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In the first two books of his Annals, Tacitus describes several trials : prosecution for extorsion, adultery and mostly
maiestas. He records charges and sentences, but he is mainly interested in defendants, delators and in Tiberius’s
behaviour. Trials are thus a part of his political thought on liberty, justice and principate.
Ducos Michèle. La justice et les procès dans les livres I et II des Annales de Tacite. In: Vita Latina, N°187-188, 2013. pp.
248-266;
https://www.persee.fr/doc/vita_0042-7306_2013_num_187_1_1764
Abstract
In the first two books of his Annals, Tacitus describes several trials : prosecution for
extorsion, adultery and mostly maiestas. He records charges and sentences, but he is
mainly interested in defendants, delators and in Tiberius’s behaviour. Trials are thus a
part of his political thought on liberty, justice and principate.
taires de Tacite. Dans leur variété, les affaires judiciaires s’insèrent dans le règne
de Tibère et constituent autant d’étapes dans son évolution.
Ces récits sont parfois elliptiques : Tacite se concentre sur quelques détails en
éliminant les autres. Son impartialité a été discutée et l’on a souvent souligné les
déformations, les distorsions, les erreurs, parfois, qui caractérisent ces épiso-
des 3. Néanmoins leur examen attentif permet de mieux comprendre les préoc-
cupations de notre auteur et sa réflexion sur le règne de Tibère.
Les procès ne manquent pas dans les livres I et II des Annales, même s’ils ne
présentent pas la même concentration que les livres suivants ; ce sont en premier
lieu les accusations de lèse-majesté qui retiennent tout particulièrement l’atten-
tion de l’auteur 4. Mais la description qu’il en donne varie considérablement
selon les causes. Pour le procès de Granius Marcellus (I, 74) et pour celui de Libo
Drusus (II, 27-32), l’accusation, la comparution devant le sénat et la condamna-
tion sont longuement détaillées. Dans le cas d’Appuleia Varilla (II, 50) où sont
associés adultère et lèse-majesté, le récit est plus bref, mais cette accusation fait
apparaître le « développement de la loi de lèse-majesté » 5. Si le procès de Pison
(avec les multiples questions qu’il soulève) dépasse le cadre de cette étude, il est
annoncé et suggéré à la fin du livre II ; Germanicus invite ses amis à le venger :
« vous aurez une raison de vous plaindre devant le sénat, d’invoquer les lois » 6.
Et dans les livres suivants, ces procès se succèdent : Aemilia Lepida, Clutorius
Priscus, Silanus, Sabinus, Séjan et ses partisans...
À ces affaires importantes s’ajoutent des allusions plus brèves à d’autres types
d’accusations. Granius Marcellus, accusé de lèse-majesté, a été également pour-
suivi pour concussion 7. Mais cette dernière accusation n’est indiquée que
brièvement et la procédure, passée sous silence, se réduit à la seule mention des
récupérateurs 8.
Les poursuites contre Titidius Labeo (II, 85) sont liées à la lex Iulia sur
l’adultère car elle prévoit dans certains cas des poursuites contre le mari. Ce
crimen figure aussi dans le procès intenté à Appuleia Varilla (II, 50) qui se trouve
en même temps accusée de lèse-majesté.
Le procès intenté à Urgulania par L. Calpurnius Pison (II, 34, 2) est une affaire
civile, tout en ayant des implications politiques sur lesquelles s’étend longue-
ment Tacite. Sont également mentionnés les procès du forum auxquels assiste
Tibère (I, 75, 1). Enfin, l’historien indique aussi que le roi de Cappadoce,
Archelaus, fut accusé devant le sénat. Mais, dans ce dernier cas, l’ensemble reste
très imprécis et ne permet pas de reconstituer les fondements de l’accusation 9.
Le roi de Thrace, Rhescuporis, est également accusé devant le sénat pour
homicide par l’épouse de son frère Cotys, et condamné 10.
Ces procès ont donc un contenu varié, se déroulent devant des juridictions
différentes et semblent d’importance inégale. Tacite n’en retrace pas nécessaire-
ment tout le déroulement, mais se concentre sur des aspects qu’il juge essentiels.
Ces silences rendent parfois difficile pour le lecteur la compréhension de ces
causes mais font apparaître en même temps les préoccupations de l’historien.
Il semble parfois s’attarder sur des questions mineures. C’est bien ce que peut
montrer l’affaire qui oppose Pison et Urgulania. Après avoir souligné l’indépen-
dance de L. Calpurnius Piso 11, qui déclarait vouloir se retirer de Rome, Tacite
donne un autre exemple de son caractère :
Haud minus liberi doloris documentum idem mox Piso dedit, uocata in ius Vrgu-
lania, quam supra leges amicitia Augustae extulerat. (II, 34, 2)
« Le même Pison donna ensuite une preuve non moins importante de son indignation
et de son indépendance en convoquant en justice Urgulania, que son amitié avec
Augusta avait élevée au-dessus des lois ».
Il s’agit ici d’une affaire civile, portant sur une créance : les plaideurs doivent
comparaître devant le préteur pour exposer leurs prétentions ; c’est le premier
stade d’un procès, qui se continuera ensuite devant le juge. En ce sens, l’affaire
qui oppose Pison et Urgulania n’est qu’un différend ordinaire ; on ne peut même
pas parler de litige car il s’arrête à la première phase du procès.
C’est l’obstination des deux adversaires et l’intervention de la politique qui en
font une affaire hors du commun : considérant qu’elle est au-dessus des lois 12,
Urgulania refuse de se rendre à la convocation 13 et se réfugie auprès de Livie, à
l’intérieur du palais impérial. Mais Pison persiste dans son intention ; à la
demande de sa mère, Tibère accepte d’assister Urgulania devant le préteur,
tandis que Pison s’obstine, si bien que Livie fit payer la somme demandée 14.
Urgulania s’appuie donc sur son amitié avec Livie ; il est clair qu’elle recherche
la protection de l’empereur et de sa mère, pour ne pas avoir à comparaître. Pour
sa part, Pison ne renonce pas ; le uadimonium étant resté sans suite, il cherche
9. Ann. II, 42, 3 ; voir les hypothèses de F.R.D. Goodyear 1981 : 320.
10. Ann. II, 67, 2.
11. Il s’agit de L. Calpurnius Piso, augure.
12. Ann. II, 34, 2 : Vrgulania, quam supra leges amicitiae Augustae extulerat ; la suite du
chapitre (II, 34, 3) montre un autre aspect de sa potentia ; cf. IV, 22, 2.
13. Il s’agit sans doute d’un uadimonium, une citation à comparaître envoyée par le
demandeur.
14. Ann. II, 34, 3.
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15. Ann. II, 34, 2 ; voir H. Furneaux 1894 : 325 n. 10 où abscessit est rapproché de abscedere
incepto ; E. Koestermann 1963 : 313 abscessit = abstitit ; F.R.D. Goodyear 1981 : 293 suggère
did not go away.
16. Ann. IV, 21, 1 : spreta potentia Augustae, trahere in ius Vrgulaniam domoque principis
excire ausus erat.
17. Selon R.A Bauman 1992 : 135, l’expression utilisée par Tacite (uiolari et imminui) est le
langage de la maiestas.
18. Suet. Tib. 33, 2 ; Dio 57, 7, 6.
19. Nous laissons de côté la question de savoir où était installé Tibère ; voir L. Bablitz 2009 :
121-132, qui s’interroge sur cette question et confronte les versions de Tacite, Suétone et Dion
Cassius.
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juges de céder aux pressions des puissants. De l’objet des procès rien n’est dit,
des sentences et des condamnations non plus. L’historien se concentre sur
l’empereur en portant un jugement ambigu sur sa conduite.
Les poursuites qui pourraient menacer Titidius Labeo en 19 20 sont fondées
sur l’application de la lex Iulia de adulteriis. Depuis cette loi, l’adultère n’est
plus l’objet d’une répression familiale, au sein de la domus, mais il constitue un
crimen, c’est-à-dire un délit qui fonde une accusation devant un tribunal
public 21. En cas d’adultère flagrant, il revient à l’époux de divorcer et d’intenter
ensuite une accusation pour adultère contre l’épouse infidèle. Pendant une durée
de soixante jours, il est seul à pouvoir le faire ; s’il s’en abstient, n’importe quel
autre citoyen peut ensuite intenter des poursuites. De plus, le mari qui ne se
sépare pas de sa femme et n’use pas de son droit d’accusation, est passible de
lenocinium et risque à son tour d’être poursuivi 22. Tel est le cas de Titidius
Labeo, époux de Vistilia ; cette dernière avait fait une déclaration de prostitution
devant les édiles 23 : elle évitait de cette façon les peines fixées par la lex Iulia,
mais une telle déclaration n’empêchait pas les poursuites pour adultère 24. La
conduite de Vistilia est d’autant plus choquante qu’elle appartient à une famille
prétorienne ; c’est ce qui explique que l’accusation soit présentée au sénat.
Titidius Labeo a négligé d’exercer la « vengeance » prévue par la loi mais échappe
aux poursuites en affirmant que le délai de soixante jours n’est pas encore écoulé.
Cet essai d’accusation montre que Vistilia est considérée par le sénat comme une
femme prise en flagrant délit d’adultère 25 ; elle est finalement condamnée à la
rélégation 26. L’affaire est traitée rapidement par Tacite et ne semble pas appeler
de commentaire particulier ; son originalité réside dans une accusation présen-
tée devant le sénat, son caractère exceptionnel provient du rang de l’accusée et de
son époux, un ancien préteur 27. En outre, cette accusation est à l’origine d’une
20. Ann. I, 85, 3 : Exactum et a Titidio Labeone, Vistiliae marito, cur in uxore delicti
manifesta ultionem legis omisisset. Atque, illo praetendente sexaginta dies ad consultandum
datos necdum praeterisse, satis uisum de Vistilia statuere. Le verbe exigere ne semble pas
désigner des poursuites, plutôt une interrogation.
21. C. Fayer 2005 : 212-213.
22. Voir Dig. 48, 5, 30 (29) (Ulpien) où sont énumérées diverses conduites pouvant entraîner
une accusation pour lenocinium ; cf. S. Treggiari 1991 : 288-289 ; C. Fayer 2005 : 252-253.
23. T.A.J. McGinn 1992 : 281-283.
24. Dig. 48, 5, 11, 2 (Papinien) : mulier quae euitandae poenae adulterii gratia, lenocinium
fecerit, aut operas suas in scaenam locauit, adulterii accusari damnarique ex senatus-consulto
potest. Voir C. Fayer 2005 : 345-346.
25. T.A.J. McGinn 1992 : 287.
26. Ann. II, 85, 3 : eaque in insulam Seriphon abdita. Le verbe employé par Tacite ne
permet pas de préciser la nature exacte de la peine : rélégation, conformément à la lex Iulia, ou
bien exil, selon l’interprétation de T.A.J. McGinn 1992 : 286.
27. Y. Rivière 2002 : 206 ; le sénat ne dispose pas d’une compétence générale dans ce
domaine.
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43. Voir B. Santalucia 1994 : 220-222 ; mais Y. Rivière 2002 : 190-192 a souligné la
complexité et la flexibilité de la procédure.
44. Ann. I, 13 ; II, 50 ; III, 70.
45. Plin. Epist. IV, 9, 17.
46. Ann. I, 73, 3-4.
47. Ann. II, 28, 2 : adeo iram condiderat.
48. Mais l’expression est fréquente chez Tacite et liée à l’accusation (voir aussi Ann. III, 28,
3 ; III, 49, 1 ; III, 66 ; IV, 66,1 ; Hist. II, 84, 1) ; F.R.D.Goodyear 1981 : 272 insiste sur la
sauvagerie de l’accusateur ; A. J. Woodman et R. Martin, 1996 : 260, y voient plutôt l’image de
la maladie qui attaque.
49. E. Koestermann 1963 : 301.
256 michèle ducos
Mais Tibère éclate en entendant les accusations proférées par les accusateurs
de Granius Marcellus 52.
Le plus souvent, l’accent est mis sur le fondement de l’accusation. La première
tentative qui concernait deux chevaliers, fait apparaître la contradiction entre la
gravité de l’accusation et la minceur des faits incriminés : vente d’une statue,
présence de Cassius, un acteur de mimes, parmi les cultores Augusti. Rubrius est
accusé d’avoir profané la divinité d’Auguste par un faux serment 53. On ne sait pas
exactement ce qui a été reproché à Appuleia Varilla. Les documents concernant
Libo Drusus sont des libri uaecordes, les accusations sont stolida et uana 54.
Pour Granius Marcellus, ce sont d’abord des sinistros sermones sur Tibère qui
entraînent l’accusation de lèse-majesté ; Tacite a fait ressortir l’habileté de
l’accusateur et l’efficacité de ce procédé car ce crimen ineuitabile, cette accusa-
tion irréfutable, entraînait à coup sûr condamnation. Au cours du procès, avec
l’intervention du second accusateur, Romanius Hispo, est soulevée la question
des statues : une statue de Marcellus placée plus haut que celles des Césars, une
statue d’Auguste dont on a enlevé la tête pour mettre à la place celle de Tibère 55.
Ces actes peuvent paraître sans gravité mais la transformation de la statue
constitue assurément un manque de respect à l’égard du divin Auguste ; le
56. Suet. Tib. 58, 2 : Statuae quidam Augusti caput dempserat ut alterius imponeret ; acta
res in senatu... Mais L. Ennius qui avait fait fondre une statue de Tibère n’est pas accusé (III,
70) ; en revanche diverses atteintes concernant les statues de l’empereur tombent ultérieure-
ment sous le coup de la loi de lèse-majesté (Dig. 48, 4, 5-6).
57. R.S. Rogers 1935 : 10 : il viserait les accusateurs et l’absurdité de leurs accusations.
58. R. Seager 2005 : 128.
59. Ann. IV, 42, 1 : Audiuit Tiberius probra quis per occultum lacerabatur, adeoque
perculsus est ut se uel statim uel in cognitione purgaturum clamitaret... ; voir E. Koestermann
1963 : 242.
60. D.C.A. Shotter 1966 : 207-208.
61. Ann. II, 27, 2 : iuuenem improuidum et facilem inanibus... Sen. Epist. 70, 10 : Scribonia
[...] amita Drusi Libonis fuit, adulescentis tam stolidi quam nobilis...
62. Ann. II, 27, 2 ; cf. IV, 31,7-8 : Libonem inlexerat insidiis.
63. Ann. II, 28, 2 : cunctaque eius dicta factaque cum prohibere posset, scire malebat...
64. Ann. II, 29, 2 : metu et aegritudine fessus...
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les lois et les hommes. Parler des procès, c’est parler du prince, de son pouvoir et
de ses choix.
L’attention de l’historien se porte d’abord sur la libertas. Elle est au cœur du
différend entre Pison et Urgulania 82. Pison, qui veut s’éloigner de Rome et de
ses intrigues, montre aussi son indépendance envers le pouvoir : il cite en justice
Urgulania, qui se croit au-dessus des lois à cause de son amitié avec Livie ; il
persiste dans sa volonté de la convoquer devant le préteur et refuse de renoncer
au procès. Pour sa part, Tibère cède aux demandes de Livie et accepte d’assister
Urgulania devant le préteur mais Tacite a aussi souligné sa lenteur à se rendre au
forum « allongeant par divers entretiens le temps du trajet » 83 jusqu’à ce que
Livie accepte de payer la somme demandée. L’empereur reste donc modéré et
réservé dans son soutien. Pour sa part, Pison entend user des moyens donnés par
le droit (uadimonium ou in ius uocatio) pour amener Urgulania devant le
préteur ; il refuse de s’incliner devant la puissance impériale. La libertas est ici
respect du droit, refus de la potentia, refus de se soumettre à un pouvoir qui
protège ses amis et les place au-dessus des lois.
C’est aussi à la libertas que s’attache Tacite en évoquant la présence de Tibère
aux procès du forum. L’historien apprécie de façon nuancée son comportement :
il réussit assurément à éviter les intrigues et les manœuvres ; le prince corrige
des abus et se préoccupe de la ueritas ; mais sa présence porte en même
temps atteinte à la libertas comme l’indique la sententia finale : dum ueritati
consulitur libertas corrumpebatur (I, 75, 1). Dans sa concision, elle prête à
discussion ; la signification de ueritas a donné lieu à des interprétations
diverses : vérité, équité ou intégrité 84 ? Il est difficile de trancher ; mais il faut se
souvenir que le devoir du juge consiste traditionnellement à rechercher la
vérité 85 ; que désigne alors la liberté à laquelle Tibère porte atteinte ? « la
liberté pour les puissants d’exercer leur influence » 86 ? mais l’interprétation
est peu convaincante ; il s’agit plutôt de la liberté du débat judiciaire et
de l’indépendance des juges car, influencés par la présence de l’empereur,
ils ne peuvent décider librement, même s’ils le font plus justement. Tacite
reste peu explicite, mais conduit par là son lecteur à s’interroger sur le rôle
de l’empereur et la libertas. En outre, la présence de Tibère ne semble
pas s’expliquer par la volonté d’empêcher la condamnation d’innocents mais par
la passion des procès car il n’est pas « rassasié » par ceux qui se déroulent au
sénat.
La libertas concerne également la libre décision des sénateurs. À la fin du
procès de Granius Marcellus, Tibère exaspéré demande que les sénateurs don-
nent leur avis à voix haute et sous serment, Cn. Calpurnius Piso s’adresse alors
à lui :
Quo, inquit, loco censebis, Caesar ? si primus, habebo quod sequar ; si post omnes
uereor ne imprudens dissentiam. (I, 74, 5)
« À quel rang, César, donneras-tu ton avis ? Si c’est en premier, j’aurai un avis à
suivre ; si c’est après tous, je crains de donner un avis contraire, sans le savoir ».
Par sa question, Pison souligne l’influence que l’empereur exerce sur les
débats et la sentence rendue par le sénat : princeps senatus, il est en principe le
premier à parler ; ce sénateur rappelle donc à l’empereur ses responsabilités. Ta-
cite a attiré très nettement l’attention sur sa conduite. Manebant etiam tum
uestigia morientis libertatis 87, telle est la formule générale qui introduit cette
intervention de façon solennelle ; elle en marque avec force le caractère exem-
plaire. Pison incarne en effet un esprit d’indépendance et de liberté qui tend à
disparaître ; les sénateurs attendent les ordres du prince, suivent les avis du
princeps senatus et ne remettent pas en cause ses choix. Les livres suivants
montrent encore plus nettement leur soumission et leur adulation. Avec quel-
ques autres sénateurs, Pison constitue une exception.
Mais ce n’est pas uniquement la liberté qui préoccupe Tacite : il s’interroge
fréquemment sur le comportement de Tibère. L’historien ne nie pas que l’empe-
reur puisse se montrer modéré et généreux : il rejette les accusations contre
Faianus et Rubrius, il empêche les poursuites contre Appuleia Varilla 88. Mais il
ne s’oppose pas à l’accusation de Granius Marcellus, ni surtout à celle de Libo
Drusus. Dans la suite du règne, Tacite montre aussi que Tibère accepte des
accusations absurdes inventées de toutes pièces. De fait, le prince a déclaré qu’il
fallait appliquer les lois (I, 72, 3). À plusieurs reprises, il refuse de les modifier ou
de les transformer : il n’entend pas « bouleverser de sages institutions qui ont
toujours été acceptées » 89. Tacite toutefois laisse voir clairement les dangers de
ce respect obstiné des lois car il s’applique à la loi la plus dangereuse de toutes
aux yeux de l’historien : la loi de lèse-majesté. Ce légalisme conduit en effet
87. Ann. I, 74, 5 : « Il restait encore quelques vestiges de la liberté en train de mourir » .
L’importance que Tacite attache à cette valeur a été suffisamment soulignée dans de nombreux
travaux, pour qu’il ne soit pas nécessaire de revenir sur ce point.
88. Granius Marcellus a provoqué par sa conduite l’accès de colère de Tibère, mais il refuse
que le chevalier L. Ennius qui avait fait fondre une statue en argent du prince fasse l’objet d’une
accusation (Ann. III, 70, 2). La modération de Tibère est soulignée par M. L. Paladini 1968 :
25-41.
89. Ann. III, 69, 3 : Ne uerterent sapienter reperta et semper placita.
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l’empereur à laisser les poursuites s’engager, même s’il les arrête ensuite : c’est
donc accepter les accusations et l’action des délateurs, lorsqu’ils utilisent les
ambiguïtés des textes pour lancer des accusations et étaler des griefs imaginaires
grossis ou déformés. Les poursuites sont certes fondées sur la loi, mais la
disproportion entre les actes et les accusations est soulignée par l’historien : il
suffit de songer aux libelli uaecordes produits au procès de Libo Drusus.
Comme nous l’avons vu plus haut, Tibère ne dénonce pas l’absurdité des
accusations, leur fausse logique et l’usage abusif d’une loi imprécise, capable de
couvrir des excès de toute nature : des actes mais aussi des paroles, comme l’a
expliqué Tacite lui-même (I, 72, 2). L’historien va même jusqu’à déclarer que
« c’était le propre de Tibère de dissimuler des crimes récemment imaginés
sous des formules antiques » 90. Ce légalisme comporte bien des dangers : il
encourage les délateurs, il conduit des innocents à leur perte, il fait oublier la
justice 91.
Le procès de Libo Drusus offre un exemple précis de ce respect formel des
textes :
Negante reo, adgnoscentes seruos per tormenta interrogari placuit. Et, quia uetere
senatus consulto quaestio in caput domini prohibebatur, callidus et noui iuris repertor
mancipari singulos actori publico iubet, scilicet ut in Libonem ex seruis saluo senatus
consulto quaereretur. (II, 30, 3)
« Comme l’accusé niait, on décida d’interroger sous la torture les esclaves qui étaient
au courant des faits. Et, comme il était interdit par un ancien sénatus-consulte d’utiliser
la question dans une affaire capitale concernant le maître, Tibère en homme retors,
inventeur d’une nouvelle jurisprudence, les fait vendre un à un à un agent du fisc, pour
que l’on pût interroger les esclaves sous la torture contre Libo, tout en respectant le
sénatus-consulte ».
Sans reprendre en détail les problèmes juridiques posés par ce passage sou-
vent discuté 92, il faut apporter quelques précisions : la torture des esclaves,
quand le maître est sous le coup d’une accusation, est un usage qui ne semble pas
avoir existé sous la république comme le montre la mention d’un « vieux sénatus-
consulte » ; sous le principat, elle est admise, mais les esclaves sont vendus après
leur interrogatoire 93. Tibère les a fait vendre avant : ils ne sont plus à propre-
ment parler les esclaves de Libo Drusus, mais c’est à ce titre qu’ils sont mis à la
question. Il a donc respecté le sénatus-consulte, et en même temps ne l’a pas
90. Ann. IV, 19, 2 : Proprium id fuit Tiberio scelera nuper reperta priscis uerbis obtegere.
91. C’est bien ce que souligne D.C.A. Shotter 1972 : 97 : « A law, open to abuse, but
overruled by a merciful pardoner might result in the right treatment of the accused in specific
instances, but it could never be justice ».
92. D.C.A. Shotter 1972 : 93-95 ; F.R.D. Goodyear 1981 : 276-278.
93. Dig. 48, 5, 28, 11 ; un édit d’Auguste cité par Paul (Dig. 48, 8, 18) semble avoir admis la
torture des esclaves pour des capitalia et atrociora maleficia.
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94. Dig. 1, 3, 29 : Contra legem facit is qui id facit quod lex prohibet, in fraudem uero qui
saluis uerbis legis sententiam eius circumuenit.
95. Off. I, 10, 33 : Existunt saepe iniuriae calumnia quadam et nimis callida sed malitiosa
iuris interpretatione. Ex quo illud « summum ius, summa iniuria » factum est iam tritum
sermone prouerbium.
96. Voir aussi Ann. I, 73, 1, où Tacite souligne l’ars de Tibère.
97. Ann. III, 38, 1 : Non enim Tiberius, non accusatores fatiscebant. [...] addito maiestatis
crimine, quod tum omnium accusationum complementum erat.
98. Ann. III, 66, 1 : ab indecoris ad infesta transgrediebantur.
99. M. Ducos 1991 : 3224-3236.
100. Ann. I, 73, 1 : ut quibus initiis, quanta Tiberii arte grauissimum exitium inrepserit,
dein repressum sit, postremo arserit cunctaque corripuerit noscatur.
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Marcellus apparaissent pour la première fois les délateurs ; c’est l’occasion d’en
donner le portrait et le genre de vie, en un mot, de présenter les personnages qui
sont les moteurs de l’action et jouent le premier rôle dans ces drames que sont
souvent les procès. Ensuite, Tacite a volontairement choisi de s’attarder sur le
procès de Libo Drusus ; et il s’en explique clairement :
Eius negotii initium, ordinem, finem curatius disseram, quia tum primum reperta
sunt quae per tot annos rem publicam exedere. (II, 27, 1)
« Je vais exposer de façon détaillée le commencement de cette affaire, son déroule-
ment et sa fin, parce que l’on imagina pour la première fois les pratiques qui rongèrent
la cité pendant tant d’années ».
Les procès forment ainsi l’un des temps forts du récit tacitéen, au moins pour
le règne de Tibère ; dans les premiers livres des Annales, il faut souligner une
diversité qui disparaît avec le temps pour se réduire à l’unité des procès de
majesté, retracés dans les livres suivants. En même temps, dans leur description,
l’historien élimine les évidences ou les détails superflus ; il va à l’essentiel pour
s’attarder sur la nature des accusations, il s’attache aux hommes pour insister sur
la perversité des délateurs, la faiblesse et la solitude des accusés, la modération
ou la colère cruelle de Tibère. Tacite donne une lecture politique de ces affaires :
il s’interroge sur les vestiges de la libertas ; il met l’accent sur les choix de
l’empereur et leurs conséquences. Par son comportement légaliste, le prince
encourage les délateurs et conduit les accusés à leur perte. Dans cette analyse, les
premiers livres des Annales constituent un point de départ ; ils esquissent
l’évolution du règne. Avec de telles réflexions, Tacite révèle son intérêt pour le
droit, l’application des lois et la justice, si souvent illustré dans les Annales.
Michèle Ducos
Université de Paris Sorbonne
101. II, 50, 1.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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