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Outillage pour organiser la construction des premiers

nombres à l'école maternelle.


Jeux et situations d'apprentissage ; rôles de l’écrit
- Communication du 7 juillet 20171 -
Joël Briand
Maître de conférences
Nouvelle Université Bordeaux.

Préambule :
Les mathématiques de l’école maternelle sont tellement culturellement connues qu’il semble
que leur construction paraisse aller de soi et que leur transmission puisse se réduire à leur
présentation en vue d’une familiarisation. Toutefois ces mathématiques apparemment « déjà
là » le sont pour les adultes mais leur appropriation par les élèves devrait passer par une mise
en scène qui favorise une re-construction, une reprise, une appropriation progressive
d’ensemble de signes, de règles, de modes de raisonnement, qui sont l’essence même de
l’activité mathématique à cet âge. Cela suppose pour le professeur d’avoir une posture dans
laquelle il s’agit de mettre en avant, non pas l’élève ou le savoir, mais la situation comme
système d’interactions de l’élève avec un milieu censé lui permettre de faire évoluer ses
connaissances. [BROUSSEAU 1997]. Dans ce cas, on parlera de situation d’apprentissage par
adaptation.
Partant de là, il faudra remettre en cause l’idée que les mathématiques se construisent par
simple manipulation d’objets (nous reviendrons sur ce point), ou par remplissage de fiches. Il
s’agit d'élaborer des dispositifs dans lesquels l'élève expérimente et développe son autonomie,
sa prise de décisions, son sens de l’anticipation et cela dans un climat de confiance et de
sécurité afin qu'il ose faire des tentatives, des essais répétés, mêmes infructueux, dès son plus
jeune âge.
Certaines situations issues de la recherche en didactique, qui ont fait leurs preuves, mais dont
leur lecture et leur diffusion ont conduit à des interprétations erronées méritent d'être revues
de façon précise. Dans cette communication, afin de ne pas me disperser je prendrai l'exemple
de deux situations : l'une très connue et que nous nommons "situation fondamentale du
nombre", l'autre moins connue et que je nommerai "la propriété d'addition". Mais ces deux
situations s'inscrivent dans un processus plus général qui a déjà été décrit dans le CD-ROM
"activités mathématiques à l'école maternelle" édité chez Hatier en 2000. Depuis, chacune des
situations décrites à l'époque a fait l'objet de mises en œuvre et de nouvelles observations dans
des classes bordelaises. C'est pour cela que les deux situations seront analysées à l'aide des
résultats plus récents.

1
Le diaporama lui-même ainsi que d'autres textes sont disponibles sur le site ddm.joel.briand.free.fr

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Introduction à l'exposé
Dans le début de la communication, j'ai voulu :
- rappeler l'intérêt qu'il y avait à pratiquer des jeux de plateau étant entendu qu'actuellement,
la pratique de tels jeux au sein du milieu parental allait en diminuant. Les neurosciences, qui
ne prétendent pas apporter des méthodes d'apprentissage, soulignent d'ailleurs la nécessité de
pratiquer de tels jeux.
- mettre en garde contre des pratiques s’inscrivant "dans une veine pseudo-scientifique très en
vogue actuellement, qui nous enjoint au « plaisir » et à l’« épanouissement » en combinant
aléatoirement ergonomie, neurosciences, métaphysique, sagesse orientale ou encore
économie et management".2
Le but de la communication est donc de caractériser les types de situations qu'il est possible
de mettre en œuvre, dans le domaine du pré-numérique, en classe d'école maternelle, afin que
les élèves pratiquent une activité mathématique.

Première situation étudiée : le nombre comme une des solutions à


un problème de dénombrement : "situation fondamentale du
nombre".
Les programmes 2008 de l’école maternelle:
Ils établissaient de fait un cloisonnement entre les activités à caractère mathématique (listées
dans la partie « découverte du monde ») et celles relatives à l’entrée dans l’écrit (listées dans
la partie « découvrir l’écrit ») montrant par là même une absence de réflexion sur l’entrée
dans l’écrit y compris au cours d’une activité mathématique.
-Ils déclaraient : « progressivement, les enfants acquièrent la suite des nombres au moins
jusqu’à 30 et apprennent à l’utiliser pour dénombrer » quand on sait que le comptage –
numérotage appris de façon mécanique, s'il peut permettre de réussir une tâche de
dénombrement, peut constituer un obstacle à l'acquisition du nombre.
-Il attribuaient au « symbolisme » en mathématiques une définition obscure : « à la fin de
l’école maternelle, les problèmes constituent une première entrée dans l’univers du calcul
mais c’est le cours préparatoire qui installera le symbolisme ». Or entrer dans l’écrit c’est
symboliser. Comment alors entrer dans les premiers écrits des nombres ?
-Ils préconisaient une attitude pédagogique « L’accompagnement qu’assure l’enseignant en
questionnant (comment, pourquoi, etc.) et en commentant ce qui est réalisé avec des mots
justes, dont les mots-nombres, aide à la prise de conscience ». Or, dans des situations
d’action, vouloir faire verbaliser à tout prix peut s’ériger en obstacle à la réussite de l’action.
-Ils séparaient des domaines (construction des premiers nombres, maîtrise de l’espace, etc.)
qui sont pourtant dépendants les uns des autres. Par exemple, pour dénombrer une collection,
il faut se déplacer de façon organisée dans cette collection : le numérique a besoin du spatial.
Les dépendances entre les différents domaines sont fortes et malgré tout non explicitées.

2
LAURENCE DE COCK 27 MAI 2017 Médiapart.

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Les programmes 2015 de l’école maternelle:
La partie relative à la construction du nombre y est mieux détaillée. Voici quelques extraits
qui mettent en garde sur la confusion entre connaître la comptine numérique et avoir acquis le
concept de nombre.
"La construction du nombre s’appuie sur la notion de quantité, sa codification orale et écrite,
l’acquisition de la suite orale des nombres et l’usage du dénombrement. Chez les jeunes
enfants, ces apprentissages se développent en parallèle avant de pouvoir se coordonner :
l’enfant peut, par exemple, savoir réciter assez loin la comptine numérique sans savoir
l’utiliser pour dénombrer une collection."
....."Progressivement, il passe de l’apparence des collections à la prise en compte des
quantités."

....."Les premières écritures des nombres ne doivent pas être introduites précocement mais
progressivement, à partir des besoins de communication dans la résolution de situations
concrètes. ".
....."Pour dénombrer une collection d’objets, l’enfant doit être capable de synchroniser la
récitation de la suite des mots-nombres avec le pointage des objets à dénombrer. Cette
capacité doit être enseignée selon différentes modalités en faisant varier la nature des
collections et leur organisation spatiale car les stratégies ne sont pas les mêmes selon que les
objets sont déplaçables ou non (mettre dans une boîte, poser sur une autre table), et selon
leur disposition (collection organisée dans l’espace ou non, collection organisée-alignée sur
une feuille ou pas). "
... « Les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire
apparaître, lors de l’énumération de la collection, que chacun des noms de nombre désigne la
quantité qui vient d’être formée ».
Ces extraits montrent que les travaux en didactique des mathématiques ont été pris en compte
mais ils ne précisent pas comment le comptage-numérotage sera évité dans les activités de
dénombrement alors même que c'est la stratégie qui est le plus spontanément utilisée par les
élèves. En cela la didactique des mathématiques a depuis 30 ans apporté des réponses et loin
d'avoir à "repenser la didactique des mathématiques"3 il est urgent de s'y replonger.

L’école maternelle et le milieu parental :


En dehors de la traditionnelle attente « les enfants doivent savoir lire, écrire et compter » un
grand nombre de parents n’ont pas une perception nette de ce qui se joue à l’école. Cette
ignorance est encore plus marquée lorsqu’il s’agit de l’école maternelle. Ils ne comprennent
pas l'enjeu de telle ou telle activité et donc n'aident pas leurs enfants à repérer l'enjeu de
l'apprentissage de la situation. Or ce sont souvent les questionnements de la famille qui
optimisent l’aptitude, chez ces élèves, à comprendre que dans l'activité scolaire proposée il y a
quelque chose à apprendre. Ce retour « en famille » sur les activités scolaires n'est pas présent
dans beaucoup de milieux : un enfant qui a l’habitude d’ouvrir des albums chez lui et qui a été
accompagné dans la lecture de ceux-ci investira différemment la pratique de la lecture, (voire
la dictée à l’adulte). Qu’en est-il pour les mathématiques ? Souvent, les parents s’impliquent
dans le comptage-numérotage : « mon enfant sait compter jusqu’à 39 » dira, tout fier, un
parent. Cet « enseignement spontané » du comptage-numérotage constitue une pratique

3
Brissiaud in présentation collloque AGEEM 2017.

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sociale courante. Nous verrons en quoi cette pratique ne garantit en rien l’acquisition du
concept de nombre et qu’il appartient à l’école maternelle de prendre ses distances et de
proposer d’autres approche en vue de la construction du nombre.
Mais il y a plus préoccupant encore : un récent travail auprès de plusieurs classes de cours
préparatoire a montré que les enfants ne pratiquaient bien souvent plus des jeux qui engagent
une pratique sociale des nombres. Par exemple, le jeu des petits chevaux qui favorise la
lecture d’un dé, le déplacement sur une piste réglé par le nombre de sauts à effectuer, la
lecture des six premiers nombres écrits en chiffres, est maintenant un jeu relativement peu
pratiqué quelque soit le milieu parental. Or les activités qui vont être développées à l’école
maternelle et en cours préparatoire pour les usages du nombre (mémoriser une quantité,
mémoriser une position sur un parcours) se fondent souvent sur ces jeux. Les neurosciences
pointent d’ailleurs cette familiarisation première comme catalyseur de la construction des
premiers nombres [DEHANNE 2010] . On assiste à une modification de la culture à laquelle
l’enseignement ne s’est pas préparé.

Le comptage-numérotage et le dénombrement
En 1989 une étude conduite à l’Université Bordeaux 14 montrait qu’il n’y avait pas de
corrélation entre connaître la comptine des nombres et pouvoir construire une collection
équipotente à une collection de référence non visible au moment de la construction de la dite
collection (étape 1 de la situation fondamentale du
nombre, que nous décrivons après). A cette
époque, les élèves (en entrée de CP) connaissaient
la comptine jusqu’à à peu près 60. La même étude
conduite en 2012 a montré que les élèves
comptaient maintenant bien plus loin (souvent
jusqu’à 70, voire 100..) mais que le taux de réussite
à la situation dite « fondamentale du nombre »
n’avait pas augmenté ! et que la corrélation était
toujours inexistante.
Connaître la comptine, même plus loin que dans les années 90, n'est donc pas
automatiquement suffisant pour savoir dénombrer une collection. Et quand bien même le
comptage-numérotage permettrait le dénombrement, nous n'avons aucune garantie que le
nombre s'y est construit. Pour certains enfants les mots-nombres connus restent à quantifier. Il
suffit de relire Claire Meljac dans sont ouvrage « décrire, agir compter» [MELJAC 1979]
pour s’apercevoir que ce phénomène avait déjà été pointé à l’époque. Le comptage-
numérotage est bien sûr une procédure de dénombrement possible et culturellement reconnue
à condition de savoir coordonner le geste et la parole, ce que la connaissance de la comptine
ne garantit pas. L'enseignement du comptage-numérotage correspond donc au modèle
spontané d'enseignement et est souvent encouragé par l'institution, mais son enseignement
prématuré peut constituer un obstacle5 (didactique) à la construction du nombre comme signe

4
Quatre étapes pour une évaluation continue en grande section. IREM Bordeaux 1989.
5
Obstacle : L'erreur n'est pas seulement l'effet de l'ignorance, de l'incertitude, du hasard comme on le croit dans les
théories empiristes ou béhavioristes de l'apprentissage, mais l'effet d'une connaissance antérieure, qui avait son
intérêt, ses succès, mais qui dans une situation nouvelle, se révèle fausse, ou simplement inadaptée. Bachelard écrivait :
"l'erreur est constitutive d'une connaissance". Il affirmait par là même qu'une erreur commise par un sujet dans une
activité quelconque révélait un savoir mis en jeu et localement inadapté à l'activité en cours. Les erreurs de ce type ne
sont donc pas erratiques et imprévisibles, elles sont constituées en obstacles. Un obstacle est constitué comme une
connaissance, avec des objets, des relations, des méthodes d'appréhension, des prévisions, avec des évidences, des
conséquences oubliées, des ramifications imprévues... Il va résister au rejet, il tentera comme il se doit, de s'adapter

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de la quantité. Cela ne signifie pas qu'il faille « décrocher » les bandes numériques dans les
classes maternelles. Il s'agit de ne pas confondre environnement culturel et pratiques
mathématiques !

Situation de la vie courante


Prenons l’exemple d’un enfant appelé à mettre le couvert, chez lui. Il peut avoir plusieurs
stratégies :
- il prend l'assiette pour maman, va la poser ; il prend l'assiette pour papa, va la poser ; etc. ;
- il prend beaucoup d'assiettes et est ainsi assuré d'avoir "ce qu'il faut" ;
- il prévoit l'assiette pour maman, papa, etc. et va ensuite les poser. Pour cela il peut associer
maman, papa, etc. à un doigt et construire ainsi une collection intermédiaire ; il peut aussi
compter maman 1 papa 2.... ; il peut enfin dire la quantité nécessaire à l'aide d'un nombre
prononcé.
Cette situation met en jeu un savoir. Il s'agit dans la première attitude de la correspondance un
à un, et dans la troisième attitude, du dénombrement6. Il s'agit de bien contrôler la quantité
d'une façon ou d'une autre, que ce soit la correspondance terme à terme (par l'intermédiaire
des doigts), ou bien le comptage numérotage, ou bien l'usage du nombre.
Le travail de l'enseignant va consister à construire une situation dont les modifications
successives conduisent à l'acquisition du nombre au delà de la correspondance terme à terme
et du comptage numérotage.
Examinons les modifications nécessaires pour qu'une situation d'enseignement puisse, à
terme, générer le nombre comme solution optimale (situation d’apprentissage par adaptation).

La situation transposée en milieu scolaire


- En premier lieu, la collection à laquelle se réfère l'enfant dans son milieu familial (papa,
maman, etc.), sera remplacée par une collection construite par le professeur : collection de
petites voitures par exemple avec pour tâche d’aller chercher un garage pour chaque voiture
(les garages sont matérialisés par des plaques de carton afin que, lors de la vérification, on
puisse placer une voiture sur une plaque de carton).
-Il posera comme enjeu de ne pas faire plus d'un aller et retour entre la collection de voitures
et les garages (c’est là que certains enfants « diront » le nombre, que d’autres mimeront avec
les doigts, etc.).
-Il pensera sa consigne et ne s'en écartera pas : « va chercher en un seul voyage juste ce qu'il
faut de garages pour tes voitures » et non pas « va chercher le nombre de garages qu'il faut
pour les voitures ».7
- Plusieurs confrontations à ce jeu peuvent permettre d’espérer que les enfants tenteront de
mémoriser la quantité. Mais cette situation peut se résoudre par simple comptage-
numérotage.8

localement, de se modifier aux moindres frais, de s'optimiser sur un champ réduit. (Piaget parlait de processus
d'accommodation.)
6
Nous retenons deux acceptations du terme "dénombrement" :
- Le dénombrement au sens strict : dénombrer une collection c'est considérer le dernier terme de la liste ordonnée des
nombres produite dans le comptage comme une caractéristique de la collection.
- Le dénombrement au sens large : dénombrer une collection c'est pouvoir construire une collection équipotente à une
collection donnée sans présence de cette collection.
7
A l’école maternelle, les savoirs sont tellement connus qu’il est difficile, pour les professeurs, de donner une consigne sans
donner la solution…

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Comment faire évoluer cette situation pour que les élèves construisent le concept de nombre ?

"Le langage n'est pas la pensée, mais que serait la pensée sans le langage" ?
Pour que la situation puisse faire évoluer du comptage-numérotage au nombre, le professeur
va devoir réorganiser le milieu. Il va jouer sur la taille des collections et séparer dans le temps
les deux étapes de l'activité : par exemple, mémoriser la quantité le matin et utiliser cette
mémoire de la quantité l'après-midi. Pour cela, il va engager les élèves dans la production
d’une trace écrite afin de se souvenir.
Le passage à un travail sur l’écrit joue ici un rôle fondamental9. Les enfants proposent
différentes stratégies (dessiner les garages, dessiner des bâtonnets, écrire la suite écrite de la
comptine, écrire le nombre,...). Ils trouvent petit à petit un moyen écrit de garder en mémoire
cette information numérique. C'est dans les écrits que vont se négocier le passage d'une trace
écrite du comptage-numérotage (1 2 3 4 5 6) à une trace écrite plus concise témoignage de
l'acquisition du nombre (6).
Voici des exemples de productions écrites issues de ce type de situation :

8
A ce propos, R.Brissiaud écrit : "En revanche, depuis 30 ans environ, les étudiants des écoles normales, des IUFM puis des
ESPE apprennent que la « situation fondamentale du dénombrement » est celle où l’élève est devant une collection de
coquetiers et où l’enseignant lui demande d’aller chercher à l’autre bout de la classe, en un seul voyage, une collection
d’œufs qui conduise à mettre exactement un œuf dans chaque coquetier. Or, pour réussir ce problème, il suffit de compter-
numéroter les coquetiers (le 1, le 2, le 3, le 4, le 5, le 6, le 7, le 8, par exemple) et de compter-numéroter « pareil » les œufs, il
n’est pas nécessaire de savoir comment le nombre 8 s’exprime en nombres plus petits que lui. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les
formateurs appellent « situation fondamentale du dénombrement » un problème dont la résolution ne nécessite pas de
comprendre les nombres au sens de Buisson, Canac, Mialaret, etc. Le point de vue adopté est radicalement différent. Cet
usage du mot « dénombrement » est extrêmement malheureux : il conduit les enseignants à penser que leurs élèves
travaillent avec des nombres, c’est-à-dire des entités qui réfèrent à des pluralités, alors que, bien souvent, ils ne font usage
que de numéros, entités qui réfèrent à des individualités.". Nous pourrions dire que cette analyse serait juste si la situation
dite "fondamentale du nombre" était celle qui est décrite. Or il faut avoir lu les textes d'origine de Brousseau et de son équipe
pour comprendre que c'est une évolution de la situation, par l'usage rendu nécessaire de l'écrit, qui va faire en sorte que l'élève
passera du comptage-numérotage au concept de nombre.

9
Le travail de la pensée est souvent accompagné, voire piloté, par des formes langagières et des manipulations de symboles.
La numération et les notations algébriques ne sont pas à elles seules des concepts mathématiques mais elles jouent un grand
rôle dans la conceptualisation et le raisonnement mathématiques » [G.Vergnaud in REE n°4 oct 2007

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Le professeur a donc modifié le scénario d’origine. C’est dans ces premières productions
d’écrits que le concept de nombre va prendre consistance. Par ces productions, l’élève prend
progressivement conscience que la conservation de l’information passe par l’élaboration d’un
code d’abord personnel, puis, plus tard, commun. L'abandon des écritures "primitives" du
type 123456 au profit de 6 constitue l'appropriation du nombre.
En d’autres termes, un concept naît (le nombre, ou plutôt les premiers nombres) ; on sait qu’il
est d’abord fragile (non conservation des quantités à cet âge), mais il apparaît
progressivement dans un système sémiotique collectif comme solution à certains problèmes
posés. Dès lors, une écriture (primitive) va être objet de découvertes, de progrès par
confrontation des écrits. L’entrée dans l’écrit trouve là une utilité avérée parce que le sens
commande les travaux d’écriture. Le travail réflexif collectif sur ces écritures va développer la
construction des premiers nombres. Plus tard, l’écriture (ultérieure ou/et contemporaine de
l’activité) définitive du nombre constituera un code commun imposé par le professeur auquel
on adhérera, pour des raisons sociales.

Le nombre comme solution à un problème de positionnement


Je n'ai pas abordé cette situation lors de mon exposé, mais une autre famille de situations
relative aux premiers nombres a été étudiée et est décrite dans le CD-ROM déjà évoqué.

Seconde situation étudiée : "La propriété d’addition" : condition


nécessaire à la conceptualisation du nombre
La tendance actuelle à élémentariser l’école maternelle pousse les professeurs à faire travailler
trop tôt sur de grands nombres, voire sur la numération. Or la numération suppose un travail
très élaboré sur le signe : comprendre que 18 est synonyme de 10+8, ne pas se contenter de
réciter cette égalité mais s’en servir dans une action sont des savoirs et des comportements
difficiles à acquérir On sait que ce travail prend du temps au cours préparatoire. Le travail sur
la numération supposera que l’élève donne du sens à une production écrite (18) : le 1
signifiant une dizaine et le 8 signifiant le « 8 »… Vouloir engager les enfants dans un tel
travail en grande section est hors programme. Pour autant, qu’est-ce qui peut-être utile à
travailler en amont à l’école maternelle ?
Beaucoup d’enfants sont en difficulté pour reconnaître que les deux collections suivantes sont
équipotentes :

Ce qui rendra d'autant plus difficile l’identification du couple (5,3) au couple (4,4) lors de la
genèse de l’addition. On comprend alors que l’identification d’un nombre à une disposition
particulière (domino) doit être maniée avec prudence puisqu’il y a risque de « fossilisation »
des images mentales.
Un travail en grande section consiste donc à proposer à des enfants une écriture comme 5 3
(l’utilisation du signe + est ici superflue) afin qu’ils aillent chercher une collection représentée
dans une autre configuration que 5 3 mais plutôt 4 4 ou 6 2, etc. Ce travail prépare à la lecture
d’un mot (5 3) et attribue à chacun des signes un rôle spécifique, ce qui sera bénéfique pour la

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construction de la numération au cours préparatoire10. Nous allons développer l'analyse des
différentes étapes de cette situation.

Les programmes 2015 de l’école maternelle:


Ils insistent sur deux points : la décomposition-recomposition des petites quantités et
l'itération : la consolidation du nombre "demande des activités nombreuses et variées portant
sur la décomposition et recomposition des petites quantités (trois c’est deux et encore un ; un
et encore deux ; quatre c’est deux et encore deux ; trois et encore un ; un et encore trois), la
reconnaissance et l’observation des constellations du dé, la reconnaissance et l’expression
d’une quantité avec les doigts de la main, la correspondance terme à terme avec une
collection de cardinal connu. L’itération de l’unité (trois c’est deux et encore un) se construit
progressivement, et pour chaque nombre. Après quatre ans, les activités de décomposition et
recomposition s’exercent sur des quantités jusqu’à dix."
Dans cette partie des programmes, moins homogène que la précédente, une certaine confusion
existe qui vient du fait que l'on propose de décomposer-recomposer des quantités, donc de
travailler sur des objets et non sur des nombres et on demande de travailler sur l'itération de
l'unité, donc de travailler sur les nombres. Et dans ce dernier cas, il n'est pas précisé si le
travail s'effectue sur une énonciation orale des nombres ou sur une production écrite signifiant
ces nombres.
Nous rapprochons la décomposition-recomposition exercée sur les nombres de la propriété
d'addition au sens de Vergnaud : "Cette propriété d'addition est la condition nécessaire à la
conceptualisation du nombre". Il s'agit de construire une situations d'apprentissage, dont la
solution optimale fait qu'un travail de décomposition-recomposition d'un nombre conduit à la
solution du problème posé.

Exemple de situation :"le bon panier11"


La situation :
Matériel
Une quinzaine de messages comme sur la photo.
Une quinzaine de paniers dessinés contenant des œufs.
Des feutres des couleurs concernées.
Pour l'étape 2 et suivantes : des boites sans couvercles
contenant les feuilles où sont dessinés les paniers

Objectifs pour le professeur : Proposer une situation (étape 1)


au cours de laquelle l'élève devra lire un message numérique de
type 2 et 5 (voir photo) et aller chercher un panier dont la
disposition des œufs n'est pas 2 éléments et 5 éléments mais, par
exemple 3 éléments et 4 éléments.
Le coloriage des œufs conformément aux couleurs indiquées
dans les messages constitue le moment de vérification du bon

10
L'activité est souvent nommée « le bon panier » dans BRIAND-SALIN-LOUBET 2004.
11
Situation proposée et étudiée par S.Vinant à l'école Jules MIchelet de Talence (33)

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choix du panier.
A l'étape 2, les paniers
sont cette fois rangés dans
des barquettes elle-même
étiquetées (voir photo).
Les élèves font petit à
petit le lien entre leur
couple de nombre et
l'étiquette, ce qui leur
permet de prendre le bon
panier sans avoir à
tâtonner.
A l'étape 3, les élèves apprennent à prévoir quels sont les couples de nombres qui conduisent
à la même barquette. Ils lient ainsi plusieurs couples de nombres à la barquette
correspondante.

A l'étape 4 c'est un travail exclusif sur les couples


de nombres (voir photo) qui permet de savoir ceux
qui conduisent à la même barquette.

La décomposition-recomposition d'un nombre ainsi que l'itération de l'unité y sont des


observables parmi d'autres. Cette situation permet de préparer les élèves à l'étude de l'addition
qui ne sera abordée de manière formelle, qu’au CP.

Réorganiser l’enseignement des savoirs pré-numériques : le cas de


l'énumération
Nous avons montré en quoi la construction d’un milieu d’apprentissage des premiers nombres
nous semblait être la tâche essentielle du professeur. Intéressons nous maintenant aux
difficultés que peuvent rencontrer des enfants dans une tâche de dénombrement.
Pour dénombrer convenablement une collection d’objets (déplaçables ou non), l’enfant doit
pouvoir « passer en revue » chacun des éléments de la collection sans en oublier, sans en
considérer un plusieurs fois. On notera que cette activité est plutôt de nature spatiale. C’est ce
que nous appelons une tâche « d’inventaire ». Pour cela, il doit mettre en œuvre une
connaissance que nous appelons énumération qui est nécessaire au comptage mais qui ne
s’identifie pas à celui-ci. Or, des difficultés dans le comptage en cours préparatoire sont
imputables à des difficultés à réaliser la tâche d’inventaire. Ce constat montre que, dans
l’enseignement, le professeur doit enseigner des savoirs en s’appuyant sur des connaissances
qui ne sont pas enseignées.
Une des tâches de l’école maternelle est donc être de préparer les élèves à tout ce qui peut
constituer les ingrédients nécessaires à une bonne maîtrise des nombres : nous avons vu
l’entrée dans les premiers écrits numériques nous voyons maintenant l’entrée dans les
pratiques énumératives qui permettront des activités écrites de marquage : en effet, pour être

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efficace dans le comptage du nombre d’éléments d’une
collection, un enfant a tout intérêt à repérer au fur et à mesure les
éléments déjà comptés. Il ne s’agit pas d’un simple savoir-faire
mais d'un savoir : énumérer une collection. Nous devons donc
construire une situation dont la solution au problème posé soit
l'énumération d'une collection. J'ai donc montré lors de mon
exposé un exemple de situation d'apprentissage par adaptation de
l'énumération (le jeu des boites : voir photo). La description
détaillée est faite dans le CD-ROM ainsi que dans [GRAND N
2000] et dans [MARGOLINAS C., WOZNIAK F., CANIVENC B. et al. (2007].

En conclusion
Les savoirs mathématiques de l’école maternelle sont des outils familiers aux adultes. Leur
remise en perspective en tant que solution à des problèmes attrayants que l’on poserait à des
élèves nécessite un recul, une formation professionnelle avérée. Prise en sandwich entre des
pratiques sociales qui évoluent (cf les jeux traditionnels en perte de vitesse) et une
élémentarisation rampante (enseignement inutilement précoce des plus grands nombres et de
la numération), l’école maternelle doit affirmer sa place dans la construction des premières
mathématiques.
Nous avons volontairement revu seulement deux situations emblématiques et souvent mal
comprises ou/et confondues avec des épreuves d'évaluation. Nous y avons vu en quoi l’école
maternelle pouvait être le lieu où des enfants apprennent à prendre de la distance entre
l’intention de l’action, l’action et le résultat de cette action. Les mathématiques participent à
ce passage de l'opinion (personnelle) à la vérité (collective) à condition qu’une réflexion
puisse être conduite sur la place du matériel, la place des déclarations orales, la place des
écrits. Le professeur y joue un rôle déterminant de complice des erreurs, des réussites des
élèves, dans un climat de bienveillance tout en ayant pour objectif des constructions de
savoirs.

Bibliographie
BRIAND J. (1999). « Contribution à la réorganisation des savoirs pré-numériques et
numériques.». Recherches en didactique des mathématiques, vol. 19, no 1, p. 41-76.
BRIAND J., LACAVE-LUCIANI M.-J., HARVOUET M. (2000). « Enseigner l’énumération
en moyenne section ». Grand N. Spécial maternelle : approche du nombre. Tome 1, p. 123-
138.
BRIAND J., SALIN MH, LOUBET M. (2004) “mathématiques en maternelle » CDROM
Hatier.
BRISSIAUD R. (1989) "Comment les enfants apprennent à calculer ?" RETZ, Paris.
GARCION-VAUTOR L. (2002) « L’entrée dans le contrat didactique à l’école maternelle »
RDM Vol. 22, n°2.3, pp. 285-308
BROUSSEAU G. (1997). Théorie des situations didactiques. Grenoble : La Pensée Sauvage.
BRUN J. (1994) « Evolution des rapports entre la psychologie du développement cognitif et
la didactique des mathématiques ».in "Vingt ans de didactique des mathématiques en France"
(Artigue, Gras, Laborde, Tavignot). La pensée sauvage, Grenoble.

J.Briand Juin 2017 - page 10


CHEVALLARD Y. (2002). « Organiser l’étude. 1) Structures et fonctions. 2) Écologie et
régulations ». In J.-L. Dorier, M. Artaud, M. Artigue et al. (dir.), Actes de la 11e école d’été
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J.Briand Juin 2017 - page 11

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