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Baudelaire, « le gâteau »,

Le Spleen de Paris (1862)


Question d’interprétation
Séquence La recherche de soi,
Chapitre: les expressions de la sensibilité
Question
d’interprétation :

« Ce spectacle m’avait
embrumé le paysage »
affirme le narrateur-
personnage.

Le poème cherche-t-il à
le montrer ?
Le « paysage », quel paysage?
• Le paysage ouvre le poème en prose: « Le paysage au milieu duquel j'étais
placé était d'une grandeur et d'une noblesse irrésistibles. »
Il le ferme aussi : « Ce spectacle m'avait embrumé le paysage »
Pour autant, ce paysage n’est pas naturel, il est à peine bucolique: référence
furtive au « lac » sans doute écho à Rousseau et Lamartine, les deux grands
(pré-)romantiques.
Ce paysage n’a surtout rien de réaliste: les termes renvoient à un lieu
indéfini, volontiers spirituel : l’absence d’espace temps dans le verbe
liminaire employé de façon intransitive « Je voyageais. », et l’accumulation
de termes mélioratifs très connotés (relevant du champ religieux) , « le
ciel », « l’univers », « ma béatitude ».
• Les lieux sont surtout mentaux et intérieurs : « à mon cœur », « dans ma
béatitude ».
« ce spectacle », quel spectacle?
• Le spectacle de la lutte fratricide semble partir d’un épisode trivial
(rivalité pour du pain) et le titre, trompeur (« le gâteau ») nous fait
d’abord nous placer pourtant non pas du point de vue du narrateur
aussi effaré que critique mais du point de vue des enfants rivaux et
cruels, c’est-à-dire des victimes affamées (à plaindre, donc plus qu’à
blâmer) qui surévaluent le « pain » en « gâteau ».
• Le texte devient prétexte à des considérations terrifiées sur la cruauté
universelle qui touche même l’innocence à savoir les enfants. Dès
lors, tout le poème se renverse, l’espace intérieur rassurant censé
compenser l’espace extérieur vulgaire (celui des « passions
vulgaires ») se révélant particulièrement brutal (récit héroï-comique
du combat pour le morceau de pain avec tout le lexique accumulé de
la violence)
Une parabole
• Le court récit au dénouement triplement décevant (le gâteau est
dilapidé, le poète ayant perdu toutes ses illusions sur la nature
humaine est perplexe, le lecteur est frustré par un récit à la morale
énigmatique) revêt une allure de fable : il s’agit moins de plaire au
lecteur ou de le faire rêver que de le faire réfléchir.
• Au premier abord, le spectacle est celui d’une cruauté sans bornes,
qui envahit même le monde des enfants auquel est prêté la
réputation de l’innocence.
• Puis on comprend que le poète est surtout déçu par lui-même, déçu
par sa propre naïveté et qu’il se repend d’avoir formé, pour survivre,
pour se raccrocher à un monde parallèle réconfortant, des
représentations arrangeantes mais invalidées par la réalité triviale
qui, loin d’avoir été éradiquée, est revenue en force et qui en plus se
révèle plus éclairante que les fantasmes.
Quelle morale?
• Baudelaire renvoie dos à dos les hommes cruels et les poètes naïfs.
Paradoxalement le réel est moins insupportable que les rêve. Il est
même plus utile que prévu : il éclaire le poète-promeneur sur les
limites de son monde intérieur et virtuel.
• Le spectacle aura-t-il embrumé, opacifié ou éclairé? Baudelaire tend
ici à renvoyer dos à dos les enfants que l’on tient pour vertueux et les
artistes qui se croient épargnés.
• Les instabilités, ici dénoncées, des denrées concrètes et des
représentations immatérielles se superposent par l’emploi d’un
même verbe: « je voyageais » et « le gâteau voyagea (…) ».
Critique ou défense des poètes?
• Le poète qui a vu ses illusions partir en miettes se précipite pourtant pour
reconstituer son monde intérieur réconfortant : si l’on a d’abord vu l’ironie
tragique (selon laquelle les deux compétiteurs gâchent eux-mêmes l’objet
de leur lutte) expliquer la réduction dans le vocabulaire de « gâteau » en
« morceau de pain » en « miettes » telle que le lecteur devenu témoin
assiste impuissant à la disparition aussi du précieux gâteau dans l’avant-
dernier paragraphe, le poète, fidèle à sa nature idéaliste (inéducable?)
s’évertue dans le dernier paragraphe à recréer la magnificence: « pain »
devenant « gâteau » devenant « friandise ».
• Ce poème est moins l’histoire de jumeaux se battant pour du pain que celle
d’un poète qui défend, jusqu’à l’aveuglement, c’est-à-dire quels que soient
les démentis que la réalité lui oppose, ses rêves, fantasmes et lubies.
Conclusion : la morale du clair-obscur

• Le poète a perdu pied car ses illusions ont été balayées par le
spectacle violent de la lutte fratricide des enfants misérables. Il a été
ébranlé par l’invalidation de ses croyances certes, mais il n’a pas été
terrassé.
• L’observation du paysage environnant lui a fait perdre en « joie » et la
« guerre parfaitement fratricide » se déroule en lui-même, entre
l’homme de la « béatitude » (et de la « joie calme »), c’est-à-dire
l’homme renforcé par ses illusions et celui de la « joie mêlée de
peur » et de l’homme « triste », c’est-à-dire fragilisé par sa prise de
conscience. Le paysage a révélé ce qu’on ne voulait pas (sa-)voir ; il a
fait gagner en intelligence ce qu’il a fait perdre en bonheur ; il a
éclairé et assombri tout à la fois.

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