Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Préambule :
Les mathématiques de l’école maternelle sont tellement culturellement connues qu’il semble
que leur construction paraisse aller de soi et que leur transmission puisse se réduire à leur
présentation en vue d’une familiarisation. Toutefois ces mathématiques apparemment « déjà
là » le sont pour les adultes mais leur appropriation par les élèves devrait passer par une mise
en scène qui favorise une re-construction, une reprise, une appropriation progressive
d’ensemble de signes, de règles, de modes de raisonnement, qui sont l’essence même de
l’activité mathématique à cet âge. Cela suppose pour le professeur d’avoir une posture dans
laquelle il s’agit de mettre en avant, non pas l’élève ou le savoir, mais la situation comme
système d’interactions de l’élève avec un milieu censé lui permettre de faire évoluer ses
connaissances. [BROUSSEAU 1997]. Dans ce cas, on parlera de situation d’apprentissage par
adaptation.
Partant de là, il faudra remettre en cause l’idée que les mathématiques se construisent par
simple manipulation d’objets (nous reviendrons sur ce point), ou par remplissage de fiches. Il
s’agit d'élaborer des dispositifs dans lesquels l'élève expérimente et développe son autonomie,
sa prise de décisions, son sens de l’anticipation et cela dans un climat de confiance et de
sécurité afin qu'il ose faire des tentatives, des essais répétés, mêmes infructueux, dès son plus
jeune âge.
Certaines situations issues de la recherche en didactique, qui ont fait leurs preuves, mais dont
leur lecture et leur diffusion ont conduit à des interprétations erronées méritent d'être revues
de façon précise. Dans cette communication, afin de ne pas me disperser je prendrai l'exemple
de deux situations : l'une très connue et que nous nommons "situation fondamentale du
nombre", l'autre moins connue et que je nommerai "la propriété d'addition". Mais ces deux
situations s'inscrivent dans un processus plus général qui a déjà été décrit dans le CD-ROM
"activités mathématiques à l'école maternelle" édité chez Hatier en 2000. Depuis, chacune des
situations décrites à l'époque a fait l'objet de mises en œuvre et de nouvelles observations dans
des classes bordelaises. C'est pour cela que les deux situations seront analysées à l'aide des
résultats plus récents.
1
Le diaporama lui-même ainsi que d'autres textes sont disponibles sur le site ddm.joel.briand.free.fr
2
LAURENCE DE COCK 27 MAI 2017 Médiapart.
....."Les premières écritures des nombres ne doivent pas être introduites précocement mais
progressivement, à partir des besoins de communication dans la résolution de situations
concrètes. ".
....."Pour dénombrer une collection d’objets, l’enfant doit être capable de synchroniser la
récitation de la suite des mots-nombres avec le pointage des objets à dénombrer. Cette
capacité doit être enseignée selon différentes modalités en faisant varier la nature des
collections et leur organisation spatiale car les stratégies ne sont pas les mêmes selon que les
objets sont déplaçables ou non (mettre dans une boîte, poser sur une autre table), et selon
leur disposition (collection organisée dans l’espace ou non, collection organisée-alignée sur
une feuille ou pas). "
... « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire
apparaître, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombre désigne la
quantité qui vient d’être formée ».
Ces extraits montrent que les travaux en didactique des mathématiques ont été pris en compte
mais ils ne précisent pas comment le comptage-numérotage sera évité dans les activités de
dénombrement alors même que c'est la stratégie qui est le plus spontanément utilisée par les
élèves. En cela la didactique des mathématiques a depuis 30 ans apporté des réponses et loin
d'avoir à "repenser la didactique des mathématiques"3 il est urgent de s'y replonger.
3
Brissiaud in présentation collloque AGEEM 2017.
Le comptage-numérotage et le dénombrement
En 1989 une étude conduite à l’Université Bordeaux 14 montrait qu’il n’y avait pas de
corrélation entre connaître la comptine des nombres et pouvoir construire une collection
équipotente à une collection de référence non visible au moment de la construction de la dite
collection (étape 1 de la situation fondamentale du
nombre, que nous décrivons après). A cette
époque, les élèves (en entrée de CP) connaissaient
la comptine jusqu’à à peu près 60. La même étude
conduite en 2012 a montré que les élèves
comptaient maintenant bien plus loin (souvent
jusqu’à 70, voire 100..) mais que le taux de réussite
à la situation dite « fondamentale du nombre »
n’avait pas augmenté ! et que la corrélation était
toujours inexistante.
Connaître la comptine, même plus loin que dans les années 90, n'est donc pas
automatiquement suffisant pour savoir dénombrer une collection. Et quand bien même le
comptage-numérotage permettrait le dénombrement, nous n'avons aucune garantie que le
nombre s'y est construit. Pour certains enfants les mots-nombres connus restent à quantifier. Il
suffit de relire Claire Meljac dans sont ouvrage « décrire, agir compter» [MELJAC 1979]
pour s’apercevoir que ce phénomène avait déjà été pointé à l’époque. Le comptage-
numérotage est bien sûr une procédure de dénombrement possible et culturellement reconnue
à condition de savoir coordonner le geste et la parole, ce que la connaissance de la comptine
ne garantit pas. L'enseignement du comptage-numérotage correspond donc au modèle
spontané d'enseignement et est souvent encouragé par l'institution, mais son enseignement
prématuré peut constituer un obstacle5 (didactique) à la construction du nombre comme signe
4
Quatre étapes pour une évaluation continue en grande section. IREM Bordeaux 1989.
5
Obstacle : L'erreur n'est pas seulement l'effet de l'ignorance, de l'incertitude, du hasard comme on le croit dans les
théories empiristes ou béhavioristes de l'apprentissage, mais l'effet d'une connaissance antérieure, qui avait son
intérêt, ses succès, mais qui dans une situation nouvelle, se révèle fausse, ou simplement inadaptée. Bachelard écrivait :
"l'erreur est constitutive d'une connaissance". Il affirmait par là même qu'une erreur commise par un sujet dans une
activité quelconque révélait un savoir mis en jeu et localement inadapté à l'activité en cours. Les erreurs de ce type ne
sont donc pas erratiques et imprévisibles, elles sont constituées en obstacles. Un obstacle est constitué comme une
connaissance, avec des objets, des relations, des méthodes d'appréhension, des prévisions, avec des évidences, des
conséquences oubliées, des ramifications imprévues... Il va résister au rejet, il tentera comme il se doit, de s'adapter
localement, de se modifier aux moindres frais, de s'optimiser sur un champ réduit. (Piaget parlait de processus
d'accommodation.)
6
Nous retenons deux acceptations du terme "dénombrement" :
- Le dénombrement au sens strict : dénombrer une collection c'est considérer le dernier terme de la liste ordonnée des
nombres produite dans le comptage comme une caractéristique de la collection.
- Le dénombrement au sens large : dénombrer une collection c'est pouvoir construire une collection équipotente à une
collection donnée sans présence de cette collection.
7
A l’école maternelle, les savoirs sont tellement connus qu’il est difficile, pour les professeurs, de donner une consigne sans
donner la solution…
"Le langage n'est pas la pensée, mais que serait la pensée sans le langage" ?
Pour que la situation puisse faire évoluer du comptage-numérotage au nombre, le professeur
va devoir réorganiser le milieu. Il va jouer sur la taille des collections et séparer dans le temps
les deux étapes de l'activité : par exemple, mémoriser la quantité le matin et utiliser cette
mémoire de la quantité l'après-midi. Pour cela, il va engager les élèves dans la production
d’une trace écrite afin de se souvenir.
Le passage à un travail sur l’écrit joue ici un rôle fondamental9. Les enfants proposent
différentes stratégies (dessiner les garages, dessiner des bâtonnets, écrire la suite écrite de la
comptine, écrire le nombre,...). Ils trouvent petit à petit un moyen écrit de garder en mémoire
cette information numérique. C'est dans les écrits que vont se négocier le passage d'une trace
écrite du comptage-numérotage (1 2 3 4 5 6) à une trace écrite plus concise témoignage de
l'acquisition du nombre (6).
Voici des exemples de productions écrites issues de ce type de situation :
8
A ce propos, R.Brissiaud écrit : "En revanche, depuis 30 ans environ, les étudiants des écoles normales, des IUFM puis des
ESPE apprennent que la « situation fondamentale du dénombrement » est celle où l’élève est devant une collection de
coquetiers et où l’enseignant lui demande d’aller chercher à l’autre bout de la classe, en un seul voyage, une collection
d’œufs qui conduise à mettre exactement un œuf dans chaque coquetier. Or, pour réussir ce problème, il suffit de compter-
numéroter les coquetiers (le 1, le 2, le 3, le 4, le 5, le 6, le 7, le 8, par exemple) et de compter-numéroter « pareil » les œufs, il
n’est pas nécessaire de savoir comment le nombre 8 s’exprime en nombres plus petits que lui. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les
formateurs appellent « situation fondamentale du dénombrement » un problème dont la résolution ne nécessite pas de
comprendre les nombres au sens de Buisson, Canac, Mialaret, etc. Le point de vue adopté est radicalement différent. Cet
usage du mot « dénombrement » est extrêmement malheureux : il conduit les enseignants à penser que leurs élèves
travaillent avec des nombres, c’est-à-dire des entités qui réfèrent à des pluralités, alors que, bien souvent, ils ne font usage
que de numéros, entités qui réfèrent à des individualités.". Nous pourrions dire que cette analyse serait juste si la situation
dite "fondamentale du nombre" était celle qui est décrite. Or il faut avoir lu les textes d'origine de Brousseau et de son équipe
pour comprendre que c'est une évolution de la situation, par l'usage rendu nécessaire de l'écrit, qui va faire en sorte que l'élève
passera du comptage-numérotage au concept de nombre.
9
Le travail de la pensée est souvent accompagné, voire piloté, par des formes langagières et des manipulations de symboles.
La numération et les notations algébriques ne sont pas à elles seules des concepts mathématiques mais elles jouent un grand
rôle dans la conceptualisation et le raisonnement mathématiques » [G.Vergnaud in REE n°4 oct 2007
Ce qui rendra d'autant plus difficile l’identification du couple (5,3) au couple (4,4) lors de la
genèse de l’addition. On comprend alors que l’identification d’un nombre à une disposition
particulière (domino) doit être maniée avec prudence puisqu’il y a risque de « fossilisation »
des images mentales.
Un travail en grande section consiste donc à proposer à des enfants une écriture comme 5 3
(l’utilisation du signe + est ici superflue) afin qu’ils aillent chercher une collection représentée
dans une autre configuration que 5 3 mais plutôt 4 4 ou 6 2, etc. Ce travail prépare à la lecture
d’un mot (5 3) et attribue à chacun des signes un rôle spécifique, ce qui sera bénéfique pour la
10
L'activité est souvent nommée « le bon panier » dans BRIAND-SALIN-LOUBET 2004.
11
Situation proposée et étudiée par S.Vinant à l'école Jules MIchelet de Talence (33)
En conclusion
Les savoirs mathématiques de l’école maternelle sont des outils familiers aux adultes. Leur
remise en perspective en tant que solution à des problèmes attrayants que l’on poserait à des
élèves nécessite un recul, une formation professionnelle avérée. Prise en sandwich entre des
pratiques sociales qui évoluent (cf les jeux traditionnels en perte de vitesse) et une
élémentarisation rampante (enseignement inutilement précoce des plus grands nombres et de
la numération), l’école maternelle doit affirmer sa place dans la construction des premières
mathématiques.
Nous avons volontairement revu seulement deux situations emblématiques et souvent mal
comprises ou/et confondues avec des épreuves d'évaluation. Nous y avons vu en quoi l’école
maternelle pouvait être le lieu où des enfants apprennent à prendre de la distance entre
l’intention de l’action, l’action et le résultat de cette action. Les mathématiques participent à
ce passage de l'opinion (personnelle) à la vérité (collective) à condition qu’une réflexion
puisse être conduite sur la place du matériel, la place des déclarations orales, la place des
écrits. Le professeur y joue un rôle déterminant de complice des erreurs, des réussites des
élèves, dans un climat de bienveillance tout en ayant pour objectif des constructions de
savoirs.
Bibliographie
BRIAND J. (1999). « Contribution à la réorganisation des savoirs pré-numériques et
numériques.». Recherches en didactique des mathématiques, vol. 19, no 1, p. 41-76.
BRIAND J., LACAVE-LUCIANI M.-J., HARVOUET M. (2000). « Enseigner l’énumération
en moyenne section ». Grand N. Spécial maternelle : approche du nombre. Tome 1, p. 123-
138.
BRIAND J., SALIN MH, LOUBET M. (2004) “mathématiques en maternelle » CDROM
Hatier.
BRISSIAUD R. (1989) "Comment les enfants apprennent à calculer ?" RETZ, Paris.
GARCION-VAUTOR L. (2002) « L’entrée dans le contrat didactique à l’école maternelle »
RDM Vol. 22, n°2.3, pp. 285-308
BROUSSEAU G. (1997). Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage.
BRUN J. (1994) « Evolution des rapports entre la psychologie du développement cognitif et
la didactique des mathématiques ».in "Vingt ans de didactique des mathématiques en France"
(Artigue, Gras, Laborde, Tavignot). La pensée sauvage, Grenoble.