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Histoire, économie et société

Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin (1552-


1627)
Carole Delprat

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Delprat Carole. Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin (1552-1627). In: Histoire, économie et société,
2000, 19ᵉ année, n°2. pp. 163-184;

doi : https://doi.org/10.3406/hes.2000.2113

https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_2000_num_19_2_2113

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Résumé
Résumé En étudiant le savoir de Bernard de La Roche Flavin (1552-1627), président à la chambre des
requêtes du parlement de Toulouse, on voudrait relever les traits de son monde culturel. La publication
à Bordeaux en 1617 de ses Treize Livres des parlemens de France suscita un scandale au parlement
de Toulouse. Le magistrat révélait au public tous les travers, les fautes et les faiblesses de ses
collègues et s'en voyait puni par un procès et une exclusion du parlement. Témoignage de
bouleversements qui touchent l'ensemble des juristes au début du XVIIe siècle, les déboires de ce
magistrat Toulousain sont à replacer dans un contexte de crise et de définition d'un nouvel ordre des
savoirs, dont les enjeux politiques sont primordiaux.

Abstract
Abstract By studying what Bernard de La Roche Flavin (1552-1627), president of the «chambre des
requêtes » of the Toulouse Parliament, knew, we hope to be able to highlight the changing nature of
the cultural world of the time. When his Treize Livres des parlemens de France where published in
Bordeaux in 1617, they sparked off a scandal in the Toulouse Parliament. The magistrate was
revealing to his readers all the failings, shorteanings and weaknesses of his colleagues; he was
subsequently tried, then excluded from Parliament. This magistrate's misfortunes, wich bear witness to
the upheaval in the world of the judiciary at the turn of 17 th century must be seen against the
background of the times, characterised by the crisis it underwent and a redifinition of its scientific
priorities in which the political stakes where high.
lib

SAVOIRS ET DEBOIRES D'UN JURISTE,


BERNARD DE LA ROCHE FLAVIN (1552-1627)

par Carole DELPRAT

Résumé
En étudiant le savoir de Bernard de La Roche Flavin (1552-1627), président à la chambre
des requêtes du parlement de Toulouse, on voudrait relever les traits de son monde culturel. La
publication à Bordeaux en 1617 de ses Treize Livres des parlemens de France suscita un
scandale au parlement de Toulouse. Le magistrat révélait au public tous les travers, les fautes et les
faiblesses de ses collègues et s'en voyait puni par un procès et une exclusion du parlement.
Témoignage de bouleversements qui touchent l'ensemble des juristes au début du XVIIe siècle,
les déboires de ce magistrat Toulousain sont à replacer dans un contexte de crise et de
définition d'un nouvel ordre des savoirs, dont les enjeux politiques sont primordiaux.

Abstract
By studying what Bernard de La Roche Flavin (1552-1627), president of the «chambre des
requêtes » of the Toulouse Parliament, knew, we hope to be able to highlight the changing
nature of the cultural world of the time. When his Treize Livres des parlemens de France where
published in Bordeaux in 1617, they sparked off a scandal in the Toulouse Parliament. The
magistrate was revealing to his readers all the failings, shorteanings and weaknesses of his
colleagues; he was subsequently tried, then excluded from Parliament. This magistrate's
misfortunes, wich bear witness to the upheaval in the world of the judiciary at the turn of 17 th
century must be seen against the background of the times, characterised by the crisis it
underwent and a redifinition of its scientific priorities in which the political stakes where high.

Selon «Vépistémè» du XVIe siècle, tous les savoirs étaient le produit d'une
proportion quantifiable l. Intellectuels et artistes croyaient que l'harmonie de
l'univers résidait dans le mouvement des planètes. Les sons produits par le
déplacement des sphères n'étaient pas audibles mais, traduisibles par une série
de nombres, ils pouvaient faire l'objet d'une interprétation2. Il en était ainsi
du droit, science majeure, dont la fin est la justice «qui consiste dans les trois
proportions : arithmétique, géométrique et harmonique » selon Jean Bodin 3.
1. Michel Foucault définit la notion «ďépistéme» comme une sorte de soubassement «archéologique»
du savoir scientifique d'une époque. À la Renaissance, le système de pensée se caractérisait par la
recherche de similitudes ou de ressemblances qui permettaient d'établir des analogies. Michel Foucault, Les
mots et les choses, Paris, Gallimard, «Tel», 1966, p. 32-59.
2. Albert Seay, La musique du Moyen Âge, (1975) traduction Philippe Sieca, Paris, Actes Sud, 1988, p. 29-36.
3. Jean Bodin, Les six livres de la République, (1576) Paris, Le Livre de Poche, 1993, chap. VI «De la
justice distributive, commutative et harmonique, et quelle proportion il y a (de celles-ci) à l'état Royal,
Aristocratique et Populaire», p. 563-583 et Exposé du droit universel, (1578) Paris, PUF, «Questions»,
1985, « La fin du droit», p. 79-81.

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Analyser l'harmonie du droit demandait certainement une oreille exercée.


C'est peut-être grâce à ce don qu'Etienne Forcadel, professeur à l'université
de Toulouse de 1556 à 1577, interprétait l'histoire du droit civil. Ayant
parcouru une série de domiciles astrologiques et parvenu dans la sphère de la
lune à l'époque des guerres de religion, le droit n'engendrait plus «que des
docteurs sans éclat personnel, contradictoires, éparpillés et versatiles » 4.
Ce portrait de groupe peu flatteur correspond à une génération de juristes à
laquelle appartenait Bernard de La Roche Flavin. Né en 1552 à Saint-Sernin-
sur-Rance en Rouergue, élève à Rodez d'un des premiers collèges fondés en
France par la Compagnie de Jésus, il étudie le droit à Toulouse et obtient son
doctorat en 1573. Avocat au parlement de Toulouse, conseiller à la sénéchaussée
en 1574, magistrat au parlement de Paris en 1582, il obtient une présidence à
la chambre des requêtes du parlement de Toulouse en 1583. Sa carrière très
honorable est brutalement interrompue le 12 juin 1617. Ce jour-là, Bernard de
La Roche Flavin est condamné par un arrêt du parlement de Toulouse à un an
de suspension d'office, à 3000 livres d'amende et interdit de toute publication
pour avoir mis en lumière «plusieurs faicts faux et supposés à la diffamation
tant des parlements et de plusieurs officiers diceulx»5.
Ces malheurs venaient d'un ouvrage tout récemment publié à Bordeaux,
intitulé Treize Livres des parlemens de France 6, son grand œuvre, fruit d'une
longue carrière de magistrat. Le lecteur était prévenu dans la préface que Bernard
de La Roche Flavin avait lu les auteurs les plus réputés, «peiné» et «fureté»
durant plus de trente-six ans dans les registres des parlements de Paris et de
Toulouse, pour permettre aux jeunes impétrants des cours souveraines de faire
l'économie de cinquante, voire soixante années d'expérience. Magistrale
somme de mille pages environ, les Treize Livres étaient accompagnés de
l'édition ď Arrests notables du parlement de Tolose sur des questions de droit privé
et d'affaires générales de police 7. Ainsi les recherches du président aux
requêtes devaient permettre de répondre à tous les besoins des officiers des
cours souveraines, tant du point de vue de la pratique que de la théorie.
Par prudence, alors que le recueil d'arrêts notables était publié à Toulouse
chez Colomiès, les Treize Livres des parlemens de France avaient pris le che-

4. Cité par Pierre Mesnard, «Un rival heureux de Cujas et de Jean Bodin : Etienne Forcadel», Zeit-
schrift der Savigny Stiftung, Romanistische Abteilung, t. 67, 1967, p. 454 et Henri Gilles, Université de
Toulouse et enseignement du droit Xllř-XVř siècles, Toulouse, SEDUSS, 1992, p. 288-292.
5. Archives Départementales de la Haute Garonne (dorénavant ADHG), В 364, f° 204, registre d'arrêts,
Lundi 12 juin 1617.
6. Bernard de La Roche Flavin, Treze Livres des parlemens de France, Bordeaux, Simon Millanges,
1617, in-folio, 900 p., réédité à Genève chez M. Berjon, 1621, in-4°, 1216 p. sous le titre Treize Livres des
parlemens de France. Cette dernière édition est utilisée pour l'indication des pages et du titre.
7. Bernard de La Roche Flavin, Arrests notables du Parlement de Tolose, Toulouse, R. Colomiez,
1617, in-4°, 556 p. dont on dénombre cinq éditions. Il a écrit aussi une histoire de la ville de Toulouse et
du Languedoc : Les Antiquitez, singularitez et autres choses plus mémorables de la ville de Tolose, s.d., s.L,
in-8°, 176 p. Voir Jacques Krynen, «À propos des Treze Livres des parlemens de France» et Jacques Pou-
marède, «Les arrêtistes toulousains», dans Les Parlements de Province, Textes réunis et présentés par
Jacques Poumarède et Jack Thomas, Toulouse, Framespa, 1996, p. 691-699 et p. 369-391

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min de Bordeaux où ils étaient édités chez Simon Millanges. Le livre était un
véritable brûlot pour la société parlementaire toulousaine. On y trouvait
dénoncés les travers, les erreurs, les manquements à la discipline des propres
collègues de l'auteur. Dès la sortie de l'ouvrage, le président des requêtes
perdait son office et certainement sa réputation. Il avait oublié que parmi les
savoirs utiles, certains doivent rester secrets.
Parce qu'ils divulguaient des dessous de la justice, les Treize Livres
constituent un document précieux pour l'historien. Mais l'intérêt de l'ouvrage ne
s'arrête pas là. En 550 chapitres environ, il traite de tout ce qu'il est utile de
savoir pour parvenir à la perfection de la magistrature : «de l'origine et
institution des anciens Parlements et modernes, et des Presidents, Conseillers,
Gens du roy, Greffiers, Huissiers, et autres officiers d'iceux, et de leur charge,
devoir, function : ensemble des honneurs, rangs, etc.». Continuellement cité
par les historiens de la justice, du droit ou de la littérature à cause de la
richesse des renseignements qu'il donne sur les anciens parlements de France,
Bernard de La Roche Flavin apporte plus que des détails. Ses Treize Livres ne
sont pas seulement un manuel à usage professionnel, ils contiennent la vision
du monde d'un juriste, âgé de soixante-cinq ans en 1617, un vieil homme,
selon les critères de l'Ancien Régime. Or ce monde vacille : c'est la fin de
l'éloquence du palais, la fin d'une suprématie intellectuelle 8. Rédigé pour
l'essentiel entre les années 1614 et 1617 9, soit entre la préparation des Etats
généraux et l'assemblée des notables, mais composé de matériaux rassemblés
dès les années 1580, l'ouvrage bruit des débats qui agitent les parlementaires
depuis les guerres civiles. Ils concernent le statut de la profession, la science
juridique et le rôle des juristes. Il faut allier l'hérédité et la vénalité des
offices, récemment officialisés, avec la professionnalisation de la justice
réclamée par l'opinion publique. La science juridique, sous les coups de
l'humanisme, a connu un véritable éclatement et les praticiens doivent jongler avec le
droit romain, la législation royale, les arrêts des parlements et les coutumes
locales. Enfin, la place des juristes dans la culture est mise à mal par le
développement de sciences autonomes du droit et la définition de nouvelles élites
intellectuelles. Ces différentes crises d'autorité suscitent des bouleversements
dans l'univers intellectuel des juristes.
C'est dans ce contexte qu'il faut replacer la réflexion de Bernard de La
Roche Flavin sur le savoir utile au magistrat. Elle est menée essentiellement
dans le Livre VI des Treize Livres des parlemens de France. Pour parvenir à
l'idéal de l'officier de justice selon l'auteur, il faut faire un tri dans les
savoirs. Ainsi, les humanités sont nuisibles et le parfait magistrat doit être
avant tout un technicien, un spécialiste du droit, ce qui ne correspond pas au
8. Robert Desciraon, «Juristes, science du droit et pouvoir d'État au temps de Galilée», Atti délie cele-
brazioni galileiane ( 1592-1 992)-IV, Trieste, Edizioni Lint, s.d., p. 103-127 et Marc Fumaroli, L'âge de
l'éloquence, (1980), Paris, Albin Michel, 1994, p. 519-584.
9. Il dit dans son testament en 1614 avoir écrit à cette date seulement trois livres. Il ne s'agit pas des
trois premiers de l'édition car le livre II indique la date de 1615 et le livre VI celle de 1612, l'ensemble fut
donc remanié.

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rôle des magistrats dans les cours souveraines. Leurs immenses compétences
dans l'État de l'Ancien Régime recouvraient à la fois les domaines
administratifs, judiciaires et politiques. De plus, la contribution intellectuelle de cette
élite était considérable. Dans le temple de la justice, selon une métaphore
souvent employée, on conviait à côté des jurisconsultes, les grand orateurs, les
historiens, les philosophes, les poètes. Pour preuves, l'usage de la rhétorique
des citations, la richesse des bibliothèques ou la diversité de la production des
juristes. Pour emblèmes, Guillaume Budé, Jean Bodin, Michel de Montaigne,
Christophe et Jacques Auguste de Thou, Etienne Pasquier ou Guillaume Du
Vair. Ces juristes qui ont aussi bien illustré la science du droit et de la
politique, que les lettres, l'histoire ou la rhétorique étaient bien plus que des
spécialistes du droit. Le savoir du parfait magistrat est-il celui de Bernard de La
Roche Flavin ou celui de sa génération ?
En étudiant les savoirs d'un juriste et son idéal, on voudrait relever
quelques traits de son monde culturel. Pour entrer dans cet univers, il est utile
de visiter un cabinet de curiosité (I), de faire une halte dans un ordre des
savoirs (II), avant de conclure sur le savoir comme «jeu de vérité», selon la
formule de Michel Foucault.

Promenade dans un cabinet de curiosité.


Pour mener l'exploration, ayons recours, comme la pensée de l'époque
nous y convie, à l'analogie, une méthode de raisonnement bientôt décriée par
Descartes dans le Discours de la méthode, parce qu'elle exige beaucoup
d'efforts d'imagination. Imaginons le savoir de Bernard de La Roche Flavin à
partir de ses goûts esthétiques, comme s'ils étaient perceptibles à travers les
objets exposés dans un cabinet de curiosité. Dans cet ancêtre de nos musées,
on pouvait admirer, par exemple, des végétaux ou minéraux, des fossiles, une
omoplate d'un géant et un monstre à deux têtes, des statues, des médailles,
des ustensiles et des cuillers, des miroirs, des livres, des cartes, des tableaux,
des outils ou des machines. Soit des objets qui nous paraissent étranges à
cause de leur nature ou de leur proximité dans l'espace de la collection.
Pourtant, les associations d'un cabinet de curiosité ont un sens que l'on peut
déchiffrer. L'ordre est encyclopédique, donc infini, mais s'apparente à une
chaîne qui part de la nature, rencontre les œuvres de l'Antiquité, pour finir
aux produits de la technique moderne. Selon Horst Bredekamp, cette
organisation inspire la philosophie mécaniste : le monde peut être conçu comme une
machine, Dieu comme le plus grand des mécaniciens et l'homme invité à
rivaliser avec lui 10.
Bernard de La Roche Flavin appartenait peut-être à cet univers de la
philosophie mécaniste. C'était un collectionneur, puisque, hormis une bibliothèque,
il possédait trois «cabinets de choses curieuses» jugés suffisamment précieux

10. Horst Bredekamp, Machines et cabinets de curiosité (Berlin, 1993), trad. Nicole Casanova, Paris,
Diderot Éditeur, 1996, p. 51 à 55.

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pour apparaître dans son testament n. Faute de l'inventaire après décès, les
«choses curieuses» collectionnées par le magistrat nous sont inconnues. Un
médecin de Castres, grand amateur lui-même, ne cite pas dans son mole des
principaux cabinets et autres raretez de l'Europe, paru en 1649 12, les cabinets
de Bernard de La Roche Flavin. La collection, peut-être dispersée par les
héritiers, reste donc inconnue.
Malgré les lacunes des archives, ces cabinets de curiosité peuvent livrer
leurs secrets. Au détour d'explications savantes sur l'origine des parlements,
ou des chambres qui les composent, les Treize Livres donnent des
renseignements sur les goûts culturels de Bernard de La Roche Flavin. Non qu'il s'y
livre beaucoup mais, en écrivant sur l'officier idéal, en usant de métaphores, il
dit ses préférences et nous renseigne sur son univers intellectuel.
Ami ď Auger Ferrier, le célèbre médecin de Catherine de Médicis 13, il
montre à plusieurs reprises des connaissances dans cette discipline. Comme
nombre de juristes contemporains, il use souvent de métaphores, celle du
médecin et de la maladie pour expliquer le rôle du magistrat dans la guérison
des désordres de la société ou du corps humain pour décrire l'organisation de
l'État. Certaines formules médicales sont similaires à celles des jurisconsultes,
auteurs de «caballe incognue au reste du peuple, que mesmes ils escrivoyent
en notes ou chiffres». L'action du juge est comparable aux bandes et ligatures
des médecins et chirurgiens H. Son intérêt pour le jardin botanique de
Montpellier incite à ajouter des végétaux et des minéraux à ses collections 15. Il est
probablement amateur d'objets antiques comme d'autres magistrats qui
possédaient des vases égyptiens 16 ou des médailles 17. Enfin, il montre des
connaissances en géométrie, architecture, cosmographie, peinture, musique, alchimie
et il a pu collectionner des instruments ou des livres sur ces disciplines 18.
Remplir d'objets probables les cabinets de curiosité de Bernard de La
Roche Flavin, voilà qui relève de la fiction. Cependant le passage par l'analogie

11. ADHG, 3 E 11844, n° 5143, Testament de Bernard de Laroche-Flavin.


12. Pierre Borel, Les Antiquités de Castres, (Castres, Arnaud Colomiez, 1649), rééd. Paris, С Prádel,
1868, 165 p.
13. Auger Ferrier (1513-1588), médecin et astrologue toulousain. Le premier médecin de Catherine de
Médicis fut un adversaire des Six livres de La République de Jean Bodin, une controverse qui paraît dans
Advcrtissemens à M. Jean Bodin sur le quatrième livre de sa République, Toulouse, Colomies, 1580. Dans
les Arrests Notables, Bernard de La Roche Flavin parle de son ami qui lui a communiqué sa République
« non encore imprimée ».
14. Treize Livres des parlemens de France (Dorénavant Treize Livres), Liv. Ill, chap. 1, § 9, p. 288 et
Liv. VIII, chap. 57, § 2, p. 692 par exemple.
15. Ibid., Liv. VI, chap. 35, § 2, p. 476.
16. Il s'agit de Gervais Maran, conseiller aux requêtes, fils de Guillaume, professeur de droit civil de
1589 à sa mort en 1621, dont la collection était admirée par Peiresc selon Henri Gilles, Université de
Toulouse et enseignement du droit. хпГ-xvř siècles, Toulouse, SEDUSS, 1992, p. 298, note 144.
17. «feu Monsieur Coignard [...], le plus curieux homme de son temps, ayant fait amas de plusieurs
médailles antiques entre autres choses qu'il me fit voir» cité dans Les Antiquitéz, singularitez et autres
choses plus mémorables de la ville de Toulouse, s.l., s.d., p. 3.
18. Treize Livres, Liv. VI, chap. 33-40-41-42-43.

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permet non seulement de découvrir les objets d'un savoir ancien, mais aussi la
structure intellectuelle qui l'organise 19. Les collectionneurs étaient fascinés
par les produits de la technique la plus récente, les «modernes», ainsi que par
les «antiques» qui devaient conduire à la révélation de la «nature».
Dans les «modernes», on peut admirer tout ce qui appartient aux
techniques de travail de Bernard de La Roche Flavin. Son ouvrage est une
véritable somme de connaissances. On est bien dans le « siècle des érudits » décrit
par Robert Mandrou 20. Le nombre de références utilisées dans les Treize
Livres souligne en effet une vaste culture. Elle suppose une technique
éprouvée pour rassembler l'information. La manière dont travaillaient les juristes à
partir des adversaria ou remarques et des lieux communs est connue 21. Ces
recueils étaient utiles dès l'université puis à l'examen de réception dans un
office. Ces instruments de travail pouvaient servir dans la rédaction d'un
ouvrage de droit, pour une plaidoirie, dans les délibérations; ils étaient
personnels ou destinés à un large public. Le praticien trouvait à portée de main
des références pour étayer ou fleurir le discours. Leur origine venait des
techniques de comptabilité selon Jean de Coras, juge de la célèbre affaire Martin
Guerre. Les adversaria s'apparentaient au brouillard, un document dans lequel
le marchand inscrivait les entrées et les sorties journalières 22, alors que les
recueils de lieux communs étaient comparables aux registres dans lesquels les
comptes étaient ordonnés. L'importante circulation de ce genre de document
se justifiait par l'ampleur des connaissances rassemblées durant la période
humaniste. Bernard de La Roche Flavin explique leur utilisation au moment
des examens d'entrée au parlement par les difficultés de la mémoire face aux
commentaires de lois. Les examens pouvaient durer plus de trois heures et
malgré le sujet donné quelques jours à l'avance, l'impétrant devait recourir à
ces recueils pour préparer sa soutenance 23.
Les Treize Livres ont la même fonction qu'un recueil de lieux communs
car, sur tout ce que doit savoir un officier des cours souveraines, l'auteur
donne une multitude de références accumulées depuis de longues années. De
plus, à côté des sources imprimées, l'ouvrage intègre certains manuscrits du
parlement difficilement consultables. Il y a bien des greffiers attachés à la
cour, mais leur travail reste secret et Bernard de La Roche Flavin regrette que
19. Sur l'utilisation de l'analogie par les juristes voir Robert Descimon, «Les fonctions de la métaphore
du mariage politique du roi et de la République en France, xve-xvuT siècles», Annales ESC, 1992, n° 6,
p. 1127-1147.
20. Robert Mandrou, Des humanistes aux hommes de science, Histoire de la pensée européenne, vol. 3,
Paris, Le Seuil, p. 133.
21. Voir par exemple les recueils de Pierre Dupuy étudiés par Jérôme Delatour, «De l'art de plaider
doctement. Les notes de lecture de pierre Dupuy, jeune avocat 1605-1606», dans La Justice royale et le
Parlement de Paris xiV-xvíř siècles, Études réunies par Yves-Marie Bercé et Alfred Soman, Bibliothèque
de l'École des Chartes, t. 153, juill.-déc. 1995, p. 319-412.
22. Jean de Coras, Miscellaneorum juris civilis libri six, Lyon, G. Rouillé, 1549, I, 18, cité par Jean-
Marc Châtelain, «Les recueils ď adversaria aux XVIe et XVIIe siècles», Le Livre et l'historien, VI Histoire et
civilisation du Livre, Genève, Droz, 1997, p. 174.
23. Treize Livres, Liv. VI, chap. 28, p. 463.

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le fonctionnement de la justice ne puisse s'apprendre que par l'expérience. Sur


ce point, l'originalité du travail est soulignée dès la préface. Comme conseiller
au parlement de Paris, puis président aux requêtes du parlement de Toulouse,
«je me suis pené puis trente et six ans à fureter et voir lesdits registres et
remarquer, observer, et extraire d'iceux tout ce que me semblait être bon,
propre, utile et nécessaire, pour m'approcher de la perfection de la
magistrature» et il ajoute qu'il a «veu et breveté plus de deux cents registres».
En plus des sources écrites, il utilise des sources orales : les témoignages
de ses collègues les plus anciens, ses propres souvenirs, ceux de son père. Il
indique aussi des documents envoyés de Paris car, loin d'être un chercheur
isolé, il appartient à cette République des savants dont on connaît l'existence
grâce aux correspondances.
Les méthodes employées par le magistrat dans les Treize Livres sont des
plus complètes : il a vu, lu et entendu pour composer son ouvrage. Les preuves
recherchées dans les archives manuscrites du parlement gardent toujours la
priorité sur les auteurs de livres imprimés. Par ses techniques de travail,
Bernard de La Roche Flavin montre qu'il a retenu la leçon de l'humanisme
juridique. Les connaissances sont prouvées en mettant en œuvre les méthodes de
la philologie ou de l'histoire, elles sont ensuite traitées selon des principes
empruntés à la comptabilité. Introduites en France par le juriste André Alciat
(1492-1550), un fils de marchand italien, ces techniques sont à l'origine du
renouvellement et de l'explosion des connaissances dans la science juridique.
Si nous poursuivons le classement selon les cabinets de curiosité, après les
«modernes», le visiteur pouvait admirer les «antiques», généralement des
œuvres d'art, des médailles, témoins de découvertes archéologiques
intéressantes. On pensait que les «antiques» étaient le plus proche reflet de la nature,
d'où leur statut d'autorité. Dans les Treize Livres, les nombreuses références et
la science historique doivent révéler la nature. Pour les références, leur variété
a déjà été soulignée et leur usage démontre une «méthode cumulant à l'envi
les travers du bartolisme et ceux de l'humanisme juridique»24. Le style de
Bernard de La Roche Flavin appartient en effet à la rhétorique des citations
qui caractérise souvent les écrits des juristes de cette époque 25, malgré les
attaques contre cette pratique menées par Montaigne ou Guillaume Du Vair et
qui ont eu de larges échos au parlement de Toulouse 26. Toute réflexion est
étayée par une série d'autorités. Les auteurs grecs et latins, la Bible, la
législation romaine confirment ou illustrent la pensée de l'auteur. Ainsi, sur un cha-

24. Voir Jacques Krynen, art. cité, p. 691-699, citation p. 695.


25. Dont certains ont fait l'objet d'études systématiques. C'est le cas par exemple de Charles Loyseau
dont les sources utilisées dans le Traité des Seigneuries ont été étudiées par Brigitte Basdevant-Gaudemet,
Aux Origines de l'État Moderne, Charles Loyseau 1564-1627 Théoricien de la puissance publique, Paris,
Economica, 1976, 306 p.
26. Par exemple chez l'avocat Alexandre de Filère auteur du Discours contre les citations du grec et
du latin, 1610. Voir Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence, 1980, Paris, Albin Michel, 1994, chap. I et II, 3e
partie «Le stile de parlement», p. 425 et Catherine Holmes, L 'éloquence judiciaire de 1620 à 1660, reflet
des problèmes sociaux, religieux et politique de l'époque..., Paris, Nizet, 1967, 318 p.

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pitre consacré à Г etymologie du mot parlement 27 - thème qui certes s'y


prête -, l'auteur ne donne pas moins de vingt-deux références sur trois pages,
soit une référence toutes les six lignes et un tiers du texte si l'on totalise la
place prise par les citations. Dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'histoire du
Languedoc, certainement plus tardif, citations et envolées de références ont
disparu, témoignage de nouvelles modes littéraires.
Dans les Treize Livres, le rôle dévolu à l'histoire est semblable à celui des
citations. La science historique s'intègre dans le système des autorités, car elle
permet de prouver le bien-fondé du discours politique. Par exemple, l'idée
qu'un parlement est nécessaire dans une République, qu'il est constitutif de
tout État bien ordonné, est confirmée par les Thébains d'Egypte, les Cretois,
les Lacédémoniens, les Athéniens, les Carthaginois, les Cnidiens, les
Étrusques, les Romains, les Hébreux, etc. 28. Même les etymologies sont
détournées au profit de la démonstration, ainsi les cours souveraines
s'appellent-elles «parlements» car l'origine du mot est parlementer qui veut dire
«traiter des affaires ď Estât»29. Les «antiques» révèlent ainsi la nature d'une
République dans ce qu'elle a d'immuable. L'histoire permet de retrouver la
nature des choses, car elle est une école de vérité. Élève de l'humanisme
juridique, influencé par la Methodus ad facilem historiarum cognitionem écrite
par Jean Bodin lors de son séjour toulousain, Bernard de La Roche Flavin
utilise cette science comme une méthode au service du droit et de la science
politique, telle qu'elle a été renouvelée par les juristes30. L'histoire est utilisée
par l'école juridique française et son maître Cujas pour comparer les
institutions. Bien que le grand romaniste n'ait pas obtenu de chaire à l'université de
Toulouse 31, l'enthousiasme que suscite sa méthode a eu une forte influence
sur Bernard de La Roche Flavin. Les Treize Livres n'ont pas pour but de
comparer les parlements de France avec les institutions romaines, comme le font
au même moment les ouvrages sur les conférences du droit français et du
droit romain32, mais la méthode est utilisée pour rechercher la vérité de
l'institution. Selon George Huppert, résumant la fonction de l'histoire pour les
juristes, «regardée du haut des fenêtres à vitraux de leurs bureaux d'étude et
de leurs cours de justice, l'histoire devait leur sembler parfois, assurément

27. Treize Livres, Liv. I, chap. 4, p. 4.


28. Ibid., Liv. I, chap. 2, p. 2.
29. Ibid., Liv. I, chap. 3 et 4, p. 3-4.
30. Claude Gilbert Dubois, La Conception de l'histoire en France au xvf siècle, 1560-1610, Paris,
Nizet, 1977; Marc Fumaroli, «Mémoires et histoire : le dilemme de l'historiographie humaniste au XVIe
siècle », Les valeurs chez les mémorialistes français du XVIIe siècle avant la Fronde, Actes de colloque,
Strasbourg-Metz, 18-20 mai 1978, Klincksieck, 1979, p. 21-45; Donald R. Kelley, History, Law and the
Human Sciences : Medieval and Renaissance Perspectives, Londres, Variorum Reprints, 1984.
31. Son passage comme hallebardier, c'est à dire chargé de cours, date de 1547, il enseigne ensuite à
Bourges en 1555 puis à Valence en 1567.
32. On peut citer par exemple Jean Duret, Alliance du droit romain avec le droit français, 1600;
Bernard Automne, Conférence du droit romain avec le droit français, 1610. Voir Jean-Louis Thireau, «Le
comparatisme et la naissance du droit français», Revue d'Histoire des Facultés de droit, 1990, n° 10-11,
p. 153-191.

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Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 171

n'avoir existé que pour créer le Parlement» 33. Ainsi, le présent n'est compris
qu'en fonction du passé. Bernard de La Roche Flavin compare Henri IV à un
nouveau César, et les guerres de religion aux guerres civiles de la République
romaine. La chronologie sert la démonstration, non pour constater des
différences ou montrer une évolution, mais plutôt selon un rapport d'émulation,
c'est-à-dire d'une parenté dans la distance. Par ce rapport, les Antiques sont une
sorte de miroir, un reflet de la nature, visible selon une géométrie des lieux.
Dans les «naturalia», rangeons la nature des choses, l'harmonie du monde
selon le président du parlement de Toulouse. Cette vision, comme pour la
plupart de ses collègues, est enchantée : il y a le diable qui se manifeste par les
esprits malins mais qui ne peut rien car Dieu, aidé par les anges, protège le
magistrat 34. L'illustration se trouve dès le frontispice des Treize Livres des
parlemens de France dans l'édition de 1617. La marque typographique de
l'imprimeur bordelais Simon Millanges montre un Christ en majesté, assis,
reposant les pieds sur une sphère et le soleil, les étoiles et la lune tournant
autour de la terre. Les idées de Copernic étant connues, il est probable que
cette vision géocentrique de l'univers soit ainsi revendiquée35. Dans ce monde
immobile, c'est un fait de nature, mais une nature selon la divine providence,
Bernard de La Roche Flavin pense et se pense comme un magistrat, défini
comme un prêtre de la justice. La recherche de la perfection de la magistrature
est placée sous l'auspice de «la vocation en laquelle chacun est appelé». Dieu
a créé l'homme pour vivre selon la raison, donc selon des états ou professions.
Cette réflexion est emblématique de l'ouvrage puisqu'elle est introduite dès le
premier chapitre du premier livre. La pensée est empruntée à Pierre Laplace
auteur du Traité de la vocation et manière de vivre à laquelle chacun est
appelé paru à Paris en 1561 36. Cette œuvre d'un protestant assassiné lors de la
Saint-Barthélémy appartient peut-être à la genèse de la morale professionnelle
de Bernard de La Roche Flavin, qui avait vingt ans en 1572 et faisait alors ses
études de droit à l'université de Toulouse.
Dans l'univers du magistrat, certes le savoir est constitutif des aptitudes
professionnelles, mais il faut comparer son importance aux autres qualités

33. George Huppert, L'idée de l'histoire parfaite, Paris, Flammarion, 1973, p. 1 15.
34. Treize Livres, Livre VIII, chap. 57, p. 692. Le magistrat Toulousain écrit durant la grande vague de
chasse aux sorcières. Voir Robert Mandrou, Magistrats et Sorciers en France au XV1F siècle, Paris, Pion,
1968, p. 17.
35. On a déjà signalé que Bernard de La Roche Flavin connaissait les ouvrages d'Auger Ferrier qui
discute l'hypothèse de Copernic dans les Advertissemens à M. Jean Bodin, sur le Quatrième livre de sa
république..., A Tolose, chez Arnaud et Jacques Colomiés Frères, 1580.
36. L'ouvrage est réédité en 1574, in-8°, sous le titre Discours politiques sur la voie d'entrer
doucement aux états et la manière de constamment s 'y maintenir et gouverner. Pierre Laplace est avocat du roi
puis premier président à la Cour des Aides nommé par Henri II, surintendant de la maison de Condé. Il a
été plusieurs fois chassé de Paris pour ses idées calvinistes, avant d'être assassiné en 1572. Il est l'auteur
d'un Traité du droit usage de la philosophie morale avec la doctrine chrétienne, Paris, 1562; de
Commentaires de V estât de la religion et de la république sous les rois Henri H, François II et Charles IX, s.l.,
1565; d'un Traité de l'excellence de l'homme chrétien et manière de le connaître, 1575, dédié à Jeanne
d'Albret où il expose ses idées calvinistes. Voir La France protestante, Paris, 1856, t. V, p. 312-314.

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172 Histoire Économie et Société

pour évaluer sa juste place. Les connaissances paraissent alors secondaires


parmi les qualités requises. Ainsi, dans le Livre VI des Treize Livres traitant de
la réception et de l'examen des magistrats, les qualités scientifiques de
l'impétrant sont abordées, comme dans d'autres ouvrages de juristes, bien après les
qualités morphologiques et généalogiques 37. Si le candidat est sourd, laid,
podagre... il a peu de chance d'être reçu; s'il est fils de marchand... c'est un
lourd handicap. Le président des requêtes donne des exemples, sans doute
malveillants, de collègues reçus à l'examen malgré leur insuffisance notable
parce qu'ils sont eux-mêmes fils de magistrats. C'est tout le siècle et bien au-
delà qui partage la croyance de la détermination des qualités que l'on appelle
aujourd'hui naturelles par des qualités héréditaires 38.
Lorsqu'on quitte l'écriture publique de Bernard de La Roche Flavin pour
explorer celle de son «for privé», il est question du savoir et de sa
transmission dans la famille. Dans le testament, rédigé en 1614 39, les legs aux enfants
matérialisent la place réservée à la culture. À côté des bijoux et des vêtements
pour les filles, des fermes et des maisons pour les garçons, apparaissent à
plusieurs reprises des objets qui permettent la connaissance. La bibliothèque et
les trois cabinets garnis de choses curieuses sont transmis au fils aîné, l'argent
pour le doctorat aux fils cadets et les œuvres entières de Cujas, «de la dernière
édition qui se puisse trouver», au petit-fils pour débuter les études de droit.
Enfin le président exige de son fils aîné qu'il finisse, en cas de trépas, les
œuvres commencées ou en projet, c'est-à-dire «le traité des parlements et
magistrats de France», dont on apprend que trois livres sont déjà écrits, «des
sentences et résolutions du droit français», « la description et l'histoire curieuse
du Languedoc et des figures des hommes illustres » 40. Il lègue aux garçons de
sa famille les moyens de faire des études, ainsi qu'une œuvre à achever.
L'importance du savoir dans les milieux robins a souvent été soulignée 41. Elle
semble moindre pour la génération postérieure, comme le montrent les
testaments de ses deux fils, qui datent pour l'un des années 1630, pour l'autre des

37. On trouve toujours dans les écrits des juristes un niveau morphologique et généalogique des vertus
professionnelles. Voir Robert Descimon et Antonio Manuel Hespanha, Instruments de constitution de
l'identité des juristes à l'époque moderne, Programme de Recherche, s.l., s.d.
38. Chez les intellectuels ces idées sont partagées aussi bien par Budé que par Montaigne. Voir Ariette
Jouanna, Ordre social. Mythes et hiérarchies dans la France du XVř siècle, (1977) Paris, Flammarion, 1983.
39. Il a 62 ans à cette date et la famine qui sévit alors à Toulouse avec ses cortèges de mortalités peut
en expliquer la rédaction. ADHG, 3 E 1 1844, n° 5143, Testament de Bernard de Laroche-Flavin.
40. Pour ce dernier ouvrage Les Antiquitez et singularitez et autres choses plus mémorables de la ville
de Toulouse, sans date et sans lieu d'édition, la parution semble posthume et due à la piété filiale. C'est
aussi le cas de l'ouvrage de Guillaume Catel pour les Mémoires de l'Histoire du Languedoc, Toulouse,
1633 qui sont édités par son fils.
41. Jonathan Dewald, The Formation of a Provincial Nobility. The magistrates of the parlement of
Rouen, 1499-1610, Princeton, Princeton University Press, 1980, «Professional identity and professional
attachments», p. 16; Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère, Dominique Julia, L'éducation en France
du xvř au xvnГ siècle, Paris, SEDES, 1976, p. 171-174; Michel Cassan, «Formation, savoirs et identité des
officiers moyens de justice aux xvie-xvne siècles : des exemples limousins et marchois», Les officiers
«moyens» à l'époque moderne, Études réunies par Michel Cassan, Limoges, PULIM, 1998, p. 295-322.

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Savoírs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 173

années 1670 et 168042. Il est vrai qu'aucun des deux n'a d'héritier mâle. Le
mélange de considérations financières et intellectuelles dans le testament de
Bernard de La Roche Flavin montre la dépendance entre savoir et héritage,
tant financier que spirituel. Cette association faite par le donateur invite à ne
pas perdre de vue les conditions économiques et sociales qui sous-tendent la
culture. C'est grâce à des privilèges chèrement payés par le reste de la
population, comme le rappelle Fernand Braudel, que les officiers de l'Ancien Régime
ont pu contribuer à la production intellectuelle et exprimer ainsi «une certaine
civilisation française»43. L'insistance du juriste pour les études de ses fils est
aussi à relier au prestige que connurent les universités jusqu'au début du XVIIe
siècle. Par la suite, elles entrent en décadence et ne sont plus que des
pourvoyeuses de diplômes dénués de valeur scientifique. L'obtention de l'office est
alors moins liée aux études comme au XVIe siècle, qu'à la fortune. Les études
universitaires ne sont plus un moyen de promotion sociale. Les magistrats des
cours souveraines du XVIIe siècle se sont agrégés à la noblesse et ne s'en
distinguent plus.
Collectionneur, chercheur infatigable dans les archives du parlement, vivant
selon sa vocation de magistrat, Bernard de La Roche Flavin apparaît comme
un homme obsédé par la transmission du savoir au point de demander à ses
fils de finir l'œuvre commencée. Comme collectionneur, il a le goût du détail,
des choses curieuses ou rares. Peut-être caresse-t-il le rêve prométhéen de
rendre compte et par là de dominer un univers ? Dans les Treize Livres tout est
dit des parlements, même ce qui ne devrait pas l'être, car le lecteur est
prévenu : «mon dessein a este de dire et desensepvelir desdits registres, et plus
fameux et judicieux autheurs, de belles et bonnes choses, et non de belles ou
vaines paroles » 44. Ainsi, Bernard de La Roche Flavin qui connaît bien le
fonctionnement interne du parlement de Toulouse transmet tout ce qu'il sait.
Comme président des requêtes, il a pu être particulièrement sensible aux
fautes des magistrats puisque cette chambre s'occupe des règlements internes
et des délits des privilégiés, donc des affaires concernant ses propres
collègues. Il est bien possible que dans les recueils où il consignait la matière de
son œuvre depuis si longtemps, il ait ajouté quelques notes plus personnelles.
Les Treize Livres transmettent non seulement un savoir théorique mais aussi
un savoir lié à l'expérience : «ceux qui aspireront à tels Estais de Présidents
et Conseillers des Parlements, et d'autres officiers, acquerront la capacité à
peu près des plus anciens esdites compagnies, qui y auront demeuré cinquante
voire soixante ans et plus»45. Le projet du magistrat, dans sa naïveté, correspond
42. ADHG, Testaments 3 E 11844. Pour Pierre-Bernard trois testaments : 7 août 1631, 28 juillet 1633
et 26 janvier 1634. Pour Jacques : 20 janvier 1672, 1er août 1675, 9 mars 1682. Il est vrai qu'ils n'ont pas
de fils. Le premier a des filles qui ne sont pas alors mariées, le second, Jacques, qui est prêtre, lègue ses
biens à des maisons religieuses.
43. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, Économie et capitalisme. XV-XVlll" siècles, Paris,
A. Colin, 1979, t. 2, p. 429.
44. Treize Livres, Préface.
45. Ibid.

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174 Histoire Économie et Société

peut-être aux idées de la philosophie mécaniste qui soutiennent le principe des


cabinets de curiosité. Le livre, comme une sorte de machine qui résumerait un
monde, pourrait conduire sur la voie de la perfection en permettant de faire
l'économie de l'expérience.
La place du savoir semble primordiale pour le président des requêtes; les
livres édités, le testament prouvent que la grande affaire de ce magistrat est
d'accumuler et de transmettre des connaissances. Par sa culture et ses
méthodes, Bernard de La Roche Flavin appartient à une génération formée à
l'école de l'humanisme juridique, marquée par l'enseignement universitaire. Il
n'est pas un grand juriste comme Cujas, Bodin, ou Coras, mais il appartient à
l'élite de la magistrature par sa présidence aux requêtes et ses productions
intellectuelles. Il est le porte-parole d'une génération née et formée durant les
guerres de religion, dont les représentants survivants en 1617 sont rares. A ce
titre, par leur valeur testamentaire, ses idées sur l'ordre qui doit présider à
l'organisation du savoir sont un témoignage précieux.

L'ordre des savoirs


L'harmonie est nécessaire à la République. Cette idée, démontrée par
Bodin selon des principes mathématiques, puisqu'on peut la déterminer en
faisant «la synthèse des proportions arithmétique et géométrique» de la
justice46, impose un rapport d'analogie entre le droit et la science politique, entre
la justice et la nature de la République. Le travail de Bernard de La Roche
Flavin sur les parlements répond à la démarche de Jean Bodin sur la
République. Mais, alors que chez ce dernier la justice est au centre de la
République, pour le Toulousain, c'est le juge qui en est le pivot. L'homme dans son
office est au centre d'un univers rendu intelligible par la science du droit,
seule «vraie philosophie», selon la formule du Digeste répétée par l'ensemble
des juristes jusqu'au XVIIIe siècle. Puisqu'elle permet de sauvegarder la société
humaine dans un monde changeant47, cette «vraie philosophie» est vouée à la
recherche d'une harmonie dans les ordres du possible. La quête d'une
codification générale des lois du Royaume chez les juristes français est aussi
certainement à rechercher dans le profond traumatisme causé par la Réforme et les
guerres de religion. La crise n'est donc pas seulement religieuse ou politique,
elle est manifeste également dans le domaine intellectuel.
Les fondements de la science juridique, dont la base se trouvait dans le
droit romain, perçu comme jus commune, sont sapés. Dans le domaine de la
logique, l'héritage aristotélicien est mis en cause par la recherche d'une
nouvelle manière de penser. Enfin, après l'accumulation des connaissances grâce
à la révolution humaniste, la recherche d'une mise en ordre du savoir fonde
les positions de chaque parti politico-religieux.
46. Jean Bodin, Exposé du droit universel, 1985, p. 81.
47. Sur cette vision de la société comme un ordre à maintenir voir les travaux de Michel Senellart,
Machiavélisme et raison d'État, PUF, «Philosophies», 1989, 127 p. et Les arts de gouverner, Seuil, 1995,
311p.

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Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 175

Chacun le sait, «il n'y a peuple qui plus s'exerce à la musique, et qui
chante plus doucement : et particulièrement à Toulouse » 48. À la différence
des magistrats de Genève qui composent parfois eux-mêmes la musique des
psaumes, le président Toulousain ne va pas jusqu'à recommander aux officiers
des cours souveraines de composer ou d'exécuter de la musique. Cependant,
la musique suppose un choix tant les modes de la gamme peuvent être variés.
Dans le système musical du XVIe siècle, chaque mode a une couleur
particulière et l'on ne sera pas étonné de la préférence d'un juriste pour le mode
dorien, le plus grave, le plus viril et le plus majestueux, qui seul convient aux
officiers de justice. Bernard de La Roche Flavin ne recommande que les
musiques religieuses et civiques, celles qui accompagnent les grands moments
de la vie de la cité : les processions, les feux de joie, les entrées du roi ou
d'un prince. Comme le système modal fixé par l'invention de la gamme, les
systèmes de raisonnements que l'on peut trouver dans les Treize Livres
donnent des types de logiques qui rendent compte de la cohérence d'un univers
intellectuel. Si la musique est un nombre rendu audible, la logique, quant à
elle, est la science de les disposer. Les modes de raisonnement utilisés par
Bernard de La Roche Flavin le situent dans une époque de transition. Ce juriste
connaît tous les types de raisonnements scientifiques utilisés en France au xvr
siècle : le raisonnement par analogie et le raisonnement dialectique de Pierre
de La Ramée, professeur au Collège royal.
Le premier chapitre du premier livre fait appel à la dialectique : Dieu a
créé l'homme intelligent (défini par la «raison colloquée en l'entendement»),
il participe de deux vies (la contemplation - l'action), qui correspondent aux
« estats » ou « professions » consacrés soit à la spéculation soit à la pratique et
qui renvoient à des offices privés ou publics. Ainsi partant de Dieu, c'est-à-
dire de l'unité, le raisonnement avance selon le rythme dichotomique de la
logique inventée par Pierre de La Ramée (1515-1572). Ce professeur au
Collège royal avait fondé sa réputation sur une thèse révolutionnaire : tout ce qu'a
dit Aristote est faux 49. Sa logique emploie des raisonnements de type
mathématique, Platon et Pythagore sont alors à la mode. C'est la grande nouveauté
de la seconde moitié du XVIe siècle qui consacre le déclin de l'ancienne
logique et dont les idées se retrouvent dans les Treize Livres. Le chapitre VII
du Livre XI, intitulé «Les moindres fautes devoir estre aussitôt corrigées que
les grandes », est un bon exemple : aux détracteurs qui pourraient penser que
les petites fautes ne sont que de «punctiles», Bernard de La Roche Flavin
répond, «que ces punctiles tirent une grande conséquence. Pithagore disoit
que de l'unité venoit la dualité; de la dualité les poincts; des points les lignes;
des lignes les corps planes; des planes les solides : dont venoyent les corps
élémentaires; sans lesquels nous ne pouvons subsister, et qui sont l'une des
48. Treize Livres, Livre VI, chap. 42 «De la musique», p. 485.
49. Il avait commencé sa carrière par une attaque contre la logique d'Aristote en 1543 dans des Dialec-
ticae partiîiones et des Aristotelicae animadversiones. Sa Dialectique (1555) est le premier ouvrage de
logique paru en français. Voir Philippe Desan, Naissance de la méthode (Machiavel, La Ramée, Bodin,
Montaigne, Descartes), Librairie Nizet, Paris, 1987, p. 65-90.

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176 Histoire Économie et Société

plus grandes parties de la nature»50. Ce goût pour les mathématiques est


partagé par beaucoup d'autres juristes, en particulier par Jean Bodin dont le
sixième livre de la République est un modèle du genre. L'initiation de Bernard de
La Roche Flavin aux modèles mathématiques date peut-être des années de
formation à l'université de Toulouse sous Etienne Forcadel, dont le frère Pierre,
professeur de mathématique au Collège royal vers 1560 et collègue de Pierre
de La Ramée, devait être connu du jeune étudiant.
Le discours emprunte aussi des raisonnements plus traditionnels qui
rappellent l'enseignement scolastique et l'autorité d'Aristote. Ce type de méthode
permet alors d'explorer des lieux. Le rythme n'est plus binaire et le
raisonnement s'exprime sur des espaces qui permettent de circonscrire l'univers du
juriste. Il est tridimensionnel, composé du parlement, de l'État et de la ville,
selon la vision corporatiste traditionnelle. Cet univers renvoie à un ensemble
de qualités correspondantes : doctrine et capacité, piété et dévotion, probité et
intégrité - qui renvoient elles-mêmes à des dispositifs de surveillance internes
au parlement : examens d'entrée, mercuriales (assemblées qui réprimaient les
fautes des officiers), enquêtes de vie et de mœurs. Les espaces de
raisonnement ainsi définis, la pensée emprunte les principes de la disputatio
universitaire avec utilisation de syllogismes. Sur chaque sujet tous les arguments sont
exposés. Comme l'ouvrage a pour but de tout dire sur les parlements et les
officiers, c'est donc une «somme» au sens scolastique du terme, c'est-à-dire
un exposé exhaustif, en treize Livres. Les contradictions sont nombreuses.
Ainsi sur l'éloquence : elle est nécessaire au magistrat dans le Livre VI au
chapitre 38, dangereuse ailleurs car elle excite les troubles 51. Retrouver les
idées personnelles de Bernard de La Roche Flavin est parfois une gageure,
seul l'éclairage du texte par les éléments biographiques et le contexte permet
d'y parvenir.
Le président emploie les deux types de raisonnements connus au XVIe
siècle, bientôt balayés par la méthode cartésienne 52. Faut-il en conclure que
ces méthodes d'exposition sont dépassées? Ce n'est pas certain si l'on
considère que dans le cadre de la disputatio, le raisonnement, toujours circonscrit
dans des lieux, se resserre en posant les problèmes sous la forme d'une
équation. Par exemple, Bernard de La Roche Flavin utilise le syllogisme pour
soutenir son ouvrage auprès de ses lecteurs. Son raisonnement est simple : aucun
être n'est parfait - le magistrat idéal n'existe pas - vous êtes des magistrats -
vous n'êtes pas parfaits. La vérité de la majeure entraînant celle de la
conclusion, la critique de la société parlementaire trouve ici sa justification. Le
raisonnement permet une défense de l'ensemble du propos, du moins le croit-il.
En jugeant l'ouvrage uniquement à partir des passages où ils étaient incrimi-

50. Treize Livres, Liv. XI, chap. 7, p. 845.


51. Ibid., Liv. VI, chap. 29 et 38, p. 465 et 483.
52. Bien que selon Giovanna C. Cifoletti les prémices soient présents au XVIe siècle. Giovanna С Cifo-
letti, «La question de l'algèbre. Mathématiques et rhétorique des hommes de droit dans la France du XVIe
siècle», Annales HSS, 1995, n° 6, p. 1385-1416.

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Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 177

nés, préalablement distribués en tirés à part le jour du procès de Bernard de


La Roche Flavin, ses collègues ne se laisseront pas piéger par la logique du
raisonnement. Ils retiendront dans l'acte d'accusation la seule critique de leur
imperfection.
Par ailleurs, les méthodes d'exposition scolastique employées par Bernard
de La Roche Flavin ne sont pas si éloignées de modes de raisonnements plus
modernes. En effet, alors que dans le cadre du dialogue antique, de forme
platonicienne, chaque partenaire voyait ses arguments développés sur le même
plan que ceux de l'auteur, dans la disputatio, les arguments contraires ne sont
plus que prétexte à la démonstration. Aussi, la manière dont on entend les
contradicteurs se fait de plus en plus sourde ; ils servent encore à faire avancer
la pensée mais ils ne sont plus vraiment intégrés dans le raisonnement. La
méthode cartésienne, qui donne son autonomie à la raison, débarrassée des
lieux et de la contradiction (différente du doute), n'est pas très éloignée. Déjà
dans la gamme, elle est à choisir dans l'ordre des possibles. Les logiques
utilisées servent non seulement à assurer la cohérence du discours, dans le but de
circonscrire l'espace utilisé par le magistrat, mais aussi à rechercher la vérité
par le discours, celle du juge dans cet espace.
Dans la recherche de la perfection du magistrat, le Toulousain pose le
problème du savoir en termes d'utilité. Que doit savoir l'impétrant à un office de
judicature, comment peut-il être efficace dans sa fonction? Ces questions sont
posées, au même moment et dans les mêmes termes, pour le clergé de la
Contre-Réforme53 : «pour avoir un évêque à son souhait», écrit Richelieu, «il
le faudrait savant, plein de piété, de zèle et de bonne naissance » 54.
Comparable aux évêques, puisqu'il officie sur le temple de la justice, le magistrat
doit être un véritable spécialiste de la science et de la pratique juridique. Les
œuvres de Bernard de La Roche Flavin répondent à ce double souci. Les arts
libéraux sont passés en revue, d'où il ressort que seules la science juridique,
l'histoire et la science politique, «mère des disciplines» sont nécessaires au
magistrat. La poésie, la théologie scolastique, la médecine, la philosophie, la
langue grecque, l'astrologie, la géométrie, la peinture, la musique et l'alchimie
sont inutiles. Si le latin est nécessaire pour apprendre le droit, nul besoin de
l'apprendre chez les orateurs car «les jurisconsultes les ont surpassés, à bien,
nettement, purement, concisement et judicieusement parler; sans fard, ni fast,
ou ostentation et superfluité, comme a fait Ciceron»55.
Non seulement le magistrat n'a guère besoin d'autres sciences que le droit
dans ses fonctions mais en plus, par souci d'efficacité, il doit s'y adonner dans
le loisir lettré. L'étude de la philosophie suffit durant les classes et collèges

53. Nicole Lemaître, « Les livres et la formation du clergé au xvT siècle » ; Marc Venard, « Les livres
chez les chanoines de Rouen»; Daniel Roche, «Livres et culture, religion et société à l'âge moderne :
quelques réflexions», Revue d'Histoire de l'Église de France, 1997, t. 83.
54. Joseph Bergin, «Pour avoir un évêque à son souhait. Le recrutement de l'épiscopat au temps
d'Henri IV et de Louis XIII», Revue d'Histoire de l'Église de France, 1995, t. 81, p. 413-431.
55. Treize Livres, Liv. VI, chap. 33, § 7, p. 472.

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178 Histoire Économie et Société

d'humanités et encore, le moins de temps possible car «les trois ou quatre


années qu'il employeroit à faire ce cours, il aura a demi fait ses études en
droit». On retrouve ces idées réformatrices chez François Hotman, auteur de
Y Antitribonian ou discours d'un grand et renommé Jurisconsulte de notre
temps sur l'estude des loix, publié en 1603 mais probablement rédigé en 1567
dans l'entourage de Michel de L'Hospital. Le but était alors de réformer la
justice dans un programme de rénovation de l'État56. Le chancelier de
Catherine de Médicis, à partir d'une analyse politique des guerres de religion,
donnait une réponse politique à la crise. C'est le programme repris par les
«politiques» au temps de la Ligue. Survivant de cette époque troublée, c'est
le programme que propose à nouveau Bernard de La Roche Flavin en 1617,
dans le contexte de l'assemblée des notables, des incertitudes d'un début de
règne et du retour des guerres.
La rénovation des mœurs des magistrats appartient à ce programme de
rénovation de l'État. Parmi les auteurs à étudier selon le président des
requêtes, seuls ceux dont les mœurs sont irréprochables doivent être retenus.
Platon est mal jugé pour ses mœurs dissolues, Aristote, «par la doctrine
duquel la Théologie scholastique est soutenue et défendue contre les
hérétiques et tous autres ennemis», est préféré. Seule la science juridique, reine
des disciplines, est la «vraie philosophie qui consiste en la distribution de la
justice et en l'administration de la République»57. Les magistrats, qui sont le
soutien de l'État, doivent se concentrer sur la pratique de la justice au moment
où l'officialisation de la vénalité et de l'hérédité des charges met en péril une
certaine idée de la profession. On peut lire dans ce plaidoyer une critique de
la part importante prise par les humanités dans les études et la culture
juridique. Cela peut paraître étonnant pour un ancien élève du collège de Rodez,
une des premières fondations des jésuites en France, même si l'éducation
reçue au début des années 1560 ne se distinguait pas encore
fondamentalement de celle des autres collèges 58.
Les différentes ratio, mises en place durant la fin du XVIe et au début du
XVIIe siècle, illustrent un même souci d'adaptation du savoir aux exigences de
la société. Bernard de La Roche Flavin expurge le savoir du juriste de tout ce
qui lui semble inutile alors que les jésuites écartent de l'éducation les auteurs
jugés trop païens 59. Il y a une véritable réorganisation de la culture au début
du XVIIe siècle qu'il faut mettre en relation avec des enjeux religieux et
politiques essentiels 60.
56. Michel de L'Hospital, Discours pour la majorité de Charles IX, présentation de Robert Descimon,
Paris, Imprimerie nationale, 1993, 134 p.
57. Ibid., Liv. VI, chap. 33, § 8, p. 472
58. R. Lançon, «Le collège des jésuites de Rodez», Revue du Rouergue, 1980, t. 34, p. 327; Marie-
Madeleine Compère, Les collèges français xvf-xvilF siècles, Éd. du CNRS, Répertoire I, p. 569-571.
59. R.-P. de Dainyille, «L'explication des poètes grecs et latins du XVIe siècle», Pédagogues et juristes,
Congrès du Centre d'Études Supérieures de la Renaissance de Tours : Été 1960, Paris, 1963, p. 173-188.
60. Guy Astoul, Les notables et la culture du peuple en Haute-Guyenne du début du XVIIe à la fin du
xvnř, Thèse de Doctorat, Limoges, 1994, chap. I «Education et réformes», p. 36-73.

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Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 179

L'explication du rejet des humanités pour la formation des juristes a


certainement d'autres origines. Bernard de La Roche Flavin appartient à une
génération marquée par l'éclosion de l'école historique française et, pour
comprendre ses idées, il faut mesurer les conséquences des nouvelles
méthodes de l'étude du droit sur la pratique juridique. Selon lui, c'est un «très
grand abus en France introduit, dès lors qu'Alciat lisoit en Avignon, et par la
communication de ses livres, et de Tiraqueau, Connan, Duareau (François
Duaren), Cujas, Hottoman, Brisson, Grégoire Tholosain, et autres modernes,
qui ont marié l'humanité avec le droict». Or ce mariage n'est d'aucune utilité
dans la pratique car il fait perdre du temps et entraîne l'abandon des «pures,
expresses et précises décisions des Jurisconsultes, ou de nos Decisionnaires,
ou des Ordonnances Royaux, que nous sommes tenus de sçavoir ; et jurons à
nos receptions, et chasque année à la S. Martin de garder et observer»61.
L'invasion du droit par les humanités se ressent jusqu'au palais. Des collègues du
président aux requêtes proposaient d'introduire aux examens des questions sur
Platon et certains candidats commentaient les lois en citant poètes et auteurs
anciens. Au-delà de la sempiternelle remarque sur l'ignorance de la jeunesse,
ce sont les décalages entre les études universitaires et la fonction d'officier de
justice, entre les sujets d'examen du futur conseiller et la pratique judiciaire
qui sont ici en cause.
La critique concerne certainement aussi sa propre formation universitaire
dans les années 1570 sous Etienne Forcadel. Ce professeur est un bon
exemple de la génération des juristes gagnés à l'humanisme et peu intéressés
par les aspects pratiques du droit. Il se préoccupe de poésie, un art essentiel
pour le droit selon lui, pratique la science des etymologies, l'astrologie, et par
son frère Pierre, professeur au Collège royal, connaît la rénovation
intellectuelle du royaume. Par son originalité et ses goûts éclectiques, Etienne
Forcadel a pu profondément marquer ses étudiants et la variété des connaissances
de Bernard de La Roche Flavin est peut-être à rechercher dans cette influence.
Les choix scientifiques du magistrat Toulousain, l'idée de purifier la
science du droit de scories inutiles prouvent aussi que l'humanisme n'a jamais été
totalement victorieux parmi les juristes praticiens 62. Le divorce entre les
études et la pratique est accentué à la fin du XVIe siècle. Le parlement refuse
la possibilité du cumul des charges de conseiller et d'enseignant. Victimes des
chahuts des étudiants, les professeurs paraissent inaptes à la dignité de la
magistrature. La raison alléguée cache certainement d'autres explications : les
offices du parlement sont réservés à une élite sociale à laquelle
n'appartiennent plus les enseignants, le prestige universitaire relève du passé.

61. Treize Livres, Liv. VI, chap. 28, § 29, p. 464.


62. Michel Reulos, «L'importance des praticiens dans l'humanisme juridique», Pédagogues et juristes,
Congrès du Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance de Tours : Eté 1960, Paris, 1963, p. 119-136;
Jean-Louis Thireau, «L'enseignement du droit et ses méthodes au XVIe siècle. Continuité ou rupture?»,
Annales d'Histoire des Facultés de Droit et de la Science Juridique, 1985, n° 2, p. 27-36.

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180 Histoire Économie et Société

Après ce plaidoyer pour la spécialisation des magistrats et la supériorité du


droit sur les autres sciences, on trouve dans les Treize Livres un appel à la
nationalisation du droit. Le droit utilisé par les juristes français du XVIe siècle
n'est pas un manteau sans couture. Comme le rappelle Etienne Pasquier, il
«gît en quatre points; aux ordonnances royaux, coutumes diverses des
provinces, arrêts généraux des cours souveraines, et en certaines propositions
morales, que par un long et ancien usage nous tenons en foi et hommage du
Romain»63. Dans ces circonstances, les magistrats des parlements possédaient
une grande autonomie dans leurs ressorts, mais ils pouvaient aussi manquer de
repères. Les romanistes comme Cujas, grâce aux méthodes de l'humanisme,
avaient expurgé le droit romain de ses scories médiévales. Ils avaient ainsi
démontré son historicité et sa faiblesse. C'était le droit de l'Empire romain, il
concernait la société romaine et ne pouvait s'adapter à la nation française.
Pour Bernard de La Roche Flavin connaître le droit romain ne suffit pas pour
être un bon praticien. Il constate qu'après l'examen de réception au parlement
«ces respondans, ou la pluspart après avoir longuement discouru et caquette
comme des pies, dès le lendemain de leur réception [...] instalés en leur
Chambre [...] ils demeurent muets comme des poissons sans sçavoir presque
la moindre décision, ou résolution du droit pratiqué, et observé en France » 64.
Restaient les coutumes. Les nouvelles méthodes d'interprétation du droit,
utilisant l'histoire et la philologie, avaient permis leur rédaction et leur
rationalisation. Cependant, liées à une application provinciale et ancienne, les coutumes
ne concernaient pas tous les cas qui se présentaient aux praticiens. Ainsi la
croyance que le droit romain était le droit commun s'était écroulée alors que
le droit français restait à construire. Aussi, les jurisconsultes contemporains de
Bernard de La Roche Flavin discutent-ils du contenu d'un droit français qui
n'existe pas vraiment. C'est un débat que l'on peut simplifier entre les tenants
du retour au droit romain, les tenants des coutumes provinciales et les tenants
d'un droit étatique à promouvoir. La Roche Flavin appartient au dernier groupe
en militant pour une nationalisation du droit constitué par la législation royale.
Il est aux côtés d'Etienne Pasquier, de Tiraqueau, de François Hotman pour
citer les plus célèbres partisans de cette solution. Ces derniers préconisent
l'abandon du droit romain et son remplacement par un code de lois nationales65.
Les Treize livres sont une contribution grandiose à ce programme puisque
pour l'auteur, l'unification du droit en France passe par l'unification des
conduites des magistrats et des règles appliquées dans les parlements. L'idée
que la loi concerne au premier chef les magistrats se trouve déjà chez Bodin
qui considère qu'elle est faite «pour les magistrats principalement, qui ont
bien souvent les yeux si bandés de passions, ou de concussions, ou d'ignorance,

63. Cité par Denis Richet, La France Moderne : L'esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973,
p. 29.
64. Treize Livres, Liv. VI, chap. 28, § 28, p. 463.
65. Jean-Louis Thireau, «Le comparatisme et la naissance du droit français», Revue d'Histoire des
Facultés de Droit et de la Science Juridique, 1990, n° 10-11, p. 153-191.

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Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 181

qu'ils ne sauraient voir un seul trait de la beauté de justice»66. C'est le même


reproche, avec moins d'humour, que l'on retrouve chez Bernard de La Roche
Flavin. Ses collègues n'appliquent pas les ordonnances royales, il relève donc
les différences entre la pratique toulousaine et la législation royale, tous les
manquements à la discipline. Par exemple, sur les examens d'entrée au
parlement, le président aux requêtes remarque qu'à Toulouse l'article 10 des
Ordonnances de Moulins de 1566, l'article 106 des Ordonnances de Blois de
1579 et les Ordonnances d'Henri II de 1548 ne sont pas observés 67. Des
remarques qui ont dû certainement agacer beaucoup de monde au parlement
de Toulouse. Même l'avocat du roi, qui est censé représenter l'État, ne pouvait
avoir autant de zèle que Bernard de La Roche Flavin pour faire appliquer la
législation. En siégeant aux mercuriales qui traitent des fautes des officiers de
la cour et de la contravention aux ordonnances, en furetant dans les registres,
le président aux requêtes est tout à son œuvre. Il rappelle l'importance de ce
tribunal interne pour réformer les abus et regrette qu'il ne se tienne qu'une fois
l'an alors que les ordonnances royales l'avaient institué tous les six mois 68.
Pour le président aux requêtes, la législation royale doit unifier le droit. C'est
aux juristes, dans le cadre des parlements, de réaliser cet immense travail de
codification générale, institué dès l'époque du chancelier Michel de L'Hospital
et poursuivi au parlement de Paris par le travail de rédaction des coutumes.
Cette volonté reste cependant un vœu pieux. Toutes les tentatives de
codification générale ont échoué sous l'Ancien Régime et il est significatif que
l'enseignement du droit français à l'université n'apparaisse que tardivement, en 1679.
Il est probable que Bernard de La Roche Flavin, tant par sa pratique
quotidienne de la justice au parlement que par ses écrits, ait heurté profondément
ses collègues, sommés qu'ils étaient d'appliquer la législation royale et de se
conformer au style du parlement de Paris. Si l'on considère que la plupart des
juristes favorables à l'unification étaient protestants ou «politiques» dans les
années des guerres civiles, on peut mieux mesurer l'importance de ce débat et
de son implication politique. C'est un projet d'avant-garde, puisqu'il mène
aux rédacteurs du Code civil. La volonté de codification générale, qui ne peut
venir que du gouvernement central, se heurte alors à des particularismes
provinciaux dont les parlements de France étaient aussi les gardiens.

Savoir est un «jeu de vérité», qui peut parfois mal finir


Le 12 juin 1617, un petit drame se clôt au parlement de Toulouse. Debout
et tête nue devant le barreau des présentations, dans la grande salle des
audiences où toute la cour s'est réunie, le président de la chambre des
requêtes est suspendu de ses fonctions et voit son grand œuvre lacéré et
rompu. Bernard de La Roche Flavin est puni par ses propres collègues pour

66. Jean Bodin, Les Six Livres de la République, Liv. VI, chap. 6, p. 573.
67. Treize Livres, Liv. VI, chap. 28, p. 459-460.
68. Ibid., Liv. XL chap. I, p. 842-848.

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182 Histoire Économie et Société

avoir transmis des détails sur le monde parlementaire et pour son ambition de
transgresser par un livre les limites habituelles de la production du savoir.
Depuis le début des guerres civiles, l'institution parlementaire a gagné des
prérogatives dans l'ordre religieux et intellectuel, au détriment des tribunaux
ecclésiastiques et de l'université. La cour souveraine délivre les licences
d'imprimer et contrôle les écrits qui circulent dans son ressort. C'est au terme de
ce pouvoir que Bernard de La Roche Flavin est exclu du parlement en 1617 et
que Vanini est condamné à mort pour athéisme un an et demi plus tard 69. Les
nominations des professeurs à l'université, dans toutes les disciplines (droit,
théologie, médecine et arts), ainsi que les programmes enseignés sont sous le
contrôle des juges qui s'occupent par ailleurs des examens et des réceptions
des officiers de justice subalternes. De plus, dans le domaine de la culture, les
membres du parlement participent en masse70 au développement de
l'académisme qui définit des règles et promeut le savoir selon des critères précis. Ils
sont nombreux à participer aux Jeux Floraux et certains, comme le président
Antoine de Lestang (1538-1617) œuvrent pour une réforme de l'orthographe
française.
On comprend mieux ainsi la condamnation des Treize Livres et le ton des
critiques qui l'accompagne. Le greffier du parlement, Etienne de Malenfant,
consigne l'événement avec une méchante ironie contre cet auteur qui a «mis
en lumière un grand livre [...] auquel devant que le faire imprimer il donnait
le titre de chaste livre [...] croyant que pour instruire un homme aux affaires
du palais, il ne lui faudrait autre livre» 71. C'est une folle ambition en effet
que de vouloir rendre compte, dans un seul ouvrage, de tous les savoirs utiles
aux officiers des cours souveraines, alors que certains doivent demeurer
secrets et ne pas dépasser le cadre familial ou l'enceinte du palais. La
magistrature au XVIIe siècle est un «métier de famille» selon la formule de
Montesquieu et Bernard de La Roche Flavin n'a pas compris que son propre modèle
de transmission et ses valeurs sont dépassés. La nouvelle génération de juge à
laquelle il s'adresse appartient à celle des héritiers, qui doivent moins leur
ascension sociale aux études universitaires qu'à la fortune et aux positions
qu'elle procure. Les jeunes officiers de justice sont pressés de s'agréger à la
noblesse et les plus beaux esprits s'évadent de la science juridique comme le
célèbre mathématicien Pierre de Fermat (1601-1665), conseiller au parlement
de Toulouse en 1631.

69. Didier Foucault, Un philosophe libertin dans l 'Europe baroque : Giulio Césare Vanini (Taurisano,
1585 -Toulouse, 1619), Thèse de Doctorat, Toulouse, 1997, 2 vol., 867 p.
70. Sur la culture des élites toulousaines à l'époque moderne voir la synthèse de Robert A. Schneider,
Public Life in Toulouse, 1463-1789. From municipal Republic to Cosmopolitan City, Ithaca and London,
Cornell University Press, 1989, XIII-395 p.
71. ADHG, ms. 147, «Collection et remarques du Palais faites par moi Etienne de Malenfant... »,
p. 178. Ce manuscrit est une copie effectuée au XVIIIe siècle, l'original a disparu.

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Savoirs et déboires d'un juriste, Bernard de La Roche Flavin 183

Le goût pour les choses curieuses, le souci des détails, qui sont des qualités
de collectionneur, ont entraîné le président aux requêtes dans des révélations
dangereuses. La logique de Bernard de La Roche Ravin s'exprime dans des
espaces de correspondance entre le microcosme et le macrocosme alors que ce
système de pensée, selon des principes de similitude, ne peut s'appliquer qu'à
un idéal et non au juge ordinaire dont les imperfections sont trop manifestes.
Dans l'univers infini découvert alors par les scientifiques, l'homme n'est plus
la mesure de toute chose. Les problèmes de la morale se distinguent de ceux
de la science et la réalité sociale échappe aux efforts des juristes pour en
rendre compte, selon le mode de classification des corps et des ordres. Est-ce
à dire que le système de pensée de ce juriste est dépassé? Ce n'est pas certain
car «Y épisîémè » glisse vers un nouvel ordre des choses sans que cette
transformation entraîne une véritable révolution de la pensée. Jean Bodin pense le
droit universel sans poser les prémices des liens entre la justice et la morale,
tout en se maintenant dans un système ancien, mêlant mathématique, cabale,
musicologie et astrologie. On l'a vu, la logique utilisée par Bernard de La
Roche Flavin utilise des types de raisonnement qui annoncent des méthodes
nouvelles.
La condamnation de ce juriste doit être ainsi réévaluée. Il survit dix ans à
l'humiliation de son exclusion du parlement. La réédition à Genève des Treize
Livres, en 1621, démontre l'intérêt du livre et peut-être son efficacité politique
au moment de la reprise des guerres de religion dans le sud-ouest de la France.
Pour les protestants, un ouvrage qui critique les officiers de justice du
parlement de Toulouse ne peut que servir. En tant qu'écrivain, Bernard de La
Roche Flavin continue de produire, puisqu'il reçoit une gratification des états
provinciaux du Languedoc pour une histoire de la province, restée cependant
inachevée. Enfin le projet de rénovation de l'État par l'amélioration des
hommes et des techniques de travail, qui est développé dans l'ouvrage, nourrit
le courant politique anti-machiavélien, qui s'oppose à la nouvelle religion de
«la raison d'état».
Bernard de La Roche Flavin avait précisé la forme de sa pensée dès la
préface de l'ouvrage : «je ne me sçaurois assujettir à farder, affecter ou limer les
paroles : ains que toutes telles qu'elles sont sorties de la grosse forge de ma
cervelle. Aussi je les laisse». Ce choix du parler vrai, ce refus de l'éloquence,
parce que la force du droit doit résider dans son seul énoncé, apparente les
Treize Livres au temps des guerres civiles et peut-être à ces temps où la
science juridique se situait dans la sphère de la Lune, comme le croyait Etienne
Forcadel. Après Bernard de La Roche Flavin, il n'est pas sûr que l'on puisse
trouver au xvne siècle, dans le milieu de la noblesse de robe, une critique de
la justice et des juges aussi radicale, sauf peut-être chez Pascal 72. Ce dernier
écrit sur l'injustice des lois : «il y faut obéir parce qu'elles sont lois, comme

72. Je n'ai pas trouvé de liens de parenté entre les deux hommes, contrairement à de précédents
biographes cités par Jacques Krynen, art. cité, note 4, p. 692.

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il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils
sont supérieurs » 73. Voilà résolu en une pensée le problème du mauvais
magistrat. Le contexte politique a changé : dans l'univers de Bernard de La Roche
Flavin, la critique de l'Etat se faisait sur la scène publique; dans celui de
Pascal, cette critique conduit à la retraite du monde. Le contexte intellectuel n'est
pas non plus comparable : avec la révolution astronomique, les principes de
correspondance entre microcosme et macrocosme ne régissent plus la pensée.
Les harmonies sidérales se sont tues...

Université Michel de Montaigne Bordeaux III

73. «Injustice. Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'y obéit qu'à
cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir parce qu'elles
sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont
supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela et que proprement (c'est) la
définition de la justice». Pascal, Pensées, Éd. Le Guern, Paris, Gallimard, «Folio», 1977, frag. 62 (Laf. 58).
Voir aussi frag. 56 (Laf. 60).

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