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Une uirgo offerte aux dieux

et à la libertas: Virginie, figure


féminine silencieuse (LIV., 3, 44-48)

HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI
HALMA – Université de LILLE 3 – Charles-de-Gaulle
hkalnin@hotmail.com

Le procès de Virginie, tel qu’il est décrit par Tite-Live au livre 3 de l’His-
toire romaine, a déjà fait l’objet de nombreuses études 1: certains savants
y ont vu essentiellement la description d’un procès en servitude; d’autres, le
récit d’un moment crucial pour la République romaine, pour l’aequa libertas
réclamée par la plèbe; d’autres encore, un beau morceau d’anthologie dans
lequel les qualités littéraires de l’historien romain, son art de la dramatisa-
tion se révèlent pleinement. Ce qui est le plus souvent pris en compte, ce sont
les faits, non la personne même de Virginie, laissée de côté, considérée
comme une vague silhouette sans consistance, quasiment vide de sentiments
et de réactions, un «objet» en quelque sorte, non une jeune fille au destin très
particulier. Que dire d’ailleurs d’une femme romaine au 5ème siècle a. C.,
sinon qu’elle n’existait socialement qu’en regard d’un père ou d’un mari?
Pourtant la place que Tite-Live lui accorde, dans le cours de son récit, aiguise
la curiosité; le choix précis de Virginie, à l’exclusion de tout autre individu,
les paroles, les silences et les gestes de la jeune fille elle-même comme ceux

1 L’aspect juridique du récit de Tite-Live a été étudié de nombreuses fois par les historiens

du droit; entre autres: PUNSCHART, Der Prozess um Verginia, Wien, 1860; R. TAUBENSCHLAG, «Le
procès de Virginie (= Proces o Werginie), étude historique et juridique», Rozprawy Akademji
Umiejetnosci, Wydzial Histor. filozof., 60, Cracovie, 1917, 118-136; CH. APPLETON, «Trois épisodes
de l’histoire ancienne de Rome: les Sabines, Lucrèce, Virginie», in Revue historique de droit fran-
çais et étranger, 1924, 592-670; M. NICOLAU, «Causa liberalis», Etude historique et comparative du
procès de liberté dans les législations anciennes, Paris, 1933, en particulier l’analyse juridique du
procès de Virginie, p. 183-197; P. NOAILLES, Droit romain approfondi, 1940-1941, «Les cours
de droit», Paris, 1941. Les aspects littéraires, politiques et juridiques de l’histoire de Virginie
sont clairement exposés par J. BAYET, in Tite-Live, Histoire Romaine, Livre III, Appendice IV:
«Le procès de Virginie», 133-145, CUF, 1969. Pour une interprétation sociale du procès, J. CELS-
SAINT-HILAIRE, «Virginie, la clientèle et la liberté plébéienne: le sens d’un procès», REA, 93, 1991,
1-2, p. 27-37, et La République des tribus. Du droit de vote et de ses enjeux, aux débuts de la
République Romaine de 495 à 300 av. J.-C., Toulouse, 1995, p. 185-199.

EVPHROSYNE, 34, 2006


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de ses proches sont autant d’éléments qui peuvent révéler une vérité oubliée
ou occultée. Le texte livien, confronté avec les autres récits anciens du procès
de Virginie, peut nous éclairer sur le statut de Virginie, sa place dans la
société et dans son procès, et aussi sur les intentions littéraires, sociales et
politiques de Tite-Live.

1. Les données littéraires du «procès de Virginie»

L’histoire de Virginie est rapportée de façon sommaire par Diodore de


Sicile et Valère-Maxime 2, de façon très détaillée, au contraire, par Denys
d’Halicarnasse 3 et par Tite-Live 4. Cicéron, pour sa part, y fait référence assez
approximativement, et il est possible de penser que l’événement «connu et
célébré par une foule de monuments littéraires» 5, dans la seconde moitié du
premier siècle, devait s’exprimer en une sorte de vulgate 6.

1.1. Le récit de Tite-Live

En 449, Rome se trouve dirigée par un second collège de décemvirs,


qui, après avoir fini de rédiger les XII Tables, a conservé abusivement le
pouvoir, une année supplémentaire. Les Romains reprochent aux décemvirs
leur superbia et leur uiolentia, les comparent à «dix Tarquins» 7, souhaitent,
sans y parvenir, se débarrasser d’eux. C’est alors que survient une «histoire de
femme», qui aurait pu rester d’ordre privé mais qui eut, selon Tite-Live, un
retentissement politique considérable 8.
Appius Claudius, l’un des décemvirs, s’éprend d’une jeune fille plé-
béienne 9, uirgo adulta, forma excellens 10, que son père L. Verginius, «centu-
rion d’un grade élevé, au camp de l’Algide» 11, a promise en mariage à
L. Icilius, un ancien tribun de la plèbe 12. La jeune fille, Virginie 13, repousse
présents et promesses d’Appius Claudius. Ce dernier charge alors un de ses
clients, Marcus Claudius, de réclamer la jeune fille comme esclave. L’adser-

2 DIOD. SIC., XII, 24, 2-5 et VAL.-MAX., 6, 1, 2.


3 DION. HAL., XI, 28-3.
4 LIV., 3, 44-48
5 CIC., Rep., II, 63; De fin., II, 66.
6 J. BAYET, Tite-Live III (n. 1), p. 134, affirme que «la question d’authenticité échappe à la

preuve» et que «Cicéron ne procède que par allusions rapides à un récit très connu, auquel il se
réfère à l’occasion, mais qu’il peut évoquer de mémoire et non sans défaillance», prénommant
le père de Virginie soit Decimus, soit Lucius.
7 LIV., 3, 39, 3-4.
8 LIV. 3, 44, 1. Tite-Live compare cet événement au «viol de Lucrèce» qui mit fin à la

tyrannie de Tarquin le Superbe (LIV., 1, 57-60).


9 LIV., 3, 44, 2: Ap. Claudium uirginis plebeiae stuprandae libido cepit. On sait également

que la mère de Virginie est une Numitoria puisque son grand-père (puellae auus, LIV., 3, 45, 4)
ou oncle maternel (auunculus Verginiae, LIV., 3, 54, 11) est P. Numitorius.
10 LIV., 3, 44, 4.
11 LIV., 3, 44, 2: L. Verginius honestum ordinem in Algido ducebat.
12 LIV., 3, 44, 3.
13 «Virginie», adaptation française de Verginia, fille de Verginius.
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tor, Marcus Claudius, s’exécute; il se saisit de la jeune fille 14 et l’entraîne au


tribunal, expliquant succinctement ses raisons d’agir ainsi. Au tribunal,
profitant de l’absence du père de Virginie, Appius Claudius s’empresse de
rendre sa sentence en disant que «dans les procès en revendication de servi-
tude, où la loi permet à n’importe qui d’introduire l’action, la liberté provi-
soire est de droit; mais dans le cas de cette jeune fille, soumise à la puissance
paternelle, c’est en faveur du père, à l’exclusion de tout autre, que le maître
peut renoncer à ses prétentions. En conséquence, il décide de faire venir le
père; mais, en attendant, le demandeur n’abandonne pas le droit d’emmener
la jeune fille, en promettant de la représenter à l’arrivée du prétendu père» 15.
Numitorius, le grand-père de Virginie, et Icilius, son fiancé, plaident vaine-
ment en faveur de la libération de Virginie tant que son père ne sera pas là.
Ils ont besoin du soutien populaire et de la menace de graves agitations pour
qu’Appius laisse finalement Virginie repartir avec les siens 16. Son plan pour
faire de la jeune fille une esclave concubine a échoué, tout comme échoue sa
tentative d’empêcher le retour à Rome de Verginius.
Cependant les échecs du décemvir sont provisoires. Lorsque le procès
reprend en présence de Virginie et de son père, Appius, d’après Tite-Live, ne
laisse pas Verginius répondre à l’adsertor et se prononce immédiatement
pour l’esclavage 17. De plus, il devance toute velléité d’agitation populaire en
lançant de terribles menaces. La crainte l’emporte. La jeune fille ne peut que
devenir sa proie 18.
Le père, prétextant alors de dire adieu à sa fille, l’attire à l’écart et la
poignarde, il la préserve ainsi de l’esclavage en lui offrant sa liberté dans la
mort: «Hoc te uno quo possum, ait, modo, filia, in libertatem uindico». Il lance
ensuite contre Appius Claudius une exsécration 19. Appius ne peut empêcher
la réaction populaire en faveur de Verginius qui entraînera la chute des
décemvirs et la restauration de la libertas, par suppression de l’arbitraire et
reconnaissance des droits.
Le récit de Tite-Live est évidemment celui d’un procès en servitude dans
lequel on a cru parfois pouvoir déceler des anomalies de procédure, révéla-
trices d’un état antérieur du récit que l’historien aurait pu modifier. Mais ce
qui retient notre attention dans cet épisode, c’est que Tite-Live a longuement
développé l’histoire dramatique d’une jeune fille, remarquable surtout par sa

14 On assiste à une manus iniectio en règle (LIV., 3, 44, 6), geste légal et non preuve de

violence comme le rappelle R. M. OGILVIE, in A Commentary on Livy, Books I-V, Oxford, 1965
(1970), p. 481, puisque ce geste se trouve inscrit dans les XII Tables: si caluitur pedemue struit,
manum endo iacito (I, 1) et illustré par Plaute (par ex. Truc 762); Tite-Live l’a sans doute mal
compris ou déformé quand il ajoute: «cunctantem ui abstracturum» (3, 44, 6). Contra CH.
APPLETON, Trois épisodes (n. 1), p. 617-618. J. BAYET, Tite-Live III (n. 1), p. 68, n.1, signale à propos
de cette uocatio in ius deux difficultés, disant qu’à cette date un client devait être représenté en
justice par son patron, et que Virginie, mineure (d’autant qu’une femme est toujours tenue pour
mineure à Rome) et revendiquée, ne pouvait y être appelée comme personne (mais seulement
comme objet).
15 LIV., 3, 45, 2-3.
16 LIV., 3, 46, 8: Ita uindicatur Verginia spondentibus propinquis.
17 LIV., 3, 47, 5.
18 LIV., 3, 48, 3: Cum haec intonuisset plenus irae, multitudo ipsa se sua sponte dimouit

desertaque praeda iniuriae puella stabat.


19 LIV., 3, 48, 5.
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beauté, alors qu’il s’était assigné la mission de «rappeler les hauts faits du
premier peuple du monde» 20. Ce choix ne peut être ni de pure fantaisie ni le
fruit du hasard.

1.2. Autres récits

La comparaison avec d’autres récits ne nous fournit guère de rensei-


gnements supplémentaires sur le déroulement de l’affaire et son authenticité.
Diodore de Sicile et Denys d’Halicarnasse, s’ils racontent bien le même
épisode, ne comprennent pas les règles élémentaires de procédure et les
détails techniques que devaient rapporter les annalistes 21.
Selon Diodore qui ne nomme ni Appius ni Virginie dans son bref récit
de l’événement, il s’agit d’«une jeune fille pauvre mais eugénès» 22 qui repousse
les avances de «l’un des décemvirs». Ce dernier charge un «sycophante»
de la «dénoncer comme son esclave». Le décemvir lui attribue aussitôt la
jeune fille comme esclave. Le «sycophante» se saisit d’elle et l’emmène.
Le père de la jeune fille la tue, pour lui éviter d’être violée. Il n’est question
dans le texte de Diodore ni des revendications contradictoires, ni de la
volonté paternelle de restituer à Virginie sa liberté dans la mort, seulement
de lui épargner le viol.
Denys, pour sa part, raconte l’événement de façon extrêmement
détaillée. Il rend compte très longuement des discours argumentés de chaque
partie, supprime au contraire certains éléments du procès ou les déforme
en raison, sans doute, de son ignorance de la procédure civile romaine 23.
L’histoire est la même indubitablement, mais, à la différence de Tite-Live,
Denys fait, à plusieurs reprises, mention des réactions de la jeune fille dans
les diverses phases du procès: il nous donne à voir ses larmes, ses gestes
désespérés, il évoque les èdistai phônai 24 qu’elle adresse à son père à l’instant
fatal. Cette réalité de la souffrance morale de Virginie contraste avec le récit
livien qui fait peu de cas de la jeune fille.
Dans la version de Valère-Maxime, enfin, Verginius défend avant tout la
chasteté de sa fille: pudicaeque interemptor quam corruptae pater esse maluit.
La perte de la liberté n’est même pas évoquée.

1.3. Sources possibles

Le fond de ce récit se rattache nettement à un thème d’origine peut-être


poétique ou dramatique, de diffusion hellénistique25: la passion amoureuse

20 LIV., 1, Praef. 3: iuuabit rerum gestarum memoriae principis terrarum populi pro uirili

parte et ipsum consuluisse.


21 Voir CH. APPLETON, Trois épisodes (n. 1), p. 616 et n. 2.
22 DIOD. SIC., XII, 24, 2. Sur le sens du terme eugénès = ingenua, voir E. PAÏS, Storia di

Roma dalle origini all’inizio delle guerre puniche, III, Rome, 1927, p. 214, n. 1.
23 Voir CH. APPLETON, Trois épisodes (n. 1), p. 616.
24 DION HAL., XI, 37, 4.
25 Selon A. ALFÖLDI, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1963 (1971), p. 149-150, les

penseurs grecs à partir de Solon essayèrent d’identifier les forces qui généraient des change-
ments décisifs dans leurs constitutions. Pour Platon (Rép., 8, 556 e), si le corps de l’Etat est en
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génératrice de larges mouvements sociaux et historiques 26. Tite-Live a pu


exploiter un thème de cette nature dans la mesure où il correspondait au
goût de son époque: ses contemporains appréciaient le roman sentimental
alexandrin, agrémenté d’une touche de patriotisme héroïque, ils étaient
enchantés par la peinture de la vertu féminine 27. En outre, l’historien, très
influencé par Cicéron, se conformait aux préceptes de ce dernier qui
conseillait, en matière d’art oratoire, d’émouvoir l’auditoire 28.
S’il n’est pas possible de dire quelle source précise a suivie Tite-Live, on
peut cependant considérer le récit du procès de Virginie, tel qu’il se présente
au livre 3 de l’Ab Vrbe condita, comme l’aboutissement littéraire d’une légende
brutale, peut-être à l’origine très sommaire, mais mise sous forme juridi-
que 29. Le meurtre final de la fille par son père, imposé par la tradition, devait
apparaître aux Romains de la fin de la République comme d’une violence
trop brutale et a été rendu plus supportable par la version livienne, même si
la légende première s’en est trouvée altérée 30.
Cependant, derrière l’attitude exemplaire de l’héroïne livienne, Virginie
conserve toutes les caractéristiques propres à une jeune Romaine d’époque
républicaine.

2. Virginie, femme romaine

Virginie, jeune plébéienne, n’avait, hormis sa beauté, rien qui dût la


distinguer des autres jeunes filles romaines 31; toutes étaient soumises aux
mêmes lois et aux mêmes préceptes.

mauvaise santé, un «petit coup de pouce» de l’extérieur peut repousser les risques d’une révolu-
tion. Aristote va dans le même sens (Pol., 5, 4, 1-7 [1303 b]), en mentionnant comme autres
causes possibles de renversements de gouvernements, les affaires sentimentales et autres
affaires d’ordre privé chez les grands de ce monde.
26 J. BAYET, Tite Live III (n. 1), p. 134-135 et p. 134 n. 7, relève, dans la légende des

Romains, Didon et Lavinia et dans la tradition historique, Lucrèce (LIV., 1, 57-59), Virginie, la
jeune fille d’Ardée (LIV., 4, 9, 4 – 10, 7) et la femme de Clusium qui attira les armes des Gaulois
sur sa patrie (LIV., 5, 33, 3). E. PAÏS, Storia di Roma (n. 22), p. 215-220, voit dans l’épisode
d’Ardée, l’origine de l’histoire romaine de Virginie (et même de celle de Lucrèce); mais cet
épisode devrait être plus riche, plus étoffé, plus coloré s’il était vraiment la source de dévelop-
pements aussi éminemment dramatiques que ceux que Tite-Live place, à Rome, avant.
27 A. ALFÖLDI, Early Rome (n. 25), p. 151.
28 CIC., De Or., II, 27, 115.
29 J. BAYET, Tite-Live III (n.1), p. 144-145.
30 Les mises à mort hâtives et brutales ont sans doute existé à époque ancienne à Rome,

puis, les mentalités évoluant, ne parurent plus admissibles. Tite-Live s’efforce donc de rendre
acceptables certains épisodes particulièrement violents de l’histoire romaine qu’il rapporte, en
leur donnant une forme juridique: Virginie n’est pas un cas unique. Le procès «à rebondisse-
ments» de Manlius Capitolinus en est assurément un autre exemple (LIV., 6, 14-20); voir, à ce
propos, B. LIOU-GILLE, in «La sanction des leges sacratae et l’adfectatio regni: Spurius Cassius,
Spurius Maelius et Manlius Capitolinus», PP, 51, 1996, 3, 161-197, p. 195.
294 HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI

2.1. Du père au mari

Comme toute citoyenne romaine 32, elle dépendait juridiquement de son


père tant qu’elle n’était pas mariée. Elle ne pouvait épouser qu’un plébéien,
comme cela avait été défini par la loi des XII Tables: c’est ce qu’elle était
sur le point de faire puisqu’elle était fiancée au plébéien Icilius.
Un engagement lie les deux hommes, le père et le fiancé, sans que la
jeune fille soit consultée. Les fiançailles romaines, à l’époque de Virginie
peut-être, à partir du 1er siècle a. C. du moins, sont un accord au cours
duquel le fiancé s’engage à ducere uxorem, alors que la jeune fille est passi-
vement promise 33. Dans le récit de Tite-Live, Icilius, déclare: me uindicantem
sponsam in libertatem uita citius deseret quam fides 34. Dans la première
entente qui a eu lieu entre Verginius, le père, et Icilius, le fiancé, ce n’est pas
Virginie qui est tenue à la fides, mais son père. Ce sont d’abord les hommes
qui s’engagent l’un vis-à-vis de l’autre; la femme se place ensuite, au moment
du mariage, sous la puissance souveraine de son mari par un geste qui mani-
feste sa soumission: la dextrarum iunctio 35, la main droite étant le siège
de la Fides 36.
La situation de Virginie qui se définit exclusivement par rapport à son
père et à son fiancé apparaît bien dans le texte de Tite-Live: lorsqu’il est ques-
tion d’elle, elle n’est pas précisément nommée mais seulement désignée par
des termes généraux comme filia, uirgo ou puella. Quand Marcus Claudius
«met la main sur elle», la foule l’entoure et ne semble s’intéresser à elle que
par référence aux hommes responsables d’elle: Vergini patris sponsique Icili
populare nomen celebratur 37. Il est certain qu’à Rome une femme n’avait
qu’un nom connu en public: celui de sa gens féminisé 38. Dans l’intimité du
cercle familial, on pourrait facilement admettre qu’une femme «respectable»

31 LIV., 3, 44, 4: Hanc uirginem adultam, forma excellentem…


32 Dans les premiers siècles de Rome, la femme est indiscutablement assujettie pour
toute sa vie au pouvoir et au contrôle d’un homme: d’abord de son père, puis de son mari, et en
l’absence de ceux-ci d’un tuteur. Voir E. CANTARELLA, Passato prossimo. Donne romane da Tacita
a Sulpicia, Milan, 1996, p. 57.
33 F. WEISS, RE, III, 2, col 1850, s.u. sponsalia; G. FREYBURGER, Fides. Etudes sémantique

et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, 1986, p. 175-176. Au verbe
ducere, désignant l’attitude active du jeune homme, correspond le verbe nubere, «prendre le
voile», révélant l’attitude passive de la jeune fille.
34 LIV., 3, 45, 11.
35 G. FREYBURGER, o. c. (n. 33), p. 174. A propos des diverses formes de mariage à Rome,

voir C. W. WESTRUP, Recherches sur les formes antiques de mariage dans l’ancien droit romain,
Copenhague, 1943.
36 Voir J. IMBERT, «fides et nexum», in Studi in onore di V. Arangio-Ruiz, I, Naples, 1952,

339-363, p. 352-353: La main droite était spécialement consacrée à Fides (PLIN., Hist. Nat. 11.
250). Pour R. FIORI, Homo sacer, dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-reli-
giosa, Naples, 1996, p. 224-225, le respect de la parole donnée, de la fides, assure le maintien de
l’ordre juridico-religieux de la société romaine; sa violation est une atteinte à Jupiter lui-même
(cf. CIC., Off., 3, 104), et place le coupable à l’écart du groupe social.
37 LIV., 3, 44, 7.
38 Tite-Live ne désigne d’ailleurs que deux fois la jeune fille du nom de Verginia dans

l’ensemble de son récit: en 3, 46, 2 et 8. Denys, de son côté, n’utilise jamais ce nom propre
et s’en tient aux termes généraux pour désigner une jeune fille (parq9noj et kÒrh) ou une fille
(qug£thr).
UNE VIRGO OFFERTE AUX DIEUX ET À LA LIBERTAS: VIRGINIE, FIGURE FÉMININE SILENCIEUSE 295

portât un prénom qui lui était propre et qui la désignait 39, mais qui était
tu en public.
Virginie, comme les autres Romaines, ne devait en aucun cas apparaître
comme «individu remarquable entre tous», mais se fondre comme élément
passif et anonyme dans le groupe familial, puisqu’elle n’était destinée qu’à
être épouse d’un mari, qu’elle n’avait pas choisi, puis mère de fils, sur
lesquels elle n’aurait aucun pouvoir. A ce titre, elle n’avait nul besoin d’être
individualisée et reconnue comme un être humain particulier, unique 40, et la
proximité entre les termes uirgo, uirginis et Verginia permet ainsi d’effacer
presque totalement son identité particulière. Elle est, si l’on peut dire, «dis-
crètement célèbre». Le devant de la scène reste occupé par Verginius, le père,
assisté du grand-père et du fiancé. C’est l’image d’une société patriarcale
archaïque où la femme se devait d’être soumise et vertueuse.

2.2. Une jeune fille vertueuse

Virginie est l’exemple de la jeune Romaine élevée selon les principes


et les valeurs traditionnels. Tite-Live, même s’il n’insiste pas sur ce fait, le
mentionne cependant dès le début de son récit: si Verginius est qualifié de uir
exempli recti domi militiaeque, sa famille le suit de près: perinde uxor instituta
fuerat liberique instituebantur 41. La droiture est la règle pour les parents et
les enfants.
Le pater familias avait, à Rome, droit de vie et de mort sur ses enfants.
Le geste de Verginius et la fin tragique de Virginie en témoignent. Le père
se préoccupe tout spécialement de l’honneur de sa fille, le stuprum 42 appa-
raissant comme intolérable. La jeune fille doit se présenter «pudica» à son
mariage, ce que les propos d’Icilius confirment: Virginem ego hanc sum
ducturus nuptamque pudicam habiturus 43. Denys insiste moins que Tite-Live
sur cet aspect, qui a pu lui paraître secondaire en comparaison de la «perte
de la liberté physique» 44. En revanche, Valère-Maxime ne retient de l’histoire
de Virginie que le problème de la chasteté 45. Ces différences textuelles indi-

39 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 50-52 et n. 31, précise que, d’une façon géné-

rale les femmes qui portaient à Rome un nom particulier, bien spécifique, appartenaient claire-
ment à une catégorie sociale inférieure. Non seulement elles travaillaient, mais avaient un
métier qui ne leur conférait pas la considération sociale. C’est le cas de Burrosa ou Rubia. Quand
on sait que les prostituées se teignaient les cheveux en roux, on a peu de doute sur la qualité
de la personne que l’on appelait «la Rousse». Les prénoms féminins indiquaient donc les
femmes «faciles». Mais, dans le cercle familial, des prénoms existaient pour désigner les
jeunes filles.
40 Voir M. I. FINLEY, «The Silent Women of Rome», Aspects of Antiquity, Discoveries and

Controversies, Londres, 1968, p. 129-142.


41 LIV., 3, 44, 2. Denys, pour sa part, qualifie la mère de femme vertueuse et géné-

reuse, mais à propos de Virginie, il ne mentionne que son statut de citoyenne libre (XI, 30, 1).
42 Selon C. LOVISI, Contribution à l’étude de la peine de mort sous la République romaine

(509-149 av. J.-C.), Paris, 1999, p. 302 n. 652, le stuprum, à la différence de l’adulterium, est
commis avec une femme non mariée, une femme libre, veuve ou vierge sui iuris.
43 LIV., 3, 45, 6.
44 DION HAL., XI, 30, 5.
45 S. DIXON, Reading Roman Women. Sources, «Genres» and Real Life, Londres, 2001, p. 48,

voit, dans cette insistance, l’idée que la valeur d’une femme se définit en termes de chasteté,
296 HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI

quent, peut-être, l’existence d’un récit primitif dans lequel certains éléments
avaient une importance que la tradition a édulcorée au profit d’autres.
Dans le récit livien, le choix du lieu où Virginie est tuée par son père, prope
Cloacinae, peut être un de ces éléments, que rien ne signale comme impor-
tant et qui comporte une valeur symbolique forte, en raison du rôle joué par
Cloacine dans les mariages 46.
La décision de Verginius de tuer sa fille à cet endroit précis donne à son
geste un sens «sacré». Qu’à Rome les pères aient éliminé leurs filles respon-
sables de stuprum était, sans doute, si normal que nous n’en trouvons que
peu de mentions dans les textes anciens 47. Le geste de Verginius est certaine-
ment remarquable, d’un caractère exceptionnel, ce qui lui a conféré sa noto-
riété: Virginie n’était pas coupable; sur ce point, il n’y a aucun doute. Mais,
en raison de la décision finale d’Appius Claudius, Verginius sait qu’il va
lui-même être contraint de violer la parole donnée à Icilius, la fides. Cette
violation est si lourde de conséquences qu’il faut pour ainsi dire un sacrifice
expiatoire, une sorte de piaculum dont Virginie serait l’hostia. Sacrifier Virgi-
nie, c’est apaiser la colère divine et maintenir la pax deorum en détruisant
l’objet du litige. Et s’il n’y a pas de rituel apparent, permettant d’affirmer qu’il
s’agit d’un sacrifice, on peut cependant noter un faisceau d’éléments qui inci-
tent à croire à un sacrifice: la proximité de l’enclos sacré de Cloacine, le lieu
en plein air, le silence (relatif) 48, l’utilisation d’un couteau et la violence
gestuelle, pleine de détermination, du «sacrificateur» Verginius 49, le sang
répandu 50, les paroles très convenues destinées à Virginie, paroles évoca-
trices d’un rituel 51, enfin la sacratio capitis 52, prononcée contre le respon-

c’est-à-dire de garantie du droit à l’exclusivité (et à la reproduction) par rapport à son corps.
Si cette exclusivité était enfreinte par un autre homme, la femme perdrait sa valeur en tant
qu’objet d’échange entre familles et elle ne pourrait trouver sa rédemption que dans la mort.
46 Voir J. CELS-SAINT-HILAIRE, Virginie (n. 1), p. 32-33: Le geste fatal de Verginius à

l’encontre de sa fille a eu lieu en effet, selon la tradition, à proximité du lieu consacré à Cloacina
(LIV. 3, 48, 5), lieu où les Romains de Romulus et les Sabins de Titus Tatius s’étaient réconciliés
et purifiés; depuis cette époque (voir PLINE, NH, XV, 119-120), la divinité patronnait et garantis-
sait les mariages romains sous leur plus ancienne forme – raptus et usus – sans distinction de
ceux qui étaient patriciens et de ceux qui ne l’étaient pas. Le choix fait par Verginius rappelle
peut-être ce patronage sacré sur les mariages romains et sur les naissances qui en résultaient.
47 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 57-58.
48 Tout sacrifice à Rome se faisait en plein air et dans un silence absolu, puisqu’on ordon-

nait aux assistants: «fauete lingua». Verginius, lui, attire sa fille à l’écart de la foule: seducit filiam
(LIV., 3, 48, 5).
49 LIV., 3, 48, 5: …ibi ab lanio cultro arrepto…pectus deinde puellae transfigit…
50 LIV., 3, 48, 7 et 50, 3; DION HAL., XI, 37, 6. Lors des sacrifices, le sang des animaux était

répandu, mais répandre le sang humain était contraire aux traditions religieuses romaines.
51 LIV., 3, 48, 5: «Hoc te uno quo possum, ait, modo, filia, in libertatem uindico».
52 LIV., 3, 48, 5: «Te, inquit, Appi, tuumque caput sanguine hoc consecro.». CH. APPLETON,

Trois épisodes (n. 1), p. 615, fait remarquer que cette idée du sang innocent qui crie vengeance
vers la divinité a tellement une couleur antique, proche parente de la deuotio, qu’il pourrait
bien s’agir des paroles que Verginius a authentiquement prononcées. J. BAYET, Tite-Live III
(n. 1), p. 74 n. 1 et p. 92 n. 2, note également la conception antique par laquelle une mort contre
nature (violente ou prématurée) déchaîne à travers la société une âme (manes) malheureuse et
malfaisante jusqu’à ce qu’elle soit assouvie ou conjurée.
UNE VIRGO OFFERTE AUX DIEUX ET À LA LIBERTAS: VIRGINIE, FIGURE FÉMININE SILENCIEUSE 297

sable réel de la colère divine, Appius Claudius, qui a voulu déshonorer la


jeune fille, détruire l’ordre religieux et social 53.
En outre, la mort de la jeune fille écarte, «par anticipation», les risques
qui pèsent sur les autres jeunes filles; Verginius agit sans doute intentionnel-
lement en consacrant Virginie à Cloacina et peut-être à Pudicitia 54. D’une
certaine façon, il sacrifie la vie de sa fille pour préserver les autres femmes et
l’ordre entier du groupe social 55, attirant la malédiction sur l’unique coupa-
ble, Appius. La présence des matronae et le contenu de leurs cris après la
mort de Virginie peuvent aussi montrer que cette mort est pudicitiae praemia,
le prix à payer aux divinités protectrices de la chasteté et du mariage 56.

2.3. Le droit au silence

La jeune fille elle-même n’a qu’un droit: celui de se taire 57. Dans le récit
livien, Virginie ne prononce aucune parole, n’exprime pas ses sentiments. Les
seuls qualificatifs, utilisés à son sujet, la montrent plutôt paralysée de peur
et de surprise au moment de la manus iniectio de M. Claudius 58, puis seule
et abandonnée après le verdict d’Appius 59. Les cris et gémissements sont le
fait de son entourage 60. Ses proches parlent d’elle, parlent pour elle. Dans les
deux seules phrases dans lesquelles Virginie est désignée par son nom et
«apparaît» ainsi en tant que personne individualisée, la tournure passive du
verbe la relègue au rang d’objet manipulé. Elle-même n’agit pas, les autres
le font pour elle 61.

53 On sait à quel point les Romains se défendaient d’user de telles pratiques «barbares».

Ils ne renient pourtant pas les sacrifices par ensevelissement des Vestales vivantes ni ceux d’un
couple de Gaulois et d’un couple de Grecs sur le Forum Boarium, en 226 a. C. (PLUT., Marc., 3,
5-7), en 216 (LIV., 22, 57), non plus que les sacrifices commis par Auguste à Pérouse devant un
autel élevé en l’honneur du divin César (SUÉT., Aug., 15).
54 Pour Cicéron (Cat., 2, 11, 25), pudicitia est antinomique de stuprum. A. ERNOUT-A.

MEILLET, D.E., s.u. pudet, admettent pour pudet, ses dérivés et ses composés, dont pudicitia, le
sens originel de «mouvement de répulsion». Le mot pudicitia contiendrait ainsi l’idée de la
révolte contre une agression abusive, devenant une divinité vengeresse de la pureté bafouée.
Tite-Live mentionne, en 296 a. C., un culte à Pudicitia (LIV., 10, 23, 3-10): des matronae patri-
ciennes écartent d’une cérémonie dédiée à Pudicitia patricia une jeune femme, qui porte aussi le
nom de Virginie, sous prétexte qu’elle a épousé un plébéien. Virginie décide alors d’établir dans
sa maison un sacellum dédié à Pudicitia plebeia. Au sujet de Pudicitia, voir G. RADKE, Die Götter
Altitaliens, Münster, 1965, p. 267.
55 Selon R. FIORI, Homo sacer, p. 200-202, que l’outrage fait à la pudicitia, provoquant une

attente à l’honos d’un particulier, porte préjudice à l’ordre entier du groupe, est la démonstration
du fait que l’illicite était perçu comme une transgression du fas (cf. LIV., 3, 41, 1: sequitur aliud
in urbe nefas, ab libidine ortum, haud minus foedo euentu quam per stuprum caedemque Lucre-
tiae). A partir de cet instant, Appius n’est plus considéré comme un magistrat, mais comme un
simple privatus (cf. LIV., 3, 49, 3 et 5).
56 LIV., 3, 48, 8: Sequentes clamitant matronae eamne liberorum procreandorum condi-

cionem, ea pudicitiae praemia esse.


57 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 56; mais aussi p. 13-15, à propos de la divinité

romaine, Tacita Muta, représentant symboliquement la femme romaine en général, incapable de


faire bon usage de la parole et condamnée à devenir femme et mère sans mot dire.
58 LIV., 3, 44, 7: pauida puella stupente.
59 LIV., 3, 48, 3: desertaque praeda injuriae puella.
60 LIV., 3, 44, 7; 47, 6; 48, 8.
61 LIV., 3, 46, 2: cum Appius non Verginiam defendi ab Icilio (…) diceret… et 3, 46, 8: Ita

uindicatur Verginia spondentibus propinquis.


298 HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI

Denys nous permet d’imaginer la jeune fille de façon plus humaine,


profondément affectée par ce qui lui arrive: elle pleure, s’accroche à ses
proches, dit quelques paroles à son père, l’embrasse, s’évanouit 62. Sa pré-
sence est manifeste. Elle participe au drame qui se joue à son sujet. Pourtant,
ses quelques paroles sont sans effet et l’issue reste la même: son père la tue
pour qu’elle demeure «libre et vertueuse» 63.
La violence de ce pater familias, justifiée par la situation, paraît dispro-
portionnée dans la mesure où Virginie était innocente. Elle savait que son
seul droit était de se soumettre et de subir, en silence, puisqu’une femme
romaine vertueuse n’avait ni à parler ni à faire parler d’elle 64.
Sa seule récompense fut posthume: la notoriété que lui accordèrent les
Romains pour avoir provoqué la chute des décemvirs et le rétablissement de
la République 65.

3. Virginie, héroïne livienne

Tite-Live a pu éprouver un sentiment de révolte vis-à-vis de ce meurtre,


que ses sources lui fournissaient, de façon plus ou moins détaillée. Quoi qu’il
en soit, volontairement ou non, l’historien padouan a su donner à Virginie un
rôle qui rend supportable l’inacceptable.

3.1. Virginie «objet littéraire»

Tite-Live, dans sa dramatisation de l’épisode de Virginie, cherchait cer-


tainement à atteindre l’objectif fixé par Cicéron à tout orateur: il fallait
«émouvoir» l’auditoire. Or, non seulement, il nous semble entendre, à travers
leurs discours, l’indignation du grand-père, du père ou du fiancé de Virginie,
mais, par le choix de certains détails, nous avons l’impression d’être aussi des
spectateurs. Cette sorte de mise en scène produit un double effet: l’événement
ainsi traité et utilisé comme exemplum, frappe les esprits et fait oublier,
partiellement du moins, l’inadmissible violence de Verginius.
Au centre de cette présentation, Virginie est, par l’effacement même
de sa personne, à la fois l’acteur le plus important et le plus discret, le plus
nécessaire et le plus flou. Le texte de Tite-Live, en minimisant les réactions
de la jeune fille 66, réduit la personne de Virginie à une ombre insignifiante,
si mince qu’elle ne peut pas vraiment toucher le lecteur. C’est l’histoire
dans sa globalité qui suscite des émotions: la peur du tyran, la haine de
la superbia… C’est la totalité de l’histoire qui sert d’exemplum, et non pas la
manière dont meurt Virginie, non pas son sort individuel. Ainsi, le jour de

62 DION HAL., XI, 31, 3; 32, 1; 35, 2; 37, 4; 37, 5.


63 DION HAL., XI, 37, 6.
64 Même si l’on admet avec M. I. FINLEY, The Silent Women of Rome (n. 40), p. 137, que

les plébéiennes étaient plus «emancipated» que les patriciennes, on ne peut les imaginer prenant
la parole en public pour se défendre!
65 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 56.
66 Denys insiste, au contraire, comme nous l’avons vu, à diverses reprises sur les réactions

de Virginie (n. 62).


UNE VIRGO OFFERTE AUX DIEUX ET À LA LIBERTAS: VIRGINIE, FIGURE FÉMININE SILENCIEUSE 299

son jugement, lorsque la jeune fille apparaît sur le forum – obsoleta ueste –,
Tite-Live ne donne aucun autre détail à son sujet, de sorte que le lecteur la
devine, plutôt qu’elle ne lui est montrée 67. Le rôle du père et des matrones est
majoré. Ce sont les autres qui occupent tout l’espace, au détriment de la prin-
cipale intéressée, Virginie. Denys, dont les visées sont différentes, s’il note
bien son «vêtement de deuil», s’arrête, en outre, un moment sur l’attitude de
la jeune fille et la beauté de ses yeux 68, ne nous permettant pas d’oublier que
Virginie est une personne qui souffre.
L’auteur latin, lui, s’est attaché à induire, comme il l’entend, le jugement
que le lecteur porte sur Virginie. L’être humain, assassiné avec un couteau de
boucher, disparaît au profit d’un personnage «romanesque», d’un objet litté-
raire intéressant, prétexte d’un récit au contenu «à la mode», dans lequel il
n’est pas impossible de reconnaître quelques idées philosophiques en vogue
à Rome au 1er siècle a. C. 69. Appius Claudius est nécessairement, dans ce cas,
le centre d’intérêt sur lequel se focalisent tous les enjeux, le modèle de
l’homme soumis à ses passions. Finalement, dans la mort violente de Virgi-
nie, telle que Tite-Live la présentait, ce qui devait «émouvoir» (au sens cicé-
ronien du terme) les Romains, ce n’était pas tant la barbarie du geste pater-
nel que tous les agissements condamnables – justice arbitraire, politique
dépravée, abus de pouvoir… – dont ils prenaient subitement conscience.

3.2. Virginie «symbole d’une société menacée»

Même si l’authenticité du procès de Virginie au 5ème siècle a. C., époque


historiquement incertaine 70, n’est pas garantie, l’exploitation de ce drame
permet à Tite-Live de montrer à ses contemporains la nécessité des lois, de
leur application, leurs limites, leurs insuffisances parfois. Mais l’intention
de l’historien ne devait pas se limiter à l’exemplum juridique. Si Tite-Live s’est
à ce point attardé sur ce récit, c’est que l’un des enjeux importants de ce
procès est le mariage, et que ce sujet crucial pour la plèbe, au début de la
République, l’est aussi, pour d’autres raisons, pour les Romains de la fin
du 1er siècle a. C. 71.
Les décemvirs, en rédigeant les XII Tables, avaient légiféré sur le conu-
bium. Si l’on en croit Cicéron, les deux dernières Tables offraient des lois
injustes et parmi elles, figurait celle qui interdisait les mariages mixtes 72.

67 LIV., 3, 47, 1: Verginius sordidatus filiam secum obsoleta ueste comitantibus aliquot

matronis cum ingenti aduocatione in forum deducit.


68 DION HAL., XI, 35, 2.
69 Les sentiments d’Appius Claudius, «incapable de se maîtriser lui-même» (LIV., 3, 48, 1),

la passion (libido) qui l’aveugle en font un «tyran» de type platonicien, entraîné par des forces
sur lesquelles il n’a plus aucun contrôle. Jouet de ses passions, il nuit à la liberté d’autrui pour
satisfaire ses désirs (PLAT., Rép., 8, 565 e-566 a).
70 Tite-Live écrit au début du livre 6 (1, 3): clariora deinceps certioraque ab secunda origine

uelut ab stirpibus laetius feraciusque renatae Vrbis gesta domi militiaeque exponentur. L’épisode
de Virginie est situé un demi siècle avant.
71 Les lois Iuliae sur le mariage et l’adultère, la loi Papia Poppaea, promulguées par

Auguste, le rappellent.
72 CIC., Rep., II, 37, 63. Le violent discours de Canuléius, en 445, remet en cause cette loi

(LIV., 4, 4, 5-12).
300 HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI

Une telle mesure avait dû atteindre profondément les plébéiens dans leur
honneur 73, tandis que les patriciens en avaient profité pour constituer une
caste fermée. Le meurtre de Virginie prope Cloacinae fait dramatiquement
surgir les inquiétudes plébéiennes à l’égard du mariage. C’était l’occasion de
rappeler à la mémoire collective ce qu’était un mariage aux premiers temps
de Rome 74, et d’inciter les plébéiens à défendre leur libertas 75 et celle de leurs
enfants 76. Ce qu’Appius Claudius désirait n’était peut-être pas seulement
«s’approprier» la jeune fille, c’était empêcher le mariage de Virginie avec
le plébéien Icilius. En remettant en cause la légitimité de la naissance de
Virginie, née d’une Numitoria, plébéienne, et d’un Verginius, client ou gentilis,
Appius prouvait sa crainte de voir disparaître en quelques générations la
structure antique des gentes et du clientélisme si Virginie, à son tour, épou-
sait un plébéien 77.
Or, la paronymie existant entre les mots Verginia et uirgo, uirginis et
permettant le glissement du particulier au général, fait de Virginie un exem-
plum pour tous les Romains, sans considération d’époque. Cette Virginie,
désincarnée, intemporelle, devient «un étendard»: celui d’une société dont la
structure risque de changer, si les mariages ne sont pas contrôlés, si le
mariage n’est pas «restauré» dans sa tradition première.
Virginie, désignée d’abord comme objet d’un procès en servitude, devient,
en réalité, le jouet d’intérêts qui dépassent largement sa personne, un enjeu
symbolique entre patriciens et plébéiens. Penser que la mort d’une jeune
fille a modifié les intérêts publics peut paraître excessif. La logique de l’his-
toire, telle que Tite-Live l’a rapportée, est cependant très cohérente. Peu
d’années plus tard, la liberté du mariage est établie 78, et surtout, le nom de
Virginie demeure lié à la restauration de la République, mettant fin aux abus
du décemvirat.

3.3. Virginie «héroïne emblématique de la libertas»

Tite-Live a associé, de façon très forte, le nom de Virginie au terme qui


désigne le régime politique romain à partir de 509 a. C., à savoir le mot
libertas.
Au cours du procès, le mot «libertas», souvent répété 79, s’oppose évidem-
ment au mot «servitude», puisque le projet d’Appius était de saisir la jeune

73 Voir N. ROULAND, Rome, démocratie impossible, Paris, 1994.


74 Voir A. MAGDELAIN, « Le ius archaïque», in Ius Imperium Auctoritas. Etudes de droit
romain, EFR, 133, 1990, 1-93, p. 19, 24 et 33, à propos du mariage par confarreatio.
75 LIV., 3, 49, 1: Concitatur multitudo […] spe per occasionem repetendae libertatis.
76 LIV., 3, 48, 8.
77 Pour cette interprétation du procès, voir J. CELS-SAINT-HILAIRE, Virginie (n. 1), qui

considère, en particulier p. 29, que: «L. Verginius, s’il est «plébéien», pourrait aussi bien avoir eu
une origine patricienne et avoir obtenu une transitio ad plebem; mais il peut encore avoir été
un client – sans doute de haut rang – ou un gentilis (cf. CIC, Top., 29) […] dans la gens Verginia.».
On ne peut pas non plus écarter l’idée que, pour Appius comme pour nombre de patriciens, il
fallait éloigner la plèbe de la citoyenneté: les plébéiennes seraient bonnes pour le concubinage
et seuls les mariages patriciens donneraient naissance à des citoyens.
78 Grâce à l’intervention énergique du tribun de la plèbe Gaius Canuléius, cf. LIV., 4, 3-5.
79 LIV., 3, 44, 5; 44, 12 (2 fois); 45, 1; 45, 2 (2 fois); 45, 11; 46, 3; 48, 5.
UNE VIRGO OFFERTE AUX DIEUX ET À LA LIBERTAS: VIRGINIE, FIGURE FÉMININE SILENCIEUSE 301

fille comme si elle était son esclave. Sa «liberté» provisoire va être réclamée.
Il est alors question d’une attribution qui doit se faire secundum libertatem,
et la décision finale condamnant Virginie à l’esclavage est suivie du geste
meurtrier de son père au nom de la liberté. «In libertatem uindico», dit-il à sa
fille à l’instant fatal. Un glissement de sens du mot libertas paraît alors
s’opérer dans le texte livien 80. Il n’est plus question de la mort de la jeune
fille, c’est la foule – multitudo – qui est en quête de sa liberté perdue du fait
de l’abus de pouvoir des décemvirs. Le drame de Virginie reste en toile de
fond, mais on quitte l’histoire privée pour revenir à la lutte sociale et poli-
tique pour la libertas 81.
Avec beaucoup d’habileté, Tite-Live a utilisé, à ce point de son récit, la
notion de libertas, comme ressort essentiel, capable d’assurer la progression
de l’histoire romaine. En utilisant certaines conventions littéraires de son
époque, il dit sa manière de voir les abus des décemvirs confrontés à la
législation. La petite histoire se mêle à la grande, qui s’anime ainsi, devient
théâtrale, marque les esprits. Virginie entre dans le «théâtre de l’Histoire».
De figurante discrète, plutôt qu’actrice, elle devient «héroïne emblématique
de la libertas». Du même coup, sa mort perd le caractère révoltant et barbare
que l’on pouvait lui trouver, pour apparaître comme légitime, nécessaire,
source de liesse 82.

S’il nous est donc possible de dire que Virginie est devenue une icône
symbolique sans visage, l’emblème même de la libertas, par la volonté de la
mémoire collective et des écrivains anciens, on peut également avancer que
la mort de cette jeune fille a eu lieu à une époque ancienne où la justice
divine exerçait avec force sa loi, chez les plébéiens plus encore que chez les
patriciens, et que cette mort a un sens plus religieux que Tite-Live ne nous le
laisse entendre. Verginius ne tue pas simplement sa fille pour la soustraire
à l’esclavage et au stuprum. Il la rend «sacrée», en accomplissant un sacri-
ficium. Elle passe du monde des hommes au monde des dieux. Dans les
paroles que Denys attribue à Verginius donnant la mort à sa fille 83, on voit
nettement cette relation entre le monde des vivants et celui des morts, alors
que Tite-Live l’a occultée, privilégiant l’aspect juridique et politique du
meurtre.
Les Romains attribuaient les sacrifices humains aux peuples «bar-
bares», et préféraient montrer d’eux-mêmes une image de gens civilisés. Tite-
Live qui voulait donner à Rome une histoire remplie d’exempla, magnifiant

80 LIV., 3, 49, 1: Concitatur multitudo partim atrocitate sceleris, partim spe per occasionem

repetendae libertatis.
81 Les occurrences de libertas que l’on rencontre dans le texte de Tite-Live, à la suite du

procès, sont directement liées aux revendications de la foule: LIV., 3, 50, 10; 50, 13; 52, 4; 53, 4;
53, 6 et 10; 54, 7 et 9.
82 LIV., 3, 54, 6-7. Les termes laetitia et laeta turba utilisés par Tite-Live, pour décrire l’état

d’esprit des Romains après le départ des décemvirs, montrent à quel point la mort de Virginie
bénéficie de façon positive à tous. Tite-Live résume ainsi la situation: Congratulantur libertatem
concordiamque ciuitati restitutam.
83 DION HAL., XI, 37, 6: !Eleuq9ran se kaˆ eÙsc»mona, t9knon, ¢post9llw to‹j kat3 gÁj

progÒnoij. «Mon enfant, je te renvoie, libre et vertueuse, auprès de tes ancêtres sous terre».
302 HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI

les valeurs morales du début de la République, ne pouvait ni présenter à ses


concitoyens un acte que tous condamnaient ni passer sous silence un événe-
ment qui était de notoriété publique. Il a donc réussi à imposer son point
de vue, orientant l’esprit du lecteur par le choix des éléments narratifs, par la
mise en scène, jusqu’à lui faire «oublier» ce que le récit primitif comportait
de choquant, pour ne retenir que le geste «admirable» d’un père tuant sa fille
et l’attitude exemplaire d’une fille soumise.

RÉSUMÉ: En écrivant son Histoire romaine, Tite-Live a effectué des choix littéraires et
politiques, avec la nette intention de donner à ses lecteurs des exempla. Nous gardons ainsi le
souvenir de beaucoup d’actions illustres d’hommes célèbres; les femmes remarquables, elles,
sont rares. Tite-Live a longuement rapporté le procès de l’une d’entre elles, Virginie, devenue
symbole de liberté pour tous les Romains. Qui était Virginie? Quelle réalité plus ou moins accep-
table se dissimule derrière sa mort décrite par Tite-Live?

SUMMARY: When he wrote his Roman History, Livy made literary and political choices,
with the clear intention of giving his fellow citizens exempla. Thus we can retain the memory of
brilliant feats of arms by renowned men, but very few are outstanding women. Livy related at
length the trial of one of them, Virginia, who became a symbol of freedom for all Romans. Who
was Virginia? What truth – more or less acceptable – is hidden behind her death the Roman
historian describes ?

KEY WORDS: conubium; libertas; sacrificium; Virginie

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