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Publications de l'École française

de Rome

L'immigration italienne en France de 1920 à 1939: aspects


démographiques et sociaux
Pierre George

Résumé
L'immigration italienne a été le plus fort apport de population étrangère en France au cours de la période intermédiaire
entre les deux guerres mondiales. Trois mouvements se juxtaposent : l'osmose traditionnelle à travers la frontière des
Alpes et de la Provence, l'immigration de travailleurs du bâtiment et de l'industrie appelée par la reconstruction et le
développement économique, le repeuplement des campagnes du Sud- Ouest, démographiquement appauvries par un
exode rural chronique. Malgré les restrictions apportées à l'émigration par le gouvernement italien de l'époque, la zone de
recrutement des emigrants s'étend. Tandis que les réserves piémontaises s'épuisent, les populations montagnardes de la
Vénétie (Monte Grappa) s'ébranlent; l'Apennin central est égale ment touché par le mouvement. Mais les cas les plus
curieux sont ceux de « binômes » tels que ceux de Corato et de Grenoble, de Pesaro et de la région d'Avignon, de la
Ciociaria et de celle de Lyon-Saint-Étienne. Établis en France, les Italiens constituent des collectivités d'abord très
solidaires qui se fondent vite dans la population des régions d'accueil, outre le Midi, la région parisienne et l'Est industriel.

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George Pierre. L'immigration italienne en France de 1920 à 1939: aspects démographiques et sociaux. In: Les Italiens
en France de 1914 à 1940. Sous la direction de Pierre Milza. Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 45-67.
(Publications de l'École française de Rome, 94);

https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1986_mon_94_1_3149

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PIERRE GEORGE

L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939:


ASPECTS DÉMOGRAPHIQUES ET SOCIAUX

Les migrations entre l'Italie et la France au cours de la période


intermédiaire entre les deux guerres mondiales, mesurable à partir des
résultats des recensements de population pour les intervalles
censitaires 1921-1936, ne sont qu'un épisode d'un phénomène d'osmose de
longue durée. Une partie des régions françaises les plus massivement
intéressées, les Alpes maritimes et la Savoie, était sous souveraineté
italienne deux générations plus tôt. La montagne alpine a toujours été
perméable à des déplacements de plus ou moins longue durée, à des
alliances matrimoniales. Le statut juridique de la frontière fait figure
d'abstraction par rapport à la mobilité de fait de la population et à ses
relations avec l'espace. L'implantation de longue date d'Italiens, surtout
dans le Sud-Est, a créé un pôle d'attraction permanent par le jeu des
liens familiaux et des rapports de collectivités de villages. Il s'agit donc
de saisir un moment de cette circulation entre les deux pays voisins et
d'en préciser les caractères propres, tant du fait des politiques
d'immigration et d'émigration des deux États concernés, qu'en considération
des circonstances économiques et des modifications dans le tracé de la
mouvance migratoire.
Le bilan démographique de la France en 1918 est alarmant. Les
classes d'adultes jeunes, qui représentent l'essentiel de la population
active, ont été amputées d'une partie importante de leurs effectifs :
1 325 000 morts au front ou des suites de leurs blessures, 1 100 000
invalides dont 130 000 mutilés, sur une population d'âge actif de l'ordre
de 2p millions (les deux sexes confondus). À terme s'ajouteront, à partir
de 1935, les effets du déficit des naissances de la période de la guerre,
approximativement 250 000 à 300 000 par an (recul de 35 à 50% du
nombre moyen des naissances par rapport à la période antérieure à
1914) impliquant une réduction correspondante de la tranche d'âge
arrivant à l'âge actif entre 1931 et 1936, dont, il est vrai, l'effet a été
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atténué sur le marché du travail par la crise de la décennie 1930. C'est


donc surtout l'impact de l'hécatombe de la guerre qui a pesé sur
l'économie nationale au cours de la décennie 1920. Plus de 10% de la
population d'âge actif manque à l'appel au lendemain de l'armistice, près
d'un cinquième des hommes. Une partie des rescapés ne peut exercer
que des activités marginales accessibles à des personnes diminuées
physiquement - les «emplois réservés».
Au traumatisme démographique - et à ses conséquences propres
sur la vie nationale ou régionale - s'ajoute un bilan très lourd de pertes
matérielles et des retards économiques et techniques : destruction
d'immeubles, d'ouvrages d'art, d'entreprises de tous ordres, vieillissement
du patrimoine national dans toutes ses formes. Malgré les progrès
réalisés à l'occasion de la guerre dans le domaine des moyens et des
méthodes de travail et de production, la main-d'œuvre reste le facteur
principal de remise en marche de l'économie et de restauration des
travaux d'intérêt public. La décennie 1920 est donc une période d'appel
massif à l'immigration de force de travail.
Les processus peuvent être complexes et faire jouer des effets
indirects : l'industrie, l'économie urbaine ponctionnent la population des
campagnes françaises en même temps qu'elles font appel à
l'immigration. Celle-ci est donc appelée, suivant les cas, à répondre directement à
une demande de main-d'œuvre ou à combler les vides créés par des
migrations internes ou par des déficits locaux dus directement à la
guerre. Les méthodes de mise en route des flux migratoires diffèrent
aussi suivant la nature des besoins et suivant les moments. La
localisation des appels à une main-d'œuvre extérieure découle de celle des
dommages de guerre, des choix régionaux d'investissements industriels
et de l'accélération du rôle centralisateur de la région parisienne. Elle
privilégie donc la moitié nord de la France, les «régions dévastées», les
pays miniers du Nord et de l'Est, la Lorraine industrielle, reconstituée
par le retour à la France des provinces aliénées en 1871, et la région
parisienne, tandis que l'aire traditionnelle de l'immigration italienne
couvrait essentiellement le Sud-Est et l'actuelle région «Rhône- Alpes»,
c'est-à-dire la Savoie, la région lyonnaise et stéphanoise et
l'agglomération de Grenoble.
Les politiques d'appel à l'immigration, la création accessoire de
filières économiques et sociales vont modifier la carte des flux
migratoires telle qu'elle pouvait être tracée à la veille de la guerre et ouvrir
de nouveaux espaces à l'installation et à l'intégration des Italiens. Ceux-
ci constituent une part à peu près constante de l'immigration, malgré
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les appels croissants des organismes industriels français aux immigrés


issus d'Europe centrale: 419 000 sur 1 160 000 en 1911, 35%, 760 000
sur 2 500 000 en 1926, 30%. Compte tenu du fait que les naturalisations
sont plus fréquentes que pour les immigrés provenant d'autres souches
nationales, la proportion reste à peu près inchangée1.
Face à cette demande de population nouvelle, quelle est la situation
et quelle est la politique de l'Italie? «Seule elle était sortie de la guerre
avec une population accrue grâce à une très forte natalité et à l'afflux
de réfugiés»2. En effet, le redécoupage territorial effectué à la fin de la
guerre à refoulé environ un million de «rapatriés», la situation
économique est médiocre, le malaise agraire constant, les débouchés
transocéaniques à l'émigration de la misère se ferment. La période 1920-1936
est une période de report de l'émigration italienne vers l'Europe, mais
aussi de variations de la politique du gouvernement à l'égard de la
sortie de ses nationaux, qui ne sont pas sans incidence sur la localisation
des flux, toute restriction apportée à l'émigration légale privilégiant les
mouvements traditionnels indifférents aux contraintes réglementaires,
au préjudice des migrations «officielles». La France, pays voisin aux
frontières perméables, liée à l'Italie par des filières de migrations
familiales et professionnelles, est devenu le premier pays européen
d'établissement de migrants italiens : près d'un million en 1927 : 963 000 sur
1 300 000 dans l'ensemble des pays européens et sur 9 millions
d'Italiens résidant à l'étranger (fig. 1 à 4).
Pourtant, plus que d'un transfert de l'émigration transocéanique
contrariée, qui était une émigration «méridionale», c'est d'une
intensification des flux relativement traditionnels issus de l'Italie du Nord et de
l'Italie centrale qu'il s'agit.
La localisation des flux migratoires est inséparable des modalités
de la migration. Celle-ci se projette sur deux schémas de structure et de
stratégie démographique : le schéma de migration spontanée suivant
des lignes de forces établies depuis longtemps, celui de la migration
organisée soit de façon bilatérale sur la base d'accords internationaux
assurant des garanties aux immigrés de la part de l'administration du
pays d'accueil, soit sous la simple forme d'appel à main-d'œuvre par
octroi d'un contrat de travail. La distinction des deux styles migratoires

1 14 000 naturalisations d'Italiens de 1921 à 1929.


2 G. Mauco, Les étrangers en France, Paris, 1932, p. 91.
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dépasse le cadre d'une simple classification. Elle oppose deux


dimensions chronologiques : celle de l'imprégnation constante par effet de
voisinage, associant des mouvements saisonniers, l'appui de relations
familiales préétablies, à des migrations qui se coulent dans un moule
tout préparé d'itinéraires, de points d'accueil et de certitude d'emploi,
et, d'autre part, la mobilisation organique relevant de l'initiative, des
gros employeurs et du contrôle des appareils administratifs d'État qui
déplace des cohortes de la misère vers un faux eldorado de travaux
ingrats, dangereux, dans un environnement d'indifférence, sinon
d'hostilité. La première forme de migration est sociolögiquement très voisine
d'une migration «intérieure». Dans la seconde, le migrant est, à tous
égards, un «étranger». Paradoxalement, du moins en apparence, c'est
le «frontalier» qui retourne le plus aisément périodiquement, sinon
définitivement, vers son village d'origine; c'est l'étranger qui est
définitivement le plus isolé et qui cherche à recréer en milieu allogène les
ghettos de sécurité et de permanence des systèmes de relations qui lui
sont propres, y compris les antagonismes régionaux ou politiques.
Il conviendra aussi de distinguer, dans le cas de l'immigration
organisée, celle qui est destinée à fournir des travailleurs de force à des
industries et à des chantiers d'emploi international, et celles qui ont
pour objet de reconstituer une population rurale dans une région
désertée.
En 1926, sur 760 000 Italiens recensés en France, 400 000, 53%,
résident dans le Midi méditerranéen (261 000 dans les trois
départements des Alpes maritimes, du Var et des Bouches-du-Rhône) et dans
l'actuelle région «Rhône-Alpes» (70 000 dans le Rhône, l'Isère et la
Loire, 25 000 en Savoie). Apparemment, il s'agit d'une constante
comportant migration temporaire, équilibrant plus ou moins les arrivées et les
départs, intégration débouchant sur les naturalisations, compensées
par de nouveaux apports, et, au total, un accroissement de 10 à 20% de
la collectivité immigrée en une dizaine d'années. Si l'attitude des
populations ambiantes appelle un examen attentif suivant la conjoncture, et
notamment suivant l'état du marché du travail, la solidarité de la
collectivité italienne et de souche italienne assure l'intégration à terme,
non seulement au lieu d'implantation primitif, mais dans le cadre de
mouvements secondaires de migrations intérieures, notamment des
campagnes vers les villes, où les immigrés ou fils d'immigrés obéissent
à la tendance générale de déplacement de la population. Le meilleur
exemple est celui de l'arrière-pays de la Côte d'Azur, repeuplé par des
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immigrés italiens et alimentant, à la génération suivante, le courant


dirigé vers les installations côtières3.
La migration de forme traditionnelle par excellence est l'osmose à
travers les frontières de montagne. Elle a débuté bien avant la
Première Guerre mondiale et continue après la seconde. C'est un phénomène
démographique du long terme, dont on suit les antécédents dès le XIIIe
et le XIVe siècle. C'est en même temps un phénomène régional ou local
associant de petites portions de territoire qui constituent des «couples
migratoires». Le principal, à l'époque moderne, tant par l'importance
des effectifs mis en mouvement que par la longue durée du
mouvement, est le couple province de Coni - Alpes de Haute-Provence et
Alpes maritimes. Le versant français des Alpes du Sud s'est dépeuplé
plus tôt que la montagne italienne. Il en est résulté un appel au vide dès
la seconde moitié du XIXe siècle, qui continue à exercer son attraction
pendant la période intermédiaire entre les deux guerres. Les
avant-gardes débouchent sur les bassins et les plaines de Basse-Provence et sur
l'arrière-pays azuréen. Mais la réserve démographique, sollicitée par
ailleurs par Turin, s'épuise au cours de la période considérée. Le
couple va se distendre et être relayé par des flux plus lointains et plus
complexes (fig. 5).
Autre couple traditionnel, celui des vallées francophones du
Piémont, dites vallées «vaudoises», du Val d'Aoste et des vallées
savoyardes avec, comme «avant-pays», la région lyonnaise. Le mouvement
s'amortit aussi au cours de la période. La demande de main-d'œuvre
pour les travaux ingrats de l'industrie électrochimique et
électrométallurgique et des chantiers d'aménagement hydraulique est couverte par
des flux issus des provinces de Vénétie et du Frioul, Vicence, Belluno,
Trévise, Udine. Un nouveau couple s'élabore : le pôle italien est la petite
région de Monte Grappa à la limite des provinces de Vicence et de
Trévise, la région d'accueil les vallées industrielles des Alpes du Nord, avec
des antennes sur Grenoble, Annecy, Chambéry, Lyon et même Paris.
Entre 1920 et 1930, «près de 200 familles quittèrent la seule commune
de Cimon del Grappa»4. La migration est toujours alpine, mais elle
s'étend aux Alpes orientales.
Surprenant, parce que d'origine inconnue, le couple qui unit cer-

3 B. Kayser, Campagnes et villes de la Côte d'Azur, Monaco, 1958.


4 A. -M. Faidutti-Rudolph, L'immigration italienne dans le Sud-Est de la France, Gap,
1964.
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taines campagnes du département de Vaucluse, quelques-uns de ses


bourgs associant de petites industries à l'agriculture, avec la Romagne :
les originaires de la province de Pesaro constituent de petites
collectivités familiales à Sorgues, à Entraigues, à partir de 1900. Il est vrai qu'à
partir de la même époque des paysans des Abruzzes ont quitté le val
Roveto pour aller travailler dans les vignobles de Châteauneuf-du-Pape
au moment de la «reconstitution» après la crise du phylloxéra, et dans
les jardins maraîchers du Comtat.
D'autres couples se constituent à l'occasion de relations
commerciales ou professionnelles. Au titre des relations professionnelles, le
mouvement des travailleurs de la forêt appelés par les chantiers
forestiers alpins avec pour points de départ les Alpes du Bergamasque et la
Calabre, par voie commerciale, le curieux couple Grenoble-Corato dans
la Pouille, issu des relations nouées à l'occasion du marché des
chevaux : en 1931, on recense 2 500 originaires de Corato à Grenoble,
presque tous venus depuis 1925. De là, l'immigration originaire de la
Pouil e s'étend dans le Bas-Dauphiné, jusqu'à Romans (fig. 6).

* * *

Le développement des économies régionales et l'urbanisation ont


fait éclater les couples traditionnels et infléchi les courants d'origine
géographique différente dans les zones de concentration d'industries et
d'activités induites par le développement industriel. On retiendra
comme thème d'analyse les principales aires d'immigration pendant cette
période, c'est-à-dire la région marseillaise, la région lyonnaise, sensu
lato, l'Est industriel et la région parisienne. Dans chacune d'elles, à un
moindre degré toutefois dans l'Est industriel, l'immigration italienne
n'est pas une nouveauté. Ce qui change, c'est la nature professionnelle
de cette immigration, sa provenance et son importance numérique.
La région marseillaise occupe une position intermédiaire entre les
zones d'immigration traditionnelles du Midi et les grands foyers
industriels et urbains nouveaux demandeurs de main-d'œuvre de l'après-
guerre. Dès 1911, les Italiens constituent près du cinquième de la
population marseillaise. La collectivité italienne était un milieu de transition
entre l'immigration et la naturalisation. Et elle était encore, pour une
large part, une collectivité de voisinage : 35% de Piémontais et de
Ligures venus par le littoral ou la montagne alpine. Ce qui est plus
surprenant, surtout par comparaison avec les autres apports de l'immigration
L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 51

à la même époque, c'est d'y découvrir de nombreux originaires de la


Toscane, du Latium et de Campanie. Ici, c'est la fonction portuaire qui
est responsable de la création de courants «maritimes» à partir de
Naples, de Salerne, de Lucques ou de Pise. Tandis que les Piémontais
occupent aussi bien des positions en plein cœur de la ville que dans
l'arrière-pays, les immigrants venus par mer et qui sont
professionnellement des gens de mer ou liés aux activités maritimes restent
concentrés dans la ville où ils forment des sortes de ghettos dans les quartiers
voisins du Vieux Port, aujourd'hui disparus ou rénovés. Marseille est
donc à la convergence de deux flux différents: celui des «frontaliers»
continentaux, paysans, ouvriers du bâtiment, petits commerçants, et
celui des gens de mer se fondant dans la société portuaire très
dif érente de celle de l'intérieur.
La région lyonnaise, elle aussi, offre l'exemple de la transition
d'une immigration de voisinage via la Savoie, à une immigration plus
globale, faisant appel aux foyers d'accumulation de population
paupérisée par le régime agraire et par la fermeture des débouchés
américains. En 1914, la moitié des 13 000 Italiens de la ville de Lyon sont des
Piémontais. Ils viennent des vallées «vaudoises» et de la province de
Verceil. En 1926, le nombre des Italiens a doublé; l'immigration
déborde de la ville sur Villeurbanne et Gerland, Elle répond à la demande
des industries, mais alimente aussi un petit commerce desservant à la
fois les besoins des immigrés et ceux des autochtones. L'origine
géographique a changé. Les travailleurs temporaires venus naguère du nord
de l'Apennin se sont fixés, et la source a progressivement tari. Elle a été
relayée par un nouveau flux issu de la province de Frosinone aux
confins du Latium et de la Campanie, la Ciociaria, qui était naguère un
pôle de départ pour l'Amérique. De Lyon, les originaires de la Ciociaria
gagnent la région industrielle de Saint-Étienne où les premiers
immigrés, Piémontais et Vénitiens, ont été progressivement assimilés et
naturalisés. Alors qu'avant la guerre la collectivité italienne de la région
lyonnaise ne comptait pas d'immigrants du Mezzogiorno, à partir de
1920 on voit arriver des Siciliens. Ils pénètrent en même temps dans
l'agglomération de Grenoble où le quartier Saint-Laurent et le
faubourg de Fontaine reçoivent des ouvriers originaires des mines et des
carrières d'Enna et de Caltanisetta.
Les localisations sont toujours les mêmes : les communes
suburbaines où ont surgi les industries nouvelles, où les conditions de
travail répugnent aux nationaux, où les logements sont sommaires et
étriqués, à Saint-Fons, à Vénissieux, à Villeurbanne, dans la chimie et la
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métallurgie à Givors, à Saint-Étienne dans les charbonnages et les


industries dérivées de la mine, dans les transports et les ateliers de
réparation.
L'industrialisation de la Lorraine a donné lieu à des courants
migratoires d'un caractère particulier en raison de la destination et des
formes d'appel. Le souci des pouvoirs publics et des chefs d'entreprise
relançant un secteur industriel repartant pratiquement de zéro, est de
pourvoir la région d'effectifs de main-d'œuvre de mineurs, d'ouvriers
des industries métallurgiques lourdes, de personnel des transports. Les
besoins sont d'autant plus grands que la mécanisation est encore
relativement peu poussée. On utilise un cadre institutionnel mis à l'épreuve
pendant la guerre pour recruter à l'étranger des surplus de
main-d'œuvre destinés aux industries de l'armement : le service de la
main-d'œuvre du sous-secrétariat d'État à l'artillerie, devenu plus tard ministère
de l'Armement. De 1916 à 1918, ce service a recruté des ouvriers
italiens, grecs, portugais, espagnols. Il sert de modèle, à partir de 1919, à
l'organisation de l'Association patronale d'immigration, gérée par le
Comité des forges, le Comité des houillères. À la différence des pays
d'Europe centrale sollicités en même temps, l'Italie exige des garanties
et limite l'exode des travailleurs qualifiés dont elle estime avoir besoin
pour son propre développement. Il s'agit donc d'une migration
encadrée, surveillée de part et d'autre. L'Association d'immigration des
mines et forges de l'Est établit un bureau d'accueil et de tri à Modane.
il y a double «éclusage» à la sortie de la part des autorités italiennes, et
à l'entrée au bureau de recrutement et d'affectation dans les mines et
usines françaises.
Pourtant, à la remorque de l'immigration organisée, s'effectue une
immigration individuelle appuyée surtout sur des relations familiales,
officielle ou clandestine. La Lorraine industrielle comptait 100 000
immigrés italiens entre 1926 et 1930. Il est difficile de distinguer
population stable évoluant vers l'intégration et population mobile constituée
de jeunes gens appelés par des membres de leur famille pour travailler
un an ou deux à l'usine, dans les transports et la manutention ou dans
le magasin d'un parent, comportant aussi des colporteurs prolongeant
la tradition d'un commerce et d'un artisanat saisonniers; une société
complexe où la solidarité n'exclut pas de multiples facteurs de rivalités,
à commencer par les affrontements syndicaux et politiques à l'occasion
desquels les conflits idéologiques transgressent les frontières. Il a fallu
loger cette population nouvelle, lui assurer un minimum de services
sociaux. L'accueil fait partie de la politique paternaliste des entreprises
L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 53

industrielles. Il comporte la mise en place d'œuvres sociales s'intéres-


sant aux familles, aux femmes, aux jeunes filles sans emploi. Il s'agit
donc clairement d'une politique de fixation d'une population importée,
considérée comme une des conditions fondamentales de la réussite
industrielle. Tout est fait pour éviter les inconvénients de l'instabilité de
la main-d'œuvre et de la nécessité de former constamment des apports
nouveaux. L'Église est, elle aussi, mise à contribution pour consolider
l'encadrement, mais le clergé déplore assez vite le détachement de la
pratique religieuse, surprenant de la part d'immigrants issus de
provinces catholiques. En revanche se constituent spontanément des
confréries, des associations de quartier, de métier, et l'on constate, parfois
pour le déplorer, une prolifération de cafés tenus par des Italiens : 27
sur- 30 à Auboué5. De petits commerces assurent la distribution des
produits de consommation habituels, importés d'Italie. Chaque centre
industriel, chaque cité résidentielle créée par les sociétés immobilières
liées à l'industrie a ses quartiers italiens, dans le bassin de Briey, dans
celui de Longwy. Les habitants viennent d'Italie, du nord et du centre.
Les vagues migratoires issues du Mezzogiorno n'ont pas encore atteint
l'est de la France. Le Piémont n'envoie plus guère de travailleurs, les
Alpes commencent à s'épuiser. C'est surtout l'Apennin septentrional, les
Marches et la Romagne qui alimentent les cités industrielles de
Lorraine. Les collectivités sont divisées sur le plan politique. Elles sont
pénétrées par des réfugiés antifascistes entrés en France par le Luxembourg
et infiltrés dans les quartiers italiens. Ils y combattent les militants
fascistes de l'Opera Bonomelli. Les clivages politiques et syndicaux
interfèrent avec le maillage d'origine géographique des migrants. Et, malgré
des tensions avec la population autochtone, les regroupements dans les
luttes politiques et les conflits du travail facilitent l'intégration.
La région parisienne, comme en toutes choses, est un cas
particulier. L'immigration italienne y fut longtemps partie et prolongement de
l'immigration des Savoyards, y exerçant saisonnièrement de petits
métiers dans le bâtiment, l'entretien et les services symbolisés par le
souvenir des ramoneurs. Au côté des Savoyards, les Valdôtins constituaient

5 À Auboué, cafés Bazzuchi, Bernardi, Bellini et Pecci, Binda, Brogi, Brusa, Cavina,
Cesario, Conta, Crespo, Franzoni, Gaboardi, Galli, Giovannini, Menchilleno, Olivero, Pera-
ni, Reggiori, Riasseto, Stefanoni, Tortolli, Tosi, Trasciati, Tulli, Viano Zaffamelli, Zanetti
- Epiceries Bassi, Brogi, Capecchi, Cavina, Dosseno, Meneghinello, Pizzati, Prando, Rive-
ruzzi (G. Mauco, op. cit., p. 339).
54 PIERRE GEORGE

une collectivité mobile très vivante, avec ses points d'enracinement et


ses liens culturels. «Les Italiens de la Vallée d'Aoste, qui formaient à
Paris une colonie très importante et très unie, avec prêtres, journal,
imprimerie, banque, secrétariat, etc., offrent un exemple typique des
spécialisations traditionnelles. Chaque commune de la Vallée d'Aoste
fournit un certain nombre de travailleurs : Perloz, après avoir donné
longtemps des cochers de fiacre, envoie ajuourd'hui des conducteurs
de taxis, dont on compte 300 à Paris, Chaloce donne des frotteurs, Vil-
neuve et Coni des fumistes et des spécialistes du chauffage, Valsoanne
ne donne guère que des vitriers dont il existe une société de 250
membres à Paris, Cogne donne des employés et des marchands de couleur,
Gaby des travailleurs du bâtiment. . .»6.
La période intermédiaire entre les deux guerres est celle de
l'industrialisation de la région parisienne, notamment par le développement
des industries mécaniques associant les grandes usines à emploi de
masses (la construction automobile essentiellement) aux multiples
ateliers de sous-traitance, allant de la dimension du petit atelier à celle de
l'entreprise moyenne. L'essor industriel, accompagné d'une forte
pression migratoire intérieure et extérieure, s'accompagne d'une extension
de l'espace bâti et de l'accroissement du patrimoine immobilier. En
quinze ans, l'agglomération parisienne a augmenté de près de 2
millions d'habitants, sans que le noyau urbain gagne sensiblement. Il s'agit
donc d'une véritable conquête immobilière de la banlieue - la
banalisation du mot banlieue date précisément de cette époque. On commence
à distinguer l'espace périurbain en auréoles concentriques, celle des
usines et de l'habitat dense, et celle des lotissements pavillonnaires.
C'est justement l'urbanisation de cette zone externe de la banlieue qui a
exercé une influence particulière sur la prolifération et le succès des
petites entreprises du bâtiment fondées par des Italiens pour répondre
à une subite demande du marché. En offrant à une classe moyenne à
revenus médiocres, par l'octroi de crédits à long terme à la
construction, des possibilités d'initiative individuelle de réalisation de petites
maisons familiales à bas prix, la loi Loucheur a en effet créé un
marché qui n'existait pas précédemment, celui du petit chantier réalisable
par un petit patron aidé par un ou deux compagnons se chargeant de
l'ensemble du gros œuvre. L'immigrant des Alpes ou de l'Apennin,

6 G. Mauco, op. cit., p. 305.


L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 55

habile à traiter les matériaux, ingénieux dans les improvisations


d'exploitation du terrain, s'est révélé l'entrepreneur type pour la réalisation
de cette forme d'extension urbaine. En 1926, sur 40 000 Italiens
recensés comme actifs dans la région parisienne, près de 10 000 travaillaient
dans le bâtiment. Il faut y ajouter 4 000 artisans du bois et du meuble.
Avec les 7 000 petits commerçants, ils rassemblent la majeure partie
des «petits patrons», en d'autres termes des travailleurs établis à leur
compte, environ 6 000 dont plus de 3 000 artisans. L'ensemble des
activités appelant des initiatives individuelles et bénéficiant d'un système
de relations et de solidarité a davantage attiré les Italiens que l'offre
d'emploi dans les grandes usines où la main-d'œuvre étrangère vient
plutôt d'Europe centrale. Les Italiens ont également laissé à d'autres,
venus de Hongrie ou des pays slaves, les métiers de l'étoffe et du
vêtement. Il n'est pas surprenant de constater que cette immigration portée
surtout sur la petite entreprise soit une immigration familiale et stable.
Sur 100 000 immigrés d'origine italienne, en 1926, on dénombre un peu
moins de 40 000 actifs, et 1 1 000 enfants scolarisés, ce qui est indicatif
d'une population jeune, venue récemment en ménage. Cette population
se concentre dans les quartiers où le vieillissement des immeubles
facilite l'insertion à bas loyers, La Villette, Charonne, Picpus, la Roquette,
Sainte-Marguerite aux environs de la Gare de Lyon. Ces quartiers
foisonnent de petits ateliers de sous-traitance et de travail aux pièces qui
sont souvent la première étape de l'immigré pour son insertion dans le
marché du travail. En banlieue, ils sont les plus nombreux dans les
villes ouvrières où prolifère également l'artisanat de sous-traitance, Au-
bervilliers, Boulogne-Billancourt, Levallois, Saint-Denis. Au fur et à
mesure de l'accroissement de la collectivité, la composition régionale
d'origine change. Aux Piémontais et aux Valdôtains se joignent des
maçons toscans, des travailleurs du bois et du cuir venus des Marches
et de la Romagne, peu de Méridionaux avant les années 1930. Pas plus
que dans le Nord-Est industriel, les immigrés ne sont indifférents aux
conjonctures politiques de leur pays d'origine. Un certain nombre
répondent à l'appel au rapatriement, à partir de 1927. En revanche, la
région parisienne, du fait de l'intensité de sa vie politique et des
facilités offertes à une vie clandestine ou semi-clandestine, est lieu de refuge
et d'activité politique pour des antifascistes appartenant en majorité
aux milieux d'intellectuels, venus d'Italie du Nord surtout,
secondairement de Rome.
Si les fortes concentrations et les plus importantes de la période
concernent - outre les régions frontalières - les grands foyers indus-
56 PIERRE GEORGE

triels et urbains, il est intéressant de constater que les recensements


indiquent la présence d'Italiens, en nombre il est vrai très inégal, dans
tous les départements, même dans l'Ouest, en Normandie et en
Bretagne, pourtant très peu perméables à l'immigration, et, fait non moins
surprenant, en nombre important dans le Sud-Ouest, mieux placé par
la géographie et par l'histoire pour accueillir des Espagnols.
D'une part, les saisonniers italiens sont des familiers des grands
travaux agricoles pour lesquels ils se déplacent en cohortes organisées,
laissant à chaque passage quelques membres de l'équipe, qui tentent
leur chance ou rejoignent un parent installé comme petit commerçant
ou comme maçon.
D'autre part, un mouvement sans précédent a été organisé pour
rétablir l'équilibre démographique et les conditions d'exploitation des
terres du Sud-Ouest français, désertées par leurs occupants antérieurs.
Ce mouvement est digne d'une véritable saga de l'immigration. À une
échelle il est vrai infiniment plus modeste, il évoque les grandes
migrations du XIXe siècle vers l'Ouest américain. Le Sud-Ouest français est,
depuis la fin du siècle dernier, une région d'exode rural chronique, au
même titre, mais pour des raisons différentes, que les Alpes du Sud. Le
régime agraire, fondé sur le métayage sur des terres possédées par des
propriétaires non résidants, représentés sur place par des intendants
rapaces, a découragé les jeunes de prendre la succession ingrate de
leurs parents. Les chantiers de travaux publics, les chemins de fer,
l'administration leur offrait des débouchés, à condition qu'ils soient passés
par l'école. L'exode et les pertes dues à la guerre, lourdes dans les
populations rurales, avaient réduit la population active au lendemain
de la guerre au-dessous du seuil assurant le maintien de l'exploitation
des terres cultivées et l'entretien des fermes en location. Les friches
gagnaient, des métairies étaient abandonnées sans trouver preneur, le
capital foncier s'effondrait, les propriétaires prenaient peur. On avait
essayé de faire venir des Bretons, des Belges, des Suisses. Ils ne
s'étaient adaptés ni aux conditions particulières du travail dans un
milieu naturel qui leur était étranger, ni au régime agraire.
Les Italiens n'étaient pas des inconnus dans la région où des
prêtres étaient originaires d'Italie du Nord. L'idée d'attirer des paysans
italiens sans terre prend forme au début de la décennie 1920. On sait que
des exilés de Γ« Italia irredenta» venus du Trentin et du Frioul sont en
quête d'emplois et de fixation à la terre, que des cadets de famille
paysannes de l'Ombrie et de la Romagne sont prêts à partir. Il reste à
amorcer le mouvement. L'initiative en revient à un propriétaire, du
L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 57

nom de Schaefer, qui installe, en 1922, un métayer italien sur sa


propriété de Plaisance. Huit familles suivent. Schaefer devient un
pourvoyeur de locataires pour les propriétaires terriens du Gers. Président
du bureau de la main-d'œuvre agricole à Auch, il s'adresse au
Conseil er à l'émigration de l'ambassade d'Italie à Paris et dresse des listes de
demandeurs. Des contacts sont pris avec les familles italiennes
disposées à émigrer. Ce qui n'était qu'improvisation au cas par cas en 1922-
1923, devient mouvement de masse en 1924-1925. Par l'intermédiaire
d'un Comité de placement de la main-d'œuvre créé à Toulouse et du
Commissariat à l'émigration à Rome, la migration s'effectue par trains
complets, amenant des familles, avec leurs maigres biens mobiliers et
quelques bêtes. En moins de trois ans, de 1924 à la fin de 1926, 45 000
migrants ont été accueillis et installés. Les uns sont de pauvres gens à
qui le statut de métayer paraît une faveur puisqu'ils n'ont pas les
moyens financiers et matériels de s'installer à leur compte, ou qui
acceptent les conditions encore plus aléatoires de «maître-valet», les
autres ont vendu un petit bien en Italie avant de partir, accroissent leur
capital par des années de travail acharné, et achètent des terres tant
qu'elles ne sont pas trop chères. Des intermédiaires italiens offrent
leurs bons offices en 1924-1925, achètent à vil prix des terres et des
fermes abandonnées, les font sommairement remettre en état par des
tâcherons recrutés parmi les nouveaux immigrés et les vendent aux
plus offrants. Feu de paille, à vrai dire, car très vite les prix ont
remonté; seuls ceux qui avaient acheté au début de l'opération se sont trouvés
bénéficiaires. Le gouvernement italien a arrêté les transferts d'argent
en 1927, mais les Italiens avaient eu le temps d'acquérir une trentaine
de milliers d'hectares dont les deux tiers dans les départements du Gers
et du Lot-et-Garonne. Leurs compatriotes tiennent en location 60 000
ha dans l'ensemble du Sud-Ouest. Au total, plus de 100 000 ha en
propriété et en location, exploités par un peu moins de 20 000 chefs
d'exploitation, qui, en 1930, constituent l'armature d'une population
immigrée avoisinant les 100 000 personnes. Il s'agit d'une population très
laborieuse, qui, en dépit de difficultés d'adaptation aux conditions
naturelles, aux contraintes de travail, réussit à combiner les activités
proprement agricoles avec des travaux d'entretien des bâtiments, des
services à forfait. Le bilan établi à l'époque fait apparaître une
prédominance presque exclusive d'originaires de la moitié nord de l'Italie,
des Alpes à l'Ombrie et à la Toscane.
Pendant que s'effectuait cette opération unique en son genre de
transfert de population, sans changement de forme d'activité, le va-et-
58 PIERRE GEORGE

vient saisonnier des ouvriers agricoles appelés par les grosses


exploitations des plaines céréalières du nord de la France a continué au cours
de la période étudiée. Il est inhérent aux formes et systèmes de culture
de ces exploitations associant au blé des cultures sarclées, surtout celle
de la betterave à sucre. À l'époque, non seulement la récolte requérait
de très gros effectifs de travailleurs supplémentaires que ne pouvait
fournir le personnel permanent des exploitations, mais on n'avait pas
encore introduit la machine pour les opérations de démariage et de
sarclage. Donc deux périodes d'appel à des saisonniers, la fin du
printemps et l'automne, pour des travaux pénibles exposés aux intempéries.
Il s'était établi, entre les deux guerres mondiales, un système
migratoire d'équipes encadrées et organisées, répondant ponctuellement aux
besoins de l'agriculture de la Picardie de la région du Nord et de l'île
de France. Les recruteurs ont sollicité surtout les Piémontais et les
habitants des régions les plus pauvres de l'Italie centrale, Ombrie et
Toscane du Nord.
Il semble, cependant, que le nombre des saisonniers dans
l'ensemble de l'agriculture française ait diminué du fait des restrictions
apportées par le gouvernement italien aux déplacements en groupe : 20 000
saisonniers étaient recensés chaque année avant 1914; en 1927, on n'en
signale plus que 5 000 à 7 000. Il est vrai que l'année 1927 est l'année la
plus creuse de l'immigration italienne, quelle qu'en soit la forme et la
destination. Si les équipes encadrées se déplacent généralement avec
discipline autant au retour qu'à l'arrivée, les habitudes de déplacement
saisonnier favorisent l'idée et les possibilités d'une émigration à plus
longue durée, sinon définitive. Le milieu agricole, pourtant le plus
ingrat - en dehors de la colonisation rurale du Sud-Ouest - a fixé
plusieurs dizaines de milliers d'immigrants. Alors que les entrées
tombaient au plus bas, en 1927, on enregistrait en France 40 000 ouvriers
agricoles. À la différence des Polonais qui sont généralement des
hommes seuls, les Italiens sont venus en famille : ces 40 000 ouvriers
agricoles constituent l'armature d'un ensemble qui ne doit pas être loin de
100 000 personnes. Il est vrai que la moitié était employée dans les
exploitations maraîchères et florales du Midi méditerranéen et fait
partie de l'immigration de voisinage assurée de diverses possibilités de
promotion sociale du Sud-Est français. Mais une vingtaine de milliers de
travailleurs agricoles étaient dispersés dans tout l'ensemble du
territoire, en fonction de la distribution des grandes exploitations employant
des salariés. Leur présence dans les départements du Bassin parisien
autour de Paris n'est pas étrangère à un mouvement migratoire en
L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 59

deux étapes : l'exode des ouvriers agricoles français, attirés par le


marché du travail de la capitale, et leur remplacement par des Italiens :
plus de 2 000 dans l'Yonne, dans l'Oise, dans la Somme, près de 5 000
en Seine-et-Marne.
Les nombres et les itinéraires donnent l'illusion de données stables
et de mouvements continus de direction constante. Il s'agit pourtant de
tendances instables, perturbées par des décisions politiques et
administratives, périodiquement ranimées par des formes diverses d'appel et
de séduction. La courte période de moins de vingt ans qui sépare les
deux guerres mondiales est secouée par les contradictions de la
politique et de l'économie.
En France, l'évolution est relativement simple : la phase de
reconstruction et de croissance des dix premières années est une période
d'attraction constante et généralisée, associant aux régions de pénétration
traditionnelle tous les foyers de concentration d'activités nouvelles et
d'investissement immobilier. Les années 1930 sont des années de repli,
voire de rejet.
En Italie, l'émigration est traitée en termes contradictoires. Elle est
définie comme un bienfait en tant qu'allégement de la surcharge
démographique qu'une forte natalité constante maintient au cours de toute
la période, et en tant qu'occasion d'acquisition de nouveaux
«savoir-faire» à l'extérieur, à rapatrier au bénéfice de l'économie nationale, ce qui
implique un choix évident pour l'émigration temporaire telle qu'elle a
été recommandée et, dans la mesure des possibilités, imposée par le
régime fasciste. En revanche, toute fixation à l'extérieur est considérée
comme une perte tant au niveau du travailleur qu'à celui de sa famille
qu'on s'efforce de maintenir étroitement liée à la terre natale. Le
modèle proposé est celui d'une émigration contrôlée, encadrée par les
diverses organisations sociales et familiales du régime, reprenant les enfants
pendant les vacances, infiltrant les collectivités émigrées d'agents
exerçant des fonctions d'aide sociale, mais surtout de surveillance, et
prônant le retour dans la mère-patrie. Il se confond avec un mécanisme de
noria exportant la main-d'œuvre en surnombre pour un temps réduit,
la rapatriant après acquisition de nouvelles techniques
profes ionnel es, et en assurant le remplacement par de nouveaux envois. Dans la
mesure où le modèle se réalise mal du fait de l'implantation des
émigrés hors d'Italie, il reste à réduire globalement l'hémorragie, ce qui est
fait en 1926. L'entrée en France passe de 100 000 en 1924 à moins de
10 000 en 1927, pour remonter à près de 60 000 en 1930. À ce moment,
la rétention officielle italienne se relâche, mais la crise est ouverte, et,
60 PIERRE GEORGE

en 1931, le nombre des entrées retombe à 13000. Il est vrai qu'il ne


prend en compte que l'immigration légale à un moment où
l'immigration clandestine d'antifascistes est importante. L'assurance de trouver
des appuis familiaux et des asiles discrets privilégie les grandes
agglomérations déjà pourvues d'une importante minorité italienne et les
régions «italo-françaises» traditionnelles du Sud-Est.

Pierre George

sources

Recensements de la population française, Statistique générale de la France, 1926, 1931,


1936.
Résultats statistiques du recensement général de la population. . ., 1. 1, II, III, Population
présente, par département. Français et étrangers.
Georges Mauco, Les étrangers en France, Paris, 1932, 600 p. Thèse accompagnée d'une
importante bibliographie.
Anne-Marie Faidutti-Rudolph, L'immigration italienne dans le sud-est de la France, Gap,
1964, 400 p. plus un volume de cartes. Thèse, bibliographie par chapitre.
Pierre George, L'immigration en France, Paris, 1986, 200 p.
Bernard Kayser, Campagnes et villes de la Côte d'Azur, Monaco, 1958, Thèse, 585 p.
Henri Desplanques, Les Italiens dans le nord de la France, dans Bulletin de la Société de
géographie de Lille, 1961.
G. Noiriel, Longwy, immigrés et prolétaires, 1880-1980, Paris, 1984, 396 p., spécialement
p. 165 et ss.
L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 61

Figures 1 à 4

Présence des Italiens en France par département en 1921, 1926,


1931, 1936.

Source : Recensement de la population, Statistique générale de la France.

La présence des Italiens dans les départements français aux


recensements de 1921, 1926, 1931, 1936, fait apparaître une évolution
relativement simple de l'immigration.
En 1921, la situation est à peu de chose près celle de l'avant-guer-
re : présence italienne le long de la côte provençale, en Savoie, dans la
région lyonnaise et, à un moindre degré, dans la région parisienne et la
région industrielle lorraine, pour un effectif limité (moins de 20 000) à
Bordeaux.
Le recensement de 1926 enregistre la forte migration de l'après-
guerre dans les régions industrielles du nord et de l'est de la France,
dans la région parisienne et dans les campagnes du Midi aquitain.
Celui de 1931 confirme la tendance révélée par le précédent: le
peuplement italien de l'actuelle région Rhône-Alpes s'élargit. La
présence italienne s'étend dans le Midi aquitain et dans l'Est. Elle s'atténue
par naturalisation en Provence.
En 1936, les effets de la crise réduisent sensiblement la présence
italienne dans les régions industielles du Nord et de l'Est. Le noyau
aquitain se modifie peu, sinon par élargissement sur les bords. Les
vieilles régions d'immigration se «francisent» par vieillissement de la
génération d'immigrés d'avant 1914 et accession de ses descendants à
la nationalité française. Légère augmentation de la présence italienne
en Corse.
62 PIERRE GEORGE

192*

1 - 1.000 à 5.000 par département 4 - 40.000 à 100.000 par département

2 - 5.000 à 10.000 par département 5 - plus de 100.000 par département

3 - 10.000 à 40.000 par département

Fig. 1 - Population italienne par département en 1921.


L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 63

1926

|. · ■-! 1 - 1.000 à 5.000 par département 4 - 40.000 à 100.000 par département

\\\\\\\ 2 - 5.000 à 10.000 par département 5 - plus de 100.000 par département

3 - 10.000 à 40.000 par département

Fig. 2 - Population italienne par département en 1926.


64 PIERRE GEORGE

1931

\" · '\ 1 - 1.000 à 5.000 par département 4 - 40.000 à 100.000 par département

l|lllll 2 - 5.000 à 10.000 par département 5 - plus de 100.000 par département

3 - 10.000 à 40.000 par département

Fig. 3 - Population italienne par département en 1931.


L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 65

1036

!·■ · -I 1 - 1.000 à 5.000 par département Hf 4 - 40.000 à 100.000 par département

ljIMIl 2 - 5.000 à 10.000 par département J| 5 - plus de 100.000 par département

1 | 3 - 10.000 à 40.000 par département

Fig. 4 - Population italienne par département en 1936.


66 PIERRE GEORGE

dt. Na.pk.%
Li VQ urne

1. Limite des Alpes

y£Z0 2. Itinéraires des migrations à travers les Alpes ou par mer.

Fig. 5 - Les courants frontaliers traditionnels.


L'IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE DE 1920 À 1939 67

1. Régions de départ avant 1914

2. Nouvelles régions de départ 1920-1940.

G = Monte Grappa; Ρ = Pesaro; L = Livourne, F = Frosinone (Ciociaria), C = Corato,


E = Enna-Caltanissetta, Ν = Naples.

Fig. 6 - Principales régions de départ des migrations italiennes vers la France.

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