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Art Musical Et Philosophie Dans Le Grand Traité de La Musique d'Al-Farabi (IXe-Xe Siècles)
Art Musical Et Philosophie Dans Le Grand Traité de La Musique d'Al-Farabi (IXe-Xe Siècles)
UNIVERSITÉ DE POITIERS
UFR SCIENCES HUMAINES ET ARTS
Gérard GRIG
2020
Sommaire
INTRODUCTION
PARTIE I : Méta-musique
A Les universaux de la sensation musicale
1 Une science duale
2 La métaphore musicale
3 Le transfert d’héritage et l’ironie
B La politique de la musique
1 Le calife de Bagdad
2 Musique profane et musique sacrée
3 Le Souverain Bien de la musique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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INTRODUCTION
Située entre Orient et Occident, la Sogdiane a été conquise et hellénisée par Alexandre le
Grand, longtemps avant le califat abbasside contemporain d’Al-Fārābī. Après Alexandre, elle
a appartenu au royaume hellénistique séleucide, puis gréco-bactrien, avant que les Romains
n’y affrontent les Parthes et les Chinois. Le califat amorçait son déclin au début du Xe siècle,
après le règne d’Hārūn ar-Rachīd popularisé par Les Mille et une Nuits. La pensée politique
d’Al-Fārābī visera à la restauration de ce califat abbasside qui se disloquait.
Al-Fārābī est un faylasūf, un penseur de langue arabe qui a assimilé l'héritage éclectique de la
philosophie néoplatonicienne d'Alexandrie, la falsafa. Disciple d'Al-Kindī (801-873) et de
Rāzī (865-925 ou 935), il est un savant rationaliste à la culture encyclopédique, versé dans les
mathématiques et la musique, qui pratique la religion musulmane sous la forme du
mysticisme soufi esthétisé, après avoir été juge islamique.
À Bagdad, il existe des écoles mystiques soufies, ainsi qu’une multitude de sectes
musulmanes. Les plus notoires sont celles des gnostiques ismaéliens du chiisme (dont
dériveront les Assassins), tandis que la scolastique musulmane, à base de théologie juridique
qui débat de la relation entre la foi et le savoir, se fixe dans le kalām des acharites (du côté de
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la foi) et dans le kalām des mutazilites (du côté de la raison). Il faudrait ajouter les disputeurs
ou mutakallimins, qui rejettent l’interprétation littérale du Coran, tel Al-Kindī, et les « Frères
en pureté » (ikhwān al-safa'), sorte de franc-maçonnerie du courant chiite ismaélien, qui
réunit en secret des théosophes pythagoriciens.
En vérité, l’éclectisme alexandrin des penseurs gréco-arabes forme une pensée réconciliatrice,
à la fois péripatéticienne, platonicienne et plotinienne, et qui ne s’oppose pas à la foi. Selon
Ernest Renan, cet important ensemble gréco-arabe ne constituait pas une philosophie
originale, et il n’a pas eu de continuateurs 1. Cependant l'éclectisme, qui dissocie et unit les
contraires par le moyen de la dialectique (jadāl), est une pensée raffinée, qui demande une
grande culture philosophique. À cela s'ajoute le fait que la pensée gréco-arabe est prudentielle
– par sagesse autant que par politique – et qu'elle donne un nouveau souffle à l'ironie, qui
cultive la métaphore, mais qui a le droit de mentir pour la recherche du bien.
L’éclectisme des élites persanes constituait la philosophie de l’École savante de Bagdad (bayt
al-ḥikma), institution qui diffusait la compilation et le commentaire des traductions des grecs
antiques, en s’adonnant à la falsafa et aux arts, tandis que le peuple assimilait les falāsifa aux
membres d’une secte grecque qu’il suspectait de magie, voire de mécréance.
Au sein de la falsafa, et comme Al-Kindī, Al-Fārābī avait clairement une pratique extérieure
de la religion musulmane. Tout en admettant l’existence de la Révélation, tous deux limitaient
le Coran à une vulgarisation allégorique dispensée par le premier Mahomet, qui ne connaissait
pas les réalités profondes qu’il révélait, alors qu’eux-mêmes possédaient d’autres moyens
intellectuels de s’unir au divin dont ils émanaient. Pour les penseurs gréco-arabes, qui ne
voyaient pas d’opposition entre le savoir et la foi – celle-ci constituant une approche seconde
de la vérité – les théologiens kalamites représentaient un tiers inutile et nuisible, entre la
multitude et la philosophie.
Dans la chaîne de transmission de la philosophie des Grecs qui va d’Al-Kindī (IX e siècle) à
Averroès (XIIe siècle), et qui s’est produite dans les bordures des califats, Al-Fārābī se signale
par sa volonté constante de maintenir le cap rationaliste, évitant l’écueil des sectes islamiques
et gnostiques, ou bien celui du soufisme annihilateur conduisant à la dévotion exclusive, ou
1 Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme : essai historique, dans Œuvres complètes, tome III : Œuvres
encore celui de l’incrédulité qui se permet tout sous le masque de l’initiation théosophique.
S’il a bien existé un « miracle grec », il a été prolongé par un « miracle gréco-arabe » dont Al-
Fārābī a été le meilleur artisan, en tant qu’héritier de la philosophie alexandrine fondée par
Plotin.
Pour lire et interpréter les falāsifa, il convient d’adopter leur prudence, qui n’était pas
seulement politique pour les temps de troubles. Il existe chez eux une recherche sincère de la
juste mesure et de la modération, qui nous permettent d’être raisonnables à défaut d’être
toujours rationnels.
Il serait louable d’éviter tout anachronisme à leur égard, comme de parler d’un « Islam des
Lumières », en rapport avec notre modernité. Le mysticisme ne constitue pas non plus le pilier
de la pensée d’Al-Fārābī, très différente de celle du platonicien illuminé Sohrawardi (1155-
1191), auquel Henry Corbin a consacré de belles pages. La pensée des falāsifa est toute en
nuances, en distinctions et en suggestions. Ceux-ci contiennent la religion dans les limites de
la raison, et ils font valoir les pouvoirs mesurés de l’imagination pure, dans leur pratique du
soufisme qu’ils ne confondent pas avec la falsafa.
Toutefois, le Grand Traité de la Musique d’Al-Fārābī est novateur, en ce qu’il repose sur
l’alliance de l’art, de la science et de la technique, en dehors du mysticisme astrologique de
l’Harmonia mundi. Le Grand Traité de la Musique forme un manuel de bonnes pratiques,
dépourvues d’ésotérisme et appuyées par la théorie, qui sont à enseigner au musicien qui
recherche l’excellence dans son art. Bien que la théorie élémentaire de la musique n’ait aucun
but en soi, car elle est une contemplation d’entités abstraites, Le Grand Traité de la Musique
vise la réussite dans un métier noble, avec le pragmatisme arabe qui a traduit les œuvres
scientifiques d’Aristote pour développer le commerce et la navigation.
Tout cela explique qu’Al-Fārābī a été abondamment utilisé, imité et commenté depuis le
Moyen Âge, qui le nommait Alpharabius ou Avennasar. L’audace de sa pensée politique
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inspirée de Platon est encore saluée, ainsi que son commentaire pertinent, innovant dans le
détail, qu’il insère au milieu même de la traduction des œuvres grecques, comme l’ont fait
tous les péripatéticiens de langue arabe.
Néanmoins, ses nombreux écrits sur la musique ont été peu analysés, alors qu’ils ont
représenté la providence des musiciens pendant des siècles, et bien qu’ils tiennent dans son
œuvre une place centrale. Nous les mentionnons simplement dans la définition courante d’Al-
Fārābī comme penseur de la médiation. Musicien-philosophe, ou philosophe-musicien vivant
pendant l'âge d'or de la civilisation musulmane, savant encyclopédiste et soufi d’amour,
critique à l'égard de tous les pouvoirs, second maître après Aristote et néoplatonicien assumé,
Al-Fārābī représenterait un passeur idéal de mondes étrangers.
Pour les philosophes rationalistes de langue arabe, appelés « Arabes » dans un souci de
concision, et qui, comme Al-Ghazālī (1058-1111), ont parfois vécu des crises spirituelles, la
philosophie grecque ou falsafa avait trouvé son achèvement chez Aristote. Il ne restait qu’à
l’enseigner à la multitude et à en faire le plan des bâtisseurs de la Cité vertueuse, à condition
de revenir aussi à Platon, ce qui nécessitait au préalable d’accorder Aristote et Platon par le
biais de la Théologie du Pseudo-Aristote. Il s’agit de l’intérêt de l’éclectisme, de maintenir
une tradition en la faisant évoluer, mais jusqu’à quel point celui-ci était-il conscient et fondé?
Avec la falsafa, la Révélation était soumise au contrôle de la raison. Certes, nous devons à Al-
Fārābī d’avoir placé la Métaphysique au sommet de l’œuvre d’Aristote. En réalité, il mettait
surtout l’accent sur le passage de la métaphysique à la physique, et donc sur l’étude de la
nature, qui permet de comprendre l’acte divin de la Création, davantage que l’étude des
sciences religieuses. En musique, la psycho-physique du son représentait une alternative au
pythagorisme du nombre.
Aristote et Platon réservent une place de choix à la musique, qui exprime la transcendance de
la beauté et compose l’éducation du citoyen – à condition de trier les mélodies et les rythmes
– en servant de modèle pour l’harmonie des parties de l’âme comme pour celle des classes de
la cité. Pourtant, ils ne lui ont pas édifié un monument, comme le Grand Traité de la Musique
d’Al-Fārābī, qui rivalise en importance avec Le livre de la classification des sciences ou
Recensement des sciences.
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Certes, le Grand Traité de la Musique constitue l’introduction d’une compilation des théories
musicales existantes, dont les théories pythagoriciennes d’Aristoxène et de Ptolémée, qu'il
approfondit et clarifie. Il est produit par la pensée discursive, au sens où il est proprement
mathématique dans l'étude de la syntaxe des sons, et il est psychologique et anatomique quand
il aborde la sémantique du pathos musical.
Quoi qu’il en soit, en dépit du luxe de sa terminologie et de sa nomenclature, et malgré ses ta-
bleaux et ses graphiques, le Grand Traité de la Musique semble représenter avant tout une ini-
tiation aux pouvoirs d’immédiateté de la musique, en tant qu’elle forme un évènement pur qui
mobilise les ressources de la sensation et du sentiment, aussi bien que celles de la mémoire,
de l’imagination et de l’intuition intellectuelle. Dans cet évènement pur s’éprouve la joie de la
liberté d’être, de penser et de croire.
Cette science pratique et locale de la musique, qui double sa théorie mathématique, et dont
prend acte le Grand Traité de la Musique, se fonde dans l’hyperesthésie du sens musical de
l’Orient, car le bon sens possède toujours des racines « nationales ».
Dans son Kitāb al-jadāl, qui expose la dialectique des Topiques d’Aristote, raisonnement
rigoureux à partir de la supposition du probable – qu’il identifie au possible – Al-Fārābī
invoque une « quatrième philosophie » nommée également philosophie exotérique
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(barrāniyya), qui s’adresse, par pédagogie et politique, aux techniciens des arts particuliers et
aux simples gens du commun (al-machūrāt)2.
Cependant, le Grand Traité de la Musique accorde-t-il une valeur philosophique, égale à celle
de la science théorique, à cette science empirique du bon sens informé par l’intellect agent et
la médiation de l’intelligence acquise ? Dans la science théorique, Al-Fārābī préfère les
calculs approximatifs et il cherche d'autres voies, comme la physique du son, ce qui semble
montrer les limites selon lui de la théorie mathématique. Néanmoins, si la philosophie
quatrième ne constitue pas une propédeutique, est-elle pour autant une philosophie à part
entière ?
Nous nous demanderons donc si la préoccupation d'Al-Fārābī pour la musique, au moins aussi
exclusive que son intérêt pour la théorie politique de Platon, pourrait résider effectivement
dans l’évidence immédiate de l’intuition de nous-mêmes et du monde, que nous offre la
pratique musicale et si cette pratique serait une voie sensuelle à suivre pour nous rapprocher
du divin. Cette voie que la mystique soufie appelle la « gustation du divin », est à mettre en
parallèle avec l’illumination théorétique de l’aristotélisme.
Si l’art musical possède la transcendance d’un élan vers Dieu, pourquoi choisir celui-ci pour
glorifier et adorer ce dernier ? Serait-ce parce que l’art existe en tant qu’art, et non plus
comme résultat d’une technique ? D’autre part, si cet art est également immanent,
n’observons-nous pas dans son empirisme les linéaments d’une esthétique du goût ?
2 Cf. Almantiqiyyāt lil-l-Fārābī (Logique, Rhétorique, Poétique), éd. M. T. Danechpajouh, Qom, Maktabat Ayat
Allah, 1988.
3 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr) [1930], dans La Musique arabe, trad.
En réalité, celui-ci comportait deux traités. Seul le premier traité, constitué de huit discours,
nous est parvenu. Outre le Livre de l’Introduction, il comprend le Livre des Éléments,
consacré aux intervalles et aux ratios harmoniques, puis le Livre des Instruments et le Livre
de la Composition musicale. Le second traité de quatre discours, dans lequel Al-Fārābī contait
l’histoire et réalisait la critique des théories précédentes, a été perdu.
Nous connaissons la liste des œuvres d’Al-Fārābī grâce au bibliographe et historien ottoman
Hadji-Khalfa, dit Katib-Tchelebi (vers 1600-1658).
Il n’a pas existé de théoriciens de la musique durant les deux premiers siècles de l’Hégire. La
Musique arabe de Rodolphe d’Erlanger comporte la traduction des principaux traités de
musique du Moyen Âge après Al-Fārābī, ceux de Safīyu-d-Dīn (XIII e siècle), Al-Lādhiqī
(XVIe siècle), l’Anonyme (XVe siècle) et Ibn Sinā, dit Avicenne (980-1037). Le traité d’Ibn
Zayla n’a pas été retenu, bien qu’il contienne de précieuses informations. Les manuscrits de
tous ces traités nous ont été transmis avec de nombreuses erreurs dues aux copistes.
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PARTIE I : Méta-musique
La pratique musicale a amplement précédé la théorie. Or, dans le Grand Traité de la Musique
d’Al-Fārābī, la science empirique de cette origine de la musique représente-t-elle une
philosophie quatrième, après la science théorique participant aux formes mathématiques ? En
général, Al-Fārābī ne semble pas faire de différence entre art et science.
Cela ne donne-t-il pas la raison de la place éminentissime qu'il accorde à la pratique de l'art
musical comme médiation, davantage que Platon et Aristote, ce qui ferait de lui un
philosophe-artiste ? L’art accède à la nature, parce que la nature est artiste. Ainsi, la musique
célèbre et adore Dieu à travers son œuvre.
À côté des idéalités mathématiques de la science théorique, les universaux musicaux, qui
informent la perception sensible, sont essentiellement : conjoint/disjoint, grave/aigu,
consonant/dissonant. Ils rappellent les couples de l'empirisme ionien d'Héraclite, mais en tant
qu’intelligibles (ma’qūlāt), ils participent aux plus grands genres platoniciens de l'Autre et du
Même. Ils ressortissent à une intelligence qui émane de l’Un-Dieu sans être Lui.
D’un point de vue formel, l'art de la musique reste proche de la grammaire. La musique est
constituée de sons concaténés à partir d’une palette finie dictée par la nature, tandis que le
langage est formé des lettres d’un alphabet « national » adopté par convention. Or, bien que
la musique vaille pour elle-même, l’émotion musicale a un sens. À la racine de cette émotion,
se trouvent les universaux de la sensation musicale, qui participent aux genres platoniciens.
D’un point de vue subjectif, l’émotion musicale est teintée d’un plaisir intellectuel, qui
nous fait apprécier à l’oreille l’échange des procédés de la différence et de l’identité. À
côté d’un Organon logique, l’art musical constitue donc un Organon mimétique dont
les universaux sont ceux d’une quiddité appliquée à la perception sensible et qui
participent aux genres de l’Autre et du Même5.
Les universaux musicaux sont des intelligibles, donnés dans l’illumination d’une
intuition intellectuelle. Celle-ci constitue une forme de sensibilité de l’intelligence, qui
possède l’acuité de la perception. Les universaux de la mimèsis musicale comprennent
le conjoint et le disjoint, l’aigu et le grave, le consonant et le dissonant, mais aussi le
fort et le doux, le masculin et le féminin, le plein et le vide.
5 Cf. Philippe Vallat, Fārābī et l’Ecole d’Alexandrie, Troisième Partie, Paris, Vrin, 2005.
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Percevoir la musique, n’est-ce donc pas aussi penser, pour transformer un ensemble de
sensations auditives en un monde objectif ? Toutefois, si les sons se ramènent à la
beauté mathématique des proportions, pourquoi faut-il aussi entendre la musique pour
éprouver un plaisir des sens, que partagent toutes les parties de l’âme ? Pourquoi ne
sommes-nous pas des êtres spirituels, comme les anges, qui sont des facultés de l’Âme
universelle ? Cela est dû au fait que notre existence, qui n’est qu’un accident, émane
de Dieu, le seul être à qui l’existence appartient essentiellement. Le plaisir de la
sensation musicale forme un prélude qui élève l’âme vers le Beau et le Bien.
Certes, de manière idéale, l’émotion musicale (tarab) s’obtient par un art musical
rigoureux, qui repose sur un savoir arithmétique et que la tradition médiévale définit
comme une science incluse dans le Quadrivium. Or, en réalité, pour Al-Fārābī cette
science est double.
Elle est indigène, quand elle étudie le chant poétique ou ghinā, et elle est étrangère en
tant qu’héritière de la musiké grecque – art des Muses qui est théorie musicale –
traduite en mūsīqī arabe. Son hybridité est complexe, dans la mesure où l’art musical
d’Al-Fārābī est non seulement gréco-arabe, mais aussi arabo-persan. En cela, l’art du
chant poétique ou ghinā est celui d’un ethos associé à un logos, tandis que la mūsīqī
cherche des clés mathématiques pour le chant (mélos) dans la théorie musicale héritée
des Grecs.
En réalité, toujours et partout, la musique est dyadique et mixte. Elle exprime une
identité, qui pourrait être identifiée aujourd’hui comme communautaire, ethnique ou
religieuse, mais elle laisse deviner aussi l’influence d’un Ailleurs, d’une altérité
6 Platon, Timée, 34 c-36 c, dans Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « Essais », 2011.
7 Platon, La République, Livre VII, dans Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « Essais »,
2011.
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Cela reste vrai aussi dans le désert d’Arabie, où un chant plaintif s’élève, le hidā du
chamelier, que celui-ci chante à son chameau dans la langue des animaux, chant qui se
mêle au souffle du vent que rien n’arrête, et que le chanteur oriental imitera à son tour
de manière plus évoluée dans le chant poétique 8. D’ailleurs, le chant du chamelier
inspirera la mélopée de l’appel à la prière ou les lamentations funèbres des femmes.
D’un point de vue savant, la musique possède une syntaxe, car elle vaut pour elle-
même, mais elle a également une sémantique, puisqu’elle a un sens. C’est pour cette
raison que Al-Fārābī oppose les arts musicaux théorique et pratique.
Ainsi, l’art musical théorique étudie la théorie du son, les intervalles par addition et
soustraction à partir du ton ou seconde (ton majeur 9/8, ton mineur 10/9, demi-ton
16/15), ainsi que les accords d’octave (2/1), de quinte (3/2) et de quarte (4/3), les
genres (diatonique, chromatique, enharmonique) résultant du partage de la tierce et
combinés dans des groupes, puis les systèmes des modes, le rythme et la composition
musicale, l’évolution sur les notes qui crée les variations de la mélodie.
8 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 18.
9 Ibid., p. 5.
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Ces mélodies forment les modes, qui ne sont pas encore regroupés dans des maqāmāt
(pluriel de maqām) à l’époque d’Al-Fārābī. Cependant, celui-ci précise ensuite que la
mélodie (lhan) se décompose d’une part en succession de notes dans un sens
déterminé, et d’autre part en suite de notes associées dans la pratique à un chant
poétique (ghinā), ce qui correspond bien à une dualité de la musique.
Chez les péripatéticiens arabes, la notion de naturel revêt un sens universel. Il existe
une évidence naturelle de la science théorétique, et le naturel en tant que beauté
indissociable de l’acte moral, tandis que l’art musical fait partager la compréhension
intuitive de la beauté naturelle des sons, associée à un plaisir lui aussi naturel.
Pourtant, la musique entretient un paradoxe avec la nature :
« Presque tout ce qui appartient à la théorie musicale est un produit de l’art, étranger à
la nature. »10
Or, bien que l’être musical soit le plus souvent le produit de l’art, il est naturel :
Plus loin, Al-Fārābī affirme que ce qui engendre le plaisir est naturel, et que ce qui
peine n’est pas naturel12.
Ainsi, les universaux d’un Organon mimétique sont ceux d’une quiddité appliquée à la
perception sensible, et comprise en premier lieu par le cœur, qui est le siège de la
10 Ibid., p. 28.
11 Ibid., p. 7.
12 Ibid., p. 27.
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Sur la carte du monde et des civilisations des peuples, les universaux musicaux sont
fondés sur la distinction entre l’Est et l’Ouest.
Nous le voyons dans le Deuxième Discours du Livre des Éléments, quand Al-Fārābī
nomme les notes de l’échelle, en les qualifiant selon leur place dans le groupe parfait
de deux octaves. Il les désigne selon leurs noms de lettres alphabétiques dans l’échelle
des notes du tétracorde, puis d’après leurs noms grecs, au même niveau. Ces noms
étaient connus par le Moyen Âge latin grâce au De Institutione musica de Boèce13 et
seront encore mentionnés par le Dictionnaire de Musique de Jean-Jacques Rousseau.
Or, selon Pythagore, les notes nommées par les Grecs représentent des êtres
surnaturels qui réalisent l’harmonie entre les sphères. Pour lui, Proslambanoménos, la
note la plus grave, relie la Terre à la Lune. Rappeler le nom grec d’une note avec
majuscule, chargé d’animisme astrologique, alors que celle-ci possède déjà le nom
d'une lettre de l'alphabet, n'en fait-il pas un nom propre, c'est-à-dire sans définition
spécifique, sinon référentielle, et n'ayant de signification qu'en contexte, subjective, ou
par des éléments de sa composition ? Un mot-symbole magique opposé au mot-signe
de la lettre alphabétique ? N’existe-t-il pas un réalisme du nom grec – comme il existe
un réalisme des essences – et un nominalisme de la lettre alphabétique ? Dans le
syllogisme, auquel la musique s’apparente quand elle culmine avec la poésie chantée,
Aristote préfère les noms aux lettres pour désigner les termes des prémisses, car les
noms sont une garantie de vérité.
Le nom grec de la note aurait une référence directe, une dénotation différente du sens,
une description qui aurait sa logique propre, même si le son de la note reste identique.
13 Boèce, Traité de la musique (De Institutione musica), trad. C. Meyer, Paris, Brepols, 2005.
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Au surplus, il existe une enfance de l’art grec, et une forme de réminiscence des
ouvrages des anciens dans leur langue grecque, pour retrouver l’âge d’or d’un paradis
perdu dont le faylasūf nous donne la clé. Toutefois, si Al-Fārābī conserve le respect
formel de la tradition pythagoricienne, il sait faire évoluer celle-ci en réfutant dans
d’autres passages la croyance en l’harmonie des sphères.
Il est vrai qu’il est estimé que les Arabes ont pensé les structures modales de façon
similaire aux Grecs avec leurs modes (harmoniai). Néanmoins, un musicologue
comme Jacques Chailley nous a alertés sur le fait que les noms de ces modes sont
apocryphes et qu’ils sont trompeurs, car ils nous font croire que les modes de
l’Antiquité étaient les mêmes que les nôtres 14. L’histoire de la musique est obscure et
sujette au mythe. Al-Fārābī n’a pas échappé, lui non plus, à la mythification de la
musique grecque.
Ainsi, un groupe parfait possède quinze notes ou degrés. Le groupe parfait disjoint
invariable ressemble au mode mixolydien de sol des Grecs à partir de la gamme
majeure.
aiguë des moyennes [fa#]), jusqu’à l’intervalle de disjonction aigu d’un ton
entre la médiane [sol] et la disjonctive de la médiane [la].
Dans l’échelle grecque, cela équivaut respectivement à : Parypaté Hypatôn
(moyenne des Principales [si]), Lichanos Hypatôn (aiguë des Principales
[do#]), Hypaté Mèsôn (grave des moyennes [ré]), Parypaté Mèsôn (moyenne
des moyennes [mi]), Lichanos Mèsôn (aiguë des moyennes [fa#]), Mèse
(médiane [sol]), Paramèse (disjonctive de la médiane [la]).
c) Enfin, les notes de l’octave aiguë (grave des disjointes [si], moyenne des
disjointes [do#], aiguë des disjointes [ré], grave des aiguës [mi], moyenne des
aiguës [fa#], aiguë des aiguës [sol]).
Pour les Grecs, cela donne dans l’ordre : Trité Diézeugménôn (grave des
disjointes [si]), Paranète Diézeugménôn (moyenne des disjointes [do#]), Nète
Diézeugménôn (aiguë des disjointes [ré]), Trité Hyperboléon (grave des aiguës
[mi]), Paranète Hyperboléon (moyenne des aiguës [fa#]), Nète Hyperboléon
(aiguë des aiguës [sol])15.
d) Puisque, pour les Grecs, l’échelle de l’octave plus la quarte constituaient
l’intervalle le plus parfait, Al-Fārābī figure une cinquième corde pour les trois
notes qui viennent immédiatement après la médiane dans cette échelle.
15 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre des Éléments, Deuxième Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, pp. 119-123.
16 Ibid., p. 126.
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Cependant, la perception acoustique de la musique s’appuie sur le bon sens qui, selon
Al-Fārābī, possède une signature « nationale ». Cela suppose les principes du goût et
du jugement esthétique, ce dernier constituant un jugement de valeur.
La beauté musicale forme une essence, à laquelle le tout d’un objet participe, mais elle
s’éprouve par le plaisir du sens acoustique qui se communique à l’âme. Or, quand Al-
Fārābī admet qu’un sentiment général, de l’ordre du bon sens, reconnaît ce qui est
agréable à l’oreille, ne se pose-t-il pas le problème du jugement du goût ? Est-il
possible de juger universellement de la convenance du mélange entre consonance et
dissonance dans l’harmonie, alors que le goût dépend de la sensibilité de chacun ? Au
surplus, le jugement de goût platonicien est de type intellectuel : l’ouïe ne juge que de
la justesse et abandonne à la raison l’appréciation de la convenance du beau.
17 Traité sur les règles de l’art des poètes par le Second Maître [de l’Almantiqiyyāt lil-l-Fārābī], dans Al-Fārābī,
Philosopher à Bagdad au Xe siècle, trad. Stéphane Diebler, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1994,
pp. 123-125.
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Si le jugement esthétique est subjectif, il n’y a plus lieu de dissocier la beauté naturelle
de la beauté artistique.
Il semble donc que pour Al-Fārābī, le goût soit une faculté naturelle et subjective,
mais qui peut s’acquérir. Il existe une communauté naturelle de l’artiste et du public
autour du beau, car le bon sens compose l’esprit d’une civilisation. À cet égard, il est
douteux que les tonalités musicales expriment des sentiments uniques de manière
innée. Celles-ci peuvent évoquer différents avis quant aux sentiments exprimés. Le mi
majeur représente-t-il le désespoir absolu, ou bien cette tonalité est-elle brillante,
splendide et noble ? De plus, il n’est pas possible d’imiter une émotion sans
l’expression d’un comportement physique. D’autre part, l’usage de certains
instruments influe sur le pouvoir affectif des tonalités : le ré posséderait-il sa majesté
sans les trompettes naturelles ? Enfin, Al-Fārābī montre l’importance de l’imitation
d’imitation, en l’occurrence celle d’œuvres musicales précédentes qui influeraient sur
l’affectivité liée aux tonalités.
2 La métaphore musicale
« Pour se figurer les êtres harmoniques qui échappent à ses sens, le théoricien
procédera comme il le ferait pour ce qui est par essence non perceptible,
comme l’âme, l’intelligence, la matière première et l’ensemble des êtres
22
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séparés (les purs esprits) ; on ne peut, en effet, faire usage ni parler de ce qui
n’est imaginable d’aucune façon ; cependant, la sensation ne nous permettant
pas de nous figurer ces êtres, il nous a fallu trouver un autre moyen d’y
parvenir : c’est celui que l’on appelle le procédé par comparaison (métaphore)
ou par rapport. »18
Cependant, Al-Fārābī pense comme Platon que la musique atteint le fond de l’âme.
Ainsi, l’art musical forme une disposition à élément rationnel, mais qui a besoin des
facultés de mémoire, d’imagination et d’intuition, pour atteindre les êtres harmoniques
qui nous échappent.
Nous disposons également d’une forme d’inconscient, tant il est vrai qu’en écoutant de
la musique, nous faisons de l’arithmétique sans le savoir :
« Nous connaissons parfois inconsciemment les premiers éléments d’une science, d’un
art, sans les attribuer spécialement à cette science, à cet art. »19.
Bien qu’elle ne constitue pas une science, mais une technique auxiliaire de la science,
la Logique (mantiq) péripatéticienne, élargie à la Poétique et à la Rhétorique, possède
aussi une forme d’innéité. Les falāsifa lui ont témoigné une dévotion profane.
18 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 36.
Or, la métaphore étant par excellence la forme du transfert, les falāsifa ont élargi la
logique à la poétique et à la rhétorique, afin d’intégrer la métaphore à la science
démonstrative. Alors que le raisonnement dialectique est vrai, mais en partie et
majoritairement, celui de la rhétorique est vrai à égalité. Dans des cas frontaliers, la
métaphore est présente dans la poésie chantée, perfection de la musique qui utilise
toutes les ressources de la persuasion rhétorique. C’est pour cette raison que le plaisir
poétique donne matière à réfléchir et à dire « c’est bien cela ».
La métaphore, à laquelle peut être associée la catachrèse, reçoit alors une promotion
épistémique, grâce à sa densité et à son ambivalence de sens. Comme figure de
comparaison abrégée qui omet le signe de la comparaison, elle est assimilable à une
opération logique. La métaphore pourrait aussi bien prendre la forme de l’analogie de
l’être, sur laquelle repose le concordisme néoplatonicien.
étude du concept de transfert dans l’œuvre d'Al-Fārābī », dans Arabic Sciences and Philosophy, vol. 20,
Cependant, dans Le Livre de la poésie, il note que, dans certaines cultures qui ne sont
pas arabes, la musique accompagnant un poème est comptée comme faisant partie de
celui-ci, et que cela peut être justifié quand le mètre poétique est soutenu par la
musique plutôt que par les mots.
Certes, la musique n'est pas constituée de mots, tandis que les syllogismes représentent
une forme de discours verbal (qawl). Toutefois, il est vrai que dans le syllogisme,
seules les prémisses sont verbales, car la conclusion est simplement une « chose », à
savoir une action.
En vérité, la poésie contient des mots qui obligent à donner leur assentiment à quelque
chose que nous ne connaissions pas auparavant. Combinée à la musique, elle excite
notre imagination et nous persuade ainsi d’adopter certaines attitudes. Néanmoins, la
métaphore apporte à nos esprits une verbalisation des pensées, et non un raisonnement
déductif. Elle fournit la conclusion et nous oblige à reconstruire mentalement les
prémisses par une suggestion imaginative. Elle copie des similitudes entre concepts.
21 Traité sur les règles de l’art des poètes par le Second Maître [de l’Almantiqiyyāt lil-l-Fārābī], dans Al-Fārābī,
Philosopher à Bagdad au Xe siècle, trad. Stéphane Diebler, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1994,
p. 121.
25
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Pourquoi le public donne-t-il alors si facilement son assentiment au poète, s’il sait
qu’il ce qu’il dit est faux ? Le Discours d’al-Fārābī sur la proportion et l’agencement
corrige cela en arguant que la poésie ne tend pas à dire des mensonges ou à ne pas en
dire, mais que son but est d’éveiller l’imagination et la passion de l’âme 22. En
suggérant des imitations à l’imagination et à la sensation, la poésie chantée reste plus
puissante que les arts décoratifs. Ainsi, Al-Fārābī prend à rebours le Ut pictura poesis
d’Horace.
Toutefois, il est certain que, pour lui, une fausse déclaration peut encore contenir une
vérité poétique, ce qui rend cet art très utile pour les chefs religieux, dans la mesure où
il exerce une influence sur les actions des hommes, lesquels recherchent dans leur vie
l’image de la beauté poétique.
Pour les Gréco-Arabes, la logique consiste en tout ce qu'Aristote a dit dans l’Organon
long. Al-Fārābī donne une définition vague de la logique – comprenant la poésie
chantée – comme ce qui est utile à certaines fins dans la communauté qui utilise ses
règles. Il s’agit d’une logique « informelle », dont Platon avait déjà la matière. Cela est
perceptible quand Al-Fārābī n’établit pas d’emblée un lien nécessaire entre les
Catégories et les Analytiques. Il énonce seulement dans la Rhétorique que les termes
des prémisses du syllogisme peuvent entrer dans n’importe laquelle des dix catégories.
Au surplus, Al-Fārābī met en musique Aristote et en mouvement l’aristotélisme, en
faisant pousser des phrases au milieu de celles du texte traduit. Il apprécie également
la forme du compendium (talhīs), mi-résumé, mi-commentaire, dans laquelle il
paraphrase et improvise.
faite, plutôt qu’à la chose elle-même. Il est donc mieux de regarder comme
logiquement antérieure notre deuxième définition. »23.
Ainsi, les causes efficientes des êtres musicaux ne doivent pas être recherchées. Quant
aux « causes que l’on appelle nécessaires ou matérielles, on peut admettre à la rigueur
leur existence en théorie musicale comme on l’admet en géométrie et en arithmétique
».
Un triangle n’a ni cause efficiente, ni fin, notions qu’Al-Fārābī confond, car il arrive à
l’Introduction du Grand Traité de la Musique d’étendre la distinction aristotélicienne
23 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 6.
des causes à celle des buts27. Une sphère fait l’objet d’une déduction intellectuelle,
même quand nous fabriquons une sphère en bois. De même, la mélodie et la poésie ont
une forme, mais pas de matière.
L’œuvre d’art ne serait pas le fruit du hasard, mais de la volonté et du savoir-faire d’un
artiste qui suit ses propres règles. Le compositeur saurait donc ce qu’il fait. Mais
ailleurs, Al-Fārābī parle d’autres compositeurs, qui ne sont pas inférieurs au premier,
et qui « peuvent improviser des mélodies non dessinées dans leur esprit » 29. Dans ce
cas, les artistes suivent l’improvisation du moment en travaillant, grâce à l’imagination
et à l’inspiration, parce qu’ils n’ont pas de plan, mais seulement des contraintes
techniques.
La métaphore, qui s’appuie sur l’image pure ou née de la sensation, constitue la figure
par excellence de la méta-musique de l’intelligence. Cependant, elle a un usage
ironique, quand le transfert est celui d’un héritage.
29 Ibid., p. 10.
29
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Suivant une tradition herméneutique, reprise par Léo Strauss, Al-Fārābī évoquerait en
réalité le transfert de l’héritage de l’islam et de son évolution nécessaire, quand il se
pose la question du progrès de la théorie musicale 30. En cela, Al-Fārābī manierait la
taqīyya, forme d’ironie qui a le droit de mentir parce qu’elle recherche le bien.
La science théorique est grecque, il s’agit d’une référence absolue et d’une tradition
qu'il est nécessaire de respecter. Le calife en a commandé la compilation. Néanmoins,
la musique arabe fonctionne à l'oreille et à la transmission orale. Une échelle
pythagoricienne générale des sons n'est-elle pas splendidement inutile, quand il s’agit
de l'orientaliser pour une musique de microtons ? Les musicologues ne savent toujours
pas définir une échelle arabe des sons.
30 Léo Strauss, La Persécution et l’Art d’écrire, trad. Olivier Seyden, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2009.
31 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Préface, dans La Musique arabe [1930],
Dans le domaine de toute loi en général, Al-Fārābī déplore que l’innovation, survenue
au début ou à la fin, possède un caractère intouchable. Il préfère la voie moyenne
d’une longue suite d’innovations graduelles, qui ne lèsent personne, afin d’atteindre
une forme parfaite. Selon lui, l’innovation doit aussi savoir rester discrète, en ne
s’annonçant pas toujours.
D’autre part, jusqu’à quel point un penseur gréco-arabe considère-t-il le Coran comme
un livre de philosophie ?
La Préface du Grand Traité de la Musique affirme une idée de progrès chez les
théoriciens antiques de la musique, alors que celle-ci était rare chez eux :
« Ces gens d’une intelligence subtile se sont succédé ; chacun étudiait les dires de ses
prédécesseurs pour augmenter, à son tour, les connaissances qu’il avait reçues. »32.
œuvres musicales dans les partitions. La transmission de ces œuvres était auditive,
reposant sur la mémoire des musiciens, ce qui les garantissait contre les plagiats, mais
quantité de recueils de mélodie ont été perdus. Cette méfiance vis-à-vis de l’écriture
musicale fait penser au Phèdre de Platon.
Il reste que la métaphore de l’art musical, transmis de toutes les manières, serait
indispensable à la pensée politique qui est l’aboutissement de l’œuvre d’Al-Fārābī.
Selon Guillaume de Vaulx d'Arcy33, Al-Fārābī se serait masqué car, en évoquant les
mélodies, il semble s’adresser de façon cryptée aux théologiens kalamites :
34 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 69.
32
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B La politique de la musique
Néanmoins, d’un point de vue politique et religieux, la musique selon Al-Fārābī possède,
dans sa pratique, la spontanéité d’une liberté, voire d’une résistance, face aux pouvoirs.
1 Le calife de Bagdad
Les allusions à la Cité vertueuse sont rares et implicites. Pourtant, le Grand Traité de
la Musique n’oublie pas de mentionner que la création musicale, même quand elle
n’est pas occasionnelle, n’est pas intemporelle et qu’elle est le reflet d’une société
donnée. Ainsi, Al-Fārābī rapporte la phrase d’un musicien célèbre, qui aurait dit :
« La musique est un ouvrage écrit que les hommes conçoivent et que les femmes
rédigent avec soin. »35.
Parce que Dieu est cause première, que la philosophie et la vertu sont indissociables
et que les meilleurs doivent gouverner, dans le Grand Traité de la Musique il semble
clair que la hiérarchie de la Cité vertueuse se divise en trois classes, hormis celle des
esclaves copistes que le calife, musicien inspiré à toute heure, fait réveiller la nuit.
Il existe ainsi :
En suivant le logos, rythme et harmonie sont bien mesurés, telle l’âme. La musique
exprime alors le ton propre à l’âme, au moyen d’une modulation sonore. Ainsi, le
mode dorique exprime le ton de la vertu de courage, tandis que le mode phrygien
traduit la tempérance. De son côté, Aristote dans sa Poétique argue que le musicien
imite les caractères, puisque l’art imite la nature.
Ainsi, certains modes musicaux nous incitent à la tristesse, alors que d’autres nous
amollissent et provoquent une sensation de détente. Or, la musique peut procurer aux
hommes une joie innocente propre à les détendre après un long effort, mais aussi des
émotions enthousiastes ou mystiques. D’ailleurs, la tendance naturelle de l’homme à
imiter la nature se combine avec la recherche de la purification nécessaire à l’âme,
ici-bas et pour l’au-delà, bien que l’art offre aux passions une occasion de se réaliser
de façon imaginaire, ce qui est cause de plaisir.
36 Platon, La République, 401 a-d ; ou bien dans Ion, 533 d-534 e, l'allégorie de la chaîne d'anneaux aimantés.
Dans Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « Essais », 2011.
tout l’intérêt qu’il manifeste pour les origines des sociétés, dont l’étude est nécessaire
à l’édification de la Cité vertueuse38.
Par ailleurs, dans la Préface de son Grand Traité de la Musique, qui annonce le
sommaire de son livre, Al-Fārābī s’adresse directement au calife, le commanditaire de
l’ouvrage, la clé de voûte de la monarchie aristocratique et le commandeur des
croyants, qui est censé assurer la prospérité de la cité, quand son cœur est intelligent
et magnanime. Son modèle est l’Empereur Marc-Aurèle islamisé.
Ainsi, dans la cité, qui a vocation à être universelle parce qu’elle est la cité des
croyants, la milla constitue un ensemble d’opinions et d’actions prescrites, liées à des
conditions et fixées par le gouvernant premier, qui définit une fin à atteindre. Ce
gouvernant premier n’est pas nécessairement le prophète-législateur, mais en tout cas
un équivalent, étant entendu que la religion révélée ne s’oppose pas à la raison
politique, à condition que la religion soit vertueuse elle aussi. Le destin collectif
dépend d’une seule personne, au nom du messianisme politique des individus qui
changent l’histoire40.
Avec le calife ou l’émir, qui sont des despotes éclairés, Al-Fārābī entretient une
relation de sympathie réciproque et de rivalité courtoise, grâce aux arts et aux
sciences, bien qu’une forme plus tendue de joute entre eux s’installe parfois au palais.
En principe, cette relation est de l’ordre du « jeu de rôle », codifié et empathique,
entre le roi-philosophe et le philosophe-roi, où chacun reconnaît la valeur, la place et
l’utilité de l’autre dans l’ordre du monde et de la cité, mais où chacun pourrait
prendre la place de l’autre et le fait quelquefois symboliquement, comme lorsque Al-
38 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 18.
39 Al-Fārābī, Opinions des habitants de la cité vertueuse (Mabādī’ Ārā ahl al-Madīna al-Fādila), trad. Amor
40 Al-Fārābī, La religion (al-Milla), trad. Amor Cherni, Paris, Éditions Albouraq, coll. « Sagesses musulmanes »,
2011.
35
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En principe, la licéité (sama’) de l’islam accepte la musique, même si son usage est
limité, parce que frivole, mais en réalité l’islam n’est jamais mentionné par Al-Fārābī.
La musique nous fait exister dans le temps, alors que l’Un-Dieu n’est soumis à
aucune espèce de changement. La musique peut aussi mener à tous les excès de la
sensualité. Pourtant, l’islam l’admet pour la cantillation de la prière ou pour les
mariages, mais avec peu d’instruments.
Al-Fārābī n’affirme nulle part dans toute son œuvre qu’il serait musulman, sauf dans
des formules rhétoriques d’introduction et de conclusion, alors qu’à la fin de l’âge
d’or du « miracle gréco-arabe » les penseurs seront davantage tenus de proclamer leur
foi. Il est donc exact qu’il existe des différences entre eux. Certains ont une pensée
plus profane et plus laïque, d’autres utilisent plus de références religieuses. Avicenne
et Averroès prennent davantage de distances avec Aristote qu’Al-Fārābī. Cela a fait
dire à Ernest Renan qu’Averroès avait plié devant les théologiens, mais Renan
transposait des débats du Moyen Âge dans l’université du XIX e siècle, ce qui l’a fait
accuser d’orientalisme.
41 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Préface, dans La Musique arabe [1930],
« On peut aussi associer aux notes un logos comportant ou non des périodes. L’appel
à la prière, la déclamation du Coran et les récits nous fournissent des exemples d’un
logos modulé et dont les membres ne composent pas des périodes. »42.
En réalité, sans motif religieux profond, Al-Fārābī prend parti dans une querelle des
anciens et des modernes, qui oppose l’art musical classique au goût de l’exubérance,
du luxe et du jeu.
Pour Al-Fārābī, la forme musicale la plus haute, ordonnée selon la parole poétique qui
donne des mots aux émotions, a pour fin le bonheur suprême.
Le Grand Traité de la Musique l’affirme : le Souverain Bien, ou saāda, est sur terre,
et nous pouvons l’atteindre par la musique43. En réalité, l’homme poursuit deux fins,
qui sont le bonheur ici-bas, dépendant des vertus, et son salut dans l’autre monde,
qu’il prépare aussi ici-bas. L’absence de trouble s’obtient par la catharsis, mais Al-
Fārābī ajoute le repos aux bienfaits de la musique. D’ailleurs, les notes libres et les
notes vocalisées ont un effet thérapeutique sur l’âme et le corps, et une tradition
antique associait l’instrument tétracorde aux quatre tempéraments d’Hippocrate.
La musique et la poésie divertissantes, quand elles ne sont pas frivoles, ne mènent pas
au bonheur suprême, mais elles apportent le repos après la fatigue, ce qui nous
relance dans la quête de ce bonheur :
« On a vu que le but [humain] suprême n’est pas le jeu. Ce que l’on demande
aux diverses espèces de jeux, c’est de compléter, de parfaire, le repos. Or, ce
que l’on demande au repos, c’est de compenser [l’effort] qui nous fait
accomplir des actions sérieuses. On ne cherche donc pas le repos pour lui-
D’autre part, selon ses disciples, Al-Fārābī atteignait une forme d’extase en société,
obtenue par l’harmonie imitative des rythmes du corps et par l’union des phénomènes
de l’ouïe et de la vision. Son public, quand il jouait de son instrument, était quant à lui
saisi par le tarab : il vibrait, riait, pleurait, défaillait, pensant qu’il allait mourir, ou
même s’endormait, ce qui montrait aussi l’étendue des pouvoirs du musicien.
Il reste à se demander si la composition musicale n’exerce pas sur son public un effet
produit en lui comme malgré lui, comme dans l’épisode d’Al-Fārābī prié de jouer de
son instrument à la cour du calife, dans lequel il fait ce qu’il veut de son public, allant
d’une émotion extrême à l’autre. L’œuvre musicale ne possède-t-elle pas une réalité
en soi qui fait son public, davantage que l’écoute du public fait l’œuvre musicale ?
D’ailleurs, Al-Fārābī ne pense-t-il pas que l’art existerait sans les chefs-d’œuvre, et
que seule compte l’intention artistique ?
Après Al-Fārābī et afin de regrouper les mélodies, l’art musical arabe appellera
maqām le mode, car il forme un système de gammes, une « station » d'une échelle
mélodique, mais aussi un « rang élevé » pour un modèle transcendant. De même, dans
la musique indienne, les notes de la gamme chromatique sont appelées shruti, qui
signifie « audition », « oreille », mais aussi « révélation ».
L’art musical est-il un luxe réservé à une élite ? Les penseurs arabo-andalous
professeront le même rejet de la musique populaire que les Arabo-Persans. La
musique arabe était savante et aristocratique, mêlée de mathématiques grecques,
tandis que l’instrument-roi du peuple était l’instrument à vent, dont il jouait avec
facilité sans avoir appris. Pourtant, la tradition soufie maintenait une tradition
44 Ibid., p. 97.
38
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Al-Fārābī voit bien que l'intégrité de l'information se perd, quand sont plaquées des notes
vocalisées et des silences sur le débit quotidien de la parole lors d’une transaction au marché :
« Il n’est pas d’usage dans la conversation d’avoir recours à des modulations et à des
combinaisons de sons, et si on en use, ce n’est que rarement et en évitant d’alourdir le logos.
»45.
Il existe toutefois des moyens plus subtils, que rapporte la tradition. Le Prophète ne parle pas
le « Solresol » de Jean-François Sudre, mais sa parole est un plain-chant, car il prolonge
toujours ses voyelles sur deux temps : « a » long ('alif), « i » long (yā'), « ou » long (wāw), en
leur donnant un sens caché (« a » est la loi, « i » est Dieu, « ou » est le monde). Comme le
genre-voyelle de l’Autre chez Platon, la voyelle est l’autre de la consonne, qu’elle fait être, ou
bien le Prophète exploite la ressource de la consonne dédoublée (chadda), dans laquelle il faut
insister sur l’une des deux lettres. En réalité, il met de la liturgie partout, à moins qu'il ne la
sécularise. La langue musicale universelle est une esthétique généralisée, qui peut donner lieu
à un débat théologique.
Cette langue dérive du mythe du langage mathématique du monde, cher aux pythagoriciens.
Pourtant, au Moyen Âge, il n'existe en réalité plus, depuis longtemps, de pythagoriciens purs.
Ils sont devenus des théosophes, donc des éclectiques, ce qui explique leur voisinage avec
l'alexandrinisme. De plus, l’harmonie des sphères apparaît surtout dans l’Antiquité tardive,
avec Boèce et Nicomaque de Gérase. Aristoxène, disciple d’Aristote, n’y avait pas cru.
Néanmoins, Al-Fārābī n'est pas un ésotériste numérologue. D'autre part, le mythe de
l'instrument parfait et l'accordage à l'oreille en pinçant les cordes sur une échelle de vingt-
quatre degrés nous éloignent encore davantage du culte du nombre. Au demeurant, la langue
musicale universelle est au moins possible sous la forme de la psalmodie.
1 La réminiscence de Pythagore
Bien qu’il critique l’harmonie des sphères, ainsi que la correspondance entre
mouvements des astres et mélodies agissant sur la psychologie, Al-Fārābī s’inspire de
la théorie de Pythagore, transmise par Nicomaque de Gérase et reprise sous sa forme
radicale par les Frères en Pureté ismaéliens. Sans son rehaussement par Pythagore,
qui avait découvert en elle des proportions mathématisables, la musique pour les
Grecs serait restée le plus bas des arts, qui n’intéressait que la police des mœurs et la
bonne politique.
Avec sa méthode empirique, Aristoxène de Tarente fondait déjà l’art musical sur le
respect des proportions. Il partait des calculs de l’acoustique pythagoricienne pour
proposer une suite de rapports numériques capables de rendre compte des intervalles
entre les notes de musique.
Des disciples d’Al-Fārābī, comme Al-Hasan (XIe siècle), feront encore allusion à
cette division46.
Selon Pythagore, un principe unique, la Monade, constitue la source des nombres car
à chaque nombre correspond une réalité, en même temps qu’il contient en sa racine
une opposition, ce qui donne dix couples d’opposés (limité/illimité, impair/pair,
un/beaucoup, droite/gauche, mâle/femelle, immobile/mobile, rectiligne/courbe,
lumineux/sombre, bien/mal, carré/rectiligne)47.
Comme les nombres permettent de traduire l’harmonie du réel, le théoricien
pythagoricien de la musique définit la hauteur de la note par le rapport calculable
entre la longueur de la corde vibrante et sa section. Al-Fārābī utilise cette méthode
acoustique, notamment pour la pratique de l’accordage des instruments, mais il
s’écarte de la mathématisation du cosmos et de l’ésotérisme de la numérologie. Ainsi,
les rapports mathématiques superpartiels des intervalles s’inversent sur le monocorde
(le ton pur 9/8 correspond à 8/9 sur le monocorde, la fraction 3/2 de la quinte devient
2/3, etc.). Cependant, le passage de l’addition d’une fraction d’intervalle en théorie du
nombre à une soustraction de fraction d’intervalle dans la pratique du monocorde n’a
plus de signification ésotérique dans le Grand traité de la musique. De même pour la
fraction 3/2 de la quinte elle-même, qui contiendrait les deux nombres de la moitié du
Dix sacré.
Pour accorder son tétracorde, Al-Fārābī fixe la hauteur des sons de manière relative,
avec un morphophorisme musical appelé dunamis, basé sur la consonance d’une
multiplicité d’intervalles mobiles possibles, définis par un simple rapport épimore
([n+1]/n). Le caractère grave/aigu est donc défini par la pratique instrumentale, pour
les cordes comme pour les flûtes et la voix, et non par une théorie de rapports
46 Cf. Al-Hasan, La perfection des connaissances musicales (Kamāl adab al Ghinā’), trad. Shiloah Amnon, Paris,
Geuthner, 1972.
49 Claude Ptolémée, Les Harmoniques, trad. Jon Salomon, Leyde, Brill, 2000.
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Ainsi : « L’opinion des pythagoriciens que les planètes et les étoiles, dans leur course,
font naître des sons qui se combinent harmonieusement est erronée. En physique, il
est démontré que leur hypothèse est impossible, que le mouvement des astres et des
étoiles ne peut engendrer aucun son. »51.
Bien qu’il soit néoplatonicien, alchimiste, astrologue et devin, et bien qu’il admette
que notes et mélodies influent sur l’âme de l’auditeur, Al-Fārābī nie que le
mouvement rotatoire des sphères et leur frottement les unes contre les autres
engendrent des mélodies aussi belles que celles du luth et de la flûte, qui atteignent
notre âme.
50 Alypius, Introduction musicale, trad. Charles-Émile Ruelle, Paris, Firmin-Didot, coll. « Collection des auteurs
51 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 28.
44
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modèle des sphères concentriques accueillant les sept planètes, autour d’un édifice
religieux.
Au surplus, les micro-intervalles qui colorent la musique arabe sont dans la gamme
pythagoricienne. La musique est-elle toujours nécessairement d’essence ésotérique ?
Al-Fārābī a bien laissé l’image d’un penseur obscur. Il est vrai que dans le Grand
Traité de la Musique, quand il aborde un aspect d’un problème, il lui arrive de
s’arrêter en disant que ceci ne sera pas traité ici, ou bien que cela est ou sera envisagé
ailleurs, mais il ne dit pas où est cet ailleurs.
Al-Fārābī est l’auteur de Gemmes de la sagesse52, sortes de pensées d’un sens profond
et difficile, à partir des ahādīt (pluriel de hadīth) de la Sunna, et auxquelles
s’adonnaient les penseurs musulmans, avec une pratique proche de la Kabbale juive.
52 Al-Fārābī, Gemmes de la sagesse (Fusūs al-Hikma), dans Friedrich Dieterici, Alfārābī’s Philosophische
Abhandlungen, Die Petschafte der Weisheitslehre, Leyde, Brill, 1892, pp. 108-138.
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diaphane de l’intellect possible séparé du corps. Dans le cas des universaux musicaux,
l’intellect agent, intuition intellectuelle a priori, informe l’intellect ayant acquis ces
universaux sous une forme première par le truchement de l’intellect possible, qui est
matériel.
Chez Al-Fārābī, la métaphysique aristotélicienne est donc « plotinisée » grâce à la
Théologie du Pseudo-Aristote, qui n’est qu’une paraphrase des Ennéades de Plotin.
Ainsi, dans la procession de Plotin, reprise par la pensée gréco-arabe, l’émanation est
fondée dans le dynamisme même de son identité absolue. L’Un est Essence,
Substance et Être du Premier. Al-Fārābī précise que les attributs premiers ne
concernent que l’unité divine.
C’est la raison pour laquelle il est impossible de séparer l’Âme universelle, ayant la
nature comme faculté et structurée par un traité de musique, de la cosmologie d’Al-
Fārābī, qui constitue aussi une cosmogonie, si nous voulons lui conserver tout son
sens53. La théorie de l’intellect agent se double même d’une angélologie. L’intellect
agent, qui peut être appelé « l’Ange », se rapproche donc du Dieu de la métaphysique.
Au terme de l’émanation, dans le monde sublunaire, l’intellect agent constitue l’une
des intelligences séparées dans la neuvième sphère translucide des êtres intelligibles
dérivant de Dieu. Dans cette cosmogonie, l’intellect acquis, ou intelligence collective
réalisée, représente la médiation entre le monde sublunaire et le monde céleste. Avec
la première intelligence, l’Un absolument transcendant amorce un processus
d’engendrement qui n’est pas une création. L’émanation, à base de causalité de la
pensée, engendre continûment une cascade d’intelligences.
Ainsi, la première intelligence, en pensant son principe (l’Un), en produit la
deuxième. En même temps, quand elle se contemple elle-même, la première
intelligence engendre la sphère translucide du premier ciel, où il n’y pas de corps
céleste, pour l’être de la deuxième intelligence.
Cette procession se poursuit jusqu’à la dixième intelligence, avec la Lune comme
planète, à l’issue d’un emboîtement successif des sphères translucides et de leurs
corps célestes (les étoiles fixes pour le troisième intellect, puis Saturne, Jupiter, Mars,
le Soleil, Vénus, Mercure, et enfin la Lune). La dixième intelligence devient alors
l’intellect agent de la neuvième sphère, qui est le monde sublunaire. La métaphysique
53 Cf. Al-Fārābī, L’Épître sur l’intellect (Al-Risāla fī-l-'aql), trad. Dyala Hamzah, Paris, Harmattan, 2001.
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d’Al-Fārābī repose donc sur une cosmogonie de l’Âme universelle, qui a la nature
pour faculté et dont la mesure est la musique sans notes célestes.
Néanmoins, Al-Fārābī affirme que la métaphysique constitue la science des étants
plutôt que celle du Premier Moteur. Son système cosmologique est donc de nature
ontologique.
Certes, nous devons à Al-Fārābī d’avoir placé la métaphysique au sommet du corpus
d’Aristote, mais en vérité il mettait surtout l’accent sur le passage de la métaphysique
à la physique, et donc sur l’étude de la nature, qui permet de comprendre l’acte divin
de l’émanation, davantage que sur l’étude des sciences religieuses.
Ainsi, dans le domaine de la connaissance théorétique, le divin atteint le fond de
l’âme, grâce à l’illumination de l’intellect agent de la neuvième sphère translucide, au
terme d’une cascade d’émanations. Al-Fārābī oppose cette illumination à celle du
Soleil pour la chauve-souris.
Ensuite, il convient à l’homme de remonter la cascade des dix intelligences émanées
de l’Un, pour s’unir à Lui. En effet, dans la procession de l’émanation, les neuf cieux
sont l'échelle de la descente, tandis les dix intellects constituent le câble de la
remontée. L’Un-Dieu révèle donc ce qu’il est par l’intermédiaire d’une hiérarchie.
Ensuite, l’ascension de l’homme vers Dieu se fait en trois étapes : purification,
illumination, perfection de l’union.
Selon Al-Fārābī, seuls les racontars de sorcière prétendent que sans purification, et
avec le seul secours de la réminiscence, les âmes accèdent nécessairement à
l’immortalité, qui représente le vrai bonheur et la vision ultime de la vérité. Le
soufisme musical participe à cette purification. Cette immortalité fera débat, dans la
tradition gréco-arabe.
Au demeurant, dans le Grand Traité de la Musique, le Livre des Éléments n’expose ni
astrologie, ni cosmogonie, ni numérologie, et les autres Livres non plus.
Il faudrait donc supposer qu’Al-Fārābī serait demeuré secrètement un pythagoricien
ésotérique et que, si tel était le cas, le Livre des Éléments recèlerait un locus
mathematicus obscur. Au surplus, dans le calcul du demi-ton, Al-Fārābī rejette la
racine carrée, dont les pythagoriciens avaient une sainte horreur, et qui est incluse
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Dans les tableaux du Grand Traité de la Musique, les combinaisons des lettres
alphabétiques, représentant les notes, n’auraient-elles pas une signification « proto-
formelle », car concernant des entités abstraites liées à une ontologie de l’émanation
divine ? Les lettres de l’alphabet des Grecs étaient aussi les chiffres de leur
numération55.
54 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre des Éléments, dans La Musique
arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 97.
55 Cf. R. Rashed et J. Biard, « Combinatoire et métaphysique : Ibn Sīnā, al-Ṭūsī et al-Ḥalabī », dans Les Doctrines
57 Cf. Diane Steigerwald, « La pensée d’Al-Fārābī (259/872-339/950) : son rapport avec la philosophie
ismaélienne », dans Laval théologique et philosophique, 55 (3), Québec, LTP, 1999, pp. 455–476.
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À l’image du divin, la théorie musicale repose sur des principes uniques, établis hors
de toute discussion, car la musique constitue l’une des sciences premières.
Notre connaissance du monde passe-t-elle par les symboles des objets mathématiques
et de leur réalité objective ? En ce cas, l’esthétique musicale ne semblerait pas sortir
du cadre de la logique, car elle l’utiliserait pour accéder à l’élément mystique ou
illogique de la vie.
Les pythagoriciens se sont transmis des formules magiques, qui traduisaient des
correspondances mystérieuses entre les nombres et les choses. Toutefois, les nombres
étaient-ils vraiment pour eux les choses mêmes ou seulement leurs modèles auxquels
elles participent ?
En réalité, les pythagoriciens ne séparaient pas l'esprit de la matière. Pourtant, leur
réalisme total n’était-il pas dans le vrai ? Le son est un être, même s'il reste
mystérieux, et ce n’est que dans le son que le nombre se dévoile comme un être. La
consonance, dans son immédiateté, ne forme pas une perception, mais une chose
indépendante de la conscience et qui a autant de réalité que la corde qui la produit.
Cependant, si Al-Fārābī, pouvait approuver l’éthique pythagoricienne comme règle de
perfection – ainsi que sa réflexion morale et politique – il ne pouvait admettre son
projet magico-religieux de faire de la méditation une méthode de voyage dans l’au-
delà, en recherchant l’harmonie de la nature divine de l’homme et de sa nature
animale. Les penseurs gréco-arabes n’acceptaient de confraternité que philosophique,
et non théosophique.
Après l’échelle des sons du Premier Discours du Livre des Éléments du Grand Traité
de la Musique, Al-Fārābī reprend, dans le Deuxième Discours, le grand système
parfait quant à la division de l’octave, d’un Ptolémée resté très pythagoricien.
Cependant, en dépit des travaux des orientalistes, nous ne savons pas avec précision
ce qu’était l’échelle générale mélodique, pour la musique arabo-persane.
Malgré tous ses efforts, l’échelle d’Al-Fārābī ne peut pas comprendre tous les modes
des Arabes. Elle semble même être inutile pour cette musique, alors qu’une simple
échelle pratique de quarts de tons suffirait. Cependant, cette échelle garde un certain
mystère, qui renforce le caractère ésotérique que la postérité lui a attribué. Il reste que
la mystique du nombre peut engendrer une forme d’utopie, quand nous nous en
éloignons.
B L’utopie musicale
1 L’instrument parfait
Le Livre des Instruments du Grand Traité de la Musique traite de l’organologie ou
science des instruments, en se fondant sur une modélisation expérimentale de
l’instrument idéal.
Les Grecs ne distinguaient pas de façon tranchée les techniques et les arts, de même
que le Moyen Âge n’a pas opposé absolument les « arts mécaniques » et les « arts
libéraux ». Il existe donc des « arts ménagers » qui collaborent avec ceux qui
produisent le beau. Aristote définissait la poïésis, ou création, à côté de la praxis, ou
action58.
58 Aristote, Éthique à Nicomaque, Première Partie, I, trad. Tricot, Paris, Vrin, coll. « Biblio Textes
Philosophiques », 1994.
50
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59 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de la Composition musicale,
Deuxième Discours, dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 2, pp. 55-
57.
51
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60 Platon, Hippias Majeur, 287 d-288 b, dans Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. «
Essais », 2011.
61 Al-Fārābī, op. cit., tome 1, Livre des Éléments, Deuxième Discours, pp. 158-160.
62 Joël-Marie Fauquet, Musique en Utopie : Les voies de l'euphonie sociale de Thomas More à Hector Berlioz,
2 La poésie et le chant
Al-Fārābī rapporte que les Grecs utilisaient un rythme propre à chaque espèce de
poésie, au contraire des Arabes. Cela lui a été confirmé par les poètes qui se sont
placés avec lui sous la protection de l’émir hamdanide Ali Sayt al-Dawla d’Alep, et
qui étaient Al-Mutanabbī (915-965), panégyriste et satiriste auteur d’un Dīwān, Abū
al-Faraj al-Isfahānī (897-967), auteur d’un célèbre Livre des Chansons (Kitāb al-
Aghānī), et Abū Firās al-Hamdānī (932-968).
saisonnière, qui lui infligeait une souffrance d’amour, et qui constitue une leçon
stoïcienne pour s’habituer à vivre avec les épidémies.
« La Métrique, en prosodie, joue ainsi, par rapport aux phonèmes, un rôle semblable à
celui du rythme disjoint par rapport aux notes musicales. Le rythme disjoint est, en
effet, une évolution, entrecoupée d’interruptions régulières, à travers les notes
musicales, et la métrique poétique une évolution entrecoupée de pauses à travers des
phonèmes. Ayant déjà montré comment naissent les rythmes disjoints, nous avons par
cela même montré comment se forment les mètres poétiques. »63
Aussi les notes vocales, nées du chant du chamelier, sont-elles supérieures aux notes
instrumentales, car elles possèdent davantage de qualités. Une note vocale peut
devenir un son articulé, un phonème, apte à recevoir un sens exprimé par le logos.
Ainsi, la perfection musicale est à son comble quand elle sert les paroles poétiques,
évènements purs dans le langage. Par elle, les mots ordinaires trouvent un sens «
extraordinaire » et touchent le lecteur dans les profondeurs de son être. Il est vrai que,
pour Al-Fārābī, dans le discours poétique l’imitation est plus importante que le
rythme.
Deuxième Discours, dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 2, 2001, p.
62.
54
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s’ils trouvent leur musique dans la déclamation et le chant. La poésie persane récitée
ou chantée, avec sa métrique, ses rimes et son accentuation, demeure l’âme d’un
peuple, malgré la langue et l’écriture arabes, car elle est musicale par essence.
D’autre part, si l’art plastique imite la nature par une représentation, la musique ne
prétend pas l’imiter. En effet, nous ne savons trop à quel objet réel de la nature, ou du
monde moral, comparer l'œuvre musicale. Dans l’expression des sentiments, la note
de musique n’est qu’un symbole, associé à un sentiment humain. De plus, pour les
Anciens, l’art n’imite pas toute la nature, car l’imitation n’est pas belle en elle-même,
mais par rapport à un objet qui doit être beau. Cependant, Al-Fārābī fait de l'imitation,
représentation du réel, le principe de la poésie chantée, à l’instar de la Poétique
d’Aristote. Mais ce réel est épuré de sa contingence, ce qui rend la poésie plus
philosophique que l'Histoire. L'historien vise le particulier, alors que le poète atteint la
généralité imaginaire d’un caractère vrai.
Au contraire, quand la musique imite les bruits de la nature, le problème n'est plus de
ressemblance, mais de reconnaissance. Platon se moque des musiciens qui imitent les
sons de la nature et les voix des animaux avec leurs instruments, comme s’ils
recherchaient une pure harmonie sans voix humaine. Il semble néanmoins oublier
que les lois de la gamme et de la composition mélodique peuvent rendre
méconnaissables les accents de la parole humaine.
C’est pourquoi, bien que l’islam loue généralement Dieu pour la beauté du chant de
l’oiseau – jusqu’à affirmer que le chant humain ne représente qu’une imitation de
celui des oiseaux – Al-Fārābī ne traite pas de l’imitation de l’oiseau dans la chanson
ou la musique instrumentale. Au contraire, l’Occident moderne a admiré les chants
d'oiseaux dans la musique de Mozart, qui fait plus que les imiter, en les «
transfigurant » et en leur donnant des « âmes », au point que l'oiseau que nous
entendons dans la nature paraît chanter du Mozart 64. Au Moyen Âge latin, le chant
d’oiseau apparaît déjà dans les chansons des trouvères et des Minnesänger. Deux
64 Cf. Marcel Moré, Le dieu Mozart et le monde des oiseaux, Paris, Gallimard, 1971. On pourrait objecter que
dans ce cas, l’incertitude de l’esthète, qui perçoit la nature à travers les œuvres qu’elle a inspirées, est feinte.
55
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modèles opposés sont créés, l'un pour l'imitation concrète et l'autre pour l'évocation
poétique, qui influenceront la musique : le chant du coucou est un motif bref de deux
notes formant une tierce descendante, tandis que celui du rossignol est une ligne
mélodique complexe, ornementée et très libre par rapport au chant réel de l'oiseau. Le
chant d’oiseau existait aussi dans la musique populaire arabe, que les Gréco-Arabes
ont ignorée.
Cependant, si la sensation musicale est naturelle, elle forme l’aboutissement d’un art.
Toutefois, quand la musique est vocale, cet art ne peut-il atteindre une forme de
perfection, afin de rendre meilleur le commerce entre les hommes ?
L’art musical constitue-t-il un langage qui exprime ce que les mots ne peuvent pas
dire ? Ne représente-t-il pas un langage matériel et la source des langues ? À cela,
nous pourrions objecter que l’art forme un système clos, qu’il ne peut pas parler de lui
et qu’il n’est pas constitué d’unités signifiantes.
Les notes de musique vocalisées sont des phonèmes. Quand il existe plusieurs
phonèmes dans une note, il s’agit d’une note pleine. Inversement, le plain-chant
vocalise le même phonème sur plusieurs notes.
Les sons vocaux constituent-ils l’essence du langage, parce qu’ils reposent sur la
notion de différence ? Véhiculent-ils immédiatement un sens, ou ne sont-ils que des
bruits, quand ils sont dépourvus de la grammaire du logos ? Existe-t-il une connexion
entre la pensée et les organes vocaux ?
l’humanité. À cet égard, le son doué de sens revêt une dimension utopique d’un son
primal, un cri de la nature.
D’ailleurs, il existe des analogies de sonorités dans les langues, qui nous font croire à
l’existence d’une langue ancestrale commune. Étant donné le nombre limité des
phonèmes des productions articulées, dépendant de l'activité musculaire des organes
vocaux – lesquels ont des contraintes mécaniques pour produire des sons – les
65Joël-Marie Fauquet, Musique en Utopie : Les voies de l'euphonie sociale de Thomas More à Hector Berlioz,
66 Cf. Ernest Renan, Histoire des origines du christianisme Livre 2. Les apôtres [1866], Paris, Hachette Livre BNF,
2013.
67 Platon, Les Lois, Livre IV, 722 d, dans Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « Essais »,
2011.
68 Ibid., 799 e.
58
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septième traité de son Compendium des Lois69. Les lois sont des hymnes (tadākīr),
terme formé sur la même racine que la mémoire (d-k-r). Les lois, récitées davantage
que chantées, sont remémorées et commémorées. Elles évoquent la prononciation de
la cantillation liturgique. En frappant l’imagination et l’affectivité, la cantillation du
préambule forme une parole mythique, tandis que l’exposé de la loi qui le suit est
précis et univoque.
La psalmodie de la langue de la cité ne peut donc pas être permanente, même si elle
tend à devenir universelle. Cependant, la spiritualité ouvre d’autres horizons à la
science pratique de la musique.
69 Le Compendium des Lois de Platon (Nawāmīs Aflātūn, Alfarabius Compendium legum Platonis), dans Al-
Fārābī, Philosopher à Bagdad au Xe siècle, trad. Stéphane Diebler, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais »,
Pourquoi est-il si évident que l'art et la religion s'entrelacent dans la musique arabe, au point
que les penseurs ne questionnent pas cela ? Pourquoi également célébrer et adorer Dieu et son
œuvre par la musique ? La falsafa n'assure-t-elle pas une médiation implicite entre l'art et la
foi ?
Dans la culture musulmane, l’Un-Dieu, qui compose la lumière pure et immatérielle dans le
désert, est accessible immédiatement par une forme de sensualité mystique. L’émotion
musicale cultivée par le soufi y parvient, elle aussi, et elle s’unit à cette lumière.
Néanmoins, si dans le Grand Traité de la Musique circule une prophétologie cachée, que
définit l'intuitionnisme soufi du rêve et de la transe dans le rythme et la mélodie, un penseur
gréco-arabe sait raison garder. Il existe chez Al-Fārābī une véritable mimétique du soufisme,
un soufisme esthétisé de la sensation et de l’image musicales, qu'il convient d'intégrer à son
Organon mimétique.
Dans le Grand Traité, la musique fait l’objet d’une philosophie de l’art, basée sur la
connaissance de la psychologie des passions de l’homme et de ses facultés, associée à une
physique atomiste.
1 L’esthétique psycho-physique
De même, puisque la connaissance de Dieu est abstraite mais qu’elle s’abolit dans
l’inconnaissable, elle recourt à l’immédiateté du sensible. Cela est illustré par
l’esthétique médiévale issue de la pensée de Plotin.
Comme Al-Fārābī ne réalise pas de calculs sur les notes en soi, elles demeurent de
simples idéalités, produites par la physique du son, tandis que le rythme est représenté
par des atomes de temps idéalement délimités.
Pour les penseurs gréco-arabes, le temps musical, abstrait et linéaire, existe hors de la
pensée qui le saisit objectivement. Nulle part ils n’affirment que le temps en soi n’est
pas mesurable. Dans le Timée de Platon, le Démiurge fabrique le nombre du temps.
Cependant, le temps n’est-il pas aussi une réalité subjective, que l’âme déploie sans la
constituer, puisqu’elle forme une partie de l’Âme du monde ? De plus, le soufi ne vit-
il pas un instant d’éternité dans son extase tournoyante ?
Pour la mélodie, en ce qui concerne les intervalles de l’octave arabo-persane, ils sont
au nombre de vingt-deux, comme ceux des shrutis indiens, bien que seuls dix-sept
intervalles soient fréquemment utilisés par les musiciens orientaux.
70 Alain Daniélou, Traité de musicologie comparée, Paris, Hermann, 1987, pp. 110-111.
61
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En réalité, la théorie des cordes de Pythagore, pour le ton, est imprécise, de même que
l’utilisation des nombres fractionnaires par Aristoxène, pour définir les genres.
Comme le pouvoir de la théorie musicale, celui du jugement de l’oreille, auquel
Aristoxène accordait un privilège absolu, rencontre aussi ses limites71.
C’est pour cette raison que Al-Fārābī souhaiterait recourir à une physique du son –
assortie de l’impetus alexandrin qui explique la transmission du mouvement – ainsi
qu’à d’autres avancées scientifiques dont il aurait la prescience dans son étude
(théorie des vibrations, logarithmes, dynamique des fluides).
Le Livre des Éléments du Grand Traité de la Musique pose donc les fondements
d’une physique du son, de sa production et de sa transmission, et de cette variété de
son qu’est la note :
« La note est un son unique qui se poursuit pendant une durée perceptible au sein du
corps dont il est né. »72.
Le Grand Traité de la Musique aborde également la physique du son des flûtes, qui
annonce la dynamique des fluides73.
Le son résulte d’un choc et d’une résistance à celui-ci. Prise en étau, une portion d’air
comprimé s’échappe en rebondissant, telle une perle pressée entre ses doigts. Le son
71 Aristoxène, Éléments Harmoniques, Livre II, Chapitre Premier, Charleston, Nabu Press, 2014.
72 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre des Éléments, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, pp. 80-82.
résulte du choc des corps et sa force est proportionnelle à la compression de l’air. Al-
Fārābī reprend la distinction d’Aristote, entre les corps polis et les corps rugueux, qui
accroissent et affaiblissent la force du son (exemples de l’airain et de la laine). Il y
ajoute toutefois le cas où l’air lui-même est frappé, comme avec un fouet, de sorte
qu’il est possible de définir l’acuité et la gravité.
Al-Fārābī représente donc le rythme par des atomes de temps idéalement délimités.
75 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre des Éléments, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 82.
76 Cf. Amine Beyhom, Théories de l'échelle et pratiques mélodiques chez les Arabes - L'échelle générale et les
genres - Théories gréco-arabes de Kindi (IXe siècle) à Tusi (XIIIe siècle), Paris, Geuthner, volume 1, tome 1, 2010.
63
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En vérité, le rythme intéressait peu les Grecs. Il constitue une nouveauté, dans le
Grand Traité de la Musique, mais seul le développement de l’horloge soumettra
véritablement la musique aux impératifs rythmiques.
Au demeurant, pour les penseurs médiévaux, l’instant forme une division artificielle
du temps. Dans leur pensée, n’existerait-il donc pas de place pour un flux de
conscience du temps musical intérieur, qui échapperait à la théorie mathématique de
la musique ? À tout le moins, Al-Fārābī distingue bien le rythme de la cadence :
77 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de la Composition musicale, Premier
Discours, dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 2, 2001, pp. 38-39.
64
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La mélodie est composée dans des buts précis en rapport avec les passions, grâce à la
couleur des genres, mais en distinguant bien, d’une part la théorie mathématique de
l’harmonisation, et d’autre part la psychologie de l’expression musicale associée au
chant, avec le concours de la poétique, de la rhétorique et de la morale. En effet, la
rhétorique intervient dans la poésie chantée, quand celle-ci veut user de persuasion.
La base des mélodies est constituée des sensations naturelles, c’est-à-dire celles qui
sont éprouvées par le plus grand nombre. Cependant, la finalité de la mélodie est
d’être vocalisée, et cette vocalisation est assujettie aux règles de l’art, qui sont les lois
de la composition.
Le Grand Traité de la Musique semble penser l’art en tant qu’art, et non plus comme
simple résultat d’une technique au service d’un projet. Il faudrait ainsi parler de
philosophie de l’art surtout en ce sens.
L’art en tant qu’art est-il l’art pour l’art ? Comment est-il possible cependant d’être
platonicien et de cultiver l’art pour l’art, alors que selon Platon il n’existe d’art que
pour la vie, en fonction de ses avantages et de ses inconvénients pour elle ?
L’art en tant qu’art impose à toute nécessité intérieure l’impératif de se plier aux lois
de la composition musicale. Il existe une vie des formes, qui n’a de but qu’elle-même,
et l’art existe en tant qu’art ainsi.
Bien que la musique arabe classique n’utilise pas le contrepoint, parce qu’elle est
monodique, il existe chez elle comme un maniérisme baroque, celui du quart de ton,
qui est intrinsèque à son ethos. Le maniérisme repose sur la dissonance qui n’offense
pas l’oreille, ce que permet précisément le quart de ton.
Physiquement, une fréquence de quart de ton ne peut pas vibrer en harmonie avec une
fréquence de demi-ton. Le quart de ton, ou diésis, appartient au genre enharmonique.
La musique arabe altère donc des notes avec des demi-dièses et des demi-bémols. À
la limite de la perception par l’ouïe, et comme la musique indienne, la musique arabe
utilise également d’autres micro-intervalles plus petits que le demi-ton, tel le limma,
plus petit de 1/10 de ton que le demi-ton, ou bien le comma, qui équivaut à 1/8 de ton.
Le double limma vaut un ton mineur ; le comma, un surplus de ton sur deux limmas ;
le quadruple limma, une tierce mineure ; l’apatome, un comma plus un limma.
Par exemple, le comma sépare le do dièse du ré bémol. Le diésis, ou quart de ton,
sépare le bécarre du bémol. Sur le oud, au-dessus de l’annulaire, les touches orientales
du médius perse et du médius de Zulzul permettent d’atteindre le quart de ton.
Ainsi, le système pentatonique de Pythagore (do, sol, fa, ré, la) est rendu instable par
la mobilité du mi et du si, qui s’accroît quand ces notes sont bémolisées, ou quand
leur est ajoutée la hauteur intermédiaire du quart de ton ou demi-bémol, dans la
musique orientale.
66
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Dans le Timée, Platon retrouve, par ses calculs, cette distinction entre les notes du
système pentatonique et les notes mobiles « orientalisables » 79. La musique arabe ne
donne-t-elle pas à comprendre qu’aucune construction purement intellectuelle
n’exprimera jamais parfaitement les passions et la profondeur de l’âme humaine, pour
ébranler celle-ci ?
D’une autre manière, la pratique musicale arabe entre en dissonance avec la théorie
musicale grecque. En effet, elle se particularise par l’idiophone de l’instrument à
percussions, ou par l’instrument à vent, telle la flûte arabe, tandis que le luth arabe, le
oud, est la métamorphose de la lyre grecque, à laquelle un manche et des volutes ont
été adjoints.
Hors de toute finalité, sinon celle de l’utilité vitale, les mélodies orientales donnent
libre cours à la création et à l’interprétation, en favorisant l’improvisation. Le culte de
l’objet musical des Orientaux pour lui-même donnera la nostalgie d’un paradis perdu
à l’Occident.
Il est vrai que la musique arabe est elle-même imprégnée de la nostalgie d’un monde
divin.
En effet, la mimétique, par la mélodie parfaite qui constitue la métaphore des figures
harmoniques de la raison, ne peut concerner directement celle-ci. C’est pourquoi elle
s’adresse à une forme d’imagination pure (tahayyul et tasawwur), issue de la
prophétie, et qui représente l’auxiliaire de la raison.
79 Platon, Le Timée, 34 c-36 c, dans Œuvres complètes, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. « Essais »,
2011.
67
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En réalité, l’image reste le moyen privilégié de l'action de Dieu sur nos pensées, dans
les profondeurs de notre âme et non dans la conscience. C’est la raison pour laquelle
le Grand Traité de la Musique étudie le rôle de l’image dès le Livre de l’Introduction.
Puisque l’image intervient dans les « dispositions avec élément rationnel », il existe
dans l’imagination des mélodies pures, analogues à des formes intelligibles :
« Nous avons dit celles qui sont agentes, et celles qui ne le sont pas. Parmi les
dispositions agentes et rationnelles, les unes agissent d’après une image vraie qui se
produit dans l’âme, d’autres selon des imaginations fausses.
Celle à laquelle convient le nom d’art de la musique pratique est une disposition
rationnelle qui agit selon une imagination vraie qui naît dans l’âme. Elle donne
naissance aux mélodies imaginées sous une forme sensible. Le second art auquel
convient ce nom est une disposition rationnelle, qui, agissant selon une image vraie
qui se forme dans l’âme, donne naissance aux mélodies sous forme d’images [non
sensibles]. »81
Platon reconnaissait une forme de vérité aux rêves divinatoires. Néanmoins, Aristote
se limitait à une explication physique, avec une possibilité d’ouverture sur l’au-delà,
car, selon lui, le rêve divinatoire constituait la perception des perturbations produites
80 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, VII, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2
tomes, 1993.
81 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre de l’Introduction, Premier Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, pp. 7-8.
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par un moteur éloigné82. Aux pouvoirs de l’imagination pure, Aristote préférait celui
des images sensibles que le gouvernement de la cité employait pour implanter dans
l’âme des habitudes vertueuses.
D’autre part, le chant poétique fait également naître des images dans l’âme :
« Nous allons parler maintenant des manières d’être des mélodies qui font
qu’elles évoquent dans l’âme des images quand elles sont associées à un logos.
Les musiciens de notre langue n’ont pas attribué de noms à ces modalités. Il
faut que nous en inventions pour leurs diverses espèces, en nous basant sur
ceux que l’on donne aux diverses espèces de logos dont la mélodie
accompagne les phonèmes. »83
L’image est toujours d’essence plus ou moins prophétique. Cette essence apparaît
dans les songes, qui sont donc capables de vérité. Comme un Songe de Descartes a
été à l’origine de sa vocation84, il existe un songe du philosophe-prophète, qui attend
la visite d’un archange d’une sphère de l’intellect. Ce songe fonde et amorce sa
démarche intellectuelle. Le corps ne forme pas une prison, mais une voie d’accès à un
au-delà.
En effet, l’imitation est la muhakat. L’imagination se dit kayal en tant qu’elle produit
des symboles et des simulacres. L’image se dit sourah, mais quand le mot se
prononce sou-rah, il signifie la Réalité suprême, le principe des existants. Cela
explique le lien de l’image et de la prophétie, qu’Al-Fārābī envisage pourtant dans un
cadre encore rationnel. De plus, ce lien influence les beaux-arts, par un ut musica
82 Aristote, De la divination dans le sommeil, dans Psychologie d’Aristote, Opuscules (Parva Naturalia), trad. J.
83 Al-Fārābī, op. cit., tome 2, Livre de la Composition musicale, Deuxième Discours, p. 91.
84 Cf. Jacques Maritain, Le Songe de Descartes, Paris, Corrêa, 1932. Maritain donne de ce songe une
interprétation rosicrucienne.
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pictura venant de la mélodie pure, comme l’a montré Fredj Bergaoui dans sa thèse de
doctorat85.
Al-Fārābī aborde l’étude du rythme dans le Livre des Éléments 86, puis dans le Livre de
la Composition musicale87.
Ce traitement semble recéler un intertexte soufi dans le rythme disjoint, axé sur le
rituel préislamique, donc datant de la Jāhilīya, pour la communion avec les esprits au
moyen de l’imitation du rythme physiologique du cœur, qui entre en résonance avec
celui de la Terre, que marque le tambour.
85 Fredj Bergaoui, La Théorie de l’image chez Al-Fārābī, Thèse sous la direction d’Edmond Couchot, Paris, ANRT,
1987.
86 Al-Fārābī, Le Grand Traité de la Musique (Kitābu l-Mūsīqī al-Kabīr), Livre des Éléments, Deuxième Discours,
dans La Musique arabe [1930], trad. Rodolphe d’Erlanger, Paris, Geuthner, tome 1, 2001, p. 150.
87 Al-Fārābī, op. cit., tome 2, Livre de la Composition musicale, Premier Discours , p. 26.
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88 Ibid., p. 39.
Or, un rythme disjoint qui anime le rythme primitif des battements et des silences
réguliers, en se mélangeant avec lui, reproduit le rythme physiologique du cœur (deux
battements séparés par un petit silence et un grand silence). Le rythme disjoint
provoque un transport spirituel, celui de la transe soufie.
De même, la mélodie mélange une ligne mélodique et une ligne d’ornementation, que
permet l’improvisation de la musique modale. D’ailleurs, un intervalle est essentiel à
la mélodie elle-même, car il lui sert d’ornement en créant une disjonction.
D’autre part, dans la mélodie entrelacée du chant, il existe des notes pleines, qui
peuvent accueillir plusieurs phonèmes successifs, et des notes vides qui ne
contiennent qu’une syllabe ou la modulation d’une voyelle prolongée sur deux temps.
Les deux catégories de notes s’embellissent entre elles 90. La mélodie de la musique
orientale est fine et suggestive, en dépit de sa monodie. Elle est toute en nuances, en
variations par déplacements de touches de quantités minimes, par ajouts de notes
supplémentaires aux notes essentielles, de fioritures et d’accents.
90 Ibid., Livre de la Composition musicale, Deuxième Discours, pp. 66 -67 et pp. 75-77. Cette technique est plus
D’ailleurs, l’évolution de la mélodie est guidée par les deux tableaux, dans lesquels
les notes sont représentées par des lettres :
La spiritualité, avec ses sensations, ses images et son bonheur suprême, semble
expliquer le rôle central de la musique dans l’œuvre d’Al-Fārābī, qui accorde à la
musique une place bien plus importante que Platon et Aristote. L’appréhension de la
matière sonore de la musique nous fait oublier l’écoulement du temps et l’angoisse de
la conscience que nous en avons.
CONCLUSION
Quel rapport le calcul des intervalles de l’échelle des sons entretient-il avec le chant du
chamelier dans la langue des animaux ? Un rationaliste persan peut-il appeler sans
conséquence la note la plus grave Proslambanoménos, du nom de la note céleste du
pythagorisme reliant la Terre à la Lune ?
D’entrée de jeu, le Grand Traité de la Musique aborde la perception acoustique qui, reposant
sur un bon sens arabe, reconnaît l’harmonie comme ce qui lui est agréable. De la même
manière, l’oreille permet l’accordage des instruments et amorce l’accès aux intelligibles de la
musique. C’est pour cette raison que le recours aux mathématiques, pour faire de la musique,
ne sert qu’à compenser un défaut d’oreille. Au surplus, les calculs mathématiques sont
approximatifs, quand il s’agit de partager le ton.
Quelle est donc la nature de l’empirisme musical, qui a une valeur égale à celle de la science
théorique de la musique ?
Il repose sur l’immédiateté de l’intuition. Cette dernière se donne dans le plaisir de la sensa-
tion musicale, qui fait naître une image, et qui s’épure dans l’intellect matériel devenant ac-
quis. Une autre image, née dans l’imagination pure et analogue à une forme, vient toutefois
aussi au musicien, qui est semblable au mystique, inspiré de façon directe quand il rêve, et
dont l’âme immortelle s’unit à Dieu. Enfin, l’intuition intellectuelle des intelligibles purs – qui
est comme l’inconscient mathématique de la musique – illumine l’intellect acquis dans une
cosmologie des sphères, qui est régie par la mesure d’une harmonie sans notes célestes.
En réalité, dans la pensée gréco-arabe, il n’existe pas d’opposition ni entre le savoir et la foi,
ni entre l’art et la religion. Ainsi, l’inspiration empirique du Grand Traité de la Musique pro-
vient de la spiritualité. Il s’agit d’une forme d’intuitionnisme prophétologique de l’image, que
préparent une logique plurielle et une psalmodie universelle, avec ses rythmes, sa modulation,
ses silences et ses soupirs, et qui possède un analogue dans le plain-chant latin.
De même, si le soufisme inspire l’art musical, cette mystique est esthétisée sous la forme du
soufisme d’amour, donc non-annihilateur, qui repose sur la sensation, l’image et le bonheur.
L’éclectisme fait voir enfin que la critique anti-orientaliste s’applique difficilement à la pen-
sée gréco-arabe, qui n’est pas une fabrication de l’Occident latin, car elle s’inscrivait d’elle-
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même avec dévotion dans la tradition philosophique des Grecs, qu’elle faisait évoluer lente-
ment. Les falāsifa ont compilé les œuvres des auteurs grecs. Ils ont copié, résumé, commenté,
paraphrasé et réécrit ces œuvres traduites dont la source était oubliée. Si l’intellect était pour
eux une forme d’intelligence collective, de nos jours leur pratique philosophique serait celle
d’une intelligence en réseau, servie par la technologie la plus évoluée.
92 Cf. Les Préliminaires indispensables à l’étude de la philosophie [de l’Almantiqiyyāt lil-l-Fārābī], dans Al-Fārābī,
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