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Enfance

L'émergence de la modalité de phrase dans le langage : de la


prosodie à la grammaire
Dominique Bassano, Isabelle Mendes-Maillochon

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Bassano Dominique, Mendes-Maillochon Isabelle. L'émergence de la modalité de phrase dans le langage : de la prosodie à la
grammaire. In: Enfance, n°2, 1995. Aspects actuels de recherches sur la Psychologie du Développement. pp. 187-204;

doi : https://doi.org/10.3406/enfan.1995.2129

https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1995_num_48_2_2129

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Résumé
Cette étude examine l'émergence et le développement précoce du système des modalités de phrase
(statut déclaratif, exclamatif, injonctif, ou interrogatif d'un énoncé) dans le langage de l'enfant. Elle
pose la question de l'organisation de la compétence communicative initiale, et de l'élaboration des
différents moyens linguistiques — prosodiques et grammaticaux — susceptibles d'en exprimer les
variations fonctionnelles. L'étude, qui repose sur une analyse longitudinale systématique des
productions spontanées d'un enfant français entre 1;2 et 2;6,fait apparaître des décalages
d'émergence et de fréquence entre les quatre modalités de la communication : les énoncés déclaratifs
(dominants), exclamatif s et injonctif s sont initialement présents, tandis que les énoncés interrogatifs
sont plus tardifs et moins nombreux. L'étude prosodique des productions indique que l'enfant utilise
précocement l'intonation pour marquer la modalité de ses énoncés : dès 1;2, les contours intonatifs
dépendent significativement de la modalité de phrase et sont largement en accord avec les patterns du
français. Le marquage grammatical ne s 'engage qu 'ultérieurement au marquage prosodique et s
'intensifie progressivement : des éléments phonosyntaxiques tels qu'interjections et impératifs
stéréotypés servent précocement d'amorçage, mais les formes à l'indicatif et les morphèmes
interrogatifs ne se développent réellement qu'à partir de 1;6 environ. Ces analyses suggèrent une
complémentarité fondamentale dans l'usage et le développement des moyens prosodiques et
grammaticaux au cours de l'élaboration du système linguistique par l'enfant.

Abstract
The present study investigates the emergence and early development of utterance modality
(declarative, exclamative, injunctive, or interrogative utterance-types) in child language. It is aimed at
determining how basic communicative functions are organized in early language, and how formal
linguistic devices (prosodie and morphosyntactic) are used to express these functional contrasts. The
study was based on the longitudinal analysis of the naturalistic productions of a French child between
1;2 and 2;6. Declarative (the most frequent category), exclamative and injunctive utterances were
found at 1;2, while first interrogatives appeared later and were infrequent. The child marked utterance
modality through intonation very early, since intonation contours varied significantly as a function of
modality type as soon as 1;2. Grammatical marking was associated to prosodie means later and
progressively. It was primed by phonosyntactic devices such as interjections and stereotyped
imperatives, but actually developped from about 1,6 on with the use of indicative verbal forms and
interrogative morphemes. These analyses suggest a complementary use and development of prosodie
and grammatical devices in the child's construction of the linguistic system.
L'émergence de la modalité de phrase
dans le langage : de la prosodie à la grammaire

Dominique Bassano* Isabelle Mendès-Maillochon**

RÉSUMÉ

Cette étude examine l'émergence et le développement précoce du système des


modalités de phrase (statut déclaratif, exclamatif, injonctif, ou interrogatif d'un énoncé)
dans le langage de l'enfant. Elle pose la question de l'organisation de la compétence
communicative initiale, et de l'élaboration des différents moyens linguistiques —
prosodiques et grammaticaux — susceptibles d'en exprimer les variations fonctionnelles.
L'étude, qui repose sur une analyse longitudinale systématique des productions
spontanées d'un enfant français entre 1;2 et 2;6,fait apparaître des décalages d'émergence et
de fréquence entre les quatre modalités de la communication : les énoncés déclaratifs
(dominants), exclamatifs et injonctifs sont initialement présents, tandis que les énoncés
interrogatifs sont plus tardifs et moins nombreux. L 'étude prosodique des productions
indique que l'enfant utilise précocement l'intonation pour marquer la modalité de ses
énoncés : dès 1;2, les contours intonatifs dépendent significativement de la modalité de
phrase et sont largement en accord avec les patterns du français. Le marquage
grammatical ne s 'engage qu 'ultérieurement au marquage prosodique et s 'intensifie
progressivement : des éléments phonosyntaxiques tels qu'interjections et impératifs stéréotypés
servent précocement d'amorçage, mais les formes à l'indicatif et les morphèmes interrogatifs
ne se développent réellement qu'à partir de 1;6 environ. Ces analyses suggèrent une
complémentarité fondamentale dans l'usage et le développement des moyens prosodiques
et grammaticaux au cours de l'élaboration du système linguistique par l'enfant.

SUMMARY

The present study investigates the emergence and early development of utterance
modality (declarative, exclamative, injunctive, or interrogative utterance-types) in child
language. It is aimed at determining how basic communicative functions are organized in
early language, and how formal linguistic devices (prosodie and morphosyntactic) are
used to express these functional contrasts. The study was based on the longitudinal
analysis of the naturalistic productions of a French child between 1;2 and 2;6. Declarative
(the most frequent category), exclamative and injunctive utterances were found at 1;2,

* Laboratoire de psychologie expérimentale (ura 316), 28, rue Serpente, 75006 Paris,
France. Tél. (1) 40 51 98 59.
** Université René-Descartes, Paris, Centre national de la recherche scientifique.
ENFANCE, n° 2/1995, p. 187 à 204
188 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

while first interrogatives appeared later and were infrequent. The child marked
utterance modality through intonation very early, since intonation contours varied
significantly as a function of modality type as soon as 1;2. Grammatical marking was
associated to prosodie means later and progressively. It was primed by phonosyntactic devices
such as interjections and stereotyped imperatives, but actually developped from about
1,6 on with the use of indicative verbal forms and interrogative morphemes. These
analyses suggest a complementary use and development of prosodie and grammatical
devices in the child's construction of the linguistic system.

INTRODUCTION

Tous les enfants du monde, dans des conditions normales, acquièrent en


un temps relativement court l'essentiel du système linguistique de leur langue
maternelle : on considère généralement que celui-ci commence à s'élaborer
vers le début de la 2e année avec la production des premiers mots
conventionnels, pour se trouver pratiquement constitué à l'âge de 4 ans. Ces années
décisives d'émergence du système linguistique sont marquées tout à la fois
par un affînement des compétences communicatives, par un ajustement du
contrôle phonologique, et par l'apparition de la grammaire avec la mise en
place des principales contraintes lexicales et syntaxiques.
Plutôt que d'examiner, comme on le fait souvent, le développement de
l'une ou l'autre de ces capacités de manière indépendante, nous voudrions ici
mettre en œuvre une approche fonctionnelle du développement langagier, qui
fasse apparaître comment ces diverses composantes — ou du moins certaines
d'entre elles — interagissent pour concourir à l'émergence et à l'élaboration
d'un sous-système particulier du langage, celui des modalités de phrase.
Le système des modalités de phrase constitue un objet particulièrement
propice à la mise en œuvre d'une telle approche, et cela pour au moins deux
raisons principales. La première tient au fort ancrage fonctionnel de ce système.
La détermination de la modalité de phrase représente en effet l'une des
opérations les plus fondamentales et primitives autour de laquelle s'organise la
production d'un énoncé. Selon son intention de communication de base, le
locuteur produira des énoncés de quatre principaux types : déclaratifpour effectuer
une assertion de nature descriptive (Pierre revient), exclamatif pour exprimer
une émotion ou un sentiment vif (Pierre revient !), injonctif pour exprimer un
ordre ou un souhait (Reviens, Pierre !), et interrogatif essentiellement pour
demander une information (Est-ce que Pierre revient ?). Ce sont ces variations
de renonciation qui définissent ce qu'il est convenu d'appeler la modalité de la
phrase. En traduisant l'intention de communication de base du locuteur, la
modalité de l'énoncé reflète donc, de façon très directe, la fonction principale de
l'acte de communication (Buhler, 1934 ; Searle, 1969 ; Lyons, 1977).
Si les études pionnières menées dans les années 1970-1980 sur la
compétence pragmatique précoce (par exemple, Halliday, 1975 ; Bates, Camaioni et
Volterra, 1975 ; Dore, 1977 ; Dale, 1980) ont montré que les toutes premières
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 189

productions de l'enfant avaient des fonctions particulières différenciées et


identifiables — étiquetage, demande d'objet, demande d'attention, etc. — bien
avant de prendre une forme linguistique canonique, l'étude de l'émergence des
modalités de phrase et des premières étapes de son développement pourra
permettre, quant à elle, de déterminer comment les fonctions fondamentales du
langage — assertion, exclamation, injonction, question — s'organisent au sein
de la compétence communicative initiale.
La deuxième raison de l'intérêt d'une telle étude est que l'expression dans
les langues naturelles de ces variations fonctionnelles du mode de
communication passe par l'usage de moyens formels fortement diversifiés, qui mettent en
jeu deux principales dimensions de la langue, la dimension morphosyntaxique
d'une part, et la dimension prosodique d'autre part. Pour indiquer
explicitement la modalité de leurs énoncés, les locuteurs peuvent — et doivent — en effet
avoir recours, de manière conjointe ou dissociée, à ces deux types de marquages.
Le marquage morphosyntaxique obéit à des régularités relativement
strictes. En français, trois catégories d'éléments grammaticaux servent à
marquer directement la modalité de phrase. Le mode verbal d'abord : ainsi,
l'impératif signale la modalité injonctive, par contraste avec l'indicatif qui est, comme
son nom l'indique, le mode de la déclaration. Certaines variations structurelles
de V ordre des mots peuvent aussi être utilisées pour indiquer la modalité :
l'exemple le plus classique est la postposition du pronom sujet au verbe, qui
différencie traditionnellement l'interrogation totale de la déclaration —
traditionnellement, puisque cette procédure d'inversion est largement tombée en
désuétude. Enfin, la modalité de phrase est souvent signalée par l'emploi de
morphèmes particuliers, tels que les interjections, et les mots exclamatifs ou
interrogatifs. Outre ces procédures de marquage directes s'ajoutent, pour les
quatre modalités, des constructions dites indirectes, dans lesquelles l'assertion,
l'exclamation, l'injonction ou l'interrogation se trouvent subordonnées à un
verbe principal introducteur, souvent verbe performatif ou verbe modal.
Au marquage de type grammatical peut se combiner ou se substituer, dans
la langue parlée, un marquage de nature prosodique. En fonction de leur
modalité, les phrases prennent en effet, en français comme dans beaucoup d'autres
langues, une mélodie particulière — Y intonation, produite par des variations de
hauteur de la voix. En l'absence de marque morphosyntaxique, l'intonation
peut même être le seul indicateur de la modalité de phrase. Si le marquage
grammatical est assez contraint, en revanche le marquage prosodique est
moins norme et davantage sujet à variabilité, ne serait-ce que parce que
l'intonation d'une production est déterminée par d'autres facteurs — y compris des
facteurs physiologiques — que la modalité de l'énoncé. Cependant, un accord
se dégage (Béchade, 1992 ; Di Cristo, sous presse) pour considérer que la
phrase déclarative type du français se caractérise par un contour intonatif
montant dans sa première partie et descendant sur la finale, tandis que les phrases
injonctives de type impératif ont une intonation descendante sur l'ensemble de
la séquence. La phrase interrogative, du moins quand elle ne comporte pas de
marquage grammatical, contraste typiquement avec la déclarative par son
190 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

contour final ascendant. La phrase exclamative, apparemment la plus variable,


aurait un contour intonatif légèrement ascendant, ou bien
ascendant-descendant, mais serait plus probablement caractérisée par un accent d'intensité.
L'étude de la constitution du système des modalités de phrase par l'enfant
conduira donc à s'interroger sur les procédures de mise en place et de
mobilisation de ces deux types de moyens formels, morphosyntaxiques et prosodiques,
au cours de l'acquisition du langage. Cette étude donne ainsi accès, non
seulement aux processus d'émergence des fonctions de base du langage, mais aussi
aux processus d'installation et d'intégration de certaines des contraintes
fondamentales de la langue. L'examen des procédures de mise en relation des
fonctions du langage et des formes de la langue est particulièrement riche dans le cas
de la modalité de phrase, puisque les moyens formels à mobiliser relèvent des
registres contrastés de la prosodie et de la syntaxe.
Tel est l'enjeu de la recherche dont quelques résultats vont être présentés
et discutés ici. Cette recherche, qui constitue une première étape dans l'étude
de l'émergence des modalités de phrase, est une étude longitudinale des
productions spontanées d'un enfant français au moment de la production des
premiers mots et des premiers énoncés.
Le propos de cette étude est double : d'une part, déterminer comment
s'organise chez cet enfant la compétence communicative initiale, c'est-à-dire
comment sont gérées les quatre principales modalités de la communication ; et
d'autre part, déterminer les processus de mise en œuvre des différents moyens
linguistiques — prosodiques et morphosyntaxiques — susceptibles d'exprimer
ces variations fonctionnelles. Cet examen est gouverné par l'idée que le
marquage de la modalité de phrase doit être très précoce, ne serait-ce qu'en raison
de l'importance que l'explicitation de telles variations représente pour la
communication. Définir comment s'effectue ce marquage consistera par exemple à
déterminer s'il y a simultanéité d'apparition ou antériorité de l'un des deux
types de marquage par rapport à l'autre. L'hypothèse est ici que l'enfant devrait
effectuer précocement un marquage prosodique de la modalité de phrase, avant
d'avoir les moyens d'en effectuer un marquage grammatical, tandis que le
marquage grammatical devrait se développer ultérieurement de manière
progressive. L'une des questions centrales posées par l'étude est ainsi celle des relations
et des interactions entre les deux types d'expression formelle au cours de la
genèse du sous-système linguistique considéré : dans quelle mesure marquage
prosodique et marquage morphosyntaxique ont-ils des rapports de
coexistence, voire de renforcement, ou à l'inverse des rapports de complémentarité
impliquant une certaine compétition ?

MÉTHODE

L'enfant — une fille, dernière-née d'une famille de quatre enfants — a


été étudiée de l'âge de 1;2 à 2;6 (14 à 30 mois).
Le corpus est constitué de 32 sessions enregistrées en audio ou en vidéo
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 191

dans des situations de vie naturelle quotidienne, puis exhaustivement


transcrites et informatisées en conformité avec les normes du Childes (MacWhin-
ney et Snow, 1990). Ce corpus a été divisé en huit périodes, couvrant chacune
une durée de deux mois, soit : Période 1 (1;2-1;3); Période 2 (1;4-1;5) ;
Période 3 (1;6-1;7) ; Période 4 (1;8-1;9) ; Période 5 (l;10-l;ll) ; Période 6
(2;0-2;l) ; Période 7 (2;2-2;3) ; Période 8 (2;4-2;5).
Les données de l'étude sont constituées par le tout-venant des
productions que l'on peut considérer comme des énoncés, c'est-à-dire les
productions linguistiques (comportant au moins un mot identifiable), à l'exclusion
des babillages et des vocalisations. Dans chaque session transcrite, un
nombre identique de productions a été analysé, de sorte qu'à chaque période
correspond un égal échantillon d'énoncés (240). Chacun de ces (1920)
énoncés a fait l'objet de diverses analyses, dont les trois principales sont :
— l'analyse fonctionnelle destinée à déterminer la modalité de l'énoncé sur la
base de sa fonction particulière et des indications contextuelles et situa-
tionnelles ;
— l'analyse prosodique destinée à déterminer le contour intonatif de
l'énoncé ; elle comporte deux versants, une analyse auditive portant sur la
totalité des énoncés, et une analyse instrumentale de contrôle consistant à
extraire certains paramètres acoustiques de la Fréquence fondamentale et
portant sur les énoncés de deux sessions (accord de l'ordre de 80 % ) ;
— l'analyse morphosyntaxique, destinée à déterminer si les productions de
l'enfant comportent un marquage grammatical de la modalité de phrase.

La première partie de l'étude (qui couvre la période allant de 1;2 à 1;9)


est publiée ailleurs de façon détaillée (Bassano et Mendès-Maillochon, 1994).
Les quelques résultats présentés ici portent quant à eux sur l'ensemble du
corpus ; les analyses concernant plus particulièrement la deuxième partie ont
été privilégiées, ce qui explique la place accordée à l'étude du marquage
morphosyntaxique par rapport aux études fonctionnelle et prosodique.

RÉSULTATS

1. Organisation fonctionnelle des modalités de communication

La figure 1 donne la répartition des productions correspondant à


chacune des quatre modalités de la communication.
La modalité d'une production a été assignée à celle-ci sur la base de sa
fonction dominante, elle-même déterminée à partir de la signification et du
contexte, aussi bien linguistique que situationnel. Ainsi, les énoncés déclaratifs
recouvrent principalement des dénominations et des descriptions, et en
moindre fréquence des confirmations et des dénégations, qui sont des réponses
affirmatives ou négatives à une question. Les énoncés exclamatifs regroupent
192 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

70 -

60 -
Declaratives
50 -

40

30

20 Exclamative8
Injonctives
10 ■A Interrogatives

P1 P2 P3 P4 P5 P6 P7 P8

Fig. 1. — Répartition des types de phrase


en fonction de l'âge (entre 1;2 et 2;6)

les expressions d'émotions (catégorie la plus importante) et les expressions


ritualisées, ainsi que les expressions de désir ou refus véhéments. Les énoncés
injonctifs, sollicitant une réponse active de l'interlocuteur, sont constitués
surtout par des demandes d'attention et des demandes d'action, ainsi que par des
demandes d'objet et leur correspondant négatif, les rejets. La modalité
interrogative est, quant à elle, constituée uniquement par des demandes
d'information, telles que question sur l'identité ou la localisation d'un objet. Des
exemples de productions classées dans ces différentes catégories sont donnés à
l'annexe 1 (avec le nombre d'occurrences observées entre parenthèses).
Comme le montre la figure 1 , les énoncés déclaratifs constituent la catégorie
la plus fréquemment produite (52 % de l'échantillon total), et cela dès l'âge de
1;2. Les énoncés exclamatifs et injonctifs sont eux aussi présents au même âge,
mais en fréquence plus modérée (respectivement 22 % et 18 %). Les énoncés
interrogatifs n'apparaissent que vers l'âge de 1;6 et restent les moins nombreux
(8 %), mais ils font l'objet d'une progression développementale significative.

2. Marquage prosodique de la modalité de phrase

Une analyse auditive de l'intonation des productions, déterminant si le


contour final était descendant, ascendant ou plat, a été effectuée
indépendamment de l'analyse fonctionnelle. Les résultats montrent que la majorité des
productions analysées chez cet enfant ont une intonation descendante
(60 %), tandis que 25 % seulement ont une intonation montante, et 15 %
une intonation plate.
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 193

Descendante Plate Montante


■S- D«claratlv«a -*- Exclamatlvas —— Injonctivaa -*- tntarrogatlvaa

100 r

80 -

60

40

20

Daclaratlvaa Exclamatlvaa Injonctlvaa lnt»rrogatlv««

dH Plate 2SË] Montante

Fig. 2. — Distribution des contours intonatifs


en fonction du type de phrase (pour l'ensemble du corpus)
P1 P2

Daclaratlvaa
ExolamatlvaaInjonotlvaa
Intarrogatlvaa DaelaratlvaaExclamatlvaaInlonotlvaa
Intarrogatlvaa
P3 P4-

Oaclarativaa Injonetlvaa Oaolarailvaa Infonotlvaa


Exclamatlvaa Intarrogatlvaa Exclamatlvaa Intarrogatlvaa

P5 P6

SO70 ■

I
n
OacUratlvaa
ExolamatlvaaInjonotlvaa
Intarrogatlvaa OaclaratlvaaExolamativaaInjonetlvaa
Intarrogatlvaa
P7 P8

100
so
«0

n
OaclaratlvaaExolamatlvaaInjonotlvaa
-Intarrogatlvaa - OaolaratlvaaExolamatlvaaInjonotlvaa
Intarrogatlvaa
^OaaoandanM CH Plata Slwontartta

Fig. 3. — Distribution des contours intonatifs en fonction


du type de phrase (pour chacune des périodes)
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 195

Cependant, l'examen de l'intonation avait pour but principal de


déterminer si l'enfant utilisait la prosodie pour marquer la modalité de ses
énoncés. La réponse à cette question est donnée par les analyses
d'interaction entre intonation et modalité, présentées dans les figures 2 (interaction
globale) et 3 (interaction pour chacune des périodes). Ces analyses
indiquent que les contours intonatifs des énoncés de l'enfant dépendent
effectivement de leur modalité fonctionnelle, et cela dès la première période
examinée. L'interaction globale entre intonation et modalité est très
significative (F(6 — 144) = 50,612, p < 0,001), et elle l'est aussi pour chacune des
périodes prises séparément.
La distribution des contours intonatifs observée pour chaque modalité
est largement en accord avec les patterns du français. Les énoncés déclaratifs
et exclamatifs sont en majorité descendants, et les énoncés interrogatifs sont
en très grande majorité montants. Quant aux énoncés injonctifs, ils se
partagent entre montants ou descendants selon leur fonction particulière.
L'analyse des variations intonatives correspondant aux différentes fonctions de
l'injonction (fig. 4) indique ainsi que les demandes d'attention ont des contours
intonatifs en majorité montants, tandis que les autres types d'énoncés
injonctifs, en particulier les demandes d'action imperatives, ont des contours en
majorité descendants.

100

80

60

40

20

Demand* Demande Demanda Rejet


d'attention d'objet d'action • offra
CD Plate Œ3 Montante

Fig. 4. — Distribution des contours intonatifs


pour chacune des fonctions de la modalité injonctive

Le contraste intonatif entre déclaration et interrogation, par exemple, est


illustré par la représentation acoustique des deux productions donnée à
l'annexe 2. On peut trouver ailleurs (Bassano et Mendès-Maillochon, 1994) la
présentation complète des résultats de l'analyse acoustique, que nous ne pouvons
faire ici.
196 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

3. Marquage morphosyntaxique de la modalité de phrase

A partir de quel moment, et de quelle façon l'enfant commence-t-il à


marquer grammaticalement la modalité de ses énoncés ?
Ainsi que le montre la figure 5, la majorité (70 %) des énoncés du
corpus étudié ne comporte pas d'indicateurs morphosyntaxiques de la
modalité : ce sont des productions constituées de noms (bébé), d'adjectifs
(chaud), d'adverbes (oui, non, encore), ou dont le verbe est à l'infinitif
(occuper de moi). Si, dès la première période, 20 % des productions
comportent un marquage de type grammatical — ou du moins ce que nous
considérerons comme l'amorce d'un tel marquage — l'augmentation de
cette proportion n'est véritablement sensible que dans les deux dernières
périodes, c'est-à-dire à partir de l'âge de 2;2 environ (dans la dernière
période plus de la moitié des énoncés comportent un marquage
grammatical). On peut donc estimer qu'il y a décalage temporel entre la mise en
œuvre des marquages prosodique et morphosyntaxique, ce dernier ne s'en-
gageant que postérieurement au marquage prosodique.

100

80

60

40

20

P1 P2 P3 P4 P5 P6 P7 PB

I I Pas de marquage K3 Marquage

Fig. 5. — Fréquence du marquage grammatical de la modalité de phrase


en fonction de l'âge (entre 1;2 et 2;6)

Les différentes formes de marquage grammatical observé pour chacun


des types de phrase sont présentées dans le tableau 1. On notera d'abord que
la plus ou moins grande précocité du marquage grammatical varie selon le
type de phrase : ce sont les modalités exclamatives et injonctives qui
bénéficient le plus précocement, dès la première période, d'un marquage de type
grammatical. Par ailleurs, ce sont les énoncés exclamatifs et interrogatifs
pour lesquels la fréquence relative du marquage grammatical est globalement
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 197

Tableau 1 . — Les procédures de marquage grammatical de la modalité


(nb d'occurrences)

P1-P2 P3-P4 P5-P6 P7-P8 TOTAL


DECLARATIVES 214 281 246 266 1007
PAS DE MARQUAGE 197 243 201 167 808
MARQUAGE DIRECT: 17 38 45 99 199
mode indicatif

EXCLAMATIVES 124 87 111 94 416


PAS DE MARQUAGE 63 49 49 37 179
MARQUAGE DIRECT: 58 49 48 28 183
interjections et
morphèmes exclam.
MARQUAGE INDIRECT
INDIRECT PRIMAIRE: 0 8 10 19 37
mode indicatif
INDIRECT EXPLICITE: 3 0 4 10 17
vb modal de désir
INJONCTIVES 136 78 66 69 349
PAS DE MARQUAGE 106 67 55 41 269
MARQUAGE DIRECT: 30 11 6 18 65
mode impératif et
morphèmes in j one .
MARQUAGE INDIRECT
INDIRECT PRIMAIRE: 0 0 3 7 10
mode indicatif
INDIRECT EXPLICITE: 0 0 2 3 5
vb modal de demande

INTERROGATIVES 6 34 57 51 148
PAS DE MARQUAGE 5 20 39 20 84
MARQUAGE DIRECT: 1 7 9 22 39
morphèmes interrog.
MARQUAGE INDIRECT
INDIRECT PRIMAIRE: 0 7 8 9 24
mode indicatif
INDIRECT EXPLICITE: 0 0 1 0 1
vb modal épistémique

la plus forte (respectivement 57 % et 43 %), tandis qu'elle est faible pour les
déclaratifs (20 %) et les injonctifs (23 %).
L'analyse montre que le marquage grammatical de la modalité met en
jeu deux principaux types de procédures : des procédures directes, de loin les
plus fréquemment utilisées (sur les 30 % d'énoncés marqués, 25 %
comportent un marquage direct), et des procédures indirectes, beaucoup plus rares
(5 %) et d'apparition plus tardive, mais dont on peut noter cependant les
premières manifestations. L'utilisation des deux formes de marquage, direct
et indirect, varie selon le type de phrase : 20 % des énoncés déclaratifs ont un
198 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

marquage direct, contre aucun marquage indirect, et 19 % des énoncés


injonctifs ont un marquage direct, contre seulement 4 % de marquage
indirect. Le marquage indirect est relativement plus fréquent pour les énoncés
exclamatifs et surtout interrogatifs : 44 % des exclamatifs ont un marquage
direct, contre 13 % de marquage indirect, et 26 % des interrogatives ont un
marquage direct, contre 17 % de marquage indirect.
Le marquage direct est le plus souvent spécialisé, c'est-à-dire associé
exclusivement à une modalité particulière dont il est la marque distinctive : les
modalités exclamative, injonctive et interrogative sont ainsi signalées de manière
spécifique par des marques spécialisées telles que interjections, mode impératif,
morphèmes interrogatifs. Le marquage direct de la modalité déclarative est,
quant à lui, non spécialisé : le mode indicatif est associé préférentiellement mais
non exclusivement à la déclaration — non exclusivement puisqu'on peut
l'utiliser, à titre de marquage indirect, pour les autres modalités.
Parmi ces marquages directs, le plus précoce est l'emploi, très fréquent, des
interjections, qui sont spécialisées dans le signalement de la modalité
exclamative. La place importante des interjections dans les premières périodes, ainsi
que leur décours par la suite — puisqu'elles ont une évolution régressive —
manifeste qu'il s'agit là d'une classe très primitive de marques formelles, qu'on
peut appeler marques phonosyntaxiques, à la frontière entre l'expression
prélinguistique et l'expression linguistique. Leur transformation qualitative va
dans le sens de cette interprétation, puisqu'on observe d'abord uniquement des
interjections à valeur émotionnelle sans spécificité (oh ! ah !), puis des
interjections ritualisées et ludiques (coucou !), et enfin des interjections d'emploi plus
ciblé associées à des classes de situations ou d'émotions (paf!, mince !).
Un autre marquage direct également très précoce est constitué par
l'emploi, non négligeable durant la première période, de formes verbales à
l'impératif, spécialisé dans le signalement de l'injonction. Ces impératifs précoces
sont stéréotypés et employés dans un nombre limité de situations telles que
l'échange ou la demande d'attention (donne !, tiens !, regarde !), et, comme
les interjections, ils peuvent être considérés comme des moyens
phonosyntaxiques plus que morphosyntaxiques. Ces impératifs ont d'ailleurs, comme
les interjections émotionnelles, une évolution quantitative régressive.
C'est une évolution inverse qu'on observe pour les formes verbales à
l'indicatif qui constituent la troisième catégorie importante de marquage direct
quand ils signalent la modalité déclarative (de façon non spécialisée). Les
indicatifs sont plus tardifs que les impératifs — moins nombreux que ceux-ci dans
les premières périodes — mais, à partir de 1 ;6 environ, leur fréquence est en
progression constante. D'abord associées au verbe être dans des expressions
syncrétiques (ça y est) et aux modaux vouloir/pouvoir (peux pas), ces formes
indicatives évoluent ensuite sous l'effet d'une diversification lexicale d'une part,
et d'un développement des variations temporelles d'autres part (aux formes du
présent s'ajoutent rapidement des formes au passé et à l'imparfait).
Enfin, les morphèmes interrogatifs — dernière catégorie importante de
marquage direct, spécialisé pour l'interrogation — commencent à apparaître sous
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 199

des formes syncrétiques et approximatives vers 1;6 (aka c'est ?pour qu'est-ce
que c'est ?), pour rapidement connaître un usage intensifié et diversifié (au
qu 'est-ce que s'ajoutent le où, le pourquoi et le comment). Aux morphèmes inter-
rogatifs viennent s'ajouter plus tardivement (dans la dernière période, à partir
de 2;4) deux autres types de morphèmes spécialisés : le morphème injonctif s 'il te
plaît pour le marquage de la requête, et un morphème exclamatif de nature un
peu particulière puisqu'il s'agit du mais ! interjectif (mais j'aime pas !) .
Outre ces procédures de marquage direct, on peut observer — pour les
trois modalités exclamative, injonctive et interrogative — quelques marquages
indirects où une forme déclarative sert à exprimer une exclamation, une
injonction ou une interrogation. Deux sortes de marquages indirects peuvent être
distingués, les « indirects primaires » et les « indirects explicites ». Dans les
marquages indirects primaires, l'enfant se contente d'employer une forme verbale à
l'indicatif dans un énoncé dont la fonction n'est pas strictement déclarative, par
exemple dans une exclamation (est dur !), ou, plus souvent, dans une question
(est pas là ?). Plus élaborées, les formulations indirectes explicites marquent la
modalité de l'énoncé au moyen de certains verbes particuliers, comme les
verbes modaux, qui introduisent l'exclamation, la demande, ou l'interrogation.
Ont ainsi pu être observées quelques productions dont la valeur exclamative est
signifiée par l'emploi du verbe de désir (ou de refus) vouloir (veux pas !),
quelques demandes indirectes introduites par le verbe pouvoir (tu peux me tailler,
maman ?), et, anecdotiquement, la première interrogation indirecte isolée (sais
pas si c 'est une mouche) .

CONCLUSIONS

Cette étude longitudinale effectuée sur les productions précoces d'un


enfant français apporte plusieurs éléments de réflexion sur les processus
d'émergence du système des modalités de phrase, et, à travers eux, sur le
développement du langage.
De l'analyse fonctionnelle des modalités de la communication se dégage
d'abord une certaine représentation de la compétence communicative précoce,
dont on peut retenir deux principales caractéristiques. Les décalages
d'émergence et de fréquence observés entre les quatre modalités montrent, d'une part,
que la majorité des énoncés produits sont, dès le plus jeune âge, des énoncés
déclaratifs, ce qui laisse à penser que le langage à ses débuts n'est peut-être pas
aussi instrumental qu'on le croit souvent, et que le caractère précocement
déclaratif pourrait bien être une caractéristique du langage humain. Ces
décalages mettent d'autre part en évidence le statut particulier des énoncés interro-
gatifs, plus tardifs et moins fréquents que les trois autres types de production, et
faisant l'objet d'un développement manifeste. Ainsi est suggérée une
organisation de la compétence communicative dans laquelle déclaration, exclamation et
injonction seraient des modalités primitives, tandis que la modalité interroga-
200 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

tive apparaîtrait comme seconde ou différée. Ce caractère différé de la capacité


à interroger peut être lié au fait que celle-ci ne représente pas pour le
déroulement de la vie quotidienne une nécessité aussi forte que les trois autres types de
production, ou bien qu'elle implique une démarche cognitive plus complexe.
L'étude prosodique des productions indique par ailleurs que l'enfant
semble bien effectuer précocement un marquage de la modalité de ses énoncés par
la forme intonative. Ce rôle précoce de l'intonation n'est pas totalement
étonnant, puisqu'on sait que les très jeunes enfants ont une sensibilité précoce aux
variations prosodiques de l'input. On sait aussi qu'ils produisent précocement,
avec un assez bon contrôle physiologique, des variations non quelconques de
l'intonation. Des études interlangues récentes indiquent qu'ils reproduisent
très tôt les patterns prosodiques de base de leur langue d'environnement,
notamment des patterns concernant le groupe prosodique et des patterns de
durée syllabique (Bacri, Boysson-Bardies et Halle, 1989 ; Halle, Boysson-Bar-
dies et Vihman, 1991 ; Whalen, Levitt et Wang, 1991 ; Levitt, 1993 ; Konop-
czynski, 1986, 1993). Par ailleurs, divers travaux suggèrent que les enfants
utilisent très jeunes l'intonation à des fins communicatives, associant en particulier
plus souvent une intonation montante aux demandes tandis qu'une intonation
descendante est plutôt associée aux dénominations (Galligan, 1987 ; Marcos,
1987 ; Bernicot et Marcos, 1990 ; Furrow, Podrouzek et Moore, 1990 ; Flax,
Lahey, Harris et Boothroyd, 1991 ; D'Odorico et Franco, 1991). Ce que les
résultats obtenus par la présente étude indiquent en outre, c'est qu'il existe —
de façon plus inattendue — une utilisation précoce de l'intonation à des fins
linguistiques. Cette interprétation suggère que la maîtrise de la prosodie pourrait
constituer un rôle charnière d'interface entre la communication prélinguistique
et la compétence linguistique.
L'étude morphosyntaxique des productions indique enfin que l'enfant
commence à effectuer durant cette période un marquage grammatical de la
modalité de ses énoncés, mais que le marquage grammatical s'engage
ultérieurement au marquage prosodique et se développe progressivement. On peut
souligner le rôle d' « amorçage » joué dans l'émergence du marquage
grammatical par des éléments phonosyntaxiques de deux types, les interjections et les
impératifs stéréotypés, que l'enfant utilise précocement pour signaler
respectivement les modalités exclamative et injonctive. Il est vraisemblable que la
précocité de ces éléments (du moins en ce qui concerne les interjections) est
un phénomène universellement répandu. Nous ferions volontiers l'hypothèse
que ce sont de tels éléments phonosyntaxiques qui assurent la liaison entre le
développement phonologique de l'enfant et son acquisition de la syntaxe. Le
marquage grammatical stricto sensu se développe à partir de 1;6 environ, ce
qui est en accord avec les observations situant à cette période des
phénomènes tels que l'explosion du vocabulaire — et notamment l'expansion des
éléments prédicatifs — et le début de la combinatoire linguistique (cf. Bates,
Bretherton et Snyder 1988). Le développement du marquage grammatical de
la modalité de phrase met en jeu notamment divers processus de
diversification formelle tels que ceux impliqués par l'apparition de formes verbales à
DE LA PROSODIE À LA GRAMMAIRE 201

l'indicatif et des morphèmes interrogatifs. Il se caractérise aussi,


ultérieurement, par l'apparition des procédures de marquage indirectes, dont l'emploi
manifeste une certaine capacité à introduire une dissociation entre fonction et
forme de l'énoncé. Le fait que les procédures indirectes soient plus tardives et
beaucoup moins fréquentes que les procédures directes suggère que cette
dissociation entre forme et fonction est un processus secondaire, même s'il
s'amorce en fin de compte assez précocement. Cela va dans le sens de
l'hypothèse fonctionnelle selon laquelle les premières formes linguistiques seraient
élaborées en étroite dépendance avec la fonction des productions.
La confrontation des analyses concernant la mise en place du marquage
prosodique et du marquage morphosyntaxique suggère qu'il existe
fondamentalement un rapport de complémentarité dans l'usage et le développement de ces
deux types de procédés formels. D'un point de vue général tout d'abord, le
marquage prosodique apparaît, on l'a vu, comme le moyen le plus primitif qui
permettrait à l'enfant de signaler la modalité de ses productions tant qu'il n'a pas
de moyens grammaticaux pour le faire. D'autre part, divers phénomènes
particuliers — nous en signalerons deux — suggèrent l'existence d'interactions
locales entre marquage prosodique et marquage grammatical, interactions qui
vont dans le sens de l'hypothèse de la complémentarité. Le premier de ces
phénomènes concerne le marquage de la modalité injonctive, au sein de laquelle un
contraste frappant a pu être établi entre, d'une part, les demandes d'attention
associées à une intonation montante (ce qui est en conformité avec les
observations couramment faites dans la littérature) et, d'autre part, les demandes
d'action, qui sont associées à une intonation descendante, c'est-à-dire non
distinctive par rapport à l'intonation des énoncés déclaratifs (cf. fig. 4). Or, les
demandes d'actions sont, comme on l'a vu, très précocement marquées
grammaticalement par l'emploi des formes verbales imperatives, ce qui pourrait
expliquer qu'elles n'aient pas besoin d'être distinguées par la prosodie. L'enfant
n'a en revanche pas à sa disposition de moyens lexicaux ou grammaticaux pour
exprimer les demandes plus collaboratives que sont les demandes d'attention,
pour lesquelles l'intonation montante constituerait de la sorte une marque
distinctive. Ainsi, la comparaison du marquage des deux principales catégories
d'énoncés injonctifs, demandes d'attention et demandes d'action à l'impératif,
suggère que l'enfant utilise en ce cas une prosodie distinctive là où il ne peut pas
— ou pas encore — utiliser la grammaire.
Le deuxième phénomène qui nous paraît étayer l'hypothèse d'une
complémentarité de base entre prosodie et syntaxe concerne le marquage de la
modalité interrogative. La complémentarité est, pour ce type de phrase,
manifeste dans la langue adulte : les interrogatives montantes prototypiques
sont en effet celles qui ne sont pas marquées grammaticalement, tandis
qu'une interrogative signalée explicitement par un morphème interrogatif a,
en principe, une courbe intonative proche de celle des déclaratives. Or, il est
remarquable que cette différence apparaisse dans les productions de l'enfant,
chez qui nous avons trouvé quelques interrogatives descendantes dans les
dernières périodes (cf. fig. 3), ces interrogatives descendantes étant précisé-
202 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

ment celles qui avaient un solide marquage morphosyntaxique. De tels


phénomènes suggèrent que, non seulement le marquage prosodique anticipe le
marquage grammatical, mais aussi que l'apparition et l'évolution des moyens
grammaticaux modifient certains aspects de l'utilisation de la prosodie au
cours du développement du langage.

BIBLIOGRAPHIE

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ANNEXE 1
EXEMPLES D'ÉNONCÉS PRODUITS PAR L'ENFANT ENTRE 1;2 ET 2;6

Enoncés déclaratifs
Dénominations (207) : bébé (1;2) - a papin (un lapin) (1;4) — seau (1;6) - pied
(l;10)-achat(2;l)
Descriptions (499) : eu (veux) pas (1;3) - là (1;5) - aime pas (1;6) - a y est
(1;7) - chaud (1;7) - ette a chauchon (mettre un chausson) au pied (l;10) - pas mette
(mettre) ça (1;1 1) - c'est la culotte ça va là (1;1 1) - rouge à moi (2;1) - ça pas pareil
(2;2) - encore savon là (2;3) - on dirait un bonhomme (2;4) - moi déjà mangé (2;5)
- i ciait (il criait) tout le temps (2;5)
Confirmations (223) : mm (oui) (1;2) - oui (1;8) - oui, là (1;9) — oui, ça me
serre (2; 1)
Dénégations (78) : non non (1;3) - pas (1;4) - non, peux pas (2;3)
Enoncés exclamatifs
Expressions d'émotion (214) : ah ! (1;2) - ouah ! (1;8) - ah ! est dur (1;8) - est
chaud (1;8) - ohlala ! (l;10) - oh hisse ! (1;11) - mince ! (2;0) - ah ! encore savon !
(2;3) - mais j'aime pas ! (2;9)
Expressions rituelles (33) : ava ! (au revoir) (1;3) - coucou ! (1;5)
Désirs (40) : encore! (1;9) - c'est moi! (2;1) - moi, je veux manger des
carottes ! (2;5)
Refus (129) /non !(l;2)-pas !(l;2)-eu(veux)pas !(l;3)-ah !non !(1;7)— non !
j'ai pas envie (2;5)
Enoncés injonctifs
Demandes d'attention (106) : maman ! (1;3) - agàd ! (regarde) (1;3) - ado ! (sac
à dos) (1;7) - didier ! (l;10) - et ça ! (2;1)
Demandes d'objet (46) : lolo ! (de l'eau) (1;3) - co ! (encore) (1;5) - couteau à
moi ! (2;2) - pait (s'il te plaît), maman ! (2;3) - de l'eau s'il te plaît (2;4)
Demandes d'actions/offres (123) : ta ! (donne) (1;2) - tin ! (tiens) (1;3) - donne !
(1;4) - encore ! (1;8) - maman aider ! (1;9) - attends ! (1;11) - tu peux me tailler,
maman ! (2;1) - ça, amasse ça ! (2;2) - occuper de moi (2;3) - i faut couper ! (2;5)
Rejets (74) : pas ! (1;4) - non ! (1;5) - pas dodo ! (2;2) - faut pas l'enlever ! (2;5)
Enoncés interrogatifs
Demandes d'information (148) : éché? (chaussure) (1;5) - où? (1;6) — akasé?
(qu'est-ce que c'est) (1;7) - là ? (1;9) - manque un ? (l;10) - moi ? (l;10) - maman, où
on met ? (1;1 1) - ce c'est ? (qu'est-ce que c'est) (1;1 1) - où l'est Caire ? (2;0) -
pourquoi on a faim ? (2;2) - pose là ? (2;3) - comment s'appelle ? (2;3) - elle est où ? (2; 5)
204 DOMINIQUE BASSANO, ISABELLE MENDÈS-MAILLOCHON

ANNEXE 2
REPRÉSENTATION ACOUSTIQUE DE DEUX PRODUCTIONS
CONTOURS LISSÉS DE FO
/bebe/ bébé (Declarative)
Onset Max
510 ->*TrT«-***JLrV-rT^*-~N 525 500 Hz

\ 400 Hz

i 300 Hz

Offset
Min

03 074 03 076 077 seconds

/s bebe/ le bébé (Interrogative)


700 Hz
600 Hz
500 Hz
400 Hz
443
300 Hz

0.2 0.3 03 03 06 077 078 î. seconds

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