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Madame Dejanirah Silva-Couto

L'expédition portugaise à Bassora en 1551


In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 146e année, N. 2, 2002. pp. 461-
486.

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Silva-Couto Dejanirah. L'expédition portugaise à Bassora en 1551. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres, 146e année, N. 2, 2002. pp. 461-486.

doi : 10.3406/crai.2002.22444

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_2002_num_146_2_22444
COMMUNICATION

L'EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA EN 1551,


PAR Mme DEJANIRAH SILVA-COUTO

La conquête portugaise de l'oasis de Qatif, en Arabie, et l'expé


dition à Bassora (1551) firent l'objet d'une relation par Jeronimo
Rodrigues, intendant des finances {yedor dafazenda) de l'expédi
tion. Ce texte, demeuré inédit, constitue non seulement un témoi
gnage de première main sur l'activité des Portugais dans le golfe
Persique et la rivalité luso-ottomane dans la région dans les
années 1550, mais il apporte également des renseignements inté
ressants concernant à la fois la nouvelle province ottomane de
Bassora après la conquête par Ayas Pasa en 1546, les ouvrages de
défense, les forces militaires, mais aussi l'urbanisation, la vie
économique, la fiscalité ottomane et les rapports des populations
locales avec le nouveau pouvoir.
*
* *

Intitulée Memoria da Tomada da fortalleza de Catifa1, la rela


tion se présente sous forme d'un cahier de 79 folios (26 folios de
texte manuscrit2 [fos 1-263] écrits recto-verso et 52 en blanc) de

1. Le titre du catalogue de l'Institut Valence de D. Juan, en espagnol, indique :Relacion


de la toma de lafortaleza de Catifa (Persia) en la India Orientalpar D. Alfonso deNoroha. Le
véritable titre se trouve au P 1 du texte (6 du manuscrit) ; Memoria da tomada / (en
minuscules noires calligraphiées en grandes dimensions, capitales en vermillon) da
fortalleza de Catifa : que ho muito ilustre / senhor visorei Dom afomso de noronha mam /dou
tomar aos rumes oprimeiro ano de sua / guovernamça pello Senhor dom amtam seu /sobrinho E
de tudo ho mais que elle na via/jemfez de quue se deve terpera sempre : /Lembramça Feita pello
llecemçeado Jero/nimo Ruiz cavalleirofîdallguo da casa : /delRei noso senhor e do seu desembar-
guuo / deregida ao muito illustre senhor dom : / Nuno allvares pireira filho do marques : /dom
fernamdo quue seia em glloria : un peu plus bas : 1551. Au P 2 du texte, on peut lire en guise
d'introduction : Mui illustre Se(nho)r. he tamanha cousa a guovernamça da Jndia tam gramde o
estado que elRei. Et infra : tall vizorei tâo esforçado capitâojerall. Le titre figure également au
P 4, sur une apostille : « Memoria o relaciôn de la toma de lafortaleza de catifa en la India
Orientalpor Dn. Alfonso de Norouha (sic), vireydelalndiacompuestaporellicenciado Gerônimo
Ruiz caballero fidalgo dedicado à Dn.Nuno Alvares pereira 1551. » II est encore répété au P 5
du manuscrit mais en étant écrit d'une main plus ancienne (cf. infra n. 27).
2. Répartis en 9 cahiers cousus de manière très serrée. Les 5 premiers et le 7e sont
composés de dix folios chacun, le 6e et le 8e de huit, et le 9** de sept. La foliation, portée au
crayon, a été effectuée par les soins du conservateur de l'Institut Valence de D. Juan.
462 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

293 mmx 203 mm. L'écriture est de type « Renaissance »4, et la


couverture, reliée en cuir brun clair du XVIe siècle, est illustrée de
filets et de rinceaux dorés d'inspiration Renaissance5. Conservé
actuellement à l'Institut de Valence de D. Juan, à Madrid, où il
figure sous la cote 26. II. 316, ce manuscrit fit partie, au XVIIe siècle,
du fonds de l'importante bibliothèque du marquis de Monteale-
gre7, homme de cour de Charles II8 ; fonds auquel Maldonado y
Pardo consacra son Museo ouBiblioteca Selecta (1677)9. Au XVIIIe siè
cle ce fonds intégra la bibliothèque des comtes de Onate. Il était
encore en possession de Carlos de Gusmân y la Cerda, comte de
Orïate, au XIXe siècle10. Le manuscrit de laMemoria da Tomada fut

3. Auxquels il faut ajouter les 5 premiers folios introductifs, comportant la répétition


du titre et diverses annotations (cf. infra). Si l'on tient compte des 5 premiers folios, la
foliation du manuscrit s'établit comme suit : f° 1 (6)-26, et il comporte au total 31 folios.
4. Ce type de lettre est commun dans les chancelleries européennes de l'époque, mais
apparaît peu au Portugal, où la « cursive notariale » est plus répandue. On la voit
néanmoins dans un document de Cochin de 1547 (lettre autographe de D. Maria Pinheira
à D. Joâo III [8. 1. 1547], As Gavetas da Torre do Tombo, TV, Lisbonne, Centro de Estudos
Histôricos Ultramarinos (Junta de Investigaçôes Cientifïcas do Ultramar), 1964 (Gav. XV,
14-52, doc. 3449), p. 494-496, édité également par E. Borges Nunes, Manual de Paleografia
portuguesa, I, Lisbonne, 1969, p. 96.
5. Le volume est légèrement taché d'encre rouge en haut à droite et craquelé dans la
partie inférieure. Le dos est d'un autre cuir, plus clair, à points. On notera, parmi les filets
et rinceaux gaufrés, un seul médaillon, sur le côté gauche de la couverture, de type camée
à l'antique.
6. Cf. G. d'Andrés, « La Biblioteca Manuscrita del Instituto Valencia de D. Juan »,
Cuadernos bibliograficos 37, 1978, p. 1-11 (le manuscrit est signalé p. 8, n° 16 [Catalogo de
manuscritos de la Biblioteca de los Condes de Onate, 1891]).
7. Où il apparaît sous le n° 145 et le titre Memoriay relation de la toma de lafortaleza de
Caliba (sic), en lalndia Oriental por don Alfonso deNorona, Virreyde lalndia. Compuesta por
ellicenciado Gerônimo Ruiz Cavallero (sic), aho de 1551, enfol. M. S. Pedro Nunez de Guzmân,
Marquis de Montealegre, Comte de Villaumbrosa, et chevalier de l'Ordre de Calatrava a
été président du Conseil de la Castille et gouverneur de Séville (f 1677). Cf. Museo o
biblioteca selecta delExmo. SehorDon Pedro Nunes de Gusman /Marques de Montealegre y de
Quintana, Conde de Villaumbrosa y de Castronuevo / Comendador de Huerta, de Val de
Carabanos, en la Orden de Calatrava, de los Consejos de Estado, y guerra y présidente del
supremo de Castilla / Escritapor el Licenciado don Joseph Maldonado y Pardo / Abogado de los
reaies Consejos /dedicada/al mismo Exe. Senor, Madrid, Presses de Julian de Paredes, 1677
(6 f°8 préliminaires, 208 f° manuscrits, Bibliothèque nationale de Madrid).
8. Sur Charles II, cf. en général, J. Juderîas, Espana en tiempo de Carlos II, elllechizado,
Madrid, Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, 1912 ; A. Maura, Vida y Reinado de Carlos
II (ha Minoridad. Los dos Matrimonios), Madrid, Espasa-Calpe, 1954.
9. Le Licenciado Maldonado y Pardo divisa le fonds de la bibliothèque du marquis de
Montealegre en 3 sections : livres en latin, en castillan et manuscrits. Cette dernière
section fut divisée en deux groupes (livres manuscrits et manuscrits dispersés {Miscelâ-
nea) : cf., à ce sujet, A. Rodriguez Mom'no « La coleccion de manuscritos del Marques de
Montealegre (1877) — Extractos del Catalogo de la Biblioteca de Montealegre »,Boletin de la
Real Academia de la Historia CXXVI/II, 1950, p. 433, qui reproduit en fac-similé la
couverture du catalogue de Maldonado y Pardo (ibid., p. 432). Sur les divisions de la
bibliothèque cf. ibid., p. 442, et sur le manuscrit qui nous intéresse, p. 472 (n° 145).
10. Où il figurait sous le n° 16 comme il est porté sur la marge supérieure du f" 1 du
texte (mention : c. 16, n. 19) (cf. infra n. 27). Le n° 16 figure aussi sur l'apostille collée au
f° 4 du manuscrit, sur lequel on a porté, à la suite du titre, la mention : Manuscrito. 1 folio
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 463

signalépar l'érudit Nicolau Antonio dans sa Biblioteca Hispana


Nova (1783)11, d'après la notice de Maldonado y Pardo12 ; il fut
mentionné à nouveau au XXe siècle par F. J. Sanchez- Canton13.
La bibliothèque Montealegre/Onate fut divisée à la fin du XIXe
siècle. Une partie du fonds disparut14 et fut retrouvé au XXe siècle
dans la bibliothèque privée de D. Luis de Salazary Castro, d'où il
fut versé à l'Académie d'histoire de Madrid15. L'autre partie fut
répartie une première fois en six lots en 1891, et une seconde fois
en deux lots, dont l'un échut au 23e comte de Valence de D. Juan,
Juan Crooke y Navarrot. Sa fille, Adelaida Crooke y Guzmân
(Ofïate), mariée à Guilhermo Joaquin de Osma y Seuil, fonda en
1916 l'Institut Valence de D. Juan. Intégrée dans cette seconde
répartition, la relation de la prise de Qatif est désormais conservée
dans le fonds de l'Institut.
Les conditions de l'incorporation du manuscrit de Qatif dans le
fonds Montealegre demeurent inconnues à ce jour, aucune info
rmation n'ayant été apportée par Maldonado y Pardo, Nicolau
Antonio ou les auteurs plus récents. En elle-même, la présence
d'une telle pièce portugaise dans une collection espagnole n'a rien
d'exceptionnel, car, lors de l'incorporation de la Couronne por
tugaise dans la monarchie hispanique (1581-1640), bon nombre de
manuscrits quittèrent le Portugal dans le contexte de cohabitation
des élites militaires et bureaucratiques portugaises et espagnol
es16. Cette absence d'informations rend difficile toute tentative

posta, estante 2° gracia la n. 16. Mais il n'est pas certain que cette dernière mention
corresponde à la cote de la bibliothèque Onate. Le comte d'Onate, marquis de Monteal
egre y Najera est mort en 1880.
1 1 . Nicolau Antonio (Hispalensi), Bibliotheca hispana nova sive hispanorum scriptorum qui
ab anno MD ad MDCLXXXTVfloruere notitia, I, Madrid, Joaqui'n de Ibarra, 1783, p. 602
(lre éd., Rome, 1672).
12. La notice de 1783 est la suivante : Hieronymus Ruiz Cavallero, qui auctor extat in
bibliotheca comitis de Villaumbrosa, scripsit : « Memoria y relation de la toma de lafortaleza de
Caliba en la India oriental, por D. Alfonso de Norona Virrey de la India » et adjungitur :
« compuesta por el Licenciado Geronimo Ruiz Cavallero aho de 1551 » Ms. in fol.
13. « Documentas curiosos en una biblioteca del siglo XVII »,Archivo Espanol de Arte y
Arqueologia XXXV, 1936, p. 195.
14. A. Rodriguez Monino, art. cit. (n. 9), p. 452.
15. Sur la bibliothèque de 1645 volumes de Salazary Castro, cf., Id., ibid., p. 428.
16. Le marquis de Montealegre avait une parenté avec le tout puissant favori (valido) de
Philippe IV, Gaspar de Guzmân y Pimentel, comte de Olivares et duc de Sanlûcar la
Mayor (1587-1645), par la lignée des Gusmân (le comte-duc descendait d'une branche
cadette de l'illustre maison). Le comte-duc d'Olivares a gouverné le Portugal sous
Philippe IV, de 1621 à 1640. Sa bibliothèque était l'une des premières d'Espagne (cf.
Gregorio de Andrés, « Historia de la biblioteca del Conde-Duque de Olivares y Descrip
tion de sus Codices », Cuadernos Bibliogrâficos 30, 1973, p. 1-12). Il est possible que le
manuscrit ait quitté le Portugal par l'intermédiaire de l'un de ses hommes de confiance,
comme Miguel de Vasconcelos, secrétaire d'État ou Diogo Soares, membre du Conseil du
Portugal, mais aussi grâce à un aristocrate espagnol comme le duc de Villahermosa,
464 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

pour déterminer le type du manuscrit : sommes-nous en présence


de l'original ou bien d'une copie ? Les recherches menées pen
dant quelques années dans les archives portugaises, espagnoles et
italiennes, n'ont permis de découvrir ni l'original, ni une autre
copie. Le manuscrit conservé à l'Institut Valence de D. Juan reste
donc le seul exemplaire parvenu - cela bien que l'expédition de
Qatif soit signalée par les chroniqueurs et les fonctionnaires de
VEstado da India, mais aussi dans les diplômes officiels et la
correspondance des jésuites17.
L'examen attentif du manuscrit laisse penser que nous sommes
en présence d'une copie du XVIe siècle, peut-être contemporaine
de l'original disparu, copie qui a pu être apportée ou même
réalisée en Espagne dans des conditions que nous ignorons. Le
papier, de belle qualité et de couleur blanche, à peine jauni,
donne en effet l'impression de « neuf », et ne présente que peu de
signes de manipulation18 ; la vergeure des feuillets, fine et à
pontuseaux écartés (8 pontuseaux par page, avec un écartement
régulier de 24 mm entre chaque pontuseau) était encore courante
au XVIe siècle, même si l'écartement à 8 pontuseaux était moins
utilisé à cette époque en France et en Italie19. Le filigrane est du

président du même Conseil, ou un autre noble. Sur la politique d'Olivares, cf.


R. A. Stradling, Felipe IV y elGobierno deEspana 1621-1665, Madrid, Catedra, 1989, p. 29
sq., et en général, J.-F. Schaub, Le Portugal au temps du comte-duc d'Olivares (1621-
1640). Le conflit de juridictions comme exercice de la politique (Bibliothèque de la Casa de
Velâzquez, 18), Madrid, Casa de Velâzquez, 2001, ainsi que les études classiques de
G. Marafion, El conde-duque de Olivares, Madrid, Espasa-Calpe, S. A., 1969 ; J. H. Elliott,
El conde-duque d'Olivares y la Herencia de Felipe II, Valladolid, Universidad de Valladolid,
1977.
17. Cf., Diogo do Couto, Décadas da Asia (Década VI), II, Lisbonne, Na Officina
de Domingos Gonsalves, 1736, Livro IX, chap. 15, p. 860-862 ; Arquivos Nacionais da
Torre do Tombo, Lisbonne (cité dorénavant AN/TT), suivi de Corpo Cronolôgico (cité
dorénavant par les initiales CC, suivies du n° de la partie [en chiffres romains] du n° de la
liasse [/7z<zço] et du n° du document [documento] en chiffres arabes) : CCI, 87, 2, (lettre de
Re'îs Nûr-ud-dîn à D. Joâo III [Ormuz, 5. X. 1551] ; CCI, 87, 71 (lettre de D. Afonso de
Noronha à D. Joâo III sur l'expédition à Qatif et Bassora [Cochin, 27. 1. 1552]) ; AN/TT, As
Gavetas..., op. cit. (n. 4), V, 1965, Gav. 15-19-37 (lettre de Simâo Botelho à D. Joâo III
[Cochin, 30. 1. 1552], doc. 3642, p. 313-325) ; AN/TT, Chancellerie de D. Joâo Ul,Privados,
livro 3, doc. 268 (diplôme [14. VII. 1551] de Diogo Quadrado [doc. daté du 2. V. 1554]) ;
Lettres du pe Gaspar Barze S. J. à Ignace de Loyola (Goa, 16. XII. 1551) et aux frères de
Coïmbre (Goa, 20. XII. 1551), dans Joseph Wicki, S. J., Documenta Indica (1550-1553), II,
Romae, « Monumenta Historica Societatis Jesu », 1950, respectivement p. 258 (doc. 56), et
p. 269 (doc. 57) ; lettre du P. Gonçalves Rodrigues aux frères de Coïmbre, Id., ibid., p. 332
(doc. 84).
18. Il a subi seulement une tache d'inflitration d'eau qui présente des résidus d'humid
ité et atteint la partie inférieure de quelques folios.
19. Sur la technique des pontuseaux, bâtonnets en bois, taillés en arête et placés dans
la forme, perpendiculairement aux fils vergeurs pour les empêcher de fléchir, cf. Ch. M.
Briquet, Les filigranes ; dictionnaire historique des marques du papier dès leur apparition vers
1282jusqu 'en 1600, I, Amsterdam, The Paper Publications Society, 1968, p. 7-8 et pi. C
(Reprod. phototypique de la lre éd., de 1907, org. par Allan Stevenson). Le nombre de
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 465

type « pot à une anse » d'étain, couronné (sans mention de millé


sime), placé au centre des feuillets20, entre deux pontuseaux, et
dans l'axe vertical de ces derniers ; ces caractéristiques désignent
une origine française, plus précisément normande, champenoise
ou du Sud-Ouest21. Quant aux initiales MI, lisibles sur la face du
pot, elles sont insuffisantes pour identifier avec exactitude le
papetier22.
L'esthétique du manuscrit, marquée par la grande sobriété et le
caractère répétitif de l'illustration, serait susceptible de désigner
une copie, mais elle pourrait être aussi caractéristique de l'origi
nal, car un tel dépouillement convenait parfaitement à l'austérité
d'un récit militaire et chevaleresque exclusivement consacré aux
faits d'armes et aux péripéties guerrières. En effet, chaque folio
présente un encadrement vermillon, d'un tracé très fin (marge
gauche, 2 cm, marge droite 3,3 cm, marge supérieure et marge
inférieure 3,8 cm) sertissant l'écriture à l'encre noire, sans ratures,
minuscule (3 mm de hauteur), régulière et très serrée (43 1. en

pontuseaux était habituellement de 7 à 10 aux xiif et xrv* siècles, de 10 à 14 dans la


deuxième moitié du XIVe et dans le XVe et jusqu'à 24 à la fin du XVe et au XVIe siècle. Au XVIe
siècle les fils vergeurs sont fins et serrés. Le goût du papier fin en Italie amena à la fin du
XVe à l'emploi de fils métalliques ténus. La mode eut du succès en France où l'on réussit
à fabriquer une vergeure très serrée au XVIe siècle (Id., ibid., p. 7-8). Sur la question, cf.
encore, en général, É. Midoux, A. Matton, Etude sur les filigranes des papiers employés en
France au XIVe et XVe siècles, Paris, Dumoulin et A. Claudin, 1868.
20. Le filigrane était placé d'une manière symétrique sur les deux formes employées
simultanément dans la fabrication du papier, c'est-à-dire sur le feuillet de gauche et sur le
feuillet de droite : cf. Ch. M. Briquet, op. cit. (n. 19), I, p. 14.
21. Sur le papier à pot couronné (surmonté ou non d'un fleuron), typique du XVTe sècle,
dit « papier cartier » ou « papier écolier », et qui désignait tantôt le papetier tantôt le
moulin à papier, cf. Ch. M. Briquet, op. cit. (n. 19), I, p. 12-14, et II, p. 624-627 sqq. La
péninsule Ibérique ne fabriquait pas assez de papier de belle qualité. D'où les importat
ions,pendant plusieurs siècles, de France (Bordeaux) et d'Italie (Gênes) (Id., ibid., I,
[avant-propos], p. XIII et n. 3). Le filigrane du « pot à une anse » abondait dans le
Sud- Ouest, et plus particulièrement à Bayonne, de 1461 à 1570 ; quant aux figures du
« pot à couvercle surmonté d'une couronne fleuronnée » elles sont surtout caractérist
iques de la Normandie. Sur la question, cf. également A. Nicolaï, Histoire des moulins à
papier du Sud-Ouest de la France, 1300-1800, Périgord, Agenais, Angoulois, Soûle, Béarn,
II, Bordeaux, G. Delmas, 1935, p. 89-91, et en général, M. Cohendy, Note sur la papeterie
d'Anvergue antérieurement à 1 790 et les marques defabrique des papeteries de la ville et baronnie
d'Ambert, Extrait des Mémoires de l'Académie de Clermont, Clermont, F. Thibaud, 1862 ;
Notons que vers 1774 les moulins du Béarn (Rabénac, etc.) exportaient du papier vers le
Portugal : A. Nicolaï, op. cit., II, p. 207-215.
22. Le fabricant apposait son nom entier sur le papier fin, mais se bornait à placer ses
initiales sur celui de qualité inférieure : cf. A. Nicolaï, op. cit. (n. 21), I, p. 12. Les initiales
MI apparaissent dans le modèle correspondant à I'annéel544 (mod. Î2767), mais aussi
dans plusieurs autres modèles à la chronologie établie entre 1556/1589 (mod. 12690 à
12752) et 1551/1581-1582 (mod. 12753 à 12808). La provenance française du papier de
notre manuscrit étant presque certaine, les initiales pourraient être attribuées aux papet
iers Marchais, Isaac (1597), Moreau ou Jehan [au cas où le I serait en fait un J (1555)] : cf.
A. Nicolaï, op. cit. (n. 21), II, p. 172 et p. 186.
466 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

moyenne par page)23. Cette masse compacte et monotone est


égayée uniquement par les incipits des chapitres ouverts par une
première ligne en lettres majuscules dont la capitale est colorée en
vermillon24. Le manuscrit comporte un total de 72 chapitres,
souvent de simples paragraphes de longueur inégale25. Le vérita
ble luxe iconographique du manuscrit réside ailleurs, dans le
blason enluminé illustrant le f° lv°, avec les armes de la puissante
famille des Villa Real/Menezes26.
Si les additifs portés au texte (chiffres, ratures, paraphes [ ?],
apostilles) constituent autant d'indices relatifs au passage du
document dans différentes bibliothèques, ils n'informent cepen
dantni sur son type ni sur les circonstances de son incorporation
dans le fonds Montealegre27. Seule la mention portée sur le verso

23. Le texte commence à 4 mm de l'encadrement et occupe une hauteur d'environ


22,3 cm (jusqu'à 30 cm) par page pour une largeur de 14,5 cm. L'espace entre chaque
ligne est de 3 mm. L'encadrement a été très rarement dépassé.
24. Le f° 3v° comporte un chapitre qui commence par une ligne de minuscules
précédée d'une capitale de couleur vermillon. Aux f°s 21 et 22, la transcription intégrale
des lettres que se sont envoyées l'émir des Gevâzir et D. Antâo de Noronha est annoncée
par des titres en majuscule qui se superposent à ceux de la première ligne. Sur la
composition des titres et sur le type des caractères en vogue à l'époque au Portugal cf. S.
Deswarte, Les enluminures de la Leitura Nova 1504-1552. Etude sur la culture artistique au
Portugal au temps de l'Humanisme, Paris, Fundaçâo Calouste Gulbenkian, Centro Cultural
Português, 1977, annexe XV (Inventaire des éléments formels des frontispices enluminés/
tableau « composition du titre royal »).
25. L'écart entre deux chapitres est de 2 cm en moyenne ; quelques chapitres occupent
plusieurs feuillets, d'autres ne remplissent qu'une moitié. Le sens de ce découpage nous
échappe : critère esthétique, ou mise en évidence de certaines péripéties décisives ?
Toujours est-il que les chapitres plus courts ne se réfèrent pas forcément à des événe
ments importants.
26. Cimier : plumes en éventail, en gris, or et azur. L'or et l'azur ont été retouchés au
sable et au blanc en hachures délicates (peut-être pour recouvrir un gueules précédent ?) ;
timbre : heaume azur retouché au sable et au blanc pour créer l'impression de relief. Le
haume est souligné dans la partie inférieure d'un filet d'or. Les plaques qui couvrent la
visière sont aussi en filets d'or, et les clous en sable. Surmontant le timbre : figure de
chien (?) en brun, à poil noir. Entre le heaume et le chien, hachures sinople avec des traces
d'orange (vestiges d'une première enluminure ?). En dessous : blason à l'image quadrip
artite, souligné d'un filet d'or où l'on décèle des traces d'un précédent fond de couleur
sable) ; armes des Villa Real : écartelé au 1 et au 4 de blanc à 5 écussons d'azur posés en
croix (quinas), chaque écusson chargé de 5 besants d'argent posés en sautoir) ; armes des
Menezes ; au 2 et au 3 de gueules à châteaux d'or soulignés au sable, encadrés par des
rideaux argent soulignés d'un filet or, sur lesquels figurent des lions gueules retouchés à
la couleur sable : cf. A. Braamcamp Freire, Armaria Portuguesa, sep. de VArchivo Historico
Português (éd. fac-similé) Lisbonne, Cota de Armas-Editores e Livreiros, 1989, p. 325 ; sur
la description des blasons, cf. en général, J. B. Rietstap, Armoriai général, 2 vol., Gouda,
Van Goor Zonen, 1884-1887 ; A. de Mattos, Manual de Herâldica Portuguesa, Porto, Ed.
Fernando Machado & Ca.Lda., 1941 ; Th.Veyrin-Forrer, Précis d'héraldique, Paris,
Larousse, 1951 ; D. L. GaùbreaXh., Manuel du blason, Lausanne, Spes, 1977 ; M. Pastoureau,
Traité d'héraldique, Paris, Picard, 1979.
27. Les f°s 1 et 2 sont en blanc, collés à la reliure. Le verso du second porte sur le coin
supérieur gauche le chiffre 83 tracé au crayon, et au milieu de la feuille, toujours au
crayon, la mention III-B-10 (rayée également au crayon). Sur le même verso, un peu
au-dessous, écrite à l'envers, d'une autre main, et à l'encre brune, la mention « ao lido.
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 467

du folio 2 (« ao Lifcenciajdo Sebastiâo Pintolo ») suggère l'interven


tion d'un éventuel intermédiaire dans la transmission du docu
ment, mais ce personnage demeure inconnu28.
La langue dans laquelle le texte fut rédigé n'apporte pas davan
tagede réponse à nos interrogations. A l'image de l'esthétique du
manuscrit, il s'agit d'un portugais sobre et précis, sans fantaisie,
où abondent les termes techniques de terminologie nautique et
militaire. Les hispanismes (qui pourraient désigner une copie
réalisée en Espagne) sont rares : on y dénombre seulement deux
occurrences, enfonce etpodiera, communes à la langue portugaise
de l'époque où le bilinguisme représentait la norme dans les
classes moyennes et supérieures.
Nous savons, en contrepartie, et bien qu'aucun indice n'atteste
à ce jour, de sa remise au destinataire, que l'original à été dédié à
D. Nuno Alvares Pereira, fils du deuxième marquis de Villa Real.
Nous sommes aussi mieux informés sur les raisons qui conduisi
rent le Licenciado Jeronimo Rodrigues à dédier son texte à D.
Nuno plutôt qu'à D. Antâo de Noronha, le commandant de l'expé
dition, sous lequel il avait servi.
Figure influente de la cour de D. Joâo III, D. Nuno Alvares
Pereira, fils de D. Fernando de Menezes, 2e marquis de Villa Real
et de D. Maria Freire de Andrade29, fut gouverneur de Ceuta,

(licenciado) Sebastiâo Pintolo » ; f° 3 : au milieu de la marge supérieure, de la même encre


que les chiffres du f° 1, mais ayant pénétré le papier et laissé une auréole, le chiffre 72.
Légèrement à droite de ce chiffre, au crayon (et rayée également au crayon), la mention Sa
E 3a/a 29, et, au-dessus, la cote actuelle : 26-11-31. Un peu plus bas, deux mots indéchiff
rables,d'une plume très fine, qui pourraient être des paraphes ; fol. 4 : coupé aux coins,
collage d'une apostille avec le titre Memoria o relaciân de la toma... etc., auquel on a ajouté
la mention c Estante 2a, grada la, n° 16 » ; fol. 5 : même titre, écrit d'une main plus
ancienne (XVIIe siècle ?). Le véritable titre, complet, surgit au f° 6, numéroté 1 en chiffres
arabes comme la suite du manuscrit. Sur la marge supérieure de cette page, ont été
tracées, en deux encres différentes, noire et brune, les mentions c. 16 n. 19, qui, selon le
conservateur de l'institut Valence de D. Juan correspondent à la cote du manuscrit dans
la bibliothèque du comte de Ofîate (cf. supra n. 10).
28. Cf. supra. La chancellerie de D. Joâo III mentionne un Sebastiâo Pinto, « Inquiri-
f°dor
59v°).
das Néanmoins,
acçôes do Civel
il ne figure
de Lisbonne
pas parmi
» (AN/TT,
les magistrats
Chancellerie
Au Desembargo
de D. Joâo
doPaço
III, Livro
(tribunal
16,
suprême du royaume) ou de la leitura de bacharéis (liste des candidats à l'examen d'accès à
toute magistrature royale) du XVIe siècle. Il pourrait s'agir du « passeur » du manuscrit, une
relation de Jeronimo Rodrigues, homme de lois comme lui. Une recherche plus appro
fondie sur les magistrats de la Casa da Suplicaçâo {ouRelaçâo deLisboa) et de la Casa do Civel
(ou Relaçâo da Casa de Porto), respectivement tribunaux royaux d'appel pour les causes
civiles et tribunaux joyaux d'appel pour les causes criminelles, pourrait aider à l'identif
ication du personnage.
29. Cf. D. A. Caetano de Sousa, Histôria Genealôgica da Casa Real Portuguesa, desde a sua
origem até o Présente, com as Famûias ilustres, que procedem dos Reyes, e dos Serenîssimos
Duques de Bragança. Justificada com Instrumentas, e Escritores de Inviolâvel Fé e Ojferecida a
elRey D. Joâo V Nosso Senhor por D. Antonio Caetano de Sousa, VI., Coimbra, Atlântida
ed.,1944-1955 (lre éd.,1785, 25 vol.), p. 117-120.
468 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

intendant des finances (vedor dafazenda) du roi et grand major


dome (mordomo-mor) de son épouse, la reine D. Catarina, sœur de
Charles V. Le père de D. Antâo, D. Joâo de Noronha30, était son
frère, de même que D. Afonso de Noronha, vice-roi des Indes de
1550 à 1554. A l'image de D. Nuno, ses deux autres frères avaient
également servi à Ceuta : D.- Joâo y a été capitaine et D. Afonso
gouverneur. La carrière de D. Nuno, moins prestigieuse du point
de vue militaire que celle de D. Afonso31 a été non moins brillante
à la cour.
D. Antâo de. Noronha, son neveu, le véritable héros de la
relation de Qatif, dont Jeronimo Rodrigues dresse l'éloge appuyé,
avait suivi la tradition de l'illustre famille. Il servit d'abord à Geuta,
comme son père et ses deux oncles et, selon la coutume, entra
ensuite dans la « maison » de son oncle, le vice-roi D. Afonso.
Accordé par le vice-roi, le commandement de l'expédition de
Qatif lui donna l'occasion de se distinguer au service du roi. La
suite de sa carrière montre le bien-fondé de la stratégie familiale.
En effet, bien que la relation de Qatif révèle les failles de son
commandement, visibles lors de l'échec de la prise de Bassora, il
réussit à s'emparer à nouveau de Qatif32, contraignant momenta-

30. D. Joâo de Noronha n'exerça que les fonctions mentionnées ; il décéda en 1524,
célibataire, laissant deux fils illégitimes, D. André de Noronha et D. Antâo, le command
ant de l'expédition de Qatif.
31. D. Nuno Âlvares Pereira eut encore un frère, D. Pedro, 3e marquis de Villa Real, et
une sœur, D. Leonor de Noronha : D. A. Caetano de Sousa, op. cit. (n. 29), VI, p. 120. Marié
à D. Maria de Noronha (cf. infra), fille de D. Martinho de Castello Branco, il décéda sans •
sucession. 4e petit-fils du fondateur du couvent de Notre-Dame du Carmel à Lisbonne, il
reçut de la main des Carmélites en 1542 une petite chapelle dite de « Notre Dame de la
Réincarnation » {Nossa Senhora da Encarnaçâo) qui se trouvait dans le transept de l'église
du couvent. Rebaptisée sous le nom de Vera Cruz, la chapelle fut rénovée et embellie pour
recevoir ses restes et ceux de sa femme. Traduit, l'épitaphe indique : « ici gît D. Nuno
Âlvares Pereira, fils de D. Fernando de Menezes, 2e marquis de Villa Real et de la
marquise D. Maria Freire, et sa femme D. Maria de Noronha, fille de D. Martinho de
Castello Branco, comte de Villa Nova et de la comtesse D. Maria. Il décéda fin décembre
1593 » (cf. G. Matos Sequeira, O Carmo e a Trindade. Subsidios para a Histâria de Lisboa,
Publicaçôes Culturais da Câmara Municipal de Lisboa, I, Lisbonne, 1939, p. 371-372). En
l'absence d'héritiers, la gestion de la chapelle retourna aux religieux de l'Ordre qui y
fondèrent, en 1586, la confrérie de Vera Cruz (Id., ibid., p. 372).
32. Qatif dépendait nominalement de l'émir de Bahreïn, lui même sujet d'Ormuz, mais
était gouvernée localement par les bédouins. L'archipel de Bahreïn avait été, lui aussi,
gouverné par la dynastie bédouine des Banû Garwan au XIVe siècle, mais fut ensuite
dominé par Ormuz, qui le céda à nouveau à la puissante famille des Banû Gabr. Sa
réintégration dans les domaines ormuzis date de 1485. Dès 1515, date à laquelle les
Portugais s'amparèrent durablement du royaume (Afonso de Albuquerque y avait établi
un premier pouvoir en 1507). Qatif, comme Bahreïn, sont passés sous la tutelle de ces
derniers. Vers 1520, l'archipel de Bahreïn (avec les oasis du Hasa et de Qatif) se trouvaient
sous l'autorité de l'émir Muqrin, fils de Agwad ben Zamil des Banû Gabr (cf. W. Caskel
« Eine Unbekannte Dynastie in Arabien », Oriens 1, 1949, p. 66-71, et J. Aubin, « Le
royaume d'Ormuz au début du XIVe siècle *,Mare Luso-Indicum 5/II, 1973, p. 123-127). Les
rébellions de l'émir contre Ormuz et contre les Portugais ont provoqué plusieurs inter-
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 469

nément la progression de l'influence ottomane dans les « territoi


res extérieurs » du royaume d'Ormuz, protectorat des Portugais33.
D. Antâo fut ensuite appelé en Inde (1552)34, et siégea au conseil
du Vice -roi. Quelques critiques malveillantes — la médiocrité de
ses entreprises militaires avait été dénoncée à D. Joâo III35 — n'ont
pas réussi à compromettre sa prometteuse carrière.
En réalité, plus que ses compétences militaires, c'est l'ombre de
son oncle et le prestige de sa famille qui expliquent sa nomination
en tant que vice-roi des Indes lors d'un retour au Portugal en 1563.
D'après ses contemporains, son gouvernement fut sans éclat,
marqué par quelques réformes administratives mineures et par
une seule victoire militaire à Malacca. Il décéda en 1569, sans
héritiers, pendant le voyage de retour définitif au Portugal, non
sans avoir pris des dispositions testamentaires concernant le
repos d'une partie de ses restes à la cathédrale {Se) de Ceuta, où,
par ailleurs, il avait institué trois chapelles et un certain nombre
d'œuvres pieuses36.

ventions lusitaniennes. Sur la question, cf. D. Couto, « Réactions anti-portugaises dans le


golfe Persique, 1521-1529 ->,Aquém eAlém da Taprobana, Estudos Luso-Orientais àMemâria
de Jean Aubin e Denys Lombard, L. F. F. R. Thomaz éd., Lisbonne, Centra de Histôria de
Além-Mar, Faculdade de Ciências Sociais e Humanas, Universidade Nova de Lisboa,
2002, p. 191-221.
33. Sur les conditions de l'établissement du protectorat, cf. J, Aubin, art. cit. (n. 32),
p. 79 ; Sur la première conquête portugaise d'Ormuz par Afonso de Albuquerque, cf.
« Garta que Afonso de Albuquerque escreveo ao Vizo Rei Dom Francisco d'Almeida »,
dans Viagens Portuguesas à India (1497-1513), Fontes Italianas para a suaHistôria, C. Radulet
et L. F. F. R..Thomaz éd., Lisbonne, Commission nationale pour les Commémorations des
Découvertes portugaises (CNCDP), 2002, p. 269-283 ; J. Aubin, « Cojeatar et Albuquer
que »,Mare Luso-Indicum, IV72, 1, 1971, p. 99-134 (suivi des documents annexes, p. 137 sq.),
republié dans Le latin et l'astrolabe, II, Lisbonne-Paris, CNCDP, Centre culturel Calouste
Gulbenkian, 2000, p. 149-196 ; sur la seconde conquête, cf. A. Dias Farinha, « A Dupla
Conquista de Ormuz por Afonso de Albuquerque »,Studia 48, 1989, p. 445-472, ainsi que
« Os Portugueses no Golfo Pérsico (1507-1538). Contribuiçâo Documentai e Critica para
a sua Histôria », Mare Liberum 3, 1991, p. 24-26, et p. 33-45 (documents).
34. A. Caetano de Sousa, op. cit. (n. 29), donne, par erreur, la date de 1522 au lieu de
1552 (VI, p. 145).
35. Les qualités militaires des rejetons de la haute noblesse ont toujours provoqué les
sarcasmes des soldats de métier en Inde, mais dans le cas de D. Antâo, les critiques
semblent fondées. Une lettre de Joâo Anes à D. Joâo III (Cochin, le 29. 1. 1552), AN/TT,
CCI, 87, 74, f° lv°, rapporte que D. Antâo n'avait mis le feu à l'île de Bardella que lorsque
celle-ci avait été abandonnée par ses habitants. A son retour à Cochin le capitaine avait été
raillé même par les indigènes. Il n'était plus craint, et le recrutement s'en ressentait : « hos
negros se riâo muito dele, por nâo ter feito nada, e aguora ja ho nâo temem, e asy mesmo
ja nâo ha nenhum omem na India que queira vistir armas » (A. da Silva Rego, Documen-
taçâo para a Histôria das Missôes do Padroado Portugês do Oriente. India, V, Lisbonne,
Fundaçâo Oriente/CNCDP, 1993, p. 105, doc. 117).
36. Son testament stipulait que son bras droit, amputé, devait être enterré dans la Se de
Ceuta : cf. D. A. Caetano de Sousa, op. cit. (n. 29), VI, p. 145-146. La piété de D. Antâo de
Noronha est soulignée également dans la relation de Jerônimo Rodrigues. L'attachement
à Ceuta est explicable puisque son père y avait trouvé la mort au combat le 16 août 1524 et
reposait dans la cathédrale de la ville (Id., ibid., p. 120).
470 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Fonctionnaire du roi en fin de carrière, Jeronimo Rodrigues a


conçu laMemoria da Tomada dafortalleza de Catifa avec le projet de
se faire pardonner ses écarts en Inde et d'obtenir la. faveur du
vice-roi D. Afonso de Noronha et de D. Nuno Alvares Pereira.
Comme d'autres fidalgos, comme d'autres fonctionnaires portu
gais en Asie, lui aussi souhaitait recevoir une pension lors de son
retour définitif au Portugal. Si le soutien du vice-roi, tout-puissant
en Orient, était important, rien ne pouvait cependant se faire dans
l'administration centrale de Lisbonne sans l'intervention d'un
grand courtisan. D. Nuno Alvares Pereira, on l'a vu, était très
influent à la cour. En exaltant, à travers sa relation, la bravoure du
jeune rejeton des Noronha, Jeronimo Rodrigues faisait l'éloge de
l'illustre famille, et flattait le vice-roi37 ; en dédiant son texte à
D. Nuno Alvares Pereira, il espérait l'intervention de celui-ci en sa
faveur auprès de D. Joâo III. On comprend ainsi pourquoi le récit
fut dédié à D. Nuno et non au vice -roi. Ce dernier figure néan
moins dans le titre de la relation comme étant le véritable vain
queur de l'expédition38, autant sans doute dans un souci d'équité
par rapport à D. Nuno que pour minimiser l'évidence de ses
propres flatteries. La Memoria da Tomada n'a pas été dédiée à D.
Antâo car son fait d'armes n'effaçait ni sa bâtardise, ni son peu
d'influence comparée à celle de ses deux oncles.
Ce raisonnement habile reste conforme à ce que nous connais
sons de l'auteur du manuscrit. D'origine roturière, comme beau
coup de lettrés, Jeronimo Rodrigues, bacharel et membre du
Desembarguo fieal39, fut nommé procureur (ouvidor) d'Ormuz le
2 février 154040 pour une période de trois ans. Sa charge étant
encore occupée à son arrivée dans l'océan Indien, on l'envoya

37. Selon ses propres mots, il a cherché à faire connaître les actions militaires de D.
Antâo contre les Ottomans : « porque a minha tençâo nâo foi esprever nem dizer a Vossa
Senhoria nesta mais que ho que ho senhor dom Amtâo fez no neguocio e comquista dos
Turquos... », ci. Memoria..., f° 26v°.
38. Jeronimo Rodrigues a également trouvé le moyen de faire son éloge en déclarant, à
la fin de la relation, qu'il aurait pu continuer son récit en exposant tous les bienfaits de la
vice-royauté de D. Afonso, mais qu'il laissait aux chroniqueurs officiels de l'Inde la tâche
de les écrire (Id., f° 26v°).
39. Le titre de la relation mentionne sa qualité de membre du tribunal suprême du
royaume « cavaleiro fidallguo da casa del Rei noso senhor e do seu desembarguo... ». Sur le
desentbarguo, cf. J. A. de Figueiredo, Synopsis Chronologica de Subsidios ainda os maisRaros
para a Historia e Estudo Critico da Legislaçâo Portuguesa, Lisbonne, Academia Real das
Sciencias, 1790, p. 340.
40. AN/TT, Chancellerie de D. Joâo III,Z,zVro 40, f° 40. Un document, probablement de
1552 (AN/TT, CCI, 74,4), daté par erreur par Luis de Albuquerque et José Pereira da Costa
du 8. VI. 1543 (c Cartas de " Serviços " da ïndia (1500-1550) », Mare Liberum 1, 1990,
p. 312-313) lui donne déjà le titre de Licenciado sans que nous connaissions les circons
tancesde son approbation : Cf. D. Couto « Jeronimo Rodrigues : ébauche d'une carrière
orientale », Mare Liberum 6, 1993, p. 89 (n. 4) et p. 94 (n. 10).
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 471

d'abord à Bassein, comptoir portugais sur la côte occidental


de l'Inde, où il exerça des fonctions similaires pendant six ou
sept mois41. Il partit ensuite vers Ormuz, où il demeura un peu
plus de six mois42. La courte durée de son séjour dans le golfe
Persique ne l'empêcha pas d'avoir la réputation de bien connaître
la région, et c'est à ce titre que D. Joâo III le consulta en 1547, en
même temps que d'autres fidalgos et fonctionnaires, à propos
d'Ormuz, de Bassora et de la paix à négocier avec les Otto
mans43.
De 154344 à 1545, il exerça à Goa, capitale de l'empire portugais
en Asie. En 1545, accompagné de sa femme45, il repartit au
Portugal. Impatient, il écrivit au roi à l'escale des Açores pour
solliciter la charge [ofîcio) particulièrement convoitée de juge des
douanes de Goa, laissée vacante à la mort de son titulaire. Cette
lettre, en forme de requête, dévoile déjà les aspects négatifs de son
caractère. Sachant que la charge revenait de droit au fils du
défunt, Jeronimo Bodrigues proposa à D. Joâo III qu'elle soit
partagée entre l'héritier légitime (qui se verrait alors attribuer trois
ans d'usufruit de la charge) et lui-même (pour les cinq années
suivantes46). En réalité, Jeronimo Bodrigues était loin d'être
démuni, puisque pendant son séjour en Inde, l'administration de
Lisbonne l'avait également nommé écrivain du. bureau du roi

41. CCI, 74,4, f° 2v°. Le document est une carta testemunhavel destinée à faire partie du
dossier de validation de ses services auprès de l'administration centrale. Pour plus de
détails, cf. D. Couto, art. cit. (n. 40), p. 89-90. '
42. CCI,74,4, f° lv°. Une requête qui lui fut adressée par le roi d'Ormuz, Salgur Sah
(Ormuz, 21. VIII. 1541), AN/TT, CCII, 236, 31, atteste de son passage par le golfe Per
sique.
43. Bibliothèque nationale du palais royal d'Ajuda, Lisbonne, Pareceres sobre os Turcos
que estâo emBaçora, Ms., 51. VII. 19. Lufs de Albuquerque a effectué quelques remarques
sur ce dossier que nous nous apprêtons à publier dans son intégralité : cf. « Alguns
aspectos da ameaça turca sobre a India por meados do século XVT », article paru simult
anément dans Estudos de Histôria V, Coimbra, 1977, p. 368-370, et dans la revue Biblos (2e
partie de l'hommage à Victor Matos de Sa) LFV, 1977, p. 97, n. 26 et 27 (cet article a été
republié avec un contenu remanié, sous le titre Alguns casos da ïndia Portuguesa no Tempo
deD. Joâo de Castro, V, Biblioteca da Expansâo Portuguesa, Lisbonne, Publicaçôes Alfa, 7,
1989, p. 73-75).
44. Selon les informations fournies par la deuxième pièce du dossier qui accompagne
la carta testemunhavel du roi, et qui consiste en une copie de l'enquête demandée par
Jeronimo Rodrigues sur ses services en Asie. Ce dernier document, rédigé à Goa en 1543,
contient neuf folios. Il consigne la déposition de plusieurs témoins vantant l'action du
sollicitant à Bassein (AN/TT, CCI, 74, 4) : D. Couto, art. cit. (n. 40), p. 90 et 94 (n. 9 et 10).
45. Sa femme était la fille de Francisco Pacheco. Celui-ci est décédé en Inde après
vingt-quatre ans au service de la Couronne (AN/TT, CCI, 14, 9). Jeronimo Rodrigues avait
eu des enfants, mentionnés dans sa lettre du 15. 1. 1548 au gouverneur D. Joâo de Castro
(Colecçâo de S. Lourenço, III, Elaine Sanceau éd., Lisbonne, Instituto de Investigaçâo
Cientffica Tropical, 1983, p. 414, doc. 7).
46. AN/TT, CCI, 74, 9. Sur la datation controversée de ce document, cf. D. Couto, art.
cit. (n. 40), p. 90 et n. 20.
472 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

(escrivâo da câmara d'elReî) et greffier du tribunal royal (escrivâo


diante dos desembargadores do Paço)*7.
Ses efforts pour retourner en Inde, où il espérait encore faire
fortune, aboutirent en 1547. Nommé procureur de l'Inde (procu-
rador dos feitos dafazenda da India), il avait déjà rejoint Goa en
septembre 154748. La nouvelle phase de sa carrière révéla à tous
ceux qui le côtoyèrent alors deux aspects de son caractère : la
cupidité - qui le fit intriguer et poursuivre de sa rancœur ceux qui
lui déplaisaient- et une flagornerie sans limites à l'égard des
grands personnages susceptibles de le protéger. A sa décharge, il
convient de dire que le tribunal civil (Relaçâo) de Goa était un foyer
d'intrigues et de mésententes. Le vice-roi D. Joâo de Castro,
lui-même assailli par les requêtes et les plaintes de Jeronimo
Rodrigues49, jugeait inutile et même dangereuse l'action de ce
tribunal en Inde car les magistrats faisaient preuve d'un tel désir
de s'enrichir qu'ils négligeaient de rendre la justice. Jeronimo
Rodrigues comptait parmi les plus affairistes50. En quelques
années, un réseau d'inimitiés s'était créé autour de lui. Jorge
Cabrai rapportait ses agissements dans ces termes : « ce Jeronimo
Rodrigues est jugé ici homme de moins d'expérience et de justice
que tous ceux qui l'ont précédé. Il profita bien de la charge de
procureur de Votre Altesse, disant que beaucoup de terrains ne
sont d'aucune valeur pour Votre Altesse. Et une fois qu'il les
adjugea aux gouverneurs locaux, ce qu'il fît dans cette île de Goa,
il s'appropria beaucoup de palmeraies qui lui ont été ensuite
accordées par Garcia de Sa. Et Dieu sait avec quels témoins il a

47. La deuxième charge avait été accordée à la suite du renoncement du titulaire :


AN/TT, Chancellerie de D. Joâo \l\,Livro 15, f° 9v°. Sur les nominations, et d'une manière
générale, sur la bureaucratie d'État en Asie, cf. J. Aubin, « Mercês Manuelinas de
1519-1520 para a fndia », dans A Abertura doMundo - Estudos de Histôria dos Descobrimentos
Europeus, F. Contente Domingues et L. F. Barreto éd., II, Lisbonne, Presença, 1987,
p. 124-127.
48. AN/TT, Chancellerie de D. Joào III, Livro 15, f° 24v°. Sa famille repartit avec lui (cf.
sa lettre déjà mentionnée à D. Joâo de Castro [de Goa, le 15. I. 1548], Colecçâo de S.
Lourenço, III, p. 414, doc. n° 7). Son départ de Lisbonne a été évoqué par Manuel de Moura
en lettre au gouverneur D. Joâo de Castro (12. III. 1547) : cf. Obras Complétas deD. Joào de
Castro, A. Cortesâo et L. de Albuquerque éd., IV, Coimbra, Academia internacional da
Cultura portuguesa, 1981, p. 48.
49. Nous disposons de quatre lettres autographes de Jeronimo Rodrigues au gouver
neur,lettres qui mélangent l'éloge, le ressentiment, et, conformément à son habitude, le
rappel fait à son interlocuteur sur les meilleurs moyens de remédier à sa situation
économique : deux de 1547 (Goa, 16. XI. 1547 et Goa, 25. XI. 1547) éditées par Armando
Cortesâo et Lufs de Albuquerque (op. cit. [n. 48], III, respectivement p. 471 (résumé)
et p. 474-475), et deux de 1548 (15. 1. 1548 et 18. II. 1548). Sur le contenu des lettres, cf.
D. Couto, art. cit. (n. 40), p. 90-91.
50. Sur la situation dans le tribunal (Relaçâo) de Goa, l'affairisme de Jeronimo Rodri
gues, cf. la lettre de D. Joâo de Castro à D. Joâo III (Diu, fin 1547) dans Obras Complétas... ,
op. cit. (n. 48), III, p. 493.
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 473

prouvé qu'elles lui appartenaient, car j'ai reçu beaucoup de plain


tes de propriétaires qu'il a expropriés. »51
Sa fâcheuse réputation finit tout de même par lui porter préju
dice. Selon toute probabilité, la charge de procureur lui fut retirée
vers 1550 ; il y fait allusion dans sa relation de la conquête de Qatif,
mais en se gardant bien, par précaution, de nommer ses détrac
teurs52. Plus aigri que jamais, il ne cessa pourtant de manœuvrer
pour obtenir une nouvelle charge importante. L'expédition à
Qatif constitua enfin l'occasion rêvée pour faire oublier ses indé
licatesses et obtenir une pension conforme à ses ambitions. Fai
sant valoir son expérience du golfe Persique, il réussit à se placer
sous la protection des Villa Real et à se faire nommer ouvidor et
vedor dafazenda de l'armada53.
A l'étonnement général, sa conduite fut exemplaire pendant
l'expédition. Il mena rapidement, et avec efficacité, les préparatifs
nécessaires à l'armement de la flotte (recrutement des hommes,
ravitaillement, etc.). Une fois sur le théâtre des opérations, sa
promptitude au combat contre les Turcs lui fît gagner le respect
des fidalgos. Il est vrai qu'il était partisan de la « manière forte »
dans les relations avec les Ottomans, et il l'avait fait savoir au
souverain54. Il réussit malgré tout à faire taire ceux qui avaient
manifesté leur désapprobation lors de sa nomination55.
Après l'expédition, Jeronimo Rodrigues accompagna D.
Antâo de Noronha à Cochin après des escales à Ormuz et à

51. CCI, 83, 74.


52. Outre D. Joâo de Castro et Jorge Cabrai, en faisaient partie le vedor dafazenda de
l'Inde, Manuel Mergulhâo, qu'il détestait depuis Lisbonne, et le facteur {feitor) de Chaul,
Antonio Ribeiro : cf. D. Couto, art. cit. (n. 40), p. 91.
53. Id., ibid., p. 92. Quelques passages de la relation laissent supposer que D. Antâo de
Noronha l'a protégé, mais ils n'éclairent pas les circonstances de la nomination résultant,
selon lui, de l'opinion favorable que le vice-roi D. Afonso de Noronha avait recueilli sur sa
personne (cela, en dépit des renseignements négatifs communiqués au souverain) i
Memoria..., f° 4v°.
54. Ses opinions sur la question sont particulièrement évidentes dans sa réponse à la
consultation de D. Joâo III sur d'éventuelles négociations avec les Ottomans (cf. le dossier
des Pareceres sobre os Turcos que estâo em Baçora [f°s 330-330v]) ; elles peuvent aussi
expliquer sa nomination. D'autres fidalgos consultés ont défendu des positions plus
conciliantes : cf., dans le même dossier, les cas de Simâo Botelho (f° 294), Manuel
Coutinho (f° 296), Manuel de Sousa Sepûlveda (f° 298), pour n'en citer que quelques-
uns.
55. Voir, par exemple, la lettre déjà mentionnée de Simâo Botelho au roi [30.1.1552],
Gav. XV, 15-19-37, dans Aï Gavetas... , op. cit. (n. 4), V, p. 317. Ses détracteurs n'avaient pas
tenu compte des aspects positifs de son action à Bassein. Même s'il avait l'art de produire
des faux témoignages, son dossier de 1543 fait tout de même état de la qualité de son
engagement lors du siège du comptoir par les forces de Malîk Nasir-ud-Dîn, capitaine de
Burhan-ul-Mulk, seigneur des terres de Bassein, lui même sujet du roi du Cambaye (Cf.,
à ce sujet, Obras Complétas..., op. cit. [n. 48], III, p. 211-212, et AN/TT, CCI, 68, 70 (Joâo
Garces au roi [Goa, le 3. IL 1540]) .
474 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Diu56. Il rentra définitivement au Portugal peu de temps après car,


à l'image d'autres fonctionnaires qui avaient servi en Inde, il ne
voulait pas y mourir57. Une lettre de 1552 indique qu'il était sur le
point de s'embarquer vers la métropole le 1er janvier de cette
même année58. Son rapport sur les affaires d'Ormuz et selon toute
probabilité, sur le déroulement de l'expédition à Qatif et Bassora,
était attendu à Lisbonne.
La rédaction de laMemoria da Tomada dafortalleza de Catifa est
à situer après son arrivée au Portugal. L'intervalle entre l'arrivée
de l'armada de D. Antâo à Cochin et le départ de Jeronimo
Rodrigues vers la métropole étant très court, on ne voit pas bien,
en effet, comment il aurait eu le temps de rédiger sa relation en
Inde. Or nous sommes très mal renseignés sur cette dernière
période de sa vie. Seule une note ajoutée en marge du diplôme
[alvard) de sa nomination de 1545 (en tant que greffier du tribunal
royal) nous apprend qu'on lui avait alloué le 8 mai 1554 une
pension (tença) de douze mille réis annuels, dont le règlement
rétroactif débutait le 1er janvier de la même année59.
Deux incidents, auxquels Jeronimo Rodrigues fut mêlé à
Ormuz, pourraient expliquer, au-delà de son comportement,
l'animosite de ceux qui le côtoyèrent. Jeronimo Rodrigues avait
été informé à Ormuz (pendant qu'il organisait le départ de l'expé
dition) du détournement d'une cargaison de poivre vers Bassora,
ville alors occupée par les Ottomans. Ignorant l'avis de D. Alvaro
de Noronha, le capitaine de la forteresse, il mit aussitôt le coupab
le aux arrêts. D. Alvaro fit libérer le contrebandier quelques
jours plus tard et convoqua Jeronimo Rodrigues, qu'il traita
publiquement de « chien de juif » (perroj'udeu)60.
Le second incident eut lieu pendant que l'armada se trouvait
à Qatif. Un homme masqué se promena dans les rues
d'Ormuz, traînant au bout d'une corde un bouc, baptisé du nom
de Jeronimo Rodrigues. La mise en scène, une vengeance de ceux
qu'il avait lésés dans l'affaire de la contrebande, avait été appré-

56. Cf.Memoria..., f° 25v° et 26. La flotte était arrivée à Ormuz fin août et avait quitté l'île
du golfe Persique le 7 octobre.
57. C'est ce qu'il déclare dans sa lettre du 18. IL 1548 (Colecçâo de S. Lourenço, III,
p. 457).
58. Cf. la lettre de Simào Botelho, déjà mentionnée, du 30. 1. 1552 :AsGavetas...,op. cit.
(n. 4), V, p. 318. Néanmoins, une lettre du gouverneur Francisco Barreto au roi
D. Sebastiâo (Baçaim, 6. 1. 1557) laisse supposer qu'il était encore en Inde à cette date (son
avis était sollicité dans l'affaire de la condamnation de D. Antonio de Noronha) : cf. As
Galetas..., op. cit. (n. 4), IV, (doc. 3221), p. 229, et D. Couto, art. cit. (n. 40), p. 93.
59. AN/TT, Chancellerie de D. Joào III, Livro 25, f° 9v°.
60. As Gavetas...,op. cit. (n. 4), V, p. 317.
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 475

ciée du capitaine d'Ormuz qui avait toutefois nié en être l'instiga


teur61.
Peut- on présumer, à la lumière de cet incident, d'une situation
de nouveau -chrétien de Jeronimo Rodrigues ? En effet, l'expres
sion « chien de juif » stigmatisait à l'époque les convertis, et le juif
était souvent représenté accompagné d'un bouc62. D'autre part,
les rangs de la magistrature avaient été ouverts aux nouveaux-
chrétiens dès le règne de D. Manuel (1495-1521). Certes, l'entrée
dans ce corps de l'administration exigeait que le candidat accepte
de se soumettre à une enquête (faisant donc partie du procès
d'habilitation) destinée à vérifier la pureté de son sang63. En
pratique, ces dispositions ont été parfois contournées. Grâce à la
protection royale, certains nouveaux- chrétiens accédèrent à de
hautes charges et quelques-uns, dont probablement Jeronimo
Rodrigues, ont été anoblis64.

* **

L'intérêt des Portugais pour les oasis de la rive gauche du golfe


Persique, et pour Rassora, remonte aux premières années du XVIe
siècle. Il est étroitement lié au premier établissement des Portu
gaisen Inde et à la fondation de VEstado da India en 150565. Le

61. Id., ibid. Le personnage déclarait publiquement qu'il prendrait sa revanche sur
Jeronimo Rodrigues au retour de l'armada.
62. Sur la question, cf. D. Couto, art. cit. (n. 40), p. 92. Quelques exemples de ce type
d'injure dans M. J. Pimenta Ferro Tavares, Judaismo e Inquisiçào. Estudos, Lisbonne,
Presença, 1987, p. 93. La figure du « juif au bouc » apparaît, par exemple, dans l'œuvre du
dramaturge portugais du XVe siècle, Gil Vicente. Cf., à ce propos, Auto daBarca dolnferno,
Porto, Fiuza, 1985, p. 96-97.
63. Ces enquêtes, connues sous le nom deLeitura de bacharéis, constituaient une partie
du fond d'archives du Desembargo do Paco : Ch. Amiel, « Les archives de l'Inquisition
portugaise - regards et réflexions »,Arquit>os do Centro Cultural Português XIV, 1979, p. 17
et supra (n. 28).
64. Maria José Pimenta Ferro Tavares donne plusieurs exemples : cf. op. cit. (n. 62),
p. 49.
65. Sur la fondation de l'empire portugais en Asie, cf. en particulier les différents
articles de J. Aubin réunis dans Le latin et l'astrolabe. Recherches sur le Portugal de la
Renaissance, son expansion en Asie et les relations internationales, 2 vol., Lisbonne-Paris,
Centre culturel Calouste Gulbenkian, 1996-2000, ainsi que ceux de G. Bouchon, réunis
dans L'Asie du Sud à l'époque des Grandes Découvertes, Londres, Variorum Reprints, 1987 ;
sur les multiples aspects de la question, cf. encore J. P. Oliveira e Costa, V. L. Gaspar
Rodrigues, Portugaly Oriente : elProyecto Indiano del Rey Juan, Madrid, éd. Mapfre, 1992,
p. 69-104 ; L. F. F. R. Thomaz, « os Portugueses e a Rota das Especiarias », De Ceuta a
Timor, Lisbonne, Difel, 1994, p. 169-187 ; S. Subrahmanyam, O Império Asiâtico Português,
1500-1700, Uma Histôria Politica e Economica, Lisbonne, Difel, 1995, p. 77-98 (version
portugaise de The Portuguese Empire in Asia 1500-1700, Londres, Longman Group UK
Limited, 1993), et d'une façon plus générale, J. Candeias Silva, O Fundador do * Estado
Português da India » D. Francisco de Almeida 1457 (?)-1510, Lisbonne, CNCDP-Imprensa
Nacional-Casa da Moeda, 1995 ; M. C. Madeira H. dos Santos, « Goa é a Chave de toda a
476 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

nouvel État, en servant de base stratégique aux Portugais dans


l'océan Indien, a rendu possible l'exploration du golfe Persique et
de la mer Rouge et des deux routes commerciales traditionnelles
entre l'Asie et l'Europe que les Portugais espéraient contrôler.
Pour des raisons stratégiques, ces derniers se sont intéressés très
tôt à la route du golfe Persique, en marge de l'Empire mamelouk
mais aussi la plus courte des deux. Afonso de Albuquerque, le
Tirribii, essaya de s'emparer d'Ormuz en 1507 avant d'y parvenir
définitivement en 15 1566. Les instructions royales relatives aux
régions du golfe Persique (fruit des informations ramenées au fil
des années par les marchands, voyageurs et agents, parmi lesquels
Pero da Covilhâ, qui finit ses jours à la cour d'Ethiopie) consti
tuentla preuve irréfutable de cet intérêt exprimé en 1514 par le
voyage d'exploration de Pero de Albuquerque, lequel ne semble
avoir atteint toutefois, ni le fond du Golfe, ni la région de Bas-
sora67.
En septembre de 1515, Seyyid Muhamed, un émissaire du Seyh
de Bassora vint à Ormuz prêter allégeance à Afonso de Albuquerq
ue68. L'importance des liaisons commerciales entre Bassora et
Ormuz et le fait qu'Ormuz fût l'escale obligée des marchandises
venant de l'Inde, explique que Bassora (en dépit de la suzeraineté
exercée par âah Isma'il depuis 1508)69 ait cherché à nouer rapide
mentdes contacts avec les Portugais. Au demeurant bien rensei-

tndia » - Perfd Polîtico da Capital do Oriente Português : Formaçâo e Definiçâo (1505-1570),


Lisbonne, CNCDP, 1999.
66. Sur la double conquête d'Ormuz par les Portugais, cf. Comentarios de Afonso
d'Albvquerqve, int. de Joaquim Verîssimo Serrâo, I, Lisbonne, Imprensa Nacional-Casa da
Moeda, 1973 (reprod. en fac-similé selon la 3e de 1774), IV chap. XXIX-LII, p. 140-255 et
II, /TV/ chap. XXXI-XLII, p. 157-217 ; art. cit. (n. 33), p. 269-283 ; J. Aubin, art. cit. (n. 33),
p. 99-134 (suivi des documents annexes, p. 137 sq.), republié dans Le latin et l'astrolabe,
vol. II, p. 149-196 ; Id., art. cit. (n. 32), p. 79 ; A. Dias Farinha, art. cit. (n. 33), p. 445-472, et
surtout, du même, « Os Portugueses no Golfo Pérsico... », p. 24-26 et p. 33-45 ; V. L.
Gaspar Rodrigues, « O Reforço do Poder Naval Português no Oriente com Afonso de
Albuquerque (1510-1515) : suas implicaçôes », Anais de Histâria de Além-Mar, III (2002),
p. 155-163.
67. Sur le dessein impérial de D. Manuel, cf. L. F. F. R. Thomaz, « A Politica Oriental
de D. Manuel I e suas Contracorrentes », De Ceuta a Timor, p. 189-206. Sur le voyage
d'exploration, cf. Pero de Alpoim à D. Manuel [Ormuz, 11.1X.1515], AN/TY, Fragmentes,
4-1-87, document publié par Antonio Dias Farinha, « A dupla conquista... », p. 465-472, et
du même auteur, art. cit (n. 33), p. 38.
68. Cf. Pero de Alpoim dans A. Dias Farinha, art. cit (n. 33), p. 38 : « Chegou tambem
depos estes embaixadores huum mesajeiro com hua carta dell-rey de Baçeraa que he no
no fim do mar da Persya... » La traduction de la lettre apportée par l'émissaire du Seyh de
Bassora permet de connaître les termes de leur allégeance : « nos queremos pazes a vosso
serviço e todo o que quiserdes em toda a cousa e em o que puder a terra é vossa e os
vassalos vossos e os filhos vossos filhos e em todo o que mandardes vos obedeceremos. »
69. Cf. Encyclopédie de l'islam, 1, Leyden, E. J. Brill, 1960, s. v. « Basra », p. 1119. Sah
Isma'il succéda à cette date au dernier souverain aqqoyunhu réfugié à Bagdad, dont
l'autorité sur le Bas-Irak était déjà toute nominale.
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 477

gnés sur sa vie commerciale70, ceux-ci ne tardèrent pas à envoyer


des agents de la Couronne dans le Satt-al-'Arab. Le premier
d'entre eux semble avoir été Joâo de Meira, envoyé entre le 15 et 18
juin 1517 à bord de la nau S. Jorge, dont il était le capitaine, en
compagnie du vedor Antonio Gil. Sa mission, couronnée de suc
cès, consista dans l'achat d'étoffes et de blé pour la forteresse
d'Ormuz, en échange d'épices et de cire à cacheter71. Une lettre
adressée par Diogo Lopes de Sequeira à D. Manuel, le 28 décem
bre 1519, montre qu'à cette date l'implication des Portugais dans
le commerce, de Bassora - avec ses inévitables aspects liés à la
contrebande - était déjà une réalité72.
En février 1520 le premier d'une longue série de projets royaux
visant la construction d'une forteresse dans le Satt-al-'Arab,
témoigne de l'intérêt croissant de la couronne portugaise pour
cette région73. Le commandement {alcaidarid) de celle-ci, dans le
cas où la construction aboutirait, devait être confiée à Joâo de
Meira, lequel, grâce au succès de son voyage à Bassora en 1517,
s'était vu attribuer en 1519 l'exclusivité des fonctions d'émissaire
et de médiateur pour d'éventuels contacts avec la principauté de
Bassora74.
Joâo de Meira se rendit de nouveau dans la ville du Satt-al-
'Arab, le 15 août 1521, porteur cette fois-ci d'un message du
roi D. Manuel. L'objet de la mission était d'obtenir l'allégeance
de la ville aux Portugais accompagné du paiement, d'un tribut.
Une lettre datée de juin 1522, adressée au nouveau souverain,
D. Joâo III, évoque ces négociations. On y apprend que le
Seyh avait acquiescé à la demande du roi du Portugal et qu'il

70. Cf. la lettre de Pero de Albuquerque à D. Manuel (5. VIII. 1516), citée par J. Aubin,
art. cit. (n. 32), p. 167.
71. Peut-être y avait-il été précédé par un autre Portugais, Gregorio da Quadra, captif
au Yémen, qui, sous couvert de pèlerinage à la Mecque, puis aux lieux saints d'Irak, arriva
à Ormuz le 26 avril 1517, via Bassora ou Bahreïn. Quoi qu'il en soit, Gregorio da Quadra
n'avait été investi d'aucune mission. Sur son aventure, cf. J. Aubin, * Deux chrétiens au
Yémen tahiride, » Journal ofthe Royal Asiatic Society'3/1, 1993, p. 47-52.
72. Cf. AN/TT, CCI, 25, 83, f° 5v°. Le document a été édité par Ronald Bishop Smith,
mais avec quelques erreurs de compréhension :Joâo de Meira, being Portuguese Textsfound
in the Arquivo Nacional da Torre do Tombo relatives to Joâo de Meira 's little known Voyages to
Basra in 1517 and 1521, andalso the unknown voyage ofAntonio de Saldanha to Basra in 1519,
with indications before they arrived at Basra (...), Lisbonne, 1973, p. 1-15 ; il s'agissait d'une
affaire de contrebande impliquant Francisco Pereira, Antonio de Saldanha et d'autres
capitaines. Le poivre clandestin avait été envoyé à Bassora.
73. En 1520 la politique officielle n'était pas encore bien définie, comme en témoigne
l'incertitude sur la construction d'une forteresse soit à Bassora soit à Bahreïn : cf. AN/
TT Nûcleo Antigo, n° 873, f° 88 (10. IL 1520), dans J. Aubin, art. cit. (n. 47), p. 132-
133.
74. Id., ibid., p. 132. Une autre disposition lui accordait le 11. IL 1520 la mission de
surveillance des eaux du cap Masandam (Id., ibid., p. 133).
478 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

avait promis à Diogo Lopes de Sequeira de verser une somme de


1200 MA75.
Nous ignorons si ce montant fut réellement versé, ou si les
Portugais se contentèrent d'une allégeance nominale. La mention
portée sur le Livre des captifs de l'armada deD. Luis deMeneses {Livro
dasPresas da Armada deD. Luis deMeneses), accordant la liberté à
douze esclaves de Bassora au titre de la paix qui liait la ville aux
Lusitaniens, laisse supposer cependant que les relations demeur
aientbonnes en 1521-152276.
La conquête de l'Egypte par les Ottomans en 151777 vint bou
leverser l'échiquier politique de l'océan Indien occidental. Pour
les Portugais ce fut une inquiétante nouvelle : les conquêtes de
Goa en 1510, de Cochin et de Malacca en 1511, leur avaient donné
le contrôle des détroits et d'une bonne partie des mers de l'océan
Indien : non seulement ils avaient réussi à imposer leur politique
des autorisations de navigation (cartazes) en contrepartie du
paiement de droits aux flottes marchandes musulmanes et aux
grandes villes portuaires, mais ils interceptaient, arraisonnaient
ou détruisaient toute embarcation dépourvue de licence78.
Entre 1517 et 1530, les Ottomans, en dépit de la résistance
mamelouk et arabe, gagnèrent du terrain sur les rives de la mer
Rouge79. Convoitée par les Portugais dès les années 1505, la

75. Les négociations ont été évoquées lors du retour de Joâo de Meira à Cochin : cf.
AN/TT, CCI, 27, 97 : « haçerqua das quartas que vosa alteza mâdou ha ellRey de bacora e
acerqua de mill e dozentos leques que ele mâdou prometer ha diego lopes de sequeira
voso quapitâ mor por bayrem e quatifa fiqâdo elle vasalo de vosa alteza... »
76. Cf. A. Dias Farinha, art. cit (n. 33), p. 62. Sur D. Luis de Meneses, et ses opérations
militaires en Oman en 1522 (à l'origine de la capture des esclaves), cf. D. Couto, art. cit.
(n. 32), p. 207-211.
77. Sur la conquête de l'Egypte, cf. 72 J.-L. Bacqué-Grammont, Les Ottomans, les
Safavides et leurs voisins. Contribution à l'histoire des relations internationales dans l'Orient
islamique de 1514 à 1524, LVI, Istanbul, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut,
1987, p. 187-234 ; Id., « L'apogée de l'Empire ottoman : les événements (1512-1606) »,
dans Histoire de l'Empire ottoman, Robert Mantran dir., Paris, Fayard, 1989, p. 143-145 ; P.
Brummett, Ottoman Seapower and Levantine Diplomacy in the Age ofDiscovery, New York,
State University of New York Press, 1994, p. 51-87 ; sur les Mamelouks, cf., en général, D.
Ayalon, Studies on theMamluks ofEgypt 1250-1517, Londres, Variorum Reprints, 1977.
78. Sur l'origine et la politique des cartazes, cf. L. F. F. R. Thomaz, « Précédents and
Parallels of the Portuguese Cartaz System », dans The Portuguese, Indian Océan and
EuropeanBridgeheads 1500-1800, Festschrift in Honour of Prof. K. S. Mathew, P. Malekan-
dathil et J. Mohammed éd., Lisbonne, s. éd. et s. d., p. 67-85 ; Id., « Portuguese Control
over the Arabian Sea and the Bay of Bengal : a Comparative Study », dans Commerce and
Culture in the Bay of Bengal, 1500-1800, par O. Prakash et D.- Lombard éd., New Delhi,
Manohar- Indian Council of Historical Research, 1999, p. 115-162.
79. Cf. A. Makhrama, Kiladat-al-Nahr fi wafayat (...) (éd. et trad. annotée de L. O.
Schuman), Political History ofthe Yemen at the beginning ofthe 16th Century according to
Contemporary Arabie Sources [Abu Makhrama 's account ofthe years 906-927 H. (1500- 1521
A.D.)], Groningen, s.d., p. 20-23 ; J.-L. Bacqué-Grammont, A. Kroell, Mamelouks, Otto
mans et Portugais en mer Rouge. L'affaire de Djeddah en 1517, Supplément aux Annales
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 479

maîtrise de la région leur avait échappé, et avec elle, le contrôle de


la route commerciale la plus importante - en termes de volume
des échanges - entre les Indes et l'Europe. Albuquerque avait
échoué devant Aden en 1513, plusieurs expéditions maritimes
portugaises n'avaient pas eu davantage de succès. La rivalité entre
le sultan mamelouk et les Portugais avait même été déplacée en
Inde ; en 1507, déjà, le premier vice-roi des Indes, D. Francisco de
Almeida80, battait devant Diu le capitaine de l'armada du sultan
Kansûh-al-Gawrî, Amir Husayn (Husayn Turki).
L'échec d'Albuquerque en mer Rouge a conduit au déplace
ment des moyens militaires lusitaniens vers le golfe Persique. Les
victoires portugaises sur la rébellion d'Ormuz et sur les soulève
mentsdes dépendances insulaires et continentales du royaume
(Bahreïn, Masqat et Qalhat), respectivement en 1521 et en 1521-
1522, ne s'expliquent pas autrement. Elles ont eu pour consé
quence de renforcer, pendant quelques décennies encore, la
présence lusitanienne dans le Golfe81.
D'autre part, l'installation des Portugais à Ormuz apporta un
nouveau dynamisme économique à Bassora82. Le développement
du commerce (et de la contrebande) entre les deux villes explique
l'interventionnisme croissant des Portugais dans les affaires de la
région. Ceux-ci n'hésitèrent pas à prendre parti dans les luttes
intestines qui opposaient les chefferies locales. En 1529, Râsid ibn
Maqâmis {AUMogamex), seigneur de Bassora, fît appel à Cristovâo
de Mendonça, alors capitaine d'Ormuz, à la suite d'un différend
qui l'opposait au Seyh des Cevâzir83, Ali ben Aliam (Alli ben

islamologiques, cahier n° 12, IFAO, Le Caire, 1988, p. 1-46 ; D. Couto, « Les Ottomans et
l'Inde portugaise », dans Vasco da Gama e a India, I, Paris-Lisbonne, Fundaçâo Calouste
Gulbenkian, 1999, p. 183. Cf., également, en général, H. Khalfeh, The History of the
Maritime Wars ofthe Turks, trad. J. Mitchell (Oriental Translation Fund, 17), New York,
1969.
80. Sur la situation politique confuse en mer Rouge, et sur les incursions portugaises
dans la région entre 1513 et 1517, l'exposé le plus complet est celui de J.-L, Bacqué-
Grammont, A. Kroell, op. cit. (n. 79), p. 10-46 ; sur les circonstances de la défaite d'Amir
Husayn, cf. J. Aubin, « Albuquerque et le Cambaye », p. 12-17.
81. Cf. D. Couto, art. cit. (n. 32), p. 191-218 (documents, p. 219-221).
82. Pour les témoignages sur l'essor du commerce de Bassora, cf., en particulier,
AN/TT, CCI, 27, 97.
83. Les Gevâzir (Cezâyr, Djazâ'ir ou al-Djawâzir) portent le nom de leur région, les îles
des marais du Bas-Irak (par opposition à al-Shamiyya, le pays sec et désertique), en amont
de Bassora, c'est-à-dire dans la région actuelle de Kurna-Kubaisch-Suk-al-Suyuk. Le
groupe, en réalité une confédération de tribus (elle comportait, au XIXe s., les Banu Assad
entre Suk-al-Suyuk et Kurna, les al-Husayni, les Banu Ilutayt près du lac Hammar, les
Ubada entre Suk-al-Suyuk et la ville de Kubaisch et les Banu Mansur dans la région de
Kurna), sont mentionnés par les sources portugaises du XVIe siècle sous la désignation
générale de Gizares. Le nom apparaît cartographie à plusieurs reprises dans les cartes
portugaises de l'époque. Cf., à ce sujet, la Portugaliae Monumenta Cartographica, A.
Teixeira da Mota et A. Cortesâo éd., II, Lisbonne, 1960, fïg. 221 et 216, Carta deLâzaro Luîs
480 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

Allyyom). Le capitaine lui envoya Belchior de Sousa Tavares


avec deux brigantins et quarante hommes. Fort de cet appui,
Râsid ibn Maqâmis s'empara de deux forts occupés par les Gevâzir
et força ces derniers au paiement d'un tribut84. Par précaution ou
par réflexe de prédateur, Belchior de Sousa exigea que Bassora lui
remette toutes ses embarcations, dont certains des hommes
d'équipage étaient turcs85. L'émir refusa néanmoins, et Belchior
de Sousa fut contraint de regagner Ormuz non sans avoir mis le
feu, en guise d'avertissement, à quelques bourgades de l'embou
chure du Satt-al-'Arab86.
Cette intervention à Bassora n'eut pas de conséquences imméd
iates, car l'année suivante, les Portugais durent prêter main forte
au gouverneur de Bahreïn, Re'îs Badruddin Muhammad, inquiet
des agissements des seigneurs de Bassora, d'al-Hâsa, et de Raysh-
ahr en territoire persan, à qui la rumeur prêtait l'intention d'enva
hir les possessions d'Ormuz. Envoyé contre Sah Ali Beg (qui avait
succédé à son père Mîr Abu Ishâq), D. Jorge de Castro ne réussit
pas à le vaincre et il fallut envoyer contre lui Francisco de Gouveia,
qui incendia le sanctuaire alide de l'île de Kharg87.
Entretemps, Bassora était devenue une étape obligée de l'itiné
rairedes agents portugais entre les Indes et l'Europe. Après Joâo
de Meira, ce fut au tour d'Antonio Tenreiro de l'emprunter en
1525 (suite à la dissolution de l'ambassade de Baltasar Pessoa à
Sah Isma'il88) puis, en sens inverse, lorsqu'en 1528, dépositaire

(1563), f° ' 5v° et 8r ; III, fig. 256, Carta de Fernào Vaz Dourado (1568), f° 15. Pour la
répartition des tribus du Bas-Irak, et la localisation des Gevâzir, cf. W. Thesiger, The
Marsh Arabs, Londres, Longmans, 1964, p. 54-55.
84. J. de Barros, Asia de Joâo deBarros. DosFeitos que osPortuguesesfizeram no Descobri-
mento e Conquista dos Mares e Terras do Oriente, Quarta Década, Lisbonne, Agência gérai das
Colônias, Livra 3°/ chap. XIII (p. 160-164) et XIV, p. 164-168.
85. Ces embarcations devaient être du type tarradah (pi. tararid, portugais terrada). Le
prototype mesure aujourd'hui encore environ 36 pieds de longueur et 3 de largeur, et peut
transporter une douzaine de personnes : cf. W. Thesiger, « The Ma'dan or Marsh Dwellers
of Southern Iraq », Journal ofthe Royal Central Asian Society XLI, 1954, p. 14, et R. B.
Sergeant, The Portuguese ojfthe South Arabian Coast. Hadrami Chronicles. With Yemeniand
European accounts ofDutch pirates ojfMocha in the Seventeenth century, Oxford, Clarendon
Press, 1963, p. 136-137.
86. J. de Barros, dans Asia IV/3, p. 348-350 ; S. Ôzbaran, « The Ottoman Turks and the
Portuguese in the Persian Gulf, 1534-1581 », dans The Ottoman Response to the European
Expansion - Studies on Ottoman-Portuguese Relations in the Indien Océan and Ottoman Admin
istration in the Arab Lands during the Sixteenth Century, Istanbul, The Isis Press, 1994,
p. 123-124.
87. J. Aubin, « les relations iraniennes d'Ormuz (1515-1540) », (nous utilisons ici
l'exemplaire dactylographié, généreusement cédé par l'auteur, du texte paru ultérieur
ement dans Studia 52, 1994).
88. Sur le personnage, cf. J. Aubin, art. cit. (n. 87) ; J.-L. Bacqué-Grammont, « Un
rapport ottoman sur Antonio Tenreiro »,Mare Luso-Indicum III, 1976, p. 161-173 ; l'itiné
raire de Tenreiro a été édité par Antonio Baiâo, « Itinerârio de Antonio Tenreiro,
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 481

des lettres de Cristovâo de Mendonça à D. Joâo III, il réalisa son


deuxième voyage d'Ormuz jusqu'au Portugal par voie de terre89.
D'autres , informateurs du souverain empruntèrent la même
route90.
Le péril ottoman, encore relativement éloigné d'Ormuz et de
l'Inde portugaise, devint une réalité avec la conquête de Bagdad91
à la fin de 1534. Bassora, les villes du Bas-Irak (comme Garrâf), et
les marches frontières d'Huwaizeh, ne tardèrent pas à prêter
allégeance au Sultan d'Istanbul. Râsid ibn Maqâmis, le seigneur
de Bassora, lui envoya son fils Mâni'ben Râsid avec les « clés de

Cavaleiro da Ordem de Cristo, em que se contem como da India veio por Terra a estes
Reinos de Portugal », dans Itinerârios da India a Portugalpor Terra, Coimbra, Imprensa da
Universidade, 1923 ; édition plus récente, mais de vulgarisation, de A. Neves Àguas,
« Itinerârio de Antonio Tenreiro », dans Viagens por Terra da India a Portugal — Antonio
Tenreiro et Mestre Afonso, Lisbonne, Europa- America, 1991.
89. Sur les circonstances de son deuxième voyage, cf. D. Couto, « Trois documents sur
une demande de secours d'Ormuz à la Porte Ottomane -»,Anais de Histôria de Além-Mar
III, 2002, p. 475.
90. Entre autres, Fernâo Coutinho, espion de D. Joâo III à Constantinople. Il en a été
de même pour l'informateur qui assura en 1535 la liaison Diu-Lisbonne ou de celui qui
partit en 1547 de Turquie vers Goa. Sur la question, cf. la liste fournie par A. Disney, « The
Gulf Route from India to Portugal in the Sixteenth and Seventeenth Centuries ; Couriers,
Traders and Image-Makers », dans A Carreira da India..., p. 545 (n° 55). A. Disney,
mentionne un Domingos Dias dans sa liste (liaison Goa-Ormuz-Venise en 1595 [n° 53])
qui serait d'origine musulmane ; le même informateur aurait effectué un aller et retour
Inde/Europe entre 1595 et 1597. Sur les autres agents anonymes, cf. Id., ibid., p. 544-545.
Le classement de A. Disney en plusieurs catégories, selon des critères de nationalité et
d'activité (marchands, touristes, prêtres, émissaires, interprètes...), ne tient compte que de
deux exemples d'espions (celui de Lufs Figueira et de Francisco Fernandes, sur le trajet
Goa-Suez-Alexandrie par terre, en 1551-1552). En réalité, la plupart des « marchands »,
« courriers », « prisonniers », etc., mentionnés dans sa liste ont été des informateurs : c'est
le cas d'Antonio Tenreiro, de Fernâo Coutinho, d'Isaac du Caire, de Manasses, de Joâo
Jorge Araguzeo, de Mestre Afonso, entre autres. Sur Tenreiro, cf. J.-L. Racqué-
Grammont, art. cit. (n. 88), p. 161-173 ; sur Fernâo Coutinho, cf. J. Aubin, « Damiâo de
Gois et l'Archevêque d'Upsal », dans Damiâo de Gais, humaniste européen (Centre de
recherches sur le Portugal de la Renaissance), Paris, Fundaçâo Calouste Gulbenkian,
1982, p. 247-248, n. 2 ; sur Isaac du Caire, cf. J. A. da Silva Tavim, « Os Judeus e a
Expansâo Portuguesa na India durante o século XVI. O Exemplo de Isaac do Cairo :
Espiâo, " Lfngua " e " Judeu de Cochim de Cima " »,Arquivos do Centro Cultural Calouste
Gulbenkian XXXIII, 1994, p. 137-260 ; sur Araguzeo et Mestre Afonso, cf. D. Couto,
« Arméniens et Portugais dans les réseaux d'information de l'océan Indien au xvie siècle »
(communication au colloque « Les Arméniens dans le commerce asiatique du XVIe au
XVIIIe siècle », E.H.E.S.S. -Maison des Sciences de l'Homme, Paris, octobre 1998, non
publiée).
91. Les . correspondances portugaises de l'époque font état régulièrement de la
« menace ottomane » dès 1527. Sur la question, cf. D. Couto, art. cit. (n. 79), p. 186 sq. La
conquête de Ragdad est annoncée par un émir (anonyme) du golfe Persique (reido estreito
do mar da Pérsia) au capitaine d'Ormuz, D. Manuel de Lima en 1547 (D. Manuel ayant été
en possession de sa charge vers le 18 juin 1547) : AN /TT ,Nûcleo Antigo 876, doc. 85 ; sur la
conquête de Bagdad, cf. J.-L. Bacqué-Grammont, V. Rhamé, S. Hamza, « Notes et
documents sur le ralliement de la principauté de Basra à l'Empire ottoman (1534-1538) »,
AnatoliaModerna, YeniAnadolu VI, 1996, p. 85-88.
482 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

certaines forteresses et places fortes »92. En 1538, sur fond de


rivalités locales, la ville fut élevée au rang de beylerbeylik93 : Mani
avait dû se soumettre à l'un de ses cousins, Seyh Yahyâ des Benî
Aman, nouveau seigneur de Bassora, tandis que Seyyid 'Amir,
seigneur des Benî Musa'sa'a et de la forteresse stratégique de
Zekiyye, sur l'Euphrate, rendait celle-ci aux Ottomans94. Seyyid
'Âmir ne tarda pas à se révolter contre Hiïrrem Beg, le capitaine
turc chargé de la défense de la forteresse, et sollicita l'aide de Seyh
Yahyâ qui lui envoya une centaine d'embarcations. Entre-temps,
Ayas Pasa, le beylerbey de Bagdad, envoya ses troupes pour venir
en aide à Hûrrem Beg. En dépit de la défaite sur le champ de
bataille, Ayas Pasa ménagea âeyh Yahyâ, dans l'espoir de l'attirer
dans l'orbite ottomane. Comme celui-ci refusa de se soumettre,
les Ottomans décidèrent d'en finir : le 26 décembre 1546 (21
Seyvâl 952), après que les forteresses en amont de Bassora soient
tombées les unes après les autres entre les mains des Ottomans,
Bassora fut conquise, et Bilâl Muhammed Beg nommé gouvern
eur95.
Divisé en 19 sanjaks, le nouvel eyalet [salyâneli eyalef), fut doté
d'une armée de 2000 hommes à pied et de 1000 cavaliers96. Les

92. Sur l'ambassade de Mâni, cf. J.-L. Bacqué-Grammont, V. Rhamé, S. Hamza, art. cit.
(n. 91), p. 94-95 ; voir encore, sur la même question, la chronique [Ta 'rîhj dite de Rûstem
Pasa, dans J.-L. Bacqué-Grammont, V. Rhamé, S. Hamza, « Textes ottomans et safavides
sur l'annexion de Bassora en 1546 » (sous presse dans les Annales islamologiques, le Caire,
XXXVII, 2003). Nous remercions vivement Jean-Louis Bacqué-Grammont d'avoir bien
voulu nous communiquer ce texte avant sa parution.
93. Id., ibid., p. 14. Sur les circonstances, cf. encore < J.-L. Bacqué-Grammont,
V. Rhamé, S. Hamza, art. cit. (n. 92), p. 85-95 ; S. Ôzbaran, art. cit. (n. 86), p. 126, n. 24.
94. Pour les détails de cet épisode, cf. Rûstem Pasa dans J.-L. Bacqué-Grammont,
V. Rhamé, S. Hamza, art. cit. (n. 92).
95. Sur ces événements, cf. encore Riistem Pasa, dans J.-L. Bacqué-Grammont,
V. Rhamé, S. Hamza, art. cit. (n. 92) ; la progression ottomane a été suivie de très près par
les Portugais d'Ormuz ; elle a donné lieu à un croisement d'échanges épistolaires entre les
autorités portugaises, Seyh Yahyâ et Seyh Ali ben Aliam. D. Alvaro de Castro a donné un
récit89-122v°)
(f°s détaillé (àdes
comparer
opérations
avec ottomanes
AN/TT, Nûcleo
: cf. Antigo
AN/TT,876,Colecçâo
doc. 85).de Selon
S. Lourenço,
D. Alvaro,
V,
stationnaient à Bagdad 40000 hommes, (dont seulement 17000 étaient descendus à
Bassora, répartis entre 11000 arquebusiers et 6000 cavaliers). Le succès ottoman devait
être attribué à la désertion des nombreuses forces de Seyh Yahyâ (70000 hommes,
beaucoup de chevaux et des chameaux enchaînés). Par ailleurs, les équipages des sept
embarcations du Seyh qui se trouvaient sur le fleuve avaient aussi déserté (AN/TT,
Colecçâo de S.Lourenço, V, f°s 122-122v°).
96. D. Alvaro de Castro évaluait les forces stationnées à Bassora entre 4000 et
5000 hommes (Id., ibid., f° 122v°). D. Manuel de Lima (en lettre à D. Joâo de Castro
[Ormuz, 23. VI. 1547], éditée par Lui's de Albuquerque et Armando Cortesâo, Obras
Complétas..., op. cit. [n. 48], III, p. 413-414) indique un chiffre . moins important:
2400 hommes (dont 500 arquebusiers dans le fort, 700 dans la ville, et 1200 à cheval
(une coquille s'est glissée dans la traduction anglaise de cette lettre par S. Ozbaran,
art. cit. (n. 86), p. 143 (il s'agit de 1200 hommes à cheval et non de 1000). Par ailleurs,
D. Manuel de Lima donne encore un autre chiffre (2000 hommes) dans un autre lettre (à
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 483

craintes des Portugais augmentèrent surtout avec l'implantation à


Bassora d'un arsenal (tersane) approvisionné en^bois des mont
agnes de la région de Maras, bois que les Ottomans faisait des
cendre le long de l'Euphrate en passant par Biregik. On vivait à
Ormuz avec le souvenir de l'expédition ottomane de 1538 : sous la
pression des milieux maritimes turco-mamelouks, du sultan Baha-
dûr Sâh du Gujerat et des princes de l'Inde musulmane, Soliman
avait fini par envoyer contre les Portugais de l'Inde la grande
expédition de Hadim Soliman Pasa97. En partant de Suez, celui-ci
avait pacifié brutalement les ports de la mer Rouge et rétabli le
pouvoir ottoman à Aden ; son échec à Diu, au Gujerat, et son
départ sans avoir affronté les Portugais, n'en rendaient pas moins
probable l'éventualité d'une nouvelle intervention ottomane,
cette fois -ci à partir du golfe Persique98.
C'est à la suite de l'établissement des Ottomans dans le Bas -Irak
que les émirs des oasis de la rive arabe - Qatif et Hâsa - se
rapprochèrent encore de la Porte. Les Turcs se taillaient ainsi une
nouvelle zone d'influence, et avec d'autant plus de succès que les
interventions contre Bahreïn (Antonio Correia en 1521, Simâo da
Cunha en 1529)99 et contre Bassora (Belchior de Sousa en 1529)
n'avaient fait qu'accroître l'opposition des élites arabo-persanes
contre les Portugais.
En dépit de leur victoire à Bassora, les Ottomans n'avaient pas
réussi à pacifier entièrement la région. Les tribus se soulevaient
régulièrement, il fallait faire face aux incursions frontalières
venant du territoire safavide et redonner confiance à la colonie
marchande de Bassora, dont certains membres, craignant les
Ottomans, s'étaient réfugiés à Ormuz. C'est ainsi que, dès leur
installation dans le Satt-al-'Arab, la nouvelle autorité chercha à
nouer des contacts avec les Portugais. Bilâl Muhammed Beg, le
nouveau gouverneur100 envoya au capitaine d' Ormuz, D. Manuel

D. Àlvaro de Castro, de Qalhat [26. IV. 1547]), Colecçâo de S. Lourenço, II, 1975, p. 141 (doc.
83).
97. Sur l'expédition de Hadim Sùleyman Pasa au Yémen, cf., entre autres, Naharawali
(Qutub-al-Din), Gakazawat al-jarakisah wa al-atrakfijunub aljazirah[...j albarq al- Yamani
fîal-Fath al'Uthmani, H. al-Jasir et A. A. Tabye éd., Riyadh, 1967 ; une partie du texte a été
traduite par D. Lopes, Extrados da Historia da Conquista do Yémen pelos Othmanos, Lis
bonne, Imprensa National, 1892 ; pour l'ensemble de la bibliographie concernant la
question, cf. D. Couto, « No rasto de Hadim Sùleyman Pacha : alguns aspectos do
comércio no Mar Vermelho nos anos de 1538-1540 », A Carreira da/ndia..., p. 483-508.
98. Sur l'échec de Soliman Pasa à Diu, cf. D. Couto, art. cit. (n. 79), p. 185-190 et

193-194 (trelado portugais [7. V. 1539] de la lettre de Soliman Pasa à Ulugh Khan
Muhammad Khayrat Khan, gouverneur du roi du Cambaye).
99. Sur ces expéditions, cf. D. Couto, art. cit. (n. 32), p. 193-195 et 215-218.
100. Sur la carrière de ce personnage, cf. J.-L. Bacqué-Grammont, V. Rhamé, S.
Hamza, art. cit. (n. 91), p. 25, n. 78.
484 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

de Lima, un marchand respecté, Hwaga Fayat, chargé de négocier


la réouverture des liaisons économiques entre les deux villes101.
Se considérant en guerre permanente contre les Turcs, les Portug
ais commencèrent par refuser. La contrebande s'amplifia. Tous
ceux qui avaient reçu des concessions commerciales avant la


conquête ottomane, dites « voyages » à Bassora {yiagens a Bassora),
ne voulurent pas renoncer à leurs bénéfices et préférèrent se
lancer dans cette activité lucrative : leurs embarcations, malgré
une fouille au départ d'Ormuz, étaient conduites sur la rive
iranienne [Bandel Gombruc) et chargées des marchandises inter
dites. Il ne restait aux autorités portugaises qu'à multiplier les
sanctions, ou à envisager une épreuve de force, pour empêcher les
matières premières et les épices en provenance des Indes de
s'écouler vers l'Empire ottoman.
Tel est le contexte de l'expédition de D. Antâo de Noronha en
1551. A cette date, les autorités de Qatif avaient déjà cédé formel
lement leur forteresse aux Ottomans102. Pour les Portugais, cet
événement constitua la dernière épreuve : la courte distance entre
Qatif et Ormuz rendait cette dernière ville trop vulnérable. Par
ailleurs, la présence ottomane à Qatif menaçait désormais direc
tement l'archipel de Bahreïn et l'ensemble des possessions
d'Ormuz sur la rive arabe.
Encouragés également par une nouvelle rébellion des Gevâzir
(signalée en 1547 par l'agent commercial portugais à Bassora,
Domingos Barbudo)103, les Portugais montèrent une expédition,
une des plus importantes parmi toutes celles qu'ils menèrent à
l'intérieur du golfe Persique. Le commandement fut confié
à D. Antâo de Noronha, appuyé par les troupes de Re'îs
âaraf al-Din, le vizir d'Ormuz, et Amir Magid du Moghistan.
1300 hommes (dont 700 venus de l'Inde et 300 recrutés à Ormuz),
7 nefs et 6000 auxiliaires Ormuzis vinrent assiéger la forteresse
de Qatif. Après une semaine de combats acharnés, la garnison de

101. Cf. AN/TT, Casa Forte! Cartas d'Ormuz, f°s 88-92 (D. Manuel de Lima à D. Joâo de
Castro [Ormuz, 23. VI. 1547], lettre déjà citée) (n. 96) : S. Ôzbaran, art. cit. (n. 86), p. 141-
145.
102. Cf. AN/TT, CCI, 86, 12 (lettre de Pantaleâo de Sa à D. Joào III [Cochin, 25. I.
1551]) ; CCI, 86, 89 (lettre de Diogo Botelho Pereira à D. Rodrigo Lobo, baron d'Alvito
[Terceira, 15. VII. 1551]). Le Pasa de Bassora, Kubad (CoeteBaxa), avait envoyé Murad Bey
se faire remettre les clés de Qatif par le commandant de celle-ci : cf. Jeronimo Rodrigues,
Memoria, f° 3v° ; Diogo do Couto donne une autre version : cf. Décadas da Asia (Década
VI), II, Livro IX, chap. 4, p. 830.
103. Domingos Barbudo arriva à Bassora le 27. IV. 1547. Il indique dans son premier
rapport (AN/TT, Casa Forte/Cartas d'Ormuz, P38 116-120) avoir été accueilli avec des
honneurs d'ambassadeur, mais soumis à une étroite surveillance. On connaît de lui un
second rapport, aussi très détaillé, daté du 5. XI. 1547 (ibid., f° 131v°).
EXPÉDITION PORTUGAISE À BASSORA (1551) 485

400 Turcs finit par se rendre. La forteresse fut détruite et la flotte


portugaise mit le cap sur Bassora104.
Une fois arrivés devant la ville, les Portugais envoyèrent en
éclaireurs quatre navires qui essuyèrent le feu croisé des fortifica
tions ottomanes. La réaction obligea la flotte portugaise à se
replier dans un bras de l'Euphrate. D. Antâo réunit le conseil de
ses capitaines concernant la tactique à suivre, quand des émissai
res arabes survinrent avec une lettre des Gevâzir. Cette lettre,
transcrite intégralement par Jeronimo Rodrigues dans sa relation,
faisait état de la décision des Béni Aliam de refuser la domination
turque. Entretemps, un message porté par deux transfuges, un
Croate et un Grec, avertissait les Portugais de la complicité entre
les Ôevâzir et Kubad Pasa, le nouveau gouverneur turc de Bassora.
Flairant le piège, D. Antâo fit lever les encres et repartit immédia
tementvers Ormuz, non sans avoir détruit au préalable les fortins
ottomans dans le Satt-al-'Arab105.

***

L'attaque à Ormuz, tant redouté par les Portugais, eut final


ement lieu en 1552. En avril de 1552, une escadre de vingt-cinq
galères et quatre galions, sous le commandement du célèbre
marin Pin Re'îs, quitta la base de Suez à destination du golfe
Persique avant d'assiéger dans un premier temps Masqat, où la
forteresse était tenue par une cinquantaine de Portugais. Encour
agé par la reddition de la garnison106 qui avait déposé les armes
après une semaine de combats, Pîn Re'îs mit ensuite le cap sur
Ormuz. L'île fut encerclée par l'escadre ottomane, qui ne put

104. Cf. Memoria, f° 9v°. Selon la Memoria (f° 9), la flotte portugaise était composée au
départ d'Ormuz de 36 navires, dont 9 navires de grand tonnage. Les autres embarcations
étaient des fustas, des catures, des terranquis et des terradas : sur ces différents types, cf.
H. Leitâo, J. V. Lopes, Dicionârio da Linguagem de Marinha Antiga e Actual, Lisbonne,
Centro de Estudos historicos e Cartografia antiga, Ediçôes Culturais da Marinha, 1990,
respectivement p. 279, 150, 505 et 504.
105. Sur le déroulement de l'expédition, cf. Memoria, f°s 18v°-25v° ; à comparer avec la
version de D. do Couto, Décadas daAsia (Década VI), IL Livro IX, chap. 15, p. 860-862.
106. Après six jours de bombardements menés par Mahmud Bey, le fils de Pîrî Re'îs.
Sur ces événements, cf. D. do Couto, Décadas da Asia (Década VI), II, Livro X, chap. 3 et 4,
respectivement p. 888-890 et 890-891. Rapport très précis de D. Alvaro de Noronha à
D. Joào III [Ormuz, le 31. X. 1552], AN/TT, CCI, 89, 9, et la lettre du capitaine de Masqat,
Joâo de Lisboa, écrite du Caire (AN/TT, CCI, 86, 120) ; C. Orhonlu, « Hint Kaptanligi ve
Pîrî Reîs »,£elleten XXXIV/133-136, 1970, p. 235-254, ne connaissait pas cette document
ation qui complète utilement les sources ottomanes. Sur Joâo de Lisboa et son activité
d'informateur de la Couronne portugaise au Caire, cf. D. Couto, « L'espionnage portugais
dans l'Empire ottoman », dans La Découverte, le Portugal et l'Europe, Paris, Fondation
Calouste Gulbenkian- Centre culturel portugais, 1990, p. 260-267.
486 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS

toutefois venir à bout de la résistance des 700 Portugais retranchés


dans la forteresse. Pîrî Re'îs naviga alors vers Bassora, mais ses
mauvaises relations avec Kubad Pasa, le gouverneur de la ville le
forcèrent à repartir vers Suez, laissant une partie de sa flotte dans
le golfe Persique. Un rapport défavorable envoyé entre-temps par
le gouverneur au Sultan, provoqua sa perte : il fut exécuté au Caire
en 961/1554107.
Bien que plusieurs auteurs se soient déjà penchés sur le siège
d'Ormuz en 1552108, un des épisodes déterminants de la confront
ation luso-ottomane dans l'océan Indien au XVIe siècle, les véri
tables raisons du siège et les rapports entre la Porte et Pîri Re'îs
demeurent encore flous109. La conquête de Qatif et l'expédition
de D. Antâo de Noronha à Bassora, considérées comme une
véritable atteinte à la fraîche hégémonie ottomane dans le Bas-
Irak, ont pu peser dans la décision ottomane ; c'est la raison pour
laquelle LaMemoria da tomada deCatifa, au-delà de son intérêt en
tant que source pour la connaissance de la présence ottomane
dans le Bas-Irak, constitue une pièce importante à ajouter à ce
dossier.
***

MM. Jean-Pierre Mahé et Jean RICHARD interviennent après


cette communication.

LIVRES OFFERTS

M. Jean LECLANT a la parole pour un hommage :

« J'ai l'honneur et le grand plaisir de déposer sur le bureau de notre


Compagnie le 4e et dernier fascicule pour l'année 2000 (novembre-
décembre) des Comptes rendus des séances de l'Académie mis sous presse au
mois de mars.

107. Pour les détails cf. G. Orhonlu, art. cit. (n. 106), p. 242-244. Récit de l'expédition
dans AN/TT, Colecçâo de S. Vicente, III, f°s 489-489v° (1553 ?) et Id.,VI, f°8 241-243.
108. Notamment S. Ôzbaran, art. cit. (n. 86), p. 131-132, et G. Orhonlu, art. cit. (n. 106),
p. 235-254.
.

109. Cf. J.-L. Bacqué-Grammont, V. Rhamé, S. Hamza, art. cit. (n. 92).

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