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L’action administrative

Leçon 3 : Les atténuations au principe du juridicité


Jean-Marie Pontier

Table des matières


Section 1. Introduction................................................................................................................................................p. 2
Section 2. Les actes de gouvernement.................................................................................................................... p. 3
§ 1. Définition des actes de gouvernement.........................................................................................................................................p. 3
A. La notion historique d'acte de gouvernement..............................................................................................................................................................p. 3
B. Les deux catégories d'actes de gouvernement........................................................................................................................................................... p. 4
1. Les actes de l'exécutif dans ses relations avec le Parlement............................................................................................................................................................................p. 4

2. Les actes de l'exécutif dans les relations internationales.................................................................................................................................................................................. p. 5

§ 2. Le régime juridique des actes de gouvernement......................................................................................................................... p. 5


A. L'immunité des actes de gouvernement...................................................................................................................................................................... p. 5
1. Le plan de la légalité.......................................................................................................................................................................................................................................... p. 6

2. Le plan de la responsabilité................................................................................................................................................................................................................................p. 6

B. L'atténuation à l'immunité: la détachabilité.................................................................................................................................................................. p. 6


Section 3. Les circonstances exceptionnelles......................................................................................................... p. 8
§1. La notion de circonstances exceptionnelles.................................................................................................................................. p. 8
A. La théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles................................................................................................................................... p. 8
B. Les circonstances qualifiées de circonstances exceptionnelles.................................................................................................................................. p. 9
§2. Le régime juridique des circonstances exceptionnelles.............................................................................................................. p. 10
A. Les dérogations aux règles........................................................................................................................................................................................p. 10
B. Circonstances exceptionnelles et voie de fait............................................................................................................................................................p. 11
Section 4. Les situations exceptionnelles prévues par le constituant et le législateur..................................... p. 12
§1. Les législations du temps de crise.............................................................................................................................................. p. 12
A. L'état de siège............................................................................................................................................................................................................ p. 12
B. Le régime de l'état d'urgence.....................................................................................................................................................................................p. 13
1. Définition de l'état d'urgence.............................................................................................................................................................................................................................p. 13

2. L'état d'urgence de 2005...................................................................................................................................................................................................................................p. 13

§2. L'article 16 de la Constitution...................................................................................................................................................... p. 14


A. L'hypothèse de l'article 16..........................................................................................................................................................................................p. 15
B. Le régime de l'article 16.............................................................................................................................................................................................p. 15

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Section 1. Introduction
Le principe de juridicité, examiné dans le chapitre précédent, est l'un des instruments juridiques d'établissement
de l'Etat de droit en même temps qu'il en est l'expression. L'Etat de droit implique que l'action administrative
soit soumise au droit, et l'on pourrait penser que le principe de juridicité doit aller jusqu'à englober l'intégralité
de l'action administrative sous tous ses aspects quels qu'ils soient. En réalité, il est vain de penser qu'un jour
toute l'action administrative pourrait être enserrée dans des règles, que tout acte, toute action, serait déterminé
par une règle préexistante. Certes nos Etats, quels qu'ils soient, sont des Etats de droit imparfaits, aucun pays
au monde ne peut prétendre l'avoir réalisé pleinement. Mais s'il convient de progresser, d' « améliorer », si l'on
peut dire, ou de perfectionner l'Etat de droit, nous ne parviendrons jamais à cette situation dans laquelle il n'y
aurait plus aucun espace de liberté pour l'administration, et cela pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, et contrairement à certaines idées reçues, l'histoire n'est pas linéaire : on ne va pas
systématiquement d'un moins bien vers un mieux, l'histoire des civilisations n'est pas une marche sans
retour vers le progrès. Certes, dans le domaine des sciences et des techniques l'évolution est cumulative,
tout progrès est acquis (encore que, dans le détail, on pourrait en discuter à propos de certains moments
de l'histoire) et appelle un progrès ultérieur. Mais, dans tous les autres domaines, les avancées peuvent être
suivies de retours en arrière, rien n'est définitivement acquis : il suffit de penser, par exemple, à la régression
qu'a représenté, sur le plan des droits de l'homme, le régime de Vichy.

Cela signifie, dans notre domaine, que compte tenu des circonstances, des sensibilités, des personnes mêmes,
le principe de juridicité peut être plus ou moins prononcé et plus ou moins respecté.

Ensuite, il est probable que même avec la meilleure volonté du monde, c'est-à-dire avec des dirigeants et
des citoyens aussi attachés les uns que les autres au respect du droit, il ne serait pas possible d'enfermer
complètement l'action de l'administration dans des règles étroites et précises

• D'une part, il ne faut pas oublier que la multiplication des règles ne s'applique pas seulement à
l'administration, elle a des conséquences sur les citoyens, qui peuvent subir les effets de la multiplication
des règles, c'est-à-dire, en définitive, perdre en liberté. Il faut se souvenir de la description que fait
Tocqueville de cette « foule innombrable d'hommes semblables et égaux » avec un « pouvoir
immense et tutélaire ». Ce pouvoir « aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent
qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur, mais il en veut être l'unique agent et le seul arbitre ;
il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales
affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter
entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ! ».
• D'autre part, et plus concrètement, l'administration a besoin d'un espace de liberté pour régler les affaires
qui sont de sa compétence, et l'on va voir que ces atténuations au principe de juridicité sont la prise en
considération, par le juge, de cette nécessité pour l'administration de disposer d'une certaine marge de
manoeuvre dans son action.

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Section 2. Les actes de gouvernement
Le juge administratif a développé une jurisprudence sur des actes qualifiés d'actes de gouvernement qui ont
pour principale conséquence une quasi-absence de contrôle juridictionnel pouvant être exercé sur eux.

§ 1. Définition des actes de gouvernement


Les actes de gouvernement sont une catégorie d'actes pris par les autorités administratives et qui se
caractérisent par une sorte d'immunité juridictionnelle.

Etant donné les conséquences importantes qui s'attachent à cette qualification, il faut éviter que l'administration
ne puisse apprécier si l'acte qu'elle prend est un acte de gouvernement. Le juge administratif, seul, est en
mesure de dire si l'acte relève de la catégorie acte de gouvernement. Il faut tenir compte également du
fait qu'une évolution se produit nécessairement et, en l'espèce, et assez logiquement, cette évolution est allée
dans le sens d'une réduction du nombre d'actes pouvant être qualifiés d'actes de gouvernement.

A. La notion historique d'acte de gouvernement


L'expression « acte de gouvernement » peut prêter à confusion. Il ne faut pas confondre, en effet, l'acte de
gouvernement et l'acte du gouvernement. Il n'existe pas de catégorie d'acte du gouvernement.

• D'une part, le gouvernement est une notion beaucoup plus constitutionnelle, et encore plus politique, que
de droit administratif : en droit constitutionnel un gouvernement est constitué, il a un chef, le Premier
ministre (sous la réserve de l'intervention du président de la République), il prend des décisions politiques,
il est responsable devant l'Assemblée. En droit administratif le gouvernement ne prend pas d'acte.
• D'autre part, en effet, les auteurs des actes administratifs peuvent être très différents à l'échelon central
: des décisions peuvent être prises par le président de la République, en Conseil des ministres ou hors
du Conseil des ministres, ainsi qu'on le verra plus loin, par le Premier ministre, dont on verra qu'il est la
principale autorité administrative à l'échelon central, les ministres, lorsque des textes leur attribuent un
pouvoir. On voit donc que l'expression acte du gouvernement est inadéquate en droit administratif. En
revanche la catégorie « acte de gouvernement » existe, c'est celle que nous examinons.

La confusion, à ne pas faire, entre acte de gouvernement et acte du gouvernement est celle qui, au début du
XIXème siècle, a caractérisé la définition qui était donnée par le juge de l'acte de gouvernement : on considérait
alors que l'acte de gouvernement était l'acte à mobile politique ce qui était précisément faire la confusion
que l'on a dénoncée et qui avait pour conséquence (fâcheuse) de faire entrer un très grand nombre d'actes
dans cette catégorie, les faisant ainsi échapper au contrôle du juge.

L'abandon du critère politique de l'acte de gouvernement n'a pu être obtenu que grâce à la conjonction
de la libéralisation du régime politique (même si cette libéralisation a été lente et progressive) et au
développement du rôle contentieux du Conseil d'Etat. Il reste à expliquer cependant, d'un point de vue
logique, ces actes de gouvernement : si le critère de leur délimitation n'est pas le critère politique, quel est-il ?

Deux remarques peuvent être faites à cet égard, que l'on emprunte à deux grands auteurs de notre temps
du droit administratif.

En premier lieu, F.-P. Bénoit fait valoir, dans son ouvrage intitulé Le droit administratif français (Dalloz 1968)
qu'il s'est produit, au cours du XIXème siècle, une dissociation entre ce qu'il appelle « l'Etat-Collectivité »

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et « l'Etat-Nation ». L'Etat-Nation se constitue, ainsi qu'on le sait, au XIXème siècle, il a peut-être pour point
de départ, au moins en France, la Révolution française qui substitue la nation au roi, renforçant d'ailleurs par là
le pouvoir. Selon F.-P. Bénoit, « l'apparition de l'Etat-Collectivité ne s'est produite que du jour où les missions
qui sont les siennes - fonctionnement des services publics, police gestion du domaine - se sont trouvées
subordonnées aux normes définies par les autorités de l'Etat-Nation ». Avec la confusion de ces deux formes
d'Etats, le mobile politique pouvait se concevoir, avec la dissociation, et l'identification d'une personne publique
à laquelle pouvaient être imputés juridiquement un certain nombre d'actes, le mobile politique pouvait être
abandonné, fournissant aussi une explication au maintien de certains actes non soumis au contrôle du juge.

R. Chapus a bien montré, en effet, qu'il existe deux sortes de fonctions assurées par le gouvernement (L'acte
de gouvernement, monstre ou victime, D 1958, chron. p. 5), une fonction proprement administrative, soumise
au contrôle du juge, et une fonction gouvernementale, qui échappe au contrôle de ce juge, et à laquelle peuvent
être rattachés les actes de gouvernement.

B. Les deux catégories d'actes de gouvernement


Il existe aujourd'hui deux domaines dans lesquels le juge reconnaît l'existence d'actes de gouvernement

1. Les actes de l'exécutif dans ses relations avec le


Parlement
La jurisprudence relative à ce domaine des actes de gouvernement n'est pas très fournie, ce qui ne veut
pas dire pour autant qu'elle est amenée à s'éteindre, mais en revanche dans un certain nombre de cas
l'hésitation sur la qualification de l'acte est permise, ainsi que le montre le nombre d'affaires dans
lesquelles le juge ne suit pas les conclusions de son commissaire du gouvernement. Il faut ajouter que,
comme dans de nombreux autres cas, le refus du juge de reconnaître l'existence d'un acte de gouvernement
peut être aussi éclairante pour la notion que sa consécration.

Parmi les exemples d'actes de gouvernement dans ce domaine on peut citer les décrets de promulgation
des lois (CE 3 nov. 1933, Desreumeaux, RDP 1934, note Jèze), la décision de mise en vigueur de l'article 16
de la Constitution (CE 2 mars 1962, Rubin de Servens), qui a signé en quelque sorte le rappel de l'existence
de la catégorie des actes de gouvernement en un temps où certains auteurs doutaient de cette persistance, la
décision par laquelle le président de la République nomme un membre du Conseil constitutionnel (CE Ass. 9
avr. 1999, Mme Bâ, Rec. 566, concl. contraires Salat-Baroux, AJDA 1999, p. 409, chron. Raynaud et Fombeur),
le refus par le gouvernement de déposer un projet de loi devant le Parlement<REGLE_PRATIQUE/>, même
s'il s'était engagé (politiquement) en ce sens (CE 29 nov. 1968, Tallagrand), du décret soumettant un projet
de loi à référendum (CE Ass. 19 oct. 1962, Brocas, AJDA 1962.612, chron. A. de Laubadère), d'un décret de
dissolution de l'Assemblée nationale (CE 26 fév. 1992, Allain), du refus du gouvernement de saisir le Conseil
constitutionnel aux fins de lui faire constater un « empêchement » du président de la République (CE 8 sept.
2005, Hoffer, AJDA 2005, p. 1711, obs. Brondel).

En revanche, le décret par lequel le Premier ministre charge un parlementaire d'une mission auprès d'une
administration n'est pas un acte de gouvernement mais un acte administratif «détachable des rapports entre
le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif » car il «constitue le premier acte de l'exécution d'une mission
administrative dont un parlementaire se trouve provisoirement investi » (CE Sect. 25 sept. 1998, Mégret, RDP
1999, p. 254, concl. contraires Mme Mauguë, AJDA 1999, p. 240, note Lemaire). Ne constituent pas plus
un acte de gouvernement le refus de saisir le Conseil constitutionnel sur la base de l'article 37 al. 2 de la
Constitution (CE Sect. 3 déc. 1999, Rassemblement des opposants à la chasse, AJDA 2000, p. 170), ou encore
la décision du président de la République de faire fleurir la tombe de Pétain à l'occasion du 11 novembre (CE
27 nov. 2000, Assoc. Comité Tous Frères).

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2. Les actes de l'exécutif dans les relations internationales

Les engagements internationaux de la France en tant qu'Etat prennent souvent la forme de traités (terme
ici générique pouvant recouvrir différentes formes d'engagements). Les actes relatifs à la négociation et à la
conclusion de ces traités sont des actes de gouvernement. Il en est de même des actes concernant la vie
du traité comme, par exemple, la suspension d'un traité (CE Ass. 18 déc. 1992, Mhamedi, RFDA 1993 p.
333, concl. Lamy, note Ruzié) ou la suspension, par voie de simple circulaire, d'un accord de coopération
scientifique (en l'espèce ave l'Iran, CE 23 sept. 1992, GITI et MRAP, AJDA 1992, p. 755).

Le Conseil d'Etat opère en revanche un contrôle de la ratification des traités, ainsi que nous l'avons vu
dans la leçon précédente (CE Ass. 18 déc. 1998, SARL du Parc d'activités de Blotzheim, Rec. 484, concl.
Bachelier), et accepte de statuer sur une exception d'illégalité soulevée à l'occasion d'une décision faisant
application d'un traité (CE Ass. 5 mars 2003, M. Aggoun, RFDA 2003 p. 1214, concl. Stahl, note Lachaume)
mais refuse en revanche de se prononcer sur le moyen tiré de ce que la loi autorisant la ratification serait
contraire à la Constitution (CE 8 juill. 2002, Commune de Porta, AJDA 2002 p. 1005, chron. Donnat et Casas).

Plus généralement, font partie de la catégorie des actes de gouvernement les actes relatifs à la conduite
des relations internationales de la France.

La protection diplomatique des Français se trouvant à l'étranger auprès des autorités nationales des pays
concernés constitue également un acte de gouvernement (CE 28 juin 1967, Sté des transports en commun de
la région d'Hanoï, Rec. p. 279), tout comme la défense des intérêts français à l'étranger (CE 4 oct. 1958,
Lévy, Rec. p. 473, 2 mars 1966, Dame veuve Cramencel, Rec. p. 157).

Constituent à plus forte raison des actes de gouvernement les actes relatifs à la participation de la France à
des opérations militaires concernant des conflits mettant en cause d'autres pays : ainsi en a-t-il été de
la décision de la France d'engager des forces militaires en Yougoslavie (CE 5 juill. 2000, Mégret et Mekhantar,
AJDA 2001, p. 95, note Gounin), de celle d'autoriser le survol de l'espace aérien français par les avions
militaires américains et britanniques qui allaient bombarder l'Irak (CE ord. Réf. 10 avr. 2003, Comité contre la
guerre en Irak). On peut rattacher à cette même idée la circulaire prise par le ministre de l'éducation nationale
et demandant aux universités de ne pas inscrire pour l'année universitaire 1990-1991 les étudiants irakiens à
la suite de la « guerre du Golfe » (CE 23 sept. 1992, GISTI, AJDA 1992, p. 752, concl. J.-F. Kessler, note R.S.).

§ 2. Le régime juridique des actes de


gouvernement
Ainsi qu'on l'a dit précédemment, ce qui caractérise le régime juridique des actes de gouvernement, c'est
l'immunité dont ils bénéficient, pour les raisons qui ont été indiquées précédemment, cette immunité pouvant
faire cependant l'objet de certains tempéraments.

A. L'immunité des actes de gouvernement

Cette immunité se manifeste sur deux plans, le plan de la légalité et le plan de la responsabilité (la responsabilité
étant étudiée dans un autre cours).

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1. Le plan de la légalité

Du point de vue de la légalité, les choses sont très simples : l'acte de gouvernement ne peut être contesté
devant le juge de l'annulation.

Cela vaut aussi bien pour le recours direct susceptible d'être fait contre l'acte, c'est-à-dire le recours pour
excès de pouvoir, que dans le cas d'une exception d'illégalité (celle-ci étant le fait de contester indirectement
l'acte à propos d'un recours contre un autre acte qui, lui, peut être attaqué), le juge se déclarant dans les deux
cas incompétent pour connaître de l'action engagée. Ceci vaut non seulement pour le juge administratif mais
également pour le juge judiciaire.

Cette solution où il n'existe pas de juge compétent pour recevoir une demande n'est évidemment pas très
satisfaisante du point de vue de l'Etat de droit, elle témoigne de l'imperfection de ce dernier. Mais on ne voit
pas comment, dans le cadre actuel du droit, il pourrait en être autrement, ces actes correspondant, ainsi que
nous l'avons vu précédemment, à une fonction que l'on a qualifiée de « fonction gouvernementale » dont il
paraît difficile de la soumettre entièrement au droit. Ces considérations sont celles du droit interne, rien ne dit
qu'un jour le droit de la convention européenne des droits de l'homme ne viendra pas modifier cet état du droit.

2. Le plan de la responsabilité

La conséquence de l'existence d'un acte de gouvernement est, sur le plan contentieux de la responsabilité,
l'exacte réplique de ce qui a été dit pour la légalité : la responsabilité de l'Etat n'est pas susceptible d'être
engagée à raison des dommages qui auraient été causés par un acte de gouvernement.

Le juge écarte toute idée de faute pour les dommages imputables aux rapports entre le gouvernement et le
Parlement comme aux rapports internationaux et aux événements de guerre, la responsabilité contractuelle
étant tout autant exclue (CE 16 mars 1962, prince Sliman-bey, Rec. p. 179, D 1962, p. 745, note Silvera).

Il est à noter que, contrairement à une crainte que l’on aurait pu avoir, la Cour européenne des droits de l’homme
a estimé que l’immunité juridictionnelle des actes de gouvernement n’était pas contraire à la Convention
européenne des droits de l’homme (CEDH Grande Chambre, 14 décembre 2006, Markovic c/ Italie, RFDA
2008, p. 728, note Vonsy).

B. L'atténuation à l'immunité: la détachabilité

Certaines opérations administratives, notamment celles qui sont relatives aux relations internationales, exigent
ou impliquent une pluralité d'actes. Tous ces actes ne s'incorporent pas à l'opération poursuivie, certains
peuvent en être détachés, sans que l'on considère que l'opération à laquelle ils se rattachent en est affectée.

La divisibilité des actes au sein d'un ensemble ne concerne pas seulement les actes de gouvernement, la
détachabilité a été « inventée » à propos d'actes de pur droit interne (les contrats). Mais cette notion de
détachabilité présente un intérêt certain dans le domaine des actes de gouvernement, en particulier

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ceux relatifs aux relations internationales. Vont être considérés comme détachables, et pourront, par
conséquent, faire l'objet d'un recours en annulation, les actes qui laissent aux autorités françaises une
certaine marge d'appréciation dans l'exécution comme dans le choix des moyens.

Ne sont pas des actes de gouvernement, en application du principe précédent, par exemple le permis de
construire la représentation diplomatique (autrement dit l'ambassade) d'un Etat à Paris, parce que cet acte est
détachable des relations diplomatiques entre cet Etat et la France (CE Sect. 22 déc. 1978, Vo Thanh Nghia,
AJDA 1979, p. 36, concl. B. Genevois), l'autorisation d'émettre à partir du territoire français accordée par le
gouvernement à RMC (CE Sect. 17 déc. 1982, Sté RMC et Premier ministre c/ Syndicat des cadres de l'ORTF),
l'action en dommages-intérêts intentée par la famille d'un ambassadeur étranger en France par suite de son
assassinat (CE Sect. 29 avr. 1987, Consorts Yener et consorts Erez, Rec. p. 151 ; en l'espèce l'ambassadeur
avait refusé la protection rapprochée qui lui avait été proposée), ou encore la mesure d'interdiction d'exporter
des matériels nucléaires vers le Pakistan (CE 19 fév. 1988, Sté Robatel SLPI, Rec. p. 74, AJDA 1988 p. 354,
concl. J. Massot).

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Section 3. Les circonstances
exceptionnelles
Il en est des institutions publiques, et de l'administration, comme des personnes privées : il y a le temps normal,
où l'on applique les principes et les règles que l'on estime être ceux qui s'imposent, qui doivent être respectés,
il y a aussi les périodes exceptionnelles, celles qui constituent une parenthèse, en bien ou en mal, par rapport
aux circonstances normales. Et dans ces temps particuliers, on n'applique pas tout à fait les mêmes règles,
on accepte des atténuations, des exceptions, des mises entre parenthèses. C'est ce que l'on traduit, en droit,
par la théorie des circonstances exceptionnelles.

§1. La notion de circonstances


exceptionnelles
L'Etat de droit signifie une organisation des compétences, des formes à respecter, des règles de fond à
observer.

Tout ceci est fort bien tant que les événements sont « normaux », que rien de très grave ne vient troubler
le fonctionnement des institutions. Mais que viennent les temps de crise (quelle que soit la nature de cette
crise) et le système se « grippe », les institutions ne fonctionnent plus comme elles le devraient, et les autorités
publiques sont tentées de prendre des « libertés » par rapport aux règles, au nom de l'intérêt général. Est-
ce possible juridiquement ? Pour répondre à cette question, et « tenir les deux bouts de la chaîne », le
juge a inventé la théorie des circonstances exceptionnelles.Soulignons au passage une distinction qu'il faut
avoir à l'esprit: on trouve assez fréquemment dans la jurisprudence la notion de "circonstances particulières";
les circonstances exceptionnelles sont une forme - extrême - de circonstances particulières, mais toutes
les circonstances particulières (qui sont en fait les circonstances propres à une espèce) ne sont pas (fort
heureusement) des circonstances exceptionnelles.

A. La théorie jurisprudentielle des circonstances


exceptionnelles

De même qu'une personne physique n'est tenue que par ce qu'elle est humainement capable de faire, de
même une institution publique n'est tenue que dans la mesure où il lui est possible de respecter les règles
auxquelles elle est soumise.

Cette apparente tautologie recouvre un problème de fond pour lequel les réponses apportées peuvent être
très différentes. En d'autres termes, l'administration est soumise au principe de juridicité. Le respect de ce
principe est-il absolu ? Si les circonstances rendent ce respect difficile, voire quasi impossible, que doit-on
décider, du point de vue de la légalité des interventions administratives ? Certains sont partisans, sans le dire
expressément, du tout ou rien : l'administration doit être soumise aux règles de droit qui commandent son
intervention, elle ne doit pas s'en écarter, on ne doit pas accepter de demi-mesure, ou bien la règle de droit est
respectée ou bien elle ne l'est pas, et l'administration doit être sanctionnée. Cette position de principe est très
honorable sur le plan ... des principes, mais elle comporte un redoutable inconvénient : étant donné que - et
c'est l'expérience qui l'enseigne - que la règle n'est pas toujours respectée parce qu'elle ne peut pas toujours
l'être, pour les tenants du respect des principes, dans ces cas on « ferme les yeux », on ne veut pas voir ce qui
en dehors du droit. Dans un certain nombre de pays la théorie des circonstances exceptionnelles n'existe pas,
lorsque l'on se trouve dans des circonstances où le droit ne peut plus être respecté il n'y a tout simplement

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plus de droit, l'administration fait ce qu'elle veut. La position du juge français est toute autre, elle consiste en
quelque sorte à sauver ce qui peut l'être : mieux vaut un respect atténué du droit que pas de respect du tout.
Cette jurisprudence consistant à tenir compte des réalités en acceptant une atténuation des règles de droit,
plutôt qu'à tenir à n'importe quel prix (y compris celui de l'absence totale de règle) le respect des principes, est
à approuver, car c'est une position humble en même temps que réaliste.

C'est naturellement en temps de guerre que le juge a été amené à consacrer ce qui, ultérieurement, a été
théorisé sous l'expression de circonstances qu'il n'avait pas eu droit à la communication de son dossier, rendue
obligatoire par la loi du 22 avril 1905 (que l'on retrouvera plus loin). Le Conseil d'Etat a rejeté le recours
en se fondant sur l'idée que le « principe de la continuité des services publics comportait des exigences
exceptionnelles en temps de guerre, justifiant une extension exceptionnelle des pouvoirs du Gouvernement et
de l'administration » (CE 28 juin 1918, Heyriès, Rec. p. 651, S. 1922 p. 49, note Hauriou).

L'affaire suivante est encore plus étonnante. Durant la Première guerre mondiale lorsque la marine était à quai,
les militaires se rendaient dans les bars de la ville. Ces derniers étaient également fréquentés par d'autres
personnes, des péripatéticiennes, qui attendaient les clients. Le commandement estima que des informations
confidentielles pouvaient être donnée aux Allemands par l'intermédiaire de ces dames (que l'on qualifiait aussi
de « petite vertu ») et limita le déplacement de ces dernières. Deux d'entre elles intentèrent un recours contre
la mesure dont elles faisaient l'objet. Leur requête fut jugée recevable, ce qui était déjà remarquable car les
intéressées firent leur recours en tant que « dames galantes », intérêt juridique qui serait douteux aujourd'hui
(à l'époque la prostitution était libre, il fallut attendre la loi dite « Marthe Richard », de 1946, pour que fussent
fermés les « maisons de tolérance », ce qui explique, en partie, la recevabilité du recours). Sur le fond la
demande fut rejetée en raison des circonstances exceptionnelles (Ce 28 fév. 1919, Dames Dol et Laurent,
Rec. p. 208).

B. Les circonstances qualifiées de circonstances


exceptionnelles

La théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles peut s'appliquer à diverses situations qui
présentent toutes un point commun, celui de se traduire par des perturbations graves de la vie sociale qui
mettent en cause l'ordre au sens aristotélicien et thomiste du terme, l'ordre sans lequel il ne peut y avoir de
fonctionnement normal de la société.

Le premier type de circonstances est évidemment représenté par la guerre, qui est la plus grave calamité
que puisse connaître un pays. Les affaires citées précédemment sont intervenues en temps de guerre et la
jurisprudence élaborée durant la guerre de 1914-1918 a été confirmée durant la seconde guerre mondiale, en
particulier à propos des troubles qui ont eu lieu durant la période qui a suivi la fin de la guerre, le retour à l'ordre
ayant été progressif (TC 27 mars 1952, Dame de la Murette, RDP 1952 p. 757, note M. Waline).

En dehors de la guerre la théorie des circonstances exceptionnelles a été appliquée par le juge à d'autres
situations telles que, par exemple, des menaces de grève générale (CE 18 avr. 1947, Jarrigion, Rec. p. 148,
S. 1948, III, p. 33) ; il faut préciser que ces menaces de grève avaient lieu en 1938, date à laquelle les
tensions internationales étaient extrêmement fortes et où, pour contrer l'Allemagne nazie, tout arrêt de travail
pouvait avoir de graves conséquences. En revanche il faut relever que le juge administratif a toujours refusé
de considérer ce que l'on appelle les « événements » de 1968 de circonstances exceptionnelles, malgré
la paralysie du pays entraînée par une grève générale (CE Ass. 12 juill. 1969, Chambre de commerce et
d'industrie de Saint-Etienne, AJDA 1969, p. 553, chron. Dewost et Denoix de Saint-Marc), se contentant de
les qualifier de « circonstances particulières ». Il est vrai que le contexte international ne présentait pas le
caractère dramatique de celui de 1938.

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Les circonstances de la décolonisation ont également donné lieu à qualification de circonstances
exceptionnelles dans plusieurs régions du monde qui étaient alors colonies françaises : ce fut le cas à propos
de la situation en Indochine en 1951 et 1952 (CE 10 déc. 1954, Andréani), de la situation à Madagascar en
1947 (CE Sect. 7 janv. 1955, Andriamiseza), la situation en Algérie en 1960 (CE Sect. 15 oct. 1965, Union
fédérale des magistrats et Sieur Reliquet).

Certains événements naturels présentant le caractère de calamité publique peuvent également donner lieu
à qualification de circonstances exceptionnelles : ce fut le cas à propos d'une éruption volcanique en
Guadeloupe, celle du volcan de la Soufrière (CE 18 mai 1983, Félix Rodes). On peut penser que d'autres
calamités publiques, qu'elles soient naturelles ou technologiques, donneraient lieu, également, à application
de la théorie des circonstances exceptionnelles (sur les calamités publiques V. J.-M. Pontier, Les calamités
publiques, Berger-Levrault 1980 et, du même auteur, L’article 12 du Préambule de 1946, in Le Préambule de
1946, Dalloz 2001).

§2. Le régime juridique des circonstances


exceptionnelles
La théorie des circonstances exceptionnelles est une théorie jurisprudentielle, ce qui signifie que l'appréciation
de telles circonstances appartient au seul juge, et non à l'administration : ce n'est pas parce que celle-ci prétend
qu'elle se trouve face à des circonstances exceptionnelles que celles-ci existent.

Le juge examine d'abord si les circonstances peuvent être effectivement qualifiées de circonstances
exceptionnelles, il délimite la période pouvant être celle des circonstances exceptionnelles, enfin il vérifie que
les mesures prises correspondaient bien aux nécessités de l'action administrative, s'il n'aurait pas été possible
de satisfaire la mission d'intérêt général par d'autres mesures. Si ces conditions sont réunies, l'application de
la théorie des circonstances exceptionnelles se traduit par une double série de dérogations par rapport aux
règles du temps normal.

A. Les dérogations aux règles

Une des dérogations les plus importantes est la dérogation aux règles de compétence. La détermination des
compétences respectives entre les autorités et entre les personnes est l'un des principes les plus fondamentaux
de l'organisation d'un Etat, c'est pourquoi dans le contentieux de l'annulation l'incompétence est un moyen
d'ordre public.

Il faut donc de très fortes raisons pour que le juge accepte des dérogations à ces règles de compétences. Les
circonstances exceptionnelles sont l'une de ces raisons.

Parmi les exemples de mesures considérées comme légales alors qu'elles seraient annulées pour
incompétence de leur auteur dans le cas de circonstances normales on peut citer, par exemple, le non
respect par une autorité des règles régissant les délégations de compétences (CE 1er août 1919, Société
des établissements Saupiquet, Rec. p. 713, CE 26 juin 1946, Viguier, Rec. p. 179) ou, plus grave encore,
l'empiètement par une autorité administrative sur le domaine de la loi (CE Ass. 16 avr. 1948, Laugier,
Rec. p. 161), ou, dans le cas de Heyriès, la suspension d'une loi.Une autre série d'hypothèses est représentée
par les situations dans lesquelles une personne privée se substitue à l'autorité administrative défaillante
sans avoir reçu aucune habilitation à cette fin : c'est le cas de la personne qui perçoit des taxes parce qu'il
n'y a plus d'autorité administrative pour le faire (CE 7 janv. 1944, Lecocq), qui procède à des réquisitions de
denrées alimentaires (CE 5 mars 1948, Marion). On voit bien dans ces cas, la justification de la reconnaissance

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par le juge d'une légalité des temps de crises : c'est l'intérêt général qui est en cause, qui justifie de telles
dérogations.

Les dérogations peuvent être également des dérogations aux règles de forme : tout acte administratif doit
respecter, pour son édiction, un certain nombre de règles de forme qui sont protectrices des droits et libertés
des administrés. Ces règles de forme sont représentées par les formalités à accomplir pour l'édiction de l'acte.
Ainsi, normalement, il ne peut y avoir de réquisition sans l'accord des intéressés, en cas de circonstances
exceptionnelles il est possible de se passer de cet accord (CE 23 mars 1947, Crespin, Rec. p. 142). Ou encore,
le renouvellement d'un maire a pu avoir lieu légalement sans qu'aient été respectées les formalités prévues
(à cette date) par la loi du 5 avril 1884 (16 mai 1941, Courrent). Ou encore, et c'est de nouveau l'hypothèse
d'Heyriès, pouvait ne pas être respectée, compte tenu des circonstances, la loi du 5 avril 1905 (adoptée après
le « scandale des fiches ») sur la communication obligatoire du dossier avant le prononcé d'une éventuelle
sanction.

B. Circonstances exceptionnelles et voie de fait

La voie de fait est une irrégularité très grave commise par une autorité administrative - le juge parle d'une «
mesure manifestement insusceptible d'être rattachée à l'exercice d'un pouvoir appartenant à l'administration
» - et qui porte atteinte, soit à une liberté fondamentale, soit au droit de propriété. Compte tenu de l'atteinte
qu'elle représente par rapport à l'ordre juridique la voie de fait est sévèrement sanctionnée : n'importe quel juge
(administratif ou judiciaire) peut constater la voie de fait, et le juge judiciaire est seul compétent pour apprécier
les conséquences de la voie de fait, l'administration perdant, dans ce cas, son juge naturel.

En cas de circonstances exceptionnelles une voie de fait devient une « simple » (si l'on peut dire) illégalité,
le juge administratif étant alors seul compétent pour en connaître. C'est ainsi que (hypothèse de l'affaire
Dame de la Murette) une arrestation arbitraire décidée en 1944 sans mandat judiciaire ni arrêté d'internement
administratif, qui serait incontestablement une voie de fait en période normale est analysée par le juge comme
un acte administratif illégale dont les conséquences indemnitaires relèvent du juge administratif, compte tenu
des circonstances de l'époque (une période de sortie de guerre très troublée, ainsi que nous l'avons vu plus
haut). Il en est également ainsi d'un emprisonnement effectué en dehors de toute intervention d'un juge (CE
19 fév. 1947, Bosquain).

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Section 4. Les situations
exceptionnelles prévues par le
constituant et le législateur
L'idée selon laquelle il convient de faciliter l'action de l'administration parce que l'on se trouve dans une situation
exceptionnelle n'est pas propre au juge : les autorités publiques ont cherché très tôt à instituer des règles -
naturellement dérogatoires - pour les temps de crise. Ces règles se sont traduites par des lois et également
par une disposition constitutionnelle.

§1. Les législations du temps de crise


Les législations prévues pour le temps de crise recouvrent en France deux régimes, dénommés, pour l'un état
de siège et pour l'autre état d'urgence.

A. L'état de siège
L'état de siège est mentionné par l'article 36 de la Constitution mais est régi par des lois, dont certaines
anciennes, la première loi en la matière étant sans doute la loi du 8 août 1849, adoptée après des troubles
dans le pays, qui a fait l'objet de plusieurs modifications au fil du temps, notamment par une loi du 3 avril 1878,
puis une loi du 27 avril 1916 et, plus récemment, une loi du 16 décembre 1962.

Selon l'article 36 alinéa 1er de la Constitution l'état de siège est « décrété en Conseil des ministres », son
déclenchement relève donc de la compétence du gouvernement. En revanche, et toujours selon le même
article (alinéa 2), sa prorogation au-delà de douze jours « ne peut être autorisée que par le Parlement ».

La mise en vigueur de l'état de siège se traduit par trois mesures principales.

• En premier lieu, l'état de siège produit un certain transfert des pouvoirs de l'autorité civile à l'autorité
militaire. On peut dire un certain transfert, car les pouvoirs autres que ceux nommément désignés comme
faisant partie du transfert demeurent à l'autorité civile. Le transfert de pouvoir est donc à géométrie
variable.

• En deuxième lieu, l'autorité militaire se voit confier d'importants pouvoirs de police que ne possède pas
une autorité civile : pouvoir de perquisition de jour comme de nuit au domicile des particuliers, pouvoir
d'éloignement de toutes les personnes qui n'ont pas leur domicile dans la zone soumise à l'état de
siège, pouvoir d'ordonner la remise des armes et des munitions, pouvoir d'interdire les réunions et les
publications jugées susceptibles de causer des désordres.

• En troisième lieu, un transfert de compétence se produit au profit des juridictions militaires, qui deviennent
compétentes pour un certain nombre de crimes et de délits de droit commun qui relèvent, en temps
normal, des juridictions ordinaires.

Ce régime est déjà strict et comporte de nombreuses atteintes aux libertés, certains auteurs considèrent que
le régime de l'état d'urgence est encore plus dangereux pour les libertés.

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B. Le régime de l'état d'urgence

1. Définition de l'état d'urgence

Le régime de l'état d'urgence présente trois caractéristiques propres. C'est tout d'abord un régime purement
législatif, à la différence de l'état d'urgence et des circonstances exceptionnelles de l'article 16. C'est ensuite un
régime de circonstances, en ce sens que ce régime résulte de lois de circonstances. En d'autres termes il est
fait de réactions immédiates du législateur à des situations de crise (en particulier, pour la première loi, celle du
3 avril 1955, la crise de la « guerre d'Algérie » qui commençait), ce qui n'est guère une garantie de cohérence et
de respect des principes démocratiques. Enfin, c'est un régime dont la définition demeure assez floue, pouvant
être mis en oeuvre, sur tout ou partie du territoire, « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves
à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité
publique ». Aucune des deux hypothèses retenues n'est définie dans un texte, ce qui laisse une marge de
manoeuvre considérable aux pouvoirs publics.

L'état d'urgence est, comme l'état de siège, décrété en Conseil des ministres et sa prorogation au-delà de
douze jours ne peut être autorisée que par une loi. La comparaison avec l'état de siège s'arrête là.

On distingue deux degrés dans l'état d'urgence.

• Le stade « normal » (ce qui est une façon de parler puisque, précisément, et par définition, on ne se trouve
pas dans une situation normale) emporte une très importante extension des pouvoirs de police, mais
au profit d'autorités civiles, ce qui pourrait paraître, a priori, plus rassurant que le transfert de pouvoirs
à l'autorité militaire et en fait ne l'est pas. En effet cette extension profite, en fonction de ce qui a été
décidé, soit au préfet, soit au ministre de l'intérieur. Les mesures que peuvent prendre ces autorités
consistent en possibilité d'interdiction de circulation des personnes et des véhicules et en la création
de « zones de sécurité » dans lesquelles le séjour est réglementé, de fermeture provisoire des salles
de spectacles, débits de boissons et de tout autre lieu de réunion, l'interdiction de réunions de nature à
provoquer le désordre. Le ministre de l'intérieur peut prononcer des assignations à résidence de toute
personne dangereuse pour l'ordre public, la loi précisant cependant que « en aucun cas, l'assignation à
résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes ».
• Un second stade est possible, si le décret mettant en vigueur l'état d'urgence le précise expressément,
dans lequel les autorités administratives précitées peuvent disposer du pouvoir d'ordonner des
perquisitions à domicile de jour et de nuit, de contrôler les publications, la radio, le cinéma et le
théâtre (la télévision n'est pas visée, cela s'explique simplement par le fait que le législateur de 1955 n'a
pas du tout envisagé l'importance qu'elle prendrait dans l'avenir ...). Le décret peut également transférer
la compétence des juridictions répressives aux tribunaux militaires, mais cela supposerait de
remettre ces derniers en place, puisqu'ils ont été supprimés en temps de paix.

2. L'état d'urgence de 2005


Sur le fondement des dispositions précitées de la loi du 3 avril 1955, et afin de répondre aux violences urbaines
constatées depuis le 27 octobre 2005 dans plusieurs centaines de communes, le décret n° 2005-1386 du
8 novembre 2005, délibéré en conseil des ministres et signé du président de la République, a déclaré l'état
d'urgence sur le territoire métropolitain à compter du 9 novembre. Ce décret précisait que l'état d'urgence
emportait pour sa durée l'application du 1° de la loi du 3 avril 1955 (c'est-à-dire l'état d'urgence aggravé)
conférant à l'autorité administrative le pouvoir d'ordonner des perquisitions de jour et de nuit. Le décret n°

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2005-1387, du même jour que le précédent, prévoyait que peuvent être mises en oeuvre, dans les zones dont
la liste lui était annexée, des mesures relatives à l'assignation à résidence de certaines personnes, à la police
des réunions et des lieux public, et au pouvoir d'ordonner la remise de certaines armes. La loi n° 2005-1425
a prorogé l'état d'urgence pour une durée de trois mois, et a autorisé le gouvernement à mettre fin à l'état
d'urgence par décret en Conseil des ministres avant l'expiration de ce délai.

Les décrets en question ont fait l'objet de recours devant le Conseil d'Etat. Celui-ci s'est déclaré compétent,
excluant la nature d'acte de gouvernement pour le décret déclarant l'état d'urgence. Il a estimé que la loi
prorogeant l'état d'urgence ne comportait pas de dispositions incompatibles avec la convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et que, compte tenu des caractéristiques
de la loi du 3 avril 1955, la loi prorogeant l'état d'urgence ratifiait la décision prise par décret de déclarer
l'état d'urgence, la légalité des dispositions de ce dernier n'étant plus susceptible d'être discutée par la voie
contentieuse dès lors que le législateur était intervenu.

Le juge a vérifié que les mesures prévues par le décret portant application de l'état d'urgence étaient légalement
justifiées par les troubles à l'ordre public constatés : il a considéré que l'article 7 de la loi du 3 avril 1955 avait
institué des garanties particulières notamment au bénéfice des personnes faisant l'objet d'une assignation à
résidence, un recours gracieux pouvant être formé à l'encontre d'une telle mesure devant une commission
départementale où siègent des représentants du conseil général, et le juge administratif devant, en application
de la loi de 1955, se prononcer à bref délai. Il a également jugé que le décret attaqué avait pour fondement
une loi dont il n'appartenait pas au Conseil d'Etat statuant au contentieux d'apprécier la constitutionnalité et
que, eu égard tout à la fois à la situation de violence urbaine qui prévalait en France à la date de ce décret, à
la circonstance que les mesures d'assignation à résidence étaient limitées aussi bien dans le temps que dans
l'espace et faisaient l'objet d'un contrôle en ce qui concerne leur mise en oeuvre, la mise en application, dans
les zones déterminées par le décret, de l'état d'urgence était légalement justifiée et que le décret instituant l'état
d'urgence n'avait pas été pris en contradiction avec les stipulations de l'article 15 de la convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Etat de siège Etat d'urgence


C'est un régime purement législatif mais
L'état de siège est mentionné par l'article 36
aussi un régime de circonstances, en ce
de la Constitution mais est régi par des lois,
sens que ce régime résulte de lois de
dont certaines anciennes, la première loi en la
circonstances.En d'autres termes il est fait
matière étant sans doute la loi du 8 août 1849,
de réactions immédiates du législateur à des
adoptée après des troubles dans le pays, qui
situations de crise (en particulier, pour la
a fait l'objet de plusieurs modifications au fil du
première loi, celle du 3 avril 1955, la crise de la «
temps, notamment par une loi du 3 avril 1878,
guerre d'Algérie » qui commençait), ce qui n'est
puis une loi du 27 avril 1916 et, plus récemment,
guère une garantie de cohérence et de respect
une loi du 16 décembre 1962.
des principes démocratiques.

Il se traduit par trois mesures principales : On distingue deux stades :

• un certain transfert des pouvoirs de • Le stade « normal » emporte une très


l'autorité civile à l'autorité militaire. importante extension des pouvoirs de
police, mais au profit d'autorités civiles
• l'autorité militaire se voit confier
d'importants pouvoirs de police que ne • Un second stade est possible, si le
possède pas une autorité civile décret mettant en vigueur l'état d'urgence
le précise expressément, dans lequel
• un transfert de compétence se produit les autorités administratives précitées
au profit des juridictions militaires, qui peuvent disposer du pouvoir d'ordonner
deviennent compétentes pour un certain des perquisitions à domicile de jour et de
nombre de crimes et de délits de droit nuit, de contrôler les publications, la radio,
commun le cinéma et le théâtre...

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§2. L'article 16 de la Constitution
Bien que relevant de l'étude du droit constitutionnel, l'article 16 mérite un rapide aperçu, car il entre dans le
cadre de « circonstances exceptionnelles », il en est, d'une certaine manière, une sorte de constitutionnalisation
partielle.

A. L'hypothèse de l'article 16

L'article 16 de la Constitution prévoit un régime juridique particulier qui est un régime de confusion (provisoire)
des pouvoirs au profit du Président de la République.

Celui-ci dispose, en vertu de cet article, des pouvoirs les plus étendus, qui sont à la fois des pouvoirs
réglementaires mais aussi le pouvoir législatif.

L'article 16 édicte deux conditions pour que l'article 16 puisse être mis en vigueur.

• La première condition se décompose en quatre branches : il faut qu'il existe une menace « grave et
immédiate » contre,
• soit les institutions de la République,
• soit l'indépendance de la Nation,
• soit l'intégrité de son territoire,
• soit enfin l'exécution de ses engagements internationaux.
• La seconde condition est que le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » soit
interrompu. De nombreux commentaires pourraient être faits sur chacune de ces conditions, tel n'est pas
l'objet de ce développement, on renvoie pour cela aux manuels de droit constitutionnel.

Lorsque ces conditions sont réunies, et que l'article 16 est en vigueur, le président de la République prend
les « mesures » exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des
présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Le président en informe la Nation par
un message.

L'article 16 ajoute que : « Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics
constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est
consulté à leur sujet ».

Les dispositions de l'article 16 soulèvent d'innombrables questions sur le plan juridique, auxquelles leur mise
en oeuvre en 1961 n'a pas permis d'apporter toutes les réponses. Sur le plan politique l'article 16 a évidemment
soulevé de véhémentes critiques. Remarquons seulement que l'un de ceux qui furent les plus critiques à
l'égard de l'article 16, F. Mitterrand, n'a jamais cherché, devenu président de la République, à supprimer cette
disposition.
Toutefois, il est apparu souhaitable d'apporter une précision au régime juridique de l'article 16. La loi
constitutionnelle de modernisation des institutions de la Vème République, du 23 juillet 2008, a ajouté un alinéa
à l'article 16: après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi
par le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux
fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa de l'article 16 demeurent réunies. Il se prononce
dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à tout examen et se prononce dans
les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-
delà de cette durée.

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B. Le régime de l'article 16
Lors de la mise en oeuvre de l'article 16, en 1961, le Conseil d'Etat a été saisi de recours contre des « mesures
» prises par le président de la République au titre de l'article 16. La décision qu'il a rendue, en 1962 (CE Ass. 2
mars 1962, Rubin de Servens, RDP 1962, p. 294, concl. Henry), n'est pas exempte de toute critique. Le Conseil
d'Etat s'est déclaré compétent, ce qui n'allait pas de soi, sa décision comporte les enseignements suivants.

La décision de mise en vigueur de l'article 16 constitue un acte de gouvernement, qui échappe de ce fait
au contrôle du juge. Il en est de même de la décision mettant fin à l'application de l'article 16. Quant aux
« mesures » prises par le président de la République sur le fondement de l'article 16, le juge a opéré une
curieuse distinction selon le domaine sur lequel elles portent : les mesures prises en vertu de l'article 16 qui,
en temps normal, relèveraient de la compétence du législateur (en simplifiant, les matières de l'article 34) sont
insusceptibles de faire l'objet d'un contrôle de la part du juge administratif, en revanche celles qui, en temps
normal, relèvent de la compétence du pouvoir réglementaire peuvent être contrôlées par le juge.

Il faut relever enfin que les différents régimes juridiques relatifs aux circonstances exceptionnelles peuvent
se superposer, mais que, dans ce cas, chacun d'eux produit ses effets propres, il et appartient alors au juge
de vérifier, pour en apprécier la légalité, à quel titre une décision a été prise c'est-à-dire de quel régime de
circonstances exceptionnelles elle relève (CE Ass. 23 oct. 1964, d'Oriano).

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