autre. L’ordre du moral concerne-t-il le bagage socio-cognitif en place ou l’usage fait
de ce réseau de perspectives par le sujet ? Π semble que le recours à Kohlberg jette les bases
d’une intersubjectivité déjà là en termes cognitifs, mais toujours à venir en termes moraux. Le
passage des questions éthiques concernant une vie réussie - qu’elle soit collective ou personnelle
- aux questions morales traduirait un processus d’abstraction interprété dans les termes d’un gain

74 Habermas, Jürgen, Conscience morale et activité communicationnelle in Morale et communication, Paris, Cerf,
coll. Passages, 1986, pp.200-204.
42

de rationalité cognitive. Ce gain permettrait d’asseoir la supériorité formelle du point de vue


moral universel sans toutefois répondre à la question « qu’est-ce qu’un agir juste ? ».

Au dilemme morale/cognition s’ajoute l’enjeu de la motivation. « Pourquoi agir


moralement ? » telle est la question qui, autrement formulée, pourrait s’énoncer comme suit :
« pourquoi chercher à se décontextualiser ? ». Qu’est-ce qui motive les individus à s’arracher aux
conventions sociales pour établir un rapport à l’Autre fondé sur des principes universels ? Cet
enjeu est crucial pour la Diskursethik dans la mesure où le passage au niveau postconventionnel
de la justification des normes ne répond pas à une logique naturelle du développement. Les
tenants de l’approche téléologique pensent la formation de la volonté en regard des habitus
développés dans une communauté. Les inclinations, la sensibilité et la raison doivent alors se
recouper pour que la volonté puisse se former et s’ancrer dans une pratique quotidienne. Dans le
sillage de l’approche déontologique, la Diskursethik est pour sa part parfaitement consciente du
défi qu’est le sien à savoir d’ériger les jugements moraux en devoir concret dans la pratique
quotidienne. Seulement, la question du vouloir agir moralement ne concerne pas uniquement
l’après-décontextualisation, mais l’effort même de décontextualisation. À ce propos Habermas
s’en remet à des formes de vies favorables et des institutions où peuvent s’incarner les
représentations juridiques et morales post-conventionnelles, lesquelles permettent à leur tour la
formation de « moi abstrait » décentré. Π y a ici circularité. Des normes décontextualisées
s’incarnent dans des institutions qui, elles, ont pour tâche de générer des identités définies en
fonction de normes universelles. Π ne s’agit pas de décharger sur les seuls individus la
responsabilité de l’acte de décontextualisation, mais de soutenir cet effort par des institutions et
des formes de vies jugées favorables. Π ne s’agit plus de postuler que la formation de la volonté
s’érige sur le sol d’une forme de vie, mais de définir cette forme de vie : moderne et modernisée.

La question de la modernité et de son Autre ré-apparaît aussitôt. Considérant que le


passage au niveau postconventionnel n’est pas tributaire d’une logique du développement de la
conscience morale, la question devient alors de savoir si la décontextualisation est le propre d’une
forme de vie particulière : la forme de vie moderne. Si tel est le cas, reste à savoir pourquoi. Est-
ce en fonction d’une poussée de rationalisation accrue en terme cognitif et/ou moral que la
modernité occidentale se distingue de son Autre ? Est-ce que certaines structures sociales freinent
la décontextualisation et le développement des institutions ? Découragent-elles ces structures
dans leur volonté d’atteindre un point de vue moral impartial ? Y-a-t-il un type de solidarité qui
facilite la formation d’identité décontextualisée ? Toutes ces interrogations montrent bien que
même en s’accrochant à une notion « quasi naturaliste » du développement de la conscience
43

morale, la Diskursethik se trouve contrainte d’aborder la question de la modernité pour justifier ce


qui rend possible un tel lieu d’impartialité où l’humanité serait conviée. Avant d’aborder
!’interprétation habermassienne de la modernité, j’analyserai la reconstruction de la compétence
langagière des individus qui sert d’assise au concept phare d’agir communicationnel. Je remonte
donc le courant ; de l’éthique de la discussion vers l’agir communicationnel pour aboutir à la
théorie de la moderne dont se concept se réclame.
44

Chapitre 2 : Ou’est-ce que l’agir communicationnel ?

2.1 Est-il possible de dépasser la domination ?

Le projet interdisciplinaire de la Théorie Critique peut se ramener à une critique de la


domination et de l’aliénation75. Pour critiquer, il lui faut tout de même s’approprier un nid vierge
de domination pour asseoir son concept d’émancipation. Dans la conférence Connaissance et
Intérêt de 1965 - à distinguer de l’ouvrage du même nom -, Habermas développe une
épistémologie critique qui tente d’échapper au piège du positivisme en montrant que toute
connaissance procède, d’un intérêt76. L’intérêt des sciences à vocation critique - essentiellement la
philosophie et la sociologie - remonterait à la philosophie antique, bien qu’il lui soit resté
inavoué. Dans la mesure où, via la connaissance des lois abstraites du cosmos, le philosophe
pouvait se libérer des forces primitives de la nature, la vie contemplative (bios theoriticos) portait
un intérêt émancipatoire. Pour Habermas, !’émancipation et la raison forment un couple
indissociable. Par l’autoréflexion de la raison, la connaissance et l’intérêt émancipatoire se
confondent, car l’intérêt pour l’émancipation vise lui-même la réflexion.77

Avant même la conférence Connaissance et Intérêt, la notion d’autoréflexion était


devenue suspecte au sein même de la Théorie Critique. Ce qui pose un problème de taille pour
Habermas qui tente de fonder une Théorie Critique de la société sur la catégorie d’autoréflexion
(,Selbstreflexion). Dans les années 30, la Théorie Critique misait sur l’autoréflexion de certains
mouvements politiques européens pour libérer le potentiel de raison de la société bourgeoise.
Après Auschwitz, l’espoir s’éteint. En 1947, dans la Dialectique de la Raison, Horkeimer et
Adorno tentent de montre que la raison, qui devait émanciper l’humain du mythe, s’est elle-même
tournée en mythe.78 Pour eux, la relation de l’homme au monde objectif radicalise la terreur
mythique. Alors que le pouvoir mythique tentait d’éliminer 1 ’incommensurable, la raison tente
d’assimiler tout ce qui lui est étranger, animée qu’elle est par l’autoconservation de soi. La raison

75 À ce propos la thèse de Martin lay est très instructive. Selon l’auteur, les membres de la Théorie Critique avaient
compris que la critique de l’aliénation et de la domination devait passer par un effort théorique soutenu et que cette
démarche théorique se concevait elle-même comme une pratique. Il n’était pas question de sacrifier le travail
théorique au nom de l’engagement. En sens inverse, la démarche critique de l’École de Zagreb aurait fait des
compromis politiques qui nuirent à sa démarche théorique. Voir à ce propos Kullashi, Muhamedin, Humanisme et
haine : les intellectuels et le nationalisme en ex-Yougoslavie. Paris, L’harmattan, 1998, pp.206.
76 Habermas, Jürgen, Connaissance et intérêt in La science et la technique comme idéologie, trad. J-R Ladmiral,
Paris, Gallimard, 1973, p.143.
77/6,4, p. 157.
78 Horkeimer, Max et Adorno, Théodor, La dialectique de la raison, trad. Eliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1969,
45

ne se contente donc pas de réifier la nature, mais également l’homme. Comme le fait remarquer
Horkeimer, « la maîtrise de la nature inclut la domination des hommes »*79. La domination s’étend
aux interactions humaines sous le joug au 20e siècle d’une bureaucratie toujours plus puissante.
La domination de la nature se retourne quant à elle contre le sujet pensant qui, comme
l’illustrerait l’épisode du chant des sirènes dans l’Odyssée de Homère, doit sacrifier ses affects au
nom de la morale du renoncement. Dominant à la fois la nature, les interactions sociales et la
subjectivité, la raison serait - selon Adorno et Horkeimer - totalitaire80. Ce qui pose un problème
de fondement pour la Théorie Critique. Elle ne peut plus asseoir sa critique de la raison sur le
concept d’autoréflexion sans tomber en contradiction avec elle-même. Karl-Otto Apel parlerait ici
d’autocontradiction performative. En effet, si la raison est essentiellement domination, comment
Horkeimer et Adorno peuvent-ils appuyer leur critique de la raison sur la raison elle-même ?
Adorno, pense Habermas, est parfaitement conscient de cette autocontradiction de la raison
critique.81 L’issue qui s’offrait alors à lui (Adorno) était de s’enfoncer dans une théorie de la
mimesis que Habermas juge impossible en son concept82. Le concept de mimesis se laisse
comprendre par un retour à la source même de la raison, laquelle est une dialectique avec la
nature. Étrangement, la raison n’est pas la nature tout en en faisant partie. En tant que force
psychique au service de T auto-conservation de soi et de l’espèce, la raison est identique à la
nature, mais en même temps elle lui est non-identique. La nature devient alors un objet pour un
sujet qui régresse vers l’auto-conservation de soi. C’est, selon Habermas, cette certitude de soi
non dialectique que Adorno remettrait en question puisqu’on se détachant de la nature elle oublie
qu’en son concept même elle est attachée à elle83. La Dialectique de la raison en appelle en
quelque sorte à une Dialectique négative qui tâche de penser le non-identique sans l’assimiler à la
raison et ce, en tenant compte des différences qualitatives de l’altérité. La mimesis appelle le
souvenir des impulsions d’une nature réprimée par la rationalité instrumentale. Elle est cette
braise qui ne pourra jamais s’éteindre, un cri étouffé mais bien présent. L’impossibilité de la
mimesis, selon Habermas, tiendrait cependant à ce qu’elle reste le seul espoir sur lequel peut
reposer une critique de la domination, bien qu’en même temps elle se situe hors la raison, laquelle
serait essentiellement totalitaire selon Adorno. L’idée même de vérité tombe en discrédit, ce qui
implique que le concept de mimesis ne peut lui-même être susceptible de vérité. Orpheline, la

p.18.
79 Horkeimer, Max cité par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.384.
80 Horkeimer, Max et Adorno, Théodor, La dialectique de la raison. Paris, Gallimard, (1947) 1969, p.24 et 41.
81 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.143.
82 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.387.
83 Habermas, Jürgen, Préhistoire de la subjectivité et affirmation de soi effrénée in Profils philosophiques et
politiques, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1974, p.243.
46

Théorie Critique serait délaissée de ses fondements. Elle ne parviendrait pas à développer un
concept de raison qui ait une quelconque teneur normative et/ou épistémique, pas plus qu’elle ne
parvient à légitimer un ordre politique démocratique. Pour Haberma, la mimesis demeure un
concept insuffisant pour assurer le fondement théorique d’une théorie critique de la société.
Cependant, une lecture d’Adorno pour repenser la Théorie Critique comme « écologie critique »84
telle que le propose Jacques Derrida montre bien que la théorie de la mimesis ne renvoie pas tant
à une sortie de la raison qu’à une révision de celle-ci dans son rapport à la nature. Suivant Derrida
donc, la théorie de la mimesis pourrait être aujourd’hui propice pour penser le rapport de l’homme
à la nature.

Lors d’un entretien datant des années SO85, Habermas résuma les déficits de la Théorie
critique par les expressions suivantes : « fondements normatifs », « concepts de vérité et rapport
aux sciences » et « sous-estimation de l’État de droit démocratique »86. Pour assainir la Théorie
Critique et lui assurer un fondement normatif et épistémique, Habermas quitte le nid de
l’autoréflexion pour penser l’émancipation à partir du langage. Or cette idée est présente dès la
conférence Connaissance et Intérêt de 1965. Là, il associe communication et émancipation pour
les opposer à la domination. «La philosophie a dès le début supposé que l’exigence
d’émancipation posée avec la structure du langage n’était pas seulement anticipée mais bien déjà
réelle »87. L’originalité du propos tient à ce que les termes « émancipation », « structure du
langage » et « déjà bien réelle » se définissent les uns les autres. Ce triptyque marque une avancée
considérable par rapport à la thèse sur l’archéologie de la publicité de 1962 où l’espace public
issu de l’avènement de la société bourgeoise est pensé comme un tribunal de la raison où le
pouvoir est amené à se justifier. Au fil du temps, toujours selon cette thèse, cet espace public a été
inféodé par l’État et la société marchande au point au l’espace public s’est transformé en royaume
de la pub et de la propagande. Or, la théorie de l’agir communicationnel va au-delà de l’analyse
de l’espace public puisqu’il part de la structure même du langage et ce, pour raviver la Théorie
Critique et lui assurer un fondement normatif à partir duquel elle pourra pleinement légitimer
l’État de droit démocratique et ses corollaires que sont la discussion publique et la liberté
communicationnelle.

84 Derrida, Jacques, La langue de l’étranger (-Discours du prix Adorno) in Le monde diplomatique, janvier 2002, p.27.
85 Avec Axel Honneth, Eberhard Knöler-Bunte et Arno Widmann.
86 Habermas, Jürgen, Dialectique de la rationalisation in Les cahiers de Philosophie, no.3, 1986, p.63.
87 Habermas, Jürgen, Connaissance et Intérêt in La science et la technique comme « idéologie », Paris, Gallimard,
1973, p. 156.
47

2.2 Comment lier émancipation et langage ?

La pragmatique universelle telle que définie par Habermas a pour tâche de « repérer et
reconstruire les conditions de possibilités universelles de Γintercompréhension »88, c’est-à-dire
« de reconstruire la base de validité du discours »89. Comme le titre de la Diskursethik le suggère,
Habermas opère une distinction entre la langue et la parole effective, vivante. Dans un discours,
les phrases ne sont seulement syntaxiquement construites, elles sont produites et validées via une
situation de parole. En fait, Habermas s’intéresse aux présuppositions universelles de l’activité
communicationnelle, c’est-à-dire à ce type d’agir dont la visée, le telos, est l’entente plutôt que le
seul succès. Par succès, il faut comprendre les cas où ego cherche à influencer stratégiquement
alter selon ses propres fins. L’enjeu consiste ici, pour Habermas, à démontrer que le type d’agir
orienté vers l’intercompréhension est la clé de voûte de l’émancipation et qu’il trouve son
fondement dans la structure même du langage.

Qu’est-ce qui permet à Habermas de qualifier l’agir communicationnel de fondamental ?


Chacun des actes de langage comporte des prétentions à la validité universelle en regard de la
justesse normative (monde social), de la sincérité (monde subjectif) et de la vérité (monde
objectif). À quoi, il faut ajouter !’intelligibilité, c’est-à-dire le fait qu’un acte de langage réponde
d’une bonne syntaxe, qu’il soit compréhensible pour autrui. Les prétentions à la validité
répondent à des conditions de possibilités qui peuvent être décryptées en reconstruisant les
pratiques langagières à l’œuvre au quotidien. Là, l’entente n’est pas uniquement visée hic et nunc,
elle s’adresse à une communauté de communication élargie et idéale où le consensus aurait une
validité universelle. Par élargie, il faut comprendre que la validité d’un accord concernant une ou
des prétentions peut être reprise par une communauté de communication située ailleurs et/ou à-
venir. Quant à l’idéalité associée à la communication, elle ne doit pas être comprise comme une
utopie décrochée de la bouche des anges. Elle est le corollaire, certes contrefactuel, de la visée
d’entente inhérente au langage. Aussitôt cette visée consensuelle fondée, l’instance d’une
communication universelle et sans contrainte est posée comme un aiguillon critique toujours-déjà
présent dans les interactions langagières.

La démarche de Habermas est au carrefour de celles de Kant et de Wittgenstein. Comme


celui qu’il est convenu de nommer le second Wittgenstein, Habermas s’intéresse au telos de la

88 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
Paris, PUF, (1976) 1987, p.329.
48

pratique langagière quotidienne à la différence qu’il en recherche, dans un esprit qui rappelle la
démarche kantienne, les conditions de possibilités. Y a-t-il une relation entre la pragmatique
universelle de Habermas et la déduction transcendantale de type kantienne ? Dans la Critique de
la raison pure, Kant s’intéresse aux a priori qui précédent l’expérience et la rendent possible. À
la démonstration a priori de la validité de nos concepts d’objets, propre à la démarche kantienne,
Habermas substitue une variante plus faible qui conserve son caractère transcendantal ou, plus
exactement, quasi transcendantal. Cette expression renvoie à «la structure conceptuelle,
récurrente dans toutes les expériences tant que l’affirmation de sa nécessité et de son universalité
n’a pas été réfutée. Dans cette variante plus faible, on renonce à la prétention de pouvoir en
fournir une démonstration a priori »90. Le transcendantalisme faible de Habermas prend appuie
sur une pratique langagière immanente de laquelle tout interlocuteur ne peut s’extirper. C’est le
caractère presque indépassable du langage qui sert ici de fondement. Lequel est immanent, car la
raison est située sur le sol de la pratique langagière quotidienne, mais à la fois transcendant
puisque les prétentions à la validité ont un caractère quasi indépassable. Quiconque cherche à
argumenter contre la thèse des prétentions à la validité devra développer son argumentation via
des prétentions à la validité. B ne s’agit pas d’un a priori au sens kantien ou apelien du terme. En
fait, la théorie habermasienne de la rationalité langagière renonce à la tâche d’une démonstration a
priori pour se limiter à une reconstruction des intuitions pré-théoriques de la compétence
langagière. Les arguments philosophiques y ont le statut d’hypothèses fortes contrairement à Apel
pour qui, par exemple, les prétentions à la validité critiquables sont des contraintes indépassables
de toute interaction langagière.

Dans les Investigations philosophiques et De la certitude, Wittgenstein mettait l’emphase


sur la composante pragmatique du langage sans toutefois déboucher sur l’idée d’une pragmatique
universelle. La rationalité dépendrait de la famille du jeu de langage et de la relativité des formes
de vie. L’approche de Habermas dépasse le relativisme wittgensteinien dans la mesure où les
prétentions à la validité expriment une contrainte transcendantale qui s’incarne dans les différents
jeux de langages. Les prétentions à la validité contraignent tous les jeux de langages tout en
restant ouvertes à toute opposition de la part des locuteurs. Honorer des prétentions à la validité
signifie justement que ces prétentions sont critiquables et qu’elles peuvent être remises en
question selon la justesse d’une norme, la sincérité des intentions, la vérité d’un énoncé et
!’intelligibilité du propos. Dans la pratique langagière quotidienne les prétentions à la validité ne

GQW. p. 333,
90 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
49

sont qu’occasionnellement thématisées et critiquées puisqu’elles sont supportées par des


certitudes d’arrière-plan implicitement partagées avec autrui. Le monde vécu fournit cet horizon
de sens préconstitué symboliquement qui constitue une première clé d’accès au monde.
L’originalité de Habermas tient ici à ce qu’il formalise le tournant pragmatique en philosophie du
langage initié par Wittgenstein. Il refuse l’idée que la pragmatique ne puisse être formalisée et
qu’elle se limite à décrire et inventorier les différents jeux de langages.

Comment reconstruire de façon systématique le savoir préthéorique et implicite ?


Comment formaliser les ordinary language ? Habermas relie les trois courants principaux en
philosophie du langage à différentes prétentions à la validité de façon à reformuler la théorie
classique de la signification. Le paradigme sémantico-référentiel s’intéresse à la fonction
présentative, dénotative, du langage et donc à l’aspect de la vérité. Pour elle, le sens d’un énoncé
n’est compréhensible que si les conditions de sa production sont elles-mêmes comprises. Quant à
la sémantique intentionnelle, elle focalise davantage sur la fonction proprement expressive du
langage. Le sens s’ancre dans les intentions d’un locuteur qui donne quelque chose à comprendre
à autrui d’où l’emphase mise sur l’aspect de la sincérité. La pragmatique, ou théorie de la
signification-usage, initiée par Wittgenstein porte un intérêt accru à la pratique langagière
courante et à ses présupposés normatifs contingents. Habermas tente de fondre ces trois courants
au sein d’un seul modèle en élargissant le modèle sémantico-référentiel selon lequel le sens d’un
énoncé n’est compréhensible que si les conditions qui le rendent possibles sont elles-mêmes
comprises, c’est-à-dire où la validité et la signification s’appellent l’une l’autre. Cette tâche est, à
peu de choses près, la même que Apel pour qui le logos propre au langage humain n’est pas
tributaire de la seule faculté de présenter la vérité du monde réel*
91. Apel et Habermas tentent de
reformuler la théorie de la signification de façon à débarrasser la tradition occidentale de son
logocentrisme, c’est-à-dire de l’emphase qu’elle aurait accordée depuis Athènes au caractère
dénotatif du langage et donc au seul aspect de la vérité objective.

Pour justifier cette fusion des horizons de la philosophie du langage, Habermas recourt à
la théorie des speach acts de Austin et de Searle qui, avant lui, ont formalisé la composante
pragmatique du langage. Suivant la thèse de Austin et de Searle, un locuteur accomplit quelque
chose au moyen des phrases qu’il émet. Les actes de langages comportent une composante
locutoire (dire quelque chose ayant une référence objective), illocutoire (agit en disant quelque

Paris, PUF, 1987, p. 355.


91 Apel, Karl-Otto, Le logos propre au langage humain. Paris, De l’éclat, 1994, pp.71.
50

chose) et perlocutoire (agit par le fait de dire quelque chose). Un acte de parole standard tel que
«je te (verbe performatif, par exemple : demande) par ces mots que (phrase, par exemple : un
État soit créé) » contient un verbe performatif qui exige d’autrui un comportement en vertu de la
force illocutoire, de même qu’une phrase reliée à un contenu propositionnel. Le verbe performatif
module le rapport des interlocuteurs au contenu propositionnel. Sa force illocutoire suppose que
l’acte de langage accomplit par le locuteur agit sur l’auditeur de façon à engager une relation
interpersonnelle. Selon Austin, « toutes les phrases énoncées - et non pas uniquement les phrases
de formulation performative - ont une force illocutoire potentielle »92. H n’y aurait donc pas de
différentiel d’autorité entre les composantes pragmatique et sémantique d’un même acte de
langage, car chacune des phrases énoncées possède une composante illocutoire dont la force
varie. Cependant, pour entrer en relation les uns avec les autres, les participants à la discussion
doivent avoir une connaissance préalable du contenu propositionnel. Sans cette connaissance, un
énoncé ne peut pas être compris. « Sans l’arrière-plan normatif de pratiques coutumières de rôles,
de formes de vie habituelles sur le plan socio-cognitif, bref, sans les conventions, l’action isolée
resterait indéterminée »93. Autrement dit, l’arrière-plan normatif sert de critérium permettant de
distinguer les actes de langages qui ont réussi de ceux qui ont échoué. Π permet d’identifier les
actes de langage qui ont été compris et qui fonctionnent.

Qu’est-ce qui détermine la signification d’un acte de langage ? Pour Austin, la


signification est du ressort de la composante propositionnelle de l’acte de langage, alors que l’acte
illocutoire constitue à proprement parler une force qui agit sur autrui. Dans la mesure où
Habermas tente d’élargir la théorie de la signification, il greffe aux composantes locutoire et
illocutoire une fonction expressive qui permet d’évaluer la relation nouée entre ego et alter sur
l’aspect de la sincérité. L’introduction de cette fonction expressive bonifie en quelque sorte la
théorie des speach acts et augmente les exigences de l’agir communicationnel. La composante
perlocutoire des actes de langage réfère aux actes de langages où ce qui est dit ne correspond pas
à ce qui est produit. La perlocution vient parasiter la composante illocutoire de l’acte de langage.
>La réunion des composantes locutoire et illocutoire est fondamentale pour l’agir
communicationnel. Quelque chose est donné à comprendre à autrui via un verbe performatif qui
invite l’auditeur à agir ou à simplement décliner l’offre de langage qui lui est adressée. Puisqu’en
ce cas dire c’est faire, il est véritablement question d’agir communicationnel plutôt que de simple
communication langagière.

92 Austin, J.L in Apel, Karl-Otto, Le logos propre au langage humain. Paris, De l’éclat, 1994, p.41.
93 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
51

L’effet perlocutoire, et c’est là ce qu’il a de dramatique, vient démembrer l’agir


communicationnel. En cherchant à dire autre chose que ce qu’il exprime, le locuteur s’attaque à la
composante illocutoire de l’acte de langage. L’effet perlocutoire ne concerne pas tant l’énoncé
lui-même que la façon dont il est prononcé et/ou exprimé. La force illocutoire d’une phrase
standard telle «je m’ (verbe performatif, par exemple : engage) par ces mots à (proposition, par
exemple : t’accorder un Etat) » varie si la phrase est exprimée avec ironie ou si l’intention de son
locuteur - par exemple de ne pas accorder d’État - y est dissimulée. Dans ces cas la composante
illocutoire devient instable, car l’intention du locuteur se veut fourbe. Le drame tient ici au fait
que la pratique communicationnelle quotidienne est traversée par des rapports de force et de
domination qui obstruent la visée d’ intercompréhension et la capacité du langage à coordonner
l’action. Lorsque les offres langagières trahissent l’exigence de sincérité, la confiance n’est plus
possible94. Personne ne peut alors apposer sa signature au bas d’un traité.

En intégrant les composantes locutoire et illocutoire des actes de langage et en maintenant


l’exigence que cette dernière composante ne soit pas altérée par un effet perlocutoire, Habermas
ramène les trois principaux courants en philosophie du langage à trois différentes prétentions à la
validité dont chacune entretient un lien privilégié avec un secteur de la réalité. Dit froidement, au
paradigme sémantico-référentiel correspondent des actes de parole présentatifs qui renvoient à
une prétention à la vérité dans le monde externe, alors que la sémantique intentionnelle s’attarde à
l’aspect expressif des actes de parole et donc à la prétention à la sincérité et au monde intérieur de
la personne. Quant à la pragmatique, elle s’intéresse à la composante interpersonnelle des actes de
langages et donc aux prétentions à la justesse normative émises dans le monde social. Le concept
d’agi¡■ communicationnel ratisse donc large95. Il unit de façon complémentaire les trois courants
majeurs en philosophie du langage et ramène chacune des composantes des actes de langage à un
secteur de la réalité. Par cette complexification, le concept d’agir communicationnel se trouve
mieux étayé d’un strict point de vue théorique. Cependant, ces gains en abstraction portent à
conséquence dans la pratique. Les interactions sociales, de même que les relations internationales

Paris, PUF, 1987, p. 371.


94 « Le principal problème est le manque de confiance entre nos deux leaders » confia Saëb Erekat à Gilead Sher en
parlant de Ehoud Barak et de Yasser Arafat lors des négociations secrètes tenues à l’hôtel King David le 24
septembre 2000 quelques jours à peine avant le début de qui allait être la seconde Intifada. Enderlin, Charles, Le rêve
brisé : Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient 1995-2002, Paris, Fayard, 2002, p.282.
95 À ce propos Frédéric Vanderberghe interprétera la Théorie de l’agir communicationnel en termes d’une
« ouverture de l’espace métathéorique des possibles » car il est possible de rapporter à autrui tant sous le mode d’un
objet que celui du participant à !’interaction. Voir Une histoire critique de la sociologie allemande, t.2, Paris, La
Découverte, 1998, p.174-175.
52

entre la modernité occidentale et son Autre, sont à ce point empreintes de domination et de


déséquilibre que l’agir communicationnel vierge de tout effet perlocutoire apparaît comme une
utopie. Serait-ce dire que le concept d’agir communicationnel, du moins dans sa formulation
élémentaire dans la Signification de la pragmatique universelle, ne parvient pas à reformuler
l’idéal d’émancipation ?

Via la pragmatique universelle et ses prolongements dans la théorie des speech acts,
Habermas parvient à lier « émancipation » et « structure du langage ». Une visée consensuelle est
toujours déjà à l’œuvre dans le langage bien que souvent trahie par les locuteurs. L’émancipation
se trouve donc déjà ancrée dans la structure du langage sans jamais être parfaitement réalisée dans
la pratique. « Ce qui règne en règle générale, c’est la grisaille des situations à mi-chemin entre,
d’une part, 1 ’incompréhension et la méprise, entre le manque de sincérité volontaire et
involontaire, entre le désaccord masqué et ouvert et, de l’autre, entre l’accord préalable et
l’entente réalisée »96. En fait, l’agir communicationnel semble être en constante concurrence avec
l’agir stratégique et ce, bien que la visée d’entente qui l’anime soit tenue pour fondamentale.
Cette concurrence pose un problème de taille pour ce qui est de l’effectivité de ces deux types de
rationalité. Dans la mesure où la modernité occidentale se laisse définir comme un processus de
décomposition et de rationalisation des images métaphysiques et religieuses du monde par lequel
la rationalité cognitive-instrumentale s’autonomise et s’institutionnalise au détriment de la
rationalité pratique-morale et que « le risque de désaccord augmente structurellement en fonction
de la progression de la rationalisation du monde de la vie »97, il est à se demander ce qui reste
aujourd’hui de la raison pratique telle que reformulée dans la perspective d’une rationalité
communicationnelle ? Comment la rationalité communicationnelle peut-elle être tenue pour
fondamentale si le monde vécu a été colonisé - totalement réifiée dans le « monde administré » -
par la rationalité instrumentale ? Le concept d’agir communicationnel, dont la portée théorique
consiste à restituer un sens à la raison, est complété par celui de monde vécu. L’enjeu est de taille
pour ce qui est de la problématique de la modernité et de son Autre, car la résolution pacifique et
rationnelle des conflits dépend justement - du moins lorsque l’on réfléchit à partir du cadre de la
Diskursethik - de la capacité de la Théorie de l’agir communicationnel à sauvegarder le moment
normatif de la raison. Pour véritablement circonscrire le concept d’agir communicationnel,

96 Habermas, Jürgen, Signification de la pragmatique universelle in Logique des sciences sociales et autres essais,
Paris, PUF, 1987, p.332.
97 Habermas, Jürgen, Vorstudien und Ergänzungen zur theorie des kommunikativen Handelns, Francfort, Suhrkamp,
1984, p.342. Repris en français par Münster, Arno, Le principe « discussion » : Habermas ou le tournant langagier et
communicationnel de la théorie critique, Paris, Kimé, 1998, p. 99.
53

j’entends amorcer une descente de la philosophie du langage - dont l’apport a été ici de
reconstruire la compétence communicationnelle des individus à partir d’une pragmatique élargie
et de lier, grâce à la théorie des actes de langage, le « dire » et le « faire » pour produire le concept
d’agir communicationnel - vers la sociologie98qui, 99 elle, s’intéresse à la coordination des
différents plans d’action des individus et donc à l’arrière-plan symbolique qui facilite cette
coordination : le monde vécu.

2.3 Le monde vécu moderne peut-il servir de sol à l’émancipation ?

Dans la mesure où la sociologie s’intéresse à l’agir rationnel de même qu’à la relation


interne entre la signification et la validité sans pour autant sè détourner de l’analyse empirique des
processus de rationalisation à l’œuvre dans les sociétés modernes, elle est préoccupée par le
problème de la rationalité. Selon Habermas, dans la perspective où l’orgueil totalisant de la
philosophie a été guillotiné au point où cette dernière en a perdu son titre de Reine des sciences,
la sociologie semble être la seule discipline à avoir maintenu son rapport aux problèmes de la
société dans son ensemble." L’enjeu est de savoir si l’agir communicationnel et son
complémentaire qu’est le monde vécu permettent de sauvegarder les ressources
communicationnelles de la modernité au point de « dépasser », en terme de rationalité, le concept
d’agir instrumental de Weber et de ne pas délaisser, en terme de coordination de l’action,
l’intégration sociale au profit de l’intégration systémique. Autrement dit, le processus de
rationalisation autorise-t-il le constat pessimiste d’une essence dominatrice de la raison ? Ne
recèle-t-il pas plutôt une potentialité émancipatrice qui permettra à la modernité occidentale de se
rapporter à son Autre sans domination ?

Suivant Weber, la modernité correspond à un long processus de rationalisation qui


culmine dans le désenchantement des images métaphysico-religieuse du monde. Weber
qualifierait ce processus de rationnel d’où le lien interne entre la question de la modernité et celle
de la rationalité. Dans ce qui suit, il s’agira de gratter ce lien en retraçant les étapes marquantes de
la lecture habermassienne de Weber qui passe par (i) l’analyse du rationalisme occidental, (il) le
diagnostic pessimiste sur le contemporain et (iii) la sous-estimation de la démocratie. Ces trois

98 À ce propos Habermas dira : « Pour le dire en une pointe, la théorie analytique de l’action travaille de manière
nouvelle les problèmes de la philosophie de la conscience pré-kantienne, sans avancer dans les questions
fondamentales d’une théorie sociologique de l’action », TAC, t.l, 1987, p.284.
99 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.20. Voir également Habermas,
Jürgen, La sociologie sous la République de Weimar in Textes et contextes : essais de reconnaissance théorique,
Paris, Cerf, coll.Passages, 1994, p.135.
54

moments de l’analyse permettront de cerner l’impasse de la position wébérienne en regard des


questions relatives à la vérité, à la normativité et à la sous-estimation de l’État de droit
démocratique mais en les ramenant cette fois-ci à une autre origine commune : (iv) la typologie
de l’action de Weber. Ce faisant, il sera permis d’évaluer le caractère fondamental et
émancipatoire de l’agir communicationnel.

(i) Pourquoi en dehors de l’Europe, le développement de la science, de l’art, de l’État, de


l’économie, ne s’est pas engagé dans les voies de rationalisation propres à l’Occident ?10° telle
est à peu de choses près la question qui traverse l’œuvre de Weber et à laquelle il répond via une
analyse exhaustive des manifestations du rationalisme occidental qui se laisse comprendre comme
un processus de différenciation des composantes cognitives, évaluatives et expressives de la
raison. Laquelle se diffracterait en considérant indépendamment les aspects du vrai, du juste et du
beau. Habermas classe les manifestations du rationalisme occidental à partir de la tripartition
« société, culture, personnalité » propre à la sociologie de Talcott Parsons. Par culture, il entend la
réserve de savoir symbolique, le stock d’évidence, qui permet aux êtres humains d’interpréter et
de s’entendre sur une réalité quelconque du monde. La société réfère quant à elle aux ordres
légitimes à partir desquels les individus réalisent leur appartenance à un groupe, alors que la
personnalité renvoie aux compétences qui rendent un sujet capable de parole et d’action pour
développer son identité et la maintenir dans le temps.

La rationalisation sociale pour Weber, comme pour Marx d’ailleurs, est comprise à partir
de la spécification de l’économie capitaliste et de l’État moderne. Deux pôles dont les échanges
sont réglementés par le droit formel. Par la rationalisation dans le système de la personnalité,
Weber cherche à décortiquer les éthiques qui légitiment le type d’agir rationnel par rapport à une
fin (Zweckrationalität) et qui, ce faisant, impriment leurs couleurs à l’économie capitaliste et
l’État moderne. Via la conduite méthodique de vie (.Lebensmethodik) et le droit formel, des
structures de conscience post-traditionnelles eu égard à la composante normative de la raison
s’ancrent dans le système de la personnalité pour ensuite s’incarner dans les institutions. À ce
propos, la thèse de Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme est à ce point célèbre
qu’il ne sert à rien d’y revenir plus en détails si ce n’est pour rappeler que la sociologie
wébérienne récuse l’analyse causale au profit d’affinités électives. Il ne s’agit pas pour Weber100

100 « Pourquoi les intérêts capitalistes en Chine ou dans l’Inde n’ont-ils donc pas dirigé le développement scientifique,
artistique, politique, économique sur la voie de la rationalisation qui est le propre de l’Occident ? » Weber, Max,
L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1964, p.18-19.
55

d’identifier la cause du capitalisme, mais de dégager le type d’esprit sous-jacent à son


développement.

La rationalisation culturelle est conçue par Weber à partir de trois manifestations


différentes qui répondent toutes à des sphères de valeurs particulières. Les sphères culturelles de
valeurs correspondent à des idées qui, lorsque liées empiriquement à des intérêts, c’est-à-dire des
bien terrestres, forment des ordres de vie. Là, idées et intérêts se fondent pour acquérir une
pérennité et une efficacité. Pour ce qui est de la sphère cognitive-instrumentale, la science
moderne se caractérise par une relation expérimentale à la nature. Weber ne cherche pas à
expliquer la culture occidentale à partir de l’histoire de la science, mais à partir des structures de
conscience sous-jacentes au développement technico-scientifique. L’autonomisation de la sphère
de valeur morale-pratique est caractérisée par un détachement des images du monde, des
doctrines et des principes à l’égard de leur contexte cosmologique antérieur. Libérés des
conventions, le droit et la morale se formalisent. La religiosité de la conviction se meut en une
éthique de la conviction universaliste gouvernée par des principes qui donnent naissance à une
fraternité abstraite dépassant les frontières de la communauté de croyants101. Quant aux normes
du droit, elles peuvent être discutées rationnellement et faire l’objet de décisions profanes. La
sphère de valeur esthétique-expressive est envisagée par Weber à l’aune de l’art autonome.
Libéré du culte religieux par le mécénat de cours et le mode de production capitaliste, l’art
développe ses propres canons détachés des composantes du vrai et du juste. Les sociétés
modernes se caractériseraient selon Weber par la différenciation des éléments cognitifs, moraux
et esthétiques en regard d’un arrière-plan religieux, de même que par l’autonomisation de ces
composantes en sphère de valeurs distinctes. Chacune d’entre elles procède d’une rationalité
abstraite et poursuit sa logique interne sans prolonger l’unité du logos.

Par l’analyse de la rationalisation culturelle, Weber essaie de montrer que la


rationalisation des images du monde satisfait les exigences de la pensée formelle. Ce qui n’est pas
sans lien avec le problème de la décontextualisation. En cherchant à corroborer l’idée du moral
point of view à partir de la théorie des stades du développement de la conscience morale de
Kohlberg, Habermas a défini la décontextualisation en regard d’invariants cognitifs. La logique

101 Selon Olivier Roy, cette éthique de la conviction a été intégrée chez certains musulmans vivant en Occident, d’où
un islam déterritorialisé qui n’est pas ancré dans une tradition mais qui finit par exiger de chacun des individus un
engagement au nom de La cause. Roy constate que ce sont des musulmans d’Occident qui sont venus combattre en
Asie centrale et dans les Balkans durant les années 90 et ce, au nom d’une communauté virtuelle de croyants. Peut-
être y a-t-il dans ce mouvement quelque chose qui s’approche de la terreur de la conviction décriée par Hegel ?
56

des stades du développement de la conscience n’ayant rien de naturelle jusqu’au niveau post-
conventionnel de la justification des normes, Habermas s’en est remis à des « formes de vie
favorables ». Lesquelles facilitent l’émergence de structures modernes de conscience. En
reprenant ici l’analyse wébérienne, Habermas semble attribuer l’émergence de ce type de
conscience à un processus de rationalisation culturelle. En ce sens, le moral point of view
exigerait des institutions permettant la formation de moi abstrait, lesquelles exigeraient
préalablement un processus de rationalisation des images métaphysique et religieuse du monde.
La question est aussitôt de savoir si le moral point of view est plus difficile à atteindre hors des
frontières de l’Occident. Question certes étrange, mais ô combien importante pour la Diskursethik
dans la mesure où elle marque d’un sceau la différence entre le rationalisme occidental et son
Autre. Différence que le recours à Kohlberg avait tenté d’effacer, mais que l’analyse de Weber a
tôt fait de rappeler. C’est à présent !’universalité de la thèse de Weber qui est enjeu.

« De quel point de vue le rationalisme occidental, comme l’entend Weber, est-il spécifique
de la culture américo-européenne récente, et de quel point de vue peut-on dire que s’y exprime un
trait universel de 1’« humanité cultivée »? » 102 La rationalisation peut-elle à la fois émerger du
corpus de la tradition occidentale et conserver une signification et une validité qui soient
universelles ? Selon Habermas, la position de Weber est à la fois universaliste et ambiguë. Bien
qu’il tienne le rationalisme occidental pour le fruit d’une culture particulière, Weber lui attribue la
paternité d’une interprétation nouvelle de l’histoire à laquelle l’intellectuel doit au minimum se
rapporter sans nécessairement la valider. À ce titre, plusieurs cultures sont universelles, car dignes
d’intérêt pour l’humanité cultivée. Suivant Habermas, l’ambiguïté de la position de Weber
reposerait sur son culturalisme mal assumé. Une position est dite culturaliste lorsqu’elle parvient
à montrer que chaque forme de rationalité possède au moins un lieu impartial, un point de vue
abstrait d’où elle peut s’auto-critiquer, c’est-à-dire où elle peut apparaître comme irrationnelle.
Or, Weber prétend que son concept de rationalité pratique n’est pas l’expression d’une spécificité
culturelle.

L’intérêt de la thèse wébérienne du désenchantement du monde tient entre autres à son


analyse comparative des grandes religions. Ce type de lecture peut néanmoins s’avérer un
inconvénient de taille lorsqu’il est question du rapport de la modernité occidentale à son Autre.
Car en ramenant la rationalité de chacune des grandes religions universelles à sa structure
fondamentale, le dialogue risque, me semble-t-il, de s’empêtrer dans les mythes de l’origine.

102 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.193.
57

Weber cherche à expliquer génétiquement la particularité du rationalisme occidental. D’où la


tâche de son analyse comparative qui vise à dégager le degré de rationalité cognitive des
différentes religions universelles. Dans la Théorie de l’agir communicationnel, Habermas reprend
la thèse wébérienne du désenchantement du monde en distinguant les aspects formels des aspects
matériels. L’analyse matérielle, empirique, traite des déterminations externes des contenus
d’images du monde. Une attention particulière y est portée sur la représentation de Dieu et
l’orientation du salut. Les systèmes occidentaux seraient théocentriques, par contraste avec les
systèmes cosmocentriques de l’extrême-Orient. Par théocentrique, il faut comprendre un système
où Dieu est personnel, créateur, hors du monde et que le croyant doit chercher à conquérir sa
satisfaction. En outre, l’ici-bas tel qu’il est conçu par le judaïsme et le christianisme inviterait,
selon Weber, à une attitude négative par rapport au monde qui favoriserait la radicalisation de la
penSée dualiste. Le monde serait ou bien envisagé comme n’étant qu’historique ou éphémère ou
bien comme un miroir dissimulant l’essence réelle des choses.

L’analyse formelle, du moins telle que reconstruite par Habermas, cherche à ordonner les
structures d’images du monde en regard d’une logique du développement. Partant du degré de
dissolution par rapport à la pensée magique, c’est-à-dire de la composante cognitive de la raison,
ainsi que du degré de systématicité eu égard au rapport pratique au monde, c’est-à-dire à la
composante éthique de la raison, Weber en arrive à la conclusion que l’attitude contemplative
propre au b ios theoriticos des Grecs de même que la maîtrise ascétique du monde propre au
judéo-christianisme offrent le potentiel de rationalisation le plus élevé tant dans la dimension
pratique que cognitive. Considérant cette lecture, l’héritage rationnel de la culture occidentale
favoriserait le processus de rationalisation. La rationalisation morale favoriserait l’apparition de
principes moraux dégagés de leur arrière-plan religieux, ce qui se traduirait par l’émergence d’un
concept-'de monde social, la différenciation d’une attitude purement morale sur le monde, de
même que la formation d’un concept de personne. Suivant un développement similaire, la
rationalisation cognitive se présenterait comme un processus de démythologisation où l’étant se
voit peu à peu libéré de l’ontologie pour permettre à la science prévisionnelle de mieux le gérer,
de mieux le maîtriser. Caractérisée par l’émergence d’un concept formel de monde objectif, par la
différenciation d’une attitude purement théorique et la formation d’un moi épistémique, la
rationalisation de la sphère de valeur cognitive conduirait à l’émergence d’une structure de
conscience moderne théorique. Dans la mesure où l’analyse de Weber à propos de la naissance du
capitalisme repose sur des raisons d’ordres motivationnel et institutionnel103, que nous dit-elle sur

103 Dans ses Études wébériennes : rationalités, droits, histoires, Paris, PUF, 2001, Catherine Colliot-Thélène reproche
58

l’esprit de la culture moderne ? Pour répondre à cette question, j’aimerais brièvement aborder la
critique habermassienne du pessimisme de Weber. Ce détour permettra de dégager le fondement
de V« espoir de la discussion »104 propre au philosopher habermassien.

(ii) Dans son analyse du monde contemporain, Max Weber part des tendances de fond
caractérisant l’émergence et le développement du capitalisme pour en arriver à une critique
existentielle de l’époque dont le «polythéisme en lutte » et « la chape de plomb» forment
l’empreinte qui est restée. La thèse de la perte de sens a été reçue par le marxisme occidental et la
première Théorie Critique. Le désenchantement des images métaphysique et religieuse du monde
y est interprété en terme de « perte de sens » puisqu’il est considéré que la raison subjective
différenciée n’arrive plus à recomposer l’unité du monde. Contrairement à Weber et à la première
Théorie Critique, Habermas cherche à dédramatiser la thèse de la perte de sens. Certes, il fait
sienne l’idée selon laquelle l’avènement des structures de conscience moderne correspond à une
sorte de « dé-substantiellement » du sens, mais il ne la traite pas négativement. Si l’unité de la
raison ne peut plus être envisagée à partir d’une hiérarchie de valeurs préétablies, elle peut
toutefois être reconstruite de manière abstraite et c’est là l’un des défis de la pensée post-
métaphysique. Le polythéisme en lutte cède le pas à un pluralisme où la raison
communicationnelle est mobilisée au nom de la coexistence pacifique. La constellation des
valeurs n’empêche pas l’accord de fond entre les individus. L’unité du sens s’opère à un niveau
formel, d’où la charge délaissée sur les individus qui doivent adhérer à des principes moraux
universels. En outre, et ceci est d’une importance considérable d’un point de vue sociologique, ce
n’est pas l’éclatement de la raison qui pose problème mais la sur-institutionnalisation de la raison
cognitive-instrumentale comparativement à la composante morale-pratique, c’est-à-dire le
déséquilibre dans 1 ’institutionnalisation des complexes de rationalité105.

Weber, sous la loupe de Habermas, ramènerait l’autonomisation des sous-systèmes


d’activité par rapport à une fin à la thèse de la perte de liberté. L’idée de vocation née de l’ascèse
chrétienne visait à transformer le monde de telle sorte que le souci des biens extérieurs ne soit
qu’un « léger manteau que l’on pourrait jeter à tout moment », mais, dira Weber, « la fatalité
voulut que le manteau se transforme en chape d’acier trempée »106. Suite à Weber, Horkeimer a

à Habermas une lecture de Weber où justement le culturel se fait antérieur au social. Voir entre autres les pages 23,
74, 220.
104 Cusset, Yves, Habermas : l’espoir de la discussion. Paris, Michalon, 2001, pp.128.
105 Voir Habermas, Jürgen, La science et la technique comme « idéologie ». Paris, Gallimard, coll. Tel, 1973, p.1-74.
106 Cité par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.259.
59

abordé la thèse de là perte de liberté dans les termes de la psychanalyse. Suivant sa Critique de la
raison instrumentale, la perte de liberté correspondrait à ce que, depuis la modernité, la source du
comportement des individus est attribuée aux différentes instances de la planification sociale.
L’individu ne serait plus simplement recouvert d’une cage de fer, il serait cette chape elle-même
car il se greffe corps et âme à l’appareil technique. Réification ! Habermas cherche encore une
fois à dédramatiser la situation. Partant de l’exemple du droit moderne, il retourne à l’héritage de
1 ,Aufklärung pour faire sien l’idéal d’autonomie. D’un point de vue formel, selon lui, le droit
moderne s’autonomise pour ainsi faire l’objet d’une critique rationnelle. L’autonomisaton du
droit se lie à l’exigence de légitimation manifestée dans le tribunal qu’est l’espace public, d’où
l’idée d’une modification du rapport au droit de la part des citoyens permettant un gain en
potentialité critique.

Le caractère dédramatisant de l’analyse habermassienne repose, me semble-t-il, sur l’idée


que des ressources communicationnelles auraient été laissées en jachère sur les terres du monde
vécu moderne que ni Weber, ni même les tenants de la première Théorie Critique n’auraient
réussi à féconder. Comment justifier pareille récolte ? En fait, le prix du passage d’une entente
fondée sur la tradition vers une entente fondée sur l’accord rationnellement motivé apparaît à
première vue très cher payé. L’avènement de structure de conscience post-traditionnelle traduit un
affaiblissement de la force des normes qui prévalent factuellement au profit d’une justification
procédurale. Ce gain en abstraction, Habermas l’étaye en recourant à la dialectique de la
rationalisation culturelle (Weber), mais également à l’idée d’une logique du développement de la
conscience morale (Kohlberg) qui ouvre des possibilités cognitives jadis recouvertes par la
tradition. Comme si Habermas tentait de réhabiliter la signification normative de la modernité en
rompant avec les hypothèses de base du marxisme occidental, mais en sauvant la mise grâce à la
psychologie du développement. « Avec l’assimilation institutionnelle de structures de rationalité
qui s’étaient formées déjà dans la culture de l’ancienne société, c’est un niveau d’apprentissage
nouveau qui apparaît... Le processus d’apprentissage au cours de l’évolution historique est
représenté comme la mise en œuvre d’un potentiel d’apprentissage »107. D’un point de vue
strictement théorique, il est à se demander si Habermas rend ou nom justice à Weber en liant la
dialectique de la rationalisation culturelle à la notion d’apprentissage. Le paradoxe de la démarche
d’Habermas, dira à ce propos Catherine Colliot-Thélène, tient à ce qu’il demande à l’œuvre
wébérienne les moyens d’une reconstruction du matérialisme historique, qui restaure précisément

107 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, t. 345.
60

cette dimension évolutionniste dont Weber avait voulu le libérer108. Autrement dit, en reprenant la
dialectique de la rationalisation occidentale pour en tirer un gain en potentiel critique, Habermas
intègre Weber à sa démarche alors que les prémisses de leurs œuvres diffèrent. L’important ici
n’est pas tant de savoir si Habermas reste fidèle ou non à Weber, mais plutôt l’amalgame qui est
entre Weber et Kohlberg. La sortie d’un niveau conventionnel de la justification des normes
(Kohlberg) comme la rationalisation des images métaphysique et religieuse du monde (Weber)
traduisent un gain cognitif qui fonde l’autocritique. Un individu peut d’autant mieux se critiquer
ou ausculter les normes qui le sculptent quand l’ensemble culturel dont il fait partie autorise cet
effort et tolère d’être critiqué. Si la conclusion du raisonnement est valable, les prémisses, elles,
semblent un peu plus douteuses. Que l’Occident se distingue de son Autre par sa capacité
d’autocritique, soit, mais que cette distinction présuppose un niveau supérieur d’apprentissage
pour l’ensemble de la culture qui repose à son tour sur une opposition entre images religieuse et
moderne du monde, alors là l’argument devient plus difficile à avaler. C’est que, me semble-t-il,
l’analyse de Habermas accorde antériorité et préséance à la rationalisation culturelle plutôt qu’à la
rationalisation sociale. Comme si la culture déterminait le système social et le système de la
personnalité, qu’elle pénétrait le contenu sémantique de tous les actes de langage. Comme si,
autrement dit, la capacité critique était une question de culture plutôt que de société.

En fait, Weber déterre les racines judéo-chrétienne et grecque de la rationalité occidentale


pour la différencier de la rationalité propre aux autres grandes religions universelles. Pour ce qui
est de la relation entre la modernité occidentale et le monde arabo-musulman, l’un des problèmes
tient ici à ce que l’islam manque à la typologie de Weber. Ces connaissances de bases sur le sujet
datant de 1911-1914, il n’aurait pas été en mesure de retourner à cette étude avant sa mort en
1920109. Moment auquel, dira Toby E. Huff, «his writings on Islam were little more than
scattered comments sprinkled through his monographs on law, religion, and economic
organization »110. Le retour aux racines de la rationalité musulmane serait sans doute passé, selon
une reconstitution du propos wébérien sur l’islam, par une définition belliqueuse de cette religion.
Weber aurait accordé trop d’importance à la violente propagation de l’islam bien qu’il savait que
cet élan ne visait pas uniquement la conversion, mais une domination politique et territoriale111.

108 Colliot-Thélène, Catherine, Études wébériennes : rationalités, historiques, droits. Paris, PUF, 2001, p. 76.
109 Schluchter, Wolgang, Hindrances to modernity : Max Weber on Islam in Max Weber and Islam, Schluchter,
Wolgang and Huff, Toby E., New Brunswick (USA) and London (UK), Transaction Publishers, 1999, p,54.
110 Huff, Toby E., Introduction in Max Weber and Islam, Schluchter, Wolgang and Huff, Toby E., New Brunswick
(USA) and London (UK), Transaction Publishers, 1999, p.2.
111 Levtzion, Nehemia, Aspects of islamization : Weber’s observations on islam reconsidered in Max Weber and
Islam, Schluchter, Wolgang and Huff, Toby E., New Brunswick (USA) and London (UK), Transaction Publishers,
61

Analyse qui, prise ici au pied de la lettre, renverrait à l’idée qu’en terre d’islam, religion et
politique (din oua dawla) s’impliquent mutuellement et sont indissociables. Sans trop spéculer
sur ce que Weber a bien pu penser de la religion musulmane, il semble qu’un danger plane sur le
type d’analyse qui consiste à revenir à l’origine d’une civilisation pour lui attribuer des propriétés
fondamentales. Ce type d’analyse met trop d’emphase, me semble-t-il, sur les facteurs culturels'
qui, de surcroît, deviennent des déterminants. Comme si, par exemple, l’islam des premiers temps
était l’islam, comme si Athènes était l’Occident, comme si l’Asie du sud-est n’était que pensée
magique ! Faire de l’islam un méga-sujet, c’est faire l’impasse sur la diversité au sein même du
monde musulman, c’est faire de la religion l’unité de base d’un processus de rationalisation où
l’autocritique et, d’une manière plus modérée, Yijtihad - l’effort d’interprétation personnelle -
seraient acceptés, voire vénérés. Mais est-ce véritablement la culture qui fige les processus de
rationalisation, comme est-ce la religion qui empêche l’autocritique ? N’est-ce pas plutôt (ou
également) l’aspect social de la rationalisation qui est en cause lorsqu’il est question de liberté et
de droit à la critique ? Le gain critique de la modernité est-il redevable à un processus de
rationalisation culturelle et/ou sociale'? Que penser lorsque l’État s’oppose au développement de
la société, qu’il la pénètre au point de la faire disparaître, qu’il ne considère pas l’individu comme
un sujet de droit et une personne ? En tel cas, ce n’est plus la religion qui pose problème, mais
l’État qui est contre la société ?

(iii)« The state in the sense of the rational state has existed only in the west world »112
dixit Weber dans son Histoire générale de l’économie. Seulement, les sociétés modernes seraient
elles-mêmes devant le choix entre deux types de domination, celle d’un chef charismatique ou
celle, absolue, de la bureaucratie. En fait, la sociologie politique de Weber repose sur les concepts
phares de pouvoir et de domination. Le pouvoir signifie la capacité d’un acteur à faire triompher
sa volonté dans une relation sociale, alors que la domination113 est ce cas particulier du pouvoir
où une autorité symbolique exige un devoir d’obéissance114. En ce sens, la domination n’est pas
un simple pouvoir de fait, elle est autoritaire et commande directement un certain comportement à
autrui. La domination instaure une relation « verticale » entre l’autorité politique qui commande
un acte et l’acteur qui obéit, alors que le pouvoir se joue de façon « horizontale » entre des acteurs
luttant pour imposer leur volonté115. Plus précisément, la domination est une pratique par laquelle

1999, p. 153-161.
112 Weber, Max, General economic history. New York, Collier Books, 1961, p.249.
113 Weber distingue trois types de domination légitime : traditionnelle, charismatique et légale.
114 Sintomer, Yves, La démocratie impossible ? : politique et modernité chez Weber et Habermas. Paris, La
Découverte, coll. « Armillaire », 1999, p.26.
'"mip.52.
62

une discipline est inculquée à une masse. La notion de groupement renvoie au fait qu’un dirigeant
anime la communauté, alors que celle d’État correspond au monopole de la violence légitime.

Dans l’optique wébérienne, les rapports de force sont inhérents au politique, lequel
s’achève dans la domination, alors que pour Habermas la domination doit laisser sa place à la
délibération. Weber, selon Habermas, n’aurait pas réussi à dégager le fondement même de la
relation à autrui à savoir l’entente. La notion de pouvoir où un agent n’a d’autre ambition que de
faire triompher sa volonté sur celle de ses condisciples dialogue mal avec le cadre délibératif mis
en place par Habermas. Entre Weber et Habermas, entre le pouvoir, la domination et la
délibération, se joue la question du type de rationalité qui préside l’action et, de façon plus
fondamentale encore, la question du sujet de l’action. Weber part de l’intention de sens du sujet
isolé tandis que Habermas tient pour fondamental le type d’agir où c’est l’entente entre les
partenaires qui est visée sans quoi le langage lui-même ne serait pas possible. Habermas a le
fardeau de la preuve. H doit montrer que les notions d’espace public, d’agir communicationnel et
de démocratie délibérative ne procèdent pas d’une idéalisation du politique et qu’elles restent des
prémisses réalistes bien que trop souvent bafouées. Pour dépasser le réalisme de Weber,
Habermas doit lui-même montrer que les prémisses communicationnelles de l’État de droit
démocratique sont elles-mêmes réalistes (voir chapitre 6).

(iv) La thèse du désenchantement sous-tend une question empirique d’importance :


pourquoi les trois complexes de rationalité ne se sont-ils pas institutionnalisés avec la même
importance et pourquoi ne prennent-ils pas la même place dans la communication quotidienne
?116 Suivant Habermas, Weber aurait répondu indirectement à cette question en faisant de l’agir
moyen-fin le centre de sa théorie de l’action. Weber conçoit l’activité comme un acte - intérieur
ou extérieur - dont la source correspond à l’intention de sens d’un sujet isolé. Son approche est
donc mentaliste et monologique. Dans la version officielle de sa typologie de l’action, Weber
tente de circonscrire les différents degrés de rationalité de l’agir en partant de l’évaluation de
l’efficacité des interventions dans le monde et de la vérité de l’énoncé qui sous-tend l’orientation
de l’action. Le degré de rationalité d’une action dépend de sa capacité à intégrer les dimensions
des moyens, des fins, des valeurs et des conséquences. Suivant Weber, donc, le type de rationalité
par rapport à une fin serait le seul à intégrer ces quatre composantes de l’agir, d’où son haut degré
de rationalité. Néanmoins, dans la mesure où cet agir repose sur des assises monologique et
mentaliste, la dimension de la valeur ne parvient jamais à inclure autrui. Car la définition de ce

116 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.283.
63

qui est considéré comme une valeur ne fait pas l’objet d’un accord intersubjectif, mais de ce que
le seul sujet considère comme valable et donc comme ce qui doit guider son action. En outre,
considérant le pluralisme inhérent aux sociétés modernes, il est à se demander comment, à partir
de la typologie de Weber, les conflits, dont la résolution ne peut plus reposer sur le seul sol de la
tradition, peuvent être rationnellement réglés.

Dans la version officieuse de sa typologie de l’action, Weber distingue deux orientations


de l’action dépendamment si celle-ci est fonction d’une situation d’intérêt ou d’un consensus
normatif, lesquels seront reformulés par Habermas dans les termes « d’activités orientées vers le
succès » et « d’activité orienté vers 1 ’intercompréhension ». À quoi il faut ajouter que l’accord
rationnel chez Weber est calqué sur le modèle de l’accord contractuel survenu entre des sujets de
droit privé. Ce faisant, il ne parviendrait pas, selon Habermas, à dégager le moment proprement
rationnel du processus d’intercompréhension, celui où l’entente entre les sujets est
rationnellement motivée plutôt que factuellement donnée. L’agir communicationnel répond à
l’exigence d’une rationalité pratique post-conventionnelle, c’est-à-dire où justement le consensus
normatif exige une part beaucoup plus active que dans le cadre de la tradition. Non seulement ce
concept permet la coordination de l’action, ce qui avait été élucidé par !’élargissement de la
théorie des speech acts de Austin et de Searle, mais il permet - du moins, aux dires de Habermas
- de renouer avec l’héritage d’une Théorie critique où les procès de rationalisation sociale
pourront être étudiés dans toute leur ampleur117.

À quoi correspond cet élargissement du concept de rationalité ? La reformulation de la


théorie de la signification, en mettant l’emphase sur les fonctions dénotative et performative du
langage, assure, du point de vue de la théorie du langage, un élargissement du concept de raison.
La critique des procès de rationalisation exige cependant que la relation, circulaire, entre le
monde vécu et l’agir communicationnel soit elle aussi étudiée « dans toute son ampleur ». L’agir
communicationnel ne cesse de labourer le sol du monde vécu pour le rendre fertile, mais à la fois
il est lui-même le résultat de ce labeur. Les deux termes vivraient en autarcie s’ils n’étaient pas
menacés par les systèmes autonomisés que sont l’État et l’économie de marché. « Comment le
monde vécu, en tant qu’horizon où se meuvent « toujours déjà » les acteurs communicationnels,
est limité et transformé dans son ensemble par les changements structurels de la société ? »118 En
fait, il faut distinguer deux types de changement qui occurrent dans la société et ce, selon leur

117 Ibid, p.294.


118 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p. 131.
64

provenance. La reproduction symbolique du monde vécu est un processus endogène où l’agir


communicationnel a une fonction cathartique, voire thérapeutique. La tradition est rationalisée de
l’intérieur, c’est-à-dire que ceux qui y participent comme les experts cherchent à mieux
comprendre qui ils sont, à hiérarchiser les valeurs dans une unité toujours plus cohérente. En
contrepartie, ces processus de reproduction sont souvent castrés par les impératifs de la raison
fonctionnaliste, d’où la thèse, formulée pour la première fois par Habermas dans Raison et
Légitimité, de la colonisation du monde vécu par les systèmes économique et bureaucratique. Ce
processus peut être qualifié d’exogène dans la mesure où la raison fonctionnaliste - qui opère à
partir d’un usage minimal du langage - envahit le champ du monde vécu. Pour comprendre ce
drame dans toute sa complexité - car la raison fonctionnaliste n’est pas que colonisatrice - un
détour s’impose là où le monde vécu se reproduit.

Le monde vécu, concept tiré de la phénoménologie husserlienne mais relu à l’aune de la


théorie de la communication, sert de contexte à l’agir communicationnel. Dans une situation de
parole, les prétentions à la validité émises par un ou plusieurs locuteurs interprétant leur monde
vécu peuvent être critiquées. Chacune de ces prétentions entretient un rapport privilégié avec un
segment du monde. En ce sens, le concept d’agir communicationnel permet un rapport critique
dont le spectre embrasse à la fois le monde social, le monde objectif et le domaine de l’intériorité.
Le monde vécu sert de lieu, de topos, permettant aux interlocuteurs de se rapporter les uns aux
autres. H est cette trame symbolique qui unit les trois mondes qui n’en forment quotidiennement
qu’un seul. S’il est possible pour les interlocuteurs de prendre une distance par rapport aux
évidences empiriques, sociales et subjectives du monde vécu il semble en être autrement avec le
monde vécu lui-même. « Ceux qui agissent en communiquant se meuvent toujours dans le cadre
de l’horizon de leur monde vécu ; ils ne peuvent s’en sortir »119. Le monde vécu est sans cesse
filtré, interprété par les interlocuteurs qui y prennent place, de telle sorte qu’il devient difficile,
voire impossible, de le mettre totalement à distance. Toute mise à distance, via les prétentions à la
validité, est ciblée et ponctuelle. Quant au langage et à la culture, structurés symboliquement, ils
ne peuvent être objectivés ou mis à distance comme le sont les objets pour un sujet. Ils sont
constitutifs du monde vécu et forment la trame sur laquelle se déploient les processus
d’intercompréhension. Ainsi, considérant que l’atteinte du moral point of view exige une mise à
distance préalable des évidences du monde vécu, la question devient de savoir s’il est possible
pour les locuteurs de s’abstraire totalement de leur monde vécu. En fait, c’est la complémentarité
entre l’agir communicationnel et le monde vécu qui est ici en cause. Soit que l’agir

p. 139.
65

communicationnel, même devenu réflexif dans la discussion argumentée, est indissociable du


monde vécu, ce qui vient limiter les prétentions des acteurs à se décontextualiser, soit qu’il
permet, sous sa forme réflexive, une mise à distance totale des évidences culturelles, ce qui pose
aussitôt le problème de sa complémentarité effective avec le monde vécu. Si la complémentarité
entre l’agir communicationnel et le monde vécu est maintenue, ce la signifie que l’effort de
décontextualisation demeure limité ne quitte jamais totalement le monde vécu constitué par le
langage et la culture. Qu’une brèche s’ouvre cependant entre le monde vécu et l’agir
communicationnel et la question sera de savoir si les interlocuteurs doivent utiliser un langage
neutre d’un point de vue axiologique - si pareil langage est possible ? - pour se rapporter les uns
aux autres.

Du point de vue de l’intercompréhension (dire), l’agir communicationnel permet de


renouveler et corriger au besoin le savoir culturel, alors que sous l’aspect de la coordination de
l’action (faire) il se trouve au service de l’intégration sociale, c’est-à-dire du maintien et du
développement des solidarités. En recourant à la pragmatique et à la théorie des actes de paroles,
les fonctions d’intercompréhension et de coordination de l’agir communicationnel ont pu être
dégagées. Ces fonctions, une fois intégrées à la théorie de la société, servent de bases pour penser
la reproduction symbolique du monde vécu et d’assises pour critiquer les blocages dans ces
processus de reproduction. Mais la reproduction symbolique du monde vécu ne s’arrête pas
là...Elle embrasse également - du moins si la bipartition culture, société, personnalité est
maintenue - le moment de la formation de la personnalité. Là, Habermas emprunte au jeune
Hegel et à Georges Herbert Mead la thèse selon laquelle !’individualisation est fonction de la
socialisation. De la sorte il entend étayer les principes de justice et de solidarité sur lesquels
repose la Diskursethik tout en garantissant l’impartialité du jugement moral. Par l’adoption idéale
de rôle, les participants au processus d’intercompréhension adoptent en même temps différents
points de vue de façon à ce que tous soient intégrés au principe de justice. Via la question de la
solidarité, le problème de l’universalité de la modernité occidentale se trouve à nouveau posé. Car
il ne s’agit plus ici de penser la décontextualisation à partir du désenchantement des images
religieuses et métaphysiques du monde, mais d’interroger la relation entre l’individu et la
communauté de façon à formuler le problème de la Diskursethik dans les termes suivant : la
capacité à se décontextualiser est-elle fonction du niveau de rétention de la solidarité, c’est-à-dire
de leur à laisser sortir des individus autonomes de ses mailles ? Le fait est que l’éthique de la
discussion importe ses concepts phares de la théorie de l’agir communicationnel120, laquelle tente

120
Habermas, Jürgen, De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, coll. Passages, 1992, p.180.
66

de combler les impasses des différents discours philosophiques de la modernité121. Discours qui,
suivant Habermas, auraient tantôt encensé, tantôt dénigré le sujet-individu sans toutefois en
arriver à la notion d’intersubjectivité langagière. L’enjeu est donc de savoir ce qu’il en est du sujet
dans le monde vécu moderne et donc d’évaluer si la relation entre l’individu et la communauté
propre au moderne facilite l’effort de décontextualisation.

121 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, préface à l’édition française, trad. J-M Ferry, Paris,
Fayard, 1987, p.10.
67

Chapitre 3 : Ou’est-ce que la modernité philosophique ?

3.1 Sujet et modernité sont-ils des termes indissociables ?

Selon Habermas, « les traits essentiels de l’époque moderne se reflètent comme un miroir
dans la philosophie kantienne, sans que Kant ait compris la modernité comme telle »122. Bien que
Hegel fut le premier à faire de la modernité la question centrale de sa philosophie, c’est Kant qui,
à travers ses trois critiques, aurait été le premier à appliquer le principe des temps modernes, la
subjectivité, aux trois sphères de cultures que sont la science, la morale et l’art. Le sujet devenu
autonome aurait toutefois absolutisé l’entendement de façon à produire une série de dualismes
que les philosophes après Kant ont tôt faits de répertorier. En entreprenant une dialectique avec
les Lumières, Hegel aurait questionné le lien entre « modernité » et « rationalité » pour rétablir le
primat de la raison sur l’entendement. Aussi, l’absence de modèle qui caractérise la
compréhension moderne du monde aurait été à la source d’une inquiétude traduite par Hegel
comme un besoin de philosophie.

Le principe de la modernité, c’est, selon Hegel, la subjectivité. Laquelle se traduirait par


un individualisme compris comme la singularité qui fait valoir ses droits, par la capacité du sujet
à répondre lui-même de ses actes, par le droit à la critique et la philosophie idéaliste dont la tâche
est justement de saisir la subjectivité en son principe. Principe de la modernité, le sujet pénètre la
culture en appliquant ses catégories à la nature pour mieux la maîtriser, en ramenant l’art au
principe de l’intériorité absolue de même qu’en fondant un savoir moral sur le droit de l’agent à
juger de la pertinence de ce qui lui est demandé et sur l’accord entre son bien-être personnel et
celui de la collectivité.

La subjectivité a une structure auto-réflexive qui trouve ses sources dans le cogito
cartésien ainsi que dans la conscience absolue de soi du sujet kantien. Par l’autoréflexion
0Selbstreflexion), le sujet fait l’expérience de l’identité du moi, c’est-à-dire qu’il fait abstraction
de toute détermination pour parvenir à l’égalité avec lui-même. Ce processus d’autoréflexion a
pour sol la conscience. C’est là que le moi entre en relation avec lui-même. C’est pourquoi
Habermas associe sujet, conscience et autoréflexion au sein d’un même complexe qu’il critique. Il
est toutefois à se demander si la conscience et la subjectivité s’appellent nécessairement l’une
l’autre, c’est-à-dire d’une part s’il est possible de casser le privilège d’ego sur ces propres états de

122 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
68

conscience123 et d’autre part s’il reste des traces non négligeables de la subjectivité dans le
paradigme de l’intersubjectivité.

Du point de vue de l’histoire occidentale, la subjectivité et l’avènement de la société civile


sont intimement liées. La société civile, dont l’avènement est en quelque sorte tributaire des
révolutions luthérienne, française et industrielle dans la mesure où ces dernières ont permis
l’émergence de la particularité, est la vie commune des hommes telle qu’elle n’est pas
directement comprise dans l’ordre du politique. Dit d’une manière négative, la société civile est
ce que n’est pas l’État. Elle est d’une part menée par les fins individuelles des personnes ce qui
implique un système de dépendance mutuelle généralisée. Toutefois, cette universalité n’est
qu’externe puisque !’interaction entre les individus n’est pas une fin en soi, mais un simple
moyen orchestré par l’économie de marché. D’autre part, la société civile permet la réflexion
infinie de la conscience de soi au-dedans d’elle-même. Son misérabilisme tient donc à ce qu’elle
est perdue entre les deux extrêmes que sont !’universalité externe et la particularité interne. Pour
reprendre le schéma de la dernière partie des Principes de la philosophie du droit, la société civile
correspond à une sortie de la coutume familiale qui laisse place à la particularité sans que le
particulier ne se conçoive lui-même dans sa réelle universalité. À ce stade, le bourgeois n’est que
bourgeois, il n’est pas encore un citoyen de l’État et encore moins un fonctionnaire.

Selon Habermas, la théorie politique de Hegel a le mérite d’être la première à rendre


compte des sociétés modernes dans la mesure où elle distingue l’État de la société civile
bourgeoise. De l’Antiquité au 19e siècle, la pensée politique englobait l’État et la société, lesquels
se différencient dans les sociétés capitalistes pour donner lieu à une théorie de la société fondée
sur l’économie politique ainsi qu’une théorie de l’État inspirée du droit naturel moderne. L’État,
suivant Hegel, permet à la subjectivité de se développer selon ses propres critères et de la ramener
à son unité substantielle de telle sorte que cette unité est constituante du principe de la
subjectivité. Chez Hegel, l’État intègre la société civile comme l’un des moments, mais cette
intégration prend la forme d’un dépassement de la société civile au nom de la monarchie

123 Voir Sartre, Jean-Paul, La transcendance de l’Ego in Recherches Philosophiques, Paris, 1936, pp.85-123. Sartre
cherche à délocaliser l’ego de façon à ce qu’il ne soit ni matériellement, ni formellement dans la conscience. Il serait
plutôt un être au monde comme l’ego d’autrui. De la sorte, Sartre tente de régler le problème du solipsisme tel qu’il
se pose à la philosophie de la conscience et ce, en créant un espace entre l’ego et la conscience. Il s’agit d’en arriver,
pour reprendre les mots de Sartre, à une conscience transcendantale qui relève d’une spontanéité impersonnelle
(p.l 19). Impersonnalité qui ne doit pas être entendue, du moins me semble-t-il, dans les termes d’un quelconque
« inconscient ».
69

constitutionnelle. Pour Habermas, comme pour Marx d’ailleurs124, l’État hégélien étoufferait le
sujet individuel et sa praxis politique, lesquels sont des acquis démocratiques auquel la modernité
ne peut renoncer. La solution hégélienne n’est convaincante, selon Habermas, que pour celui qui
présuppose l’absolu sur le modèle du sujet auto-référant, car le type de médiation entre l’universel
et le particulier ne se laisse penser que dans le cadre de la philosophie du sujet ; paradigme dont
Habermas cherche à s’échapper en misant sur 1 ’intercompréhension langagière.

Dans l’article La modernité : un projet inachevé, lequel préfigure Le discours


philosophique de la modernité, Habermas évalue le défi que se pose elle-même la modernité en
cherchant à assumer une certaine conscience du temps qui est tournée vers l’avant. Le vocable
« moderne », utilisé pour la première fois au cinquième siècle après Jésus-Christ pour distinguer
le « passé romain » du « présent chrétien », renverra par la suite à la conscience d’une époque en
relation avec son passé125. La Renaissance, la Réforme luthérienne et la découverte du « nouveau
monde » seraient les événements charnières entre le Moyen-Âge et les Temps Modernes.
Expression qui exprime la conviction que l’avenir a été commencé. En ce sens, le monde
moderne se distingue du monde ancien en ce qu’il est explicitement tourné vers l’avenir. Une
nouvelle époque y est inaugurée à chaque instant, laissant une place prépondérante aux
phénomènes contemporains, à l’histoire du temps présent126. Si la modernité invite le sujet à
trouver en lui-même ses propres garanties, il est à se demander comment, à plus grande échelle,
l’époque moderne peut trouver en elle-même ses propres garanties ? La modernité peut-elle
trouver en elle-même ses propres garanties ? Peut-elle puiser sa normativité sans s’en remettre au
critère d’une autre époque ou d’une autre culture ? Le sujet peut-il trouver en lui-même les
sources de la loi morale et assumer une conscience du temps tournée vers l’avenir ? Pour ce qui
est de la problématique de la modernité et de son Autre, la question devient évidente : quelle
place la modernité, qui doit trouver en elle-même ses propres garanties, réserve-t-elle à l’altérité ?
Le moderne peut-il sortir de lui-même ? Peut-il faire, comme le suggère Edward Saïd, de l’Orient
un topos pour se réfléchir lui-même ?127

124 Dans sa Critique du droit politique hégélien, qui date de 1842, Marx oppose à !’abstraction, qui culmine dans
l’option en faveur de la monarchie constitutionnelle, le singulier et la démocratie. Fait à remarquer, le jeune Marx
critique Hegel à partir des prémisses du philosopher hégélien, d’où l’idée que sa tentative est tributaire d’un certain
hyper-hégélianisme.
125 Habermas, Jürgen, La modernité : un projet inachevé in Critique, no.413, 1981, p.951-2.
126 Cette idée de la modernité comme autofondation fut développée à travers la « Querelle des Anciens et des
Modernes » au 18e siècle. Le classicisme s’en remettait à un concept supra-temporel de Beau dans lequel l’artiste
trouvait sa place en imitant les modèles anciens. Attitude à laquelle les modernes, qui s’en remettaient à un concept
historique et critique du beau, ne pouvaient manifestement pas souscrire.
127 Saïd, Edward, Orientalism. New York, Vintage, 1979, p.177.
70

Habermas délaisse la notion d’autoréflexion, devenue suspecte au sein même de la


Théorie critique, au profit du médium de !’interaction langagière mais sans congédier la
modernité128. Selon Hegel, la subjectivité peut panser à elle seule l’époque moderne de la
déchirure née de l’avènement de la particularité. Pour répondre de la problématique du sujet qui
s’aliène au monde, qui s’y fait étranger, Hegel s’en remet - du moins selon Habermas - au
pouvoir d’unification de la raison via le concept d’absolu. L’absolu n’est ni substance, ni sujet,
mais médiation qui advient dans un processus infini d’autoréférence qui absorbe tout ce qu’il y a
de fini dans le sujet. Hegel rallierait T autoréflexion du sujet, principe de la modernité, à une entité
qui dépasse la raison finie : le Geist. C’est ce qui fera dire à Charles Taylor que la lecture
hégélienne de la société moderne reste d’une finesse et d’une actualité mordante bien que les
prémisses philosophiques qui lui sont sous-jacentes se justifie aujourd’hui difficilement129. 130
Selon
Hegel, l’esprit {Geist) sert de terrain où le moi peut se rapporter à un autre moi. En ce sens, la
dialectique de la conscience de soi ne se résume pas à la relation solitaire qu’un sujet entretient
avec lui-même. L’interaction avec autrui devient elle-même constitutive pour l’expérience de la
conscience de soi.

« L’intuition originaire de Hegel résiderait en ce que le moi ne peut se comprendre en tant


que conscience de soi que s’il est esprit, c’est-à-dire que s’il passe de la subjectivité à
l’objectivité d’un universel au sein duquel les sujets se sachant non identiques sont réunis
sur la base de la réciprocité. Dans la mesure où le moi est, en ce sens rigoureusement
explicite, identité de l’universel et de l’individuel singulier, l’individuation du nouveau-
né, qui est un exemplaire de l’espèce n’existant dans le ventre de sa mère qu’en tant
qu’être vivant ne disposant pas encore du langage et peut de façon suffisante s’expliquer
biologiquement à partir de la combinatoire d’un nombre fini d’éléments, ne peut être
comprise que comme un processus de socialisation (Socialisierung). »13°

Suivant la terminologie hégélienne, l’esprit est la rencontre de !’universel et du particulier via les
normes et le langage. C’est dans ce milieu concret de socialisation que l’individuation est
féconde. En fait, Hegel aurait, dans ses écrits de jeunesse, note Habermas, radicalisé l’idée d’une

128 Ce trajet est, aussi étrange que cela puisse paraître, l’inverse de celui de Hegel qui, dans ses écrits de jeunesse,
misa sur la communication pour en arriver par la suite à une philosophie de la conscience ; il ressemble cependant à
celui de Hegel dans la mesure où tous deux cherchent à conserver les acquis du moderne.
129 Taylor, Charles, Hegel et la société moderne. Québec-Paris, PUL-Cerf, 1998, pp. 182.
130 Habermas, Jürgen, Travail et interaction : remarque sur la philosophie de Hegel à Iéna in La science et la
technique comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 171.
71

raison communicationnelle sans toutefois la mener à terme. Partant du cas du crime et de son
châtiment il aurait développé l’idée de totalité morale. Dans le cas du châtiment éprouvé comme
destin, le criminel est amené à prendre conscience du bris qu’il a causé dans la totalité morale à
partir de l’épreuve de la vie enlevée comme nécessité historique du destin. Π déchiré cette totalité
sur laquelle sa propre identité est fondée. L’important tient ici à cette idée introduite par Hegel
d’une totalité morale présupposée, c’est-à-dire d’une communauté de vie intersubjectivement
partagée et vécue où !’individualisation du sujet est fonction de sa socialisation. La réconciliation
du sujet avec lui-même passe par la restauration de la relation morale fracassée. Suivant
Habermas, la réconciliation est ici pensée sur le modèle d’une totalité morale idéalisée emprunté à
Y ethos delà cité grecque ainsi qu’aux premières communautés chrétiennes. Revenant à des
époques anté-modemes qu’il idéalise, Hegel ne parviendrait pas à relever le défi que se pose à
elle-même la modernité à savoir de trouver en elle-même ses propres garanties.

La dialectique de la conscience de soi de Hegel fait à première vue d’une pierre deux
coups. Elle inclut l’altérité dans la constitution même du sujet tout en parvenant à combler les
lacunes de la modernité à partir du principe qui la constitue : l’autoréflexion. Seulement, en
introduisant l’esprit absolu, Hegel briserait la constellation « rationalité », « modernité » et
« conscience du temps ». Le concept de raison devient si lourd qu’il introduit un déterminisme
dans l’Histoire. Comme si l’humanité se dirigeait progressivement et immanquablement vers
toujours plus de raison et de liberté. La question de savoir si la modernité peut trouver en elle-
même ses propres garanties serait alors résolue par une dévalorisation de l’actualité, estime
Habermas. L’esprit absolu ne permet pas à la modernité d’assumer sa propre conscience du
temps, car en bouclant l’Histoire, le futur se voit étouffé. En outre, l’impression de réussite de
l’entreprise hégélienne est trompeuse, car via l’esprit absolu, la raison philosophique n’aspire
qu’à une réconciliation théorique et donc partielle. Habermas n’accepte pas la thèse, développée
par Hegel dans la préface des Principes de la philosophie du droit, selon laquelle la philosophie
doit se limiter à traduire le réel. Selon Habermas, la portée pratique de la philosophie critique doit
être restituée, c’est-à-dire que le moment de la réalisation de la philosophie, du moins au sein
d’une théorie critique de la société, est capital et ne peut être détourné au point qu’une fois
parvenu au concept de modernité le philosophe s’en retire stoïquement131.

La première génération des héritiers de Hegel aurait initié une pensée post-métaphysique
qui aurait cherché et chercherait toujours, du moins chez Habermas, à prendre congé de la

131 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.52.
72

doctrine de l’esprit absolu en s’en prenant à l’absolue autoréférence de l’esprit qui digère la
particularité et les tensions de l’époque, et ce pour accorder une visée plus modeste à la
philosophie. En fait, Hegel serait resté prisonnier de la métaphysique dans la mesure où sa
philosophie de la conscience est traversée par la pensée de l’identité, une doctrine des Idées et un
concept fort de théorie. Suivant Habermas, la pensée métaphysique de Hegel a été battue en
brèche par les développements historiques conditionnés par la société moderne132. Le concept
substantiel de raison a cédé le pas à une rationalité procédurale qui ne garantit pas d’unité
préalable à la diversité des phénomènes. Autrement dit, l’esprit absolu devient incompatible avec
le faillibilisme et le travail de coopération inhérent à l’entreprise scientifique. Son achèvement
porte préjudice au progrès scientifique toujours ouvert à de nouveaux développements. Le
passage à la raison procédurale, cœur de la Diskursethik, traduit cette explosion du concept de
raison. Le faillibilisme et la notion de progrès qu’Habermas maintient dans son éthique de la
discussion répondent de la conscience moderne du temps toujours tourné vers l’avenir. En fait, la
re-définition du rôle de la philosophie où science et philosophie sont amenées à collaborer dans
une division du travail non exclusive repose sur l’échec de la raison substantialiste et l’exigence
d’assumer la conscience moderne du temps. Par ailleurs, l’idéalisme qui caractérise la démarche
de Hegel céda le pas, dès la première génération de ses héritiers, à une raison située à l’intérieur
même du monde. Π s’agit de comprendre la subjectivité dans son historicité et son individualité
propre sans qu’elle ne soit avalée dans la logique de l’esprit. Le sujet sera pensé dans sa relation
naturelle au monde, c’est-à-dire tel qu’il est déjà intégré dans un certain rapport au monde avant
même de se référer à quelque état de fait.

Le langage sera quant à lui considéré comme une réalité qui précède l’expérience et qui
permet de comprendre le sujet tel qu’il est déjà en relation avec autrui. Le tournant linguistique
acquiert un « avantage méthodologique »133 important sur la philosophie de la conscience. Le
problème auquel toute philosophie de la conscience se voyait confronté, à savoir la sortie de soi
pour atteindre autrui, est apaisé par la philosophie du langage qui arrache à l’ego le privilège de
l’accès à sa conscience et à ses états d’âme. Les expressions grammaticales, contrairement à la
conscience, sont ouvertes 24 heures sur 24 au public. Le privilège d’ego retiré, 1 ’intersubjectivité
est libérée. Du point de vue d’une théorie de la société, l’avantage méthodologique du tournant
linguistique tient à ce que, d’une part, contrairement à Husserl, qui a eu le mérite, selon
Habermas, d’avoir élucidé la structure intentionnelle de la conscience dans son rapport à la

132 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.41.
"3/¿,¿¿p.54.
73

vérité134, la signification n’est pas fonction de la donation en chair et en os de la chose. L’accès au


sens est médiatisé par des symboles. La signification d’un mot (meaning) structure l’ensemble du
domaine d’objet et non seulement des éléments pris isolément. D’autre part, comme le montre la
théorie de l’intersubjectivité comme empathie (Einfühlung) telle que développée dans la
cinquième des Méditations cartésiennes, le phénoménologue d’obédience husserlienne se doit de
constituer l’altérité pour s’y rapporter. Ce qui pose un problème de taille, à savoir : comment le Je
peut-il constituer !’Autre avec ses opérations constitutives propres si c’est justement le Je qui
constitue autrui ? Husserl s’en remet à la notion de comportement pour conférer à l’altérité son
identité. Selon Habermas, le comportement d’autrui ne peut être interprété que parce qu’une
connaissance des signes disponibles et du lexique est déjà en place. Une expression corporelle ne
peut être comprise par le phénoménologue que parce qu’une relation intersubjective tisse déjà son
rapport avec l’autrui dont il essaie de constituer la sphère propre. L’essentiel de cette critique de
la philosophie de la conscience, et plus particulièrement des limites d’une sociologie s’appuyant
sur une phénoménologie de la constitution, tient à ce que le Je constituant implique
nécessairement une asymétrie entre ce Je et autrui (qui est un autre Je). Or, en pensant
l’émancipation en termes de communication libre de toute contrainte, Habermas cherche
justement à développer un mode de relation interpersonnel qui est symétrique. À quoi il faut
ajouter que 1’ « avantage méthodologique », né du passage de la philosophie de la conscience à la
théorie du langage, relève également d’un avantage critique. La phénoménologie se veut une
étude scientifique et non une critique de la conscience. Elle s’intéresse aux questions de faits
{quid factis) et non aux questions de droits {quid juris) comme c’est le cas pour toute entreprise
critique. Ainsi, le choix de Habermas de s’en remettre davantage à la théorie du langage qu’à la
phénoménologie relève peut-être de !’impossibilité - ou plutôt de la rare difficulté - de fonder
une théorie critique de la société à partir de la phénoménologie.

Enfin, la pensée post-métaphysique se libère du logocentrisme de la tradition occidentale


en remettant en cause le primat classique de la théorie par rapport à la pratique. Contrairement
aux autres champs du savoir qui se sont autonomisés en cercles d’initiés pour s’exclure du
quotidien, la philosophie se sert du savoir préthéorique à l’œuvre dans le monde vécu pour
dégager les fondements sémantiques de la pratique scientifique. Pareille philosophie, « dont le
regard n’est plus fixé sur le système des sciences et qui adopte un point de vue opposé pour se
retourner vers cette forêt épaisse qu’est le monde vécu, se libère du logocentrisme. Elle découvre

134 Habermas, Jürgen, Sociologie et théorie du langage. Paris, Armand Colin, 1995, p.34.
74

une raison qui opère déjà dans la pratique même de la communication quotidienne »135. Le monde
vécu vient se substituer en quelque sorte au sujet, car il ne s’agit plus de savoir comment le sujet
réfléchit l’objet, voire comment il se réfléchit lui-même, mais de montrer que dans le monde vécu
le sujet est toujours lié à autrui par le langage et la culture et que c’est dans ce donné que la raison
communicationnelle opère. Reste évidemment à savoir si elle peut s’en extirper.

Pour récupérer l’héritage hégélien de la raison communicationnelle et l’intégrer à sa


théorie des sociétés modernes, Habermas s’en remet à la psychologie sociale de Georges Herbert
Mead, laquelle, selon Axel Honneth, « jette un pont entre l’idée première de Hegel et notre
situation de pensée actuelle ; ses travaux permettent de traduire la théorie hégélienne de
1 ’intersubjectivité dans un langage postmétaphysique »136. Mead est le premier, dira Habermas, à
examiner à fond ce modèle intersubjectif du moi socialement produit.137 En fait, Mead traduit
dans des termes comportementaux l’idée de Hegel selon laquelle il y aurait un noyau
intersubj ectif au moi. Plutôt que de s’en remette à l’idéalisme, Mead fait sienne l’idée centrale du
pragmatisme selon laquelle l’homme développe ses capacités cognitives en réagissant à des
situations où ses actes habituels deviennent soudainement problématiques. La question est alors
de savoir qu’est-ce qui fait en sorte qu’un sujet puisse prendre conscience de la signification
sociale de ses actes ? Mead essaie d’identifier les caractères structurels du langage par signaux en
partant des caractéristiques du langage gestuel. L’idée de base est relativement simple : il est
possible de comprendre la signification de ses propres gestes en partant de la réaction attendue
par autrui. Le passage de !’interaction par des gestes à !’interaction médiatisée par des symboles
renvoie à la constitution d’un comportement régi par des règles. Or, comme l’a montré
Wittgenstein, il est impossible de suivre une règle pour soi seul. La règle renvoie à une
signification qui doit être identique pour tous. Elle a en ce sens une valeur intersubjective.
Cependant, lorsque la coordination de l’action par des signaux linguistiques ne fonctionne plus,
les sujets socialisés n’ont d’autre choix que de coordonner leur action par des normes. Mead
comprend le concept de norme en regard d’un « autrui généralisé ». Lorsque les attentes de
comportement sont généralisées et intériorisées par les individus, elles prennent une valeur
normative. L’autorité ainsi intériorisée n’est pas de l’ordre d’un arbitraire généralisé, mais bien
d’une volonté de groupe universelle. L’intériorisation de la norme pose néanmoins un problème
important une fois le temps venu de questionner la formation de l’identité des individus. En effet,
qu’est-ce qui garantit un développement authentique des identités personnelles si celles-ci sont

135 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.59.
136 Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance. Paris, Cerf, coll. Passages, 2000, p.85.
75

fonction de Γ intériorisation de normes collectives ?

Mead répond à cette question en fragmentant l’idée même de sujet. L’individu n’a pas de
rapport direct à soi-même, il n’accède au soi que par la communication avec autrui. Le Je
s’arrache au Moi. Π (le Je) correspond à la source spontanée des actions qui est responsable de la
résolution créative des problèmes, alors que le Moi est le résultat de cette relation originelle à soi-
même. Le Je ne peut saisir sa propre spontanéité. H n’existe jamais comme un objet dans la
conscience. « L’identité consciente d’elle-même, celle qui intervient réellement dans l’échange
social, est un « moi » objectif, ou plusieurs de ces moi pris dans un processus de réaction
ininterrompu. Es impliquent un « je » fictif qui ne se montre jamais à lui-même »137
138. Le Moi est la
perspective à partir de laquelle l’individu intériorise un système de norme produit par l’Autrui
généralisé. Une fois ces normes intériorisées, il devient possible pour le Je de se positionner par
rapport à celles-ci, de réagir et de constituer son identité. Ainsi la formation du monde social va
de pair avec la formation d’un monde subjectif. En fragmentant le sujet pour introduire un Moi
qui inclut !’Autre, Mead montre que la formation du soi - de l’identité - se constitue dans des
contextes d’interactions médiatisés par le langage. Mon identité, contrairement à la structure
autoréférentielle du sujet moderne, ne m’appartiendrait pas en propre, car j’ai besoin d’autrui
pour la développer et la maintenir. « Si l’individu n’accède au soi que par la communication, par
l’élaboration de processus sociaux au moyen de la communication significative, alors le soi ne
peut pas précéder l’organisme social. Celui-ci doit forcément être premier »139. L’écho de Mead
retentit non seulement dans la Théorie de l’agir communicationnel, mais également chez Charles
Taylor pour qui nous devenons humains à travers et grâce au langage, lequel se développe lorsque
nous nous rapportons à autrui. Nos positions, nos réflexions, voire la définition de nos identités
s’acquièrent par le dialogue. L’esprit humain se développe avec l’autre et non de façon purement
monologique140. De surcroît, selon Mead, l’instance du Je est sans cesse à la recherche d’une
reconnaissance qui va en s’élargissant. Sous la pression de leur «Je », les individus cherchent
!’approbation d’un autrui toujours plus généralisé. De la sorte, ils élargissent leur rapport de
reconnaissance mutuelle et libèrent leur individualité du joug de la tradition. L’impartialité du
jugement moral est alors garantie par un processus d’universalisation toujours croissant défini par
Mead en termes d’adoption idéale de rôle où l’individu se conçoit comme membre d’une

137 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.209.
138 Mead, G.H, The Mechanism of social consciousness, cité par Honneth, Axel, La lutte pour la reconnaissance.
Paris, Cerf, coll. Passages, 2000, p.91-92.
139 Mead, G.H, L’esprit, le soi et la société. Paris, PUF, 1963, p. 198. Cité par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir
communicationnel, t.2. Paris, Fayard, 1987, p.52.
140 Taylor, Charles, Grandeur et misère de la modernité. Montréal, Bellarmin, 1992. Voir le quatrième chapitre.
76

«société plus globale»141. Plus l’individu tend vers la société globale, moins son identité est
assurée, c’est-à-dire que le maintien et le développement de l’identité demande un effort accru du
fait que l’identité n’est pas fournie d’emblée.

Quant à la problématique de la modernité et de son Autre, l’intérêt de Mead tient


précisément à ce qu’il traite de façon complémentaire la socialisation et l’intégration sociale,
c’est-à-dire la formation de la personnalité et la solidarité. Le principe de la modernité - la
subjectivité - n’y est pas totalement larguée, au contraire. À la communauté de communication
correspond l’identité d’un Je qui rend possible la réalisation de soi sur une base autonome. Le
sujet s’autodétermine toujours, mais en fonction d’un autrui - qui sans cesse s’élargit - dont il a
intériorisé le point de vue. L’idée centrale de Hegel, selon laquelle il y aurait un noyau
intersubjectif au moi, se trouve ainsi traduite en termes comportementaux. Mead décrit un
processus ontogénétique (développement de l’individu) de formation du monde social et du
monde subjectif qui, selon Habermas, mérite d’être complété par une analyse phylogénétique
(développement de l’espèce) de l’apparition des institutions et de la formation des identités.
L’enjeu est de taille. Π s’agit de savoir « comment se définit la solidarité là où on tend davantage
vers la société globale ». En recourant à la théorie wébérienne de la rationalisation occidentale, il
s’agissait de circonscrire les conditions culturelles favorisant la décontextualisation. Via une
analyse de la relation entre individu et société, il s’agit maintenant de circonscrire le type de
solidarité favorisant la décontextualisation.

Le processus d’individuation progressive traduit en terme meadien le problème de la


décontextualisation inhérent non seulement à la Diskursethik, mais à toute tentative visant à
atteindre la cime d’un point de vue moral universel. Sous la loupe meadienne, la
décontextualisation apparaît de manière beaucoup moins radicale. Il s’agit d’un processus
progressif par lequel l’identité de l’individu est rapportée à une communauté de communication
qui va toujours s’élargissant, mais jamais totalement. En ce sens, la particularité de la modernité,
selon la lecture qu’en fait Habermas, tiendrait à ce qu’au fur et à mesure que se dégage le
potentiel de rationalité déposé dans l’agir communicationnel, le noyau archaïque de la normativité
se dissipe, permettant non seulement une universalisation du droit et de la morale, mais une
accélération des processus d’individuation, c’est-à-dire du développement d’identité ayant intégré

141 Mead, G.H, L’esprit, le soi et la société. Paris, PUF, 1963, p. 170. Cité par Habermas, Jürgen, La pensée post-
métaphysique. Paris. Armand Colin. 1993. p. 223.
77

des principes universels.142 Comparativement aux sociétés archaïques, la modernité favoriserait


l’accélération du processus de décontextualisation et donc !’universalisation du point de vue
moral.

Pour étayer pareille thèse, Habermas se voit forcé de distinguer l’archaïque du moderne.
L’analyse ontogénétique de Mead est complétée par une lecture du concept de conscience
collective tel que développé par Émile Durkheim. Habermas tente d’identifier la racine
prélinguistique de l’agir communicationnel. B s’agit en fait de décortiquer le lien entre les attentes
de comportement régulées par des normes et le discours grammatical de façon à distinguer le
moderne de l’archaïque en ce que la mise en langage de la norme diffère pour chacun d’eux. La
dissociation du médium de communication correspond, selon l’hypothèse de Habermas, à la
séparation du sacré et du profane. Partant d’une analogie structurelle entre le sacré et la morale,
Durkheim conclut à un fondement sacré de la morale d’où la thèse selon laquelle les règles
morales tirent, en dernière instance, leur force d’obligation de la sphère du religieux. Dans ses
recherches ethnologiques, Durkheim aurait tenté de dégager le statut symbolique des objets
sacrés. L’étude des rites lui aurait permit, selon Habermas, de montrer que les symboles religieux
ont pour tous les membres d’une collectivité la même signification. B s’agirait là d’un consensus
normatif pré-linguistique. Les symboles religieux permettent une expérience intersubjective dans
la mesure où tous les membres du groupe partagent une même signification bien que celle-ci ne
soit pas codée dans un discours grammatical, bien qu’inscrite dans une sémantique du sacré. En
fait, le rite contribue à l’entretien et au maintien de la signification. Chaque fois qu’il est ré-
affirmé, ce sont les sentiments collectifs qui sont ré-affermis et donc l’identité du groupe qui est
conservée. À ce stade, la solidarité sociale est pensée à partir d’un arrière-plan religieux.

Le problème de Durkheim, estime Habermas, tiendrait à ce qu’il ne distingue pas


suffisamment la forme communautaire de la pratique rituelle de 1 ’ intersubjectivité langagière.143
C’est pourquoi Habermas entend se servir de la théorie de la communication pour répondre aux
questions relatives à l’intégration sociale ainsi qu’au rapport entre individu et société. Dans Les
formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim pense la naissance des grandes institutions à
partir de l’esprit de la religion. Là, l’image du monde transforme le consensus religieux normatif
en solidarité sociale de façon à conférer une autorité morale aux institutions. Plus les images du
monde sont rationalisées - c’est-à-dire plus elles se différencient - plus les liens se relâchent avec

142 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.56.
143 Ibid. p.64.
78

les pratiques rituelles. Dans les sociétés tribales, les images du monde, qui lorsqu’elles sont
religieuses ont pour fonction de légitimer le pouvoir, dira Weber, sont à ce point imbriquées dans
le système des institutions qu’elles servent davantage à expliciter le pouvoir qu’à le légitimer
rationnellement par le langage. À l’opposé, du moins selon la théorie de la communication, le
désenchantement des images religieuses du monde dans les sociétés modernes s’effectue en
passant par une mise en langage du consensus normatif garanti par le rite144. L’agir régi par des
normes se connecte alors au discours grammatical. L’autorité du sacré cède sa place à la seule
force contraignante des prétentions à la validité critiquable. En outre, la modernité favorise la
saisie et le développement de la singularité du membre d’un groupe. Chez Durkheim, comme
chez Mead d’ailleurs, l’homme devient une personne dans la mesure où il se confond avec les
autres. « La vie collective n’est pas née de la vie individuelle, mais c’est au contraire la seconde
qui est née de la première »145. Durkheim reprend la fameuse idée de Hegel, développée par Mead
dans les conditions de la pensée post-métaphysique, selon laquelle l’individuation de l’être
humain doit être comprise comme un processus de socialisation. Considérant que !’individualité
est fonction d’une socialisation préalable, la question est alors de savoir comment la conscience
collective se communique aux individus. Le développement de !’individualité ne référerait pas à
un processus de singularisation, mais bien à un processus d’universalisation.

Le lien entre individualité et universalité se comprend chez Durkheim à l’aune de la


différence entre deux types de solidarités : mécanique et organique. Les termes « mécanique » et
« organique » réfèrent analogiquement, et plus ou moins sérieusement, à un corps qui serait mort
ou vivant. En termes de solidarité mécanique, les rapports sociaux sont harmonieux dans la seule
mesure où les molécules sociales n’opèrent pas indépendamment les unes des autres. Ce qui n’est
manifestement pas le cas pour l’organisme vivant où chaque élément fonctionne indépendamment
bien que les éléments soient interdépendants. Durkheim semble fasciné par l’idée de considérer
l’individu comme une cellule de la société. Seulement, il sait pertinemment - et c’est ce qui limite
en quelque sorte la portée de l’analogie - que dans la société, contrairement à un corps organique,
les tâches des individus par oppositions aux organes d’un corps ne sont jamais réparties de
manière invariable146. Elles peuvent changer dans la mesure où l’individu est libre.

'44/WÎp.88.
145 Durkheim, Émile, De la division du travail social. Paris, PUF, Quadridge, 1994 (1902), p.264.
146 Isambert, François-André, La naissance de P individu in Division du travail et lien social : Durkheim un siècle
après, Besnard, Borland!, Vogt (dir.), Paris, PUF, call. Sociologies, 1993, p. 121.
79

Dans un ouvrage désormais célèbre147, Steven Lukes reprend la distinction entre


solidarités mécanique et organique de façon systématique. Selon l’auteur, la solidarité mécanique,
prédominante dans les sociétés les moins avancées, est basée sur la ressemblance entre les
individus. La conscience individuelle se confond avec la conscience collective. En ce sens,
l’autorité du groupe est absolue, d’où un droit répressif qui sanctionne tout écart individuel et
dont la visée est de maintenir la solidarité en renforçant les sentiments collectifs. À l’opposé, la
solidarité organique, prédominante dans les sociétés modernes, est basée sur la division du travail.
Laquelle présuppose la différence qualitative des individus, c’est-à-dire que les identités ne sont
plus assurées par une quelconque Conscience collective, mais aussi par leur interdépendance.
Autrement dit, plus les sociétés se modernisent et moins la conscience collective n’est effective.
Là où la solidarité mécanique règne, un intérêt suprême est accordé à la société, alors que dans les
sociétés dites avancées c’est la dignité de la personne qui se fait souveraine. Durkheim attribue le
passage de cette solidarité mécanique à une solidarité organique, où l’autonomie de l’individu -
définie comme un rapport réfléchi à soi - croît avec les progrès de l’individuation, à un processus
d’émancipation148. Par cette disparition de la solidarité clanique, les structures de la personnalité
jadis intégrées dans la conscience collective se libèrent. Ce passage renvoie à la fois à la
rationalisation des images mythiques et religieuses du monde, à !’universalisation des normes tant
morales que juridiques, de même qu’à une poussée d’individualisation. L’individualisme n’est
pas pris au sens péjoratif d’égoïsme. Il concerne la valorisation de la personne. Laquelle est
source de l’autonomie personnelle telle qu’elle se définit dans un rapport réfléchi à soi-même
plutôt que dans !’arbitraire du choix entre un nombre indéfini de possibilités qui s’offrent à
l’agent. À ce propos l’approche de Durkheim rejoint celle de Charles Taylor qui distingue
l’individualisme comme idéal moral de !’individualisme entendu comme une forme
d’égoïsme149. L’idéal moral d’authenticité - chez Taylor - renvoie à l’aspect universel plutôt que
contingent de la définition de l’individu. En ce sens, Durkheim, comme Taylor, tâche de bannir
l’arbitraire de la définition de l’identité. Dans la solidarité organique, le contenu de la conscience
collective ne réfère à rien de religieusement transcendant, mais à ce qui est de l’ordre de l’intérêt
humain. Lequel doit être compris dans le sens de la dignité de la personne. Or, la notion de
personne renvoie à un processus d’individuation qui passe par la socialisation ; ce qui, en d’autres
termes, signifie que dans les sociétés modernes différenciées le contenu de la conscience
collective est beaucoup moins concret et spécifique que dans les sociétés segmentaires. En sens
inverse, le contenu de la conscience collective des sociétés modernes est beaucoup plus abstrait et

147 Lukes, Steven, Émile Durkheim : his life and work, New York, Harper & Row, 1972, pp.147-167.
148 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.94.
80

général, car chacun - bien qu’il soit différent et que cette différence soit reconnue par le corps
social - doit pouvoir trouver sa place dans la division sociale du travail.

En recourant à Durkheim pour étayer sa théorie de la communication, Habermas montre


que la mise en langage du sacré est une condition de base à la rationalisation du monde et que le
passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique conduit à la fois à une
universalisation du droit et de la morale, de même qu’à un culte de la personne. Laquelle
personne est une condition préalable à un accord rationnellement motivé entre des agents
autonomes. Seulement, cette ré-appropriation de Durkheim ne se fait pas, me semble-t-il, sans
heurts. La Théorie de l’agir communicationnel semble être confrontée à deux problèmes cruciaux
qui renvoient chacun à l’une des faces de la solidarité, à savoir l’intégration sociale dans le cas de
sociétés différenciées et la définition du clan comme unité de base de la solidarité mécanique. Le
premier problème a été largement développé par Habermas, alors que le second reste en marge de
son travail. Dans les sociétés à différenciations fonctionnelles, c’est-à-dire organique, la solidarité
se laisse définir dans les termes d’une intégration systémique. Selon Durkheim, même cette forme
organique de la solidarité sociale doit être garantie grâce à des valeurs et des normes, car une
société qui ne reposerait que sur les relations d’échanges économiques ne tiendrait pas bien
longtemps puisque l’intérêt n’est qu’éphémère. Selon Habermas, le passage d’un type de
solidarité à l’autre correspond à une transformation des fondements de l’intégration sociale.
Laquelle intégration est liée aux orientations d’action qui, elles, se recoupent puisque reposant sur
le sol d’une conscience collective partagée. La société est conçue du point des participants qui
fomentent jour après jour leur monde vécu. L’intégration systémique considère quant à elle les
actions dans la mesure où elles ont une valeur fonctionnelle. Ce faisant, la société est considérée
du point de vue de l’observateur non-participant. Le problème tient à ce que l’idée d’une
intégration systémique normative - qui origine de la connexion établie par Durkheim entre
formes d’intégration sociale et degrés de différenciations du système - ne renvoie selon Habermas
à aucune évidence empirique. Autrement dit, le système de l’économie de marché ne crée pas tant
une solidarité extérieure - comme le postulait Hegel dans son analyse de la société civile - qu’il
« détruit les formes traditionnelles de solidarité sans créer simultanément des orientations
normatives qui pourraient garantir une forme organique de solidarité » 149
150. En d’autres termes, les
systèmes différenciés que sont la bureaucratie et l’économie de marché ont l’avantage d’intégrer
les différents individus et ce, peu importe leurs convictions, bien que cette intégration reste

149 Taylor, Charles, Grandeur et misère de la modernité. Montréal, Bellarmin, 1992, p.35.
150 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.128-129.
81

limitée. Elle ne porte en rien l’idéal d’un projet de société orienté en fonction d’un idéal qu’il soit
inclusif ou non.

Au contraire, les systèmes menacent les formes traditionnelles de solidarité. D’où la


question de savoir si - suivant cette logique - la solidarité est une espèce en voie de disparition ?
Habermas répond à cette problématique en concevant la société simultanément du point de vue du
système et du monde vécu. Ce faisant, il lie la forte capacité d’intégration des systèmes anonymes
que sont la bureaucratie et l’économie de marché à l’exigence normative de l’intégration sociale.
Voire, et c’est l’un des acquis les plus importants pour la Théorie Critique, il répond aux critiques
de la raison instrumentale selon lesquels tant l’économie capitaliste que la bureaucratie n’étaient
que des usines réifiantes. Le « monde administré » fait place à une société conçue à la fois du
point de vue du système et du monde vécu. La société n’étant plus considérée comme un macro-
sujet qui se réfléchit lui-même, la critique de l’aliénation en devient une de la colonisation du
monde vécu par le système.

Dans l’optique d’une société conçue à deux niveaux, le maintien de la solidarité organique
- du développement de la personne dans un processus de socialisation qui va sans cesse croissant
- passe par l’intégration de la théorie des systèmes à la théorie de la société. Dès lors, l’économie
de marché, mais surtout l’État, assure une partie du développement et de la croissance des
identités qui vont se décontextualisant. L’État doit garantir et protéger ce processus inachevé de la
formation des identités. La question est alors de savoir quelles sont les conséquences du
développement des identités décontextualisées sur l’intégration républicaine et le maintien des
États nations. À une autre échelle, il est à se demander si - dans la mesure où les systèmes pour
autant qu’ils soient axiologiquement neutres et anonymes comme le prétend Luhmann - l’idée
d’une société à deux niveaux renvoie à un dédoublement de la notion d’Occident. Le processus
universel de rationalisation qui a eu selon Weber pour tout premier sol l’Occident aurait-il
engendré une créature déracinée qui menace les solidarités locales et contre laquelle l’Autre de la
modernité réagit. La définition de la modernité occidentale recouvre-t-elle à la fois le sens d’une
émancipation, à savoir d’un gain en potentialité critique et en liberté individuelle que Habermas
entend justement sauvegarder, et celui d’une colonisation où l’extension des systèmes allant se
mondialisant irait au détriment des structures symboliques des communautés locales ? Concevoir
simultanément la société à deux niveaux mène, me semble-t-il, à une définition de la modernité
d’autant plus pertinente qu’elle intègre les deux revers (colonisation et émancipation) d’une
même médaille (modernité). Critiquer les processus de modernisation forcée reviendrait à penser
la modernité contre elle-même, c’est-à-dire à opposer au visage colonisateur de certains processus
82

de rationalisation, le gain critique de la modernité. Suivant !’argumentation développée par


Habermas, et pour reprendre la problématique de la modernité occidentale et de son Autre, tout
discours anti-moderne devrait ainsi faire sien le gain critique de la modernité pour étayer sa
propre critique de la modernité. En fait, ce gain critique en est un d’autocritique, c’est-à-dire que
le savoir symboliquement structuré dans le monde vécu doit pouvoir être révisé, remis en cause et
au besoin corrigé via une interaction langagière exempt le plus possible de toute contrainte. Pour
faire sienne cette perspective communicationnelle, un groupe doit bénéficier au minimum d’un
espace public. Sans quoi, la raison critique reste apatride.

À la question concernant l’intégration dans les sociétés différenciées, interrogation qui


débouche sur la problématique de la théorie des systèmes dans le cas de la société-monde,
s’ajoute un enjeu qui gît au cœur de !’interprétation de Durkheim par Habermas. En distinguant le
moderne de son Autre, Habermas - en se référant à Durkheim - montre que le clan freine le
développement de la personne morale. Cependant, la définition du clan est absorbée dans la
perspective de la foi religieuse comme conscience collective. Dans les sociétés segmentées - dont
l’unité de base est le clan - religion et société se confondent. Or, et c’est ce que j’entends ici
mettre de l’avant, cette conception de la solidarité sociale à partir d’un arrière-plan religieux pose
problème pour ce qui est de la définition du clan dans le monde arabe, car il (le clan) ne renvoie
pas à une image du monde religieuse. Le développement de l’Islam repose certes sur des tribus de
la péninsule arabique, mais celles-ci ont une origine anté-islamique. Ce qui signifie que les liens
claniques ne se superposent pas sur les liens sectaires, bien qu’ils arrivent parfois à s’y confondre.
Comme il a été dit, l’idée même de monde arabo-musulman pose problème dans la mesure où la
juxtaposition des composantes religieuse et culturelle porte à confusion : soit que l’analyse part
du monde arabe, c’est-à-dire d’un dénominateur culturel, soit qu’elle mise sur l’ensemble du
monde musulman et donc sur une composante religieuse. Π ne s’agit pas de retourner au Coran ou
à l’Islam des premiers siècles suivant la mort du prophète pour postuler que l’Islam et la
démocratie sont ou non incompatibles, voire que la notion de sujet-individu est ou non intenable
en terre d’Islam. Cherche-t-on les sources de la démocratie dans la Bible, le Talmud ou la Torah ?
Le fait est qu’une des clés pour déverrouiller l’Islam d’une compréhension monolithique passe
par l’étude de la façon dont les musulmans vivent leur rapport à leur religion et à la Oumma, la
communauté des croyants. En maintenant l’idée du monde arabo-musulman, il ne s’agit pas de
brimer les communautés chrétiennes arabes ou de confondre les couches identitaires, mais de
montrer le caractère dynamique des identités qui souvent oscillent entre 1’ ‘açabiyya et la Oumma,
c’est-à-dire entre la solidarité clanique - qui réfère à une composante sociale si la bipartition
culture, société et individualité est maintenue - et la solidarité entre l’ensemble des
83

musulmans151. Plus précisément, il s’agit ici de lier le problème de la solidarité clanique à celui de
l’espace public pour montrer que les gains de la modernité exigent avant tout un espace public
libre de toute domination qui est difficilement compatible avec le maintien de certaines solidarités
claniques. Lequel abordera les deux composantes identitaires que sont la religion et la solidarité
clanique de façon à questionner le type d’identité exigée par le moral point of view. Mais avant
d’entamer ce dit chapitre, il faut au préalable dégager le contenu normatif de la modernité de
façon à rendre compte du concept d’agir communicationnel dans toute son ampleur.

3.2 Quel est le contenu normatif de la modernité ?

Le problème de l’ensemble des discours radicaux sur la modernité philosophique tiendrait


selon Habermas à une question de lieu. Les critiques de l’époque qui manifestent une sensibilité
accrue aux violences des Temps modernes, ne parviennent pas à dénicher un point de vue d’où ils
pourraient analyser le contenu normatif de la modernité. Il y aurait asymétrie entre leurs discours
critiques et la justification de ces mêmes discours. À quoi il faut ajouter que ces critiques, qui
vont de Nietzsche à Foucault en passant par Heidegger et Adomo, « rejettent très précisément ce
qu’une modernité, qui cherchait en elle-même ses propres garanties, avait visé par les concepts de
conscience de soi, d’autodétermination et de réalisation de soi »152. En vertu de leur caractère
totalisant, les résultats de ces différentes tentatives manquent de différenciation comme si la
critique n’arrivait plus à saisir les nuances et les contrastes de la modernité culturelle et sociale.
Or, selon Habermas, la sensibilité dont se réclament ces approches est elle-même le fruit d’une
différenciation des sphères culturelles de savoir permettant ainsi !’indépendance du vrai, du juste
et du beau. Face à l’analyse totalisante qui cherche à congédier la modernité, Habermas s’en
remet à l’idée d’une société conçue simultanément du point de vue du système et du monde vécu
pour débusquer les effets destructeurs, colonisateurs, de la modernité. Ce lieu vierge de toute
domination d’où le philosophe puise la normativité est l’activité communicationnelle (activité
orientée vers 1 ’ intercompréhension), laquelle tourne à vide sans le support du monde vécu
(ensemble d’évidences partagées). Le radicalisme qui, dans un élan inspiré de Nietzsche, voudrait
faire volte-face sur la raison et les acquis de la modernité se voit alors taillé en pièce. La clôture
du logos franchie, ceux qui critiquent la raison comme folle n’auraient d’autres issues que d’en
sortir pour justifier leur propos. L’approche visant à maintenir quelques parcelles de raison ou

151 Dans un vocabulaire qui est le sien, Maxime Rodinson exprimera cette idée en opposant le patriotisme de
communauté (‘açabiyya) au patriotisme de communauté globale (oumma). Voir Islam politique et croyances. Paris,
Fayard, 1993, pp.105,128,171,174,205,281.
152 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.399.
84

qui, dans l’esprit de la philosophie de la praxis cherche à sauvegarder le contenu normatif de la


modernité en misant sur un sujet qui produit plutôt qu’à la conscience de soi du sujet connaissant,
n’aperçoit quant à elle qu’un moment de la raison. Elle ne parvient pas, dira Habermas, à dégager
un concept de raison qui puisse ratisser l’ensemble du monde vécu.

L’étude habermassienne des différents discours philosophiques de la modernité


présuppose un concept élargi de raison - à savoir la rationalité communicationnelle - qui répond
aux « apories » des différents discours de la modernité. S’agit-il d’une démarche parfaitement
cohérente et/ou circulaire ? La difficulté de cette entreprise tient à ce qu’en relisant les différents
discours de la modernité dans l’optique de la rationalité communicationnelle, le lecteur est en
droit de se demander si les dés ne sont pas pipés. Habermas a le beau rôle de débusquer les
apories des discours philosophiques de la modernité et d’offrir à la fois un concept-solution pour
sortir de ces apories, comme si l’on retrouvait la solution dans la formulation du problème. Si la
circularité entre la Théorie de l’agir communicationnel et le discours philosophique de la
modernité peut laisser pantois, la cohérence interne de l’agir communicationnel ne s’en trouve pas
pour autant atteinte. Pourquoi ? Parce qu’en s’en remettant à !’interaction entre le monde vécu et
l’agir communicationnel, Habermas répond à l’exigence formulée selon laquelle la modernité doit
trouver en elle-même ses propres garanties. En s’en remettant à un processus de rationalisation
interne au monde vécu moderne, l’unité du beau, du juste et du vrai est à la fois recomposée et
différenciée sur le sol d’une raison à présent « détranscendantalisée »153.

La reproduction du monde vécu est un processus herméneutique d’approfondissement du


savoir structuré symboliquement. Elle exige des participants un effort d’interprétation soutenu par
lequel la tradition se voit questionnée, voire corrigée. Ce regard sur la tradition suppose que le
monde vécu peut être modifié, qu’il est ouvert comme tout consensus. Laquelle ouverture est
garantie par le langage. Car l’Autre peut toujours avoir raison. La question est alors de savoir si le
processus de reproduction du monde vécu est ou non endogène. Qui est !’Autre qui peut avoir
raison lorsqu’il est question de la reproduction du monde vécu moderne ? Cette question en
présuppose toutefois une autre à savoir : comment se reproduit dans toute son ampleur le monde
vécu moderne ?

La reproduction culturelle du monde vécu ne renvoie pas à la seule structure culturelle du


monde vécu, laquelle est un réservoir de savoir disponible dans lequel les participants puisent

153
Voir Habermas, Jürgen, Vérité et justification. Paris, Gallimard, 2001.
85

pour interpréter le monde. Elle favorise également la légitimation des institutions existantes, de
même qu’elle sert de modèles de comportements efficaces dans un but d’éducation. Un blocage
dans le processus de reproduction culturelle donne lieu à une perte de sens généralisée, un déficit
de légitimité des institutions et une éducation en crise n’ayant désormais plus de modèles à partir
duquel s’orienter. Quant à l’intégration sociale, elle n’assure pas uniquement la coordination des
actions à travers des relations interpersonnelles dites légitimes, mais règle également
l’appartenance sociale et la possibilité de raccorder les événements sociaux à un stock de savoir
social sur le monde déjà-là. Ainsi, en cas d’un bris de la courroie de l’intégration sociale, c’est la
solidarité des membres d’un groupe qui est atteinte. Naissent alors des identités collectives
insécures, une société qui tend vers l’anomie et des identités personnelles qui vont sans cesse
s’aliénant. Enfin, le processus de socialisation permet aux membres d’un groupe de raccrocher les
situations nouvelles qui occurrent au monde dans lequel ils vivent, favorise le développement des
motivations pour des actions conformes aux normes et surtout assure la capacité d’interaction des
individus quant à la formation de leur identité de telle sorte que les biographies individuelles se
raccrochent à de grands récits collectifs.

Ce dernier processus de socialisation, qui concerne la relation de l’individu à sa société,


touche de plein fouet le problème de la décontextualisation. S’offrent ici trois possibilités pour le
sujet. Soit il (le sujet) fait fi des processus de socialisation et s’autodétermine sans se référer à
l’altérité, soit le processus de socialisation le mène à une survalorisation des identités locales qui
risque de l’entraîner dans une dérive identitaire traduisant une solidarité si serrée qu’elle
négligerait la personne au profit du membre, soit que - et c’est ici la visée de Habermas me
semble-t-il - la formation de l’identité est fonction d’un Autre qui va sans cesse s’élargissant.
Cette solution aurait l’avantage d’insérer des principes généraux dans les solidarités concrètes
pour ainsi favoriser le développement de la personne et force son respect.

En regard de la triple reproduction du monde vécu - reproduction culturelle, intégration


sociale et socialisation - la modernité se définit par un détachement progressif de la tradition par
rapport aux contenus concrets dans lesquels elle était enchâssée et ce, pour faire place aux notions
abstraites de monde, procédure de !’argumentation, etc. Le moderne aurait donc la liberté de
réviser ses traditions. Au niveau de la société, des principes généraux guident la morale et le droit
de telle sorte que la justification des normes passerait à présent par la discussion, alors qu’au
niveau de la personnalité, des structures cognitives se détachent de la tradition, d’où la difficulté
pour certains d’assumer des identités tributaires d’un haut degré d’abstraction. Le problème, dira
Habermas, tient à ce que le processus de rationalisation du monde vécu moderne s’effectue en
86

« dents de scie » 154, c’est-à-dire que la sphère de la rationalité instrumentale s’est


institutionnalisée et s’est infiltrée dans les pratiques courantes au détriment du contenu normatif
de la modernité. Lequel est d’autant plus fragile qu’il est abstrait. Plus un monde vécu se
rationalise et plus les individus supportent le poids de la coordination des plans d’action.
Toutefois, la rationalisation du monde vécu est limitée par la capacité de l’agir communicationnel
à supporter l’ensemble de la charge de la coordination des plans d’action. Laquelle charge
comporte un risque qui va alors croissant. C’est donc en vertu de ces risques que la Théorie de
l’agir communicationnel intégre une partie de la théorie des systèmes, lesquelles systèmes
fonctionnent à partir du langage appauvri et standardisé qu’est par exemple l’argent (L’argent
régule une partie des interactions entre les êtres humains sans que des concepts, des sentiments ou
des désirs ne soient échangés). Pour sauvegarder le contenu normatif de la modernité, Habermas
en appelle donc en partie aux systèmes. Le paradoxe tient ici à ce que les systèmes viennent au
secours de l’agir communicationnel pour sauvegarder le contenu normatif de la modernité, alors
que ce sont eux-mêmes - par la colonisation du monde vécu - qui menacent les solidarités locales
et/ou nationales. Au sens figuré, les systèmes ne doivent obtenir dans le pire des cas qu’un visa de
transit à l’intérieur des frontières des mondes vécus. Sans barricade aux frontières du monde
vécu, la raison fonctionnaliste risque de déstructurer les processus internes de rationalisation.
Lesquels processus sont alimentés par l’instance critique qu’est la raison communicationnelle.
Cet effort d’interprétation du savoir déjà-là est capital pour l’éthique de la discussion puisque,
selon Habermas, c’est justement lui qui permet la libération d’un potentiel cognitif que les
individus pourront se réapproprier progressivement. Et c’est cette libération qui permet de fonder
et nourrir l’effort de décontextualisation des individus qui est soutenu par le droit et une morale
abstraite qui favorisent l’émergence de la personne à proprement parler.

Qu’en est-il de l’effort d’interprétation hors les frontières de l’Occident ? Dans le monde
arabe, la nahda ( ) qui avait servi de fondement socio-culturel et politique au Proche-Orient de
la moitié du 19e siècle jusqu’au début de la première Guerre mondiale, avait soutenu un effort
d’interprétation de la tradition permettant un renouveau culturel sans précédent, en particulier en
Égypte et au Liban. Qu’en est-il de la nahda aujourd’hui ? Selon le « Rapport annuel 2002 sur le
développement humain dans le monde arabe » dirigé par un groupe de chercheurs arabes sous
l’égide de T ONU, le monde arabe contemporain serait en proie à une véritable tragédie culturelle
car marginalisé sur les plans scientifique, social, philosophique et littéraire. En mille ans,

154 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p. 407.
87

s’indigne Salman Massalha du quotidien AlHayat basé à Londres155, les Arabes n’ont pas traduit
plus de livres quedes Espagnols en une seule année. L’histoire a certes montré que la traduction
est la clé des renaissances mais ceci ne doit pas contribuer à embrasser trop vite la prémisse
partant du manque de traduction des écrits. Car, le fait est que suite aux missions
d’enseignements et à la colonisation française et britannique, nombre d’intellectuels arabes ont
choisi la langue de l’étranger pour s’exprimer. Emprunt qui sera vénéré par certains et taxé par
d’autres, et qui aura des conséquences politiques majeures dans la mesure où, par exemple, la fin
delà colonisation, a concordé avec des politiques d’arabisation, lesquelles se sont retournées
contre certains de ces intellectuels. L’important est de montrer ici que peu importent les politiques
d’arabisation, une part significative de la population arabe utilise la langue de l’étranger. Pour
reprendre le verbe de l’homme de lettres algérien Slimane Benaïssa : «je parle berbère, je suis. Je
parle arabe, j’en suis heureux. Je parle français, j’en suis fier. Je ne parle pas d’autres langues et je
le regrette »156.

À quoi il faut ajouter que le manquement aux libertés communicationnelles jumelé au


sous-financement des institutions d’enseignement supérieur et au développement des universités
occidentales a encouragé en quelque sorte un effort d’interprétation de la culture arabe et de la
religion musulmane à l’intérieur même du monde occidental par des intellectuels arabes et/ou
musulmans. Π s’agit en quelque sorte d’un effort herméneutique à distance qui ne doit pas être
négligé lorsque la question de la vitalité intellectuelle du monde arabo-musulman est abordée.

Enfin, tenter de dénicher les conditions de possibilités de la renaissance arabe comporte le


piège suivant - et ce n’est pas une surprise - à savoir de ramener l’Autre au même. Ce qui peut
être compris dans deux sens différents qui tous deux trahissent la modernité. En cherchant à
trouver en elle-même ses propres garanties, l’attitude passéiste projette vers l’avenir ce qui a déjà
été. Ce faisant, elle ferme l’avenir et omet de considérer la complexité des processus de
modernisation de la société, qu’ils soient ou non endogènes et/ou légitimes. En sens inverse,
l’attitude qui cherche à établir les conditions de possibilité de la nahda à venir en partant du seul
contenu de la modernité occidentale oublierait que la modernité est justement cet effort de trouver
en soi-même ses propres garanties et de rationnellement légitimer ses choix. Cet effort n’exige
pas de se refermer sur soi, il ne s’agit pas d’un repli identitaire pour légitimer la grandeur d’une
forme de vie, d’un ensemble culturel, voire d’une civilisation. Car la pragmatique langagière à

155 Massalha, Salman, Une véritable tragédie culturelle, in Courrier International, no.610, 11-17 juillet 2002, p.25.
156 Benaïssa, Slimane, Une part ou une tare de notre histoire in L’Orient-Le Jour, Beyrouth, 5 octobre 2002.
88

partir de laquelle Habermas tente de reformuler le projet moderne vise justement à battre en
brèche la philosophie de la conscience, laquelle suggère que les sujets ont un accès privilégié à
leurs états de conscience, ce qui, à une plus grande échelle, reviendrait à dire que les différents
membres partageant une même conscience collective ont un accès privilégié à celle-ci et donc à
qui ils sont. Laquelle signification serait imperméable à autrui et, à une plus grande échelle, à
autrui qui ne fait pas partie du même ensemble culturel ou social. En introduisant la médiation
langagière, Habermas pense le processus de formation des identités personnelles, culturelles et
sociales sur un modèle dialogique. Dans cette mesure, il devrait être possible de dire l’autre avec
lui, de l’intégrer à la discussion pair exemple sur les fondements - et de !’application - de la
Diskursethik de façon à en élargir la corroboration. Mais le défi du moderne, qui doit trouver en
lui-même ses propres garanties, est-il compatible avec cette ouverture forcée par l’exigence d’une
corroboration élargie ?

Partant de ce que j’ai maladroitement nommé le monde arabo-musulman en recoupant


volontairement différentes composantes au sein d’une même appellation, mais dans le but de
dégager l’aspect dynamique de la formation et de la construction des identités, j’analyserai ce que
pourrait être une modernité proprement arabe et/ou musulmane en regard du rapport à la religion
et de la solidarité sociale. Vecteurs identitaires difficilement négligeables lorsqu’il est question de
la décontextualisation exigée pour atteindre, dans la mesure où cela est humainement possible, le
moral point of view.
Deuxième partie :
La modernité arabo-musulmane
90

Chapitre 4 : Peut-on être critique envers la religion sans être désenchanté ?

Habermas tente de sauvegarder le potentiel réflexif du désenchantement des images


métaphysiques du monde et de dépasser l’idéalisme hégélien - qui résoudrait « trop bien », selon
lui, les contradictions de l’époque moderne en réconciliant !’universel et le singulier sous l’égide
de l’esprit absolu - en maintenant un concept normatif de raison. Suivant les exigences de cette
pensée post-métaphysique qui ne cède pas au charme du postmodeme, lequel est compris par
Habermas comme un délestage du normatif au profit de l’esthétique, il est à se demander ce qu’il
en est aujourd’hui des évidences religieuses. Ont-elles siège à l’agora de la discussion ? Si oui, à
quel titre ? Est-ce à dire que le désenchantement invite à une compréhension de la modernité qui
ne tolérerait pas le jeu de langage religieux ?

Les guerres de religion qui ont déchiré l’Europe du 17e siècle ont poussé Locke à rédiger
sa fameuse Lettre sur la tolérance, dont le but était de circonscrire les limites de la liberté
individuelle au nom du respect de l’autre. Depuis, le libéralisme politique a fait sienne la notion
de tolérance, mais en aménageant son cadre aux problèmes propres aux sociétés d’immigrations,
aux États-Nations et aux relations inter-étatiques. Indépendamment du lieu, la question limite
reste toujours de savoir, comme le note Michael Walzer, s’il est possible, sans se contredire, de
tolérer l’intolérant157. Pour la Diskursethik, la question de la tolérance et de la place accordée à la
religion dans les sociétés modernes est capitale et ce, à maints égards. En limitant l’accès à la
discussion, c’est-à-dire au processus d’intercompréhension réflexif et critique, aux seuls
participants des sociétés modernes, l’universalité du discours serait elle-même menacée. De
même, une modernité qui ne tolérerait pas le religieux risquerait de secréter son Autre : un
discours anti-moderne dont l’instance critique serait à chercher du côté d’une religion idéalisée à
des fins idéologiques. Bref, l’intolérance pèse autant sur la modernité que, par exemple, sur
l’islamisme. Terme qui mérite d’être pris avec des gants, car l’islamisme politique qui cherche à
jouer un rôle national et l’islamisme transnational à vocation éthique sont deux phénomènes qui
ne peuvent et ne doivent être rabattus, me semble-t-il, l’un sur l’autre.

Pour faire dialoguer l’Occident et le monde arabo-musulman, j’entends montrer que la


modernité telle que la conçoit Habermas ne ferme pas la voie au discours religieux tant public que
privé et que la discussion argumentée ne présuppose pas un désenchantement du monde, bien
qu’elle exige une mise à distance temporaire de certaines certitudes religieuses. Puisqu’il s’agit ici

157 Walzer, Michael, Traité sur la tolérance. Paris, Gallimard, «?/essais, 1998, p. 118.
91

des dangers pour ΓOccident et le monde arabo-musulman de basculer chacun dans l’intolérance,
et que pour tolérer il faut d’abord connaître, il serait ici paradoxal de faire l’économie de la
pensée arabe et/ou musulmane. À ce propos, le film Le Destin (1997) du réalisateur égyptien
Youssef Chahine fait du philosophe andalou du XIIe siècle Ibn Rushd, l’Averroès des latins, un
véritable symbole du respect de l’autre. Chahine considère le cordouan comme un modèle de
dialogue entre la raison et la foi dont le monde arabo-musulman contemporain aurait bien besoin.
Ce qui pose la question de la contemporanéité d’Averroès tant pour le monde arabo-musulman
que pour l’Occident qui a refoulé l’apport de ce philosophe sur la rive sud de la Méditerranée.

4.1 Ibn Rushd : foi et savoir

« Averroès est aussi bien le nom qui peut désigner le point où les cultures d’Orient et
d’Occident se rencontrent que celui où malentendus et mystification abondent»158. La mort du
cadi de Cordoué a sonné le glas du péripatétisme arabe en Occident musulman, alors que sa
réception en occident latin a permis à l’Europe de retrouver Aristote - via, entre autres, les
Commentaires d’Averroès sur la Métaphysique et 1 e De anima - mais aussi de faire d’Averroès le
père des incrédules, le blasphémateur des religions. Si l’Occident et l’Orient musulman n’ont pas
vraiment connu Ibn Rushd, il en va de même pour les Juifs (hormis à l’époque le grand
Maimonide) et les Chrétiens latins qui n’ont connu d’Averroès que l’averroïsme. Aujourd’hui, ce
sont donc les deux rives de la Méditerranée qui sont appelées à se retrouver à travers
Averroès/Ibn Rushd. Seulement l’intérêt d’Averroès et de l’averroïsme n’est-il, comme l’a
prétendu Ernest Renan au 19e siècle, qu’historique159 ? Comment envisager aujourd’hui la
contemporanéité du philosophe ? Faut-il faire d’Averroès le porte-étendard d’une modernité
proprement arabo-musulmane ? Cette modernité s’érige-t-elle sur la figure symbolique que
représente Averroès dans la tradition philosophique arabo-musulmane ou sur une véritable lecture
de son travail philosophique ?

Les récentes rééditions de l’œuvre d’Averroès - en français par Alain de Libera et Marc
Geoffroy, en anglais par Charles E. Butterworth -, de même que les travaux de philosophes
arabes contemporains comme al-Jabri et Arkoun montrent l’intérêt actuel pour la pensée
d’Averroès. Pourquoi relire aujourd’hui Averroès, que ce soit au Québec, en France, au Maroc, à
Bagdad ou à Beyrouth ? Est-ce pour les mêmes motifs ? Qu’est-ce qu’Averroès peut apporter à la

158 Thébaud, Jean-Louis, Averroès, un vieux nom d’Europe, in Esprit, no.8-9, 2001, p.204.
159 Renan, Ernest, Averroès et l’averroïsme. Maisonneuve & Larose, 2002, p.288.
92

pensée arabo-musulmane contemporaine et qu’est-ce que cette pensée peut apporter au discours
philosophique de la modernité ? L’actualité d’Averroès réside en ceci que d’un bord comme de
l’autre une question se pose, celle du rapport à !’Autre. Problématique qui renvoie à la question
de l’intégrisme, mais également au peu de dialogue entre les espaces philosophiques. Car,
comment se fait-il que la scène de la philosophie politique contemporaine ne parvienne pas à
intégrer à titre d’interlocuteurs les intellectuels arabes ou musulmans ?

Porteur d’une certaine modernité queje tâcherai ici d’éclairer, Averroès aurait été à la fois
renié et récupéré par l’Occident chrétien au point d’être constitutif de son mode de pensée.
Étrangement, son influence a longtemps été étouffée dans le monde arabo-musulman. La nahda,
la renaissance arabe qui eut lieu au milieu du 19e siècle, a essentiellement mis l’emphase sur les
composantes linguistique et littéraire de la culture arabe, négligeant son apport philosophique. Ce
ne serait qu’après la seconde guerre mondiale que le monde arabo-musulman connut un véritable
renouveau philosophique160. Traversé par la modernité occidentale, le besoin de réactiver le
patrimoine se fit alors urgent. C’est par l’entremise de la pensée d’Averroès que certains
envisagèrent une modernité proprement arabo-musulmane. C’est dans les termes d’un « relève
averroïste » que le marocain Mohamed Abed al-Jabri imaginera le devenir de la pensée arabe.
Moins programmatique, Mohamed Arkoun pensera sa contemporanéité en regard de la pensée
musulmane161. «Du point de vue de la pensée islamique actuelle, dira-t-il, il est impossible de
dire qu’Ibn Rushd date. Pour qui se situe au cœur de la vie effervescente des sociétés musulmanes
depuis les années 60 notamment, Ibn Rushd apparaît, au contraire, comme un animateur et un
médiateur d’une brûlante actualité »162. Suivant Arkoun, l’Ibn Rushd médiateur aurait pour but
aujourd’hui de sortir la pensée islamique de l’idéologie de combat pour retrouver le chemin de la
pensée occidentale.

Dans ce qui suit, je reviendrai sur l’histoire de la réception d’Averroès par l’Occident
chrétien, pour retourner « aux choses mêmes », à savoir le Fasl al-maqal dans lequel le
philosophe développe sa conception du rapport entre religion et philosophie. Ces acquis étant,
l’actualité d’Ibn Rushd sera mise à l’avant-plan.

160 Nasser, N., Remarques sur la Renaissance de la philosophie dans la culture arabe moderne in Renaissance du
monde arabe, éd. J. Duculot, Gembloux, 1972, pp.331-341.
161 La distinction entre pensée arabe et pensée musulmane ici utilisée tient d’une question de langue. La pensée arabe
s’écrit en arabe, langue du Coran, et est confrontée au même problème que la pensée musulmane, laquelle ne s’écrit
pas nécessairement en arabe.
162 Arkoun, Mohammed, Actualité d’Ibn Rushd, in Multiple Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p.55.
93

4.1.1 L’histoire tumultueuse de la relation entre Averroès et l’Occident


V ■

La réception d’Averroès par l’Occident chrétien a quelque chose de foncièrement étrange.


On ne le connaît essentiellement que pour ses commentaires d’Aristote et plus particulièrement
pour son Grand commentaire du Traité de l’âme. Dans la troisième partie de son De anima,
Aristote aurait montré que le véritable intellect est l’intellect matériel (possible, hylique) séparé
qui lui seul est étemel et immortel et que !’intelligence n’est véritablement ce qu’elle est que
lorsqu’elle est séparée. Dans son commentaire, Averroès distingue l’intellect passif qui est la
faculté dont chacun dispose pour recevoir les images de l’intellect actif qui, partant de ces
« fantasmata », induit les idées générales, d’où le problème de la conjonction (ittisal, JL^iJ) entre
l’intellect actif et l’intellect passif pour atteindre les universaux. Certes, Averroès n’a rien d’un
mystique et c’est pourquoi cette union est conçue sous l’égide du logos. Seulement, il conçoit la
raison dans son unité comme étant indépendante des individus. Car c’est l’humanité qui est l’acte
de cette raison. Peu importe la mort des individus, le monde perdurerait à perpétuité. Suivant cette
théorie - ou plutôt !’interprétation de cette théorie, car la doctrine de l’intellect du philosophe
andalou a rarement fait consensus - le fait psychologique perd de son individualité. Qui
pense alors ? >

La doctrine averroïstique s’oppose à la foi chrétienne. Affirmer que l’Homme pense par
un intellect séparé est incompatible avec l’idée que chacun est responsable de ses faits et gestes en
son âme et conscience. La théorie de l’intellect d’Averroès fut reprise par des penseurs qui
admiraient le libre philosopher du penseur andalou : les averroïstes. Qu’est-ce que l’averroïsme ?
Cette question est primordiale tant pour penser la réception dans l’Occident chrétien d’Averroès
que pour saisir la contemporanéité de son œuvre. Ceux que l’on nomme « averroïstes » ont été
porteurs d’une certaine indépendance de pensée qui a été condamnée par l’Église et par Thomas
d’Aquin, mais qui malgré les condamnations s’est révélée constitutive du mode de penser
occidental. Le terme « averroïste » relève plus d’une construction qu’autre chose. L’averroïsme
juif - Maimonide fit d’Averroès la première autorité chez les Juifs - fut contemporain de
l’averroïsme de la philosophie scolastique. Autour de 1225-1230 se forme un «premier
averroïsme » qui oppose la théorie de l’âme d’Averroès au monopsychisme d’Avicenne, pour qui
il y a un intellect agent séparé et un intellect possible numériquement distinct. Contrairement à
l’opinion courante, la théorie de l’âme que les premiers averroïstes empruntent à Averroès n’a
rien à voir avec ce que l’historiographie chrétienne a appelé Y hérésie monopsychiste. Au
contraire, c’est avec elle que les premiers averroïstes tentent de s’opposer philosophiquement au
monopsychisme dit modéré d’Avicenne. Quelques années plus tard, soit en 1250, naît un « second
94

averroïsme » qui mise cette fois-ci sur un monopsychisme radical. Cette lecture repose sur le
Grand commentaire où Averroès spécifie que Γ intellect matériel est à la fois unique pour tous les
hommes, éternel et incorruptible. C’est saint Bonaventure qui, dans le livre II des sentences
(1250-53), est le premier à critiquer les conséquences perverses de ce monopsychisme radical à
partir de la foi et de l’autorité ecclésiastique. Puis, Thomas d’Aquin s’en prend à la théorie du
monopsychisme qui, selon lui, mène à la conclusion que l’homme ne pense pas (homo non
intelligit).

De l’unité de l’intellect contre les averroïstes, ouvrage publié quelques mois avant la
condamnation de 1270 (à ne pas confondre avec celle de 1277), se veut une réfutation des thèses
d’Averroès par Thomas d’Aquin. L’intention de 1’Aquinate est de montrer que la position
d’Averroès est aussi contraire aux principes de la philosophie qu’aux dogmes de la. foi163. La
théorie de l’âme d’Averroès reposerait sur une mauvaise lecture du Traité de l’âme d’Aristote.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin recourt à Aristote pour corriger la position du philosophe arabe.
Mais de quel Aristote est-il ici question ? H s’agit de l’Aristote du Traité de l’âme, de cet
énigmatique traité qui a voyagé de la Perse à l’Andalousie en passant par le Proche-Orient avant
d’aboutir sur la table de chevet de saint Thomas. De quel Averroès s’agit-il ? Le texte d’Averroès
auquel Thomas d’Aquin a accès n’est qu’une piètre traduction de l’arabe au latin établie en 1230
par Michel Scott.

Dans le troisième chapitre de son De l’unité de l’intellect, Thomas d’Aquin tente de


réfuter la première erreur propre à Averroès et aux averroïstes, soit la séparation réelle de
l’intellect par rapport à l’âme humaine. Thomas d’Aquin y pose la question de savoir si !’intellect
n’est pas la forme d’un corps, comment lui est-il possible d’entrer en relation avec chaque
homme ? Averroès, dans son Grand commentaire du Traité de l’âme, prétend que l’intellect est
parfois uni au corps, et que parfois il ne l’est pas. Π épouse en ce sens la thèse d’Aristote selon
laquelle il n’y a pas de pensée sans image. Ce sont elles qui permettent le contact entre l’intellect
et l’âme humaine. Thomas d’Aquin reproche à Averroès de croire qu’il y a en l’homme (espèce)
des pensées et donc que cet homme-ci (singulier) ne pense pas, puisque les images propres à sa
représentation du monde sont pensées par un intellect séparé. Il y aurait donc une contradiction en
ce qui concerne l’unité de l’homme : il y a en l’espèce des pensées sans que le singulier en soit
l’auteur. Π y a des pensées, mais pas un sujet pour les penser, d’où la conclusion que pour
Averroès l’homme ne pense pas. Ainsi parlait Thomas d’Aquin : « La psychologie d’Averroès est

163 Voir Thomas D’Aquin, Contre Averroès, trad. Alain de Libera, Paris, Garnier-Flammarion, pp.395.
95

absolument incompatible avec l’idée d’une pensée individuelle : être averroïste, c’est proclamer
que l’homme ne pense pas. »164

Est-ce que dans le Grand commentaire du Traité de l’âme Averroès autorise l’idée que
l’homme ne pense pas ? Peut-on répondre à cette question sans se perdre dans les subtilités de la
scolastique ? Un intellect, principe de la pensée, est à la fois séparé du monde sensible et étemel.
Lorsque l’homme s’unit à cet intellect, il parvient à la connaissance d’un universel. Le propos
d’Averroès devient plus limpide lorsque l’on sort de son Grand Commentaire du De Anima pour
s’intéresser au Kitab al-kashf. Dans cet ouvrage traduit par Dévoilement des méthodes de
démontration des dogmes de la religion musulmane165, Averroès distinguera deux types de
connaissances. L’une est le propre du prophète : Dieu imprime sur la cire de son imagination le
sceau de la vérité alors que l’autre, la connaissance théorique proprement humaine, exige de
l’intellect humain qu’il s’approprie un contenu de l’intellect séparé par un acte de raisonnement.
Or, le raisonnement est synonyme de démonstration (burhan, o^jé) chez Averroès. La sagesse
humaine est, à proprement parler, démonstrative. La démonstration renvoie à la logique
d’Aristote. Le syllogisme implique qu’il est possible de tirer une conclusion absolument vraie
d’une prémisse absolument vraie, dans la mesure où un moyen terme permet de lier les deux
propositions. La question du moyen terme est décisive. B s’agit de faire la liste des attributs de
chacune des entités comparées pour ensuite lier les propriétés compatibles, c’est-à-dire de même
nature. Or, cette méthode se distingue d’un autre type d’investigation dans la pensée musulmane :
le raisonnement analogique. L’analogie suppose qu’il est possible de connaître une chose
inconnue à partir de ce qui est connu si les deux termes ont des affinités. Averroès n’admet
l’analogie (qiyas, oA) que lorsque le connu et l’inconnu sont de même nature. Atteindre la
connaissance divine par le raisonnement analogique supposerait que Dieu est de même nature que
l’homme, ce que ne peut admettre Averroès.

Je reviendrai sur l’importance de la démonstration dans le lien entre philosophie et


religion chez Averroès. Pour l’instant, il est à noter qu’Averroès distingue la connaissance passive
et active. La connaissance active serait le propre de l’intellect théorique de l’être humain qui, via
la démonstration régie sous le principe de causalité, peut parvenir à la vérité. En ce sens, et
Averroès reste empreint de l’esprit de son temps sur cette question, cette intelligence n’est pas
donnée à tous. Elle serait le propre de celui qui investit les causes, c’est-à-dire qui est capable

164 De Libera, A., Hayoun, M-R, Averroès et l’averroïsme. Paris, PUF, coil. Que sais-je, 1991, p.95.
165 Averroès, Dévoilement des méthodes, in Islam et raison, Paris, Garnier Flammarion, 2000, pp.95-160,
96

d’un raisonnement démonstratif. Cette emphase mise sur le raisonnement montre la difficulté de
la position de !’Aquinate, car comment Averroès aurait-il pu maintenir que l’Homme ne pense
pas si théoriquement il embrasse le burhan et que, de surcroît, sa vie a été une lutte pour la liberté
de penser ? Comment les « averroïstes » auraient-ils pu maintenir que l’Homme ne pense pas si
c’est précisément le rationalisme théorique et le libre philosopher du cordouan qu’ils embrassent
? Y aurait-il deux Averroès ?

À la suite de Thomas d’Aquin, qui, il faut bien le rappeler, est admiratif du travail
d’Averroès, c’est au tour de l’Église de s’en prendre à Averroès et aux averroïstes. Le 7 mars
1277, l’évêque de Paris Étienne Tempier outrepasse le mandat que lui avait confié le pape Jean
XXI en condamnant comme hérétiques 219 thèses philosophiques. La condamnation est une
attaque contre les artiens de Paris, c’est-à-dire contre un type d’universitaires pour lesquels « il
n’y a pas de statut plus excellent que de vaquer à la philosophie »166. Or, Tempier ne condamne
pas uniquement l’idéal de vie philosophique, il frappe également la doctrine de l’unité de
l’intellect :

117 L’intellect de tous les hommes est numériquement un, car même s’il est séparé d’un
corps donné, il n’est pas séparé de tous les corps.
113 L’Homme est Homme indépendamment de l’âme rationnelle.
123 L’intellect n’est pas l’acte du corps, si ce n’est comme le pilote d’un navire, et il
n’est pas la perfection essentielle de l’Homme.
132 L’intellect, quand il veut, s’introduit dans le corps et quand il ne veut pas ne s’y
introduit pas.

La notion de l’intellect agent séparé est certes problématique chez Averroès, mais elle ne
semble pas autoriser pareille interprétation. Surtout qu’Averroès distingue la connaissance
proprement humaine de celle du prophète. Lequel, via !’imagination, a directement accès à la
vérité sans avoir à passer par la médiation conceptuelle. Mais l’enjeu de la condamnation n’est
pas là. Π ne repose pas tant sur la question de l’unité de l’intellect séparé que sur la doctrine de la
double vérité. Le syllabus de 1277 rédigé par Tempier et les seize doctes qui T accompagnent
attribue la doctrine de la double vérité à un ensemble de philosophes parisiens regroupés sous le
titre d’averroïstes. « Us disent en effet que cela est vrai selon la philosophie, mais non selon la foi

166 Premier article de la condamnation de 1277. Voir Piché, David, La condamnation parisienne de 1277, Paris, Vrin,
Sic et Non, 1999, p.93.
97

catholique, comme s’il y avait deux vérités contraires ». Pour l’évêque de Paris, ces philosophes
soutiennent que deux propositions contraires — l’une soutenue par des arguments
philosophiques, l’autre inspirée par la foi — peuvent être simultanément vraies de manière
absolue. Templer et son groupe omettent de faire la distinction entre ce qui est vrai absolument
(,simpliciter) et ce qui est vrai relativement (secundum quid), comme l’a suggéré Boèce de Dacie.
En ce sens, la thèse de la double vérité telle qu’entendue par les doctes est une pure création qui
vise la subordination d’une pratique philosophique qui aspirait à de plus en plus d’autonomie et le
refoulement d’éléments arabe et musulman. De saint Thomas à Templer, ce ne sont plus quelques
interprétations d’Aristote qui sont remises en cause, mais la foi elle-même qui serait traitée de
fable par les philosophes franciscains de l’université de Paris : les averroïstes condamnés. Suivant
Ernest Renan, les positions averroïstes sont associées en 1277 à l’incrédulité et celle-ci est
manifestement rattachée, selon Templer, à l’étude de la philosophie arabe167. Soit donc
qu’Averroès prônait - pratiquement ou théoriquement - l’incrédulité, soit que la condamnation de
Templer est une sorte de Poitiers déguisé. L’arabisme étant refoulé aux portes de l’Europe et les
« arabisants » condamnés. Pour la philosophie scolastique, Averroès serait à la fois le
commentateur d’Aristote respecté par ses détracteurs mêmes et le blasphémateur des religions. La
condamnation de Templer apparaît comme une tentative pour filtrer la part arabe de l’héritage
grec. Seulement, la part arabe de cette histoire est inventée. Y a-t-il double vérité ou incrédulité
chez Averroès ?

Quel est le rapport entre 1277 et Averroès ? Y a-t-il chez lui qui fut cadi de Cordoue sous
al-Mansour l’ombre d’une doctrine de la double vérité ? Car pour Averroès, qui suit Aristote, la
vérité s’accorde avec elle-même, elle est son propre témoin. En fait, et c’est la thèse que j’entends
défendre dans ma lecture du Fasl al-maqal, Averroès n’aurait pu soutenir une doctrine telle que la
double vérité. Si tel est bien le cas, se pose dès lors la question de savoir comment envisager
l’unité de la pensée averroïste. Soit qu’en vertu de leur idéal commun de vie philosophique sont
baptisés « averroïstes » tous les philosophes condamnés, ce qui s’avère être une généralisation de
l’idéal philosophique d’Averroès, soit que les condamnations de Tempier et les accusations de
Thomas d’Aquin ont contribué à « construire » l’averroïsme au point qu’aujourd’hui encore le
langage courant attribue à Averroès la paternité de la double vérité. Cette dernière hypothèse ne
relève pas du simple intérêt historiographique. Penser l’actualité d’Averroès en lui attribuant
toujours la paternité de la double vérité peut porter à confusion. Elle peut contribuer à une lecture
laïcisante de l’œuvre, lecture qui, étrangement, occulte l’aspect véritablement révolutionnaire de

167 Renan, Ernest, Averroès et l’averroïsme. Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p.201.
98

l’œuvre d’Averroès. Car, si la vérité est une chez Averroès il n’en reste pas moins qu’à ses yeux
la religion ne peut être bien comprise que si elle fait appel à la philosophie. C’est en ce sens
qu’Averroès est porteur d’une modernité proprement arabo-musulmane et qui n’est pas sans
désarçonner le lecteur occidental. Pour lui, le Texte appelle la philosophie. B n’y a donc ni double
vérité - laquelle est une construction - ni naissance d’un cogito avant la lettre, car, comme le note
Alain De Libera, le problème médiéval du sujet de la pensée se déploie en deçà de toute théorie
du « moi », de tout «je pense »168. Si le Texte appelle à la philosophie, reste à savoir ce qui, selon
Ibn Rushd, distingue le théologien du philosophe.

4.1.2 Discours décisif (Fasl al-maqal,

Le « livre du discours décisif où Ton établit la connexion existant entre la révélation et la


philosophie », titre complet du Fasl al-maqal, n’est pas une œuvre philosophique à proprement
parler, mais une fatwa - un avis légal - dans lequel Averroès se fait juriste. Qui doit-il persuader
et de quoi ? L’auditoire d’Averroès est composé pour l’essentiel de personnes éduquées dans la
tradition juridique du rigorisme malikite, qu’il doit convaincre de la réforme politico-religieuse
almohade. C’est - et j’abonde ici dans le même sens qu’Alain de Libera - ce qui fait toute
l’actualité de ce traité sur le statut légal de la philosophie en terre d’Islam. Averroès y pose la
question de savoir si la Loi révélée prescrit ou non l’activité philosophique et, si elle la prescrit, si
c’est à titre de simple recommandation ou de véritable obligation.169

Dans les premiers paragraphes du Fasl al-maqal, Averroès établit que la religion
recommande aux humains de réfléchir sur les étants, et qu’en ce sens elle ne peut vouloir les
priver de philosophie. Pour mener à bien cette tâche, il est du devoir des humains de manier
l’outil qu’est le syllogisme rationnel. Puis, et c’est ce qui montre !’impossibilité d’une doctrine
telle que la double vérité chez Averroès, il établit au §18 que « la philosophie ne peut être
contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. » La philosophie et le
Texte tendent tous deux vers la vérité. En fait, selon Averroès, le Texte révélé ne tend pas vers la
vérité, il est la vérité. Qu’advient-il alors lorsque la conclusion d’un raisonnement démonstratif
contredit le sens « obvie » du texte ? Cette contradiction ne correspond pas à un cas limite de la
philosophie. La connaissance ne plie pas ici l’échine devant le Texte. En cas de contradiction, il
faut interpréter le Texte en partant des règles d’interprétation propres à la langue arabe. Selon le

168 De Libéra, Alain, La philosophie médiévale, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1989, p.99.
169 Averroès, Discours décisif, trad. Marc Geoffroy, Paris, Garnier Flammarion, 1996, §1, p.103.
99

philosophe marocain Mohamed Abed al-Jabri, Γ interprétation du Texte chez Averroès vise à
dénicher T intention du Législateur170. En fait, il s’agit de ne pas déplacer la signification d’une
expression du sens propre au sens figuré, sans non plus faire une analyse littérale du Texte.
Toutefois, le §39 établit un cas limite de la philosophie. L’interprétation d’un seul des dogmes
fondamentaux de la Loi révélée est qualifiée d’infidélité (kufr, J&) par Averroès.

La connexion entre religion et philosophie ne se laisse comprendre qu’au §29 dans lequel
Averroès revient sur la méthodologie proprement aristotélicienne selon laquelle à un certain type
d’objet correspond un certain type de savoir. Comparer la philosophie à la science de Dieu
revient, selon Averroès, à assimiler des choses contraires par leur essence et leurs propriétés, ce
qui est le comble de l’ignorance.171 Comment la philosophie et la science de Dieu peuvent-elles
être contraires en leur essence si elles visent toutes deux la vérité et incitent à la vertu ? Le rapport
de la science de Dieu à son objet serait génériquement autre. Ce « génériquement autre » ne doit
pas être compris ici dans le sens de l’illumisme propre à la mystique des ishraqiyyun de l’Orient
musulman. Averroès tente par tous les moyens de congédier la pensée de l’Illumination où la
connaissance de la vérité passe par l’expérience intérieure de l’homme dans son union à Dieu.
Averroès est un rationaliste qui n’accorde que peu de crédit, pour ne pas dire aucun, à ces
expériences personnelles. Π se méfie tant des lectures littérales que des sur-lectures du Texte.

Ihn Rushd élabore plutôt une typologie des êtres humains en fonction de leurs aptitudes à
déchiffrer le Texte. La force de la critique d’Averroès vient de ce que son analyse des classes,
pour reprendre les mots d’Alain De Libera, est psychologique et non sociologique172. Selon la
théorie rushdienne de la multiple expression, la majorité des humains comprendrait le sens du
Texte ou bien par la rhétorique ou bien par la dialectique, alors que l’homme de science est apte
au raisonnement démonstratif. De la sorte, le vulgaire, le théologien et le philosophe se
distinguent les uns des autres sans pour autant que la philosophie se détache de la religion et de la
foi. C’est, selon Léon Gauthier, par cette solution que les « deux sœurs de lait » que sont la
philosophie et la religion peuvent s’appuyer mutuellement. Car, poursuit-il, si la religion, en
assurant l’ordre social, rend possible, en fait, l’existence et l’activité spéculative des philosophes,
la philosophie, en retour, justifie en raison !’indispensable existence, l’utilité de la religion.173 La

170 Al-Jabri, Mohamed Abed, Introduction à la critique de la raison arabe, trad. Mahfoud et Geoffroy, Paris, La
Découverte, 1994, p.124.
171 Averroès, Discours décisif, Paris, Garnier Flammarion, 1996, p.124.
172 De Libera, Alain, La philosophie médiévale. Paris, PUF, 1993, p.168.
173 Gauthier, Léon, Ibn Rochd (Averroès!. Paris, PUF, 1948, p.41.
100

religion aurait ainsi une fonction pragmatique. Une nuance mérite toutefois d’être apportée. Pour
Ibn Rushd, foi et raison sont de nature identique, elles ne diffèrent l’une de l’autre que par le
degré d’évidence inhérent à chacun des types d’arguments sur lequel l’humain base sa
connaissance. La distinction entre le philosophe et le théologien qu’opère Ibn Rushd n’a rien à
voir avec une séparation entre l’ordre naturel de !’intelligence et l’ordre surnaturel de la volonté
divine. La vérité est une et c’est la méthode pour y parvenir qui montre la supériorité de la falsafa
(philosophie) sur le kalam (théologie). Car il ne faut pas oublier ceci que la méthode dialectique
renvoie aux querelles entre juristes-théologiens qui ont contribué à l’éclatement de l’Islam en
différentes écoles. Lesquelles, mis à part les mu’tazila de Basra et de Bagdad174, ont toutes versé
dans un certain rigorisme qui ne laissait que peu de place - sinon pas - au libre-arbitre.

La théorie rushdienne de la multiple expression a un quelque chose de foncièrement


aristocrate qui n’est pas sans heurter le lecteur moderne. En effet, comment comprendre cette
tripartition de l’humanité et ce quasi mépris du vulgus ? Certains passages du Fasl al-Maqal
laissent croire qu’en amalgamant la méthode rhétorique au peuple, Ibn Rushd cherche à freiner le
développement des sectes. Ces dernières se développeraient lorsque les interprétations sont
révélées à la foule ou qu’elles sont traduites dans le langage rhétorique ou éristique. Les couches
entre les niveaux rhétoriques, dialectiques et démonstratives de la compréhension sont
imperméables les unes aux autres. Lorsque cette étanchéité n’est plus, le croyant est écarté de sa
foi et des certitudes coraniques dont il a besoin pour vivre de façon pieuse. Non seulement les
sectes installent la haine entre les hommes mais elles retirent la Révélation du cœur du croyant.
Ce que ne peut et ne veut légitimer Averroès, car, comme le fait remarquer Roger Arnaldez,
« attaquer la théologie, ce n’est pas attaquer la foi »175.

La bipartition esquissée se ramène, au § 72, à une opposition plus tranchée entre l’élite qui
pratique la falsafa et vise le bios theoriticos de la foule qui pratique la « voie moyenne » entre la
théologie et le strict conformisme imitatif. Cette opposition, qui n’a rien de « politically correct »,
montre bien qu’au danger du sectarisme s’ajoute celui du populisme, lequel renvoie aujourd’hui à
la place de l’intellectuel dans la Cité et dans ses relations à l’État. Selon Averroès, l’Islam oblige
à philosopher celui qui en est capable de telle sorte que celui qui s’en abstient - dans la mesure,

174 Les mu ’tazila, dont la cause fut soutenue par Al-Ma’mûn, « le plus grand mécène pour la philosophie et la science
de toute !’histoire mouvementée de l’Islam » (Fakhry, Majid, Histoire de la philosophie islamique. Paris, Cerf, coll.
Patrimoines, 1989, p.34.) furent les réels précurseurs du rationalisme arabe. Ils soutinrent entre autres la liberté de
l’individu et, plus audacieux encore, que le Coran est une œuvre créée.
175 Arnaldez, Roger, Averroès, in Multiple Averroès, Paris, Les belles lettres, 1978, p.14.
101

bien entendu, où il en a la capacité - se doit d’être châtié. Est populiste donc, le dirigeant qui, au
nom du bien public, castre les philosophes ou, à l’inverse, les encourage sans permettre au peuple
de suivre cette voie. Manifestement, Ibn Rushd fait sienne la première partie de l’équation, mais
pour ce qui est d’encourager la foule à philosopher, une frontière semble séparer son
aristocratisme de l’égalitarisme moderne. Si aujourd’hui Ibn Rushd peut être d’un précieux
secours pour des intellectuels arabes et/ou musulmans, il peut également être un dangereux
ennemi. S’identifier à la tradition de la falsafa c’est admettre qu’il y a des vérités anté-islamiques,
ce que certains d’entre les plus frustres n’acceptent guère. S’attacher à Ibn Rushd peut être perçu
par le rigoriste, qui voit dans le philosophe andalou le père de la double vérité - laquelle est le
fruit de l’occident chrétien -, comme un signe d’impétuosité dont l’intellectuel risque de payer le
prix de son sang. Si l’intérêt et, en sens inverse, le danger d’Ibn Rushd vont de soi, nébuleuse
reste toutefois la question de savoir si !’actualisation du Fasl al-maqal suggère une émancipation
de la foule.

Quelle est la portée de cette fatwa aujourd’hui ? Comment, à l’aune de la pensée d’Ibn
Rushd, justifier !’élargissement de la réflexion critique ? Empreinte d’aristotélisme, la théorie
d’Averroès reste aristocrate. En bon terme avec le pouvoir almohade, sa fatwa ne choque pas trop
T idéologie en place qui voyait d’un bon oeil 1 ’ endoctrinement de la foule. L’élargissement de
l’audience intellectuelle est peut-être à chercher dans l’intention qui guide Ibn Rushd et qui a
guidé, d’une certaine façon, ses « disciples » averroïstes. Car, que ce soit dans le Fasl al-maqal
ou chez les averroïstes parisiens et italiens176, l’averroïsme signifie peut-être ceci : creuser un
terrain pour y déposer les germes de la philosophie et y libérer du coup la foi de l’emprise des
théologiens et du rigorisme moral. Si cette intuition a quelque pertinence, entière reste la question
de savoir ce qu’il reste aujourd’hui des fruits de l’averroïsme.

4.1.3 L’actualité d’Ibn Rushd

« La relève sera averroïste »

Tel est le maître mot du philosophe marocain Mohamed Abed al-Jabri177, qui cherche à
fonder une éthique du dialogue entre la pensée arabe contemporaine et la philosophie européenne,

176 Dans son ouvrage consacré à l’averroïsme en Occident, Ernest Renan décrit le moment de gloire de l’École de
Padoue. « L’averroïsme padouan, insignifiant comme philosophie, acquiert un véritable intérêt historique, quand on
l’envisage comme ayant servi de prétexte à l’indépendance de la pensée. » (p.288)
177 Al-Jabri, Mohamed Abed, Introduction à la critique de la raison arabe. Paris, La Découverte, 1994, p.161.
102

elle aussi - ça va de soi - contemporaine. Comment assumer Γ héritage de la tradition arabo-


musulmane et de la pensée d’Averroès comme un moment de cette tradition ? Selon le professeur
marocain, Γappropriation authentique de la tradition passe par la survivance, c’est-à-dire que ce
qui survit doit pouvoir orienter le futur à partir des préoccupations qui sont présentes. Par la
survivance, la tradition n’est plus envisagée comme une totalité. Sont libérés les éléments qui
enrichissent et orientent le contemporain.

Qu’est-ce qui survit de la tradition et plus particulièrement du travail d’Averroès ? Al-


Jabri distingue le contenu cognitif du contenu idéologique. Le contenu cognitif, dit-il, ne vit
qu’une seule fois car il est science, que la science a son histoire et que l’histoire de la science est
avant tout l’histoire des erreurs de la science. Le point de vue du philosophe marocain repose sur
une approche développementaliste du concept de science ; approche qui, en ce qui concerne
l’herméneutique entendue au sens de !’interprétation du texte de la tradition, pose problème. La
science de !’interprétation du texte suit-elle un développement comme l’histoire de la science (s’il
est montré que l’histoire de la science suit un développement) ? La critique de la pertinence
cognitive d’Ibn Rushd se nourrit de l’idée que le développement de la science passe par des
ruptures épistémologiques. Là, il ne s’agit pas d’une transformation de la compréhension qui se
limite à la redistribution des éléments donnés pour appréhender le monde, mais à une mutation
même des catégories et de la perspective à partir de laquelle le monde est appréhendé. Le terme
« épistémologique » concerne les actes mentaux, les instruments cognitifs et les concepts qui
permettent de traiter le savoir, alors que la « rupture » signifie qu’un point de non-retour est
justement atteint dans la façon de traiter le savoir. Dans le cas d’Averroès, il semble que ce ne
soit que la pertinence de l’appareillage conceptuel du Grand Commentaire du De Anima, de
même qu’une épistémologie rushdienne qui voit dans le burhan, le raisonnement démonstratif, un
haut fait de raison, qui est remis en cause par al-Jabri. Si tel est le cas, la critique du contenu
cognitif n’atteint point certains des éléments cruciaux du fasl al-maqal, du kitab al-kashf et de la
célèbre critique du tahafut al-falsafa (Incohérence de la philosophie) d’al-Ghazali par le non
moins célèbre tahafut at-tahafut (L’incohérence de « L’Incohérence »).

Quant au contenu idéologique de la tradition, il serait, suivant al-Jabri, susceptible de


plusieurs vies, car en tant que rêve il repose sur une autre conception du temps que la science. Il
défie le temps de la science qui est le « présent actuel », présent qui meurt à chaque instant.
L’idéologie est tournée vers un « futur possible » qu’il s’agit d’actualiser dans le temps présent.
Que veut idéologiser al-Jabri, l’homme qu’était Averroès ou son œuvre ? Peu importe, car l’idée
même d’idéologiser Averroès pose problème. Faire d’Ibn Rushd une statue destinée aux
103

intellectuels maghrébins ou à la grandeur de la tradition arabo-musulmane n’a pas de quoi nourrir


!’intelligence et la pensée. Idéologiser, c’est utiliser à des fins politiques ét/ou polémiques le
travail d’un philosophe pour ossifier la signification de son œuvre ou de sa vie.

Al-Jabri distingue deux grands moments dans l’histoire de la pensée musulmane. Le


premier moment correspond à la découverte des écrits d’Aristote au IXe siècle de notre ère et
culmine avec le Perse Avicenne (Ihn Sina) où le raisonnement démonstratif forme un
syncrétisme, avec le raisonnement analogique ,et l’illumination. De cette période, la dynastie
Abbaside de Bagdad reste l’âge d’or grâce entre autres à al-Ma’mun qui fonda la be it al-hikmat
(maison de la sagesse) et exigea que le savoir grec soit traduit en arabe. Le deuxième grand
moment de la philosophie musulmane culmine quant à lui avec Averroès pour qui la philosophie
ne s’en remet qu’au raisonnement démonstratif. Le lieu de ce second âge d’or aurait été
l’Andalousie almohade. Ce deuxième moment opère une rupture avec l’esprit avicennien - qui
n’a rien à voir avec Bagdad, mais davantage avec la Perse - trop près du raisonnement analogique
et surtout de T illumination (ishraq, <JjA')· C’est cette rupture que traduit le moment averroïste.
Al-Jabri choisit l’âge d’or andalou pour établir le moment rationnel du devenir de la pensée
arabo-musulmane. Mais il est à se demander si ce choix est lui-même idéologique, c’est-à-dire si
al-Jabri n’a pas forcé la donne en présentant la pensée proche-orientale classique sous l’angle de
l’irrationalisme avicennien. S’agit-il là de « maghrebocentrisme », voire d’un déni de l’Islam
chiite.

Les critères de rationalité mis en place par Averroès ont permis de penser de façon
radicalement autre le rapport entre raison et philosophie. Averroès ne tenta ni de concilier raison
et transmission comme le firent les théologiens avant lui, ni d’assimiler la raison à la religion (ou
vice versa) comme le firent les philosophes d’Orient. Averroès fut porteur d’un tout nouveau
mode de rapport entre philosophie et religion et c’est ce rapport qui permet, aujourd’hui,
d’éclairer le rapport entre tradition et modernité. Science et religion, comme il le montre au §29
du Discours décisif, opèrent chacun selon la méthode qui convient à leur objet, ce qui implique
que la science n’a pas à être limitée par la religion, bien que la vérité soit une.

Le moment averroïste impliquerait deux ruptures, l’une par rapport à la pensée


d’Avicenne et l’autre par rapport à la question de la relation entre philosophie et religion. Ces
ruptures, selon al-Jabri, pointent vers la possibilité d’une relève averroïste proprement arabo-
musulmane ; relève qui correspondrait à une modernité arabo-musulmane qui ne doit aucunement
rejeter la tradition ou rompre avec son passé, mais faire une lecture critique et responsable de la
104

culture de façon à ce que le passé coexiste avec l’époque contemporaine. Que ce soit pour
Habermas ou al-Jabri, la modernité se présente structurellement comme la tâche qui incombe à
chacun et à la forme de vie culturelle dont il fait partie de trouver en soi-même ses propres
garanties. La modernité aurait donc une structure autoréflexive - qui prendra la forme de
l’interaction entre agir communicationnel et monde vécu chez Habermas - et une visée critique.
Le monde arabo-musulman n’aurait pas à rompre avec le passé. Π aurait plutôt à trouver en lui-
même les sources les plus aptes à s’orienter dans le futur. C’est dans sa modernité, dira al-Jabri,
qu’il trouve son authenticité, et dans son authenticité qu’il fonde sa modernité. Formule
marketing s’il en est, mais qui a l’avantage de bien montrer que le contenu de la modernité arabo-
musulmane n’a pas à correspondre à celui de la modernité occidentale et vice versa.

Ce va-et-vient entre modernité et authenticité n’est pas fermé à l’Autre. Il ne s’agit pas
pour al-Jabri de jouer à l’autruche en prônant la survivance et !’interprétation de sa seule
tradition. « La relève proposée par Averroès dans le domaine du rapport religion-philosophie est
susceptible d’être réinvestie pour établir un dialogue entre notre tradition et la pensée
contemporaine mondiale, dialogue qui nous apportera l’authenticité et la contemporanéité
auxquelles nous aspirons ».178 Non seulement le rapport entre religion et philosophie chez
Averroès sert d’assise à l’authenticité, à la modernité et au dialogue avec la pensée mondiale,
mais une « éthique de la discussion » anime les règles mêmes du dialogue chez Averroès. En
partant du célèbre passage du tahafut at-tahafut où il est écrit :

«il est recommandé à tous ceux qui ont choisi la recherche de la vérité(...)lorsqu’ils se
trouvent devant les affirmations qui leur paraissent inadmissibles, d’éviter de rejeter
systématiquement ces affirmations, et d’essayer de les comprendre à travers la voie dont
ceux qui les posent prétendent qu’elle mène à la recherche de la vérité. Us doivent
consacrer pour arriver à un résultat décisif, tout le temps nécessaire et suivre l’ordre
qu’impose la nature de la question étudiée »179,

Al-Jabri montre toute là pertinence de comprendre l’Antre dans son propre système de référence.
À l’idée selon laquelle la modernité implique un regard réflexif sur ses propres traditions s’ajoute
ici le principe méthodique selon lequel il faut chercher à comprendre !’Autre sur son propre

178 Al-Jabri, Mohamed Abed, Introduction à la critique de la raison arabe. Paris, La Découverte, 1994, p.165.
179 Averroès, L’incohérence de « L’Incohérence ». in Islam et raison, Paris, Garnier Flammarion, 2000, pp. 161-204.
Voir également Al-Jabri, Mohamed Abed, Les règles du dialogue rochdien. site Espace philosophie,
http://philo.8m.com/jabrirochdien.html
105

terrain. De ce premier principe découle un droit à la différence et donc une compréhension qui
passe par la tolérance. Tolérer implique comprendre et sortir de soi, de ses référents, pour
embrasser le point de vue de T Autre à partir de lui-même. Que les choses soient claires, cette
« éthique de la discussion » basée sur le tahafut at-tahafut, le fasl al-maqal et le kitab al-kashf,
n’a pas la visée systématique delà Diskursethik. Π s’agit plutôt d’une sagesse pratique dans la
portée théorique reste programmatique. Reste à savoir si la pensée contemporaine mondiale est
prête à ce dialogue, voire si elle le souhaite. Car il y a une différence fondamentale entre étudier le
monde arabo-musulman comme un objet quelconque dont on tâche de déterminer les propriétés et
en arriver à un véritable dialogue où, aussi naïvement que cela puisse paraître, chacun s’efforce
d’adopter le point de vue d’autrui. Si la politique peine à outrepasser les rapports de force, il
semble - suivant la lecture d’Averroès par al-Jabri - que ce soit aux intellectuels de forcer le
dialogue. Mais est-il possible de philosopher naïvement sans tenir compte des intérêts
stratégiques ? Est-ce une réponse à la stratégie que de brandir l’idéologie ? L’actualisation
d’Averroès n’est qu’un pas vers un véritable dialogue ; un pas vers le dialogue qui se veut en lui-
même un dialogue. L’intérêt du propos d’al-Jabri tient au fait que, malgré son concept de rupture
épistémologique, la modernité n’est pas en rupture avec la tradition, d’où l’apport, selon lui, de la
théorie mshdienne du rapport entre la religion et la raison. Mais que signifie cette doctrine pour la
raison islamique ?

De la critique de la raison arabe à la critique de la raison islamique

Selon Mohamed Arkoun, Averroès a lancé à la conscience islamique un défi qu’elle n’a
pas encore relevé jusqu’à ce jour180. La conscience islamique s’inscrit, suivant l’auteur, dans une
stratégie globale d’intervention d’une pensée responsable dans l’aventure actuelle de l’islam. Au
lieu de partir des grands mythes fondateurs, Arkoun s’en remet aux préoccupations
contemporaines pour porter un regard historique et critique sur la trajectoire de la conscience
islamique. Le recours à Ibn Rushd perd alors de sa portée, car si le Fasl al-maqal a une
quelconque pertinence théorique, il n’a aucune supériorité sociologique. Faisant de al-islam wal-
da‘awat al-haddâma de l’essayiste égyptien Anwar al-Jundi un exemple de discours sociologique
« vrai » qui introduit des vérités fonctionnelles, c’est-à-dire des vérités qui s’imposent comme des
manifestations de la vie des sociétés où la destruction des instances traditionnelles est compensée
par la survalorisation de la tradition islamique, Arkoun montre le décalage entre le point de vue
orthodoxe qui se nourrit et nourrit intellectuellement une part plus que significative de la

180 Arkoun, Mohammed, Pour une critique de la raison islamique. Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p.l 17.
106

population et les approches strictement théoriques qui n’ont - sauf erreur - aucune assise
sociologique. Pourquoi survaloriser la tradition ? Le décalage entre les conditions concrètes
d’existence des individus et des groupes et l’imaginaire d’une tradition islamique pure et
incorruptible correspond, selon Arkoun, à deux ruptures historiques toujours béantes, à savoir la
rupture entre l’islam moderne et l’islam classique181, de même que la rupture entre le monde
musulman et l’Occident depuis que ce dernier se pare de la modernité. Aujourd’hui, la prise en
charge de ces ruptures impliquerait une meilleure communication entre les spécialistes de la
tradition et les néophytes, de même qu’entre les chercheurs et les idéologues comme al-Jundi. Il
ne s’agit donc pas de repousser la raison orthodoxe, mais de comprendre sa logique interne.
Attitude qui permettra de comprendre le devenir du Fasl al-maqal, car, comme le dit Arkoun,
« les résistances que le philosophe (Ibn Rushd) s’efforçait de vaincre chez ses contemporains
juristes-théologiens pour qui la philosophie était une science étrangère sont exactement celles
qu’opposent les idéologues comme al-Jundi à la science occidentale ».182

Suivant Arkoun, l’actualité d’Ibn Rushd résiderait dans sa capacité d’ouvrir à la pensée
islamique le champ de la modernité intellectuelle d’où l’intérêt d’une critique de la raison
islamique. En fait, la raison islamique repose sur une réalité (haqiqa) qui a son existence
objective (kawn) dans la création et un statut légal (hukm) dans l’existence historique des
hommes. La pensée islamique s’appuie sur une croyance, à savoir l’origine et le soutien divin de
la raison, et un corpus de texte : le Coran et la sunna. Reprenant le leitmotiv proprement rushdien
de la séparation entre les sciences religieuses et rationnelles, Arkoun en arrive à une critique de la
raison islamique, c’est-à-dire à un questionnement sur les conditions de validité de toutes les
connaissances produites par la raison et imposées par le fait coranique (l’épisode de la révélation
de la parole divine au prophète) et le fait islamique (fixation écrite de cette révélation dans un
corpus de texte)183. Or, et c’est là que se révélerait toute l’actualité de cette critique de la raison
islamique, les cas où les tendances rationalisante et laïcisante sont battues en brèche témoignent
d’une résurgence des sciences religieuses, laquelle est une réaction face à T irruption de la
modernité.

181 Dans le 4e chapitre de La pensée arabe (Paris, PUF, Que sais-Je ?, 1979), Mohamed Arkoun fera de la prise de
possession de Bagdad par les Mongols en 1258 le moment clé - historiquement parlant - de la rupture au sein même
de l’Islam.
182 Arkoun, Mohammed, Pour une critique de la raison islamique. Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p.l 16.
Ai¿ p.9
107

Suivant Mohammed Arkoun, au début du 19e siècle, les sociétés arabes étaient devenues
trop faibles pour demeurer vierges des conquêtes de leur voisin européen en plein essor
économique et culturel. De Γexpédition de Napoléon Bonaparte en Égypte à aujourd’hui, c’est
sous les formes de la violence et de l’humanisme abstrait que la pensée arabe aurait découvert la
modernité occidentale. La nahda, qui s’achève dans les années 50, comme la thawra qui
correspond en quelque sorte à la prise de pouvoir par les « officiers libres » de Nasser en 1952,
renvoient, selon Arkoun, a une idéologie de combat. Il ne s’agit en rien d’une pensée spéculative
en quête de sens, mais d’une pensée qui à la fois tente de renouer avec l’âge d’or de l’islam et de
résister contre la composante colonisatrice de la modernité occidentale. L’attitude réformiste
(islah, domine la vie intellectuelle arabe jusque vers 1950 de façon à redonner à la cité
arabo-musulmane son authenticité (ÁlL^Í) et à l’inclure dans le concert des nations modernes. La
nahda est animée par un langage à la fois traditionaliste et moderniste. Dans un climat
relativement libéral où la presse a joué un rôle primordial, les penseurs de la nahda restent fidèles
à la fois à l’esprit des Lumières et aux données du monde arabo-musulman à quoi il faut ajouter
qu’ils tentent de rendre accessibles au plus grand nombre les conquêtes de l’esprit. Taha Hussein,
par exemple, cherchera à concilier les idéaux de la modernité occidentale avec valeurs véhiculées
par le Coran dans une optique de conciliation. Autre est toutefois la tentative de Hassan al-Banna
qui fonda, en 1928, les Frères Musulmans. Organisation anti-moderniste qui aura l’avantage non-
négligeable de toucher les masses. Pour ce qui est de la thawra, terme utilisé au 19e siècle pour
désigner tant les droits de l’homme que ceux du citoyen, elle reçoit l’usage plus prenant de
« révolution » lors de la prise du pouvoir par Nasser, événement qui sonne le glas des entreprises
colonialistes, d’où la question de savoir si la thawra a rendu possible une pensée arabe
révolutionnaire. Nasser n’a-t-il pas écrit une Philosophie de la révolution en 1954 ? Quoi qu’il
pense, le jugement de Arkoun demeure : le défi de la modernité a détourné la pensée arabe de la
tâche plus essentielle qu’est celle de dépasser les limites de la pensée arabe classique et de
l’humanisme formel de T occident.

Selon Arkoun, « la situation Coloniale a favorisé partout, dans le monde arabe, l’expansion
d’une idéologie de combat au détriment de la pensée scientifique ».184 L’idéologie de combat a
contribué à modifier la relation entre le savant et le profane. La frontière entre les genres, étanche
à l’époque de la pensée classique dont Ihn Rushd est l’un des plus illustres représentants, prend
alors une nouvelle tournure. Le langage à la fois modernisateur et conservateur a certes l’avantage
de sortir la culture populaire de ses représentations mythiques, mais ce gain se paie d’un lourd

184 Arkoun, Mohammed, La pensée arabe. Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1979, p.107.
108

tribut, puisque les savants renoncent à l’effort d’approfondissement de la signification - effort


qui est le lot de la pensée classique - pour mieux s’engager dans les luttes d’émancipation. La
langue, l’histoire et la religion qui devraient être les lieux privilégiés de la pensée arabe
contemporaine sont utilisées par les idéologies comme des forces d’unification sociale. Contre les
idéologues, Arkoun revivifie Ibn Rushd pour montrer !’incohérence de l’incohérence, c’est-à-dire
pour fonder une épistémologie critique où l’idéologie de combat se trouve elle-même battue en
brèche. Toutefois, et c’est l’un des principaux défis que pose !’actualisation d’Averroès, Arkoun
ne peut admettre une séparation des genres aussi tranchée que celle de la théorie mshdienne de la
multiple expression comme il ne peut encenser les philosophes au service de T idéologie. Quoi
faire alors ? Comment rejoindre le discours sociologiquement « vrai » en maintenant les acquis
théoriques de la modernité ?

Le problème fondamental de !’actualisation d’Averroès reprend à peu de choses près la


structure delà fameuse question de Weber: pourquoi ici et pas là-bas ? La question de savoir
pourquoi, après Averroès, le rationalisme critique fructifia dans l’Occident chrétien pour
s’évanouir dans l’Orient musulman se substitue à la question de Weber (à savoir pourquoi le
processus universel de désenchantement des images métaphysico-religieuses du monde n’est
parvenu à terme qu’en Occident ?). Le destin de la philosophie en terre d’Islam tient peut-être de
cette seule énigme dont la réponse n’est pas si simple. Arkoun propose une analyse des modes de
présence de la pensée arabe - de la philosophie qui s’écrit en arabe, la langue du Texte - en
Occident musulman (Maghreb, Andalousie). Son épistémologie critique a pour tâche de
différencier Y episteme moderne de la pensée classique qui cherche des modèles et des sources
d’inspiration dans un passé idéalisé. La présentation des enjeux de la philosophie arabe se doit
alors d’être complétée par une analyse déconstructive, archéologique, de façon à atteindre ce qui
restait impensé dans la pensée classique et ce qui reste encore impensé aujourd’hui. L’analyse des
« modes de présence de la pensée arabe » mène donc à une « sociologie de !’oubli»185 qui prend
acte des intérêts, inquiétudes, préoccupations qui disparaissent progressivement ou subitement
des groupes, des aires culturelles et des époques. Plus précisément et de façon plus radicale, la
sociologie de l’oubli cherche à déterrer 1’impensé qui gît au cœur de la tradition musulmane. Il
s’agit de ré-ouvrir le corpus officiel clos, c’est-à-dire l’ensemble du corpus musulman qui s’est
refermé dès le cinquième siècle de l’Hégire sans modification. Cette épistémologie critique - en
devenir - s’échafauderait sur les bases d’une corroboration inter-théorique entre, d’une part,
théologiens, et d’autre part, la philosophie et les sciences sociales. À ce propos, l’intérêt d’Ibn

185 Arkoun, Mohammed, Pour une critique de la raison islamique. Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p.297-325.
109

Rushd tient selon Arkoun, à ce qu’il est celui des falasifa qui a ouvert à la conscience islamique
la voie du problème de Γ historicité de la raison. Historicité qui, une fois admise, permet au
discours religieux et aux sciences de se nourrir mutuellement plutôt que de rester sous tension. De
la sorte, Arkoun - si j’ai bien compris son projet philosophique - parviendrait à dégager les
raisons permettant d’expliquer la « supériorité » sociologique de la raison orthodoxe sur le
rationalisme des falasifa et des mu’tazila. Son épistémologie critique s’en prend donc aux vaines
querelles idéologiques qui contribuent à !’accumulation de 1’impensé d’un ordre social et
traditionnel bouleversé par l’irruption de la modernité. Historiquement, l’idéologie de combat a
favorisé la reconquête de la souveraineté nationale, mais a abouti, estime Arkoun, à des partis et
uniques et une pensée unique. Ce climat, précise-t-il, n’aurait pas permis l’ouverture du corpus
officiel clos et aurait ainsi contribué à !’accumulation de 1’impensé de la tradition musulmane.

Arkoun cherche à dépasser l’idéologie de combat de façon à ce que le destin de la pensée


arabe moderne se lie à celui du reste du monde actuel sans nier sa spécificité, c’est-à-dire en
traitant sa langue, son histoire et sa religion comme des lieux privilégiés de la pensée, alors que
ces trois instances sont utilisées par les idéologies officielles comme des simples forces de
rassemblement186. Le défi qu’Ibn Rushd aurait lancé à la conscience islamique aurait justement
été celui qu’il y a une science supérieure à toutes les autres qui a une origine anté-islamique : la
philosophie. Certes, dans les conditions de la pensée contemporaine, la « supériorité » de la
philosophie est plutôt de l’ordre de l’anachronisme. L’important tient à ce que le retour à l’esprit
d’Averroès permet d’enraciner la portée critique de la philosophie dans le fait musulman
cherchant ainsi à penser les lieux trop souvent idéologisés que sont la langue, l’histoire et la
religion.

4.2 Habermas : modernité et religion

L’incident s’est produit lors d’un voyage à Téhéran. Suite à l’invitation du Centre pour le
dialogue des cultures créé par Mohamed Khatami, Habermas aurait été éberlué - à une seule
reprise dira-t-il - par la fermeture de son interlocuteur : un jeune mollah venu de Qom et diplômé
de Montréal. Questionnant Habermas sur les conséquences pour les modernes d’épurer les
représentations religieuses du monde pour les traduire dans un langage philosophique, le jeune
homme aurait mal réagi lorsque, à son tour, le philosophe allemand lui aurait posé une question
sur le fait que l’islam a tendance à utiliser le politique plutôt que de s’appuyer sur ses propres

186 Arkoun, Mohammed, La pensée arabe. Paris, PUF, coll. Que sais-je, 1979, p.118.
110

moyens pour se développer. Un invité à l’esprit philosophique aurait alors expliqué à Habermas la
logique de !’argumentation du prétendu sage de Qom. Suivant le récit de Habermas, l’invité aurait
« renversé cul par dessus-tête le concept de Max Weber sur le rationalisme occidental en disant
qu’il était admis aujourd’hui que le développement de la modernité européenne a été l’exception
par rapport aux autres grandes civilisations et que les convulsions pathologiques européennes
demandaient plus d’attention que celles de l’islam »187. Ce court périple en Iran avec Habermas
est significatif à maints égards. Que le jeune mollah ait été formé à Montréal est certes
intéressant, mais pour le cours des choses cet état de fait tient davantage de l’anecdote.
M’intéresse davantage la question du mollah sur la mise en langage du sacré, le renversement
opéré dans la compréhension du processus de désenchantement des images religieuses du monde
tel que l’a décrit Weber et !’intervention de Habermas suggérant que l’islam doit trouver en lui-
même ses propres garanties plutôt que chercher à s’instituer politiquement.

4.2.1 La mise en langage du sacré

Comme tente de le démontrer Habermas dans le deuxième tome de la Théorie de l’agir


communicationnel, la mise en langage du sacré implique sa sublimation dans les seules forces
contraignantes des prétentions à la validité critiquable. Cette sublimation suggère-t-elle que les
visions religieuses du monde traduisent un stade inférieur et coercitif de l’humanité
comparativement à une modernité séculière qui porte en elle le germe de l’émancipation ?
L’ambiguïté de cette formulation tient à ce que le terme sécularisation n’y est pas proprement
défini. Qu’est-ce donc que la sécularisation ? Terme dont la signification initiale, d’ordre
juridique, renvoie à la transmission des biens de l’Église vers l’État, la « sécularisation » a par la
suite été employée pour circonscrire l’émergence de la modernité sociale et culturelle. Que
signifie la mise en langage du sacré pour la modernité ? Vide-t-elle la sémantique religieuse de
son sens ou bien la formalise-t-elle ? Quel rôle est amené à y jouer la philosophie ? Ou bien le
moderne dénie le religieux ou bien il traduit, inconsciemment ou non, une vision profondément
religieuse du monde. Présentée de la sorte, cette alternative a quelque chose de manichéen. Mais
dans la mesure où « mise en langage du sacré », « modernité », « rôle de la philosophie »,
« rationalisation du monde vécu » s’impliquent mutuellement, la définition « bien comprise » de
la sécularisation relève d’une alchimie complexe dont il faut à présent traiter.

Selon Habermas, la rationalisation des images religieuses du monde traduit un processus

187 Habermas, Jurgen, Retour d’Iran, in Courrier International, no.628, 14-20 novembre 2002, p.54.
Ill

d’apprentissage où les valeurs communes sont appropriées via !’interaction langagière qui, elle,
épure le sens dépendamment des besoins. Autrement dit, il y a épuration, formalisation de la
signification lorsqu’un aspect du monde vécu fait problème et qu’une demande est adressée pour
que ce qui ne va plus de soi soit explicité. Puisqu’il n’est pas possible de mettre à distance - de
façon déterminée - l’ensemble du monde vécu pour l’expliciter et que, de surcroît, ce dernier est
un réservoir quasi inépuisable de sens, il semble qu’une rationalisation totale du monde vécu via
!’interaction langagière ne soit ni possible, ni souhaitable. Habermas en donne une explication à
la fois sociologique et philosophique.

À l’idée d’un macro-sujet qui se réaliserait dans le temps se substitue une version plus
restreinte de l’unité de l’histoire. Ce sont, selon Habermas, les sociétés qui portent l’évolution et
non les civilisations. Le propre des sociétés modernes tient de ce que leurs gains en abstraction
morale se paient d’un prix motivationnel relativement élevé comparativement aux sociétés
traditionnelles qui ont l’avantage d’orienter et d’ancrer l’agir des individus et des groupes. Parmi
les sociétés modernes, dira Habermas dans le discours «la Tora cachée » écrit en l’honneur de
Gershom Scholem, « seule celle qui sera capable de transférer des contenus essentiels de son
héritage religieux, allant au-delà de ce qui est seulement humain, dans les domaines du profane
sera aussi capable de sauver la substance de l’humain. »188 Suivant ce passage, l’opposition entre
tradition et modernité n’a plus aucune consistance. Pourquoi ? Parce que justement la
rationalisation du monde vécu via 1 ’intercompréhension langagière est un travail de tri, de
conservation des éléments significatifs de la tradition qui passe par un processus de formalisation
permettant de sauver la « substance » de l’humanité. La modernité, plutôt que de s’opposer à la
tradition, cherche à en conserver certains aspects essentiels. Mais comment faire le tri ? À partir
de quel(s) principe(s) le moderne doit-il procéder pour sélectionner les éléments qui, de la
tradition, pourront perdurer ? L’approche critique de Habermas, qui a pour horizon une situation
idéale de parole, s’oppose à la pérennisation des éléments de la tradition qui contraignent la
liberté communicationnelle. De ceci il faut comprendre que tout ce qui, dans la tradition, freine la
reconnaissance mutuelle des individus et des groupes, contribue au mépris de leur compétence
communicationnelle ou sert au maintien de relations interpersonnelles hiérarchiques devrait, au
sens de la Théorie de l’agir communicationnel, être écarté.

Le transfert des représentations substantielles du monde dans la dimension profane ne


serait donc pas sans conséquence pour la philosophie qui assume à présent le rôle de traducteur

188 Voir Arens, Edmund, Habermas et la théologie. Paris, trad, Denis Trierweiller, CERF, 1993, p. 13.
112

des représentations religieuses. La mise en langage du sacré et le rôle de la philosophie qui en est
le corollaire se recoupent dans ce que Habermas nomme Γ« athéisme méthodologique ». La
philosophie épure le langage des différentes traditions religieuses tout en reconnaissant sa propre
limite. Cette limite correspond au langage du discours argumentatif qui n’est pas suffisamment
neutre pour traduire la signification de l’expérience religieuse :

« Philosophy cannot appropriate what is talked about in religious discourse as religious


experiences. These experiences could only be added to the fund of philosophy’s resources,
recognized as philosophy’s own basis of experience, if philosophy identifies these
experiences using a description that is no longer borrowed from the language of a specific
religious tradition, but from the universe of argumentative discourse that is uncoupled
from the event of revelation. At those fracture points where a neutralizing translation of
this type can no longer succeed, philosophical discourse must confess its failure. »189

En admettant que le discours argumenté ne peut pas traduire certaine expérience religieuse,
Habermas ne limite pas le rôle de la communication, pas plus qu’il ne place la divinité dans
l’ordre de l’indicible. Se référant à Kierkegaard, qui est le premier à avoir répondu à la question
de la vie réussie avec le concept post-métaphysique du « pouvoir-être-soi-mêmè »190, c’est-à-dire
d’un soi qui pour être lui-même doit se rapporter à la puissance qui l’a posé, Habermas montre
que cette puissance qui rend possible l’être-soi-même n’est ni un Dieu situé dans le temps, ni un
pouvoir absolu. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas de jeu de langage privé, que l’individuation
passe par une socialisation préalable du sujet et que la compréhension que les humains ont d’eux-
mêmes se fait toujours à travers le médium de 1 ’intercompréhension langagière, c’est
1 ’intersubjectivité qui rend possible « l’être soi-même ». Dans la mesure où notre rapport au
monde est médiatisé par le langage, par « notre » langage, à nous humains, même l’expérience de
la relation du soi à l’altérité la plus radicale qui soit, à savoir Dieu, ne peut se passer du langage.
L’athéisme méthodologique n’est donc pas une position fermée à la religiosité puisqu’il est dit,
d’une part, que même l’expérience de la révélation est langagière et que, d’autre part, certaines de
ces expériences ne sont pas entièrement traduisibles dans le langage propre au discours argument.
Cet athéisme relèverait donc, selon Habermas, d’une compréhension non dogmatique de la foi et

189 Habermas, Jürgen, Religion and rationality : essays on reason, god and modernity. Cambridge, MIT Press, 2002,
p.75.
190 Habermas, Jürgen, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?. Paris, Gallimard, nrf essais, 2002,
p. 15.
113

de la transcendance, laquelle ne présuppose pas l’Absolu, mais le pouvoir « transsubjectif »191 de


l’expérience langagière.

La philosophie ne se contente pas du rôle inachevé de traducteur des significations


religieuses. Elle assume également une fonction médiatrice, voire de collaboratrice. Malgré un jeu
de langage qui lui est spécifique, dira Habermas, la philosophie sert de médiatrice entre les jeux
de langage propres à la pratique quotidienne et ceux des cultures savantes, de même qu’entre les
cultures savantes. Avec le déplacement de l’autorité épistémique transférée, selon Habermas, des
doctrines religieuses vers les sciences empiriques modernes192 les jeux de langages religieux ne
peuvent plus se retirer de l’arène scientifique. La fonction de médiation conduit alors le
philosophe qui fait sien T athéisme méthodologique dans ce que l’on pourrait appeler le sentier du
« désenchanteur ». Assurant la médiation entre le séminaire et la rue, il contribue à dépouiller les
énoncés théologiques de toute autorité épistémique. L’athéisme méthodologique ne vise donc pas
à se débarrasser de Dieu, mais à « prendre congé » de l’autorité épistémique de la religion et la
doctrine de l’absolu. Laquelle, selon Habermas, renvoie à une théorie de l’identité où l’Un et le
multiple sont imbriqués non seulement dans une relation logique mais ontologique, à une doctrine
des Idées et à un concept fort de théorie où la philosophie exige de la science son allégeance.
Dans les conditions de la pensée post-métaphysique, Habermas en appelle plutôt à une re-
définition du rôle de la philosophie aujourd’hui appelée à collaborer avec les sciences
reconstructrices dans un travail de corroboration inter-théorique. Mais la pensée post-
métaphysique est-elle compatible avec la religion ?

L’alternative initiale - ou bien les formes de vie religieuses sont remplacées par des
formes correspondantes raisonnables ou bien elles sont tout simplement discréditées - est-elle
pertinente pour rendre compte des processus de sécularisation ? Le modèle du remplacement
invite à une compréhension optimiste de la modernité comme la grande émancipatrice qui lève le
voile sur l’ignorance et !’obscurantisme, alors que l’autre pan de !’alternative conduit à une
définition de la modernité en tant que projet déraciné et sur le déclin. Or, selon Habermas, ces
deux interprétations commettent la même erreur193 puisqu’elles opposent l’aspect techno-
scientifique libéré par le capitalisme au contrepoids conservateur qui réside dans la religion.
Placés l’un face à l’autre, il devrait y avoir un vainqueur et un vaincu entre la foi et le savoir.

^ÀiùÎp.23.
192 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorie politique. Paris, Fayard, 1998, p.20.
193 Habermas, Jürgen, L’avenir de la nature humaine : vers un eugénisme libéral ?. Paris, Gallimard, nrf essais, 2002,
p.151.
114

Pareil affrontement ne fait manifestement pas sens puisque, dans le processus de modernisation,
rien n’indique que les communautés religieuses ont ou doivent cesser d’exister au nom du
développement scientifique et vice versa. La rationalisation du monde vécu n’implique pas que
les individus et les différentes communautés doivent se défaire de leur appartenance et autres
sentiments religieux, pas plus qu’ils n’ont à refouler leurs pratiques dans la seule sphère privée.
La foi, dans les sociétés modernes, exige davantage du pratiquant qu’il légitime de son plein gré
ses convictions. Quant aux communautés, pour être qualifiées de raisonnables, elles doivent
renoncer au prosélytisme, apprendre les unes des autres, accepter que la science ait un privilège
quant au savoir sur le monde objectif et s’ouvrir au fondement séculier de l’État de droit
démocratique. Suivant ce raisonnement, !’alternative entre « remplacer les modèles anciens » ou
les « discréditer » ne permet pas de rendre compte de la complexité des processus de
sécularisation. La sécularisation bien comprise voisine d’une part avec un certain contrepoids
conservateur ayant l’avantage, contrairement à la morale déontologique des principes, de tenir
compte de l’ancrage motivationnel des individus et des groupes. La pensée post-métaphysique
coexiste ainsi avec la pratique religieuse mais elle ne peut se réfugier dans une image du monde
substantielle pour palier aux insuffisances de la seule discussion argumentée. «Tant que le
langage religieux comporte des contenus sémantiques qui nous inspirent ou même nous sont
indispensables, et qui (jusqu’à nouvel ordre ?) se dérobent à la force expressive d’un langage
philosophique, n’étant pas encore traduits dans des discours argumentés, la philosophie - même
sous sa forme postmétaphysique - ne pourra ni remplacer ni évincer la religion »194. Les opposant
à la sécularisation ne peuvent, selon Habermas, légitimement fonder leur critique en discréditant
le savoir scientifique qui va sans cesse croissant. Entre foi et savoir il n’y aurait pas de choix à
faire, puisqu’il ne s’agit là de termes antagonistes. Pour reprendre la distinction proposée par Ryle
entre know how et know that, les sciences empiriques possèdent un atout indéniable pour décrire
les comportements et saisir le comment, mais cet avantage s’estompe le temps venu de les
justifier. Au know how il manquera toujours un know why...

Le rationalisme d’Ibn Rushd tend à déplacer l’autorité épistémique de la religion vers la


philosophie, mais sans en arriver au concept de sciences empiriques. Science et philosophie ne
faisant qu’un pour le péripatétisme arabe. En inaugurant ce déplacement, Ihn Rushd retire aux
énoncés théologiques leur privilège sans être aussi radical que les mu’tazila qui remirent en cause
jusqu’au caractère divin du Coran. En accordant préséance à la philosophie, Ihn Rushd établit une
division étanche entre les types de connaissances et d’intellect. Ce qui cadre mal avec le rôle de

194 Habermas, Jürgen, La pensée post-métaphysique. Paris, Armand Colin, 1993, p.61.
115

médiateur que Habermas assigne à la philosophie. Si Ibn Rushd reste prisonnier de la théorie de
multiples expressions, il n’en va pas de même pour l’un de ses « héritiers » : Mohamed Arkoun.
Pour ce dernier le rôle médiateur de la philosophe est essentiel pour sortir la pensée arabe de ce
qu’il nomme l’idéologie de combat. Les intellectuels devant contribuer d’une certaine façon à ce
que le rationalisme critique devienne un discours sociologiquement « vrai » plutôt que de rester
dans l’oubli. En fait, les règles du dialogue rochdien pavent la voie à une rencontre entre la
philosophie et la théologie qui n’est pas placée sous l’égide de la traduction. Π ne s’agit pas de
traduire la signification d’un énoncé théologique, mais d’emprunter le langage de la théologie
pour discuter avec le théologien. Quiconque veut réfuter les arguments d’un théologien doit le
faire à partir d’une argumentation qui relève elle-même du jeu de langage de la théologie. Tout
locuteur sérieux qui entre en dialogue avec autrui doit pouvoir argumenter dans les termes de ce
dernier s’il veut pouvoir battre en brèche ses arguments.

4.2.2 Weber sans dessus dessous

En renversant « cul par-dessus tête » la thèse du rationalisme occidental, l’interlocuteur de


Habermas a voulu montrer que le rationalisme n’est pas le propre de l’Occident et donc que les
convulsions qu’il produit ne sont pas sises qu’au cœur de l’Empire. Or, l’ambiguïté des processus
de rationalisation tient chez Habermas au fait que la critique de la raison fonctionnaliste est
intégrée à la Théorie de l’agir communicationnel dans le cadre d’une théorie de la société à deux
niveaux. La raison fonctionnaliste, propre aux systèmes anonymes de la bureaucratie et de
l’économie de marché, mise sur un concept réduit de langage qui souvent parasite les processus
communicationnels en colonisant le monde vécu. Cette colonisation et les pathologies qu’elle
provoque n’est pas le propre de l’Occident. Anonymes, les systèmes, et plus particulièrement les
mécanismes de l’économie de marché, sont décentrés et cherchent à étendre leur emprise sur les
terres du monde vécu où qu’elles soient. Là, la rationalité cognitive-instrumentale pénètre
progressivement le tissu de !’interaction langagière. Venant se substituer à la rationalité morale-
pratique, elle court-circuite la reproduction du monde vécu symboliquement structuré.
Déstructuré, le monde vécu serait en proie à des convulsions pathologiques dont il faut ici se
demander si elles peuvent être calmées par la religion.

La thèse de la colonisation du monde vécu par le système souffre d’un problème de


perception. Weber décrit un processus universel de désenchantement qui est perçu comme le seul
fait de l’Occident chrétien. Ce faisant, l’avènement de structures de conscience moderne est
conçu comme un cas d’exception conduisant le monde moderne à de douloureuses convulsions
116

pathologiques. Or, selon Habermas, les pathologies sont à mettre en relation avec la colonisation
du monde vécu. Les systèmes étant anonymes et décentrés, ils peuvent s’incruster ici et là et donc
même en Occident. Dans cette optique, les systèmes sont détachés de leur origine occidentale, de
même qu’aucun monde vécu ne se trouve complètement à l’abri de la raison fonctionnaliste. Les
pathologies ainsi engendrées par les blocages dans la reproduction communicationnelle du monde
vécu posent un problème sérieux qui n’est pas de l’ordre de la fausse opposition entre foi et
savoir, mais plutôt de l’opposition entre système et monde vécu. Dans la mesure où les systèmes
autonomisés fonctionnent à partir d’un concept restreint de langage - par exemple le médium de
l’argent pour l’économie de marché - la question devient de savoir si les impératifs systémiques
forcent la sécularisation. Celle-ci ne serait pas voulue de l’intérieur, mais imposée au nom d’une
illusion de modernité, car les systèmes autonomisés ne sont pas l’Occident bien qu’ils en
proviennent.

Le danger de la modernité, et c’est peut-être ce que l’un des interlocuteurs de Habermas


lors de la discussion de Téhéran a cherché à dégager, tient de ce qu’elle permet un usage sélectif
du potentiel de rationalité risquant ainsi de déformer les processus de communication et de
défigurer les formes de vie. En pareille occasion, il ne s’agit pas, selon Habermas, de replonger
dans une image substanti aliste du monde pour combattre la colonisation du système, ni de se
réfugier dans la seule raison quitte à renier personnellement ou publiquement toute sémantique
religieuse. Le projet de la modernité, toujours inachevé et presque inachevable, serait porteur de
gains en termes de liberté et en potentiel critique qui serait annihilé par un retour dans des
conduites rigides de vie, mais sans renier la religion. Fournisseur de normes qui pourront toujours
être rationnellement motivés, celle-ci doit simplement perdre ses fonctions de vision du monde.
Simplement, c’est déjà beaucoup... Pourquoi Habermas exige-t-il de la religion qu’elle perde sa
fonction de vision du monde ? Parce qu’il cherche, me semble-t-il, à assurer le gain en potentiel
critique à partir d’un concept d’apprentissage appliqué à l’histoire des sociétés. Entre une vision
moderne du monde et une vision musulmane du monde, il y aurait une dissonance cognitive. Ce
décalage entre deux visions du monde ne doit pas être confondu avec la différence entre deux
interprétations différentes du monde. Pourquoi ? Parce que le renvoi à une « vision du monde »
est beaucoup plus englobant que celui à un cadre d’interprétation où s’articulent des conceptions
du vivre bien. Une « vision religieuse du monde » encadre et supporte l’ensemble de l’existence
humaine, elle cherche à aplanir la différence des points de vue tout en ne permettant pas
l’émergence de principes valables pour tous. Par contraste, une vision moderne du monde déplace
la religion pour n’en faire qu’une source normative dans laquelle chacun peut puiser. Dans ce
cadre, Habermas tente de faire coïncider les normes d’une vie commune dénuée de violence avec
117

le pluralisme des interprétations du monde195. Cette approche, louable en soi, procède toutefois
d’une définition du pluralisme qui n’a rien - ou peu - à voir avec le fait originaire que tâche de
circonscrire Hannah Arendt. Se référant à la thèse du « polythéisme en lutte » de Weber qu’il
adoucit en l’interprétant dans le sens d’un gain en liberté, Habermas lie le destin des sociétés
modernes à celui du pluralisme. Il ne s’agit dès lors plus d’une donnée de base de l’expérience
humaine, mais d’une exigence dont la théorie de la société moderne doit rendre compte. Ce
faisant, le cadre dans lequel il faut attendre des uns et des autres qu’ils soient en mesure de
coexister sous des principes généraux tout en maintenant le pluralisme des interprétations du
monde procède d’une vision moderne du monde qui exige de l’Islam un désenchantement à
comprendre comme le passage du fait d’être une « vision du monde » à n’être plus qu’un « cadre
d’interprétation qui fournit des indications sur la vie réussie ». Mais quelles sont les conditions, si
l’on fait sienne la proposition de Habermas, sous lesquelles pareille déflation des prétentions de la
religion peut être garantie ?

4.2.3 « Trouver en soi-même ses propres garanties »

Tel est le leitmotiv du moderne entonné par un Mohamed Abed al-Jabri à la recherche de
l’esprit averroïste perdu et par Jürgen Habermas qui pose la question de savoir pourquoi l’islam a
tendance à se servir du politique pour atteindre ses fins. Le problème dans l’application de cette
sentence à l’islam tient de ce qu’on ne voit pas trop à quoi réfère le « soi » dans la
formulation suivante : l’islam doit trouver en lui(soi)-même ses propres garanties. Formulé de la
sorte, l’islam apparaît tel un méga-sujet qui a la capacité de s’autoréguler. En vérité, y-a-t-il une
entité telle que l’islam ? Selon B urban Ghalioun,

« la conception que les uns et les autres se font de l’islam dépend en réalité de la définition
préalable du terme «islam», définition qui n’est elle-même pas sans rapport avec la
position politique ou idéologique du locuteur. Ainsi, ceux qui par islam entendent l’objet
et la fin de l’appel divin en soulignent l’aspect spirituel et de miséricorde. Ceux qui se
réfèrent au Coran comme mode d’actualisation de l’appel ont tendance à y puiser des
commandements moraux et politiques. L’islam est totalement différent si l’on accepte par

195 Habermas, Jürgen, Quelle attitude adopter face à l’islamisme ?. in Courrier International, no.255, 21-27
septembre 1995.
118

le terme non le message originel mais les institutions, les pratiques, les interprétations qui
ont jalonné Γhistoire de l’islam »196.

Ici la tentation moderne de « trouver en soi-même ses propres garanties » pourrait autoriser une
lecture passéiste qui, revenant au Coran ou à l’expérience du premier califat d’Abu Bakr,
chercherait à savoir s’il y a unité ou non entre politique et religion et à actualiser cette unité.
L’approche habermassienne n’en est certes pas une du retour à l’origine. « Trouver en soi-même
ses propres garanties » ne légitime en rien un retour à une origine lointaine telle que l’a envisagée
par exemple Heidegger par l’idée d’une Destruktion de l’histoire de la métaphysique occidentale.
En fait, le « soi » auquel fait référence Habermas est celui de la raison. La structure réflexive de la
formule indique que celui - le soi - qui l’énonce est la source de ses actes et de ses intentions. Ce
« soi », pour Habermas, reste le sujet. Principe de la modernité dont le rapport à soi-même est
médiatisé par le langage - et c’est là l’apport du changement de paradigme vers la Théorie de
l’agir communicationnel - et donc par autrui. Le sujet peut bien sûr être l’individu, mais
également et à une autre échelle la société ou la tradition. En fait, et c’est me semble-t-il le cœur
de cette affaire, le fait de « trouver en soi-même ses propres garanties » va de pair avec la capacité
d’autocritique tant de la culture et de la société que de l’individu. Selon Habermas, et c’est ce qui
mérite d’être questionné, la libération de ce potentiel critique est une conséquence positive du
désenchantement des images religieuses ou métaphysiques du monde. D’où l’enjeu capital de
savoir si l’islam doit se désenchanter, perdre sa fonction d’image du monde, pour voir son
potentiel critique se libérer. L’expression « se désenchanter » montre justement ici que le contenu
normatif de la modernité ne peut s’exporter puisqu’elle (la modernité) est précisément cette
expérience autocritique de justification des normes. Imposer stricto sensu la modernité tient du
paradoxe. Or, considérant que le processus de modernisation s’attache à la société plutôt qu’à la
civilisation et que, de surcroît, l’islam n’est pas seulement un message originel et un corpus de
textes puisqu’il est entremêlé à des réalités sociohistoriques complexes, il est alors à se demander
si la libération du potentiel critique concerne l’islam du Texte conçu indépendamment des écoles
d’interprétation et des jeux de pouvoir qui façonnent leur impensé ou si elle n’est pas plutôt à
mettre en relation avec son enchevêtrement dans les réalités sociales.

Selon Habermas, le désenchantement des images religieuse et métaphysique libère un


potentiel cognitif pouvant être récupéré par le moderne. Ce qui doit être mis en relation avec une
philosophie de l’histoire qui s’intéresse au développement des sociétés plutôt qu’à celui des

196 Ghalioun, B urban, Islam et politique : la modernité trahie. Paris, La Découverte, 1997, p.72-73.
119

civilisations. En ce sens, il serait contradictoire pour la théorie habermassienne de la modernité


d’exiger de l’islam qu’elle se désenchante, car ce n’est pas l’islam qui est le support de l’histoire
mais bien les sociétés dans lesquelles il s’inscrit. À ce propos, pour les héritiers d’Ibn Rushd la
religion musulmane permet au croyant de régler sa vie convenablement sans que ce dernier n’ait à
faire l’économie de la raison critique. Ce qui pose aussitôt le problème de savoir qui peut garantir
la liberté de pensée et l’effort d’interprétation de la tradition. La solution mshdienne à ce
problème - qui concerne l’espace de la philosophie dans la Cité - stipule que le souverain doit
encourager !’investigation intellectuelle des meilleurs sans que ceux-ci ne communiquent le fruit
de leur élucubration au peuple. Mohamed Arkoun vient quant à lui briser cette séparation des
genres voulant rendre sociologiquement «vraie» l’attitude critique propre au philosopher
rushdien. Pour ce faire, et c’est la thèse queje défends, il ne s’agit pas de lier le gain en potentiel
critique au désenchantement, mais de s’attarder à l’émergence d’un espace public libre de toute
domination. Π ne s’agit pas de demander à la culture de se désenchanter, à la religion de perdre sa
fonction d’image du monde, mais à l’État d’assurer les libertés communicationnelles des citoyens.
Poser en ces termes la question de l’islamisme national - qui cherche à jouer un rôle politique sur
un territoire donné - reçoit un nouvel éclairage. Le recoupement entre politique et religion n’y
reflète pas nécessairement une quête des origines, une fuite vers Médine, mais témoigne plutôt de
l’absence d’espace public politique. Lorsque le système politique se verrouille, la religion devient
une valeur refuge pour miner la légitimité du pouvoir en place. Dans le prochain chapitre, je
tenterai d’identifier l’une des clés de ce verrouillage politique en m’attardant à la notion de
solidarité clanique en tâchant de voir comment elle s’inscrit dans le jeu politique pour parasiter
l’émergence de l’espace public politique et pour exiger des individus des allégeances qui, elles,
limitent leur capacité à se décontextualiser.
120

Chapitre 5 : L’esprit de corps limite-t-il la capacité des individus à se décontextualiser ?

Le problème auquel fait face Habermas a été abordée par un autre théoricien du politique,
Will Kymlicka, dont la notion de « culture sociétale » correspond à peu de choses à celle de
« culture libérale ». Pour Kymlicka, l’enjeu du débat entre libéraux et communautariens n’est pas
tant de savoir s’il doit y avoir priorité du collectif sur l’individuel ou vice versa, mais porte sur la
justification des mesures de « protection externe » et de « contrainte interne » sur les groupes
minoritaires, qu’ils soient reconnus comme dés nations ou des ethnies197. Selon l’auteur, les droits
des minorités ne sont pas seulement compatibles avec la liberté individuelle, mais ils peuvent la
promouvoir198. Kymlicka tente de renouer avec l’héritage de certains d’entre les théoriciens
libéraux du 19e siècle - entre autres Mill - selon lesquels le principe de liberté s’enracine souvent
dans un groupe et/ou la nation et a fortiori dans une nation autonome. À défaut d’opposer la
liberté individuelle au groupe, Kymlicka tente de lier les termes « liberté » et « culture » dans ce
qu’il nommera la « culture sociétale ». Pour mériter le titre de « sociétale », les cultures doivent
passer par un processus de modernisation qui exige le développement d’une économie du savoir,
la présence d’une solidarité sociale assez forte pour constituer un État-providence où chacun a la
conscience du sacrifice pour autrui, de même qu’au partage et à la diffusion d’une culture
commune. Le monde moderne serait divisé en différentes « cultures sociétales » dont les pratiques
et les institutions recouvrent l’ensemble du spectre de l’activité humaine et se déploient sur un sol
et une communauté linguistique partagée. Les cultures sociétales seraient des cultures nationales
seules garantes de la liberté individuelle. Le lien entre « liberté » et « culture » repose donc sur
ceci que pour assumer leur fonction de « contexte de choix », les cultures sociétales doivent
reconnaître (i) le caractère privé de la vie des individus et (ii) la possibilité qu’a chacun de
remettre en question toutes croyances. L’idée de contexte de choix liée à celle d’une culture
sociétale indique une tendance à l’oeuvre dans les sociétés modernes. S’il y a appartenance à un
syndicat, à une communauté et à plus grande échelle à une nation, cette appartenance peut à tout
moment être remise en cause. L’individu peut appartenir d’une totalité qui le transcende mais
celle-ci, et c’est le propre des cultures sociétales, doit garantir sa liberté de conscience et lui
permettre de recomposer ses allégeances.

Kymlicka distingue la notion libérale de tolérance, qu’il ramène à l’idée de culture


sociétale, de la tolérance religieuse qui prévalait dans l’ancien empire ottoman. Kymlicka, comme

197 Kymlicka, Will, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités. Montréal, Boréal,
2001, p.71.
121

Michael Walzer avant lui dans On Toleration, introduit l’idée du système des « millets » (des
nations-religieuses). Suivant ce système, musulmans, chrétiens et juifs formaient des unités
autonomes qui se voyaient reconnaître des droits. À l’intérieur de certaines limites, ils pouvaient
bénéficier d’une autonomie. C’est la communauté qui bénéficiait de cette autonomie et non
l’individu en regard du groupe. Sans entrer dans les dédales de l’Histoire, il semble que le
système des « millets » ait réussi à instaurer et à maintenir un certain niveau de tolérance
religieuse. Toutefois, dira Kymlicka, cette notion de tolérance ne doit pas être confondue avec la
conception libérale de la tolérance qui, elle, garantit la liberté individuelle de conscience, ce que
ne garantissait pas l’empire ottoman.199 Les groupes avaient des droits, mais les individus non !
Pourquoi la liberté de conscience et la capacité à se détacher du groupe ne faisaient-elles alors
aucun sens ? Est-ce là une question de religion ou de solidarité ?

Fait plus qu’anecdotique s’il en est, du peuple turc, à la base de l’empire Ottoman, Ibn
Khaldoun confiera ces mots à Tamerlan : « Vous connaissez l’étendue et le pouvoir des Arabes
lorsqu’ils étaient unis par la religion autour de leur prophète. Quant aux Turcs, il suffit, pour
témoigner de leur part au pouvoir, de citer leur rivalité avec les rois de Perse, auxquels Afrasiyâb
a arraché le pays de Khûrâsân. Aucun roi de la terre, ni Chosroès, ni César, ni Alexandre, ni
Nabuchodonosor n’a jamais disposé d’un esprit de corps comparable au leur ».20° Qu’est-ce donc
que cet esprit de corps ? Quel est son rôle politique ? Quels sont ses liens - si, bien entendu, il y
en a - avec la religion ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Cet esprit de corps, cette ‘açabiyya décrite
par Ibn Khaldoun, est-il compatible avec la notion d’individu propre à la culture sociétale ?
Garantit-il la liberté de conscience des individus-membres ? Peut-on légitimer des mesures de
« protection externe » s’il est prouvé que les ‘açabiyyat exercent des « contraintes internes » sur
les individus ?

5.1 Ibn Khaldoun : ‘açabiyya et individu

Que peut bien apporter un Tunisois du 14e siècle aux enjeux sur l’espace public,
l’autocritique et la capacité des individus à se décontextualiser ? Né à Tunis en mai 1332, la
biographie de Wali ad Dîn Abou Zaïd Abd er Rahman ibn Mohammed ibn Khaldoun rassemble à
elle seule le destin du monde arabo-musulman de son siècle. Étudiant à la fameuse Zeitouna de
Tunis, chargé d’une mission diplomatique par Mohammed V auprès du roi chrétien de Séville

199 ju;a 00/1 ‫״‬


122

Pierre le Cruel, refusant de haute charge après sa rencontre à Damas avec Tamerlan, le récit de la
vie d’Ibn Khaldoun, qui s’acheva au Caire en 1406, scelle d’une certaine manière le destin de
l’Andalousie, du Maghreb et de l’Orient musulman du 14e siècle. Outre une biographie digne de
l’une des plus grandes personnalités, quel est l’intérêt d’une lecture de cette « gloire du Mahreb »,
pour reprendre l’expression du célèbre historien Ibn al-Khatib ? L’intérêt, et l’apport qu’il peut
amener aux présentes investigations sur la solidarité, c’est-à-dire sur la relation entre l’individu et
la société, tient à la fois de la scientificité de la démarche et de son objet d’étude. Car si Ibn
Khaldoun est l’un des plus illustres représentant du rationalisme arabe après la mort d’Ibn Rushd,
sa démarche n’a que peu à voir avec celle du philosophe, voire avec la philosophie à proprement
parler. Celle-ci mésestime les faits puisque, et c’est d’autant plus vrai pour la philosophie
musulmane de l’époque, traversée par le problème de son accord ou de son désaccord d’avec la
loi divine. Ibn Khaldoun n’est donc pas un représentant de la falsafa mais le fondateur d’une
science nouvelle : al-‘ilm al-‘umran f^1)· Cette science - tantôt interprétée comme une
sociologie, une philosophie sociale ou un réalisme sociologique - a pour objet, dira Ibn
Khaldoun :

« L’étude de la société humaine, c’est-à-dire de la civilisation universelle. Elle traite de ce


qui concerne la nature de cette civilisation, à savoir : la vie sauvage et la vie sociale, les
particularismes dus à l’esprit de clan et les modalités par lesquelles un groupe humain en
domine un autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir, des
dynasties, et des classes sociales. Ensuite l’histoire s’intéresse aux professions lucratives
et aux manières de gagner sa vie qui font partie des activités et des efforts de l’homme,
ainsi qu’aux sciences et aux arts. Enfin, elle a pour objet ce qui caractérise la civilisation
»200
201.

En outre, la méthode utilisée par Ibn Khaldoun se rapproche à maints égards de celles des
sciences sociales - n’est-il pas considéré par plusieurs comme le précurseur d’Auguste Comte -
dans la mesure où il mise sur !’observation empirique pour établir une typologie des groupes
sociaux. Certes, le vocable «typologie » n’est pas utilisé par Ibn Khaldoun. H jette plutôt les
bases d’une science dont les paramètres et le vocabulaire ne sont pas formalisés. La conscience de
sa découverte est bien réelle, mais celle-ci ne s’institue pas comme une science enseignée dans les
écoles et reprises par ses contemporains ou ses successeurs.

200 Ibn Khaldoun, Autobiographie in Le livre des exemples, Paris, La Pléiade, 2003, p.237.
201 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle fal-Muqaddima). t.l, trad. Vincent Monteil, Beyrouth, Unesco,
123

Si la traduction du terme ‘ilm (science) ne pose pas problème, il en va autrement pour


celui de‘umrân. Le ‘umran renvoie à la fois à civilisation, culture (hadâra) et société (ijtima’).
Ibn Khaldoun cherche à rendre compte non seulement de la société sédentaire, urbaine, mais
également les propriétés de la vie bédouine, nomade, agro-pastorale. Le concept de ‘umrân, dont
la racine renvoie au fait d’habiter un endroit, de fréquenter un lieu, de cultiver, condense en
quelque sorte la signification de Y ijtima’ et la hadâra pour désigner la société humaine en général
tant dans ces facettes économique, psychologique, culturelle que politique. Si la science des
propriétés de la société est la grande découverte d’Ibn Khaldoun, c’est 1’ ‘açabiyya (esprit de
corps) qui en est le cœur et qui constitue pour ce dialogue entre la modernité et son Autre la
véritable découverte. Car si la méthodologie d’Ibn Khaldoun fait de lui un moderne, le type de
solidarité et d’institutions dont il rend compte n’a que peu à voir avec la modernité.

Le terme ‘açabiyya pose également des problèmes de traduction. De la racine qui


signifie lier, grouper, entourer, se réunir, le terme ‘açabiyya a été traduit par De Slane par « esprit
de corps », alors que Rosenthal le traduit par « social solidarity »202. Toutefois, !’utilisation que
fait Ibn Khaldoun de cette notion cardinale est à ce point riche et variée - car la solidarité varie
selon le stade de développement de la société - que je conserverai le terme ‘açabiyya plutôt que
de le traduire. Cette volonté de ne pas traduire, de laisser tel quel, a pour but de ne pas recouvrir
le sens du terme, mais de chercher sans cesse à le déterminer. J’entamerai donc cette section en
tâchant de circonscrire, autant que faire se peut, la dynamique de 1’ ‘açabiyya en rattachant ce
concept à un certain nombre de catégories qui gravitent autour. Puis, j’établirai quelques
parallèles entre le travail d’Ibn Khaldoun et la notion de pouvoir chez Max Weber et celle de
«conscience collective » chez Durkheim pour finalement poser la question de l’actualité d’Ibn
Khaldoun. En effet, qu’en est-il dans le monde arabo-musulman contemporain de la solidarité
clanique ? Comment les ‘açabiyyat, si elles perdurent, limitent-elles la capacité de l’individu à se
décontextualiser ? En opérant progressivement un déplacement allant de l’explicitation de
l’œuvre vers son actualité tout en montrant la volonté hégémonique de toute ‘açabiyya, il me sera
alors plus aisé de faire le passage de la question de la solidarité à celle de la démocratie. Car, du
moins dans le projet habermassien, ces deux notions sont intimement liées. Le principe
démocratique {Droit et démocratie) ne vient-il pas parachever le principe moral {De l’éthique de
la discussion), lequel lie justice et solidarité ?

Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.69.


202 Rosenthal, Franz, The Muqaddimah : an introduction to history. Princeton University Press, 1967.
124

5.1.1 Qu’est-ce qu’une ‘açabiyya ?

La « philosophie de la solidarité »203 d’Ibn Khaldoun s’articule autour d’une opposition


catégorielle entre ‘umran al-badawi et ‘umran al-hadâra, c’est-à-dire entre un état de société
fondé sur l’agriculture et l’élevage et un autre urbain. L’opposition entre badawi et hadâra ne
recoupe pas, du moins chez Ihn Khaldoun, le doublet conceptuel « nomade »/« sédentaire »
puisque la notion d’ ‘umran al-badawi regroupe les nomades-purs, à quoi correspond la figure du
bédouin qui vit de l’élevage des chameaux et erre entre pâturage et désert, les nomades-
sédentaires, éleveurs de moutons circulant dans la steppe et habitant des maisons de bois ou de
pierre et enfin les sédentaires-nomades qui habitent dans des demeures relativement confortables
et dont l’activité première, l’agriculture, les amène à beaucoup moins voyager. Cette bipartition
du monde agro-pastoral annonce une transformation progressive des niveaux de solidarité et des
habitudes qui en sont le corollaire. Ainsi, la figure emblématique du bédouin atteste d’un mode de
vie rustre, sauvage, et d’une solidarité qui n’est pas encore en proie aux préoccupations des
citadins toutes tournées qu’elles sont vers le luxe et comme commencent à l’être les sédentaires-
nomades qui terminent le cycle de la badawa. L’opposition entre nomade et sédentaire ne trouve
son sens que lorsque le terme ‘umran est utilisé par Ibn Khaldoun pour intégrer les propriétés de
chacun de ces deux modes de vie au fait de la société, de la civilisation. Là, l’opposition entre
nomade et sédentaire n’est pas conçue sous le mode : la civilisation et son Autre. Car la
civilisation n’est pas étrangère au badawi (bédouin) tout comme la bédouinité n’est pas étrangère
à la hadâra. En fait, l’opposition bédouinité-citadinité, pour typologique qu’elle soit, n’en est pas
vraiment une dans la mesure où l’une est la condition de possibilité de l’autre, elle lui est
antérieure et c’est ce passage d’un état à un autre de la civilisation qui expliquerait, selon Ibn
Khaldoun, le mouvement de l’Histoire. Présenté de la sorte, ce mouvement n’est pas tout à fait le
fruit d’une dialectique entre nomades et citadins mais plus exactement entre deux états de
société : ‘umran al-badawi et ‘umran al-hadâra. Cette précision est d’autant plus importante
qu’au cours du passage d’un état à un autre, ce n’est pas uniquement le mode de vie qui se
transforme, mais l’ensemble de la société sur lequel il s’appuie.

Ce passage qui crée le mouvement dans l’Histoire - si l’on reste dans une optique
khaldounienne - ne devient compréhensible que si la relation entre le mulk et 1’ ‘açabiyya est elle-
même comprise. Qu’est-ce que le mulk ? De la racine ¿IL à la source de termes comme ceux de

203 Bouthoul, Gaston, Ibn Khaldoun : sa philosophie sociale, Paris, Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1930, p.62.
125

roi (malik) ou de monarchies (malakiyyat), cette notion est traduite par Vincent Monteil comme
« pouvoir royal ». Cette traduction permet de situer le propos d’Ibn Khaldoun dans le contexte du
Maghreb du 14e siècle, mais elle complique non seulement Γactualisation du propos, mais
également la dynamique entre politique et religion chez Ibn Khaldoun. De deux choses chez Ibn
Khaldoun, l’une est que « la domination se fait par esprit de corps »204 et l’autre que toute
‘açabiyya (esprit de corps) a pour but le mulk205. Lequel mulk est pour Monteil le « pouvoir
royal », alors que cette expression peut être ramenée à la seule notion de « pouvoir ». Ainsi,
1’ ‘açabiyya vise le pouvoir (mulk), lequel est domination (taghallub de la racine ghalaba et
ne peut s’exercer sans Y ‘açabiyya.

Ibn Khaldoun distingue le pouvoir en tant que ri’âsa, chefferie, commandement, du


pouvoir en tant que mulk. La ri’âsa serait spécifique aux groupes fondés sur le lignage et elle
contribue à une première esquisse de la notion d’ ‘açabiyya en tant que solidarité agnatique ou
socio-agnatique. Celle-ci renvoie au fait du clan, de la parenté et à une donnée naturelle qui le
sous-tend : le lien de sang (al-nasab). Ainsi,

« sur le plan naturel, la solidarité socio-agnatique est l’expression et la réalisation du désir


de domination de l’individu dans une société close où les tensions ne peuvent être résolues
que par affrontement. Sa première forme de réalisation, c’est la famille restreinte ; sa
deuxième forme, jamais parfaite ni solide, c’est la tribu. Elle n’est jamais parfaite, parce
que son fondement dans l’existence collective n’est pas donné une fois pour toutes ; elle
n’est jamais solide parce qu’elle dépend de nombreux facteurs fortuits »206.

Cette domination en est une de l’individu par le groupe et par son chef qui impose sa volonté à sa
famille, à son clan et même à d’autres clans. Contrairement à la notion de famille qui est par
définition bilatérale (père, mère), le clan est unilatéral. Un des flans de la famille s’élargit et
maintient les individus qui y participent dans une étanchéité par rapport au monde extérieur
donnant lieu à une sorte de «république des cousins»207. À ce stade, la force du «nous»
s’imprime sur l’individu qui est constamment mobilisé pour exprimer son allégeance sans
toutefois sentir consciemment la pression que le groupe exerce sur lui. Toutefois, pour Nassif

204 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle fal-Muaaddima~). t.l, chap. 2, § 11, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.261.
™ Ai¿ § 16, p.276.
206 Nassar, Nassif, La pensée réaliste d’Ibn Khaldoun. Paris, PUF, 1967, p.186.
207 Megherbi, Abdelghani, La pensée sociologique d’Ibn Khaldoun, Alger, Société nationale d’édition et de diffusion,
1977, p.162.
126

Nassar, et c’est me semble-t-il l’une des thèses centrales de son ouvrage sur Ihn Khaldoun, la
société nomade repose sur le fait que le Bédouin est un être menacé par un environnement
physique qui lui est hostile et c’est pourquoi il cherche un « transcendant extérieur », c’est-à-dire
un pôle d’identification supérieur qui submerge la vie du groupe. La ri’asa, le pouvoir par la
chefferie, ne se suffit pas à lui-même et tend vers le mulk, c’est-à-dire vers la souveraineté, ce que
Monteil traduit par «pouvoir royal ». À l’alliance entre individus d’un même clan s’ajoute alors
la solidarité inter-clanique, car la prise du pouvoir exige une unité parmi les tribus de 1’ ‘umran al-
badawi en périphérie de 1’ ‘umran al-hadâra. Cette alliance entre tribus, alliées ou clientes, n’a
rien à voir avec un consensus dont les acteurs seraient des chefs de groupe ; ce n’est pas le verbe
qui convainc, mais l’autorité du sang qui s’affirme elle-même. La mixité entre les clans ne doit
donc pas être comprise comme la fin de l’autorité, car, dira Ibn Khaldoun, un des clans doit être
plus fort pour unifier les autres et les fondre en un seul esprit de corps.208

Sur quoi repose l’autorité du chef d’un clan qui lui permettra de s’emparer du mulk ? Cette
autorité repose sur « l’illustration » (al-hasab) et la noblesse (ash-sharaf) d’une « maison » {al-
bayt). L’illustration et la noblesse se fondent sur des qualités personnelles qui sont le legs d’une
« maison » (al-bayt) qui compte parmi ses anciens, ses aïeux, des hommes célèbres et respectés.
L’illustration et la noblesse sont donc en rapport avec le lignage de telle sorte que celui qui en
hérite ne l’a pas mérité. « Le prestige n’est qu’un accident qui affecte les hommes »209 et qui ne
s’étend pas au-delà de quatre générations, voire de cinq ou six. C’est ici la dimension agnatique
de 1’ ‘açabiyya qui est en jeu puisque la force d’un clan dépend de la grandeur de sa « maison »,
laquelle repose sur le nombre des aïeux prestigieux et exige par conséquent que le lignage reste le
plus pur possible. Quant aux alliés et surtout aux clients de la famille ou de la tribu qui a la plus
forte ‘açabiyya, ils n’ont de noblesse et de maison que de façon dérivée. Le pouvoir ne leur étant
pas transmis de façon héréditaire, ils doivent mériter leur appartenance au groupe et espérer
pouvoir un jour s’y fondre. Aucune importance n’est accordée à leur origine puisque la solidité
des liens noués avec le clan ne dépend que des services qu’ils lui rendent. L’élargissement du
clan, via l’affiliation des tribus et les liens de clientélisme, se fait à partir de 1’ ‘açabiyya la plus
forte dont le pouvoir s’étend en fonction du nombre et de la qualité des alliances tissées. Cet
élargissement ne va toutefois pas sans une fragilisation de la composante agnatique de l’esprit de
corps puisque les alliances ne reposent plus que sur le seul lien du sang. Si cette « imperfection »,

208 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle (al-Muaaddima). t.l, chap.3, § 10, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.326.
^mLchap.2, §12,p.271.
127

présente avant la prise du mulk, ne porte pas à conséquence, il en y ira tout autrement une fois le
pouvoir conquis.

Au nom de quoi, de quel « transcendant extérieur », pour reprendre l’expression de Nassif


Nassar, le pouvoir doit-il être conquis ? Formulée de la sorte, !’interrogation pointe en direction
du rapport entre politique — et a fortiori l’État (ad-dawla) - et religion (ad-din) dans la théorie
khaldounienne du pouvoir. Pour Henri Laoust par exemple, « c’est du califat ou de Yimâma
suprême dont jurisconsultes et théologiens ont abondamment discutés qu’il convient de partir
pour comprendre le développement de la pensée politique d’Ibn Khaldoun »210. Laoust s’appuie
sur la distinction entre les Cités historiques et la Cité idéale, utopique, des philosophes (siyâsa
madanîyah) dont al-Farabi fut l’apôtre et qui, me semble-t-il, est rejetée du revers de la main par
Ihn Khaldoun dont !’attention est toute portée vers l’Histoire. Des cités réelles, Ihn Khaldoun
distingue celles régies par la politique religieuse {siyâsa shar’iyya), le califat, et celles guidées par
la politique rationnelle (siyâsa aqliyya) qu’exerce le souverain. Laoust, interprétant la pensée
politique d’Ibn Khaldoun, cherche à montrer la supériorité du califat sur la royauté et ce, en
montrant que le califat est à la fois distinct du prophétisme (an-nubuwwa) et de la royauté -
définie en terme de mulk -, tout en restant un intermédiaire entre les deux termes. Contrairement
au prophète, le calife n’a pas à transmettre un message qui lui a été révélé, mais à instituer et
soutenir un régime qui met en place la Loi révélée (al-sharî’a). De la racine 1-d¿. (khalafa), le
calife « succède » n’étant pas lui-même le prophète. L’avantage de son régime tient à sa fonction
eschatologique puisqu’il est postulé que la félicité est dans la vie à venir. En contrepartie, la
politique rationnelle ne s’intéresse qu’à la vie des hommes dans ce monde-ci. Un pareil type de
pouvoir n’est pas incompatible au développement et au maintien de la politique religieuse, car le
califat a besoin de la puissance de contrainte (ash-shawka) que confère 1’ ‘açabiyya au mulk. Mais
si l’esprit de corps est essentiel à la monarchie et au califat, il l’est également pour le prophétisme
pour la simple raison que cette tendance naturelle des hommes pour la solidarité est antérieure,
selon Ihn Khaldoun, à la capacité d’unir de la religion. L’erreur est donc toujours la même pour
Ihn Khaldoun : elle consiste à sous-estimer la signification de l’esprit de clan. Ce qui revient à
faire impasse sur le fait, selon Ihn Khaldoun, qu’un « mouvement religieux ne peut pas réussir
sans esprit de corps»211 (traduction Cheddadi, 2003), autrement traduit, que «la propagande

210 Laoust, Henri, La pensée politique d’Ibn Khaldoun in Revue des Études Islamiques, XLVIII/2, Librairie
Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1980, p.142.
211 Ibn Khaldûn, Muqaddima : Théorie de la société, in Le livre des Exemples, trad. Abdesselam Cheddadi, Paris, La
Pléiade, 2003, p.424.
128

religieuse ne dure pas sans lien de sang » 212 (traduction Monteil, 1967). Si V‘açabiyya est
antérieure à la religion, il n’en demeure pas moins qu’au stade de la badiya le chef a non
seulement besoin d’être appuyé par un solide esprit de corps, mais également et surtout, dans
certains cas, d’une « vision ». Cette notion est d’autant plus importante qu’elle pave la voix à une
théorie de la construction de la réalité sociale. Dans une lutte inter-clanique, par exemple, la force
de Γ ‘açabiyya et le nombre du groupe ne suffisent pas pour vaincre si l’adversaire détient la
«vision». Cette certitude de posséder la vérité va jusqu’au mépris de la mort et rend quasi
« invincibles » ses possesseurs. Sous le mode de la vision, la religion devient un outil pour guider
les troupes. Ce n’est pas la réalité du groupe qui importe, mais l’imaginaire qui le guide et le
cimente. Le donné socio-agnatique d’un groupe peut être alors être nié et recomposé en fonction
de la mission dont le groupe, via son chef, se sent chargé.

La « vision » peut en certains cas se substituer à la pleine puissance de 1’ ‘açabiyya, mais


l’Histoire nous apprend, dira Ibn Khaldoun, que la religion ne se suffit pas à elle-même pour
s’imposer politiquement. Elle a besoin de l’appui d’une forte ‘açabiyya. Ce mouvement traduit la
prise du pouvoir et !’élargissement du clan via la noblesse et parfois grâce à la religion et à la
« vision ». La supposée supériorité du califat - en ce que ce dernier tient compte à la fois des
intérêts humains dans l’ici-bas et dans l’autre monde - qu’Henri Laoust décèle dans la pensée
politique d’Ibn Khaldoun ne fait pas de sa théorie de la société-État une théorie du califat. Laoust
tente de montrer l’unité de la pensée d’Ibn Khaldoun en réconciliant « 1 ’historien-sociologue au
théologien-juriste : la libre pensée du premier au traditionalisme du second »213. Cette approche
fait fausse route puisque, me semble-t-il, elle tend à rabattre la question du droit (quid juris) sur la
question des faits {quid factis). Cette distinction est primordiale pour comprendre le travail d’Ibn
Khaldoun et l’intérêt qu’il présente aujourd’hui pour la philosophie et les sciences sociales. Car il
ne s’agit pas de savoir si Ibn Khaldoun était de son vivant ou non croyant en vertu du fait qu’il
clôt ses propos par des sourates du Coran, pas plus qu’il ne s’agit de scanner sa conscience pour
voir s’il rêvait au califat. La portée de sa théorie de la société tient plutôt des structures sociales
qu’il décrit et de leurs imbrications dans une logique du pouvoir et de la domination. L’intérêt de
la Muqaddima repose précisément sur !’explication qu’il donne de !’Histoire en faisant
abstraction de ses croyances religieuses, mais sans faire abstraction de la religion comme force

212 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle fal-Muqaddima). t.l, chap.3, § 6, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.317.
213 Laoust, Henri, La pensée politique d’Ibn Khaldoun in Revue des Études Islamiques, XLVIII/2, Librairie
Orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1980, p.152. À préciser que Laoust utilise le terme « traditionnisme » plutôt que
celui de « traditionnalisme »
129

d’unification secondaire. La « laïcisation du politique »214 chez Ibn Khaldoun correspond à un


abandon de Dieu pour comprendre l’homme et non à un abandon de la religion comme force
sociale. Dans cette logique, la religion n’est pas considérée du point de vue de ses vices ou vertus,
mais de son utilité dans la prise du pouvoir et, c’est ce qui sera abordé dans les paragraphes qui
suivent, dans le maintien de ce dernier. D’un strict point de vue socio-historique, la religion prend
la place d’une idéologie au service de 1’ ‘açabiyya dans son ascension vers le mulk. Pour Georges
Labica par exemple : « H nous apparaissait en effet qu’Ibn Khaldoun déterminant, à travers
l’examen critique d’une histoire, les conditions d’approche des phénomènes religieux, ne
fournissait pas seulement une théorie de la genèse de certaines organisations, il ouvrait la voie à
une science des idéologies »215. La religion consolide et renforce 1’ ‘açabiyya dans son
mouvement vers le mulk. Le religieux ne regroupe et ne détermine pas en son sein l’ensemble des
activités humaines. Le pouvoir politique répond de sa propre logique. Reste alors à savoir
comment fonctionne le pouvoir une fois qu’il a été accaparé et comment se transforment les
paramètres de la solidarité?

Une fois le stade de la hadâra atteint, c’est-à-dire que les clans en périphérie de la société
citadine se sont unis sous l’autorité d’un seul pour renverser le pouvoir central, de nouvelles
activités naissent, toutes dirigées qu’elles sont vers la satisfaction des besoins de luxe
contrairement à la société bédouine dont l’existence n’avait de quête que pour les biens essentiels
de la vie quotidienne. Les mœurs progressivement se transforment. La rudesse vient à s’amollir,
le caractère combatif s’affaisse, protégés que sont les guerriers par l’armée, le courage viendra à
manquer, corrompu par l’obéissance aux règles du pouvoir. Cette dégénérescence progressive
masque toutefois que c’est par Y'umran al-hadara que les arts, les lettres et les sciences se
développent et que les mœurs s’affinent. En fait, Ibn Khaldoun trace un portrait du
développement et du déclin du pouvoir et de la civilisation qui s’inscrit dans une théorie cyclique
de l’Histoire qui se comprend en cinq phases. Le chef d’un clan triomphe et maintient la cohésion
du groupe en ne s’arrogeant pas plus de richesse pour sa seule personne. Puis, il cherche à
consolider son pouvoir en s’accaparant à lui seul Γexercice du pouvoir et en écartant
progressivement ceux qui sont du même lignage que le sien au profit de ses clients fidèles. Π
s’éloigne ainsi de son clan qu’il cherche à humilier en n’étant soutenu que par des étrangers et
concentre tout le pouvoir dans les mains de sa très proche famille. Le pouvoir consolidé, le

214 Djeghloul, Abdelkader, Trois études sur Ibn Khaldoun. Oran, Centre de documentation des sciences humaines,
1980, p. 156.
215 Labica, Georges, Politique et religion chez Ibn Khaldoun : essai sur l’idéologie musulmane. Alger, Société
nationale d’édition et de diffusion, p.10.
130

souverain est à même de cueillir les fruits de son labeur. C’est l’apogée du cycle. Les arts
fleurissent, de fastes présents sont offerts aux chefs des tribus éloignées, l’armée solide effraie les
adversaires. Après avoir été consolidé et consommé, le pouvoir est transmis. La succession
héréditaire annonce le déclin du mulk, de la hadâra, voire de tout le mouvement qui a mené vers
le pouvoir. Glorieuse, luxueuse et pacifique la monarchie est déjà sur le déclin et tend vers sa
chute. L’esprit de corps se désagrège du fait que le souverain confie des affaires importantes à des
hommes de peu de vertus, les dépenses du souverain augmentent et la taille de son armée est
réduite pour soutenir les caprices du pouvoir, la nouvelle génération oublie la rudesse de la vie
bédouine et s’habitue au repos. Le pouvoir doit alors chercher ses militaires à !’extérieur de ses
propres rangs comme ce fut le cas des mamelouks d’Égypte et de Syrie216. Que ce soit le luxe, la
gloire ou la tranquillité, tout converge vers une exagération des mœurs de la société urbaine qui
corrompt l’unité et la force de l’esprit de corps d’antan. La chute du pouvoir ne s’explique pas
que par l’érosion interne de 1’ ‘açabiyya, mais également par des facteurs externes dont on ne peut
faire l’économie pour comprendre le caractère cyclique de la théorie khaldounienne de l’Histoire.
Ses caprices se développant, le souverain dilapide ce qu’il perçoit et augmente de façon
disproportionnée les impôts. Le peuple refuse peu à peu de collaborer, de travailler pour voir les
dividendes de son labeur être engouffrés par le souverain. La notion de peuple porte toutefois à
confusion, car Ibn Khaldoun ne réfère pas à l’ensemble des êtres humains vivant en société, sur
up même territoire et partageant des institutions ou une symbolique, mais aux tribus dé type raiya
qui paient des impôts comparativement à celles qualifiées de maghzen et qui ont fait hommage au
souverain. Une fois les impôts élevés, le mécontentement chez les raiya poussera un des clans à
s’imposer pour prendre d’assaut le pouvoir central rendu faible militairement et dont 1’ ‘açabiyya
n’a plus de combatif que le souvenir des aïeux. L’histoire se répète. Reste à savoir si le prestige
qui guide les nouveaux chefs pourra s’étendre sur plusieurs générations, car, dira Ibn Khaldoun,
« les dynasties ont une existence comme les personnes »217. La première génération est celle où le
pouvoir croît, celle qui suit marque de son sceau la stagnation, alors que les petits-enfants qui
n’ont du combat aucune expérience la feront régresser. À la quatrième génération, il ne reste plus
rien du prestige et de la gloire initiale. La durée de la dynastie, à travers ses successions, serait le
calque d’une vie humaine dont l’espérance maximale ne dépasse pas les 120 ans. Que l’histoire
se répète ne doit pas être confondu avec une temporalité cyclique. Ibn Khaldoun décrit des

216 « Les Mamelouks qui régnèrent sur l’Égypte et la Syrie de 1250 à 1517 constituaient un groupe s’autoperpétuant
de soldats recrutés et entraînés en tant qu’esclaves, convertis à l’islam et affranchis ». Hourani, Albert, Histoire des
peuples arabes. Paris, Seuil, 1993, p.164.
217 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle (al-Mugaddima), t.l, chap.3, § 12, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.333.
131

structures socio-historiques et non les lois qui régissent le cosmos. Néanmoins, et c’est un aspect
qu’a fortement thématisé Yves Lacoste dans son ouvrage consacré à Ibn Khaldoun (Ibn
Khaldoun : naissance de l’histoire, passé du tier-monde) le caractère cyclique du processus
historique - par lequel le mulk et 1’ ‘açabiyya s’alimentent l’un l’autre pour régénérer 1’ ‘umran-
est incompatible avec l’une des notions phares de la modernité : le progrès. Lacoste, qui fait une
lecture marxisante du Tunisois218, cherche à établir un lien entre le sous-développement -
problème crucial du 20e siècle suite à celui de la colonisation au 19e - et les structures sociales
décrites par Ibn Khaldoun. Suivant sa thèse, l’esprit de corps provoque un blocage structurel en ce
qu’il permet !’appropriation privative des moyens de production mais sans que les privilégiés de
ce système n’arrivent à se constituer en une classe individualisée : la bourgeoisie. Ces facteurs
caractériseraient l’évolution historique de la plus grande partie du monde. Lacoste établit un lien
entre 1’ ‘açabiyya et la colonisation en ce que dans une entreprise coloniale les chefs de tribus
trouvèrent le moyen d’étendre leur mainmise sur T ensemble de la population en coopérant avec
les colonisateurs. « Les structures décrites par Ibn Khaldoun ont rendu possible la colonisation
mais celles-ci les a détruites »219. En un deuxième temps donc, Lacoste explique l’avènement du
sous-développement ou néo-colonialisme par la conjonction de causes internes profondes décrites
par Ibn Khaldoun et de facteurs récents exogènes.

Suivant l’analyse de Lacoste, même au stade de 1’ ‘umran al-hadara, Y ‘açabiyya ne


permettrait pas !’émergence de l’individu. Toutefois, il est à se demander si le non-avènement de
la bourgeoisie doit être attribué à 1’ ‘açabiyya elle-même ou à la logique de la transmission du
mulk. Comme il a été montré, le mulk passe par des phases successives de consolidation puis de
succession par lesquelles le pouvoir est amené à se transmettre en fonction des liens de sang. Une
succession politique pourrait-elle mettre un terme au cycle décrit par Ibn Khaldoun ? Un prince
peut-il recevoir le pouvoir en héritage et le partager avec !’ensemble de ses sujets et opérer
une transition démocratique ? Si succession et transition démocratique ne sont pas incompatibles,
l’étape de la consolidation ne sera plus celle où le mulk - en tant que pouvoir monarchique -
s’affirme et s’étend, mais un processus par lequel des institutions démocratiques devront être
mises en place. Là, le mulk se définirait en terme de souveraineté populaire. Mais 1’ ‘açabiyya est-
elle compatible avec pareil type de souveraineté ? Comment la volonté d’un groupe à s’accaparer
la totalité du pouvoir pour ensuite le consolider peut-elle être compatible avec un ordre

218 Abdesselem, Ahmad, Ibn Khaldun et ses lecteurs. Paris, PUF, 1983, p. 88.
219 Lacoste, Yves, Ibn Khaldoun : Naissance de l’histoire, passé du tiers-monde. Paris, La Découverte, 1998 (1966),
p.267.
132

démocratique ? Qu’est-ce qu’une société civile où chacun des groupes ou des corporations, pour
utiliser un autre langage, auraient une volonté hégémonique ?

Si Lacoste ne voit pas comment 1’ ‘açabiyya peut mener à la société civile, il en va


autrement d’Abdesselam Cheddadi pour qui le fonctionnement du mulk permet de penser
l’avènement de la société civile. «Le mulk et le jâh constituent les deux versants du même
phénomène de pouvoir central : si celui-ci se constitue en tant que mulk, il fonctionne en tant que
jâh »220. La notion de jâh n’aurait rencontré que peu de faveur auprès des chercheurs modernes,
alors que celle d’ ‘açabiyya aurait été plus intensément exploitée221. Le jâh, c’est-à-dire le crédit
ou le rang social, selon Ihn Khaldoun, est la capacité des hommes à imposer leur volonté à ceux
qui leur sont soumis au point de les contraindre par la force afin d’éviter ce qu’ils considèrent
pour eux ou pour soi comme étant nuisible. Π est entendu que ce pouvoir de contrainte « pour
autrui » permet également à celui qui l’exerce de réaliser ses fins personnelles. Cet exercice de
contrainte repose sur un donné anthropologique selon lequel l’homme, sauf exception, ne peut
vivre par lui-même, c’est-à-dire que la conservation de l’espèce passe par la solidarité, mais que
puisqu’il (l’homme) a tendance à ignorer l’intérêt de l’espèce, il faut le contraindre à la solidarité.
Quant à la répartition du jâh, elle est fonction d’une hiérarchisation sociale où le monarque est
gâté comparativement au gagne-petit qui n’aurait aucun pouvoir d’influencer autrui. «Le
« crédit » (jâh) est largement distribué entre les hommes, qui se le répartissent à tous les degrés.
Au sommet, il y a l’influence du souverain, que nul ne surpasse. Au rang le plus bas, il y a ceux
qui n’ont rien à gagner, ni à perdre. Dans l’intervalle il y a de nombreuses classes sociales
(tabaqat) »222. Selon le système du jâh, une personne de haut rang a plus de pouvoir qu’un
particulier très fortuné. Tout le monde voulant s’en approcher pour être protégé, chacun lui offre
de son labeur de telle sorte qu’il n’a aucune dépense. D s’enrichit sans avoir à investir.

Le lien entre le mulk, 1’ ‘açabiyya et le jâh repose sur ceci que progressivement le système
de l’honneur et de 1’ ‘açabiyya est remplacé par le système du jâh qui, lui, repose sur les liens
d’allégeance à l’endroit du souverain et sur la distribution des produits fiscaux. Ces deux
éléments contribuent comme il a été montré au déclin et à la chute de la monarchie puisque les
liens du sang s’affaiblissent et que les richesses se dilapident. Dans le système du jâh, tout est
fonction de la position de chacun dans l’entourage du souverain. Ainsi, au moment de la

220 Cheddadi, Abdesselam, Ibn Khaldoun revisité. Casablanca, Ed.Toubkal, 1999, p.34.
22‫י‬#¿¿ p.28.
222 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle (al-Muaaddima), t.2, chap.5, § 6, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1968, p.800.
133

constitution, de la consolidation et de la chute du pouvoir, les « gens d’épée » ont davantage de


jâh que les « gens de plume » qui, eux, reçoivent de l’égard et des bienfaits de la part du
souverain au moment où la souveraineté est à son apogée et où les activités liées au domaine de
l’art - dont la pratique, dira Ibn Khaldoun, conduit à !’acquisition des normes scientifiques223 -
fleurissent. Les lettrés n’étendent leur jâh qu’en se rapprochant du pouvoir au moment où
1’ ‘umran al-hadâra montre toute sa splendeur et sa finesse d’esprit. Es n’ont d’eux-mêmes aucun
pouvoir, car ce dernier est réservé à ceux qui ont la force et la capacité de « lier » et de « délier »
1’ ‘açabiyya (en arabe de ‫! ־‬a racine du verbe lier). Ni 1’ ‘açabiyya, ni le jâh ne perdurent
éternellement. L’ ‘açabiyya s’étiole par l’extension du clientélisme, alors que le jâh s’affaiblit par
!’augmentation de la corruption, conséquence d’un mode de vie tourné vers les plaisirs, qui
conduit le pouvoir à perdre de sa dignité, de sa vertu et de sa richesse et qui assure une partie
importante de sa légitimité.

Des deux fonctions du pouvoir que sont la perception et la distribution des surplus
économiques et la protection contre les ennemis extérieurs, Abdesselam Cheddadi dira que le rôle
fondamental du mulk est sans doute à chercher du côté de la protection des voies commerciales
contre de potentiels envahisseurs et que c’est cette fonction qui permet l’émergence de la société
civile. Pourquoi ? Par la perception et la distribution des impôts, les tribus en périphérie de la
hadâra, et la masse des citadins donnent une partie du fruit de leur labeur au pouvoir qui, lui, le
redistribue aux marchands et aux gens de plumes. En protégeant les voies commerciales, ce ne
sont plus uniquement les marchands et les gens de plumes qui tirent profit de !’intervention du
pouvoir, mais tout l’ordre urbain qui est sécurisé, c’est-à-dire qui n’a plus - ou moins - à craindre
la menace potentielle de 1’ ‘umran al-badawi. Toutefois, et c’est ce qui semble contradictoire au
premier coup d’œil, la protection de la société urbaine contre la société nomade repose sur un
compromis à l’intérieur même du pouvoir. En s’accaparant le mulk, la tribu à 1’ ‘açabiyya la plus
imposante vient neutraliser le mouvement de toutes les autres tribus vers le pouvoir de telle sorte
que ce qui émerge de la badiya protège la hadâra et assure - tant que le prestige reste et que
lignage n’est pas corrompu - son développement. Ce compromis ne serait pas le corollaire de la
faiblesse de caractère de la hadâra selon Cheddadi, mais un moment clé de l’émergence de la
société civile. « En consentant à confier aux guerriers nomades le soin de sa propre défense,
l’ordre urbain n’avoue pas une incapacité foncière comme le suggère Ibn Khaldûn, mais accepte
de payer la rançon de sa sécurité - et également, de sa prospérité. Π ne le fait d’ailleurs qu’en
vidant le pouvoir de son contenu économique et social, ...au profit de la société civile qui dispose

223
Ibid, chapitres, § 32, p.871.
134

d’une autonomie inconnue dans d’autres systèmes de civilisation »224. L’autonomie à laquelle
réfère l’un des traducteurs d’Ibn Khaldoun n’est pas celle de l’individu, mais bien de la société
nomade par rapport à l’ordre urbain, du fond archaïque par rapport à la modernité. L’intérêt de
cette thèse repose sur le lien qui y est établi entre la société civile et 1’ ‘açabiyya. Si chez Hegel -
et chez Lacoste - la société civile exige du sujet qu’il s’autonomise en regard de sa famille au
point de devenir un citoyen participant à la vie politique et sociale et un bourgeois qui revendique
son droit à la propriété privée, il en va tout autrement dans la tentative de lier la société civile à un
compromis entre sociétés nomades et sédentaires. L’émergence de l’individu et la garantie, par
l’État, de droits qui lui sont inaliénables ne seraient plus les pièces maîtresses du jeu de langage
définissant la société civile. Cette hypothèse a l’avantage d’ouvrir une nouvelle voie à l’analyse
de la société civile, mais elle reste à maints égards insatisfaisante. Où sont la citoyenneté, la
praxis et l’espace public libre de toute contrainte dans un système où tout dépend de la place
occupée par rapport au pouvoir, où l’action politique est ramenée à la prise en charge des
institutions et où l’exercice de la contrainte225 est le lot quotidien du souverain ? Plus encore,
qu’est-ce qu’une société civile où la participation au développement économique passe par le
clientélisme, et où, de surcroît, la bourgeoisie n’a pas pied ? Ces interrogations ne doivent pas être
comprises dans le sens d’un « essentialisme » qui ne voit dans le monde arabo-musulman
contemporain qu’un lot de régime à solidarité socio-agnatique ou d’un « culturalisme fort » pour
qui l’esprit de corps est un donné qui est incompatible avec la notion de société civile, mais plutôt
comme une tentative cherchant à analyser ce qu’il en est aujourd’hui des ‘açabiyyat (comment
interagissent l’individu et le groupe, le centre et la périphérie, des structures sociales traditionelles
dans un espace moderne se mondialisant ?) et déterminer si ces structures peuvent mener à un
élargissement du champ politique. Avant toutefois de voir ce qu’il en est aujourd’hui des
‘açabiyyat, quelques remarques s’imposent sur les tentatives cherchant à actualiser Ibn Khaldoun
en comparant son travail à celui des grands pontes de la pensée sociologique.

224 Cheddadi, Abdesselam, Ibn Khaldoun revisité. Casablanca, Ed.Toubkal, 1999, p.46.
225 À ce propos, je ne veux pas dramatiser la position d’Ibn Khaldoun. Car si le monarque a le monopole de l’exercice
de la contrainte, il ne doit pas agir en tyran. Son but doit être de diriger les vies humaines dans l’ici-bas (mulk) et pour
atteindre l’au-delà (califat). A quoi il faut ajouter que trop de rigueur nuit à la monarchie, car si le souverain a une
« poignée de fer » il risque de détruire l’esprit de corps qui lui est si précieux. (T.l, chap.3, § 22).
135

5.1.2 Ibn Khaldoun et la sociologie

5.1.2.1 Les lecteurs d’Ibn Khaldoun

L’histoire de la lecture d’Ibn Khaldoun après sa mort n’est pas à comparer à celle
d’Averroès. Elle n’a pas été dès la fin du moyen-âge un élément constitutif du mode de penser
occidental. Au 15e siècle, Ihn al-Azraq (1428-1491) dans ses Bada’i as-silk, fera une lecture
comparative d’Ibn Khaldoun en regard de l’éthique musulmane. H s’agissait grosso modo
d’étudier le caractère religieux et éthique du fondement du mulk, de montrer que la solidarité de
groupe est une condition nécessaire à l’existence de la royauté et que la guerre est la conséquence
de l’antagonisme des ‘açabiyyat. Trois siècles s’écoulèrent avant qu’Ibn Khaldoun ne retrouvent
sa place dans l’enceinte des doctes. Les auteurs turcs du 18e siècle s’opposèrent alors à la thèse
khaldounienne selon laquelle il n’y a pas de redressement possible pour le pouvoir qui a connu
des revers. Suite à ces tentatives d’interprétation, les orientalistes du 19e siècle donnèrent un
nouveau souffle à la pensée d’Ibn Khaldoun considéré par plusieurs comme le Montesquieu des
Arabes et de l’Orient. Comme le dit Ahmed Abdesselem, « la lecture que les Arabes et les Turcs
ont faite de la Muqadimma jusqu’au 18e siècle était tellement différente de celles qu’on connaîtra
au 19e et au 20e siècles, en Europe et dans les pays arabes, qu’on peut dire que la « découverte »
de la Muqadimma et des ‘Ibar par des orientalistes européens inaugura vraiment les études
khaldouniennes modernes. »226 Les auteurs arabes du 19e et du début du 20e siècle firent une
lecture libérale d’Ibn Khaldoun. Al-Afghani et Mohamed ‘Abduh accordèrent une importance
accrue au rôle de la religion. Tournés vers l’Europe, ils cherchèrent un vecteur d’unification
permettant de dépasser la solidarité propre aux ‘açabiyyat, ce qu’ils trouvèrent dans les grands
idéaux de l’islam227. Les auteurs tunisiens comme Khereddine et Ibn ad-Diaf occultèrent en
partie la notion d’ ‘açabiyya, véritable cœur de la théorie khaldounienne de la société. Ces auteurs
voyaient dans le modèle européen de l’État un remède pour le monde musulman jugé décadent.
Ibn Khaldoun devint alors la référence pour montrer que les idées libérales n’étaient pas

226 Abdesselem, Ahmed, Ibn Khaldoun et ses lecteurs. Paris, PUF, call. Essais et conférences du Collège de France,
1983, p.41.
227 Al-Afghani dira, si j’en suis la lecture de Majid Fakhry, que l’une des vérités fondamentales enseignée par la
religion est que chaque communauté religieuse croit à sa propre supériorité sur toutes les autres, ce qui engendre la
compétitivité entre les nations qui ont alors à cultiver les arts et à développer la recherche. À ce propos, dira al-
Afghani, la supériorité de l’islam tiendrait à ce qu’il ordonne à ses disciplines de ne rien accepter sans preuve. « Cette
religion prescrit à ses adeptes de chercher une base démonstrative pour les principes de croyance. Elle s’adresse donc
toujours à la raison et fonde ses ordonnances sur celle-ci. » (al-Afghani) Voir Fakhry, Majid, Histoire de la
philosophie islamique. Paris, Cerf, coll. Patrimoines, 1989, p.365.
136

étrangères au monde arabo-musulman. On comprend alors pourquoi la notion d’ ‘açabiyya fut


marginalisée. La seconde moitié du 20e siècle donna lieu à des interprétations marxistes du texte
qui focalisèrent sur la structure économique des sociétés et sur Γ opposition de « classe » entre le
citadin et le bédouin. Pour le sociologue irakien ‘Ali al-Wardi, pour ne citer que lui, le moteur de
Γhistoire chez Ibn Khaldoun n’est pas à chercher du côté de Γ ‘açabiyya mais de la dialectique
badawa/hadâra à laquelle le monde arabe resterait encore soumise à la différence que le
développement militaire a compliqué aujourd’hui la donne en rendant la campagne dépendante de
la ville. Schématisée de la sorte, l’histoire de !’interprétation d’Ibn Khaldoun est certes réduite à
sa plus simple expression mais elle a l’avantage de montrer qu’Ibn Khaldoun a été au cours des
deux derniers siècles et plus spécifiquement dans la deuxième moitié du 20e siècle une référence
dans la recherche de l’identité qui accompagne le développement du monde arabo-musulman
contemporain. Ces lectures d’Ibn Khaldoun ont pu déboucher sur des interprétations qui
cherchaient à recouper le propos du Tunisois à ceux de penseurs comme Durkheim et Weber et en
particulier aux notions de conscience collective et de pouvoir auxquelles Habermas fait lui-même
référence. Dans les paragraphes qui suivent, j’essaierai brièvement de dégager ce qui dans la
Muqadimma s’apparente à ces deux concepts pour ensuite revenir à la façon dont Habermas lui-
même comprend la conscience collective et le pouvoir dans sa théorie des sociétés modernes. À
ce stade, le dialogue entre Habermas et Ibn Khaldoun sera médiatisé par Weber et Durkheim.

5.1.2.2 Durkheim et la conscience collective

La notion de « conscience collective » permet à Émile Durkheim de comprendre le


passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique qui témoigne - du moins selon
Habermas - d’un gain en rationalité. Plus les sociétés sont dites primitives et plus il y a de
ressemblances parmi les individus qui les composent. Là, l’individu est lié - en arabe racine
de ‘açabiyya - au groupe dont il est le membre, ce qui fera dire à Fuad Baali que « asabiyah is
identical with Durkheim’s collective conscience »228. Selon cette lecture, tant 1’ ‘açabiyya que la
conscience collective seraient des indicateurs permettant de déterminer le niveau de solidarité du
groupe, lequel est fonction du passage de 1’ ‘umran al-badawi à 1’ ‘umran al-hadâra chez Ibn
Khaldoun et du passage déjà mentionné entre solidarités mécanique et organique chez Durkheim.
Ce qui laisse supposer que ce qu’Ibn Khaldoun entend par ‘açabiyya au niveau de la badiya
correspond à l’expérience humaine décrite par Durkheim dans les sociétés tribales. Or, et cet

228 Baali, Fuad, Society, state and urbanism : Ibn Khaldun’s sociological thought. Albany, State University of New
York Press, 1988, p.44.
137

élément avait déjà été introduit auparavant mais se voit à présent confirmé suite à la présentation
d’Ibn Khaldoun, les sociétés tribales dont Durkheim tente de rendre compte cadrent mal avec
Γ ‘umran al-badawi d’Ibn Khaldoun pour la simple raison que ce dernier n’a une définition qui
n’est ni mythique, ni religieuse de la solidarité clanique. Certes, 1’ ‘açabiyya n’est pas basée que
sur le lien de sang, mais il n’en demeure pas moins que le rôle qu’y joue la religion - exception
faite du cas de la vision prophétique - reste secondaire. Elle supporte la solidarité initiale et ne
peut pas se passer d’elle et ce, même dans le cas de la fondation du califat. Ceci montre bien que
Durkheim - du moins, lu par Habermas - cherche à définir d’un point de vue normatif la
solidarité comme des attentes de comportements adressés à tous les membres d’une communauté,
alors qu’Ibn Khaldoun focalise davantage sur sa fonction politique. La notion de conscience
collective développée par Durkheim renvoie à une totalité organisée de croyances et de
sentiments communs à tous les membres d’un groupe. Or, Ibn Khaldoun ne cherche que rarement
à définir les groupes en renvoyant à des sentiments partagés. Sauf dans le rare cas où un groupe
intériorise sa puissance que celle-ci soit réelle ou non, la solidarité est davantage définie en termes
de survie («H est dans la nature des hommes de se rapprocher et de s’associer, même entre
personnes d’origines différentes »229), de sang, de prestige et de clients gravitent autour du
pouvoir central.

Durkheim se réfère à un ensemble de croyances partagées qui se condensent dans les


sociétés archaïques et se dilatent dans les sociétés modernes profanes. À ce propos, et c’est un
point qu’il faut rappeler, Ibn Khaldoun donne une définition a-religieuse de la communauté et
c’est sans doute ce qui a permis aux interprétations marxistes de la Muqadimma de faire une
lecture économique de l’œuvre en focalisant une partie de leur attention sur le ma'ash - de la
racine qui signifie exister, subsister - c’est-à-dire de l’ensemble des façons, empiriques et
rationnelles, par lesquelles les hommes s’assurent de leur subsistance ce qui comprend à la fois
l’agriculture, l’élevage, la chasse, le commerce, l’industrie, etc. Partant des conditions empiriques
dans lesquelles les humains coopèrent pour se nourrir d’une nature qui leur est a priori hostile et
de la nécessité d’un lignage prestigieux pour parvenir à sortir des rudes conditions d’existence qui
sont celles de la badiya, le concept d’ ‘açabiyya semble résolument réaliste. Comme si tout était
fonction de la rudesse première qui sert à la prise du pouvoir et à sa consolidation et qui se
transforme pour faire fleurir la ville, les arts, la science. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de
conscience collective à l’œuvre dans les ‘açabiyyat, mais simplement que la signification qui est

229 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle (al-Muaaddima). t.2, chap.4, § 21, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.777.
138

partagée ne repose pas à la base décrite par Durkheim. Pourquoi ? Parce que ce dernier donne une
définition normative du groupe - la morale commence là où commence l’attachement au groupe
quel qu’il soit230 - ce qui n’est pas le cas d’Ibn Khaldoun, dont l’approche est davantage réaliste
que normative. Ceci n’invalide pas l’idée qu’une conscience collective soit à l’œuvre dans les
‘açabiyyat, mais montre que la base de la signification n’est pas religieuse. En ce sens, la
solidarité socio-agnatique cadre difficilement avec la solidarité mécanique puisque celle-ci nous
force à concevoir les liens tribaux en fonction des « formes élémentaires de la vie religieuse ».

Une ‘açabiyya est une ‘açabiyya parce qu’elle a une volonté hégémonique. La conscience
collective d’un clan est tournée vers le pouvoir. Ce qui est partagé relève d’un donné naturel, le
sang, et de liens d’allégeance. En ce sens, le déplacement de la badiya vers la hadâra, comme le
passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique chez Durkheim, traduit une
modification de la conscience collective. Les liens de sang faisant place aux allégeances,
1’ ‘açabiyya s’étire. Avec le temps, ce qui est partagé devient de plus en plus ténu. Une fois la
conscience collective déliée, le pouvoir se perd. Plus rien ne retient les membres du clan si ce
n’est alors le souvenir de la dynastie perdue.

5.1.23 Weber et la domination

Les rapports entre pouvoir et société dans la Muqadimma se rapprochent à plusieurs


égards d’éléments propres à la théorie sociale du 20e siècle et plus spécifiquement avec certains
des développements de Max Weber. Certes, l’individualisme méthodologique de Weber semble
au premier regard incompatible avec l’approche khaldounienne qui a pour unité de base non
l’individu mais le groupe dans lequel ce dernier se situe. Weber définit la solidarité dans les
communautés traditionnelles, qu’elles soient familiales ou claniques, en terme de relations
sociales où l’activité de chaque membre est imputée à tous les autres. Cette définition des
relations sociales suppose que la solidarité entraîne la formation de groupements politiques
pouvant à terme user de violence. Cette définition de la solidarité sociale s’apparente avec le
concept d’ ‘açabiyya dans la mesure où non seulement l’aspect proprement politique de la
solidarité y est pris en compte, mais également son rôle dans les processus de domination.

La domination - comme la solidarité d’ailleurs - évolue chez Ibn Khaldoun en fonction de


!’urbanisation, c’est-à-dire du passage de 1’ ‘umran al-badawi à 1’ ‘umran al-hadâra. Au stade pré­

230 Durkheim repris par Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.58.
139

étatique de la badiya, la domination est fonction de chefferie (ri’âsa), Γautorité repose sur le
lignage et la théorie de la mixité, selon laquelle il ne peut y avoir de mélanges entre des éléments
tous égaux (c’est pourquoi un clan et son chef doivent s’imposer au plus grand nombre), alors
qu’au stade du mulk le pouvoir revêt une forme essentiellement politique. Ceux qui se
l’approprient détiennent du même coup le monopole de la violence physique. Selon Gilbert
Achcar, « cette distinction (entre la chefferie et le pouvoir) est identique à celle qu’établira Max
Weber entre le groupement ( Verband) en général et le groupement politique {politischer Verband)
proprement dit dont la violence est «le moyen spécifique»231. Le groupement renvoie à un
certain type de relation sociale dans laquelle l’ordre est assuré par des personnes déterminées qui
sont ou bien le dirigeant (par exemple le chef de clan chez Ibn Khaldoun) ou bien la direction
administrative. Le groupement politique est un cas particulier du groupement de domination dont
la direction administrative peut exercer sur un territoire donné une contrainte physique. C’est le
mulk chez Ibn Khaldoun dans la mesure où ce terme n’est pas défini en tant que pouvoir royal
mais au sens, plus général, de la souveraineté. Mais cette distinction entre groupe et groupement
politique est-elle appropriée pour rendre compte de 1’ ‘açabiyya ? Elle a l’avantage, me semble-t-
il, de rendre compte des deux pôles du mouvement de 1’ ‘açabiyya: Visant le pouvoir, 1’ ‘açabiyya
est un organe de domination que ce soit du chef vers ses membres ou d’un clan vers un autre clan.
Une fois le pouvoir conquis, la domination de la solidarité socio-agnatique devient proprement
politique. L’enjeu est alors de savoir sur lequel des trois types de souveraineté définis par Ibn
Khaldoun reposera le pouvoir.

La souveraineté naturelle est le règne de l’arbitraire où la multitude est dirigée en fonction


des désirs, des caprices, des affects du souverain. Le mulk renvoie quant à lui à une légalité
rationnelle qui cherche à réaliser avec les meilleurs moyens possibles des fins qui ne sont sises
que dans ce monde-ci, contrairement au dessein du califat qui est de préparer la vie à venir dans
un autre monde. Cette différence entre légalité rationnelle et religieuse - la souveraineté naturelle
ne connaissant de légalité que l’arbitraire, elle est ici mise de côté - peut être interprétée en
termes d’une différence de rationalité. Pour reprendre une deuxième fois les propos de Gilbert
Achcar « cette distinction entre deux types de légalité est d’une similarité frappante avec l’un des
thèmes principaux de Weber, celui des deux types de rationalité : la « rationalité en finalité »
{Zweckrationalität) et la « rationalité en valeur » {Wertrationalität). »232 La distinction de légalité
entre le califat et le mulk renvoie à l’une des oppositions clés de la typologie wébérienne de

231 Achcar, Gilbert, La sociologie du pouvoir chez Ibn Khaldoun : une lecture wébérienne. in Cahiers internationaux
de sociologie, Vol. CVII, 1999, p.375.
140

l’action dont l’effort de Jürgen Habermas est justement de montrer qu’elle peut être dépassée par
une Théorie de l’agir communicationnel qui a pour tâche de montrer que la rationalité n’est pas
que domination. Dans l’agir communicationnel, ce n’est ni le meilleur moyen possible pour
atteindre un état de fait dans le monde objectif ou dans le monde social qui sert d’étalon à la
rationalité, ni la valeur « intrinsèque » de la religion qui est mesurée, mais la compétence
communicationnelle des êtres capables de parole et d’action en ce qu’ils ont la capacité de
coordonner leurs activités par un usage intersubjectif et symétrique du langage et qui, ce faisant,
peut servir d’étalon à la rationalité. Ainsi, en plus de lier les individus entre eux pour compliquer
leur effort de décontextualisation, les ‘açabiyyat fonctionneraient - du moins au moment où elles
se sont accaparées le pouvoir - sur un mode instrumental plutôt que communicationnel.

L’amalgame entre ‘açabiyya et Zweckrationalität atteint sa limite le moment venu


d’identifier le sujet de l’action. La typologie de Max Weber culmine en effet dans la possibilité
d’un usage instrumental ou stratégique de la rationalité, de même qu’elle repose sur le paradigme
- si l’on suit !’interprétation qu’en donne Habermas - de la philosophie du sujet. Or, les
‘açabiyyat substituent le Je par un Nous. Ce n’est plus l’individu qui agit le plus stratégiquement
possible pour s’emparer du pouvoir et le consolider, mais le groupe qui se blinde derrière un
usage stratégique du langage et le recours aux « gens d’épée ». Si pour Weber « tout homme qui
fait de la politique aspire au pouvoir - soit parce qu’il le considère comme un moyen au service
d’autres fin, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du
sentiment de prestige qu’il confère »232
233, il en va pour l’essentiel de même chez Ibn Khaldoun pour
qui l’homme politique est orphelin sms,‘açabiyya. Le pouvoir, faut-il le rappeler, étant la fin de
l’esprit de corps234.

Dans le cas où une ‘açabiyya s’est emparée du mulk, la légalité et la légitimité du pouvoir
deviennent deux ordres distincts. La légalité y est qualifiée de rationnelle, alors que la légitimité
de l’ordre politique repose sur une structure traditionnelle. En fait, Weber définit cette domination
traditionnelle en termes de coutumes immémoriales, d’habitude si profondément enracinées que
l’homme se sent obligé de les respecter. Encore ici, une signification religieuse est apposée à la
tradition, ce qui cadre mal avec la signification de Y ‘açabiyya. Quant à la notion d’habitus, elle
est essentielle à la Muqaddima, car l’homme, dira Ibn Khaldoun, « n’est pas l’enfant de sa

232 #¿4 p.381.


233 Weber, Max, Le savant et le politique. Paris, 10/18, 2002 (1963), p.126
234 Ibn Khaldûn, Muqaddima : Théorie de la société, in Le livre des Exemples, trad. Abdesselam Cheddadi, Paris, La
Pléiade, 2003, p.396.
141

famille, il est le fils de ses habitudes »235. C’est par habitude qu’il maintient et acquiert sa rudesse
dans la badiya, et qu’il développe les arts jusqu’à ce qu’à ce que ses mœurs s’en trouvent
corrompues dans la médina. La juxtaposition d’une légalité rationnelle-instrumentale à une
légitimité qui reste traditionnelle permet peut-être de décrire des ‘açabiyyat traditionnelles, mais
elle cohabite mal avec la notion d’ ‘açabiyya moderne ayant connu un processus de
rationalisation. Car si les ‘açabiyyat font un usage instrumental de la rationalité, rien n’interdit de
croire qu’elles iront jusqu’à instrumentaliser leur légitimité pour prendre, maintenir et consolider
leur pouvoir. Ne considérer la légitimité des ‘açabiyyat qu’en regard de structures traditionnelles
n’est-ce pas cantonner le monde arabe dans des catégories qui ne rendent pas compte des
transformations sociales ? De même, limiter la portée de l’analyse khaldounienne à son seul
contexte d’émergence, n’est-ce pas là nier l’apport du Tunisois au patrimoine mondial et à la
pensée politique même contemporaine ? Ainsi pour ce qui est ‘açabiyyat, il est à se demander si
elles sont toutes passées par un processus de rationalisation ou s’il n’y a pas parfois survivance
d’éléments traditionnels qui perdurent malgré des percées de modernisation ? Les ‘açabiyyat
reposent-elles toutes encore sur une structure clanique et sur une base socio-agnatique ? Comment
se sont-elles rationalisées ?

5.1.3 Les ‘açabiyyat aujourd’hui

J’ai jusqu’à présent tenté de circonscrire la définition que donne Ibn Khaldoun de
1’ ‘açabiyya, mais en faisant haro sur la réalité des sociétés arabes contemporaines. En ne référant
qu’à laMuqaddima et à certains d’entre les commentateurs - dont quelques-uns des plus illustres
comme Rosenthal ou Mahdi n’ont pas du tout été abordés - la question de l’actualité des
‘açabiyyat a été occultée. Que sont-elles devenues ? Comment les groupes de solidarité
interagissent-ils avec l’État moderne ? Est-ce que le système de clientélisme décrit dans les
‘açabiyyat traditionnelles se maintient, voire s’aggrave, dans les sociétés contemporaines ? Se
pourrait-il que le clientélisme repose aujourd’hui sur des bases insoupçonnées par Ibn Khaldoun ?
Ces questions ne sont pas sans importance pour la théorie de la discussion dans la mesure où
celle-ci a pour corollaires un espace public qui, considérant la situation idéale de parole, serait
libre de toute contrainte ainsi qu’un État de droit démocratique qui garantit aux individus leur
liberté d’expression. Je me contenterai ici d’esquisser ce qu’il en est des ‘açabiyyat aujourd’hui
en focalisant sur la question de l’espace public sachant que la question du fondement

235 Ibn Khaldoun, Discours sur !’histoire universelle (al-Muqaddima). t.2, chap.5, § 3, trad. Vincent Monteil,
Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvres, 1967, p.791.
142

communicationnel de l’État de droit démocratique, pendant politique de la Diskursethik, sera


analysée au prochain chapitre.
Dans un article publié en 1994, le chercheur Olivier Roy définit trois types de clientélisme
à savoir le réseau purement instrumental et ponctuel qui repose sur le pouvoir qu’un individu
obtient du fait de sa fonction et qui s’estompe du seul fait de la perte de cette dite fonction,
V‘açabiyya traditionnelle, qualifiée de khaldounienne par l’auteur, dont le mode de
fonctionnement est antérieur à l’État moderne, ou plutôt d’un État qui a les caractéristiques de la
modernité mais dont la stratégie de conquête et de gestion du pouvoir reste principalement tribale,
et, finalement, les ‘açabiyyat modernes, qualifiées de mamelouk, qui ne reposent pas sur des
structures sociales antérieures à l’État, mais qui fonctionnent tout de même sur des modes de
relations interpersonnelles qui s’approchent de ceux des ‘açabiyyat traditionnelles. Comme le dit
Olivier Roy, « la différence essentielle entre les ‘açabiyyat traditionnelles qui se recomposent
autour du fait étatique et ces nouvelles ‘açabiyyat est que les premières ont la mémoire de leur
origine, qui fonde leur légitimité, alors que les secondes sont à la recherche d’un mythe
fondateur ».236 Ainsi, que les groupes de solidarité reposent sur un titre, sur une structure tribale
traditionnelle ou sur la recomposition d’un ordre traditionnel fictif, leur fonction reste la même. H
s’agit de s’approprier le pouvoir pour soi-même et pour les siens, d’instrumentaliser l’État en
fonction de ses propres desseins: Le premier type de clientélisme étant ponctuel, il devient
difficile de le localiser, de le cibler bien qu’il soit possible d’envisager les limites qu’il pose à la
théorie de la discussion. En contrepartie, les groupes de solidarité « khaldounien »
et «mamelouk» - Ibn Khaldoun ne s’est-il pas justement servi de T exemple des Mamelouks
pour décrire un clientélisme qui ne repose pas sur le lien de sang - peuvent être plus aisément
localisés.

L’avantage de la notion d’ ‘açabiyya moderne tient à qu’elle permet d’identifier la logique


de décomposition et de recomposition des groupes de solidarité pour montrer que le vocabulaire
de la parenté est parfois plus fictif que réel et que cette notion n’est pas tributaire de la seule
politique proche-orientale. Le clientélisme n’aurait rien de spécifique à la région et se logerait en
Asie centrale comme en Afrique. Π ne part pas d’une donnée propre au monde arabo-musulman.
De même que les acteurs politiques et économiques qui entretiennent grassement ces réseaux de
pouvoir n’ont pas de localisation définie. Dans la mesure, selon Riccardo Boceo, où les tribus
sont des constructions socio-politiques produites de « !’interaction entre plusieurs acteurs locaux,

236 Roy, Olivier, Clientélisme et groupe de solidarité : survivance ou recomposition ?. in Démocraties sans
démocrates, Salamé, Ghassan (dir.), Paris, Fayard, 1994, p.399.
143

régionaux et internationaux »237, rien n’interdit de penser que leur étendue a des limites. En fait,
les açabiyyat modernes sont des recompositions de relation de solidarité traditionnelle dans un
espace moderne. L’opposition entre les deux ‘umran, qui peut être réinterprétée dans les termes
de la dynamique entre campagne et ville, ne permet plus de rendre compte des ‘açabiyyat
modernes. L’espace dans lequel se constituent ces dernières n’est plus le village, mais la ville
moderne. Π ne s’agit pas d’une survivance de structures traditionnelles dans un cadre allant se
modernisant, mais plutôt d’une recomposition des groupes de solidarité en fonction de nouveaux
enjeux, de l’insertion de l’économie locale dans l’économie mondiale et de !’interaction entre les
conflits locaux, régionaux et la scène politique mondiale. Ce n’est pas l’apparition de l’État qui
force la modernisation des ‘açabiyyat, mais seulement leur tendance à sans cesse étendre leurs
pouvoirs de telle sorte que les micro-pouvoirs locaux et les structures traditionnelles sur lesquels
ils reposent ne peuvent plus se suffire à eux-mêmes. Pour se préserver, comme pour se
développer, les pouvoirs locaux doivent « faire avec » l’extension de l’État. Ce qui donne lieu à
deux types d’ ‘açabiyyat modernes dont le premier, plus répandu au Proche-Orient, fonctionnerait
sur le mode de la retraditionnalisation. Là, les groupes de solidarité évoluent dans le cadre d’un
État dit moderne tout en fonctionnant avec les codes et le localisme propre aux ‘açabiyyat
traditionnels. Donnant suite à la colonisation, un deuxième type d’ ‘açabiyya moderne reposerait
quant à lui sur une quasi-disparition des structures sociologiques traditionnelles, ce qui ne veut
pas dire que le mode des rapports interpersonnels propre à la tradition s’est lui-même déstructuré
au profit de la modernité. Certaines structures sociologiques se désagrègent sans que la tradition,
elle, ne disparaisse. La colonisation favorise l’émigration urbaine, modifie les références
culturelles et l’élimination d’une ancienne élite. Suite à la colonisation, la reconstruction politique
fonctionne sous un double mode. La nouvelle génération s’exprime suivant les termes, les mots,
les expressions du colonisateur, mais les oppositions dans les débats d’idées restent teintées de la
mémoire de la segmentation première et se déroulent sur fond d’opposition entre groupes de
solidarité.

Que ce soit par la retraditionalisation des réseaux politiques ou par la disparition de la


solidarité traditionnelle qui n’amène pas la modernité, l’avancée des ‘açabiyyat modernes vers le
pouvoir parasite l’espace public. Lorsqu’un groupe de solidarité monopolise l’État à son
avantage, la légitimité - d’un point de vue démocratique - du pouvoir est atteinte. Seulement, la
remise en question de ce vacuum passe, pour être efficace, par la constitution d’autres réseaux de

237 Boceo, Riccardo, ‘Asabiyat tribales et États au Moyen-Orient : confrontation et connivences in Monde arabe,
Maghreb, Machrek, no.147, 1995, p.7.
144

solidarité qui, à terme, n’en auront que pour leurs intérêts propres. Les idéologies qui cherchent à
miner la crédibilité du pouvoir auront elles-mêmes à embrasser le jeu politique. Le passage de la
périphérie au centre du pouvoir sera dans plusieurs pays explicitement bloqué non pas faute d’une
culture démocratique, mais d’un jeu politique qui ne permet pas à l’opinion publique de se
détacher de l’État. Pour décrédibiliser ses adversaires, la machine étatique aura tendance à
s’arroger la presse locale plaçant les opposants dans une logique de violence ou de silence. « Dans
les pays arabes, la notion d’ «opinion » n’a pas une consistance économique et culturelle telle
qu’elle puisse se traduire en actes politiques. Le couple Presse-Opinion ne fonctionne que très
difficilement ou n’existe pas. La plupart du temps, c’est un faux couple. En effet, la seule opinion
que la presse est libre d’exprimer est celle du pouvoir dont elle dépend»238. Certes, la presse
arabe ne forme pas un ensemble homogène et d’un pays à l’autre son niveau de dépendance à
l’égard de l’État varie. Néanmoins, selon un rapport du Programme des nations unies pour le
développement (Pnud) datant de juillet 2002, les différents États arabes auraient « enregistré le
niveau de liberté le plus bas du monde à la fin des années 90 »239. La stratégie de ces États non
démocratiques se résume à ceci. B s’agit de museler l’opposition tout en détournant !’attention
des problèmes intérieurs du pays en focalisant sur un problème de politique extérieure qui a
l’avantage d’unir le peuple, soit par exemple le conflit israélo-palestinien.

Comment les ‘açabiyyat modernes, qui n’ont pas en main le pouvoir, interagissent-elles
avec la société civile ? Contrairement aux ‘açabiyyat traditionnelles où l’appartenance au groupe
n’est pas le résultant du choix de l’agent, l’appartenance à une ‘açabiyya moderne serait fonction
de la libre volonté de l’agent. Que des groupes soient fondés sur la liberté d’association témoigne,
me semble-t-il, de l’émergence de la société civile. Ici, il faut toutefois distinguer les groupes
sociaux qui ont une volonté politique ou économique240 des groupes a-politiques. Les premiers
entretiennent des ambitions qui s’opposent à la consolidation du pouvoir en place et c’est
pourquoi ils seront pourchassés et amenés en quelque sorte à user de violence. La « meilleure
façon », pour ce type d’État, de s’en départir consiste à contrôler ces groupes de solidarité ou, de
façon plus radicale encore, de ne simplement pas reconnaître la liberté d’association des

238 Hanna Elias, Elias, La presse arabe. Paris, Maisonneuve § Larose, 1993, p.127. L’auteur utilise l’expression « la
plupart du temps » du fait de sa division entre la presse d’État (Syrie, Irak, Libye, Algérie, Égypte...) , la presse
« loyaliste » (Arabie Saoudite, Tunisie, Jordanie...) et les pays où les journaux soutiennent une variété de tendances
allant du soutien total du pouvoir à son opposition radicale (Liban, Koweït, Maroc).
239 Reporters sans frontières, La liberté de la presse dans le monde : rapport 2003, Paris, 2003, p.521.
240 L’ajout du terme économique n’est pas ici sans raison. Comme l’a montré Ibn Khaldoun, toute ‘açabiyya vise le
mulk, c’est pourquoi il est fait mention de leur aspiration politique. Pour ce qui est de la volonté économique des
‘açabiyyat, elle s’explique à partir du clientélisme et ce, de deux façons. Une ‘açabiyya a une volonté uniquement
économique lorsqu’elle se constitue par exemple dans l’unique but de se constituer comme « client » d’un régime.
145

individus. Dans le cas où le pouvoir central ouvre le jeu politique pour se démocratiser, les
mouvements qui cherchaient à déloger le pouvoir central se verront confrontés à un choix. Ou
bien refuser de jouer le jeu de peur de contribuer à consolider le pouvoir d’un État qui n’aurait
pour lui (le groupe) aucune légitimité ou bien accepter la perche qui lui est tendue en remisant ses
prétentions hégémoniques241. Dans pareil cas, il ne resterait pas d,‘açabiyya. Car toute ‘açabiyya,
même constituée volontairement, vise le pouvoir. Et c’est précisément lorsque le pouvoir est en
jeu que les identités risquent de devenir meurtrières.

5.2 Habermas et l’émergence de la communauté morale : le « nous »flexible

La question de l’émergence d’un espace public libre de toute contrainte est beaucoup plus
complexe que ce qui vient d’en être dit. Mais s’il est vrai que les ‘açabiyyat maintiennent leur
fonction hégémonique sans pour autant être le fruit de la tradition et que, de surcroît, elles
conduisent le pouvoir à une crise de légitimité démocratique d’autant plus manifeste que la presse
n’y jouit que de peu ou pas de liberté la question de l’émergence de l’espace public politique
prend alors une nouvelle perspective. Car elle ne renvoie pas qu’à des facteurs culturels mais
également politiques. À force de chercher ici et là des traces de domination dans une tradition qui
compliquerait à elle seule la capacité de chacun à se décontextualiser, c’est-à-dire à passer de
considérations se limitant au « pour nous » pour se hisser au stade de ce qui est acceptable « pour
tous », les enjeux politico-stratégiques viennent à être oubliés. Or, dans le cas des ‘açabiyyat
modernes, le « pour nous » est fonction d’une instrumentalisation des groupes de solidarité et de
la tradition au profit de la prise du pouvoir et de sa consolidation.

L’intérêt de la notion d’ ‘açabiyya pour la pensée politique contemporaine tient à ce


qu’elle rappelle que les acceptions de la notion de communauté véhiculées tant par les libéraux
que les communautariens évacuent la question du pouvoir. Pour mieux comprendre la pertinence
de la notion d’ ‘açabiyya pour la littérature contemporaine en philosophie politique, c’est-à-dire
pour entrevoir les problèmes qu’elle pose à l’État de droit démocratique, j’aimerais justement la
comparer avec la définition que donnent les libéraux et les communautariens de la communauté.

Dans sa Théorie de la Justice, Rawls a renoué avec l’héritage de la théorie du contrat


social pour envisager les conditions sous lesquelles chaque individu peut rationnellement accepter

241 II peut arriver, me semble-t-il, qu’un groupe cherche délibérément qu’une perche lui soit tendue de façon à se
protéger d’une menace extérieure qui pèse sur lui.
146

les termes équitables d’une coopération. Dans l’expérience fictive de la position originelle et son
corollaire qu’est le voile d’ignorance, chaque individu est amené à se déposséder de ses qualités
propres, de sa situation sociale, économique, etc. de façon à imaginer les termes d’une société
juste, ne sachant pas lui-même quelle position il allait détenir dans cette société. En fait, la
position originelle est le point crucial d’un « équilibre réfléchi » entre les meilleurs jugements des
individus en termes de raisonnabilité (et de plausibilité) et leurs convictions bien pesées sur la
justice. Suivant Rawls, et sur ce point il s’accorde avec Habermas, la justice doit jouir d’une
priorité par rapport aux valeurs qu’elle tente d’arbitrer. Ce « doit » tient précisément au fait que
les droits des individus ne sont sujets à aucun marchandage et que la justice doit respecter la
pluralité au cœur même de l’espèce, c’est-à-dire la distinction entre chacune des personnes
humaines.

5.2.1 S andel et la communauté constitutive

La critique adressée par Michael S andel à l’endroit de Rawls a l’avantage, si je puis dire,
de ne pas focaliser sur la seule notion de position originelle, mais sur les postulats de toute
approche déontologique en général en ce qu’elle véhicule une conception de l’être humain selon
laquelle le « moi » est antérieur à ses fins. Comme si le sujet choisissait ses désirs, ses buts et ses
ambitions, comme s’il possédait ses fins plutôt que d’être constitué par elle. Cette conception du
« moi désengagé » se trouve chez Rawls dans le postulat de la mutuelle indifférence selon lequel
chacun des partenaires dans la position originelle est indifférent eu égard aux projets de vie
d’autrui. « Dans le postulat de l’indifférence mutuelle, nous trouvons la clé de la conception
rawlsienne du sujet, ou encore une image de ce que nous devons être des sujets pour lesquels la
justice est un bien premier »242. Selon S andel, dans la mesure où l’équilibre réfléchi nous
renseigne non seulement sur des principes de justice mais sur le sujet moral, le postulat de la
mutuelle indifférence développé par Rawls induit une anthropologique philosophique, c’est-à-dire
qu’il véhicule une conception de l’être humain. C’est précisément cette conception de la personne
dans son rapport à la communauté qui intéresse S andel. De même, c’est précisément
l’anthropologie philosophique sous-jacente au libéralisme déontologique et à l’approche
communautarienne qui m’intéresse ici.

Chez S andel, le moi comme sujet de la possession est défini de deux façons très
différentes. Premièrement, la notion de possession implique l’idée d’une mise à distance réflexive

242
S andel, Michael, Le libéralisme et les limites de la justice. Paris, Seuil, 1999, p. 94.
147

des fins, des vœux, de telle sorte que si le moi perd une attitude qu’il possédait, il reste
essentiellement le même. Sa permanence temporelle n’est pas remise en cause. Deuxièmement, et
ce mouvement est en quelque sorte l’inverse de l’autre, la volonté chercherait, suivant S andel, à
surmonter l’éloignement entre le moi et ses fins de façon à restaurer la continuité entre les deux.
Le sujet, tel que défini par Rawls, ne se limiterait pas à posséder ses finalités, puisqu’il est
également capable de se mettre à distance de ses propres intérêts de façon à s’ouvrir à l’altérité,
mais sans que celle-ci, regrette S andel, ne parvienne à modifier qui il est. Le sujet de Rawls et des
libéraux en général ne serait que superficiellement ouvert puisqu’il y est exclu que l’attachement
envers autrui ou à l’égard de valeurs puisse engager son « moi » de façon à le modifier.

Rawls, estime S andel, rejette la possibilité d’une communauté qui est constitutive pour le
moi243. Si Rawls ne fait pas sienne l’idée d’une communauté constitutive, il ne tombe pas non
plus dans une définition utilitariste de la communauté suivant laquelle les individus
considéreraient les dispositifs sociaux comme un mal nécessaire dont il faut le plus possible se
protéger. Selon Rawls, les individus qui animent la communauté partagent certaines « fins ultimes
» et considèrent la structure de collaboration comme un bien en soi. Bien que leurs intérêts
divergent à maints égards, ils convergent généralement, ce que n’arrivent pas à concevoir les
tenants de l’utilitarisme. Peu importe, pour S andel, puisque, selon lui, 16 libéralisme
déontologique comme l’utilitarisme demeurent, à des dégrés différents, des approches
individualistes. Face à ces définitions de la solidarité qui partent toutes d’un « moi désengagé »,
S andel cherche à restituer la communauté en son sens fort. Celle-ci ne désigne pas seulement ce
que des individus ont en commun en tant que membres d’une société, mais ce qu’ils sont. La
communauté, le groupe de solidarité, n’est pas qu’une association volontairement constituée par
les individus qui la composent.

S andel s’en prend à la conception volontariste selon laquelle en sa qualité d’agent le sujet
s’empare de choses à l’extérieur de lui pour se les approprier. Les frontières de l’identité sont
alors fermées, car peu importe les fins désirées par le sujet celles-ci n’atteindront pas la définition
de son « moi ». La définition cognitive de l’identité considère les frontières de l’individu comme
étant ouvertes. La qualité d’agent n’est pas fonction de la capacité du sujet à choisir parmi des

243 « Les postulats de la position originelle sont donc a priori en contradiction avec toute théorie du bien qui exigerait
que nous ayons une conception élargie de nous-mêmes, et plus particulièrement avec la possibilité même d’une
communauté en un sens constitutif. Dans la conception rawlsienne, le sens de la communauté renvoie à l’un des buts
possibles d’un moi préalablement individualisé, et non pas à l’un des composants ou à l’un des éléments constitutifs
de l’identité de ce moi en tant que tel. » Ibid., p. 106.
148

choses qui lui sont extérieures, mais de se réfléchir pour se connaître lui-même. Ouvert, le moi est
pris avec une charge cognitive énorme. Comment fera-t-il pour délimiter ses propres contours,
pour découvrir parmi le nombre incalculable de fins et de buts potentiels ceux qui sont vraiment
siens? La notion de réflexion chez Rawls se limite à une investigation sur les objets de désirs du
sujet sans chercher à atteindre le sujet qui lui-même désire. Or, selon la conception constitutive244
de la communauté mise de l’avant par S andel, le bien partagé par les membres de la collectivité
pénètre l’identité du sujet et devient un mode par lequel il (le sujet) vient à se comprendre lui-
même. Le danger est ici d’en arriver à une conception radicalement située du sujet qui limiterait
l’idée de justice, l’aptitude des sujets à considérer le point de vue de, tous, et la capacité de
réflexion du sujet. La notion de réflexion avancée par S andel - et c’est ce qui rapproche sa
position de celle de Charles Taylor - cherche à atteindre le sujet en lui-même, sachant que
l’identité de ce dernier est en partie constituée par la communauté à laquelle il appartient. Ce qui
signifie, me semble-t-il, que l’effort d’investigation sur soi doit être autorisé, voire stimulé par la
communauté car comment un sujet pourrait-il se comprendre lui-même comme le membre d’une
collectivité, d’une société, si cet effort de réflexion n’est pas valorisé par cette dernière.

La communauté, dit S andel, doit s’incarner dans des dispositions institutionnelles,


lesquelles doivent être les plus justes possibles. Mais, ajoute-t-il, pour qu’une société puisse être
qualifiée de juste, la justice doit être constitutive de sa structure fondamentale et pour qu’une
société soit une communauté au sens fort du terme, la communauté doit être un élément
constitutif de la société. L’antériorité du juste sur le bien est ici remise en cause sans que l’idée de
justice ne soit abandonnée. Les principes de justice ne sont pas eux-mêmes choisis ; ils
s’imposent aux individus et leur permettent de faire des choix. Idéalement, selon S andel, les
individus découvrent - par opposition à choisir - que la communauté à laquelle ils appartiennent
est fondamentalement juste et que cet élément de justice régule toute la société à laquelle ils
appartiennent de telle sorte que le « moi » est lui-même juste. H ne serait ni radicalement engagé
(cas où la justice ne concerne que les membres du groupe), ni radicalement désengagé (cas où la
justice ne s’applique à personne), mais simplement équilibré et sain...

En résumé, donc, S andel oppose à la définition sentimentale de la solidarité, propre au


libéralisme déontologique, une conception dite constitutive de la communauté où l’identité du
moi est traversée par les valeurs fondamentales de sa société. Par la réflexion, le sujet a accès à
cette identité, la possibilité lui est laissée de découvrir qui il est. Le problème avec cette

244 Sandel, Michael, Le libéralisme et les limites de la justice. Paris, Seuil, 1999, p. 222.
149

conception « forte » de la communauté tient à ce qu’elle ne répond pas à la question suivante :


« pourquoi être juste ? ». En effet, pourquoi une communauté, plutôt qu’une autre, incarnerait-elle
le sens de la justice au point de considérer ses membres et tout autre humain de façon équitable et
impartiale ? S andel tâche, me semble-t-il, de briser l’opposition classique entre communauté et
société, c’est-à-dire entre ce qui est transmis dans un milieu de socialisation restreint et les
normes qui doivent édicter les règles d’une vie partagée avec « des autres ». Seulement, du moins
d’un point de vue théorique, il fait l’impasse sur ces « autres » en étouffant non pas la possibilité
qu’autrui constitue le « moi » comme le fait Rawls, mais en limitant la portée de l’autre qui peut
constituer ce « moi ». Puisque l’autre auquel se rapporte le «moi» est celui de sa propre
communauté, le choc des altérités se trouve amenuisé.

5.2.2 Communauté/société : une fausse alternative ?

Tout l’effort de la Théorie de l’agir communicationnel est également de faire éclater


l’opposition entre communauté et société. Habermas, qui se réfère à Mead, postule que
l’indivuation passe par une socialisation préalable, c’est-à-dire qu’au fil de ses expériences
l’individu intériorise des normes d’un autrui qui va sans cesse se généralisant. L’opposition entre
ce qui vaut « pour nous » dans une communauté et ce qui vaut « pour tous » dans une société
pluraliste est du coup brisée, car l’entité qui est en train de se créer défie les frontières d’une
communauté ou d’une société qui cherchent à circonscrire l’identité de leurs membres et exigent
de leur part allégeance. Les frontières de la communauté morale définie par Habermas sont,
théoriquement, sans limite. En fait, la communauté morale tire son fondement des
présuppositions pragmatiques à l’œuvre dans toute argumentation. De ces présuppositions de la
communauté idéale de communication, qui sont neutres d’un point de vue axiologique, Habermas
en arrive à une définition normative de la communauté morale. Comment s’effectue ce passage ?
Qu’est-ce qui garantit que la communauté idéale de communication puisse être porteuse d’un
point de vue moral universel et impartial ?

La communauté morale ne repose pas, selon Habemas, sur la substantialité propre à une
image religieuse du monde. Prenant acte du pluralisme des visions du monde, il cherche à justifier
le passage à une morale dite post-traditionnelle et ce, en distinguant les actes de langage dont la
portée se limite à une forme de vie, un clan, une nation, des actes de langage réflexifs, c’est-à-dire
qui s’adressent à tout être capable de parole et d’action. Dans la mesure où les individus ne
peuvent pas s’entendre en se référant à la base de validité du discours religieux ou clanique,
l’autorité épistémique se déplace et s’appuie sur les règles qui contraignent toute discussion
150

argumentée. Comment alors montrer qu’au niveau post-conventionnel de la justification les


jugements moraux ont une signification et une portée qui est universelle ? À la défense de
!’universel, Habermas mise sur le cognitivisme moral selon lequel les jugements moraux ont un
statut analogue aux jugements assertoriques (concernant les états de fait). L’analogie tient de ce
que peu importe que les locuteurs se rapportent au monde social ou objectif, la validité de leur
proposition passe par la soumission aux procédures delà discussion et a fortiori par
!’acceptabilité rationnelle des participants à la discussion. La notion d’acceptabilité rationnelle est
ici primordiale pour comprendre ce qui, malgré l’analogie, distingue les énoncés moraux des
énoncés assertoriques. Tous deux renvoient à deux mondes fondamentalement différents dans la
mesure où l’un est historique, que les humains s’y rapportent du point de vue du participant, alors
que l’autre peut être décrit du point de vue de l’observateur. Qu’un accord soit conclu à propos
d’une proposition concernant le monde objectif et il sera dit que les conditions de la vérité ont été
remplies sans que le monde objectif n’ait lui-même changé, mais qu’un accord advienne
concernant une norme et il sera dit que cet accord transforme le monde social. L’important tient
ici à ce que la validité est fonction de la solidarité. Lorsque la communauté de communication
s’étend, que !’acceptabilité rationnelle passe de notre contexte à tous les contextes, alors la
validité du jugement s’en trouve grandie. Ceci illustre bien que la communauté de communication
est un fait neutre, une donnée brute qui n’a pas encore de consistance morale. Cette communauté
n’est pour l’instant que communicationnelle. Elle sert d’enceinte pour déterminer ce qui est vrai
ou acceptable en regard du monde objectif et du monde social. Elle revêt un sens épistémique,
mais pas encore un sens moral. Or, le concept de communauté morale suppose qu’un contenu
normatif peut être déduit des aspects structurels propres à toute communication.

« Les théories qui se situent dans la tradition de Hegel, Humboldt et de George Herbert
Mead ont suivi cette piste et montré que les activités de communication dépendent de
suppositions réciproques et que les formes de vie fondées sur la communication, étant
liées à des relations réciproques de reconnaissance, ont dans cette même mesure un
contenu normatif. Π ressort de ces analyses que la morale tire, de la forme et de la
structure de perspectives d’une socialisation intersubjective intacte, un sens authentique,
indépendant du bien individuel »245

Pour qu’une communauté puisse être qualifiée de morale, ses membres doivent être socialisés
dans « une forme de vie fondée sur la communication » où sont développés des rapports de
reconnaissance mutuelle. Puisque toute forme de vie humaine est structurée par le langage, lequel
151

vise l’entente, des rapports de reconnaissance mutuelle y sont à l’œuvre. Cependant, l’égalité de
traitement des individus varie selon les formes de vie dépendamment de leur niveau de
domination interne. Dans le cas des ‘açabiyyat par exemple, la coopération ne s’effectue pas sur
un mode égalitaire. De par sa lignée, sa force de contrainte ou sa vision, un chef dirige le groupe.
Cet élément de domination n’invalide pas la thèse de la communauté morale, car celle-ci, dira
Habermas, « est contenue dans toute communauté concrète, en quelque sorte comme son identité
supérieure »245
246. La communauté morale serait déjà à l’œuvre dans la communauté concrète même
si celle-ci reste empreinte de domination. Pourquoi ? Parce que toute forme de vie est structurée
de façon intersubjective et qu’il est possible - c’est la thèse de Habermas - d’en dégager un
contenu normatif. Si la communauté morale est comprise dans toute communauté concrète, reste
à savoir si toute communauté concrète est communauté morale. Comment les ‘açabiyyat ou les
communautés religieuses peuvent-elles être qualifiées de communauté morale ? La difficulté tient
ici à ce que la communauté morale repose sur un transfert de l’autorité épistémique de telle sorte
que le groupe - clanique ou religieux - se voit forcé de limiter ses prétentions épistémique et
éthique. Pour être qualifiée concrètement de morale, une communauté doit accepter le jeu du
pluralisme et accepter que !’Autre puisse également avoir raison. Elle doit se rendre compte des
contraintes pragmatico-transcendantales propres à toute discussion argumentée. Délaisser ses
propres ambitions et accepter de « faire avec » le pluralisme plutôt que de se barricader derrière
une identité c’est acquiescer - du moins en partie - à une vision moderne du monde. Ainsi, même
si le réseau de perspectives de chacun inclut alter et l’observateur ou qu’un fond
communicationnel anime toute pratique langagière le problème reste le même. Pour être qualifiée
de morale, une communauté doit accepter le « fait » du pluralisme. Sans cette acceptation, point
de reconnaissance mutuelle et point de paix à l’horizon !

L’alternative entre communauté et société devient fausse du moment que la communauté


morale se développe et se réalise en élargissant sans cesse ses frontières de façon à inclure un
Autre qui est de plus en plus généralisé. Dans l’optique de la communauté morale, choisir entre
1’ethos ou l’individu, entre le membre ou le singulier, entre la communauté ou la société, ne fait
aucun sens. L’impartialité du jugement est assurée du fait que personne ne se trouve exclu de la
communauté. L’égalité de traitement signifie que tout être humain fait partie de notre
communauté, c’est-à-dire de la communauté des êtres capables de parler et d’agir. Si autrui peut
et doit être traité de façon juste, c’est que - du point de vue communicationnel où l’individuation

245 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorique politique. Paris, Fayard, 1998, p.56.
2*mip.43.
152

se fait par socialisation - il est fragile, car il a besoin de ses semblables pour développer son
identité, comme il a besoin d’eux pour la stabiliser dans des rapports de reconnaissance
réciproque. Pour développer et maintenir leur identité, les individus n’ont donc pas à choisir entre
1’ethos d’une communauté qui fournit une identité et le laisser-aller des sociétés pluralistes. La
communauté morale s’étend à tous en partant d’une base commune - les compétences
communicationnelles de l’espèce - tout en maintenant la structure de l’appartenance à la
communauté. Plutôt qu’être exclusive comme une communauté traditionnelle qui distingue les
membres des non-membres, la communauté morale distribue ses cartes de membres à qui peut
parler et agir pour autant que les appelés soient réceptifs. Cet universalisme propre à la
communauté morale ne doit toutefois pas mener à un égalitarisme abstrait. Traiter autrui avec
égal respect ne signifie pas appliquer la même mesure à tous, mais considérer l’autre dans sa
propre altérité. Inclure l’autre signifie donc que les processus de communication doivent être
ouverts à tous - y compris et précisément à ceux qui sont étrangers les uns pour les autres et qui
souhaitent le rester247 - et que cette différence de T Autre par rapport à ses semblables doit être
respectée.

Ce n’est pas l’adoption d’un point de vue relativement abstrait qui est ici en cause, mais le
caractère quasi fantomatique de la communauté morale. Car si les ‘açabiyyat et les groupes à
solidarité constitutive peuvent être localisés et situés et que les membres peuvent se réclamer
consciemment de leur appartenance, il semble en être autrement pour la communauté morale. Les
frontières de son « nous » sont, du moins théoriquement, à ce point flexible qu’il est à se
demander si les agents peuvent véritablement s’en réclamer. Quel est le lieu de la communauté
morale ? L’idée de lieu, de topos, traduit mal ce qu’il en est de la communauté morale dans la
mesure où celle-ci ne réfère pas tant à une réalité spatio-temporelle mais plutôt à une expérience
de pensée où il y a adoption idéale de rôles de telle sorte que la justice puisse être considérée du
point de vue de la solidarité de chacun envers tous. La communauté morale a une existence
spatio-temporelle lorsqu’un individu agit moralement, c’est-à-dire qu’il traite son prochain avec
égal respect, ou que des individus se regroupent, désirant instituer le point de vue moral impartial
à travers des associations ou des organisations, voire à travers les systèmes du droit et de l’État. À
ce propos, le rôle politique de la communauté morale (Habermas) comme de la communauté
constitutive (Sandel) semble secondaire comparativement aux ‘açabiyyat qui, elles, sont mues à
la base par des finalités politiques, économiques et pragmatiques. Ce qui pose un nouveau
problème pour la théorie de la décontextualisation.

247 Ibid. p.6.


153

5.2.3 Les ‘açabiyyat : une définition instrumentale de la communauté ?

La communauté morale, qui va sans cesse s’élargissant, se débarrasse de son arrière-plan


religieux pour s’en remettre à la force contraignante des seules prétentions à la validité
critiquable. S’instaure alors une tension entre l’élément de la validité et celui de la facticité, c’est-
à-dire entre ce qui est susceptible d’être accepté par des agents rationnellement motivés
appartenant à la communauté de communication et d’être défendu par eux au moyen d’arguments,
et ce qui prévaut concrètement dans un contexte donné. L’élément de la validité s’inscrit dans
tous les contextes, mais en dépasse le régionalisme puisque les prétentions émises par les
locuteurs n’ont aucune frontière. Pour stabiliser cette tension et contrôler les risques de
dissension, Habermas s’en remet à la catégorie intermédiaire du droit. Il s’agit, à partir de ce qui a
été établi dans la théorie de la communication, de montrer que l’usage public de la raison repose
sur l’obtention préalable de droits fondamentaux, lesquels ne sont octroyés que par un processus
de délibération démocratique. La communauté morale a une armature rachitique, fragile, délicate.
Elle ne se défend pas ou peu par l’épée, mais par la plume, par le droit. En garantissant aux
individus des droits propres à tous les humains, l’État de droit démocratique cherche à inclure
l’Autre. Or, dans le cas des ‘açabiyyat ce n’est pas le contrepoids conservateur d’une vision du
monde qui vient parasiter les fondements de l’État de droit démocratique, mais leur mode de
fonctionnement hégémonique et hiérarchique. Puisqu’elles sont mues par une volonté de
domination, qu’elles cherchent le pouvoir et que, de surcroît, leur pérennisation se fait sur un
mode héréditaire de transmission, on voit mal comment elle pourrait garantir l’usage public de la
raison. Pourquoi une ‘açabiyya se suiciderait-elle ?

En comparant la notion d’ ‘açabiyya aux définitions que donnent Habermas et S andel de la


solidarité, ce qui semblait relever de la tradition, d’un ethos partagé, s’apparente davantage à une
rationalité qui est foncièrement stratégique. Les ‘açabiyyat, qu’elles soient khaldouniennes ou
modernes, conservent toujours cette visée de pouvoir sans quoi elles ne sont pas des ‘açabiyyat.
L’élément de la tradition, qu’il soit effectivement présent ou construit, est orienté vers la prise du
pouvoir. Le « pour nous » n’est pas défini à partir d’une trame symbolique partagée, il cherche à
parasiter les institutions. En ce sens, le type de rationalité dont usent les ‘açabiyyat s’approche
davantage de la rationalité moyen-fin tant décriée par Habermas que de la rationalité en valeur. Si
elle s’en rapproche, elle ne s’y confond pas tout à fait. La noblesse, le prestige, qui permettent à
un chef ou un clan d’en dominer un autre sans que le sang ne soit versé renvoient à des éléments
traditionnels non négligeables. Les ‘açabiyyat fonctionnent sur un type de rationalité qui intègre
154

la dimension des valeurs aux notions de moyens, de fins et de conséquences. Or, la rationalité
stratégique décrite par Weber et recomposée par Habermas intègre ces éléments248. Seulement, et
c’est là qu’elle se distingue de la rationalité communicationnelle, elle n’est pas orientée vers
l’entente et ne parvient pas à intégrer la dimension d’autrui, du « pour tous », dans la finalité de
l’agir. Enfin, la typologie ici esquissée (voir tableau) ne prétend pas à un statut épistémologique
particulier. Il s’agit, je le répète, d’un outil qui permet de repositionner la question de la
décontextualisation. Ce n’est dès lors plus Y ethos qui complique la mise à distance des évidences
du monde vécu, mais le fait qu’un groupe de solidarité cherche à s’emparer du pouvoir. Ceci
deviendra plus manifeste lorsque ce qui a été établi à propos de la théorie habermassienne de la
discussion sera transféré du côté du juridique et du politique, c’est-à-dire lorsque l’unité de la
raison pratique - morale, éthique, pragmatique - sera recomposée et stabilisée par le droit. «La
théorie morale doit laisser cette question ouverte et la transmettre à la philosophie du droit ; car,
d’une manière qui ne prête aucune confusion, l’unité de la raison pratique ne peut se faire que
dans le réseau de ces formes de communication et de ces pratiques propres à la citoyenneté dans
lesquelles les conditions d’une formation collective de la volonté ont acquis une stabilité
institutionnelle»249.

Enfin, Habermas transfère les acquis de la communauté politique au niveau politique pour
faire de la démocratie la réalisation de l’anthropologie de la pratique communicationnelle. En
transférant à mon tour la notion d’ ‘açabiyya au niveau politique, il me sera possible d’évaluer
plus en profondeur le problème que pose le réalisme khaldounien à la théorie philosophique de la
justice. Alors que chez Habermas la démocratie favorise le développement de la solidarité
inhérente à la communauté morale, les échos de 1’ ‘açabiyya laissent présager que la solidarité
clanique entremêlée de rationalité instrumentale n’a que peu à faire de l’État de droit
démocratique.

Pour synthétiser ce qui vient d’être dit, il m’apparaît pertinent de dresser une typologie de
la solidarité qui deviendra un outil de travail le moment venu de penser le pendant juridico-
politique de la théorie de la discussion.

248 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.l, Paris, Fayard, 1987, p.292.
249 Habermas, Jürgen, De Γ éthique de la discussion. Paris, Cerf, 1991, p. 110.
155

Typologie des groupes de solidarités

Types de Types de Directions Point de vue Fondement de la


communautés questions d’actions solidarité
Morale Morale Ce qui est Normatif. Égal Communication
bon « pour intérêt de tous libre de toute
tous » contrainte
Constitutive Éthique Ce qui est Membre d’une Ethos partagé
bon « pour forme de vie
nous » et par intersubj ectivement
extension qui partagée
est « bon pour
tous »
‘açabiyya Pragmatique, Ce qui est Groupe et chef qui -Socio-agnatique
instrumentale bon pour le cherchent la ( ‘açabiyya
chef et « pour réalisation de leur traditionnelle)
nous » à fin. -Associative
savoir le (retraditionnalisation
pouvoir et la ou recomposition
domination dans 1’ ‘açabiyya
moderne)
Troisième partie :
De la solidarité sociale à la communauté politique
157

Chapitre 6 : Le fondement communicationnel de l’État de droit démocratique

6.1 Le lieu et la fonction du droit

Dans les Tanner Lectures de 1986 Habermas formule l’idée d’État de droit en partant de la
perspective wébérienne. Dans quel sens le droit moderne s’est-il séparé de l’ensemble de la
tradition constituée tant par le droit, la politique que la morale ? La question n’est pas sans
importance, car elle concerne le statut systémique du droit (le droit serait-il un système autonome
qui produit ses propres codes ?) et donc son lien avec la normativité et leur lien avec la politique.
Ce dernier lien est capital car, comme le rappelle Weber, dans les sociétés modernes, la légitimité
du pouvoir repose sur sa légalité. L’idée d’État de droit démocratique renforce cette thèse en
tâchant de dégager le lien interne qui unit le droit à la démocratie. Avant de dégager et d’évaluer
ces répercussions théoriques sur les concepts d’espace public politique et de société civile, il
m’apparaît judicieux de « préparer le terrain », c’est-à-dire de situer la question du droit.

6.1.1 La question de l’autonomie du droit

Weber décrit l’avènement du droit moderne à partir du processus de rationalisation qu’a


connu l’occident. À mesure que les visions religieuses du monde font place à des croyances
opérant au niveau de la sphère individuelle, la structure tripartite du droit se brise. Le droit naturel
édicté par les théologiens servait de cadre au droit de type bureaucratique à la solde des pouvoirs
royal et impérial, lesquels imprégnaient le droit coutumier non écrit. C’est le pouvoir politique du
souverain qui tire profit de l’éclatement de cette constellation, mais du coup c’est également lui
qui doit se prévaloir d’une force d’obligation comparable à celle du droit naturel sacré. Comment
le droit politique, soumis à des transformations arbitraires et dont les visées sont stratégiques,
peut-il garantir !’indisponibilité du droit, c’est-à-dire le fait que personne ne peut disposer des lois
pour y déposer ses propres intentions ? La question de !’indisponibilité s’inscrit dans la
problématique de son autonomie, car - toujours selon la thèse de Weber - le droit se serait
institutionnalisé en sous-système autonome. Voire, comme le rappelle Luhmann, l’autonomie du
système juridique repose sur sa capacité de réguler et de se distancier de la morale et de la
politique. À ce propos, la thèse de Habermas est que l’autonomie du droit n’est pas tributaire
d’une autonomie systémique puisque la rationalité du droit n’est pas uniquement une affaire
juridique ; le droit maintient un lien interne avec la politique et la morale. C’est même ce lien « de
158

la politique et du droit avec la morale [qui] génère l’aspect de son indisponibilité »250. Comment le
système du droit peut-il rester autonome s’il se lie avec la morale et la politique sans être un
instrument de cette dernière ?

La théorie des systèmes de Niklas Luhmann décrit le droit comme un système


autopoïétique. Par ce terme barbare, le sociologue rend compte du caractère autoréférant de tout
système. Tout système a un environnement qu’il cherche à maîtriser de même que tous les
systèmes sont des environnements les uns pour les autres. Le système, contrairement au modèle
de la philosophie de la conscience, est anonyme, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de capacité
réflexive. «Le concept de réflexivité ne coïncide pas avec celui de conscience de soi »251. Les
systèmes n’ont aucun centre à partir duquel ils pourraient se rendre présents à eux-mêmes comme
le suggère la structure de la conscience de soi qui, elle, se réfléchit elle-même. L’autoréférentialité
du système ne revêt pas le sens théorique d’une autoreprésentation, mais - et c’est la thèse de
Luhmann - le sens pratique d’une autoproduction. Un système assimile des informations selon
ses propres codes et se reproduit à côté d’autres systèmes qui font de même. Quant à la raison
systémique, elle est l’ensemble des conditions et des processus par lesquels le système se
reproduit. Son fonctionnement est empiriste et non normatif. Luhmann substitue ainsi la notion
normative d’attentes de comportement par l’idée d’un processus d’apprentissage. Dans la mesure
où le monde moderne se complexifie à une vitesse qui dépasse parfois les agents eux-mêmes,
l’idée d’un processus d’apprentissage devient problématique. Le droit palie le retard dans
!’apprentissage moral en codifiant des attentes de comportement réciproque entre individus de
façon à ne pas creuser un écart trop prononcé entre les adaptés et les « mésadaptés ». Le droit
positif doit, et c’est là sa fonction essentielle, stabiliser les attentes de comportement des
individus tout en étant entre les mains - si Ton réfère à la situation de départ de Weber - du
pouvoir instable qu’est l’arbitraire du législateur.

Pour résoudre ce paradoxe et s’assurer que la légitimité du pouvoir puisse être fondée sur
sa légalité, Luhmann s’en remet à l’idée d’une légitimation par la procédure. L’important n’est
pas ici le consensus, mais la fiction du droit juste. Les juristes utiliseraient des arguments pour
créer l’illusion que leur décision ne relève pas de l’arbitraire. En allant trop loin dans cette
direction, cependant, c’est l’identité du droit lui-même et sa rationalité qui sont mises en cause.
C’est pourquoi Luhmann recherche le principe par lequel le système juridique se distingue des

250 Habermas, Jürgen, Droit et morale (Tanner Lectures 1986). Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 1997, p.74.
251 Habermas, Jürgen, Le discours philosophique de la modernité. Paris, Gallimard, 1988, p.435.
159

autres médias systémiques que sont l’argent et le pouvoir. Via l’enjeu de la rationalité du droit et
de son autonomie, la question de son lieu se trouve aussitôt posée. Le droit est-il complètement
détaché du monde vécu au point de perdre son ancrage avec la rationalité communicationnelle ou
opère-t-il cyniquement à partir de la seule rationalité systémique ? Dans des sociétés conçues
simultanément des points de vue communicationnel et systémique, le droit n’est-il pas plutôt
condamné à osciller entre ces deux pôles de rationalité ?

L’explication du principe structurant la rationalité du droit manque à la théorie des


systèmes. Luhmann cherche à dégager la rationalité inhérente au droit à partir des déterminations
formelles du droit autonome en étudiant ses codes. Seulement, et c’est là me semble-t-il
l’essentiel de la critique que lui adresse Habermas, en postulant que les arguments développés par
les juristes ne sont en vérité que des illusions, les déterminations formelles du droit ne suffisent
pas à fournir à ce dernier sa rationalité propre. Luhmann cherche en fait à assurer l’autonomie du
droit en le considérant comme un système fermé, contrairement à l’approche américaine des
Critical Legal Studies selon laquelle la compréhension de la réalité juridique passe par sa dé-
formalisation. Autrement dit, un jugement ne reposerait pas tant sur la loi mais plus souvent
qu’autrement sur les préjugés et les intérêts inavoués des juges. Cette thèse est reprise par
Habermas. Si les juristes peuvent réfléchir les dysfonctionnements de leurs propres pratiques,
c’est avant tout parce qu’ils se fondent sur des présuppositions de rationalité. Que !’application du
droit soit traversée par des idéologies ou des préjugés ou, comme le pense Dworkin, qu’elle ne
puisse aujourd’hui se passer d’un recours à des objectifs politiques est une chose. H faut, suivant
Habermas, dégager la rationalité des procédures de législation qui garantissent !’impartialité du
jugement énoncé pour éventuellement décortiquer le lien interne entre morale, droit et politique.
L’idée est relativement simple : il s’agit de montrer que le point de vue moral peut se stabiliser à
l’intérieur même du médium du droit de façon à assurer l’autonomie juridique et ainsi asseoir la
légitimité d’un pouvoir démocratique sur la légalité.

Le moment clé de cette démarche, réduite ici à sa plus simple expression, réside dans le
lien établi par Habermas entre la légalité et la normativité. « La morale inhérente au droit positif
possède la force transcendante d’une procédure qui se régule elle-même et qui contrôle son propre
caractère rationnel » 252. L’intérêt de cette thèse tient à ce que le droit positif s’y trouve fondé à
partir d’un concept procédural de raison. Lequel concept serait, selon Habermas, un acquis
cognitif de la modernité dans la mesure où celle-ci a favorisé l’avènement d’une conscience

252 Habermas, Jürgen, Droit et morale (-Tanner Lectures 1986t. Paris, Seuil, coll. « Traces écrites », 1997, p.86.
160

morale post-traditionnelle. Étant donné que cette transformation de la conscience morale qui sert
d’assise à l’idée d’État de droit est le fruit de la modernité occidentale, il est à se demander si la
notion d’État de droit a ou non une validité qui est universelle. Cette question sera reprise à bras
le corps par Habermas dans l’ouvrage Droit et Démocratie qui est à proprement parler le volet
juridique et politique de la théorie de la discussion. Avant d’approfondir ce qui était en germe
dans les Tanner Lectures de 1986, j’aimerais revenir brièvement sur la question du lieu
sociologique du droit.

6.1.2 Le droit entre système et monde vécu

Le droit positif tire son fondement d’une raison devenue procédurale. La complexité des
processus de modernisation a conduit Habermas à concevoir simultanément la société du point de
vue du système et du monde vécu. En ce sens, l’abandon du modèle de la philosophie de la
conscience permet de mieux rendre compte des sociétés complexes. Habermas abandonne ce
paradigme non seulement pour des raisons philosophiques - comme il a déjà été dit - mais
également sociologiques. À l’ascendance marxiste selon laquelle la société peut se concevoir
comme un méga-sujet capable de se transformer lui-même, il rétorque que les sociétés modernes
sont à ce point complexes qu’elles ne peuvent se concevoir comme des entités pouvant totalement
s ’ auto-transformer. Les mécanismes bureaucratiques et économiques sont à ce point détachés du
monde vécu intersubjectivement partagé que ce dernier n’a plus le poids suffisant pour les
domestiquer totalement. La lucidité de la Théorie de l’agir communicationnel se situe
précisément à ce niveau. Le combat entre le socialisme et le capitalisme aura entre autres été
gagné par la forte capacité d’intégration de ce dernier. Pourquoi le capitalisme parvient-il à
coordonner si facilement les plans d’action des individus ? Le capitalisme, comme la part
économique de la société civile décrite par Hegel, procède d’un certain misérabilisme. Sa capacité
de coordonner l’action relève d’un universalisme externe. Sans passer par le processus toujours
difficile de l’intégration sociale qui exige au minimum un rapport à la langue et à la culture, le
capitalisme fonctionne sur un concept réduit de langage, à savoir l’argent. Il s’insère entre alter et
ego et médiatise leur interrelation. Π permet aux uns et aux autres peu importe leurs convictions,
leurs «évaluations fortes» ou leurs croyances de coexister pacifiquement. En sens inverse, la
démocratie formule l’exigence d’une intégration langagière de l’altérité à travers le mécanisme
onéreux et périlleux de l’activité communicationnelle. La démocratie, dira Habermas, est tout ce
qu’il reste aujourd’hui du socialisme253. La démocratie, quoiqu’en pensent les libéraux254, est en

253 « Question : Que reste-t-il du socialisme ? Habermas : la démocratie radicale » in « More Humility, Fewer
161

son principe même en compétition avec le capitalisme dans la mesure où ce dernier a des visées
expansionnistes. Le propre d’un système est de dominer un environnement pour lui imposer sa
logique. Or la logique systémique entre en contradiction avec celle de la démocratie dans la
mesure où celle-ci repose - à sa racine même - sur la rationalité communicationnelle.

« Entre capitalisme et démocratie, il y a un rapport de tension insurmontable ; avec ces


deux réalités, ce sont en effet deux principes opposés d’intégration sociale qui sont en
concurrence pour la première place... Le sens normatif de la démocratie peut être ramassé,
du point de vue de la théorie de la société, dans la formule suivante : la mise en œuvre des
nécessités fonctionnelles, pour les domaines d’action intégrés par le système, doit trouver
ses limites dans l’intégrité du monde vécu, c’est-à-dire dans les exigences des sphères
d’action ordonnées à l’intégration sociale »*255254

L’intégration au système, qu’il soit économique ou bureaucratique, est concurrente à l’intégration


sociale. En intégrant ces deux pans dans sa théorie de la société, Habermas prend le pari de
concilier ce qui a priori - du moins de la façon dont il présente les choses - est inconciliable. Or
c’est à partir de ce pari théorique, me semble-t-il, que la question du droit dans son lien avec celle
de la solidarité doit être comprise. Dans la dialectique système/monde vécu, la composante de la
solidarité, centrale pour l’intégration sociale, devient la ressource véritablement menacée. Π
impute alors à une constitution véritablement démocratique de protéger la solidarité.

Dire d’une démocratie qu’elle est radicale, c’est fonder l’idée que les citoyens sont dotés
de droit leur permettant de participer à la formation de la volonté publique. Lorsqu’il y a
colonisation du monde vécu par le système, c’est-à-dire lorsque les mécanismes de reproduction
matérielle de la société s’infiltrent et prennent la place des mécanismes de reproduction
symbolique du monde vécu, la solidarité est mise à l’épreuve et en appelle à des mécanismes
institutionnels. Il y a alors extension du droit. À ce propos, l’émergence du travail salarié est un
bon exemple de l’extension des droits. Le prolétaire qui dispose librement de sa force de travail et
s’engage dans un contrat de travail paie cher le prix de sa liberté le moment venu de considérer sa

Illusions, A talk between Adam Michnik and Jürgen Habermas » New York Times Review of Books, 24 mars 1994,
p.26. Voir Sintomer, Yves, La démocratie impossible ? : politique et modernité chez Weber et Habermas. Paris, La
Découverte, 1999, p. 135.
254 David, Charles-Philippe, La guerre et la paix : approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie. Paris,
Presse de Science Po, 2000, p.115-117.
255 Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, t.2, Paris, Fayard, 1987, p.379-380.
162

qualité de vie. La réalisation de la liberté entraîne des effets secondaires qui sont destructeurs tant
d’un point de vue collectif qu’individuel. Pour garantir cette liberté déjà constituée juridiquement,
le droit s’est étendu de façon par exemple à diminuer les heures de travail, à garantir la sécurité
des travailleurs, à restreindre le droit des enfants. Cet exemple montre que dans le jeu de pouvoir
qui s’instaure entre le système et le monde vécu, le droit apparaît comme une instance
intermédiaire dont la fonction est de compenser les échecs du système, ne serait-ce que pour
mieux le maintenir puisqu’il ne peut le domestiquer. Le droit, dira Habermas, a une « fonction
charnière entre système et monde vécu »256 et permet à la société de se maintenir. Le droit est
davantage un mécanisme de médiation que de résistance. Le propre du droit conçu à l’aune de la
théorie de la discussion est justement de connecter la raison pratique aux rapports d’échange
économique et à la bureaucratie. Le droit sert de courroie de transmission entre système et monde
vécu ; il empêche le tissu de la communication de se déchirer et permet au contenu normatif de
circuler dans l’ensemble de la société (systéme/monde vécu). Dans Droit et Démocratie,
contrairement à ce qui était en vigueur dans la Théorie de l’agir communicationnel, les systèmes
économique et bureaucratique sont traversés par un minimum de raison pratique. Le monde vécu
se drape du droit pour se protéger de la raison systémique et va même jusqu'à entreprendre une
offensive contre les systèmes anonymes de l’économie de marché.

En ce qui concerne l’atteinte - ou l’adaptation si l’on utilise le langage de la théorie des


systèmes - d’un point de vue moral universel et impartial, le droit apparaît comme l’instance qui
compense les déficits motivationnels des individus. B est garant de la protection de la solidarité
pour autant que celle-ci soit ouverte à !’Autre. Cette précision est archi-importante. Car la
fonction du droit positif fondé sur la communication est de protéger celles parmi les interactions
qui intègrent la dimension d’autrui, c’est-à-dire qui ont pour idée directrice la communauté
illimitée de communication. En protégeant ces interactions, le système législatif favorise
!’introduction d’éléments qui ont une prétention universelle à la validité au sein même des
communautés concrètes. De même, en stabilisant certaines attentes de comportement, il tire le
monde vécu vers l’universel. Pour ne pas s’atomiser complètement, le monde vécu moderne a
besoin d’un droit juste pour se maintenir et se développer. Ce complément à la conscience morale
post-traditionnelle permet de réduire l’écart entre les « décontextualisés » et les
« conventionnels >> en donnant raison au premier et en aménageant aux autres une voie non pas
royale mais démocratique. Cette extension du droit - qui va dans le sens d’une sauvegarde de la
solidarité ouverte - porte en elle espoir et danger. Espoir car le médium juridique, qui tire son

256 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.70.
163

sens normatif du moral point of view, doit permettre 1 ’ implémentation de ce dernier de façon à
concrétiser l’idée d’État de droit démocratique et ainsi désamorcer les instances de résolution
violente des conflits. En garantissant l’autonomie juridique des citoyens, le droit protège et
contribue, du moins sur papier, à la formation de la volonté publique et éventuellement à
l’ouverture du jeu politique si, bien entendu, la classe politique d’une société quelle qu’elle soit
décide d’embrasser le jeu de la modernité et accepte de fonder sa légitimité sur une légalité qui,
elle, tire son contenu normatif des procédures de discussion. Cet espoir, fondé du point de vue de
la théorie habermassienne de la discussion, ne doit pas manquer de faire voir le danger qu’est
celui de creuser un écart entre la loi et les moeurs. Une mise en oeuvre forcée du médium
juridique peut jeter un haro sur la Sittlichkeit définie comme la volonté collective qui se réalise
effectivement dans des institutions et des coutumes sociales257.

6.1.3 Le droit entre facticité et validité

Si du point de vue sociologique le droit se situe entre système et monde vécu, du point de
vue de la théorie philosophique il se situe entre facticité et validité. Dans la mesure où toute
communication implique des présuppositions transcendantales, mais qu’à la fois toute discussion
est située, il réside une tension intralinguistique entre la facticité d’un énoncé - situé hic et nunc -
et sa validité qui ultimement s’adresse à une communauté de communication illimitée. Si, dans
une discussion pratique, il y a tension entre la validité et la facticité, c’est que les questions qui y
sont traitées relèvent d’enjeux moraux et non simplement éthiques258. Π n’est pas question de
1 ’auto-interprétation du « moi » d’un individu ou d’une collectivité, mais d’enjeux universels. En
outre, dans les sociétés dites archaïques, c’est-à-dire tribales259, ces deux éléments de la validité et
de la facticité sont en fusion et c’est cette fusion qui a une fonction stabilisatrice. Le droit
moderne repose pour sa part sur l’idée que les normes sont issues de la délibération de citoyens
libres, ce qui implique que les acteurs doivent se concevoir comme les auteurs des normes
édictées. La contrainte exercée par le droit est liée à la liberté de l’agent qui se reconnaît à la base

257 Je reprends à peu de chose près la traduction qu’en donne Jean-Louis Vieillard-Baron dans son article Nature,
coutume et droit chez Hegel in Laval théologique et philosophique, 51,2 (juin 1995), p.363.
258 En fait, les questions pragmatiques sont elles aussi traversées par une tension entre facticité et validité. « Parce que
les principes d’une morale devenue autonome élèvent une exigence analogue à celle de la connaissance, validité et
genèse se séparent l’une de l’autre, comme dans la discussion pragmatique». Habermas, Jürgen, De l’éthique de la
discussion. Paris, Cerf, 1992, p. 107.
259 La notion de tribu ou de clan utilisée quasi indistinctement par Habermas ne doit pas être confondue avec la notion
d’ ‘açabiyya. Car si les deux premiers termes renvoient à une image mythique ou au plus religieuse du monde le
concept-phare d’Ibn Khaldoun dénote une attitude beaucoup trop pragmatique et beaucoup moins centrée sur
l’élément de croyance.
164

des lois. Pour mener à bien leurs fins personnelles les sujets de droit doivent légitimer l’ordre qui
les contraint et donc se rapporter à d’autres agents pour fixer les normes par lesquelles ils
pourront coexister de façon pacifique. De même, ils doivent se soumettre à la loi et donc admettre
qu’ils ont une égalité de traitement, c’est-à-dire que tous sont porteurs des mêmes droits. Le droit
moderne qui ne repose pas sur une base de validité partagée doit s’assurer de la compatibilité des
libertés d’actions. En ce sens, le problème de la morale en vertu duquel les individus devaient
prendre à leur charge les exigences d’un point de vue impartial est transféré du côté du droit. La
légitimité des lois reposerait, selon Habermas, sur une procédure législative qui, elle, s’appuie sur
la souveraineté populaire. Les individus ont des droits inaliénables leur conférant une liberté
d’action subjective qui n’a de limite que la loi. Ils n’ont pas à dire pourquoi ils ont agit
conformément à la loi ; ils n’ont qu’à s’y soumettre. Paradoxalement, la puissance de légitimation
de cette procédure législative suppose que les citoyens se soient entendus au préalable sur des
règles communes. En ce sens, dira Habermas et c’est ce qui restera à prouver, les droits de la
personne et le principe de la souveraineté populaire semblent être les seules idées à partir
desquelles le droit moderne peut se justifier. Par l’autonomie privée, des droits universels sont
accordés aux individus, alors que c’est l’autonomie politique qui favorise la formation de la
volonté publique. Selon que l’emphase est mise sur l’idée de souveraineté populaire ou de droits
de l’Homme, la théorie politique s’est séparée entre libéraux et républicains. C’est à présent sur
cette opposition que je focaliserai et ce, afin de rendre compte des prétentions qui animent l’idée
d’État de droit où il est postulé que la souveraineté populaire et les droits de la personne
s’impliquent mutuellement et garantissent par ce fait même la fonction de stabilisation du droit.

6.2 Le concept procédural de démocratie

6.2.1 Libéraux et républicains

Les conceptions républicaine et libérale de la démocratie renvoient à deux idéaux-types


qui se distinguent entre autres par leur conception respective du politique, du citoyen, du droit et
du processus de formation de la volonté publique. Pour l’approche libérale, la société se définit en
regard des intérêts privés, lesquels sont structurés par l’économie de marché. C’est ce volet
économico-systémique de la société qui fournit à l’État son agenda. L’État se transforme aussitôt
en une administration publique au service du citoyen défini en fonction de ses droits subjectifs
négatifs. Tant qu’il poursuit ses buts dans la ligne tracée par la loi, le citoyen est protégé par et de
l’État. Il s’agit de domestiquer via le droit tout ce qui pourrait constituer une atteinte à la liberté
subjective. Les libéraux dénoncent le paternalisme d’État et c’est pourquoi ils se font les apôtres
165

de la réduction de sa taille. L’ordre juridique a quant à lui pour tâche de déterminer les droits
inaliénables des individus. Ces droits, et c’est là une différence majeure d’avec le républicanisme,
tirent leur légitimité non pas de la volonté politique dominante mais d’une « Loi supérieure »260.
Cette loi fondamentale est une condition nécessaire à l’exercice démocratique et non le résultat du
dit processus. L’ordre juridique est le résultat d’une construction à partir de l’idée que des droits
subjectifs sont inaliénables. Le maître mot des libéraux, le concept-clé sur lequel ils fondent le
système juridique, n’est rien d’autre que les droits de la personne. C’est en vertu de cet étalon
qu’ils limitent ou justifient - en cas de non-respect - !’intervention de l’État. Partant d’une
représentation atomistique de la société où ce sont les intérêts privés qui prévalent, les libéraux
conçoivent néanmoins l’humain comme un agent rationnel qui cherche à optimiser son succès.
L’ensemble de la vie politique est conçu sous l’aspect d’un combat stratégique où chacun
cherche à s’emparer des bonnes positions pour se rapprocher de !’administration publique.

Contrairement au gouvernement des lois, propre au modèle libéral dépeint par Habermas,
le paradigme républicain en est un du peuple. Son but est en quelque sorte de généraliser la liberté
des Anciens à une frange toujours plus large de la population tout en tenant compte de la
complexité des processus de modernisation. La politique est le terrain sur lequel les membres
d’une communauté se conçoivent dans un réseau de dépendance réciproque. C’est cette idée de
réciprocité qui sert d’assise à l’idée d’une association spontanée de sujets de droits libres et
égaux. L’unité de base de son champ d’investigation n’est pas l’individu mais la communauté ou
la société considérée comme un tout. Dans cette version holiste du social, le citoyen est défini en
fonction de ses libertés positives - pour reprendre ici l’opposition entre libertés négative et
positive rendue célèbre par Isaiah Berlin - qui sont des droits d’expression politique qui
garantissent la participation à la vie commune. Le pouvoir politique est un pouvoir fondé sur
1 ’autodétermination des citoyens. Les droits ne tirent pas, pour les républicains, leur fondement
d’un donné transcendantal de la raison pure, mais de la volonté publique. C’est peut-être pourquoi
la version républicaine de la démocratie met de l’avant l’idée de souveraineté populaire et accorde
une importance égale à l’intégrité de l’individu et à celle de sa communauté. Contrairement au
modèle de l’agent rationnel calqué sur celui de !’entrepreneur capitaliste à la solde de
!’optimisation de son gain, les républicains misent sur la formation de l’opinion et de la volonté à
l’intérieur d’un espace public. Le marché perd ainsi sa valeur paradigmatique au profit de
!’interaction langagière. Le modèle de rationalité n’a rien à voir avec la rationalité stratégique ou,
plus simplement encore, pragmatique, mais avec l’agir orienté en fonction de valeurs. Ce qui

260 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998, p.263.
166

montre bien que la représentation républicaine de la politique est grosso modo le calque d’une
communauté éthique qui se réfléchit elle-même. Il y a chez les républicains quelque chose qui se
rapproche d’un ethos démocratique, d’us et coutumes au service du règne de la souveraineté
populaire.

Présentée de la sorte, l’opposition entre libéralisme et républicanisme a quelque chose de


caricatural et de vaguement polémique. Les différences sont accentuées et les nuances esquintées.
Selon Habermas, et ce n’est pas une surprise, l’avantage du paradigme républicain tient à sa
conception holiste de la société. Ce modèle pèche toutefois par excès en concevant la société
comme un tout et en réduisant les questions de politique à des enjeux relatifs à la définition de
l’identité d’une communauté, d’une société ou d’un État. Partant de la volonté générale, la thèse
républicaine présuppose ce qu’elle doit d’une certaine façon produire. La volonté générale
souveraine devrait déboucher sur l’idée de droits subjectifs, mais elle présuppose !’attribution de
ces droits subjectifs pour se constituer en volonté générale souveraine. Mais comment l’entente
peut-elle être possible si les sujets ne disposent pas d’un droit d’expression ? De plus, bien que
les quêtes identitaires traversent la vie politique et mobilisent les citoyens dans l’arène publique,
ce serait - selon Habermas - passer à côté des grandes tâches de la politique que de réduire son
rôle à la quête des orientations propres à une forme de vie partagée. C’est par ce canal que
Habermas lit l’apport du paradigme libéral à la théorie de la démocratie en ce qu’il cherche à
assurer la légitimité du droit sur un principe qui transcende la communauté juridique concrète et
qui, ce faisant, est porteur d’une validité universelle. À ce propos, le problème du libéralisme
classique de Kant - car l’opposition libérale/républicaine renvoie aux tentatives de Kant et de
Rousseau de lier autonomie subjective et publique261 - repose sur sa déduction morale du droit.
L’ambiguïté tient à ce que le souverain représente la volonté populaire et que, ce faisant, il
devient le seul à pouvoir appliquer l’impératif catégorique comme principe du droit puisque seul
dépositaire de la règle de la publicité qui confère au pouvoir sa légitimité.

Via la démocratie délibérative, Habermas élargit le modèle républicain d’intégration de


façon à ouvrir les enjeux portant sur l’identité collective à une dimension plus vaste qui intègre
l’universalité des droits de l’Homme. En fait, il ne cherche pas à trancher entre les modèles

261 «Kant et Rousseau se dont donné comme but de penser dans le concept d’autonomie la réunion de la raison
pratique et de la volonté souveraine de telle manière que l’idée des droits de l’homme et le principe de la souveraineté
populaire s’interpénétrent réciproquement. Pour autant chacun de nos deux auteurs ne réussit à entrecroiser de
manière parfaitement symétrique les eux conceptions. Globalement, Kant propose plutôt une version libérale de
l’autonomie politique et Rousseau une version républicaine ». Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et
normes. Paris, Gallimard, 1997, p.116.
167

républicain et libéral mais à dénicher le lien interne qui les unit. Ainsi, par la thèse de la « co-
originarité », il est postulé que « les principes de la Constitution sont inhérents au concept même
d’autodétermination démocratique »262. Ce lien interne entre la souveraineté populaire et les droits
de l’Homme repose sur les présuppositions pragmatiques de toute communication que celle-ci
porte le nom de négociation, de dialogue sur l’identité ou de discussion sur la justice. La thèse de
la co-originarité suggère que la démocratie exige que les formes de la communication doivent être
instituées - par exemple la forme parlementaire - pour avoir une force d’obligation, laquelle n’est
rendue possible que si, et seulement si, le médium juridique qui permet leur institutionnalisation
est créé. Cette force d’obligation fondée est d’autant plus importante qu’elle répond au problème
central de la morale déontologie des principes à savoir l’ancrage motivationnel. Le devoir d’agir
propre à l’impératif catégorique kantien s’adressait à la volonté rationnelle. Reformulée de façon
intersubjective, le concept habermassien de raison pratique était pris avec le problème de
l’obligation d’agir. Malgré la force illocutoire des actes de langages, l’entente entre les locuteurs
n’oblige aucun d’eux à agir. Aucun consensus n’est à l’abri du free rider. Or le passage de la
morale au droit permet de régler ce problème, car le droit à une force de contrainte que les
arguments moraux - quoiqu’on pense Karl-Otto Apel - n’ont pas. Cette force de contrainte du
droit, Habermas la fonde sur le « pouvoir communicationnel »263.
6.2.2 Le pouvoir communicationnel

Ce type de pouvoir correspond à 1 ’institutionnalisation d’une communauté libre de toute


contrainte par l’État de droit démocratique, permettant ainsi à l’agir communicationnel de se
stabiliser et de pénétrer les pores des institutions, de telle sorte que le pouvoir ne soit plus, comme
le pensait Weber, une instance de la domination. Par 1 ’ autodétermination démocratique, le citoyen
est simultanément auteur et sujet des lois. La souveraineté populaire devient procédurale. Elle
n’est plus entre les mains du peuple, mais d’un pouvoir communicationnel qui substitue à la
notion de peuple l’idée d’une communauté illimitée de communication. Alors que le processus
électoral sert, selon les libéraux, à légitimer l’exercice du pouvoir et que la formation
démocratique de la volonté constitue la société en tant que communauté politique, aux dires des
républicains, le modèle délibératif oscille entre deux rives. La rationalité inhérente au langage fait
plus que légitimer le pouvoir sans parvenir à le constituer totalement. L’idée de souveraineté
populaire est ainsi reformulée par la version délibérative de la démocratie. Prenant le pluralisme
comme une donnée de base des sociétés modernes différenciées, Habermas prétend que la

262 Habermas, Jürgen, Trois versions de la démocratie libérale, in Le débat, no. 125, mai-août 2003, p.129.
263 Expression empruntée à Yves Sintomer.
168

souveraineté populaire ne peut plus se recouper avec la notion de peuple. Tout le problème de la
représentation politique doit dès lors être repensé, car en perdant sa qualité de souverain, le
peuple perd sa force principale qui était justement de se présenter lui-même puisqu’à l’origine de
la constitution du pouvoir.

Mais si le peuple se dissout, qui devient souverain ? Dans une société envisagée
simultanément des points de vue du système et du monde vécu, le pouvoir se diffuse. H n’y a plus
un centre à partir duquel la société peut se réfléchir. Suivant la Théorie de l’agir
communicationnel, le système politique en est un parmi tant d’autres qui, de surcroît, menace les
interactions communicationnelles à l’œuvre dans le monde vécu. Dans Droit et Démocratie, le
système politique perd son caractère autopoïétique. Il se connecte avec le monde vécu via le
système juridique. La formation de l’opinion publique et de la volonté, jadis attribuée uniquement
à l’espace public et à la société civile, s’institutionnalise à présent dans l’État de droit
démocratique de façon à ce que le pouvoir communicationnel se retrouve à la base du pouvoir
administratif. Ainsi fondé, le pouvoir politique apparaît comme un système domestiqué.
L’intégration sociale devient en partie une intégration politique où l’individu se conçoit en tant
que citoyen.

Qui est derrière cette formation institutionnelle de la volonté commune ? Quelle est
l’identité de cette communauté éclatée qui a, selon le portrait qu’en donne Habermas, pour lien
non pas une langue mais le langage. Où se cache le « Soi » d’une société décentrée qui n’a ni
jambe, ni bras, ni cœur, ni tête ? « Le «Soi » d’une communauté juridique qui s’organise elle-
même est dès lors absorbé par les formes de communication sans sujet qui régulent au moyen de
la discussion le flux de la formation de l’opinion et de la volonté »264. Le pouvoir de la
souveraineté populaire provient à la fois des espaces publics qui prennent pied dans la société
civile et de la formation de la volonté qui s’est institutionnalisée via l’État de droit démocratique.
Ce qui n’est pas sans incidence sur la conception de la solidarité que défend Habermas en regard
des sociétés modernes différenciées. Par son concept de démocratie délibérative, il fait certes de
la société civile l’un des lieux critiques à partir desquels les problèmes de la société peuvent être
réfléchis dans leur ensemble et le carrefour de prédilection de l’intégration sociale, mais dans la
mesure où la souveraineté populaire devient anonyme, la question reste entière de savoir qui
intègre et qui discute ? Selon Habermas, le système politique opère par des procédures formelles
où la formation de l’opinion et de la volonté a été institutionnalisée et se connecte à la « base »

264 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine : essais de théorie politique. Paris, Fayard, 1998, p.273.
169

via les réseaux de l’espace public: Lesquels supposent, faut-il le rappeler, un « monde vécu
favorable » ce qui signifie, pour reprendre les mots de Habermas, « une culture politique fondée
sur la liberté » et une « socialisation politiquement émancipée »265. En outre, le médium du droit
permet une défense de la solidarité face aux systèmes qui, eux, essaient de pénétrer
!’environnement du monde vécu pour le déstructurer. Ces trois instances que sont en théorie les
espaces publics libres, les procédures institutionnalisées par l’État de droit et le médium du droit
constituent pour Habermas une « intersubjectivité supérieure »266. Cette redéfinition de la
souveraineté populaire a ceci de particulier que le corps parlementaire devient un espace public
institutionnel qui se distingue des espaces publics informels et anonymes de la société civile. Si le
corps parlementaire gagne en légitimité, la société civile perd-t-elle en pouvoir ?

6.2.3 Le rôle de la société civile et de l’espace public politique

«À travers des espaces publics autonomes et susceptibles de résonance, la société civile


développe-t-elle des impulsions suffisamment vitales pour permettre de transporter les conflits, de
la périphérie du système en son sein même»267. L’interaction entre espace public et société civile
est incompréhensible si ces termes ne sont pas eux-mêmes définis. L’espace public n’est ni une
institution, ni une organisation, ni un système, mais un réseau permettant de communiquer des
opinions. En regard d’une problématique ou d’un thème, les flux de la communication se
condensent pour produire une opinion qui devient publique. Investi par la société civile, l’espace
public a une fonction signalétique, c’est-à-dire qu’il sert d’antenne pour capter ce qui ne va pas
dans la société. À quoi se greffe une fonction de problématisation où des hiatus sont formulés
d’une façon suffisamment convaincante pour que les parlementaires puissent prendre conscience
de l’urgence et/ou de la gravité d’un problème. Cette deuxième fonction a ceci de pernicieux que
pour se rendre jusqu’à l’oreille de la classe politique, les associations n’ont d’autres choix que de
dramatiser leur rapport au monde. En outre, l’espace public est en quelque sorte un espace social,
lequel est produit par l’activité communicationnelle. L’espace social n’est pas antérieur à la
pratique langagière. Ceux qui agissent de manière communicationnelle tracent les contours de ce
lieu aujourd’hui virtuel. D’Athènes à Francfort, l’espace public a gagné en abstraction. La

265 Ibid, p.274. On voit encore ici que la notion d’espace public libre de toute contrainte est, selon Habermas,
tributaire d’une culture de la liberté, laquelle a été rendue possible par la modernité. La différence entre la modernité
et son Autre est ramenée à une différence quant à la rationalisation du mondé vécu. Pourquoi faudrait-il absolument
que cette culture de la liberté soit associée à la notion de « monde vécu favorable » ? La liberté, qu’elle soit négative
ou positive, n’exige-t-elle pas plutôt de l’État qu’il accorde des droits aux citoyens ?
266 Habermas, Jürgen, Droits et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.323.
267 mi p.356.
170

présence physique du citoyen à l’agora athénien s’est vue remplacée par un espace public
médiatique. Le public qui sert de support à cet espace est indifférencié et virtuel. Ce caractère
virtuel, abstrait et impersonnel de l’espace public semble, entre autres, être une conséquence de la
complexification des sociétés modernes. L’espace public, branché sur le monde vécu, tente de
signaler et de problématiser les questions relatives par exemple à la religion, à l’éducation et à la
famille, mais de façon toujours générale. Sa capacité de creuser, en entrant dans les détails relatifs
à la résolution d’un problème, est limitée. L’espace public donne les grandes lignes à partir
desquelles le système politique s’active. H se maintient dans un certain flou et produit des
généralités. Son pouvoir est d’influencer les électeurs et la classe politique en transformant leurs
convictions, lesquelles viendront ultimement à s’institutionnaliser.

Dans l’espace public tel qu’il a été décrit, les acteurs sont amenés à dramatiser ce qu’ils
perçoivent comme étant les problèmes généraux de la société pour ainsi influencer le public et/ou
les décideurs. Le problème central n’est toutefois pas là. L’enjeu est plutôt de savoir si le citoyen
qui est membre de la société et qui, ce faisant, supporte l’espace public, joue le rôle d’acteur ou
de spectateur. Participe-t-il à la constitution même de cet espace virtuel qui n’a de lieu que
lorsqu’il y a texte, parole, image et son ? Selon le point de vue de Noam Chomsky, par exemple,
la démocratie en est à présent uné pour spectateur. Le citoyen est exclu des affaires publiques,
lesquelles sont gérées par une élite qui assumerait le rôle de berger du troupeau. Π s’agit pour le
pouvoir de « fabriquer l’opinion publique »268, de manufacturer le consentement et ce, en
instrumentalisant les media. Ceux-ci perdent leur fonction d’interface pour les débats publics
pour se transformer en outils de propagande. Certes, la thèse de Chomsky a un arrière-goût de
théorie du complot qui est difficilement compatible avec la concrétude de la pratique
journalistique et avec les réalités économiques de la presse. Néanmoins, Chomsky voit juste en
pointant vers le vacuum politique dont l’espace public n’est jamais à l’abri. Formulé en ces
termes, le propos de Chomsky s’accorde avec la thèse de Habermas sur l’espace public (1962) où
il est dit que le principe de la publicité, entendue dans les termes des idéaux de la sphère publique
bourgeoise, s’est désagrégé au fil du temps pour se réduire à la pub. L’espace public aurait été
vassalisé par les médias de masse, évidant ainsi le potentiel critique de l’espace public politique.
Toujours selon cette thèse, qui emprunte la voie de la philosophie du droit de Hegel et de sa
critique par Marx, il y aurait eu, d’une part, étatisation de la société et, de l’autre, socialisation
corporatiste de l’État. Des intérêts particuliers tâcheraient de parasiter un État qui intervient dans

268 Chomsky, Noam, McChesnay, Robert W, Propagande, médias et démocratie. Montréal, Écosociété, 2000, p.39.
Chomsky dira entre autres : « la propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire»
171

la société de façon paternaliste. En quittant ce pessimisme d’antan, Habermas fait de l’espace


public politique le concept clé de sa théorie normative de la démocratie. La solidarité est alors
définie de façon beaucoup plus abstraite. Pour la démocratie délibérative, une décision est
légitime lorsqu’elle résulte de la délibération de tous et non nécessairement de l’expression de la
volonté de tous. Cette nuance est fondamentale. Qu’une décision soit l’expression de la volonté
générale n’est pas suffisant pour pouvoir être qualifiée de rationnelle puisque dans les sociétés
pluralistes, il n’est plus possible de postuler que les convictions des individus sont les mêmes. Est
aujourd’hui qualifiée de légitime, selon Habermas, une décision qui passe par les processus de
formation de la volonté et de l’opinion. Le respect de ces procédures devient la condition qui
permet de surmonter l’opposition entre l’intérêt particulier du client et l’intérêt commun du
citoyen. En ce sens, la démocratie délibérative s’oppose à la « clientélisation du citoyen »269. Car
dans les présuppositions de toute pratique communicationnelle, l’exigence d’impartialité, et donc
la capacité de chacun de mettre à distance ses intérêts personnels, sont potentiellement présentes.

Depuis sa thèse consacrée à l’espace public, Habermas a également reformulé son concept
de société civile. Ce terme empruntait auparavant au philosopher hégélien et donc aux systèmes
des besoins. Dans sa théorie des sociétés modernes complexes, Habermas oppose la société civile
aux systèmes économiques et étatiques. Dans son noyau institutionnel, la société civile « est
constituée par ces regroupements volontaires hors de la sphère de l’État et de l’économie »270. Ces
regroupements rationnellement constitués tentent de ramener les structures communicationnelles
de l’espace public vers la société. Ce tissu associatif tâche de reprendre l’espace public toujours
inféodé par les mass media et ce, pour thématiser - selon les règles de l’art de la discussion - les
problèmes qui touchent la société dans son ensemble. La société civile moderne repose en outre
sur les quatre traits fondamentaux que sont la pluralité (la diversité des formes de vie et
interprétations du monde), la garantie des institutions publiques de là communication (liberté de
la presse, droit au libre exercice du journalisme), un domaine privé, de même que la légalité qui,
elle, permet d’encadrer le pluralisme et d’assurer le caractère à la fois privé et public de la société
civile. Mais ces dernières garanties légales ne suffisent pas à protéger l’espèce en voie de
disparition qu’est la société civile. C’est pourquoi, selon Habermas, le principe de discussion doit
se stabiliser dans un ordre institutionnel. Cette combinaison d’éléments informels et
institutionnels conduit toutefois à une autolimitation des prétentions transformatrices de la société
civile. Là, la société civile joue un rôle qualifié de défensif dans la mesure où son tissu associatif

(p.28).
269 Habermas, Jürgen, L’espace public (préface à l’édition de 19901. Paris, Payot, 1993, p. XXVIII.
172

se mobilise pour consolider de nouvelles identités collectives, assurer le développement de media


alternatifs et garantir à la rationalité communicationnelle son assise dans le monde vécu.
L’orientation offensive de la société civile renvoie, quant à elle, à la dimension de la réflexivité et
aux fonctions signalétique et de problématisation de l’espace public. De ce point de vue, les
associations volontairement constituées se mettent à la recherche de solutions face à des
problèmes posés. Ce qui implique un moment proprement critique où des solutions jugées
irrecevables sont - ou doivent être - remises en cause au moyen de meilleurs arguments.
Contrairement à !’autoritarisme ou au totalitarisme, la limitation des pouvoirs de la société civile
informelle n’implique pas la dilution de la société civile en tant que telle. Hannah Arendt avait
montré que le propre d’un système totalitaire est, entre autres, d’atomiser le corps social pour
constituer une masse d’individus isolés, en proie à la désolation, et qui ne pouvaient plus se lier
pour constituer un poids politique271. La démocratie radicale, nageant contre tout courant
totalitaire, limite la marge d’action de la société civile tout en exigeant de la part de cette dernière
une totale vitalité. La société civile doit donc, selon Habermas, se constituer dans le « contexte
d’une culture libérale », c’est-à-dire qu’elle repose sur une rationalisation préalable du monde
vécu et que toute défense de celui-ci doit être faite au nom de l’intégration républicaine et non de
la pérennisation d’une tradition définie par son opposition à la modernisation. La société civile
doit générer un pouvoir politique, c’est-à-dire que le pouvoir communicationnel dont dispose par
exemple le journalisme politique doit pouvoir pénétrer jusqu’à la législation. Enfin, dans les
sociétés complexes différenciées, la société civile doit, selon Habermas, renoncer à transformer la
société dans sa totalité. La société civile peut directement se transformer elle-même, mais elle doit
admettre la médiation avec les systèmes politique et juridique pour ultimement modifier la société
en totalité. Même en passant par la médiation, la société civile ne peut transformer l’ensemble de
la société puisque sa domestication du capitalisme n’est jamais totale. On voit là la différence
entre Habermas et Marx quant à la capacité et la limite de transformation de la société par elle-
même. La critique du jeune Marx à l’endroit du droit politique hégélien vise la figure de la
monarchie et en appelle à une saisie de la société civile en son principe pour fonder un régime
démocratique272. Puis, comme on le sait, Marx cherchera à catalyser la chute inévitable, selon lui,
du capitalisme en appelant avec Engels à une révolution dont le premier moment serait le
communisme273. Or la reformulation du concept de société civile par Habermas s’écarte en ce
point du sentier marxiste. La figure de la révolution est abandonnée, elle s’est dissoute dans la

270
/W.p.XXXI-XXXn.
271
Arendt, Hannah, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, pp.313.
272
Voir Marx, Karl, Critique du droit politique hégélien in Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade.
273
Marx, Karl, Le manifeste du parti communiste, Paris, éd. Sociales, 19S6, pp.178.
173

démocratie délibérative qui, elle, institutionnalise les différends et les procédures de


!’argumentation pour que, justement, il n’y ait plus de raison d’en arriver à la révolution. Cet
abandon de la figure révolutionaire reste légitime pour autant que les individus et les groupes
opèrent dans un cadre démocratique. De la révolution on passe à la désobéissance civile dont le
but est de convaincre l’opinion publique de l’illégitimité d’une loi particulière ou d’un
changement donné. La désobéissance civile vise le renforcement de l’État de droit démocratique.
H s’agit de montrer que le projet de l’Etat de droit démocratique, comme celui de la modernité,
reste inachevé. L’abandon de la figure de la révolution présuppose qu’une société est sur le
chemin de la démocratie. Car hors de ce sentier, soumis au joug d’un régime autoritaire ou
totalitaire, la révolution peut être justifiée si elle est faite au nom de la démocratisation.

Dans quelles conditions la société civile peut-elle influencer le système politique ? Les
mass media présentent un danger pour la démocratie dans la mesure où, comme il a déjà été dit,
l’opinion du public peut être manipulée et perdre son autonomie constitutive. En contrepartie, les
mass media offrent une capacité d’entente élargie. En fait, la question des mass media ne doit pas
être traitée d’un point de vue manichéen. Π ne s’agit pas de savoir si les mass media sont ou non
intrinsèquement valables, mais plutôt de savoir comment s’orientent les flux de communication
entre le public et les différents acteurs. Qui décide de quoi on va parler ? Soit qu’un thème est
débattu à huis clos entre les dirigeants politiques sans que l’espace public ne soit concerné soit
que le système politique adopte une mesure et qu’il sollicite le public pour faciliter la mise en
œuvre de la dite résolution. Dans ces deux cas, l’espace public est ou bien absent ou bien passif.
On fait fi de lui ou on lui demande d’estampiller de son sceau une résolution déjà prête à être
appliquée. Dans un troisième cas de figure, le flux de la communication est inversé. Il part de la
périphérie du système politique pour être mis à l’agenda de son centre. Ou bien un groupe de
pression parvient à faire inscrire son grief à l’agenda du jour ou bien, plus radicalement encore,
les acteurs de la société civile détournent les cycles de la communication de façon à modifier la
façon même de résoudre les problèmes. Située en périphérie du système politique, la société civile
a le triste avantage de mieux cerner les nouveaux problèmes. C’est elle qui perçoit les crises et
qui entretient cette conscience jusqu’à ce que des nouveaux thèmes soient déversés dans l’espace
public. Ce rôle actif de la société civile entre toutefois en tension avec les mass media. Car ceux-
ci ont tendance à se nourrir dans les mains du centre du système plutôt qu’à s’adonner à l’exercice
périlleux d’être le porte-voix d’une périphérie critique. Le problème fondamental des mass media,
et c’est pourquoi ils avilissent la démocratie délibérative selon Habermas, tient de la conception
qu’ils ont d’eux-mêmes et du public. Conformément à la conception délibérative de la
démocratie, « les mass medias [c’est moi qui met en italique] doivent se concevoir comme les
174

mandataires d’un public éclairé dont ils présupposent, attendent et renforcent à la fois la volonté
d’apprendre et la capacité critique »274. En maintenant une conception de leur rôle qui est
populiste et en réduisant le citoyen à un simple consommateur, les mass media portent atteinte à
l’acquis critique de la modernité dont la presse avait pourtant été l’un des moteurs.

6.3 Le système des droits : du lien interne entre droit et démocratie

Dans la section qui vient de s’achever j’ai fait état de la visée habermassienne qui consiste
à dépasser l’opposition classique entre libéralisme et républicanisme. J’aimerais ici revenir de
façon plus détaillée sur la thèse de la co-originarité entre droit et démocratie, entre liberté et
égalité, car, me semble-t-il, cette thèse n’est pas à prendre à la légère. Peut-être résout-elle « trop
bien » les questions de fondation et d’application de l’État de droit démocratique. Après avoir
décortiqué l’architectonique de la fondation de l’État de droit en regard de la théorie de la
discussion, il me sera plus aisé de poser la question de son instauration ou plus exactement de
montrer qu’entre fondation et application la distinction est plutôt ténue.

6.3.1 Droit, morale et démocratie : trois principes différents

Bien que l’idée d’État de droit démocratique soit fondée sur l’exigence d’une rationalité
procédurale, le principe de la démocratie ne doit pas être subordonné au principe moral. « Si l’on
se place au niveau d’une fondation en raison post-métaphysique, les règles juridiques et les règles
morales se différencient les unes des autres en même temps à partir de la morale sociale
traditionnelle, pour alors se présenter de front, comme deux types de normes pratiques distincts
mais complémentaires »275. Ces deux types de règles se complètent puisqu’un ordre juridique ne
peut être légitime s’il n’est pas conforme au droit, ce qui n’implique aucune hiérarchie entre le
droit et la morale. Différenciés d’un ethos partagé, le droit et la morale se distinguent de la
moralité sociale en ce que les règles juridiques se distinguent des règles morales et éthiques. En
fait, la morale et le droit s’opposent tous deux à une résolution violente des conflits. Néanmoins,
le droit diffère de la morale en ce qu’il ne renvoie pas uniquement à une dimension symbolique.
Le droit est un système d’action complémentaire à la morale. Π a une force de contrainte dont les
arguments moraux doivent être jaloux. Cette complémentarité non hiérarchique s’explique parce
qu’ils ont fondamentalement le même problème à régler et que les normes universelles d’action

274 Habermas, Jurgen, Droit et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.406,
275 Ibid., p.121.
175

découlant du principe «U» empruntent ces deux canaux différents pour rejoindre le sol de l’agir
humain. Le principe de discussion se distingue du principe moral en ce qu’il se limite à fonder en
raison !’impartialité. Le principe moral répond quant à lui uniquement d’un usage moral de la
raison pratique. H a à cœur l’humanité entière et non les problèmes identitaires d’une collectivité
donnée. Dans son rapport à !’universalité, le principe moral ne se situe pas au même niveau que le
principe démocratique. Le principe moral s’attarde à la constitution interne de !’argumentation. H
concerne en ce sens la théorie philosophique de la justice tandis que le principe démocratique est
traversé par le problème de 1 ’ institutionnalisation externe du droit et doit garantir que peu importe
la place qu’il occupe dans la société un citoyen pourra participer au même titre qu’un autre à la
formation de l’opinion et de la volonté publiques. On voit aisément ici que les enjeux entourant
!’institutionnalisation du droit touchent de près la sociologie, comme on voit le problème auquel
est confronté le principe démocratique. Π ne peut faire abstraction de la facticité du lieu, de la
position sociale de chacun et du poids d’un pays dans la balance mondiale. Pour Pierre Bourdieu
par exemple, la structure sociale n’est jamais neutre, elle impose un usage légitime du discours,
c’est-à-dire une manière de dire les choses et de les penser. Par la notion clé de « capital
symbolique », le sociologue cherche à montrer que l’importance de chacun dans la formation de
la volonté publique dépend de la position d’autorité qu’il occupe, c’est-à-dire de sa proximité par
rapport à l’usage légitime du langage. Le capital symbolique n’est donc pas fonction d’un
décalage empirique entre la concrétude du langage et la norme idéale de son utilisation. C’est un
donné de base qui est non justifié et avec lequel les êtres aptes au langage doivent composer276.
Pour ce qui est de la tâche du principe démocratique de Habermas, la difficulté qui lui incombe
tient de ce qu’il doit permettre la mise en œuvre d’une procédure d’institution du droit qui est
légitime, ce qui implique de « commander la création du médium juridique lui-même»277. À partir
de cette intrication du principe démocratique et du système des droits se comprend la genèse
logique des droits et par conséquent la co-originarité entre la souveraineté populaire et
l’autonomie politique.

276 Dans son ouvrage Les Héritiers écrit en collaboration avec Jean-Claude Passeron, Bourdieu parlera d’une
reproduction symbolique des élites, malgré nombre d’institutions qui se veulent démocratiques. L’égale chance
d’exercer une profession libérale serait du pipeau. Dépendamment de leurs antécédents familiaux, les individus
auraient plus ou moins de chances d’exercer une profession qui exige un solide capital symbolique.
277 Habermas, Jürgen, Droits et démocratie : entre faits et normes. Paris, Gallimard, 1997, p.127.
176

6.3.2 Quand autonomies privée et politique se rencontrent

Le code juridique et le mécanisme discursif de la légitimation, à savoir le principe


démocratique, qui est en quelque sorte la forme juridique du principe de discussion, sont intriqués
dans un processus circulaire où légalité et légitimité s’appellent l’un l’autre. Le principe
démocratique renvoie à cinq classes de droits dont la reconstruction a pour tâche de rattacher le
système juridique qualifié d’abstrait à l’univers concret du monde vécu. De ces cinq classes de
droits, les trois premières renvoient au principe proprement moderne de l’autonomie privée. Ces
droits explicitent le principe démocratique, c’est-à-dire !’application du principe de la discussion
au droit. Les sujets juridiques y jouent le rôle de destinataire du droit, ils n’ont pas encore la
fonction d’auteurs de l’ordre juridique. Ce rôle d’auteur n’est toutefois pas possible sans qu’au
préalable l’autonomie des sujets de droits ne soit juridiquement reconnue. En un premier temps,
le code juridique doit reconnaître les droits fondamentaux de la personne à la plus grande mesure
possible de liberté subjective égale pour tous. Deux éléments importants sont inclus dans cette
première formulation générale des droits subjectifs. Le code juridique, selon Habermas, y
reconnaît l’entité abstraite qu’est la personne et montre que les droits subjectifs de la personne
doivent être compatibles avec les droits égaux de tous, c’est-à-dire que les droits de la personne
ne font sens que s’ils sont également partagés par tous. En ce sens, et on reconnaît ici à !’arrière-
plan du propos de Habermas la théorie hégélienne de la reconnaissance, ces droits subjectifs de la
personne - s’ils veulent s’étendre également à tous - ont pour corollaire des droits fondamentaux
liés au statut de membre dans une association volontaire de sociétaires juridiques. De la personne
au membre, les règles du droit ne se limitent plus à déterminer les interactions humaines en
général. Elles encadrent ces relations au sein des sociétés concrètes. Dans une communauté
organisée en État, dira Habermas, ces droits protègent l’appartenance nationale et permettent
d’établir la distinction entre le membre et le non-membre. Par cette deuxième catégorie de droits,
ce sont les questions de !’immigration et de l’émigration qui sont en jeu. Tout membre qui a
consenti explicitement ou non à une nationalité peut - dans la mesure où par définition cette
association doit être volontaire - s’en retirer278. Un citoyen a le droit de s’expatrier, d’émigrer,
sans craindre pour son intégrité physique. À l’inverse, la communauté juridique est obligée
d’ouvrir ses barrières à quiconque voudrait s’exiler pour se réfugier sur son territoire. Une

278 Cette capacité à se retirer d’un groupe sans crainte pour son intégrité physique a sa limite dans les ‘açabiyyat
khaldouniennes et modernes. Dans le premier cas, l’identité d’un individu est fournie, en quittant le groupe il devient
à la fois traître et danger. Bien que fonctionnant sur le principe de la recomposition d’un ordre traditionnel ou le
principe de libre adhésion, les ‘açabiyyat modernes limitent encore une fois la capacité de l’individu à immigrer hors
du groupe puisqu’un intérêt commun unit les membres. Il serait néanmoins intéressant d’étudier aujourd’hui la
migration des ‘açabiyyat.
177

demande d’asile a ceci de particulier, et qui m’apparaît très important, que le membre et le non-
membre (le membre en devenir) sont dans un échange qui n’est plus tacite. L’étranger veut
appartenir à la collectivité et la collectivité veut - ou non - de cet étranger. Ce droit
d’appartenance reposerait en règle générale, selon Habermas, sur un accord qui soit tant dans
l’égal intérêt des membres que de celui ou celle qui ne demande qu’à être membre. Ainsi, et c’est
ce qui amène à la troisième catégorie de droits subjectifs, quiconque se sent lésé dans sa personne
doit avoir accès à des recours juridiques impartiaux, car personne n’est à l’abri d’une décision
arbitraire. Habermas parle d’une exigibilité des droits et du développement d’une protection
juridique individuelle. Ces garanties de recours juridique s’adressent à la personne en tant que
membre de même qu’à la personne qui a été refoulée de la communauté juridique. Théoriquement
parlant, l’exilé qui s’est rendu sur le territoire sans être invité à faire partie de l’union des
membres de l’État de droit doit pouvoir bénéficier d’une protection juridique, c’est-à-dire qu’il
doit pouvoir demander que son dossier soit reconsidéré par une commission impartiale. Ces trois
ensembles de droits constituent le premier moment de la genèse logique des droits. « H n’y a
aucun droit légitime sans ces droits »279. Ces droits ne sont que des principes guidant le législateur
dans son travail. Le législateur doit s’orienter en fonction d’eux pour exercer sa souveraineté.
Mais celle-ci ne deviendra populaire que lorsque les sujets se comprendront eux-mêmes comme
les auteurs de la loi.

Le deuxième moment de la reconstruction habermassienne du droit focalise non pas sur


l’autonomie subjective des sujets de droits, mais sur Vautonomie politique des citoyens. Par un
quatrième groupe de droits, il s’agit de montrer que les droits politiques fondent le statut de
citoyens libres et égaux. Sans ces droits politiques, les sujets resteraient les destinataires d’un
ordre juridique établi. L’introduction de droits politiques, publics, correspond à un changement
fondamental de perspective, car les sujets de droits empruntent désormais la toge du législateur
constitutionnel. Les droits politiques - qui rappellent le moment républicain à l’œuvre dans la
démocratie délibérative - traduisent le principe de discussion en garantissant à chacun un égal
accès au processus de délibération à la base de la législation. Es autorisent l’usage public de la
liberté communicationnelle, c’est-à-dire de la possibilité de prendre position par rapport à des
prétentions à la validité critiquable émises par un locuteur et dont le fondement est à chercher
dans le principe de reconnaissance mutuelle inhérent à une activité langagière orientée vers
1 ’intercompréhension. Cette notion de liberté communicationnelle est centrale si Ton veut
comprendre T interrelation entre autonomies privée et publique. La liberté communicationnelle

279 Habermas, Jürgen, Droit et démocratie : entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p.143.
178

qui permet l’usage public de la raison doit être instituée sous la forme, dira Habermas, de droits
subjectifs. Elle garantit aux sujets de droits la liberté de participer à la formation de la volonté
publique. Ce sont eux qui, libres, décident de participer ou non à la formation publique de la
volonté. En ce sens, le système des droits n’est pas donné une fois pour toute, il ne se met pas en
place du jour au lendemain. Ce n’est que lorsque les individus interprètent et reconstruisent leur
système des droits - celui dans lequel ils vivent - qu’ils en prennent véritablement conscience et
peuvent, s’ils le jugent souhaitable, pérenniser la Constitution. Ce travail d’interprétation d’une
constitution déjà-là est facilité par !’introduction d’une cinquième catégorie de droits
fondamentaux relevant de l’octroi de conditions de vie favorisant l’égalité de chance des droits.
Ces conditions de vie doivent être assurées aux niveaux social, technique et, c’est là une
préoccupation qui prend de plus en plus de place chez Habermas, écologique. La liberté
communicationnelle (usage public) et la liberté subjective (autonomie privée) s’impliquent
mutuellement. Pas de droits sans démocratie et pas de démocratie sans droits. Par !’introduction
d’une cinquième catégorie de droits, Habermas transforme l’État de droit démocratique en État
social280. Π cherche à s’assurer que la position sociale d’un individu x ne limitera pas sa capacité à
alimenter la vie publique, c’est-à-dire à user de ses droits et de participer à la législation. Ces
droits visent à ce que chaque individu, peu importe sa position sur l’échiquier social, ne soit pas
mis à l’écart de l’État de droit démocratique. La genèse logique des droits part donc du respect de
l’intégrité de la personne pour progressivement s’ancrer dans le monde vécu au point où l’État
doit lui-même s’assurer de garantir à chacun la possibilité matérielle de prendre part à la
législation politique.

L’un des problèmes majeurs dans l’analyse de Habermas repose sur la circularité entre le
code du droit et le mécanisme discursif de sa législation, entre l’autonomie privée et l’autonomie
publique, entre le libéralisme et le républicanisme, entre le droit et la démocratie. Tout est si « co-
originaire » que la rencontre entre ces concepts se fait presque de manière incestueuse. La genèse
de l’idée d’État de droit démocratique s’appuie sur le principe démocratique qui est une
ramification institutionnelle et juridique du principe de discussion. Si Habermas s’intéresse au
problème de T institutionnalisation du droit, la question de !’application de cette idée reste floue.
La question de !’application est remplacée par le postulat de la « culture démocratique ».

«À vrai dire, l’émergence de la légitimité à partir de la légalité n’apparaît comme un

280 La notion d’État social ne doit pas ici être confondue avec l’idée d’un paternalisme d’État où le pouvoir législatif
décide de protéger un groupe ou une minorité culturelle sans que ceux-ci n’aient au préalable articulé leur position et
179

paradoxe que si l’on part de la prémisse selon laquelle le système juridique doit être
représenté comme un processus circulaire qui reflue récursivement en lui-même et
s’tiwfolégitime. Ce que contredit déjà l’évidence : sans les initiatives d’une population
accoutumée à la liberté, les institutions juridiques de la liberté se désintègrent. On ne peut
précisément pas contraindre une population à la spontanéité, fût-ce par le droit ; c’est aux
traditions de la liberté qu’elle se régénère et dans les relations associatives d’une culture
politique libérale qu’elle se conserve»281

Le problème ici est que la facticité a un lieu. Ce n’est pas la facticité en général qui entre en
tension avec la validité, mais la facticité moderne. Une tradition de liberté doit être à l’œuvre pour
que les institutions juridiques puissent garantir la liberté subjective des individus et que l’État
puisse reconnaître leur liberté communicationnelle. Une culture libérale doit progressivement se
développer pour qu’il y ait démocratie. Ce qui revient à dire, avant tout, que la démocratie
présuppose une rationalisation du monde vécu, c’est-à-dire du savoir d’arrière-plan par lequel les
individus et les groupes agissent et comprennent le monde. Dans les sociétés qualifiées de
tribales par Habermas, le consensus sacré et sa force d’obligation sur les individus ne permettent
ni d’établir la légitimité d’un ordre politique sur sa légalité, ni l’émergence d’une tradition
démocratique où l’individu peut, sans crainte pour son intégrité, remettre en cause le consensus
sacré. Par cette opposition entre une tradition radicalement religieuse et la culture libérale,
Habermas ne cherche pas à montrer la supériorité de la culture libérale à partir d’une attitude
ethnocentriste. Son but est plutôt de dégager le fondement universel des droits à partir de la
compétence communicationnelle des individus, laquelle est mise en valeur par la tradition libérale
qui garantit la liberté d’expression des individus. La personne qui juge moralement doit répondre
à des exigences cognitives, motivationnelles et organisationnelles, c’est-à-dire que le degré
d’abstraction exigé par les normes universelles pose le problème de leur application, que les
arguments moraux n’ont presque aucune force contraignante sur les individus - ce n’est pas parce
que le bien est connu qu’il est réalisé -, enfin que la morale rationnelle universelle doit répondre à
des exigences organisationnelles si des fins jugées louables veulent être réalisées - autrement dit,
l’aide au tiers-monde emprunte des voix organisées plus efficaces que l’initiative des seuls
individus. En regard de ces trois exigences, le rôle du droit sera de compenser les faiblesses de la
morale rationnelle. La morale post-conventionnelle exige d’être complétée par le droit si elle veut
élargir son rayon d’action et transformer le monde. C’est là la fonction du système des droits que

leur revendication dans une discussion publique.


281 Æi¿ p.149.
180

de soutenir l’individu dans son ascension vers des normes universelles. Le paradoxe devient
patent. La morale post-conventionnelle doit être complétée par le droit, lequel tire justement sa
force de contrainte de principes moraux post-conventionnels qui sont à l’œuvre dans la tradition
libérale. Hors des frontières de la modernité, l’effort de décontextualisation perd tout appui. On
ne voit ni comment des droits subjectifs pourraient être accordés aux individus ni comment
l’espace public pourrait s’ouvrir à eux. Habermas présuppose un minimum de liberté dans une
société pour fonder co-originairement autonomies privée et publique. Grâce à cette liberté déjà à
l’œuvre, le système des droits peut sans cesse s’affiner et tendre de façon toujours plus adéquate à
ce qu’il devrait logiquement être. Cette idée de progression est justifiée du fait qu’en découvrant
les normes morales qui réglementent une vie rationnelle partagée avec leurs semblables, les sujets
contribuent simultanément à la construction d’un ordre juridique juste et légitime. Habermas
présuppose la liberté et, plus fort encore, il lui attribue une origine. Le philosophe interprète d’une
part le processus de rationalisation des images métaphysiques et religieuses du monde en terme
d’un gain en liberté et en potentialité critique, de même qu’il se réfère aux grandes révolutions
européennes que sont les révolutions luthérienne, industrielle et française pour tracer !’historique
de l’émergence de la particularité.

6.3.3 Le clientélisme contre l’État de droit démocratique

Comme il a été montré au chapitre précédent, les définitions éthique (Sandel) et morale
(Habermas) de la communauté permettent l’émergence de la liberté. La communauté constitutive,
pour reprendre le propos de Michael Sandel, offre peut-être une résistance, une limite, au
libéralisme, mais il n’en demeure pas moins qu’elle présuppose une rationalisation minimale du
monde vécu où l’individu peut se réfléchir pour mieux adhérer aux éléments fondateurs de sa
propre biographie et de celle qu’il partage avec les membres de son groupe. Toutefois, la notion
d’ ‘açabiyya n’offre pas cette marge de manœuvre. L’individu n’a que peu de liberté dans un
groupe qui est fondé sur le lien de sang (al-nasab). L’appartenance ne résulte ni d’un choix
volontaire et elle ne peut être modifiée. Dans les cas des ‘açabiyyat modernes - ou de mamelouks
pour reprendre !’expression d’Olivier Roy - un mince espace de liberté se développe dans la
mesure où la définition de la communauté intègre l’idée d’une association volontairement
constituée. La question est donc de savoir si, d’un point de vue « idéal-typique », les ‘açabiyyat
rendent possible ou non l’émergence de l’État de droit démocratique ?

L’ ‘açabiyya est un type de communauté qui a ceci de particulier qu’il est traversé à la base
par une dimension politique. La communauté pénètre l’État, lequel s’étend à l’ensemble des
181

sujets sans que ceux-ci ne soient membre de la communauté. La domination de l’État se fonde
alors sur la contrainte pure et sur le serment d’allégeance. L’ ‘açabiyya sert de fondement à l’État
et assure la légitimité, traditionnelle, des gouvernants. « En faisant de Vasabiya le centre de l’État
l’antinomie entre le juridique et le politique se trouve résolue : l’idée que l’homme se fait de
l’État sera intégrée dans un système de droit de !’organisation du politique »282. Contrairement à
l’idée d’État de droit démocratique où droit et démocratie sont co-originaires, le système décrit
par Ibn Khaldoun conduirait à un État de droit qui n’a rien de démocratique. L’idée d’État de
droit repose sur le célèbre passage déjà cité de la Mouqaddima où Ibn Khaldoun justifie le devoir
de contrainte du souverain par le fait que les hommes ont tendance à ne pas voir le bien est c’est
pourquoi il faut les y contraindre. Ici, le califat joue un rôle normatif en imposant la justice divine.
Le moment de !’universalité lui glisse toutefois entre les doigts dans la mesure où il s’adresse à la
Oumma, la communauté des croyants qui n’est pas la communauté de tous les humains mais qui,
prosélytisme et conquête aidant, pourrait, théoriquement, le devenir. Par le devoir de contrainte, il
impose le droit ; il oblige les hommes à le respecter. Est-ce là un État de droit démocratique ? La
réponse est négative, car si l’État impose le droit, rien n’indique qu’il doit accorder aux
particuliers des droits et qu’il doit s’engager à les respecter. La source du droit reste naturelle et
de l’ordre du divin. Ceci n’est pas un élément propre aux ‘açabiyyat, mais à la pensée politique
d’Ibn Khaldoun. Faisant fi de cette pensée politique et des espérances qu’aurait nourries Ibn
Khaldoun quant au devenir d’un État imposant le droit naturel, c’est le pan de l’équation relatif à
la démocratie qui mérite une plus grande attention. Dans le système décrit par Ibn Khaldoun le
chef n’est pas élu, le pouvoir ne tolère pas un mécanisme de contre-pouvoir, et les gouvernants se
conduisent comme s’ils possédaient l’État et la société. Ce fonctionnement du pouvoir conduit à
un clientélisme qui s’oppose à la citoyenneté. La citoyenneté, définie par Habermas en regard de
la liberté positive des Anciens, renvoie au droit de chacun de participer aux affaires de l’État et
d’exercer sa faculté de juger dans l’espace public. Le clientélisme induit un tout autre mode de
relation entre le souverain et ses sujets. Partant de l’importance des liens familiaux, Ibn
Khaldoun dira :

« Un homme se sent humilié si l’un des siens est traité injustement ou attaqué. Il voudrait
le protéger en cas de péril. C’est une tendance naturelle à l’homme depuis toujours. Si la
parenté est si étroite qu’elle conduit à la fusion et à l’unité, les liens sont évidents et
appellent automatiquement la solidarité... Les relations de clientèle et l’alliance sont du
même ordre. Le sentiment d’attachement que chacun éprouve pour ses clients ou ses alliés

282 Sayah, Jamil, L’idée de l’État de Ibn Khaldoun à aujourd’hui. Paris. L’atelier de l’archer, 2000, p. 91
182

est dû à la honte que l’on ressent quand un voisin, un proche, ou un parent est humilié. La
fusion qui résulte des liens de clientèle est presque identique à celle des liens de sang »283.

Suivant cette citation, les liens entre patron et client sont à ce point forts, même s’ils ne reposent
pas sur une base agnatique, que toute atteinte au client est une atteinte au groupe auquel il est
affilié. Au-delà du fait que la position de chacun est déterminée par des liens de sang, l’extrême
perversité de ce système repose sur l’idée toute simple qu’il est possible de se rapprocher du
pouvoir central sans être, dès la naissance, membre du clan. Cette possibilité offerte à chacun de
devenir cellule de l’esprit de corps, s’il le veut, induit une logique sociale d’une rare rudesse. Pour
se rapprocher du pouvoir central, il faut jouer solidement du coude et ainsi postuler que tout gain,
tout rapprochement fait par un client, va au détriment de tous les autres membres de la société.
Sans noblesse donc, les sujets troquent leur citoyenneté - s’ils en ont une -pour se faire client. La
relation nouée avec le pouvoir est asymétrique. Le chef tire un gain important mais qui ne lui est
pas vital, alors que le client est dans une position de totale dépendance par rapport au clan qui lui
donne accès à un capital à la fois matériel et symbolique. A la recherche des clés d’une « maison »
(al-bayt), l’individu se transforme en client et comprend bien que toute revendication au nom du
principe de citoyenneté se fera à son détriment. Le système politique se verrouillerait alors pour
lui et les siens, les laissant orphelins en banlieue de la grande porte.

La notion de clientélisme, pour faire un rapprochement avec la sociologie de Weber,


correspond au concept de patrimonialisme. Reprenant une partie de l’analyse de Bryan S.Turner
(Weber and Islam), Olivier Carré voit une correspondance entre la théorie khaldounienne des
cohésions et des types de pouvoir qu’elles impliquent et la typologie de Weber. Ainsi, à la
solidarité agnatique correspond la figure wébérienne du patriarcalisme, tandis que la solidarité
agnatique étendue aux clients renvoie au patrimonialisme284. La société patrimoniale n’implique
en fait qu’une légère différenciation entre le centre et la périphérie du pouvoir. Les structures
politiques ne passent pas toutes par la voie de 1 ’ institutionnalisation bureaucratique dans la
mesure où le prince se comporte comme si ces structures de pouvoir étaient siennes. Le concept
de pouvoir central ne doit pas être entendu comme une forme légèrement archaïque ou plus ou
moins fonctionnelle de bureaucratie, puisqu’il fonctionne par l’entourage. Le but de tout client est

283 Ibn Khaldoun, Al-muaaddima in Le livre des Exemples, II, § 8, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2002, p.382.
Également, Discours sur !’histoire universelle fal-Mouciaddima). Beyrouth, Unesco, Commission internationale pour
le traduction des chefs d’œuvre, t.l, 1967, p.257. Vincent Monteil traduit la dernière phrase de la façon suivante
« c’est parce que la relation patron-client fait naître un contact du même ordre qu’une ascendance commune ».
284 Carré, Olivier, A propos de Weber et l’islam in Archive de sciences sociales des religions, no.61, 1986, p.143.
183

de se rapprocher de cet entourage qui ceinture le pouvoir. Lequel se transmet entre « héritiers »,
c’est-à-dire que sa reproduction est limitée au cercle des intimes qui partagent un même lien de
sang, dira Ihn Khaldoun. Si cette définition du pouvoir dans les sociétés patrimoniales rend
compte grosso modo des monarchies du monde musulman pré-moderne285, la question est de
savoir ce qu’il reste aujourd’hui de ce système.

Des sociétés patrimoniales où le pouvoir implique un minimum de centralisation, on passe


aujourd’hui à un système néo-patrimonial qui, suite à un processus de modernisation, a débouché
sur une centralisation accrue. Dans le monde arabo-musulman contemporain, le néo-
patrimonialisme correspond à un autoritarisme de fer où le pouvoir se concentre dans les mains
d’une administration qui dépouille la société de toute son autonomie politique. Le
patrimonialisme actuel reste indifférent à l’idée que des mécanismes juridiques peuvent régler la
relation des particuliers à l’État et prend ses distances face à l’idée que ces particuliers peuvent
être des citoyens. Tentant de rendre compte des systèmes politiques dits modernes - au sens
étatique et bureaucratique du terme - situés dans l’espace non occidental, Jean Leca dira de la
forme néo-patrimoniale qu’elle est « un moyen économique pour les leaders traditionnels ou
modernes [...] de maintenir une cohésion sociale minimum, en allouant des ressources aux
groupes sociaux au travers de canaux particularistes, sans leur permettre de se mobiliser pour
occuper la scène politique officielle»286. En plaçant à la périphérie du pouvoir central des groupes
de solidarités et en maintenant des liens clientèles avec ses dits groupes, une administration non
légitime parvient à maintenir son pouvoir et à le partager suffisamment pour éteindre la fièvre
démocratique ou plus exactement pour la contenir. La volonté de pouvoir qui anime les
‘açabiyyat se maintient donc en raison des agents clientélistes qui, en périphérie du pouvoir,
menottent toute intervention de la part de tiers. Ces garde-fous qui ont une assise dans la société
permettent au pouvoir en place d’étendre sa domination. Us constituent l’un des meilleurs
remparts contre toute menace interne. En prenant en otage la population, ce sont les intérêts
particuliers des patrons et des clients qui sont mis de l’avant au détriment de l’orientation vers le
bien public.

Dans le système décrit, l’esprit de corps s’institutionnalise dans l’État qui, lui, tire sa
légitimité de la noblesse de l’esprit de corps. Le clientélisme permet au souverain d’étendre son
pouvoir, de garder des assises dans la société pour mieux la contrôler. La souveraineté n’a rien de

285 Badie, Bertrand in Grawitz, Madelaine et Leca, Jean (dir.), Traité de Science politique, t.l, Paris, PUF, 1985,
p.624.
184

populaire et le système des droits n’est que secondaire ; pour ne pas dire absent. Ce n’est plus
uniquement la solidarité socio-agnatique qui parasite l’avènement de l’État de droit démocratique,
mais la logique du pouvoir que les ‘açabiyyat imposent à la société, Les acteurs dont les veines
n’ont rien d’aristocratique sont à la base si vulnérables qu’ils sont portés à franchir le seuil de la
logique royale plutôt que de miser sur la carte démocratique. En outre, ce système conduit à une
étatisation de la société et à une socialisation clientéliste de l’État. L’étatisation de la société
implique que le centre politique dépouille la société de son autonomie propre. La socialisation
clientéliste conduit à un État qui n’en a que pour les intérêts particuliers du clan et des clients.
Comme le membre d’une corporation, le client d’une ‘açabiyya s’affilie volontairement à un clan,
et ce pour mousser ses intérêts personnels et ceux des siens. Mais contrairement au membre de la
corporation, et cet état de fait est capital, le client ne peut volontairement se retirer du clan auquel
il est affilié. Π est marqué au fer par son appartenance.

Dans le registre habermassien, les ‘açabiyyat appartiennent en quelque sorte aux


«puissances de la provenance », c’est-à-dire à un rapport à l’origine naturelle (le sang) ou
culturelle et dont les acteurs ne peuvent disposer à leur guise. L’ethno-nationalisme se rapproche
de ce qui a été dit des ‘açabiyyat dans la mesure où il fait l’impasse sur la notion de peuple et
cherche à expliquer le rapprochement entre une communauté fondée sur une ascendance
commune et la nation qui a une forme étatique (État-nation) ou qui aspire a en constituer une.
« Fondée sur une consanguinité imaginaire ou sur une identité culturelle, la « conscience de dire
nous » qu’ont les personnes qui partagent la croyance en une provenance commune, s’identifient
réciproquement comme « membres » d’une même communauté et par là se distinguent de leur
environnement, est censée constituer le noyau commun des formations communautaires à la fois
287. Comme dans le schéma khaldounien, mais en substituant 1’ ‘açabiyya
ethniques et nationales » 286
traditionnelle naturelle par une variante où le naturel est construit, le groupe le plus dominant
s’empare des institutions et fait sienne la nation qui se transforme en république des cousins. La
question de savoir si les ‘açabiyyat traditionnelles conduisent à un ethno-nationalisme est à la fois
délicate et complexe. Le clan s’empare peut-être du pouvoir, mais, ce faisant, il fédère d’autres
clans.

Habermas milite précisément contre l’idée d’un ethnonationalisme, car ce dernier passe à
côté du moment fort de l’identité nationale qui est de dépasser les attachements provinciaux, de

286 Voir Grawitz, Madeleine et Leca, Jean (dir.), Traité de Science politique, t.2, Paris, PUF, 1985, p.278.
287 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Gallimard, 1998, p.122.
185

même qu’il occulte la libre association de sujets libres et égaux. Du point de vue de la nation
moderne, le concept de liberté reste ambivalent, car la nation est, d’une part, ouverte de
l’intérieur, c’est-à-dire que les les citoyens sont titulaires de libertés individuelles mais, d’autre
part, ces libertés restent particularistes puisqu’elles s’affirment de l’extérieur contre d’autres
nations. L’usage du terme «contre» ne signifie pas que la nation est belliqueuse, mais qu’en
affirmant sa souveraineté, elle délimite son espace juridique. En ce sens, les libertés internes ont
besoin de ce moment particulariste pour se protéger. Comme on le voit, Habermas veut faire de
1 ’ethnonationalisme un cas de régression, une figure de l’aliénation, en regard de l’État de droit
démocratique. Dans le chapitre qui suit, j’aimerais revenir sur ce lien et surtout sur les pressions
internes et externes qui conduisent Habermas à poser la question de VAprès État-nation. Ceci
étant, il me sera plus aisé de concevoir, du point de vue de la politique intérieure, le type de
solidarité à l’œuvre dans les sociétés multiculturelles et d’évaluer, quant à la politique
extérieure, le devoir d’intervention à l’égard d’ ‘açabiyyat qui parasitent 1 ’implémentation de
l’État de droit démocratique.
186

Chapitre 7 : L’État de droit démocratique après !’État-Nation

La paix de Westphalie met fin en 1648 à la guerre de Trente Ans qui divisait Catholiques
et Protestants. Par l’ordre westphalien, la souveraineté de l’État est pour la première fois reconnue
et elle deviendra l’élément central de l’ordre mondial. Les gouvernants s’émancipent des pouvoirs
religieux pour exercer la loi et maintenir l’autorité sur leur propre domaine. L’État moderne ainsi
constitué a su, selon Habermas, répondre aux exigences de la modernisation culturelle, sociale et
économique. Son organisation administrative spécialisée et sa capacité d’user du monopole de la
force légitime lui permet d’assurer sa souveraineté intérieure et extérieure. De plus, il se
différencie, comme l’a montré Hegel, de la société civile et surtout de sa composante
économique. L’État administratif fixe les conditions de la production et de l’échange et cède
l’activité à la seule puissance du marché. Ses entrées de fonds dépendent alors d’une activité
économique qu’il réglemente, mais sur laquelle il n’a pas de contrôle. L’État-nation régi par les
principes de l’État de droit démocratique est apparu en Europe à la suite de la révolution
française. L’État-nation alors constitué, il fallait unifier le peuple sous des vecteurs culturels
communs et ce, au détriment des régionalismes et des idiomes. La nation comme le peuple
renvoie à une langue, une histoire ou une culture partagée par un groupe donné. Du point de vue
des économistes de l’époque, dira, Eric J.Hobsbawn, le principe de la nationalité, de
1 ’autodétermination, ne s’appliquait qu’aux nations qui étaient viables économiquement. La
construction de la nation facilitait les échanges commerciaux et permettait de rassembler sous une
même appellation contrôlée des groupes différents du point de vue de la langue ou de l’ethnie,
selon les cas. Hobsbawn s’interroge, « pourquoi et comment un concept aussi éloigné de
l’expérience réelle de la plupart des êtres humains que le patriotisme national a-t-il pu devenir une
force politique aussi puissante, si rapidement ? »288. La nation est venue se substituer aux liens
protonationaux qui unissaient concrètement des communautés. Les langues nationales sont, selon
Hobsbawm, des constructions semi-artificielles et ne servent de fondement à la culture et à
l’esprit national que dans la mythologie nationaliste. En fait, la langue nationale se développa
parce qu’utilisée par !’administration de l’État qui comprit !’importance de !’instruction publique.
Quant à !’identification ethnique, elle divisait plutôt que rassemblait. Le critère protonationaliste
le plus décisif fut sans doute la conscience d’avoir appartenu dans le passé à une entité politique
durable. Ce qui contribua au développement d’une mythologie de l’origine dont !’exploitation a
maintes fois servi de casus belli.

288 Hobsbawn, Eric J., Nations et nationalisme depuis 1780. Paris, Gallimard, 1992, p.63.
187

Selon Habermas, le recoupement de l’État de droit démocratique et de ΓÉtat-nation créa


une tension entre deux principes d’intégration sociale. L’idée centrale de la révolution française,
selon laquelle c’est le peuple qui est souverain et c’est de cette souveraineté que l’État tire sa
légitimité, devint en contradiction avec une intégration sociale pensée sous le signe de la nation.
L’État de droit partait d’un principe inclusif d’intégration qui enveloppait tous les citoyens de la
République, tandis que l’intégration à la nation se fit de façon exclusive. La tension entre le
nationalisme et le républicanisme donna, selon Habermas, deux visages à la nation. « Alors que la
nation voulue par les citoyens est la source de la légitimation démocratique, la nation innée des
compatriotes assure l’intégration sociale »289. L’universalisme de la communauté juridique où les
sujets sont égaux en droits se heurta au particularisme d’une communauté de destin historique.
Lorsque cette tension se résorbe dans une instrumentalisation du sentiment de la nation, la
communauté juridique y perd et le pouvoir en place y gagne. Ainsi, suivant une seconde fois
Hobsbawn, « le nationalisme pouvait devenir un avantage extrêmement puissant pour le
gouvernement si celui-ci parvenait à l’intégrer au patriotisme d’État »290. De cette opposition entre
deux principes d’intégration naît une tension entre le droit et le pouvoir dont Habermas voudra se
libérer en fondant la co-originarité conceptuelle entre droit et démocratie débouchant sur un
élargissement du principe de l’intégration républicaine.

Dans le monde arabe, la tentative de dépasser les solidarités claniques au nom dé la nation
arabe, et à plus grande échelle du panarabisme, est symptomatique d’une tentative d’accès à une
modernité dite authentique. Selon Sati al-Husri (1880-1963), principal penseur du nationalisme
arabe estime Olivier Carré, le nationalisme est un phénomène moderne de portée mondiale dont la
contagion n’épargne pas le monde arabe. Sa spécificité tient de ce qu’il fonde l’appartenance ni
sur la religion, ni sur la seule solidarité clanique, mais sur l’attachement à une langue commune. «
Je professe, écrira al-Husri, de tout mon cœur la religion de l’arabisme »291. En fait, al-Husri reste
attaché à la notion khaldounienne d’ ‘açabiyya mais tente, me semble-t-il, de lui donner un
fondement plus spirituel. Ce ne sont plus les liens agnatiques qui servent de corps à la solidarité,
mais le sentiment de partager une langue qui aurait un statut particulier. Cette particularité de la
langue arabe tient, pour l’idéologue du parti Baas ( , résurrrection) Zaki al-Arsouzy, de son «
miracle ». Elle est la langue sacrée qui subsiste encore aujourd’hui et qui, de surcroît, tire ses
racines dans la nature même de l’univers. « Les autres langues n’ont pas de telles racines dans la
Nature. Par conséquent, la nation arabe a une essence propre, elle est l’Authentique. Cela veut

289 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Gallimard, 1997, p.105.


290 Hobsbawn, Eric J., Nations et nationalisme depuis 1780. Paris, Gallimard, 1992, p.l 13.
188

dire que l’apparition de la nation arabe sur la scène de Γhistoire coïncide avec l’apparition de
l’humanisme »291
292. Ce panarabisme linguistique suppose que les Arabes forment une nation dont
les aspirations dépassent le seul cadre étatique. L’unité de la nation est pensée à partir d’une
langue commune, l’arabe, qui, elle, tire sa substance de son caractère « naturel », divin. Comme
dans le discours religieux et comme chez le philosophe al-Jabri c’est !’Authenticité qui fonde
l’unité. Sans parcourir l’ensemble de l’histoire des régimes arabes depuis le panarabisme de
Nasser et la gloire du parti Baas jusqu’à aujourd’hui, le nationalisme arabe introduit un nouveau
vecteur d’identification : la nation fondée sur la langue. Ce nouveau corps liant peut servir à
l’unité au sein de l’État, de même qu’à l’unité entre les frères arabes peu importe le pays où ils
vivent. D’un point de vue idéologique, la nation arabe comme la communauté des croyants s’en
prennent à la solidarité clanique pour lier les groupes et les individus à un vecteur identitaire plus
large. Seulement, le problème avec ce genre d’unité est le même qu’avec l’unité religieuse qu’elle
soit nationale ou transnationale. Que faire des minorités en marge de « l’Authenticité » ? Que
faire des Kurdes d’Irak et de Syrie par exemple ? Le discours de l’unité et de l’authenticité se
meut sur une pluralité étouffée. Ainsi se pose, à l’intérieur même du monde arabe, la question du
postnationalisme et du postislamisme. Si le concept de nation pose problème dans le monde
arabe, il en va de même, selon Habermas, pour l’ensemble du monde, dans la mesure où la
mondialisation confronte les États à des problèmes qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes régler. Dans
la présente section, je m’attarderai donc sur la théorie habermassienne de Y après État-nation pour
poser la question de la lutte pour la reconnaissance dans les sociétés multiculturelles et ainsi
dégager le principe habermassien de la coexistence pacifique : le patriotisme constitutionnel.

7.1 Mondialisation et apatride : Habermas et Arendt sur la fin del’État-Nation

L’idée d’une société conçue simultanément des points de vue du système et du monde
vécu, induit d’emblée un paradoxe. Le politique a devant lui d’énormes défis (répartition des
richesses, intégration sociale, environnement, etc.) qu’il ne peut régler lui-même puisqu’il n’est
plus en mesure d’entreprendre, seul, une transformation de la société. Historiquement parlant, une
première modernité, qualifiée « d’organisée », où le capitalisme est apprivoisé par la société aurait
cédé le pas à une modernité « élargie dans l’esprit du libéralisme » qui se présente comme une
dissolution de cette première modernité organisée. En ce sens, si la constellation post-nationale se
pose comme un défi, c’est précisément parce que s’est conservée l’exigence d’une certaine

291 Cité in Carré, Olivier, Le nationalisme arabe. Paris. Fayard, 1993, p.53.
292 Al-Arsouzi, Zaki, La république idéale. Damas, Dâr Yaqaza cité in Carré, Olivier, Le nationalisme arabe. Paris,
189

appropriation - ou contrôle - par le politique de l’activité économique. Π faut donc en un premier


temps comprendre ce qui a changé pour espérer formuler une réponse politique pertinente aux
défis que pose la constellation post-nationale, c’est-à-dire à la reconfiguration du paysage
politique dans le cadre d’une extension des forces de l’économie de marché qui rend vulnérable
l’ancien cadre étatique.

La structure de l’État-nation classique couvre, selon Habermas, quatre aspects qui


subissent les pressions de la mondialisation économique, (i) D’un point de vue administratif et
fiscal, la séparation de l’État et de la société civile, qui implique un droit positif privé dont la
tâche est de régler le développement de l’économie de marché, n’est pas sans conséquence.
L’État, qui a le monopole de l’usage légitime de la force, règle !’administration publique tout en
dépendant des ressources développées librement dans la sphère privée. Cette la mobilité totale des
capitaux sur le marché des échanges rend plus difficile le contrôle des bénéfices des entreprises.
Ce phénomène est d’autant plus dramatique que les États multiplient les crédits d’impôts et autres
subventions pour attirer sur leur territoire des entreprises, (ii) Pour l’État-nation classique, c’est la
souveraineté territoriale de l’État qui définit le sujet de l’autolégislation. L’accord sur les droits ne
suffit pas, car il faut une délimitation territoriale pour rendre effectif le droit. En politique
extérieure, la reconnaissance de la souveraineté territoriale de l’État est à la base de l’idée de paix
entre les nations. Cependant, 1 ’interdépendance accrue au sein de la société mondiale remet en
cause la pertinence de l’État national. Les institutions transnationales (GATT, OMC, OTAN, etc.)
viennent aujourd’hui limiter l’autonomie de l’État avec ses frontières nationales.
Comparativement à l’exigence démocratique à l’œuvre dans l’État de droit national, ces
institutions transnationales ont un déficit de légitimité qui est patent. Leur pouvoir limite la
capacité d’intervention de l’État, sans que les membres de ces institutions ne soient élus par une
communauté élargie d’électeur, (iii) La légitimation démocratique dans l’État national suppose le
passage de la souveraineté du prince à la souveraineté du peuple. Laquelle, comme l’illustre la
thèse de la co-originarité, implique la création des droits de l’homme et des citoyens. La genèse
rationnelle des droits étant posée, la tâche de l’État social sera de réduire l’écart entre l’égalité
juridique et l’inégalité réelle. Pour qu’il y ait une solidarité sociale concrète, le statut de citoyen se
monnaye en différents droits économiques, sociaux et culturels. L’État de droit serait, du moins
dans cette perspective, à la fois national et social. Sous la pression de la mondialisation, la
composante sociale de l’État s’affaisse progressivement au profit de l’intégration systémique et
d’une marchandisation de la culture, (iv) Enfin, et c’est peut-être le problème le plus criant

Fayard, 1993, p.74.


190

lorsqu’il est question du rapport à !’Autre, l’État-nation était parvenu, comme le rappelle de façon
critique Hobsbawn, à la construction symbolique du peuple. Aujourd’hui les sociétés
deviendraient de plus en plus multiculturelles d’où le défi qui est posé à l’État-nation classique.
La culture politique doit se dissocier de la culture majoritaire pour que le citoyen, peu importe son
origine, se reconnaisse et soit reconnu par l’État. République et nation s’étaient recoupées au
cours du 19e siècle, d’où le défi qui consiste aujourd’hui à les dissocier. En s’ouvrant à tous les
citoyens peu importe leurs origines, c’est le problème de la solidarité concrète qui est posé. H
faudrait donc, suivant Habermas, développer un réseau de reconnaissance réciproque entre
citoyens. Cette solidarité sociale abstraite qui ne repose plus sur le sol de la nation
symboliquement instituée a pour nom le « patriotisme constitutionnel ». À cette exigence d’une
solidarité sociale de plus en plus abstraite, puisque ne reposant plus sur la nation, s’ajoute l’effet
de la mondialisation sur la cohésion des communautés où qu’elle soit.

« Les horloges de la civilisation occidentale synchronisent les cadences les plus


hétérogènes, soumises de force à la simultanéité. Le vernis d’une culture uniforme placée sous le
signe de la marchandisation ne recouvre pas seulement les continents lointains. Même en
occident, il semble niveler les différences nationales au détriment des traditions propres à chaque
pays »293. De deux choses l’une est que le type d’identité que requiert le patriotisme
constitutionnel ne doit pas se confondre avec un nivellement culturel d’où le défi d’une
harmonisation des identités pour des individus à la fois membres d’un clan, d’une famille, d’une
nation, d’un parti politique, d’une constellation post-nationale, etc. ; l’autre tient de ce que
Habermas n’adopte pas une attitude protectionniste face à la mondialisation culturelle. Les formes
de vies ne sont pas des totalités closes. Les frontières des entités culturelles sont molles, floues et
difficiles à tracer. En ce sens, il faut se demander si la culture mondiale de masse plutôt que
d’homogénéiser les différences ne donne pas plutôt naissance à de nouvelles différences
culturelles qui résultent d’une réaction créatrice face à la mondialisation. Autrement dit, à
Beyrouth, Amman ou Tunis, l’accès à la culture mondiale via internet et les antennes «
paradiaboliques », pour reprendre l’expression consacrée par certains islamistes, favorise-t-elle le
développement de nouveaux projets de vie individuels et d’appartenance collective cosmopolite ?

L’État qui perd le contrôle de ses frontières peut jouer sur deux types de rhétorique :
défensive et offensive. La première mène au protectionnisme économique et culturel, quitte à
s’engager dans la voie d’un régionalisme exaspéré. L’autre pan de !’alternative, qui n’en n’est pas

293 Habermas, Jürgen, Après !’État-nation. Paris, Fayard, 2000, p.68.


191

vraiment une pour Habermas, salue l’ouverture au nom de l’émancipation. Les sujets se libèrent
du joug législatif de l’État et surtout du modèle comportemental qui moule l’identité des co-
nationaux. La tentation est grande de céder au constat d’échec de l’État-nation classique en
concédant à Habermas que la mondialisation a eu raison des formes nationales d’intégration
sociale. Cette mise à mort de l’État-nation reste tributaire d’un processus extérieur aux États.

Dans ses écrits sur les Origines du totalitarisme et plus particulièrement dans le tome
consacré à l’impérialisme, Hannah Arendt défend la thèse selon laquelle ce sont les minorités et
de façon encore plus radicale encore les apatrides qui, par leur seule présence sur le continent
européen, auraient dû mettre fin à l’idée d’État-nation. Avec l’effondrement des empires russes et
austro-hongrois (et ottoman) au début du 20e siècle apparaissent les minorités en Europe de l’Est
et les apatrides en Europe centrale et occidentale. Les États-nations se trouvaient alors dans
l’incapacité constitutionnelle de garantir des droits à ceux qui les avaient perdus. Après la
première guerre mondiale, les différents traités de paix constituèrent des États-nations là où la
population manquait d’homogénéité. Ces traités octroyaient la domination aux uns et la servitude
aux autres. Toutefois, et c’est là selon Arendt la contradiction qui gît au coeur même de l’État-
nation, le principe de l’égalité des citoyens sert de fondement à l’État-nation, mais cette égalité ne
s’adresse qu’aux citoyens en ce qu’ils sont des nationaux. En clair, l’égalité de tous devant la loi
est posée, mais le statut de citoyens est réservé aux nationaux. Tous ne sont donc pas égaux
devant de la loi, certains, les apatrides, demeurent hors lois. La nation avait bel et bien conquis
l’État. Au moment où la suprématie de la nation sur les lois était reconnue en Europe, les
apatrides, qui avaient été créés par les dits traités de paix, ne voulaient ou ne pouvaient plus se
placer sous la protection du statut de minorité de leur pays d’origine. Ils étaient hors-cité dans la
cité. Arendt lie la question des peuples sans États à la déclaration des droits de l’homme. La
déclaration se réfère à la « personne », c’est-à-dire à l’être humain abstrait et encore désincarné
dont les droits transcendent le cadre de tout gouvernement. Toutefois, sans la protection de l’État,
les minorités et les apatrides n’avaient ni autorité pour les protéger, ni institutions pouvant
garantir leurs droits inaliénables. Hors de la nation, ils étaient hors d’un réseau de droit et donc
hors de toute légalité. Non seulement les sans-droits avaient perdu leur « résidence » dans la
nation, et donc dans la société des nations, mais ils se trouvaient dans l’incapacité d’en retrouver
une. Selon Arendt, le plus grand malheur des sans-droits ne réside pas tant dans la perte de leur
résidence ou dans la perte de la protection d’un gouvernement, mais dans le fait de ne plus
appartenir à la communauté humaine. « Être privé des droits de l’Homme, c’est d’abord et avant
tout être privé d’une place dans le monde qui rende les opinions et les actions efficaces.. .ce qu’ils
perdent ce n’est pas le droit à la liberté mais le droit d’agir ; ce n’est pas le droit de penser à leur
192

guise mais le droit d’avoir une opinion »294. Sans appartenance à la communauté point de droits,
mais surtout aucune existence puisque c’est la communauté qui est principe de l’existence. Pour
Arendt, les droits réels sont ceux que la nation se donne à elle-même. Ce sont ces droits qui ont
une force pratique. Leur origine se situe dans les habitudes, les mœurs, bref dans la vita activa.

L’argument central de la démarche arendtienne tient à ce que nous, humains, ne naissons


pas égaux mais le devenons et pour le devenir nous avons besoin de la reconnaissance des autres.
Lorsque la vie publique s’organise autour de l’égalité, que l’État-nation moderne se traduit en
termes d’homogénéité ethnique, l’étranger devient le symbole apeurant de la différence. Hors
communauté, il perd sa liberté d’action où plus exactement la reconnaissance de son action
comme étant proprement sienne et non celle d’un Arabe, d’un Juif ou d’un Sénégalais. Sans
communauté pour reconnaître cette liberté, l’étranger est tristement renvoyé à ses dons et ses
traits naturels. Arendt répond à la question de la reconnaissance de l’Autre en des termes à la fois
politiques et existentiels. Toute sa théorie de la reconnaissance prend son sens dans ces mots
empruntés à St-Augustin : « je veux que tu sois ». Pour Arendt, et c’est là toute la fatalité de son
propos, « la Première Guerre mondiale a fait exploser la solidarité des nations sans espoir de
retour, ce que nulle autre guerre n’avait jamais fait »295. Habermas, lui, ne cède pas au
désenchantement. Le leitmotiv d’une solidarité à l’œuvre qui s’explique et se comprend par des
liens historiques, dans le cas au moins de l’Europe, anime son propos. Inclure !’Autre signifie que
les frontières de la communauté politique sont par définition ouvertes et donc que cette
communauté va sans cesse s’élargissant. Π n’y a pas de raison, selon Habermas, que, malgré les
déchirements de l’histoire, le «processus d’apprentissage» ne se poursuive pas au-delà des
frontières nationales.

Entre Arendt et Habermas y a-t-il opposition ? Visionnaire, Arendt envisage la fin de


l’État-nation en regard de la fin des empires et de l’apparition du problème des minorités et des
apatrides. À la question « comment rendre le réfugié déportable encore une fois ? », la réponse fut
le camp de concentration ; « seul pays, dira Arendt, que le monde avait à offrir aux sans-droits
»296. Pour Habermas, l’échec de l’État-nation est à penser en relation avec la mondialisation qui
exige des solutions politiques transnationales. En fait, ces deux tendances sont complémentaires.
L’une décrit un mouvement interne à la nation tandis que l’autre focalise sur la pression externe
qu’induit la mondialisation sur les États. Dans les deux cas, et ce point est fondamental, la

294 Arendt, Hannah, L’impérialisme. Paris, Fayard, p.281.


Ai¿ p.239.
193

citoyenneté doit se séparer de la nation. Habermas le reconnaît. « Ainsi le « problème des


demandeurs d’asile » fait-il resurgir la tension latente entre citoyenneté et identité nationale »297.
L’intégration à la République doit se dissocier de toute partialité identitaire. C’est peut-être à ce
stade que la différence entre les deux penseurs prend tout son sens. Car entre « vouloir que l’autre
soit » (Arendt) et reconnaître l’altérité dans sa différence (Habermas), il y a une marge
importante. Le premier principe de reconnaissance est positif, la différence ne doit pas être
disqualifiée. Plus important encore, c’est par cette reconnaissance que s’institue l’humanité
qu’autrui devient libre. Dans le deuxième cas cependant, la réciprocité est plus sèche. Autrui est
reconnu pour ce qu’il est, c’est-à-dire un membre à part entière de la communauté morale,
juridique et politique. Qu’advient-il cependant lorsque l’affirmation de son identité personnelle
passe par l’appartenance à un groupe particulier ? L’inclusion de l’Autre exige-t-elle la
reconnaissance du groupe auquel il appartient ? Voire, est-ce que cette reconnaissance passe par
l’octroi de droits positifs où il est dit à ce groupe « nous voulons que vous soyez » ?

7.2 La lutte pour la reconnaissance : Taylor, Habermas et Kymlicka sur le multiculturalisme

La question de la lutte pour la reconnaissance opère à différents niveaux qu’il est essentiel
de distinguer. Le cas d’une minorité, qu’elle soit endogène (autochtone, berbères) ou nouvelle
(suite à !’immigration), qui se perçoit comme étant opprimée diffère du cas d’une communauté de
destin historique qui, se sentant elle aussi opprimée, aspire à la souveraineté. Ces deux moments
se distinguent de la lutte pour la reconnaissance à l’échelle internationale entre, par exemple, le
Nord et le Sud ou entre ce qu’il est convenu de nommer le monde arabo-musulman et l’Occident.
Je laisse la question des relations internationales pour plus tard, espérant pour le moment réfléchir
sur le besoin de reconnaissance dans les sociétés multiculturelles. L’idée de l’État de droit
démocratique qui reconnaît avant tout des droits subjectifs aux individus s’affaisse-t-elle le
moment venu de rendre compte de la lutte que mènent des identités collectives pour leur
reconnaissance ? Bref, le libéralisme, dont le fondement est à chercher dans les droits subjectifs
égaux, est-il « aveugle aux différences »29s ?

Prenant acte des revendications de certaines communautés, Charles Taylor remet en


question l’a priori individualiste de l’État et du droit moderne en donnant deux versions de l’État
de droit démocratique. Sa théorie politique de la reconnaissance s’appuie sur un fondement

2*/¿,¿¿p.262.
297 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998, p.86-87.
194

éthique, voire existentiel. Taylor défend l’idée selon laquelle l’identité d’un individu ou d’un
groupe dépend, du moins en partie, de la reconnaissance d’autrui si bien que lorsque la société a
une image tronquée ou négative d’un individu ou d’un groupe, un tort leur est causé. L’a priori
sociologique qui sous-tend cette idée tient de ce que dans les sociétés hiérarchiques, l’identité est
fonction de la position sociale de chacun, alors que dans les sociétés démocratiques modernes
l’honneur a cédé sa place à l’égale dignité de chacun. L’identité n’est plus simplement fonction de
la position de chacun sur l’échiquier social ; elle s’individualise. Sont authentiques, celui, ceux,
celle ou celles qui sont fidèles à eux-mêmes, à leur propre manière d’être. La source du « moi »
(self) est à chercher à l’intérieur de chacun, individu comme peuple. Comment cet idéal
d’authenticité si lie-t-il avec l’idée que l’identité a besoin d’être reconnue ? Selon Taylor, « nous
avons besoin de relations pour nous accomplir, pas pour nous définir »299. Dans une société
hiérarchique, l’identité est donnée, c’est-à-dire que la reconnaissance est structurée en fonction
d’un principe ordonné. Or dans les sociétés égalitaires la reconnaissance doit se gagner. La
position de chacun n’est pas - ou plus exactement ne devrait pas être comme le rappelle Bourdieu
- prédéterminée. C’est pourquoi l’identité pose de nos jours tant de problèmes et que le besoin de
reconnaissance, vital selon Taylor, génère tant de tensions. Lorsque les enjeux éthico-existentiels
relatifs à l’identité pénètrent la sphère publique, la question devient de savoir s’il faut traiter
chacun dans son égale dignité ou s’il ne faut pas plutôt reconnaître sa différence pour palier la
discrimination dont il est potentiellement victime. Dans le premier cas, le principe d’égal respect
conduit à la recherche de ce qui est partagé par tous nonobstant les différences tandis que dans le
second il est postulé que la différence doit être reconnue, voire favorisée. Sur le fond de cette
alternative, Taylor distingue deux types de libéralisme des droits.

Selon la conception largement répandue du libéralisme 1, l’État doit traiter autrui de façon
équitable sans lui imposer une vision du monde. Dans la perspective déontologique de Habermas
et de Rawls, il s’agit là d’une primauté du juste sur le bien. L’État est rigoureusement neutre et les
individus sont tous porteurs de droits fondamentaux. Le libéralisme 2 est quant à lui plus coloré.
Π reconnaît aux individus des droits fondamentaux, tout en admettant que des individus partagent
des vues sur la finalité de leur existence collective. L’idée centrale tient à ceci que pour maintenir
et développer dans le temps son identité, un groupe a besoin d’être reconnu comme étant différent
par l’État qui, lui, adopte des mesures législatives pour favoriser 1 ’épanouissement du dit groupe.
Dans cette deuxième conception du libéralisme, l’intégrité des cultures est fondamentale et se doit

298
Taylor, Charles, Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994, p.84.
299
Ibid. p.51.
195

d’être encouragée par l’État. Théoriquement, le libéralisme 1 ne parvient pas à se faire à l’idée
qu’une revendication fondée sur la base d’un destin historique commun puisse être légitime. Les
desseins et les droits collectifs lui sont étrangers.

L’État doit-il supporter les communautés dans leur marche vers la survivance et
l’épanouissement ? « Le changement accéléré des sociétés modernes fait éclater toutes les formes
de vie figées. Les cultures ne restent vivantes que si la critique et la sécession leur donnent la
force de se transformer elle-même »300. Innover ou mourir ? Est-ce !’alternative à laquelle les
cultures sont aujourd’hui confrontées ? Le libéralisme 2 de Taylor vise à assurer la survivance
d’une tradition par des moyens institutionnels. Pour Habermas, c’est maintenir une culture sur le
respirateur artificiel que de vouloir la sauvegarder coûte que coûte. Celle-ci ne se maintient en vie
que si elle accepte le défi critique de la modernité, c’est-à-dire si elle parvient à remettre en
question ses propres dogmes. H lui faut interroger son « impensé » pour reprendre l’expression
chère à Arkoun. Aussi étrange que cela puisse paraître, le fondamentalisme est un phénomène
qui répond au défi de la modernité en se refermant sur lui-même et dans le temps. Le
fondamentalisme, qu’il soit chrétien, musulman, nationaliste, etc., opte pour une stratégie
défensive. B répond au défi de la modernité en restaurant un corpus qu’il qualifie d’intemporel ou
d’étemel.

L’opposition entre Habermas et Taylor tient de la différence entre les termes « permettre »
et « favoriser ». Pour le premier, l’État de droit démocratique permet la reproduction d’un monde
vécu, tandis que le libéralisme 2 favorise la survivance d’une culture. Π est du devoir de l’État de
supporter la culture majoritaire dans son effort de se transformer elle-même. B ne faut pas voir en
Taylor un pur défenseur du libéralisme 2. Pour lui, comme pour Michael Walzer d’ailleurs, le
libéralisme 2 se justifie dans certains cas particuliers où il est du devoir de l’État de protéger une
culture majoritaire sans accorder une égale protection aux cultures minoritaires. Dans les sociétés
d’immigration, le libéralisme 1 est adéquat tandis que dans les États-nations, le libéralisme 2
trouve une justification. Présenté de la sorte, les positions de Taylor et de Walzer paraissent plus
souples que celle de Habermas. Toutefois, dira ce dernier, en regard de la genèse logique de l’État
de droit démocratique, l’opposition entre libéralismes 1 et 2 serait un débat mal posé. Pour lui, «
tout ordre juridique n’est pas seulement le reflet du contenu universel des droits fondamentaux,
mais aussi l’expression d’une forme de vie particulière »301. Sa théorie de l’État de droit

300 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998, p.228.


/W p.222.
196

démocratique ne serait pas indifférente aux différences culturelles dans la mesure où elle
reconnaît, contrairement au libéralisme T, le caractère co-originaire de Γ autonomie tant privée
que publique. L’argument tient à ce que, et les échos de Mead et du jeune Hegel résonnent ici en
canon, la formation de !’individualité passe par la socialisation, d’où la nécessité pour l’État de
droit démocratique de protéger le contexte de formation de cette identité. Protéger sans favoriser !
Car il ne servirait à rien d’opposer l’universalisme du libéralisme 1 à la reconnaissance de la
différence culturelle propre au libéralisme 2 puisque l’État de droit démocratique intègre une
défense des contextes d’interaction.

Pour Habermas, les conflits à l’intérieur du corps politique ne sont pas redevables à la
neutralité de l’ordre juridique, mais à la coloration éthique inévitable, selon lui, lorsqu’une
communauté majoritaire entend défendre une culture par le biais de l’appareil d’État. En fait, la
question de la neutralité éthique rejoint celle du fondement normatif de la théorie habermasienne.
Grâce au principe « U », au moral point of view et aux contraintes universelles propres à toute
argumentation, l’éthique de la discussion a son alibi. Plus qu’un alibi, ces éléments permettent de
fonder philosophiquement les conditions de base d’un ordre juridique universel. Ce fondement
repose, comme j’ai tenté de le montrer, sur une définition de la modernité qui n’est pas
nécessairement partagée et qui, mettant l’emphase sur le concept d’apprentissage se voit
contrainte d’interpréter le dialogue en terme de « dissonance cognitive ».

L’herméneutique que met en place Charles Taylor à la fin de son essai sur le
multiculturalisme et qui emprunte à maints égards à Gadamer, me semble particulièrement fertile
pour penser le dialogue interculturel. Pour Taylor, la reconnaissance forge l’identité, ce qui
implique que la réciprocité dans les sociétés multiculturelles - qui ne sont pas nécessairement
modernes - passe par la révision des images de domination. B s’agit d’une question d’éducation.
Un peu comme Mohamed Arkoun, Taylor en appelle à la ré-ouverture du corpus de la tradition
d’enseignement. L’idée ne consiste pas, dans le cas particulier de Taylor, à accorder à toute
culture une égale valeur. Ce postulat est celui du relativisme culturel et mène à l’impasse de
l’autre. Car si chaque culture a de facto une égale valeur, pourquoi faudrait-il s’y rapporter ? Le
relativisme mène à l’économie du travail harassant, engageant et passionnant qu’est celui d’aller
vers l’autre sur le terrain de ses œuvres. En fait, Taylor emprunte à Gadamer les notions
d’anticipation de perfection et de fusion des horizons. B ne s’agit pas de prétendre que tout se
vaut, mais de faire la présomption de l’égale valeur. Cette nuance est fondamentale. Dans le
premier cas, on se maintient à distance d’autrui, on s’épargne la confrontation, tandis que dans le
second, un pas est fait vers le mélange des fluides culturels.
197

« Les jugements réels de valeur supposent un horizon aux critères transformés...Ils


supposent que nous avons été modifié par l’étude de l’autre, de sorte que nous ne jugeons
pas simplement d’après nos critères originaux et familiers. Un jugement favorable rendu
prématurément ne serait pas seulement condescendant, mais ethnocentrique : il ferait à
autrui l’éloge d’être comme nous »302.

L’étude comparative transforme celui, ceux, celle, et celles qui s’y lancent et pose en ce sens un
défi colossal aux sociétés multiculturelles. Le multiculturalisme suppose l’horizon d’une entente à
venir qui ne sera peut-être pas totale, mais qui sera néanmoins. Que restera-t-il de ce processus ?
Des « évaluations fortes » qui n’auront pas un statut épistémique suffisant selon Habermas. Ici
s’opposent les stratégies théoriques de Taylor et Habermas. Ces choix théoriques ne sont pas
anodins ; ils renvoient directement à une conception de la modernité et des potentialités de la
philosophie à l’époque contemporaine. Habermas, comme il a été maintes fois rappelé, dégage le
contenu normatif de la modernité d’un gain cognitif. Ce gain est le fruit d’un transfert de
l’autorité épistémique : d’une représentation chrétienne du monde aux sciences empiriques et
donc à une fondation post-métaphysique du savoir tant moral qu’objectif. Habermas s’en remet au
gain formel de la culture occidentale moderne qui reste, peu importe son origine, universel.
Taylor, me semble-t-il, est plus conscient de T arrière-fond chrétien qui continue d’alimenter les
représentations occidentales du monde. S’il y a une parcelle d’universalité au sein de cette
représentation moderne nourrie du sein du christianisme, celle-ci doit se « confronter » par le
dialogue avec !’Autre.

Plutôt que d’opposer les deux approches, il me semble plus opportun de distinguer leur
niveau d’analyse : Tun éthique et l’autre moral. Si Ton peut accorder à Apel et Habermas « qu’il
n’est pas vrai que les participants à une telle discussion [argumentée] réfléchissant sur la morale
et la culture sont seulement pris dans l’a priori de la factualité de leur propre culture et tradition
communautaire »303, peut-être faut-il également rappeler que les discussions interculturelles ne
concernent pas uniquement des enjeux moraux. Elles visent également une meilleure
compréhension de ce qu’est une vie qui vaut la peine d’être vécue. Ce point de vue éthique
transféré dans le politique, la neutralité de l’État ne tient plus. Pourquoi ? Parce qu’il y a toujours
des choix à faire ne serait-ce qu’en ce qui concerne le corpus qui est enseigné aux enfants et qui

302 Taylor, Charles, Multiculturalisme : différence et démocratie. Paris, Aubier, 1994, p.95-96.
303 Apel, Karl-Otto, Le problème du multiculturalisme dans la perspective de l’éthique de la discussion, in Diversité
198

devient constitutif de leur identité. Cette modification opère à deux niveaux. Une communauté
qui se considère socialement opprimée modifie la perception qu’elle a d’elle-même.
Simultanément la perception que le reste de la société a de cette communauté se modifie. Si
Taylor parvient à justifier une intervention de l’État pour assurer la survivance d’une
communauté de destin historique, aussitôt se pose la question de savoir s’il faut accorder des
droits aux minorités « endogènes », c’est-à-dire qui font partie de l’histoire récente d’un pays.

Comme Habermas, mais différemment, Will Kymlicka tente de dépasser l’opposition


entre libéraux et communautariens, entre les libéralismes 1 et 2, et ce, en montrant que certains
droits collectifs ne sont pas nécessairement en opposition avec les droits individuels. Par souci de
précision, Kymlicka délaisse le terme vague de sociétés multiculturelles pour distinguer les États
multinationaux des États polyethniques. Dans le premier cas, la diversité culturelle tient de ce que
l’État est un ensemble plus vaste qui regroupe des communautés ayant un territoire donné et qui
jadis étaient autonomes, tandis que dans le second la diversité résulte de l’immigration de
familles et d’individus. Cette distinction théorique n’est pas tranchée au couteau. Une société peut
être à la fois multinationale et polyethnique. L’important ici est qu’il faut prendre en compte ces
différences nationales et ethniques pour identifier des mesures spécifiques à chacun de ces
groupes. À ce propos Kymlicka distingue trois formes de droits à savoir les droits à l’autonomie
gouvernementale, les droits polyethniques et les droits spéciaux de représentation politique. Le
premier type de droits concerne une nation qui vise une autonomie gouvernementale et/ou une
souveraineté territoriale. Le débat qui entoure ces droits reste d’actualité tant au Québec par
exemple qu’en Irak dans la mesure où, par exemples, le peuple Kurde revendique son autonomie
et sa souveraineté territoriale304. Un deuxième type de droit a pour but de permettre aux minorités
ethniques et religieuses de manifester avec fierté, dira Kymlicka, qui ils sont sans que ce geste ne
menace leur intégration sociale et économique. Si les deux premiers types de droits ont déjà été
mis de l’avant dans le' débat sur le multiculturalisme, le troisième type de droit, lui, intègre un
élément véritablement nouveau. Par les droits spéciaux de représentation politique, Kymlicka
pose de front le problème de la représentativité des minorités sur la scène politique. L’argument
est positif. Les droits de représentation collective ne sont pas qu’un baume sur les plaies d’une

humaine, Sosoe, Lukas K. (dir...), Québec, PUL, 2002, p.98. C’est moi qui ajoute les crochets.
304 « La plaine est aux Arabes, la montagne est aux Kurdes » dit le dicton kurde. Les Kurdes, dispersés sur 5 pays
(Turquie : 17 000 000, Iran : 6 000 000, Irak : 4 000 000, Syrie : 1 000 000, Arménie : 60 000) parlent une même
langue d’origine indo-européenne et d’influence perse et qui se sépare en deux dialectes à savoir le sorani et le
kourmandji, généralement réservé aux régions montagneuses. La revendication du peuple kurde ne date pas d’hier.
Suite au démembrement de l’empire ottoman, le traité de Sèvres conclut le 10 août 1920 entre la Sublime Porte
(Istanbul) et les alliés menait explicitement à un « kurdistan indépendant » sur des terres qui ont par la suite été
199

communauté opprimée. Ils constituent avant tout un corollaire du droit à Γ autonomie


gouvernementale selon lequel une institution extérieure ne peut modifier les pouvoirs de cette
communauté sans son consentement.

En intégrant politiquement les minorités, Γintention avouée est d’ouvrir la discussion à


tous les concernés, c’est-à-dire d’accorder aux minorités, qu’elles soient ethniques ou nationales,
un même droit de regard sur les interventions de l’État central qui viendraient limiter leur capacité
d’action. L’innovation tient de ce que non seulement les communautés nationales ont de pareils
droits, mais également les communautés nouvellement arrivées. Les communautés ethniques ont
des visées politiques, voilà la nouveauté par rapport aux communautariens (Taylor et S andel) qui
donnent une définition éthico-existentielle des groupes de solidarités, et à Habermas dont la
définition de la communauté politique emprunte à la définition des communautés morale et
juridique. En reconnaissant des droits de représentation spéciaux, Kymlicka pave la voie - c’est
moi qui extirpe - à une nouvelle acception de la notion d’ ‘açabiyya. Concept utilisé pour décrire
des sociétés néo-patrimoniales où le pouvoir étatique est concentré dans les mains et l’intérêt d’un
seul groupe qui se maintient en développant un système clientéliste, 1’ ‘açabiyya dont il est ici
question a une visée politique sans avoir de visées hégémoniques. Le but n’est pas de mettre la
main sur le pouvoir central pour s’en nourrir en le parasitant, mais simplement d’y être
représenté. En accordant des droits de représentation aux minorités ethniques, une forme plus
molle d’ ‘açabiyya se voit aussitôt reconnue. Plus molle parce que ces groupes de solidarité font
valoir leur intérêt propre en ayant simultanément à tenir compte du bien commun et que la visée
hégémonique laisse place au principe de la représentativité. La représentation des groupes est,
selon Kymlicka, un élément central dans les démocraties « consociationelles » comme la
Belgique, l’Inde ou le Liban305. En fait, Kymlicka défend la thèse selon laquelle « la représentation
des groupes n’est pas, par principe, antilibérale ou antidémocratique, mais qu’elle est plutôt
compatible avec plusieurs des caractéristiques de nos systèmes de représentation »306. La
représentation se limite-t-elle à la constitution d’une chambre des élus qui est, elle, le reflet de la
diversité ethnique et/ou nationale au sein de la société ? En répondant à la question par
l’affirmative, l’idée même de représentation s’évanouit. Qu’est-ce qui garantit qu’un député
indien, libanais ou italien dans une société multiculturelle représente les intérêts de sa
communauté au sein de l’assemblée ? On peut poser la question en sens inverse. Pourquoi un

attribué à la Turquie et l’Irak.


305 Kymlicka, Will, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droits des minorités. Montréal, Boréal,
2001, p.307.
**mip. 192.
200

député indien ne pourrait-il pas représenter les intérêts d’un député libanais et vice versa ?
Puisque la capacité empathique des individus et des groupes n’est pas totale, Kymlicka s’en remet
à la nécessité d’une culture politique commune et d’un modèle délibératif de démocratie qui a
ceci de particulier, contrairement au modèle habermassien, qu’il inclut un droit contextuel de
représentation des groupes. La question de savoir quand et dans quelles circonstances ce droit
s’applique déborde le cadre de la présente analyse. L’important tient plutôt à ce que la
représentation des groupes minoritaires repose sur le besoin vital, et Kymlicka rejoint ici Taylor,
de ces groupes à être entendu. Or, et c’est un argument fort, ce support des communautés s’inscrit
en parfaite continuité avec les principes de la démocratie moderne. Le droit des minorités ne
s’oppose pas au postulat moderne de l’individualisme : il le renforce. La « culture sociétale »
moderne, et c’est là sa force, se présente comme un contexte de choix dans lequel chaque
individu est à même de déterminer ce qu’il considère comme une vie réussie. Grâce au droit de
représentation, la survivance des minorités est assurée - ou en voie de l’être - de telle sorte que
les choix de « bonnes vies » sont multipliés. C’est par cette idée d’un « contexte de choix élargi »,
que Kymlicka parvient à concilier droit des minorités à sa théorie de l’État moderne.

Si le droit des minorités est compatible avec les exigences de la démocratie, que faire
lorsqu’une minorité ne se comporte pas de façon démocratique ? Quelles sont les limites de la
tolérance ? La perspective libérale dans laquelle se meut Kymlicka suppose d’une part que les
acteurs au sein d’un groupe peuvent agir librement et que, d’autre part, !’interaction entre groupes
majoritaires et minoritaires est suffisamment égalitaire pour que le groupe minoritaire
n’intériorise pas une perception négative de sa propre identité. En fait, la tension entre droits
individuels et droits collectifs survient au moment où la minorité impose une « contrainte interne
» qui limite la capacité de choix de ses membres. L’élasticité de la tolérance atteint ses limites
lorsque les libertés civiques et politiques d’un membre d’une minorité sont bafouées au nom de
son groupe. Le libéralisme peut-il mettre son nez dans les affaires d’une communauté qui sied sur
son territoire et qui n’agit pas - ou n’agirait pas - en fonction des préceptes libéraux ?

En posant la question de la limite de la tolérance et non celle du mutuel désintéressement,


l’obligation de pénétrer le seuil des communautés pour comprendre la structure interne de leur
organisation se voit aussitôt posée. Cette obligation conduit au problème du droit d’ingérence
dans le cadre même des sociétés modernes pluralistes. Peut-on contraindre une communauté et au
nom de quel principe ? Partant des préceptes de le Diskursethik, l’atteinte aux libertés
communicationnelles des individus est le stade ultime à ne pas franchir. Dire qu’il y a des
rapports de force à l’intérieur d’un groupe n’a rien de réjouissant et, en ce sens, la critique de la
201

raison instrumentale ne connaît pas de frontière. Toutefois, il faut soigneusement distinguer ici
deux éléments importants à savoir T atteinte aux libertés au sein même d’une communauté et les
relations symétriques entre communautés qu’elles soient ethniques, nationales, minoritaires ou
majoritaires. Dans le premier cas, une rationalité en valeur est en jeu tandis que dans le second
des éléments stratégiques se greffent à ces considérations culturelles. Dans chaque cas toutefois,
la difficulté réside dans !’interprétation de la position de !’Autre. Le cas de Salman Rushdie,
tristement devenu célèbre par ses Versets Sataniques et condamné par une fatwa lancée contre lui
par le défunt ayatollah Khomeiny, est exemplaire. En touchant au Texte sa vie est a été mise à
prix. Le jugement de Khomeiney et de tous ceux qui le suivent est, dans la perspective de
l’éthique de la discussion, incompatible avec la notion de tolérance propre à l’État de droit. Les
défenseurs de ce fondamentalisme - c’est le problème de tout fondamentalisme quel qu’il soit -
font l’erreur d’absolutiser leur prétention à la validité et de ne pas accepter la faillibilité de leurs
propres énoncés. Il y aurait alors, pour reprendre les mots de Habermas, « dissonance cognitive ».

Le problème du port du voile islamique dans les institutions semble plus délicat. Là, les
opposants argumentent postulant que ce symbole porte atteinte au principe de la modernité
politique, voire qu’il est l’expression d’une domination intrinsèque à l’Islam qui contrevient au
principe moderne de l’égale dignité de chacun. Le danger est que les motivations d’autrui soient
interprétées sans que ce dernier n’ait un mot à dire. L’intervention est alors qualifiée de
paternaliste. C’est autrui qui se voit privé de sa liberté d’expression. Cette problématique suscite
aujourd’hui de chauds débats, notamment en France, et avivent les sensibilités puisque touchant
l’identité de chacun.

Bref, !’immigration force à reconsidérer les bases des identités nationales et post-
nationales. Toute théorie des sociétés multinationales et/ou multiethniques sait bien qu’elle ne
peut plus s’en remettre à un nationalisme ou un islamisme exclusif. Quels sont les liens qui nous
unissent ? Sur quelle base est-il possible de coexister le plus pacifiquement qu’il soit sans que les
minorités n’aient à se sentir menacées ? La réponse que fournit Habermas à cette question réside
sans doute dans le patriotisme constitutionnel, pendant politique de l’idée de communauté morale.
202

7.3 Le patriotisme constitutionnel : Vautre nom de la communauté morale

« Une culture politique libérale n’est que le dénominateur commun d’un patriotisme
constitutionnel qui aiguise en même temps le sens de la diversité et de l’intégrité des différentes
formes de vie qui coexistent dans une société multiculturelle »307. Selon Habermas, les nouveaux
immigrants dans un pays n’ont pas à aliéner leur identité, ni à s’assimiler à la forme de vie
dominante. Sous l’égide des principes de la constitution, une culture politique doit être partagée
par les citoyens sans que celle-ci ne soit en substance l’expression d’une forme de vie particulière.
Les principes constitutionnels ne réfèrent pas aux orientations éthiques de base d’une
communauté, comme c’est le cas chez S andel par exemple, mais à une culture politique commune
à laquelle les citoyens des sociétés pluralistes ne peuvent se dérober s’ils veulent cohabiter
pacifiquement. D’où vient cette culture politique commune ? Comment y est garantit l’harmonie
entre les origines culturelles d’un immigrant et les normes culturelles de la cohabitation ?

La notion de « culture politique libérale » se comprend en regard de la thèse


habermassienne sur le rationalisme occidental. Dans sa lecture de Weber, Habermas dégage le
contenu normatif de la modernité en se référant à ses acquis cognitifs et formels. Dans sa théorie
du jugement moral, il emprunte à Kohlberg et Piaget la notion d’apprentissage pour montrer que
le passage d’une forme de vie déterminée à l’impératif moral orientée en fonction de principe
universel est l’expression de la capacité de décentration des individus. Au stade de la
communauté morale, les principes qui régissent l’action ne seraient pas, selon Habermas,
déterminés par une forme de vie particulière. Es reposent plutôt sur !’acceptation par chacun que
ses valeurs, ses référents ou sa religion ne bénéficie d’aucun privilège épistémique ou moral.
C’est par cette expérience de pensée individuelle que s’ouvre la voie de !’Autre. Toutefois, cette
expérience de pensée ne se suffit pas à elle-même. Elle est facilitée, dira Habermas, dans le
monde vécu moderne qui autorise et encourage !’interprétation critique du sens. Dans ces
sociétés, la position de chacun n’est pas prédéterminée en fonction de l’appartenance à une
famille, une caste ou un clan. Toutefois, pour des raisons historiques et culturelles, plaident-ils,
les sociétés occidentales entretiennent une proximité avec le noyau normatif de la modernité qui,
lui, aurait une portée universelle. Universelle puisqu’il s’incarne non pas dans des contenus
concrets de sens, mais dans une structure réflexive (l’autocritique) et langagière (libération du
potentiel communicationnel). Cette culture libérale se complète d’un moment proprement
politique. C’est là le passage de la communauté morale, dont les frontières fluides et mobiles

307 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998, p.77.


203

s’étend à mesure que !’autrui se généralise, à la communauté politique régie sous l’égide du
patriotisme constitutionnel.

L’intégration politique repose sur les principes de l’État de droit démocratique. La qualité
de citoyen se dissocie de l’appartenance à la nation. Une solidarité abstraite lie les individus
sollicités par des allégeances beaucoup plus concrètes comme la région, la nation, la famille ou
l’appartenance à une communauté nationale minoritaire ou ethnique, etc. Le problème avec cette
forme abstraite de solidarité reste toujours le même à savoir « comment les normes universelles
peuvent-elles s’enraciner dans les habitus ? ». Comment le droit devient-il coutume ? Dans les
sociétés modernes - où la position de chacun dans la société n’est pas ou ne doit pas être
prédéterminée en fonction de son origine - le serment d’allégeance se fait à l’égard des principes
formels de la constitution. Cette allégeance, contrairement au cas des ‘açabiyyat tant
khaldouniennes que modernes, n’a rien de limitatif. Quiconque peut s’en remettre aux principes
de l’État de droit démocratique tout en se reconnaissant simultanément membre d’une
communauté éthique. Le problème ne concerne pas l’allégeance de chacun, mais !’harmonisation
des statuts juridiques. Ce qui prévaut dans la communauté politique ne doit pas, ou le moins
possible, entrer en contradiction avec les solidarités concrètes qui, elles, doivent rester ouvertes.
En jouant le jeu de l’État de droit démocratique, les communautés savent, devraient savoir, que
!’appropriation de l’État à leur seule fin est illégitime. Encore une fois, il faut distinguer les
minorités ethniques des minorités nationales. Le patriotisme constitutionnel ne tolère pas les
groupes de solidarité qui, menés par un intérêt stratégique, visent la maximisation du pouvoir
pour les leurs. Le patriotisme constitutionnel n’autorise pas la minorité nationale à s’emparer de
l’État pour ériger des barrières juridiques dans le but de protéger une culture. La non-protection
des identités culturelles par des moyens politiques et juridiques reste problématique par exemple
pour le Québec, les Kurdes ou même les Kabyles en Algérie. Autant l’État-nation non-inclusif
contredit le patriotisme constitutionnel, autant ce dernier ne doit pas, me semble-t-il, rester
insensibles aux différences. En fait, le patriotisme constitutionnel, versant politique de la
communauté morale, se comprend mieux en regard de la constellation post-nationale européenne.

Le patriotisme constitutionnel est-il la solution appropriée pour répondre au défi de la


constellation post-nationale à l’heure de la mondialisation ? La mondialisation sonne le glas de
l’État national et social. La solidarité sociale se fragilise et la stabilité de la démocratie s’en
ressent. Résultat, d’un point de vue strictement économique, l’État-nation ne peut plus opter pour
un protectionnisme, fonder une économie sur la demande et changer la structure de l’économie
mondiale. L’État social qui devait palier les effets secondaires de l’économie de marché n’y
204

parvient plus, ou moins. Ne trouvant plus de solutions au sein même du cadre étatique, Habermas
s’en remet à des instances supranationales devant faire contrepoids à la mondialisation sans
toutefois restructurer l’économie mondiale. Le multiculturalisme n’est pas seul à délégitimer
l’actuelle pertinence de !’État-nation, car la pression de l’économie mondiale sur les États exige,
elle aussi, des solutions qui transcendent l’État et donc la nation. Partant de l’exemple qui est le
sien, Habermas évalue les espoirs investis dans l’instance transnationale qu’est l’Union
Européenne et recense quatre attitudes par rapport à cette dernière. Dit rapidement, les (i)
europhiles vont dans le même sens que la mondialisation. L’intégration sociale au sein de l’union
n’a pas à reposer sur !’identification à une « culture politique libérale», seule compte l’intégration
économique. Néolibéraux, les europhiles maintiennent l’idée d’un État minimal concurrentiel.
Les (ii) eurosceptiques s’en prennent quant à eux à la déterritorialisation qu’implique l’Union
Européenne préférant s’en remettre à une attitude protectionniste et ce, à tous les niveaux. La
glorification des traditions locales et de la politique régionale les conduirait au refus de l’altérité,
de la diversité et donc à la négation du principe de l’égalitarisme universel à la base de la
démocratie. Hors des sentiers battus par les europhiles et les europhobes, se trouvent les solutions
de rechange eurofédéralistes et cosmopolitiques. La solution de rechange défensive vise la
compensation des effets secondaires du capitalisme puisqu’il est impossible de penser que le
politique puisse domestiquer l’économie mondiale. Le rôle compensateur de cette nouvelle forme
étatique se distingue du rôle homologue que jouait l’ancien État-nation dans la mesure où son
interventionnisme est teinté de néolibéralisme. Ainsi, pour les (iii)eurofédéralistes, le travail reste
la clé de l’intégration sociale, c’est pourquoi la notion d’égalité se voit réduite à la seule égalité
des chances de chacun à se réaliser dans la sphère économique. La solution (iv) cosmopolitique,
offensive, sur laquelle débouche la pensée morale et politique de Jürgen Habermas, se porte
internationalement à la hauteur des marchés sans en arriver à la fiction du gouvernement mondial.
Des institutions transnationales doivent se porter à la hauteur des systèmes fonctionnels qui
régissent l’économie de marché. Le vide politique, dû au primat de l’économie, est comblé
lorsque ces institutions internationales deviennent légitimes démocratiquement. Pour ce qui est de
l’Union Européenne, un paradoxe reste : la création de nouvelles institutions à Bruxelles ou
Strasbourg ne signifie pas tant un renforcement de la démocratie, qu’une complexification du
pouvoir qui éloigne le citoyen des institutions. Partant de ce paradoxe, Habermas pose la question
de savoir si l’union n’est que la somme de ses membres (ce qui conduit à la seule péréquation des
intérêts nationaux entre les États) ou si le tout est plus que la somme des parties. Encore là, il
faudrait savoir ce qui fait de l’Europe une authentique fédération et déterminer le rôle de celle-ci.
La solution défensive a, du point de vue d’une théorie de l’agir communicationnel, un
inconvénient théorique majeur. Elle se confine à un usage instrumental et systémique de la raison
205

refoulant du coup l’agir communicationnel qui, lui, vise l’universalité dans l’entente et la
solidarité. Pour Habermas, donc, l’option cosmopolitique doit transpercer le cœur de l’État
européen authentique et garantir l’universalité de son union qui n’est pas qu’économique, mais
politique, voire morale et culturelle.

Suivant Habermas, le salut de l’Europe passe par !’élargissement de la solidarité


citoyenne. Pour y parvenir, le seul patriotisme constitutionnel n’y suffit plus. Conscient de l’effort
d’abstraction exigé de chacun pour se sentir responsable d’un autrui qui transcende ses frontières
nationales, Habermas s’en remet à une « culture politique européenne ». Si l’État de droit
démocratique postule que la qualité de citoyens se distingue de la qualité de nationaux, laquelle
aura été, comme l’a montré Hobsbawm, construite et polie tout au long du 19e siècle, il va sans
dire qu’une Union Européenne forte passe par la création d’une identité commune. « Si, en effet,
cette forme artificielle de solidarité entre étrangers s’explique avant tout par une expérience riche
en conséquences historiques - passage, on l’a vu, de la conscience locale et dynastique à la
conscience nationale et démocratique -, on ne voit pas pourquoi un tel processus d’apprentissage
ne se prolongerait pas au-delà des frontières nationales »308. Sur papier, cette identité commune est
entre autres créée par les médias, le réseautage des solidarités et les programmes nationaux
d’éducation qui développeront !’apprentissage des langues pour faire de l’Union Européenne une
union concrète, vivante et respectueuse des différences et de l’intégrité des formes de vie
minoritaires.

«À la différence de ce qui s’est passé aux Etats-Unis, un patriotisme constitutionnel


européen doit se constituer à partir des différentes interprétations, marquées par les histoires
nationales, de principes juridiques universalistes qui, eux, sont identiques »309. L’idée selon
laquelle une culture politique commune peut se dégager des différents récits nationaux
présuppose toutefois une matrice où se rencontrent les cultures nationales. L’union à partir des
récits nationaux présuppose une opinion publique européenne qui, elle, n’est pas encore là. Les
mass media jouent sans doute un rôle catalyseur dans la construction européenne dans la mesure
où ils sont les seuls à pouvoir relier les différents pays entre eux. Ce renvoie au mass média porte
toutefois à conséquence dans la mesure où, comme il a déjà été dit, ces derniers ont tendance à
fixer l’agenda à la place des citoyens (Habermas) et détiennent le pouvoir de fabriquer l’opinion
(1manufacturing consent, Chomsky), c’est-à-dire de créer artificiellement le consensus, voire une

308 Habermas, Jürgen, Après !’État-nation, Paris, Fayard, 2000, p.147.


309 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p. 85.
206

identité commune et consensuelle. Cela étant, le réseautage devient un outil important au


développement d’une opinion européenne puisqu’il relie des groupes autour de préoccupations
communes dont les solutions sont à chercher par delà le cadre étatique traditionnel. Toutefois, les
préoccupations de ces nouvelles formes de solidarités déterritorialisées risquent de ne jamais être
connues de l’opinion publique si elles ne se déversent pas dans un réservoir médiatique plus
grand. Du point de vue de la Diskursethik, la formation d’une opinion publique européenne qui a
un poids politique est capitale si le principe d’universalisation veut être maintenu. Si l’usage
public de la raison est réservé à l’élite technocratique de Bruxelles, on voit mal comment les
conséquences et les effets secondaires résultant de l’application d’une norme pourront être
acceptés par l’ensemble des citoyens européens si ceux-ci ne sont pas tous concernés. Ce
problème concerne la démocratisation de l’espace public européen, c’est-à-dire la façon dont les
citoyens peuvent réagir et commenter les politiques publiques mises de l’avant sans passer par un
filtre mass médiatique.

À cette définition médiatique de l’opinion publique paneuropéenne, se greffe le problème


politique de la représentation. Dans l’optique du principe d’universalisation, la notion de
représentation politique ne pose pas problème tant que les délégués restent démocratiquement
élus. Le projet cosmopolitique vise la démocratisation des instances internationales pour les
rendre légitimes. Sans un renforcement de la représentation, ces instances transnationales ne
pourront plus être qualifiées de démocratiques. Pour revenir au cas de la fédération européenne, la
question de l’opinion publique est indissociable de celle de la représentation politique si Ton
veut, comme Habermas le suggère, que l’union soit plus que la somme des parties. L’idée est
simple, si l’opinion publique paneuropéenne reste la somme des opinions publiques nationales,
l’égal intérêt de tous ne pourra être considéré. Sans un intérêt commun du « peuple » européen on
voit mal comment la solidarité pourrait être créée et l’égal intérêt de tous, considéré.

Le passage du « pour nous » des nationaux au pour « pour nous » des Européens suppose
qu’une culture politique commune puisse se dégager des différentes cultures nationales.
Comment s’insère cette nouvelle identité dans le tissu déjà complexe de l’identification à la
nation, à des principes, à une région, un clan, etc. ? Le patriotisme constitutionnel part de l’idée
selon laquelle la souveraineté populaire ne doit pas être comprise dans un sens ethnique et/ou
nationaliste, mais en regard de l’égalité de chacun devant la loi dont il est simultanément auteur et
sujet. Cette égalité théorique prend une première coloration éthique si l’on distingue l’intégration
politique et sociale de T intégration culturelle. L’intégration politique renvoie à la loyauté de
chaque citoyen envers la culture politique commune, qualifiée de libérale en Occident. Suivant
207

Habermas, cette culture commune trouve sa source dans les principes constitutionnels de l’État de
droit démocratique où tous sont traités avec impartialité. Cette communauté politique est qualifiée
d’inclusive dans la mesure où le critère d’admissibilité n’est ni religieux, ethnique, confessionnel,
clanique, national, etc. Théoriquement, quiconque fait siens les conditions de la pensée post-
métaphysique et le faillibilisme peut accéder à cette communauté dont les frontières sont celles de
l’esprit et non du territoire. Les critères d’admission à l’intégration culturelle sont quant à eux
plus restrictifs, puisque la solidarité ne renvoie pas à un principe abstrait. Considérant que la
culture politique libérale commune à l’Occident est le fruit d’une interprétation des principes
constitutionnels sis dans une tradition juridique déterminée, la question demeure légitime de
savoir si !’intégration politique - qui se veut neutre - n’est pas elle-même éthiquement et
culturellement colorée. Habermas répond à cette objection répandue en maintenant la distinction
entre les deux types d’intégration : politique et éthique. « L’universalisme des principes juridiques
se reflète dans un consensus procédural, bien qu’il doive, pour ainsi dire, s’intégrer, au moyen du
patriotisme constitutionnel, au contexte d’une culture politique historiquement déterminée »310.
Les principes constitutionnels sont le fruit d’une tradition juridique qui considère l’égale liberté
de chacun comme étant fondamentale. De même, ce sont ces principes qui doivent orienter les
décisions du droit et de l’État. Ceci ne signifie pas que la nation, les confessions, les ‘açabiyyat
ou les minorités doivent, par définition, être démembrées. Simplement, l’État, dans la perspective
habermassienne, ne peut les soutenir. Tant que l’intégration éthique, orientée en fonction de
valeurs, ne se rabat pas sur l’intégration politique, orientée en regard de normes universelles, la
neutralité des ordres politiques et juridiques est maintenue.

Cette distinction entre deux types d’intégration permet de mieux comprendre l’allégeance
du citoyen en regard des différents vecteurs identitaires qui le sollicitent. Théoriquement, il ne
devrait y avoir aucune contradiction à être simultanément Français, Musulman d’origine
algérienne, Européen vivant dans la banlieue parisienne. Ces différents vecteurs d’identification
ont plus ou moins de résonance dépendamment des individus. Les identités se font meurtrières
lorsque, pour revenir aux mots d’Amin Maalouf, Ton demande à un individu ou un groupe de ne
choisir qu’un de ces nombreux vecteurs identitaires. Quiconque place autrui devant un choix
aussi tranché, aussi manichéen, se situe lui-même hors du cadre du patriotisme constitutionnel
moderne. Dans la culture libérale moderne, se sont les individus qui ont le choix de leur
allégeance et non eux qui sont sommés de choisir. L’attachement aux principes abstraits de la
constitution et à la communauté des citoyens est moins prenant. Π lui manque un ethos concret et

310 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998, p.231.


208

c’est sans doute pour cette raison que ses défenseurs se rabattent sur les droits de la personne.
« Même si une telle communauté se constitue selon les principes d’un État à constitution
démocratique, elle développe une identité collective de façon à interpréter et à mettre en œuvre
ces principes à la lumière de son histoire et dans le contexte de sa forme de vie »311. La difficulté
de ce modèle tient au fait que les principes constitutionnels, qui ne sont jamais complètement
réalisés, doivent s’encrer davantage de façon à ce que les droits de la personne, pour qui les
défend, ne restent pas au stade de principe. L’espoir d’un ethos concret totalement démocratique
reste dans la mire du philosophe et des partisans du cosmopolitisme. Comme il a déjà été dit,
cette hypothèse conduit à l’idée d’une politique intérieure à l’échelle de la planète sans
gouvernement mondial. Prenant acte de la mondialisation galopante et tentant de tirer les leçons
d’un « court vingtième siècle » belliqueux, Habermas pose le problème de la lutte pour la
reconnaissance à l’échelle internationale. Sous l’égide du droit cosmopolitique, il reformule le
projet initial de Kant d’une paix perpétuelle entre les nations. À ce stade, la lutte pour la
reconnaissance entre l’Occident et le monde arabo-musulman déborde le cadre d’un ensemble
politique donné.

311 Habermas, Jürgen, Après l’État-nation, Paris, Fayard, 2000, p.117.


209

Chapitre 8 : La paix perpétuelle : la lutte pour la reconnaissance à l’échelle internationale

Le projet de paix perpétuelle formulé en 1795 par Kant a eu une impressionnante


postérité; la défunte Société des Nations n’avait-t-elle pas été mise sur pied justement sous
l’influence de l’idée kantienne d’une alliance des peuples au service de la paix ? Suite à la
Seconde Guerre mondiale, l’ONU a repris le flambeau de la paix, de la démocratie, du maintien et
du développement des droits de la personne. Seulement, la fin, annoncée, de l’État nation
territorial aurait favorisé !’affaiblissement de la structure étatique au profit des flux de capitaux
transnationaux. Dans le cadre d’une politique mondialisée, l’enjeu est de recomposer l’espace
politique international au service de la paix. Ainsi, contrairement à la paix de Westphalie de 1648
qui a réussi à instaurer un ordre international fondé sur la souveraineté étatique, la politique
mondiale actuelle voit le règne des États prendre fin. Non seulement les flux systémiques minent-
ils la souveraineté de l’État, mais l’on voit ici et là des États imploser et les guerres civiles éclore.
I ‫־‬
Entre 1945 et 1999, 25 guerres interétatiques ont fait plus de 3 000 000 de morts tandis que
pendant la même période, le monde a connu 127 conflits civils faisant 16 000 000 de victimes312.
Les conflits civils du Liban, de la Bosnie, du Kosovo et du Rwanda ont certes traumatisé une part
de la conscience occidentale mais cette indignation est restée trop souvent silencieuse et
impuissante. Si le tribunal pénal international de La Haye juge aujourd’hui pour crime de guerre
et crime contre l’humanité les architectes de massacres encore frais, les théoriciens du politique
ont peut-être, à un autre degré, besoin, eux aussi, de faire leur mea culpa. Car les données de la
guerre ont aujourd’hui changé, la question de la paix doit être à nouveau pensée. Dans ce dernier
chapitre donc, je suivrai la tentative de Habermas visant !’actualisation de l’idée directrice de
Kant, et ce en mettant l’emphase sur le problème que posent aujourd’hui les conflits civils. Cela
étant, ce sera la question de la responsabilité, conçue du point de vue de la Diskursethik, des tiers
partis pour freiner ou stopper ces conflits qui sera envisagée.

8.1 Du point de vue moral au point de vue cosmopolitique

Dans son projet de paix perpétuelle, Kant postule que l’état juridique interne doit mener à
un état juridique global qui unit les peuples et écarte toute guerre pour toujours. La définition
négative que donne Kant de la paix comme non-guerre reste radicale dans la mesure où cet état de
paix permanent correspond à l’éradication complète de la guerre à tout jamais et en tout lieu. La

312 Fearon, James, D., Laitin, David, D. Ethnicity, insurgency, and civil war, in American Political Science Review,
vol. 97, no. 1,2003, p.75.
210

fondation kantienne du pacifisme juridique, rappelle Alain Renaut313, est à chercher dans son
opuscule intitulé Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de 1784 et dans
des textes qui gravitent autour. Là, Kant prétend que le but final du genre humain est la réalisation
de la constitution politique la plus parfaite, c’est-à-dire d’un état où la liberté de chacun peut
coexister avec celles des autres qui l’entourent de près ou de loin. Cet idéal d’une pacification
politique des relations entre les États et entre les libertés individuelles meut Kant vers l’idée
d’une paix perpétuelle qui prend le nom d’un « droit cosmopolitique » où l’être humain est conçu
en tant que citoyen d’une nation particulière et membre de la société des citoyens du monde. Que
l’accent soit mis sur le citoyen du monde ou le citoyen de la nation, ce sont deux interprétations
du cosmopolitisme qui « s’affrontent ». Le souverain bien politique serait, dans la première
acception du cosmopolitisme, réalisée lorsque la constitution de tous les États sera républicaine,
c’est-à-dire élective. L’intuition étant que les États démocratiques ne se font pas la guerre. Cette
première définition du cosmopolitisme kantien, que Habermas tente de reformuler à l’aune de
l’histoire du temps présent, mise sur une fédération des États libres permanente et universelle. La
seconde version du cosmopolitisme ne part de la souveraineté des États et donc du citoyen de la
nation, mais du citoyen du monde, de l’habitant de la terre au service de l’État mondial.
Habermas rejette cette seconde version du cosmopolitisme kantien. Version que Kant, dira Alain
Renaut, aurait lui-même abandonnée au nom du pluralisme politique, car la théorie du contrat ne
fonctionnerait que si les contractants sont regroupés antérieurement au contrat. L’existence du
peuple rendrait possible le contrat. En outre, si les lois, comme le suggère Kant, perdent en
vigueur ce que le gouvernement gagne en étendue, un gouvernement mondial devient tout.
simplement impossible. L’affaiblissement des lois génère un nouvel État de guerre conduisant le
gouvernement mondial à se faire despotique. Dans les deux cas, la paix, et a fortiori la paix
perpétuelle, s’en trouve menacée.

L’idée selon laquelle l’État, dans la première version du cosmopolitisme, conserve sa


souveraineté mène à un paradoxe. Sans entrer dans un débat sur ce que Kant a ou aurait vraiment
dit, il n’en demeure pas moins que l’alliance des peuples est le résultat d’une libre association
entre des États qui conservent leur souveraineté bien que la fédération soit perpétuelle. Une
solution permanente suppose l’obligation pour chaque État de se soumettre à un procès impartial
plutôt de se lancer en guerre de son propre chef. Or Kant, selon Habermas, ne parvient pas à
fonder cette obligation juridique. Dans la mesure où !’association entre les États demeure
volontaire, que chacun d’eux conserve sa souveraineté on ne voit ni comment ni pourquoi un État

313 Renaut, Alain, Kant aujourd’hui. Paris, Aubier, 1997, pp.456-491.


211

devrait se soumettre de façon impérative à une obligation fixée par le « congrès permanent des
États ». Kant, dira Habermas, a tâché de répondre à la question de la motivation des États à se
fédérer en dégageant le lien entre politique et morale. Carl Schmitt aurait fournit une solution
originale à ce problème - entre politique intérieure et politique extérieure - en jumelant une
politique intérieure pacifique à une politique extérieure belliqueuse. L’argument de Schmitt étant
que le droit d’un État à s’engager librement dans une guerre est constitutif de sa souveraineté et
donc que tout ordre cosmopolitique cherchant, via une alliance, à abolir ce droit d’aller en guerre
ne pouvait se justifier. D’autant que, toujours selon Schmitt, l’idéal des droits de l’Homme qui
autoriserait cette aliénation de la souveraineté étatique dans les affaires extérieures supprime
!’opposition entre ami et ennemi, propre au rapport asymétrique intrinsèque au politique. La
position de Schmitt comporte deux éléments importants qui méritent qu’on s’y attarde à savoir la
séparation classique entre politique extérieure et intérieure et la moralisation du politique par les
droits de l’Homme.

Tentant de redonner vie à Γintuition kantienne, Habermas s’en prend à la thèse libérale
classique selon laquelle le commerce international pacifie les relations interétatiques. L’idée
d’une adéquation entre commerce et paix ne tient pas la route pour les marxisants - dont
Habermas reste l’héritier - pour qui l’écart croissant entre lès classes augmente le risque de
tensions sociales pouvant conduire jusqu’à la guerre civile. La mondialisation économique
implique une interdépendance entre les événements locaux et lointains, internationaux de telle
sorte que « la démarcation entre politique intérieure et extérieure, qui est constitutive des États
souverains, devient floue »314. La lutte des classes à l’intérieur de la société prend la figure d’une
stratification de la société mondiale, unie par les systèmes de communication et les marchés. Dans
le tiers-monde, l’État, qui selon Weber détient le monopole de l’usage légitime de la force, est si
faible que des tensions ocurren! entre classes sociales, groupes mafieux ou fondamentalismes. Le
deuxième monde renvoie à la politique de puissance d’État autoritaire. Habermas vise
précisément les États arabes du Golfe. Du point de vue d’une résolution internationale des conflits
fondée à partir du principe « U » ces États posent un problème de taille dans la mesure où ils ne
sont pas démocratiques. Autoritaires, ces derniers ne rencontrent pas le standard démocratique
propre à la Diskursethik selon lequel chacun peut rationnellement légitimer une norme d’action
universelle. Pour être théoriquement conséquente avec elle-même, il est à se demander comment
une théorie des relations internationales fondée sur le principe « U » pourrait déboucher sur une
alliance entre des États démocratiques et autoritaires ? Comment un État peut-il justifier, toujours

314 Habermas, Jürgen, La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée kantienne. Paris, Cerf, 1996, p.37.
212

du point de vue de la Diskursethik, tout octroi à des royaumes comme celui par exemple d’Arabie
Saoudite ? Quant au premier monde, les intérêts nationaux correspondent à peu de choses près au
critère normatif du droit cosmopolitique. En vertu de cette bipartition, la question de la modernité
et de son Autre renvoie à la relation entre l’occident et le monde arabo-musulman, mais entre
l’occident et le tiers-monde. « Les traces d’une reconnaissance refusée marquent toujours les
relations historiques entre l’Occident et l’Orient et, à plus forte raison, le rapport entre le premier
et ce qu’on appelait naguère le tiers-monde»315. Selon Yves Lacoste, les structures claniques
décrites par Ibn Khaldoun permettent d’expliquer le passé du tiers-monde par son état de
dépendance envers le colonisateur. Tentant de trouver les causes des conflits civils actuels,
Learon et Laitin retournent à la période de décolonisation des années 50 et 60 et fournissent, un
peu comme Lacoste, une explication non pas religieuse et/ou ethnique des guerres civiles, mais
économiques. L’idée étant que la pauvreté est un indicateur de la faiblesse de l’État et que les
conditions qui favorisent l’insurrection d’un groupe, d’une ‘açabiyya dans notre vocabulaire, sont
plus souvent qu’autrement économiques. Une ‘açabiyya qui s’empare du pouvoir et fait de l’État
un instrument au service de sa puissance relève du second monde, alors que la lutte entre
différentes ‘açabiyyat pour la mainmise sur un État en devenir renvoie au tiers-monde politique,
terreau fertile des guerres civiles.

Une protection globale des droits de la personne qui ne parvient pas à atteindre les acteurs
en dessous de l’État passerait, me semble-t-il, à côté de l’enjeu sécuritaire majeur dans les conflits
civils. Protéger des individus pétris par la vulnérabilité, laquelle est décuplée en cas de crise,
implique, selon Habermas, que les auteurs des exactions peuvent et doivent être poursuivis, de
même que les potentielles victimes protégées. « La clef du droit cosmopolitique, dit-il, réside
dans le fait qu’il concerne, par delà les sujets collectifs du droit international, le statut des sujets
de droits individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe à !’association des
cosmopolites libres et égaux »316. Évaluant la souveraineté de l’État à la baisse en précisant que
l’État est trop souvent absent dans le tiers-monde, Habermas tente de dépasser l’opposition entre
un cosmopolitisme qui part ou bien des citoyens nationaux ou bien des citoyens du monde. En ne
misant que sur les nationaux, on retourne à une théorie de l’État-nation limitative pour les
sociétés modernes, inappropriée pour les pays du tiers-monde et hypocrite envers les États du
« second monde ».

315 Habermas, Jürgen, L’intégration républicaine. Paris, Fayard, 1998, p.216.


316 Habermas, Jürgen, La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée kantienne. Paris, Cerf, 1996, p.57.
213

Le point de vue moral débouche sur l’idée d’une démocratie délibérative, mais reste
inopérant sans un point de vue cosmopolitique. En fait, ce dernier se distingue du point de vue
moral en ce qu’il est juridique et non moral. La prétention à la validité des droits fondamentaux a
un statut particulier et constitutif, dans la mesure où ces droits régissent la constitution. Suivant
Habermas, la puissance normative des droits de la personne ne reposerait pas uniquement sur leur
ancrage institutionnel, mais également, et surtout, sur leur proximité de fondation avec le moral
point of view. Voire, ces droits reposent exclusivement sur le point de vue moral317. Les droits
moraux partent de la vulnérabilité de tout un chacun sans véritablement parvenir à protéger
quiconque. Le droit cosmopolitique prend acte de cette vulnérabilité originelle et vient la panser
par des droits de la personne qui, eux, recouvrent les individus jusqu'alors sans défense. Cette
couverture juridique tous y ont droit sans exception. Pour les membres des États démocratiques,
cette protection a l’avantage de s’inscrire dans leur constitution « nationale », voire post-
nationale. Pour le reste du monde, les droits de la personne restent en dehors de la constitution et
c’est pourquoi il est important, selon Habermas, que les droits de la personne puissent s’étendre
aux citoyens du monde peu importe leur territoire. « Le droit cosmopolitique est une conséquence
de l’idée d’État de droit. C’est grâce à lui seulement que s’établit une symétrie entre la
juridisation des relations sociales et politiques en deçà et au-delà des frontières étatiques »318. Le
droit cosmopolitique se veut la poursuite de la théorie habermassienne de l’État de droit
démocratique à l’échelle de l’humanité. Les acteurs au-delà de l’échiquier politique nationale
doivent, ou plutôt devraient, eux aussi régir leurs actions en regard du droit cosmopolitique.
Quant aux acteurs infra étatiques, leur position sociale et politique ne leur garantit, théoriquement
bien entendu, aucun privilège ou passe-droit.

Postulant que la rationalité systémique ne peut d’elle-même s’humaniser, Habermas s’en


remet à de nouvelles formes de solidarité post-nationales capables de gérer les problèmes
communs de l’humanité par un parlement mondial - à distinguer d’un gouvernement mondial -
où les peuples ne sont pas représentés par leur gouvernement, mais en tant que « totalité des
citoyens du monde ». Cette notion est capitale pour le cosmopolitisme habermassien qui cherche à
protéger les citoyens du monde et à fluidifier les frontières de la solidarité. Partant de la « totalité
des citoyens du monde », l’idée d’un parlement mondial tente également de déjouer le problème
de !’autoritarisme. Qu’un régime soit par exemple sous le joug d’une ‘açabiyya ne signifie pas
que les membres de cette société seront ignorés du parlement. Plutôt que passer par les

317 Ai¿ p. 89.


318 Ibid, p.115.
214

gouvernements, Habermas passe par les individus. En outre, le cosmopolitisme habermassien


conduit à !’établissement d’une cour pénale internationale collaborant avec les gouvernements
nationaux et à une transformation du conseil de sécurité de l’ONU en pouvoir exécutif. Cette
politique intérieure à l’échelle de la planète pose quelques problèmes de taille comme la
formation d’un ethos concret entre citoyens du monde et la responsabilité envers autrui qui
conduit à une intervention dans les affaires des « Autres ».

8.2 Démocratisation et liberté de la presse

Kant, selon Habermas, entrevoyait un espace public mondial mais force est de constater
qu’aujourd’hui, ce territoire reste sauvage. L’image idéalisée de l’espace public cède sa place aux
mass media qui ont tendance à fixer l’agenda {agenda setting), à déterminer la zone
d’acceptabilité des arguments et à troquer la publicité pour la pub. Les mass media et les
nouvelles technologies de !’information favorisent la saisie immédiate des conflits où qu’ils
soient sans toutefois en favoriser la résolution commune. Les acteurs éparpillés restent, sauf dans
de rares exceptions, passifs. La guerre du Vietnam et la première guerre du Golfe319- comme la
seconde me semble-t-il - ont favorisé l’émergence d’un espace public mondial mais ce dernier,
sauf peut-être dans le cas du Vietnam, n’a pas réussi à mettre un terme à la guerre. Le génocide
rwandais est resté quasi orphelin dans les medias tandis que l’opinion internationale a
attendu l’explosion, le 5 février 1994, d’un obus dans un marché public de Sarajevo pour voir les
grandes puissances occidentales intervenir dans le conflit bosniaque. La question n’est pas ici de
savoir si oui ou non les médias ont été instrumentalisés dans cette opération, voire si leur
couverture du conflit qui opposait serbes, croates et bosniaques a été ou non objective.
L’important tient à ce que la fonction de dramatisation des medias favorise l’émergence
spontanée d’une opinion publique mondiale qui semble avoir une influence sur la politique
étrangère des États. Dans ce cas, les medias ont servi de fer de lance à une intervention militaire
justifiée du point de vue de l’opinion publique occidentale. Que ce soit via Internet, par la presse
internationale et/ou les mass media, les nouvelles technologies de !’information semblent
favoriser le développement d’un espace public mondial. Ce qui ne signifie en aucun cas que la

319 Selon Jean Baudrillard, la guerre du Golfe n’aurait pas, télévisuellement parlant, eu lieu. Baudrillard, s’interroge.
Comment se fait-il qu’une vraie guerre n’ait pas généré de vraies images ? Les images présentées en direct auraient
contribué à rendre la guerre inintelligible et virtuelle. La réalité aurait été violée et le monde défiguré. « Mascarade de
!’information, avec son chantage à la panique - visages flétris, livrés à la prostitution de l’image - image d’une
détresse inintelligible. Pas d’images de champ de bataille, mais des images de masques, de visages défaits et aveuglés
- des images d’altération. Ce n’est pas la guerre qui a eu lieu là-bas, c’est la défiguration du monde » La guerre du
Golfe n’a pas eu lieu. Paris, Galilée, 1991, p.33.
215

lutte pour l’ouverture de l’espace public à l’intérieur des pays non démocratiques soit d’ores et
déjà gagnée.

Lorsque l’espace public politique est inféodé par un pouvoir qui n’a de cure pour les
libertés communicationnelles des groupes et des individus, la presse internationale, voire les mass
media, joue souvent un rôle que la presse locale ne peut remplir. Pour Jean-Paul Marthoz,
directeur européen de !’information à !’organisation Human Rights Watch, «la presse
internationale peut agir de multiples manières, et notamment comme une presse de substitution,
en faisant les reportages interdits, en prenant le relais d’une presse bâillonnée »320. Elle devient
alors un acteur crucial dans la démocratisation. Dans le monde arabo-musulman, l’absence de la
liberté de la presse nationale, au plus bas sauf peut-être au Liban et au Koweït, est un enjeu
crucial pour une démocratisation qui vient de l’intérieur. Si, comme le pense Marthoz, la presse
internationale joue un rôle capital dans la démocratisation, la question est de savoir si, en ce qui
concerne le monde arabe, la presse panarabe, tant écrite qu’électronique, sert le développement
des libertés civiques dans des pays où la presse se résume aux allées et venues des différents raïs.
Des quotidiens sis à Londres (al-Hayat, al-Wasat, al-Quds al-Arabi) ont une capacité critique dont
ne dispose pas la presse locale. De plus, l’émergence de chaînes de télévision panarabe comme al-
Arabiyya et surtout al-Jazira remet en cause les médias d’État pléthorique qui, soudés au pouvoir,
ne disposent d’aucune capacité critique. «Al-Jazeera is an ideal venue for enhancing civil
liberties among the Arab community scattered across the globe »321. Selon ses défenseurs, le
réseau installé au Qatar favoriserait le débat et la discussion et prépare, de l’intérieur, le monde
arabe à la démocratie. Cette référence à al-Jazira ne vise en rien l’éloge de cette nouvelle CNN du
monde arabe dont le financement, lié à l’émir du Qatar Sheikh Hamad bin Khalifa al-Thani, reste
problématique. La question est plutôt de savoir comment, dans le contexte de la mondialisation,
les médias transnationaux façonnent le monde arabe et servent l’émergence d’un regard critique
sur la tradition religieuse et sur le pouvoir.

Si le défi de la modernité consiste dans le fait pour chaque individu et chaque société de
« trouver en soi-même ses propres garanties » via la rationalité dialogique (communicationnelle)
plutôt que monologique (au sens stratégique), on voit mal comment une société peut se passer
d’une presse libre pour se moderniser. Habermas dramatise ce problème, me semble-t-il, en

320 Marthoz, Jean-Paul, Et maintenant, le monde en bref : politique étrangère, journalisme global et libertés.
Bruxelles, GRIP-Complexe, Bruxelles, 1999, p. 158.
321 El-Nawawy, Mohammed, Iskandar, Adel, Al-Jazeera : the story of the network that is rattling governments and
redefining modern journalism. Westview Press, Cambridge, 2003, p.59.
216

concevant les institutions de la liberté à partir d’une « culture politique libérale ». « Les pratiques
d’une telle culture assurent la médiation entre morale, droit et politique et constituent en même
temps le contexte approprié d’un espace public qui favorise des apprentissages politiques »322.
Habermas maintient le lien entre la constitution juridique et la culture politique d’une
communauté. De la sorte, il établit un lien interne entre la moralité, le droit et la politique,
développe un lien entre la pensée critique et la tradition occidentale pour ainsi considérer le
problème de la démocratisation du point de vue d’une rationalisation du monde vécu. Or, me
semble-t-il, par cette homonymie entre tradition critique et culture libérale, Habermas alourdit le
rapport entre la modernité occidentale et monde arabo-musulman pour la pènser en terme de
« dissonance cognitive ». La démocratisation devient synonyme d’une rationalisation de la
culture, mais l’instrument de cette rationalisation reste inconnu. En partant du pouvoir politique et
des structures sociales souvent sous-jacentes, la question du rapport de la modernité occidentale
au monde arabo-musulman prend une autre tournure. Le lien interne entre les institutions de la
liberté et la culture politique libérale est reformulé dans une équation plus complexe qui tient
compte de la visée de pouvoir propre aux ‘açabiyyat. Les (i) institutions de la liberté exigent des
(ii) ‘açabiyyat qu’elles jettent au brancard leur volonté de pouvoir permettant ainsi d’ouvrir
l’espace public et donc (iii) de rationaliser, d’un point de vue communicationnel, la culture sans
que celle-ci ne conduise nécessairement à l’individualisme libéral.

8.3 Pour une intervention responsable ?

La ligne de démarcation entre politique intérieure et politique extérieure, propre au droit


international classique, étant aujourd’hui moins distinctement établie, Habermas remplace la
figure du contrat entre différents États, qui posait le problème de l’aliénation de la souveraineté
des États, par la figure d’un droit cosmopolitique sous l’égide d’une constitution. La charte
onusienne des droits de la personne interdit les guerres d’agression et limite le droit d’ingérence
au seul cas où la communauté internationale est menacée ou perçoit une menace. Toutefois, à la
différence d’un État souverain, l’ONU ne dispose pas de forces armées autonomes pour défendre
et faire valoir sa constitution. En fait, Habermas, qui à la suite de Kant cherche à éclairer le lien
entre morale et politique, vise une limitation normative de la puissance d’État. En ratifiant la
charte, les États membres de « l’alliance des peuples » s’engagent à régler judiciairement et non
militairement leurs conflits. Cette paix par le droit est-elle appropriée pour mettre un terme aux
guerres civiles ?

322 Habermas, Jürgen, La paix perpétuelle : le bicentenaire d’une idée kantienne. Paris, Cerf, 1996, p.47
217

Selon Jean-Pierre Derriennic, les guerres civiles - qui se distinguent des guerres étatiques
en ce que les combattants ne sont pas organisés en États - se déclinent en trois actes à savoir
partisanes, socio-économique et identitaires. La capacité des individus à se « décontextualiser »
varie selon la nature des groupes en conflit. Dit rapidement, dans les guerres partisanes, comme
par exemple la guerre de Trente Ans entre Catholiques et Protestants que consacra la paix de
Westphalie, il est possible d’adhérer volontairement à un groupe, voire de retirer son adhésion au
profit d’un autre groupe en conflit. Dans les guerres socio-économiques, les groupes sont définis
par la place que leurs membres occupent sur le spectre socio-économique. En ce sens, les sociétés
capitalistes diminuent le risque de guerre civile puisque la mobilité sociale y est relativement
grande, que l’opposition entre propriétaire et esclave ne fait pas sens et qu’un mécanisme de
gestion des crises, le droit, s’est institutionnalisé. Dans les guerres identitaires, la position de
chacun est prédéterminée à la naissance. Les individus n’ont pas, sauf dans de rares occasions, la
possibilité de changer de camp. L’identité devient immuable et la capacité de décontextualisation
nulle.

Certes, le monde est beaucoup plus complexe et les guerres civiles peuvent jouer à la fois
sur différents registres ou même «évoluer», c’est-à-dire qu’une guerre partisane, par exemple,
peut se transformer en guerre socio-économique. La Colombie d’aujourd’hui offre, me semble-t-
il, un bon exemple de cette mutation possible des guerres civiles. Dans le monde arabe, les
possibilités de guerres civiles ne sont pas à dénigrer bien que la guerre du Liban, elle, soit chose
du passé. En prenant au sérieux l’hypothèse néo-patrimonialiste/clientéliste selon laquelle l’État
central laisse en périphérie des groupes de solidarités - appelons-les des ‘açabiyyat - qui aspirent
à jouer un rôle politique, la question devient de savoir comment ces groupes réagiront-ils à la
fermeture du jeu politique ? À partir de quel vecteur identitaire lieront-ils leurs membres ? Voire,
ce vecteur est-il réel ou construit ? En fait, ces régimes rigides sèment des bombes en périphérie
du pouvoir et forcent souvent les acteurs à user de moyens non conventionnels pour déstabiliser le
pouvoir. En ce sens, les tenants de l’éthique de la discussion sont confrontés à deux difficultés
qui, elles, invitent à une seule réponse. D’une part, la pacification des conflits par le droit
suppose, du moins au niveau théorique, que tous les États signataires d’un traité puissent être
qualifiés de démocratiques dans le sens où chacun de leurs sujets pourraient se prononcer et
accepter sans contrainte les effets secondaires de !’observation universelle d’une norme d’action
commune. D’autre part, considérant les risques théoriquement prévisibles de guerres civiles dans
le tiers-monde (faiblesse de l’État) et le deuxième monde (État de fer), la question est de savoir si,
du point de vue de la Diskursethik, les États dits démocratiques ont une responsabilité envers le
218

reste du monde. Le droit cosmopolitique suggère l’idée d’une responsabilité internationale à


l’endroit des « citoyens du monde ». À partir de ce qui a déjà été dit, cette responsabilité exige
que la sécurité économique (prévenir la concurrence entre différents groupes qui aspirent à
monopoliser l’économie souterraine), politique (favoriser le développement de l’État de droit
démocratique pour désamorcer les bombes politiques en périphérie) et sociétale (assurer la «
survie identitaire des acteurs étatiques mais aussi de ceux, infra- ou supra-étatiques, qui
contribuent à modifier l’identité de l’État »323) soit prise en compte par la communauté
internationale. Pour embrasser ces différents problèmes, prévenir le risque de guerre civile et
surtout assurer la sécurité des personnes, la communauté internationale doit, si elle suit le chemin
tracé par la diskursethik, favoriser l’émergence d’un État de droit démocratique sensible aux
différences. Seulement, la question de 1 ’implémentation de ce type d’État renvoie au problème de
la démocratisation.

Est-ce là que le travail de la philosophie politique se termine ? La notion de


démocratisation soulève un problème de taille pour la philosophie politique dans la mesure où il
est exigé des États et des organisations internationales qu’ils modifient leurs propres
comportements ou qu’ils interviennent dans celui des États et des sociétés jugées non
démocratiques. Transféré sur un plan politique, et qui plus est sur le plan de la politique
mondiale, le principe cardinal de l’éthique de la discussion, le principe « U », conduit, me
semble-t-il, à un principe « G » en vertu duquel un État démocratique ne peut, sans entrer en
contradiction avec ses propres fondements, entretenir une relation patron-client et soutenir au
quotidien un régime non démocratique, une ‘açabiyya au pouvoir. Cette responsabilité sur papier
peut être dévastatrice sur le terrain, car en affaiblissant un pouvoir, royal par exemple, les risques
de guerre civile s’accroissent. C’est pourquoi, certains plaideront pour une responsabilité accrue
qui va jusqu’à fournir clé en main un État de droit démocratique à un État étranger. Là, si les
acteurs se sentent d’une responsabilité envers le reste du monde, la question est de savoir s’ils
peuvent ou non intervenir, s’ingérer, dans les affaires d’un État qui n’est pas en guerre. Autrement
dit, la notion d’intervention est-elle compatible, du moins d’un point de vue habermassien, avec
le leitmotiv de la modernité qui incombe à chacun et à chaque forme de vie « trouver en soi-
même ses propres garanties ». La question n’est pas ici de savoir s’il y a des guerres justes ou
injustes, s’il est légitime de faire usage de la force pour mettre un terme à une guerre civile, mais
plutôt de savoir où se situe la limite du « vouloir pour autrui ».

323 David, Charles-Philippe, La guerre et la paix : approches contemporaines de la sécurité et de la stratégie, Paris,
Presses de Science Po, 2000, p.108.
Conclusion
220

Conclusion

La structure classique de la conclusion impose à l’auteur de préciser, de cibler, l’incomplétude de


son propos au point où il est devenu cliché d’achever un compte-rendu, un écrit, un discours, une
allocution par les mots « ce travail reste incomplet.Il y a là un mélange de vérité et
d’humilité. Évidemment, ce travail est incomplet. Les intellectuels arabes diront que ce mémoire
manque d’une lecture pénétrante de !’histoire complète de la philosophie arabe et musulmane ; les
orientalistes s’en prendront aux dérives dans le « devoir-être » ce que les philosophes de la
politique ne pourront lui (au mémoire) reprocher.

Puisque, comme le dit l’adage, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, je me


contenterai ici de synthétiser l’essentiel de mes idées pour articuler la logique de leur
enchaînement. Par ailleurs, j’aimerais préciser que la bibliographie reste incomplète d’au moins
un titre. Un ouvrage intitulé Le discours philosophique de la modernité arabe, encourageant tout
en facilitant les études comparatives entre deux traditions philosophiques qui - si près, si loin -
s’ignorent, manque - encore aujourd’hui - à l’appel. J’espère sincèrement voir cette lacune
comblée sous peu.

La première partie du mémoire a quelque chose de généalogique. Partant de la difficulté et


de la nécessité pour l’éthique de la discussion d’asseoir un point de vue moral universel (moral
point of view), le premier chapitre, via un détour par la théorie de Lawrence Kohlberg, tente de
montrer que le passage à un niveau de conscience postconventionnel, heu du moral point of view,
n’est pas tributaire d’une logique invariante des stades de développement de la conscience
morale. Partant de ce résultat, le deuxième chapitre pose autrement le problème de l’atteinte de la
cime du jugement moral. L’apport de la théorie dé Jürgen Habermas sera alors de lier
l’émancipation à la visée consensuelle du langage. Toutefois, et c’est là que le troisième chapitre
prend son essor, Habermas associe la libération du potentiel réflexif, et donc critique, de la raison
à la modernité. Le principe de la modernité étant la subjectivité, le problème central de l’éthique
de la discussion est alors de savoir si l’atteinte du point de vue moral universel, pour peu que ce
point de vue puisse être fondé, présuppose une conception de la solidarité qui, elle, n’est pas
universelle. Philosophe de 1 ’ intersubjectivité, Habermas résout le problème en misant sur la
notion de socialisation. Le passage de valeurs locales à des normes universelles, la
décontextualisation, n’exige pas d’abandon de la solidarité concrète, située, mais son
élargissement à l’ensemble des membres de la communauté des êtres capables de parler et d’agir.
221

La deuxième partie du mémoire reprend, sans le dire explicitiment, le débat sur les
« valeurs asiatiques » en le déplaçant dans ce qu’il a été maladroitement convenu de nommer le
monde arabo-musulman. Remontant aux origines du rationalisme arabe, en accordant une
importance toute particulière à la philosophie d’Ibn Rushd et à ses interprétations
contemporaines, le quatrième chapitre a simplement cherché à dépoussiérer une pensée moderne
qui revendique un regard critique sur la religion musulmane sans pour autant la dénigrer. Ce
passage par le Cordouan reste symbolique, emblématique d’une rencontre, d’un passage, entre les
deux rives de la Méditerranée. La figure d’Averroès reste un moment fort de la pensée arabe et
musulmane tantôt folklorisée, tantôt vénérée. Passant de l’histoire, au texte, à la contemporanéité
de l’œuvre, le recours au philosophe andalou a eu, s’il fallait le résumer, pour seul objectif de
montrer qu’il n’y a pas de contradiction entre l’appartenance à la religion musulmane et
l’allégeance au précepte « la vérité se suffit à elle-même, elle est son seul témoin ». Tâchant de
situer l’Islam dans un contexte sociologique, le cinquième chapitre s’est exclusivement consacré à
la définition de l’esprit de corps, de 1’ ‘açabiyya. La solidarité clanique a alors été comprise
comme la principale force freinant la capacité des individus à se décontextualiser. La thèse
défendue étant qu’avant même le partage de valeurs ou de visions du monde, c’est l’appartenance
à une ‘açabiyya, à un clan - réel ou construit - qui a des visées de domination et fonctionne sur
un registre instrumental, qui brouille !’impartialité du jugement moral et l’égal respect de chacun.

La troisième partie du mémoire est consacrée au pendant politique de la diskursethïk et


procède en trois temps. Le sixième chapitre revient sur le fondement communicationnel de l’État
de droit démocratique en montrant la co-originarité des droits individuels et collectifs, de
participation à la vie publique. Étant à la fois auteur et sujet des lois, le citoyen, et non le peuple,
est souverain. La conception de la citoyenneté défendue par Habermas est le calque du « nous
flexible», le citoyen étant à la fois membre d'une communauté politique déterminée et d’une
communauté de communication libre de toute contrainte. La souveraineté populaire devient
procédurale et la démocratie, délibérative. L’espace public demeure Tune des principales caisses
de résonance de cette forme communicationnelle de pouvoir. L’Autre de ce pouvoir sans
domination décrit par Habermas est, du moins en regard de ce qui a été mis de l’avant dans la
deuxième partie du mémoire, un clientélisme reposant sur des ‘açabiyyat traditionnelles ou
modernes. Les septième et le huitième chapitres s’intéressent aux répercussions de la théorie
politique de Jürgen Habermas en terme de politique intérieure et extérieure. Le septième chapitre
focalise sur la question du rapport à T Autre dans les sociétés multiculturelles et tente de montrer
que les communautés culturelles ont des droits de représentation politique. Contrairement aux
groupes de solidarités, aux ‘açabiyyat, définis dans la deuxième partie du mémoire, elle vise la
222

représentation politique et non la domination de l’appareil d’État. Le débat sur la laïcité et le port
des symboles religieux dans les institutions publiques a été volontairement occulté faute de
connaissance dois-je confesse, mais également de volonté. J’ai préféré m’en tenir à la notion de
solidarité, plutôt que de me lancer dans un débat, vitriolé, sur la place de l’Islam en occident. Ce
choix permet au huitième chapitre de poser plus concrètement, me semblet-il, la question du
rapport de la modernité au monde arabo-musulman. Guidé par l’utopie - le mot ne convient pas
tout à fait, mais après tout c’est bien de ça dont il s’agit - de la paix perpétuelle, le chapitre 8 part
du problème des guerres civiles et des régimes autoritaires et pose la question de savoir si le
concept de communauté morale défendu par Habermas tend vers la protection de la « sécurité
humaine » dont l’imposition irait jusqu’à battre en brèche le sacro-saint postulat westphalien de la
souveraineté de l’État.

Du point de vue de la Diskursethik, me semble-t-il, le clientélisme ne peut être entretenu,


c’est-à-dire que des régimes ou des milices reposant sur des bases « ‘açabiyyatiques » ne peuvent
être légitimement encouragés par les États occidentaux. Politiquement, le principe « U » implique
un principe « C » qui invite les États démocratiques à ne pas soutenir ou s’embarquer dans des
relations de type clientéliste. Π en va là d’une question de responsabilité dont les implications
sont toutes sauf évidentes. Entre « ne pas soutenir des instances non démocratiques » et « imposer
la démocratie », il y a une marge importante, un océan, qui renvoie la modernité à ses propres
limites. Si « moderne » signifie « trouver en soi-même ses propres garanties », comment la
modernité pourrait-elle, sans contradiction, s’imposer ?
Bibliographie
224

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