Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mehmet-Ali.Akinci@univ-rouen.fr
Organisation du cours
Une introduction notionnelle explique l’intitulé du cours.
1ère partie : APPROPRIATION DES PRATIQUES LANGAGIERES PAR LES ENFANTS
Chapitre 1 comprend une présentation générale des recherches en acquisition du langage par
l’enfant, en particulier son approche à travers plusieurs disciplines des sciences du langage ; c’est
un cours nouveau pour certains, un rappel pour d’autres.
Chapitre 2 aborde la question de la conversation ordinaire, autrement dit des interactions
verbales (adultes/enfants et enfants/enfants) dans la construction du langage. Deux
textes composent cette partie : une présentation générale de la problématique et un travail mené
par Régine Delamotte‐Legrand qui s’intéresse essentiellement aux interactions entre pairs.
Chapitre 3 s’intéresse à un genre discursif particulier, précoce et dont la pratique est largement
partagée, l’activité narrative. Deux textes composent cette partie : une présentation de la
problématique et un travail mené par Régine Delamotte‐Legrand qui a pour objectif de donner un
exemple concret d’activité narrative des enfants en interaction verbale.
2ème partie : APPROPRIATION DES LANGUES PAR LES ENFANTS BI‐PLURILINGUES
Chapitre 4 commence par vous donner quelques précisions sur le bilinguisme en général en
essayant de définir cette notion. Nous verrons notamment que cette notion couvre tout un
continuum de définitions et de personnes, et que le degré de « bilingualité » (Hamers & Blanc,
1983) peut varier d’un courant linguistique à un autre. Dans cette partie, il s’agira également de
traiter comment le cerveau de la personne bilingue fonctionne pour comprendre comment les
processus d’apprentissages se produisent.
Chapitre 5 passe en revue les études et les découvertes les plus significatives observées sur le
bilinguisme chez les enfants pré‐scolaires (de la naissance à 3 ans) et les enfants scolarisés.
Chapitre 6 présente en premier lieu, l’apprentissage des langues chez les jeunes issus de
l’immigration turque, et ensuite, évoque leurs choix et usages des langues en France et en Turquie.
3
En outre, vous devez compléter ce cours par la lecture des 7 articles suivants fournis avec le cours :
BASSANO, D. (2005), « Le développement lexical précoce : état des questions et recherches récentes sur le
français ». In F. Grossmann, M.A. Paveau & G. Petit (éds), Didactique du lexique : langue, cognition,
discours. Grenoble : Ellug, pp. 15‐35.
BASSANO, D. (2007), « Emergence et développement du langage : enjeux et apports des nouvelles
approches fonctionnalistes ». In E. Demont & M.N. Metz‐Lutz (éds.), L’acquisition du langage et ses
troubles. Marseille : Solal Editeurs, Collection Psychologie, pp. 13‐46.
BERNICOT, J. & CLARK, E.V. (2009), « La fonction des répétitions dans les interactions entre parent et jeune
enfant : Une étude sur un grand corpus ». Psychologie de l’Interaction, 25/26, pp. 221‐251.
BERNICOT, J. (1998). « L’acquisition du langage : Etapes et théories ». In R. Ghiglione & J.F. Richard (éds.),
Développement et intégration des fonctions cognitives. Cours de Psychologie. Vol. 3. Paris : Dunod (2e
édition), pp. 420‐439.
JISA, H. (2003). « L’acquisition du langage », Terrain, 40 ‐ Enfant et apprentissage, pp. 115‐132.
KERN, S. (2005), « De lʹuniversalité et des spécificités du développement langagier précoce », in J.M.
Hombert (éd.), Aux origines du langage et des langues. Paris : Fayart, pp. 270‐291.
PARISSE, C. (2002), « Le débat inné‐acquis et le développement du langage à l’aube du 21ème siècle ».
Intellectica, 2002/2, 35, pp. 269‐285.
4
INTRODUCTION NOTIONNELLE
Le titre du cours exige quelques explications qui tiendront lieu d’introduction. Il s’agit
essentiellement d’une mise au point terminologique dont chaque élément a son importance.
C’est un apport de base pour tous et rappel pour les étudiants ayant déjà suivi, en licence et master
des cours en acquisition.
1. Langue et langage
Le terme de « langage » recouvre des réalités plus larges et plus nombreuses que celui de
« langue ». Ce qu’on appelle « langage » englobe l’ensemble des moyens mis en œuvre par des
personnes pour entrer en communication les unes avec les autres ; ces moyens sont
« multimodaux » au sens où ils peuvent être « plurisensoriels » : auditifs, visuels, tactiles,
essentiellement (l’odorat étant mineur et pas codifié). Les phénomènes de « mimo‐gestualité » et
de « contacts par le toucher » font partie des moyens utilisés pour produire du sens entre des
personnes qui communiquent.
Ainsi, des personnes ne partageant pas la même langue peuvent cependant communiquer à l’aide
de gestes, de mimiques, de sourires, de vocalisations diverses qui éclairent pour l’interlocuteur la
difficulté de comprendre les messages linguistiques, qu’ils soient dans une seule langue ou en
plusieurs langues mélangées.
Ces phénomènes langagiers plurimodaux restent présents même lorsque les personnes possèdent
une(des) langue(s) commune(s). Ils continuent à remplir une fonction de production de sens, mais
dans des proportions différentes et dans d’autres usages en comparaison du cas d’absence de
répertoires partagés entre les interlocuteurs.
La langue, quant à elle, est un ensemble de systèmes codifiés particulier. Selon les lieux et les
situations, une même personne connaît une ou plusieurs langues. Pour que deux personnes
communiquent entre elles, un répertoire commun (mono/bi/plurilingue) est nécessaire. Cependant,
divers types de communications existent : « endolingues » si un tel répertoire commun existe,
« exolingues » si les interlocuteurs n’ont pas de répertoire en commun et qu’ils doivent avoir
recours à de la traduction et à divers moyens gestuels. On pourra utiliser le terme de
communication « interlingue » lorsque les répertoires des interlocuteurs ne sont que partiellement
partagés et que qu’ils ont recours à plusieurs langues plus ou moins maîtrisées par certains pour
interagir.
Quoi qu’il en soit, le début de la communication avec les petits enfants commence par l’utilisation
massive et incontournable des divers phénomènes « langagiers » (relevant du langage au sens
large), avant qu’il soit possible d’utiliser des moyens majoritairement « linguistiques » (relevant
d’une ou plusieurs langues précises). Au point que l’on peut dire que l’enfant entre dans la langue
par le langage. Notons que les moyens langagiers visuo‐gestuels ne sont pas « naturels ». Ils
correspondent à des habitudes culturelles et sont plus ou moins codifiés. Leur caractère souvent
« iconique » (ils montrent et dessinent le réel) donne cette impression de naturalité et
d’universalité. Mais cela est souvent trompeur. Ils permettent cependant de pouvoir se passer en
partie des langues, mais nombreux sont les signes mimo‐gestuels dont le sens échappe en dehors
des usages culturels.
Nous parlons ici des langues orales, mais il ne faut pas oublier l’existence des langues visuelles‐
gestuelles des sourds qui n’utilisent que la visualité. La distinction entre langue et langage reste
5
dans ce cas valable, seulement les deux aspects ont recours à la même modalité : la visuelle. La
distinction que nous faisons entre verbal et non‐verbal existe aussi : il y a de la gestualité verbale
et de la gestualité non‐verbale.
Par ailleurs, l’erreur commise au tout début des recherches en acquisition a été de croire qu’il ne se
passait rien durant la première année de la vie de l’enfant et que la langue apparaissait entre 12 et
18 mois comme phase de « maturation » du développement de l’enfant. Or, cette « apparition
d’une langue » (ou plusieurs) chez l’enfant est longuement préparée par une année « d’échanges
langagiers » entre l’enfant et son environnement, dont l’évolution crée les conditions et la nécessité
du recours aux langues, les moyens langagiers seuls devenant insuffisants à assurer tous les
besoins communicatifs entre les personnes. En effet, malgré leur richesse, les moyens mimo‐
gestuels ne sont efficaces que jusqu’à un certain point et montrent rapidement leurs limites. La
communication adulte‐enfant progresse ainsi en instaurant petit à petit une (ou plusieurs) langue
commune entre les interlocuteurs. Les moyens non directement verbaux ne disparaissent pas pour
autant. La mimo‐gestualité s’affine même et devient beaucoup plus fonctionnelle, au sens où,
n’étant plus seule, elle vient accompagner le sens construit en langue : elle le précise, l’accentue, le
module, le complète, le contredit, etc. Elle participe aussi au « style » propre à chaque locuteur, car
tout être de langage, de la même façon qu’il acquiert une manière singulière de parler, fabrique
une gestualité communicative qui lui est personnelle.
Pour bien mettre en lumière ces deux moments du développement langagier de l’enfant, on parle
de « communication prélinguistique » et de « communication linguistique ». On indique par là
que, pendant un certain nombre de mois (jusqu’à 12/15 mois), les productions enfantines ont
essentiellement recours au babil et à la gestualité communicative, même si ces très jeunes enfants
comprennent déjà fort bien ce qu’on leur dit. Ensuite, apparaissent les premières productions
linguistiques, la lente disparition du babil et une nouvelle fonctionnalité de la mimo‐gestualité
(entre 15 et 30 mois).
Le babil connaît, de son côté, une évolution qui conduit l’enfant de la période prélinguistique à la
période linguistique. D’abord, c’est un ensemble de vocalisations faisant appel à toutes sortes de
sons, plus ou moins riche selon les moments, les situations, les interlocuteurs. Ensuite, il se
rapproche petit à petit du phonétisme de la (ou les) langues(s) de l’environnement humain et passe
ainsi d’un « babil indifférencié » à un babil linguistique qui, sans être encore de la langue en a déjà
la musicalité et le phonétisme. Le babil indifférencié est le même quelle que soit la nationalité de
l’enfant. Le babil linguistique d’un enfant chinois n’est plus le même que celui d’un enfant français
ou sénégalais. Les enfants sourds babillement comme les petits entendants tant que l’écoute du
langage environnant n’entre pas en jeu. Mais ce babil n’évolue pas vers un babil linguistique et
perd de sa richesse. A noter que les enfants sourds de parents sourds ont le privilège de partager
avec leurs parents un véritable babil gestuel.
2. Acquisition, apprentissage, appropriation
Les termes d’acquisition et d’apprentissage se définissent, dans l’usage courant, l’un par rapport à
l’autre. C’est pourquoi, on les associe très souvent pour parler du développement langagier de
l’enfant en parlant d’acquisition/apprentissage du langage.
« L’acquisition » désigne le développement de savoir‐faire en milieu naturel et de façon spontanée.
Ce qui est généralement le cas de l’enfant dans sa famille et dans son environnement proche
(voisins, quartier, amis). En effet, les parents ne sont pas des enseignants de langage, ils
communiquent naturellement avec leurs enfants et ceux‐ci acquièrent le langage en général, puis
6
la(les) langue(s) en particulier, par le fait même de communiquer avec les personnes qu’ils côtoient
et qui vivent avec eux
« L’apprentissage » désigne le développement de savoir‐faire en milieu institutionnel et de façon
guidée. Ce qui est le cas pour l’enfant dès qu’il entre à l’école (maternelle y compris et même
souvent dès la crèche). Il a alors affaire à des personnes dont le métier est de lui faire apprendre à
vivre et à communiquer avec les autres et dont l’activité n’est pas spontanée, mais orientée par des
objectifs pour lesquels elles ont été professionnellement formées.
Cela étant dit, les conduites d’acquisition et d’apprentissage ne sont pas toujours faciles à identifier
et à cloisonner selon les situations vécues : les parents ont souvent des comportements
d’enseignement avec leurs enfants, tout simplement parce qu’ils ont fait l’expérience de la
scolarité et qu’ils en gardent les manières de faire ; les enseignants de leur côté ont souvent des
comportements spontanés avec leurs élèves, parce qu’ils sont des personnes ordinaires en dehors
de l’institution, souvent aussi des parents et, surtout, parce que tous les moments scolaires ne se
prêtent pas de manière uniforme à des conduites d’enseignement au sens strict. Les affects, en
particulier, ne sont pas (fort heureusement) étrangers au monde institutionnel.
C’est pourquoi il est préférable d’utiliser le terme plus englobant « d’appropriation » qui couvre
les deux types de comportement et évite de les isoler l’un de l’autre, alors qu’ils sont en
permanence en jeu dans la vie de l’enfant et articulés dans toutes les situations où des enfants sont
en interaction avec des adultes. Notons qu’il peut en être de même entre enfants d’âges différents,
les plus âgés se comportant avec les plus jeunes sur le modèle adulte. La question est évidemment
différente entre enfants du même âge : on parle alors d’échanges verbaux entre « pairs » qui
présentent une plus grande égalité relationnelle dans les échanges. Mais il en sera question plus
loin dans le cours.
3. L’enfant ou les enfants
Quant au pluriel choisi pour désigner les enfants, il correspond à l’idée qu’il n’y a pas une seule
voie d’appropriation du langage et que la plus grande diversité règne dans ce domaine. La
diversité de développement langagier des enfants est la conséquence de multiples facteurs :
individuels, familiaux culturels et sociaux.
Par exemple. L’appropriation langagière ne sera pas la même chez un enfant qui vit dans une
famille monolingue depuis des générations et chez un enfant dont les parents sont de langues
maternelles différentes et qui vivent dans un pays où une troisième langue est parlée. Elle ne sera
pas la même non plus chez un enfant unique et chez un enfant qui est le dernier d’une nombreuse
fratrie. Des différences vont apparaître aussi entre un enfant qui est très écouté par les parents et
auquel on consacre beaucoup de temps et un enfant qui ne peut se faire entendre et qui n’a qu’une
expérience pauvre des échanges langagiers. Et puis, entre deux enfants, vivant dans les mêmes
conditions globales et relationnelles, on pourra remarquer des différences tout simplement
individuelles, certains enfants ayant plus de penchant, de goût pour le langage que d’autres,
intéressés par d’autres activités à un moment de leur développement. On sait, par exemple, que les
enfants très précoces du point de vue moteur (ils marchent très tôt) le sont moins du point de vue
du langage et vice versa. Il est des enfants qui aiment écouter et parlent peu (comme ces enfants
qui ne disent rien jusqu’à deux ans et qui, brusquement, produisent, stupéfaction générale, un
énoncé complexe !). D’autres parlent beaucoup et écoutent peu, etc.
Il n’est donc pas étonnant qu’arrivant à l’école maternelle, les enfants soient extrêmement divers et
qu’au même âge (environ trois ans) certains parlent « comme des grands » et d’autres restent
difficiles à comprendre sortis du milieu familial. On doit admettre et tolérer cette variété et ne pas
7
rester figé sur des représentations rigides du développement langagier. Les cas de réelle
anormalité, de retards lourds sont autre chose que la diversité développementale. Le problème ici
n’est donc pas de juger ces divers rythmes de développement, mais de constater la diversité
d’appropriation qui est tout simplement à l’image de la diversité humaine. La nier ou la minorer
n’est pas une bonne option d’un point de vue scientifique. C’est pourquoi il est dangereux de
croire que « tous » les enfants font strictement la même chose au même âge ! Bien évidemment, un
enfant de deux ans ne parlera jamais comme un enfant de cinq ans. Mais il peut y avoir d’énormes
différences de maniement langagier entre deux enfants de deux ans comme entre deux enfants de
cinq ans. Et l’on trouve souvent des enfants de quatre ans (grands parleurs) qui parlent aussi bien
que des enfants de six ans (plus « taiseux »). Considérons donc les enfants au pluriel dans leur
diversité de conditions de vie, de cultures collectives, de socialisation et aussi de styles individuels.
4. La langue, les langues et les pratiques langagières
Les études concernant l’acquisition du langage par l’enfant existent depuis près d’un siècle.
D’abord dans le domaine psychologique, puis linguistique, puis psycholinguistique et enfin
sociolinguistique, suivant en cela l’histoire des disciplines.
Pendant une longue période (entre les années 50 et 80), les recherches en acquisition relevant de la
linguistique s’intéressent avant tout aux enfants monolingues et aux enfants nés dans des milieux
cultivés (souvent socialement aisés). Elles présentent ainsi une double réduction de leur objet de
recherche. Cela correspondait, d’une part, à une démarche théorique : il est préférable de
commencer les recherches en acquisition par ce qui semble le plus simple : l’enfant face à une seule
langue ; d’autre part, à une facilité méthodologique : ne pas se poser la question de la
représentativité de l’échantillon et observer quelques cas seulement : le/les enfant(s) vivant dans
l’environnement familial ou amical du chercheur. Les études des années soixante dix
correspondent donc à l’analyse du développement langagier de l’enfant en contexte monolingue et
sans que soit prise en compte la variation sociale caractérisant la population enfantine. On assiste
ainsi, au départ, à une double et forte réduction de l’objet de recherche : une langue, un milieu
social.
Il n’est pas question ici de mettre en cause cette option qui vaut ni plus ni moins qu’une autre, et
qui a donné des recherches (descriptives essentiellement) très intéressantes, mais de refuser que les
résultats obtenus dans ces conditions soient considérés comme valables pour tous les enfants.
Sachant, en particulier, qu’à travers le monde, les enfants confrontés à des situations de
plurilinguisme sont bien plus nombreux que les enfants monolingues qui constituent en fait une
population particulière, moins nombreuse et donc pas la seule qui mérite d’être observée dans son
développement langagier.
Il ne sera pas donc question dans le présent cours des seuls enfants monolingues, mais de tous les
enfants, qu’ils aient une ou plusieurs langues à leur disposition, que ces langues leur soient
maternelles, secondes ou étrangères.
Dans cet ordre d’idées, la notion de « pratiques langagières » est à son tour englobante et
neutralise la différence entre mono/bi et plurilingue. L’enfant qui vient au monde s’approprie les
pratiques langagières du milieu dans lequel il vit ; que pour certains enfants elles soient
monolingues, pour d’autres bilingues et pour d’autres encore plurilingues, peu nous importe dans
un premier temps. Dans tous ces cas de figure, il s’agit du développement langagier des enfants
dans toute leur diversité (qui en fait leur richesse) et aussi dans leurs ressemblances, car il s’agit de
toute façon de petits humains. La notion de pratiques langagières est aussi englobante, car elle
renvoie à trois réalités indissociables : des savoir‐faire linguistiques de tous ordres (phonologiques,
8
syntaxiques, pragmatiques, etc.), des représentations sociales (ce qu’il faut dire, quand, à qui, ce
qui est bien, mal, correct, etc.), des savoirs métalangagiers (le développement de la conscience
linguistique).
9
CHAPITRE 1 : PRÉSENTATION GÉNÉRALE DES RECHERCHES EN
ACQUISITION DU LANGAGE PAR L’ENFANT
Introduction
Le domaine de l’acquisition du langage par l’enfant est récent par rapport à l’histoire générale de
la linguistique et demeure toujours un domaine mineur (il suffit de voir, en France par exemple, le
peu de laboratoires de sciences du langage qui y consacrent une partie de leur travaux).
L’acquisition du langage par l’enfant a été un objet d’étude de la psychologie de l’enfant et de la
psychologie du langage bien avant de devenir celui de la linguistique d’abord, de la
psycholinguistique ensuite, de la sociolinguistique enfin. Elle reste encore un domaine privilégié
en psychologie, travaillé par les psychologues du développement de l’enfant et par les
psycholinguistes (ceux qui sont d’abord psychologues avant d’être linguistes, à la différence des
psycholinguistes relevant des sciences du langage).
1. Acquisition et champs disciplinaires
Dans les paragraphes qui suivent, je vais tracer quelques spécificités de diverses sous‐disciplines
en sciences du langage qui prennent l’acquisition du langage par l’enfant comme objet de
recherche. Je fais le choix de retracer d’abord l’évolution de la psycholinguistique, de montrer ses
relations avec la sociolinguistique et de donner ensuite les positionnements de la sociolinguistique.
Je traiterai de la linguistique au chapitre suivant.
1.1. Du côté de la psycholinguistique
C’est essentiellement la psycholinguistique qui, au cours des dernières décennies, s’est spécialisée
dans les problèmes d’acquisition du langage par l’enfant, en liaison avec son développement
général (en particulier cognitif).
J’entends par psycholinguistique le travail de linguistes qui se sont spécialisés dans les questions
de développement du langage dans une pluridisciplinarité avec la psychologie du langage et la
psychologie de l’enfant.
Une discipline en évolution : on considère que les trois chercheurs américains, Caroll, Osgood et
Miller, sont les pères de la psycholinguistique et on a pris l’habitude de distinguer trois périodes
dans l’histoire de cette discipline :
‐ dans les années 50, elle est largement dominée par les théories de l’information et par des fondements
structuralistes (pour la linguistique) et behavioristes (pour la psychologie). De plus, le langage n’est
pas considéré comme un objet différent des autres conduites psychologiques.
‐ jusqu’aux années 70, elle est dominée par la grammaire générative transformationnelle et par la
psychologie expérimentale qui se met au service de cette théorie linguistique pour en valider (ou
invalider) les hypothèses, en particulier vérifier la réalité psychologique des transformations. Dans
toute cette période, on insiste fortement sur la spécificité du langage par rapport aux autres
conduites humaines.
‐ on entre, dans les années 80, dans une troisième période qui se caractérise par trois orientations.
Une première qui est la poursuite des recherches en grammaire générative qui maintiennent l’idée
qu’il existe une faculté innée de langage, spécifique de l’esprit humain. Et deux autres, en rupture
totale avec la précédente, plus ou moins perméables l’une par rapport à l’autre : l’orientation
10
sémantique‐énonciative‐pragmatique et l’orientation interactionniste. La première se détourne des
théories qui visent à décrire la compétence d’un locuteur‐auditeur idéal sans réalité sociale et
essaie de rendre compte des stratégies de sujets réels placés dans des conditions concrètes
d’interprétation et de production. La seconde participe aux travaux sur la communication et situe
l’acquisition du langage dans le domaine des relations verbales. Il s’agit d’un ensemble foisonnant
de recherches qui portent sur l’ajustement du discours de l’adulte aux capacités de l’enfant,
comme sur les effets du discours de l’enfant sur le langage adulte et sur les interactions entre
enfants.
L’évolution qui se dessine depuis les années 80 peut se résumer ainsi :
‐ intégration progressive de l’articulation linguistique à l’articulation discursive (déplacement de
l’intérêt des problèmes de langue vers les problèmes de discours et nécessité de définir les rapports
entre eux)
‐ prise en compte de l’antériorité des fonctions communicatives sur les fonctions linguistiques
(découverte de l’importance des interactions précoces, prélinguistiques de la première année)
‐ intérêt pour les aspects cognitifs et réflexifs de l’activité langagière (découverte de la précocité des
conduites métalangagières chez l’enfant et surtout de sa capacité de prendre en compte
l’interlocuteur)
‐ réhabilitation du sujet parlant et donc de sa socialisation (constat de la nécessité d’étudier les effets
de l’entourage de l’enfant sur sa construction en tant que sujet parlant et interagissant)
L’évolution plus récente montre qu’on ne peut plus donner aujourd’hui une définition univoque
de cette discipline psycholinguistique qui présente plusieurs facettes et des options scientifiques
diversifiées. Certaines se confondent avec les perspectives actuelles en sociolinguistique aussi bien
par ses choix théoriques que par ses méthodologies de recherche. Ce qui intéresse tout un pan de
la psycholinguistique actuelle, ce n’est plus simplement la langue, la compétence ou l’énoncé bien
formé, abstraction faite de ses conditions d’emploi ou d’utilisation, mais la parole vivante, dans
son rapport à la situation d’interlocution et à la construction du sujet parlant. Mais les rapports
avec les réalités sociales dans leur ensemble ne sont pas pris en compte, ce qui revient, de par le
point de départ de la discipline, aux recherches en sociolinguistique qui trouvent là leur spécificité
et leurs modes explicatifs propres.
Dans les dernières années, on peut souligner deux tendances pour une psycholinguistique que l’on
pourrait appeler fonctionnelle et qui se détache de plus en plus d’une psycholinguistique cognitive :
‐ un développement des recherches de terrain (qui se rapprochent encore plus fortement de celles
en sociolinguistique et en ethnométhodologie), qu’il s’agisse d’études sur les communications
précoces en milieu familial ou les interactions en milieu scolaire.
‐ le retour en force de références à des traditions intellectuelles européennes, plutôt que nord‐
américaines, singulièrement à des auteurs comme L.S. Vygotsky, pour le domaine de la
psychologie développementale, et M. Bakhtine, pour le domaine de l’interaction verbale et la
théorie des genres discursifs.
1.2. Psycholinguistique et sociolinguistique
En psychologie, dès les premières études, le problème de l’homogène et de l’hétérogène des
pratiques et des évolutions se trouve posé : si la psychologie génétique travaille dans l’homogène
et définit, à travers des études de stade de développement, ce qui est la normalité, la psychologie
sociale s’occupe de l’hétérogénéité des résultats, essentiellement des échecs et des retards en tant
11
qu’effets négatifs du milieu et se place ainsi dans une problématique de la déviance. Mais les liens
entre ces deux approches ne se trouvent jamais théorisés. D’un côté, on assiste à des recherches
préoccupées de ce qui relèverait du général dans l’acquisition du langage. D’où un effort essentiel
mis sur des méthodes et des techniques expérimentales toujours plus sophistiquées et rigoureuses.
D’un autre côté, on perçoit un traitement de la diversité en acquisition confrontée aux normes
socioculturelles en termes de déterminisme social conduisant à la notion de handicap et en
conséquence aux solutions compensatoires.
Pour ce qui est de la psycholinguistique, comme on l’a vu plus haut, les liens entre l’origine
sociale et le développement verbal des sujets ne fait absolument pas partie de la recherche. Si
l’évolution de cette discipline montre bien un détachement par rapport aux conceptions
skinnériennes (behavioristes) et chomskiennes (générativistes), la prise en compte de l’aspect social
du langage s’arrête aux paramètres de l’interaction verbale et ignore la réalité sociale dans son
ensemble, en particulier le poids des facteurs d’appartenance, identitaires et culturels, les enjeux
de domination. Les travaux ne s’intéressent que très marginalement aux situations plurilingues et
pluriculturelles qui sont, aujourd’hui, une réalité massive.
Quant à la sociolinguistique, elle ne commence à s’intéresser à l’acquisition du langage par
l’enfant qu’avec la montée en puissance du problème de l’échec scolaire, c’est‐à‐dire dans un
contexte où éclate au grand jour le conflit entre institution scolaire et origine sociale des enfants.
Cette discipline se trouve alors au cœur de la polémique entre problématique de la déficience
linguistique (illustrée par les travaux de B. Bernstein) et problématique de la différence
linguistique (rendue célèbre par les études de W. Labov). A ce titre, elle est beaucoup intervenue
dans les recherches en didactique et dans la lutte contre l’échec scolaire et l’illettrisme. Ses
positionnements disciplinaires seront exposés en détail plus loin.
Ainsi, des spécificités scientifiques sont à affirmer et des complémentarités à construire, car on
assiste à une sorte de répartition disciplinaire des recherches en acquisition du langage par
l’enfant. D’un côté, une psycholinguistique qui traite du jeune enfant en milieu familial (naturel) et
qui n’envisage la variation des conduites verbales que sous ses aspects discursifs sans renvoi à
l’appartenance sociale.
De l’autre, une sociolinguistique qui traite de l’enfant plus âgé en milieu scolaire (guidé) et qui
s’intéresse exclusivement aux aspects sociodifférentiels des pratiques langagières en liaison avec le
devenir scolaire et social des enfants. En conséquence de quoi, le terrain familial reste un objet
privilégié d’étude pour la psycholinguistique et le terrain scolaire le lieu de prédilection des études
sociolinguistiques. Ce qui conduit à l’évacuation des causalités sociales dans le premier cas et au
manque de prise en compte des aspects plus directement psychologiques et contextuels dans le
second.
Il y a cependant nécessité à la fois d’une sociolinguistique de la petite enfance et d’une
psycholinguistique de l’enfant scolarisé. Mais, entre ces deux disciplines, existe bien plus qu’un simple
partage de terrains : conceptualisations, problématiques, méthodologies divergent et sont
susceptibles d’apporter des éclairages originaux dans tous les cas, sans ignorer les points de
divergence donnant lieu à débats. C’est pourquoi il y a place pour des recherches des deux
disciplines dans tous les lieux où l’enfant se développe et se socialise. Aujourd’hui, on constate que
la sociolinguistique n’a pas encore occupé tout le terrain qui lui revient d’explorer. Elle n’a pas
apporté ce qu’elle devrait dans des études sur le milieu familial, même si elle commence à le faire
dans le cas d’enfants de migrants ou dans celui des couples mixtes. La psycholinguistique de son
côté commence à s’intéresser au terrain de l’école et elle fait beaucoup dans le domaine des
rapports entre le développement langagier et le développement cognitif du jeune enfant. Sous
certains aspects, elle se rapproche de plus en plus de la neurolinguistique et des recherches sur le
12
fonctionnement du cerveau humain. Sous d’autres, de la sociolinguistique et des recherches
concernant ce que l’on appelle la socio‐cognition (autrement dit, la prise en compte de la
dimension culturelle et sociale des apprentissages, de la construction des savoirs).
1.3. Du côté de la sociolinguistique
Le point suivant étant entièrement consacré à la sociolinguistique, je ne fais ici que préciser deux
notions essentielles qui montrent en quoi cette approche modifie le point de vue (dominant) sur
l’acquisition.
La notion de socialisation langagière versus celle d’acquisition
Elle caractérise assez bien la façon dont la sociolinguistique envisage les problèmes d’acquisition.
Extrêmement opératoire, elle éclaire le problème du développement langagier de l’enfant. La
notion d’acquisition est globalement une notion réductrice qui ne tient pas compte du fait que tout
enfant s’approprie sa langue maternelle dans des instances de socialisation diversifiées. On entend
par instances de socialisation les divers lieux où l’enfant est dans un environnement langagier
particulier (les divers lieux où il est avec ses parents, avec des amis, chez de la famille proche, à la
crèche, avec sa nourrice ou toute personne qui le garde, régulièrement ou non etc.). Dans tous ces
lieux, l’enfant côtoie des personnes différentes, il entend des manières de parler différentes, il y tient
des rôles différents et il y fait l’expérience d’enjeux différents. Une précision sur le terme de
langagier. Il s’agit de socialisation non seulement par la maîtrise de la langue (ou des langues) de
l’entourage de l’enfant, mais aussi par celle de tous les moyens discursifs (mise en scène des actes
de langage, utilisation de divers jeux de langage, monologiques et dialogiques) et communicatifs
(vocaux au sens large, mimiques, gestuels, posturaux) à la disposition des interlocuteurs pour
produire des significations.
Individuation et processus d’identification
Ainsi, toutes les instances de socialisation sont pour l’enfant des lieux où se réalise sa personne
sociale, puisqu’il interagit avec des personnes diverses qui ont face à lui des statuts donc des
discours différents et à travers lesquels il va donc apprendre la diversité des relations
intersubjectives et interpersonnelles. Les processus identitaires et d’individuation ont leur origine
dès les toutes premières interactions de l’enfant avec les autres et c’est aussi là que commence à se
fabriquer la variation proprement linguistique. Il faut rappeler que loin de ne s’intéresser qu’aux
groupes sociaux, qu’aux productions collectives de langage, la sociolinguistique a aussi pour objet
les mécanismes de construction identitaire.
La question posée est de savoir dans quelle mesure les individus ont le contrôle de leur
construction identitaire, si d’une manière ou d’une autre ils ne la reçoivent pas toujours de la société.
Et que penser du développement social et langagier de l’enfant ? Il passe par les interactions
verbales avec des personnes d’abord semblables, puis diverses et même divergentes. C’est cette
relation interlocutive qui, en prenant corps et vie dans les dialogues, est, comme on le verra plus
loin, l’ouvrière de l’identité personnelle. La notion de socialisation langagière recouvre donc
l’ensemble de ces phénomènes et permet d’éclairer des questions dont on peut comprendre la
diversité, la complexité et la complémentarité.
2. Vers une sociolinguistique de l’appropriation langagière
Revenons au caractère social de l’acquisition du langage par l’enfant, appelé socialisation
langagière. On reconnaît aujourd’hui que les différences langagières entre individus d’une même
communauté linguistique apparaissent très tôt. Après avoir cru que tous les jeunes enfants
13
présentaient des stades très comparables de développement langagier, on en est venu à s’intéresser
aux différences dans les premières années de la socialisation de l’enfant et l’on a pu constater que
tous les enfants ne passent pas par les mêmes étapes et ne présentent pas des stratégies
d’apprentissage identiques.
2.1. Le constat des différences entre enfants
Des études en psycholinguistique montrent, en effet, que les différences observées ne relèvent pas
seulement de vitesses différentes d’acquisition des maniements langagiers, mais aussi de conduites
diverses pour la mise en place de ces maniements. Par exemple : tous les enfants n’apprennent pas
la complexité syntaxique à la même vitesse, certains en sont à la phrase canonique simple, alors
que d’autres produisent déjà des phrases avec relatives ou circonstancielles. Par ailleurs,
l’appropriation de la syntaxe n’est pas pour tous les enfants une priorité au même moment,
certains la délaissent pour s’intéresser plus au vocabulaire. Ce qui a pu faire dire qu’au delà du
problème de la vitesse d’apprentissage, se pose celui de la nature des acquisitions et qu’il existe
des enfants plus syntaxiques et d’autres plus lexicaux. On a pu montrer aussi une différence entre
enfants tournés plutôt vers la désignation des objets et enfants attirés bien plus vers la mise en
mots des relations. Dans ce cas, les pronoms personnels sont maniés plus vite chez les seconds,
alors que les premiers disposent pour nommer le monde qui les entoure d’un plus grand nombre
de mots.
D’où l’hypothèse de styles socio‐cognitifs précoces, en liaison avec les habitudes langagières des
familles et les modes éducatifs qui les caractérisent, qui conduiraient les très jeunes enfants à
adopter des démarches d’acquisition différenciées, bien évidemment inconscientes. D’où aussi
l’intérêt de plus en plus marqué dans la recherche pour les échanges enfant‐entourage (et ceci dès
les premiers moments de la vie de l’enfant) en vue de cerner les racines et les raisons de la très
grande variation de ces styles préférentiels d’apprentissage.
2.2. Des questions pour la sociolinguistique
A partir de là se posent quelques questions pour la sociolinguistique auxquelles on ne peut pas
encore répondre complètement.
Premièrement, qu’est‐ce qui influence l’acquisition du langage par l’enfant dans le milieu familial
et qui peut être responsable des différences langagières entre enfants ? Les facteurs sont multiples : le
sociolecte employé bien sûr (c’est‐à‐dire les usages particuliers de la langue de l’entourage,
régional, social, culturel), mais aussi le temps consacré aux échanges avec l’enfant, l’attention,
l’investissement personnel, les types d’interaction mis en place avec lui, les formes de langage
utilisées, les jeux de langage régulièrement pratiqués, les réactions à ses tentatives verbales, les
représentations de la langue et de ses usages qui lui sont transmises, l’image qu’on lui renvoie de
lui‐même comme locuteur, le type de pédagogie implicite employée par les adultes dans cette
acquisition langagière etc. Cet ensemble de facteurs caractérise les manières de faire d’une famille,
mais elles sont liées aussi aux manières de faire des divers groupes sociaux. C’est pourquoi la
sociolinguistique, qui étudie ces groupes du point de vue de leur individuation, au sens de la
production de particularités linguistiques, discursives et d’attitudes langagières, inhérentes aux
groupes sociaux, a beaucoup de choses à apporter à ces études sur le développement langagier
différencié des enfants. De plus, le concept d’individuation invite à travailler de façon comparative et
contrastive, ce qui constitue une démarche différente de celle qui se donne l’objectif de mettre en
14
lumière des stades de développement généralisables à tous les enfants (point de vue le plus connu
et devenu idéologiquement majoritaire à partir des travaux de Piaget).
Deuxièmement, peut‐on définir des styles particuliers d’intervention des familles dans l’acquisition
du langage par l’enfant en fonction de leur origine sociale ? Les études manquent dans ce domaine,
mais on peut avancer des éléments de discussion. L’entourage ne va pas enseigner (au sens
scolaire) en tant que tel le langage à l’enfant. Il va développer des attitudes de reprise, de
correction, d’étayage, de jeu ... Mais, essentiellement, l’entourage va fournir à l’enfant l’occasion
d’être confronté à certaines situations de production et d’échange en fonction des habitudes du
groupe auquel il appartient. En effet, on sait que chaque groupe met en œuvre dans la vie
quotidienne un répertoire privilégié de conduites langagières qui constituent ses modes relationnels et
culturels de fonctionnement social. Ainsi, les parents proposent aux enfants les situations de
communication qu’ils sont eux‐mêmes amenés à pratiquer et dans lesquelles ils ont leurs repères et
par lesquels ils ont constitué leur identité sociale. La structuration de la société agit donc, par le
biais cette différenciation langagière, directement sur les acquisitions des enfants. Si, par la suite,
un enfant ne sait pas répondre (ou mal) à une sollicitation verbale particulière (par exemple
expliquer pourquoi il n’a pas aimé un film), ce n’est pas forcément parce qu’il ne possède pas les
maniements linguistiques nécessaires pour le faire, mais parce que ceux‐ci ne sont pas régulés,
entretenus par une expérience suffisamment familière des savoir‐faire liés à cette tâche verbale
particulière. L’enfant intériorise inévitablement le fonctionnement du langage comme expression
de l’expérience sociale de son milieu d’origine. En termes vygotskiens, on pourra dire qu’il élabore
sur le plan cognitif ce qui était d’abord social, extériorisé. L’apprentissage linguistique qui en
découle n’est pas formel, même s’il se repère au niveau de la langue, mais le résultat de conduites
culturelles. Une fois acquis, de tels savoirs linguistiques ne seront transférables dans de nouvelles
conduites langagières que si se trouvent explicitées les règles sociales de leur utilisation. D’où le
rôle indispensable de cette socialisation particulière que réalise en milieu institutionnel la
scolarisation des enfants.
Troisièmement, les différents groupes sociaux possèdent non seulement des pratiques spécifiques
du langage et des usages particuliers de la langue, mais aussi des représentations différenciées et
de ces pratiques et de ces usages. L’entourage transmet ainsi à l’enfant un ensemble d’idées sur la
langue (qu’est‐ce que bien parler, pourquoi faut‐il bien parler, quelle formes sont belles ou laides,
qu’est‐ce qui est correct ou non etc.) et sur les divers usages (l’accent de l’Est est désagréable, les
parisiens parlent vite, les écrivains savent parler comme des livres, le langage des ouvriers est
incorrect etc.). En termes sociolinguistiques, il lui transmet des systèmes de normes. Elles sont de
différentes sortes : objectives (celles qui régissent les manières de parler dans son groupe
d’origine), subjectives (le regard porté sur les pratiques des autres groupes et qui marque la prise
de conscience des différences langagières), évaluatives (liées au jugement de valeur et qui
hiérarchisent les divers sociolectes par rapport aux normes officielles, celles qui sont socialement
reconnues et imposées, entre autres, par l’école). Cet ensemble de représentations conduit à des
attitudes langagières diverses. Certaines familles vont vouloir que leurs enfants acquièrent à tout
prix les normes qui sont celles des couches dominantes de la société. Ce qui entraîne souvent des
attitudes d’hypercorrection (langage surveillé) et de surnormes (surenchère dans l’utilisation des
formes socialement reconnues) pouvant avoir pour effet un sentiment d’insécurité linguistique.
Mais on peut assister au phénomène inverse : le désir de valorisation des réalisations spécifiques
au groupe par maintien de traditions culturelles, de l’identité de la communauté et par résistance à
l’intégration (langage en rupture et production de contre‐normes tendant vers la création de
formes langagières inédites).
15
2.3. Quelques pistes de recherche en sociolinguistique
Comme on l’a vu, les études concernant l’acquisition du langage par l’enfant existent depuis près
d’un siècle. D’abord dans le domaine psychologique, puis linguistique et enfin psycholinguistique,
suivant en cela l’histoire des disciplines.
Venons‐en aux travaux en linguistique proprement dite. De façon globale, et dans la période de
plus grande diffusion des recherches, ils s’intéressent avant tout aux enfants monolingues et aux
enfants nés dans des milieux cultivés. Il est remarquable de constater que, déjà, en 1909, Antoine
Meillet critiquait dans le Bulletin de la Société de Linguistique cet état de fait, considérant que la
linguistique gagnerait à ce que l’on fasse varier les conditions dans lesquelles les enfants
apprennent à parler. En particulier, disait‐il, en comparant des milieux sociaux différents et en se
posant la question des milieux plurilingues. Ces deux aspects sont désormais au cœur des travaux
en sociolinguistique de l’acquisition, mais il aura fallu attendre de longues décennies pour que les
propositions d’Antoine Meillet apparaissent comme des évidences et connaissent un début de mise
en œuvre. Il est donc utile de rappeler l’arrière‐fond triplement réducteur des anciens travaux.
Une double réduction de départ
Pendant des années, comme on l’a vu plus haut, les recherches linguistiques en acquisition du
langage ont connu une double réduction de leur objet de recherche. Elle correspondait, d’une part,
à une démarche théorique considérant qu’il est préférable de commencer par ce qui semble le plus
simple (l’enfant face à une seule langue), d’autre part, à une facilité méthodologique (observer
quelques cas seulement : le/les enfant(s) vivant dans l’environnement familial ou amical du
chercheur). Les études des années soixante‐dix correspondent donc à l’analyse du développement
langagier de l’enfant en contexte monolingue et sans que soit prise en compte la variation sociale
présente dans un tel contexte. Cette variation comprend non seulement les problèmes d’origine
sociale de l’enfant, mais aussi sa position dans la fratrie.
Il y a ainsi, au départ, une double et forte réduction de l’objet de recherche : une pratique
essentiellement monolingue (dans un contexte où la scolarisation se fait exclusivement dans la
langue nationale) et un milieu social moyen (ni spectaculairement privilégié, ni économiquement et
culturellement défavorisé). Cela a donné des études riches et dont personne ne conteste l’apport, à
condition qu’on ne généralise pas les résultats de ces recherches à toute population enfantine.
Une troisième réduction, aujourd’hui plus visible
Quant aux premiers travaux en contexte plurilingue, ils présentent à leur tour une réduction de
leur objet de recherche, la notion de bilinguisme (et de ce que l’on peut entendre par « enfant
bilingue ») étant réservée au bilinguisme choisi, ou tout au moins pensé, de certaines couches de la
population ayant les moyens de se poser le problème du choix des langues pour leurs enfants et
d’en négocier les solutions. Ce positionnement a des effets durables comme en témoigne le livre
célèbre de Laurence Pernoud, J’élève mon enfant, cité fort justement par Christine Deprez (1994), et
dans lequel quelques rares passages sont consacrés au bilinguisme. Il est intéressant de constater
que le problème du bilinguisme n’est soulevé par l’auteure qu’à propos des couples mixtes, ou
pour le cas, encore plus rare, de parents désireux de faire apprendre une autre langue à leur
enfant dès le plus jeune âge. La notion d’enfant bilingue est ainsi réduite à un état de bilinguisme
d’élite et ignore le bilinguisme de masse des enfants, issus de l’immigration essentiellement, pour
lequel cet état est une nécessité, un cas de force majeure.
Cela n’a rien de surprenant, si l’on se réfère aux premières études scientifiques consacrées au
bilinguisme enfantin. Il s’agit en général de l’observation longitudinale du développement
langagier des enfants des chercheurs eux‐mêmes (on connaît les travaux de Ronjat, Léopold,
16
Smith, Burling, etc). Il faut dire que ces recherches datent du début du siècle et constituent en fait
les premiers travaux sur l’acquisition du langage par l’enfant (Ronjat, 1913). Ainsi, la recherche en
acquisition du langage a commencé dans le cadre du contact de langues en milieu familial pour,
ensuite, abandonner la piste et se cantonner à l’enfant monolingue. Cette tradition des linguistes‐
parents, vivant dans des conditions de contacts familiaux de langues et de cultures et étudiant les
conduites verbales de leur propre famille et de leurs enfants, existe bien sûr toujours. Mais ces
études ne sont représentatives que d’un domaine de l’acquisition. Il s’agit de ne pas négliger les
domaines du « plurilinguisme natif » des enfants de pays plurilingues et le « bilinguisme social »
(au sens où il pose à grande échelle des problèmes de société) des enfants mis dans des situations
de contact de langues pour des raisons de mobilité sociale.
Nécessité de dépasser cette situation
On peut ainsi faire le constat que les études en acquisition du langage en contexte monolingue et
en contexte plurilingue présentent, chacune à leur manière, la même tendance à l’évitement de la
variation sociale. Quel que soit le contexte, ce sont les enfants issus de familles privilégiées qui
sont étudiés ; des familles pour lesquelles Pierre Bourdieu (1994 : 40) dit combien elles portent un
intérêt croissant à tout ce qui touche à l’éducation, « … et, parmi celles‐ci, les familles
d’intellectuels, d’enseignants ou de membres de professions libérales ». D’où l’intérêt d’une
approche sociolinguistique de l’acquisition du langage par l’enfant dont l’objectif même est
d’analyser les effets de la variation sociale.
La nécessité du dépassement de cette triple réduction est aujourd’hui reconnue dans toutes les
approches disciplinaires et demande d’avoir recours aux pratiques scientifiques plus spécifiques
de la sociolinguistique : les observations de terrain, la méthode comparative, les enquêtes et les
entretiens. Entreprise d’envergure qui a ses exigences propres : des recherches collectives et les
moyens de les réaliser...
En effet, aujourd’hui, les conditions historiques et sociales sont largement réunies pour que de tels
travaux aient lieu. Les changements de société auxquels nous sommes confrontés portent en eux
tous les motifs de la variation langagière. Des déplacements de populations de plus en plus
nombreux, dus essentiellement aux migrations rendues nécessaires pour le travail, entraînent des
situations de langage foisonnantes dans leur diversité et des conditions d’apprentissage et de
socialisation inédites et encore imprévues. Nous sommes bien loin de connaître, et encore moins
d’avoir observé et analysé, la multiplicité des situations langagières dans lesquelles des enfants
naissent, sont socialisés, apprennent à parler, puis à lire et à écrire. Des parlers divers, certains
institutionnalisés, d’autres sans reconnaissance extérieure à ceux qui les pratiquent, les uns
recommandés, voire imposés, les autres dévalorisés, voire interdits, les uns glorieux, les autres
honteux, se côtoient, se mélangent, se repoussent, s’attirent, à l’instar des personnes et des
groupes.
Les recherches en acquisition ne peuvent plus se mettre à l’abri de cette diversité, ce qui ne signifie
pas ne plus avoir de méthode. Il s’agit bien au contraire de serrer au plus près les problématiques
et de sélectionner les méthodologies adéquates.
2.4. Deux notions clés de la discipline
Pour situer les problématiques sociolinguistiques en acquisition, on peut présenter la réflexion de
manière synthétique à partir de deux notions clés : la socialisation et la variation, les deux étant
indissociables.
17
Socialisation
Comme on l’a vu plus haut, l’enfant fait l’expérience du langage dans diverses instances de
socialisation, essentiellement au sein de la famille et à l’école, mais aussi dans tous les lieux qui
constituent son environnement quotidien et où il rencontre d’autres enfants, des amis, des voisins,
des commerçants, etc. A travers ces diverses rencontres, et au fur et à mesure qu’elles se
diversifient, il côtoie des interlocuteurs différents et par conséquent, des pratiques langagières
différentes (entre autres des usages variés d’une même langue, des langues diverses et des
mélanges). Il découvre aussi des manières différenciées d’interagir avec les autres et apprend, en
même temps que les maniements langagiers, l’utilisation des règles sociales d’interaction. Il peut
se trouver ainsi, à un âge plus ou moins précoce, en situation d’interculturalité. Quoiqu’il en soit,
il se construit, avec plus ou moins de bonheur ou de malheur, une personne langagière. L’image de
soi qui résulte de toute biographie langagière (ce cheminement individuel et social et les événements
langagiers qui l’accompagnent) est hautement variable d’un individu à l’autre, même (et c’est là
que toute position mécaniste serait dangereuse) entre personnes de même origine sociale, entre
personnes d’une même famille, entre personnes prises dans les mêmes langues.
C’est pourquoi on a souligné que les sociolinguistes travaillant dans le domaine de l’acquisition se
situent beaucoup plus du côté des problèmes de socialisation langagière que d’acquisition du
langage. Ils veulent par‐là mettre l’accent sur la diversité des situations sociales et des
apprentissages langagiers, plutôt que sur les constantes observables dans le développement
langagier des enfants. C’est ce positionnement théorique qui distingue sans doute le mieux les
travaux en sociolinguistique de ceux que l’on trouve en psycholinguistique. Bien qu’on ne puisse
nier qu’il y ait des tendances générales dans l’acquisition du langage par les enfants, tout le
monde est aujourd’hui d’accord pour reconnaître qu’il existe, au niveau des sujets, une pluralité
de voies d’appropriation langagière et de devenir langagier. Ce constat circonscrit un domaine de
recherche propre.
Variation
On peut problématiser brièvement l’approche variationniste : si, comme on l’a vu, tous les enfants
ne passent pas par les mêmes étapes dans leur développement langagier et n’aboutissent pas à des
personnalités langagières identiques, c’est que les interactions avec l’entourage, vécues dès les
toutes premières années, constituent une expérience langagière singulière, présentant des aspects
partagés (qu’il revient à la sociolinguistique de montrer) et des éléments uniques. Le retour actuel
d’explications innéistes en matière de compétences en général et de compétences langagières en
particulier, souvent sous couvert de travaux en sciences cognitives (qui méritent mieux que ça),
nous oblige à rappeler que, quelles que soient nos ignorances en la matière, c’est à la fois la
prématuration et la capacité d’acquisitions nouvelles qui caractérisent le cerveau humain et que
les différences de développement relèvent sans doute autant, sinon davantage, des modes de
socialisation que des potentialités préalables. C’est ici encore (comme pour ce qui est de parler de la
langue au singulier) à un effet de lointain, dû aux modèles descriptifs et aux exigences pratiques,
que l’on doit de parler de l’acquisition du langage par l’enfant, le tout au singulier. Les situations
réelles montrent à quel point la variation est grande.
En matière de développement du langage, la problématique de la variété des langues en présence
rejoint celle de la variété des usages d’une même langue. La diversité de la parole des enfants et des
adolescents peut renvoyer à la présence de langues différentes en contact : langues étrangères,
langues d’immigration, langues régionales, etc. Elle peut aussi renvoyer à des usages sociaux
divers d’une même langue : un enfant de milieu populaire en centre‐ville parle différemment
d’un enfant de banlieue ou d’un enfant de milieu favorisé, de même qu’un petit lillois parle
18
différemment d’un petit marseillais ou d’un parisien. Les deux aspects peuvent se combiner :
l’enfant d’ouvrier qui parle portugais et français et l’enfant de cadre qui parle sensiblement
différemment ces mêmes langues. Sans compter les mélanges qui ne manquent pas entre variétés
de langues d’origine, usages sociaux du français et pratiques générationnelles spécifiques (langue
des jeunes, des ados). C’est pourquoi la sociolinguistique, qui étudie ces groupes du point de vue
de leur individuation ‐ au sens de production de particularités linguistiques, discursives et
d’attitudes langagières, inhérentes à ces groupes sociaux ‐ apporte des éléments explicatifs à
l’hétérogénéité du développement langagier.
Rappelons, en conclusion, ce qui a été dit plus haut, à savoir que les parents d’abord, les groupes
de pairs ensuite (quand l’enfant sort du milieu familial) proposent aux enfants leurs pratiques
socialement marquées d’utilisation du langage. La structuration de la société agit forcément, par le
biais de cette différenciation langagière, sur les acquisitions, l’enfant et l’adolescent intériorisant
inévitablement le fonctionnement du langage comme expression de l’expérience sociale de leur
milieu d’origine et de leur environnement quotidien qui est à la source des liens sociaux les plus
forts.
D’où l’intérêt en sociolinguistique de l’approche comparative qui a pour objectif d’analyser
jusqu’où cette hétérogénéité est l’effet de la socialisation. La part restante étant l’objet de
différences individuelles dont les raisons échappent en grande partie au moyen d’investigation.
19
CHAPITRE 2 : L’APPROPRIATION DES COMPÉTENCES ORALES : LA
CONVERSATION
Présentation générale : le dialogue en acquisition
J’aborde ici le champ de la linguistique avec comme point central un aspect important de
l’acquisition : la question de la primauté du dialogue et les interactions verbales dans lesquelles les
enfants sont des interlocuteurs à part entière. Ce domaine est celui de l’appropriation des
compétences orales des enfants qui se déploient dans de nombreuses situations sociales, plus ou
moins formelles et informelles. La conversation ordinaire, quotidienne est le genre oral « premier »
(selon la terminologie de Bakhtine) rencontré par les enfants et celui à partir duquel tous les autres
genres de discours (oraux et écrits) se construisent.
Introduction : un bref regard historique
La linguistique s’est dans ses débuts intéressée essentiellement aux aspects proprement
linguistiques (au sens de systèmes en langue) du développement langagier des enfants : maîtrise
progressive de la phonologie, évolution de la richesse du vocabulaire, complexification de la
syntaxe, etc.
La discipline évoluant, on peut noter (dans les vingt dernières années surtout) des positions
nouvelles et des objectifs de recherche plus étendus :
- une diversification des aspects langagiers pris en compte. Il ne s’agit plus seulement de la
phonologie, du lexique ou de la syntaxe, mais aussi des fonctionnements sémantico‐énonciatif
et discursif et des dimensions métalangagières.
- une diversification des théories en sciences du langage mises à contribution dans la recherche;
théories textuelles, pragmatiques et interactionnelles.
- une diversification des méthodes de recueil des données. Il ne s’agit pas seulement
d’expérimentations (avec le danger bien connu de fabrication des artefacts), mais aussi
d’observations de situations quotidiennes.
- on ne s’intéresse pas seulement à la production verbale, mais aussi à la compréhension des
situations et à la construction du sens : le domaine de l’interprétation et celui qui lui est lié
des représentations sont aussi interrogés.
- une question est devenue centrale en acquisition dans les recherches actuelles : celle de la
primauté du dialogue en acquisition qui favorise les approches interactionnelles (les
échanges langagiers comme moteur de l’appropriation du langage).
C’est ce dernier point qui sera abordé dans le cours. Après quelques remarques générales, je
retiendrai deux éléments de discussion concernant la problématique, centrale en acquisition, du
dialogue: la question générale de la primauté de échanges verbaux et celle plus particulière de
l’étayage langagier.
20
1. Quatre constats au départ
Les remarques qui suivent peuvent paraître un peu complexes et relevant d’une philosophie du
langage. Elles ont cependant leur importance pour comprendre l’impact de l’appropriation
langagière, sa force dans les conduites humaines.
1.1. Premièrement, il ne faut pas oublier qu’il existe des organisations propres à l’expérience qui
ne sont pas linguistiques. L’expérience du monde qu’a l’enfant est pour certains aspects d’ordre
linguistique, pour d’autres d’ordres sensoriel et moteur. Ainsi, on peut dire qu’avant de
comprendre du langage et savoir parler, l’enfant possède déjà une conduite intentionnelle qui lui
fait préférer certaines choses, en refuser d’autres, s’orienter en fonction de valeurs positives ou
négatives, centrer son attention sur certains objets en en laissant d’autres en arrière plan, etc. Toute
conduite humaine n’est pas langagière, mais tend à le devenir à un moment ou à un autre.
1.2. Deuxièmement, il faut rappeler que les catégories du langage ne sont jamais des calques purs
et simples de l’expérience. Cette remarque a son importance s’agissant par exemple du récit qui
n’est jamais le reflet du réel, même lorsque c’est dans le réel que la source du narré se situe. Nous
avons dit qu’avant de savoir parler, l’enfant peut savoir manipuler des objets, montrer, jouer. Mais,
en ayant accès au langage, il déplace la signification du sens produit avant le langage et peut donc
démultiplier son rapport au monde. Il peut de plus, activité totalement remarquable et plus
précoce qu’on ne le pense, marquer son rapport au langage, autrement dit signifier la manière dont
il le manie.
1.3. Troisièmement, le langage est fait de telle façon qu’on ne peut l’apprendre qu’en l’utilisant ;
autrement dit, on ne l’apprend pas d’abord pour l’utiliser ensuite. Ce qui signifie que l’ensemble
des sens linguistiquement possibles ne préexiste pas de manière structurelle à l’utilisation du
langage et que cela permet le jeu, au sens que le langage a du jeu et autorise les mouvements, les
déplacements, la circulation des discours. En particulier, c’est l’entrée dans tel ou tel genre de
pratique langagière qui entraîne l’utilisation de telle ou telle structure linguistique et non
l’inverse : ainsi, c’est le fait même de raconter qui entraînera le besoin de contrastes temporels ou
obligera à fixer des relations de coréférence.
1.4. Quatrièmement, et conséquemment à ce qui vient d’être dit, évaluer les compétences
langagières des enfants ne consiste surtout pas à effectuer la somme de compétences linguistiques
cumulatives, mais à repérer les modes d’entrée dans des genres de discours comme indice de
capacité à la variété langagière : de combien de genres un enfant est‐il capable, en distinguant bien
sûr genres de production et genres de réception, étant donné qu’existe (comme pour tout
phénomène langagier) une plus grande latitude à comprendre des types de discours qu’à en
produire.
Venons‐en maintenant aux deux éléments de discussion actuelle dans les recherches en
acquisition : la question du dialogisme et celle de l’étayage qui sont étroitement liées.
2. La question du dialogisme
D’abord insistons sur une idée centrale : l’enfant qui apprend à parler ne va pas de la langue
(comme sorte de boîte à outils linguistiques) à la parole (comme ensemble d’usages de la langue en
contexte), mais des discours des autres (ceux qu’il entend et ceux qui lui sont adressés) aux discours
de soi (ceux qu’il produit). L’entrée de l’enfant dans le circuit du langage est ainsi, au sens fort du
terme, « dialogique », c’est‐à‐dire que c’est dans et par les échanges verbaux et, entre autres, par le
biais de la parole de l’autre comme langage qui lui est adressé, que se réalise l’appropriation
langagière. Avec cette caractéristique fondamentale, souvent minorée dans les travaux : si la
21
langue de l’enfant ressemble de plus en plus à celle de l’adulte, ses productions mélangent en
permanence, et dès le début, ce qui est repris de l’autre et ce qui vient de soi par modification,
déplacement ou création.
Se fabriquent ainsi en permanence dans les échanges enfant‐adulte du commun (du général produit
par tous) et du spécifique (du particulier produit par l’un ou l’autre des partenaires). Il ne s’agit pas
de nier que c’est l’objectif de parler comme un adulte qui explique le développement du langage
de l’enfant. Mais cela ne veut pas dire reproduire strictement des formes langagières sans
nouveauté, sans inventions qui peuvent de venir durables. On le sait, et fort heureusement, les
langues évoluent d’une génération à l’autre. La parole enfantine n’est pas étrangère (parmi
d’autres phénomènes) à cette évolution de par sa créativité.
Il s’agit de plus de reconnaître que l’activité langagière propre à l’enfant explique en retour le
langage de l’adulte (qui lui aussi s’adapte, imite, créé). Le monde adulte n’est pas sans adopter des
formes de langage enfantin (ou, plus tard, celles du langage des adolescents) : le parler « jeune »
entre dans les habitudes langagières de la société.
Cet aspect de la création linguistique continue, intergénérationnelle, est important d’autant plus
qu’existe un double mouvement du point de vue de la production du sens : les mots de la langue
adulte n’ont pas la même signification pour l’enfant et pour l’adulte et ceux du langage enfantin
signifient inévitablement différemment pour l’enfant et pour l’adulte. C’est même sans doute de
tels décalages qui favorisent les mouvements (métaphoriques) de sens et pour une bonne part la
vitalité langagière en général en évitant le figement de la parole sans cesse refabriquée, sans cesse
négociée.
Revenons à la primauté du dialogue dans l’acquisition qui vaut autant pour l’appropriation des
structures linguistiques que pour les structures textuelles (au sens large). En effet, si l’enfant entre
dans le langage par le dialogue (il parle en interaction avec d’autres), l’activité de monologue (il parle
seul) dont il est rapidement capable peut être considérée comme une conduite de dialogue reprise‐
modifiée. Ce qui veut dire, par exemple, que le jeune enfant qui raconte une histoire avec
quelqu’un d’autre se prépare à pouvoir raconter tout seul en reprenant‐modifiant la structuration
de l’échange narratif à deux (ou plus). Comme l’a montré Vygotsky pour toute activité en général,
on peut dire, concernant le langage, que ce qui est appris en interaction avec les autres dans une
structure dialogique est reproduit de manière monologique plus tard, quand apparaissent des
capacités d’autogestion de la parole, c’est à dire des capacités à assumer seule la programmation
longue des discours. Pour donner une idée de cette évolution : un enfant de quatre ans est
rarement capable de raconter seul une histoire, alors qu’il est au contraire rare qu’un enfant de six
ans ne puisse pas le faire. Cela ne veut pas dire que l’interlocuteur n’est plus nécessaire, mais son
rôle a totalement changé. D’où l’importance de la question suivante.
3. La question de l’étayage
La question de l’étayage est souvent étudiée dans les dialogues entre adultes et enfants, mais
l’étayage entre enfants existe aussi, au sens où un enfant peut aider un autre enfant à produire un
discours. Abordons, cependant, cette notion dans les échanges entre adultes et enfants.
Il faut avant tout bien différencier des autres situations de collaboration entre adultes et enfants la
pratique de l’étayage dans des situations de collaboration langagière. Elle y est fort différente des
situations analysées par Bruner (1983) qui travaille essentiellement dans les cas de manipulation
d’objets (construire une pyramide avec des cubes par exemple) et donc de tâches clairement
assignables, ce qui n’est pas aussi simple lorsque l’on a affaire au langage. De plus, dans tous ces
cas de manipulation d’objets, l’adulte est incontestablement le plus expert, ce qui se discute en
22
partie dans le cas des maniements langagiers. D’une part, l’objectif à attendre et, d’autre part, la
capacité des uns et des autres à le réaliser sont plus difficilement identifiables. Une construction ou
un montage à réaliser, une recette de cuisine à suivre, un parcours à effectuer, etc. constituent une
suite d’actions prévisibles et dont une manière de faire peut être meilleure qu’une autre. L’étayage,
en tant qu’aide à une action efficace, est relativement simple à réaliser. En revanche, lorsqu’un
dialogue s’amorce entre deux interlocuteurs, il est la plupart du temps difficile d’en connaître
l’objectif exact qui souvent ne se construit que dans le déroulement de l’activité langagière elle‐
même. Comment alors aider le moins expert des partenaires à prendre part à l’échange, à produire
des interventions appropriées ? Lorsqu’un enfant essaie de raconter une histoire, l’adulte qui tente
de l’aider à construire son récit ne connaît pas à l’avance la manière dont veut s’y prendre l’enfant,
étant donné qu’il y a une multitude de façons de raconter un même récit. L’étayage peut alors se
transformer en forte gêne et mener l’activité visée à un échec.
Par ailleurs, l’adulte peut être moins capable que l’enfant de réaliser certaines tâches
langagières (ou il n’en est plus capable). Pour prendre un exemple en restant dans le cadre du récit,
l’adulte n’est plus en mesure comme l’enfant de raconter « ce qui lui passe par la tête » : divers
tabous sociaux (les habitudes scolaires de planification en particulier) rendent impossible de
choisir du « déconstruit » comme point de départ d’une construction discursive, ce qui demeure
longtemps une capacité enfantine. Une petite fille de sept ans à laquelle je demandais de me
raconter « quelque chose », m’a répondu sans hésiter « alors j’vais t’raconter n’importe quoi » … et
ce fut une fort étonnante histoire et un grand bonheur !
Il est donc nécessaire de bien marquer la différence entre activités langagières et non langagières.
Pour ces dernières, l’étayage présent quelques spécificités dont je redonne une synthèse.
L’étayage langagier n’intervient pas forcément dans des situations de transmission de type
pédagogique expert / non‐expert et ne se réalise donc pas seulement dans le seul sens savoir /
ignorance. En effet, l’adulte fonctionne le plus fréquemment dans une démarche de soutien,
souvent simplement comme cadre / cadrage de l’activité verbale : sa seule présence peut aider
l’enfant à dire et, avant tout, le paraverbal (regards, sourires, marques diverses d’intérêt par le
biais de la mimo‐gestualité). Les ratés de cette activité de soutien (les « contre‐étayages ») relèvent
bien en partie d’une mauvaise évaluation des capacités de l’enfant (intervenir « en deça » ou « au‐
delà » des possibilités enfantines tel qu’en parle Vygotski dans sa définition de la zone proximale
de développement).
Mais d’autres causes peuvent être avancées :
‐ l’adulte qui échange avec l’enfant ne sait jamais exactement quel est le projet langagier de son
jeune interlocuteur, qui lui‐même sans doute l’ignore en grande partie
‐ et même lorsque le but est connu (un contrat de communication est clairement négocié entre
les interlocuteurs), il y a toujours plusieurs solutions discursives possibles ; par exemple,
raconter une grosse frayeur peut aussi bien commencer par l’état initial (« ce matin‐là, je me
suis levé en pleine forme … ») que par l’état final (« ce jour‐là, j’ai vraiment eu la plus grande
peur de ma vie »)
‐ et puis, comme dans tout dialogue, il y a de part et d’autre des attentes et des surprises : ainsi,
l’enfant peut produire un discours tout à fait adéquat, mais totalement inattendu. Je demande à
un petit garçon de cinq ans de me raconter l’histoire qu’une conteuse professionnelle leur a lue
en classe. A mon grand étonnement, il pose comme organisateur dominant la façon dont la
conteuse a procédé, événement qui semble l’avoir plus frappé que l’histoire. Il commence son
récit ainsi : « c’était pas comme avec Mme S. (la maîtresse) / elle (la conteuse) a dit « on s’assoit
23
en rond et c’est Jean‐Baptiste qui tient le livre » / l’histoire y’en avait qui la connaissaient mais
pas moi ».
L’adulte se trouve par conséquent dans la situation délicate d’aider à dire sans empêcher de dire et, de
ce point de vue, on sait qu’il est loin d’être un interlocuteur tout puissant ; les situations scolaires
sont parmi celles où, sous le poids institutionnel, la contrainte à dire de manière normée
(standardisée) masque la réelle capacité à dire des enfants. Le problème de l’inhibition en situation
scolaire est bien connu : il s’agit de préférer ne rien dire plutôt que d’être pris en défaut par
rapport à une règle institutionnelle d’utilisation de la parole.
Reprenons l’exemple du récit, car il sera développé plus loin. Les situations de récit sont
caractéristiques de ces difficultés d’aide à dire. Avant d’être capables de raconter de façon
autonome (monogérée) une histoire, les enfants le font en interaction (cogérée) avec un plus expert
(adulte ou enfant plus âgé). La conduite du récit tient à la manière dont l’adulte aide l’enfant à
raconter, en particulier par son questionnement (« c’est qui ? », « comment il s’appelle ? », « c’est
où ? », « pourquoi ? », etc.). La situation la plus problématique est celle de la restitution par l’enfant
d’une histoire connue de l’adulte. On discerne rapidement les cas où l’adulte essaie de faire dire à
l’enfant son récit d’enfant et ceux où il force l’enfant à produire le récit que, lui, adulte a dans la
tête.
Difficile donc de savoir comment il faut parler à un enfant, si ce n’est qu’il existe des
caractéristiques stables à la parole adulte face à celles de l’enfant (par exemple, le problème de la
gestion des questions et des réponses dans le dialogue, l’adulte ayant souvent le monopole des
questions) et des styles différents (par exemple la bonne volonté ou la résistance à dire propres à
chaque enfant).
4. Les approches interactionnelles en acquisition
Les conditions d’acquisition du langage présentent, comme on l’a vu, une grande diversité de
paramètres (environnement social, origine ethnique, études, métiers, composition de la famille,
fratries, possibles handicaps, etc.), Un paramètre nous intéresse plus directement, celui de
l’environnement linguistique des enfants, souvent désigné par la métaphore du bain langagier. Il se
présente sous deux aspects principaux: a) le langage environnant de l’enfant: langues et variétés de
langues (dans et hors de la famille), manières dont elles sont utilisées, b) le langage adressé à
l’enfant: celui que son entourage pratique à son intention, lui attribuant par là‐même le statut
d’interlocuteur. Selon les situations, ces aspects diffèrent : modalités de la prise en compte de
l’enfant comme interlocuteur, quantité et qualité des échanges verbaux mis en place avec lui et
pour lui, formes linguistiques utilisées, etc.
De ce point de vue, les situations de monolinguisme et de plurilinguisme ne sont pas identiques: la
question du choix des langues à utiliser avec l’enfant dans le milieu familial ne se pose pas dans les
situations monolingues, contrairement aux situations plurilingues, qu’il s’agisse de couples mixtes,
d’immigration, de pays plurilingues. Cette question du choix est aussi un élément de diversité
entre plurilingues: parents qui adoptent une stratégie bilingue ou monolingue dans leurs échanges
avec leurs enfants, avec toutes les combinaisons possibles : un parent‐une langue, deux parents‐
deux langues, alternance, mélange, etc.
Les enfants apprennent donc à comprendre et analyser le langage parce l’entourage l’utilise en
permanence devant eux et surtout parce que l’enfant est pris comme interlocuteur depuis son plus
jeune âge. Le langage adressé à l’enfant par les parents et autres adultes proches est souvent appelé
langage modulé, car il possède de grandes qualités d’adaptation aux possibilités communicatives
des enfants. En fait, il présente trois composantes :
24
‐ une composante « affective » qui consiste à encourager la parole enfantine, à la solliciter par
des relances, à l’accepter dans sa différence avec la forme adulte (l’adulte reprenant à son
compte la formulation enfantine).
‐ une composante « communicative » qui vise le partage du sens entre les interlocuteurs et qui
donc adapte les interventions adultes aux capacités de compréhension et de production de
l’enfant ; la langue modulée qui est résulté a des caractéristiques bien décrites dans les recherches
(prosodie plus marquée, phonétisme plus aigu, phrases simples, vocabulaire générique, etc.).
‐ une composante « cognitive » dont l’objectif est de permettre à l’enfant d’analyser sa langue ;
d’où de nombreuses répétitions et reformulations d’énoncés, la présence de définition et des
commentaires métalinguistiques quand nécessaire.
On assiste ainsi à une trifocalisation dans les échanges entre adultes et enfants :
‐ focalisation sur le « contenu » (de quoi on parle, les thèmes, la référence)
‐ focalisation sur la « relation » (à qui on parle, rapports de place, de statuts)
‐ focalisation sur la « langue » (comment on parle, formes linguistiques, énonciatives)
Les analyses concernant les échanges langagiers dans lesquels les enfants sont interlocuteurs sont
de natures diverses. Il est ici impossible d’envisager tous les cas de figure.
Les paramètres à prendre en compte sont les suivants : la nature des interlocuteurs (familiers ou
non de l’enfant), le nombre de participants (dialogue, trilogue, quadrilogue… plurilogue), le
contexte de l’échange (informel, formel, institutionnel), les actes de langage (requête, information,
dispute, confidence, conversation à bâtons rompus, etc.), la tâche linguistique (explication, récit,
description, etc.), les enjeux personnels (plus ou moins importants).
Concernant le développement des compétences enfantines, les études longitudinales montrent une
autonomisation de l’enfant par rapport à l’étayage adulte et donc une évolution vers une
autogestion langagière qui est, finalement, le but de tout apprentissage.
Les échanges langagiers auxquels participent les enfants peuvent être entre adultes et enfants, avec
des enfants plus âgés ou plus jeunes, avec des « pairs ». Le texte suivant propose un article de
Mme Delamotte (adapté pour le cours) qui traite de ce dernier point peu étudié dans les travaux en
acquisition.
25
Présentation d’une recherche :
Les pratiques conversationnelles entre pairs
Il s’agit dans cette partie d’un article paru en 2008 dans la revue TRANEL dont je ne donne ici que
quelques extraits. Il me permet de fournir des segments de corpus enfantins.
R. Delamotte‐Legrand, (2008), « Interactions entre pairs dans des échanges ordinaires: pratiques
conversationnelles de jeunes enfants entre eux », Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique) n°49,
pp. 29‐44. (Vous pouvez télécharger l’original de cet article dans la liste des articles à lire).
Pour commencer, je vous propose ce petit dialogue entre Lisa (2a6m) et Maxence (2a8m). Tous
deux viennent d’entrer en petite section de maternelle. Nous sommes en début d’année scolaire et
c’est l’accueil du matin dans la classe.
Lisa dessine, le pot de crayons est juste à côté d’elle.
Elle regarde Maxence s’installer et prendre une feuille de papier.
Maxence se tourne vers elle et dit [yon?] (crayon).
Lisa prend un crayon et le lui donne en disant [yen!] (tiens).
Tous deux dessinent en silence deux minutes, puis :
Maxence tend sa feuille et dit [r’gad bébé] (regarde le bébé).
Lisa montre la sienne et déclare [ma l’aut] (moi l’autre).
Ils se remettent à dessiner des bonshommes en silence.
1. Introduction
Le domaine des interactions verbales entre enfants en général, et lorsque les enfants sont des pairs
en particulier, a fait l’objet d’un nombre de recherches beaucoup moins important que celui des
interactions verbales entre enfants et adultes.
1.1. Quelques remarques sur la littérature
Dans les dix dernières années, à part les travaux de Garitte (1997, 1998, 2000, 2002), rien de ciblé
n’a été publié. C’est sans doute ce qui explique l’absence de parties dédiées en tant que telles à
cette dimension interactionnelle dans la plupart des ouvrages généraux consacrés à l’acquisition
du langage par l’enfant, accessibles à un lectorat assez large.
Un rapide tour d’horizon d’ouvrages connus et de qualité montre que : Moreau et Richelle (1981)
n’en parlent pas, Rondal (1983) l’aborde dans le seul cas du langage adressé par un enfant plus
âgé à un plus jeune, Boysson‐Bardies (1996) n’en dit rien, Marcos (1998) l’évoque à peine dans le
domaine du partage de thème, Florin (1999) lui consacre deux pages et demi, Karmiloff et
Karmiloff‐Smith (2001) n’abordent pas cet aspect… Dans l’ouvrage collectif, édité par Berman
(2004), une seule contribution sur une douzaine porte sur cette question (Shoshana Blum‐Kulka).
Tous s’accordent cependant sur le rôle irremplaçable et original des échanges quotidiens entre
pairs pour la socialisation, la construction personnelle et le développement cognitif des enfants. En
effet, l’aspect quantitatif de ces rencontres (le temps consacré) comme leurs aspects qualitatifs (la
connivence culturelle entre pairs et le rôle dans la co‐construction apprentissages) sont bien
reconnus.
26
1.2. Dialogues et genres
La présente étude se situe dans une linguistique des interactions verbales. Deux rappels sur cette
approche (François, 1993). D’une part, l’enfant entre dans le langage par les dialogues : c’est dans
et par les échanges verbaux que se réalise l’appropriation langagière. D’autre part, l’enfant entre
dans le langage par les genres : étudier l’acquisition du langage par l’enfant, c’est s’intéresser au
développement de ses compétences linguistiques non en tant que telles, mais en liaison étroite
avec son activité discursive.
« Si différences sociales il y a entre enfants de classes sociales ou de groupes différents, c’est sans
doute sur le plan des types d’usage du langage, des genres, que directement du lexique ou des
structures en tant que telles. C’est d’ailleurs bien ce que Bernstein avait en vue quand il parlait de
codes différents. On prescrit et on interdit sans doute à tous les enfants. Il y a sûrement des enfants
à qui l’on donne des arguments et d’autres non. Il y a des enfants que l’on habitue au monologue,
au plaisir de l’histoire racontée et d’autres non. Bref, ce n’est pas tant la langue dans l’abstraction
des linguistes qui peut différencier les enfants ; bien plus les modes différents de culture
langagière portés avant tout par les genres. » (François, 1993, p. 114).
Le travail, présenté ici, porte sur un genre spécifique de dialogue, la conversation ordinaire, genre
premier (Bakhtine, 1975/1984), celui que l’enfant rencontre dès le début de sa vie et à partir duquel
il construit les autres genres discursifs, en particulier l’intériorisation des procédés dialogaux dans
l’activité monologale (Vygotsky, 1934/1997).
Trois parties organisent cet article : les interactions entre pairs dans les recherches en acquisition et
quelques hypothèses concernant la rareté des travaux, la notion de parité, les questions qu’elle
pose et ses conditions de réalisation, les conversations ordinaires entre enfants et les ressources
ignorées du langage enfantin.
2. Les interactions verbales entre pairs dans les recherches en acquisition
2.1 Un domaine peu étudié
Deux idées courantes semblent expliquer cette marginalisation. D’abord, la relation adulte/enfant
étant première, on a vite fait de considérer que celle entre enfants ne ferait que reproduire ce qui a
été appris dans la relation avec les adultes. Ensuite, on met en avant la primauté pour les
apprentissages de cette relation, étant donné l’inégalité d’expertise des participants. Une série de
questions découle de ce double constat.
Cela veut‐il dire que l’enfant n’apprend pas dans la relation avec ses pairs ? Et dans quelles mesure
y‐a‐t‐il transfert des compétences à communiquer avec les adultes au contexte d’interaction avec
les pairs ? Et puis, les relations entre adultes et enfants sont‐elles suffisantes pour que les enfants
sachent coopérer avec leurs pairs ? Autrement dit, les collaborations et négociations langagières se
déroulent‐elles de la même manière entre adultes et enfants et entre enfants ?
Une autre explication renverrait aux difficultés méthodologiques d’observation et
d’enregistrement des enfants entre eux en dehors de la présence adulte. En effet, même s’il
n’intervient pas dans l’interaction verbale, l’adulte par sa seule présence dans l’environnement
réduit l’autonomisation des enfants qui le perçoivent comme un recours possible (un étayage en
cas de difficultés ou discorde).
L’exemple suivant propose un polylogue entre enfants de moyenne section de maternelle avec
présence (dans les parages) d’un adulte non interactant de l’échange, sauf interpellation des
enfants.
27
Gaby On peut jouer là? maîtresse
Maîtresse Oui/mais avant on m’range tout c’bazar
Brouhah général quelques minutes
Gaby tous tous les trucs sont cassés hein?
Ninou i zont cassé des trucs/ cassés plein des trucs
Titouan j’en ai là deux/oh là là!
Gaby tu vas être puni
Titouan c’est pas/c’est pas moi
David c’est pas/ça c’est pas cassé
Ninou ça marche pu
David mais c’est pas cassé dis
Titouan ça marche pu hein?
Gaby trouve une paire de ciseaux
Gaby c’est pas dans l’travail ça?
David tiens l’travail tu le ranges
Titouan va mettre les ciseaux sur une étagère
Titouan encore on fait ça/c’est pas pour très longtemps quand même!
Ninou allez tout dans l’panier!
Titouan ouais tout/allez tout!
Gaby trouve une petite voiture de course
Gaby tu t’rappelles/c’est toi qu’avez apporté
David ouais et y a encore suilà
Ninou moi j’aime bien/regarde elle marche (il se met à jouer à faire rouler la voiture))
Gaby oh là là !/maîtresse/depuis t’aleur Ninou i n’arrête pas d’faire n’importe quoi!
David j’vais appeler quelqu’un/tu nous aides hé à ranger?
Aurélie ben::: ouais ! maîtresse ? j’peux aller avec eux?
Maîtresse oui/mais faut pas qu’ça traîne comme ça!
Bien que le déroulement de l’échange se fasse sans intervention de l’adulte, celui‐ci constitue par
sa présence un cadrage de l’activité et de la parole des enfants. Dans l’exemple suivant, en
revanche, les enfants (ils ont entre 3 ans et demi et 4 ans et demi) sont seuls dans la cuisine où ils
décident de faire un gâteau avec du pain sec, du lait et du sucre.
Josué on met l’pain à manger dans l’panier
Annaëlle le panier
Luc mais ça va pas! on fait du déjeuner
Josué c’est mon lait/c’est nestlé!
Annaëlle le lait
Luc mais non c’est pas ça!
Yannick tu laisses
Josué j’peux pas l’croquer l’pain
Yannick laisse
Josué j’peux pas l’croquer l’pain/c’est mon déjeuner
Luc t’arrête/c’est à tout l’monde
Josué alors j’fais du pain perdu
Annaëlle tiens du lait
Luc ça c’est du zorgnon
Yannick trognon
Annaëlle le croûton du pain
Josué où il est le sucre?
Yannick là/tiens
Josué faut plein de sucre pour l’pain perdu
Annaëlle c’est bon ça!
28
Adulte (qui entre dans la pièce) je viens vous aidez?
Avant l’arrivée de l’adulte qui propose ses services, l’enregistrement révèle une saynète, au sens
de François (2005, p. 152) qui désigne par là une unité de répliques autour d’un même thème. On
voit dans cette courte saynète se fabriquer une régulation entre les enfants qui laisse place à un
faire et un dire autonomes.
Revenons aux difficultés méthodologiques : il faut bien l’avouer, la saisie de telles saynètes exige
des enregistrements longs (et donc un temps très grand d’écoute) et l’option de laisser les enfants
seuls avec le risque de perdre une part de ce que procure une observation directe.
2.2. Intérêt de développer ces recherches
Il y a de nombreux intérêts à étudier en tant que telles ces relations entre pairs, leur évolution et
leurs effets sur le développement affectif, social et cognitif des enfants et ses modes langagiers.
Cette connaissance complète et éclaire à sa façon ce que nous apprend l’analyse des relations avec
les adultes. Quelle sont les pratiques interlocutives propres aux enfants ? On repère, par exemple,
la figure des interventions en série. Contrairement à l’idée répandue qu’il s’agit d’une forme
mineure, imitative et répétitive, de l’échange, on découvre un moyen efficace de faire progresser
le dialogue. Dans l’exemple suivant, les enfants sont en grande section de maternelle. Ils
reviennent de la cantine et déclarent à la maîtresse que ce qu’ils ont mangé ʺc’est dégoûtantʺ.
Maîtresse eh ben/dites‐le c’que vous aimez manger!
Adrien du chocolat
Myriam moi c’est les fraises au sucre
Mickaël le fromage
Sandrine les yaourts
Agnès les gâteaux
Mickaël le gâteau d’mamie
Sofian tous les gâteaux
Myriam mon gâteau d’anniversaire
Agnès faire des gâteaux à l’école
Adrien moi aussi
Sandrine moi aussi
Tous oh oui oui !!!
Agnès maîtresse/c’est quand qu’on fait un gâteau/tout le monde ensemble?
On voit ici un cas de coénonciation au sens de Jeanneret (1999) dans laquelle se mêlent du
générique et du particulier et qui, partie d’une réponse à une question, débouche sur une
proposition d’activité.
Il faut le souligner, les savoir‐faire des enfants sont souvent sous‐estimés. La petite saynète
suivante qui montre le talent verbal d’un enfant de 3 ans 5 mois pour retourner en sa faveur la
situation auprès de sa mère, est pourtant une expérience courante pour tous ceux qui interagissent
avec de jeunes enfants. Jules vient de goûter et renverse par jeu un panier à pain plein de miettes.
Jules t’as vu maman comment j’ai fait ça?
Mère non c’est pas vrai !/t’en a mis partout !/tu peux pas faire attention?
Jules oui mais/si j’fais attention/y’a pu de miettes partout
Mère c’est bien c’que j’te dis !
Jules oui mais/y’a pu de bêtises non plus
Mère évidemment/si tu réfléchissais avant/tu f(e)rais moins de bêtises
Jules oui mais/on saurait pas c’est quoi les bêtises
Mère quoi?
29
Jules mes bêtises à moi/toi tu les saurais pas
Mère (riant) je crois que j’pourrais m’en passer! (l’embrassant) non/c’est pas vrai mon cœur/j’pourrais
pas!
On remarquera que le maintien de cet échange se fait grâce à Jules et on notera, au passage, la force
ses trois relances en ʺoui maisʺ. La mise en valeur des possibilités conversationnelles de jeunes
enfants doit être un objectif de la recherche et mérite une plus grande attention institutionnelle, ce
qu’ont souligné depuis longtemps certains chercheurs.
3. Les conversations ordinaires entre enfants
Deux remarques rapides pour amorcer la réflexion. La première porte sur la période où l’enfant de
même âge devient un objet d’attention. On s’accorde à dire que c’est entre un et deux ans et par le
biais des objets que le pair manipule et qui deviennent objets d’attention conjointe. La seconde
porte sur les débuts de la communication entre pairs qui ne commence pas avec les échanges
verbaux. Elle est présente dès que l’autre devient objet d’attention, mais elle peut être
particulièrement précoce (les jumeaux in utero). Cependant, l’âge de trois ans environ constitue le
grand moment reconnu pour ces échanges. Bien évidemment, des différences existent dans ce
domaine comme dans les autres, liées à la diversité sociale, culturelle, familiale. Les données
utilisées dans cet article concernent uniquement des enfants francophones entre trois et cinq ans de
milieux sociaux hétérogènes.
3.1. La notion de parité et ses conditions de réalisation
L’idée au départ de la notion de parité est que la communication entre enfants de même âge serait
symétrique (égale) au regard de celle avec des enfants plus âgés et avec les adultes. Face à cet
ʺautreʺ qu’est l’adulte, les pairs semblent des ʺmêmesʺ. Mais la parité ne tient que si l’identité d’âge
est assortie d’une identité de développement. Et là, les critères deviennent difficiles à définir. Sans
compter la différence de sexe, sachant que le développement langagier des filles et des garçons
n’est pas exactement le même. Et que dire des différences d’expérience langagière entre enfants…
Une parité stricte n’est donc qu’une proposition théorique. Cependant, en amont de l’interaction
verbale, l’analyste peut considérer que le fait d’être enfants sensiblement de même âge crée une
situation de parité. Ce qui ne signifie pas, de manière automatique, que les enfants, eux, se
reconnaissent comme pairs. Les relations entre enfants apparaissent donc symétriques seulement
en référence aux relations avec les adultes. Lorsque le groupe de pairs s’autonomise de la tutelle
adulte, des asymétries ne vont‐elles pas se créer ? La parité qui existe en amont des échanges, celle
qui renvoie à une appartenance commune (être enfant), ne va‐t‐elle pas se déconstruire en fonction
des diverses places interlocutives assumées par les interlocuteurs ?
En effet, une fois l’interaction verbale engagée, la dynamique des échanges révèle des points de
vue différents, un jeu complexe d’image de soi et de l’autre, une absence d’identité de valeurs, de
réciprocité d’intérêts, etc.
On constate ainsi la capacité des enfants à fabriquer des asymétries entre eux, à multiplier leurs
places énonciatives. La parité qui renvoie à une appartenance commune (être enfant), se construit
et se déconstruit au cours de l’interaction en fonction des diverses places interlocutives assumées
par les participants. Pour illustrer ce constat, j’ai fait le choix des rôles de narrateur et d’expliquant
qui confèrent à ceux qui les assument une position (momentanément) dominante dans l’échange.
Ces rôles sont le lieu d’asymétries fortes et participent de fait à la dynamique des échanges.
30
Les deux exemples suivants sont des trilogues entre enfants de 5 ans, correspondant à des
conversations en milieu familial.
Dans le premier cas, les enfants terminent de goûter.
Mathieu non t’arrêtes/maman elle a dit ʺon ramasse le goûterʺ
Alice j’veux plus du jus
Tancrède moi j’en veux du jus
Mathieu tiens/tu m’le redonne/maman a dit ʺfaut en laisserʺ/elle (l’) a dit
silence quelques secondes
Tancrède eh ben/moi ma marraine maint(e)nant elle dort chez nous/j’(l)ui ai donné ma chambre
et j’dors avec mon frère/demain elle nous emmène au restaurant/c’est à Duclair/on y
va avec not’voiture
Mathieu pourquoi elle est pas chez elle?
Tancrède pasqu’ils ont déménagé/pasqu’ils voulaient plus grand
Alice elle reste combien d’temps?
Tancrède j’ai pas demandé
Mathieu t’aime bien?
Tancrède ouais!
Deux éléments sont à retenir. D’une part, le mélange des genres, le passage du conversationnel au
narratif, initié par Tancrède sur le mode ʺeh ben moiʺ. D’autre part, le changement de rapport de
places interlocutives, le rôle de narrateur conférant la position haute qu’avait Mathieu
précédemment : c’est maintenant Tancrède qui devient le centre de l’attention et auquel on pose
des questions.
Dans le cas suivant, les enfants sont en train de jouer et Farid mélange les cartes.
Farid je mélange en deux (il fait deux paquets de cartes)
Hélène dépêche!
Une brève minute s’écoule
Stéphanie moi bientôt j’vais avoir mon anniversaire
Hélène : eh ben/moi/ma sœur/elle a fait sa première communion
Farid : pourquoi ?
Hélène : pasqu’elle a l’âge/c’est ma grande sœur/alors on a fait une fête/elle a eu une chaîne et
deux livres
Farid : pourquoi i zont offert une chaîne et deux livres?
Hélène : ben euh/comme ça/pasque c’était la première communion/pasque c’est comme/euh/un
anniversaire/ c’est/euh/un événement/et pis on offre des cadeaux
Stéphanie : c’est quoi la chaîne?
Hélène : avec une croix
Farid : pourquoi?
Hélène : pasque c’est religieux comme fête
Deux éléments sont encore à souligner. Le mélange des genres avec le passage du conversationnel
à l’effet d’annonce, suivi d’une séquence à dominante explicative. Dans cette séquence, initié par
un ʺeh ben moiʺ d’Hélène, le rôle d’expliquant crée une asymétrie. La place dominante d’Hélène
est accentuée par le fait de la différence culturelle entre Farid et ses compagnes qui conduit à des
reformulations et exemplifications.
31
3.2. La conversation enfantine ordinaire
La langue de l’enfant souffre d’une double domination : le langue de l’adulte, posée en modèle à
atteindre et la langue de l’école, établie en norme sociale. Il faut bien l’avouer, on connaît plutôt ce
que les enfants ne savent pas faire, un peu moins ce qu’ils savent déjà faire comme des adultes et
fort peu ce qu’ils font bien mais autrement que des adultes. Les représentations dominantes des
parents, des enseignants, empêchent de voir la réalité des pratiques enfantines, orales ou écrites
(Fabre‐Cols, 2000). Du point de vue de l’oral, la conversation enfantine ordinaire est mal connue.
L’oral des enfants est plus étudié dans le cadre de la classe que dans un cadre quotidien et familier.
Du coup, l’amalgame est souvent fait par l’institution scolaire entre la façon dont les enfants
parlent en général, la façon dont les élèves interviennent en classe, le risque étant de prendre la
partie pour le tout.
Les données recueillies pour le présent travail correspondent à des interactions conduites par les
enfants dans des conditions ordinaires d’utilisation du langage. On a donc essayé de neutraliser
toute influence adulte. Le choix s’est porté sur des échanges entre enfants liés tout simplement au
fait de vivre ensemble, autrement dit des situations d’interaction verbale connues des enfants et
pour lesquelles ils ont, malgré leur jeune âge (3/5 ans), une expérience certaine. Les données ont
été enregistrées, certaines filmées, la transcription proposée ne retient que l’aspect verbal et une
forme écrite rapidement lisible.
3.3. Exemples comme extraits de corpus
Voici deux exemples de dialogues dont l’intérêt réside dans la gestion d’une tension entre les
interlocuteurs qui repose le problème de la symétrie de ces interactions entre pairs.
Le premier cas concerne un dilogue entre deux enfants dans une situation de jeu (ʺmémoryʺ).
Globalement, s’il n’y a pas identité de sexe, il y a identité d’âge (4 ans et demi), de développement,
de milieu social. Les enfants sont voisins et vont dans la même école. La dissymétrie qui s’instaure
dans l’interaction vient du fait que François connaît mieux le jeu qu’Aurélie. Il a donc le rôle
dominant d’expliquant, mais, en même tems, Aurélie refuse de se plier aux explications
rationnelles de son échec. Et pour prendre le dessus du ʺpas normalʺ, François a recours au
ʺmagiqueʺ.
François : perdu Aurélie/tu vois/pasque t’as pas fait comme i(l) faut
Aurélie : c’est pas normal
François : si c’est normal pasque faut pas que ça change tout le temps/si c’est un arbre
c’est un arbre/et après c’est pu un arbre/ça va pas/ tu comprends?
Aurélie : c’est pas normal
François : si pasque t’as pas l’droit de changer la carte choisie/alors tu perds ton tour
Aurélie : on va p’têtre arrêter c’jeu là!
François : ben/p’têtre pas/pasque j’gagne souvent
Aurélie : moi/j’le trouve difficile ce jeu
François : bah oui/pasque c’est magique
Le second cas est un dilogue entre deux petits garçons dans une situation de lecture partagée
autour du livre ʺRoule galetteʺ. Ce sont des enfants d’amis souvent ensemble. Thimothé, qui a 3
ans 8 mois (alors que Noa n’a que 3 ans 3 mois !), se considère comme le grand. Ils feuillettent le
livre ensemble, montrent les images du doigt, mais c’est Thimothé qui le tient et tourne les pages.
De plus, il est chez lui, c’est son livre et il connaît mieux l’histoire que Noa (des passages par cœur
comme on le voit en fin d’échange). Tout laisse donc prévoir la supériorité de Thimothé.
Cependant, le petit Noa défend et négocie fortement sa place. Les désignations du début le
32
déstabilisent et il adhère au discours de Thimothé. Mais la brutale intrusion de son père dans le
récit de Thimothé fabrique une rivalité qui remet Noa dans une position d’égalité avec Thimothé.
Le rythme de parole, paisible au départ, s’accélère fortement dans la coénonciation du récit de la
course des pères et du loup. Le tout se terminant par un accord final.
Thimothé voilà y a un chat et puis il dit//et ici et puis là
Noa t’as dit quoi?/y a un chien là
Thimothé c’est là/suilà?
Noa c’est un chien je dis
Thimothé non à côté de la dame c’est un chat
Noa c’est un chien
Thimothé un chat
Noa pourquoi?
Thimothé parce que le chat
Noa le chat
Thimothé le chat il est là avec un bâton et ramasse
Noa c’est un chat
Thimothé et ramasse les grains de blé/et il tombe de la fenêtre/poum/et il court vite/et poum la
dame
Noa ça c’est un lapin//c’est un lapin?
Thimothé c’est un lapin et mon papa il est ici/et il se cache là
Noa et mon papa il attaque!
Thimothé et le loup il l’a mangé/mon papa tu vois/y a le loup
Noa et le loup il l’a mangé à lui?
Thimothé et mon papa il a couru vite et et/et il l’a mangé!
Noa et mon papa il a pas couru vite et après il a couru vite mon papa/et après il l’a mangé
et après il a couru très vite
Thimothé et mon papa mon papa/mais le renard et le le renard l’a pas mangé parce que le renard
était//le renard il dit ʺqu’est‐ce que tu chantes galette?/je suis vieux/je suis sourdʺ/et
ham! il l’a mangé
Noa oui! et ham il l’a mangé!
Thimothé voilà c’est fini
Noa fini!
La notion de parité renvoie donc bien plus à une question d’appartenance à un groupe qu’à une
caractéristique interactionnelle qui mettrait les interlocuteurs dans une situation d’égalité au
regard du déroulement de l’échange.
33
CHAPITRE 3 : L’APPROPRIATION DES GENRES DISCURSIFS : LA
NARRATION
Pourquoi le choix de cet aspect de la socialisation langagière de l’enfant ? D’abord, parce qu’il faut
bien choisir, tous les aspects de l’acquisition du langage par l’enfant ne pouvant être abordés ici.
Ensuite, parce que le récit constitue un moment essentiel de la socialisation de l’enfant et
correspond aussi à une pratique exemplaire de son autonomisation langagière.
On trouvera pour aborder ce problème à nouveau deux textes : une présentation générale et une
étude concrète menée par Régine Delamotte‐Legrand dans le cadre d’une opération de recherche
sur l’activité narrative orale du jeune enfant (avant six ans) ; cette recherche a été publiée, mais sa
présentation sera adaptée au présent cours.
Régine Delamotte‐Legrand, 1997, « Reprises, impositions, résistances et autres inventions : enfants de quatre
ans et adultes face au récit », Cahiers d’acquisition et de pathologie du langage, n° 17, CNRS/Université
René Descartes.
Présentation générale : l’activité narrative
Introduction
Pour introduire cette partie, je voudrais rappeler que, dans son appropriation langagière, ce sont
des pratiques que l’enfant rencontre, c’est‐à‐dire une grande diversité de manières de faire selon
les lieux, les générations, les groupes sociaux, les cultures, les mentalités. Cependant, et surtout
pour être apprise, la réalité langagière a besoin de modèles, et d’adultes porteurs de ceux‐ci, mais il
est essentiel d’avoir toujours à l’esprit qu’en matière de langue les choses ne sont jamais faites,
mais toujours se faisant. L’activité narrative se distingue sans doute des autres activités langagières
par un certain nombre de spécificités de contenu et de forme (personnages, événements,
temporalité, connecteurs). Mais le fait de reconnaître l’homogénéité d’un genre de discours ne doit
pas masquer l’hétérogénéité de ses usages : diversité langagière et modèles langagiers vont de
pair. Ainsi, il n’y a pas qu’une seule façon possible de raconter des histoires. Raconter est une
activité culturelle et non naturelle. Elle n’existe que parce des récits circulent entre les personnes.
1.1. Acquisition et socialisation langagière
Ce que rencontre l’enfant dans sa vie, ce ne sont donc pas des modèles de langage, mais des
personnes, bien vivantes, bien réelles dans leur diversité. A travers ces diverses rencontres, il se
confronte à des interlocuteurs différents et à l’infinie richesse de la parole. La qualité de la
socialisation de l’enfant est d’ailleurs liée à cette richesse d’expériences qui permet, entre autres, à
l’enfant de faire des choix et donc de construire sa personnalité propre de sujet parlant, racontant.
C’est pourquoi les tentatives pédagogiques de faire reconnaître aux enfants ce que serait un « vrai
récit » risque de réduire cette activité si diverse à une construction normative.
De multiples facteurs influencent comme on l’a vu l’acquisition du langage dans le milieu familial
et sont responsables des différences langagières entre enfants. Si cet ensemble de facteurs
caractérise les manières de faire d’une famille, il est lié aussi aux habitudes des divers groupes
sociaux. Mais le milieu familial n’existe seul, comme unique source d’appropriation langagière,
que dans le temps de la très jeune enfance (et à condition d’exclure le cas des enfants qui
fréquentent les crèches et, à la limite, ceux qui sont gardés dans la journée par des personnes
étrangères à la famille). On peut difficilement avancer dans la compréhension de l’acquisition du
34
langage par l’enfant sans envisager l’articulation (faite de complémentarités et de conflits) entre les
modèles langagiers rencontrés dans le milieu familial, la vie sociale dans son ensemble et les
institutions éducatives en particulier (scolaires et para‐scolaires).
Dans le milieu familial de façon très générale l’enfant apprend quantité d’histoires, inventées, lues,
vues. Dans le cadre scolaire, dès la maternelle, elles constituent une activité centrale pour l’éveil de
l’enfant, sa socialisation, son langage. Mais il y a des variations importantes entre les façons de
raconter à la maison, à l’école, lorsqu’il s’agit d’un adulte ou d’un autre enfant, lorsqu’on se sert
d’un livre ou d’une cassette vidéo, lorsqu’on raconte seul ou à plusieurs, lorsque l’histoire provient
de son propre patrimoine culturel ou d’une autre culture, etc. En effet, la façon de raconter varie
selon l’objet raconté (un conte, un accident, un cauchemar), la personne à laquelle on raconte
(familière ou non, disponible ou non), les modalités de l’activité (monologique au sens où une
seule personne raconte, ou dialogique lorsque deux ou plusieurs personnes coopèrent dans la
fabrication du récit).
1.2. L’activité narrative orale du jeune enfant
Il n’y a que peu de travaux en français sur cet aspect du développement langagier du jeune enfant
(avant la scolarité primaire). Quelques constats peuvent être retenus. En premier lieu, ce sont la
famille, l’école, les médias, les groupes de pairs qui transmettent aux enfants des schémas narratifs
divers, culturels, rituels même. En second lieu, les enfants, de par leurs caractéristiques propres
produisent des récits qui ne sont en aucun cas le pur calque de ceux qu’ils rencontrent dans leur
environnement quotidien. L’enfant est ainsi à la fois un récepteur et un producteur particulier de
récits et cela dès son plus jeune âge. Ecoutées, lues ou vues, les histoires que l’on raconte aux
enfants sont à la fois « restituées » par eux et « recrées » à leur manière dans une « narration
enfantine » qui emprunte à ces divers modèles sociaux, mais qui relève aussi d’aspects propres à la
culture et la parole enfantines. Les recherches peuvent donc se déployer dans deux directions
complémentaires : d’un côté, le traitement des facteurs d’hétérogénéité de ces récits, de l’autre
celui des facteurs d’homogénéité.
1.3. Des récits enfantins
Evoquons d’abord des habitudes familiales différentes et leurs rapports aux normes scolaires, qui
parfois s’alimentent et parfois entrent en conflit. D’un côté, les habitudes familiales varient : le goût
pour raconter des histoires, le temps qui lui est consacré, la manière de le faire et d’y associer
l’enfant, etc. D’un autre côté, les habitudes scolaires et familiales ne sont pas forcément les mêmes.
Il y a par exemple une différence fondamentale entre une histoire racontée par une mère le soir à
son enfant dans l’intimité de la relation à deux et celle que la maîtresse propose à l’ensemble des
élèves dans l’univers de la classe. Les types d’histoires diffèrent souvent. Les parents proposent les
histoires qu’ils ont entendues enfants, qui sont leur mémoire et qui constituent un patrimoine
culturel. L’école est plutôt à la recherche de nouveautés qui ouvrent sur le monde contemporain et
qui utilisent les connaissances actuelles (en psychologie, en éducation) sur la culture des enfants
(leurs repères, leurs besoins). En revanche, le livre reste globalement la référence scolaire, alors
que les cassettes audio et vidéo ont envahi l’espace familial.
Evoquons ensuite la question aujourd’hui majeure des contacts de langues et de culture. D’une
part, le récit de l’enfant d’origine étrangère peut refléter une culture du récit particulière. D’autre
part, l’enfant plurilingue peut mélanger les langues qui sont à sa disposition. Les deux aspects
peuvent se combiner, tel ce petit garçon d’origine africaine qui racontant une histoire qu’il a
35
inventée à une personne monolingue (français) et des enfants bilingues comme lui (français/more)
modifient la structure de son récit en passant d’une langue à l’autre.
Des situations particulières ne doivent pas être oubliées. Le cas des handicaps sensoriels avec, par
exemple, l’enfant sourd qui produit un récit multi‐modal (langue orale, langue des signes et LPC
mélangés) et l’enfant aveugle dont le récit porte les marques d’un rapport spécifique au monde et
au langage qui dit ce monde. Les cas de troubles comportementaux (l’enfant psychotique par
exemple) indiquent d’autres voies d’accès aux récits et des moyens différents mis en œuvre dans le
fait de raconter.
1.4. Du récit chez l’enfant
On note d’abord toute une série de convergences (linguistiques, discursives, énonciatives, etc.) qui
en font bien des récits enfantins. Il existe, en effet, une utilisation spécifique par les enfants de la
prosodie (qui se combine avec une mise en scène de soi dans une gestualité caractéristique), de la
temporalité (et pis après, et pis alors), de la référence aux personnages (« i » sujet universel, c’est
celui qui, c’est celui que), des marques du narrateur (multiplication des marques de subjectivité),
etc.
L’âge des enfants entre aussi en ligne de compte, puisque, entre trois ans et six ans, les modalités
de l’activité narrative se modifient considérablement, des points de vue conjoints du rôle de
l’interlocuteur dans la constitution du récit et de l’autonomie du locuteur enfant. A trois/quatre
ans, un enfant a besoin de l’aide d’un interlocuteur pour produire un récit (le récit se construit
alors souvent sur le mode questions/réponses). Ce qui tend à se raréfier dans les années suivantes.
Ce sont donc des fonctionnements plus ou moins dialogaux ou monologaux que l’on va
rencontrer, les récits enfantins étant, selon l’âge des enfants, monogérés ou cogérés.
Un autre effet de la culture enfantine nous indique que, contrairement aux adultes, les jeunes
enfants font peu de cas des distinctions entre récits liés au réel, à la fiction, au rêve, les frontières
sont plus floues et les passages plus faciles. Ainsi se mêlent souvent dans la narration enfantine
des événements vécus, des histoires entendues et des épisodes imaginés.
Il ne faut pas négliger enfin deux autres éléments d’homogénéité : le rôle de l’école (et de ses
modèles préférentiels de récits) et l’impact de la télévision comme de l’utilisation des cassettes
vidéo (qui introduisent d’autres rapports entre le verbal et l’image, la parole et le mouvement).
En conclusion
Je voudrais pour terminer souligner un point : s’intéresser à des cas différents d’enfants montre
non seulement la diversité de leur activité narrative, mais aussi révèle des aspects inattendus : par
exemple, des rapports imprévus entre l’enfant sourd et le livre, l’enfant aveugle et la télévision,
l’inventivité de l’enfant entre deux cultures pour créer des formes narratives inédites. En effet, les
enfants sourds aiment qu’on leur raconte des histoires à partir de livres : ils n’entendent pas la
voix, mais découvrent le texte et les images ; les enfants aveugles apprécient les feuilletons à la
télévision : ils ne voient pas l’image mais entendent les dialogues et les bruits ; les enfants bilingues
et biculturels savent tirer parti de leur double appartenance dans leurs récits.
Et finalement, ce qui fait la valeur de la parole proférée ce n’est pas qu’elle soit conforme à des
règles, mais qu’elle soit digne d’être dite. Il y a ainsi autant d’intérêt et de plaisir à produire un
récit inattendu qu’un récit attendu, une histoire irrationnelle qu’une histoire rationnelle, un
imaginaire transmis qu’un imaginaire propre. Et, de ce point de vue, est‐il certain que les manières
de faire de l’adulte soient systématiquement le but que l’on doive assigner au jeune enfant ? Et
36
nous, adultes, n’avons‐nous pas, avec la narration enfantine, une occasion unique de retrouver une
part perdue de notre enfance ?
37
Présentation d’une recherche :
Enfants de quatre ans et adultes face au récit
La question générale de l’intervention de l’adulte auprès de l’enfant dans les situations
d’apprentissage soulève toujours dans les débats beaucoup de passion. En particulier dans les
échanges entre parents et enfants et entre maîtres et élèves, parce qu’échecs et malentendus en
sont le lot commun, parce que l’adulte est contraint de constater qu’il n’est pas ce partenaire
tout puissant qu’il aimerait bien être et que l’enfant en vient petit à petit à entrevoir que son
interlocuteur n’est pas infaillible.
A la fois moyen et obstacle pour le déploiement de cette personne à part entière que veut
devenir l’enfant, l’adulte se trouve pris dans une contradiction forte. D’autant plus qu’il y a
dans tout apprentissage une part de résistance (« j’apprends, donc je résiste ; je résiste, donc
j’apprends » !) et que l’époque actuelle, qui voit une évolution spectaculaire des rôles sociaux
attribués à l’enfant, modifie sur ce plan ce qui peut être imposé, ce qui peut être refusé et ce qui
peut être négocié dans les échanges avec lui (voir, pour une approche sociologique, Louis
Porcher, 1991).
Introduction
Il n’est pas question ici de rappeler les résultats des multiples études ayant pour objet la
coopération langagière entre adultes et enfants1, mais de travailler certaines modalités de la
gestion d’activités dialogiques, plus ou moins bien connues, et cela dans un contexte particulier
de négociation des significations. Il faut souligner d’emblée qu’il n’y a pas une façon et une
seule de raconter et qu’en particulier ses modalités dépendent de l’âge de l’enfant. Si, vers cinq‐
six ans, il devient en général capable de conduire seul un récit, cela est rarement possible vers
trois‐quatre ans et l’intervention d’un interlocuteur plus expert, avec ses bonheurs et ses
malheurs, devient nécessaire.
Raconter signifie donc, dans les lignes qui suivent, « construire le récit à deux ».
Les exemples utilisés sont des extraits tirés d’un grand nombre d’échanges enregistrés. Comme
on pourra le constater, leur transcription est réduite aux éléments verbaux et ne permet pas,
mais c’est le choix fait dans les limites de cette présentation, de se faire une idée de la richesse
intonative et mimo‐gestuelle des restitutions de récits par les enfants. Une étude plus complète
de tous les éléments langagiers engagés dans une telle tâche ne pouvait concerner qu’un
fragment réduit de corpus. Telle n’est pas mon intention dans ce dossier.
Ces extraits sont, d’une part, des échanges (en contexte familial) entre Romain, quatre ans, et
moi‐même ; d’autre part, des échanges (en contexte scolaire) entre une institutrice et des enfants
de quatre ans aussi2.
Le premier corpus est composé d’enregistrements du récit fait par Romain de La chèvre de
monsieur Seguin et des discussions que j’ai eues avec lui et avec sa mère pour « approcher » le
sens attribué à cette histoire.
Le second corpus est constitué des enregistrements des restitutions du récit Le caillou d’or qu’en
font, un par un, les enfants à leur maîtresse.
1 voir le n°1‐2, 1992, de la revue Verbum, intitulé «conversations adulte/enfants » et, entre autres, Anne‐Nelly Perret‐
Clermont et alii « l’extorsion des réponses en situation asymétrique ».
2je remercie ici Catherine Caviale pour cette partie du corpus.
38
Je voudrais faire sur ces données deux remarques :
En premier lieu, s’il s’agit bien de dialogues (au sens de deux personnes en interaction verbale,
que certains préfèrent appeler « dilogues »), il y a dans les deux cas présentés un arrière‐plan
« trilogique ». Dans un cas, l’élève de maternelle restitue à sa maîtresse une histoire racontée par
une conteuse. Dans l’autre, Romain me raconte une histoire racontée maintes fois par sa mère. Il
y a donc bien, à chaque fois, un « tiers », absent au moment de l’enregistrement, mais dont on
ne peut oublier le rôle essentiel dans la restitution du conte par l’enfant. J’en donne un exemple
sur un aspect qui, comme je viens de le signaler, ne sera plus examiné ensuite : les manières de
faire de nature mimo‐gestuelle et intonative de la conteuse sont reprises par les élèves bien plus
systématiquement que ses paroles. Pour reprendre l’expression d’Elisabeth Lhote (1990), le
« paysage sonore » sous son aspect intonatif reste le même, de même qu’une bonne part de la
mise en gestes, mais la macro‐structure du récit, comme de nombreuses mises en mots locales,
diffèrent. Dans le cas de Romain, manquent sans doute à l’analyse de la restitution les divers
commentaires de sa mère concernant le conte et le contenu des échanges qu’ils ont dû avoir
ensemble à son sujet.
En second lieu, et malgré les deux types de corpus, il ne sera pas question de comparaison des
différences entre pratiques de restitution de récit dans un contexte familial et dans un contexte
scolaire. Les échanges entre adultes et enfants sont sans doute marqués par la nature des
conditions de l’interaction, mais plus que les points de divergence, ce sont les points de
convergence qui m’intéressent dans la présente étude. C’est‐à‐dire la récurrence de certaines
figures de l’intervention langagière qui, au‐delà des contextes particuliers, caractérisent la
relation entre adulte et enfant dans une tâche langagière précise.
Après avoir présenté quelques rappels et remarques sur les notions de « sens et
d’interprétation », et sur celles d’ « imitation et reprise », j’aborderai le cas de Romain pour
illustrer ces questions avant de proposer, à l’aide des restitutions du conte par les élèves de
maternelle, l’analyse de quelques figures de l’action langagière engagées par les partenaires
dans le dialogue.
1. Sens et interprétation
On sait que la communication n’est jamais transparente, même lorsque les savoirs des
interlocuteurs sont en grande partie partagés, même lorsque leurs expériences langagières sont
très proches et leur histoire conversationnelle commune fort ancienne. On ne peut jamais
affirmer qu’on sait totalement le savoir de l’autre, on ne peut que plus ou moins bien
l’interpréter. Ce constat peut se faire pour tout échange : la fuite du sens est là (Blanche‐Noelle
Grunig et Roland Grunig, 1985), et cela vaut pour les dialogues entre adultes et enfants comme
pour les autres. La fuite n’est pas moins grande parce que le savoir de l’enfant semble moindre
que celui de l’adulte ; elle n’est pas plus grande non plus parce que la réalité de l’enfant semble
échapper à l’adulte. Il est vrai que le sens produit par les énoncés enfantins paraît au premier
abord plus difficilement saisissable parce nécessitant plus de contexte pour être interprété. Mais
est‐ce beaucoup plus simple entre adultes qui ont en principe la possibilité de
métacommuniquer ? Rien n’est moins sûr.
De toute façon, on a intérêt à se méfier des oppositions trop marquées. La barre oblique ou le
tiret que l’on a pris l’habitude de mettre entre l’enfant et adulte, lorsqu’il s’agit de dialogue,
pour montrer qu’on est à deux et à deux différents, sinon opposés, caricature la réalité et
39
gomme ce qu’il y a d’enfant dans l’adulte, ainsi que l’inverse, et tous les phénomènes
d’identification et de reprise qui ont cours dans de tels échanges.
Si l’on se place maintenant sur le plan de la langue, l’évaluation de ce qui se passe du point de
vue du sens présente une sérieuse difficulté. On peut en effet compter les mots d’un énoncé ou
tenter d’inventorier les signifiés présents dans une phrase, en tant que relevant d’une forme
d’homogénéité intralinguistique des sens telle que peut nous la fournir un dictionnaire. Mais on
sera encore bien loin d’avoir dressé la liste des significations produites, en liaison avec
l’expérience personnelle forcément hétérogène et en tant qu’effets de sens réels, dans l’échange.
Et cela est fort heureux pour deux raisons principales : a) pour les dialogues entre adulte et
enfant, en particulier, car on ne voit pas comment tant de choses se diraient en si peu de mots
(signifiés) et comment l’enfant continuerait à apprendre, b) pour les relations humaines, en
général, car la nécessité d’interpréter a le mérite de renvoyer les interlocuteurs à leurs
expériences diverses, les uns aux autres, c’est‐à‐dire finalement à la relation sociale.
Comprendre l’autre oblige à éclairer son sens à soi et à co‐construire la signification. Celle‐ci
n’est donc plus entièrement dans la langue, mais dans les divers mondes qui constituent notre
univers vécu et dans ce que nous voulons en montrer au sein de l’échange verbal. C’est ce qui
donne à la communication humaine sa véritable dimension.
Là réside la force de ce sens qui échappe toujours et qui n’aboutirait à rien s’il se réduisait au
sens d’un soi verbal isolé, coupé des autres, coupé de ce mouvement permanent qui va de mon
discours à ton discours et qui par là même va modifier mon propre discours. Là réside aussi le
moteur essentiel de l’acquisition du langage par l’enfant.
Si comprendre un discours, c’est le cogérer avec ses partenaires langagiers, c’est‐à‐dire
l’envisager en fonction des types d’expériences auxquelles il revoie pour soi et pour l’autre,
c’est aussi l’interpréter dans ses relations avec ce qui n’est pas lui, en particulier dans la relation
qu’il entretient avec les discours déjà produits.
Ainsi, la restitution d’un récit constitue, entre autres, un dialogue avec le récit donné en amont,
autrement dit une réponse à du déjà dit. En racontant à mon tour, je reconstitue la façon dont le
récit a signifié pour moi, au moyen d’une activité langagière proche de ce que Michael Bakhtine
(1978) appelle « compréhension responsive ». Le restitution du récit n’a donc de sens qu’au
travers d’un enchevêtrement de mondes et de manières de dire, qui relèvent de l’expérience
personnelle du conteur, des diverses formes de savoirs qu’il a acquises de personnes
différentes, de l’imaginaire partagé ou non avec d’autres, des discours qu’il se tient à lui‐même,
de ce qu’il veut faire croire à son interlocuteur, etc…
Je considère donc que la restitution de récits est à la fois « reprise et réponse ».
2. Imitation et reprise
La difficulté est que cette restitution s’insère dans des interactions : Romain reprend le conte
produit par sa mère pour moi, les élèves reprennent le conte produit par la conteuse pour leur
maîtresse. Dans cette mesure, il faut ici dire un mot d’une question proche : celle de l’imitation
Elle est généralement présentée comme caractéristique de l’activité verbale de l’enfant dans ses
échanges avec les adultes. Rappelons qu’elle est constitutive des interactions verbales de façon
générale et le fait de tous les interlocuteurs (pour une réflexion critique de la notion voir
Frédéric François, 1994). Je voudrais faire quelques remarques à son sujet.
40
Première remarque : l’enfant n’est jamais un simple consommateur de langage, agi par les seuls
besoins communicatifs, par la seule nécessité de s’adapter au monde. L’imitation qu’il produit
ne se réduit pas à un calque. Son développement langagier, dès le départ, est aussi le fait du
plaisir, du jeu, de l’invention et du hasard. Tel mon fils, par exemple, qui à 2 ans 8 mois répétait
inlassablement à qui voulait bien l’entendre « ze veux mourir, ze veux pourrir ». Inquiétante
rengaine, mais qui n’était en fait que la reprise par pur plaisir, ou pour parler comme les
grands, d’éléments captés dans une chanson et sans signification à tout coup localisable.
Frédéric François (1993), relève ce qu’il y a de jeu et de fabrication dialogique du sens dans
certains cas que Piaget présente comme simple imitation : il me semble, écrit‐il, que l’imitation ne
se fait que parce qu’elle fait plaisir et que l’enfant y est par rapport à l’adulte un alter ego, un pareil
différent.
Deuxième remarque : l’imitation a sans doute quelque chose à voir avec le don et le contre‐don,
tels qu’en parle Marcel Mauss (1950) : je te donne mon langage, tu le reprends à ton compte,
donne moi le tien et je le reprendrais à mon compte etc…L’enfant imite, s’approprie les mises
en mots de l’adulte qui lui en est reconnaissant et qui lui manifeste son enthousiasme (que
l’imitation soit, d’ailleurs, conforme ou modifiée). Phénomène que l’on peut observer dans la
communication exolingue : l’effort pour parler la langue de l’autre relève aussi de la
reconnaissance et du don et il est apprécié comme tel. Il est bien entendu préférable que cette
réalité fonctionne dans les deux sens : l’adulte imite aussi l’enfant, reprend ses productions avec
le bonheur partagé que l’on sait. Il permet par là à l’enfant de donner à son tour et d’avoir un
rôle actif dans la relation verbale et intersubjective.
Troisième remarque : au‐delà de cette relation privilégiée de l’acceptation et du don, l’imitation
est tout simplement un moyen permanent de l’appropriation langagière. Elle constitue l’une des
sources possibles de la polyphonie des discours. La notion de polyphonie (ou plurivocalité),
telle que l’utilise Michael Bakhtine (1978) et telle que l’a reprise Oswald Ducrot (1984), éclaire et
développe l’idée saussurienne qu’il n’y a pas de propriété privée dans la langue et illustre bien
le fait que le langage de chacun vit de l’expérience qu’il fait du langage des autres.
Volontairement, ou à son insu, toute énonciateur construit sa parole de la parole des autres. Qui
n’a pas fait remarquer que telle personne, depuis qu’elle fréquente telle autre, parle comme
elle ? Quel parent ne s’est‐il pas réjoui ou plaint que son enfant, depuis qu’il va à l’école, parle
comme ceci ou comme cela ? Je dirai que toute activité langagière (orale ou écrite) est de
manière constitutive et de manière constituée polyphonique.3
Quatrième remarque : peut‐on oublier le rôle de l’imitation et des diverses reprises dans la
construction d’une connivence à deux ou à plusieurs et dans le fonctionnement de toute
communauté sociale ? On connaît bien la fonction structurante pour la vie d’un groupe, comme
pour l’intégration d’un extérieur, des spécificités langagières, de ces manières de dire qui font
qu’on est ou non membre d’une communauté quelconque. Il en est de même pour la recherche
de connivence dans les interactions verbales, par exemple entre générations, qui sont encore de
l’ordre du don et de la reconnaissance. L’imitation entre grands‐parents et petits enfants peut
jouer le rôle de maintien d’une forme de lien social. Pour donner quelques exemples (que je
m’excuse d’emprunter à nouveau à mon univers quotidien) : les petits enfants parlant des
souliers du grand‐père, de l’heure des communiqués à la télé ou des réclames dans les journaux
féminins (pour chaussures, infos et pubs) ; la grand‐mère, de son côté, disant à sa petite‐fille que
son copain est craquant, ou que tel homme politique est en train de péter les plombs ! Imitation‐
voir le n°4, 1996, de la revue les Cahiers du français contemporain, intitulé «hétérogénéités en discours » et, entre autres,
3
Régine Delamotte‐Legrand, « polyphonie dans l’écriture ».
41
surenchère ? Sans doute. Concession au départ ? Peut‐être. Mais, finalement, lieu de rencontre
et de plaisir.
Cinquième remarque : j’aimerais apporter ici une précision qui rejoint mon propos sur sens et
interprétation. L’imitation de l’autre ne veut surtout pas dire reprise du même sens. Qu’il
s’agisse de dialogues entre adulte et enfant, entre adulte et adulte ou entre enfant et enfant, une
distance expériencielle, affective, culturelle…existe toujours et fait fuir le sens en langue et
l’interprétation en discours. On sait bien que ce n’est pas parce que l’enfant reprend les mots de
l’adulte qu’il y met le même sens. Il est dans l’impossibilité de le faire et il n’y a aucune raison.
Lorsqu’on affirme qu’un enfant de 18 mois connaît déjà tant de mots de sa langue maternelle,
on ne fait que constater qu’il est en mesure de produire des formes linguistiques semblables (ou
proches) de celles de l’adulte dans des contextes possibles (ou plutôt acceptables dans leur
extension) pour l’usage de ces mots. Là encore cet aspect, caractéristique du langage enfantin,
peut s’étendre à tout échange : ce qui est dit peut être partagé par les interlocuteurs sans dire
exactement la même chose. La force de tout dialogue est contenue dans cette « tension » entre ce
qui converge et ce qui diverge de l’activité langagière des interlocuteurs. L’événement langagier
étouffe ou fait éclater au grand jour cette tension. Les raisons qui conduisent à ce que consensus
ou dissensus dominent, sont bien entendu d’une diversité extrême et ont été depuis longtemps
largement étudiées par les analystes de la conversation (voir, pour une synthèse, Catherine
Kerbrat‐Orecchioni, 1990, 1992, 1994).
Pour illustrer cette tension entre « dits semblables » et « dires divergents », je vais développer
l’exemple annoncé plus haut de Romain.
3. Reprise et déplacement
Romain, 4 ans, a été très impressionné par l’histoire de La Chèvre de Monsieur Seguin qu’il
raconte à tout le monde. Il semble qu’il s’agisse pour lui, plutôt que de raconter une histoire que
l’interlocuteur ne connaît pas, de dire quelque chose qui a de l’importance et de dire quelque
chose de lui. D’ailleurs, il commence toujours par demander si on connaît cette histoire, et,
quelque soit la réponse, annonce alors je vais te la raconter. Pointe dans son récit une inquiétude
qui pourrait bien être liée au fait qu’une punition aussi forte (perdre la vie) puisse résulter
d’une faute, dont il discerne mal la nature et dont la gravité ne lui apparaît sans doute pas
clairement.
Après qu’il m’ait raconté l’histoire, je lui pose la question suivante : Dis donc, Blanchette, elle a
drôlement été punie ! Tu sais pourquoi ? Réponse de Romain : Tu sais, Blanchette, elle a pas été sage !
Je parle à la mère de Romain de l’inquiétude de son fils et lui demande : Qu’est‐ce que tu dis à
Romain pour lui faire admettre la punition de Blanchette ? Réponse de la mère : J’essaie de lui
expliquer qu’elle n’a pas été bien sage ; j’insiste là‐dessus, ça serait trop injuste pour un petit bonhomme
comme Romain que la chèvre soit mangée pour rien.
Un peu plus tard, Romain vient me raconter la même histoire. Je le questionne à nouveau :
2 alors tu crois que Blanchette n’a pas été sage ?
3 non, non (c’est‐à‐dire « oui, oui, elle n’a pas été sage »)
4 pourquoi, qu’est‐ce qu’elle a fait ?
5 elle a pas cru au loup !
6 ah bon, comment ça ?
7 elle croya que le loup était pas dans la forêt
42
J’en discute de nouveau avec la mère et lui demande : Quand tu expliques à Romain que Blanchette
n’a pas été sage, qu’est‐ce que tu entends par là ? Réponse (un peu étonnée de ma question) de la
mère : Eh bien qu’elle a désobéi à Monsieur Seguin ! Que veux‐tu que je lui dises d’autre ? Il l’avait
prévenu du danger, elle n’en a pas tenu compte… La morale de l’histoire, c’est qu’il faut écouter ceux qui
ont de l’expérience. Toi tu crois que Romain n’a pas compris ça ?
Comme on peut le voir, il y apparaît une tension entre une mise en mots semblable pas être sage
et des interprétations divergentes :
‐ pas être sage étant glosé par Romain elle n’a pas cru que le loup était dans la forêt
‐ pas être sage étant glosé par sa mère elle a désobéi à son maître qui l’avait avertie du danger
Si la mise en mots vient bien de la mère et se trouve reprise telle que dans la formulation de
l’enfant, le sens quant à lui a été largement déplacé. Cependant, la tension qui en résulte n’a pas
été mise en lumière par les échanges entre Romain et sa mère, ce sont mes questions qui la font
apparaître. D’où ma précaution de départ pour signaler l’arrière‐plan trilogique de la situation4.
Il faut dire un mot de la fin de cette anecdote et ceci me servira de transition pour la suite. La
mère de Romain essaie donc, après mon intervention, d’éclaircir le sens du pas sage produit par
elle et repris par Romain et dont la signification s’est révélée plus complexe qu’on pouvait
l’imaginer au départ. Deux solutions se présentaient, en théorie, à elle : ramener Romain vers
son point de vue (la « morale » commune, disons générale) ou adhérer au point de vue de son
fils (une « morale » individuelle, disons particulière). Le problème est alors de savoir qui va
reprendre le sens à qui ? L’enfant va‐t‐il accepter le sens commun ou exiger son sens ? Va‐t‐il
ouvertement résister ou jouer un jeu consensuel parce qu’il s’agit de sa mère ? L’adulte va‐t‐il
céder au particulier ou pensera‐t‐il qu’il est plus dans son rôle d’éducateur de ramener l’enfant
au général ? Dans les faits, la mère tente de concilier les deux points de vue en montrant à
Romain que « ne pas croire au loup » et « désobéir à son maître » c’est la même chose. Ce qui ne
convient pas du tout à l’enfant et j’en prends pour indicateur le fait suivant : la scène des
recommandations de Monsieur Seguin à Blanchette l’impressionne bien moins que celle de la
rencontre entre la chèvre et le loup dans la forêt ; il oublie de raconter la première et s’étend
longuement sur la seconde. Le loup en discours (ce qu’en dit M. Seguin) et le loup vu (par
Blanchette) ne sont décidément pas le même réel. Alors, elle a vu un ombre derrière l’arbre…c’était
le loup, en vrai ! C’est la phrase‐clef pour Romain qui la prononce d’un ton mystérieux en
ouvrant de grands yeux. Une phrase tellement centrale pour lui dans la restitution de l’histoire
qu’il n’a jamais pu rectifier le genre d’ombre qui est resté au masculin, malgré d’insistantes
reprises parentales. L’effort de la mère d’aide à la compréhension de l’histoire, qu’elle juge être
la bonne, se solde par un échec : aucun compromis, aucune acceptation, la résistance reste
complète du côté de Romain.
Qu’en conclure ?
Qu’il est certes difficile d’imposer le sens, de forcer l’imaginaire ? Que l’opposition entre point
de vue général et point de vue particulier est à interroger ? Qu’il s’agit plutôt ici d’un décalage
entre prévisible (ce que la société a donné l’habitude de comprendre et que l’on attend) et
imprévisible (ce qui fait sens pour l’enfant et qui se trouve marginalisé) ?
4A ce sujet, je laisse de côté le problème, venu récemment dans la recherche (voir sous la direction de Catherine Kerbrat‐
Orecchioni, 1995), des place et rôle dʹun tiers dans les échanges. Ou, la notion introduite par Jean Peytard (1982) de
ʺdiscours relatéʺ, mieux adaptée souvent que celle de discours rapporté car tenant compte de ce qui, dans un énoncé
donné, résulte dʹune relation de parole autre que la relation directe entre locuteur et co‐locuteur (lʹarrière‐plan trilogique
évoqué plus haut, par exemple).
43
Le schéma de la désobéissance et de sa nécessaire punition s’en trouve affecté. Pour Romain, il
semble que la « morale » de cette histoire soit claire : « il faut croire au loup » (et non : « il fallait
croire M. Seguin »). Et cela constitue d’ailleurs la source essentielle de ses frayeurs. En effet,
lorsque je lui demande s’il aime cette histoire, il fait oui de la tête, mais ajoute en levant l’index :
ça fait peur si on voit le loup, le vrai loup ! Sa préoccupation majeure est de savoir si on peut
rencontrer le « vrai » loup dans la réalité et si lui, Romain, risque de le rencontrer un jour. Ce
qui est étonnant et remarquable (aux deux sens du terme), c’est la force de l’enfant à ramener
l’histoire à ce point et à résister à tout montage interprétatif autre.
4. Dialogue et restitution
J’avancerai donc l’idée que, dans les échanges entre enfants et adultes, les interventions de
l’adulte peuvent soit tenter de faire produire à l’enfant un discours de connivence (le commun),
soit favoriser la création d’un discours en rupture (le spécifique). Cela dépend de la visée que
se donne l’adulte, de l’idée qu’il a du soutien langagier qui doit être le sien : faire construire le
sens attendu comme générique ou laisser émerger un sens original comme particulier.
Dans la restitution de récits par l’enfant, on peut observer chez l’adulte différentes manières de
jouer l’une ou l’autre de ces deux cartes, c’est‐à‐dire l’emploi de diverses stratégies verbales et
interactives pour obtenir de l’enfant la restitution de ce qui est attendu ou pour favoriser
l’expression de sa version propre de l’histoire.
Dans le cas de Romain, les choses étaient nettes. Lorsqu’il raconte « son » histoire, les
recommandations de Monsieur Seguin à Blanchette en sont totalement absentes, mais, en
revanche, un épisode apparaît qui n’est pas dans l’histoire et que Romain a inventé de toutes
pièces : un cheval, dit‐il (mais il s’agit plus exactement de son poney en peluche, car il va le
chercher à ce moment‐là de son récit pour mimer l’événement) assomme de ruades le loup au
moment crucial. Lorsqu’on lui pose des questions pour lui faire restituer l’épisode manquant –
et Monsieur Seguin, qu’est‐ce qu’il a dit à Blanchette ? – il s’y prête volontiers – Monsieur Seguin il
dit : « sors pas toute seule ma chèvre » !. Mais qu’a‐t‐on prouvé de plus, si ce n’est que Romain
connaît sans doute l’histoire officielle, mais préfère raconter la sienne.
Ceci montre deux choses qui sont liées :
a) l’intérêt de cette tâche de restitution de récit. Après avoir été très utilisée dans les
recherches sur le récit chez l’enfant, elle a semblé critiquable (expérimentalement parlant),
car introduisant dans l’analyse du récit des variables d’attention et de mémoire,
difficilement gérables. Il m’a souvent été suggéré d’utiliser plutôt des récits « spontanés »
d’enfants présentant moins de risques pour l’interprétation des résultats. Je répondrai que
de tels récits ont bien sûr un très grand intérêt, mais à condition que l’on précise ce qu’on
entend par récits spontanés et quelle part y a la reprise d’histoires connues ? Ici encore, la
dichotomie restitué/spontané me semble masquer la continuité et l’imbrication des choses :
ce qu’il y a de restitution dans la spontanéité et ce qu’il y a de spontané dans la restitution !
En particulier, en doutant de l’intérêt d’étudier la façon dont les enfants racontent les
histoires qu’on leur raconte, on risque d’oublier qu’il s’agit là d’une pratique sociale
fondamentale dont l’acquisition reste une pièce maîtresse du développement langagier de
l’enfant et dont la place dans les échanges entre parents et enfants a encore de beaux jours
devant elle !
44
b) la difficulté qu’il y a à aider l’enfant à raconter lorsqu’il a quatre ans et qu’il ne peut mener
seul cette tâche. En effet, l’intervention adulte ne va pas forcément dans le sens de ce qu’il a
à dire, de ce qu’il cherche à formuler et l’on sait bien aujourd’hui que l’étayage peut se
transformer facilement en contre‐étayage. Dans ce difficile montage d’aide voulue (de part
et d’autre) et de facilitations, mais aussi d’obstacles créés, les enjeux sont complexes. Des
tensions certaines apparaissent entre un vouloir « se dire » d’un côté, et un vouloir « faire
dire » de l’autre. Les effets de miroir cachent inévitablement un rapport de force où se joue
quelque chose qui relève de l’affirmation de soi (de chacun des partenaires).
Je donne ici un rapide aperçu de ce type de tension en utilisant mon second corpus de
restitution de conte par les élèves de maternelle. Dans l’exemple suivant, l’enfant commence par
refuser de raconter l’histoire et prétexte ne plus se souvenir de rien.
Adulte – j’aimerais bien que tu me racontes l’histoire qu’Annie vous a racontée hier, tu sais celle du petit
caillou d’or
Enfant – je sais pas
A – mais si, celle du bonhomme Jean‐Jean
E – j’ai oublié
A – c’est pas possible, c’est toi qui a fait un des plus beaux dessins
E – avec le château et la rivière ?
A – eh bien tu vois que tu t’en souviens !
E – je me souviens plus
L’adulte se faisant insistant, l’enfant finit par céder, mais s’en tient à répondre aux questions de
l’adulte en émaillant régulièrement ses réponses d’un c’est tout, tentative pour mettre fin à
l’échange.
Adulte – au début de l’histoire du caillou d’or, qui sont les amis ?
Enfant – je sais pas comment ils s’appellent
A – ça c’est pas grave, mais c’est qui ?
E – le chat et le chien
A – oui, ils sont amis avec qui ?
E – avec un petit monsieur
A – ah ! Il y a un monsieur ! Et qu’est‐ce qu’il lui arrive à ce monsieur ?
E – en ben, ils sont amis
A – non, écoute, ça tu l’as déjà dit !
E – ils habitent ensemble dans une maison
A – oui, ils sont heureux, malheureux, tristes, gais ?
E – je sais pas
A – tu ne sais pas ?
E – ils sont pauvres et après ils sont riches parce que ils ont le caillou d’or, voilà c’est tout !
L’échange se poursuit dans cette tonalité jusqu’au moment crucial de l’histoire où le caillou d’or
est perdu, moment que choisit l’enfant pour arrêter définitivement le récit.
Enfant – le chat il ouvre sa bouche, le caillou à l’eau, c’est fini
Adulte – tu as fini ?
E – oui
A – mais le caillou, ils le récupèrent ensuite ! Tu te souviens comment ils font ?
E – non, c’est fini
A – tu ne veux plus rien me raconter ?
E – l’histoire elle est finie comme ça !
45
Cette séquence est exemplaire, mais les autres dialogues de restitution laissent tous apparaître
un rapport de force et une tension plus ou moins grande entre besoin d’étayage et refus de
celui‐ci. L’épreuve de force qui se montre ici au grand jour est toujours constitutive de ces
échanges asymétriques où l’un des partenaires n’est pas en mesure de refuser l’aide qu’on lui
propose. Et même s’il est tout‐à‐fait prêt à ce type d’échange, il se trouve dans la situation de
devoir obligatoirement compter sur l’autre pour produire son propre discours.
5. Deux inventions adultes
Dans cette situation de rapport de force et de tension, le contre‐étayage est fréquent et d’autant
plus visible que l’adulte tente de faire redire l’attendu. La stratégie verbale la plus courante est
le questionnement (plus ou moins subtil ou forcé, qui renvoie au déjà dit de la conteuse et/ou à
la reconstruction qu’a en tête la maîtresse), complété souvent par des rajouts d’informations
susceptibles, pense‐t‐on, de faire avancer plus vite le récit. On obtient alors des échanges dont
voici quelques exemples :
Enfant 1 – et le chat, il était monté sur le dos de le monsieur
Adulte 2 – et qu’est-ce qu’ils ont fait tous les deux ?
E 3 – euh, euh aussi le perroquet est monté sur le dos de le chat
A 4 – oui, c’est vrai, et pourquoi ils font comme ça ?
E 5 – parce qu’ils ont plongé
A 6 – pour aller où ?
E 7 – pour aller au château
A 8 – pour aller au château de qui ?
E 9 – le château de la dame
A 10 – pourquoi ils veulent aller dans son château ?
E 11 – pour retrouver le caillou d’or
A 12 – et une fois arrivés là-bas, que font-ils ?
E 13 – et le perroquet, il a monté sur le dos…et le perroquet il a mis le caillou dans la bouche…et après le
chat il a dit, il a dit il faut pas ouvrir la bouche…et après il a mis dans le ventre, dans le poisson et le
monsieur il a pêché le poisson
A 14 – pourquoi le caillou d’or était dans le ventre du poisson ?
E 15 – c’est parce que le perroquet, c’est parce qu’il a ouvert sa bouche
A 16 – et qu’est-ce qu’ils ont fait ensuite ?
E 17 – je sais pas, c’est quoi après ?
A 18 – souviens-toi, tu viens de me dire que le monsieur a pêché le poisson
E 19 – ils sont partis en camion
A 20 – et jusqu’où sont-ils allés ?
E 21 – jusqu’à la maison
A 22 – et là qu’est-ce qui se passe ?
E 23 – le boldhomme (le bonhomme) il était endormi
Comme on peut le constater dans cette séquence, la restitution du récit prend appui sur une
initiative de l’enfant, puis se trouve guidée par le questionnement adulte qui est dicté par la
façon dont ce dernier aurait lui‐même restitué l’histoire. L’enfant suit en gros le guidage adulte,
mais se trouve à deux reprises gêné, en 2‐3 et en 12‐13, par des questions qui font rupture avec
sa propre organisation du récit. La première par non respect du récit initial (c’est l’adulte qui
brûle les étapes), la seconde par souci de faire dire à l’enfant une étape que celui‐ci aurait bien
laissée de côté. Le soutien langagier (Jérôme Bruner, 1989 après Lev Sémionovitch Vygotski,
1985) est loin de ressembler à un long fleuve tranquille (Christian Hudelot, 1993).
Si l’on se place dans une stratégie qui vise à laisser s’exprimer l’enfant, l’intervention adulte
prend une toute autre tournure, les moyens privilégiés différent des précédents. Ce sont des
incitations à poursuivre du type et alors ? Des questions concernant l’enfant du type tu te
46
souviens ? Qu’est‐ce que t’en penses ? Et, enfin, la « reprise dubitative » (j’emprunte l’expression à
Christian Hudelot), reprise intacte ou légèrement reformulée des interventions de l’enfant sur
un ton interrogatif, dont je parlerai plus loin, et qui constitue un cas particulier de ce qu’on
appelle, en psychologie et en science de l’éducation (voir les travaux de Carl Rogers, 1966),
« renvoi en miroir ».
Quelques exemples d’abord des deux autres cas de figure, bien représentés dans la séquence
suivante.
Enfant – y’avait une tente et le bonhomme, il est entré dans la tente
Adulte – et alors ?
E – et puis aussi, ll repartait en camion
A – et alors ?
E – ils arrivent au château tout le monde et ils réflèchent (réfléchissent)
A – qu’est‐ce que tu veux dire par là ?
E – ils cherchent comment faut faire
A – oui, et alors ?
E – je sais plus
A – veux‐tu continuer quand même ?
E – c’est le chat quand il a mis la queue dans le poivre
A – et alors, qu’est‐ce qui se passe ?
Il faut bien avouer que, dans la plupart des cas, le système des questions et ces deux derniers
cas de figure se combinent. L’adulte navigue entre des moments de questionnement pour faire
avancer le récit tel qu’il l’entend et des moments de sollicitation de l’expression propre de
l’enfant.
Je donne ici un récit complet dans lequel se mêlent des questions sur l’histoire, des questions
sur l’enfant et des incitations à poursuivre. On remarquera, d’abord, l’importance de la reprise
par l’adulte, dans chacune de ses interventions, du discours que l’enfant vient de produire. On
remarquera, ensuite, la « méthode » employée par l’adulte pour faire poursuivre jusqu’au bout
le récit que l’enfant avait déclaré terminé plus tôt. On notera, enfin, la relance finale de l’enfant
qui prend le rôle de questionneur, se met à son tour en position de faire raconter l’adulte et le
relance encore parce que celui‐ci ne répond pas exactement à la question posée.
Adulte – Camille, veux‐tu me raconter l’histoire qu’Annie vous a racontée hier ?
Enfant – c’est une histoire…un petit garçon qu’avait, qu’avait un petit caillou d’or…la maman des bébés
oiseaux l’avait donné, et pis y’a un méchant qui lui a pris, pis son chien et son chat, ils lui ont ramené
A – le chien et le chat, ils lui ont ramené ?
E – ben oui !
A – comment ils ont fait pour le lui ramener ?
E – le chien et le chat, ils vont dans le château du renard, ils vont chercher le caillou et ils lui ramènent
A – oui, et comment ils font pour le récupérer dans le château du renard le caillou ?
E – je sais pas
A – tu n’sais pas ? Tu ne t’en rappelles plus du tout ?
E – eh ben, quand ils arrivent, au ventre d’un poisson, eh ben ils ont trouvé le petit caillou d’or et pis ils lui
ramènent
A – le ventre d’un poisson ? Qu’est‐ce que c’est que cette histoire ? Tu peux me raconter ?
E – eh ben, y’a un pêcheur qui leur a donné un poisson
A – ah bon ! Et alors ?
E – dans le ventre du poisson y’avait le petit caillou d’or
A – dans le ventre du poisson y’avait le petit caillou d’or ?
E – oui, le poisson il l’avait dans son ventre
A – pourquoi il était dans le ventre du poisson le caillou ?
E – ben, c’est parce qu’il l’avait mangé
A – mais qu’est‐ce qu’il faisait dans l’eau le caillou ?
47
E – c’était le chat qui l’avait fait tomber dans l’eau
A – comment il avait fait pour le faire tomber dans l’eau ?
E – il l’avait ouvrer sa bouche et il l’avait fait tomber
A – parce qu’il l’avait dans la bouche le caillou d’or ?
E – oui
A – pourquoi il l’avait dans la bouche ?
E – pour le ramen…pour le ramener, il l’avait sous sa langue
A – il a besoin de le mettre sous sa langue pour le ramener ? Je ne vois pas pourquoi ?
E – ben, le chat, il a pas de mains !
A – ah d’accord ! Et ensuite ?
E – et après, il le fait tomber dans l’eau
A – comment ça ?
E – il a parlé et il le fait tomber à l’eau et y’a un poisson qui l’attrape dans sa bouche et y’a un pêcheur qui
leur donne un poisson, dedans y’avais le petit caillou d’or et il l’a ramené au monsieur
A – ah, c’est très bien et puis ?
E – je m’en rappelle plus
A – tu veux que je t’aide ?
E – non, c’est fini
A – c’est fini après ?
E – oui
A – je me demande s’il était content le monsieur ?
E – oh oui !
A – je ne sais plus où ils habitent à la fin le chien, le chat et le monsieur ?
E – ils habitent au bord de l’eau
A – tu te souviens, toi, ce qui arrive au renard à la fin ?
E – eh ben, il lui donne des coups de bâton
A – ah bon ? Et après
E – ils sont tranquilles chez eux
A – oui, c’est ça, là je crois qu’elle est vraiment finie cette histoire
E – et la maman des oiseaux ? Elle est où la maman des bébés oiseaux ?
A – elle a donné le caillou d’or, après on ne sais pas ce qu’elle fait, mais elle va peut‐être revenir voir
bonhomme Jean‐Jean…
E – elle est où, maintenant ?
A – ça je ne sais pas
E – elle habite quelque part ?
A – sans doute dans les arbres, près de la rivière où habitent Jean‐Jean et ses amis
6. Reprise dubitative et guidage du récit
Le langage humain a cette propriété de permettre qu’on revienne sur ce qui vient d’être dit par
soi ou par les autres. Le sens de quelque chose est rarement formulé en une seule fois et une fois
pour toutes. Cette reprise et ses mouvements relèvent de diverses formes de métadiscours et
caractérisent les enchaînements des échanges, leur continuité, leur cohérence. Je dirais que la
reprise dubitative, qui reprend l’intervention précédente de l’enfant modifiée par la seule
montée interrogative, peut être considérée comme une de ces formes de métadiscours dans la
mesure où elle constitue une sorte de commentaire de ce que l’enfant vient de dire.
Je donne quelques exemples avant d’aller plus loin dans l’analyse.
Enfant 1 – et alors, il a pris son caillou
Adulte 2 – et alors, il a pris son caillou ?
E 3 – il l’a mis dans, dans…dessous son lit
A 4 – il l’a mis sous son lit ?
E 5 – oui, et après ils l’ont repris
A 6 – ils l’ont repris ?
E 7 – ben oui, les méchants
Enfant 8 – ben, il a construit un château, après il s’est démoli
Adulte 9 – il a construit un château ?
48
E 10 – après il s’est démoli
A 11 – il a construit un château, après il s’est démoli ?
E 12 – oui, c’est comme ça
A 13 – ah, bon !
E 14 – et ils habitèrent dans leur cabane
Enfant 15 – parce que l’autre, le chat, il l’avait mis dans sa bouche
Adulte 16 – dans sa bouche ?
E 17 – oui, pour nager de l’autre côté
On voit que la reprise est diverse : soit strictement conforme au discours précédent (1 et 2), soit
modifiée lexicalement (3 et 4), soit amputée du connecteur narratif (5 et 6), soit partielle avec le
début de la formulation de l’enfant (8 et 9), soit partielle avec la fin de la formulation de l’enfant
(15 et 16).
On peut aussi constater que dans tous les cas l’enfant avance dans son récit. Sur les vingt cinq
restitutions du conte enregistrées, les reprises dubitatives représentent plus du tiers des
interventions de l’institutrice et elles sont aux trois quarts efficaces, pour la poursuite du récit,
tout‐au‐moins.
On peut expliquer cette efficacité de plusieurs façons. Il s’agit d’abord, peut‐être, de la façon
toute personnelle dont l’institutrice l’utilise et d’habitudes d’échange avec ses élèves. Mais la
reprise dubitative constitue surtout un métadiscours dont l’implicite peut être mis en mots de
diverses manières, toutes disponibles à l’interprétation du récepteur, ce qui ne veut pas dire
qu’elles soient à tout coup dans l’intentionnalité de l’émetteur (c’est là un autre problème que je
n’aborde pas ici).
Première glose possible : incompétence de l’enfant (« je n’ai pas bien compris ? Es‐tu sûr de ce
que tu dis ? »).
Deuxième glose : incompétence de l’adulte et de l’enfant (« nous ne nous sommes pas compris,
complète ton discours »).
Troisième glose : incompétence de l’adulte (« je ne sais pas comment t’aider »).
La première glose est la plus immédiate au‐cours de la discussion que j’ai avec l’enseignante.
Quand je lui demande pourquoi elle reprend l’intervention de l’enfant de façon interrogative,
elle répond : je lui suggère de réfléchir à ce qu’il vient de dire, soit parce que c’est faux, soit parce que
c’est incomplet.
La deuxième glose ne vient qu’après un bon moment de réflexion : quelques fois, je répète parce
que je ne suis pas sûre que nous nous comprenons.
Quant à la troisième, elle est bien plus complexe, parce qu’elle touche directement à l’activité
d’étayage. L’institutrice n’identifie cet aspect que dans la discussion que nous avons ensemble :
en effet, c’est une façon de dire à l’enfant que je ne vois pas bien comment l’aider, j’espère comme ça qu’il
va me redire les choses autrement.
49
La comparaison avec la reprise‐reformulation, cas de figure très fréquent dans les échanges
entre adulte et enfant, est révélatrice de cette complexité. En effet, la reprise‐reformulation
introduit à la fois un parallélisme et une complémentarité :
Enfant – le bonhomme a dit : « transforme‐toi en château caillou d’or ! »
Adulte – il a dit : « transforme‐toi en château ! », mais alors il y’a plus de caillou d’or ?
E – ah, non, c’est la cabane qui se transforme en château
A – oui, je crois, et alors ?
E – un méchant est entré, il a pris le caillou d’or
A – il a pris le caillou d’or que Jean‐Jean tenait dans sa main ?
E – oui, mais le chien il a senti
Dans le cas de la reprise dubitative, la complémentarité n’apparaît pas : le récepteur signifie
qu’il n’a pas la possibilité de compléter : « j’accepte de t’écouter, de te répondre, mais je ne peux
pas cogérer ton discours ; je ne peux ni le résumer, ni le modifier, ni le développer ».
Allons plus loin, la reprise dubitative peut aussi signifier l’incapacité de l’adulte à faire comme
l’enfant : « je ne sais pas raconter comme raconte un enfant, montre‐moi comment un enfant
raconte ». Si on pousse un peu plus, encore, on voit que l’enfant acquiert par là un autre statut
puisqu’on lui demande de piloter à sa manière le récit. Cela permet d’entrevoir la métaphore de
l’étayage (ou la notion de tutelle) de façon différente de ce qu’en montre Jérôme Bruner. Les
tâches qu’il examine requièrent des savoir‐faire pratiques pour lesquels existent de bonnes
solutions, connues de l’expert. Ce qui n’est pas aussi simple dans les tâches langagières pour
lesquelles les solutions sont multiples car, en dehors de structurations purement linguistiques,
on est confronté à du très faiblement codé. L’étayage ne peut alors se réduire à un simple
rapport entre compétence (celle de l’adulte) et incompétence (celle de l’enfant). La reprise
dubitative a le mérite de tenir compte du fait que dans le récit il y a un nombre considérable de
façons de poursuivre son propre discours et d’enchaîner sur le discours de l’autre. On a
incontestablement à faire ici à un cas de figure intéressant de l’étayage, puisque le discours de
soutien est la reprise du discours de l’autre, commentée par la montée interrogative comme
faisant problème, sans imposer d’emblée une solution.
L’efficacité de la reprise dubitative vient alors de ce qu’elle présente les trois qualités
conjuguées du « parler avec », du « laisser parler » et du « faire parler ». Ce qui signifie :
absence de rupture (parler avec), contrainte réduite (laisser parler) et demande de poursuite
(faire parler). Elle évite les deux contre‐étayages classiques (situés en deça et au delà de la zone
proximale de développement, telle que la présente Vygotsky) : celui qui limiterait l’autonomie
que l’enfant a déjà acquise dans la gestion du récit et celui qui proposerait à l’enfant ce qu’il
n’est pas encore en mesure de produire seul.
Un dernier (segment d’) exemple pour illustrer les effets de la reprise dubitative, qui relèvent,
comme on peut le voir, non seulement de la construction du récit, mais aussi des places et rôles
de chacun dans l’interaction.
Enfant – et le nid, il est tombé, le monsieur il a dit ; « pov petits oiseaux ! » et il a mis dans son nid. Et la
maman t’oiseau pis elle a donné le caillou d’or, voilà !
Adulte – la maman oiseau, elle a donné le caillou d’or ?
E – je sais pas
A – mais c’est toi qui m’as dit ça !
E – je n’sais pas comment ça s’appelle les oiseaux ?
50
A – je ne sais pas, on ne le sait pas
E – si, Annie elle a dit le nom
A – Annie elle a dit le nom ?
E – oui, ceux‐là qui sont tombés du nid, et même c’est fauvrette
A – ah, des fauvettes
E – tu vois, tu savais le nom
A – non, c’est toi qui l’as retrouvé…alors, la maman fauvette elle a donné le caillou d’or ?
E – oui et pis y’a un méchant qui lui a pris
A – Y’a un méchant qui lui a pris ?
Vers deux conclusions
Premièrement, concernant la restitution.
J’ai mis de côté jusqu’ici la relation fondamentale entre mémoire et langage et, tout
particulièrement, entre remémorer et raconter. Je voudrais faire quelques remarques sur l’idée
d’une possible perception totale et d’une possible mémoire totale du récit. Les deux sont
inconcevables par le fait même de la temporalité du récit, par le regard (ou l’écoute) particulier
qu’on lui consacre et par la compréhension responsive qu’on en construit. Cette dernière exige
choix, tri, hiérarchisation. La notion de « tout » est une illusion, à la limite de la naïveté.
Raconter signifie reconstruire, c’est‐à‐dire non seulement retrouver ce qu’on a prioritairement
perçu, mais aussi faire bouger le sens. Paradoxalement, se souvenir, c’est oublier et répéter, c’est
créer. L’adulte qui demande à l’enfant de restituer une histoire est sous l’emprise de cet illusoire
désir de totalité et de conservation du sens. C’est sans doute là que se situe la cause des plus
grandes erreurs d’étayage dans cette activité de restitution de contes.
Deuxièmement, concernant l’étayage.
La situation dans laquelle se déroule l’échange modifie sans aucun doute la perception que se
fait l’enfant des interventions et inventions adultes. Mais, globalement, et qu’il s’agisse de
situations familiales ou scolaires, l’adulte est là pour aider l’enfant, pour le corriger, l’enfant le
sait. Cependant, on peut penser que pour lui l’intervention adulte n’a qu’un sens général qui est
susceptible de basculer : le « il va m’aider à dire » peut se transformer en « il va me juger quand
je dis ». D’où les deux attitudes opposées que l’on peut observer dans tous les cas : l’enfant qui
questionne l’adulte, se sert de lui pour poursuivre son récit et l’enfant qui ne sait plus rien dès
qu’on le questionne ou le reprend, qui s’excuse et, finalement, se tait. C’est pourquoi il est
extrêmement difficile de définir ce qu’on entend par efficacité de l’étayage. Ce dernier n’est
jamais efficace en soi et on ne peut même pas affirmer qu’il le soit à tout coup dans la seule
mesure où il permet à l’enfant de s’engager dans une action langagière et de la poursuivre en
interaction avec l’adulte. Les manifestations de refus ou de résistance sont à tort
systématiquement considérées comme des échecs de l’étayage. Elles pourraient bien souvent
être au contraire la marque d’un gain d’autonomie, l’étayage étant par son inefficacité même
l’indicateur de ses progrès. Résister, refuser ou même produire volontairement ce qui n’est pas
attendu, ce qu’il ne faut pas dire, n’est‐ce pas aussi un mode privilégié d’existence et, dans
l’univers du langage, de création ?
Et puis, je ne suis pas loin de penser comme Cocteau que ce qui rapproche le plus les enfants
des poètes, c’est la désobéissance.
51
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
Aimard, P. (1984), L’enfant et la magie du langage, Paris : Robert Laffont.
Bernicot J. & Bert‐Reboul, A. (2009), L’acquisition du langage par l’enfant. Paris : Ed. In Press, coll. Concept‐Psy.
Bernicot J. (2010), Interactions verbales et acquisition du langage. Paris : L’Harmattan.
Bernicot, J. et al. (1998), De l’usage des gestes et des mots chez l’enfant. Paris : Armand Colin.
Boisson‐Bardies, B. (1996), Comment la parole vient aux enfants. Paris : Odile Jacob
Bouvet, D. (1982), La parole de l’enfant : pour une éducation bilingue de l’enfant sourd. Paris : PUF.
Brigaudiot M. & Danon‐Boileau L. (2002), La naissance du langage dans les deux premières années. Paris : PUF.
Bruner, J. (1983), Savoir faire, savoir dire : le développement de l’enfant. Paris : PUF.
Bruner, J., 1987), Comment les enfants apprennent à parler. Paris : Retz.
Dannon‐Boileau, L. (1995), L’enfant qui ne disait rien. Paris : Calman‐Lévy.
Delamotte, R., François, F. & Porcher, L. (1997), Langage, éthique, éducation. Rouen : PUR, n°231.
Florin, A. (1999), Le développement du langage. Paris : Dunod, ‘les topos’ (réédition 2000).
François, F. (1993), Pratiques de l’oral. Paris : Nathan.
François, F. (2004), Enfants et récits. Mise en mots et « reste », Textes choisis et présentés par R. Delamotte. Lille :
Septentrion.
François, F. et al. (1990), La communication inégale. Heurs et malheurs de l’interaction verbale. Lausanne :
Delachaux & Niestlé.
Froment, M. & Leber‐Marin, J. (2003), Analyser et favoriser la parole des petits. Un atelier de langage à l’école
maternelle. Paris : ESF.
Garrite, C. (1998), Le développement de la conversation chez l’enfant. Bruxelles : De Boeck
Gérard‐Naef, J. et al. (1987), Savoir parler, savoir dire, savoir communiquer. Paris : Delachaux‐Niestlé
Gombert, J.E. (1990), Le développement métalinguistique. Paris : PUF
Guidetti, M. (2003), Pragmatique et psychologie du développement. Comment communiquent les jeunes enfants.
Paris : Belin
Kail, M. & Fayol, M. (2000), L’acquisition du langage. Paris : PUF, (2 volumes).
Karmiloff, A & Karmiloff‐Smith, K. (2003), Comment les enfants entrent dans le langage. Paris : Retz.
Marcos, H. (1998), De la communication prélinguistique au langage. Paris : L’Harmattan
Moreau, M.‐L. & Richelle, M. (1981), L’acquisition du langage, Bruxelles : Mardaga.
Morgenstern, A. (2009), L’enfant dans la langue. Paris : Presses de la Sorbonne
Rondal, J.A. (1983), L’interaction adulte/enfant et la construction du langage. Bruxelles : Mardaga
Simonpoli, J.F. (1991), La conversation enfantine. Paris : Hachette‐Education
Van Der Straten, A. (1991), Premiers gestes, premiers mots. Paris : Paidos/Centurion.
52
TABLES DES MATIÈRES
INTRODUCTION NOTIONNELLE ................................................................................................................... 5
1. Langue et langage ....................................................................................................................................................... 5
2. Acquisition, apprentissage, appropriation ................................................................................................................... 6
3. L’enfant ou les enfants................................................................................................................................................ 7
4. La langue, les langues et les pratiques langagières ..................................................................................................... 8
CHAPITRE 1 : PRÉSENTATION GÉNÉRALE DES RECHERCHES EN ACQUISITION DU LANGAGE
PAR L’ENFANT .................................................................................................................................................. 10
Introduction .................................................................................................................................................................. 10
1. Acquisition et champs disciplinaires ........................................................................................................................ 10
1.1. Du côté de la psycholinguistique ....................................................................................................................... 10
1.2. Psycholinguistique et sociolinguistique ............................................................................................................. 11
1.3. Du côté de la sociolinguistique .......................................................................................................................... 13
2. Vers une sociolinguistique de l’appropriation langagière ......................................................................................... 13
2.1. Le constat des différences entre enfants ............................................................................................................ 14
2.2. Des questions pour la sociolinguistique ............................................................................................................. 14
2.3. Quelques pistes de recherche en sociolinguistique ............................................................................................ 16
2.4. Deux notions clés de la discipline ...................................................................................................................... 17
Variation...................................................................................................................................................................... 18
CHAPITRE 2 : L’APPROPRIATION DES COMPÉTENCES ORALES : LA CONVERSATION ................. 20
Présentation générale : le dialogue en acquisition ........................................................................................................ 20
Introduction : un bref regard historique ........................................................................................................................ 20
1. Quatre constats au départ .......................................................................................................................................... 21
2. La question du dialogisme ........................................................................................................................................ 21
3. La question de l’étayage ........................................................................................................................................... 22
4. Les approches interactionnelles en acquisition ......................................................................................................... 24
Présentation d’une recherche : ........................................................................................................................... 26
Les pratiques conversationnelles entre pairs ................................................................................................... 26
1. Introduction .............................................................................................................................................................. 26
1.1. Quelques remarques sur la littérature .................................................................................................................... 26
1.2. Dialogues et genres ................................................................................................................................................ 27
2. Les interactions verbales entre pairs dans les recherches en acquisition .................................................................. 27
2.1 Un domaine peu étudié ....................................................................................................................................... 27
2.2. Intérêt de développer ces recherches ................................................................................................................. 29
3. Les conversations ordinaires entre enfants ............................................................................................................... 30
3.1. La notion de parité et ses conditions de réalisation ................................................................................ 30
3.2. La conversation enfantine ordinaire .......................................................................................................... 32
3.3. Exemples comme extraits de corpus ........................................................................................................... 32
CHAPITRE 3 : L’APPROPRIATION DES GENRES DISCURSIFS : LA NARRATION ............................... 34
Présentation générale : l’activité narrative .................................................................................................................... 34
Introduction .................................................................................................................................................................. 34
1.1. Acquisition et socialisation langagière .................................................................................................................. 34
1.2. L’activité narrative orale du jeune enfant .............................................................................................................. 35
1.3. Des récits enfantins ................................................................................................................................................ 35
1.4. Du récit chez l’enfant.......................................................................................................................................... 36
En conclusion ............................................................................................................................................................. 36
Présentation d’une recherche : ........................................................................................................................... 38
Enfants de quatre ans et adultes face au récit ................................................................................................... 38
Introduction .................................................................................................................................................................. 38
1. Sens et interprétation ................................................................................................................................................ 39
2. Imitation et reprise .................................................................................................................................................... 40
3. Reprise et déplacement ............................................................................................................................................. 42
4. Dialogue et restitution........................................................................................................................................... 44
5. Deux inventions adultes ............................................................................................................................................ 46
6. Reprise dubitative et guidage du récit ................................................................................................................ 48
Vers deux conclusions ............................................................................................................................................... 51
53