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Une Uirgo Offerte Aux Dieux Et À La Libertas Virginie Figure Féminine Silencieuse (Liv 3-44-48)
Une Uirgo Offerte Aux Dieux Et À La Libertas Virginie Figure Féminine Silencieuse (Liv 3-44-48)
HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI
HALMA – Université de LILLE 3 – Charles-de-Gaulle
hkalnin@hotmail.com
Le procès de Virginie, tel qu’il est décrit par Tite-Live au livre 3 de l’His-
toire romaine, a déjà fait l’objet de nombreuses études 1: certains savants
y ont vu essentiellement la description d’un procès en servitude; d’autres, le
récit d’un moment crucial pour la République romaine, pour l’aequa libertas
réclamée par la plèbe; d’autres encore, un beau morceau d’anthologie dans
lequel les qualités littéraires de l’historien romain, son art de la dramatisa-
tion se révèlent pleinement. Ce qui est le plus souvent pris en compte, ce sont
les faits, non la personne même de Virginie, laissée de côté, considérée
comme une vague silhouette sans consistance, quasiment vide de sentiments
et de réactions, un «objet» en quelque sorte, non une jeune fille au destin très
particulier. Que dire d’ailleurs d’une femme romaine au 5ème siècle a. C.,
sinon qu’elle n’existait socialement qu’en regard d’un père ou d’un mari?
Pourtant la place que Tite-Live lui accorde, dans le cours de son récit, aiguise
la curiosité; le choix précis de Virginie, à l’exclusion de tout autre individu,
les paroles, les silences et les gestes de la jeune fille elle-même comme ceux
1 L’aspect juridique du récit de Tite-Live a été étudié de nombreuses fois par les historiens
du droit; entre autres: PUNSCHART, Der Prozess um Verginia, Wien, 1860; R. TAUBENSCHLAG, «Le
procès de Virginie (= Proces o Werginie), étude historique et juridique», Rozprawy Akademji
Umiejetnosci, Wydzial Histor. filozof., 60, Cracovie, 1917, 118-136; CH. APPLETON, «Trois épisodes
de l’histoire ancienne de Rome: les Sabines, Lucrèce, Virginie», in Revue historique de droit fran-
çais et étranger, 1924, 592-670; M. NICOLAU, «Causa liberalis», Etude historique et comparative du
procès de liberté dans les législations anciennes, Paris, 1933, en particulier l’analyse juridique du
procès de Virginie, p. 183-197; P. NOAILLES, Droit romain approfondi, 1940-1941, «Les cours
de droit», Paris, 1941. Les aspects littéraires, politiques et juridiques de l’histoire de Virginie
sont clairement exposés par J. BAYET, in Tite-Live, Histoire Romaine, Livre III, Appendice IV:
«Le procès de Virginie», 133-145, CUF, 1969. Pour une interprétation sociale du procès, J. CELS-
SAINT-HILAIRE, «Virginie, la clientèle et la liberté plébéienne: le sens d’un procès», REA, 93, 1991,
1-2, p. 27-37, et La République des tribus. Du droit de vote et de ses enjeux, aux débuts de la
République Romaine de 495 à 300 av. J.-C., Toulouse, 1995, p. 185-199.
de ses proches sont autant d’éléments qui peuvent révéler une vérité oubliée
ou occultée. Le texte livien, confronté avec les autres récits anciens du procès
de Virginie, peut nous éclairer sur le statut de Virginie, sa place dans la
société et dans son procès, et aussi sur les intentions littéraires, sociales et
politiques de Tite-Live.
preuve» et que «Cicéron ne procède que par allusions rapides à un récit très connu, auquel il se
réfère à l’occasion, mais qu’il peut évoquer de mémoire et non sans défaillance», prénommant
le père de Virginie soit Decimus, soit Lucius.
7 LIV., 3, 39, 3-4.
8 LIV. 3, 44, 1. Tite-Live compare cet événement au «viol de Lucrèce» qui mit fin à la
que la mère de Virginie est une Numitoria puisque son grand-père (puellae auus, LIV., 3, 45, 4)
ou oncle maternel (auunculus Verginiae, LIV., 3, 54, 11) est P. Numitorius.
10 LIV., 3, 44, 4.
11 LIV., 3, 44, 2: L. Verginius honestum ordinem in Algido ducebat.
12 LIV., 3, 44, 3.
13 «Virginie», adaptation française de Verginia, fille de Verginius.
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14 On assiste à une manus iniectio en règle (LIV., 3, 44, 6), geste légal et non preuve de
violence comme le rappelle R. M. OGILVIE, in A Commentary on Livy, Books I-V, Oxford, 1965
(1970), p. 481, puisque ce geste se trouve inscrit dans les XII Tables: si caluitur pedemue struit,
manum endo iacito (I, 1) et illustré par Plaute (par ex. Truc 762); Tite-Live l’a sans doute mal
compris ou déformé quand il ajoute: «cunctantem ui abstracturum» (3, 44, 6). Contra CH.
APPLETON, Trois épisodes (n. 1), p. 617-618. J. BAYET, Tite-Live III (n. 1), p. 68, n.1, signale à propos
de cette uocatio in ius deux difficultés, disant qu’à cette date un client devait être représenté en
justice par son patron, et que Virginie, mineure (d’autant qu’une femme est toujours tenue pour
mineure à Rome) et revendiquée, ne pouvait y être appelée comme personne (mais seulement
comme objet).
15 LIV., 3, 45, 2-3.
16 LIV., 3, 46, 8: Ita uindicatur Verginia spondentibus propinquis.
17 LIV., 3, 47, 5.
18 LIV., 3, 48, 3: Cum haec intonuisset plenus irae, multitudo ipsa se sua sponte dimouit
beauté, alors qu’il s’était assigné la mission de «rappeler les hauts faits du
premier peuple du monde» 20. Ce choix ne peut être ni de pure fantaisie ni le
fruit du hasard.
20 LIV., 1, Praef. 3: iuuabit rerum gestarum memoriae principis terrarum populi pro uirili
Roma dalle origini all’inizio delle guerre puniche, III, Rome, 1927, p. 214, n. 1.
23 Voir CH. APPLETON, Trois épisodes (n. 1), p. 616.
24 DION HAL., XI, 37, 4.
25 Selon A. ALFÖLDI, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1963 (1971), p. 149-150, les
penseurs grecs à partir de Solon essayèrent d’identifier les forces qui généraient des change-
ments décisifs dans leurs constitutions. Pour Platon (Rép., 8, 556 e), si le corps de l’Etat est en
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mauvaise santé, un «petit coup de pouce» de l’extérieur peut repousser les risques d’une révolu-
tion. Aristote va dans le même sens (Pol., 5, 4, 1-7 [1303 b]), en mentionnant comme autres
causes possibles de renversements de gouvernements, les affaires sentimentales et autres
affaires d’ordre privé chez les grands de ce monde.
26 J. BAYET, Tite Live III (n. 1), p. 134-135 et p. 134 n. 7, relève, dans la légende des
Romains, Didon et Lavinia et dans la tradition historique, Lucrèce (LIV., 1, 57-59), Virginie, la
jeune fille d’Ardée (LIV., 4, 9, 4 – 10, 7) et la femme de Clusium qui attira les armes des Gaulois
sur sa patrie (LIV., 5, 33, 3). E. PAÏS, Storia di Roma (n. 22), p. 215-220, voit dans l’épisode
d’Ardée, l’origine de l’histoire romaine de Virginie (et même de celle de Lucrèce); mais cet
épisode devrait être plus riche, plus étoffé, plus coloré s’il était vraiment la source de dévelop-
pements aussi éminemment dramatiques que ceux que Tite-Live place, à Rome, avant.
27 A. ALFÖLDI, Early Rome (n. 25), p. 151.
28 CIC., De Or., II, 27, 115.
29 J. BAYET, Tite-Live III (n.1), p. 144-145.
30 Les mises à mort hâtives et brutales ont sans doute existé à époque ancienne à Rome,
puis, les mentalités évoluant, ne parurent plus admissibles. Tite-Live s’efforce donc de rendre
acceptables certains épisodes particulièrement violents de l’histoire romaine qu’il rapporte, en
leur donnant une forme juridique: Virginie n’est pas un cas unique. Le procès «à rebondisse-
ments» de Manlius Capitolinus en est assurément un autre exemple (LIV., 6, 14-20); voir, à ce
propos, B. LIOU-GILLE, in «La sanction des leges sacratae et l’adfectatio regni: Spurius Cassius,
Spurius Maelius et Manlius Capitolinus», PP, 51, 1996, 3, 161-197, p. 195.
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et religieuse depuis les origines jusqu’à l’époque augustéenne, Paris, 1986, p. 175-176. Au verbe
ducere, désignant l’attitude active du jeune homme, correspond le verbe nubere, «prendre le
voile», révélant l’attitude passive de la jeune fille.
34 LIV., 3, 45, 11.
35 G. FREYBURGER, o. c. (n. 33), p. 174. A propos des diverses formes de mariage à Rome,
voir C. W. WESTRUP, Recherches sur les formes antiques de mariage dans l’ancien droit romain,
Copenhague, 1943.
36 Voir J. IMBERT, «fides et nexum», in Studi in onore di V. Arangio-Ruiz, I, Naples, 1952,
339-363, p. 352-353: La main droite était spécialement consacrée à Fides (PLIN., Hist. Nat. 11.
250). Pour R. FIORI, Homo sacer, dinamica politico-costituzionale di una sanzione giuridico-reli-
giosa, Naples, 1996, p. 224-225, le respect de la parole donnée, de la fides, assure le maintien de
l’ordre juridico-religieux de la société romaine; sa violation est une atteinte à Jupiter lui-même
(cf. CIC., Off., 3, 104), et place le coupable à l’écart du groupe social.
37 LIV., 3, 44, 7.
38 Tite-Live ne désigne d’ailleurs que deux fois la jeune fille du nom de Verginia dans
l’ensemble de son récit: en 3, 46, 2 et 8. Denys, de son côté, n’utilise jamais ce nom propre
et s’en tient aux termes généraux pour désigner une jeune fille (parq9noj et kÒrh) ou une fille
(qug£thr).
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portât un prénom qui lui était propre et qui la désignait 39, mais qui était
tu en public.
Virginie, comme les autres Romaines, ne devait en aucun cas apparaître
comme «individu remarquable entre tous», mais se fondre comme élément
passif et anonyme dans le groupe familial, puisqu’elle n’était destinée qu’à
être épouse d’un mari, qu’elle n’avait pas choisi, puis mère de fils, sur
lesquels elle n’aurait aucun pouvoir. A ce titre, elle n’avait nul besoin d’être
individualisée et reconnue comme un être humain particulier, unique 40, et la
proximité entre les termes uirgo, uirginis et Verginia permet ainsi d’effacer
presque totalement son identité particulière. Elle est, si l’on peut dire, «dis-
crètement célèbre». Le devant de la scène reste occupé par Verginius, le père,
assisté du grand-père et du fiancé. C’est l’image d’une société patriarcale
archaïque où la femme se devait d’être soumise et vertueuse.
39 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 50-52 et n. 31, précise que, d’une façon géné-
rale les femmes qui portaient à Rome un nom particulier, bien spécifique, appartenaient claire-
ment à une catégorie sociale inférieure. Non seulement elles travaillaient, mais avaient un
métier qui ne leur conférait pas la considération sociale. C’est le cas de Burrosa ou Rubia. Quand
on sait que les prostituées se teignaient les cheveux en roux, on a peu de doute sur la qualité
de la personne que l’on appelait «la Rousse». Les prénoms féminins indiquaient donc les
femmes «faciles». Mais, dans le cercle familial, des prénoms existaient pour désigner les
jeunes filles.
40 Voir M. I. FINLEY, «The Silent Women of Rome», Aspects of Antiquity, Discoveries and
reuse, mais à propos de Virginie, il ne mentionne que son statut de citoyenne libre (XI, 30, 1).
42 Selon C. LOVISI, Contribution à l’étude de la peine de mort sous la République romaine
(509-149 av. J.-C.), Paris, 1999, p. 302 n. 652, le stuprum, à la différence de l’adulterium, est
commis avec une femme non mariée, une femme libre, veuve ou vierge sui iuris.
43 LIV., 3, 45, 6.
44 DION HAL., XI, 30, 5.
45 S. DIXON, Reading Roman Women. Sources, «Genres» and Real Life, Londres, 2001, p. 48,
voit, dans cette insistance, l’idée que la valeur d’une femme se définit en termes de chasteté,
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quent, peut-être, l’existence d’un récit primitif dans lequel certains éléments
avaient une importance que la tradition a édulcorée au profit d’autres.
Dans le récit livien, le choix du lieu où Virginie est tuée par son père, prope
Cloacinae, peut être un de ces éléments, que rien ne signale comme impor-
tant et qui comporte une valeur symbolique forte, en raison du rôle joué par
Cloacine dans les mariages 46.
La décision de Verginius de tuer sa fille à cet endroit précis donne à son
geste un sens «sacré». Qu’à Rome les pères aient éliminé leurs filles respon-
sables de stuprum était, sans doute, si normal que nous n’en trouvons que
peu de mentions dans les textes anciens 47. Le geste de Verginius est certaine-
ment remarquable, d’un caractère exceptionnel, ce qui lui a conféré sa noto-
riété: Virginie n’était pas coupable; sur ce point, il n’y a aucun doute. Mais,
en raison de la décision finale d’Appius Claudius, Verginius sait qu’il va
lui-même être contraint de violer la parole donnée à Icilius, la fides. Cette
violation est si lourde de conséquences qu’il faut pour ainsi dire un sacrifice
expiatoire, une sorte de piaculum dont Virginie serait l’hostia. Sacrifier Virgi-
nie, c’est apaiser la colère divine et maintenir la pax deorum en détruisant
l’objet du litige. Et s’il n’y a pas de rituel apparent, permettant d’affirmer qu’il
s’agit d’un sacrifice, on peut cependant noter un faisceau d’éléments qui inci-
tent à croire à un sacrifice: la proximité de l’enclos sacré de Cloacine, le lieu
en plein air, le silence (relatif) 48, l’utilisation d’un couteau et la violence
gestuelle, pleine de détermination, du «sacrificateur» Verginius 49, le sang
répandu 50, les paroles très convenues destinées à Virginie, paroles évoca-
trices d’un rituel 51, enfin la sacratio capitis 52, prononcée contre le respon-
c’est-à-dire de garantie du droit à l’exclusivité (et à la reproduction) par rapport à son corps.
Si cette exclusivité était enfreinte par un autre homme, la femme perdrait sa valeur en tant
qu’objet d’échange entre familles et elle ne pourrait trouver sa rédemption que dans la mort.
46 Voir J. CELS-SAINT-HILAIRE, Virginie (n. 1), p. 32-33: Le geste fatal de Verginius à
l’encontre de sa fille a eu lieu en effet, selon la tradition, à proximité du lieu consacré à Cloacina
(LIV. 3, 48, 5), lieu où les Romains de Romulus et les Sabins de Titus Tatius s’étaient réconciliés
et purifiés; depuis cette époque (voir PLINE, NH, XV, 119-120), la divinité patronnait et garantis-
sait les mariages romains sous leur plus ancienne forme – raptus et usus – sans distinction de
ceux qui étaient patriciens et de ceux qui ne l’étaient pas. Le choix fait par Verginius rappelle
peut-être ce patronage sacré sur les mariages romains et sur les naissances qui en résultaient.
47 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 57-58.
48 Tout sacrifice à Rome se faisait en plein air et dans un silence absolu, puisqu’on ordon-
nait aux assistants: «fauete lingua». Verginius, lui, attire sa fille à l’écart de la foule: seducit filiam
(LIV., 3, 48, 5).
49 LIV., 3, 48, 5: …ibi ab lanio cultro arrepto…pectus deinde puellae transfigit…
50 LIV., 3, 48, 7 et 50, 3; DION HAL., XI, 37, 6. Lors des sacrifices, le sang des animaux était
répandu, mais répandre le sang humain était contraire aux traditions religieuses romaines.
51 LIV., 3, 48, 5: «Hoc te uno quo possum, ait, modo, filia, in libertatem uindico».
52 LIV., 3, 48, 5: «Te, inquit, Appi, tuumque caput sanguine hoc consecro.». CH. APPLETON,
Trois épisodes (n. 1), p. 615, fait remarquer que cette idée du sang innocent qui crie vengeance
vers la divinité a tellement une couleur antique, proche parente de la deuotio, qu’il pourrait
bien s’agir des paroles que Verginius a authentiquement prononcées. J. BAYET, Tite-Live III
(n. 1), p. 74 n. 1 et p. 92 n. 2, note également la conception antique par laquelle une mort contre
nature (violente ou prématurée) déchaîne à travers la société une âme (manes) malheureuse et
malfaisante jusqu’à ce qu’elle soit assouvie ou conjurée.
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La jeune fille elle-même n’a qu’un droit: celui de se taire 57. Dans le récit
livien, Virginie ne prononce aucune parole, n’exprime pas ses sentiments. Les
seuls qualificatifs, utilisés à son sujet, la montrent plutôt paralysée de peur
et de surprise au moment de la manus iniectio de M. Claudius 58, puis seule
et abandonnée après le verdict d’Appius 59. Les cris et gémissements sont le
fait de son entourage 60. Ses proches parlent d’elle, parlent pour elle. Dans les
deux seules phrases dans lesquelles Virginie est désignée par son nom et
«apparaît» ainsi en tant que personne individualisée, la tournure passive du
verbe la relègue au rang d’objet manipulé. Elle-même n’agit pas, les autres
le font pour elle 61.
53 On sait à quel point les Romains se défendaient d’user de telles pratiques «barbares».
Ils ne renient pourtant pas les sacrifices par ensevelissement des Vestales vivantes ni ceux d’un
couple de Gaulois et d’un couple de Grecs sur le Forum Boarium, en 226 a. C. (PLUT., Marc., 3,
5-7), en 216 (LIV., 22, 57), non plus que les sacrifices commis par Auguste à Pérouse devant un
autel élevé en l’honneur du divin César (SUÉT., Aug., 15).
54 Pour Cicéron (Cat., 2, 11, 25), pudicitia est antinomique de stuprum. A. ERNOUT-A.
MEILLET, D.E., s.u. pudet, admettent pour pudet, ses dérivés et ses composés, dont pudicitia, le
sens originel de «mouvement de répulsion». Le mot pudicitia contiendrait ainsi l’idée de la
révolte contre une agression abusive, devenant une divinité vengeresse de la pureté bafouée.
Tite-Live mentionne, en 296 a. C., un culte à Pudicitia (LIV., 10, 23, 3-10): des matronae patri-
ciennes écartent d’une cérémonie dédiée à Pudicitia patricia une jeune femme, qui porte aussi le
nom de Virginie, sous prétexte qu’elle a épousé un plébéien. Virginie décide alors d’établir dans
sa maison un sacellum dédié à Pudicitia plebeia. Au sujet de Pudicitia, voir G. RADKE, Die Götter
Altitaliens, Münster, 1965, p. 267.
55 Selon R. FIORI, Homo sacer, p. 200-202, que l’outrage fait à la pudicitia, provoquant une
attente à l’honos d’un particulier, porte préjudice à l’ordre entier du groupe, est la démonstration
du fait que l’illicite était perçu comme une transgression du fas (cf. LIV., 3, 41, 1: sequitur aliud
in urbe nefas, ab libidine ortum, haud minus foedo euentu quam per stuprum caedemque Lucre-
tiae). A partir de cet instant, Appius n’est plus considéré comme un magistrat, mais comme un
simple privatus (cf. LIV., 3, 49, 3 et 5).
56 LIV., 3, 48, 8: Sequentes clamitant matronae eamne liberorum procreandorum condi-
les plébéiennes étaient plus «emancipated» que les patriciennes, on ne peut les imaginer prenant
la parole en public pour se défendre!
65 E. CANTARELLA, Donne romane (n. 32), p. 56.
66 Denys insiste, au contraire, comme nous l’avons vu, à diverses reprises sur les réactions
son jugement, lorsque la jeune fille apparaît sur le forum – obsoleta ueste –,
Tite-Live ne donne aucun autre détail à son sujet, de sorte que le lecteur la
devine, plutôt qu’elle ne lui est montrée 67. Le rôle du père et des matrones est
majoré. Ce sont les autres qui occupent tout l’espace, au détriment de la prin-
cipale intéressée, Virginie. Denys, dont les visées sont différentes, s’il note
bien son «vêtement de deuil», s’arrête, en outre, un moment sur l’attitude de
la jeune fille et la beauté de ses yeux 68, ne nous permettant pas d’oublier que
Virginie est une personne qui souffre.
L’auteur latin, lui, s’est attaché à induire, comme il l’entend, le jugement
que le lecteur porte sur Virginie. L’être humain, assassiné avec un couteau de
boucher, disparaît au profit d’un personnage «romanesque», d’un objet litté-
raire intéressant, prétexte d’un récit au contenu «à la mode», dans lequel il
n’est pas impossible de reconnaître quelques idées philosophiques en vogue
à Rome au 1er siècle a. C. 69. Appius Claudius est nécessairement, dans ce cas,
le centre d’intérêt sur lequel se focalisent tous les enjeux, le modèle de
l’homme soumis à ses passions. Finalement, dans la mort violente de Virgi-
nie, telle que Tite-Live la présentait, ce qui devait «émouvoir» (au sens cicé-
ronien du terme) les Romains, ce n’était pas tant la barbarie du geste pater-
nel que tous les agissements condamnables – justice arbitraire, politique
dépravée, abus de pouvoir… – dont ils prenaient subitement conscience.
67 LIV., 3, 47, 1: Verginius sordidatus filiam secum obsoleta ueste comitantibus aliquot
la passion (libido) qui l’aveugle en font un «tyran» de type platonicien, entraîné par des forces
sur lesquelles il n’a plus aucun contrôle. Jouet de ses passions, il nuit à la liberté d’autrui pour
satisfaire ses désirs (PLAT., Rép., 8, 565 e-566 a).
70 Tite-Live écrit au début du livre 6 (1, 3): clariora deinceps certioraque ab secunda origine
uelut ab stirpibus laetius feraciusque renatae Vrbis gesta domi militiaeque exponentur. L’épisode
de Virginie est situé un demi siècle avant.
71 Les lois Iuliae sur le mariage et l’adultère, la loi Papia Poppaea, promulguées par
Auguste, le rappellent.
72 CIC., Rep., II, 37, 63. Le violent discours de Canuléius, en 445, remet en cause cette loi
(LIV., 4, 4, 5-12).
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Une telle mesure avait dû atteindre profondément les plébéiens dans leur
honneur 73, tandis que les patriciens en avaient profité pour constituer une
caste fermée. Le meurtre de Virginie prope Cloacinae fait dramatiquement
surgir les inquiétudes plébéiennes à l’égard du mariage. C’était l’occasion de
rappeler à la mémoire collective ce qu’était un mariage aux premiers temps
de Rome 74, et d’inciter les plébéiens à défendre leur libertas 75 et celle de leurs
enfants 76. Ce qu’Appius Claudius désirait n’était peut-être pas seulement
«s’approprier» la jeune fille, c’était empêcher le mariage de Virginie avec
le plébéien Icilius. En remettant en cause la légitimité de la naissance de
Virginie, née d’une Numitoria, plébéienne, et d’un Verginius, client ou gentilis,
Appius prouvait sa crainte de voir disparaître en quelques générations la
structure antique des gentes et du clientélisme si Virginie, à son tour, épou-
sait un plébéien 77.
Or, la paronymie existant entre les mots Verginia et uirgo, uirginis et
permettant le glissement du particulier au général, fait de Virginie un exem-
plum pour tous les Romains, sans considération d’époque. Cette Virginie,
désincarnée, intemporelle, devient «un étendard»: celui d’une société dont la
structure risque de changer, si les mariages ne sont pas contrôlés, si le
mariage n’est pas «restauré» dans sa tradition première.
Virginie, désignée d’abord comme objet d’un procès en servitude, devient,
en réalité, le jouet d’intérêts qui dépassent largement sa personne, un enjeu
symbolique entre patriciens et plébéiens. Penser que la mort d’une jeune
fille a modifié les intérêts publics peut paraître excessif. La logique de l’his-
toire, telle que Tite-Live l’a rapportée, est cependant très cohérente. Peu
d’années plus tard, la liberté du mariage est établie 78, et surtout, le nom de
Virginie demeure lié à la restauration de la République, mettant fin aux abus
du décemvirat.
considère, en particulier p. 29, que: «L. Verginius, s’il est «plébéien», pourrait aussi bien avoir eu
une origine patricienne et avoir obtenu une transitio ad plebem; mais il peut encore avoir été
un client – sans doute de haut rang – ou un gentilis (cf. CIC, Top., 29) […] dans la gens Verginia.».
On ne peut pas non plus écarter l’idée que, pour Appius comme pour nombre de patriciens, il
fallait éloigner la plèbe de la citoyenneté: les plébéiennes seraient bonnes pour le concubinage
et seuls les mariages patriciens donneraient naissance à des citoyens.
78 Grâce à l’intervention énergique du tribun de la plèbe Gaius Canuléius, cf. LIV., 4, 3-5.
79 LIV., 3, 44, 5; 44, 12 (2 fois); 45, 1; 45, 2 (2 fois); 45, 11; 46, 3; 48, 5.
UNE VIRGO OFFERTE AUX DIEUX ET À LA LIBERTAS: VIRGINIE, FIGURE FÉMININE SILENCIEUSE 301
fille comme si elle était son esclave. Sa «liberté» provisoire va être réclamée.
Il est alors question d’une attribution qui doit se faire secundum libertatem,
et la décision finale condamnant Virginie à l’esclavage est suivie du geste
meurtrier de son père au nom de la liberté. «In libertatem uindico», dit-il à sa
fille à l’instant fatal. Un glissement de sens du mot libertas paraît alors
s’opérer dans le texte livien 80. Il n’est plus question de la mort de la jeune
fille, c’est la foule – multitudo – qui est en quête de sa liberté perdue du fait
de l’abus de pouvoir des décemvirs. Le drame de Virginie reste en toile de
fond, mais on quitte l’histoire privée pour revenir à la lutte sociale et poli-
tique pour la libertas 81.
Avec beaucoup d’habileté, Tite-Live a utilisé, à ce point de son récit, la
notion de libertas, comme ressort essentiel, capable d’assurer la progression
de l’histoire romaine. En utilisant certaines conventions littéraires de son
époque, il dit sa manière de voir les abus des décemvirs confrontés à la
législation. La petite histoire se mêle à la grande, qui s’anime ainsi, devient
théâtrale, marque les esprits. Virginie entre dans le «théâtre de l’Histoire».
De figurante discrète, plutôt qu’actrice, elle devient «héroïne emblématique
de la libertas». Du même coup, sa mort perd le caractère révoltant et barbare
que l’on pouvait lui trouver, pour apparaître comme légitime, nécessaire,
source de liesse 82.
S’il nous est donc possible de dire que Virginie est devenue une icône
symbolique sans visage, l’emblème même de la libertas, par la volonté de la
mémoire collective et des écrivains anciens, on peut également avancer que
la mort de cette jeune fille a eu lieu à une époque ancienne où la justice
divine exerçait avec force sa loi, chez les plébéiens plus encore que chez les
patriciens, et que cette mort a un sens plus religieux que Tite-Live ne nous le
laisse entendre. Verginius ne tue pas simplement sa fille pour la soustraire
à l’esclavage et au stuprum. Il la rend «sacrée», en accomplissant un sacri-
ficium. Elle passe du monde des hommes au monde des dieux. Dans les
paroles que Denys attribue à Verginius donnant la mort à sa fille 83, on voit
nettement cette relation entre le monde des vivants et celui des morts, alors
que Tite-Live l’a occultée, privilégiant l’aspect juridique et politique du
meurtre.
Les Romains attribuaient les sacrifices humains aux peuples «bar-
bares», et préféraient montrer d’eux-mêmes une image de gens civilisés. Tite-
Live qui voulait donner à Rome une histoire remplie d’exempla, magnifiant
80 LIV., 3, 49, 1: Concitatur multitudo partim atrocitate sceleris, partim spe per occasionem
repetendae libertatis.
81 Les occurrences de libertas que l’on rencontre dans le texte de Tite-Live, à la suite du
procès, sont directement liées aux revendications de la foule: LIV., 3, 50, 10; 50, 13; 52, 4; 53, 4;
53, 6 et 10; 54, 7 et 9.
82 LIV., 3, 54, 6-7. Les termes laetitia et laeta turba utilisés par Tite-Live, pour décrire l’état
d’esprit des Romains après le départ des décemvirs, montrent à quel point la mort de Virginie
bénéficie de façon positive à tous. Tite-Live résume ainsi la situation: Congratulantur libertatem
concordiamque ciuitati restitutam.
83 DION HAL., XI, 37, 6: !Eleuq9ran se kaˆ eÙsc»mona, t9knon, ¢post9llw to‹j kat3 gÁj
progÒnoij. «Mon enfant, je te renvoie, libre et vertueuse, auprès de tes ancêtres sous terre».
302 HÉLÈNE KALNIN-MAGGIORI
RÉSUMÉ: En écrivant son Histoire romaine, Tite-Live a effectué des choix littéraires et
politiques, avec la nette intention de donner à ses lecteurs des exempla. Nous gardons ainsi le
souvenir de beaucoup d’actions illustres d’hommes célèbres; les femmes remarquables, elles,
sont rares. Tite-Live a longuement rapporté le procès de l’une d’entre elles, Virginie, devenue
symbole de liberté pour tous les Romains. Qui était Virginie? Quelle réalité plus ou moins accep-
table se dissimule derrière sa mort décrite par Tite-Live?
SUMMARY: When he wrote his Roman History, Livy made literary and political choices,
with the clear intention of giving his fellow citizens exempla. Thus we can retain the memory of
brilliant feats of arms by renowned men, but very few are outstanding women. Livy related at
length the trial of one of them, Virginia, who became a symbol of freedom for all Romans. Who
was Virginia? What truth – more or less acceptable – is hidden behind her death the Roman
historian describes ?